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REFLETS D'AMÉRIQUE

Tous droits de traduction et de reproduc- tion réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Nori.'ège et le Danemarck.

PETITE COLLECTION ''SCRIPTA BREVIA "

EDOUARD ROD

Reflets d'Amérique

PARIS

BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE d'ÉDITION

E. s AN SOT et O^

53, Rue St-André-des-Arts, 53

1905

AVANT-PROPOS

Partout oùf ai passé dans les Etats- Unis, on me demandait si je ferais un livre sur V Amérique. Je m'en garderais bien : pour décrire dignement un tel monde, si vraiment « nouveau » pour nous, il y faudrait un long séjour et beaucoup d] études ; d'autres, tout récemment encore M. Jules Huret qui Vont mieux vu, ont fait mieux que je ne pourrais faire. J'ai pourtant tenu à noter V impression dominante que j'ai rapportée de mon rapide voyage. C'est l'origine de ces notes, qui ont paru dans la Revue hebdomadaire, dans la Norlh American Review, dans les Lec- tures pour tous^ dans le Figaro. Elles n^ expriment en somme que deux idées,

1.

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ATANT- PROPOS

OU plutôt deux émotions : l admiration un peu effrayée du colosse que fai aperçu, et V attachement filial que Je garde à notre vieille civilisation, sans me faire beaucoup d'illusions sur V ave- nir qui V attend. Je suis heureux d'avoir Voccasion de les réunir, au moment oh se multiplient nos rapports avec V Amé- rique, qui devient un des facteurs essen- tiels de notre vie politique, écono- mique et sociale.

Paris^ septembre 1005.

Ed. R.

UN DIALOGUE APITTSBURG(l)

A Monsieur J -H. Ht/de

La Pensylvanie me paraît être un des Etats de l'Union Améri- caine qui réalisent le plus plei- nement la conception de la vie particulière à la forte race des Yankees : race vraiment nouvelle, dont on peut étudier Tauto-créa- tion sans remonter l'histoire au delà de deux siècles, en laquelle se mélangent des traits divers, qui pourraient se contrarier et qui s'accordent à merveille : la piété et l'esprit de conquête ; l'âpre souci du temporel joint au

(1) Gomme j'ai réellement passé un« agréable soirée à Pittsburg, je tiens à décla- rer expressément que les personnages que je mets en scène ici sont tout à fait fictifs ; j'ai tâché de les faire aussi représentatifs que j'ai pu, pour résumer mes impressions les plus générales.

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respect de Tau delà ; un indivi- dualisme qui peut aller jusqu'à la férocité (les biographies de certains « rois » de telle ou telle denrée en font foi), uni am senti- ment le plus puissant de l'intérêt collectif, à la promptitude au sacrifice pourvu qu'il contribue à assurer l'avenir de la nation ; un sens pratique dont il serait puéril de citer des exemples, avec lequel s'accommode une capacité d'illu- sion toute juvénile, ferment essen- tiel de l'activité dévorante qui emporte le pays. D'un bout à l'autre de cette vaste province, on travaille beaucoup et l'on jouit peu. J'y ai vu des fermes, des usines, des écoles, des clubs, des bibliothèques : tout cela marche, agit, se développe, avance avec une insatiable énergie, avec une infatigable ardeur, mais sans aucun désir de joie. Sous un ciel souvent lourd, dans des campa- gnes grises dont la monotonie se déroule le long de larges fleuves au cours régulier, dans des villes

UN DIALOGUE A PITTSBURG 9

immenses plus monotones encore que les paysages, on respire je ne sais quel air laborieux et taci- turne, qui fait penser aux qua- kers de Guillaume Penn. Les des- cendants de ces intraitables sec- taires se fondent peu à peu dans l'existence normale, se plient aux exigences du siècle, ressem- blent de plus en plus au com- mun des hommes par le costume et la manière d'être ; mais si les caractères se sont atténués chez les individus, ils subsistent dans la collectivité, qui conserve l'empreinte dont la marqua ja- dis une volonté de fer. Quels contrastes, partout, avec nos mœurs européennes ! Je l'ai senti vivement un certain dimanche après-midi, devant la ferme je bavardais avec un brave ouvrier français, non loin de Philadelphie. C'était une petite maison basse, au-dessous de la ligne noire du bois, entourée de serres l'on cultivait des vio- lettes et du cresson. Mon homme

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restait immobile, les bras ballants, les yeux vagues, n'ayant pas même sa pipe aux lèvres. Toute sa personne exprimait la mélan- colie de cet aveu qu'il me fit en soupirant :

Ici, monsieur, quand on ne travaille plus, on s'ennuie.

Evidemment il faisait de loua- bles efforts pour s'habituer à cet ennui, qui rentre dans l'ordre d'une existence réglée au même titre que le travail, le manger ou le sommeil. Mais sa nature pro- testait. Etant un peu loustic, ayant couru le monde, servi en Algérie, fait la campagne de Cuba, il mourait d'envie de plai- santer, de rire, de raconter ses aventures. Jamais l'occasion ne s'en oflrait. Après la jour- née ou la semaine finie, il au- rait voulu s'amuser : ses com- pagnons américains ne sem- blaient pas soupçonner que ce verbe existât. Il fut enchanté de babiller un moment. Moi aussi. Et quand je l'eus quitté, je trou-

UN DIALOGUE A PITTSBURG H

vai plus monotones encore les interminables rues de Philadel- phie, — qui justement se vante de posséder la plus longue ave- nue qu'il y ait dans l'Union.

Mais Philadelphie est une ville historique, presque aristocra- tique ; elle a plus de deux siècles d'existence ; elle est pleine de souvenirs, : on y voit jusqu'à l'encrier d'argent trempèrent les plumes hardies qui signèrent l'acte d'indépendance. Cela lui vaut une situation très grande, dans un pays d^autant plus atta- ché à ses traditions qu'elles sont plus récentes. En outre, elle passe pour (( endormie » : dans le fait, son activité est discrète, sans rien d'affiché ni de violent. Aussi n'est- elle pas (( représentative » de la jeune Amérique au même degré que New- York ou Chicago, ni surtout que cette étonnante Pitts- burg, la ville du fer et du pétrole, l'industrie devient pittoresque à force de grandeur, les paysages d'usines prennent une

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beauté, le monde nouveau apparaît dans sa forme vraie, comme un esprit évoqué qui pren- drait corps aux paroles magiques.

J'y suis arrivé par une claire matinée de la fin d'avril.

Presque brusquement, l'express qui nous amenait de la gaie Bal- timore entra dans un brouillard formé de vapeur et de fumée. Tout à l'heure, la campagne une campagne encore grêle, sor- tant à peine d'un long hiver, déjà verdoyante s'éveillait dans l'aube naissante ; les caresses de la lumière couraient sur les prai- ries ; des eaux abondantes ruti- laient et scintillaient ; des buées légères montaient en se dislo- quant dans un ciel pâle aux tons charmants. Soudain, nous fûmes dans un air épais, trouble et gris, se noyaient les formes et les couleurs, tandis que des flammes dansaient comme d'énor- mes follets, tantôt à ras du sol, tantôt au sommet de hautes che- minées, et que des bâtisses con-

UN DIALOGUE A PITTSBURG 13

fuses s'estompaîent dans cette obscurité le feu même restait sans rayonnement. On se sentait hors du monde des dieux et des choses, dans le monde des hommes. De l'œuvre de la créa- tion, à peine s'il subsistait quel- ques squelettes d'arbres anémi- ques et les eaux mornes de la Monongahela. L'œuvre humaine, debout, mouvante, prenait toute la place, triomphait dans sa grandeur et dans sa laideur tristes, chassant l'air, voilant l'azur, éteignant le soleil pour semer la suie et la fumée, pour remplir l'espace de ses entassements de fer. Uneannée auparavant, presque jour pour jour, je me trou- vais dans les ruines de Sélinonte. Pourquoi donc cette ville d'au- jourd'hui, dans la fièvre de son réveil hâtif et de son travail qui brave la nuit, évoqua-t-elle en moi le souvenir des colonnes brisées des anciens temples, des tambours abandonnés dans les carrières par les ouvriers hellènes, aux

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approches des Carthaginois, de la désolation infinie qui plane sur ce paysage abandonné ? Je ne saurais expliquer cette liaison d'idées : l'extrême activité serait- elle si proche de l'abandon et de l'oubli ? Y aurait-il un lien mys- térieux entre l'être qui s'affirme par l'cfFort et le néant qui se manifeste par la destruction ? Pendant un instant, en regardant les fantastiques constructions qui s'estompaient dans la fumée, je retrouvai l'exacte impression des tronçons de colonnes entas- sés sousleciel de «l'île du soleil»... Et je passai toute la journée à travers les usines, je vis... mais comment décrire ? Je ne possède ni le vocabulaire, ni l'in- telligence de ces choses-là. Je ne les ai regardées qu'avec des yeux ignorants. Des ingénieurs com- plaisants m'expliquaient, il est vrai, le fonctionnement des machines, la méthode du travail ouvrier, l'ajustement futur des pièces dont chacune se pré-

UN DIALOGUE A PITTSBURG 15

pare isolément. Il m'en coûte peu d'avouer que je ne compris guère. Pourtant, j'entends encore dans mon oreille le grincement des fils métalliques qui s'amincis- sent, se polissent, s'enchevêtrent, s'enveloppent, et vont servir à charrier les forces énormes de l'électricité. J'entends grésiller les masses de fer rouge qui viennent s'éteindre dans l'eau fumante. Je revois les terribles flammes des creusets s'emma- gasinent des chaleurs d'enfer, et, dans les laminoirs, les plaques brûlantes qui s'allongent sous le poids énorme des rouleaux. Je re- vois aussi le peuple des travailleurs, hommes robustes, femmes las- sées, jeunes filles encore jolies que l'atelier va bientôt flétrir. Oui, ce sont des images qui demeureront longtemps gravées dans mes yeux. Vraiment, ce n'étaient pas les détails qui m'at- tiraient, trop abondants, divers, nouveaux pour que je pusse les fixer ; et quant aux explications,

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elles passaient sur moi comme de vaines paroles. Ce que je compre- nais, en revanche, et bien claire- ment, c'est que je me trouvais devant une formidable et concrète synthèse d'une forme nouvelle de la civilisation, de celle qui depuis un siècle et demi s'élabore dans le plus jeune de nos continents, et qui va nous gagner et nous conquérir. Forme nouvelle ou recommencement ? Retour à l'âge du fer, peut-être, mais du fer vaincu, domestiqué, asservi a nos moindres besoins. Retour aux Cyclopes, si Ton veut, mais à des Cyclopes savants, maîtres des secrets de la terre, munis de leurs deux yeux. Retour aux forges de Vulcain, aux travaux d'Her- cule, aux trouvailles de Promé- thée, avec d'autres armes et d'autres outils, maniés par de simples hommes mille fois plus habiles que les demi-dieux. Re- tour d^un passé lointain qui, transformé par les âges, ne se ressemble pas plus à lui-même

UN DIALOGUE A PITTSBURG 17

que la mince plaque sortie du laminoir ne ressemble au fer brut arraché du sol. Le mythe a disparu de ce passé fabuleux qui se transforme au jour le jour en un avenir positif; et si l'avenir yankee, grâce à la grandeur du spectacle, grâce aux creusets qui semblent des volcans, grâce aux fracas de tonnerre qui secoue le peuple d'ouvriers, si l'avenir yankee rejoint pour un instant les symboles des temps primitifs, c'est pour s'en séparer aussitôt. Retour, disions-nous ? Disons plu- tôt avènement. Avènement d'un nouveau règne, de nouveaux héros, de nouveaux dieux ; avène- ment de Titans qui sont d'une autre race, d'un Hercule qui n'est plus le fils de Jupiter, d'un Pro- méthée qui a enchaîné son vau- tour. Autre monde, autre avenir ! J'y ai vécu pendant une journée, je l'ai vu autovir de moi, j'en ai eu la sensation directe, je l'ai touché, je l'ai compris...

