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PROFESSORJ.S.WILL

POÉSIES

ANDRÉ LEMOYNE

185 5 1870

(Les Charmeuses Les Roses d'Anton)

COURONNÉES PAR L' ACADÉMIE FRANÇAISE

PARIS ALPHONSE LEMERRE, EDITEUR

27-29, PASSAGE CHOISEUL, 27-29

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POESIES

ANDRÉ LEMOYNE

TOUS DROITS RÉSERVÉS.

POÉSIES

ANDRE LEM.OYN

18 $ 5 1870

{Les Charmeuses Les Roses d'Antan)

COURONNÉES PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE

PARIS 4LPHONSF I E MEB RE, t DITFAR

27-29, PASSAGE CHOISEUl, 27-29 M DCCC LXXIII

2337 .

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LES

CHARMEUSES

SOUS LES HÊTRES

SOUS LES HETRES

A Francis Blin.

Las du rail continu, du sifflet des machines, Conduit par mes deux pieds, comme un simple marcheur, J'aime à vivre en plein bois dans l'herbe des ravines, Enveloppé d'oubli, de calme et de fraîcheur.

jamais aucun bruit des wagons ni des cloches ; Pas même l'Angélus d'un village lointain. J'écoute un filet d'eau qui, filtrant sous les roches Fait frémir au départ trois feuilles de plantain.

Les Charmeuses.

Le beau loriot jaune et la mésange bleue,

Souvent de compagnie avec le merle noir,

Doux chanteurs buvant frais, viennent d'un quart de lieue.

Réjouis du bain pur et charmés du miroir.

Le plus riche voisin de la source limpide Parfois comme un éclair s'échappe des roseaux: C'est un martin-pêcheur au vol droit et rapide, Emportant sur son aile un reflet vert des eaux.

Blutée à petit jour par les feuilles de hêtre, Une lueur discrète éclaire les ravins, Peuplés d'esprits follets que j'aime à reconnaître : Sphinx, papillons nacrés, faunes et grands sylvains.

Sous la haute forêt le cœur troublé s'apaise. Les plus fraîches senteurs m'arrivent à la fois. Est-ce un parfum de menthe, un souvenir de fraise? Est-ce le chèvrefeuille ou la rose des bois?

Rêveur enseveli dans une paix profonde, Du long fuseau des jours j'aime à perdre le fil, J'aime à ne plus savoir quel âge a notre monde. Si je suis un enfant du siècle ou de l'an mil ;

Sous les Hêtres.

Et j'aime à voir passer là-bas, gardant ses chèvres, La petite fileuse au sourire ingénu, Qui va chantant d'un cœur aussi pur que ses lèvres Une vieille chanson d'un poëte inconnu:

La chanson qui jadis a charmé sa grand'mère, Et qu'aux arbres des bois souvent on redira, Tant qu'on pourra cueillir muguet et primevère. Et que la fleur d'amour dans une âme éclôra.

<I{OSQAI%E 'D'oA&dOU'H.

ROSAIRE D'AMOUR

J'aime tes belles mains longues et paresseuses, Qui, pareilles au lis, n'ont jamais travaillé, Mais savent le secret des musiques berceuses Qui parlent à voix lente au cœur émerveillé. J'aime tes belles mains longues et paresseuses.

J'aime tes petits pieds vifs et spirituels, Petits pieds éloquents de la cheville aux pointes, Que les saints, oubliant leurs graves rituels, Plies sur deux genoux, baiseraient à mains jointes. J'aime tes petits pieds vifs et spirituels.

Les Charmeuses.

J'aime ta chevelure abondante et houleuse, Flots noirs en harmonie avec ton cou bistré. Je crois bien que jamais une main de fileuse Ne tria d'écheveau si fin et si lustré. J'aime ta chevelure abondante et houleuse.

J'aime tes yeux vert d'eau, j'aime tes yeux songeurs. Quand je regarde en eux, je pense aux mers profondes Dont le mystère échappeaux plus hardis plongeurs ; Je rêve d'un abîme s'égarent les sondes. J'aime tesyeux vert d'eau, j'aime tesyeux songeurs.

J'aime ta bouche en fleur dont la corolle s'ouvre, Pur carmin sur un fond de neige éblouissant. C'est à prendre en pitié tous les trésors du Louvre. J'aime ta bouche en fleur, fleur de chair, fleur de sang - J'aime ta bouche en fleur dont la corolle s'ouvre.

Vous, la belle de nuit et la belle de jour,

Me pardonnerez-vous cette ingrate analyse?

Si j'ai mal égrené le rosaire d'amour,

C'est qu'un cher souvenir trop capiteux me grise.

Grâce, belle de nuit; grâce, belle de jour.

LES CHM'BJMEUSES

LES CHARMEUSES

A Jules Claretie

LES NAGEURS.

O filles de la mer, loin des bords égarées. Quand les flots s'empourpraient aux lueurs du couchant, Nous avons entendu votre merveilleux chant Épanouir en chœur ses voix énamourées.

Mais nous sommes en vain de robustesn ageurs; Nous fatiguons nos bras sans pouvoir vous atteindre, Et voici bientôt l'heure le jour va s'éteindre : Là-bas l'horizon perd lentement ses rougeurs.

,6 Les Charmeuses.

Obstinés à vous suivre, oublieux de la terre. Nous avons aperçu le dernier goéland Inquiet du rivage, à grande aile volant, Qui cherchait son chemin dans le ciel solitaire.

Quel est donc le secret de vos enchantements, O filles de la mer, ardemment désirées? Nous vous avons tendu nos mains désespérées : Vous échappez toujours à nos embrassements !

Notre vigueur s'épuise, et les vagues sont fortes Quand la nuit descendra sur les flots assombris, Nous irons au hasard, comme de vains débris, Roulés dans les courants avec les algues mortes.

Sous le charme fatal vos regards moqueurs, Avant qu'un froid écueil brise nos folles têtes, Daignerez-vous au moins nous dire qui vous êtes, Les mourants voudraient voir la place de vos cœurs ?

Les Charmeuses.

LES CHARMEUSE;

Oui, jeunes amoureux, vous saurez qui nous sommes : Sous notre beau sein nu, notre cœur est absent; Vous n'y trouveriez pas une goutte de sang. Autrefois nous avons vécu parmi les hommes.

Nous fûmes autrefois des martyres d'amour. On a vous parler de ces vierges trompées, Nombreuses légions de l'abîme échappées, Sur mer apparaissant vers le déclin du jour?

Pour avoir bu le fond de la souffrance humaine, Nous voyons aujourd'hui froidement les douleurs; Nous avons tant pleuré que nous rions des pleurs Des pauvres soupirants que le flot nous amène.

Nous respirons la fleur de vos amours naissants, Lorsque par un temps clair nous chantons à voix pures. En traînant sur les eaux nos grandes chevelures Où' se prennent les cœurs des beaux adolescents.

Les Charmeuses.

Vous descendrez tout droit aux grottes sous-marines. Morts dans votre jeunesse et dans votre beauté ; Et nous vous coucherons dans un lit incrusté De nacre, de corail, d'ambre et de perles fines.

Les riches mousses d'or serviront d'oreiller ; De larges fucus verts brodés de coquillages Vous feront des rideaux à merveilleux ramages, Et loin des bruits d'en haut vous pourrez sommeiller.

ne descend jamais la houle des orages; Le jour tombe assoupi dans l'abîme dormant l'Océan profond, calme éternellement, Est pur comme le ciel au delà des nuages.

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aMziTIV^ rD:OCTOrBcR^E

MATIN D'OCTOBRE

A Jules Breton.

Le soleil s'est levé rouge comme une sorbe Sur un étang des bois : il arrondit son orbe Dans le ciel embrumé, comme un astre qui dort ; Mais le voilà qui monte en éclairant la brume, Et le premier rayon qui brusquement s'allume A toute la forêt donne des feuilles d'or.

Et sur les verts tapis de la grande clairière, Ferme dans ses sabots, marche en pleine lumière Une petite fille (elle a sept ou huit ans). Avec un brin d'osier menant sa vache rousse.

Les Charmeuses.

Elle connaît déjà l'herbe fine qui pousse

Vive et drue, à l'automne, au bord frais des étangs.

Oubliant de brouter, parfois la grosse bête, L'herbe aux dents, réfléchit et détourne la tête, Et ses grands yeux naïfs, rayonnants de bonté, Ont comme des lueurs d'intelligence humaine : Elle aime à regarder cette enfant qui la mène, Belle petite brune ignorant sa beauté.

Et, rencontrant la vache et la petite fille,

Un rouge-gorge en fête à plein cœur s'égosille;

Et ce doux rossignol de l'arrière-saison,

Ebloui des effets sans connaître les causes,

Est tout surpris de voir aux églantiers des roses

Pour la seconde fois donnant leur floraison.

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FIfr£ cD,qAT)%IL

FIN D'AVRIL

A Joseph Boulmier.

Le rossignol n'est pas un froid et vain artiste Qui s'écoute chanter d'une oreille égoïste, Emerveillé du timbre et de l'ampleur des sons : Virtuose d'amour, pour charmer sa couveuse, Sur le nid restant seule, immobile et rêveuse, Il jette à plein gosier la fleur de ses chansons.

2(5

Les Charmeuses.

Ainsi fait le poète inspiré. Dieu l'envoie Pour qu'aux humbles de cœur il verse un peu de joie. C'est un consolateur ému. De temps en temps, La pauvre humanité, patiente et robuste, Dans son rude labeur aime qu'une voix juste Lui chante la chanson divine du printemps.

cBOcJRJMEUSE

DORMEUSE

A Gustave Godard.

Le soleil du matin tombe en bruine d'or A travers les rideaux de blanche mousseline: C'est comme un fin brouillard de lumière en sourdine Éclairant l'oreiller d'une blonde qui dort.

Les cheveux, déroulés comme un torrent de soie Riche de tous ses flots trop longtemps contenus, Débordent sur l'épaule et baisent les seins nus De la femme qui rêve... et sourit dans sa joie.

3<d Les Charmeuses.

Elle s'épanouit sous des regards' aimés ; L'amoureux ébloui contemple sa dormeuse, Écoutant respirer la paisible charmeuse Qui, dans un songe bleu, sourit les yeux fermés.

A travers les grands cils de ses paupières closes, Il voudrait voir un seul de ses rêves charmants ! Quelle image apparaît à ses beaux yeux dormants? Cueille-t-elle des lis, des bluets ou des roses?

Le sein veiné d'azur s'agite... Elle a parlé (La parole n'est pas un murmure d'abeille) ; Un mot s'est échappé de sa bouche vermeille, Un nom d'homme inconnu, très-bien articulé!

Nom sonore et vibrant dont toutes les syllabes Comme un timbre d'or pur ont clairement tinté. Ce n'est pas lui qui rêve... Il a trop écouté. Il n'est pas endormi dans les contes arabes.

Muet, anéanti, devant ce frais sommeil Qui laisse voir le fond d'une pensée intime, Sur la femme penché comme sur un abîme. Il retient son haleine, épiant le réveil.

Dormeuse. 3 1

Mais toute à son bonheur la donneuse paisible, Comme souriant d'aise à l'écho de sa voix, Répète le nom d'homme une seconde fois, Et voici l'amoureux qui jette un cri terrible.

La blonde ouvre ses yeux divins : « Si tu savais. . . (Lui dit-elle tout bas en lui baisant l'oreille) Dieu voit d'en haut la femme heureuse qui sommeille Far les sentiers fleuris du printemps je rêvais.

a Tu n'as pas vu de fleurs si richement écloses... Avril, mai, juin, juillet... N'as-tu pas deviné? J'ai trouvé le beau nom de notre premier-né, Tout en cueillant des lis, des bluets et des roses!»

c<T>c.

LES GqA<IÇDIEV^S "BU FEU

LES GARDIENS DU FEU

A Sainl-René Taillandier.

1

En décembre les jours sont de courte durée, Notre zone brumeuse est à peine éclairée: A la pointe du Raz, dès quatre heures du soir, Le soleil tombe en mer, la nuit jette son voile ; Et jusqu'au lendemain pas un rayon d'étoile. Sur la côte le flot se brise, tout est noir.

De la pointe du Raz aux bancs de la Gironde, Écumeur éternel, partout l'Océan gronde, Sur des milliers d'écueils multipliant son bruit

3 C> Les Charmeuses.

(Autant d'écueils, autant de souvenirs funèbres), Cette voix de la mer, parlant seule aux ténèbres, Est sinistre durant quatorze heures de nuit.

Et surtout quand on pense aux nombreux équipages Qui, par les soirs d'hiver, poussis dans nos parages, Reviennent fatigués d'un voyage au long cours. Ils ont vu le cap Horn ou les mers boréales ; Mais les cœurs sont restés sur les grèves natales, Comptant les jours des mois et les heures des jours.

