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'7

MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE

ANNALES

DU

MUSÉE GUIMET

BlBLlOTIlKOUli IVKTLDES

TOME SEIZIEME

LE CULTE ET LES FÊTES

D'ADÔNIS-THAMMOUZ

DANS L'ORIENT ANTIQUE

CHALON-SUR-SAONE

IMI'KIMKKIE FRANÇAISE ET ORIENTALE E. BERTRAND

APHRODITE ET ADONIS Miroir étrusque.

M

LE CULTE ET LES FETES D'ADÔNIS-THAMMOUZ

DANS L'ORIENT ANTIOUK

PAR

CHARLES YELLAY

Docteur es lettres

PARIS

ERNEST LEROUX, ÉDITEUR

28, RUE BONAPARTE, VI®

lUOl

215152

BIBLIOGRAPHIE

Il est assez malaisé de donner une bibliographie scrii- pideusement complète du mythe et des fêtes d'Adonis. Les témoignages des auteurs anciens consistent, la plu- part du temps, en des fragments é[)ars, dont la valeur réside souvent plus dans Tautorilé morale qu'ils im- posent que dans leur propre valeur documentaire. D'autre part, chez les historiens modernes, Adonis n'a jamais été le sujet de recherches et d'études spéciales, et n'a été étudié que dans des travaux plus généraux relatifs à la Phénicie ou aux relioions orientales.

La Ijibliographie que nous donnons ici est divisée en trois catégories de documents : les auteurs anciens, dont le classement a été établi par ordre alphabétique, pour faciliter les confrontations et les recherches ; les historiens modernes, classés dans l'ordre chronologique de leurs travaux; 3" les archéologues, dont les ouvrages nous ont servi à établir la liste des monuments figurés qui se rapportent au mythe d'Adonis.

I. AUTEURS ANCIENS

Alcée. Fragments, xxxiv. ALCiPHitON. EpistoL, \, 30.

Ammu-n-Mauci-lmx. Ilist., XIX, 1 ; XXII, 2, 9. AxTlMAoCF, . Frairincnt ll^i.

VI DIBLIOGR.VPHIE

Apollodoke. 111, 14.

Apulée. Métam., VIII, c. xxiv.

Aristophane. Lysistmta, v. 387-398; La Paix, v. 418-420.

AusONK. Epigronim., XXIX.

BiON. IdijlL, 1. Epilaphc cV Adonis.

Bin-LE. Troisiciiic livre des Rois, c. xi, v. 5, 7, 33 ; Quatrième

livre des Rois, xxiii, v. 13; Ezéchiel, c. viir, v. 14; Zacharie,

XII, 11 ; Baruch. Callimaque. (V. Athénée, II, p. GO). CoiiNUTUS. De Natiira Dcoruni, 28, p. 103 sq. DiOGÈXE. Cenlitr., 14. DiODOiiE DE Sicile, I.

I^LIEN. I-e Natitra Ani/n., IX, c. xxxvi ; XII, xxxiil. EusÈBE. Pra'parni. evang., passiin. Etienne de Bvzaxce. v, 'A[j.aOoo:;, etc. EusTATHius. Ad Iliade m, XI, 20 ; XXII, 499. JuLius FiRMicus. De err. prof, rel/g., p. 14. IlÉLlODOIiE. j'Et/liop., V, XI, 11. IlÉiiODOTE. IJisL, I, 181, /;a5s//;2. HÉSIODE. (apiid Apollodore, 111, 14). IlÉSYCHius. V. "Aotovc;, 'AowvîaajJLo;, "Acpaxa, etc. Hyginus. Fabulœ. lly Dînes Orp/iiques, LVI, 4. Saint Jérôme (Hieronymus). Epist. ad Paiilinnm ; Coinni. in

Ezéchiel, 111, 8. Lucien (?). De Dca Syria, passiin. Jean Lydus. De Mensibus, IV. Macrore. Saturnalia, 1, 21.

Martianus Capella. De Nupt. Mer. et Pliil., II. jNIusÉE. Iléro et Lcandre, v. 42-50. NoNNUS. Dionysiaca, XLl, 5. Ovide. Mctam., X, 298 sq.

Panyasis. Fragm. 23 (rapporté par Apollodore, III, 14). Pausanias. "EÀXaoo; Il£pt/,Yr)7ti;, II, c. xx ; VI, c. xxvii; IX, c. xxvi,

XXIX, XLF.

Platon. Phèdre, lxi.

BIBLIOGRAPHIE VII

Plaute. Mcncc/im ., I, ii, v. 34-35.

Plutarquk. Nicias, XIII ; Alcibiade, XVIII ; Provcrb. Alexand.,

CXVIII ; Script. Mor., Prob. E, 17; Sympos., IV, 5; De Iside et

Osiride, 5 ; Arnat., 13. JuLius PoLLUX. Onomasl., IV, 7. Praxilla. (V. Zenobius, Cent., IV, xxi) . Ptolé.mée Héphestion. i, vu. Sapphô. (V. Pausanias, IV, xxxix, 3). ScoLiAsiE de Théocrite, Idyll , xv, v. 103 ; d'Aristophane,

Pair, 419. SozomÈNE. Ilist. ccclésiast. Strabox. Géogr., XVI, II, 18-19; XIV. Suidas. Lcxicon. Tacite. Annal., III, G2. Théocrite. Idylles, I, XV, XXX, ThÉophraste. Hist. Plant., VI, c. vu. Thucydide. Ilist., VI, 30. Zexobius. Centur , , I, 49.

II. AUTEURS MODERNES

Meursius. Gvrccia ferata, sive de festis Grxcoruni libri VI, 1 vol.

Leyde, 1G19. Abbé Banier. Mémoire sur le culte d'' Adonis (Mémoires de

l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, tome III). 1723. Id. id. La Mytliologie et les Fables e.rpliquécs par Vhistoire,

3 vol. in-4°. Paris, 1738-1740. CoRsixi. Fasti altici, 4 vol. in-S". Florence, 1744-1756. Dupuis. Origine de tous les cultes ou Religion universelle. Paris,

Agasse, éditeur, an III de la République. HuG. Untersucliungen i'iber dcn Mytlius der beriihmtcsten Vôlkcr

der alten Wclt. Fribourg, 1812. De Saixte-Croix. Rccherclies liistoriques et critiques sur les

Mystères du Paganisme (2° édition, revue et corrigée par SiL-

vestre de Sacy), 2 vol. Paris, De Bure frères, 1817.

VIII BIBLIOGRAPHIE

Frédéric Creuzer. Iîc/i<^ions de ranliquité considérées principa- lement dans leurs formes symboliques et mytholoi^iques^ ouvrage traduit de l'allemand, coniplélé et développé par Guigniaut, 4 tomes en 10 volumes. Paris, 1825-1841.

Pierre Bayle. Dictionnaire historique et critique (article Adonis). Amsterdam, 18.34 (cinquième édition),

Félix Lajard, Recherches sur le culte, les symboles, les attributs et les monuments figurés de Vénus, en Orient et en Occident, 1 vol, in-4o. Paris, 1837.

Roulez. Notice sur un bas-relief en terre cuite représentant Vénus et Adonis (Bulletin de l'Académie royale de Bruxelles, tome VIII, 2e partie, p. 523-539, année 1841).

Movers. Die Phônizier, 4 vol. Bonn, 1841.

Engel. Kypros^ 2 vol. Berlin, 1841.

Otto Jahn . Lettre à M. J . de Witte sur les représentations d'Adonis^ en particulier dans les peintures de vases (Annali dell' Instituto archeologico, tome XVII, p. 347-380. Rome, 1845).

J. DE Witte. Lettre à M. Otto Jahn sur les représentations d'Adonis (Annali dell' Instituto archeologico, tome XVII, p. 3S7- 418. Rome, 1845).

Ch. Lexormant. Lettre ii M. J. de Witte (Annali dell' Instituto archeologico, tome X\'II, p. 419-432. Rome, 1845).

Raoul PiOCHETTE. Mémoire sur les Jardins d'Adonis (Revue archéologique, p. 97-123, année 1851).

Brugsch. Die Adonisklage und das Linosliedc. Berlin, 1852.

Wilhelm Friedrich Rinck. Die Reli<^ion der Uellenen, aus den Mytiien, den J^ehren der Philosophcn und dem Ivultus entn'ickelt und dargestellt, 2 vol. in-S". Zurich, 1853-1854.

E. Renan. Mission de Phénicie, 2 vol. Paris, Iiriprimeric Na- tionale, 18G4-1871.

De Vogué, Mélanges d'archéologie orientale, 1 vol, in-8". Paris, Imprimerie Nationale, 18G8.

Foucart. Des Associations religieuses chez les Grecs, 1 vol. in-8o. Paris, 1873.

Aldert Réville, La Religion des Phéniciens (Revue des Deux- Mondes, 15 mai 1873).

BIBLIOGRAPHIE iX

Von Baudissix. Studicn zur semitisclœn Religionsgesc/iic/ite .

Leipzig, 1876. JuLF.s SouRY. lîludcs historiques sur les religions, les arts et la

civilisation de V Asie Antérieure et de la Grèce, 1 vol. in-S».

Paris, 1877. Grève. De Adonide. Leipzig, 1877. Fraxçois Lexormaxt. Soi'ra il mita cl Adone Tamniuz (Extrait

des « Actes du Congrès des Orientalistes », réuni à Florence,

1873). Decharme. Mythologie de la Grèce antique, 1 vol. Paris, 1879. Daremberg et Saglio. Dictionnaire des Antiquités grecques et

romaines (article Adonis). Paris (en cours de publication), 1881. Perrot et Chipiez. Histoire de VArt dans l'antiquité, 6 vol.

in-4o. Paris, 1882-1894. Pauly, Real-Encyclopàdie der classischen Altertuniswissenschaft

(articles Adônia, Adoniastai, Adonis). Stuttgart, 1894. RIaspero. Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique.

Paris, 1895-1897. Rawlixsox. History of Phœnicia, 1889. Philippe Berger, Les Origines orientales de la Mythologie

grecque (Revue des Deux-Mondes, 1896). Jules Soury. Jésus et la Religion d'Israël, 1 vol. 3^ édition. Paris, 1898.

III. ARCHÉOLOGIE

GiuSTixiAXi. Galleria del inarchese Vincenzo Giustiniani, 2 vol.

Rome, 1631-1640. Bernard de INIoxtfaucgx. L'Antiquité expliquée et représentée

en figures, 15 vol. in-folio (dont 5 de supplément). Paris, 1719. GIOVAXXI PiETRO Bellori. Picturse antiquse cryptaruin roina-

narum, 1 vol. in-folio. Rome, 1738. Giuseppe Antonio Guattani, Monumenti antichi inediti. Rome

1784-1789. D'Haxcarville. Antiquités étrusques, grecques et romaines, 5 vol.

in-8°. Paris, 1785-1788.

X BIBLIOGRAPHIE

ViscoNTl. // Miiseo Pio-Cleinentino ecl il Miiseo Chiaramonti,

10 vol. in-fol. (le tome VIII est le tome I du Musée Chiaramonti).

Rome, 1782-1843. MiLLiN et Dubgis-Maisgnxeuve. Peintures de vases antiques,

2 vol. in-fol, Paris, 1808. MiLLiN. Galerie mythologique, 2 vol. in-8°. Paris, 1811. Dubois-INIaisonneuve. Introduction ii l'étude des vases antiques

d'argile peints, 1 vol. in-fol. Paris, 1817. Comte de Clabac. Musée de sculpture antique et moderne. Paris,

1826-1832. F. -G. Welcker. Note sur « Musée de sculpture antique et mo- derne, par le comte de Clarac n, 85 (Annali dell' Instituto di

correspondenza archeologica, tome V, p. 155. Rome, 1833). Reale Museo Bobbomco, 16 volumes in-4°. Napoli, 1824-1867. Thiebsch. Veterum artificum opéra Poëtarum carminibus explicata

Munich, 1835. Raoul Rochktte. Peintures antiques inédites, 1 vol. in-4o.

Paris, Imprimerie roj^ale, 1836. MiONXET. Description de médailles antiques, grecques et romaines

(Supplément, tome VIII). Paris, 1837. O.-M. VON Stackelbkrg. Die Grclber der Hellenen, 1 vol. in-fol.

Berlin, 1837. Ch. Lenobmaxt et J. de Witte. Elite des monuments céramo-

grapliiques, 4 vol. in-4°. Paris, 1837-1861. Eduabd Gerhard. Etruskische Spiegel, 4 vol. in-folio. Berlin,

1843-1867. Raoul Rochette. Choix de Peintures de Pompéi, 1 vol. in-folio.

Paris, Imprimerie royale, 18441851. E. Bbaun. Zivôlf Basrcliefs gricchischer Erfindung aus Palazzo

Spada, deni Capitolinischen Muséum und Villa Albani. Rome, 1845.

W^ILHELM Fbôhner. Die griecliischen Vasen und Terracotten der

Grossherzoglichen Kunsthalle zu Karlsruhe, 1 vol. in-16. Heidel-

berg, 1860. E. Petersen. Sarcofago di via Latina (Annali dell' Instituto di

correspondenza archeologica, vol. XXXIV, p. 161-176. Rome, 1862).

I

HIBLIOGH'APHIE XI

Roux et Bauhé. Uerculanum et Poinpéi^ recueil général de pein- tures, bronzes, mosaïques, 8 vol. in-S". Paris, 18U3. J. Roulez. Un miroir et deux trépieds (Annali dell' Instituto di

correspondenza archeologica, vol. XXXIV, p. 177. Rome, 1862]. H. HiRZEL. Due Sarcophagi riferibili al mito di Adone (Annali

deir Instituto di corrispondeuza archeologita, vol. XXXVI, p. 68-

76. Rome, 1864). J. DE WiTTE. Description des collections d antiquités conservées «

l'hôtel Lambert J 1 vol. in-fol. Paris, 1886. Ernest Bauelox. Le Cabinet des Antiques à la Bibliothèque

nationale, 1 vol. in-folio. Paris, 1887. A. Venturi. Museo e Galleria Borghese. Rome, 18î)3. Ernest Babelon. Catalogue des Camées antiques et modernes de

la Bibliothèque nationale, 2 vol. Paris, 1897. Salomon Reinach. Répertoire de la Statuaire grecque et romaine,

3 vol. in-16. Paris, Leroux, édit., 1897-1898. Aphrodite et Adonis, groupe en marbre du Musée de Sofia (Gazette

des Beaux-Arts du 1" août 1898, p. 107-117). W. Helbig. Fiihrer durch die ôffcntlichen Sammlungen klassiscfien

Altertiimer in Rom, 2 vol. in-16 Leipzig, 1899 (2* édit.j. Salomon Reinach. Répertoire des vases peints grecs et étrusques,

2 vol. in-16. Paris, Leroux, édit., 1899-1900.

LE CLiLTE ET LES FÊTES

D'ADÔNIS-THAMMOLZ

DANS L'ORIENT ANTIQUE

INTKODUCÏION

Sous les expressions les plus diverses, il esL facile de retrouver, dans les religions orientales de l'antiquité, un principe identique, une source primitive et immuable d'où découlent les mythes, les cultes, les cérémonies, les plus opposés en a|)parence et soumis pourtant aux mêmes lois d'origine et d'évolution. En réalité, dans cette immense région de l'Asie Moyenne et de la Basse-Asie, enfermée dans le cercle des hauts plateaux, delà Méditer- ranée, des déserts Arabiques et de la mer Noire, dès les premiers temps du monde, une vie spéciale a pris nais- sance, s'est élaborée, s'est formée, a éclos en une floraison merveilleuse de religions, de philosophies, de mythes ; et peu à peu, dans cette terre ardente et tumultueuse, les civilisations les plus éclatantes et les plus différentes se sont constituées et heurtées, dans le renouvellement iné- puisable des empires et des races. Nés du même sol, grandissant et se fortifiant sous les mêmes influences, ces peuples de l'Orient méditerranéen, malgré les divergences de vie et de besoins qui les distinguent, ont gardé, dès l'aube des temps historiques, le respect des mèm(^s priii-

1

1 LE CULTE ET LES FETES D ADONIS-THAMMOUZ

cipes et le culte des mêmes forces naturelles. Subissant plus directement que tous les autres les influences favo- rables ou défavorables de la lumière et de la chaleur solaires, ils ont pris l'habitude instinctive de ramènera ces influences immédiates les phénomènes de leur vie. D'Egypte en Assyrie, de Perse en Asie Mineure, le même culte solaire forme le fond essentiel et commun des théogonies populaires; c'est là, en somme, l'idée centrale d'où rayonnent les mythes et les innombrables cosmogo- nies, aux formes toujours diverses, aux principes toujours identiques. Une fatalité plane sur cette évolution reli- gieuse ; l'idée mythique est si vivante, si énorme, qu'elle domine l'homme, l'assujettit, l'écrase, et peu à peu le réduit à n'être plus que le vague reflet des divinités qu'il a conçues, à ne plus vivre par lui-même, mais au con- traire à abdiquer sa propre force et sa propre conscience dans la force et dans la conscience de ses dieux. C'est un caractère commun à tous les peuples orientaux de l'antiquité. La même fatalité inébranlable triomphe dans l'architecture dogmatique de l'Egypte, dans la philosophie théologique de Zoroastre, dans la conception artistique des Assyriens et dans les mœurs phéniciennes. Il faut arriver jusqu'à la civilisation grecque pour voir l'homme se libérer enfin des formes extérieures qui l'asservissent, se retrouver et se comprendre lui-même, et garder dès lors en face de ses dieux, comme en face de ses créations artistiques ou philosophiques, le respect attendri, mais libre et souriant, qui convient à un peuple alfiné et doux, conscient de sa force et de son génie.

Pour se rendre d'ailleurs un compte exact de cette élaboration ardente de formes religieuses qui s'épanouit

Introduction à

dans les plaines de l'Asie Moyenne, il suffit de suivre attentivement la marche historique des peuples, qui, per- pétuellement, ont sillonné cette région et ont imprimé en elle les mille caractères de leur propre vie. Du bassin mésopotamien', qui semble bien être le centre actif, le cœur même de celte Asie Occidentale, naissent des mouvements périodiques d'idées et de croyances, qui s'ébranlent, se mettent en marche, commencent leur lente migration, dans le même sens et par les mêmes routes. Cette migration, arrêtée par les premiers contreforts des hautes montagnes de l'Asie Centrale, reflue vers l'Ouest, longe les fleuves transversaux qui descendent vers le Sud, inonde les dé- serts, escalade les plateaux de l'Arabie et de l'Asie Mineure, et, heurtée de tous côtés à la mer, côtoie les rivages, jus- qu'au moment oîi elle envahit peu à peu les îles méditerra- néennes. Les mythes et les légendes suivent les chemins des caravanes dans les déserts, s'éparpillent et se mêlent, et dès lors germent et s'épanouissent sous des figures nou- velles, sans rien perdre de leur sens primitif. Car, sem- blable à un organisme vivant, chacune de ces religions, née dans les ténèbres préhistoriques, se développe, se constitue, s'établit, puis décline et revit encore dans des ramifications innombrables. Chaque culte a sa vie propre, se propage par les migrations et les conquêtes, se trans- forme, évolue, et mêlé par une destinée inévitable aux

1. Le bassin mésopotamien est la dernièi'e source certaine à laquelle puisse remonter l'histoire. A l'orient de la Chaldée et de l'Élam, il n'y a place que pour les hypothèses ou pour les conclusions incertaines de l'étude comparée des langues. Mais il demeure évident toutefois que les premières civilisations chaldéennes ou élamites ne sont elles- mêmes qu'une étape d'une migration orientale, sortie vraisemblable- ment de l'un des massifs montagneux de la Ilaule-Asie.

4 LE CLLTI': KT I,I-.S IKIKS |t Alto.M S-I" Il \ AI MO L/

cultes voisins, y puise des éléments et des attributs nou- veaux.

Mais lorsque Thistorien eherche à suivre, dans cet amalgame obscur, les traces de chacun de ces cultes, à déterminer les caractères distinctifs de chacun d'eux, il se trouve en face d'une telle confusion d'influences et de courants contraires, d'une telle accumulation de divinités aux dénominations diverses et aux attributs identiques, qu'il se voit contraint de retourner aux idées génératrices qui ont enfanté cette mythologie inépuisable, et d'enfer- mer en somme la foule de ces dieux dans les principes naturels d'où ils sont sortis. De l'Osiris égyptien à l'Iahveh juif, de la Cybèle phrygienne à l'Asthoreth phénicienne, il y a place pour un panthéon sans limites, mais dont le mythe primitif est assez simple et peut se condenser en formules assez précises. Ce qui a produit cette diversité des manifestations cultuelles, c'est non seulement la pénétra- tion mutuelle de ces religions destinées à se rencontrer très vite et à se mêler, mais aussi le renouvellement inces- sant des couches ethniques, qui, modifiant les formes extérieures sans pouvoir ébranler tout à fait les idées fon- damentales, a peu à peu accumulé les unes sur les autres les traces de chaque migration et de chaque constitution sociale. En réalité, tout cela se résume au total dans un mythe à la fois tellurique et solaire : la terre, modifiée et fécondée sous l'influence solaire, se déployant avec ses saisons, ses lois, ses phénomènes, puis, par une compré- hension plus large, le monde avec ses astres, leur marche et leur influence, c'est à peu près l'unique source de toute cette théogonie orientale, qui semble de prime abord si complexe et si confuse. Si l'on oublie un instant tous ces

INTRODUCTION 5

noms divers qui dispersent la pens«^e et la tienneiil allacliée à la fois à mille images différentes, et si Ton considère seulement l'idée essentielle qui en i'orme comme la struc- ture intérieure, la substance vivante, on parvient vite à se convaincre à quel point toutes ces religions se fondent l'une dans Tautre, sous la grande action d'une force supé- rieure, inévitable comme une loi cosmique. Tout s'enferme dans ce culte solaire, qui demeure l'inépuisable source mythique de l'Asie ancienne, le centre d'oii tout émane et oii tout revient.

« On ne peut vivre dans un rapport intime avec la nature, dit Jules Soury, sans se sentir pénétré de terreur ou d'admiration, sans exalter les forces de l'univers. Entre toutes ces forces, la plus puissante est sans contredit le soleil, le feu du ciel, le père de notre feu terrestre, cause unique et suprême du mouvement et de la vie sur cette planète. Xul besoin de raisonner pour comprendre que c'est la vie même et comme le sang de notre père céleste qui court dans les veines de la terre, notre mère. C'est elle qui tressaille dans les plaines l'air humide et chaud courbe mollement les heibes; c'est elle qui rampe dans le buisson, qui s'élève dans le chêne, c|ui jette aux soli- tudes les petits cris joyeux des oiseaux sous la nue ou dans les nids feuillus; c'est elle qui, dans les mers ou dans les eaux courantes, sur les monts, dans les bois, palpite dans tous les corps, aime avec tous les êtres. Toute cette vie terrestre, toute cette chaleur et toute cette lumière ne sont qu'efïluves du soleil. « Nous sommes, » a dit Tyndall, non plus dans un sens poétique, mais » dans un sens purement mécanique, nous sommes des » enfants du soleil. » Ce que la science, de nos jours, a

b LK CULTE KT LES FETES D ADONIS-THAMMOUZ

constaté, la raison des anciens hommes Tavail compris d'instinct.

» Loin, bien loin dans le passé, alors que n'existait aucune métaphysique, les hommes adoraient le feu et ren- daient un culte au soleil. Au fond des religions sémitiques comme au fond des religions indo-européennes, les prin- cipaux mythes sont des mythes solaires. Avant de cher- cher à deviner, on contempla, on décrivit, on chanta l'univers dans des hymnes et dans des cosmogonies dont quelques parties sont venues jusqu'à nous.

» Le soleil, la lune, les planètes et les étoiles fixes, les montagnes, les rivières et les végétaux, Torage, le vent, la foudre, le feu, toutes les forces de la nature furent divi- nisées, adorées, surtout redoutées, et devinrent pour l'homme, comme aujourd'hui encore pour certaines races inférieures, des créatures douées de vie, de sentiment et d'intelligence.

)) De plus, ce qui naît, se développe et n'arrive à la maturité que pour décroître et mourir (la terre et ses pro- ductions, par exemple), fut regardé comme dépendant de ce qui subsiste éternellement, sans altération ni vieillesse, comme le ciel et les astres. On distingua donc dans la nature une cause active et une cause passive, et la divi- nité, d'après une analogie tout humaine, fut conçue comme mâle et femelle. Ainsi, chez les Sémites, Baal et Baalath, la force active qui crée, conserve et détruit, la force passive qui conçoit, engendre et enfante. Le sym- bole delà puissance créatrice de la nature fut universelle- ment représenté dans les sanctuaires et sur les monu- ments religieux. L'unité fondamentale des deux genres de la divinité fit souvent passer les attributs de la divinité

INTRODUCTION 7

mâle à la divinité femelle^ et réciproquement : de les divinités hermaphrodites ou androgynes de la Syrie et de la Phénicie, Parfois même, comme dans le temple d'Iliéra- polis de Syrie, un troisième être symbolisait Tunité des dieux '. »

C'est là, en effet, que se résume, dans son schéma pri- mitif, toute la floraison religieuse qui s'est épanouie dans riiémicycle de la Méditerranée orientale. Ammon, Phtah, Osiris, Melkarth, Baal, Eshmun, Adônia-Thammouz, Ormuzd,Atys, toutes les déesses correspondantes, et toutes les divinités qui gravitent autour de ces divinités princi- pales, tout ce peuple innombrable de dieux, qui a rempli de sa vie les races sémitiques, s'absorbe et s'unifie dans cette religion primordiale du soleil générateur et du feu terrestre. Toutes ces émanations divines apparaissent à la surface de l'histoire (^omme les fruits divers d'une même terre ; mais leur origine est identique, et dès lors il devient aisé d'en saisir l'idée mythique et la signification précise.

Aucun des peuples qui se sont répandus sur le littoral de la Méditerranée ne semble être autochtone. Il suffirait, d'ailleurs, pour s'en convaincre, de se rapportera la tradi- tion commune, qu'on retrouve chez chacun d'eux, et qui les fait venir d'un Orient plus lointain et plus mystérieux, l'histoire ne pénètre pas. Partis sans doute du cœur des régions chaldéennes ou peut-être même des pentes monta- gneuses qui bornent l'Asie Moyenne, ils se sont peu à peu avancés, suivant la marche du soleil, vers des terres plus attirantes, et à mesure que de nouvelles couches ethniques naissaient derrière eux, leur migration s'accomplissait,

1. Jules Soury, Jâsus ci la Relif/ion d'Israi'-J, p. 1.53-156.

8 I.K Cl T.TE ET LES TÈTES ri\\nÙM S-T II \M M OU/

devenait plus forte, plus ( oiiipacle, (Jus léclle, cl linale- nient couvrait, au delà des déserts, les grandes contrées fécondes allaient s'asseoir et fleurir les premières civi- lisations. Dans ce voyage qui dura des siècles et cjui, avant de peupler le littoral asiatique, avait peuplé l'Afrique entière \ les croyances primitives de ces races nomades, leurs dieux, leurs cultes, leurs légendes, leurs traditions avaient marché avec eux et s'étaient répandus, eux aussi, comme une semence, plus imprécise, mais aussi forte et aussi vivace. Les vieux dieux oubliés, que les premières tribus avaient adorés sous des images grossières, renaissaient et s'épanouissaient dans les cultes somp- tueux de l'Assyrie, de la Phénicie et de la Phrygie. C'étaient la même foi et la même mythologie, mais élar- gies, amplifiées, raisonnées et comme dogmatisées par le lent travail instinctif des générations. En réalité, au milieu de ces religions multiples, quelques grands types divins demeuraient immuables, et parmi les fluctuations des formes cultuelles subsistaient comme l'âme même de la tradition mythique, L'isis égyptienne, l'Aschera syrienne, l'Isthar babylonienne, la Gybèle phrygienne, la Baalath giblite, ne sont que des émanations différentes d'un même principe, d'un même type primitif, et ne font, en somme,

1. L'isthme de Suez a été, d'Asie en Afrique, le chemin naturel d'une multitude de migrations. Les premiers arrivés ont été peu à peu refoulés, par des invasions successives, jusqu'au sud de l'Afrique, et ont constitué ainsi, à des latitudes diverses, une série de couches ethniques, dont la plus méridionale, et par conséquent la plus an- cienne, semble avoir été la race hottentote. Les derniers installés ont gardé la vallée du Nil, et délivrés des perpétuelles guerres défensives et de l'instabilité nomade de leurs prédécesseurs, ont réalisé la belle civilisation de l'Egypte antique.

INTROlilCTION 9

que multiplier, avec des variations peu importantes, la même idée. Il en est de même du mythe de THéraklès grec, qui, avant d'aboutir à cette dernière forme, avait été simultanément Typhon en Egy|)te, Adar-Samsân en Assy- rie, Melkarth en Phénicie, Schimschôn chez les Hébreux.

Mais celui de tous ces types divins qui possède la vie et la signification les plus intenses, celui auquel viennent aboutir toutes les traditions religieuses de ce premier cycle de civilisations, c'est celui de FAdôn-Thammouz phé- nicien, confondu à la fois avec l'Osiris égyptien et TAtys phrygien. C'est le Baal suprême, le dieu aux mille formes, identifié à toutes les émanations solaires, à toutes les évolutions de la terre et des saisons. 11 ( ontient, dans son universalité même, tout le polythéisme oriental^ et l'on retrouve dans ses attributs, ses dénominations et ses transformations successives, depuis le redoutable dieu babylonien jusqu'au jeune et gracieux héros grec, la suite logique des circonstances et des conditions au milieu desquelles il s'est développé. Après un exode déjà long et dont l'origine se confond avec les premières migrations, il se fixe, avec les races chananéennes, sur les côtes de Syrie et dans la vallée de l'Oronte. Cette région va dès lors devenir le centre d'un culte célèbre qui, peu à |)eu, prendra dans le bassin méditerranéen une place prépon- dérante et s'imposera à tous les peuples riverains, jus- qu'aux lointaines colonies phéniciennes de l'Ibérie.

Pour bien comprendre les caractères de ce culte et toutes les conditions qui en ont déterminé l'évolution, il faut se rendre un compte exact de ce qu'était ce pays dans lequel il allait, pendant plus de vingt siècles^ se déve- lopper et prospérer avec tant d'éclat.

10 LE CULTE ET LES FÊTES DADÔNIS-THAMMOUZ

Le pays, en effet, détermine et explique la race, comme la race elle-même explique la religion et en dévoile l'évo- lution naturelle. Il y a une marche logique, un déve- loppement historique et rigoureux, Tenchaînement des faits sociaux aux influences morales et le retour incessant de ces influences sur les faits. La religion est l'aboutissant des premiers eff'orts humains, le dernier terme de la pen- sée collective d'un peuple et la glorification de son propre labeur. Ce n'est pas la moindre gloire de la critique histo- rique moderne que d'avoir reconnu et éprouvé la vérité de cette méthode. En 1863, Michelet la définissait en ces termes : « Une critique nouvelle commence, plus forte et plus sérieuse. Les religions, si profondément étudiées aujourd'hui, ont été subordonnées au genius qui les fît, à leur créatrice, l'âme, au développement moral dont elles sont le simple fruit. Il faut d'abord poser la race avec ses aptitudes propres, les milieux elle vit, ses mœurs naturelles; alors on peut l'étudier dans sa fabrication des dieux, qui, à leur tour, influent sur elle. C'est le circulas naturel. Ces dieux sont effets et causes. Mais il est fort essentiel de bien établir que, d'abord, ils ont été effets, les fils de l'âme humaine. Autrement, si on les laisse domi- ner, tomber du ciel, ils oppriment, engloutissent, obscur- cissent l'histoire. Voilà la méthode moderne, très lumineuse et très sûre. Elle a donné récemment et ses règles et ses exemples \ » C'est, d'ailleurs, par l'appli- cation méthodique de cette loi jusqu'en ses développe- ments les plus lointains que Taine a renouvelé les études historiques. Sa Philosophie de l'Art est, en ce sens, l'œuvre la plus symétrique et la plus parfaite.

1. Michelet, Bible de l'Humanité, p. 64, note.

INTRODUCTION 11

La terre syro-phénicleiiiie ne répond guère, dans son ensemble, aux fastueuses descriptions de la Bible. Le pays est montagneux, aride, desséché par un soleil impitoyable, et d'une constitution géographique qui ne permet que des relations difficiles et longues. Il se compose de deux régions parallèles, La première est formée par l'étroite bande de terre qui sépare les montagnes de la mer, elle suit exactement les contours des côtes et se trouve maintes fois interrompue par les saillies des rochers qui se pro- longent en falaises jusqu'à la mer ; c'est plutôt une suc- cession de criques et de plages s'installeront à l'aise les villes phéniciennes ; mais il ne faut guère songer à l'agriculture, et les habitants de cette région devront demander au commerce maritime la fortune que la terre est impuissante à leur donner \ Au delà des montagnes qui longent la côte s'étend la seconde région, parallèle à la première, et enfermée, elle aussi, du côté de l'Orient, par d'autres chaînes rocheuses. Elle est formée de deux vallées successives, coupées et entremêlées de déserts sablonneux. Au sud, c'est la vallée du Jourdain, la terre biblique conquise par Josué, et oîi se sont déroulés les événements de l'histoire juive. Au nord, c'est la vallée de rOronte, jonchée aujourd'hui de ruines gigantesques, de Baalbeck à Antioche, vallée mystérieuse dont l'histoire ne se mêle à l'histoire du monde qu'à intervalles irréguliers et lointains. C'est la Cœlé-Syrie, aujourd'hui nommée

1 . On peut comparer cette situation géographique à celle de l'Algérie par exemple, les chaînes de montagnes courent le long de la mer, ne laissant qu'une étroite bande de terre d'un accès facile. On peut se souvenir aussi que cette constitution du pays y a développé le besoin des navigations aventureuses, et que l'Algérie a été, jusqu'au XIX^ siècle, la terre d'élection des pirates et des corsaires.

12 LE CULTE ET LES FÊTES d'aDÔMS-THAMMOUZ

Bekaa, naquirent et disparurent, dans un égal mystère, des villes glorieuses et puissantes, comme Emèse et Hamath, remplacées aujourd'hui pardes villes modernes, qui, par une destinée étrange, demeurent, comme leurs devancières, et malgré leur importance réelle, privées de toute vie extérieure et presque de toutes relations avec les contrées voisines \ A l'est de cette vallée et au delà de l'Anti-Liban, s'étend le désert, marqué de nom- breuses et riches oasis.

La disposition des montagnes est un obstacle aux longs cours d'eau. L'Oronte et le Jourdain, qui ne valent d'être mentionnés que par rapport aux ruisseaux qui vont du Liban à la mer, coulent parallèleinent aux montagnes et par conséquent à la côte, et ne doivent qu'à cette circons- tance la longueur relative de leur cours \ Ils sont d'ailleurs insuffisants pour arroser un pays dont les étés torrides sont desséchants et redoutables. Jamais donc [)lus qu'en cette contrée Tinfluence de la chaleur et de la lumière solaires ne devait prendre dès l'origine, sur l'existence, les mœurs et la civilisation humaines, une prépondérance absolue. en effet cette force solaire qui s'exerce sans limites façonne et distribue à son gré les conditions dans lesquelles se déroulera la vie des peuples de cette région.

1 . M. Ary Renan, dans une tiès intéressante relation de voyage dans la Cœlé-Syrie, a donné une description saisissante de cette région, qui semble séparée du reste du monde, et des deux villes Honis et Hamath, dans lesquelles toute la vie commerciale s'est ramassée. (V. Pui/sagcs /tistoriques, par Ary Renan. Paris, Calman-Lévy.)

2. Ce phénomène hydrographique n'est d'ailleurs pas spécial à la Syro-Phénieie, et encore, on peut se reporter, comme terme de comparaison, à l'Algérie, les fleuves, le Chéliff par exemple, coulent longtemps parallèlement à la mer, à laquelle ils n'aboutissent que par une échancrure de la montagne.