Le soir, délivrés la suie

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et de la poussière rapportées de nos promenades, nous étions réunis dans la vaste salle à manger d'un hôtel ultra-confortable. Il y avait là, autour d'une table décorée des plus belles fleurs, quelques hommes qui se connaissaient à peine, que le hasard rappro- chait pour un instant, qui peut- être ne se reverraient jamais, et qui cependant allaient passer en- semble des heures amicales, en causant avec un entier abandon, comme de vieux amis, de ques- tions où s'engageaient des parties intimes de leur être. Pierre Nopal, d'abord, mon compagnon de route : un de ces êtres qui, par la supériorité de leur intelligence et de leurs talents, semblent pré- destinés à la gloire, et qui dépen- sent leur trésor en menue mon- naie, maintenus dans l'obscurité par les tentations de la vie oisive, par celles du dilettantisme, par trop de changements dans leurs fins ou dans leur humeur, par une jlidifférence qu'à 1^ Jongue les

UN DULOGUE A PITTSBURG l9

années substituent à leurs pre- mières ambitions. Grand, blond, l'œil clair, le front magnifique sous sa chevelure intacte, il a dans sa physionomie, dans ses gestes, dans ses propos, toute la finesse des races anciennes, qu'une culture séculaire a ennoblies. C'est un Français, c^'est un Latin, épris de sa patrie, de ses origines, de son continent, qui gardait vis-à- vis des Américains une réserve un peu méfiante, et dont je voyais frémir les lèvres ironiques chaque fois que quelque Anglo-saxon nous demandait : « Que faut-il penser, messieurs, du livre de M. Demolins, et de la décadence des races latines? » Son voisin, M. T,-K. Beacock, offrait avec lui le plus frappant contra stre : traits lourds, figure rouge, barbe drue et foisonnante, tenue raide, presque automatique, parole nette, sobre, tranchante. M. T.-K. Bea- cock, que je crois d'origine écos- saise, a fait une grosse fortune dans je ne sais quelle industrie :

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il se trouvait de passage à Pitts- burg, et nous ne l'avions encore jamais rencontré. M. W.-F. Smith, qui lui faisait vis-à-vis, est un jeune ingénieur, attaché à l'une des grandes maisons de la ville : il a la belle assurance de son âge et de son pays, et je ne crois pas qu^il fût préparé, par un travail quelconque de la pensée, à la discussion à laquelle il allait prendre part : il est de ceux qui agissent, et ne s'embarrassent guère dans les sentiers confus de la réflexion. Enfin, il y avait encore le D'^J.-M. Gartner, méde- cin allemand, établi depuis peu d'années en Amérique, mais qui déjà s'était assimilé tout le nou- veau-monde, et qu'on devinait bien vite plus yankee que les Yankees. Le menu réunit les meilleurs mets de la cuisine américaine : huîtres blue-pointSy qu'on sert sur le plat de la co- quille, après les avoir lavées à l'eau douce; potage à la tortue verte-claire; crabes mous venus

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de Baltimore; l'inévitable dinde, avec sa farce de sauge et de mie de pain, etc. Tout cela meilleur qu'on ne le croit en Europe. Et des vins excellents. Sur nos in- stances, nos hôtes consentirent à remplacer le Champagne français le seul qu'on ose offrir par le plus modeste Champagne de Californie : un vin charmant qui conserve dans sa mousse le goût parfumé des grappes. Nopal et moi, nous en fîmes l'éloge. On crut que nous le louions par poli- tesse, — et nos louanges, très sincères pourtant, nous valurent la question, un peu ironique, que devait suivre une très vive dis- cussion. Ce fut M. T.-K. Beacock, qui la posa en ces termes :

Puisque vous aimez nos vins, messieurs, dites-nous donc ce que vous pensez de nous en général ?

Il fixait sur Nopal son œil bleu, très doux, très aigu, méfiant peut- être de la politesse latine. Nopal me consulta du regard avant de

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répondre. Je lui fis un signe qui voulait dire : « Franchise ! )) Et je devinai qu'il pensait comme moi. Après tout, nous étions entre hommes capables de traiter sans passion les questions sou- mises à leur examen, et qui ne peuvent parler entre eux un autre langage que celui de la vérité. Il répondit donc :

Du bien et du mal.

Voyons le mal, dit le DU. -M. Gartner.

Nopal sourit :

D'abord le bien. Je vous admire à cause de votre force et de votre énergie. Je suis émer- veillé de l'activité vertigineuse que vous dépensez chaque jour, de l'audace de vos entreprises, de votre ignorance de l'impossible. Et ie suis émerveillé des résul- tats : vous êtes en train de créer une forme nouvelle de la civili- sation qui vous appartient en propre, et qui est l'avenir, j'en ai la conviction.

Ils écoutaient, en approuvan

UN DIALOGUE A PITTSBURG 23

par leur attitude et leur silence. Nopal s'interrompit. M. J.-M. Gartner revint à son idée :

Tout cela, dit-il, c'est par- fait : c'est le bien... mais le mal ?...

Mon Dieu ! dit Nopal en riant, le bien c'est vous, et le mal c'est moi. Vous êtes l'avenir, et j'en suis désolé !

Cette boutade, par laquelle mon ami croyait peut-être couper court à la conversation, ne produisit aucun effet : nos compagnons n'étaient point gens à se laisser dérouter. A peine si M. W.-T. Smith sourit dans sa moustache. M. T.-K. Beacock, après avoir réfléchi un instant, reprit :

Cela ressemble un peu à un paradoxe français, parce que cela est contradictoire. Vous admirez notre force, notre volonté, notre audace. Vous les admirez, n'est-ce pas ?

Certainement.

Alors, comment pouvez- vous vous désoler qu'elles réussis-

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sent, qu'elles se répandent, qu'elles soient l'avenir ?

Nopal me regarda de nouveau. Il s'agissait pour lui d'exprimer des idées que nous avions plus d'une fois formulées, le soir, en rentrant à l'hôtel, car elles nous poursuivaient depuis notre pre- mière vision de la rade de New- York, du pont de Brooklyn, du suhurb de Boston; mille inci- dents nous avaient permis d'en contrôler la justesse, du moins par rapport à nous ; et comme il venait de le dire, nous étions très sincèrement partagés entre l'admiration et la mélancolie. Il répondit :

Je m'expliquerai volontiers, messieurs, encore qu'il y faille quelques développements et quel- ques répétitions : je ne vou- drais pas être mal compris. Je vous ai dit que vous représentez une forme nouvelle de la civilisa- tion, dont vous êtes les créateurs. Et pour cela je vous admire, parce que toute force créatrice mérite

UN DIALOGUE A PITTSBURG 2b

l'admiration. Mais ceci est une affaire personnelle cette forme de la civilisation ne m'est point sympathique. Elle contrarie mes goûts, mes habitudes. Ce serait déjà une raison suffisante pour m'affliger des succès qu'elle vous doit. Ce n'est pas la seule. Je tâche de sortir de mon étroit point de vue individuel, et de considérer pour autant qu'on peut risquer de tels regards votre rôle dans l'histoire future. Eh bien, je crois qu'en choisissant sur vos traces cette forme nouvelle de la civilisation que vous avez créée, les hommes de demain commettront une for- midable erreur. Pourquoi ? Pour une raison bien simple, que je vous dirai franchement. Parce que cette forme de la civilisation, que vous représentez, s'appuie avant tout sur la force, qui n'est pas la première des vertus humaines, et parce qu'elle s'oriente essentiel- lement vers le bien-être, la ri- chesse et l'ordre matériel, qui ne

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26 REFLETS DAMÉRIQUE

sont pas à mon sens les véritables fins de la vie.

Les Américains avaient écouté avec beaucoup d'attention. Ils ne bronchèrent pas. M. W.-F. Smith but quelques gorgées de Cham- pagne, reposa son verre, et dit :

Oui, vous regrettez la poésie du passé.

Son regard, un peu dédaigneux, complétait : « C'est un lieu com- mun européen que nous connais- sons de vieille date et n^appré- cions guère. »

Le D^ J.-M. Gartner ouvrit la bouche pour répondre; mais M. T.-K. Beacock parlait déjà :

Pourtant, si le bien-être, la richesse, le bon ordre matériel ne sont pas le vrai but de la vie, ils en constituent les conditions les meilleures, les plus favorables à tous les progrès. Une fois qu'on les a réalisées, on peut avancer dans d'autres domaines. Vous avez visité nos Universités ?

Elles sont admirablement installées.

UN DIALOGUE A PITTSliUîlG 27

Eh bien, cela même ne vous montre-t-il pas l'intérêt que nous prenons à d'autres cultures ? Nous commençons par bien loger la science, par lui donner tout ce qu'il lui faut : le reste regarde nos savants. Nous avons confiance en eux.

Le D** J.-M. Gartner ajouta :

Remarquez aussi que nos efïbrts n'ont pas un caractère indi- viduel, comme c'est presque tou- jours le cas en Europe. Ne l'oubliez pas : ce que nous recher- chons, c'est le bien-être commun^ la richesse collectwe^ l'ordre ma- tériel assuré à l'Etat, à la Société. Notre peuple est un peuple poli- tique, comme les Romains : il croit à ses detsinées^ il veut s'améliorer, partoutjde toutes les manières. N'en avez-vous pas eu l'impression bien nette, aujourd'hui même, en visi- tant les usines de cette ville ? Vous avez vu les ouvriers : ils ne ressemblent point aux lamentables travailleurs qu'on peut observer dans certains centres industriels

28 REFLETS d'AMÉRIQUE

de l'Europe. Ils gagnent large- ment leur vie, ils sont bien nourris, bien logés, ils peuvent élever honorablement leur famille, ils sont les égaux de n'importe qui... J'interrompis :

Sont-ils heureux?

! comment ne le seraient- ils pas ! s'écria M. W.-F. Smith. Ils ont tout ce qu'il leur faut!

Le docteur reprit :

Leur travail même n'a rien d'excessif. La mécanique ces machines contre lesquelles les esthètes s'amusent à déclamer diminue d^année en année leur fatigue. Ils ne s'épuisent pas en efforts inutiles : le fer accomplit la plus lourde besogne, et la leur n'est plus guère qu'une surveil- lance. Au lieu d'exténuer leurs muscles, elle aiguise leur atten- tion. Quand leur journée est fi- nie, il leur reste du loisir : ils peuvent lire, suivre des cours, des conférences. Demain, ils se- ront intellectuellement nos égaux : nous faisons notre possible pour

UN DIALOGUE A PITTSBURG 29

leur donner cette égalité -là, comme nous leur avons donné les autres. Vous voyez que notre société n'est pas exclusive- ment industrielle et ploutocra- tique, comme vous paraissez le croire : elle est démocratique, au vrai sens du mot. Par delà l'éta- blissement du bien-être et l'ex- pansion de la richesse, elle vise à l'amélioration du peuple, à la suppression de la misère, à l'avè- nement de la justice. Quoique vous en pensiez, elle est donc idéaliste à sa manière : son idéal n'est pas celui d'hier, voilà tout ce qu'on peut lui reprocher ; il n'est pas artistique, je le recon- nais, ni métaphysique ; il est humain. C'est l'idéal d'un peuple fort, qui s'arme pour toutes les conquêtes.

La figure de M. T.-K. Beacock s^épanouit dans Tapprobation ; et il nous regarda l'un après l'autre, Nopal et moi, d'un air de triom- phe qui signifiait : « Eh bien, voyons, qu'avez-vous à répondre?

3.

30 REFLETS d'amÉRIQUE

Qu^attendez-vous pour capitu- ler? » Je dis, en m'adressant au D^ J.-M. Gartner :

Vous avez raison, monsieur. Croyez bien que nous ne mécon- naissons ni la grandeur, ni la loyauté, ni l'élévation de cette conception américaine de la vie que vous venez de nous exposer éloquemment. Mais permettez- moi d'en chercher le point fai- ble..., si elle en a. Il me semble en découvrir un : elle est trop optimiste, en ce sens qu'elle repose sur des illusions. Votre doctrine tend à supprimer les maux et les misères de la vie sociale. Or , nous qui nous battons depuis tant de siècles avec ces vieux ennemis, nous croyons qu'il est impossible de les détruire. Ils nous semblent les conditions mêmes de notre com- mune existence. On peut les atté- nuer, les limiter, et c'est déjà beaucoup. Croire à la possibilité de les détruire, c'est une erreur qui peut entraîner loin ; en tout

UN DIALOGUE A PÏTTSBUllG 31

cas, elle trahit Tinsuffisance de la doctrine qui l'admet à sa base. Et de fait, la nature et le' sens de quelques-uns de vos efforts vien- nent m'appuyer. Quand vous avez fondé une « œuvre » quelconque, vous vous imaginez que le mal qu'elle est destinée à combattre n'a plus qu'à s'évanouir devant elle. Pourtant il subsiste. Voulez-vous que je sois franc ? Vous comptez trop sur ce que vous faites, pas assez sur ce qui est. Vous attachez trop d'importa'nce à vos fonda- tions, à vos sociétés, à vos clubs. Les hôpitaux ne chassent pas les maladies, les écoles ne font pas les savants, et les femmes ne de- viennent pas des hommes, même quand elles ont leurs clubs comme eux.

M. W.-F. Smith objecta tran- quillement :

Avec beaucoup d»'hospices, on supprime beaucoup de mi- sères ; avec beaucoup d'écoles, on enseigne bien des choses à beaucoup de gens.

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D'accord ! Pourtant, le pro- blème subsiste tout entier. Je ne suis pas renseigné sur la mi- sère dans votre pays, et tout ce que je sais, c'est que les (( œuvres » que j'ai visitées m'ont paru des miracles d'organisation. Quant à l'instruction, malgré la munificence de vos milliardaires, elle ne me paraît point d'un ni- veau supérieur à celui qu'elle atteint chez nous ; peut-être est- elle plus répandue, et certains symptômes sur lesquels je ne veux pas insister me permettent de croire que le diable n'y perd rien ; elle n'est pas plus éleç^ée. En regard de vos Universités, avec leurs piscines toute une faculté peut nager dans l'eau tiède, leurs waters-closets dont le marbre pourrait servir à con- struire des palais, leurs biblio- thèques qui se garnissent comme au coup d'une baguette ma- gique, — en regard de vos Universités, les nôtres sont des écuries. La même disproportion

UN DIALOGUE A PITTSBURG 33

n'exîste point entre vos savants et les nôtres.

C'est qu'ici, dit M. J.-M. Gartner, tout est nouveau. Il faut du temps, pour créer des tradi- tions scientifiques, artistiques, littéraires. Elles ne s'improvisent pas, quelque bonne volonté qu'on y mette. Elles ne s'achètent à aucun prix...