Du golfe de Biscaye aux passes de la Manche, Le grand Océan sombre est dans sa fureur blanche ; Il ne reconnaît pas les navires errants. Ceux que nous attendons nous arrivent peut-être, Et pas un astre au ciel ne daigne reparaître: Tout le ciel est peuplé d'astres indifférents.

Mais de riches lueurs, vertes, rouges et bleues, Apparaissent en mer, jusqu'à neuf et dix lieues, Au marin dans la houle et dans la nuit perdu. D'où vient-elle si tard, cette clarté bénie? Est-ce un regard puissant de quelque bon génie ? Non. Du bord de l'abîme un homme a répondu.

Les Gardiens du Feu. j7

Quand le ciel éteindra ses étoiles avares,

Pour éclairer l'espoir l'homme a planté des phares

Sur les rocs, les écueils, la pointe des îlots;

Dès que meurt le soleil, la côte illuminée

Déploie avec lenteur une large traînée

De sa lumière ardente à l'horizon des flots.

Si le ciel est peuplé d'étoiles inutiles,

A" Noirmoutiers, Pemmarch; à Barfleur, auxSept-Iles;

A l'avant de la terre, aux roches d'Ouessant;

Aux dunes de Saintonge,aux deux caps de la Hève,

Partout, à la même heure, une flamme se lève

Et jette dans la nuit un jour éblouissant.

Pour les navigateurs qui s'approchent des côtes, Un homme toujourssûr veille à ces flammes hautes, Prisonnier volontaire enfermé dans les tours ; Et le plus grand vaissîau vient du large sans craindre Que la lampe du phare un instant laisse éteindre Le rayon de salut qui doit briller toujours.

38 Les Charmeuses.

Ceux qui gardent le feu, les veilleurs invisibles, Par les gros temps d'hiver ont des heures terribles : Sur un roc, détaché du monde des vivants, le nuage pleure, le flot se lamente. Les phares sont debout au cœur de la tourmente, Dans l'aveugle chaos des lames et des vents.

Il faut avoir le pied marin par intervalles : Leurs tiges de granit, sous le fouet des rafales, Oscillent brusquement comme de longs roseaux. Il semble que parfois la tour déracinée, Par la rage du vent tout d'un bloc entraînée, Comme un arbre arraché disparaît dans les eaux.

Mais le phare est solide et tient bon. L'homme veille !

Tous les bruits de la mer ont usé son oreille.

Il n'entend pas les cris d'oiseaux tourbillonnants,

Hors d'haleine, accourus dans un vol de tempête,

Affolés de lumière à se briser la tête

Aux grands vitrages clairs de ces feux rayonnants.

Comme il ne peut rien voir, il ne peut rien entendre ; Mais l'oreille est au cœur. Il croit, à s'y méprendre, Reconnaître des voix dans le flot déferlant...

Les Gardiens du Feu. 39

Un adieu qui s'éloigne, un long sanglot qui passe ... Il écoute... Quelqu'un heurte la porte basse, Comme un ami perdu qui frappe en le hélant.

L'étrange illusion du veilleur est si forte Qu'il bondit pour descendre à sa petite porte, Dans le débordement des eaux, prêt à l'ouvrir. Il touche au verrou froid ; il s'apaise, il remonte, Songeant qu'à l'horizon plus d'un navire compte Sur la clarté d'en haut qui ne doit pas mourir.

Elle étouffe son cœur, la pauvre sentinelle,

Dans cette longue nuit qui lui semble éternelle !

Une bande grisâtre annonce enfin le jour.

Le ciel blanchit au large. On »oit clair. La marée,

Comme un mince fil bleu, s'est au loin retirée;

Et l'homme, respirant, s'échappe de sa tour.

III

J'aime à penser à vous, lampes si bien gardées, Comme au symbole pur des plus saintes idées

Les Charmeuses.

Que Dieu jette au foyerd'uneceur simple et fervent. Si la Foi n'est qu'un mot, et l'Espérance un doute; Si, par la nuit, un peuple est surpris dans sa route, Quelques hommes, pour tous, gardent le feu vivant.

On ne sait pas le nom de ces êtres paisibles ; Dans le grand bruit du siècle ils passent invisibles, Des plus riches clartés humbles distributeurs. Mais la postérité les compte et les salue ; Elle est juste et courtoise aux gens de race élue Qui de la vérité se firent serviteurs.

LILIoA

^£^*£*Qâ^

L I L I A

A Théodore de Banville.

L

e char s'en va, conduit par quatre chevaux blancs, Sans taches, deux de front, tous quatre ressemblants.

L'hiver a déroulé son grand tapis de neige, des vierges sans bruit chemine le cortège,

En fourrure d'hermine, en robes de satin, Les pleurs glacés dans l'œil par le froid du matin.

Les Charmeuses.

Le ciel est gris de perle et très-calme : les cierges Brûlent d'un feu tranquille aux mains pures des vierges.

Les vieux genévriers, pour ce deuil virginal, Portent rameaux de givre et feuilles de cristal.

Torrents vitrifiés et cascades gelées

Dorment en flots de marbre au versant des vallées.

D'un grand bloc de glaciers le soleil émergeant Monte au ciel sans rayons comme un astre d'argent.

Plus haut que le soleil, en ordre sur deux lignes, Émigrantvers le Nord, passe un long vol de cygnes.

L'ÉTOILE "BU "BE^GETl

L'ETOILE DU BERGER

A Sainte-Beuve.

LE BERCER.

Etoile du berger, si tu voulais m'entendre, Toi qui brilles là-haut comme un pur diamant ; mon œil n'atteint pas, ton regard peut descendre. Par cette belle nuit tu verras clairement...

L ETOILE.

Je vois plusieurs pays... Lequel regarderai-je?

LE BERCER.

Le pays au delà des étangs.

Les Charmeuses.

L'ETOILE.

J'aperçois Un chemin déroulé comme un ruban de neige. Il sort d'une colline et se perd dans les bois...

LE BERGER.

M ais pour aller plus loin.

l'étoile.

Oui. Le voilà qui marche En plaine, par les champs de trèfle voyageant. Après un long détour il saute un pont d'une arche dans les joncs miroite une source d'argent. je dois m'arrêter: le chemin a deux branches.

LE BERGER.

Prends celle qui descend dans le creux d'un ravin.

l' é toi l e.

Sous de vieux châtaigniers j'y vois des maisons blanches Qui grimpent au hasard... j'en compte quinze ou vingt. Tout le village dort.

L'Etoile du Berger. +9

LE BERGER.

Va jusqu'à la dernière. Dis-moi si les volets ne sont pas entr'ouverts?

l'étoile. Aux fenêtres d'en haut passe un fil de lumière.

LE BERGER.

Et ton regard discret que voit-il à travers ?

l'étoi le.

Une fille aux bras nus, songeuse, ouvre l'oreille (Les cheveux dénoués, oubliant son miroir) Au couplet printanier du rossignol qui veille, Lui chantant le secret de son cœur sans la voir.

Avril épanouit tout son luxe autour d'elle,

Mariant, pour lui plaire, et couleur et parfum.

Fleurs des bois, fleurs des prés, fleurs des eaux... Mais la belle

Pour qui sont les bouquets n'en regarde pas un.

50 Les Charmeuses.

Je devine pourquoi. La fleur qu'elle respire

Est dans sa gorge brune et tout près de son cœur.

L'amoureuse lui donne un baiser.

LE BERGER.

Peux-tu dire Le nom de la fleurette ?

l'étoiie,

Un muguet.

LE BERGER.

C'est ma fleur !

V^UIT T0m<BQ4?<lTE

NUIT TOMBANTE

.4 Jules de Blan\ay

Dans les eaux sans reflet d'une boueuse mare, Le froid soleil d'hiver, brusquement descendu, Comme un astre honteux de sa lumière avare. Sous un tas de roseaux frissonnants sTest perdu.

Je reconnais encor, dans une vapeur grise, Un rang de peupliers qui se profile en noir, Tantôt droit, et tantôt souffleté par la bise ; Mais à mes pieds la route est impossible à voir.

5 + Les Charmeuses.

Pas un son d'Angélus dans la campagne nue, Et pas un maigre feu de pâtre s'allumant. Je traverse en aveugle une lande inconnue, Dans un pays désert. Pas un seul aboîment.

Mais là-haut, dans le ciel, une étrange voix parle, Et semble articuler des mots incohérents, Monologue inquiet d'un cygne ou d'un grand harle Qui cherche dans la nuit ses compagnons errants.

Cette grave clameur descend au marécage Dont le voyageur las a flairé les roseaux. Plus rien n'émeut le froid et sombre paysage : Nuit partout, dans le ciel, sur la terre et les eaux

P c^_0 <£ME V^oA <DE

mg9*s#£mgm

PROMENADE

Lace tes brodequins, ma belle, et partons vite. Noue en un seul bouquet tes cheveux châtain-clair. Nous irons par les bois. Le ciel bleu nous invite. C'est déjà le printemps qu'on respire dans l'air.

Nous prendrons, si tu veux, ce petit chemin jaune Qui. sous les bouleaux blancs, court dans le sable fin ; Pour nos pieds d'amoureux sentier large d'une aune, Mais qu'on suit tout un jour sans en trouver la fin-

8

5 fi Les C /tanneuses.

Nous irons nous asseoir au bord des sources fraîches le chevreuil léger comme une ombre descend. nous avons cueilli la plante aux vertes fliches. Dans le creux de ta main nous boirons en passant;

Et nous écouterons sur les mares dormantes Cet invisible écho, prompt à s'effaroucher, Que tu croyais blotti parmi les fleurs des menthes, Et qui ne dit plus rien dès qu'on veut l'approcher.

Notre cœur salûra ces vieux hêtres intimes Sous lesquels, vers le soir, trop émus pour causer. Pour la première fois tous deux nous répondîmes Au chant du rossignol par un muet baiser.

Loin d'être indifférents au souvenir des autres, Nous verrons si le temps n'aurait pas effacé Du grand arbre les noms plus anciens que les nôtres, Noms d'heureux qui s'aimaient dans le siècle passé.

Et nous bénirons Dieu, qui, nous ayant fait naître Au nombre des élus, a choisi notre jour : Si j'étais plus tôt, sans pouvoir te connaître, Il m'aurait fallu vivre et mourir sans amour.

Promenade. y)

Quand le ciel n'a pour nous que des rayons de fête. Quand tous les arbres sont richement habillés, S'il est de pauvres gens qui vont baissant la tite Et dans l'or du soleil marchent déguenillés.

Toi qui dans les douleurs sais discrètement lire, Et dont les belles mains prêchent la charité, Tu répandras ta bourss avec un clair sourire : On nous pardonnera notre félicité.

3Mr,

^

£MqA%.GUE%!TE

MARGUERITE

.4 Hippolyte Gau'.ier

IE RUIS5EAU.

A quoi rêve ton cœur, petite lavandière ? Sans être curieux pourrais-je le savoir? Tu ne me chantes plus ta chanson printanière, Et tes deux bras dormants tombent sur ton battoir.

MARGUERITE.

Je rêvais d'un pays doit passer ta course.

()\ Les Charmeuses.

LE RUISS EAU.

Est-ce en pays d'amont, sous les bouleaux tremblants Qui se plaisent à voir au flot pur de ma source Leur fine chevelure et de longs fuseaux blancs?

M ARC U ERITE.

Ne cherche pas si loin.

LE RUISSEAU.

Tu veux parler sans doute Du large étang, voilé de joncs et de roseaux, Où, voyageur aveugle enchevêtrant ma route, J'eus peine à démêler le fil clair de mes eaux?

MA RCU ERITE.

Je parle d'une lieue avant la Roselière.

LE RUISSEAU.

Serait-ce la vallée je tourne un moulin, s'éveille, à l'aurore, une blonde meunière Dont les regards sont bleus comme une fleur de lin?

Marguerite. (*%

MARGUERITE.

Non. Mais un peu plus bas tu dois connaître une île, Quand tes eaux font la fourche en embrassant les prés.

LE RUISSEAU.

J'y rencontre un hameau suivant mon cours tranquille, croît la belle plante aux longs épis pourprés.

MARGUERITE.

C'est bien là.

LE RUISSEAU.

J'y passais hier dans la soirée; Autant que j'ai pu voir on fêtait la Saint-Jean. Comme aux jours fériés la foule était parée : Coiffes de pur linon, souliers bouclés d'argent.

Ayant noué leurs mains pour une immense ronde, Sur la pelouse en fleur les plus jeunes dansaient ; A voir le bon accord de tout cet heureux mond.', Par la joie éclairés les vieux rajeunissaient.