INTHODLCTlOiN 13

Le soleil domine tout et exerce non seulement sur les productions de la terre, mais aussi sur la vie commerciale, une action toute-puissante. C'est lui qui, en desséchant les torrents qui tombent du Liban, permet aux habitants de la côte de pénétrer, par ces gorges naturelles et acces- sibles seulement à certaines époques de Tannée, jusqu'au cœur des vallées intérieures, et réciproquement met celles- ci en rapport avec le commerce maritime ; c'est lui aussi, qui, en calcinant les plages sablonneuses de la Phénicie et de la Syrie, en les rendant impropres à toute culture, a, de concert avec la conformation géographique de cette contrée, obligé les peuplades riveraines à chercher sur la mer des destinées plus favorables. Il n'est pas surprenant qu'en jouant un rôle aussi considérable dans les mœurs et dans l'existence quotidienne de ces races, en détermi- nant avec tant de rigueur les lois mêmes de leur déve- loppement social, en les enveloppant d'une influence permanente et profonde, ce soleil, qu'adorait déjà Tantique Chaldée, ait pris dans les cultes phéniciens la place suprême que nous le voyons occuper dès les origines de l'histoire et qu'il ne quitte plus désormais. Il y devient le dieu pres(|ue uni([ue, la puissance centrale autour de laquelle gravitent les innombrables divinités secondaires, il s'y manifeste sans cesse dans ses émanations et ses influences les plus diverses. Il y triomphe dans sa double action fécondante et épuisante, bienfaisante et néfaste. Tantôt il est le Baal-Thammouz, TAdônis souriant et bon (jui apporte à la terre la fécondité qui nourrira les hommes, qui veille sur les villes et les protège, qui enseigne aux peuples, comme l'Osiris égyptien, les arts et les sciences ; il est alors l'amant rayonnant de l'Asthoreth terrestre, il

14 LE CULTE ET LES FÊTES d'aDÔNIS-THâMMOUZ

la féconde, il l'entoure de soins et d'amour, et de leur union mystique et puissante naissent les saisons bienfai- santes, les moissons, les fruits et la joie. Tantôt au con- traire, il estle Moloch dévorateur et terrible, personnifiant, après Taction vivifiante du printemps, Faction redoutable et brûlante des extrêmes chaleurs de l'été. Il occupe dès lors, sous cette double forme, toute l'imagination mytho- logique des Phéniciens. On l'aime et on le redoute alternativement ; mais toujours on Tadore avec une véné- ration sans égale. Byblos devient la ville sacrée des fêtes incomparables, à des époques fixes, éblouissent le monde. Peu à peu, à mesure que la civilisation phénicienne se disperse le long de la mer, et après avoir nourri les nations les plus lointaines, finit par s'effacer elle-même, le culte solaire, centre des mythes sidéraux, s'élargit, se répand, mais demeure, au milieu d'une civilisation finis- sante, aussi florissant et aussi ardent, tellement il s'est confondu avec les aspirations et les rêves du monde antique.

C'est qu'il faut aller chercher le principe de mille phénomènes sociaux et de mille formes d'art et de vie. Cette conception religieuse est éminemment propre à multiplier dans l'imagination humaine les mythes et les créations théogoniques ; elle a été, dans tout l'Orient antique, la source d'une philosophie et d'une morale dont l'action combinée a constitué ces civilisations dont les épaves nous étonnent aujourd'hui. C'est elle qui a été le véritable élément créateur de ce monde eifacé et dont quelques traditions seules ont survécu. Dans cet immense mouvement s'entremêlent, pour se combattre ou pour se corroborer, tant de forces, confuses ou précises, tant

INTRODUCTION

15

d'idées éclatantes ou ténébreuses, ce mythe, qui nous apparaît comme le plus ancien et le plus vivant à la fois, est une sorte de fil conducteur qui permet de retrou- ver, au milieu des ténèbres que Thistoire est parfois impuissante à éclairer, les grands chemins queThumanité a parcourus, depuis les plateaux de la Haute-Asie, pour aboutir aux races modernes. Les voyageurs ont raconté Tétonnante impression (jue produit la contemplation des ruines gigantesques du temple du Soleil à Baalbeck. Debout au milieu du désert, dans une désolation et une mort sans limites, quelques colonnes, dont les dimensions énormes déconcertent les visiteurs les plus blasés, se dressent, inébranlables et comme revêtues d'éternité. Elles sont le symbole même du culte qu'elles abritèrent, et qui demeure, au milieu des ruines des civilisations orientales, comme un souvenir lumineux dont l'image immortelle suffît à faire revivre, à travers les temps, le génie des peuples qui le conçurent.

PREMIÈRE PARTIE

LE CULTE D'ADÔMS-THAMMOUZ

CHAPITRE PREMIER LA LÉGENDE DADONIS

Si le culte d'Adônis-Thanimouz, devenu un des princi- paux cultes phéniciens, a à cette circonstance son rayonnement universel à travers le monde antique, c'est à cette même circonstance qu'il faut attribuer l'ignorance et l'oubli qui l'ont enveloppé longtemps à travers les temps modernes. Les Phéniciens, propagateurs mer- veilleux d'idées, de mythes, d'arts et de sciences, ont épuisé les ressources de leur génie dans le commerce et les navigations aventureuses; ils ont conduit certaines industries au point le plus élevé qu'elles aient pu atteindre, ils ont présenté le spectacle à peu près unique d'un peuple qui, pour s'être fait le transmetteur infatigable des arts des autres peuples, est resté lui-même si stérile qu'il n'a survécu de lui ni une forme d'art spéciale, si primitive fùt-elle, ni un nom de poète ou d'écrivain. C'est à peine si le nom de l'historien Sanchoniathon, à Béryte, a été tiré de l'oubli. On n'a de lui aucun texte certain, et on ne le connaît que par les fragments de son Histoire pJiéiii-

2

iS LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

cieniie cités par Porphyre et reproduits par Eusèbe [Pré- paration évangélique, X). Il vivait, croit-on, vers l'époque de la guerre de Troie. Au témoignage de Philon de Byblos, Sanchoniathon avait écrit une sorte d'histoire universelle, depuis les origines du monde. 11 avait minutieusement étudié les archives des villes phéniciennes et les inscrip- tions des monuments, et c'est à l'aide de ces deux princi- pales sources (ju'il était parvenu à mener à bonne fin un ouvrage qui fut, bien avant Hérodote, le premier monu- ment historique. Porphyre ajoute qu'il dédia son Histoire phénicienne à Abibal, roi de Béryte, et que les savants assyriens eux-mêmes l'étudièrent et témoignèrent pour elle d'une grande admiration. Philon de Byblos la tra- duisit en «rec. Renan a consacré à Sanchoniathon et aux vestiges qui nous restent de son œuvre une intéressante étude\

Les monuments qui pourraient éclairer d'un jour précis l'histoire intérieure des Phéniciens sont fort rares et d'une importance secondaire, et leur histoire extérieure elle-même ne nous est guère connue que par l'his- toire des peuples qui furent en relations avec eux. Cette absence de monuments a jeté longtemps sur l'histoire de la civilisation phénicienne une incertitude qui se dissipe peu à peu sans doute, mais qui n'en laisse pas moins une certaine obscurité sur un des pays les plus vivants de l'antiquité. Il en résulte que nous ne pouvons guère aujourd'hui étudier les mythes et les cultes phéniciens qu'à travers des chroniques étrangères qui souvent en dénaturent le caractère ou la signihcation. Les monuments

1. Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, tome XXIII, 2' partie, p. 241-334 (année 1858).

La lkgende d'adonis 19

des peuples voisins ou les historiens anciens, peu fami- liers avec les mœurs syriennes, ont la plupart du temps identifié les dieux de la Phénicie avec leurs dieux natio- naux. C'est ainsi qu'Hérodote désigne Thammouz sous le nom de Zeus-Bélos \ De est venue, à une époque plus tardive, une confusion inévitable, grâce à laquelle les dieux primitifs de la Phénicie se sont peu à peu amalgamés avec les dieux de l'Egypte ou de l'Asie-Mineure. C'est pourtant là, dans ce mélange souvent obscur des cultes et des traditions, qu'il faut rechercher les éléments mêmes de l'histoire de chacun d'eux. Ce n'est guère que dans les sources inépuisables de la littérature gi-ecque que nous commençons à trouver des documents précis, et c'est même par elle que des documents plus anciens et pré- cieux entre tous, comme la Cosmogonie de Sanchonia- thon par exemple, nous sont parvenus. A partir d'Héro- dote, le nom d'Adonis, le récit de sa légende, l'étude même de son mythe, se retrouvent et se multiplient à travers les textes grecs. INIais quelle valeur documentaire faut-il attribuer à ces textes, et cette légende d'Adonis, rapportée pour la première fois par le poète Panyasis ' et transformée et augmentée jusqu'à Ovide, peut-elle vrai- ment nous offrir une image exacte du mythe de l'antique Thammouz ?

En réalité, ces textes sont des guides peu sûrs. 11 est nécessaire de ne les consulter qu'avec prudence. Dans les récits des écrivains grecs, le mythe primitif de Thammouz

1. Hérodote, HIst.. 1. I. 181. C'était une coutume que l'ou retrouve chez tous les écrivains grecs. I/ouvrage du pseudo-Lucien, De Dea Suria, peut en fournir une nouvelle preuve.

2. C'est-à-dire au cinquième siècle avant l'ère moderne.

20 LE CULTE D'ADÔNIS-THAMMOUi5

se transforme et se corrompt, des circonstances essen- tielles s'effacent et disparaissent, des légendes nouvelles surgissent, la physionomie elle-même du dieu s'adoucit et se simplifie jusqu'à abandonner ses traits les plus caracté- ristiques. Mais, cette réserve faite et la méfiance mise en éveil, il est certain que Tensemble des textes grecs nous offre une source importante de renseignements, et que c'est qu'il convient tout d'abord de s'arrêter avec soin. Malgré les déformations successives qu'ils ont pu subir, les mythes primitifs, éclos dans les plaines de la Haute-Asie, gardent encore, vingt siècles plus tard, quelques élé- ments essentiels, qui, dégagés de toutes les traditions postérieures, représentent^ dans sa structure la plus simple, la conception religieuse des premiers peuples. Il ne reste plus, dès lors, qu'à suivre cette trace, à en relier et à en coordonner les vestiges, pour reconstituer, autant qu'il est possible, les idées centrales des croyances popu- laires de l'Asie ancienne.

Tel est le sort qu'a subi la légende mythique du dieu Adonis. Ce nom éveille tout d'abord dans la mémoire la gracieuse et touchante image du jeune héros aimé d'Aphrodite et mourant à la fleur de sa jeunesse, dans une chasse au sanglier. Mais c'est une conception d'une époque relativement récente et l'influence hellénique domine presque exclusivement. Avant d'aboutir à cette forme d'une mythologie déjà figée et sans vie intérieure, le nom et l'histoire du dieu Adonis ont rempli l'Orient antique d'une destinée toute différente.

Ce nom lui-même d'Adonis, répandu sur les côtes méditerranéennes et dans la plupart des pays de l'Asie Moyenne, porte en lui une signification de puissance

LA LÉGENDE d'aDÔNIS 21

suprême que les Grecs semblent avoir ignorée ou ouljliée. La plupart des grands dieux phéniciens recevaient la dénomination générique d'Aclân^ qui signifiait « mon sei- gneur )), ou de Baal, qui signifiait « maître ». Ce n'était donc pas le nom spécial d'une divinité, mais bien une appellation uniforme ajoutée comme un terme de respect au nom du dieu. C'est ce sens générique et imprécis qu'il faut donner aux mots Adôn et Adonis dans un certain nombre de textes, comme celui de ^Nlartianus Capella : Sol vocat.ur Biblius Adôn, « le soleil reçoit le nom de sei- gneur de Byblos' ». Aussi disait-on Baal-Thamar, Baal- Hermôn, Baal-Samaïn, Baal-Zéboud, ou bien Adoni-Zé- dek, Adoni-Bézek, Adoniram-Adoram. Il en était de même du nom divin de El, dont la signification était iden- tique, et d'où est venu le nom d'Eloim donné souvent à l'Iahveh juif*. Le nom spécial du dieu solaire, désigné dans des temps postérieurs par la seule épithète à^Adôn ou seigneur, était Thammouz, et c'est d'ailleurs sous ce nom que les plus anciens textes nous en parlent. Nous lisons dans Ézéchiel : « Et il m'introduisit par la porte de la maison du Seigneur, qui regardait l'aquilon ; et étaient des femmes assises pleurant sur Thammouz'. » Tham- mouz était un des principaux Baalim phéniciens, honoré d'un culte spécial dans certaines villes, dont il était une sorte de divinité poliade^ comme Byblos sur la côte et Aphaca dans l'intérieur, qui sont les deux centres impor-

1. Martianus Capella, De nupt. Merc. etPh., II.

2. Ce n'est pas seulement Eloim, c'est aussi EUoun, Elieus, etc., qui, nés du mot El, en ont gardé le sens de suprématie et de toute- puissance.

3. Ezéchiel, vin, 14.

22 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

tants de la région la légende plaçait les divers événe- ments de la vie du dieu.

Les noms de cette divinité se multiplient, d'ailleurs, en proportion du nombre des peuples qui Tadoraient ou qui avaient reçu quelque pratique de son culte. Xous le trou- vons en Laconie sous le nom de Ktppt^ ou Kûptç. Hésy- chius le désigne sous le nom de Aû/voç, lumière. Les anciens Doriens l'appelaient Ao), d'Aw^ , aurore. Ces dénominations de lumière et d'aurore concordent, d'ail- leurs, exactement avec le sens solaire et lumineux du mythe d'Adonis. Il faut remarquer à ce propos que Bacchos, dont le mythe et le culte offrent tant de simili- tudes avec ceux d'Adonis, a aussi, parmi ses noms, celui de (pavoç, lumière.

Adonis avait aussi reçu le nom de Gingras, du nom de la flûte phénicienne qui servait aux lamentations des Adônies,et aussi, en Pamphylie, celui d'/lZ>Oi^ft.ç, également un nom de flûte. Cette tendance à identifier les noms d'Adonis aux noms des flûtes qui servaient à ses fêtes rappelle l'usage qui s'est établi en Grèce de donner les noms de certaines divinités telluriques aux chants mêmes dont elles étaient l'objet ; c'est le cas, par exemple, du Liiws, dont nous aurons à parler plus loin.

Au témoignage d'Hésychius, Adonis était aussi nommé 'IxaToç, et fpepeyX'qç. U dit catégoriquement : ^zpàKkeoL : TÔv ".Vôwvtv. C'est encore le même auteur qui nous apprend qu'Adonis était désigné à Cypre sous le nom de nuyiJiatcov. U dit : Hvyiiaib^v à 'Aôcovtç Tuapa Kuirptoiç: (( Pygmée, c'est Adonis en Cypre. »

En Syro-Phénicie, il a conservé très longtemps son nom primitif de Thammouz. 11 y portait encore un nom carac-

LA LÉGENDE d'aDÔNIS 23

téristique, celui d'Hadad-Rimmon. Movers, qui, le pre- mier, a établi l'importance et la véritable signification de ce nom, dit à ce sujet : « Nous avons obtenu un autre nom d'Adonis par une explication excellente et fort plausible d'un double passage, tout d'abord mal interprété, de Zacharie (c. xii, v. 10), il parle d'une plainte de Hadad- Rimmon, de l'ancienne Maximianopolis. Hadad est le nom d'une divinité syrienne; d'après Sanchoniathon, c'est celui du roi des dieux, comme dans la mythologie syrienne; d'après Macrobe [Saturii., 1, 13), c'est celui du premier et du plus grand des dieux, le Soleil. Les noms de cette divinité inspirèrent, comme le raconte Nicolas Damascène, ce nom de Hadad à dix rois syriens, au temps de David, et les renseignements bibliques, qui concor- dent parfaitement avec ceux-ci, nous font connaître trois rois de Damas nommés Ben-Hadad (Amos, i, 4; Jérémie, 49, 27) et font mention d'un Hadad-Ezer de Soba... De même Rimmon a fourni le nom d'un roi, Tabrimmon, dont parle Damascène... Par son symbole, la grenade, Hadad-Rimmon se rapprochait par plusieurs côtés des divinités analogues à Adonis. C'est du fruit de la erenade qu'est l'Attis pleuré : le fruit sacré naquit subitement du sang de l'Acdestis châtré par Bacchus, et Nana, la fille du roi Sangarius, ayant placé ce fruit dans son sein, devint enceinte de lui et mit au monde le malheureux amant de la mère des dieux (Arnobius, Ach>. Gentes, lib.N', p. 199, éd. Herald). De même Jupiter Casius ou Agreus tenait à la main la grenade, dont la signification se trouve clairement dévoilée par la peinture numidienne Baal laisse échapper de ses mains des grenades et des grappes de raisin, que l'on considérait comme une émanation de

24 LE CULTE d'aDÔJJIS-THAMMOU/

la divinité. Hadad, dieu solaire, avec la grenade pour image, pouvait naturellement n'être que le soleil de la fin de Tété, qui fait miunr les grenades et les fruits ; et par Tanalogie de la conception qui nous montre Adonis comme la production des champs arrivée à sa maturité, nous pourrons appeler lladad-Rimmon la grenade mûre, le fruit mùr, ou plutôt le dieu qui s'éteint dans sa force de production et dont on pleure la mort. De même, la fête du Thammuz, dont parle Ézéchiel, tombe au commencement du sixième mois, qui correspond à septembre, au moment même se cueillent les fruits : au cinquième jour du mois, le prophète rencontrait les pleureuses au Temple (viii, 1-14). Ce dernier point confirme encore l'identité d'Hadad-Rimmon et d'Adonis, et leur commune origine syrienne \ »

A l'époque l'influence phénicienne disparaît de l'his- toire et où, au contraire, la civilisation et les idées grec- ques commencent à se répandre et à déborder sur l'Orient, les pays syriens, d'où était parti le dieu^ le reçoivent à leur tour, mais transformé par la mythologie hellénique. C'est un phénomène mille fois constaté. La Syro-Phé- nicie a été, en effet, l'une des principales sources du pan- théon hellénique. Par la voie naturelle des échanges commerciaux, les Grecs ont reçu des Phéniciens et des Cypriotes un certain nombre de mythes religieux et de conceptions divines qu'ils ont rapidement dénaturés et pour ainsi dire nationalisés. Ce qui s'est passé pour Adôn-Thammouz, devenu l'Adonis grec, s'est également produit dans les mythes d'Héraklès, du Melkarth tyrien,

1 . Movers, Die Phônider, tome I", c. vu.

LA LÉGENDE d'aDÔNIS 25

de Pygmalion, du Pugni phénicien, de Zeus et de Dio- nysos Zagreus, venus de Crète, d'Européia, d'Helléetde Perseus, héros de fables syro-phéniciennes. Le jour ces divinités, transformées par Tesprit populaire et par les poètes de la Grèce, revenaient aborder sur les rives qui les avaient vues naître, elles apparaissaient vraiment comme des formes nouvelles dont les origines et la filia- tion demeuraient indécises. Certains traits primitifs ne pouvaient cependant s'effacer tout à fait, et les analogies que les écrivains et les philosophes grecs, depuis Héro- dote jusqu'à Fauteur du De Dea Syi'ia, retrouvaient entre leurs divinités nationales et les dieux de la Syro-Phénicie, n'étaient pas imaginaires. Mais ils aboutissaient à croire à l'antériorité des dieux grecs^ dont les divinités asiatiques n'étaient, à leurs yeux, que des reproductions plus ou moins fidèles.

Soumis à cette évolution laborieuse, Adonis reparaît sur les rivages phéniciens avec des traits nouveaux : on reconstitue alors la légende primitive, on l'applique, rajeunie et transformée, aux pays oii elle était née, et dès lors s'établit la tradition qui est parvenue jusqu'à nous et qui nous représente Adonis, fils d'un roi de Cypre, aimé d'une déesse et mourant dans les forêts du Liban, en tei- gnant de son sang le fleuve qui, depuis, a gardé le nom divin. C'est sous ce dernier nom à^ Adonis que les Grecs l'ont toujours connu, transformant ainsi la dénomination générale à.'Aclôii en un nom particulier, et le dieu tout- puissant des peuples syriens en un jeune et gracieux héros, qui n'est plus qu'une image effacée et lointaine de Thammouz.

La légende d'Adonis nous est révélée pour la première

26 LE CULTE d'âDÔNIS-THAMMOUZ

fois par un poète grec du cinquième siècle, Panyasis \ D'après son récit, Adonis était le fils d'une princesse d'Assyrie, Myrrha ou Smyrna, à laquelle Af)hrodite avait inspiré un ardent amour pour son père Théias. Elle pro- fita de l'ivresse de celui-ci pour s'offrir à lui, au milieu de l'obscurité, Théias, ne pouvant reconnaître sa fille,, s'unit à elle et la rendit mère. Mais, revenu à la raison et ayant eu la révélation de son inceste involontaire, il fut pris d'une colère violente et s'élança sur sa fille, l'épée à la main. Myrrha s'enfuit et supplia les dieux, qui seuls étaient la cause de sa faute, de la dérober à la vue et à la vengeance de son père. Sa prière fut exaucée : elle fut subitement métamorphosée en l'arbre qui, depuis, a gardé son nom\ Neuf mois plus tard, l'arbre s'ouvrit pour donner naissance à un enfant d'une merveilleuse beauté, qui fut Adonis. Aphrodite le recueillit et l'enferma dans un coffret qu'elle confia à Proserpine. La déesse des en- fers ouvrit le coffret, et séduite par la beauté de l'enfant, refusa de le rendre. Zeus, choisi comme arbitre entre les deux déesses, décida qu'Adonis appartiendrait à Aphro- dite pendant quatre mois de Tannée, pendant quatre autres mois à Proserpine, et ((u'il disposerait lui-même des (juatre derniers mois. Adonis donna ces quatre der- niers mois à Aphrodite et passa ainsi huit mois avec Aphrodite et quatre avec Proserpine.

1. ApoUodore, III, 14, 4. Panyasis, fragment 23.

2. Cet arbre était, dans l'Orient antique, consacré au Soleil. Le mythe d'Adonis était en effet, comme nous le verrons plus loin, un mythe essentiellement solaire ; et il faut rappeler à ce sujet, avec Dupuis {Origine des Cultes, tome III, 2' partie, p. 906), le rôle que joua la myrrhe dans l'adoration des Mages, à la naissance du Christ, qui est, lui aussi, une image solaire.

LA QUERELLE DES DEESSES Peinture duii vase du musée de Naples

LA LÉGENDE d'aDÔNIS 27

C'est une première légende d'Adonis, la signifi- cation calendaire et solaire du mythe transparaît aisément. 11 en est une autre, quelque peu différente, et qui semble avoir été plus populaire. Les détails y sont d'ailleurs plus abondants et le sens mythique du récit s'y voile davantage. C'est celle qu'Ovide nous a transmise V L'action passe d'Assyrie en Cypre. Kinyras, roi de Cypre, par un amour incestueux, a de sa fille Myrrha un fils nommé Adonis. L'enfant, d'une beauté extraordinaire, est élevé par les nymphes, et à peine adolescent, devient l'amant d'Aphro- dite. Un jour, le jeune dieu part à la chasse dans les forêts du Liban, malgré les supplications de la déesse, qui pres- sent un dénouement fatal. En effet, un sanglier, envoyé par Ares, jaloux d'Adonis, blesse le chasseur à la cuisse. A l'annonce de cette nouvelle, la déesse remplit les forêts de ses gémissements, elle accourt, étend son amant sur un lit de laitues, mais ne peut, malgré ses soins, con- jurer la mort. Du sang d'Adonis mourant naissent des anémones % le fleuve Adonis se rougit de ce sang divin, et, dès lors, dans cette contrée montagneuse, le culte du jeune dieu s'établit et se propage.

Telle est, dans ses lignes essentielles, la légende popu- laire. Le Baal phénicien y disparaît sous le jeune dieu d'une mythologie plus récente. Les peuples syriens, sans doute, n'avaient pas orné de tant de détails et de tant de poésie l'histoire symbolique de leur dieu. Il n'était alors que la forme religieuse sous laquelle se cachait la crainte

1. Ovide, Métamorphoses, X.

2. L'anémone était, aux yeux des anciens, un symbole de jouissance fragile et brève, de vie courte. Voir, à ce sujet, plus loin, 2' partie, chap. II.

28 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

superstitieuse des forces de la nature, l^eu à peu, dépouillé de sa divinité redoutable, il se réduit à un personnage de fable mythique, qu'un peuple énervé et sceptique ne comprend plus.

On peut, toutefois, sous ces récits poétiques, retrouver les principaux éléments des premières traditions relatives ce culte. La naissance, la vie et la mort tragique d'Adonis présentent des traits caractéristiques qui sont assurément les vestiges d'une légende plus ancienne. De plus, malgré les transformations inévitables qu'a subies cette légende, en se répandant chez des peuples si diffé- rents de civilisation et de génie, les mêmes traits demeu- rent communs aux diverses versions. Cet inceste qui donne naissance à Adonis, cet amour passionné d'une déesse dont le symbole n'est que le complément du sym- bole du dieu, cette mort d'Adonis, tué soudainement dans la fleur de sa jeunesse, ces quelques éléments, qui sont l'essence et l'âme même du mythe, marquent assez bien le sens primitif de ce culte. Tout le reste a été peu à peu ajouté en ornements inutiles par l'imagination et la fan- taisie des poètes.

Il est cependant utile de remarquer les divergences qui existent dans certains récits. Ces divergences, en effet, ne sont pas nées au hasard. Souvent elles indiquent l'influence et la pénétration d'un mythe analogue à celui d'Adonis, souvent aussi elles précisent certains faits historiques et par cela même valent d'être signalées.

La naissance même d'Adonis est un premier sujet de variations. Tandis que les uns, comme Panyasis, le font naître de Théias et de sa fille Smyrna, d'autres rapportent qu'il était d'un Kinyras, venu de Syrie en Cypre, et de

La légende d'adonis 29

la fille d'un roi de cette île, Métharmé. Hésiode raconte encore qu'il serait de Phœnix et d'Alphesibœa \ Toute- fois, la plupart des récits s'accordent à donner au père d'Adonis le nom de Kinyras. Bien souvent, d'ailleurs, sui- vant une tendance fréquemment constatée dans les mythes antiques, Kinyras et Adonis se confondent et ne sont plus qu'une même divinité sous deux noms différents. La lé- gende se plaît à représenter Kinyras établissant dans le monde le culte d'Adonis, fondant la ville et le temple de Byblos, et parcourant les mers pour porter aux peuples lointains le culte du dieu; il devient alors le héros de mille récits, analogues à ceux qui remplirent le mythe du Mel- karth phénicien et de l'Héraklès grec. Mais, en réalité, c'est encore une création postérieure, et le mythe distingue mal le père du fils. Nous retrouvons donc ici ce dogme, à peu près universel dans les religions orientales, du dieu s'engendrant lui-même, du dieu androgyne, possédant à la fois le principe mâle et le principe femelle, et adoré en Phénicie sous la double dénomination de Baal, le dieu, et Baalath, la déesse. Et l'inceste de la légende n'est assu- rément qu'une corruption de cette idée primitive.

On trouve également différentes versions au sujet de la mort d'Adonis. Suivant la croyance la plus répandue, le sanglier qui devait donner la mort à Adonis aurait été envoyé par Artémis, selon d'autres, par Apollon. Ovide, se conformant à des légendes postérieures, le dit envoyé par Mars dans un accès de jalousie K D'autres encore estiment que le sanglier n'est qu'une forme prise par Mars pour se

1. Hésiode, opad Apollodore, III, 14, 4, et apud Probum ad Virgil., Eclog. X, 18.

2. Ovide, Mctamorph., X, v. 290 sq.

30

LE CULTE D ADONIS-THAMMOUZ

défaire de son rival et identifient le dieu et le sanglier. Quant au récit qui nous montre Adonis tué par les Muses et retrouvé par Aphrodite dans le temple d'Apollon à Argos ^ , ce n'est qu'une vei-sion isolée et de peu d'importance :

LA MORT D ADONIS

(Montfaucon)

il suffit seulement d'y remarquer les rapports de plus en plus étroits qui s'établissent entre le dieu solaire des Phéniciens et le dieu solaire des Grecs.

Ces divergences de détails s'expliquent aisément, si l'on songe que le culte d'Adonis, répandu dans plusieurs con- trées, devait naturellement revêtir des caractères différents dont la légende s'altérerait. Les cultes d'Atys en Phrygie, d'Osiris en Egypte, d'Adraste dans le Péloponèse, de Linos en Grèce, sont étroitement liés à celui d'Adonis et aident l'historien à reconstituer avec quelque certitude la marche et les étapes successives du mythe primitif. Le génie des

1. Ptolémée Héphestion, lib. I.

LA LÉGENDE d'aDÔNIS 31

peuples se marque sur ces formes diverses que remplit une pensée identique, et à travers la terre classique des migrations et des grands mouvements ethniques, ce sont des éléments précieux et dont il est difficile de négliger Tappui, Ce n'est donc pas seulement au point de vue mythologique ou ethnologique qu'il faut considérer la légende d'Adonis; elle est aussi, à un point de vue plus spécialement historique, la source de mille observations fructueuses. C'est en elle que nous trouvons pour la pre- mière fois les traces des premières aventures maritimes des Phéniciens, le souvenir de leur établissement en Cypre; et ce Kinyras, roi de Cypre, venant installer à Byblos le culte adonique, n'est qu'un des nombreux vestiges légen- daires des navigations phéaiciennes, et dont le cycle à la fois le plus complet et le plus précis se rattache au mythe de Melkarth. C'est elle encore qui nous révèle, mieux que les autres légendes des religions phéniciennes, le carac- tère et les tendances de ce peuple à demi fabuleux et dont les traits essentiels demeurent malgré tout presque insai- sissables. Cet z\donis-Thammouz, qui enferme en lui tout un faisceau d'idées mythiques, reste donc, par la légende et par la physionomie de son culte, une des divinités les plus vivantes et les plus précises de ce monde de l'an- tique Syrie, sans cesse agité par les invasions, les guerres et les mouvements ethniques de toutes sortes. C'est à lui qu'aboutit la longue filiation des dieux de l'Asie Occiden- tale, et il a gardé, de ces religions qui ont précédé ou pénétré la sienne, ce caractère de dieu universel et suprême qui contribuera à maintenir son culte à une époque oii les autres dieux phéniciens seront depuis longtemps oubliés.

CHAPITRE II L'EXODE DU CULTE

Les fortunes diverses des cultes et des mythes ont leur principale cause, non dans l'excellence de leur conception religieuse, mais dans l'appui plus ou moins favorable que leur ont prêté les événements historiques au milieu des- quels ils ont vécu. C'est un phénomène intéressant à observer que cette propagation d'une idée religieuse, qui suit fidèlement les fluctuations historiques, qui se plie aux circonstances extérieures, qui se ralentit ou s'accélère suivant des événements sans relations apparentes avec elle, et dont le développement s'établit suivant la logique précise des faits. Les grands mouvements religieux n'ont leur succès qu'à la faveur des circonstances. Si l'ensei- gnement de Jésus n'avait pas été considéré dès l'origine comme une prédication d'opposition à la suprématie romaine, et si tous les révoltés politiques n'étaient pas venus s'unir et se fondre en lui pour multiplier leurs efforts, le christianisme serait resté au rang infime des nombreuses sectes juives, sans jamais rayonner au delà de l'étroite contrée il avait pris naissance. Si l'islamisme n'avait pas été servi par la conquête, si tous les vieux res- sentiments germaniques contre Rome et la Papauté n'avaient pas trouvé dans le protestantisme une arme puissante pour servir leur cause, jamais la religion de Mahomet ni celle de Luther n'auraient eu une fortune si

l'exode du culte 33

brillante. C'est donc avec un soin attentif et prudent qu'il convient de déterminer la marche de ces anciens dogmes qui, éclos dans les ténèbres des temps, apparaissent dans l'histoire, non pas au moment de leur origine, mais à une époque ils sont déjà épanouis et forts. Aux vagues croyances idéologiques qui ont seules peuplé l'esprit des races primitives a peu à peu succédé, grâce à un besoin naturel d'organisation logique et précise, tout un système de légendes coordonnées, tout un enchaînement de mythes et de récits sacrés, qui, répandus par la diffusion des peuples, ont donné naissance à des religions diverses, mais les analogies des dogmes restent nombreuses et apparentes. C'est pourquoi il serait imprudent de les séparer les unes des autres, et de les considérer succes- sivement, au lieu de les étudier simultanément et dans leur ensemble : il y a en elles, au moment oii nous les trouvons dans l'histoire, toute une lente et formidable élaboration qui s'est accomplie pendant des siècles et qui a abouti à une diversité de mythes et de cultes, au cœur desquels réside une inspiration identique.

L'établissement du culte d'Adonis à Byblos, loin d'être une des phases primitives de son évolution, n'est au contraire que Faboutissant d'un long voyage à travers la Haute-Asie et l'Asie Moyenne. On le trouve pour la pre- mière fois en Assyrie. Dans Bion^^ Adonis est qualifié ôî Assyrien^ àaGvpiov. Toutefois, comme les Grecs con- fondaient souvent les noms d'Assyrie et de Syrie, c'est sans doute à ce dernier pays, d'où le culte est venu en Grèce, que Bion a voulu faire allusion. Lucien, de son

1. Bion, Idylle I, v. 24.

34

LE CULTE D ADOîSlS-THAMMOUZ

côté, donne à Adonis le même qualificatif à^ Assyrien'. « Ne m'a-t-il pas fait descendre, tantôt sur le mont Ida pour Anchise d'Ilion, tantôt sur le Liban, vers ce jeune Assyrien qu'il a rendu également aimable aux yeux de Proserpine, si bien qu'il m'a ravi la moitié de mes amours ^ ? » . Il est probable, en tous cas, qu'Adonis venait déjà d'une contrée plus orientale. Mais, lié aux autres cultes babyloniens, il a été considéré par les Phéniciens comme originaire de cette région. Macrobe l'affirme \ Guigniaut rapporte, à l'appui de cette affirmation, le très curieux récit, conservé dans les livres Sabéens, « d'un prêtre des idoles, appelé Thammus, que son roi mit à mort parce qu'il lui prêchait l'adoration des planètes et du zodiaque, et qui, la nuit suivante, fut pleuré par tous les dieux de la terre, réunis dans le temple du Soleil, àBabylone^ ». Faut- il voir une des versions originelles du mythe d'Adônis- Thammouz? Il est probable, en effet, que, même au milieu des divinités assyriennes, ce culte a subi une évolution analogue à celle qu'il subira plus tard dans le bassin méditerranéen, et que les Assyriens eux-mêmes ont cherché à le rattacher à une légende nationale. Aussi l'identifie-t-on fort rapidement avec le Soleil lui-même, comme l'indiquent ces lamentations divines sur le prêtre Thammus qui ont lieu dans le temple du Soleil. Tham- mouz devient vite un symbole solaire, et c'est avec cette physionomie définitive qu'il se répand vers l'Occident.

1. Lucien, Dialogues des Dieux, XI. Voir aussi Apollodore, lU, 14, 4. A consulter le Dictionnaire de Jacobi.

2. Macrobe, SaturnaUa, I, 2L

3. Creuzer, Religions de V Antiquité (traduction Guigniaut), tome II, p 92U, note de Guigniaut.

L EXODE DU CULTE 35

Il faut noter ici le mythe connexe d'Adar-Sàmdan, THéraklès assyrien, qui s'associe à Thammouz, comme Melkarth à El, et Héraklès à Adonis. Déjà, parmi les dieux parèdres de la déesse chaldéenne Isthar se trouve Dou- mouzi, qui est sans doute la plus ancienne forme de Thammouz ; Adar-Sâmdan est, lui aussi, mêlé aux mythes et aux allégories d'isthar. Comme Thammouz, il voyage vers l'Occident: dans le Liban, Adar devient le dieu parèdre d'Atergatis, c'est-à-dire d'Astoreth, considérée au moment de son veuvage et de sa douleur. Dieu solaire, il devient le point de départ de toute une succession de mythes et de légendes solaires : Sardanapale, Crésus, Hamilcar, Didon . Comme Adônis-Thammouz, Sâmdan meurt et ressuscite ; et, dans certaines régions, il est malaisé de le distinguer du dieu de Byblos. Son culte se répand surtout dans l'Asie-Mineure : en Cilicie, en Cap- padoce, en Lycie et en Lydie ; on le trouve associé soit à celui d'Atys et de Cybèle, soit à celui de l'Artémis d'Ephèse. Sur un bas-relief de Ptérium, on voit Isthar traînée par des lions et ayant auprès d'elle Adar-Sâmdan, armé d'un bâton et d'une hache à deux tranchants. On pourrait d'ailleurs suivre la filiation de ce dieu assyrien : depuis ses origines chaldéennes jusqu'à la forme grecque d'Héraklès, on le verrait passer par les mêmes avatars et les mêmes expressions intermédiaires que le Tham- mouz babylonien aboutissant à Adonis. En tous cas, il n'est pas inutile de remarquer la connexité et la parenté d'Adar et de Thammouz, qui fortifient encore, pour ce dernier, l'hypothèse d'une origine assyrienne.