M. T.-K. Beacock interrompit, en coupant l'air de sa main droite :

...Mais nous voulons les créer, pour nos fils, et nous les créerons. C'est l'affaire d'une ou deux générations. Nous amène- rons ici vos collections, vos mu- sées et vos livres, parce que nous avons l'argent nécessaire pour acquérir nos outils. Nous appelle- rons à nous vos savants, vos pen- seurs, vos artistes. Vos peintres déjà nous envoient leurs œuvres. C'est nous qui possédons le chef- d'œuvre de votre Millet, pour lequel le Louvre n'était pas assez riche ; et vous avez vu, à la biblio-

34 REFLETS d'Amérique

thèqiie de Boston, des fresques de votre Pavis de Chavannes. Vous êtes fiers de ce que vous avez, et vous avez raison, mais nous l'aurons !

Vous aurez ce qui s'achète : les œuvres. Pas les artistes.

Nous aurons les artistes aussi, si nous le voulons.

Oh ! oh ! s'écria Nopal en s'excitant.

Puis, changeant de ton, avec une pointe d'ironie :

Voilà, cher monsieur, reparaît cette puissance d'illusion que j'admire en vous, à laquelle vous devez une partie de votre force, qui arrête en vous le doute et l'esprit critique dont on est si souvent gêné. Lorsque vous avez fondé un hospice pour les vieil- lards infirmes, vous vous figurez aussitôt qu'il n^y a plus de vieil- lards infirmes. Vous transposez ce point de vue dans tous les do- maines : en achetant nos livres, vous croyez acheter la culture séculaire qui les a produits ; en

UN DIALOGUE A riTïSBURG 35

achetant nos tableaux, vous croyez acheter la gloire qui rayonne autour d'eux. Mais, sapristi ! vous aurez beau payer dix fois leur poids d'or un Aide ou un Elzévir, vous ne ferez pas qu'ils aient été pensés ni imprimés à Cincinnati ! Si vous parveniez à transporter jusqu'à San-Francisco le Bargello ou les Offices, vous n'enlèveriez pas un de ses titres de noblesse à la Ville des Fleurs ! Et voulez- vous me permettre de vous le dire ? Ces chefs-d'œuvre de notre vieille Europe seraient dépaysés chez vous. Toujours un peu. Vous ne les regarderiez pas assez, dans les palais de fer que vous leur auriez construit. Vous préfé- reriez encore venir admirer chez nous ceux que vous nous auriez laissés.

Quand il n'y en aura plus ?.. insinua le D'* J.-M. Gurtner avec un gros rire.

Nos fils en feront d'autres, riposta Nopal.

Et les noires? dit M. T.-K.

36 REFLETS d'Amérique

Beacock, pourquoi n'en feraient- ils pas aussi ? Nous avons eu déjà nos gloires littéraires. Je n'ai pas be- soin clevousles rappeler : Ilowells, Emerson, Ilawthorne, Longfellow, 1 sans parler de cet Edgard Poë

/^*-V^ que nous admirons moins^vous. Nos gloires artistiques se pré- parent: nous avons déjà Sargeant, John Alexander...

Et vous en aurez d'autres, dit Nopal. Il y en aura toujours partout. Le vent souffle il veut : le génie est une résultante de causes inconnues, une manne qui tombe du ciel sans connaître les latitudes. Quant au talent, il court le monde, il déborde, il encombre, et si nous pouvions déverser sur vous le trop-plein que nous en avons, nous n'aurions garde de nous plaindre. Vous aurez donc des artistes et des poètes, je vous l'accorde, comme vous aurez des Universités autant que vous en voudrez et peut-être davantage, comme vous aurez des hospices à ne plus savoir trouver des

UN DIALOGUE A PITTSBURG 37

malheureux et des infirmes pour les y loger. Je n'ai pas là-dessus l'ombre d'un doute...

Le D^ J.-M. Gartner interrompit avec élan :

Eh bien, nous n'en deman- dons pas davantage ! Vous êtes pour nous plus complaisants que nous-mêmes î Quel tableau vous nous peignez ! Une société bien organisée, soutenue par la justice, défendue par la force, la misère sera secourue, le bon sens des citoyens trouvera de lui-même l'é- quilibre nécessaire entre les droits de l'individu et ceux de la collec- tivité, où la misère sera soutenue, le développement intellectuel et artistique apparaîtra au terme d'un magnifique progrès industriel , commercial et agricole, comme une fleur rare dans les serres d'un jardin parfait... C'est vous qui nous concédez tout cela, n'est- ce pas ?

Je dis :

J'ajoute qu'en Europe, hélas ! nous n'en attendons pas autant.

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38 REFLETS d'amÉRIQUE

Autre chose encore, continua M. W.-T. Smith en renchérissant d'enthousiasme. Nous ne sommes point exposés ici aux dangers qui vous menacent. Notre démocratie n'est pas gênée dans sa marche ascendante par le fardeau du mi- litarisme. Elle n'a pas à redouter des guerres qui l'arrêtent.

Cependant, insinuai-je, depuis Cuba et les Philippines...

Oh ! s'écriaM.T.-K.Beacock^ l'impérialisme est un caprice de politiciens : il n'ira pas loin.

Il ne nous gênera pas , affirma M. W.-T. Smith.

Le docteur J.-M. Gartner acheva son tableau :

Voyez nous allons, de votre propre aveu. Une démocratie parfaitement constituée, maîtresse d'elle-même, sûre de ses fins, de ses moyens, libre de consacrer toutes ses forces à ses progrès intérieurs, pourra résoudre autant qu'il est possible les problèmes de justice et de solidarité qui se posent à la conscience moderne.

UN DIALOGUE A PITTSBURG 39

Son développement industriel lui est d'un puissant secours dans la poursuite de cette tâche, puisque, comme vous l'avez vu, les inven- tions qui améliorent les conditions de l'industrie profitent toujours aux ouvriers . Ses richesses la servent aussi, puisque les mœurs corrigent les défauts de l'économie actuelle, et puisque ceux que vous appelleriez les accapareurs font participer la communauté de leurs gains et de leurs bénéfices. Les contradictions, les oppositions qui minent votre vieille société, n'existent point dans la nôtre : nous n'avons pas de Kulterkamfj pas de prétendants , nous ne sommes pas en querelle sur notre régime. Rien ne nous empêche de marcher librement vers l'avenir et de réaliser dans sa plénitude ridée démocratique qui est étroi- tement liée à l'existence nationale, depuis que ce pays a pris con- science de lui-même, qui constitue sa tradition, qui est sa véritable gloire !

40 REFLETS d'amÉRIQUE

Il s'arrêta, comme un virtuose sur un point d'orgue, nous tint un instant, Nopal et moi, sous son regard vainqueur, puis alluma son cigare avec la sérénité d'un avocat dont la cause est gagnée, d'un lutteur qui a terrassé son adversaire. Nopal, en roulant une cigarette, répondit, lentement d'abord.

Je n'ai pas un mot à retran- cher à ce que vous venez de dire, monsieur... Pas un. ..Seulement, je voudrais ajouter quelque chose... Ici encore, je le crains... je me trompe peut-être... vous avez un pied dans le règne de l'illusion... C'est d'ailleurs une excellente position quand on touche à la po- litique : ce terrain- là... vous savez, on ne s'aperçoit jamais qu'il n'est pas très solide !.. ce terrain-là a toujours merveilleu- sement convenu à tous les régimes sociaux, lesquels excellent à faire leur propre éloge... Votre tableau de la démocratie, ou plus exacte- ment de ^otre démocratie, est

UN DIALOGUE A PITTSBURG 41

tout à fait réussi... Il suppose la foi. Vous l'avez : cela est admi- rable... Mais comment pourrions- nous Favoir au même degré, nous autres fils de l'ancien monde, qui avons passé par tant de régimes, par tant de convulsions, par tant de rêves, par tant d'expériences, par tant de banqueroutes ?... Hélas ! nous savons les surprises du lendemain!... Vous, vous les ignorez, par l'excellente raison que vous n'avez pas encore eu de lendemain... Vous êtes la jeunesse : c'est pour cela que vous parlez de l'avenir avec tant de certitude. Le futur n'est-il pas le meilleur temps des verbes ? léserai^ comme cela est plus beau queye suis ! Je ferai, comme cela vaut mieux que y e /a Z5. Et f aurai P Demandez à vos mil- liardaires!... Quand vous aurez passé du futur au présent, quand vous serez devenus, à votre tour, l'avenir, et que comme nous vous toucherez en étendant la main la ligne de votre horizon, vos rêves atteints auront d'autres

42 REFLETS d'amÉRIQUE

couleurs!... Cela dit sans autre but que de sortir du domaine fallacieux des prédictions vous nous avez engagés, j'en reviens à notre point de départ : il s'agit bien, n'est-ce pas, de comparer les deux formes de civilisation que représentent nos deux continents ?

Sans doute, répondit M. T.- K. Beacock, qui écoutait avec une telle attention qu'il avait laissé s'éteindre son superbe havane.

...Or, reprit Nopal, il se trouve qu'avant de traverser l'Atlantique pour venir vous voir, je voyageais depuis plusieurs mois en Italie. J'en ai vu toutes les né- cropoles : celles qui sont mortes tout à fait, comme Poestum ou Pompéï, et celles qui conservent un reste de vie, comme Sienne, Pise ou Syracuse. J'ai vu là-bas une incroyable abondance de guenîlleux, de loqueteux_, de men- diants qui couchent sous les porches des églises, et une foule de gens un peu moins miséreux^ ruais qui n'ont pas joui des bien^

UN DIALOGUE A PITTSBURG 43

faits de l'instruction publique, obligatoire et gratuite. Je recon- nais volontiers qu'ils n'ont pas l'air cossu des ouvriers qui dé- jeunaient ici, ce matin, à côté d'une machine , d'un tas de bonnes choses, tirées de leur beau bidon luisant; j'ajoute qu'ils seraient incapables de lire les seize feuilles de faits divers dont il m'a semblé que lesdits ouvriers font leur dessert intel- lectuel. J'ai vu de vieux palais délabrés, dont les magnifiques façades ne recouvrent que des taudis ; alors que chez vous, soit dit sans vous offenser, les inté- rieurs valent mieux que les façades. J'ai vu des cathédrales splendides qui semblent avoir épuisé les res- sources d'une ville, autour des- quelles grouillent de petites maisons sans faste : tandis qu'ici, l'on est pieux, les vrais monu- ments sont les bureaux d'affaires, les buildings dont les vingt étages dominent les pauvres chapelles le })on Dieu n'a pas Fair très bieii

REFLETS D AMERIQUE

logé. Contrastes nombreux et rappants, dont je pourrais multi- plier les exemples, et qui, après tout, ne sont pas tous à votre avantage. Savez-vous la leçon que j'en tire? C'est que ces gueux, logés dans des bouges, qui ne mangent pas deux fois par jour et ne savent pas lire, mais qui sont nourris de la sève des grands siècles éteints, parmi les restes de l'antique beauté, possèdent pour- tant quelque chose qui ne s'en- seigne pas dans les écoles, qu'au- cune société coopérative ne vend à ses adhérents, et dont tous les milliards de vos « rois » du fer, du blé, du pétrole ne parvien- dront jamais à doter votre Etat : ils ont du honheur et de Idipoésie.., Tout en écoutant Nopal, j'ob- servais nos trois amis américains. Leurs figures exprimaient à la fois l'étonnement le plus profond et la désapprobation la plus complète. Je crois qu'ils ne comprenaient pas : les mots et les phrases chantaient à leurs oreilles comme

UN DIALOGUE A PITTSBURG 4o

une musique înconnue ; et ces idées leur étaient évidemment aussi étrangères qu'auraient pu l'être les sons et les syllabes d'une langue dont on ignore jusqu'au nom. Impossible d'imaginer un auditoire plus réfractaire. Nopal, pourtant, ne se déconcerta pas, et continua, en s^animant :

...C'est que le bien-être ne fait pas le bonheur, pas plus que l'instruction ne fait la poésie, le culte la piété ou la philanthropie la bonté. Croyez-vous que le gon- dolier de Venise, qui chante les stances de la Jérusalem sans savoir lire, n'est pas plus « cultivé » que vos lecteurs de journaux nourris de fausses nouvelles ?Tant pis si je vous indigne, mais le mendiant qui jouit du soleil me paraît plus heureux que M. Roc- kefeller en personne, lequel ne doit pas avoir le temps de jamais boire un rayon de lumière. Que voulez-vous ? Dans notre pauvre vieux monde, les hommes^ en s'éveillant à la connaissance, ont

46 REFLETS d'Amérique

choisi d'instinct entre les antino- mies dont je viens de vous montrer l'opposition irréductible. Et vous, venus après, vous avez pris... les autres. Je ne vous le reproche pas ; mais il ne faut pas non plus être par trop fiers, il ne faut pas nous écraser sous vos machines, nous foudroyer de votre électricité, nous étouffer dans votre vapeur. Il ne faut pas exagérer l'im- portance de cette adaptation des forces naturelles à des besoins plutôt factices, dont la satisfaction n'ennoblit guère et donne peu de joie. Le nettoyage des écuries d'Augias fut pour Hercule une bagatelle, qui lui laissa peu de souvenirs. Mais comme il se plut dans le jardin des Hespérides ! Quelles heures exquises il passa aux pieds d'Omphale ! Soyez sûrs que ce sont ces heures-là dont la pensée réjouit sa divinité. Vos héros, au contraire, ne font que nettoyer les écuries. Ils les net- toient toutes. Ils les nettoient de fond en comble. Mais pren-

UN DIALOGUE A PITTSBURG 47

draient-ils le temps de tourner le rouet d'une belle princesse ? celui de flâner dans de frais jardins mûrissent des fruits d'or qu'on ne peut ni fabriquer par « grosses » ni vendre à prix fixe dans les grands magasins ? Quelle part font-ils au rêve, au plaisir, au bonheur, à la joie, à tout ce qui est inutile et charmant, à tout ce qui fait l'agrément de la vie et peut-être sa noblesse ?...