Adossi gravement aux barres des écluses,

9

66 Les Charmeuses.

Un seul restait songeur parmi les beaux garçons, Faisant la sourde oreille au bruit des cornemuses Et ne paraissant guère écouter les chansons.

C'est un grand faucheur brun, d'une fière tournure, Tout bronzé par le hâle et brûlé du soleil, Portant comme les rois sa longue chevelure. Son œil était fixé vers le couchant vermeil.

Bien des filles passaient, il n'en voyait aucune. Celle qu'il attendait ce soir-là ne vint pas.

MARG UERITB.

Celle qu'il attendait... est-elle blonde ou brune?

LE RUISSEAU.

Penche-toi sur mes eaux, tu la reconnaîtras.

"BoAIG^EUSE

BAIGNEUSE

Si je suis reine au bal dans ma robe traînante. Noyant mon petit pied dans un flot de velours, Je suis belle en sortant de mes grands cerceaux lourds : Je n'ai rien à gagner dans leur prison gênante.

Voyant mes cheveux d'or ondoyer sur mes reins, La Vénus à la Conque aurait pâli d'envie. Comme elle, sur les eaux, tritons et dieux marins, Tout frémissants d'amour, longtemps m'auraient suivie.

Ingres n'a pas trouvé de plus riche dessin. Quel merveilleux accord dans la grâce des lignes! Ni taches, ni rousseurs... Pas de vulgaires signes Jurant sur les tons purs de l'épau'e ou du s^in.

70 Les Charmeuses.

Ma boucha est un écrin meublé de perles fines. J'ai de grands yeux plus doux que la fleur d'un bluet. Pour me faire si blanche avec ce corps fluet, Ma mère au fond d'un rêve a voir des hermines.

Que n'étais-je à la cour de France au temps jadis! Quels sonnets m'eût chantés la Pléiade charmée ! Sous le ciel d'Italie, aux jours de Léon Dix, Le divin Sanzio m'eût peinte et m'eût aimée!

Depuis longtemps déjà vous avez les yeux clos (Hélas! comme à regret je fleuris la dernière), Diane de Poitiers, la belle Ferronnière, Et Marion Delorme, et Ninon de Lenclos !

Ah ! dans l'ordre des temps quelles métamorphoses ! Les poètes sont morts... les amours sont grossiers .. Adieu le gentilhomme! Il faut plaire aux boursiers. Gros phalènes ventrus se vautrant sur les roses.

LoA veuve

LA VEUVE

.1 Armand Silvestre

Le sourire est en fleur sur les lèvres des belles, Dans la saison d'avril et des robes nouvelles. Salut, ô rubans clairs, guimpes et cols brodes, Bonnets aériens !... toute la panoplie Révélant le bon goût d'une femme accomplie Traîne sur les fauteuils. Les tiroirs sont vidés.

C'est la fin d'un grand deuil. La veuve blanche et rose Travaille avec lenteur à sa métamorphose. Elle est toute rêveuse en se déshabillant. Un vague souvenir de ses douleurs passées Mêle un papillon noir à ses riches pensies, Essaim de pourpre d'or qui va s'éparpillant :

7+

Les Charmeuses.

« Je puis donc reléguer dans le fond d'une armoire

Ce long châle funèbre, et cette robe noire

Qui me gêne le cœur depuis quatorze mois.

Si le deuil est le fard des blondes, je suis brune...

Les veuves d'aujourd'hui, j'en connais . . . mais pas une

Ayant porté si jeune une aussi lourde croix.

«Ah ! j'aurais préféré la haire et le cilice Aux lois de l'étiquette, à l'irritant supplice D'endosser tous les jours l'austère mérinos. Dire que j'ai porté des gants de filoselle ! Que j'avais de faux airs de vieille demoiselle Dont la chair historique a séché sur les os !

« Non, jamais Velléda, la prêtresse des Gaules, N'a voir ruisseler sur ses blanches épaules Sa grande chevelure à flots plus abondants ; Et, sans trop me flatter, j'ai vraiment peine à croire Que mon piano d'Érard ait un clavier d'ivoire D'un ordre aussi parfait que mes trente-deux dents.

« Quand je songe au défunt... c'était un galant homme, Un peu mûr, un peu chauve, érudit, mais en somme Offrant à l'analyse un type assez banal ;

La Veuve. 75

Un de ces beaux diseurs précieux et vulgaires Ecoutant leur parole, et ne se doutant guères Qu'ils n'ont jamais pensé plus haut que leur journal .

« Ma première jeunesse était mésalliée,

Et j'ai vivre ainsi qu'une fleur repliée...

Je crois, en vérité, que, dix-neuf fois sur vingt,

Faire choix d'un mari dans un siècle de prose,

C'est vouloir essayer d'un piètre virtuose

Dont le doigt lourd profane un instrument divin.

« Aussi facilement qu'un chapitre d'histoire, Son image aux deux tiers s'en va de ma mémoire : C'est une vague estompe, un pastel affaibli ; Et je retrouve à peine au fond de ma pensée Un relief indécis de médaille effacée, Un profil incertain qui se perd dans l'oubli.

« Sa demeure dernière est au Père-Lachaise, Sous le sable peigné d'un parterre à l'anglaise. J'y fais planter des fleurs des pays inconnus. L'hiver comme l'été son boulingrin verdoie. Le sophora pleureur du Japon s'y déploie... Enfin, c'est un des morts les mieux entretenus.

y(> Les Charmeuses.

II

« Du vêtement lugubre j'étais enfermée, Par un rayon d'avril, je sors toute charmée: Je romps ma chrysalide aux souffles du printemps. J'ai le sang plus léger que du sang d'hirondelle. J'aimerais à pouvoir m'envoler d'un coup d'aile Dans l'éther bleu... Mon âme a la couleur du temps.

« Mes robes de satin, de soie et de barége Ont l'aspect de brouillards, de tourbillons de neige ; Le tissu, merveilleux de richesse et d'ampleur, Les tulles bouillonnes et les flots de malines Donnent un vrai lyrisme aux grâces féminines : La femme est à la fois papillon, femme et fleur.

« Mon corsage est une œuvre exquise d'élégance.

Des jupes à longs plis j'aime l'extravagance.

(La traîne exigerait peut-être un négrillon.)

Nos grands cerceaux nous font mai cher comme des reines,

A pas lents et rhythmés. Autrefois leurs marraines

N'habillèrent pas mieux Peau-d'Ane et Cendrillon.

La firme. 77

« A dater d'aujourd'hui je recommence à vivre. L'air pur, le grand soleil, les roses, tout m'enivre. chant des rossignols monte au ciel réjoui. Il est juste qu'enfin mon pauvre cœur renaisse ; Il me faut, pour charmer ma seconde jeunesse, Un amour de vingt ans tout frais épanoui.

a Je veux aimer. J'ai soif des sources ignorées, Et me souviens parfois des biches altérées Soupirant, au désert de l'Ancien Testament, Après le miroir bleu des limpides fontaines Qui, sous les tamarins des oasis lointaines, Entre les fleurs des eaux dorment si clairement! »

CHo4^dSOD^

CHANSON

A Francis Magnard

r e présent, le passé, l'avenir d'une femme, A^Des gens fort sérieux prétendent tout avoir. Ils prendraient volontiers son image au miroir. Au papillon son aile, au diamant sa flamme.

Dans l'abîme insondable ils aimeraient à voir, Avec leurs gros yeux ronds, ces bourgeois de vieux drame, La perle blanche éclose aux profondeurs de l'âme, Ils seraient assez fous pour oser la vouloir.

Su. Les Charmeuses.

Moi je sais une femme auxcheveux d'un blond fauve, Que retient sur l'oreille un petit ruban mauve, Et d'elle, pour ma part, je ne voudrais pas tant :

Errant dans son sillage, un soir, je l'ai suivie, Et je donnerais bien tous les jours de ma vie Pour avoir de sa lèvre un baiser d'un instant.

moATlID^E

MARINE

4 L. G. De Bellêe

Au fond d'un lointain souvenir, Je revois, comme dans un rêve, Entre deux rocs, sur une grève, Une langue de mer bleuir.

Ce pauvre coin de paysage Vu de très-loin apparaît mieux, Et je n'ai qu'à fermer les yeux Pour éclairer la chère image.

86 Lès Charmeuses.

Dans mon cœur les rochers sont peints Tout verdis de criste marine, Et je m'imprègne de résine Sous le vent musical des pins.

L'œillet sauvage, fleur du sable, Exhale son parfum poivré, Et je me sens comme enivré D'une ivresse indéfinissable.

De longs groupes de saules verts, A l'éveil des brises salées, Mêlent aux dunes éboulées Leurs feuillages, blancs à l'envers.

Je revois comme dans un rêve, Au fond d'un lointain souvenir, Une langue de mer bleuir Entre deux rocs, sur une grève.

SOI%ÉE "D'HIVER

^e^aatea^^^

SOIRÉE D'HIVER

,4 Edouard Leconte

Au coucher du soleil, toute la forêt semble Dans le recueillement : touffes dechênes roux, Petits genévriers, maigres buissons de houx, N'ont pas dans la lumière une feuille qui tremble.

On n'entend qu'un oiseau, travailleur attardé, Dans le canton lointain des châtaigniers antiques ; On écoute à travers les grands bois pacifiques Le pivert, dont le bec fait un bruit saccadé ;

ço Les Charmeuses.

Étrange oiseau, connu de cet homme qui passe Dans la lueur tranquille et pure du couchant ; Ce n'est pas un vieillard qui se traîne en marchant, Dont l'échiné se courbe et dont la jambe est lasse ;

C'est un rude piéton sortant de la forêt Tout chargé de bois mort. Son pas ferme s'allonge : Il a vu le soleil, comme une grosse oronge, Qui, là-bas, s'enfouit dans l'herbe et disparaît.

Il marche allègrement... le fond du cœur rumine Quelque chose d'heureux... Dans leciel clair et froid Monte un fil de fumée, un long fil bleu tout droit. . . Son vieux masque rugueux et tanné s'illumine.

Dans ce pli du terrain finit l'horizon Il n'arrivera pas avant la nuit peut-être ; Mais il a sur l'épaule un riche feu de hêtre Pour égayer les coins de toute la maison.

Là, sous un toit moussu, fenêtre et porte closes, A l'heure du berceau, les enfants réjouis Ouvriront de grands yeux par la flamme éblouis, Quand il déchaussera leurs chers petits pieds roses.

T<HOIS VIEILLES

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TROIS VIEILLES

Le prêtre avait béni l'enfant qu'on enterrait... Trois vieilles sœurs buvaient au fond d'un cabaret.

Depuis dix ans les sœurs ne s'étaient rencontrées Qu'une fois; les soleils de Paris sont trop courts : On se voit quand on peut dans la suite des jours, Comme des voyageurs des lointaines contrées ; Du faubourg Saint-Antoine au faubourg Saint-Marcel, Pour les gens de Paris la course est aussi grande Que pour les gens de mer s'en allant d'Arkhangel

94 Les Charmeuses.

Aux récifs de corail de la Nouvelle-Irlande.

On broute à son attache, on vit séparément,

Pour se voir aux grands jours du prêtre et du notaire,

Alors qu'on se marie, ou bien quand on s'enterre.

Or, cette fois, c'était pour un enterrement.

II

La plus haute en couleur était riche en paroles, Opulent spécimen de ces nombreuses folles Qui sur le pavé gras ont largement vécu, Buvant au jour le jour jusqu'au dernier écu. Le masque rouge était comme infiltré de lie, Témoignant de l'amour banal et du gros vin. La créature avait sans doute été jolie, Mais quarante ans plus tôt, quand elle en comptait vingt. Un châle aux tons criards enveloppait la vieille, Un madras à carreaux lui pendait sur l'oreille ; C'était du vieux plaisir bourgeois et déhanché, Mais le brodequin mauve était bien attaché.

Trois Vieilles. 95

Par contre, la deuxième, étant siche, menue, Avait poussé tout droit, d'une seule venue ; Le froid visage maigre offrait les tons jaunis Des cierges qui, n'ayant jamais été bénits, Oubliés dans un coin obscur de sacristie, Ne brûlèrent jamais pour éclairer l'hostie. Sans pousser une plainte et sans se reposer, Elle avait de longs jours vécu de son aiguille. A la voir, on sentait que jamais un baiser N'avait épanoui sa pauvre chair de fille. L'œil donnait le frisson ; le regard, bleu d'acier, Comme un reflet d'hiver s'échappait d'un glacier. L'âge avait buriné sur les coins de sa bouche Deux grands plis effrayants d'égoïsme farouche, D'un égoïsme étroit, implacable, brutal, Qui jamais au bonheur des autres ne pardonne. Malade une ou deux fois, la revêche personne, Ne voulant pas coucher dans un lit d'hôpital, Ebréchait son épargne au fond de son armoire. (Pour tant de laiderons voués au célibat, La vie est un obscur et terrible combat Dont les grands écrivains ne savent pas l'histoire.) Le chômage avait pris le reste de son gain. Robe verte jadis, un long fourreau de serge Drapait les angles droits de cette antique vierge,

9 6 Les Charmeuses.