On peut dès lors suivre avec assez de précision l'exode thi dieu. Remontant le cours de TEuphrate, traversant en-

36 LE CULTE d'aDÙNIS-THAMMOU/

suite le désert, il aborde dans la riche vallée de l'Oronte et s'y installe en maître. 11 envahit la Gœlé-Syrie, et c'est pour lui que se dresse à Baalbeck le célèbre temple du Soleil, Continuant sa marche vers le Sud, et longeant les mon- tagnes qui le séparent de la côte, il entre dans la vallée du Jourdain, plus tard les Hébreux le trouvent et l'adop- tent. Ézéchiel parle des femmes qui pleurent, à la porte du Temple, la mort de Thammouz '. Un mois du calendrier hébreu portait également le nom de Thammouz. Saint Jérôme, de son côté, nous donne un témoignage précis, dans une lettre à saint Paulin : « Bethléem, dit-il, qui est pour nous aujourd'hui le lieu le plus auguste de toute la terre, fut ombragé jadis par un bois sacré de Thammouz, c'est-à-dire d'Adonis ; et dans la grotte le Christ petit enfant a vagi, on pleurait l'amant de Vénus \ »

Mais avant que les Hébreux eussent conquis la terre de Chanaan, le culte du Baal Thammouz avait franchi les montagnes et s'était établi le long de la mer. A partir de ce moment, de nouvelles destinées vont commencer pour lui. L'activité commerciale des Phéniciens va le répandre dans le monde occidental, et en même temps que les comptoirs phéniciens, les temples du dieu se multiplieront sur les côtes méditerranéennes. D'ailleurs, dès les pre- miers temps de la civilisation phénicienne, il semble avoir pris une importance toute spéciale. Il acquiert, dans la région deByblos, le caractère d'un culte prédominant. Là, Byblos devient peu à peu la ville sacrée du dieu % la cité unique l'on retrouvait les décors de la légende divine.

1. Ezéchiel, vm, 14.

2. S. Jérôme, Epist. ad Paulin.

3. 'Aôwviôoc Upy. (Strabon, XVI, 2); B-jg/ou îepiç, sur des monnaies.

l'exode du culte 37

a GoubloLi, que les Grecs appelèrent Byblos, se vantait d'être la ville la plus vieille du monde. Le dieu El l'avait fondée, à l'aurore des siècles, contre le flanc d'une colline qu'on apercevait d'assez loin en mer. Une anse, aujour- d'hui comblée, lui permettait d'entretenir une marine nombreuse'. » Byblos fut, en effet, une des villes les plus puissantes de la Phénicie. Elle étendait sa domination jus- qu'au cœur des forêts du Liban, et si elle n'eut pas le renom maritime de Tyr et de Sidon, ses ouvriers, ses charpentiers et ses maçons passaient pour être d'une habi- leté merveilleuse: c'est de Byblos que^ sur la foi de cette renommée, le roi Salomon fit venir les ouvriers qui édi- fièrent le Temple de Jérusalem*. La ville s'étendait, sans doute, non seulement le long du rivage, mais aussi sur les pentes douces qui formaient comme un cirque de faibles hauteurs \ Un texte de Strabon a môme fait croire que la ville ne confinait pas à la mer, mais s'en trouvait à une légère distance : « Byblos, dit Strabon, eut pour pre- mier roi Kinyras; elle est consacrée à Adonis. Elle est située sur une hauteur, à quelque distance de la mer*. » En réalité, il est hors de doute, après les recherches de Renan, que Byblos fut une ville maritime, au même titre que les autres grandes villes de la Phénicie. Mais la par- tie sainte de la ville, se dressait le fameux temple

1. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, tome II, p. 172-173.

2. Bible, Lib.Reg.

3. Renan s'est efforcé d'établir, par de minutieuses et longues re- cherches, la topographie de Byblos. On consultera à ce sujet, avec beaucoup de fruit, son volume Mission de Phénicie, et les cartes e t planches qui l'accompagnent.

4. Strabon, Géographie, livre XVI, c. 2. Syria,

38 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

d'Adonis et d'Aschera, se trouvait sur une éminence assez faible qui est, en effet, quelque peu distante de la mer et qui porte aujourd'hui le nom de Kassouba. « Le temple couronnait la hauteur, et quelques débris de mu- raille en indiquent encore l'emplacement : peut-être est-ce le même dont le plan est gravé au revers de certaines monnaies impériales. Deux escaliers y conduisaient des quartiers bas, mais l'un accède à une chapelle de style grec surmontée d'un fronton triangulaire et bâtie au plus tôt sous les Séleucides; l'autre aboutit à une longue colon- nade de même époque, appliquée en devanture sur un monument plus ancien, pour le rajeunir au goût du jour. Le sanctuaire qui se cachait derrière ce placage disparate conserve un air d'archaïsme prononcé et ne manque ni d'originalité ni de grandeur. 11 consiste en une vaste cour rectangulaire bordée de cloîtres. Au point même les lignes tirées par le milieu des deux portes semblent se croiser, une pierre conique se dresse sur un cube de ma- çonnerie, le bétyle que l'esprit de la divinité anime : une balustrade à jour l'enveloppe et le garantit contre les attouchements de la foule. La construction ne remontait peut-être pas au delà de l'âge assyrien ou persan, mais le plan général reproduit évidemment les dispositions d'un édifice antérieur \ » Tel était ce fameux Temple, autant qu'il est permis de le reconstituer d'après les monnaies de Byblos frappées sous Macrin. Une stèle phénicienne, découverte par Renan et connue sous le nom de stèle de Yehawmelek, peut servir à jeter quelques clartés sur l'architecture et les dispositions de ce temple. Cette stèle

1, Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, tome II, p. 173.

l'exode du culte 39

marque le souvenir d'une sorte de consécration et d'hom- mage du roi Yehawmelek à la déesse de Byblos, et elle fai- sait sans aucun doute partie du temple lui-même. On y voit Yehawmelek, dont les vêtements royaux rappellent ceux des rois de Perse, offrir des libations à la déesse, qui, elle-même, présente absolument, dans son attitude, ses ornements, ses attributs, la physionomie d'une Isis- Hathor. Au-dessous des sculptures se trouve une inscrip- tion phénicienne, dont Renan a donné la traduction suivante :

« C'est moi, Yehawmelek, roi de Gebal, fils de leharbaal, petit- fils d'Adommelek, roi de Gebal, que la dame Baalath Gebal, la reine, a fait (roi) sur Gebal.

» J'invoque ma dame Baalath Gebal (car elle m'a toujours exaucé) et j'offre à ma dame Baalath Gebal cet autel de bronze qui est dans (l'atrium), et la porte d'or qui est en face de (l'entrée), et l'uraeus d'or qui est au milieu du (pyramidion) placé au-dessus de ladite porte d'or. Ce portique, avec ses colonnes et les (chapiteaux) qui sont sur elles, et avec sa toiture, c'est aussi moi, Yehawmelek, roi de Gebal, qui l'ai fait pour ma dame Baalath Gebal, conformément à l'invocation que je lui ai faite, car elle a écouté ma voix, et elle m'a fait du bien .

» Que Baalath Gebal bénisse Yehawmelek, roi de Gebal; qu'elle le fasse vivre, qu'elle prolonge ses jours et ses années sur Gebal, car c'est un roi juste, et que la dame Baalath Gebal lui donne faveur aux yeux des dieux et devant le peuple de cette terre, et la faveur du peuple de cette terre (sera toujours avec lui).

» Tout homme de race royale ou simple particulier qui se per- mettra de faire un ouvrage quelconque sur cet autel d'airain, et sur cette porte d'or, et sur ce portique moi, Yehawmelek... et de faire cet ouvrage soit... soit... et sur ce lieu-ci... que la dame Baalath Gebal maudisse cet homme-là et sa postérité^ ! »

1. Cette stèle date vraisemblablement du V' siècle. Jules Soury fait remarquer avec raison qu'elle est postérieure à la conquête de Cyrus,

40 LE CULTE D^\DÔ^'IS-THAMMOUZ

En outre de son extrême importance épigraphique, cette inscription giblite nous présente quelques détails caracté- ristiques sur le temple de Byblos. Ce sont des indica- tions précieuses, qui, « rapprochées des figures des mon- naies frappées sous Macrin, permettent de se représenter assez nettement Téconomie du sanctuaire. L'édifice domi- nait la ville et s'apercevait sans doute de la mer. Le sanc- tuaire même était précédé ou entouré d'une enceinte sacrée, au milieu de laquelle était un autel de bronze; on y avait accès par une porte d'or accompagnée de por- tiques à colonnes; une petite pyramide s'élevait au-dessus de la porte d'or. Des portes d'or, c'est-à-dire en bois doré, brillaient aussi à lentrée du parvis du temple d'Hiérapolis, si bien décrit par l'auteur de la Déesse syrienne. Le fauve éclat de l'or resplendissait partout, aux voûtes du sanc- tuaire comme sur les symboles et les vêtements des dieux; enfin il est fait mention d'un grand autel d'airain qui s'éle- vait au dehors ^ . »

Autour de Byblos s'étend une région à la fois sauvage et douce, mystérieuse et pleine de lumière, le culte d'Adonis s'est rapidement installé avec une suprématie absolue. Cette région de Byblos était renommée comme un des sites les plus délicieux de la côte méditerranéenne.

car les sculptures dévoilent l'intluence de la Perse. D'autre part, les rois de Byblos dont il est fait mention dans la preoaière phrase de l'inscription sont antérieurs aux rois Og, Azbaal, Aïnel, qui furent les derniers rois de Byblos, Aïnel aj^ant été détrôné par Alexandre. C'est donc entre la conquête persane et le règne du roi Og, c'est-à-dire dans la première moitié du V siècle, qu'on peut placer la date des sculp- tures et de l'inscription de cette stèle.

1. Jules Soury, la Phénicie {Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1875).

l'exode du culte 41

Les anciens poètes se plaisent à la chanter et à en célé- brer le charme. Nonnus l'appelle la «demeure nuptiale de la déesse de Paphos », na(pÎ7]ç d6[L0ç yafJiTjXtoç ' , et le même poète l'appelle ailleurs la « demeure des Grâces », XapÎTCOv ^ôiioç'. Le Liban abrupt et sombre, couvert d'épaisses forêts de cèdres, peu accessible, même aux époques les plus fa- vorables de l'année, devient peu à peu la montagne sainte dont chaque site rappelle un des traits de l'histoire d'Adonis : « Byblos entière, dit Maspero, et la partie du Liban à laquelle elle s'appuie restaient comme hantées de toute antiquité par les souvenirs de cette histoire. On savait à quel endroit la déesse avait entrevu le dieu pour la première fois, à quel autre elle s'était dévoilée devant lui, à quel autre enfin elle avait déposé le corps mutilé et entonné les lamentations des funérailles. Un fleuve qui coule à quelque distance vers le Sud portait le nom d'Ado- nis, et la vallée qu'il arrose avait été le théâtre de cette idylle tragique ^ » Les vallées, les forêts, les torrents du Liban deviennent ainsi les décors naturels de la légende adonique. C'est en effet que s'abrite, avec cette légende, tout un cycle de récits sacrés, de mythes divers, et qu'éclosent et se développent mille pratiques religieuses contre lesquelles se heurtera longtemps le christianisme naissant. « Les cultes du Liban, dit Renan, vieux comme le monde, mais plusieurs fois transformés et mêlés d'élé- ments de toute provenance, prirent, dans les premiers siècles de notre ère, une vogue extraordinaire. Byblos

1. Dionysiaques, XLI, 4.

2. Ici., III, 110.

3. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, tome II, p. 175.

42 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

devint, vers cette époque, une ville toute religieuse, et la région du Liban située au-dessus joua le rôle d'une vraie Terre Sainte l'on venait de toutes parts en pèlerinage. Les traces de ce curieux mouvement, dernier effort du paganisme, qui a déterminé la forme sous laquelle l'ido- lâtrie se présenta à l'imagination des auteurs chrétiens et même du moyen âge, sont fort nombreuses. Chaque sommet du Liban était couronné d'un temple dont les débris, por- tant avec évidence la marque d'une destruction violente et poussée jusqu'à la minutie, se voient encore. L'avène- ment du christianisme fut marqué en Syrie par de nom" breuses destructions de temples. Le Liban exerçait sur les imaginations un grand charme. Ces montagnes, par un rare privilège, réunissent à un haut degré la majesté et la grâce : ce sont des Alpes riantes, fleuries, parfumées. Les temples qui les couronnaient contribuaient à leur beauté; un paganisme très dangereux et très difficile à déraciner s'y défendait à outrance. Déjà, dans les écrits des anciens prophètes hébreux, on trouve à chaque page l'horreur des cultes qui se pratiquaient sur les a hauts lieux » et sous les « arbres verts ». Le Liban se présentait à l'imagination des Chrétiens comme le dernier refuge des crimes d'Athalie et de Jézabel; on le découronna sys- tématiquement. Détruire les temples passa pour une œuvre des plus méritoires; nous voyons les moines d'An- tioche et plusieurs pieux personnages, saint Maron, par exemple, se donner à cet égard une sorte de mission et courir le pays en destructeurs \ »

On comprend dès lors avec quelle force s'était implanté

1. Renan, Mission de Phénicie, p. 219-220.

L EXODE DU CULTE 43

dans cette région le culte d'Adonis. A chaque pas, on y rencontre encore quelque souvenir, quelque débris de temple, quelque inscription, quelque tombeau du dieu. Un temple, célèbre dans tout le monde antique, s'élevait près de la source du fleuve Adonis \ C'est à propos de ce temple que Sainte-Croix rapporte un détail intéressant, emprunté à Sozomène ^ : « Ce temple, dit-il, était voisin de la rivière nommée Adonis, et il était célèbre par une merveille qui s'opérait dans ses environs. A un certain jour de l'année, après quelques invocations, un feu, sem- blable à une étoile, paraissait se précipiter du haut du mont Liban dans les eaux de l'Adonis. Ce météore, disait-on, n'était autre chose que Vénus-Uranie elle- même', » Ce qui, d'ailleurs, avait contribué puissamment à faire de cette contrée une terre sainte, vénérée de toutes les nations anciennes, c'était ce fleuve Adonis, qui se jetait dans la mer à quelque distance au sud de Byblos et dont les flots, par un phénomène singulier, devenaient d'un rouge brun à une certaine époque de l'année : on disait alors que le sang d'Adonis blessé rougissait les eaux du fleuve, et ce miracle annuel^ régulièrement repro- duit, amenait à Byblos un extraordinaire concours de peuple *. A plus d'une journée de marche de Byblos, en se

1. Voir De Dea Syria, 9.

2. Histoire Ecclésiastique.

3. Sa,inte-Cvoix, Recherches historiques et critiques sur les mystères du paganisme, tome II, section 8, article 1", p. 115. Sur ces prodiges que l'on attribuait au fleuve Ad«)nis, on peut consulter aussi Zosime, Hist., I, Lviii.

4. La jonction du fleuve Adonis avec la mer était regardée comme l'image de l'union du dieu avec Aphrodite (Jean Lydus, De Mensibus'> IV, 44, p. 80; Movers, Die Phôni^ier, tome I, chap. vin).

44 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUX

dirigeant vers le Levant, on rencontre dans la montagne la ville d'Aphaca, nommée aujourd'hui Afka. C'était encore une ville sainte d'Adonis, et un grand nombre de récits attestent que c'est en ce lieu qu'avait été dressé le tombeau du dieu. C'était d'ailleurs que, d'après la légende, il avait trouvé la mort. La ville d'Aphaca joue un grand rôle dans cette légende. La solitude de la vallée du fleuve prêtait trop au recueillement mystique pour ne pas donner abri aux circonstances les plus expressives des récits mythiques. Le nom même de la ville signifie baiser. On en avait rapidement conclu qu'elle marquait le lieu Adonis et la déesse avaient échangé leur premier et leur dernier baiser ' .

Près d'Afka se trouve la source du fleuve Adonis, nommé aujourd'hui Nahr-Ibrahim. C'était une coutume assez répandue dans l'Orient antique de donner un nom divin aux sources, aux fleuves ou aux montagnes. « Le fait d'un fleuve portant le nom d'une divinité ne doit pas sur- prendre. La même chose a lieu pour le fleuve Bélus, près de Saint-Jean-d'Acre. Le nom actuel du Nahr-Ibrahim n'est peut-être pas sans connexion avec le nom antique. On sait que, par un syncrétisme bizarre, Abraham fut identifié avec Bel, comme Israël avec El. La tradition des Maronites sur un émir merdaïte nommé Ibrahim, qui aurait construit le pont situé près de l'embouchure et donné son nom au fleuve, paraît empreinte de ce goût évhémériste, qui est en général le caractère des traditions syriennes et dont les meilleurs esprits parmi les ]Maro- nites, les Assémani par exemple, n'ont pas su se défendre.

1. Etijmolog. Magn., "Açaxa.

l'exode du culte 45

C'est ainsi que le nom de Kabélias (pour Kabr-Elias) est maintenant considéré par les hommes un peu instruits du pays, qui ne peuvent y voir le tombeau du prophète Élie, comme désignant le tombeau d'un prince maronite nommé Elias. L'application du nom de Nahr-Ibrahim au fleuve Adonis est, du reste, assez ancienne '. » Autour de la source du Nahr-lbrahim s'étend un paysage merveil- leux et sauvage. C'est encore à Renan que nous en em- pruntons le plus saisissant tableau : « Afka, dit-il, est un des sites les plus beaux du monde. Il rappelle le paysage du col des Cèdres, avec moins d'ampleur, mais avec plus de variété et de vie. L'espèce d'entonnoir d'où sort le fleuve est comme le point central d'un vaste cirque formé par des tours de rochers d'une grande hauteur. Le fleuve se précipite ensuite de cascade en cascade à d'effrayantes profondeurs, au-dessus desquelles règne une sorte de toit, et sur ce toit serpente la route d'Akoura. La fraîcheur des eaux, la douceur de l'air, la beauté de la végétation ont (|uelque chose de délicieux. L'enivrante et bizarre nature qui se déploie à ces hauteurs explique que l'homme, dans ce monde fantastique, ait donné cours à tous ses rêves'. » De son côté, Maspero donne la description suivante de la source du fleuve Adonis : « L'Adonis, dit-il, naît près d'Aphaka, au bas d'un cirque étroit, à l'entrée d'une grotte irrégulière qui fut très anciennement retaillée de main d'homme; il s'engouffre en trois bonds dans une sorte de cuve circulaire, il rallie les eaux des fontaines voisines, puis il se précipite sous un pont romain d'une seule arche et s'épanche de cascade en cascade jusqu'au ras de

1 . Renan. Mission de Phùnicic, p. 283.

2. Renan, iOidcia., p. 296.

46 LE CULTE D'ADÔNIS-THAMMOttZ

la vallée. Le temple se dressait en face de la source, sur u|ie butte artificielle, au lieu même qu'une pierre chue du ciel avait signalé à l'attention des fidèles. La montagne tombe et se dérobe à pic, rouge et nue dans ses parties hautes, rongée alternativement et délitée par les feux de Tété et par les frimas de l'hiver. A mesure qu'elle plonge dans le vallon, ses flancs se couvrent de végétations sau- vages, échappées de toutes les fissures, accrochées à toutes les saillies : ses pieds disparaissent sous un fouillis de verdures intenses que le soleil du printemps, secondé par l'humidité, fait jaillir partout les pentes sont assez douces pour retenir un peu de terreau nourricier. On trou- verait difficilement, dans les recoins les plus pittoresques de notre Europe, un paysage plus sauvage à la fois et plus gracieux, ou mieux préparé par la douceur de l'air et par la fraîcheur des eaux à servir de cadre aux cérémonies d'un culte d'amour. Et partout, dans le bassin du fleuve ou des torrents qui le grossissent^ c'est une succession de sites grandioses ou charmants, gorges béantes à peine entre deux parois d'ocre fauve, petits champs suspendus en étages le long des versants ou étirés en traînées d'éme- raude sur les berges rougeâtres, vergers encombrés d'amandiers mystiques et de noyers, grottes sacrées les hiérodules assises au tournant des routes entraînaient les dévots qui venaient implorer la déesse, sanctuaires et mausolées d'Adonis, à Janoukh, au plateau de Mashnaka, sur les hauteurs de Ghineh \ » Sous l'eff'et des pluies vio- lentes du printemps, les terres rouges qui forment les rives de l'Adonis et de ses affluents se détrempent, et

1. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique tome II, p. 174.

L*EXODE DU CULTE 47

Teau du fleuve prend une couleur rougeâtre qui donnait aux populations riveraines Tillusion mystique que le fleuve roulait le sang du dieu. Ce phénomène, considéré comme un miracle divin aux premiers temps du culte adônique, était déjà expliqué d'une façon rationnelle au temps de Lucien. Cette explication, telle que la donne l'auteur du De Dea Syria^ mérite d'être citée :

« Chaque année, dit-il, l'eau du fleuve Adonis se change en sang, et après avoir perdu sa couleur naturelle, il se répand dans la mer, dont il rougit une partie considérable, ce qui indique aux habitants de Byblos le moment de prendre le deuil. Or, on dit que, dans ces mêmes jours. Adonis est blessé sur le Liban, que son sang change la couleur de Teau et que de vient le surnom du fleuve. Voilà la tradition. Mais un habitant de Byblos, qui m'a paru dire vrai, m'a donné une autre raison de ce phénomène. Voici ce qu'il m'a dit : « Le fleuve Adonis, étranger, tra- » verse le Liban. Le Liban est composé d'une terre extrè- » mement rouge. Des vents violents, qui s'élèvent à jour » fixe_, transportent dans le fleuve cette terre chargée de » vermillon, et c'est elle qui donne à l'eau la couleur du » sang : ce n'est donc pas le sang qui est, comme l'on dit, la » cause de ce phénomène; c'est la nature du terrain. » Telle est l'explication de l'habitant de Byblos. Si elle est véritable, le retour périodique de ce vent ne me paraît pas moins une intervention divine \ »

Aujourd'hui, ce phénomène se reproduit encore avec a même fidélité. Maundrell , au commencement du xviii^ siècle, en fut témoin \ Renan, de même, put le con-

1 . De Dm Sijria, 8.

2. Maundrell, Vof/agc (1706), p. 57-58.

48 LE CULTE d'adÔNIS-THAMMOUZ

templer de ses propres yeux. « L'embouchure du fleuve Adonis, raconte-l-il, est un endroit charmant, et Ton s'ex- plique pleinement les mythes dont il fut l'objet dans l'anti- quité. De la hauteur d'Amschit, au commencement du mois de février, je vis s'y produire le phénomène du sang d'Adonis. A la suite de pluies très fortes et subites, tous les torrents versaient dans la mer des flots d'eau rou- geâtre qui, par suite de la direction du vent, perpendicu- laire au rivage, ne se mêlaient que très lentement à l'eau de la mer et formaient, surtout vus obliquement, une bande rouge le long des côtes. ^ »

C'est au milieu de cette nature si favorable aux légendes religieuses que le culte d'Adonis se développa plus dura- blement que partout ailleurs. Tandis qii'il s'affaiblit et s'efface dans certaines contrées, ici, au contraire, tout concourt à lui donner et à lui maintenir une influence pré- pondérante, il acquiert une force assez vivante pour le prolonger pendant plus de quatre siècles, malgré les per- sécutions les plus violentes, à travers le monde chrétien. Constantin fait détruire les temples de la région de Byblos, les cultes païens se réfugient dans les montagnes et dans les champs, les adeptes des anciens dieux se cachent, les pratiques religieuses deviennent secrètes et humbles ; mais à travers cette haine des pouvoirs publics, les vieilles croyances se maintiennent longtemps, jusqu'au jour où, épuisées plus par l'indiff'érence publique que par les vio- lences impériales, elles dépériront peu à peu. La persé- cution, ou plutôt la véritable campagne militaire menée contre les derniers fidèles du culte d'Adonis eut lieu, à

1. Renan, Mission de Phcnicic, p. 283.

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plusieurs reprises, vers la fin du iv* siècle et le commen- cement du V*. Déjà Constantin avait englobé le culte d'Adonis dans les diverses pratiques païennes dont il avait ordonné l'abolition; mais cette pratique avait été de peu d'effet, et il avait suffi du court règne de Julien pour restaurer le culte d'Adonis dans toute sa gloire. Après la mort de Julien, dans les dernières années du iv® siècle, plusieurs événements vinrent disperser et détruire les derniers vestiges du culte giblite. En 399, les évèques réunis au cinquième concile de Carthage demandent à l'empereur d'ordonner la destruction des temples que les païens avaient édifiés dans des lieux déserts et dans les retraites des montagnes, notamment dans le Liban, et s'étaient réfugiés les derniers mystères d'une religion mourante : Templa quas in agris in iocis abditis constituta liullo oniamento siint,jiil)eantur oninino destrui. La même année, l'empereur Arcadius rend un décret il est dit : Si qiia in agris templa siuit, sine turba et tumultu diruan- tar ; his enini dejectis atqiie sublatis, oninis superstitionis materia consiunetur . Ces mots sine turba et tumultu diruantur montrent combien on pouvait encore redou- ter quelque mécontentement populaire, et combien, par conséquent, l'amour du vieux culte local demeurait encore vivant au fond des âmes. Mais c'est à Jean Chrysostôme qu'il faut rapporter la brutale persécution qui eut lieu en Syrie contre les derniers cultes païens. L'historien Théo- doret dit catégoriquement, en parlant du Liban et de la Syrie : « C'est l'évèque Chrysostôme qui fit abattre les temples de cette contrée païenne, n'y laissant pas pierre sur pierre.» En effet, sous l'impulsion de Jean Chrysostôme^ il s'étaitorganiséen Syrie de véritables armées de moines pil-

4

50 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

lards, fanatiques etviolents, analogues à ceux qui devaient, quelques années plus tard, envahir Alexandrie sous la con- duite de Févêque Cyrille et massacrer Hypatie. Pour résis- ter à ces attaques, les païens, eux aussi, s'étaient armés, et dans les villages, il en résultait parfois de réelles et sanglantes batailles. Peu à peu, excités par les proclama- tions enflammées de Jean Chrysostôme, qui voyait dans cette œuvre de destruction violente une sorte de mission céleste, les moines, auxquels se joignaient les nouveaux convertis, ravagèrent et détruisirent tous les édifices qui servaient à quelque culte païen. La silencieuse et solitaire vallée d'Aphaca, cette sorte de Thébaïde païenne, n'échappa pas aux fanatiques : le temple d'Aphaca fut rasé et chacune des étroites vallées du Liban porta la trace de cette per- sécution impitoyable. Les païens, traqués, pourchassés, n'eurent plus qu'une ressource, celle à laquelle avaient eu recours, à Rome, les chrétiens eux-mêmes; ils se réfugiè- rent dans ces cavernes souterraines qui ne sont pas rares dans le Liban, ils y transportèrent leurs mystères et leurs pratiques religieuses, et cachés enfin à la colère de leurs ennemis, ils y adoraient leurs dieux et en sculptaient les images sur les parois des rochers. Le culte d'Adonis se prolongea ainsi dans les montagnes syriennes pendant un demi-siècle environ; puis il se dispersa et mourut avec ses derniers fidèles.

Mais celte région de Byblos, quelque importance spéciale que le culte adonique y eût revêtue, n'avait pas été le terme de sa course errante. Tandis que la terre giblite devenait peu à peu le lieu sacré oii la légende du dieu allait se déployer dans toute sa gloire, par une marche sans arrêt, le mythe et le culte dWdonis se répan-

L EXODE DU CULTE

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daient dans les régions voisines. Ils longeaient la mer, remontaient vers le Nord et descendaient vers le Sud, en un double courant qui se multipliait en s'accélérant.

Peu à peu, par la route des caravanes, le culte d'Adonis envahissait les régions méridionales de l'Asie- Mineure. Bientôt, dans les villes maritimes comme dans les montagnes de l'intérieur, le voici installé, vivant, rayonnant. Tantôt il apparaît dans sa simplicité primitive, identique au culte syro-phénicien, tantôt il se transforme sous l'influence des mythes auxquels il se trouve mêlé. En Phrygie, il donne naissance au culte d'Atys et de Cybèle, dont l'idée mythique reproduit scriipuleusementla légende d'Adonis, (^omme Adonis, Atys est un jeune chasseur mon- tagnard aimé d'une déesse qui symbolise elle-même la terre avec ses phénomènes et ses saisons. Comme l'Aschera gi- blite, Cybèle pleure Atys mutilé et le cherche à travers mille souffrances ; la déesse syrienne et la déesse phrygienne se sont, en Phrygie, confondues à un tel point qu'on y voyait un temple aux deux déesses unies en une seule, Aphrodite-Cybèle\ Pratiques religieuses, légendes, sym- boles, tout est analogue entre ces deux cultes, et s'il subsistait quelque doute, un passage de l'Idylle I de Théocrite suflirait à le dissiper. Dans ce passage, en eff'et, Théocrite, sur la foi des récits de son époque, transporte Adonis sur l'Ida, c'est-à-dire le confond avec Atys, tout en lui conservant son nom phénicien: « Va vers l'Ida, le montagnard Adonis fait paître ses brebis...^ »

Les pratiques sanglantes qui se mêlaient au culte du Thanimouz phénicien se retrouvent en Phrygie avec le

1. Nonnus, Dioni/a., lib. XLVIII, v. 654.

2. Théocrite, Idj/Ues, I, v. 105-107.

52 LE CiJLTE o'ADÔNIS-THAMMOUîi

même caractère et la même signification. Entre la Baalath phénicienne et Cybèle, la déesse amoureuse d'Atys, il n'y a point de différence bien profonde. Toutes deux ont la même physionomie à la fois mystérieuse et ardente; le même sentiment les anime, la même conception les révèle^ .

Vers le Sud, le mythe d'Adonis ne tarda pas à se heurter au culte d'Osiris et d'Isis. Cette rencontre et l'espèce de fusion qui s'ensuivit eurent lieu sans doute à une époque fort ancienne ; mais déjà à ce moment le culte d'Osiris avait atteint sa forme définitive et s'y était fixé depuis longtemps. C'est donc naturelle- ment le culte adonique, encore informe et malléable, qui se modifia à ce contact, et cette action fut si marquée, si profonde, qu'on put croire, quelques siècles après, que l'Adonis de Byblos était une importation égyptienne*. Il serait d'ailleurs superflu d'insister longuement sur les analogies qui existent entre les deux légendes et les deux mythes. Osiris, tué traîtreusement par Typhon, est enfermé dans un coffre que les conjurés jettent dans le x\il. Après une longue navigation, le coffre aborde sur la côte phénicienne, près de Byblos. Pendant ce temps, l'inconsolable Isis court à travers le monde, à la recherche de son époux mort, et retrouve enfin le coffre sacré dans le palais de Byblos. La douleur fait alors place à la

1. Sur l'identiflcation d'Adonis et d'Atj^s, voir Maury, Rclif/ions de la Grèce antique^ tome III, p. 205-207.

2. D'une façon plus générale, au IIP siècle de l'ère chrétienne, les dogmes de la religion phénicienne passaient pour avoir une origine égyptienne. C'est cette opinion, assurément très répandue alors, qu'exprime Jamblique (De Pytliagor. Vita, 14).

l'exode du culte 53

joie: rOsiris retrouvé anime de nouveau le monde de sa force vivifiante. On voit déjà quel rôle important joue Byblos dans cette légende d'Osiris. Il était donc naturel qu'on en vînt à considérer TAdônis mort dans les forêts du Liban, pleuré par une déesse et ressuscité par ces larmes divines, comme une forme phénicienne de rari- tique dieu égyptien. Cette confusion était d'ailleurs rendue plu s inévitable encore par la conception symbolique des deux divinités, qui les identifiait tout à fait. Toutes deux, force et lumière du monde, principe de la vie et de la fécondité, succombent sous l'action de Tété torride et desséchant, puis renaissent à l'automne avec une nouvelle vigueur. Les déesses parèdres suivent naturellement ici les desti- nées des deux dieux. De même qu'Adonis s'identifie à Osiris, Astoreth s'identifie à Isis. Le témoignage le plus saisissant en est certainement cette stèle du roi Yehaw- melek, que nous signalions plus haut, l'on voit la déesse de Byblos, « Baalath Gebal », avec la coiffure, le costume, les attributs et l'attitude d'une Isis-Hathor.

D'après Etienne de Byzance, c'était Osiris que les habi- tants d'Amathonte adoraient sous le nom d'Adonis'. Suidas rapporte, d'après Damascius, que les Alexandrins identifiaient Osiris et Adonis'. D'autre part, l'auteur du De Dea Syria apporte ce témoignage formel : « Quelques habitants de Byblos prétendent que TOsiris égyptien est

1. Steph. Byzant., voc. 'Afxaôoûç.

2. D'autres auteurs rapprochent aussi Osiris d'Adonis et de Dionysos (Plutarque, De Iside H Osiridc, V, XV, XVI ; Ausone, Epigrammata, XXIX). Voir aussi, à ce sujet, Maury, Histoire des Religions de la Grèce antique, tome III, c. xvii, note; Hug, Untersuchungen ûber den Mythos, p. 82, sq. ; Sainte-Croix (annoté par Silvestre de Sacy), Recherches sur les Mgstùres du oaganisiae.

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LE CULTE D ADONIS-THAMMOUZ

enseveli chez eux, et que le deuil et les orgies ne se célèbrent point en l'honneur d'Adonis, mais que tout cela s'accomplit en mémoire d'Osiris\ »

Un autre exemple précisera davantage encore la péné- tration mutuelle des religions de l'Egypte et de la Syro- Phénicie. 11 s'agit du dieu Horus, dont une des formes est si près d' Vdônis qu'elle semble se confondre avec lui. Dans une note sur le culte isiaque, M. Guimet écrit :

« Parmi les figurines enterre cuite de l'époque romaine que l'on trouve en Egypte, surtout au Fayoum, on ren- contre fréquemment un jeune dieu, un enfant, qui porte sur sa tête, en forme de cornes, deux bourgeons.

» On a proposé de qualifier ces protubérances de « bou- tons de lotus », mais la fleur sacrée n'a pas de boutons de cette forme, et Isis, sous sa forme romaine, qui emprunte souvent ses attributs au petit dieu, les porte parfois développés en manière de véritables frondaisons. Ce sont donc bien des bourgeons.

» Horus enfant se confond souvent avec le dieu auxbour- geons, tantôt lui prenant ses attributs, tantôt lui donnant les siens : la tresse sur le côté, le pschent sur la tête, ou le geste du doigt sur la bouche.

» Je n'ai pas encore déterminé le nom de ce dieu enfant. C'est certainement une personnification du printemps, du renouveau de la nature, de la résurrection des êtres après le sommeil de l'hiver. Peut-être est-ce une forme d'Adonis, le dieu qui ressuscite en même temps que les plantes repoussent'?»

Toutefois les rapports des cultes égyptiens et des

1. De Dea Sr/ria, 7.

2. Note de M. E. Guimet sur le culte isiaque.

l'exode du culte 55

cultes giblites ne sonl pas bornés à une influence primi- tive. Au moment la civilisation grecque, exilée d'Athènes, se réfugie à Alexandrie et donne naissance à lin nouvel épanouissementde la philosophie platonicienne et des études attiques, nous trouvons le culte d'Adonis installé triomphalement dans la nouvelle capitale, non plus transformé et éloigné de son idée primitive, mais dans son intégralité absolue, tel qu'il était alors célébré à Byblos. C'est l'époque des Ptolémées, les Adonies deviennent une fête publique, d'une magnificence incom- parable, où les rapports qui existent déjà dans la légende entre Byblos et le delta du Nil se précisent dans les céré- monies : pour symboliser en eff'et la navigation du coff're d'Osiris, une tète « faite de papyrus » était jetée dans la mer, à Alexandrie, au cours des fêtes d'Adonis ; cette tête, emportée par le môme courant qui avait autrefois conduit le coff're divin, abordait, après sept jours de navigation, dans le port de Byblos, le peuple venait la recueillir pieusement et fêtait alors la résurrection du dieu. L'au- teur du De Dea Syria affirme avoir été témoin de ce fait \ 11 y a donc à ce moment entre Byblos et l'Egypte des relations religieuses très étroites, et qui ne cesseront dans la suite qu'avec les cultes qui en font l'objet.

Ce n'était pas seulement vers les contrées avoisinantes du Sud et du Nord que se propageait le mythe phénicien. Par une ondulation régulière il s'étendait dans un cercle toujours grandissant et dont Byblos constituait le centre lumineux. Pour le suivre dans cette nouvelle expansion qui, désormais, ne serpente plus par les routes des cara-

\, De Dca b'i/ru(, 7.