Il y eut un instant de silence, que M. J.-M. Gartner crut de- voir rompre par une plaisanterie un peu lourde :

Si M. Van der Bilt ou M. Rockefeller voulait des pommes d'or, il ne serait pas embarrassé d'en acheter.

Nopal haussa les épaules en répliquant :

D'en acheter, soit ! Mais je les défie bien d'en cueillir : ils ne sauraient pas.

A ce moment, M. T.~K. Bea- cock répéta son geste de volonté, ce geste qui fendait l'air de la

48 REFLETS D'AMÉRIQUE

main ouverte, comme pour an- noncer un argument décisif. Les grosses veines de son cou de tau- reau se gonflaient comme dans un eflPort physique ; son regard clair prenait des reflets d'acier, dur et vainqueur :

Le bonheur, le plaisir, le rêve, la poésie, dit-il... Heu!... Belles choses, c'est vrai... Jolies amusettes pour les Athéniens du temps d'Alcibiade, pour les Flo- rentins du temps des Médicis... Mais est-ce bien ce qu'il y a de meilleur, de plus haut ?... Est-ce bien le but de la vie ?... Si nous avons une raison d'être sur cette terre, dont la Bible a dit que nous sommes les rois, n'est-ce pas plutôt d'y développer nos forces, pour exercer jusqu'au bout notre droit de conquête sur le monde, pour nous emparer de l'or, de l'huile, du charbon qu'il y a dans les mines, des secrets qu'il y a encore dans l'espace, des puissances que recèlent les matières qui coulent avec les

UN DIALOGUE A PITTSBURG 49

fleuves ou qui se dispersent dans l'air ?... A quoi servent le bon- heur et la poésie pour l'accomplis- sement d'une œuvre pareille ?... Pour combien comptent vos gue- nilleux Napolitains, dans cette marche en avant, dans cette guerre la victoire est aux vail- lants ?... Ici d'abord, monsieur, nous avons peu de soleil : nos fainéants ne pourraient pas s'y chauffer ; nous l'avons remplacé comme nous avons pu... Et puis, de ce bonheur que vous vantez, et qui est oisif, de ces joies du lazzarone, de cette poésie qui se noie en rêves stériles, nous n'en voudrions pas, nous ne saurions qu'en faire... Notre poésie, à nous, notre bonheur, c'est d'agir, non de muser ; c'est de savoir, non de rêver ; c'est même de produire plutôt que de consommer. Et je ne trouve pas que cela nous ra- baisse... L'action se suffit à elle- même, monsieur, et l'exercice de la force, quand le droit le règle, est un bel exercice !... La

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50 REFLETS d'AMÉIUOUE

force est une vertu, savez-vous ? En la pratiquant, en la dirigeant, on connaît des satisfactions qui valent bien celles des dilettantes dans les musées et des mendiants au soleil... Je ne suis pas aussi sûr que vous du parfait bonheur s'épanouissent les loqueteux sous les portiques des cathédrales d'Italie ; mais il y a une chose que je sais. C'est celle-ci :

Une fois encore, M. T.-K. Bea- cock répéta son geste familier ; et il poursuivit d'un ton presque solennel :

L'Américain, fils de ses œuvres, parti de rien, qui s'est enrichi par son travail ou par sa chance, qui est roi de quelque chose ou en passe de le devenir, qui est le premier dans son do- maine, et le plus puissant, je vous dis, moi, qu'il est heureux autant qu'on peut l'être, autant que le poète qui fait de beaux vers, autant que le paresseux qui se repose, ou que le touriste qui se promène... Et l'iVméricain pauvre.

I

UN DIALOGUE A PITTSBUIIG 51

qui n*a pas cette satisfaction per- sonnelle, qui partage son sort modeste avec le commun de ses concitoyens, mais qui pense à la grandeur de la patrie, qui sait ce qu'elle est déjà, ce qu'elle devien- dra, qui la regarde comme étant en puissance le premier pays du monde, c'est-à-dire celui qui doit posséder le plus de matières, le plus de forces, le plus de ri- chesse, le plus de justice, le plus de liberté, eh bien, il est heu- reux aussi ! Il n'est qu'une petite vague dans le fleuve ; mais il sait qu'il n'y a point de fleuve aussi large, ni dont le courant soit plus fort!... Et il est tranquille, et il a confiance, et il ne voudrait pas être d'un autre pays, ni d'une autre race, fût-il entouré des chefs-d'œuvre de tous les siècles, dans un beau climat, dans de beaux paysages !...

Bravo ! ditleD^ J.-M. Gartner.

M. W.-F. Smith leva son verre à la hauteur de son nez, en regardant M, T.-K. Beacock,

b2 REFLETS d'AMÉRIQUE

et le vîda d'un trait. Les voîx avaient monté dans la discussion. L'on nous écoutait des tables voisines. Une jolie femme fit le geste d'applaudir. Evidemment, M. T.-K. Beacock venait de par- ler en véritable Américain^ au nom de ses compatriotes^ comme s'il eût plaidé leur cause contre celle du vieux monde. Sa figure, qui s'était animée^ reprit son éner- gique placidité : il se reposait, comme un ouvrier après un grand effort^ et n'avait plus rien à dire.

Je murmurai :

Voilà qui est parler en ci- toyen romain...

Nopal conclut, en baissant la voix :

C'est ainsi que nous arri- vons à trouver, messieurs, que nous représentons les uns et les autres deux formes de la culture humaine, deux conceptions de la vie qui ne peuvent se joindre. Nous pourrions continuer sans nous convaincre. Si je parlais aussi bien

UN DIALOGUE A PITTSBURG 53

que M. Beacock, je diraîs tout juste l'inverse de ce qu'il vient de dire. J'aime mieux en revenir à notre point de départ : nous avons eu notre heure dans l'his- toire ; vous aurez la vôtre. Quand le monde nous appartenait, nous en avons fait ce que nous avons voulu ; quand il sera à vous, vous le marquerez de votre em- preinte. Dans un siècle ou deux, vous nous traiterez comme vous avez traité les Peaux-Rous:es, an- ciens possesseurs de vos forêts et de vos fleuves , comme vous traiterez demain les nègres, qui vous emcombrent. Telle est la loi de la force, de la force que vous célébrez. Nous aurions mau- vaise grâce à protester contre elle, car nous la pratiquons aussi, se- lon nos besoins^ envers les hom- mes jaunes ou noirs de nos colo- nies. Mais pour cette heure, cou- chons sur nos positions. Je suis un fils du vieux monde latin, je Faîme, je lui reste fidèle, je ne le renierai pas devant vous. Je

5.

b4 REFLETS d'AMÉRIQUE

VOUS ai dit ce que j'admirais dans votre grand pays tellement plus grand que ma pauvre petite Eu- rope !... Ne me demandez pas de me réjouir de vos triomphes futurs : s'ils adviennent, ils mar- queront notre défaite. Et lais- sez-moi garder le culte de nos anciens dieux. Vous croyez qu'ils entrent dans leur crépuscule : j'aime mieux croire qu'ils se reposent, et qu'ils n'ont pas dit leur dernier mot !

Un orchestre commençait à jouer des airs de danse dans le salon voisin. Nous nous levâmes de table, et nous nous séparâmes avec de bonnes poignées de main.

C'est extraordinaire me dit Nopal, que des animaux comme les hommes, qui se ressemblent exactement par la configuration des membres et par la couleur de la peau, au point que les autres bêtes ne doivent pas les distin- guer les uns des autres, diffèrent autant par les jeux de leur pen- sée ! Et que faut-il, pour les difiFé*

UN DIALOGUE A PITTSBURG 55

rencier ainsi ? Quelques degrés centigrades en plus ou en moins. Tout est là, mon cher ami. Le so- leil est père de tous les êtres ; c'est un père juste qui, ne pouvant distribuer ses rayons avec égali- té, a donné le goût de la force et l'illusion de la domination à ceux qui sont condamnés au froid, pour les consoler...

II

SUR LES UNIVERSITÉS

DES ÉTATS-UNIS

A Monsieur R.-L. Iloguet.

Elles m'ont paru jeunes et for- tes, bien vivantes, dVme belle con- fiance en l'avenir, pépinières croissentdes arbres déjà vigoureux, qui ne peuvent manquer de por- ter de bons fruits. Bien qu'elles s'inspirent de nos expériences euro- péennes, elles gardent leur per- sonnalité : elles sont marquées avant tout de l'empreinte origi- nale de la race neuve qui les a produites et les cultive avec prédilection. Un des traits de cette race qui m'a le plus frappé, c'est son respect pour les traditions. N'en ayant pas encore, en raison de sa nouveauté, elle cherche soit

SUR LES UNIVERSITÉS 57

à s'en créer, et l'histoire l'y aide au jour le jour, soit à se rattacher à celles de l'ancien monde, dont ses besoins plus immé- diats l'avaient pour un temps presque complètement séparée. Les Universités sont le trait d'union naturel entre le passé lointain c^. la culture européenne, et l'avenir' de la civilisation nouvelle qui s'éla- bore de l'autre côté de l'Océan, C'est une des raisons, je crois, pour lesquelles on les aime : elles représentent la seule chose que le génie audacieux qui s'empare des forces de la nature ne peut impro- viser, — le lent acquit des géné- rations, le capital intellectuel dont aucune spéculation ne réussit à brusquer l'augmentation régulière. Il faut le gagner avec patience : les pères n'en ont pas eu le loisir, les fils l'auront ; ainsi se reformera la chaîne qui relie par les anneaux du savoir les peuples d'hier à ceux de de- main.

Mais, à ce qu'il m'a seniblé, les

58 REFLETS d'amÉRIQUE

Universités américaines n'ont pas seulement une physionomie « amé- ricaine » : chacune a la sienne propre, chacune poursuit le but commun par les moyens de son choix. En flânant par les belles avenues de Cambridge, par exem- ple, je songeais à la paisible re- traite qu'offrent à la science cer- taines petites villes d'Allema- gne où l'on est loin du fracas du monde, les bâtiments univer- sitaires éveillent infailliblement ridée de ces «templa serena» dont parlait le poète. Au contraire, à New-York ou à Chicago, les Uni- versités — encore qu'elles soient isolées autant que possible ne m'ont plus semblé, si j'ose le dire, que des épisodes du tourbillon de vie qui les entraîne. Me trompé- je? mais j'imagine que les jeunes hommes qui s'y préparent devien- dront presque nécessairement des hommes d'action, des lutteurs, tan- dis que d'autres, élevés dans des centres tranquilles et consacrés dé- jà par quelque durée, garderont au

SUR LES UNiVEUSiTÉS 59

fond d'eux-mêmes le goût de la réflexion plus lente, et comme un asile intérieur ils aimeront h se réfugier quelquefois. Cornell m'a beaucoup frappé par ses ca- ractères pratiques et profession- nels : apprendre à des étudiants à se servir de leurs dix doigts, h manier des outils, à faire eux-mê- mes ce que des hommes cultivés sont toujours tentés de deman- der aux autres, voilà qui est (( moderne » et bien compris. C'est la fin du préjugé qui méprise le travail manuel en exaltant contre toute justice le trav^ail du cerveau. Je ne suis point de ceux qui croient au dogme de l'Egalité : mais, s'il y a un point sur lequel on puisse Tadmettre, c'estbien celui-ci. Quel qu'il soit, l'effort de l'homme a même noblesse : ce n'est qu'un ridicule orgueil qui marque des dif- férences entre les métiers produc- tifs et les classe sur les degrés chi- mériques d'une échelle absurde. L'a- telier à côté du laboratoire, l'école d'agriculture à côté des classes de

60 REFLETS d'Amérique

latin, la laiterie modèle à côté de la bibliothèque, voilà une concep- tion qui finira par la renverser, cette fâcheuse échelle grim- pent, chez nous, un trop grand nombre de jeunes parvenus des- tinés à Toisiveté ou de jeunes am- bitieux condamnés à la misère. Du reste, il m'a semblé que l'ensei- gnement supérieur avait partout un côté essentiellement pratique : les (( séminaires » , par exemple, pos- sèdent en général la place et les ins- tallations auxquelles ils ont droit ; aussi donnent-ils, à ce qu'on m'af- firme, d'excellents résultats. Une innovation que j'ai appréciée, sans en pouvoir d'ailleurs mesu- rer la portée, c'est celle de la continuité des cours, dans cette Université de Chicago dont la vitalité s'affirme avec tant d'élan. Nous avons, dans quelques-unes de nos Universités européennes, des « cours de vacances » ; mais ils n'impliquent pas la suppres- sion totale des vacances. Je pense à la chanson que nous chantions

SUR LES UNIVERSITÉS 61

autrefois, aux approches de juil- let :

Vivent les vacances Denique tandem...

En vérité, les vacances ont été jusqu'à présent un des éléments de la vie d'études ; ce temps d'arrêt complet et forcé, pendant la belle saison, a toujours paru salutaire aux maîtres comme aux élèves. Aussi ne puis-je m'empê- cher de réserver mon opinion sur l'innovation de Chicago. Mais là- bas, tout va si vite, que personne ne pense à se reposer.