Etouffant ses cheveux sous un étroit béguin : On eût dit quelque nonne échappée à sa grille.

La femme en noir était la mère de famille. Comme usé par les pleurs, son visage était blanc. Elle ne buvait pas, elle faisait semblant, Craignant d'humilier ses sœurs, les deux aînées, Que son grand deuil avait ensemble ramenées. Parfois, dans la torpeur de son accablement, D'un long bras amaigri que tourmentait la fièvre, Elle prenait son verre, elle y trempait sa lèvre. Puis ses grands yeux taris regardaient fixement Quelque chose... une image intime et personnelle Que les deux autres sœurs ne cherchaient pasà voir. Comprenant à demi la douleur maternelle Et sachant que la femme était rentrée en elle, Ettrouvait dans son cœur comme un fond de miroir dormait l'enfant mort, jeté dans un trou noir, A la fosse commune, au bord de la tranchée la foule anonyme à la hâte esl couchée. C'était son dernier-né, chérubin de sept ans.

Les deux autres étaient partis depuis longtemps:

Trois Vieilles. Ç7

L'un, en mer, aux lueurs de sa mauvaise étoile, A bord d'un long trois-mâts tout chargé d'émigrants. Et le corps, mal cousu dans un lambeau de voile, On ne sait où, flottait au hasard des courants.

L'autre, pris pour la guerre, avait suivi l'armée, Sans rien voir, emboîtant le pas dans la fumée ; .Mais la faucheuse avait couché les bataillons Dru comme épis tombants au revers des sillons. Dans un pli de ravin, au bord de la mer Noire, On l'avait mis en terre, un lendemain de gloire, Empilé sur un tas de vaillants inconnus, Pauvres morts dépouillés, ensevelis tout nus, Aussi nus qu'en sortant du ventre de leur mère.

III

Vers cinq heures du soir, le jour s'enténébrant, Les deux plus vieilles sœurs burent un dernier verre ; Et puis chacune prit un chemin différent : La Rouge pour guetter quelque Arthur de barrière,

»3

98

Les Charmeuses.

La Jaune pour souffler la braise de son feu ; Et la Blanche, voyant les autres disparues, S'en alla devant elle, au hasard, par les rues, Dans la nuit... Pauvre femme!... eliecroyaitenDieu.

CHoACT^SOJ^ S\lc4%IJ^E

CHANSON MARINE

Nous revenions d'un long voyage, Las de la mer et las du ciel. Le banc dazur du cap Fréhel Fut salué par l'équipage.

Bientôt nous vîmes s'élargir Les blanches courbes de nos grèves ; Puis, au cher pays de nos rêves, L'aiguille des clochers surgir.

Les Charmeuses.

Le son d'or des cloches normandes Jusqu'à nous s'égrenait dans l'air ; Nous arrivions par un temps clair, Marchant à voiles toutes grandes.

De loin nous fûmes reconnus Par un vol de mouettes blanches, Oiseaux de Granville et d'Avranches, Pour nous revoir exprès venus.

Ils nous disaient : « L'Orne et la Vire Savent déjà votre retour, Et c'est avant la fin du jour Que doit mouiller votre navire.

« Vous n'avez pas compté les pleurs Des vieux pères qui vous attendent. Les hirondelles vous demandent, Et tous vos pommiers sont en fleurs.

« Nous connaissons de belles filles. Aux coiffes en moulin à vent, Qui de vous ont parlé souvent, Au feu du soir dans vos familles.

Chanson marine.

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« Et nous ea avons pris congé Pour vous rejoindre à tire-d'ailss. Vous avez trop vécu loin d'elles, Mais pas un seul cœur n'a changé. »

TQ4YSQ4GE 3^0<BJAlQ4V^T>

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PAYSAGE NORMAND

A Ernest Chesneau.

J'aime à suivre le bord des petites rivières Qui cheminent sans bruit dans les bas-fonds herbeux . A leur fil d'argent clair viennent boire les bœufs, Et tournoyer le vol des jaunes lavandières.

J'en sais qui passent loin des grands fleuves bourbeux, Diaphanes miroirs des plantes printanières, Et les reines des prés s'y penchent les premières En écoutant jaser cinq ou six flots verbeux.

io8 Les Charmeuses.

Ma petite rivière a la mer pour voisine : Plus d'un martin-pêcheur vêtu d'aiguë marine Coupe, sans y songer, le vol du goéland ;

Et parfois, ébloui de l'immensité bleue, L'oiseau dépaysé, d'un brusque tour de queue, Vers les saules remonte et va tout droit filant.

T^IVsÇTEmTS

mgmsù&mgm

PRINTEMPS

A Adolphe Magu.

Les amoureux ne vont pas loin : On perd du temps aux longs voyages. Les bords de l'Yvette ou du Loing Pour eux ont de frais paysages.

Ils marchent à pas cadencés Dont le cœur rigle l'harmonie. Et vont l'un à l'autre enlac.s En suivant leur route bénie.

Les Charmeuses.

Ils savent de petits sentiers les fleurs de mai sont écloses; Quand ils passent, les églantiers. S'effeuillant, font pleuvoir des roses.

Ormes, frênes et châtaigniers, Taillis et grands fûts, tout verdoie, Berçant les amours printaniers Des nids les cœurs sont en joie :

Ramiers au fond des bois perdus, Bouvreuils des aubépines blanches, Loriots jaunes suspendus A la fourche des hautes branches.

Le trille ému, les sons flûtes, Croisent les soupirs d'amoureuses : Tous les arbres sont enchantés Par les heureux et les heureuses.

FLEURS cD,oAVcBJL

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FLEURS D'AVRIL

A André Iheuriet.

Le bouvreuil a sifflé dans l'aubépine blanche ; Les ramiers, deux à deux, ont au loin roucoulé. Et les petits muguets, qui sous bois ont perlé, Embaument les ravins bleuit la pervenche.

Sous les vieux hêtres verts, dans un frais demi-jour, Les heureux de vingt ans, les mains entrelacées, Echangent, tout rêveurs, des trésors de pensées Dans un mystérieux et long baiser d'amour.

1 1 6 Les Charmeuses.

Les beaux enfants naïfs, trop ingénus encore Pour comprendre la vie et ses enchantements, Sont émus en plein cœur de chauds pressentiments, Ccmme aux rayons d'avril les fleurs avant d'éclore.

Et l'homme ancien qui songe aux printemps d'autrefois, Oubliant pour un jour le nombre des années, Ecoute la voix d'or des heures fortunées Et va silencieux en pleurant sous les bois.

G%oAV<irDES EZ4UX

GRANDES EAUX

A Charles Deulin.

Elle sort de son lit, la Marne aux eaux boueuses. Les saules ébranchés que l'on voit sur deux rangs, Pris dans le tourbillon jaunâtre des courants, Marquent les anciens bords de leurs têtes noueuses.

Sous les arches des ponts, les eaux, de temps en temps, Enchevêtrent, parmi leurs épaves confuses, De vieux arbres tombes en longs débris flottants. Et des barres de vanne et des pales d'écluses.

Les Charmeuses.

De brouillards persistants, tout le ciel embrumé Garde depuis un mois son voile gris de cendre : On ne peut, au travers du grand rideau fermé, Voir les soleils d'hiver ni monter, ni descendre.

On entend de fort loin des cygnes migrateurs, Tout désorientés, dont les bandes sauvages Délibèrent sans doute à d'immenses hauteurs, Accélérant leur vol pour de plus chauds rivages.

Quelques rares oiseaux restés dans le pays, Mésanges et bouvreuils, consternés du déluge, Recherchent, en dehors des terrains envahis, Un buisson de hasard comme dernier refuge.

De l'horizon, la nuit fait brusquement le tour: Deux ou trois peupliers, une flèche d'église, Apparaissent encor dans un reste de jour, Mais bientôt tout s'efface, et plus âpre est la bise.

Et de la tête aux pieds je frissonne en songeant Que, sur les grands chemins de notre froide terre, Grelottent de petits bohèmes voyageant, Pour qui déjà la vie est un navrant mystère.

Grandes Eaux.

Ils plongent dans la nuit un triste et long regard. En quête d'une ferme ou d'une hôtellerie : Trouveront-ils un coin d'étable ou de hangar. Comme, un soir de Noël, le fils blond de Marie?

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T^ETOUT^

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RETOUR

A Alex. De Bertha.

L'absent qu'on n'osait plus attendre est revenu . Sans bruit il a poussé la porte. Son chien, aveugle et sourd, au flair l'a reconnu. Et par la grande cour l'escorte.

L'enfant blond d'autrefois est un homme aujourd'hui . Par delà l'Equateur sa trentaine est sonnée, Et voilà bien dix ans qu'on n'a rien su de lui. Par les soleils de mer sa peau rude est tannée.

i-C> Les Charmeuses.

Du vieux perron de pierre il monte l'escalier.

Les fleurs d'un chèvrefeuille antique Versent, comme autrefois, leur baume hospitalier

Au seuil de la maison rustique.

II hésite, il a peur, quand son pied touche au seuil . C'est un pressentiment funèbre qui l'arrête: Qui va-t-il retrouver? les siens portant son deuil, Ou des êtres nouveaux dont le cœur est en fête?

On l'aperçoit d'abord : « Quel est cet étranger Qui chez les autres se hasarde

Sans éveiller la cloche, et semble interroger Si gravement ceux qu'il regarde? »

Servantes et valets ne le connaissent pas, Mais la maîtresse, assise et près du feu courbée, Se lève toute droite et lui tend ses deux bras. En étouffant un cri de mère elle est tombée.

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LqA "BQÂToâlLLE

BATAILLE

A Léo Jouter t.

Là-bas, vers l'horizon du frais pays herbeux la rivière, lente et comme désœuvrée, Laissa boire à son gué de longs troupeaux de bœufs, Une grande bataille autrefois fut livrée.

C'était, comme aujourd'hui, par un ciel de printemps. Dans ce jour désastreux, plus d'une fleur sauvage. Qui s'épanouissait, flétrie en peu d'instants, N'o;a tous ses parfums dans le sang du rivage.

ijo Les Charmeuses.

La bataille dura de l'aube jusqu'au soir;

Et, surpris dans leur vol, de riches scarabées.

De larges papillons jaunes striés de noir

Se traînèrent mourants parmi les fleurs tombées.

La rivière était rouge: elle roulait du sang. Le bleu martin-pêcheur en souilla son plumage; Et le saule penché, le bouleau frémissant, Essayèrent en vain d'y trouver leur image.

Le biez du Moulin-Neuf en resta noir longtemps. Le sol fut .piétiné, des ornières creusées. Et l'on vit des bourbiers sinistres, miroitants les troupes s'étaient hardiment écrasées.

Et lorsque la bataille eut apaisé son bruit, La lune, qui montait derrière les collines, Contempla tristement, vers l'heure de minuit. Ce que l'œuvre d'un jour peut faire de ruines :

Pris du même sommeil, gisaient par milliers, Sur les canons éteints, les bannières froissées, Épars confusément, chevaux et cavaliers Dont les yeux grands ouverts n'avaient plus de pensée

La Bataille. 1 3 1

On enterra les morts au hasard et depuis,

Les étoiles du ciel, ces paisibles veilleuses,

Sur le champ du combat passèrent bien des nuits,

Baignant les galons verts de leurs clartés pieuses ;

Et les petits bergers, durant bien des saisons, En côtoyant la plaine sommeillaient les braves, Dans leur gosier d'oiseau retenant leurs chansons, Suivirent tout songeurs les grands bœufs aux pas graves.

LES

ROSES D'ANTAN

Lq4 FÉE "DES TLEU%S

I A FEE DES PLEURS

A Jules Levallois.

Vous souvient-il encor des Écritures saintes? Avez-vous contemplé ces vierges aux grands cils Qui par Jean de Fiesole, au Val d'Arno, sont peintes. Détachant sur fond d'or leurs mystiques profils?

Pour faire le portrait de madame Aurélie, Il me faudrait l'art pur du maître florentin Qui de la Renaissance a charmé le matin, Aurore de printemps sous le ciel d'Italie.

i}li Les Roses d'Antan.

Un air de bienvenue éclaire sa beauté. Mais sa marche révèle une grâce de reine. Comme un ruisseau d'argent, par sa limpidité, Sa voix, presque enfantine, enchante et rassérène.