56 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

vanes, à travers les montagnes et les déserts, mais rayonne, par une action simultanée, dans toutes les direc- tions maritimes, il suffît de songer à cette navigation phénicienne, qui, dès le début de l'histoire, sillonne la Mé- diterranée, peuple les îles et les côtes de mille influences diverses, et installe dans chaque comptoir l'image et le culte des dieux auxquels elle avait remis ses destinées. Les Phéniciens emportaient avec eux, sculptées grossiè- rement à la proue de leurs navires, les divinités dont ils invoquaient la protection pour leurs voyages. C'étaient le plus souvent le dieu El, de Byblos, c'est-à-dire Adonis, et le dieu Melkarth, de Tyr, dont les courses aventureuses restaient légendaires parmi les Phéniciens : « Ils explo- rèrent à la longue la Méditerranée entière, et ils en sortirent; mais l'histoire de leurs capitaines a péri, et nous en sommes réduits aux conjectures pour tracer le tableau de leurs voyages. On raconta par la suite que les dieux, après les avoir instruits aux choses de la mer, leur avaient montré les voies du Couchant et leur avaient donné l'exemple de naviguer par delà les bouches mêmes de l'Océan. El de Byblos quitta le premier la Syrie : il con- quit la Grèce et l'Egypte, la Sicile et la Libye, civilisa les aborigènes, fonda des villes de droite et de gauche. La Sidonienne Astarté vagua ensuite par la terre habitée, la tète parée des cornes d'un taureau. .. Melkarth acheva de découvrir et de soumettre les pays qui avaient échappé aux entreprises de ses prédécesseurs. Mille traditions locales, recueillies sur tous les points de la Méditerranée, subsistèrent jusqu'aux temps romains, pour attester aux peuples de fortune récente l'intensité de la vieille coloni- sation cananéenne. C'était à Cypre le culte d un roi de

l'exode du culte 57

Byblos. Kinyras, le père d'Adonis; c'était la fille d\m souverain de Sidon, Europe, enlevée par Zeus métamor- phosé en taureau, puis transférée aux rivages de la Crète; c'était Kadmos, dépêché à la recherche d'Europe, visitant Cypre, Rhodes, les Cyclades, avant de bâtir la Thèbes de Béotie, mourant enfin aux forêts d'Ulyrie. les Phéniciens avaient posé le pied, l'audace de leurs opéra- tions laissa dans l'esprit des indigènes une impression ineffaçable... Ils n'hésitaient pas à s'aventurer au large s'il le fallait, et ils se guidaient sur la Petite-Ourse : ils franchissaient ainsi de vastes espaces, sans apercevoir aucune terre, et ils ramenaient des voyages jadis longs et coûteux à n'être que des traversées assez courtes... La Méditerranée s'enveloppa peu à peu d'une ceinture presque ininterrompue de comptoirs et de citadelles phéniciennes. Aradiens ou Giblites, gens de Béryte, de Sidon et de Tyr, tous avaient leur marine et faisaient la course^ dès avant la conquête égyptienne\ »

La première station que les Phéniciens rencontrèrent dans leurs voyages fut l'île de Cypre. A une distance rela- tivement peu considérable de la côte, d'une beauté, d'une fertilité et d'une richesse étonnantes, l'île merveilleuse que les Grecs surnommaient « l'île embaumée » (éucaâvjç) ou l'île bienheureuse (•/] [JLaxapîa) devait rapidement exciter les convoitises des villes continentales. Ce furent les marins de Byblos qui y abordèrent les premiers. La région qu'ils explorèrent tout d'abord et ils s'installèrent le plus fortement fut la partie méridionale de l'île. De cette époque sans doute date la fondation de Kition,

1. Maspero, Histoire ancionup des: oeuples de l'Orient classique, tome II, p. 194-197.

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d'Amathonte et de Paphos. Aussi, dans ces villes d'origine giblite, au milieu de cette nature ardente qui favorisait, plus encore que les pentes du Liban, Téclosion de mythes voluptueux et doux, le culte d'Adonis et d'Astarté, sa déesse parèdre, prend rapidement un développement considérable. Amathonte et Paphos^ deviennent alors des villes saintes, dont la renommée se répand à travers le monde, et s'édifient les innombrables temples de la déesse et du dieu, qui, par un syncrétisme remarquable, ne sont plus représentés que sous une seule image à la fois masculine et féminine. D'ailleurs, ici comme pour l'Egypte, nous voyons Tile de Cypre, dès l'origine, jouer un rôle dans les légendes d'Adonis. Le père d'Adonis, Kinyras, est un roi de cette île, et c'est lui qui court le monde pour instaurer le culte du dieu. Mille traditions rattachent Cypre à Byblos. Outre l'histoire de Kinyras, on racontait que la rose, la fleur mystique née du sang d'Ado- nis, avait été apportée à Cypre par l'Astarté phénicienne. La rose est en effet une des fleurs les plus communes de l'île, et elle y possède une beauté spéciale. Aujourd'hui comme aux temps antiques^ les jardins d'Amathonte font l'admiration des voyageurs. L'île tout entière devint bien- tôt un vaste sanctuaire du dieu de Byblos ; les pèlerins y affluaient et y apportaient des offrandes d'un grand prix. Lorsque le christianisme commença à s'étendre, le culte s'émietta et subsista longtemps sous la forme de pratiques locales qui disparurent peu à peu, dans le cours des pre- miers siècles de l'ère chrétienne.

1. Sur les sanctuaires d'Astarté à Paphos, voir Tacite, Histoires, II, 3; Pausanias, IX, c. xli, § 2.

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Tout en s'installant à Cypre, les Phéniciens exploraient des terres plus lointaines. Presque à la même époque, ils s'établissaient à Rhodes, qui devint très vite une de leurs plus florissantes colonies. Les mœurs, les coutumes, les cultes de la métropole s'y implantèrent profondément. encore, le mythe d'Adonis trouva une population prête aie recevoir et à le comprendre. C'est alors que se forma dans l'île la fameuse congrégation des 'A§cavtaaTaî\ qui subsista fort longtemps, malgré les persécutions dont elle fut parfois l'objet. Dès lors, de ville en ville, d'île en île, de contrée en contrée, le dieu voyage, assis à la proue des navires phéniciens. Avec eux, il remonte les côtes de l'Asie-Mineure, traverse l'Hellespont' et la Propontide, pénètre dans le Pont-Euxin et en explore les rivages. Avec eux, il visite l'Archipel, s'arrête à Lesbos, Alcée et Sapphôle connaissent et le chantent % aborde à Cythère les matelots phéniciens élèvent à l'Astoreth nationale le temple célèbre viendra bientôt s'abriter l'Aphrodite grecque. Avec eux enfin, il entre dans les ports du Pélo- ponèse et pénètre dans l'intérieur des terres. Nous le retrouvons à Argos*, puis à Athènes".

A cette époque, la mythologie grecque était encore informe^ sans contours arrêtés, sans idées nettement définies. Elle était donc susceptible d'accueillir des mythes étrangers et de les introduire, modifiés ou non, dans son

1. V. Foucart, Associations religieuses chez les Grecs.

2. Musée, Hèro et Lcandre, v. 42-50,

3. Alcée et Sapphô, fragm. cit.

4. Pausanias, II, 22, 6.

5. Platon, Phèdre, lxi; Théophraste, Hist. Plant., VI, c. vn ; Aristophane, Lysistrata, v. 387-398; La Paix, v. 420.

60 LE CULTE D'ADÔ^'IS-THAMMOUZ

panthéon. En effet, de TAsie-Mineure, de la Syrie, de Cypre, des courants mythiques envahissent la Grèce, la peuplent de dieux et de récits légendaires ; une infiltration continue installe peu à peu dans les îles de l'Archipel et dans la Grèce continentale les mythes les plus divers, si bien qu'au temps commencera à se constituer la civi- lisation hellénique, les poètes n'auront qu'à coordonner et à harmoniser les traditions populaires pour donner à la mythologie nationale sa forme définitive. Dans ce mou- vement, l'influence syro-phénicienne s'est exercée plus que tout autre. « La Grèce, dit M. Philippe Berger, a personnifié ses attaches avec le monde oriental en Cad- mus, ce roi ou ce marchand phénicien, fils d'Agénor et de l'Eléphassa, suivant les uns, de Tyro, suivant les autres, qui fut l'époux d'Harmonia et le père de Sémélé. On a cherché de divers cotés au nom de Cadmus une étymo- logie grecque ; mais ces étymologies n'ont pas plus de valeur que celles que les Grecs eux-mêmes fabriquaient pour expliquer les noms des dieux qu'ils ont reçus de l'étranger. Les Grecs ont donné à leurs étymologies un air de vraisemblance par les altérations qu'ils ont fait subir à ces noms, pour les plier aux exigences de leur langue, et ils ont greffé sur elles des mythes gracieux qui les ont popularisées : mais au fond elles sont de même ordre que celles dont abonde l'ancienne littérature du peuple juif. Le nom de Cadmus est un nom sémitique : de quelque façon qu'on l'explique, il est hors de doute qu'il se rattache à la racine Kedem, « Orient ». C'est Cadmus qui a donné aux Grecs l'alphabet, qu'ils ont appelé de son nom les « caractères cadméens », ou les (poivîxeta^ les «caractères phéniciens». Ses rapports avec

l'exode du culte 61

1 ancienne civilisation tliébaine sont établis par l'accord unanime des auteurs grecs. Il est le fondateur de Thèbes, dont la citadelle a porté, jusqu'aux derniers temps de l'indépendance, le nom de Gadniée. Le dieu souverain de Thèbes lui-même, Éiieus, est l'équivalent exact d'Elioun, le grand dieu phénicien que Sanchoniathon traduit par Hypsistos\)) Les mythes d'Hellé', d'Européia',dePerseus', de Phaéthon',ont incontestablement une origine syro-phé- nicienne. Il en est de même de cet Héraklès grec qui, comme le Melkarth tyrien, court le monde, accomplit de gigantesques travaux et meurt sur le bûcher qu'il a allumé de ses propres mains. Qu'y a-t-il dès lors de sur- prenant à ce que le dieu suprême de Byblos, déjà installé à Gypre, à Rhodes, en Pamphylie, où, notamment à Perge, on l'invoque sous le surnom d"Aêcoêà<;, à Lesbos, à Cythère, et dans les principales îles de l'Archipel, ait envahi la Grèce elle-même, par la voie naturelle ouverte au Sud, remontant le Péloponèse de port en port, et soit venu enfin s'établir, avec ses temples, ses fêtes et sa déesse parèdre Astoreth, dont le nom devient par corrup-

1. Philippe Berger, Les Origines orientales de la Mythologie grecque {Revue des Deux-Mondes, du 15 novembre 1896).

2. Au sujet du mythe d'Hellé. voir ApoUodore, I, 9, 1; Apollonius de Rhodes, Les Argonauti(/ues, II, 1140 sq. ; Diodore de Sicile, IV, 47; Hyginus, Fables, 1, 22,14.

3. Au sujet du mythe d'Européia, voirDeZ)e«5///7'rt, 4-5; Lucianus, DcAstrolog.; ApoUodore, 111,1; Hyginus, Fables, 178; Homère, 7 /rade, XIV, 321 ; Moschus, Idj/lles, 11,1; Pline, Histoire naturelle, XII, 5; Ovide. Métamorphoses, II, 850 et sq.

4. Pausanias (IV, c. xxxv, § 5) rapporte que le culte de Perseus existait près de Joppé.

5. Sur le mythe de Phaéthon et ses rapports avec celui d'Adonis voir Maury, Religions de la Grèce antique, tome III, p. 201-202.

62 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

tion Aphrodite, jusqirau cœur même de la Grèce ? On le suit à la trace de ville en ville. Les Laconiens Tinvoquent sous le nom de Kûptç ou de Kî(5ptç\ les Doriens sous celui d'Ao). Nous le retrouvons à Argos, et Pausanias nous dit: Kal Traptoûatv éaTcv ol'Kr][JLa é'vOa tôv "Aôwvtv al yuvatxeç 'Apyetcov ôôùpovTat\

Nous le retrouvons à Gorinthe, à Athènes, en Macé- doine. Mais il semble bien toutefois que ce n'est pas sans une assez longue résistance que le culte d'Adonis, ainsi que ses fetes^ se sont établis en Grèce. C'est ce qui ressort de l'histoire rapportée par le scholiaste de Théo- crite : Héraklès, dit-il, ayant rencontré à Dium, en Ma- cédoine, une grande multitude qui revenait de la fête d'Adonis, s'écria avec colère : « Je ne connais pas plus une solennité de ce nom qu'un Adonis parmi les dieux ^ » D'autre part, un texte très précis de Plutarque proteste contre l'intrusion d'Adonis dans le panthéon hellénique : « Comment mettre en doute l'opinion de Jupiter ou de Mercure, ou celle de l'Amour ? Ce n'est point d'hier que ce dieu demande des autels et des sacrifices. Ce n'est point un dieu étranger, enfanté par quelque superstition barbare, comme je ne sais quel Atys ou Adonis, qui s'est glissé clandestinement dans l'adoration des hommes, par le moyen de quelques hermaphrodites ou de quelques femmes, et qui a usurpé à la dérobée des honneurs qui ne lui appartiennent pas ; de sorte qu'il peut être accusé de bâtardise et d'avoir été à faux titre mis au catalogue

1. Suivant VEtymolog. niagn., Kifpt;, ainsi écrit, serait un nom proi^re aux Cypriens.

2. Pausanias, II, xxii, 6.

3. Voir aussi Suidas, oJSèv bpôv.

l'exode du culte 63

des dieux \ «Cependant les poètes le chantent, les femmes célèbrent ses fêtes en grande pompe. Mais, par une des- tinée fatale qu'ont subie en Grèce la plupart des dieux venus des pays étrangers, son caractère se modifie, s'at- ténue et ne présente plus qu'une image très affaiblie du mythe et du culte primitifs. La déesse, avec laquelle il se confond encore à Rhodes et à Gythère, se sépare peu à peu de lui. Le dieu passe au second plan, et, tandis que l'Aphrodite paphienne devient dans les villes grecques une divinité des plus puissantes et des plus adorées, le Tham- mouz phénicien se réduit rapidement à un héros mytho- logique que la déesse entoure de sa protection et de son amour. A cet état, il se confond avec une multitude d'autres dieux secondaires, nés peut-être de lui, en tous cas fruits d'une conception identique. Sans parler de Phaéton qui^ bien que d'une origine semblable à celle d'Adonis, demeure le centre d'un mythe solaire spécial, on retrouve la légende adônique dans cet Adraste^ argien, tué comme Adonis par un sanglier, pleuré comme lui à certaines époques de l'année, et dont le symbole tellurique s'identifie à celui d'Adonis. On peut retrouver les mêmes analogies dans le culte de ^laneros ainsi que dans celui de Linos, dont Pausanias nous parle avec assez de dé- tails ^ Ce sont encore des héros morts jeunes et que l'on pleure dans des lamentations solennelles. On peut

1 . Plutarque, 'EpwTt/.o;, XIII.

2. Adraste, roi d'Argos et de Sicyone, était lils de Talao^, ancêtre de Crétheus, personnification de la Crète, et à ce titre époux de Tyro (Tyr). Au sujet d'Adraste et de ses rapports avec Adonis et Zagreus, voir Maury, ReU(jions de la Grèce antique, tome III, c. xviii, p. 326-327.

3. Pausanias, "iv.Xaoo; ]l£p'.v,'r,7iç, IX, c. xxix, 6-9.

64 LE CULTE d'aDÔMIS-TRAMMOUSÎ

même dire, d'une façon générale, que tous les héros morts dans la fleur de Tàge, ont été, chez les Grecs, l'objet d'un culte plus ou moins précis: Achille, mort en pleine jeunesse, et qu'on peut aussi rapprocher de cer- tains personnages mythiques, était pleuré par les femmes d'Olympie, comme Thammouz était pleuré par les femmes de Byblos et de Jérusalem. A un jour fixé, et au moment du coucher du soleil détail caractéristique qui révèle immédiatement une analogie avec Adonis et un symbole solaire , les femmes d'Olympie pleuraient sur Achille, en se frappant la poitrine et en appelant le héros'. Les chants funèbres composés pour ces circonstances prirent bientôt le nom même du héros, et nous trouvons déjà dans Homère le tableau d'un enfant qui, au milieu des travaux de la moisson, chante un « beau linos », xâXov Xîvov".

Dionysos lui-même, par de nombreux traits de son his- toire, par le caractère même de sa divinité, se rapproche étroitement d'Adonis. Il a, comme Adonis, sa passion et sa mort tragique. Gomme lui aussi, il est le symbole des fruits de la terre et de l'action solaire. Il est d'ailleurs, comme Kinyras, mêlé étroitement au mythe d'Adonis. Le poète Phanoclès le représente ravissant Adonis : « Dio- nysos, qui aime les montagnes, comme il passait à Gypre, vit le bel Adonis et l'enleva. » Plutarque, qui cite ces vers de Phanoclès, est plus catégorique encore, et affirme, d'après le témoignage des fables poétiques elles-mêmes et la simili- tude descérémonies des deuxcultes, l'identification absolue

1. Voir à ce sujet Philippe Berger, Les Origines orientales de la mythologie grecque {Reçue des Deux- Mondes du 15 novembre 1896;.

2. Homère, Iliade, XVIII, v. 561-572.

l'exode du culte 65

de Dionysos et d'Adonis : « On dit que le bel Adonis fut tué par un sanglier, et que cet Adonis n'est pas autre chose que Dionysos lui-même. C'est une chose confirmée par la similitude des cérémonies qui s'accomplissent au cours des sacrifices de l'une et de l'autre de ces divinités. D'autres disent encore qu'Adonis était le favori de Dionysos \ »

Dans une peinture murale que nous signalons plus loin% Adonis est représenté en Dionysos. Bellori, qui reproduit cette peinture ancienne ', rapporte à ce sujet ce vers d'Ausone : « Je suis Bacchus chez les vivants, Adonis chez les morts*. » On considérait donc Adonis comme la forme infernale et funéraire de Dionysos. Voici d'ailleurs, du même auteur, une autre épigramme qui indique, plus largement encore, l'étroite similitude morale qui unissait Adonis à Dionysos et au panthéon antique :

<' ^gygis m'appelle Bacchus; l'Egypte me désigne sous le nom d'Osiris;... l'Inde sous celui de Dionysos, Rome sous celui de Liber, l'Arabie sous celui d'Adonis ^ »...

Ainsi, dès les commencements de la mythologie hellé- nique, Adonis, sous son nom primitif ou sous des noms dérivés, se trouve installé en Grèce, mêlé aux coutumes religieuses du peuple, déjà intronisé dans l'Olympe. Désormais, il fait partie des divinités nationales, il a sa place parmi elles, place peu considérable sans doute, mais qu'il occupera avec d'autant plus de persistance que ses fêtes deviennent plus universelles et plus éclatantes.

1. Plutarque, Scripta inoralia, IlpogXrifAa E.

2. V. Appendice III, p. 270.

3. Picturœ antiquœ cryptaruia ronianarurn, tab. IV.

4. Ëplf/r., 28.

5. Epù/r., 29.

66 LE CULTE d'adÔNIS-THAMMOUZ

Et, de môme que les Phéniciens avaient transporté son culte d'île en île, de cité en cité, les Grecs, le reprenant à leur tour, lui tracent une route nouvelle, et lui donnent une nouvelle vie. Mais, autour de lui, les conceptions divines dont il est le principe et la source^ et qui présen- taient une déviation, une déformation plus complètes de son mythe primitif, ont toujours passé, aux yeux des Grecs, pour des conceptions plus nationales, et se sont développées, dans la mythologie hellénique, aux dépens du dieu phénicien, que son origine, trop évidente, con- damnait à un rang secondaire. Cette évolution est très sensible dans le dieu Érôs, par exemple. A l'origine, rien ne le différencie d'Adonis. C'est un éphèbe gracieux, fils et amant d'Aphrodite. Peu à peu, son caractère se modifie, jusqu'au moment oii il aboutit à cette forme de dieu-en- fant, dont les attributs sont l'arc et les flèches. Mais sous cette forme, qui le sépare nettement d'Adonis, il prend une importance soudaine, et, dégagé de son origine orien- tale, devient pour les Grecs une sorte de dieu autochtone et national. Et nous aboutissons à cet exemple curieux de Plutarque opposant précisément, dans une page citée plus haut, Érôs pris comme type de dieu national, à Adonis pris comme type de dieu étranger.

D'ailleurs, bien avant l'époque il s'installe en Grèce, le culte d'Adonis s'était épanoui dans la colonie tyrienne de Carthage, où, depuis l'origine, s'étaient conservés, avec leurs noms et leurs significations primitives, les cultes de la métropole. Les Baalim phéniciens y régnaient sans dieux rivaux. Les Carthaginois avaient de tous temps traité les peuples voisins en peuples inférieurs, auxquels ils n'empruntaient ni mœurs sociales ni coutumes reli-

L EXODE DU CULTE

6?

gieuses. Ils avaient édifié leur république à l'image des cités phéniciennes, dont ils prolongeaient jusqu'aux extré- mités occidentales de la mer la civilisation et la religion. se retrouvait, avec la même diversité de dénomina- tions, ce dieu suprême, El, Adôn ou Baal, qui régnait sur Byblos et Tvr. !Mais il s'y retrouvait aussi sous son nom plus spécial de Thammouz, avec sa déesse parèdre Salambô. Ces deux noms, Fun d'une divinité mâle, l'autre d'une divinité femelle, se répondaient, comme Baal et Baalath, Adonis et Aschera. Dans les mythes chananéens, ce nom de Salambô s'appliquait à Astarté éplorée et cher- chant Adonis. C'est avec ce sens précis qu'on le retrouve en Syrie et à Babylone. Hésychius dit : « Salambô, c'est Aphrodite chez les Babyloniens \ » La Grande Etymo- logie explique le mot l!aXa[j,5âç d'après le mot grec, aàXoç, £v Gokto elvac... oTt r.zpiipyjE.-ïa.i 6pYjvoû(7a tôv "Aôojvcv. Bien que cette étymologie soit de pure fantai- sie, car Forigine de ce mot est certainement sémitique, elle revêt une certaine importance en nous éclairant sur la signification même du mot. C'est d'ailleurs la même signification que lui donne Lampride : « Salambonem etiam exhibait omiii planctii etjactatione Syriacicultus » '. Peu à peu il s'était constitué en Syrie un culte spécial en Thonneur d'Aphrodite pleurant sur Adonis. C'est à ce culte qu'il faut rattacher les sculptures de Ghineh', on voit la déesse, la tête couverte d'un voile, et dans l'atti- tude de la plus profonde douleur. Sous cette forme, elle recevait aussi le nom d'Atergatis.

1. Hésychius, Sa),a[xoo5.

2. Lampride, Vie d'Héliogabale, c. vu.

3. Voir Iir partie, c. ni.

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LE CULTE D ADONIS-THAMMOU/

Ce fut sans doute vers Fépoque de la seconde Guerre Punique que des influences religieuses nouvelles^envahi- rent l'Italie à la suite des armées carthaginoises. Déjà les dieux phéniciens avaient, dans des temps antérieurs, abordé en Sicile. Placée sur la route de la navigation

ATIIP. ODITE ET ADONIS Miroir clrusque.

phénicienne, cette île avait vu, comme Malte'sa voisine, se bâtir sur ses cotes des villes et des temples phéniciens, et les premières légendes tyriennes et giblites racontaient déjà la conquête de la Sicile par le dieu El. C'était dans

l'exode du culte 69

cette île que se trouvait le mont Eryx, sur lequel avait été édifié le temple célèbre de Vénus Erycine, dont Cicéron, dans ses Verrines^ raconte les cérémonies religieuses, empreintes d'un culte tout oriental'. Sur l'emplacement de ce temple, on a découvert une inscription phénicienne, longtemps inexpliquée, et Ernest Renan a lu une dédi- cace à Astoret Erek-hayim, « Astarté qui prolonge la vie ». Il est logique de penser que cette Astoret phénicienne n'était pas adorée seule, et que là, comme dans les autres contrées elle était parvenue, elle restait unie au dieu sans lequel son symbole même demeurait inintelligible. Dans la péninsule elle-même. Adonis s'était tout à fait confondu avec le dieu phrygien Atys, et leur culte était lié à celui de Cybèle, la Grande Déesse. Les Mégalésies, ou fêtes de la Grande Déesse et d'Atys, représentent, d'ail- leurs, le mythe d'Adonis dans ses traits les plus caracté- ristiques. La déesse a perdu son fils chéri, et elle se lamente, tandis qu'on pleure avec elle autour du cadavre du jeune homme. Alors se déroule la période de deuil, pendant qu'Atys est au tombeau. Durant cette période, les prêtres, les Galli, suivant l'usage oriental, se mutilaient et se faisaient de terribles blessures. C'était ensuite la résurrection du dieu, et une période de joie succédait au deuil et à la douleur. Ces fêtes ne furent tout d'abord à Rome que des fêtes d'une importance très réduite, mais au moment Rome, par ses conquêtes, se trouva la domi- natrice du monde et s'ouvrit à toutes les religions, à toutes les sectes, les Mégalésies devinrent rapidement l'objet de l'enthousiasme populaire. « Vers la fin de la République^

1. Cicéron, In Cwcilluin uratio de accusatore in Verrem consti- tuendo, xvn.

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LE CULTE D ADONIS-THAMMOUZ

dit Preller, la religion phrygienne fit beaucoup de progrès parmi le menu peuple, et, du temps d'Auguste, les poètes s'occupent si volontiers et si souvent de décrire le culte phrygien, ses usages étrangers et les transports de ses prêtres, que nous comprenons sans peine la popularité toujours croissante de ce culte^ . »

Au delà de l'Italie, les cultes orientaux avaient envahi la Sardaigne, la Corse, les côtes de l'Ibérie. En Sardaigne, on a retrouvé une inscription phénicienne analogue à celle trouvée en Sicile, et portant aussi une dédicace à Astoret Érek. Dans cette même île, le général La Marmora', et après lui des savants comme Guigniaut', affirment avoir re- trouvé Tantique coutume religieuse des Jardins d'Adonis. Il n'est, d'ailleurs, nullement inadmissible qu'un usage qui entra si profondément dans les coutumes de divers peuples ait survécu parmi l'un d'eux, comme ces innombrables usages populaires qui se transmettent de génération en génération et dont on ne connaît plus les origines. En Corse, les Phéniciens abordèrent aussi, et on a retrouvé quelques-uns de leurs anciens tombeaux, sur les côtes de l'Espagne, s'établirent de nombreuses villes phéniciennes, il est à présumer qu'Adonis vit aussi s'éta- blir son culte, avec les fêtes éclatantes qui en faisaient la gloire.

Si, au delà de la Sardaigne, nous ne trouvons plus que des vestiges insignifiants ou douteux, il ne faut pas en conclure que s'est arrêté l'exode du dieu. Nous savons

1. Preller, Dieux de V ancienne Rome, traduction Dietz, p. 483.

2. La Marmora, Voyage en Sardaigne, tome I, p. 263-265.

3. Creuzer, Religions de l'antiquité, traduction Guigniaut. Note de Guigniaut, vol. II, S*" partie, note 5, p. 936-937.

l'exode du culte 71

par mille exemples que partout les Phéniciens ont mis le pied, ils ont installé, en même temps que leurs comp- toirs, leur religion et leurs divinités. Ces divinités, dont les images se dressaient à l'avant des navires, les avaient protégés dans leur course, et, de même qu'ils en avaient invoqué la protection avant le départ, de même, abordés heureusement sur une terre nouvelle, ils avaient pour premier soin de rendre grâce à la puissance céleste qui les avait guidés et de lui dresser un sanctuaire nouveau. Ainsi, sur toutes les côtes méditerranéennes, et au delà même de ce détroit leur Melkarth national avait dressé les colonnes légendaires, sur certaines rives de l'Atlan- tique, les peuples, à un moment de leur histoire, ont recevoir et connaître quelque chose du culte d'Adonis. Ce fut vraiment, des monts de la Haute-Asie aux îles Baléares, des rives de la mer Noire à l'Atlantique, une transmission continue qui reste une des plus admirables de riiistoire. Mêlé à des peuples tout à fait différents d'ori- gine et de génie, entraîné à tous les coins du monde par un ensemble de circonstances historiques, relié enfin par une concordance de croyances primitives à des religions étrangères, avec lesquelles il se confond peu à peu, le mythe d'Adonis a traversé la mêlée des races antiques, sans rien perdre de sa force ni de son éclat. Modifié parfois sous l'action d'influences religieuses plus puissantes, il n'en a pas moins subsisté avec ses principaux traits dis- tinctifs, et, au moment de la décadence antique, dans le dernier éclat de la civilisation alexandrine, nous le retrouvons, sous les Ptolémées, avec la même signifi- cation symbolique et le même caractère religieux, atté- nués peut-être, mais non transformés, qu'au temps de

72 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

sa première gloire phénicienne. C'est ainsi, jusqu'aux derniers jours du paganisme, un triomphe persistant; triomphe facilement explicable d'ailleurs, si l'on songe que ce culte portait en lui une des croyances les plus natu- relles et les plus vivaces de l'humanité : l'adoration de la force vitale qui anime l'univers et l'homme lui-même. Parce qu'ils croient, malgré la mort, à l'éternité de la vie, les peuples anciens voient dans Adonis le symbole de cette vie sans cesse renaissante : le dieu devient à leurs yeux le principe même de leurs espoirs et de leurs croyances. Ils se tournent vers ce dieu qui est assez fort pour vaincre la mort, et rêvent de s'absorber en lui. C'est pour cela qu'à travers des âges barbares, après la mort des Olympiens grecs. Adonis demeure encore, pendant quatre siècles, l'image et le symbole divins qu'on ne peut se résigner à oublier.

CHAPITRE III

LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE

Le caractère de suprématie qu'il a revêtu dès l'origine a permis au culte d'Adonis de conserver, à travers ses évolutions dans le temps et dans l'espace, la signification essentiellement solaire et zodiacale qu'il enfermait. Si on le débarrasse de tout le fatras mythologique dont les récits populaires l'ont incessamment orné, si on le consi- dère dans la pureté, dans la simplicité primitive de son idée mythique, il devient aussitôt d'une intelligence facile et d'une lumière sans confusion. Toutefois, pour bien en déterminer les limites, pour en préciser les contours, pour en extraire, si l'on peut dire, la substance même, il est essentiel de fixer tout d'abord la physionomie du dieu lui- même, son caractère historique et légendaire, son action et ses attributs. Le nom d'Adonis, avons-nous dit, n'est pas une dénomination spéciale^ il n'implique, pour le dieu qui le porte, aucun caractère précis. C'est un terme général d'adoration, s'appliquant indifféremment à des divinités fort diverses. Sans doute, il est devenu, à une certaine époque, la propriété presque exclusive du dieu de Byblos, et, à l'époque grecque, le nom d'Adonis dé- signe un dieu tout à fait précis. Mais ce n'est qu'une désignation tnrdive et due à l'ignorance dans laquelle se trouvaient les Grecs des mythologies primitives. H est impossible d'en conclure qu'il existait, antérieurement au

74 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

mythe grec, un dieu Adonis, doué d'une physionomie propre et d'attributs spéciaux. Adôn, le a seigneur » phé- nicien, n'est même pas, à l'origine, la personnification divine d'une toute-puissance absolue, régissant les êtres et les choses. C'est déjà une transformation de cette idée de « seigneurie» qui n'est primitivement qu'une qua- lité donnée au dieu. Peu à peu, par l'usage, cette déno- mination qualificative suffit pour désigner le dieu; enfin elle se substitue définitivement à la dénomination primi- tive et propre de la divinité. On peut assez justement comparer cette évolution de termes à celle qui s'est pro- duite, mais d'une façon moins absolue, dans la religion chrétienne. Pour désigner Jésus-Christ d'une façon plus respectueuse, on ajouta à son nom les mots « Notre- Seigneur». Et bientôt il devint d'un usage courant de substituer au terme « Jésus-Christ » ou même au terme « Notre-Seigneur Jésus-Christ », le terme plus absolu de « Notre-Seigneur ». La même comparaison pourrait s'établir aussi pour le terme chrétien de « Notre-Dame».

On peut donc s'étonner de voir Ernest Renan essayer de séparer le nom d'Adonis du nom de Thammouz, et trouver dans cette double dénomination le résultat d'une fusion de deux cultes différents. « Le culte d'Adonis, dit- il, paraît renfermer, à l'état de combinaison syncrétique, deux éléments fort divers : le culte du Dieu suprême de Byblos [Adonaï] ; le culte orgiastique de Tammuz, culte bizarre fort antique et, ce me semble, d'une prove- nance non sémitique, mais correspondant à un ordre d'idées et de sensations fort en harmonie avec le Liban \ » A

1. Renan, Mission de Phènicie, p. 216.

LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 75

en croire Renan, il faudrait donc renoncer à identifier Adonis et Thammonz. Le premier représenterait ce dieu suprême qui a suivi les migrations sémitiques et qui est devenu Adonaï chez les Hébreux, El ou Adôn à Byblos ; le second au contraire serait une divinité locale et séden- taire, non pas syrienne, mais spécialement libaniote, dont les pratiques religieuses se seraient confondues avec celles d'Adonis. Il y aurait donc non seulement deux divinités distinctes, mais deux courants mythiques et même ethniques, et en somme la fusion, à Byblos, d'un culte étranger et d'un culte indigène. Il est regrettable que cette opinion de Renan_, qui se trouve en contradic- tion avec l'opinion générale des historiens et avec les textes les plus sûrs et les plus anciens qui puissent nous éclairer, ne soit pas présentée avec les arguments qui ont la faire adopter par Renan, et qui pourraient la justifier. Renan lui-même avoue en effet qu'il ne se base guère que sur une impression, car il ajoute, en continuant sa pensée : « Le charme infini de la nature du Liban y con- duit sans cesse à la pensée de la mort, conçue non comme cruelle, mais comme une sorte d'attrait dangereux l'on se laisse aller et l'on s'endort. Les émotions reli- gieuses y flottent ainsi entre la volupté, le sommeil et les larmes. Encore aujourd'hui, les hymnes syriaques que j'ai entendu chanter en l'honneur de la Vierge, sont une sorte de soupir larmoyant, un sanglot étrange \ » Le culte de Thammouz semble ainsi, aux yeux de Renan, être le fruit naturel de ce pays, dont la nature est en parfaite harmonie avec les idées et les pratiques religieuses qui

1. BejQan, Mission de Phénicie, p. ?16.

76 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

s'y sont développées. Mais cette impression puisqu'il n'y a qu'une impression ne semble confirmée ni par les textes ni par les découvertes historiques. Saint Jérôme, assez bien placé pour juger de la question, et à une époque subsistaient encore en Phénicie mille documents perdus depuis, atteste sans hésitation, dans une lettre à saint Paulin, en 396, l'identification d'Adonis et de Tham- mouz\ Le même auteur, dans ses Commentaires, écrit ceci : « Quem nos Adonidem interpretati sumus, et Hebrseus et Syrus Thamuz vocat. Celui que nous appe- lons Adonis, et que les Hébreux et les Syriens appellent Thamuz, «^ D'autre part, si l'on admet que le culte de Thammouz est un culte spécialement libaniote, comment expliquer le récit des livres Sabéens relatif à ce Thammuz qui fut pleuré par les dieux réunis dans le temple du Soleil, à Babylone ? Il faut rappeler aussi le mythe d'Ishtar, la déesse chaldéenne, dont le dieu parèdre se nomme Doumouzi, nom qui s'apparente étroitement à celui de Thammouz, de môme que les deux m3'^thes se joignent et se confondent '. Il faut songer encore à la légende mythique, venue d'Egypte, à une époque postérieure, et qui faisait du pilote Thamus le héros d'une aventure divine. Il serait aisé de multiplier les textes et les preuves de toutes sortes qui infirment l'opinion de Renan. Mais, outre la claire signification du nom d'Adôn, qui déter- mine nettement la valeur conventionnelle de ce terme, la

1. Voir plus haut, p. 36, le texte très catégorique de saint Jérôme.

2. S. Hieronym., Comment, in Esech.

3. Sur les rapports de Thammouz et de Doumouzi, voir François Lenormant, Sovra il mito d'Adone Tammus (Extrait des Actes du Congrès des Orientalistes, réuni à Florence, 1878).

LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 77

seule impossibilité de reconstituer la physionomie et le caractère de cette prétendue divinité, alors qu'on est parvenu à déterminer d'une façon assez exacte la nature des autres divinités contemporaines, suffirait à écarter l'hypothèse de Renan, sinon comme erronée, du moins comme absolument gratuite. En effet, si cet Adôn ou Adônaï a été un dieu distinct, d'une physionomie et d'une action tout à fait spéciales, il doit être possible de retrou- ver, si vagues et si rares soient-ils, quelques linéaments de son culte, quelques vestiges distinctifs des pratiques religieuses qui marquaient ses cérémonies. Or, rien dans ce sens n'a jamais été révélé, ni par les fouilles archéolo- giques, ni par les textes. Dès l'origine, nous trouvons ce nom d'Adonis appliqué à divers dieux comme un terme de respect et d'adoration, appliqué même à des rois pour marquer la suprématie de leur rang. Rien ne rappelle une divinité spéciale, et si plus tard le Thammouz giblite n'a été désigné et adoré la plupart du temps que sous cette seule dénomination, ce n'est qu'un effet naturel de la supré- matie que son culte avait conquise. En le désignant sous le nom général d'Adonis, il ne pouvait y avoir méprise : à travers cette invocation de « mon seigneur », les fidèles savaient fort bien à quelle divinité allaient leurs prières ; et d'ailleurs, le nom même de Thammouz ne disparaît qu'à une époque très postérieure au grand développement du culte de Byblos, au moment même le dieu prend dans la mythologie grecque la physionomie du jeune héros dont la légende nous est restée. Il faut donc, sem- ble-t-il, en revenir à l'identification absolue d'Adonis et de Thammouz. Ce dieu migrateur venu avec les ra(;es cananéennes du fond de la Chaldée, ce n'est pas rAdonai

78 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUt;

auquel Renan donne une existence spéciale, c'est le Tham- mouz babylonien^ dont la présence et le rôle dans le mythe d'Ishtarsuffisentà prouverles origines chaldéennes. Antérieurement à Renan, et par des considérations diffé- rentes, Chwolsohn ^ et Corsini ' sont aussi parvenus à sépa- rer Adonis de Thammouz. Mais la presque unanimité des historiens, Sainte-Croix, Silvestre de Sacy, Movers, Creuzer, Maury, Jules Soury, Lenormant, etc., s'appuyant sur des textes précis et sûrs, ont définitivement démontré que ces deux noms doivent être attribués à une même divinité, comme les autres dénominations que nous avons eu à signaler : Aoos, Luchnos, Abobas, Hadad-Rimmon, etc. D'ailleurs, Renan lui-même, dans un autre passage de sa Mission de Phénicie, avoue que les raisons qui portent à identifier Adonis et Thammouz sont fort sérieuses. C'est incontestablement à l'identification la plus absolue qu'il faut revenir. Ce qui a pu porter Renan à des conclusions différentes, c'est sans doute l'opposition qui semble se manifester entre les usages et les mœurs du culte libaniote de Thammouz et ceux du culte d'Adonis dans les pays voisins. « Mais, dit Jules Soury, répondant à ce qu'il appelle les répugnances de Renan, c'est le cas de ne point juger les vieilles religions de l'humanité avec nos raffine- ments de moralistes modernes. D'ailleurs les dernières découvertes dans le domaine de l'assyriologie ne permet- tent plus de douter que Tammouz, qui donna son nom à un des mois du calendrier commun aux Assyro-Babyloniens, aux Syriens et aux Juifs, ne soit le nom accadien ou pro- tochaldéen d'Adonis. La signification primitive de son

1 . Die Ssabier und der Ssahisinus.

2. Fasti Attici, tome II, p. 297 sq.

LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 79

nom est : « fils de la vie »; en Chaldée comme en Syrie, il était l'époux d'Astarté \ »

Son caractère de dieu suprême a d'ailleurs été, pour Adônis-Thammouz, le principe de toute une série d'ava- tars et de transformations successives, déterminés par l'indécision qui résultait de sa suprématie même. Consi- déré comme une toute-puissance supérieure aux autres manifestations divines et les enfermant dans son propre rayonnement, il apparaissait plus dénué que tout autre des caractères distinctifs et des attributs spéciaux qui s'attachent à chaque dieu et en déterminent la physio- nomie propre. Ses émanations secondaires se spécifiaient, plus que lui, dans la représentation symbolique de telle ou telle force naturelle et prenaient en conséquence, aux yeux des populations, un caractère divin, sinon plus important, du moins plus précis et plus vivant. Sans vou- loir insister ici sur ces mille formes mythologiques qui, à mesure qu'elles s'éloignent du Thammouz primitif, apparaissent plus vagues, plus indécises, et finissent par s'absorber et se fondre dans des mythes voisins^ il con- vient d'en signaler les manifestations qui se distinguent par leur importance spéciale, ou par la clarté qu'elles apportent dans la conception d'Adonis lui-même.

Le mythe d'Adonis enferme, dans une signification très large, plusieurs interprétations particulières, suivant le caractère que l'on envisage dans le dieu. Il est à la fois le symbole de la puissance solaire, le dieu protecteur des expéditions maritimes, et le principe fécond qui fait naître et mûrir les moissons et les fruits. Pourtant, considéré

1. Jules Soury, La Phènicie {Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1875, p. 811).

80 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

comme le soleil et an simple point de vue astronomique, il est Eshmùn, le huitième des Kabircs; considéré comme le dieu des navigateurs, il est Pugm; considéré comme le père des produits de la terre, il est Priape, dont le nom même signifie en langue phénicienne « père des fruits », et il donne naissance au culte phallique, nommé aussi, de son nom, culte priapique.

Au sujet de Pugm, d'Eshmùn et des Kabires, voici ce que dit M. Réville, dans une page il a condensé, avec beaucoup de clarté et de précision, les données un peu confuses que la science moderne a pu recueillir : « Le nom des cabires est sémitique « kebirim », les êtres de grande taille, les robustes ou les héros. C'est un groupe de grands dieux réunis en un système. Le nom de patè- qiies^ qu'ils portent aussi parfois, est égyptien et indique l'idée de sculpter,, former, marteler. Les Grecs en firent les pygmées, mot qui trahit son origine phénicienne car Pugm est le nom d'un dieu phénicien ; mais, en grec, pygmé signifiait poing, et les Grecs en conclurent que les pygmées étaient des nains, gros comme le poing. Peut- être furent-ils fortifiés dans cette erreur par le pygmé que tout navire phénicien portait en guise de talisman sur son gaillard d'avant. Ce qu'ils étaient eux-mêmes, bien que leurs noms personnels nous soient inconnus, n'est pas douteux. Ils étaient les architectes, les tormateurs du monde et par extension les fauteurs de la civilisation. C'est aussi pourquoi ils passèrent pour les inventeurs de la navigation et de l'art de guérir. Ils étaient au nombre de sept, ce qui suppose un emprunt aux idées astronomi- ques. Les planètes connues dans l'antiquité orientale, en y adjoignant le soleil, formaient ce nombre sacré. Ou sup-

LA SYMBOLIQUE DU MYtHE ET DU CULTE 8i

posait donc que chacun de ces astres, régnant sur une partie du ciel, étendait sa domination sur une partie cor- respondante du reste du monde; mais toujours à côté et même au-dessus d'eux se trouve Eshmùn, celui que les Grecs adoptèrent sous le nom d'Esculape, un des princi- paux dieux de Carthage, et dont le nom phénicien a formé celui du roi Eshmunazar. Il personnifie la sphère céleste suprême, inaccessible, qu'on adore sur le sommet des édifices sacrés ou des montagnes. Ce nom signifie « le huitième », par conséquent le plus haut, le dernier des cabires. Les malades se rendaient à ses temples pour être guéris. Il portait des serpents, symboles du feu céleste révélé dans l'éclair, et qui naguère encore passait dans les superstitions populaires pour l'agent et le restaurateur de la santé. Un mythe bizarre s'associe à son nom. Beau comme le jour, mais chaste comme la lumière, il était aimé d'Astronoé Aphrodite), mais ne répondait pas à son amour. Poursuivi par elle à la chasse et voyant c[u'il ne pouvait lui échapper, il se mutila avec sa propre hache et mourut; mais la déesse eut recours à la force vivifiante de la cha- leur cosmique, le ressuscita et l'introduisit parmi les dieux. C'est toujours la même représentation mythique qui meurt pour revivre; seulement nous devons plutôt voir ici l'op- position de l'hiver et de l'été. C'est le même fonds d'idées qui se retrouve dans le mythe d'Atys en Phrygie ; nous le découvrons aussi dans le mythe classique de Pygmalion auimant par ses baisers la belle femme de marbre qu'il a sculptée : il y a toutefois interversion dans le rôle attri- bué ici aux deux sexes. C'est à Eshmùn que les prêtres eunuques faisaient le sacrifice de leur virilité dans l'espoir d'obtenir par cette conformité la renaissance perpétuelle

6

82 LE CULTE U ADOMS-THAMMOU/

des forces vitales. Les mystères dont par la suite les cabii'es furent les divinités patronnes roulaient régulière- ment sur ridée de résurrection et d'immortalité \ »

On voit par quelle étroite connexité relie les mythes d'Eshmùn et de Pugm, devenu Pygmalion, au mythe d'Adonis. Ce sont des manifestations, à peine distinctes entre elles, du même cycle mythique et du même idéal |)rimitif. Il en est de même du mythe et du culte de Priape, celte divinité étrange et composite paraissent être venus se mêler des élémeatsfort divers. Priape est le personnage mythologique se sont fondus les traits communs d'Ado- nis, de Dionysos et d'Hermès. Son action spéciale est la fructification de la terre, et en général il est le symbole des principes fécondants et se présente à l'adoration des fidèles sous la forme d'un phallus. Ses images nous mon- trent un dieu grêle aux membres difformes, à l'allure ridi- cule, mais toujours orné d'un membre viril de dimensions exagérées, comme pour bien révéler le caractère spécial de sa divinité. C'est là, d'ailleurs, l'idée essentielle viennent se rejoindre la plupart des divinités sémitiques, et même l'on peut dire que c'est autour d'elle que gravi- tent la plupart des dogmes et des formes religieuses de l'antiquité orientale.

En somme, toutes ces émanations diverses d'Adonis ne servent qu'à accentuer davantage et à préciser plus nette- ment la signification de son mythe. Ce mythe^ aboutissant direct des rêves cosmogoniques et des croyances primi- tives des populations de la Haute-Asie, en reflète, avec plus de clarté que tout autre, les préoccupations morales et les

1 . Albert Réville, La Rd'ujiua des P/ièniciens (Reçue des Deux- Mnndrs, 15 m.-ii 1873).

La symbolique dl mythe et du culte 83

idées religieuses. Ce culte presque instinctif des peuples de la Chaldée et de l'Elam pour les astres, les phénomènes naturels, les lois cosmiques, se retrouve ici dans une de ses manifestations les plus vivantes et les plus complètes. En réalité, c'est sur la conception de la vie physique, con- sidérée dans son origine et son action, et dans le double principe qui ranime,que repose tout le cycle religieux des peuples orientaux de l'antiquité. C'est par l'explication cosmogonique du monde que se forment et se précisent les religions. C'est par elle aussi que les mythes gardent, à travers les fluctuations politiques et sociales, leur puissance primitive et leurs significations s[)éciales. Par une application logique de cette disposition d'esprit, les croyances populaires ont fatalement et rapidement abouti à la divinisation des forces naturelles, qui est en effet un caractère commun aux religions de l'Orient antique. Les phénomènes de la nature, les saisons et les productions de la terre, la marche et l'influence des astres, tel est le fond essentiel et primitif des dogmes anciens. Au cœur de chaque religion réside une pensée puissante, un mythe aux sens cacliés et toujours vivants. L'homme s'unit aux éléments, les enferme dans un culte quotidien, les joint à sa vie propre. La nature n'est que l'extension et l'exaltation de l'àme humaine, de la force vitale qui anime la pensée et le corps. L'esprit de l'homme et le souffle qui meut la matière sont deux puis- sances de même nature; elles se retrouvent donc, et, divi- sées dans leur action, se rejoignent dans l'unité primitive (h)nl elles émanent. Cette Asie aux couleurs chaudes et vivantes, aux contrées ensoleillées et fécondes, est un cadre admirable à la vie des êtres supérieurs, à riiistoire

84 LE CLLTt; d\vdù>'is-tiiam.mouz

mythique de rhumanité. La terre classique des fécondités merveilleuses est la génératrice des dieux. La divinité rayonne dans les choses^ ou plutôt elle se confond avec les choses, éclate en formes diverses dans les lois cosmi- ques; et c'est ainsi, par une éclosion toute naturelle, que naît le panthéisme oriental, profond et magnifique, enve- loppant la nature d'un rayonnement divin.

Adonis-Thammouz est une image puissante de cette force intime qui meut le monde. Son mythe déborde de signification. Le sens éclate sous l'enveloppe de la fable. Il est le dieu-soleil, aux forces vivifiantes, illuminant les formes ténébreuses de la terre. 11 est l'amour qui enflamme et bouleverse les champs, immortel, ardent, faisant surgir les fleurs du printemps et les fruits de l'été. La vertu du soleil déborde de son cœur universel ; il se répand sur le monde pour l'aimer et le féconder. C'est cette forte conception (|ue Macrobe a comprise et exprimée dans un passage essentiel qui vaut d'être reproduit tout entier :

« On ne doutera pas non plus qu'Adonis ne soit le soleil, si l'on considère la religion des Assyriens, chez lesquels florissait autrefois le culte de Vénus Architis et d'Adonis, lequel est passé maintenant chez les Phéniciens. Or les physiciens ont attribué le nom de Vénus à la partie supérieure, que nous habitons, de l'hémisphère terrestre; et ils ont appelé Proserpine la partie inférieure de cet hémisphère. Voilà pourquoi Vénus, chez les Assyriens et chez les Phéniciens, est en pleurs lorsque le soleil, parcourant dans sa course annuelle les douze signes du zodiaque, entre dans la partie inférieure de l'hémisphère; car, des douze signes de zodiaque, six sont réputés infé- rieurs et six supéri(uirs. Lorsque le soleil est dans les

LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 85

signes inférieurs, et que, par eou.sécjueul, les jours sont plus courts, la déesse, dit-on, pleure la mort momen- tanée et la privation du soleil, enlevé et retenu par Pro- serpine, que nous considérons comme la déesse de rhémisphère inférieur, auquel nous avons donné le nom d'antipode. On admet qu'Adonis est rendu à Vénus, quand le soleil, ayant accompli le parcours annuel des six signes inférieurs, commence à parcourir le circuit de ceux de notre hémisphère, et qu'alors la lumière s'accroît et le jour se prolonge. Adonis fut, dit-on, tué par un sanglier : on veut ainsi symboliser l'hiver par cet animal au poil rude et hérissé, qui se plaît dans les lieux humides, fangeux, couverts de glace, etquise nourrit de glands, fruit d'hiver. Or, l'hiver est pour le soleil comme une blessure : il en diminue pour nous la clarté et la chaleur, ce qui est aussi l'effet produit par la mort sur les êtres animés. Vénus est représentée sur le mont Liban, la tête voilée, l'attitude éplorée, soutenant son visage dans les plis de sa robe, avec la main droite, et paraissant verser des larmes. Ce n'est pas seulement l'image de la déesse pleurant pour les raisons dont nous parlions plus haut, c'est encore l'image de la terre pendant l'hiver, quand, voilée de nuages, privée du soleil, elle est plongée dans l'engourdissement. Les fontaines, qui sont comme les yeux de la terre, coulent abondamment, et les champs, dépouillés de leurs orne- ments, n'offrent plus qu'un aspect lamentable. Mais au moment le soleil dépasse les régions inférieures de la terre, quand il franchit l'équinoxe du printemps, et prolonge la durée du jour, alors Vénus est dans la joie. Les champs s'embellissent de leurs moissons, les prés de leurs herbes, les arbres de leur feuillage. C'est

86 LE CULTE d'aDÔINIS-THAMMOUZ

pour cela (jne nos pères ont consacré le mois d'avril à Vénus\ »

Adonis, image solaire, devient ainsi le centre et le principe de toute l'action terrestre. Tout vient de lui, tout s'absorbe en lui. La terre, amante éperdue, râle de passion sous l'étreinte du dieu qui se dresse triomphant dans l'éclosion soudaine de la vie. « Ce que l'on adorait, à Paphos comme à Byblos et à Eryx, c'était l'énergie meur- trière et féconde de la nature toujours occupée à détruire et à créer, à réparer, par l'union des sexes et par un éternel enfantement, les pertes que la mort fait subir à la vie. Les péripéties de ce drame sans dénouement, qui recom- mence toujours pour ne jamais tinir, les âmes s'y associaient avec une sincérité de sympathie et une sensi- bilité passionnée que nous avons aujourd'hui quelque peine à comprendre. L'hiver, elles s'attristaient sur l'alan- guissement et le deuil de la nature ; elles pleuraient la mort d'Adonis, du jeune dieu solaire que la dent du monstre avait retiré de ce monde dont il était le charme et couché dans la tombe ; mais, une fois le printemps revenu, dans les premiers jours d'avril, elles éclataient, avec des transports plus vifs encore et plus effrénés, en cris de joie, en danses et chansons, en bruyantes et folles orgies; elles célébraient le soleil qui s'était réveillé, l'amour qui coulait à nouveau dans les veines de tout ce qui a vie^ »

Le culte d'Adonis est tellurique et solaire. Adonis meurt et ressuscite, de même que le soleil a son apogée

1. Mac robe, Saiurmalia, I, 21.

2. Perrot et Chipiez, Histoire de l'art dans l'antiquité, tome III, p. 321.

LA SYMBOLIQUK DU MYTHE ET DU CULTE 87

et son déclin. Le soleil s'iinil à la [erre, et Adonis s'unit à Aphrodite dans une étreinte radieuse. C'est la saison bienheureuse la vie triomphe et resplendit, Adonis rayonne dans la gloire de son immortel amour. Puis vient l'heure de la l'alale destinée. Le soleil semble se refroidir et s'immobiliser dans une brume lourde et glaciale. Adonis est blessé par le sanglier. Son sang coule, germe suprême de vie, d'où naîtront des fleurs. Le fleuve se teint de ce sang divin. Les peuples s'attristent. Les femmes sanglotent aux portes des temples, et la nuit écoute leurs chants de deuil. Adonis est mort: Aphrodite se livre éperdùment au désespoir, et la terre revêt une grande teinte funèbre. La vie s'arrête dans son œuvre éternelle, tout semble mort, le dieu a emporté avec lui l'âme joyeuse du monde. A travers les déserts, un vent luoubre traîne des lamentations, et les êtres pleurent avec effroi le soleil éteint.

Mais l'heure de la résurrection arrive enfin. Quelque eff'ort que fassent les hommes, la nature entraîne les reli- gions dans un tourbillon inévitable. Les idées primitives, et par suite les mêmes symboles et les mêmes expressions, se représentent dans chacune d'elles, avec une similitude et une régularité chronique presque parfaites. C'est ainsi que cette idée de résurrection est commune à la plupart d'entre elles, car elle vient de la nature, elle en est le symbole le plus vivant et le plus complet, et persiste latente ou dévoilée, dans les croyances les plus diverses. Brahm, l'âme du monde, s'incarne et revit en des formes nouvelles: il est Brahma, il est Vishnou, il est Siva, et, sous ces trois formes, il est toujours le dieu unique et suprême, âme du monde. Osiris dort dans le coffre l'a

88 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

enfermé Typhon, et le cod'i e, an delà des mers, est à ja- mais caché dans le tronc d'un tamaris. Mais Isis a retrouvé son époux, le dieu revit, et la joie fleurit de nouveau dans le cœur des hommes. Le Christ est mort, on Ta couché dans le lourd tombeau de pierre ; mais la tombe s'ouvre d'elle-même, et le Christ ressuscite, victorieux de la mort.

A ces trois formes divines, on peut ajouter d'autres dieux des mythologies syriennes et grecques, qui ont, eux aussi, leur passion, leur mort et leur résurrection: Dio- nysos-Zagreus, Melkarth, et tant d'autres. En réalité, c'est une sorte de tradition humaine, conservée à la fois chez la plupart des peuples anciens. Cette longue tradition aboutit, chez les peuples sémitiques, à la conception chrétienne du rédempteur de l'humanité, mort et ressus- cité, dans lequel sont venus se combiner et se confondre, par un syncrétisme tout naturel, les traits communs des Atys, des Osiris, des Dionysos, des Adonis et des Mithra. « Dans toute religion de la nature, dit Hegel, on rencontre la passion d'un dieu ; dans la mythologie du Nord, c'est celle de Baldur. Mais par la mort de ce dieu, qui périt dans la fleur de sa jeunesse avant d'être parvenu à l'âge d'homme, qui est ravi à l'existence au sein du suprême bonheur, il se fait dans la vie humaine comme une rupture subite, une contradiction avec les lois de la nature, qui produit dans l'âme une immense douleur; cette douleur, elle ne saurait être consolée sur la terre, et l'espoir d'une vie nouvelle peut seule rapaiser\ »

Cette croyance à la résurrection se trouve être ainsi une

1. Hegel, Philos, der Gesch., p. 200, cité par Engel, Kijpros, II p. 619.

LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 89

des idées communes à des reliu'ions fort différentes. L'im- manité ne vent pas monrir. Un grand souffle de vie anime sa volonté et crée l'immortalité. Les temples sont encore tleboLit dans les déserts, et les statues dominent les siècles. Les peuples sont morts ; mais les formes qu'ils ont créées et auxquelles ils ont confié le principe et la force de leur existence, de leur pensée^ de leur civilisation, de leurs conquêtes, ces formes qui, à leur tour, les inspi- raient et les guidaient, subsistent pour témoigner de leur génie, et les statues colossales à demi enfouies dans les sables de la Haute-Egypte tiennent encore à la main, comme pour défier le temps^ la croix ansée, le symbole mystérieux de la vie. Les peuples se survivent dans leurs dieux. Comment croiraient-ils eux-mêmes à la mort de ces dieux, entre les mains desquels ils ont remis leurs destinées ? L'humanité s'immortalise en se divinisant : elle se projette dans des formes indestructibles. Adonis n'est pas mort : il dort, comme Osiris, dans le cercueil il est enfermé ; mais il va surgir de son sommeil, et de nouveau la vie va triompher avec lui. Les femmes qui l'avaient pleuré et qui l'avaient accompagné à sa tombe parfumée vont chanter son apothéose. Le soleil renaît, comme le phénix, et sa mort n'est qu'un moment de som- meil. 11 est ressuscité, l'Adonis aux beautés puissantes et fécondes, et il déploie sur le monde le nouvel éclat de sa gloire.

Et c'est ainsi qu'il nous apparaît. Principe immortel des forces de la nature, il est le générateur des choses. C'est par son action que les êtres et les végétaux croissent et se reproduisent, c'est lui qui agit dans le travail et l'éclo- sion des germes. Il unit en lui les deux principes de la

90 LE CULTE d'aDÔNIS-TIIAMMOUZ

vie: il est bisexuel et androgyne. Il est à la fois Baal et Baalath, dieu et déesse. Les Orphiques l'appellent Kouprj xat Kôpoç\ En se lamentant sur sa mort, les femmes de Byblos criaient: « Hélas! mon frère, hélas! ma sœur; hélas ! mon seigneur, hélas ! ma seigneurie ! » Ce dua- lisme sexuel n'est d'ailleurs pas spécial à Thammouz. Dogme étroitement rattaché à celui de la résurrection, il est, comme lui, commun à la plupart des religions orien- tales. Dans la Haute-Asie, il est le premier dogme religieux, et il éclôt en une idée sublime : la toute -puissance divine se suffît à elle-même, la divinité se contemple en soi, elle contient tous les principes générateurs et elle engendre le monde. L'Inde etl'Egypte voient dans le lotus l'image delà divinité créatrice. Plante mâle et femelle à la fois, le lotus est le symbole le plus parfait de l'union mystique des dieux. Dieu et la nature se confondent, puisque celle-ci n'est que l'émanation de celui-là; mais il y a dans cette dualité un principe actif et un principe passif, et le lotus est l'image sacrée de cette union mystérieuse. Ainsi s'explique le culte de cette plante que les dieux de l'Inde et de l'Egypte portent à la main comme un gage de vie immortelle.

Ce dualisme sexuel permet de comprendre aisément les incestes symboliques que nous trouvons dans un grand nombre de légendes. Osiris et Isis, frère et sœur, s'unis- sent dans le ventre de leur mère, et, quand ils naissent à la lumière, ils sont déjà à la fois époux et frères. La légende d'Ammon-Ra et de Neith, en Egypte, celle de Sémiramis et de Ninyas en Assyrie, celle de Zeus et

1. Hi/iiiiies Orp/ilciues, lvi (55).

LA SYMROLTQUE DU MYTHE ET DU CULTE 91

d'Héra en Grèce, présentent des mythes analogues. En réalité, on peut aussi retrouver l'influence d une coutume fort en honneur chez la plupart des anciens peuples orien- taux. L'inceste s'y pratiquait, non seulement entre les dieux, mais aussi entre les mortels : il était d'un usage courant d'épouser sa mère, sa sœur ou sa fille. Euripide attribue cette coutume à toutes les nations étrangères : « Telle est la coutume de toutes les nations étrangères : le père épouse sa fille, le fils sa mère, la sœur son frère \ »

Dans le mythe d'Adonis, c'est à une influence de cette sorte qu'il faut rattacher l'histoire de l'origine du dieu, de l'amour de Kinyras et de sa fille Myrrha. A travers cette légende, nous retrouvons l'Adonis androgyne des Phéniciens, identifié à la déesse dont il est aimé. D'ail- leurs, chez les Grecs, la passion d'Aphrodite pour Adonis n'est qu'un souvenir atténué de l'image primitive. Et cette Aphrodite elle-même, dans la plupart des villes méditer- ranéennes, apparaît souvent avec le même caractère bisexuel, qui se manifeste jusque dans ses statues et ses images. Elle est, elle aussi, par suite de son union avec Adonis, la déesse-dieu, enfermant en elle le double prin-

1. Euripide, Andromaque, v. 173 sq. Cet usage était notamment très répandu chez les Perses. Voir à ce sujet : Clément d'Alexandrie, Struinat., III; Sextus, H(/poti/poses pijrrhonieiincs, 1, 14; 111,24; Tertullien, Apologétique, IX; Strabon, XV, c ui, § 20; Catulle, Êptgrammes, 90; Athénée, lib. V; Quinte-Curce, lib. VIII, n, 19 ; Agathias, lib. II; Plutarque, Fortune d'Alexandre, c. v; Hérodote, III, 31 ; Philon le Juif, 2' traité de l'Examen des lois particulières ; Eusèbe, Préparation èvangélique, lib. VI, c. x; Théodoret, Thérapeu- tique; S. Jean Chrysostôme, De Virginitate, 8; S. Jérôme, Adr. Joci- nianuin, 1. 11; iMinutius Félix, 31; Servius, ad ^En., v. 623 du 6' livre.

92 LE CULTE d'aDÔMS-THAMMOUZ

cipe delà vie, avec prédomiiiaïu'c du principe l'éminin, au contraire d'Adonis, domine le principe masculin. Les statues de Gypre sont fort intéressantes à ce sujet. Astarté y est représentée avec de la barbe au visage et un membre viril \ symbole de la force fécondante et du principe actif qui sont en elle ^ Renan, dans sa mission de Phénicie', a découvert à Tyr une inscription phéni- cienne où Astarté est désignée paj' des expressions essen- tiellement masculines. Il rapporte à ce sujet le passage suivant de Macrobe :

« Aterianus affirme qu'on trouve dans Calvus les mots Pollentemque deuiii Venerem^ au lieu de deam. En Cypre, il y a une statue de Vénus, ornée de barbe ; elle a un vêtement de femme, un sceptre et une allure d'homme, et on pense qu'elle est en effet homme et femme. Aris- tophane l'appelle 'AçppoôtTOV. Lœvinus dit aussi Venerem almum. Quant à Philochorus, il affirme que, pour offrir un sacrifice à la Vénus lunaire, les hommes prennent des vêtements de femme, les femmes des vêtements d'homme, parce qu'on considère la divinité comme femme et homme à la fois \ »

Symbole de l'union du Soleil et de la Terre, le mythe d'Adonis se développe, jusque dans ses moindres détails, conformément à cette idée première. Les jardins d'Ado- nis en sont une expression populaire. Les plantes qui

1. Macrobe, SaturnaUa, III, 8; Servius, ad ÂLn., 11,62; Suidas, 'AcppoStTy).

2. C'est de sans doute qu'est née l'idée grecque d'Hermaphrodite, sorte de déesse mâle, qui, comme l'Aphrodite paphienne, préside à la fécondité (Pausanias, c. xix, § 2).

3. Mission de P/iénicie, p. 726 sq.

4. Macrobe, Saturn., I, 21.

La symbolique du mythe et du culte 93

poussent en quelques jours et se fanent avec la même rapidité sont l'image du dieu mourant dans le resplendis- sement de sa jeunesse. Le soleil parcourt les signes infé- rieurs du Zodiaque, et Adonis abandonne Aphrodite pour aller passer les mois d'hiver auprès de Perséphone. Adonis meurt, blessé par le sanglier, privé de sa force virile, et les prêtres se châtrent pour perpétuer l'image du dieu dépouillé de son action créatrice. Cette pratique de la castration parait d'ailleurs avoir été fort répandue dans les religions antiques de l'Orient, et elle s'est perpétuée jusqu'à nos jours, dans l'Inde par exem[)le et dans quelques régions de l'Asie Centrale. Les anciens écrivains, même les écrivains grecs, ne semblent pas s'être étonnés beau- coup de cette coutume. C'est qu'en effet elle était presque inévitablement inhérente aux mythes solaires, et les prêtres d'Atys et d'Adonis, en se -dépouillant de leur virilité, offraient ainsi aux foules l'image sanglante, d'un réalisme ardent et barbare, de leur dieu privé de sa force fécondante.

L'auteur du De Dea Syria nous a transmis une longue et minutieuse description de ces fêtes sanglantes où, dans une exaltation mystique toujours croissante, ce n'é- taient pas seulement les prêtres, mais aussi un grand nombre de spectateurs fanatisés, qui se châtraient et se consa(U'aient à la divinité androgyne, mâle et femelle, Adôiiis-Astarté '. La légende d'Adonis, malgré les alté- rations qu'elle a subies, a d'ailleurs gardé des traces évi- dentes de cette conception du mythe. Le sanglier frappe et blesse Adonis aux parties génitales, car la cuisse n'est

1. De Dca Siji'io, §§ 51-5li.

94 LE CULTE D ADÔNIS-THAMMOUZ

ici qu'un euphémisme, dont on peut trouver d'autres exemples dans la cuisse de Jacob, dans la cuisse de Zeus donnant naissance à Athéna, et dans des mythes ana- logues.

Adonis est donc la personnification divine de la puis- sance solaire qui féconde le sol. Le phallus devient son symbole, comme le cône devient celui d'Aphrodite à Paphos. Les femmes de Byblos donnaient aux hommes qui les avaient possédées durant les Adônies un phallus symbolique. De même, dans les Jardins d'Adonis que font encore les femmes en Sardaigne, ce même phallus rem- plaça les petites idoles d'Adonis dont on ornait ces jardins. En Phénicie, le dieu était glorifié en des phçillophories somptueuses, le culte ithyphallique se déployait dans tout son éclat . encore, nous rejoignons les pratiques religieuses de l'Inde, le lingam de Siva représente toutes les forces génératrices de la vie. En Egypte, le culte d'Osiris possède aussi ce symbole phallique de la puissance fécondante du soleil, qui s'atténue et meurt pour renaître encore.

Toutefois, la conception de l'Adonis solaire n'est pas tout entière enfermée dans cette simple image d'un dieu principe de fécondité. Il faut aussi le considérer, comme l'ont d'ailleurs considéré ses adorateurs, à la fois au point de vue astronomique et calendaire et au point de vue agraire et tellurique. Les Syro-Phéniciens ont en effet, par une analogie toute naturelle, rapporté à leur dieu les influences diverses et l'action multiple du soleil. Non seulement le soleil est la source de toute fécondité, de toute vie, non seulement il est l'àine, le principe vital des A'éoi'éfation'^. dr>s moissons et des fruits, mais c'est lui

LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 95

aussi qui détermine les alternatives de lumière et d'ombre, la nuit et le jour, c'est lui qui fixe les saisons et l'influence de chacune d'elles. Il n'est donc pas surpre- nant de voir le mythe d'Adonis prendre, dans les mytho- logues syriennes, un sens étroitement calendaire et zodia- cal : « Les anciens nous ont indiqué l'idée mère du mythe d'Adonis par celte remarque bien simple, c'est que Vénus désigne l'hémisphère supérieur, et Proserpine l'hémis- phère inférieur. Quand le soleil ou Adonis parcourt les six signes inférieurs du Zodiaque, il est sous l'empire de Proserpine ; à son retour aux signes supérieurs, il se trouve dans celui de Vénus. De la décision de Jupiter. De même on disait en Egypte, d'Osiris ravi à son Isis, (|u'il reposait dans les bras de Nephthys. Le sanglier qui fait périr Adonis est l'hiver; l'âpreté de cette saison trouve une image naturelle dans l'animal hérissé, qui d'ailleurs se nourrit de ses fruits. Dupuis' donne aussi à la fable d'Adonis un sens astronomique quelque peu différent. Pour lui, Astarté est la planète de Vénus ; suivant les idées des anciens, le soleil passe, chaque année, dans l'hémisphère supérieur, lorsqu'il entre au signe du Tau- reau, lieu de l'exaltation de la lune et domicile de la planète de Vénus ^ ; en hiver, il passe dans l'hémisphère inférieur, en quittant le signe de la Balance, autre domicile de cette planète. Ainsi, les limites de la course solaire

1. Dupuis, Orif/ine (/('S Cnltcs, livre III, chap. xii, tome II.

2. « Dupuis, après avoir hésité longtemps entre la planète de Vénus et la lune, souvent coniondues dans les persounificatious mythologiques, liiiit par renoncer à sa première opinion en ce qui concerne Astarté, et se détermine à voir exclusivement la lune dans cette Vénus, amante d'Adonis, qui lui paraît identique avec Isis, portant comme elle les cornes du taureau sur sa tète. » (Note de Ci'cuzer).

96 LE CULTE DADÔISIS-TIIAM.MOUZ

apj)aiiiennent également à Vénus, épouse crAdônis. ^lais quand le soleil abandonne Thémispère supérieur, il entre dans le Scorpion, domicile de ^lars, et qui a pour para- natellon le sanglier d'Erymanthe : c'est Mars qui envoie le fatal sanglier \ » Dès les origines de la légende, cette conception calendaire du mythe d'Adonis est nettement précisée. Les douze mois de Tannée sont divisés, selon l'usage phénicien, en trois saisons de quatre mois cha- cune : l'hiver, le printemps et l'été, dont l'action et la durée sont déterminées par la présence ou l'absence du dieu. Toutetois, certains auteurs affirment que l'action solaire sur l'année était divisée en deux périodes égales de six mois. « D'après les Phéniciens, Adonis passe six mois sur la terre et six mois dessous », dit Cornutus^ Quoi qu'il en soit, il est hors de doute que, plus que tout autre, et même presque seul, le mythe d'Adonis offre, à côté de sa signitication cosmogonique et tellurique, un caractère tout spécial de culte zodiacal et calendaire, Dans toutes les nations de race sémitique, un mois de l'année portait le nom de Thammouz et était consacré aux fêtes et à la mé- moiie du dieu.

C'est par ce caractère de cidte calendaire que s'explique tout à fait l'épisode de la légende relatif au sanglier envoyé contre Adonis par un dieu jaloux. Les Grecs attri- buaient cette jalousie à Lamour d'Aphrodite pour le jeune chasseur; c'était donc Ares, époux d'Aphrodite, (jui envoyait le sanglier, ou, selon certaines légendes, qui

1. Creuzer-Guigniaut, Religions de l'antiquitc, volume II, 1^° partie, chap. m, article 2.

2. Cornutus, De iiaiara Dcoruin, c. xxviu, p. 163 sq. (Édition Osann).

LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 97

revêtait lui-même cette forme anii)iale pour se venger de son rival. En réalité, sous cette forme poétique, se cache ridée primitive de Tété et du soleil succombant sous les brumes de l'hiver. Le sanglier, qui donnait également son nom à un mois de Tannée syro-phénicienne, représente cette force ennemie, analogue au Typhon égyptien, (|ui détruit Faction bienfaisante des chaleurs solaires. Malofré la diversité des légendes qui nous montrent le sanglier envoyé tantôt par Artémis, tantôt par Ares, tantôt par Apollon, le caractère symbolique de Tanimal demeure le même. Les Phéniciens l'appelaient alpha, c'est-à-dire le sauvage, le cruel; c'était, à leurs yeux, l'animal ennemi des récoltes, des fruits de la terre, et, par suite, des saisons OLi mûrissent ces récoltes et ces fruits. La lutte de ces deux puissances divines, dont chacune est alternativement vic- torieuse et vaincue, est l'image des alternatives zodiacales et des vicissitudes du soleil.