Un Européen ne saurait visiter les Universités américaines sans admirer la perfection de tout ce qui est installation matérielle. Nous n'avons pas l'idée d'un tel confort. Nous nous contentons de vieux bâtiments, qui ont parfois plusieurs siècles d'existence, et qu'on restaure ou qu'on retouche comme ont peut, d'époque en épo- que, pour les adapter à peu près aux besoins du moment. On y perce

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62 REFLETS D'amÉRIQUE

des fenêtres quand l'hygiène dé- couvre que Tair doit être renou- velé. On les exhausse ou on les flanque d'ailes et de suppléments à mesure qu'augmente le nombre des étudiants. Pour en construire d'autres, on attend qu'ils brûlent. Mais ils ne brûlent pas, parce qu'ils sont solides. Ils laissent beaucoup à désirer. Nous les ai- mons pourtant : s'ils ne sont pas d'accord avec les exigences actuelles, ils nous ont faits ce que nous sommes. Leurs murailles s'effritent, leurs planchers sont usés, on respire dans leurs salles l'odeur des vieilles choses : cette odeur nous est chère, nous respi- rons avec elle le passé qu'elle repré- sente, Y autre fois qu elle a conser- vé. Et nous pensons, non sans orgeuil, à toute la gloire qui s'est amassée là^ aux maîtres illustres qui ont enseigné dans ces chaires, aux grands hommes qui se sont assis sur ces bancs marqués de vétusté. Ce n'est point une raison pournepas s'émerveiller devantles

SUR LES UNIVERSITÉS 63

installations modernes, admirable- ment commodes, de Columbia, de Chicago, de Philadelphie, et même des Universités de moindre impor- tance. Pas un détail qvii ne soit parfait. Quand on a terminé sa visite, on cherche pour peu qu'on soit doué de quelque esprit d'opposition une critique a faire : on n'en trouve aucune. C'est trop bien : il faut chercher ailleurs, si l'on tient absolument à discuter. J'ai cherché, et voici ce que j'ai trouvé : les Universités américai- nes exigent trop des professeurs. C'est un travers, d'ailleurs, qui ne leur est pas exclusif: on le retrouve dans les pays démocratiques et nouveaux, l'instruction publique est organisée par des personnes de beaucoup de bonne volonté, mais qui ne sont pas toujours en état de juger des conditions de la haute culture. Il faut être un peu du métier, pour savoir le labeur que représente une leçon bien préparée, et l'importance extrême qu'il y a à n'en offrir aux étudiants

64 REFLETS d'amÉRIQUE

que de telles. Or, pour beaucoup de gens, la durée matérielle de la leçon compte seule : ils sont per- suadés qu'un professeur, une fois sa leçon faite, a terminé sa plus grosse besogne, et, pourpeu qu'ils aient un mot à dire sur son ensei- gnement, ils ne songent qu'à aug- menter la somme de son travail, d'après l'idée qu'ils se font du tra- vail, pour le plus grand bien des élèves. C'est, à mon sens, la pire de toutes les erreurs : charger le pro- gramme de trop de cours, dans une Université, c'est aller à fins con- traires. Les professeurs ne donnent pas toute leur mesure, car il est matériellement impossible de pré- parer huit ou dix heures de leçon dans la semaine ; et les étudiants pâtissent de ce qu'il y a d'impar- fait dans l'ouvrage de leur maître. Plus qu'en aucun autre domaine, la qualité importe ici beaucoup plus que la quantité, puisque l'en- seignement universitaire a moins pour but de répandre des connais- sances positives que de fournir

SUR LES UNIVERSITÉS 65

une bonne méthode. Aussi ne puis- je m'empêcher, sur ce point im- portant_, de considérer les habitu- des françaises comme préférables : peu de leçons, mais que chacune soit un morceau dont l'excellence n'ait pas d'autres limites que celles du talent du maître.

Le peu que j'ai vu de la vie des étudiants m'a beaucoup plu, et ceux d'entre eux avec qui j'ai eu l'occasion de causer familière- ment m'ont enchanté par leur fran- chise, par leur bonne volonté, par leur mélange de maturité précoce et de qualités juvéniles, de fraîcheur et de sérieux. C'est un réjouissant spectacle que celui de ces vigou- reux jeunes gens, sains, robustes, qui consacrent à l'hygiène le temps nécessaire, de telle sorte qu'ils ont des chances d'éviter les maux que développe le « surmenage )). Le (( surmenage », ici, doit être un mot vide de sens, si du moins j'en juge par les loisirs qu'ils ont, et que d'ailleurs ils rem- plissent de la façon la plus intel-

REFLETS D AMERIQUE

lîgente. Représentations de pièces anciennes et modernes, françaises, anglaises, allemandes ou grecques, parties de cricket, de baseball, de football, exercices dans les gym- nases, réunions de clubs de toutes sortes, il y a de quoi rem- plir toutes les heures de la jour- née, et toutes les journées du se- mestre, et tous les semestres des années d'études.

Quand donc trouvez-vous le temps de travailler ? demandai-je à l'un d'entre eux.

Il me répondit :

Quelquefois...

Dans le fait, leur besogne s'ac- complit, — et j'ai mille raisons de croire qu'elle s'accomplit bien. Leurs plaisirs mêmes leur profitent. J'ai assisté, à Harvard, aune repré- sentation d'une pièce de Kotzebue, donnée par le cercle allemand : presque tous les acteurs parlaient correctement, avec peu d'accent et beaucoup de facilité. Dans la même université, j'ai rencontré souvent les jeunes membres de ce

SUR LES UNIVERSITÉS 67

Cercle français auquel je devais l'honneur et le plaisir de mon voyage : ils possèdent très bien la langue usuelle, et sans aucun doute, les représentations qu'ils pré- parent avec beaucoup de soins contribuent pour une bonne part à les en rendre maîtres. Appren- dre en s'amusant, c'est tout de même apprendre : il n'est point nécessaire que le savoir soit rébar- batif, le travail ennuyeux, la science hérissée. J'ai suivi, à Ithaca, les péripéties d'une partie de baseball. Ce déploiement de force, d'agilité, d'adresse est merveilleux. On l'ad- mire davantage encore quand on pense que ces athlètes deviendront et sont déjà des hommesde pensée. Ah! qu'ils expulsent de nos esprits l'image modèle du savant gringa- let, chétif et macrocéphale !

Un détail m'a frappé, que je veux signaler franchement, sans ignorer que je vais froisser des convictions respectables : j'ai été fort surpris des dfficultés que leur créent, en divers endroits, les

68 REFLETS d' AMÉRIQUE

lois et les règlements dus à l'ini- tiative des abstinents. Des étu- diants qui n'ont pas de taverne, et qui, dans leurs clubs, ne peu- vent boire de la bière ou du vin qu'à condition d'en avoir chacun sa petite provision personnelle ! Je me suis immédiatement senti triste pour eux (et je l'ai été pour mon propre compte dans les rares occasions il me fallut partager leur sort). Certes, je suis d'accord avec tous les gens de bien pour chercher à combattre les ravages de l'acool, et je com- prends qu'on s'efforce de suppri- mer les boissons spiritueuse, qui sont un danger. Mais les boissons fermentées ! Le vin est aussi na- turel que l'eau d'Appollinaris, la bière est aussi saine que le ginger- ale : en interdire l'usage pour en supprimer les abus, je ne vois qu'un fâcheux paradoxe ; je pense à la gaîté de mes années d^étude, et je me demande ce qu'elle eût été sans le « petit blanc » du canton de Vaud, sans la bonne

SUR LES UNIVERSITES 69

et onctueuse bière allemande... Peut-être, d'ailleurs, me trompé- je. Chaque pays a ses mœurs. Les étudiants américains, même ceux qui ne boivent que de l'eau, sont de vrais jeunes gens, vivants et gais: ils ont d'autres plaisirs, qui valent bien ceux que nous avions. J'ai rapporté d'eux, comme de leurs maîtres, le meilleur souvenir, et je voudrais dédier ces notes trop brèves à celui d'entre eux qui fut pendant mon séjour à Harvard mon guide et mon compagnon. Si beaucoup de ses camarades lui ressemblent, l'Amérique peut attendre de ses jeunes Universités une belle floraison.

III '

COLONS DU CANADA

A monsieur Alphonse Gaulin.

Mon voyage de conférencier m'a permis de réaliser un vieux rêve d'enfant : je suis allé, de Montréal, visiter la région que les gens de la ville appellent « le Nord » ; un pays neuf, dont la conquête com- mence seulement, un pays de lacs, de rivières, de forêts, les colons pénètrent peu à peu. Les colons ! A l'âge la lecture dé- pose en nous le levain de nos rêves futurs, des livres enchan- teurs m'avaient rempli l'imagina- tion des fantaisistes récits de leur vie, de leur belle vie au grand air libre, de leurs chasses romanesques, de leurs trouvailles inattendues aux heures de dé- tresse, de leurs magnifiques dé-

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fenses contre les troupeaux de loups et les bandes de Peaux- Rouges. Ce que j'ai vu ne res- semble guère à ces histoires : c'est intéressant autrement. La fantaisie en disparait, non la poésie. Le roman réel n'est point un roman romanesque: il n'en est pas moins un beau roman, celui du travail le plus énergique, de l'effort le plus patient, de la lente et difficile mainmise sur une terre rude, qui résiste. Et ce roman, dont je voudrais esquisser ici le sommaire, ne m'a pas moins séduit, à sa manière, qu'autrefois les aventureux récits des conteurs.

Presque toute la contrée qui s'étend de Montréal aux lacs du Grand et du Petit Nominingue est en quelque sorte l'œuvre du vail- lant curé de Saint- Jérôme, Ms»' La- belle.

Nous avons vu en France, il y a peu d'années, ce prêtre-paysan, actif, ardent, prime sautier, maniant avec une verve naïve la langue archaïque qu'on parle dans son

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village. J'assistais au banquet qui lui fut offert au cercle Saint- Simon; et je retrouve dans ma mémoire sa haute taille, sa large poitrine, sa tête solide plantée sur des épaules d'Hercule. On le fêtait, sans savoir grand'chose de lui, sinon qu'en son pays il défendait les traditions française : voici que partout, ici, je trouve son por- trait, son buste, des Inscriptions en son honneur. Dans des fermes écartées, il y a pour tout ornement la photographie de M^^ Labelle. A Saint-Ignace un village im- provisé au milieu des bois, on n'a pu lui élever un monument dans les proportions habituelles : sur un socle, vis - à - vis de l'église, on a dressé une réduc- tion de sa statue en pied, et je ne conçois pas d'hommage plus touchant que ce modeste souve- nir, où s'affirment l'attachement et la reconnaissance des braves gens qui, sans ressources d'argent ni d'art, veulent pourtant célébrer leur héros. Car il fut un héros,

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une sorte de conquérant, et sa vie fut comme un règne pacifique. C'est à lui qu'on doit les villages naissants, dont un porte son nom ; le chemin de fer commencé, qui rejoindra bientôt la grande ligne du Canadien-Pacifique; la mise en exploitation des forêts qui longent la rivière Rouge; c'est encore à lui qu'on doit le courage, l'esprit d'entreprise, la vertu qu'il faut pour asservir cette terre si longtemps livrée à sa liberté. Il était la providence des colons, qui le voyaient apparaître comme un saint, aux heures difficiles, dans leurs fermes isolées, dans leurs huttes perdues. Il les ac- cueillait, il les réconfortait, il apaisait leurs contestations, il les aidait. Aussi est-il déjà presque légendaire : il le deviendra tout à fait et sera le patron de cette pit- toresque contrée, l'on a baptisé de son nom, avec le village le mieux situé, le plus beau lac.

La contrée est vraiment belle, encore qu'elle ne soit pas

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aussi (( sauvage » que je me l'ima- ginais, d'après les romans de mon enfance. D'abondantes ri- vières, qui de place en place s'élargissent en nappes d'eau, cir- culent comme un réseau de veines à travers les épaisses forêts : et il y a un charme infini de solitude dans ce mélange des eaux et des arbres. Les arbres sont magnifi- ques ; ils commencent à peine à verdoyer, mais à leur écorce, on reconnaît les grands tilleuls, droits et blancs, qui semblent poussés d'une seule venue, les érables bienveillants dont on vient de récolter la sève, les robustes frênes, les merisiers rougec\tres, mêlés aux pins, aux épinettes. Ils sont depuis des siècles, telle- ment accoutumés à croître ensem- ble qu'on n^en peut isoler aucun qui ne périsse. Leurs énormes racines fouillent le sol qu^elles retiennent comme des mains d'avares crispées sur un trésor. Ils sont tranquilles dans leur vieillesse, ig^norants de la cognée

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qui les menace. Bien qu'ils vivent par leurs troncs, par leurs feuilles, par leurs fleurs, parleurs fruits, ils ont la sérénité des cho- ses inconscientes. Des écureuils bondissent à travers leurs bran- ches ; parfois, un daim effarouché s'enfuit dans les taillis ; ou c'est, sur la lisière, le rossignol cana- dien qui volète : un pauvre petit oiseau gris, qui n'a que trois notes grêles à jeter dans le grand silence. De place en place, un incendie a passé, les arbres sont morts dans les flammes : ils ne sont plus alors que des sque- lettes, couleur d'ossements, dont l'aspect désole le paysage. Le long de la rivière Rouge, par exemple, il y en a pendant des milles et des milles, et l'on songe à quelque immense cimetière, à quelque interminable voie Ap- pienne, à quelque nécropole dont les rues n'auraient pas de fin. Parmi les arbres morts ou vivants, les eaux courent ou s'endor-

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ment : tantôt elles charrient des troncs coupés, qui s'en vont à la dé- rive, comme ils peuvent, à leur des- tination ; tantôt elles baignent des pans de forêts, immobiles et chan- geantes, couleur du ciel, couleur de l'espace, couleur de la lumière, parcourues de reflets capricieux, rendez-vous des canards, des huards, des martins-pêcheurs au plumage éclatant. Comment décrire le mystère de ces lacs, perdus dans le recueillement des solitu- des ? Chacun a sa couleur et sa forme, d'où il tire son nom : il y a des lacs Bleus, des lacs Noirs_, des lacs Verts, des lacs Ronds, qui ont leur figure, leur indivi- dualité. Jamais je n'ai mieux com- pris les anciens mythes, les légendes de nymphes et de dryades : plus la nature est primitive, plus elle est personnelle et près d'avoir une âme... Parfois, une ferme isolée s'esquisse dans l'ensemble du paysage. On la remarque à peine: ici, l'homme étant encore rare, la terre appar-

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tîent aux bêtes, aux arbres, aux rochers, aux eaux. La nature inconsciente triomphe en paix ; sa sérénité vous imprègne : on écoute, on se tait, on se fond dans l'espace l'on est seul.