Une ingrate pensée, au sourire moqueur, De ses lèvres jamais n'a troublé l'harmonie. Son beau regard jaillit d'une source bénie, Et repose la vue en apaisant le cœur.

On se plaît à revivre aux époques lointaines Où, la jarre à la main, des filles de pasteurs, Conduisant les troupeaux d'Israël aux fontaines, Gardaient des fils de rois sept ans pour serviteurs.

A l'aube d'un jour bleu, jour de Pâques fleuries, Elle est née, à Paris (voilà vingt ans demain), A l'heure les croyants du faubourg Saint-Germain Écoutent le réveil des claires sonneries.

Quand on leur dit son nom, si doux à prononcer. Pour avoir un baiser de ses lèvres vermeilles, De beaux groupes d'enfants accourent l'embrass:r, Comme à l'églantier rose accourent les abeilles.

La Fée des pleurs. ijp

Plus d'une vieille femme, ignorant l'alphabet, Mais sachant, par lambeaux, quelque pieuse histoire, En la voyant venir, cherche dans sa mémoire: o Est-ce la reine Blanche ou sainte Elisabeth? »

Ému de la jeunesse et de la bonne grâce De cette étrange fée aux yeux pleins de rayons, Le vieux pauvre, ébloui quand sa charité passe. Sent un cœur de vingt ans rire dans ses haillons.

Si la rue est trop sombre, ou l'escalier, qu'importe- Son pied monte aussi haut que le pied peut monter. Elle apparaît sans bruit, donnant l'or sans compter. Comme un soleil d'avril aux fentes de la porte.

De loin, elle pressent la région des pleurs, Le plus obscur réduit, la plus humble soupente; Sœur des liserons blancs dont la vrille grimpante Dans un œil de lucarne épanouit ses fleurs.

Le monde la croit veuve. Il est des âmes fortes, Gardant le souvenir d'un grand bonheur défunt, Comme un chêne, l'hiver, garde ses feuilles mortes, Et le rameau d'un cèdre abattu, son parfum.

i+o Les Roses d'Antan.

L'amour a pris en elle un divin caractère, Comme un grain d'encens pur embaumé par le feu : Sur les êtres créés à l'image de Dieu Il répand les trésors de son cœur solitaire.

zMqAISOWI cDÉSE<I{TE

MAISON DESERTE

A M. Paul Diiot.

sont les habitants de la maison déserte?... Voilà quinze ans déjà qu'au tomber de la nuit, La famille à la hâte a disparu sans bruit... On n'a pas vu depuis une fenêtre ouverte.

sont-ils, les heureux d'autrefois?... sont-ils? N'entendant plus monter ni descendre personne, Aucune voix qui parle, aucun timbre qui sonne, L'araignée, en maîtresse, a suspendu ses fils.

Les Roses d'Anton.

Ah! qu'elle est triste à voir, cette maison fermée! Quel ténébreux silence, et quel froid abandon ! L'ortie au pied des murs, la ronce et le chardon... Et sur les toits jamais un ruban de fumie.

On voit encor des nids, mais d'une autre saison, vinrent s'entr'aimer des couples d'hirondelles. Les couples d'à présent passent à tire-d'ailes, Devinant qu'un malheur a touché la maison.

Adieu les belles fleurs au temps jadis écloses! Adieu les papillons de soie et de velours ! L'herbe haute envahit les jardins et les cours. Et, voilant le soleil, elle étouffe les roses.

Au dehors, tout est morne... au dedans, tout est noir. Qu'un rayon du couchant perce un trou des fenêtres, Dans leur cadre étonnés, les vieux portraits d'ancêtres, A sa demi-lueur, ont peine à s'entrevoir.

Que, dans un salon vide, une corde se brise, La corde d'une harpe ou d'un piano dormant, L'écho surpris répond presque aussi gravement Qu'un scn d'orgue, la nuit, dans une grande église.

Maison déserte.

i+S

Tons les petits grillons, frileusement blottis, Qui, le jour de Noël, avaient le cœur en joie, Ne voyant plus, l'hiver, de sarment qui flamboie, Pour un autre foyer tristement sont partis.

«9

%EC^OV^CEdME£^T

RENONCEMENT

A Jules Castagnary.

Quand pour elle a sonné le glas de la trentaine; Plus d'une femme rêve, après la nuit d'un bal, A la solennité de ce chiffre brutal Qui donne à sa jeuuesse une date lointaine.

Un froid analyseur pourrait-il définir Le supplice inconnu des arrière-pensées, A cette heure sàprême les choses passées D'une lueur étrange éclairent l'avenir?

150 Les Roses d'An tan.

« Trente ans ! se dit la femme en achevant le compte Sur ses doigts effilés. J'ai trente ans révolus... Les plus riches feuillets de mon livre sont lus... Comment finira-t-il ?.. . Est-ce un rêve?... est-ce un conte?

h Le plus beau de la vie est au commencement, Répète à l'unisson la parole des sages ; Je cherche dans la mienne sont les beaux passages : J'ai vécu... je ne sais ni pourquoi ni comment.

« Quand je verrais encor lescent ans qui vont suivre, Si les soleils futurs, comme les vieux soleils, Me ramènent des jours si constamment pareils, Je finirai mon siècle en oubliant de vivre.

« A Paris, le théâtre et la danse l'hiver;

Et toujours en été la même promenade :

J'ai pris plus de vingt fois les eaux d'Ems et de Bade,

Et fatigué ma vue à regarder la mer.

« Je sais de chaque église et la messe et le prône; Et, comme un laboureur son grain dans les sillons, Comme un soleil de juin ses opulents rayons, Les deux mains pleines d'or, j'ai fait pleuvoir l'aumône.

Renoncement. 151

« Quand fumait l'encensoir des beaux enfants de chœur. Les prêtres m'ont chanté leurs saintes litanies, Et l'orgue m'a versé des torrents d'harmonies ; Mais rien n'a pu combler l'abîme de mon cœur.

« J'ai passé l'âge heureux ou l'on voit tout en rose, Et l'âge encor naïf l'on voit tout en noir: Sérieuse à présent, j'ai le malheur de voir Partout la teinte grise, uniforme et morose.

« Ce bonheur idéal, cet amour tant rêvé Qu'à l'ombre des couvents les pauvres jeunes filles Aperçoivent de loin en regardant aux grilles, Je l'avais cru possible... et ne l'ai pas trouvé...

« Depuis bientôt douze ans que je suis mariée, Je savoure à pleins bords la coupe de l'ennui : Frère d'Hier, Demain est frire d'Aujourd'hui... Hélas! la ligne droite est si peu variéa!...

a Si j'essayais l'amour dont je n'ai pas goûté ! Si je laissais tomber mes pauvres ailes d'ange!... Et si, comme un enfant qui dévore une orange, J'assouvissais ma soif au fruit d'or enchanté!...

15a Les Roses d'Antan.

« Je n'aurais qu'à vouloir, car je suis vraiment belle. Pour éblouir l'essaim des papillons errants, De mes grands yeux d'azur, astres indifférents, Je n'aurais qu'à laisser jaillir une étincelle.

« Ah ! parfois, quand je pense à la fuite des jours, Je porte presque envie aux folles créatures Qui, voulant autrefois de l'or à leurs ceintures, Suivaient le tourbillon des rapides amours.

« Même fin, après tout. La femme au cœur fragile Et la femme au cœur fort qui vécut chastement, Côte à côte, aujourd'hui dorment également Sous les grands cyprès noirs, dans leur fosse d'argile. »

II.

Vous ne descendez plus, comme aux temps d'Israël, Beaux anges pèlerins des légendes antiques ; Repliant pour jamais vos deux ailes mystiques, Vous avez disparu dans les hauteurs du ciel.

Renoncement. 153

Contre l'Esprit du mal qui pourra nous défendre Dans ces rudes combats de l'austère devoir?... Est-ce une force humaine, un terrestre pouvoir?... Silence... En tressaillant, la femme vient d'entendre

Une voix, que d'abord elle écoute en songeant, Comme un écho profond du cœur qui se réveille... Mais la voix se rapproche... elle chante à l'oreille Ainsi qu'un timbre pur de cristal ou d'argent:

C'est l'appel ingénu d'une petite fille Qui descend du berceau, voyant qu'on l'oubliait... Elle entrouvre la porte et, d'un air inquiet, Pieds nus sur le tapis, demande qu'on l'habille.

La mère l'aperçoit, l'enferme dans ses bras, L'étouffant de baisers dans ses chaudes étreintes ; Et de son cœur déborde un flot de larmes saintes... Son enfant la regarde et ne la comprend pas ;

Mais un sublime instinct lui dit qu'il faut se taire... Dans ces pleurs convulsifs, dans ces baisers de feu, Elle a senti passer quelque chose de Dieu, Et, sans le pénétrer, devine un grand mystère...

15+ Les Roses d'Antan.

Comme on voit lentement se relever les fleurs Après l'orage, ainsi la femme se relève : « Enfant, pardonne-moi ; je sors d'un mauvais rêve Répond-elle tout bas, souriant dans ses pleurs.

Une divine paix rassérène son âme.

Le sacrifice est fait; le grand combat fini.

La victime a pleuré dans son Gethsémani,

Mais la mire triomphe... elle a vaincu la femme.

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ECCE HOzMO

ECCE HOMO

.4 M. Ambroise Didot.

On rencontre parfois des hommes dans la vie; J'en ai vu quelques-uns dans notre âge de fer; Pas une haine au cœur, pas une ombre d'envie, Et le monde ignorait ce qu'ils avaient souffert.

Un front vieilli trop jeune et des lèvres plissées N'avaient pas enlaidi d'un faux sourire amer Leur visage éclairé par de belles pensées, Pures comme le ciel, grandes comme la mer.

158 Les Roses d'Anlan.

Ils ne ressemblaient pas à d'ennuyeux stoïques, Traîneurs de robe longue à larges plis bouffants. C'étaient des gens naïfs, simplement héroïques, Que les femmes aimaient et qu'aimaient les enfants.

Ils étaient aussi doux qu'un verset d'Evangile Murmuré dans la nuit par un pauvre qui dort ; Ils étaient aussi doux qu'un beau vers de Virgile ; Ils parlaient aussi bien que saint Jean Bouche d'or-

Quand ils ouvraient leur main et leur âme loyale, Leur front resplendissait d'une austère beauté. Ils avaient dans la marche une aisance royale, Souverains de la grâce et de la majesté.

Le froid ricanement des rhéteurs prosaïques N'intimidait en rien leur pure et chaste foi. C'étaient les hommes forts des vieux temps hébraïques Sous le sayon du pâtre ou le manteau du roi.

Ils gardaient jusqu'au bout le courage du rôle. De leurs yeux jaillissait un sublime rayon. Ils ne portaient parfois qu'un haillon sur l'épaule, Mais savaient noblement se draper du haillon.

Ecce Homo. 159

Ils auraient eu chez eux tout l'or de l'Australie, Qu'ils auraient tout donné du jour au lendemain : De la miséricorde ils avaient la folie... Et l'or, par tous les doigts, s'échappait de leur main.

Si, parfois, jalousant ces grands hommes tranquilles, Les riches de la veille, à l'esprit indigent, Les traitaient d'insensés, àî rêveurs inutiles, Ils avaient pour réponse un sourire indulgent.

Que, dans ses mauvais jours, grondât la multitude. Ils offraient leur poitrine à qui voulait du sang... Mais au regard du maître, à sa fière attitude, Le peuple obéissait comme un chien caressant.

Ils mouraient oubliés dans un coin de la ville; Le corbillard du pauvre emportait le cercueil. Ceux qu'ils avaient sauvés de la guerre civile N'avaient pas seulement une larme dans l'œil.

Qu'importe ! ils s'en allaient s'en vont tous les justes. Des plus illustres morts la foule ouvrait ses rangs Pour faire un digne accueil à ces défuntsaugustes.. . Et chacun s'étonnait de les trouver si grands.

VcA'BSEJ^T

L'ABSENT

A M. F. Barrière.

Mère, te souvient-il que nos vieux sapins verts Berçaient au vent du nord leurs grands festons de neige Quand mon père est parti (voilà bien des hivers!) Pour les pays lointains ? Bientôt l'embrasse rai- je ?

LA MÈRE.

Je l'ignore, mon fils.

164 Les Roses d'Antan.

LE FILS.

Mère, à nous pense-t-il, Ainsi que nous à lui ?.. . Pourquoi ces longs voyages ? Voit-il sous d'autres deux de plus beaux paysages, De plus riches soleils?...

LA MÈRE.

Ton père est en exil...