Cette force d'opposition, force de mal et de destruction, se retrouve ailleurs. Dans la plupart des mythologies, on voit, sous la forme de tel ou tel animal, apparaître la puis- sance néfaste, meurtrière d'un dieu bon, et qui fait suc- céder à la joie le trouble et la douleur. Dans les mythes orientaux, c'est presque toujours le sanglier ou le porc qui joue ce rôle, ce qui d'ailleurs en fait l'animal maudit, dont il est interdit de manger la chair. Il faut signaler, toutefois, une curieuse exception, relative précisément au mythe d'x\dônis : sur le rocher sculpté de Ghineh, dans le Liban, c'est un ours, et non un sanglier, qui attaque Ado- nis. Dans la mythologie Scandinave, c'est également un sanglier (jui blesse Odin. Chez les Siamois, Sommona- kodoin, le dieu de la lumière, est tué j)ar un géant traiis-

7

98

LE CULTE D ADÔNlS-THAMMol/

formé en sanglier. Il ne faut pas oublier non plus que la monture ordinaire du dieu japonais Mârissi (en sanscrit Mârici) est le sanglier : ce dieu est le dieu de la guerre, Il

a même plus d'un rapport avec le Mars occidental; c'est lui qui, dans l'Inde, est la personni- fication divine de la planète Mars (en sanscrit Mangâla). En réalité, dans toutes les traditions an- '^ ti([ues, le porc joue un rôle fort important : Movers en a résumé les principaux traits dans un passage que nous avons reproduit en appendice.

Le sangliei", ainsi introduit dans les légendes divines, conti- nuait à figurer dans les céré- monies rituelles. Près des images d'Adonis mort, qu'on exposait au cours des fêtes, on plaçait souvent l'image du san- glier. Au témoignage de Jean Lydus, le deuxième jour du mois d'avril, on immolait à Aphrodite des porcs sau- vages, en mémoire de la mort tragique d'Adonis \

Symbole de l'action fécondante de l'été, Adonis devient, par une identification plus précise, le symbole de la végé- tation elle-même, des moissons, des fruits, des plantes. Ce n'est pas sans motif que la légende a associé à la mort

ADONIS

Statuette en bronze (Cabinet des Antiques)

1. Jean Lydus, De Mcnsibas

LA SYMHULIQLE L)L MVTHH: ET DL CULTE 99

d'Adonis des plantes symboliques comme l'anémone et la laitue. Le rite des jardins d'Adonis suffît à lui seul pour révéler cette conception nouvelle et logique du dieu : « Adonis, dit Ammien-Marcellin, est un symbole des fruits de la terre parvenus à leur maturité, selon ce qu'en- seignent les religions mystiques'. » Les graines de blé, de fenouil, de laitue, semées dans les vases des jardins d'Adonis, germaient en quelques jours, et comme elles, le dieu offrait aux lamentations des peuples la brièveté d'une existence radieuse. C'est par encore que s'explique le caractère androgyne d'Adonis, qui, en même temps qu'il féconde la terre et la couvre de sa force virile, se trouve être cette terre elle-même, fécondée et mère. Comme les grands dieux des mythologies primitives de l'Egypte, de l'Inde et de l'Asie Occidentale il porte en lui le double principe de la vie, les deux forces contraires, de l'union desquelles naîtront le monde et les êtres.

Ainsi, de l'aspect multiple que présente ce mythe, des formes, des conceptions, des rapports, des significations innombrables qu'il enferme, de l'indécision même de quelques-unes de ces conceptions et de ces formes, de ce formidable entassement d'idées m3'stiques, édifié par des civilisations et des races diverses, il devient possible de dégager les tendances et les réalisations caractéristiques du culte lui-même et la ligne conductrice de son dévelop- pement historique et moral. Déjà la signification à la fois solaire, calendaire et végétale de ce mythe fait prévoir

1. •< ... In solleranibus Adonidis sacris, quod simulacrum aliquod esse frugum adultarum religiones mysticse doeent. » (Ammien-Mar- cellin, Hist., XIX, l.j "Aôwvt; [jiv in-.vi ô 7.af,7rôç. (Jean Lydus, De Mens Ut us.)

lOO LE CULTE DADÙMS-ïnA.M.MULZ

dans quel sens il se développera et quelles formes rituelles il revêtira. Ses cérémonies, qui ne sont tout d'abord que la célébration symbolique des phénomènes naturels, prennent peu à peu un caractère plus spécial, plus mystique, plus caché. Après la grande période phéni- cienne, où toute la vie active du monde semblait se con- centrer entre les rives de TOronte et le delta du Xil, le culte d'Adonis, dispersé de port en port, d'île en île, revêt bientôt l'allure mystérieuse, le caractère ésotérique de certains cultes auxquels son mythe l'identifiait rapide- ment. Déjà l'auteur du De Dea Syria nous représente les cérémonies de Byblos comme une sorte de mystères ana- logues à ceux d'Eleusis. On se faisait initier aux mystères d'Adonis, comme, ailleurs, à ceux de Dionysos. C'est ce qu'affirme catégoriquement l'auteur du De Dea Syria, qui dit avoir subi lui-même l'initiation : « J'ai vu, à Byblos, un grand temple d'Aphrodite byblienne, dans lequel on célèbre des mystères en l'honneur d'Adonis; je me suis fait ini- tier à ces mystères ' . »

C'est là, en effet, le caractère qu'a pris le culte adônique à cette époque : les fêtes publiques n'en sont qu'une parade extérieure et comme artificielle, sans que les fidèles en comprennent toujours le sens philosophique ou reli- gieux ; mais, au delà, le sens ésotérique, l'essence mythique, pour ainsi dire, s'y cristallise dans la tradition rituelle des prêtres. Dès lors, comme les mystères de la Diane d'Éphèse, de la Cybèle d'Eleusis, de Bacchos, de Zagreus, de Sabazius, comme les cultes secrets de Philae et de la Haute-Egypte, le culte du dieu de Byblos est devenu une

1 . Df Dna Siir'w. ^ 6.

LA SYMBOLIQUE nU MYTHK ET DU CUl.TE 101

sorte de docLriiie |)liilosoplii(|ue el eo.siiiogoiiique qui pré- tend conserver la signification première et essentielle du mythe; et, d'autre part, à mesure que cette conception se forme et s'accentue en prenant le caractère d'une tradition supérieure et ésotérique, les fêtes d'Adonis se popula- risent de plus, deviennent la grande célébi'ation religieuse des peuples méditerranéens, qui semblent alors n'en plus comprendre ni la signification ni le caractère primitifs , En somme, il se produit à ce moment une sorte de divorce dans le sein du culte lui-même : un double courant se mani- feste, Fun ésotérique, qui est celui de la tradition sacrée, l'autre populaire, qui est celui des fêtes. C'est là, d'ail- leurs, un phénomène historique facilement explicable. L'époque apparaît et se précise cette divergence de tendances est celle d'une renaissance philosophique d'une nature particulière. Les Orphiques ont remis en honneur les anciennes croyances, les anciens mythes, les légendes des premiers temps de la Grèce, en leur donnant un carac- tère profondément symbolique et mystérieux, en y enfer- mant, sous des formes diverses, les sciences naturelles des germes de la terre, des éléments, de la fécondation du sol et de l'évolution des êtres. D'autre part, un courant nouveau a porté vers Alexandrie le vieux génie philoso- phique et poétique de la Grèce; au contact des religions, des mœurs, des légendes mythiques de l'Egypte, il s'est renouvelé et a pris un caractère plus subtil et plus mys- tique. Enfin, sous la menace croissante des cultes étran- gers, qui envahissent le monde grec et s'apprêtent à le submerger, les formes religieuses léguées par l'époque glorieuse de la Grèce, transmises par la tradition, se con- centrent sur elles-mêmes, se replient et se ferment, pour

102 LE CULTE d'aDÔNIS-THAMMOUZ

s'opposer à la pénétration des dogmes nouveaux. Dans de semblables conditions historiques, le vieux mythe adô- nique devait naturellement, lui aussi, revêtir de plus en plus ce caractère mystérieux et compliqué qui pouvait seul le préserver de toute atleinte. En réalité, il n'a pas suffi à le préserver tout à fait, et, comme les autres reli- gions orientales, le culte d'Adonis s'est disloqué, puis dissous, dans la grande élaboration d'idéologie mythique d'où naîtront bientôt définitivement des formes synthé- tiques et précises.

Renan a fort bien résumé cette évolution historique en quelques lignes intéressantes : « D'abord naturaliste et sensuel, dit-il, le culte d'Adonis, ou plutôt de Tammuz, devint, à l'époque philosophique des Antonins, spiritua- liste et symbolique. Ce fut la sanctification et l'idéalisa- tion de la mort, tout un cycle d'idées fondées sur les mystères d'une autre vie, en rapport avec les croyances égyptiennes sur Osiris et Agathodémon. Le mouvement de la philosophie néo-platonicienne, s"y compliquant d'un retour sympathique aux vieux cultes indigènes, produisit une renaissance religieuse et mystique, parallèle au mouvement chrétien, et qui devait être fort hostile à ce dernier \ »

Sous l'influence de son propre sens mythique, le culte d'Adonis a pris, dès l'origine, aux yeux des populations de l'Asie Occidentale, un caractère semblable à celui des religions analogues de la Chaldée et de l'Assyrie. La con- ception androgyne et tellurique d'Adonis imprime à ses fêtes, aux rites divers de son culte, la même tendance qui

1. Renan, Mission de Phènicir, p. 215.

LA SYMBOLIQUE DU MYTHE ET DU CULTE 103

se manifeste dans les cérémonies babyloniennes, et, plus tard, dans les mystères d'Eleusis et dans ceux de Bacchos. Dans ces mystères, une puissance femelle particulière représente l'union mystique d'oii sort la végétation univer- selle ; comme elle, Adonis porte en lui cette semence de vie d'où naissent toutes choses. Aussi est-il entre tous le dieu adoré des femmes. De son caractère d'homme-femme, de dieu-déesse, son culte a pris une teinte de mollesse et de douceur, une sorte de tendresse voluptueuse s'épand dans son mythe. L'amant d'Aphrodite est entouré de par- fums et de fleurs, il resplendit de beauté et de jeunesse, et, lorsqu'il meurt soudainement dans sa gloire, ce sont les femmes qui le pleurent et qui l'accompagnent à sa tombe. Elles sanglotent éperdùment durant les nuits, et elles font au dieu un décor de chev^eux épars et de fleurs languissantes. C'est leur dieu, plus que tout autre, et seules, elles veulent pleurer sa mort et chanter sa résur- rection. Aussi une grande langueur féminine passe dans ce mythe, en est comme l'âme, l'empreint d'une mollesse voluptueuse et enivrante. Les poètes chantent Adonis en modulations plaintives et douces. Le son lamentable des flûtes pleure la destinée fatale du dieu, et c'est toute une mystérieuse douleur qui s'exhale en un chant grêle et triste, palpite l'âme attendrie des femmes. Cette impres- sion caractéristique se dégage très nettement de la lecture de YÉpitaphe (T Adonis de Bion, par exemple, ou même de celle du chant de l'aède, dans l'idylle xv de Théocrite. C'est là, d'ailleurs, un caractère d'autant plus remar- quable que les nombreux mythes analogues à celui d'Ado- nis n'ont pas subi la même évolution. Car, en dehors des innombrables conceptions religieuses formées par les

104 LE CILTE d'aDÔMS-TIIAMMOUZ

transloniialloiis siiccfssivc's du ciillc (rAdùnis et par son expansion sur les côtes méditerranéennes, il y avait, dans l'Asie Occidentale, plusieurs religions locales dont l'idée dominante offre une analogie précise avec le mvthe ado- nique. Conçues et grandissant hors de son cercle d'action, elles présentent une vie spéciale, qui leur est propre, et lorsque quelques-unes d'entre elles se heurtent au dieu de Byblos, elles sont déjà assez puissantes et assez formées, sinon pour résister à l'influence nouvelle, du moins pour ne pas disparaître devant elle, pour s'amalgamer avec elle et parfois la modifier assez profondément. En Phénicie même, les mythes de Dionysos-Zagreus et de Perseus expriment, comme celui d'Adonis, une idée tellurique et solaire : l'Atys phrygien, l'Adraste et le Phaéthon de la mythologie grecque sont aussi des conceptions religieuses analogues. Et pourtant, dans aucun de ces cultes divers, pas plus que dans les mystères auxquels ils aboutissaient, nous ne retrouvons l'évolution très marquée qui s'est pro- duite dans le mythe d'Adonis, Les mystères de Dionysos- Zagreus, de Cybèle et d'At} s demeurent sombres, revêches, obstinément enveloppés d'une sorte d'épouvante divine. Le culte d'Adonis, au contraire, quoique identique dans son principe, quoique se renfermant lui-même dans un ésotérisme particulier, s'épanouit, pour la foule des fidèles, en des fêtes somptueuses, éclatantes, universelles, mêlées de volupté et de sang. Au lieu de rester le domaine reli- gieux d'une catégorie de prêtres et de fidèles fanatiques, le culte adônique abonde en manifestations extérieures, en cérémonies, en réjouissances, en fêtes de toutes sortes. Le dieu de Byblos devient la divinité suprême du bassin méditerranéen, et, au moment s'écroule l'Olympe

L\ SYMBOLIQUE DV MYTHE ET DU CULTE 105

antique, il garde encore, pour les populations cpii Font adoré, toute sa jeunesse et tout son charme.

Du cœur même de ce mythe est tout un mouvement à la fois philosophique, religieux et social, dont Tempreinte profonde a marqué le monde ancien. Le Thammouz aux formes innombrables a exercé sur la civilisation orientale une action continue et puissante. Plus qu'aucun autre dieu, il a gardé, au milieu des évolutions des peuples, son carac- tère tvrannique et dominateur, et cette force d'influence qui n'a cessé de se répandre et de façonner à son gré les mœurs, les idées, les arts des races sémitiques et des races aryennes. C'est pour cela qu'on ne saurait examiner avec trop d'attention les idées cosmogoniques et philoso- phiques qui ont concouru à former son mythe et qu'on ne saurait trop rechercher les tendances ethniques et sociales qui en ont déterminé le développement et la marche. Entre le jeune chasseur grec aimé d'Aphrodite et le Doumouzi ])abylonien, il y a place pour tant de formes, pour tant d'idées, pour tant de crovances et de symboles, que seule, l'intelligence complète des significa- tions profondes du mythe peut en déterminer les rapports. Mais le symbole une fois brisé, le sens mis à nu, c'est dans les manifestations cultuelles qu'il convient mainte- nant de suivre le mouvement et les vicissitudes de cette forme religieuse. Après en avoir compris l'âme, nous en comprendrons mieux la vie extérieure et l'action multiple.

DEUXIÈME PARTIE

LES FÊTES D'ADONIS

CHAPITRE PREMIER LE RÔLE HISTORIQUE DES ADONIES

Si le culte d'Adonis-Thammouz, après s'être délivré des obscurités de son mythe primitif, est devenu rapidement, non seulement sur la côte phénicienne, mais dans toutes les régions de l'Asie Antérieure et de l'Europe Orientale, une sorte de religion commune, acceptée et comprise de tous les peuples, c'est surtout par ses fêtes, solennelles célébrations du dieu, que cette propagation a pu se déve- lopper sans trop d'obstacles. C'est, en effet, surtout par leurs manifestations extérieures, par leurs cérémonies rituelles, que les cultes frappent l'imagination des hommes et s'imposent à eux. Ces formes sensibles, plus ou moins grandioses, plus ou moins brillantes, revêtent, aux yeux des fidèles, quelque chose de la majesté et du caractère de la divinité, et déterminent, par une conséquence natu- relle, la place de cette divinité elle-même dans l'adoration et le respect des peuples. Dès lors, on peut aisément com- prendre quelle influence, quelle action prépondérante devaient exercer sur l'imagination ardente des foules orien- tales ces fêtes d'Adonis, qui, par leur éclat^ leur solennité et leur durée, surpassaient toutes les autres manifes- tations religieuses du monde antique. Dans tous les pays

108 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

était parvenu le culte du dieu, depuis U;.s montagnes de la Haute-Asie jusqu'aux Iles Baléares, les Adônies avaient peu à peu acquis ce caractère de fêtes prédomi- nantes que les Phéniciens leur avaient donné dès l'ori- gine. Elles traînaient avec elles, dans les lamentations des flûtes, l'âme même de l'antique et radieux Thammouz, et elles en répandaient le mythe sacré dans les nations les plus diverses et les plus lointaines. Inséparables du culte lui-même, c'était par elles qu'il se révélait, gran- dissait et triomphait, dans une sorte de magnificence, malgré les influences contraires, et l'on ne peut guère imaginer quel destin obscur et étroit eût été celui du dieu de Byblos, si le cortège bruyant et éclatant de ses pleureuses, de ses courtisanes et de ses prêtres n'avait pas célébré la commémoration régulière de sa passion, de sa mort et de sa résurrection.

Les Adônies de Byblos sont célèbres entre toutes. C'est la ville sainte d'Adonis, près du fleuve aux eaux sanglantes, la ville centrale vers laquelle convergeaient tous les courants mythiques de la Syrie et de la Phénicie, les peuples accouraient pour prendre part aux solen- nités. Ce port de Phénicie présentait le double aspect d'une ville commerciale vivait toute une population de marchands et de marins, et d'une ville religieuse, peuplée de temples vénérés, pleine de souvenirs et de légendes mythologiques, et où, chaque année, une foule immense se pressait pour assister aux fêles du Thammouz. Le fleuve Adonis, qui se teignait de sang et marquait ainsi la mémoire de la mort du dieu et la date à laquelle le deuil commençait, était pour ces foules mystiques le miracle évident qu'elles venaient contempler et vénérer. A l'ho-

LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔNIES 109

1-izon, s'étageaieiit les hauteurs sombres du Liban, et les forêts mystérieuses Ton racontait qu'Adonis était mort formaient un décor austère et religieux à la ville sacrée. Avec les navires phéniciens, les Adonies passèrent la mer, envahirent les îles, et bientôt, dans tout le bassin méditerranéen, à des époques fixes, une même fête se célébrait dans le deuil et dans la joie. Dans TAssyrie, dans TAsie-Mineure, dans la Judée, dans FEgypte, à Cypre, dans les îles grecques, et jusque sur les côtes occiden- tales de la mer, un même enthousiasme, un même délire soulevait les foules. Ce fut vraiment la conquête pacifique du monde. De port en port, le long de la côte méridio- nale de l'Asie-Mineure, puis d'ile en île, à travers l'Archi- pel, les chants de deuil traînaient leurs rythmes doulou- reux et voluptueux. Certaines villes étaient célèbres par la magnificence de leurs Adônies ou par certaines particu- larités du culte. A Antioche, sur TOronte, ces fêtes avaient un éclat spécial : c'est dans c'ette ville que Julien, arrivant pour y préparer son expédition contre les Perses, fut salué par les lamentations de toutes les femmes qui célébraient bruyamment la mort d'Adonis. A Elymaïs, on nourrissait des lions dans un temple célèbre d'Adonis \ et cet usage n'est peut-être pas sans rapport avec l'espèce de fusion qui s'était opérée, précisément dans la région d'Elymaïs, entre le culte d'Adonis et d'Aphrodite et celui d'Atys et de Cybèle, à laquelle, comme l'on sait, les lions étaient tra- ditionnellement consacrés. A Sestos, en Thrace. il sem- blerait, à en croire Musée, que les Adônies eussent été parmi les plus brillantes du monde grec. L'auteur de

1 vElian., Hist. uniinaliuin, XII, 33.

i 10 LKS FÈTKS DVDÔNIS-THAMMUL/

Héro et Léaiidre affirme qu'on y venait de Cypre, de (^ythère, de Phrygie, et même du Liban : « Bientôt revint le jour solennel oii dans Sestos on célèbre Adonis et Aphrodite. De toutes parts se rendirent à cette fête sacrée les peuples qui habitaient les îles que la mer couronne ; ils arrivaient, les uns d'Emonie, les autres des rivages de Cypre. Aucune femme ne demeura dans les villes de Cythère : ceux qui dansent au sommet du Liban parfumé, les habitants de Phrygie, ceux d'Abydos, ville voisine, tous vinrent à la fête \ » Il faut certainement faire ici la part de l'exagération et de l'emphase poétiques; mais il n'en reste pas moins ce témoignage formel que, même dans les villes de la Thrace, les Adonies avaient un éclat assez grand pour attirer un nombreux concours de peuples. A Jérusalem, Salomon avait introduit le culte d'Astarté et des divers dieux phéniciens, les femmes passaient les nuits, selon le rite, à pleurer sur Thammouz le long de la muraille du temple ^ Faut-il rappeler encore les Adônies de Cypre, alors que cette île tout entière semblait un vaste sanctuaire du dieu de Byblos, celles d'Alexandrie, si étroitement liées à celles de Phénicie, comme le culte d'Osiris s'était lié à celui d'Adonis, celles enfin des côtes grecques, celles d'Athènes? En réalité, pendant plusieurs siècles, il n'était pas une ville de quelque importance qui n'eût reçu, soit dans sa tradition primitive, soit mêlé à des éléments étran- gers, le culte d'Adonis, et, par suite, la coutume de ses fêtes. Par la signification même de son symbole, à la fois large et puissante, le culie d'Adonis ne heurtait aucun des usages religieux des peuples voisins et se prêtait, au

1. Musée, Hèio et Léandi-e, v. 42-50.

2. Ézéchiel, vni, 14.

Le rôle HJSTOIUQLE DES ADOMES 1 il

contraire^ aux adaptions les plus diverses. C'était en quelque sorte le point moral pouvaient se rencontrer et se mêler des courants d'idées, de civilisations et de races, à un moment les événements historiques précipitaient la décomposition de l'ancien monde en le morcelant et le reformant. A ce moment, l'Orient tout entier connaissait Adonis : « Dans un grand nombre de villes, dit Julius Firmicus, s'est prolongée jusqu'à nos jours la coutume déplorable de pleurer Adonis, considéré comme 1 époux de Vénus \ » Les villes de l'Hellespont, du Péloponèse, de la Grèce Continentale, des îles, suivaient les mêmes usages et célébraient la même fête.

Mais, dans ce culte universel, trois villes surtout, par leur situation géographique et leur importance historique, religieuse et politique, semblent marquer les trois grands foyers des fêtes d'Adonis : Byblos, Athènes, Alexandrie. Dès l'origine des siècles, Byblos est la ville sacrée d'Ado- nis : la légende du dieu et l'histoire de la ville se confon- dent; et, même à travers les premiers siècles chrétiens, Byblos demeure le centre de ce culte, le lieu marqué du souvenir et de l'esprit du dieu, à ce point que les nou- velles doctrines philosophiques ou religieuses, l'évhémé- risme ou le christianisme, ne pourront qu'après de longs siècles en effacer les traces. C'est donc là, plus qu'en tout autre lieu, une tradition mémorable et respectée : le fleuve Adonis, le temple, les monts du Liban concouraient à donner aux fêtes de Byblos une réalité mythicjue j)lus précise et plus vivante. Au temps le culte d'Adonis, après s'être installé dans les Iles de l'Archipel et sur les

1. Julius Firmicus, De crrure profan. rcliij., cité par Movers, Die l'hôni^iof, tome I", chap. vu.

112 LKS FÊTES u'aDÙNIS-THAMMOUZ

côtes ioniennes, pénètre dans la Grèce proprement dite et s'établit, avec tout son cortège oriental, au cœur môme de l'Attique, Athènes le reçoit et le célèbre à son tour. Sans doute, la célébration de ces fêtes fut laissée, à Athènes, aux femmes, et plus spécialement aux courtisanes et aux prêtresses d'Aphrodite, et les Adônies n'y ont jamais pris le caractère d'ime fête nationale; mais le seul fait de l'introduction et du maintien des Adônies parmi le peuple grec, si glorieux de ses propres cultes et si inditférent aux cultes étrangers, du moins à l'épocpie sa mythologie est définitivement fixée, montre la puissance d'extension et la marche irrésistible des fêtes du Thammouz phénicien. Enfin, au moment la civilisation grecque abandonne une terre et un peuple qui semblent épuisés de trop d'efforts et de trop de gloire, émigré dans les îles, et, déplaçant son centre même, l'établit au delà de la mer, à Alexandrie, c'est dans cette ville que nous retrouvons encore les fêtes adôniques, aussi vivantes et plus éclatantes que jamais.

Ainsi, dans la Grèce, dans la Phénicie et dans l'Egypte, le culte et les fêtes d'Adonis, sous des formes variables, mais pénétrées d'une idée religieuse toujours idenlicpie, se sont enracinés dans la foi et dans la tradition populaires. A Athènes et à Alexandrie, comme à Byblos, les Adônies sont devenues un usage fidèlement suivi, une fête célébrée en grande pompe, une sorte de coutume nationale. Ces trois villes, centres de trois civilisations différentes, s'unis- sant pour la célébration d'une môme fête et l'adoration d'une même divinité, tout en donnant chacune au culte et aux cérémonies l'empreinte de son propre génie, niôleni ainsi trois vies différentes, trois caractères ethniques

LE RÔLE HISTORIQUE DES ÂDÔ>'IES J 13

presque opposés, dans une idée commune et dans un mythe fondamental. C'est un spectacle étrange et à peu près unique dans l'antiquité que celui de ces trois civilisa- tions si diverses dans leurs origines, dans leurs marches et dans leurs conceptions de la vie, venant ainsi se rejoindre et s'unir dans une forme religieuse. En réalité, c'est un des effets les plus remarquables de ce syncrétisme qui a envahi le monde ancien, au moment les races sémi- tiques et aryennes, les nations de l'Europe et de l'Asie Occidentale, mises en contact permanent par le commerce ou par les guerres, ont échangé leurs dieux en même temps que leurs richesses et leurs sciences. Une sorte de confusion s'établit alors entre les mythes et les légendes religieuses des divers peuples, et chacun d'eux croit retrou- ver ses propres divinités dans les divinités analogues des peuples voisins. Les mythologies se pénètrent l'une l'autre, des éléments étrangers modifient les récits primitifs, et de ces multiples combinaisons syncrétiques sortent des dieux, non pas nouveaux en eux-mêmes, mais rajeunis par des formes et des caractères nouveaux et pour ainsi dire cosmopolites, ce qui leur permettra de voyager de nation en nation, sans qu'aucune d'elles puisse les renier tout à fait. C'est ce phénomène qui, en se produisant pour le mvthe d'Adonis, a facilité la propagation de son culte et de ses fêtes jusqu'aux extrémités du bassin méditerranéen. Et cette sorte de combinaison syncrétique, imprimant au culte d'Adonis le caractère universel et commun des grandes théogonies primitives, n'est ni artificielle ni momentanée ; elle ne consiste pas dans une apparence plus ou moins réelle, dans une juxtaposition, sans raison et sans logi({ue, d'éléments divers; elle est au contraire

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Il4 LES FÊTES d\vI>ÔNIS-THAMMOL/

profonde, essentielle, venue de Tâme même du m^'^the. Les croyances telluriques des populations agricoles, les mythes solaires, les souvenirs et les récits légendaires des civilisations antérieures et des premiers efforts humains se fondent ici dans un dogme unique, réalisé lui- même sous une forme expressive et large; et ainsi cons- titué, ce dogme, par la force même de toutes les tendances religieuses qui ont concouru à le former, acquiert une puissance et une influence souveraines sur les peuples, qui peuvent tous y retrouver quelque trace de leur propre génie national. Chez la plupart d'entre eux, cette influence se révèle dans toutes les formes de leur dévelop- pement : dans leur philosophie, dans leur histoire sociale, dans leurs usages et dans leurs mœurs. Et, comme le mythe d'Adonis est essentiellement solaire, c'est dans le calendrier de ces peuples qu'on en trouve les vestiges les plus précis. Le calendrier syro-phénicien et le calendrier hébreu portent un mois du nom de Thammoiiz^ qui corres- pond à juillet^ et qui formait le quatrième mois de Tannée syro-chaldéenne, commençant elle-même à Féquinoxe du printemps, et le dixième mois de l'année syro-macédo- nienne, dont Tisri (octobre) était le premier. A Paphos,en Cypre, un mois était appelé Aôos^ un des noms d'Adonis. A Séleucie, le mois Adoiilsios tombait à l'automne et correspondait à août et septembre.

Toutefois, malgré ce mois consacré à Adonis, il est difficile de déterminer d'une façon exacte l'époque des Adônies. La question est très controversée, et les docu- ments historiques qui pourraient la résoudre présentent des affirmations et des témoio-na2:es contradictoires. A Byblos, la fête devait commencer avec la saison des pluies,

LE HÔLt; HISTOIUQLE DES AUÔMES 115

qui détrempaient la terre rougeàtre des rives du fleuve Adonis et semblaient ainsi Tensanglanter, c'est-à-dire vers la fin d'octobre ou le commencement de novembre. Pourtant le voyageur Maiindrell fut témoin du phénomène le 17 mars', et Renan au commencement de février*. A Cypre et dans un grand noml^re de villes, la fête de deuil commençait à l'équinoxe d'automne 23 septembre et la fête de la résurrection huit jours après l*"" octobre. Or, dans le calendrier syro-macédonien, le 1^"" octobre étant le premier jour de l'année, les Adônies étaient célé- brées durant les huit derniers jours de l'année, et cette date serait confirmée par les témoignages d'Ammien- Marcellin', déclarant que les Adônies se célébraient à Antioche après l'entier accomplissement de l'année, et de Théocrite, qui met dans la bouche d'une aède ces paroles significatives : « Après le douzième mois, les Heures aux pieds délicats ont ramené Adonis des bords de l'Akhé- rôn*. )) C'est encore à l'appui de cette même opinion que vient s'ajouter un autre texte d'Ammien-Marcellin, qui nous rapporte que l'empereur Julien arrivant à An- tioche à l'automne, pour y passer l'hiver et préparer son expédition contre les Perses, entendit à son entrée dans la ville les lamentations des Adônies'. De son côté, l'au- teur du De Dea Syria affirme que les grandes fêtes syriennes et il s'agit évidemment des Adônies

1. Maundrell, Fo//o^(', p. 57-58. '

2. Mission de Phcnicir, p. 283.

3. « Evenerat autem iisdem diebus annuo ciirsu complcto Adoiiia ritu veteri celebrari. . . » f^Ammien-Marcellin, Hist., XXII, 9.)

4. Théoci'ite. Ich/lles, XV, v. 102-10.3.

5. Aimui(Mi-Marcellin, Histoii-rs, XXII, 9.

116 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

avaient lieu au commencement du printemps: « Mais de toutes les fêtes que j'ai vues, dit-il, la plus solennelle est celle qu'ils célèbrent au commencement du printemps. Les uns rappellent le bûcher, et les autres la lampe '. » Une troisième opinion, basée sur de nombreux témoi- gnages, place Tépoque des Adônies au solstice d'été. Maimonide' affirme qu'elles se célébraient le premier jour du mois de Thammouz. Le mois de Thammouz, com- paré au calendrier grégorien, commençait le 25 juin et se terminait le 24 juillet, ce qui place alors la date des Adô- nies au commencement de l'été. Saint Jérôme est égale- ment fort affirmatif : «Au mois de juin, on célèbre la mort du beau jeune homme, amant de Vénus, qui, dit-on, ressuscita ensuite ; on donne son nom à ce mois de juin, et on y célèbre pour lui une fête anniversaire'. » Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que les Sabéens, d'après le Fihrist el-Ulihn, célébraient, dans le courant du mois de Thammouz, une fête nommée El-Buqàt, au cours de laquelle les femmes pleuraient sur la mort du dieu Tâ-Uz\

C'est, en tous cas, en été que les Adônies avaient lieu en Grèce, et en particulier à Athènes, car il ne paraît pas possible de justifier l'opinion de Corsini^, qui estime que les Adônies d'Athènes étaient célébrées au début du printemps, concordant ainsi avec l'époque que l'auteur du

1 . De Dea Syria, 49.

2. Maimonide, III, 20.

3. Saint Jérôme, Commentaire sur Ezèchiel, livre III (Ezéchiel, VIII, 14).

4. Chwolsohn, Die Ssahicr und dcr Ssabismus, tome II, p. 27.

5. Fasti Attici, tome II, p, 298-299.

LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔNIES 117

De Dea Syrla iixe aux ièLes syiieiiiies. 11 siiKil, en effet, de juxtaposer et de confronter deux textes, également précis, de Thucydide et de Plutarque, pour s'en con- vaincre. Thucydide^ rapporte qu'Alcibiade partit en été pour son expédition de Sicile ; Plutarque^ raconte que ce départ s'effectua au milieu des lamentations et des sanglots des femmes, qui célébraient les fêtes d'Adonis. Platon^ et Théophraste* rapportent aussi que c'était dans cette saison de l'été qu'on semailles «jardins d'Adonis' ». Comment concilier tant d'opinions différentes? Faut-il en conclure que les Adônies ne se célébraient pas à la même époque chez tous les peuples, ou faut-il admettre qu'il y avait chaque année plusieurs célébrations des fêtes d'Adonis ? C'est à cette seconde explication que s'est arrêté Movers, qui pense qu'une double conception d'Adonis avait créer deux fêtes distinctes : l'une ayant lieu au printemps, en l'honneur du dieu jeune et beau qui va périr dans l'été trop brûlant, l'autre à l'automne, en l'honneur du dieu des fruits, victime de l'hiver. « Plu- sieurs raisons, dit-il, font croire à l'existence de deux et même de trois fêtes différentes d'Adonis : la première vers la fin du printemps, la deuxième à l'automne, et la troisième du moins à une époque postérieure à la fin de l'année. Si l'on ne croit pas avec raison du reste que les fêtes de divers dieux syriens ou phéniciens soient ici confondues, on trouve donc plusieurs manières

1. Thucydide, Histoires, VI, 30.

2. Plutarque, Nicias, xiii; Alcibiade, xviii.

3. Platon, Phèdre, Lxi.

4. Théophraste, Hist. Plant., 11b. VI, cap. vu.

5. Sur les Jardins d'Adonis, voir : Hesj^chius, 'ASmviSoç -/.r^Tioi. ; Meur- sius, Grœcia ferata lib. I, tome III; Platon, Phèdre, lxi..

118 LES FÊTES d'aDONIS-THAMMOUZ

de comprendre Adonis : 1" c'est un dieu du printemps (pii succombe sous la chaleur ardente de Tété oriental et le perfide simoun ; 2" c'est un dieu de l'automne, dont l'activité cesse au début de l'hiver; c'est un dieu de l'année qui meurt à la fin de chaque année pour renaître au commencement de l'année nouvelle. Cette dernière conception d'Adonis, considéré comme dieu de l'année, ou plutôt comme le soleil de l'année, conception qu'ex- prime nettement Théocrite: « Après le douzième mois, les Heures aux pieds délicats te ramènent Adonis, des bords de l'intarissable Akhérôn\ » ressort surtout de l'obser- vation suivante : les Adônies syriennes étaient célébrées à Antioche, d'après Ammien-Marcellin, vers la fin de l'année, aniiiio cursu compléta, et, comme nous l'avons déjà dit, vers la fin de l'année orientale, c'est-à-dire vers l'équinoxe d'automne, ce qui nous ramène au mythe qui place Adonis pendant la moitié de l'année de l'équinoxe du printemps à celui d'automne chez Aphrodite, et pendant la seconde moitié de l'équinoxe d'automne à celui du printemps chez Perséphone^ Comme Adonis mourait le 23 septembre et était pleuré pendant sept jours, le huitième jour, c'est-à-dire celui de sa résurrection, tombait précisément le premier Tisri ou octobre, premier jour de la nouvelle année syrienne, qui était célébré partout par des cris de joie. On est donc autorisé à croire que cette résurrection d'Adonis le premier jour de l'année représentait le rajeunissement du soleil après le cours d'un an. C'était donc tout simple-

1. Théocrite, IdijUcs, XV, v. 103.

2, Macrobe, Saturnalia, I, 21; Cyrill. Alexandr., tome II, p. 275.

LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔNIES 119

ment une fête de l'année, qui commençait avec le deuil à la fin de Tan et se terminait dans l'allégresse au début de l'année nouvelle, l'idée de la mort et de la résurrec- tion du dieu du soleil donnait lieu au deuil et à la joie ^ » Movers a condensé avec beaucoup de précision et de logique les témoignages et les preuves morales que Ton peut alléguer pour démontrer soit l'existence d'une fête d'Adonis au printemps, soit celle d'une autre fête à l'au- tomne. Faut-il en conclure, comme il le fait lui-même, qu'Adonis était célébré deux fois, à deux époques distinctes de l'année, en deux fêtes de cérémonies et de conceptions différentes ? Nous ne le pensons pas.