Il y avait jadis une race d'hom- mes qui vivaient librement dans ce vaste pays : les Peaux-Rouges, dont tant de petits Blancs rêvè- rent comme moi, sur les romans que je vous ai dits. Cette race s'éteint à mesure que les forêts tombent, que la civilisation mar- che. C'étaient des nomades, des chasseurs : ils ne veulent pas être laboureurs et sédentaires. On leur prend leur gibier, on les parque, on leur impose des lois : ils en meurent. Chaque année, le gouvernement canadien, qui s'efforce de les traiter avec huma- nité, leur distribue des couver- tures : ils s'en enveloppent pour mourir, et îcur nombre décroît toujours. J'en ai vu quelques-uns, dans un village près de Montréal qu'un décret de Louis XIV leur a

1.

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jadîs concédé : ceux-là sont si métissés qu'on distingue à peine la couleur de leur peau ; ils sont chrétiens, catholiques, et culti- vent leurs champs ; ils ne conser- vent que peu de chose de leurs anciennes mœurs. Mais les vrais, ceux des vs^igwams , des tomahawks , du scalp et des mocassins, dispa- raissent. Quelques générations encore et ce sera fini : à peine en restera-t-il pour les représen- tations de cet étonnant Buffalo Bill, roi de la réclame, qui couvre TAmérique d'affiches colossales son portrait fait pendant à celui de Napoléon. C'était pour- tant une race noble, courageuse et fière. La veille de mon arrivée à Labelle, une des dernières Iroquoises du pays, qu'on appelle « Catherine la Sauvagesse », s'est signalée par un acte héroï- que. Trois hommes avaient été pris par les rapides de la Rivière Rouge, en cherchant à dégager des troncs d'arbres qu'arrêtaient les remous du courant ; elle seule

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osa leur porter secours, sur son canot d'écorce, et réussit à en sauver un.

Les vrais habitants aujourd'hui, les maîtres du pays, ce sont les colons, les descendants des pay- sans français qui demeurèrent dans la province de Québec après la conquête anglaise. Ils étaient alors soixante-dix mille : ils sont aujourd'hui près de deux millions, sans compter le million d'émi- grants qui ont été chercher aux Etats-Unis une existence plus facile. Quelle glorieuse histoire que celle de leur résistance et de leur fidélité ! Pauvres, les riches avaient tous regagné la mère-patrie, entourés d'An- glais beaucoup plus nombreux et détenteurs de l'administration, traités longtemps avec une mé- fiance hostile, ils ont néanmoins conservé leur foi, leur langue, leurs mœurs. Un admirable clergé les soutenait à travers l'épreuve : ils se groupaient autour de l'E- glise comme autour d'un drapeau.

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Je ne crois pas qu'il existe au monde un plus frappant exemple de la persistance du sentiment national ; et ce sentiment, par le fait des circonstances, se confon- dait avec la foi. L'on me racontait un jour que dans certaines parties de l'ancienne Pologne, les paysans restent catholiques surtout pour rester Polonais, et parce que, s'ils abandonnent les pratiques du culte ancestral, leurs amis disent : (( Il n'est donc plus des nôtres ! . . . » J'imagine qu'il en fut à peu près de même pour les Franco-Cana- ^diens. L'Eglise dut être pour eux le lieu sacré se conservèrent avec la foi, les traditions, les mœurs, la langue des ancêtres, tout le noble héritage qu'ils ont gardé intact par delà les mers, malgré le temps, malgré l'espace, de telle sorte qu'ils sont aujourd'hui aussi Normands, aussi Bretons, aussi Français qu'au temps de Cham- plain et de Montcalm. Ils ont trouvé une formule qui traduit à merveille ce qu'il y a de complexe

COLONS DU CANADA 81

dans leur situatîon de Français, sujets britanniques ; ils disent : (( Loyaux à la Reine, fidèles à la Patrie. » Et ils sont ce qu'ils disent : ils sont loyaux sans cesser d'êtres fidèles. Le chef du gouver- nement de ce pays anglais et protestant, sir Wilfrid Laurier, est un Français et un catholique ; le lieutenant-gouverneur de la province de Québec, M. Jette, est un Français ; plusieurs des minis- tres et des hauts fonctionnaires sont Français. Leur « loyauté » est entière ; leur « fidélité », comme celle des plus humble, l'est aussi. Tous ont le culte de leur origine : source de respect, de force, de vertu. Quelle persé- vérante énergie ils ont dépensée pour maintenir ainsi les droits de leur sang, leur ame héréditaire, leur patrimoine national ! L'his- toire en devrait être écrite : il n'y aurait pas de meilleure réponse à faire aux prophètes de la décadence des races latines, car elle mettrait en lumière quel-

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ques-uns de nos traits les meil- leurs, elle affirmerait notre vita- lité, et à un autre point de vue, elle montrerait qu'il y a de l'hé- roïsme ailleurs que sur les champs de bataille, dans le simple accom- plissement de la vie, dans l'obéis- sance aux lois élémentaires qui commandent à l'homme de croître et de multiplier, en gagnant son pain jour par jour, à la sueur de son visage.

Mon Dieu ! que notre vie arti- ficielle est lointaine, qu'on est ici près de la vérité !...

Tandis que, comme nous l'avons vu, le sentiment collectif de la race groupe ce petit peuple et en maintient l'unité, chacun de ses membres ne prospère que par son travail personnel. Pas de grande culture, ici, pas de machines perfec- tionnées qui diminuent la peine de l'ouvrier, pas de spéculation : la seule affaire, c'est le défri- chement, — la première conquête du sol qui se défend et dont il faut s'emparer pouce à pouce.

COLONS DU CANADA 83

Le colon a choisi son lot, que la « Couronne » lui cède moyen- nant un prix presque nominal (qui varie de 1 à 3 franc l'acre), à la condition que, dans le cou- rant des quatre premières années, il mette en culture le 10 p. 100 de sa propriété. Une loi spéciale, le homestead^ dont il peut récla- mer le bénéfice sans être forcé de Faccepter, rend cette propriété, s'il le désire, inaliénable et insai- sissable : c'est donc la création du patrimoine, du fonds la famille peut s'étendre et prospé- rer, de l'abri sûr contre les hasards de l'existence; c'est un reste d'institutions patriarcales qui, je crois, ont disparu du reste du monde ; c'est encore une prime offerte au travail vraiment

productif, à l'effort de couraoe

1 ^^

et de patience qui a conquis un

morceau de la nature ; c'est un

prinlege concédé à cette humble

aristocratie dont la cognée est le

blason. Maitre dans son domaine

inexploré, voici le colon seul dans

84 REFLETS d'amÉRIQUE

la forêt immense, aux prîses avec les arbres géants, possesseurs antiques du sol, ses concurrents formidables dont les racines absorbent les sucs nourriciers de sa terre, dont les troncs énormes le défient, qui semblent prêts à se soutenir entre eux contre lui : ils le dominent, ils l'écrasent, ils sont une armée. Et ils ont un allié, le climat : les longs hivers glacés qu'ils passent enveloppés dans leurs gaines de neige, les étés courts et torrides , de brusques virements de tempé- rature qui menacent à la fois la santé de l'homme et ses récoltes. Par commencer l'énorme besogne? Comment atta- quer l'ennemi puissant par son inertie ? Quelles brèches ouvrir dans cette masse à la fois passive et vivante ?...

Avant tout^ le colon songe à son abri. Il est pauvre : il ne peut pas payer des ouvriers ; et seul, que ferait-il ? Un peu d'aide le sauvera. Il s'en va donc voir ses

COLONS DU CANADA 85

voisins, à la ronde, sans compter les kilomètres. Il leur dit :

(( Je viens m'établir parmi vous, pour faire ce que vous avez fait. Je n'ai rien ; vous n'aviez rien non plus quand vous êtes arrivés. Pourtant, il me faut une maison : venez m'aider à la construire ! » Les voisins répondent : « C'est juste. Nous voici ! » Ils prennent rendez-vous, réu- nissent leurs forces pour abattre les premiers arbres, et en deux ou trois jours le log-house est construit.

Que j'en ai vu, sur mon par- cours, de ces pauvres huttes, et pkis d'une abandonnée avant l'achèvement, ou tombée en rui- nes et racontant quelque vague roman de misère que personne ne saura jamais. Les murs sont des troncs d'arbres superposés, aux interstices bouchés de terre humide. A l'intérieur, une pièce unique, avec un vaste foyer, et une soupente monte une échelle. Je songe aux « mayens »

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IlEFLETS D AMERIQUE

des hauts pâturages alpestres ; mais les pâtres, là-haut, ne pas- sent que les mais d'été, dans la magnificence d'un paysage incom- parable ; ils sont plusieurs ; de temps en temps, leurs parents ou leurs patrons leur apportent des provisions. Ici, les colons sont murés pour les longs mois de neige. Ils n'ont pas toujours des voisins. Leurs provisions sont maigres, et ne se renouvellent qu'à de longs intervalles. Vrai- ment, le log-house est l' habitat le plus misérable qu'on puisse con- cevoir, et perdu dans de telles solitudes ! De loin, on le distingue à peine : il est noyé dans la forêt ; les daims qui viennent boire ne se détourneraient pas pour l'éviter ; le dernier des sapins mire dans le lac une ombre plus glorieuse. N'importe ! Il renferme l'espérance des jours meilleurs, il donne au colon le repos, l'abri, le a home », il est le centre d'où rayonneront bien- tôt le travail et la conquête. Au

COLONS DU CANADA 87

bout de deux ou troîs ans, il est abandonné, remplacé par une maison meilleure, régulièrement construite, avec des chambres, une cuisine, de bonnes fenêtres, parfois même quelques orne- ments : il ne sert plus que d'éta- ble ou de grange, le pauvre log-^ liouse^ mais il reste là, témoin des premières luttes, des plus héroïques efforts. La propriété s'accroît, se développe, s'embel- lit autour de lui ; l'un après l'au- tre, les arbres géants tombent sous la cognée : il n'en subsiste que les racines et les troncs, lents à détruire, qu'on allume chaque année à la saison sèche ; des vaches pâturent sur les jeunes champs ; la pomme de terre, le maïs, quelques légumes poussent autour de la maison nouvelle ; des poules picorent, un cheval est à l'écurie, un de ces bon petits chevaux du pays au pied sûr, au trot rapide. C'est l'aspect d'une ferme encore bien modeste, sans doute, mais qui déjà ressemble à

REFLETS D AMERIQUE

celles que nous connaissons. Et tout cela vient de l'humble log- house^ qui en fut l'âme, et dont l'œuvre est faite, dont le temps est passé. Le moment arrive il n'est plus nécessaire, trop petit ou trop disjoint pour les bêtes. La déchirure s'étend toujours dans la forêt, dont la lisière recule ; le colon, venu seul, a gagné sa bataille, et ses enfants grandissent autour de lui, sur le sol fertile qui est le sien, car il l'a créé. Nous passons devant une vaste propriété, bien tenue, qui descend en talus jusqu'à la rivière et dégage une bonne impression d'aisance :

(( Vous voyez ? me dit un de mes compagnons en l'embrassant du geste. Eh bien, quand ces gens- sont arrivés dans le pays, on disait d'eux : « Ils sont si pau- )) vres, qu'ils n'ont pas même les » moyens de faire leur prière !... » Maintenant, tout ce domaine est à eux, ils vont le vendre un bon prix. »

COLONS DU CANADA 89

Je me récrîe :

(( Le vendre ? Pourquoi ?

Pour aller plus loin et recommencer ! »

C'est ainsi qu'ils compren- nent leur fonction, les colons canadiens: ils défrichent. D'autres auront le soin d'améliorer les cultures, de tirer parti des grands morceaux de sol qu'ils ont dégagés. Eux, leur tâche est d'abattre les arbres, de vaincre la forêt, de jeter dans la terre les premières semences. Quand ils l'ont remplie, ils vont « plus loin », ils s'enfoncent dans le nord ou dans l'ouest, ils refont pour la seconde fois le même tra- vail, avec plus de ressources et plus d'expérience. Ils sontl'avant- garde, les plus vaillants, les plus audacieux. Derrière eux, s'avance le troupeau plus nom- breux des moins pauvres et des moins hardis, auxquels ils ouvrent la voie. Et je me demande s'ils ont conscience de la beauté de leur rôle ?...