Au pays l'on parle une langue étrangère, Il voit de beaux enfants qui ne sont pas à lui ; Il n'a pas un ami, pas de sœur, pas de frère. Il monte chaque soir à l'escalier d'autrui.

A son foyer jamais personne qui l'attende ! Il ouvre sa fenêtre, il écoute la mer, Et regarde en pleurant son immense désert... Ah ! dans son cœur alors la solitude est grande.

LE FILS

Et n'espère-t-il pas être un jour consolé ?

LA MÈRE

L'espérance meurt vite au cœur d'un exilé.

L'Absent. 165

Ma mère, est-ce pourquoi, triste comme les veuves, Tu ne mets plus jamais tes belles robes neuves, Et tu ne chausses plus tes souliers de satin ? sont tes bracelets, tes jupes à dentelles ? Tu ne vas plus au bal, toi belle entre les belles, Et. tu veilles bien tard près d'un feu qui s'éteint.

LA MÈRE.

Ah ! si Dieu veut qu'un jour le pauvre absent revienne, Qu'il trouve ici l'enfant sans que la mère y soit, Tu diras que jamais d'autre main que la sienne N'a touché l'anneau d'or qu'il a mis à mon doigt.

UUSÇE LoAcBJME "DE T)c4 'VsÇTE

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UNE LARME DE DANTE

A Laurent Pichat.

Non loin de Notre-Dame, un soir du moyen âge, Deux voyageurs, vêtus d'un costume étranger. Demandaient, pour la nuit, qu'on les pût héberger ; L'un jeune, l'autre vieux, las d'un rude voyage.

L'hôtelier hur jeta son méfiant coup d'oeil : Cet étrange vieillard, qui donc pouvait-il être? Il portait bien l'épée, avait l'habit dun prêtre, Et de la tête aux pieds racontait un grand deuil.

Les Roses d'Antan.

Sa robe, qui tombait comme un long scapulaire, Son froid visage pâle et son chaperon noir Dès l'abord glaçaient l'âme... on se figurait voir Un moine ayant levé sa dalle tumulaire.

En homme réfléchi, néanmoins, l'hôtelier, Qui n'avait de longtemps logé de pareils hôtes, Détacha du trousseau la clef des chambres hautes Et devant eux monta par un sombre escalier.

Il demanda, suivant sa coutume prudente,

Le pays et le nom de ces deux voyageurs,

Qui montaient sans mot dire et semblaient tout songeurs

Ils étaient Florentins, le vieux se nommait Dante.

La chambre l'on entra datait d'un siècle au moins Le plancher sans tapis, les murs sans boiserie Exhalaient une odeur de vieille hôtellerie; L'araignée y tramait sa toile à tous les coins.

Dans ces temps de misère et de guerres civiles, Entre ces quatre murs délabrés, froids et nus, Peut-être avaient dormi d'illustres inconnus, Qui s'en allaient alors tristement par les villes,

Une Larme de Dante.

Le vieillard et l'enfant, tous deux endoloris, Mais avares du jour qui semblait disparaître. Dans la brume d'hiver ouvrirent la fenêtre... Dante courbé plongea son regard dans Paris.

Il promena d'abord sa vue indifférente Sur les gens affairés qui fourmillaient en bas : Clercs, marchands, écoliers ; il ne reconnut pas Un seul habit toscan dans cette foule errante.

Puis, entre des palais et des maisons de bois, Il aperçut un fleuve au cours mélancolique; Et, dominant au loin la cité catholique, Une forêt de tours, de clochers et de croix.

Il chercha le soleil. Sa lumière amortie

Pour le poëte en deuil n'eut pas un rayon d'or ;

Le globe descendait ainsi qu'un astre mort,

Froid comme un clair de lune et blanc comme une hostie.

Un timbre sourd frappa l'heure le jour s'éteint Comme pour assombrir ses mornes rêveries... Ce n'était pas la voix des claires sonneries Dont la joie éclatait sous le ciel florentin.

172 Les Roses d'Antan.

Là-bas, vers l'Orient, là-bas, à trois cents lieues, Les cloches, tressaillant dans leurs clochers à jour, Envoyaient aux échos des cantiques d'amour, Parmi l'encens des fleurs, dans les montagnes bleues.

Là-bas, tout empourpré par les rougeurs du soir, L'Arno se déroulait dans un chaud paysage... Dante vit rayonner cette lointaine image Dansson cœur. . .comme au fond d'un funèbre miroir.

Il joignit ses deux mains... (sur sa joue amaigrie Une larme roulait...) sa tête se pencha... L'enfant qui le suivait tout ému s'approcha, Et, de sa douce voix, parla de la patrie :

« Vous qui gardez au cœur la foi, la charité, Maître, n'y laissez pas s'éteindre l'espérance. Un jour (ah ! croyez-moi) nous reverrons Florence ; Et, comme les jours saints, ce jour sera fêté.

« Les cloches de Fiesole et de Sainte-Marie Vous chanteront encor d'éclatants Lcetare. Ah ! voilà bien longtemps que vos yeux n'ont pleuré, Mais la source des pleurs ne s'était pas tarie...

Une Larme de Dante.

'7j

Tais-toi, dit le vieux Dante, ils auraient trop d'orgueil, Les Noirs, s'ils me savaient pleurant comme une femme, n Et rentrant son enfer de douleurs dans son âme, Il sécha brusquement sa larme dans son oeil.

STELLqA £Mq4%IS

STELLA MARIS

A M. G. Morel.

LE MARIN

Etoile du marin, si haute dans les deux, Toi, douce à contempler comme un regard de femme. Vois-tu le cher pays que toujours voit mon âme, Et que depuis longtemps n'ont pas revu mes yeux?

Là, de sa voix d'argent, tinte une cloche ancienne Qu'on entend sur la mer quand sonne l' Angélus ; C'est un bourg de pêcheurs près de Saint-Jean-de-Luz. Dans ses pauvres maisons ne vois-tu pas la mienne ?

178 Les Roses d'Antan.

Chère étoile si haute et regardant si loin,

Au bas des grands rochers tu dois la reconnaître.

l'étoile.

Je la vois... je vois même à travers sa fenêtre, La petite clarté d'une lampe qui point.

Une femme, en rêvant, file sa quenouillée

Près d'un garçon qui dort, mais d'un sommeil d'oiseau.

Elle quitte parfois sa laine et son fuseau,

Et sur le bel enfant se penche émerveillée.

Il vient de s'endormir au bruit d'une chanson. Sa bouche a la fraîcheur des coquillages roses ; De ses premières dents les perles sont écloses ; Il a de grands cils noirs, le vigoureux garçon.

La mère dans son fils croit trouver ton image. La moitié de son cœur est là, dans un berceau.

LE MARIN-

Et son autre moitié?...

Stella Maris. 17c

L'ETOILE.

L'autre moitié voyage. Essayant sur les mers de suivre ton vaisseau.

LE MARIN.

Quand Dieu laissera-t-il les heureux vivre ensemble? Me diras-tu le jour qui nous doit réunir? Tu ne l'ignores pas, toi qui sais l'avenir... Mais tu ne réponds rien... ton pâle rayon tremble.

Et dans le fond du ciel paraît s'enténébrer.

L 'ÉTOILE.

L'avenir... ah ! je crains de toucher à son voile!

LE MARIN.

Si l'avenir est noir, mystérieuse étoile. Je suis fort...

l'étoile. Prions Dieu... Ton vaisseau doit sombrer.

180 Les Roses d'Antan.

Dans le dernier combat d'une guerre lointaine, Tu mourras. . .mais frappé d'une balle en plein cœur. Collant ta lèvre sainte à ton drapeau vainqueur, Tu descendras en mer avec ton capitaine.

LE MARIN.

Amen. C'est bien mourir.

t 'ÉTOILE.

Ton fils aura grandi Quand ta veuve là-bas apprendra la nouvelle, Tard, bien tard, dans quinze ans...

LE MARIN.

Comment la saura-t-elle?

l'étoile.

Au coucher du soleil, le soir d'un vendredi, Voyant le flot descendre, après un grand orage, La pauvre femme aura comme un pressentiment...

Stella Maris.

Interrogeant des yeux mer et ciel tristement, Son chapelet en main, elle ira sur la plage.

En faisant pour les morts le signe de la croix, Elle reconnaîtra les restes d'un naufrage : De longs débris parlant des marins d'un autre âge, Et racontant les pleurs des veuves d'autrefois.

Puis elle apercevra, sous la frange des lames, Ton médaillon bénit le jour de votre adieu... Sa belle âme aussitôt s'en ira droit à Dieu, Qui, pour l'éternité, fiança vos deux âmes.

•oi±>p

LE TOETE

L'HIRONDELLE

LE POETE ET L'HIRONDELLE

A Georges Lafenestre.

IE POETE.

V

oici venir l'automne, hirondelle frileuse.

Bientôt s'effeuilleront mes rosiers défleuris. Un ciel brumeux et noir s'étendra sur Paris, Et tu me quitteras, petite voyageuse.

Hirondelle, vas-tu quand tu me dis adieu ?

i86 Les Roses d'Anlan.

l'hi ro n d elle.

Je passe tous les ans la Méditerranée.

J'habite, sur un fleuve, une île fortunée

la pervenche est rose et le nymphaea bleu.

LE POETE.

Ah ! quand s'achèvera ton voyage tranquille, Dans mon triste Paris, moi, j'aurai froid au cœur; Et je souffrirai seul dans cette grande ville je n'ai plus de mère et n'ai pas une sœur.

l'hirondelle. Poëte, pour t'aimer, n'est-il pas une femme?

LE POETE.

Souvenir d'autrefois... la femme que j'aimais Dort sous les gazons verts qu'ombragent les cyprès.

l'hirondelle.

Jamais un autre amour n'éclôra dans ton âme? Aux branches des rosiers quand une rose meurt.

Le Poète et l'Hirondelle. 187

Parfois j'ai vu renaître une rose nouvelle Qui sur la même branche épanouit sa fleur.

LE POETE.

Bénis soient tes amours, bienheureuse hirondelle ! Moi, j'ai connu, dans l'ombre et lafraîcheur des bois, Des plantes qui jamais n'ont fleuri qu'une fois.

0^OVEmcBcI{_E

NOVEMBRE

Qi:

nand le froid des hivers chasse les hirondelles Loin de notre pays,ma mère,où s'en vont-elles?

LA MERE.

Mon fils, d'un vol rapide elles passent les mers. Et retrouvent ensemble, après un long voyage, Un ciei bleu, du soleil et de grands arbres verts.

LE FILS.

Mère, il est donc là-bas un paisible rivage

ne grondent jamais les tristes vents du nord.'

iç2 Les Roses d'Antan.

LA MÈRE.

Oui. Là-bas le printemps sourit aux hirondelles; Là-bas les jours sont beaux, là-bas les nuits sont belles; Là-bas la rose blanche a des fleurs immortelles, Et la vigne toujours garde ses raisins d'or.

O ma mère, si Dieu nous eût donné des ailes, Nous partirions tous deux comme les hirondelles ! J'ai froid. Pour nous bientôt le soleil s'éteindra. Ma mère, prions Dieu de nous donner des ailes.

IA MÈRE.

Enfant, console-toi. Dieu nous en donnera.

VIEUX %EVES

-5

VIEUX REVES

II est de noirs îlots, battus par la tempête, Qui n'ont pas d'arbre vert, qui n'ont pas une fleur. Sur des pics désolés soufiBe un vent de malheur. Là, pour faire son nid, pas d'oiseau qui s'arrête. La mer, rien que la mer, et sa grande rumeur...

Le froid soleil du Nord qui regarde ces plages Y retrouve parfois à l'heure des jusants, Dans le sable engravés pêle-mêle gisants,

196 Les Roses d'Autan.

Des tronçons de vieux mâts, restes d'anciens naufrages, De longs clous de vaisseau tout rongés par les âges, Des crânes de marins morts depuis cinq cents ans.

Il est de pauvres cœurs, dans le désert du monde,

Condamnés à vieillir sans jamais être aimés.

Le monde n'y voit rien : ces cœurs-là sont fermés.

Dieu seul peut les connaître ; et quand son œil les sonde.

Il n'aperçoit au fond que stériles débris :

Et les rêves déçus... et les espoirs flétris.

VIEILLE GUIToAI^E

^fcïïrV

VIEILLE GUITARE

.4 M. Alfred GuérarJ.

Le desœuvré qui dàne aux ventes de l'encan Voit encore exhiber de ces vieilles guitares Qui chantèrent l'amour autrefois... Dieu sait quand!. Les chevilles s'en vont et les cordes sont rares.

On aperçoit le cuivre aux anciens fils d'argent, Et la touche d'ivoire est absente ou jaunie. Sous le toit d'un grenier, quelque rat négligent A maculé parfois la table d'harmonie.