En réalité, si l'on examine avec quelque attention la signification symbolique du mythe d'Adonis, on en vient vite à se convaincre qu'elle peut évoquer soit l'idée de la mort du printemps sous les ardeurs brûlantes de l'été, soit celle de la mort de l'été et des fruits de la terre dans l'âpreté de l'hiver. Quant au sens purement calendaire, auquel Movers semble donner tant d'importance, il semble |)liis juste de penser qu'il a été juxtaposé, à une époque pos- térieure, à l'une des deux idées précédentes. Il est hors de doute, si l'on prend pour témoignages les fêtes d'Athènes et les textes de Platon, de Théophraste, de saint Jérôme et de tant d'autres, qu'une partie du monde ancien a considéré Adonis comme la personnification même du printemps. Jeune et beau, présidant à l'éclosion des semences, à l'épanouissement de la vie, victorieux des ombres qui le retenaient dans les domaines souterrains, Adonis représente bien le printemps sous sa forme la

1. Movers, Die Phônùicr, tome I", ehap. vu.

120 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

plus expressive el la plus gracieuse. « Adonis, dit Gui- gniaut, était par-dessus tout, en Orient comme en Occident, le dieu jeune et beau du printemps, le dieu moissonné dans sa fleur ; il dut être, en Phénicie ou à Babylone, l'un des membres d'une triade divine, composée avec lui du dieu viril de l'été, fort et ter- rible, funeste ou favorable tour à tour, répondant à la fois à Mars, à Hercule, à Apollon, et du dieu vieilli, du dieu caché de l'hiver, Cronos ou Saturne, se reti- rant en lui-même et recueillant ses forces épuisées pour des générations nouvelles. Ce furent là, selon toute apparence, trois formes différentes et corrélatives du même grand dieu solaire et planétaire, de Baal ou Bélus, formes représentant les trois grands pouvoirs de la nature et les trois saisons de l'année, formes impli- quées par le mythe même d'Adonis tel que le racontait Panyasis. C'est en même temps ce qui explique qu'Ado- nis, incarnation de la divinité révélée non seulement sous des formes mais à des degrés divers, ait pu être regardé tour à tour comme le dieu du printemps, le dieu de l'agriculture et le dieu suprême, comme le soleil dans son influence bienfaisante sur la terre et sur ses produc- tions, ou comme le principe même de la lumière et de la vie\ » Personnification du printemps. Adonis s'efface dans les tempêtes brûlantes de l'été. De même que le fenouil, l'orge et la laitue semés dans les pots d'argile de ses jardins, le jeune dieu mourait sous l'action dévorante d'un soleil trop ardent!

1. Creuzer-Guigniaut, Religions de l'Antiquité, note de Guigniaut, dans le tome II, p. 922,

LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔNIES 121

D'autre part, les diverses circonstances des fêtes de Byblos et d'Antioche, les textes très précis d'Ammien- Marcellin, de Théocriteetde Macrobenous présentent une tout autre idée dWdônis. Personnifiant la force fécondante et active du soleil, il est le dieu protecteur des moissons et des fruits de la terre, il répand sur toutes choses la chaleur et la vie solaires. C'est donc Fhiver, qui sera, pour ainsi dire, son meurtrier, c'est sous la brume et le froid de la nouvelle saison qu'il succombera. Cette image

LA MORT d'adonis (Montfaucon)

concorde d'ailleurs avec l'idée que les anciens attachaient au sanglier, qui pour eux symbolisait la force mauvaise et destructive de l'hiver : en racontant qu'Adonis avait péri sous la dent d'un sanglier, c'était cette conception de l'été succombant à l'approche de l'hiver, qui se présentait naturellement à l'esprit des foules'.

C'est pour concilier ces deux conceptions que Movers a supposé l'existence d'une double fête d'Adonis, célébrée

1. Macrobe, Satumalia, I, 21.

122 LKS FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

à la fin du printemps et à Tautomne. L'hypothèse est ingé- nieuse et n'a rien (rinvraisemblable. Elle expliquerait môme avec raison la plupart des contradictions des écrivains anciens à ce sujet. Mais il faut remarquer qu'aucun des nombreux textes que nous possédons, à quelque époque de l'année qu'ils placent les Adô- nies, ne fait une allusion, si discrète soit-elle, à une double fête d'Adonis. Tous s'accordent au contraire pour désigner sous ce nom une fête unique, et d'autant plus solennelle qu'elle ne se célébrait qu'une fois chaque année. D'autre part, si l'on admettait l'explication de Movers, il serait bien surprenant que l'usage ne se fût pas répandu et cela dès la plus haute antiquité de distinguer les deux fêtes l'une de l'autre, et de désigner, sous des dénominations spéciales, les Adônies du prin- temps et celles de l'automne. Mais tous les auteurs anciens, même les plus explicites, restent muets sur cette question, et aucun d'eux, pas plus d'ailleurs que les considérations tirées des usages populaires ou de l'étude du mythe lui- même, ne nous permet d'adopter la conclusion de Movers. Si un historien aussi amoureux de logique et de préci- sion que ]Movers a pu en arriver à une hypothèse pure- ment gratuite, c'est qu'il semble bien en effet que celte question exige, pour être résolue d'ime façon satisfai- sante, des documents historiques que nous ne possédons pas. On pourra discuter indéfiniment et opposer les uns aux autres des textes également catégoriques, on n'arri- vera en somme qu'à édifier des hypothèses plus ou moins plausibles, parmi lesquelles celle de Movers demeurera encore la plus raisonnable et la plus vraisemblable . A défaut d'indications plus claires, il faut donc s'en tenir aux

LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔ^'IES 123

renseignements que nous fournissent les anciens, et sans y voir plus qu'il ne s'y trouve, déterminer d'après eux, non pas l'époque des Adônies en général, mais les dates diverses auxquelles elles se célébraient, suivant le lieu et le temps. La seule conclusion logique et à peu près cer- taine que l'on puisse en effet tirer des textes anciens, c'est que les fêtes d'Adonis ne se célébraient pas à la même époque dans toutes les villes. Acceptons donc la date de l'automne pour les Adônies de Byblos, d'An- tioche, d'Alexandrie, etc., puisque des témoignages formels nous la proposent, et d'autre part acceptons de même la date de Tété pour les Adônies d'Athènes et des pays grecs. Bien que ses fêtes eussent conservé l'idée essentielle du mythe adônique, il est en effet fort pro- bable qu'en s'adaptant aux mœurs et aux religions des peuples étrangers, en entrant dans des mythologies bien différentes de sa mythologie originelle, le dieu de Byblos modifiait quelques-uns de ses caractères mythiques et se prêtait, par sa nature même, à des conceptions nombreuses et variables. Considéré sans doute à l'origine comme le Baal solaire et suprême, d'où découlent toute force, toute vie et toute volonté créatrice, il a fort bien pu, en péné- trant en Grèce, abandonner quelques-uns de ses traits qui ne convenaient pas à la mythologie hellénique, et devenir ainsi, par une transformation peu profonde et toute naturelle, le dieu gracieux et léger du printemps. De une chronologie différente pour ses fêtes, une date nou- velle en conformité avec le symbole nouveau. Les Athé- niens auraient ainsi pris l'habitude de célébrer la mort d'Adonis vers le commencement de l'été, et au moment l'influence grecque envahit les îles et les rivages de

124 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

l'Asie, cet usage aurait peu à peu pénétré dans plusieurs villes orientales. Telle est, semble-t-il, la seule solution possible de cette ténébreuse question. D'ailleurs, s'il y a certainement eu, dans la célébration des fêtes d'Adonis, des variations de dates, déterminées par des circonstances spéciales, il est de même certain que ces variations n'ont en rien altéré l'idée maîtresse du culte, et que, fêté à l'automne ou au printemps, Adonis garde, aux yeux des divers peuples, le môme symbole solaire, tellurique et zodiacal qu'il présente dès l'origine.

11 ne faut en effet jamais oublier, dans l'étude du culte d'Adonis, que son extension continue le destinait fatale- ment à des modifications incessantes, à des transformations, peu importantes sans doute, mais par cela même d'autant plus nombreuses et plus fréquentes. Car ce n'est pas seulement dans l'époque des fêtes, mais aussi dans leur durée que nous trouvons des usages différents. Bien que ce point semble plus clair et moins complexe que le pré- cédent, il faut admettre, aussi, une certaine prédo- minance des coutumes locales et une adaptation étroite de ces coutumes au thème religieux d'Adonis. Un ancien usage de l'Orient, communément adopté dans la Judée, dans l'Egypte, dans la Syro-Phénicie, en Cypre et dans les îles phéniciennes, fixait à sept jours le temps pendant lequel on pleurait les morts \ On pleurait donc Adonis pendant ce même temps, car on s'appliquait à rendre au dieu les mêmes honneurs funéraires qu'aux mortels illustres. Ce temps de deuil était encore déterminé à Byblos par une autre raison. Le deuil y commençait le

1. Gen., L, 10; Sam., xxxi, 13 ; Judith, xvi, 29. Heliodor. yËthiop., VII, 11. De Dea St/ria, 52-53. Ammien-Mareellin, XX, 1.

LE RÔLE HISTORIQUE DES ADÔMES 125

jour oii les femmes crAlexandrie jetaient dans la mer une tète de papyrus, qui , naviguant pendant sept jours, et sui- vant la route parcourue par le coffre antique d'Osiris, venait fidèlement aborder sur la côte de Byblos, C'est ce que nous rapporte Tauteur du De Dea Syria : « Tous les ans, dit-il, il vient d'Egypte à Byblos une tête qui nage sur les flots pendant sept jours ; les vents la poussent par une puissance mystérieuse ; elle n'est jamais emportée d'un autre côté, et elle ne manque jamais d'arriver à Byblos. C'est une vraie merveille, qui arrive chaque année, et dont je fus témoin lors de mon séjour à Byblos, j'ai vu cette tète faite de papyrus'. » Dans d'autres auteurs-, au lieu d'une « tète de papyrus », X£(paX7] jSuêXtVT), il est question d'un vase de terre dans lequel étaient enfermées des lettres « écrites sur du papyrus », èv:i(jTokàç jSuêXîvaç, et annonçant qu'Adonis était retrouvé. Cette tête ou ce vase, recueilli à Byblos par les fidèles, devenait dès lors le symbole du dieu ressuscité : le deuil se terminait pour faire place à la joie de la résurrection. Ce deuil de sept jours est d'autre part assez en conformité avec le caractère solennel et excessif des fêtes orientales et par- ticulièrement des Adônies. Mais on peut penser que lorsque le fanatisme ardent des antiques fêtes du Tham- mouz se fut affaibli, lorsque ces cérémonies religieuses n'apparurent plus que comme une sorte de manifestation extérieure et de parade symbolique, la longueur de ce deuil s'abrégea, même à Byblos. A Athènes et à Alexan- drie, la double fête de la douleur et de la joie se célébrait

1. De Dea Syria, 7.

2. Cyrill. Alexandrin., Coimneiu. in Isaiain ; Procope de Gaza, Ad Isd.iaiii, cap. ii.

i26 LES FÊTES D AUÔMS-THAMMOL/

en deux jours. Dans la plupart des villes de TOrient, les Adônies, d'après les premières coutumes, se célébrèrent longtemps encore pendant huit jours, durant lesquels les plantes des jardins d'Adonis, par leur germination, leur épanouissement et leur mort, constituaient le symbole entier de la vie brève du dieu. Antioche, Elymaïs, Perge, les villes de la Pamphylie, de Rhodes, de Gypre et de Crète semblent avoir, sur ce point, suivi les usages syro- phéniciens. Les Adônies, toujours considérées, dans la Grèce proprement dite, comme des fêtes étrangères et réservées seulement aux femmes, et plus spécialement aux courtisanes et aux prêtresses d'Aphrodite, avaient gardé en Asie leur caractère de fête suprême et solennelle. Là, pendant sept jours, à Jérusalem comme à Byblos, dans les vallées de l'Oronte et du Jourdain, et le long des rivages de la mer, les femmes pleurent le dieu bien-aimé,et, comme Isis, l'épouse éplorée, elles cherchent son cadavre pour l'entourer de leur amour et le ramener à la vie.

Et si l'on songe à l'immense concours de peuples qui affluaient à Byblos, à Antioche, à Alexandrie, pour la célé- bration des Adônies, si l'on considère surtout quel caractère ardent et fanatique leur avait donné l'exaltation sans mesure de ces foules qui retrouvaient dans leur dieu mort et ressuscité toute leur histoire et tout le cycle mythique dont les figures merveilleuses peuplaient leurs imaginations d'enfants, si l'on imagine toutes ces foules pleurant et se lamentant dans les rues, et mêlant aux bruits de la mer le retentissement de leurs sanglots, on comprendra quelle grandeur tragique enveloppait ces fêtes, quelle impression aiguë et poignante devait s'en dérraçrer, et on trouvera moins invraisemblables les pra-

LK RÔLE HISTORIQUE DES AUÔMES 127

tiques sanglantes et les voluptés sans limites qui y régnaient. Et quand, au premier jour de l'année l^"^ tisri ou octobre, qui marquait la fin du deuil, cette douleur se changeait en une réjouissance universelle, la même violence qui s'était manifestée dans le deuil se manifestait dans la joie, et par s'accentuaient plus pro- fondément encore le contraste des deux parties de la fête et le symbole du mythe lui-même. C'est que se con- dense non seulement le caractère spécial d'un peuple, mais aussi le caractère plus général de tout l'Orient antique. Cette ivresse extérieure, tumultueuse, exaltée, qui déborde en des manifestations sans fin, enferme toute l'âme orientale, à la fois profonde et ingénue, voluptueuse el mystique. Le dieu Adonis, mort, comme Melkarth, dans ime sorte de sacrifice de lui-même, abandonnant la vie et la joie pour en enfermer c symbole et la promesse, en même temps que lui-même, ('ans le cœur et l'esprit des hommes, puis ressuscitant des ombres de la mort et rap- portant une nouvelle vision de beauté et de fécondité, est assurément la personnification divine la plus réelle, la plus vivante, des aspirations et des rêves dés peuples de la Méditerranée orientale et des plaines de l'Asie Moyenne. Ce qu'il représente, dans les variations de sa destinée et les alternatives de sa gloire, c'est la palpitation même de ce monde antique, qui se trouve ici comme incorporé à son dieu, et c'est pour cela que, vivant de sa vie et mourant de sa mort, ce monde tout entier manifeste, avec tant de force, sa douleur et sa joie, dans les fêtes écla- tantes, où se renouvelle, chaque année, le symbole mystique, la mort et la résurrection d'Adonis.

CHAPITRE 11

LA CÉLÉBRATION DES ADONIES

« L'originalité de la religion phénicienne est surtout dans le caractère violent et passionné de ses rites et dans les contrastes qu'ils présentent, A des scènes de luxure comme celles qui se répétaient sans cesse dans les parvis du temple d'Astarté succédaient, à bref délai, les funèbres accès d'une dévotion barbare et les immolations meur- trières qu'ils provoquaient. Pour ne pas parler de ce que nous trouverons en Grèce, comme les âmes sont ici moins douces et les sentiments moins tempérés qu'ils ne l'étaient en Egypte! C'est que les Phéniciens étaient sur- tout des commerçants et des marins; il n'y avait point de place dans leur vie pour cette culture littéraire et philo- sophique ni pour ces jouissances de l'art qui élèvent l'esprit, qui attendrissent et qui modèrent les cœurs. Ces âmes, toujours tendues par l'âpre désir et par l'inquiète espérance du gain, avaient de brusques détentes: à peine échappées au péril de la mer, elles se jetaient dans le plaisir avec emportement; puis, assouvies et reposées, elles se redonnaient tout entières au souci des affaires '! >i Les fêtes religieuses de Phénicie, qui marquaient une trêve de quelques heures au négoce d'une ville ou d'un peuple, prenaient en effet, par cela même, un caractère

1. l'eiTot et Chipiez, Histoire de l'Art dans [' antiquité, tome III, p. 75-76,

La célébration des adônies 129

d'autant plus violent et plus excessif. Délivrés des soucis de leur besogne journalière, ces marchands se précipi- taient dans les fêtes avec une sorte de fureur fanatique, et leurs manifestations religieuses en revêtaient une nature et un éclat spéciaux. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier si l'on veut se faire une idée exacte des fêtes phéniciennes d'Adonis. Les textes sont unanimes à nous représenter celles de Byblos comme des cérémonies d'une magnifi- cence et d'une solennité incomparables. Tout nous porte à croire en effet que, dans ce centre même du culte adô- nique, les fêtes du dieu étaient célébrées avec une pompe sans égale et un déploiement tout oriental de manifesta- tions diverses et bruyantes, (^uand le fleuve Adonis se teignait du sang du dieu mort, les femmes de Byblos se racontaient entre elles que le chasseur divin venait d'être frappé par le sanglier, et dans toute la ville le deuil com- mençait. C'était la période des lamentations, des plaintes, des sanglots et des cérémonies funèbres. Les femmes parcouraient les rues en se frappant la poitrine; elles cherchaient Adonis et l'appelaient. Elles se lamentaient sur lui et criaient : « Hélas! mon seigneur; hélas! ma sei- gneurie, » pleurant à la tois le dieu et la déesse, xoûp'/j xaL y.ôpoç, enfermés dans le même symbole. Pendant les sept jours que durait ce deuil tumultueux, une sorte de frénésie les agitait, et elles épuisaient toutes les formes de la douleur. Les cheveux épars, les robes flottantes et sans ceinture, elles sanglotaient, pendant les nuits entières, sur le seuil de leurs portes ou le long des murailles des temples ' . Pour accentuer davantage la signification de ce

1. Cf. Ezéchiel, vui. 14.

130 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

deuil où, en pleurant Adonis, on pleurait la mort de toute force et de toute fécondité, les rapports conjugaux eux- mêmes étaient interrompus, comme en témoigne ce texte, cité par Movers : « Cumque suos célébrant ritus his esse diebus se caslos memorant. Pendant le cours des fêtes, ils ont soin de demeurer chastes. » C'était là, d'ailleurs, une coutume très répandue, La continence, l'abstinence et le jeune étaient observés, en de fréquentes occasions, comme un témoignage de deuil. Ainsi, chez les Sabéens, les femmes qui célébraient la fête du dieu Tâ-Uz et qui se lamentaient sur sa mort, ne se nourrissaient, pendant tout le cours des fêtes funèbres, que de fruits séchés, et devaient rigoureusement s'abstenir de farine moulue'. Ces sacrifices et ces privations se traduisaient^ dans les Adônies, par un usage très fidèlement observé : beaucoup de femmes, en signe de deuil, se rasaient la tète et fai- saient au dieu le sacrifice de leur chevelure. Celles qui ne consentaient pas à ce sacrifice étaient tenues de se prostituer, pendant toute une journée, aux étrangers venus à Byblos pour participer aux fêtes : « Les femmes qui ne veulent pas sacrifier leur chevelure, dit l'auteur du De Dea Syria, payent une amende qui consiste à prostituer leurs charmes pendant une journée. Les étrangers seuls, du reste, ont droit à leurs faveurs, et le prix du sacrifice est offert àVénus".» C'était là, d'ailleurs, une coutume en usage dans toute l'Asie Moyenne et répandue jusqu'en Cypre.

1. Chwolsohn, Die Ssabicr uiid der Ssabisimis, tome II, p. 27.

2. De Dea Sijria, Q. A ce sujet, cl'. Hérodote, Clio, cxix; Justin, livre XVIII, chap. v; Athénée, livre XII, § 11; Élien, Hlst. Dii\, livre IV, 1; Pomponius Mêla, liv. I, chap. vni; Valère-Maxime, II. V], 15.

LA CÉLÉBRATION DES ADÔNIES l31

Le deuil se continuait donc au milieu de ces pratiques diverses. Chaque jour, les prêtres conduisaient des danses funèbres au son de l'antique et grêle flûte phénicienne, nommée ytyypaç, d'un des noms d'Adonis. Dans ces céré- monies funéraires, l'exaltation des foules montait à un tel degré, revêtait un tel caractère de fanatisme ardent et sanglant, que de nombreux fidèles, enivrés par les par- fums, les chants et les musiques, et surtout par le contact même d'une frénésie semblable, se mutilaient et se châ- traient pour rappeler la mort tragique du dieu, mutilé et châtré lui-même par les défenses du sanglier. D'ailleurs, les prêtres de l'hermaphrodite Adonis, comme ceux du dieu analogue Atys, étaient châtrés, représentant ainsi, jusque dans leur chair torturée, le mystère de la passion douloureuse de leur divinité. C'étaient les Galles sacrés, parmi lesquels prenaient place ceux qui, au cours des fêtes, s'étaient infligé le même supplice ^ .

Pendant les premiers jours du deuil, on dressait, en divers endroits de la ville, et aux abords des temples, des catafal- ques funéraires sur lesquels était placée l'image d'Adonis mort. Autour de ces catafalques se déroulaient toutes les cérémonies en usage dans les funérailles : les chants, les plaintes, les présents funèbres. Le dernier jour du deuil, on envoyait à Adonis les offrandes que, selon la coutume orientale, on faisait aux morts : « Quand il y a assez de plaintes et de larmes, ils envoient des présents funèbres à Adonis, en sa qualité de mort '. » Puis venaient, en grande pompe, les funérailles mêmes du dieu. On emportait

1 . Voir, pour tout ce qui a rapport aux mutilations et aux Galles, le De Dea Syria, 27, 50-53.

2. Dr Dca S[/ria, 6.

132 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOU/

l'image d'Adonis, suivie d'un immense cortège de pleu- reuses, de prêtres et de fidèles, vers le lieu de sa sépul- ture. C'était, d'ordinaire, un caveau souterrain ou une sorte de grotte : on y déposait le dieu, au milieu des lamentations de la foule, et l'on en refermait l'entrée. Cette image du dieu, à laquelle on rendait les mêmes devoirs qu'à un cadavre, était le plus souvent une statue en bois, comme en témoigne ce passage d'Ammien- Marcellin : « Des cadavres simulés par des statues de bois, peintes avec soin, de sorte qu'elles ressemblaient à des corps ensevelis \.. » Sur cette statue, on avait marqué et on montrait aux assistants la blessure du dieu : « On montre aux assistants le meurtrier et la blessure ■'. » On représentait, près du cadavre, le sanglier meurtrier d'Adonis: «C'est Mars, en effet, qui, sous la figure et l'apparence d'un sanglier, a frappé le jeune dieu \ » Cette statue de bois était lavée et parfumée, comme un cadavre. On répandait sur elle des parfums et des aromates, on l'enveloppait de linges fins et de bande- lettes de laine.

En réalité, tous ces soins donnés à l'image d'Adonis n'avaient pas seulement pour but d'honorer le jeune dieu mort : il y avait aussi un souvenir des soins que la Baa- lath éplorée avait, disait la légende, prodigués à Adonis blessé. On ornait le cercueil d'Adonis d'anémones et de roses, parce que ces fleurs étaient mêlées au récit tragique de sa mort et qu'elles étaient, disait-on, nées de

1. Ammien-Marcellin, XIX, 1.

2. Julius Firmicus, De Errorc profan. rclig., p. 14.

3. Julius Firmicus, ibidem.

LA CÉLÉBRATION DES ADÔNIES 133

son sang\ D'ailleurs, jusque dans les moindres détails de ces cérémonies funèbres, on s'efForçait de rappeler, d'évoquer, avec la plus minutieuse précision, les diverses circonstances de la tradition mythologique. La chasse du dieu, sa blessure et sa mort, les soins et la douleur de la déesse, les mille épisodes qui se rattachaient à ces don- nées essentielles, tout se retrouvait dans les dispositions et la célébration des fêtes. C'est en mémoire de la Baa- lath douloureuse, analogue en cela à l'isis égyptienne et à la Cybèle phrygienne, que les femmes de Byblos, au début du deuil, cherchent Adonis et le demandent à tous les échos. Dès lors, le cercueil du dieu devient Timage du coffre dans lequel, racontait-on, la déesse l'avait enfermé, détail analogue encore à celui du coffre Typhon avait enfermé Osiris et quTsis avait retrouvé à Byblos ; de même, les lamentations des femmes, les soins qu'elles donnent au cadavre divin, la castration des prêtres, tout cela avait pour but de rappeler quelque point spécial de la concep- tion mythique ou du récit légendaire. Il est donc néces- saire de ne néglig-er aucun des détails extérieurs de ces fêtes, d'autant plus intéressants et plus importants qu'ils se retrouvent, facilement reconnaissables, dans les pra- tiques de TAsie-Mineure et de la Grèce,

Les bruyantes démonstrations par lesquelles se mani- festait le deuil n'ont rien qui doive étonner. C'était l'usage oriental de pleurer les morts avec toutes les marques exté- rieures d'une tumultueuse douleur. Dans les repas de deuil qui avaient lieu à cette occasion et qui se retrou-

1. Aî!J.a pôûov t;-/.tî'., -ri Sk Sâzp-ja -.vi àvîixojvav. « Le sang enfante la rose, les larmes enfantent l'anémone ». (Bien, Idylles, I, Épitaphe d'Adonis, v. 66.)

134 LES FÊTES d'aDÙNIS-THAMMOUZ

vaient aussi aux fêtes funéraires d'Adonis , les convives se répandaient en pleurs et en gémissements. On sait aussi quel rôle important jouaient les pleureuses des cor- tèges funèbres. Cet usage, généralisé dans tout l'Orient, se trouve déjà relaté dans les textes les plus anciens. Movers cite ce texte biblique, relatif précisément à une fête de Thammouz à Babylone : « Dans les maisons des dieux, les prêtres sont assis, les vêtements déchirés, les cheveux et la barbe coupés, la tête nue ; ils hurlent et crient devant leurs dieux comme on le fait à un repas de deuil \ » D'autre part, il est facile de concevoir que les usages qui, primitivement, étaient propres aux Adônies, se répandirent bientôt dans les fêtes quotidiennes en l'honneur des morts. On en était venu à célébrer, dans la plupart des funérailles, et plus spécialement dans les funérailles des jeunes hommes, dont la destinée pouvait rappeler celle d'Adonis, de véritables Adônies. Voici la description que donne Ammien-Marcellin d'une fête de ce genre célébrée en l'honneur d'un jeune homme : « Les hommes, groupés par tentes et par manipules, passèrent les sept jours suivants en banquets entremêlés de danses et d'hymnes lugubres en l'honneur du jeune héros. De leur côté, les femmes éclataient en gémissements et en sanglots, et se frappaient la poitrine en s'écriant que l'espoir de la patrie avait été tranché dans sa fleur, imitant, dans les démonstrations de leur douleur, les prêtresses de Vénus quand elles célèbrent les fêtes d'Adonis, sym- bole mystique de la reproduction des biens de la terre '. »

1. Cité par Movers, Die Phôniziei\ liv. I, chap. vu.

2. Ammien-Marcellin, Hist., XIX, 1.

LA CÉLÉBRATION BES ADÔNIES 135

Dans les cérémonies funéraires, on répétait la lamen- table plainte qui, à l'origine, ne pouvait s'adresser qu'à Adonis, l'appellation de « frère et sœur », de « dieu et déesse », qui ne convenait qu'au dieu androgyne, confondu avec sa Baalath : « Hélas! mon frère; hélas! ma sœur; hélas! mon seigneur; hélas! ma seigneurie! » criait-on dans les Adônies. C'est avec la même lamenta- tion que se célébraient les fêtes funèbres des Hébreux et des autres peuples de la Syro-Phénicie : « C'est pourquoi, dit Jérémie, voici ce que dit le Seigneur à Joachim, fils de Josias, roi de Juda : Ils ne le pleureront point, en disant : Ah! frère malheureux! Ah ! sœur malheureuse! Ils ne le plaindront point en criant : Ah! prince déplorable! Ah! grandeur bientôt finie^ ! »

Ainsi fêté par sept jours de lamentations et de deuil public, le dieu Adonis, descendu au tombeau, en sortait, le jour suivant, pour être l'objet d'une seconde fête, mais celle-ci toute de joie et de triomphe. Le matin du hui- tième jour, les femmes de Byblos se rendaient sur le port et venaient y recueillir la tête de papyrus jetée dans la mer à Alexandrie et qu'un courant avait poussée jusqu'à Byblos. C'était un souvenir fidèle de la légende d'Osiris dont le culte s'était rapidement mêlé à celui d'Adonis. Osiris, par la trahison de Typhon, avait été enfermé dans un coffre de bois; et ce coffre, jeté dans le Nil et entraîné jusqu'à la mer, avait, après une navigation de huit jours, abordé à Byblos, où, miraculeusement conservé dans le tronc même d'un tamaris, il avait été retrouvé par Isis ^

1. Jérémie, xxii, 18.

2. Voir Plutarque, De Iside et Oriside.

136 LES FÊTES d'aDÔînIS-THAMMOUZ

En mémoire de cet événement, les femmes d'Alexandrie jetaient à la mer une tête de papyrus, symbole du dieu, et cette tète venait aborder à Byblos, on la recueillait avec vénération et elle devenait Fimage du dieu retrouvé, de l'Adonis ressuscité \ Celte cérémonie, dans laquelle Adonis et Osiris avaient tous deux leur part d'hon- neurs, avait fait croire à une partie de la population de Byblos que leur Adonis n'était autre chose que FOsiris égyptien. C'est ce qu'explique l'auteur du De Dea Syria : « Quelques habitants de Byblos, dit-il, prétendent que FOsiris égyptien est enseveli chez eux, et que le deuil et les orgies ne se célèbrent point en l'honneur d'Adonis, mais que tout cela s'accomplit en mémoire d'Osiris. Je vais dire comment ils semblent avoir raison. Tous les ans, il vient d'Egypte à Byblos une tète qui nage sur les flots pendant sept jours. » L'arrivée de cette tête à Byblos y marquait le commencement de la fête de joie. De même qu'à l'époque du deuil, les femmes, en se rencontrant, s'é- taient demandé les unes aux autres était caché Adonis, de même maintenant elles s'abordaient en s'annonçant la résurrection du dieu, coutume qui s'est conservée jusque dans les rites chrétiens, puisque, au jour de Pâques, c'était par une parole toute semblable : « Resurrexit Do- minus! n que se saluaient les fidèles. On disait qu'Adonis était ressuscité et qu'il revivait : « Le jour suivant, ils racontent qu'il est vivant et ils le placent dans le ciel *. » Saint Jérôme dit de même ; « Ils célèbrent chaque année sa fête commémorative, au cours de laquelle les femmes

1. De Dea Syvia, 7. Voir aussi Cyrill, Alexand., Comment, in Isaïam; Procop. Gaz., ad Isaiam^ cap. ii.

2. De Dea Syria, 6.

LA CÉLÉBRATION DES ADÔNIES 137

le pleurent comme mort et ensuite le chantent et le glori- fient comme ressuscité '. » Alors, autant le deuil avait été bruyant, autant la joie Tétait à son tour. La foule célébrait la victoire de son dieu sur les ombres, et chantait des hymnes en son honneur. Ainsi se complétait le symbole solaire, image de toute la révolution astronomique de l'année. La mort d'Adonis avait été la figure de la mort de Fastre, car, chez les anciens, la disparition du soleil était regardée comme sa mort. A leurs yeux, les éclipses n'étaient autre chose que la mort même du soleil : « Le soleil du ciel mourut, » dit Homère -. En sortant du tom- beau, Adonis ramenait donc avec lui la lumière et la cha- leur, sources de toute vie, et c'était ce principe de fécon- dité et d'amour que la population de Byblos adorait en lui. Les réjouissances et les fêtes orgiastiques ne connais- saient plus de limites, et dans cette journée d'ardente joie, se retrouvaient toutes les formes de la volupté, c'était la fête même de la vie qui se déroulait. Cette sorte de « dies natalis solis invicti » marquait ainsi l'exaltation suprême de la fête, en même temps que sa fin.

Telles étaient, dans leur ensemble, les Adônies de Byblos, ainsi que nous les montrent les textes anciens. C'était aussi par des cérémonies semblables, avec quelques variations de détails, qu'elles étaient célébrées en Cypre, à Antioche et dans toute la Syrie. Pour trouver des modi- fications plus importantes, il faut pénétrer jusqu'en Grèce.

A Lesbos, à Cythère et dans la plupart des îles grecques, à Argos, à Corinthe, à Athènes, et dans beaucoup d'autres

1. Saint Jérôme, Coinmentawe sur É<cchiel (liv. VIII, 14), livre III

2. Homère, Odyssée, XX, v. 35.

138 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

villes du continent, les Adônies sont devenues une fête traditionnelle dès les premières relations commerciales de la Grèce et de la Phénicie. Partout cette fête nous est présentée comme une fête du deuil, marquée par les plaintes et les lamentations bruyantes des femmes.

Vers laXLlV^ olympiade, Alcéede Mytilène connaissait Adonis et ses fêtes : « 0 Kythérée, il est mort, le bel Adonis; lamentez-vous, jeunes filles, et frappez vos poitrines ^ ! »

A la même époque, et dans la même ville, Sapphô' le chantait aussi. A Argos, au témoignage de Pausanias, des fêtes semblables avaient lieu^ Vers le siècle, les Adô- nies avaient pris rang parmi les principales fêtes athé- niennes. Les écrivains grecs font de fréquentes allusions, non seulement au dieu, mais aussi à diverses pratiques de ses fêtes. Aristophane cite les Adônies en même temps que les Panathénées et les fêtes d'Hermès :

« Et nous célébrerons en ton honneur les grandes Panathénées et toutes les fêtes des autres dieux, les mys- tères d'Hermès, les Diipolies, les Adônies"... »

Au mois de Scirophorion juin-juillet , les femmes d'Athènes semaient dans des pots de terre ou dans des vases, ordinairement peu luxueux, quelques graines, qui, sous l'influence de Tété, germaient en peu de jours. C'était du fenouil, du blé, de la laitue, des anémones. Ces plantes n'étaient pas choisies au hasard. Le blé symbo-

1 . Alcée, Fragment XXXIV, édit. Matthise, p. 70.

2. Sapphô, Fragment LXII.

3. Kai Ttaptoûffiv àat'-v oty.-/i|ji.a k'vôa xov "ASwvtv ai yyvaïy.s; 'Apyctwv ôS-jpovTai (Pausanias, "EUaSoç IleptriYriaiç, liv. II, C. XX, 6).

4 . Aristophane, *I1 Elp-ow), vers 418-420.

LA CELEBRATION DES ADÔNIES

139

lisait l'Adonis protecteur des champs et image lui-môme des moissons et des fruits de la terre. Certains textes nous représentent même Adonis comme le symbole divin, non de toutes les productions de la terre, mais spécia- lement du blé. On choisissait aussi la laitue, parce que,

FEMME PORTANT UN JARDIN D ADONIS Peinture de Pompéï

disait-on, c'était sur un lit de laitues qu'Aphrodite avait couché Adonis mourant'. D'autre part, on attribuait à la laitue une action déprimante sur la puissance génératrice, et elle trouvait dès lors une place naturelle dans cette fête d'un dieu privé de sa force créatrice. L'anémone était consacrée à Adonis ; on la disait née de son sang % et cette fleur que le vent, selon les anciens, développait et flé-

1. On donnait à la laitue le nom d''AgwviV,;.

2. Selon d'autres auteurs, l'anémone était née des pleurs d'Aphrodite (Bion, Idylles, I, v. 66).

140

LES FETES D ADONIS-THAMMOUZ

trissait avec une égale rapidité', devenait, elle aussi, une image du jeune dieu. Mais la fleur propre d'Adonis est celle connue sous le nom d'Adonis œstivalis, nommée vulgairement la goutte de sang. Elle croît en Grèce, en Italie, et dans quelques autres contrées. Elle aussi, on la disait née du sang d'Adonis ou, selon d'autres, des pleurs d'Aphrodite. On attribuait aussi à la rose une origine semblable^

Ces jardins d'Adonis 'Aôcovtôo^ Yf(]TXOi s'épanouis- saient et dépérissaient en huit jours, et cette brièveté avait donné naissance à un proverbe populaire\ On disait (( éphémère comme les jardins d'Adonis », et c'est pour une comparaison de ce genre que Platon rappelle, dans le Phèdre^ cet usage des jardins d'Adonis.