S.

IV ARÉTHUSE

A monsieur B. Auzias-Tiirenne .

Le beau roman de M. de Vogué (1) pose avec ampleur une question dont on commence depuis quel- ques années à pressentir la gra- vité, et qui sera sans doute féconde en surprises : celle de la rivalité de l'ancien et du nouveau monde, ou plus exactement, des deux formes de civilisation que repré- sentent respectivement la vieille Europe et la jeune Amérique. Ces deux formes de civilisation, en effet, sont si différentes, par leurs origines comme par le but qu'elles assignent à Tefïbrt humain, qu'elles paraissent in- compatibles. L'une est un fruit

(1) Le Maître de la Mer, in-18, Paris, Gçilman-Lévy, 1904.

ARÉTHUSE 91

spontané des pays de soleil et des commencements de notre histoire : elle tend au plaisir de vivre je prends cette expression dans son meilleur sens, c'est-à-dire au libre épanouissement de tout notre être, esprit et corps. L'autre est apparue dans un monde vieilli, sousdescieuxinclémentsielleporte la marque d'une volonté mûrie, consciente et dure ; elle n'enseigne point à l'homme à demander aux choses leurs paisibles secrets et leurs joies, elle le pousse à les asservir. L'une nous laisse passifs au sein d'une nature bienveillante ; l'autre développe démesurément nos instincts conquérants. L'une produit desTournoëls, ardents, gé- néreux, désintéressés, vaillants, mais fantaisistes et toujours prêts à l'inconséquence, puisqu'un rêve d'amour peut soudain supplanter ou balancer leurs plus vastes ambi- tions ; l'autre produit des Archi- bald Robinsons, droits, rigoureux, puissants, solides, tenaces, possédant à un degré surprenant

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les qualités quî font conquérir le monde, dépourvus à un égal degré de celles qui permettent de jouir de la vie.

L'impression de cette irréduc- tible opposition, qui sort des éclatantes pages du Maître de la mei\ je l'ai eue sur nature, in- tense et vive. A une année d'in- tervalle, presque jour pour jour, le hasard m'avait conduit dans les deux Syracuses : celle que les Corinthiens fondèrent il y a plus de deux mille cinq cents ans dans l'île d'Ortygie, et celle qui naquit il n'y a pas encore tout à fait un siècle à l'extrémité sud du lac Onondaga, dans l'Etat de New-York.

Lorsque j'arrivai dans la seconde, je venais de parcourir les principales villes des Etats- Unis : j'avais vu rouler la foule agitée sur le pont de Brookyln, flamber les métaux fondus dans les ateliers de Pittsburg, passer près des abattoirs de Chicago les troupeaux de bestiaux que con-

ARÉTHUSE 93

duisent les <( cow-boys » ; j'avais visité des usines, des clubs, des universités, des réunions publi- ques, des maisons de vingt-cinq étages, des rues de quatorze kilo- mètres ; j'étais rempli de l'inquié- tante grandeur de ce spectacle si nouveau pour un flâneur de nos villages européens. Je sentais for- tement qu'il se prépare une nou- velle conquête du monde, sans res- semblance avec celle qu'accom- plirent jadis les poignées d'aven- turiers qui débarquaient dans quelque île à peu près déserte ; celle-ci, pensais-je, ne se bornera pas à des territoires isolés, elle englobera la terre entière, non seulement avec ses richesses vi- sibles, mais avec les forces in- times et mystérieuses des cieux et des vents, et sous sa pression formidable disparaîtra notre civi- lisation comme disparut la civili- sation romaine sous la pression des barbares. Sans doute, elle en respectera les monuments ; mais elle en détruira l'esprit ; et quand

94 KEFLETS D'AMÉniQUE

l'esprît n'en sera plus Tarmature, puisqu'on somme elle est intel- lectuelle avant tout, qu'en pourra- t-îl bien subsister ?

En même temps, je me rappe- lais i'antique ville dont la nou- velle a pris le nom. J'y revoyais en pensée, dans son bouquet de papyrus, cette petite fontaine d'Aréthuse qu'un passant non averti remarquerait à peine, et qui dégage pourtant un charme si profond de rêverie et de souvenirs. Combien produit-elle de litres à la minute? Oh! bien peu! Le ruisselet qui s'en échappe est si ténu, qu'aucun ingénieur n'aurait l'idée saugrenue de capter les forces de trois ou quatre hari- delles qu'il peut avoir quand il n'est pas à sec. Et pourtant, toute l'œuvre de nos ancêtres, tout ce qu'ils ont fait, tout ce que nous sommes, nos deux mille ans de mythes et de poésies, d'art et de pensée, tout est sorti de cette eau claire et de ces roseaux ! Un courant magnifique en est parti

ARBTHUSE

pour parcourir le monde. Nous avons la mémoire remplie de ses souvenirs, de ses rayonnements, de sa gloire. Qu'adviendra-*t-il de son génie dans le monde nou- veau?... Peu de jours avant d'ar- river à l'antique Syracuse, j'avais contemplé, dressés dans la mer bleue, les rochers que le cyciope lança contre la barque de l'ingé- nieux Odysseus : quel pauvre ouvrier devait être ce Polyphème ! comme son œil unique se serait agrandi d'étonnement devant les forges américaines ! A Pittsburg on ne l'aurait pas même embauché pour homme de peine. Je m^étais aussi arrêté devant le petit monument d'Archimède : qu'eût dit cet ingénieux primitif aux spectacles de fer que j'avais sous les yeux ? quel eût été son éton- nement à la vue des machines prodigieuses qui accomplissent l'effort de toute une population!... Alors je compris que, fatale- ment:, ceci devait dévorer cela. Notre passé sublime, dont nous

96 REFLETS d'AMÉRIQUE

avons la juste fierté, n'est qu'un élément jeté par le temps dans le creuset formidable l'invisible feu d'une activité qui ne connaît pas d'obstacles fait bouillonner l'avenir. Il en sortira transformé et méconnaissable, comme les métaux qu'on a soumis à la tem- pérature appropriée perdent leur poids, leurs propriétés, leurs apparences pour devenir un corps nouveau. Il n'existera bientôt plus qu'à l'état de souvenir ou de relique. Peut-être que ses vestiges mêmes, arrachés du sol qu'ils ont si longtemps décoré, puis transportés par des engins encore ignorés, viendront orner cet autre continent, berceau d'une autre culture, comme les obélisques égyptiens dont les badauds con- templent les hiéroglyphes sur nos places publiques, ou comme les restes de l'art assyrien qu'on recueille dans les salles les plus désertes de nos musées. Oui, j'imaginais fort bien les ruines de la Syracuse de Denys trans-

ARËTHUSE 97

portées sur les bords du canal Erié et de l'Onondaga, les colon- nades de Sélinonte déposées dans quelque angle du Parc national^ les temples de Ségeste ou de Gir- genti installés parmi les buildings qui les dépasseraient de plusieurs étages !

Comme ces choses, après tout, ne sont que des symboles, j'en dégageais le sens inquiétant : je me représentais une existence d'où aurait disparu tout ce qui est charme, beauté, douceur. Plus d'abandon joyeux dans la gaieté du soleil, plus d'autre objet que la conquête, les nerfs tendus dans un effort constant de la volonté. Et d'ailleurs des résultats magni- fiques : toujours plus d'argent dans les coffres-forts, toujours plus de bien-être, toujours plus de commerce et d'industrie, et des prodiges de mécanique, de chimie et d'électricité, et le triom- phe complet, définitif, absolu de l'homme sur les éléments, sur la nature, sur l'infini !...

98 REFLETS d' AMÉRIQUE

L'eau claire d'Aréthuse jailli- rait encore du sol sacré des nymphes, dans son bouquet de papyrus ; mais qui donc frémirait aux murmures de ses roseaux et de tous les souvenirs qu'ils mêlent aux chansons de la source ?

LE FRANÇAIS EN AMERIQUE

Je viens de recevoir le rapport du congrès annuel de l'Alliance française aux Etats - Unis pour 1903. Cela est merveilleux. Dans ce pays les grandes villes poussent comme des champignons, de vastes associations peuvent de même se fonder, s'organiser, se développer en quelques mois. Il y aune année, l'Alliance française ne comptait qu'un petit nombre de groupes isolés par-ci par-là ; il y en a maintenant soixante-deux, réunis en un faisceau solide, prospère et influent, dit le rapport 4u président, M. J.-H. Hyde, et dont l'action de propagande, loin d'être éphémère et restreinte, se

iOO REFLETS d'amÉRIQUE

fait vraiment sentir et s'étend tous les jours.

Plusieurs « cercles français » sont affiliés à la fédération. Ils déploient une activité très grande. On connaît celui de Harvard. Je ne dirai rien de ses conférences, puisque j'ai eu l'honneur de fi- gurer dans la liste de ses confé- renciers : on en parle souvent, sans rappeler assez que la première impulsion en remonte au voyage que fit M. Brunetière, appelé par une fondation de l'Univerité Jolins Hopkins, à Baltimore. On sait moins qu'il organise chaque année une représentation de quelqu'une de nos pièces classiques. C'cfit ainsi qu'il a déjà donné, entre autres, le Médecin malgré lui^ le Bo u rgeo is geiitilh om ni e^ le Mente w ; , les Plaideurs^ le Pédant joué^ dont il a même publié une édition spéciale, et cette année, le Barbie?^ de Sé^ille, D'autres cercles ana- logues existent dans d'autres villes universitaires , à Philadelphie, à Princeton, à Yale, etc. J'ai vu

LE FRANÇAIS EN AMERfQbE '^ HOÎ '

fonder celui de Philadelphie. Cela se fait en un tour de main. Et cela dure.

Il faut dire que cette œuvre est soutenue par des hommes singulièrement appropriés à leur tache. Je ne pais citer tous ceux qui, comme M. le professeur Ad. Colin à New- York, M. Rosengarten à Philadelphie, M. le professeur de Sumichrast et M. Al. Gaulin à Boston, instituèrent les premiers Comités locaux. Quand le moment fut venu de coordonner ces efforts et de leur donner l'unité néces- saire, la direction du mouvement incomba à M. J.-H. lïyde qui, admirablement secondé par M. L.- V. Gofflot, a fait des merveilles. Ce jeune homme, qui n'hésite point à mettre au service de l'œuvre une part de son immense fortune, possède à un degré sur- prenant les qualités organisatrices de sa race : les choses compliquées se classent, s'arrangent, se déve- loppent d'elles-mêmes entre ses mains. Il manie le temps et

9.

î02 hEFLEïfc d'aMKRIQUE

l'espace avec la même aisance que les hommes et les capitaux. Idéa- liste et réaliste à la fois, comme le sont si volontiers ses compa- triotes, il adapte sans efforts des moyens très pratique à un but très élevé. Ce but, voici comment il le définit, dans le rapport que j'ai déjà cité :

« Chaque adhésion nouvelle donne une importance plus grande, ajoute au prestige de l'Association toute entière, de même que la Fédération comme je l'entends donnera bientôt, si ce n'est déjà le cas, plus de prestige et d'im- portance à chacun de ses groupes adhérents. Il est inutile de vous rappeler que vous ne représentez pas seulement ici des clubs, des sociétés littéraires ; vous repré- sentez les Comités d'une grande Association qui poursuit une belle œuvre et qui n'a pas été chercher sa raison d'être dans des questions d'ordre personnel, mais seul dans les considérations les plus géné- reuses et les plus élevées. Je

LE FRANÇAIS EN AMERIQUE 103

suppose que chacun d'entre vous tient à cœur ces considérations et cette œuvre, dont le fin mot n'est pas simplement dans la propaga- tion d'une langue riche et souple et dans la diffusion d'une litté- rature admirable, mais dans l'union de l'élite de tous les pays du monde, par la pensée et par une admiration commune avec ce peuple français si sensible à toutes les émotions qui proviennent de ce qui est noble et de ce qui est beau. »

Il y a dans ce petit morceau une ou deux expression qui ne sont pas absoluments correctes ; mais vous conviendrez que c'est parlé quand même ! Et n'est-il pas de notre devoir le plus élé- mentaire d'envoyer toutes nos sympathies, en chaque occasion, à une œuvre qui s'inspire de telles idées et de tels sentiments ?

La langue, en effet, on ne le rappellera jamais trop, est l'un des meilleurs, l'un des plus solides liens qui peuvent exister entre les

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hommes. Chaque fois que les jeunes gens de Harvard ou de Yale se réunissent pour parler français, ou jouent en français une des œuvres glorieuses de notre littérature, ils se rappro- chent de laFrance,en comprennent mieux les aspirations, en sentent mieux le génie. Tant de choses nous séparent de ce nouveau monde, dont nous observons la prodigieuse croissance avec une sourde inquiétude ! C'est une raison de plus pour nous réjouir quand nous le voyons faire effort pour venir à nous, ou pour ren- forcer les attaches qui relient notre passé à son avenir. Formé d'éléments très divers, il constitue, en fait, une race nouvelle, avec ses mœurs, ses lois, ses aspira- tions, son idéal ; il nous sur- passe de beaucoup dans la conquête de la nature et dans l'organisation des forces sociales ; mais il ne nous atteint pas encore dans l'ordre intellectuel, et reste ouvert sinon à notre influence, ce qui

LE FRANÇAIS EN AMERIQUE 105

serait trop dire, du moins à notre expérience. Tous les pays euro- péens l'ont compris, tous s'ef- forcent d'augmenter ses con- tacts avec leur culture : il y a des cercles allemands, comme il y a des cercles français, et la science allemande compte quelques re- présentants éminents dans les universités américaines. Il serait fâcheux d'être distancé dans cette concurrence, qui est très noble : le rapide accroissement de la fé- dération des Alliances françaises montre qu'il n'y a pas en tout cas péril immédiat, et constitue un succès.