Les Roses d'An tan.

Le débris du vieux temps passe de main en main. Sous les regards moqueurs, la moue injurieuse. Objet d'un dédaigneux et rapide examen... On aime à plaisanter la chose curieuse.

Ah ! les fins quolibets qu'on débite à l'entour ! On chantonne à mi-voix des lambeaux de romance ; On demande quel fut l'honnête troubadour Qui soupira le nom de Palmyre ou d'Hermance.

Chacun à sa façon, pour être original, Sur le pauvre instrument fait son geste ou saphrase : L'expert laisse 'éclater son gros rire banal; Les muets ont aussi leur silence qui jase.

Par malheur, la guitare a glissé brusquement Des mains d'un maladroit, et tombe sur les dalles. . . Tout le monde est surpris d'un sourd gémissement Qui réveille l'écho vibrant des hautes salles,

Longe les murs déserts des sombres corridors, Et s'en va tout plaintif se perdre au fond des caves... Ce n'est rien... mais chacun frissonne et pense aux morts. On écoute expirer lentement les sons graves.

Vieille Guitare.

On ne se moque plus des galants trépassés, On ne plaisante plus les vieilles amoureuses, Dont peut-être aujourd'hui les ossements glacés Sont unis dans la paix des fosses ténébreuses.

ad

FLEUTl "DES cCV/O^TS

FLEUR DES MORTS

A Théodore de Banville.

J'entends les curieux dire : « Quel âge a-t-elle? » Vienne la mi-novembre, elle aura quarante ans. Peu de femmes ont vu la Saint-Martin si belle; Et l'automne rendrait jaloux bien des printemps.

Par un sang riche et pur sa lèvre est carminée: Jamais un grain de fard n'a refleuri son teint ; Elle n'a jamais eu la gorge enfarinée Pour se faire au pastel une chair de satin.

206 Les Roses d'Antan.

Le caprice du temps l'a si peu chiffonnée Qu'en donnant au miroir son coup d'oeil du matin, De sa longue jeunesse elle semble étonnée : Pas une dent perdue, et pas un cheveu teint.

Elle a pourtant vécu jour et nuit dans la joie; Elle a reçu les rois du monde officiel ; Plus d'un saint personnage, en douillette de soie, A pris son escalier pour le chemin du ciel.

Sa marraine était bien la Fantaisie ailée Qui porte un cœur léger, cœur tout peuplé d'oublis. Pour noyer les serments de sa bouche emperlée, Elle a bu les flots d'or du Grave et du Chablis.

En gaspillant sa vie, et se croyant heureuse, Elle a ri quarante ans... Elle pleure à son tour. C'est la première fois qu'on la dit amoureuse... Elle aime et n'ose pas laisser voir son amour ;

Car son amour ressemble aux fleurs de cimetière : Riches sont les parfums, et riches les couleurs, Mais la foule des morts gît à cinq pieds sous terre, Et souvent on répugne à respirer ces fleurs.

/s\; EXCELSIS

IN EXCELSIS

A Louis Molani.

LES HIRONDELLES.

Qi

uel est votre pays, beaux voyageurs du ciel, Qui, défilant si haut, fuyez à tire-d'aile ?

LES CYGNES.

Le pays fleurit le myrthe et l'asphodèle, L'Orient. Nous quittons la Grèce et l'Archipel.

Les Roses d'Antan.

LES HIRONDELLES.

Et vous allez au Nord?

LES CYGNES.

Oui, revoir la Norwége. Nous aimons ses grands pics éblouissants de neige ; Nous aimons leur image au fond des étangs bleus. Mais la nuit va tomber... Salut, oiseaux frileux.

LES HIRONDELLES.

Pourquoi passez-vous donc loin de nos grandes villes?

LES CYGNES.

Pourquoi nous arrêter... nous manquons d'air vital Dans ces bas-fonds impurs, peuplés d'âmes serviles; On y sent la prison, le bagne et l'hôpital.

LES HIRONDELLES.

Du haut des vieux palais, du haut des cathédrales, Nous admirons pourtant de beaux cygnes mondains

In Excelsis. 211

Qui, ne méprisant pas nos riches capitales, De Vienne et de Paris décorent les jardins.

LE t C Y C N F. I .

Ceux-là, nos chires sœurs, sont nés dans l'esclavage. Si nous donnons l'éveil à leur instinct sauvage, S'ils entendent passer nos troupes d'émigrants Qui jettent comme un bruit de clairon dans les nues. Ils rêvent aussitôt de grèves inconnues, Et, redressant la tête, ils trouvent les cieux grands.. .

Ils ont senti leur âme et leur fierté revivre... Pris d'une sainte fièvre, ils brûlent de nous suivre.. . Nous les voyons d'en haut quand ils prennent l'essor. Leur pauvre aile engourdie, et qui tremble d'abord,

Comme une voile enfin largement se déploie... Ils montent... de lumière et d'air pur enivrés. Nous les encourageons par de longs cris de joie, Et chantons X'hosanna des cygnes délivrés.

CHzltMT T>E "BoâToâlLLE

CHAMP DE BATAILLE

A Ernest Christophe.

Les braves dorment bien dans cette immense plains. Pas de saules pleureurs, pas de mornes cyprès... Ce n'est qu'un terrain vague vient la.marjolaine, La bruyère et l'ajonc. Mais là, cent ans après, Filant à pas songeurs leur quenouille de laine, Les filles du Pays, d'un long regard pieux, Salueront le champ calme dorment les aïeux.

2i<5 Les Roses d'Antan.

Et diront : « Par milliers, dans ce grand cimetière, Pâtres et laboureurs, sans linceul et sans bière, Tous frappés par devant, se couchèrent un soir... Ils avaient accompli saintement leur devoir. Us ont laissé leurs fils héritiers de leurs âmes, De beaux hommes vaillants qui nous prendront pour femme Des gens riches de cœur et dont les bras sont forts. De leur baiser hardi nous serons toutes fières. .. Nous aurons des enfants dignes des anciens morts Dont le grand souvenir plane sur nos frontières.»

%EQU/EéM

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REQUIEM

A Alexandre PieJagnel.

Il était autrefois de hardis écumeurs Labourant de la mer la grande solitude. La récolte manquait souvent aux laboureurs, La mer était avare, et la vie était rude. Quand ils buvaient leur grog, le grog était gagné.

Ceux-là n'arrivaient pas à la décrépitude. Us n'avaient pas un cœur docile et résigné.

Les Roses d'An tan.

S 'étant faits souverains pour ne pas être esclaves,

Ils ne mouraient pas vieux, mais ils mouraient en brave

Quand ils avaient au plus cinq ou six ans régné, Un beau jour de combat, ces coureurs d'aventure Recevaient au flanc gauche une grande blessure Qui rougissait la mer d'un flot de sang vermeil, Tandis qu'eux rendaient l'âme aux clartés du soleil.

Ils expiraient vainqueurs, les jeunes rois des ondes; Au plus. brave ils donnaient couronne et gouvernail, Puis s'en allaient dormir sous les vagues profondes, Peut-être sur des bancs de perle et de corail.

II

Il était autrefois de béats personnages, Qui, voisins de la mer, n'en quittaient pas le bord ; S'endormant chaque soir à l'heure l'oiseau dort, Ils sommeillaient, bercés par le bruit des orages, Entre quatre bons murs, faisant des rêves d'or.

Ils rêvaient aux débris que laissent les naufrages. Au lever du soleil, ils couraient aux rivages,

Requiem. 221

Et là, de leurs deux mains, ramassaient leur trésor.

Leur vie était bien douce; ils mouraient de vieillesse, Léguant tout leur avoir à d'honorables fils Qui leur faisaient chanter de beaux De Profundis, Et payaient de grand cœur les cierges de la messe.

Et la myrrhe et l'encens répandaient leurs parfums. . . La porte à deux battants d'un riche cimetière Toute grande s'ouvrait aux opulents défunts, Qui s'en allaient pourrir les planches de leur bière.

II I

Il était autrefois de hardis écumeurs...

II était autrefois de vieux thésauriseurs ..

Aimez-vous mieux les uns, préférez-vous les autres?

Paix aux morts ! Paix aux morts ! Ces temps sont loin des nôtres .

QAUX %eveu%s

AUX REVEURS

A M. Lansyer.

S'il plaît aux voyageurs du beau pays des rêves D'aborder par instants notre monde réel. Ainsi que des marins débarquant sur les grèves. Ces fervents amoureux de la mer et du ciel

Trébuchent... Leurpied veut des houles éternelles... Ils sont habitués au roulis des vaisseaux. Il faut l'horizon vaste au jeu de leurs prunelles, Faites pour mesurer le grand désert des eaux.

29

226

Les Roses d'Antan.

Nés pour la vie errante, ils ont la nostalgie Des mondes ignorés et des cieux inconnus ; Poursuivant une image en leur âme surgie, Ils sont toujours partants et jamais revenus.

CHEmi^ fPEcK^DU

m&zm&m^

CHEMIN PERDU

A F. Daubigny.

Je sais une vallée au fond des bois paisibles la mousse déroule un tapis de velours; De parfums enivrés par des fleurs invisibles, Les ramiers à mi-voix s'y content leurs amours.

Des grands hêtres touffus le dôme séculaire En interdit l'entrée aux regards du soleil, Ne laissant tamiser qu'un jour crépusculaire Qui du chevreuil craintif enchante le sommeil.

230 Les Roses d'Antan.

Dans les ravins ombreux se plaisent les pervenches Et les myosotis, fleurs d'azur au cœur d'or. Un nymphœa lustré mire ses roses blanches Au limpide miroir d'un étang bleu qui dort.

Tous les échos sont pris d'un sommeil léthargique : Ils gardent le silence aussi profondément Que les anciens échos de la forêt magique Où, cent ans a rêvé la Belle au Bois dormant.

Je n'ai vu qu'une fois cette vallée heureuse, Dans ma vingtième année, et guidé par la main D'une petite fée, une blonde amoureuse... Seul depuis, je n'ai pas retrouvé le chemin.

TqAYSqAGE ^HIVE^

PAYSAGE D'HIVER

A Arsène Houssaye.

Décembre est revenu dans la pluie et la bise L'eau du ciel a troublé le miroir des étangs; Les peupliers frileux s'y regardent longtemps, Ne reconnaissant plus leur image indécise.

Plus de feuilles aux bois ; pas un oiseau dans l'air. Voilà presque deux mois qu'elles sont disparues Les grandes légions des cygnes et des grues, S'en allant à plein vol aux pays d'outre-mer.

30

234 Les Roses d'Antan.

Là-bas, entre les rangs clair-semés des vieux aunes, Des saules contrefaits, des ormes rabougris, La rivière, ondulant sur un triste fond gris, Traîne ses flots marneux comme des rubans jaunes,

Le dernier laboureur a quitté les sillons : Il a jeté son grain aux terres labourées. Lasses comme les gens, les bêtes sont rentrées, Ainsi 'que la charrue et les grands aiguillons.

Par tout le marais bas la plaine est inondée. Si dans les arbres nus la rafale s'éteint, Un autre bruit s'éveille à l'horizon lointain : ' C'est un bruit continu d'écluse débordée.

Les chemins sont déserts... Pas un être vivant... Les brebis aux flancs creux qui vont à l'aventure Brouter le terrain vague et de vaine pâture, Ne se risqueraient pas dans la pluie et le vent.

Aux lisières du- bois pourtant quelqu'un chemine : Son fagot sur le dos, un bûcheron voûté Dispute à la bourrasque un haillon tourmenté Qui de son vieux corps grêle abrite la ruine.

Parsage d'hiver.

=35

Il songe que voilà le soixantième hiver Qu'il traîne sa misère aux vents froids de ce monde, Et qu'il sera couché dans sa iosse profonde Le jour la forêt s'habillera de vert.

FLEURS DES EMUX

FLEURS DES EAUX

A Henri Harjpignies

Le clair ruisseau des bois dit aux fleurs de ses rives: Belles que j'aime à voir Dans l'abandon charmant de vos grâces naïves, A mon discret miroir ;

Ah ! je voudrais lutter contre mes destinées

En arrêtant mon cours; Et, vous enveloppant de mes eaux fortunées,

Baiser vos pieds toujours.

2+0 Les Roses d'Aman.

Le soleil, loin de vous, mes fraîches riveraines,

Accomplit son grand tour, Sans percer le rideau des saules et des frênes

Qui vous filtrent le jour.

Jamais un coup de vent n'a froissé vos toilettes :

A peine si, la nuit, En passant par les bois quelques brises follettes

Vous effleurent sans bruit.

Je vous comprenais bien, filles des solitudes

Qui vous penchiez sur moi, Suaves de parfums, rêveuses d'attitudes.

Je pars. Dieu sait pourquoi...

Adieu, fleurs d'or ; adieu, fleurs d'azur, fleurs de neif

J'ignore je m'en vas. En pays inconnu, sans vous, que deviendrai-je ?

Vous ne le savez pas?

Au moins, si je pouvais emporter votre image !

Mais je vois bien que non. Je vous sens disparaître, au début du voyage.

Laissez-moi votre nom.

L'HOTELIEï{

"DE Sq4IV^T-HUcBEcRJ

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mg0*m£&&*3ï.

L'HOTELIER DE SAINT-HUBERT

A René Vallery-Raiot.

Les anciens voyageurs, qui marchaient assez vite Quand cinq gros percherons galopaient à la fois En Lorraine trouvaient bonne table et bon gîte Au bord d'un grand chemin allongé dans les bois.

C'était à Saint-Hubert. On voyait en peinture, Sur l'enseigne, un chasseur et sa meute en arrêt Devant un cerf dix-cors portant dans sa ramure Une croix lumineuse éclairant la forêt.

2++ Les Roses d'Antan.

Les chevaux et les chiens, les valets et les maîtres, De cette antique auberge ont gardé souvenir. L'arche du grand portail et les dix-huit fenêtres D'un quart de lieue au moins vous regardaient venir.

En hiver, en été, nuit et jour, maison pleine : Voiturins, berlingots, charrettes de rouliers ; Feutres à larges bords, bonnets de haute laine; Messieurs en botte fine, et gens à gros souliers.

Le banquier de Paris, le richard des provinces, Parfois y rencontraient des grands-ducs étrangers. Dans les jours solennels, quand il passait des princes, On ouvrait les salons à rideaux ramages.

Le piéton qui montait sous le vent des cuisines, Aspirant leurs fumets chauds et réparateurs, De loin s'orientait de toutes ses narines, Et d'une jambe ailée arpentait les hauteurs.

Sous un manteau noirci de vieille cheminée, Riche en volaille blanche, et riche en venaison, La broche, accomplissant jour et nuit sa tournée, Jusqu'au foin des greniers embaumait la maison.

L'Hôtelier de Saint-Hubert. 245

Le plancher, trahissant la profondeur des caves. Rendait comme un son creux. Les vins lampants du Rhin, Le bourgogne héroïque et les bordeaux suaves S'étageaient dans la paix d'un triple souterrain.

Tout au fond des jardins, des chambres pacifiques Abritaient de grands lits le voyageur las, Comme un cygne bercé par des flots séraphiques, Nageait dans le sommeil ouaté des prélats.

II

Hasard, fatalité, destin ou providence!

Les mots importent peu. Grandeur et décadence,

Inséparables sœurs, se tiennent par la main.

se croisaient hier des bruits de multitude,

En silence aujourd'hui plane la solitude...

Il suffit d'un passant qui change de chemin.

Dans toute sa longueur la route est bien déserte...

Pas même un cantonnier ; Dans les flaques d*eau verte

Débordant les fossés, barbotent les canards.

2+6 Les Roses d'Autan.

Le roseau ne craint pas d'y planter sa quenouille; Et, n'entendant plus rien à l'entour, la grenouille Y hasarde parfois ses râles goguenards.

Le maître de l'auberge est au seuil de sa porte, Epiant tous les bruits qu'un souffle d'air apporte Des grands chênes d'amont, des peupliers d'aval. Dupe de l'espérance, il tend l'oreille... il doute S'il ne reconnaît pas au tournant de la route Une chaise qui roule ou le trot d'un cheval.

Rien... le jour passe. ..rien dans la campagne morne, Qu'un vieux berger, là-bas, quisouffledanssa corne, Pour se garder des loups en maraude le soir; Des jurons de porchers rentrant de la glandée, Et des cahots lointains de charrette attardée, Aux lisières des bois cheminant sans rien voir.

Le sommeil ravivant l'espoir de sa journée, En songe il entrevoit l'auberge illuminée, Projetant comme un phare une riche lueur, Eblouissant la nuit une lieue à la ronde... En bas, la foule attend. . . Pour accueillir son monde, Il saute à bas du lit, ruisselant de sueur.

L'Hôtelier de Saint-Hubert. 2^7

En chemise, pieds nus, il court à la fenêtre; Cette fois c'est un bruit facile à reconnaître : Hennissements, grelots et fouets de postillons. Il se penche en dehors, tout ruisselant. ..Vain leurre! Pas l'ombre d'un vivant. La bise rit et pleure. Et la lune en plein seuil étale ses rayons.

Dès le matin il monte, ainsi que la sœur Anne, Aux lucarnes. .. pour voircomme l'oiseau qui plane. Et par delà les champs rougeâtres de sainfoin, Les vieux pans de forêts dont les cimes ondoient, Les terres de labour, les grands prés qui verdoient, Et la rivière bleue; il aperçoit au loin :

Un viaduc géant bâti d'une seule arche... Rasant les parapets, quelque chose est en marche (Comme un long serpent noir dont l'œil est un éclair), Vomissant en arrière un torrent de fumée, Avec la grosse voix d'une ogresse enrhumée Et d'irritants sifflets qui s'aiguisent dans l'air.

Par ses nouveaux chemins, c'est le monde qui passe.

Le pauvre homme regarde... et, quand sa vue est lasse,

II descend à travers ses ténébreux sa'ons;

2+8 Les Roses d'Antan.

Ces hauts appartements, comme son cœur, sont vide! Comme un fou, par saccade, il marche à pas rapides Il semble qu'un écho s'attache à ses talons.

III

Le maître n'a voulu ni démolir ni vendre... Sa femme, n'ayant plus le courage d'attendre, La première s'en va dormir sous les cyprès. Et lui, trouvant plus froide alors la solitude, Comme les vieux enfants sevrés d'une habitude, S'éteint (désenchanté d'un rêve)... un mois après.

Lo4 D ETtSKJ ÈI^E ÉTZ4TE

LA DERNIERE ETAPE

A M. Burgaud des Marets

Quand un grand fleuve a fait trois ou quatre cents lieues, Et longtemps promené ses eaux vertes ou bleues Sous le ciel refroidi de l'ancien continent, C'est un voyageur las, qui va d'un flot traînant.

Il n'a pas vu la mer, mais il l'a pressentie.

Par de lointains reflux sa marche est ralentie;

252 Les Roses d'Antan.

Le désert, le silence, accompagnent ses bords. Adieu les arbres verts. Les tristes fleurs des landes, Bouquets de romarins et touffes de lavandes, Lui versent les parfums qu'on répand sur les morts.

Le seul oiseau qui plane au fond du paysage, C'est le goéland gris, c'est l'éternel présage Apparaissant le soir qu'un fleuve doit mourir, Quand le grand inconnu devant lui va s'ouvrir.

%$

GUE%ILLoAS

GUERILLAS

Tu marches soucieux, mon pauvre capitaine. Par les noirs défilés d'une sierra lointaine, Bi;n au delà des mers, dans un pays perdu. Une larme parfois roule au creux de tes joues Tandis que, grelottant de fièvre, tu secoues Ton caban lourd de pluie et par les vents tordu.

•i.%6 Les Roses d'Antan.

Simple comme un héros des antiques légendes, Jeune homme vénéré de ceux que tu commandes. Tu sais qu'à ton exemple ils vont résolument. Avec ton geste sobre et ta parole brève, Un éclair de tes yeux les charme et les enlève, Car il jaillit d'un cœur pur comme un diamant.

Tu marches soucieux, mon pauvre capitaine, Harcelant, nuit et jour, la victoire incertaine, A la crête d'un pic, dans le fond d'un ravin; Car ce n'est pas toujours le plus brave qui gagne, Pans cette guerre aveugle, en pays de montagne, souvent deux ou trois se heurtent contre vingt.

5i de tels jeux sanglants à ton cœur ne vont guère... Tu songes qu'après tout la guerre, c'est la guerre : Les plus graves penseurs n'y peuvent rien changer. 5ur la pauvre planète orageuse nous sommes, Hélas! on se battra tant qu'elle aura des hommes. Et tu fais ton devoir en pays étranger.

Sans arrière-pensée, la France t'envoie

Tu marches. Ton drapeau n'est qu'un chiffon de «

Echarpé, noir de poudre : il n'en est que plus beau.

Guérillas. 257

Ce cher débris flottant, pour toi c'est la patrie.

Si loin d'elle, on s'attache avec idolâtrie,

Des regards et du cœur à ce dernier lambeau !

Implacable et nombreux, l'ennemi t'enveloppe. Tu ne reverras plus tes grands chênes d'Europe. Ni ta fraîche rivière, et l'antique maison les tiens se pressaient à la haute fenêtre Le jour de ton départ, quand on vit disparaître L'or de ton épaulette au bord de l'horizon.

En octobre, là-bas, quand ta chère vallée. Au déclin des soleils, par la brume est voilée, Quand on se réunit aux premiers feux du soir. Voyant ta place vide au foyer qui pétille, Quelqu'un y parlera d'un grand deuil de famille : Trois femmes, ce jour-là, s'habilleront de noir.

La belle ieune fille à ton cœur fiancée, Et ta mère, et ta sœur, dans la même pensée, Ne comprendront jamais d'impossible retour. Tu leur apparaîtras, la nuit, dans plus d'un rêve. Les bras ouverts, sautant du canot sur la grève. Et leur brûlant les mains de tes larmes d'amour.

11

258

Les Roses d'Antan.

Humbles femmes longtemps à vivre condamnées,

Des heures et des jours, des mois et des années!

Ah ! qu'elle sera froide et grande la maison !

Elles chemineront tristement dans la vie,

En aveugles pleurant une clarté ravie

Et murmurant pour toi quelque sainte oraison.

GRÈVES WIOTIJMqAV^DES

GREVES NORMANDES

.4 Alphonse Lemerre

Ce soir, la pleine lune éclaire notre monde. De l'abîme des flots elle sort large et ronde. Presque au ras de la mer, elle est rouge d'abord ; Mais son orbe jaunit, et la grande marée Dans son rayonnement monte en houle dorée, Et roule ses lueurs jusqu'aux grèves du bord.

On voit comme en plein joursur la courbe des plages Les dernières maisons des bourgs et des villages,

2<5a Les Roses d'Antan.

Villages de marins et de pêcheurs normands. Les enfants sont couchés dans le charme des rêves : Ce long bruit cadencé du flot qui bat ses grèves Semble un chant de berceuse aux chers petits dormants

Un vent tout parfumé m'apporte des prairies,

les reines des prés restent longtemps fleuries,

Quelque chose à la fois de suave et d'amer;

Tandis qu'un grand troupeau, débouchant des vallées,

Mêle une odeur d'étable aux effluves salées

Qui montent, jour et nuit, des embruns de la mer.

J'aime à vous retrouver, grèves de Normandie, travaille une race âpre au gain, mais hardie. Fille des conquérants qui vinrent les premiers, Sous les pommiers en fleurs que le roi Charlemagne Avait plantés pour eux en revenant d'Espagne, Se faire un paradis au pays des pommiers.

%

TABLE

LES CHARMEUSES.

Pages.

sous les hêtres 3

Rosaire d'amour 9

Les Charmeuses 13

Matin d'octobre 19

Fin d'avril 23

Dormeuse 27

Les Gardiens du feu 33

Lilia 41

L'Étoile du Berger 45

Nuit tombante 51

Promenade 55

Marguerite 61

a6± Table.

Baigneuse (>?

La Veuve. 7*

Chanson 79

Marine 83

Soirée d'hiver 87

Trois Vieilles 91

Chanson marine 99

Paysage normand 105

Printemps 109

Fleurs d'avril 113

Grandes Eaux 117

Retour 123

La Bataille 127

LES ROSES D'ANTAN.

La Fée des Pleurs 135

Maison déserte '41

Renoncement 149

Ecce Homo i$7

L'Absent 163

Une Larme de Dante 169

Table.

2(5$

Stella maris 178

Le Poète et l'H irond e llle. . . . 185

Novembre 191

Vieux Rêves 19S

Vieille Guitare 199

Fleur des morts 201

In excelsis 209

Champ de bataille 216

Requiem 219

Aux Rêveurs 229

Chemin perdu 233

Paysage d'hiver 2-37

Fleurs des Eaux 239

L'Hôtelier de Saint-Hubert . . 2+3

La dernière Etape 25c

Guérillas 25s

Grèves Normandes 46" i

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PARIS. J. CLAYE, IMPRIMEUR, 7, RUE SAINT-BENOIT [3Î9]

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PQ Le.-noyne, André

2337 Poésies, 1855-1870

U3A17

1873

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