Ce n'est pas d'ailleurs le seul motif que nous ayons de nous en réjouir.

Il subsiste en Amérique de nombreux éléments français, restes des anciennescolonies. Sans doute, ils se sont fondus dans la seconde patrie, et ces descendants des émigrants de la Louisiane ou de la Caroline sont devenus de vrais Américains et de bons Américains,

106 REFLETS D'AMÉRIQUE

Maïs cette fusion ne les empêche pas de conserver, quelques-uns au moins, des traits de leur race originelle, et de lui garder leur piété. A peine débarqués sur le sol américain, les Allemands, par exemple, deviennent des Yankees ^ et parfois même plus Yankees que les Yankees, A preuve ces paroles d'un Allemand, M. Richard Guen- ther, prononcées dans un discours politique, que cite M. Roosevelt et que j'ai déjà eu l'occasion de si- gnaler ailleurs :

« ... Nous sommes Américains dès le moment nous avons touché la rive américaine, et nous le serons jusqu'à ce qu'on nous dépose dans les tombes amércaines. Nous combattrons pour l'Amérique chaque fois qu'il le faudra. L'Amé- rique d'abord, ensuite et toujours. L'Amérique contre l'Allemagne, l'Amérique contre le monde ; l'Amérique à tort ou à raison, toujours l'Amérique ! »

Je ne crois pas que les Français même installés en Amérique depuis

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plusieurs générations, deviennent jamais Américains avec une telle frénésie! Ils ne s'assimilent que très lentement, en conservant toujours du moins pour la plupart quelque chose de leur passé an- cestral. Il y a dans leur âme comme une porte ouverte à tout ce qui vient du pays d'origine. Et la langue demeure le lien im- matériel qui les y rattache, qui les y retient dans la limite du possible. Tous ne sont pas de ces Américains riches, qui tra- versent l'Océan comme un Pa- risien va à Fontainebleau. Il en est beaucoup qui ne verront jamais les rivages qu'ont quittés leurs ancêtres, le village qui fut le berceau de leur famille. Eh bien, j'ai eu l'occasion de le constater leur joie est immense quand ils entendent parler l'ancienne langue mater- nelle comme on la parle dans l'ancienne patrie ! Ils sentent alors, avec plus de force, que leurs pères en furent et qu'eux-

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mêmes en sont peut-être encore un peu...

C'est aussi à ceux-là que je pense, en constatant le succès croissant de la fédération des Al- liances françaises : en leur four- nissant l'occasion d^entendre le français, elle satisfait un besoin plus profond que celui de connaître une langue étrangère, une belle littérature ; elle réveille au fond d'eux-mêmes ces voix du passé, ces voix des ancêtres qu'il faut toujours savoir écouter!...

APPENDICE

Discours prononcé au banquet de La Sociélc des Universités américaines, le 29 mai 1899,

Messieurs,

Je voudrais d'abord vous remer- cier de votre invitation à me trou- ver parmi vous. Il me semble que je prolonge un voyage qui fat tout rempli d'impressions charmantes, et qui demeurera un de mes meilleurs souvenirs. Vous savez quelle intelligente et généreuse initiative a créé, à la suite des brillantes conférences de M. Bru- netière, cette fondation du Cercle français de Harvard, que M. Dou- mic inaugura l'année dernière, et qui constitue comme un trait d'u- nion entre vos jeunes Universités, si vivantes, si vaillantes, si pros- pères, et notre vieille culture fran- çaise, toujours féconde après tant de siècles. Mais il faut que vous

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110 REFLETS d'amÉRIQUE

le sachiez encore : le jeune créa- teur de cette fondation, M. James Hazen Hyde, ne s'est pas borné h l'instituer une fois pour toutes : il se tient pour lié, envers le conférencier qu'il invite, par tous les devoirs de l'hospitalité : et il n'y a prévenance, attention déli- cate, gâterie ingénieuse, qu'il n'imagine pour ajouter aux agré- ments d'un voyage en lui-même déjà si rempli d'intérêt. Je ne sau- rais rien dire du mien, sans lui adresser avant tout l'expression de ma profonde reconnaissance, et je ne sais si je dois le remercier davantage de l'honneur qu'il m'a fait en m'appelant en Amérique, ou de Taffectueuse sollicitude dont il m'y a comme entouré.

Votre société, essentiellement universitaire, attend peut-être que je parle ici des Universités. Je vous demanderai la permission d'élargir le thème, et de confondre mes impressions universitaires avec d'autres impressions plus gé- nérales. Lorsque j'ai débarqué à

APPENDICE 111

New- York, un reporter m'a posé tremblée cette question : (c Que pensez-vous de l'Amérique ? » D'autre part, partout j'ai passé, l'on m'a dit non sans une légère nuance d'inquiétude : « Vous al- lez sans doute écrire un livre sur nous ? )) Je n'écrirai pas de livre sur l'Amérique, mais je vais essayer devons dire sommairement ce que j'en pense.

Votre culture, Messieurs, dif- fère de la noire par bien des points : par celui-ci surtout, qu'au lieu d'être essentiellement litté- raire ou théorique, elle est active et pratique. Et c'est bien le caractère qui frappe le voyageur, dans vos institutions, dans vos Universités, dans vos mœurs poli- tiques et privées, dans votre dé- veloppement industriel et commer- cial, dans la rapidité de votre expansion. Vous êtes en train de créer une forme nouvelle de la civilisation, qui repose sur la force et sur la volonté. « La vie est un dynamisme », me disail un de

112 REFLETS d'amÉRIQUE

VOS hommes d'Etat. C'est un mot qui vous définit. Avec une puis- sance qui ne connaît pas d'obs- tacle, vous vous emparez de la force et de la matière. Vous traitez le fer comme les Babyloniens trai- taient la pierre ; vous asservissez l'électricité àvos moindres besoins. Dans notre vieux monde, nous sommes encore en partie dominés par la Nature, sur laquelle nous n'avons jamais acquis qu'un pou- voir limité, et qui conserve pour nous une part au moins de son vénérable mystère. Dans le vôtre^ elle est déjà presque esclave, et l'on dirait qu'elle ne vous a don- né les fleuves les plus larges, les plus grands lacs, les plus vastes plaines, que pour vous fournir une plus ample occasion d'exercer votre esprit de conquête. Vous lui empruntez toutes ses ressources pour diminuer la fatigue du tra- vail manuel, pour augmenter le bien-être de la vie, pour assurer l'équilibre de l'hygiène. Impos- sible de s'arrêter devant le Niagara

APPENDICE 113

sans esquisser le calcul des forces énormes que vous êtes en train d'y puiser. Impossible de traver- ser le pont de Brooklyn ou de regarder fumer et flamber les usines de Pittsburg, sans songer aux conquêtes que représentent ces masses de fer et ces flammes condensées. Vous n'existez guère que depuis un siècle et demi, et vous êtes entièrement vous-mêmes, et vous êtes peut-être l'avenir. Je me suis souvent dit, au cours de mon voyage, qu'il faudrait bientôt vous suivre ou vous imiter, et que notre vieille Europe, qui a si longtemps donné le ton au monde, devrait un jour s'appliquer à vous ressembler, parce que vous êtes la force, et parce que la force a le dernier mot, si vraiment (( la vie est au dynamysme ».

Eh bien, je vous l'avouerai avec une entière franchise, cette pers- pective ne m'enchante pas.

En parcourant votre pays, en l'admirant, je songeais aux for- mes de civilisation qui diffèrent

10.

114 REFLETS d'AMÉRIQUE

le plus de la vôtre. Je venais de quitter l'Italie la vie est si douce. J'avais emporté dans les yeux les rayons de son beau soleil d'hiver, l'impression de ses foules si gaies, qui préfèrent le jeûne à l'effort, la privation à la îfatigue, s'accomodent de mauvais logis, et rêvent, et contemplent, et musent, ignorantes et artistes, sachant beau- coup de choses sans se donner la peine de rien apprendre, ayant au fond d'elles, sans y songer, un riche et séculaire héritage de culture inconsciente. Et je me demandais si, en dernière analyse, la joie de vivre des peuples qui s'épanouissent comme les plantes fleurissent ne renfermait pas quel- que leçon utile à méditer. Après tout, me disais-je, la force n'est pas la gaîté, le bien-être n'est pas le bonheur, l'instruction n'est pas la poésie. Peut-être même sont-ce des contradictions irré- ductibles. Saurait-on concevoir sans souhaiter d'y vivre, un monde l'art et le bonheur seraient la

APPENDICE 115

grande affaire ? Tandis qu'on imagine très bien un monde à certains égards beaucoup mieux constitué, où, dans l'emména- gement irréprochable des habi- tations, avec toutes les facilités de déplacements et de communica- tions, parmi les découvertes les plus ingénieuses pour augmenter le confort, et même sous la garan- tie des institutions les plus ration- nelles et des lois les plus sages, la vie aurait perdu sa saveur. Ce monde-là, un de nos grands poètes l'a décrit :

... Il faut triompher du temps et de l'espace, Arriver ou mourir. Les marchands sont jaloux, L'or pleut sous les charbons de la vapeur qui passe. Le moment et le but sont l'univers pour nous... ...La distance etle temps sont vaincus. La Science Trace autour de la Terre un chemin triste et droit, Le monde est rétréci par notre expérience, Et l'Equateur n'est plus qu'un anneau trop étroit. Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne, Immobile au seul rang que le départ assigne, Plongé dans un calcul silencieux et froid.

Tout nous montre que tel sera bien le monde au devant duquel nous marchons ; et voire pays, du moins par une partie de son acti-

116 REFLETS d'amÉRIQUE

vite, semble s'efforcer d'en hâter l'avènement. Mais d'autre part, vous avez compris le danger de cette victoire qui ferait de Thomme un vainqueur dégoûté, un triom- phateur fatigué sous ses cou- ronnes, le possesseur d'un jardin monotone il n'y aurait plus de fleurs dans les plates-bandes, plus d'oiseaux dans les bosquets. C'est parce que vous le compre- nez, sans doute, que vous vous efforcez de vous rattacher à nos vieilles cultures, issues d'une autre conception de l'existence, fruits bien différents, mais fruits savou- reux, qui ont eu pour mûrir, selon la loi normale, les siècles nécessaires. Dès que vos a hommes nouveaux », rois de quelque métal, de quelque huile ou de quelque céréale, ont constitué une de ces fortunes comme on n'en connaît pas chez nous, ils s'empressent d'en détacher une part pour créer une bibliothèque, un musée, une université, un collège. Le sûr instinct qui les a guidés dans

APPENDICE HT

leurs affaires, les conduit encore ici. Ils n'ont peut-être pas eu le temps de tourner autour de beau- coup de problèmes : mais ils pres- sentent, ils devinent, que pour une race neuve qui veut s'emparer de l'avenir, un point essentiel est d'assurer la tradition et de s'em- parer du passé. Pas plus que les individus, les nations ne sont des fragments isolés de l'humanité : quelque entreprenantes et auda- cieuses qu'elles soient, elles dépendent toujours un peu de celles cjui les ont précédées. Vos compatriotes ont un sentiment profond de cette vérité : c'est ce sentiment qui rapproche nos deux mondes. Vous savez et nous savons que, si vous êtes l'avenir, nous sommes le passé ; ce sont des titres qui se valent. Vous avez le juste orgueil de votre expan- sion prodigieusement rapide, des forces que vous possédez, des progrès et des conquêtes que vous avez accomplis en un siècle ; nous avons la fierté légitime des longs

118 REFLETS d'Amérique

efforts de nos pères, du travail séculaire des générations éteintes auquel nous devons d'être ce que nous sommes, de notre acquit solide et lent, dans un ordre immatériel les résultats posi- tifs ne sont jamais immédiats. Nous savons car vous vous plaisez à nous en donner des preuves que vous appréciez ce que nous représentons dans le monde ; et vous pouvez être bien sûrs qu'en revenant de votre pays, nous comprenons les leçons qu'il nous donne de son côté. Nous sommes très différents, mais nous pouvons profiter de nos expé- riences respectives : c'est pour cela qu'en levant mon verre à vos Universités, il me semble que je bois à la solidarité d'hier et de demain, à l'union des peuples et des continents dans la grande œuvre humaine, dont le centre se déplace suivant les époques et qui, de siècle en siècle, se poursuit sur une échelle plus vaste. Aux Universités américaines. Mes-

APPENDICE 149

sieurs, à leur prospérité, à leur union de plus en plus intime avec la culture française !

FIN

TABLE

Avant-propos 5

Un dialogue à Pittsburg 7

Sur les Universités des Etats-Unis . 57

Colons du Canada 71

Aréthuse 91

Les Français en Amérique .... 101

Appendice 111

CHARTRES. IMPRIMERIE ED. GARNIER

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