(( Un jardinier intelligent^ qui aurait des graines auxquelles il attacherait du prix, et qu'il voudrait voir fructifier, s'aviserait-il sérieusement de les semer en été dans les jardins d'Adonis pour avoir le plaisir de les voir devenir de belles plantes en huit jours ; ou bien, si jamais il le faisait^ ne serait-ce pas en manière d'amusement ou à l'occasion de la fête d'Adonis? Mais pour celles dont il s'occuperait sérieusement, sans doute il suivrait les règles de l'aariculture, et les sèmerait dans un terrain conve- nable, et il se contenterait de les voir éclore huit mois après les semailles*. »

Au milieu des plantes on plaçait souvent de minuscules

1. Pline, Hist. natur., XXI, 23, 94.

2. Bion, Idylles, I, Épitaphe d'Adonis, v. 66.

3. Zénobius, Centur., I, 49 ; Diogen., Centur., n°14; Suidas,

ày.ap7ro-£po;-

4. Platon, Phèdre, lxi.

4

I

LA CELE'îRATIO^' DES ADONIES

141

ADOMS MORT Statuette en terre cuite de Toscanella

sfatueltes du dieu. Les pots de terre et les vases, dès ([iie les graines avaient été semées, étaient placés sur les toits' ou devant les portes des maisons, afin d'être exposés au soleil, dont la chaleur activait Téclosion des plantes. Près d'eux on mettait des statues du dieu, plus ou moins gran- des, et faites de cire ou de terre cuite-. Il nous reste quelques- unes de ces statues, mais fort peu en com- paraison de l'énorme quantité d'images de ce genre qui s'expo- sait chaque année. Cette disparition est facilement explicable. Ces statues, faites de matières peu précieuses, étaient destinées à être jetées, à la fin des fêtes, dans les fontaines, les fleuves ou la mer. Le plus souvent, elles représentaient Adonis mourant, blessé à la cuisse, et tenant encore à la main ses armes de chasseur ^ Quand, à l'expiration delà fête, venait le moment des funérailles, ces statuettes, de mèmeque les jardins d'Adonis, étaient portées dans les cortèges, avant d'être jetées dans les fontaines'.

1. Aristophane, Lysistrata, v. .389; La Paix. v. 412.

2. Plutarque, A/ci7>/acîe, §16; Ammien-Marcellin, XIX. 1 ; Alci- phron, EpistoL, I, 39. On désignait ces images sous le nom de àoojvix

ou y.opâ),).t3t.

3. La statue, en terre cuite^ trouvée à Toscanella et actuellement au Musée étrusque du Vatican, suffit à donner une idée exacte de ce qu'étaient ces images d'Adonis (Voir plus loin, III' partie, chap. i").

4. Zenobius, De Pi-occrb., Cent. 1, § 49.

I!

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LES FETES D ADONIS-TH.VMMOUZ

ti'issait avec une égale rapidité', devenait, elle aussi, une image du jeune dieu. Mais la fleur propre d'Adonis est celle connue sous le nom à\Adonis sestivalis. nommée vulgairement la goutte de sang. Elle croît en Grèce, en Italie, et dans quelques autres contrées. Elle aussi, on la disait née du sang d'Adonis ou, selon d'autres, des pleurs d'Aphrodite. On attribuait aussi à la rose une origine semblable*.

Ces jardins d'Adonis 'Aôwvt^oç x^ttoi s'épanouis- saient et dépérissaient en huit jours, et cette brièveté avait donné naissance à un proverbe populaire\ On disait « éphémère comme les jardins d'Adonis d, et c'est pour une comparaison de ce genre que Platon rappelle, dans le Phèdre., cet usage des jardins d'Adonis.

(( Un jardinier intelligent^ qui aurait des graines auxquelles il attacherait du prix, et qu'il voudrait voir fructifier, s'aviserait-il sérieusement de les semer en été dans les jardins d'Adonis pour avoir le plaisir de les voir devenir de belles plantes en huit jours ; ou bien, si jamais il le faisait, ne serait-ce pas en manière d'amusement ou à l'occasion de la fête d'Adonis? Mais pour celles dont il s'occuperait sérieusement, sans doute il suivrait les règles de l'aariculture, et les sèmerait dans un terrain conve- nable, et il se contenterait de les voir éclore huit mois après les semailles*. »

Au milieu des plantes on plaçait souvent de minuscules

1. Pline, Hist. natur., XXI, 23, 94.

2. Bion, Idylles, I, Èpitaphe d'Adonis, v. 66.

3. Zénobius, Centur., I, 49 ; Diogen., Ccntur., n"14; Suidas,

àzapTiÔTEpo;-

4. Platon, Phèdre, lxi.

LA CELE'^RATIO>' DES ADONIES

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ADOMS MOKT Statuette en terre cuite de Toscanella

slaliieltes du dieu. Les pots de terre et les vases, dès (jue les graines avaient été semées, étaient [)lacés sur les toits' ou devant les portes des maisons, afin d'être exposés au soleil, dont la chaleur activait Téclosion des plantes. Près d'eux on mettait des statues du dieu, plus ou moins gran- des, et faites de cire ou de terre cuite-. Il ^ ^ ^^ nous reste quelques- » . i\ t\V>C^s-^v=^'' ^ \< ^r.-\ unes de ces statues, i>?^7^^^ mais fort peu en com- paraison de l'énorme quantité d'images de ce genre qui s'expo- sait chaque année. Cette disparition est facilement explicable. Ces statues, faites de matières peu précieuses, étaient destinées à être jetées, à la fin des fêtes, dans les fontaines, les fleuves ou la mer. Le plus souvent, elles représentaient Adonis mourant, blessé à la cuisse, et tenant encore à la main ses armes de chasseur'. Quand, à l'expiration delà fête, venait le moment des funérailles, ces statuettes, de même que les jardins d'Adonis, étaient portées dans les cortèges, avant d'être jetées dans les fontaines^

1. Aristophane, Li/sistrata, v. .389; La Paix, v. 412.

2. PlniSirqxie. Al cibiade, §16; Ammien-Marcellin, XIX, 1 ; Alci- phron, EpistoL, I, 39. On désignait ces images sous le nom de àôwv.a

ou y.opàX/ta.

3. La statue, en terre cuite, trouvée à Toscanella et actuellement au Musée étrusque du Vatican, suffit à donner une idée exacte de ce qu'étaient ces images d'Adonis (Voir plus loin, III" partie, chap. i").

4. Zenobius, De Pi-ocerb., Cent. I, § 49.

142 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

Nous avons noté précédemment quelques-unes des nombreuses analogies qui relient le culte d'Adonis au culte de rOsiris égyptien. 11 faut encore remarquer ici qu'en Egypte une coutume semblable existait. De même qu'il y avait, en Grèce et en Syrie, les jardins cf Adonis, il y avait en Egypte les jardins d'Osiris. C'étaient de grandes cuves de pierre, semblables à des sarcophages de granit, dans lesquelles on mettait de la terre et on semait du blé. Car c'était la fête osirienne du blé, qui se célébrait à la fin du printemps, le 20 du mois de Chaiak. Le blé germait, s'épanouissait et mourait en quelques jours. Au milieu de ces jardins, on plaçait la statuette d'Osiris. Après la moisson, l'image du dieu, qui mourait avec la plante, était placée dans un cercueil ; autour du catafalque se déroulaient des scènes de gémissements, de douleur et de larmes.

D'autres jardins d'Os iris, de dimensions réduites, étaient déposés dans les tombeaux. On peut en voir encore, au Musée du Caire, un curieux exemple. Il se trouve dans le mobilier funéraire du prince INIaiharpiri, qui vivait pro- bablement sous Aménophis III. Il se compose d'une toile sur cadre, couverte de grains germes. Le catalogue dit :

« Sur une grossière toile attachée à l'un de ces lits bas que l'on nomme angarebs, on avait disposé un semis de grains de blé dont le contour représentait la figure ordinaire de VOsiris-inomie ; on avait arrosé cette plantation d'un nouveau genre jusqu'à ce qu'elle germât, et lorsque l'herbe avait atteint la hauteur de dix ou quinze centimètres, on l'avait couchée et fait sécher au feu, puis enfermé le tout au tombeau de Maiharpiri. C'est l'expression matérielle de l'idée d'après laquelle la vie sortait delà mort comme le blé nouveau sort du grain de blé ancien enfermé en terre.

» Osiris avait végété de la sorte pour ressusciter, ainsi que le

LA CÉLÉBRATION DES ADÔNIES 143

prouvent les tableaux tracés sur les parois des temples gréco- romains.

» Aux époques antérieures, on rendait ce concept de deux ma- nières : par les figures des quatre enfants d'Horus en cire remplies de grains de blé ; par la figure osirienne en blé germé dont nous avons ici un exemple unique jusqu'à présent. «

M. Guimet,qui a vu ce jardin crOsiris^fail observer :

Que la silhouette représente plutôt le défunt que le dieu ; la tête est ronde et n'a pas la haute coiffure d'Osiris;

2" Que l'objet a être mis au tombeau à l'état de gazon à brins courts, mais que Fhumidité des graines arrosées à faire pousser Therbe, comme la barbe sur les morts, jusqu'à une longueur de 12 à 15 centimètres ; la sécheresse pendant des siècles a seule amené la des- siccation.

Comme en Orient, le trait caractéristique des Adônies athéniennes était les lamentations, les plaintes, les cris de deuil des femmes et des prêtresses. Les hommes ne prenaient pas part à ces manifestations de douleur. Le culte d'Adonis, venu de l'Orient, avait gardé, aux yeux des Athéniens, une sorte d'infériorité vis-à-vis des cultes nationaux, ou prétendus tels. Son origine étrangère le reléguait au rang de culte secondaire, laissé aux femmes et plus spécialement aux courtisanes, qui, le plus sou- vent, étaient elles-mêmes d'origine étrangère. D'ailleurs, les fêtes n'en étaient pour cela ni moins solennelles ni moins bruyantes. La ville tout entière retentissait de gémissements et de sanglots'. Les femmes, sur le toit de leurs maisons ou devant leurs portes, se répandaient en plaintes et en cris, en s'accompagnant de tympanons et de

1. Plutarque, Alcibiadc, 18; Nicias, 13.

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LES FETES D ADONIS-THAMMOUZ

flûtes funèbres, et chantaient des hymnes en rhonneurdu dieu mort. Aristophane a piLtoresc|uement dé|)eint, dans quelques vers de Lysistratn, ces cris assourdissants, ces plaintes des femmes, et la liberté de mœurs qui régnait dans ces fêtes :

« Le train que font ici les femmes, et le bruit des tambours, s'entendent de toutes paris. 11 semble qu'on célèbre de continuelles bacchanales ou les folles lamen- tations des fêtes d'Adonis. .J'en ai été troublé au milieu de la harangue qu'on prononçait dans l'assemblée générale. Démostrate, digne en vérité du dernier supplice, disait qu'il fallait envoyer des vaisseaux en Sicile ; et sa femme en dansant s'écrie : Aï, Aï, Adonis ! Ce Démostrate ajoutait qu'il fallait tirer de Zacynthe des hoplites; et sa femme, pleine de vin, répète du haut de sa maison : Pleurez Adonis! Et, pendant ce temps, l'impie et scélérat Cho- lozyge en abusait indécemment. Telles sont pourtant les chansons obscènes des femmes' . »

Ces lamentations des femmes xottstoc yuvaiKCÔv se prolongeaient pendant lesjours de deuil, jusqu'au moment avaient lieu les funérailles solennelles du dieu. Ces funérailles, ainsi qu'à Byblos, se faisaient en grande pompe, au milieu d'un immense concours de pleureuses et de musiciennes. Les sons grêles de la flûte phénicienne y accompagnaient la marche du cortège. On y accom- plissait toutes les cérémonies propres aux funérailles. Dans ce jour de deuil, qui recevait le nom de xa8£Ôpa,on faisait la toilette funèbre d'Adonis, on recouvrait sa statue d'ornements précieux, eton l'exposaitsur un lit xXtvr^ .

1. Aristophane, Ljjslstrafa, v. 387-398.

LA CÉLÉBRATION DES ADÔNIES i45

Ce moment du deuil s SLppelsiitTipôBeuiç, exposition. C'était pendant Vexpositioii que se chantaient les ââcoviôia ou chants funèbres en l'honneur d'Adonis. Les femmes étaient rangées autour du catafalque et psalmodiaient des sortes de thrènes, en tenant dans leurs mains les bandelettes de deuil, ou xatvîa. Venait ensuite le transport èy.'^opà. Après les libations et les sacrifices prescrits, on emportait l'image du dieu, suivie de femmes en pleurs, sans ceintures, la robe flottante, les cheveux épars, qui se frappaient la poitrine et exprimaient, par des gestes désordonnés, le plus violent désespoir. Mais, au lieu d'enfermer la statue divine dans un tombeau, comme c'était la coutume à Byblos, on la précipitait dans une fontaine, et avec elle toutes les statuettes analogues de cire et de terre cuite, ainsi que les tessons et les vases des jardins dWdônis^

Ainsi se terminaient les Adônies d'Athènes. Quelles que soient les présomptions que l'on puisse tirer des Adônies de Byblos et d'Alexandrie, rien ne nous permet d'allirmer que la fête de deuil était, à Athènes, suivie ou précédée d'une fête de joie. Les textes sont unanimes à nous représenter ces fêtes comme une sorte de deuil public, dont la tristesse écrasait d'un présage malheureux les entreprises ou les événements qui coïncidaient avec elles' ; mais rien ne nous laisse entrevoir qu'une fête de joie venait, comme à Byblos, s'opposer aux démonstra- tions douloureuses des premiers jours. D'autre part, Movers remarque avec assez de justesse que l'usage qui s'est établi dans le monde grec de célébrer des Adônies

1 . Zenobius, De Prooorb., Cent. I, § 49.

2. Plutarque, Alcibiade, 18; Nicias, 13.

10

i46 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

en l'honneur des morts eût été incompréhensible, si les Adônies avaient été simultanément des fêtes de deuil et de joie'. C'est donc avec ce seul caractère authentique de cérémonies funèbres, marquées par des lamentations et des manifestations de douleur, qu'il nous est permis de reconstituer et d'imaginer les Adônies athéniennes. En réalité, le symbole restait le même et gardait sa significa- tion primitive. Adonis apparaissait aux Grecs comme le héros d'un mythe solaire, semblable à Phaéthon, ou, sous certains de ses aspects, à Héraklès et à Perseus. Le caractère proprement tellurique et agricole du même mythe sem- blait s'être attaché plus spécialement à d'autres héros analogues, d'une mythologie antérieure à la mythologie classique, comme Adraste, Manéros, Linos. Ce dernier nom surtout se retrouve fréquemment chez les auteurs anciens, et était devenu le nom môme de certains chants ou refrains des laboureurs et des moissonneurs, le terme sous lequel on désignait des chansons lentes et tristes, étaient célébrés la mort et l'ensevelissement des semences, sous l'image d'un jeune héros victime d'une mort prématurée, mais promis à une résurrection pro- chaine. Nous avons déjà signalé plus haut, dans Homère, une scène de ce genre, qui nous montre un enfant chan- tant un beau linos, KaXov Xivov, au milieu des laboureurs

1 . « In Griechenland wurde keiue Auferstehung des Gottes gefeiert, was gewisz angedeutet wàre, und auch die Adonisgàrtchen gestatten gar nicht, dièses anzunehmen. Ferner wurden Adonien zu Ebren frùh verstorbener lùnglinge gefeiert (Ammian-Marcell., XIX, 1) : eine Sitte, die ganz unpassend sich ausnehmen wùrde, wenn die Freudentage hier auf die Zeit der Trauer gefolgt wàren. » (Movers, Die Phônùicr, I, chap. VII, )

LA CÉLÉBRATION DES ADÔ>'IES 14?

assemblés^. Ces linos se chantaient aussi dans les ven- danges, ce qui nous reporte au mythe de Dionysos, dont la parenté avec celui d'Adonis est demeurée si étroite, même dans la mythologie hellénique!

Il est certain que le symbole d'Adonis ne se présentait plus à l'esprit affiné et sceptique de la Grèce du siècle avec la même violence un peu sauvage, avec la même raideur dogmatique qu'il revêtait chez les peuples de la Syro-Phénicie. Par une évolution toute naturelle, à mesure qu'il pénétrait, avec les générations nouvelles, dans des civilisations plus modernes, il perdait quelque chose de son âpreté originelle et de la vigueur même de sa conception. Il se mêlait à tant de formes religieuses plus douces, plus atténuées, plus superficielles aussi, il se pliait et se prêtait aux mœurs et aux usages de tant de populations diverses, qu'au cours de cette évolution dans l'espace et dans le temps, le symbole même du mythe et la pureté de sa signification primitive devaient naturelle- ment s'atténuer et s'altérer. Les Adônies d'Athènes, au siècle, ne sont déjà plus qu'une image lointaine et affaiblie des fêtes orientales de Thammouz. Le dieu suprême de Byblos, maître des dieux, principe de toutes choses, a déjà fait place au héros mythologique, plus humain que divin ; la violence de sa gloire s'efïace et s'oublie dans le refrain plaintif d'un chant funèbre. Dès lors, à mesure qu'apparaissent des générations moins simples et moins croyantes, les Adônies deviennent plus théâtrales, plus extérieures, et, pour ainsi dire, plus déco- ratives ; la foi diminue, mais par un phénomène souvent

I. Homère, Iliade, XVIII, v. 061-573.

148 LES» FÊTES DADÙMS-THAMMOUZ

observé, la pompe et l'éclat des cérémonies aiigmenlent. Le monde grec du ii^ et du i*"" siècle se plaît à ces solen- nités toutes en parades, en cortèges, en manifestations extérieures, multipliées pour remplacer ou pour cacher l'insignifiance du symbole et de la pensée.

C'est avec ce caractère peu profond et sans reliefs net- tement dessinés que nous apparaissent les Adônies d'Alexandrie. Le cosmopolitisme de la jeune et grande cité se prêtait tout naturellement à une forme religieuse devenue extrêmement vague et dont le principe même ne subsistait plus qu'à l'état de légende poétique. L'histoire des amours d'Aphrodite et d'Adonis se présentait à cette population très mêlée, faite de Grecs, de Juifs, d'Egyp- tiens, de Libyens et d'Asiatiques, avec une clarté et une facilité d'intelligence que ne pouvait avoir le vieux mythe thammouzique, compris dans toute sa vérité et sa lo- gique par les seuls Syro-Phéniciens. Ainsi châtré, effacé, mutilé, le mystère d'Adonis se célébrait dans des fêtes d'une prodigieuse beauté. Théocrite, dans sa quinzième Idylle, nous en a laissé une pittoresque des- cription. La fête de joie s'y célébrait avant la fête de deuil et portait le nom d'Eupsatç, découverte. Elle ne durait qu'un jour et différait peu des fêtes analogues. On y cé- lébrait l'action bienfaisante du dieu solaire, sa gloire et sa fécondité. Et, pour préciser davantage ce triomphe de la vie elle-même, sous toutes ses formes, on faisait dans Alexandrie d'immenses processions ithyphalliques, il est facile de retrouver^ mêlé au culte d'Adonis, un souvenir, à peine atténué, du mythe et du culte d'Osiris. Une estrade ornée de tapis et de fleurs avait été dressée au milieu d'une enceinte. Là, sur un lit de pourpre, était

LA CÉLÉBRATION DES ADONIES 149

étendue la statue d'Adùnis, et, auprès de lui, celle d'Aphrodite, ou, souvent même, une actrice vivante qui exprimait, par une vive pantomime, la joie de retrouver son amant. Autour de ce lit « plus moelleux que le som- meil » étaient placés, dans des corbeilles d'argent, les jardins d'Adonis, « des vases à parfums, en or, et pleins des essences syriennes, et tous ces mets que les femmes font en mêlant, dans la poêle, des fleurs à la farine blanche, et ceux qu'elles composent de doux miel et d'huile, imitant tous les oiseaux et tous les autres ani- maux », La fête que décrit Théocrite avait lieu dans le palais d'Arsinoé, femme de Ptolémée-Philadelphe, et rien n'en pouvait égaler la magnificence. Les deux femmes que Théocrite met en scène s'extasient devant la richesse des décorations et l'éclat des peintures :

Gorgô : Praxinoa, viens ici. Regarde ces broderies; qu'elles sont légères et charmantes ! On dirait des vêtements divins.

Praxinoa : Vénérable Athanaia, quelles ouvrières ont fait ces bro- deries? quels peintres ces belles peintures? Comme elles sont vraies de pose et de mouvement ! Certes, les hommes sont habiles. Et Adonis, qui fut trois fois aimé, qui est aimé par delà l'Akhé- rôn même, qu'il est beau, reposant sur son lit d'argent, avec cette barbe toute jeune !

Près du lit d'Adonis, une aède chantait la gloire du dieu, la joie de son retour et la splendeur de ses fêtes. C'est un cha'nt de cette nature que nous retrouvons dans l'idylle de Théocrite. 11 vaut d'être cité tout entier, non seulement parce qu'il fixe une des circonstances les plus impor- tantes des Adônies, mais aussi parce qu'il nous offre un tableau précieux de tous les détails de ces fêtes :

« 0 maîtresse, qui aimes Golgos et Idalios et la haute Eryx, Aphrodita, qui joues avec de l'or, après le douzième mois, les

150 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

Heures aux pieds délicats te ramènent Adonis, tel que le voilà, des bords de l'intarissable Akhérôn. Les Heures amies, les plus lentes des déesses, mais les plus désirées, car elles apportent toujours quelque chose aux mortels. Kypris Dionoia ! toi qui rendis Bérénika immortelle en versant de l'ambroisie dans son sein, voici que dans sa reconnaissance, ô Déesse dont les noms et les temples sont innombrables, la fille de Bérénika, Arsinoa, semblable à Héléna, orne Adonis des plus riches parures. Auprès de lui brillent autant de fruits mûrs que les arbres en ont portés; de frais jardins en fleurs dans des corbeilles d'argent ; des vases à parfums, en or, et pleins des essences syriennes, et tous ces mets que les femmes font en mêlant, dans la poêle, des fleurs à la farine blanche, et ceux qu'elles composent de doux miel et d'huile, imitant tous les oiseaux et tous les autres animaux.

)) De verts feuillages d'anis flexible ont été domptés et reployés, et par-dessus volent de petits Érôs, semblables aux jeunes rossi- gnols qui vont de branche en branche, essayant leurs ailes. 0 ébène ! ô or ! ô vous deux, aigles d'ivoire qui portez à Zeus,fils de Kronos, l'enfant-échanson !

» En haut, des tapis de pourpre plus moelleux que le sommeil, comme on dirait à Milatos ou à Samos, forment le lit du bel Adonis, et Kypris s'y couche auprès de son jeune époux Adonis aux bras roses. Ses baisers ne piquent pas, car ses lèvres sont encore imberbes. Que Kypris se réjouisse, puisqu'elle a son jeune époux ! Pour nous, dès l'aurore, à l'heure de la rosée, nous irons en foule vers les flots du rivage; et, la chevelure déliée, les ceintures dénouées et les seins nus, nous dirons un chant éclatant.

» Seul entre tous les demi-Dieux, ô cher Adonis, tu vois tour à tour la terre et l'Akhérôn. Agameranôn n'a pas eu cette destinée, ni le grand Aias, héros aux fureurs terribles ; ni Hektôr, le plus admiré des vingt fils de Hékaba ; ni Patroklos, ni Pyrrhos qui revint de Troia ; ni même ceux qui vivaient longtemps auparavant, les Lapithes et les Deukaliônes et les Pélasges, ancêtres des Pélopéides et d'Argos.

» Sois-nous maintenant propice, ô cher Adonis, et sois heureux jusqu'à la nouvelle année. Tu as été le bienvenu, ô Adonis, et quand tu reviendras, tu le seras encore ! »

LA CÉLÉBRATION DES ADONIES 151

Le lendemain de cette fête de joie, on célébrait la fête de deuil, qui recevait le nom d"A(pavtO"[JLÔç, dis- parition. Le lit d'amour d'Adonis et d'Aphrodite devenait le lit funèbre du jeune dieu, autour duquel les corbeilles d'argent, fleuries la veille, ne présentaient plus que le lamentable spectacle de leurs végétations flétries. Alors se déroulaient autour du catafalque toutes les cérémonies des funérailles, et les chants de joie de la veille étaient remplacés par des hymnes de deuil. Les femmes d'Alexan- drie, les cheveux épars et la robe flottante, parcouraient les rues en pleurant le dieu. Auprès du corps d'Adonis mort, parmi les gémissements des pleureuses, on chan- tait une sorte de thrène funèbre, analogue à la triste lamen- tation qui forme la première idylle de Bion. Ce chant de Bion est d'un charme étrange : c'est une plainte douce et pénétrante, pleine de langueur et d'une sorte de tranquil- lité divine, transparaît cette expression de douleur voluptueuse qui semble bien être la caractéristique la plus exacte des Adônies de la décadence grecque :

« Je pleure Adonis. Il est mort, le bel Adonis; il est mort, le bel Adonis! pleurent les Erôs.

» Ne dors .plus, ô Kypris, sur des lits de pourpre. Debout, malheureuse! Vêtue de noir, frappe ta poitrine et dis à tous : Il est mort, le bel Adonis !

» Je pleure Adonis, et les Erôs pleurent aussi.

» Le bel Adonis gît sur les montagnes. Sa cuisse blanche a été frappée d'une dent blanche, et Kypris est accablée de douleur. Il respire à peine, et le sang noir coule sur sa chair neigeuse, et, sous ses sourcils, ses yeux s'éteignent, et îa couleur rose de ses lèvres disparaît, et, avec elle, meurt le baiser auquel Kypris ne veut point renoncer, car le baiser de Celui qui ne vit plus est doux encore à Kypris; mais Adonis ne sent point qu'elle l'embrasse mourant.

» Je pleure Adonis, et les Erôs pleurent aussi.

152 LES FÊTES d'aDÔ>'TS-THAMMOUZ

« Une amère, amère blessure est dans la cuisse d'Adonis, mais Kythéréia a dans le cœui' une blessure plus large. Autour du Jeune homme les chiens amis ont hurlé et les nymphes Oréiades ont pleuré. Aphrodita elle-même erre par les bois, désolée, les che- veux épars et les pieds nus; et les ronces la blessent, tandis qu'elle marche, et font jaillir le sang sacré. Elle hurle à pleine voix, errant par les longues vallées, redemandant l'Époux Assyrien, appelant le Jeune Homme. Mais le sang noir s'échappe avec force de la cuisse d'Adonis, jusqu'à son nombril et jusque sur sa poitrine, et ses flancs qui étaient de neige sont maintenant rouges de sang.

» Hélas! hélas! Kythéréia! pleurent les Erôs.

)) Elle a perdu son bel Epoux, et, en même temps, sa beauté sacrée. Tant qu'Adonis vivait, la beauté de Kypris était grande. La beauté de Kypris est morte avec Adonis. Hélas! hélas! Toutes les mon- tagnes et les chênes disent : Hélas! Adonis! Les fleuves pleurent le deuil d' Aphrodita; et les sources pleurent Adonis sur les montagnes, et les fleurs rougissent de douleur, et Kypris crie lamentablement ses peines par les collines et la vallée.

» Hélas! hélas! Kythéréia! 11 est mort, le bel Adonis! Ekhô a répété : Il est mort, le bel Adonis 1 Qui ne gémit pas sur l'amour malheureux de Kypris? Hélas! hélas!

» Dès qu'elle vit, dès qu'elle connut l'inguérissable blessure d'Adonis, dès qu'elle vit le sang pourpré sur la cuisse languissante, elle dit, se lamentant et tendant les bras : Reste, Adonis! Reste, malheureux Adonis! Que je te retrouve une dernière fois, que je t'embrasse, que j'unisse mes lèvres à tes lèvres! Soulève-toi un peu, Adonis! Embrasse~moi, embrasse-moi encore, tandis que ton baiser est vivant; que ton souffle coule de ton âme dans ma bouche et dans mon cœur ! Que je boive ton amour, et je conserverai ce baiser comme si c'était toi, Adonis, puisque tu me fuis, ô malheureux! Tu fuis au loin, ô Adonis! Tu vas vers l'Akhérôn et vers le Roi lugubre et inhumain, et moi, misérable, je vis, et je suis déesse, et je ne puis te suivre !

» Perséphona! Reçois mon Epoux, car tu es bien plus puissante que moi, et tout ce qui est beau descend vers loi! Je suis très malheureuse et dévorée d'une douleur implacable; je pleure Adonis

LA CÉLÉRRATTON DES ADÔNIES 153

qui n'est plus, et je te ri-ains. Tu meurs, ô très regretté! et uion amour s'est envolé comme un songe. Voici que Kythéréia est veuve, et les Erôs restent inoccupés dans sa demeure. Ma ceinture a péri avec toi. 0 imprudent! Pourquoi as-tu chassé? Etant si beau, pour- quoi as-tu osé attaquer les bêtes sauvages ?

» Ainsi se lamentait Kypris, et les Erôs se lamentaient : Hélas ' hélas! Kythéréia! Il est mort, le bel Adonis!

« Paphié répand autant de larmes qu'Adonis a répandu de sang; et, sur la terre, ces larmes se changent en fleurs. Le sang enfante la rose et les larmes enfantent l'anémone.

» Je pleure Adonis, Il est mort, le bel Adonis !

)/ Dans les forêts, ne pleure pas plus longtemps TEpoux, ô Kypris ! Déjà le lit est dressé, le lit d'Adonis est préparé. 0 Kypris, Adonis mort est couché sur ton lit, et, bien que mort, il est beau cependant, il est beau, bien que moi^t, et comme endormi.

» Dépose-le, afin qu'il soit couché sur ces vêtements moelleux, où, pendant la nuit sacrée, il dormait avec toi, étendu, sur un lit doré. Recherche le malheureux Adonis, et dépose-le entre des couronnes et des fleurs. Toutes choses sont mortes avec lui, comme il est mort lui-même, et les fleurs aussi se sont desséchées. Couvre-le de baumes odorants, couvre-le de baumes. Que tous les parfums périssent! Ton parfum. Adonis, est mort! Il est couché, le délicat Adonis, sur des vêtements pourprés, et autour de lui les Erôs pleurent avec des gémissements, ayant coupé leurs cheveux à cause d'Adonis. L'un foule aux pieds ses flèches, un autre son arc; un autre brise son carquois emplumé; cet autre dénoue les sandales d'Adonis, celui-ci apporte de Teau dans des vases d'or; un autre lave sa cuisse, un autre par derrière réchauffe Adonis avec ses ailes.

)) Les Erôs pleurent aussi sur Kythéréia. Hyménaios éteint sa torche sur le seuil, et il arrache la couronne nuptiale, Hyménaios ne chante plus comme auparavant, mais il chante : Hélas ! hélas ! Adonis! et plus encore : Hélas! hélas! Hyménaios! Les Kharites pleurent le fds de Kinyras, se disant entre elles : Il est mort, le bel Adonis ! Elles le disent d'une voix plus aiguë que la tienne, ô Diôna ! Et les Moires pleurent Adonis, et elles l'évoquent

154 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAAIMOUZ

par leur chant; mais il ne les entend pas, non qu'il s'y refuse, mais Perséphona ne le renvoie pas.

)) Mets fin à tes lamentations, ô Kythéréia ! Cesse pour aujourd'hui tes plaintes, car de nouveau il te faudra gémir et pleurer une autre année ^ »

Leconte de Lisle, s'inspirant de ces chants antiques, en a donné une sorte de traduction ou de transposition, que nous citons aussi, à la fois pour l'ampleur et la beauté du poème, et pour la précision et la vie de l'inspiration mythique :

Maîtresse de la haute Eryx. toi qui te joues

Dans Golgos, sous les myrtes verts, 0 blanche Aphrodita, charme de l'univers,

Dionaiade aux belles joues! Après douze longs mois Adonis t'est rendu, Et, dans leurs bras charmants, les Heures, L'ayant ramené jeune en tes riches demeures,

Sur un lit d'or l'ont étendu. A l'abri du feuillage et des fleurs et des herbes.

D'huile syrienne embaumé, Il repose, le Dieu brillant, le Bien-Aimé,

Le jeune homme aux lèvres imberbes. Autour de lui, sur des trépieds étincelants,

Vainqueurs des nocturnes Puissances, Brûlent des feux mêlés à de vives essences,

Qui colorent ses membres blancs; Et sous l'anis flexible et le safran sauvage,

Des Erôs, au vol diligent, Dont le corps est d'ébène et la plume d'argent.

Rafraîchissent son clair visage. Sois heureuse, ô Kypris, puisqu'il est rerenu

Celui qui dore les nuées! Et vous, Vierges, chantez, ceintures dénouées, Cheveux épars et le sein nu.

1 . Bien, Idylles, I.

LA CÉLÉRRATION DES ADÔNIES 155

Près de la mer stérile, et dès l'aube première,

Joyeuses et dansant en rond, Chantez l'Enfant divin qui sort de l'Achérôn,

Vêtu de gloire et de lumière ^ !

Vers le soir de cette journée, un immense cortège de femmes, parmi lesquelles figuraient des femmes de la plus haute distinction, échevelées, les seins nus, sans ceintures, sans parures ni bijoux, accompagnaient le simulacre du dieu mort, que Ton transportait vers le mer et que Ton précipitait dans les flots. C'était la dernière cérémonie de ces fêtes alexandrines, à la fois si éclatantes et si peu imprégnées de Tantique dogme chaldéen.

Image parfaite d'une civilisation qui ne comprenait plus que le culte de la beauté extérieure, les Adônies d'Alexandrie présentent un caractère de somptuosité et de faste moins barbare qu'en Phénicie, et plus excessif qu'à Athènes. Les croyances du peuple ne s'adressent plus qu'à des héros dénués de tout leur symbole primitif et à des déesses presque humaines. Les fidèles conversent avec leurs dieux comme avec des amis supérieurs ou d'une destinée plus heureuse ; on a oublié les cultes tra- giques de l'Orient, les sacrifices sanglants de la Phénicie et des îles ; tout est devenu souriant et superficiel, à l'image même d'une époque de scepti(ûsme et d'ironie. Les antiques figures mythologiques se profilent encore confusément et plus effacées chaque jour, dans cette société composite, se sont mêlées tant de races, de religions et de mœurs, mais elles n'apparaissent plus que comme des hochets sans âme et sans vie dont s'amuse l'imagination puérile des foules. De Byblos à Alexandrie,

1. Leconte de Lisle, Poèmes antiques, Le Retour d'Adonis.

156 LES FÊTES d'aDÔMS-THâMMOUZ

Adonis a perdu son auréole de grand dieu, de dieu suprême ; il n'est plus Yû^iuTOç redouté, roi des divinités et des nations, mais le héros d'une fable gracieuse et tou- chante, et c'est à ce titre qu'on l'honore et qu'on le fête. Cette évolution est logique et fatale, mais il est nécessaire de ne pas en oublier l'importance pour comprendre quels caractères différents revêtaient les Adônies de Byblos, d'Athènes et d'Alexandrie.

Après avoir rayonné dans cet espace semi-circulaire formé par les villes grecques, les côtes d'Asie-Mineure, de Syrie, de Phénicie et d'Egypte, les Adônies se répan- dirent vers l'Occident, Sans nous arrêter à en rechercher les traces dans les villes ou les comptoirs phéniciens, nous les retrouvons à Rome et en Sicile, étroitement mêlées et confondues avec les fêtes de la Grande-Déesse et d'Atys, ou Mégalésies. Ce culte d'ailleurs avait pénétré à Rome au moment de la seconde Guerre Punique, c'est- à-dire j)ar l'intermédiaire des Carthaginois ; on comprend ainsi aisément l'intime similitude qu'il présente avec le culte du dieu phénicien. Il nous suffira, pour en déter- miner nettement le caractère, de citer la courte et précise description qu'en donne Preller : « Ce fut, à ce qu'il paraît, l'empereur Claude, qui permit le premier de célé- brer à Rome la grande fête phrygienne du mois de mars, la fête de la Magna Mater et d'Attis. L'esprit de cette solennité est au fond celui que nous trouvons dans les fêtes d'Isis, d'Aphrodite et de Déméter (chez les Romains) : c'est une mère qui a perdu son fils chéri et qui se désole, qui le retrouve et se réjouit. La fête durait du 22 au 27 mars. Le premier jour, le 22 mars, s'appelait Arbor intrat, parce qu'alors le sapin, symbole d'Attis trépassé,

LA CÉ].ÉBRATION DES ADÔNIES l57

était porté, au milieu des gémissements et des pleurs, dans le temple delà Grande Déesse, et là, enveloppé de bandelettes et orné de fleurs. C'était un souvenir de ce jouroiila déesse, trouvant sous un sapin le cadavre encore saignant de son fils, l'avait porté dans sa caverne et avait versé sur lui des larmes amères. Du 22 au 24 mars s'éten- dait une période de jeûne et de deuil qui atteignait son plus haut période le 24, jour d'horribles mutilations, qu'on appelait en conséquence le jour du sang. Alors éclataient dans toute leur fureur les transports des prêtres, des Galli, et souvent ils se faisaient de telles blessures qu'ils en mouraient; on les enterrait alors en grande pompe. Mais le 25, jour pour la première fois le jour reprend le dessus sur la nuit, Attis ressuscité était rendu à sa mère, et plus la douleur de sa perte avait été vive, plus éclatait désordonnée la joie de sa réapparition. Le 26 était un jour de repos ; et enfin le 27, on célébrait une grande procession, accompagnement obligé de tous les cultes de ce genre. C'était le jour la déesse allait se baigner dans l'Almo. On en avait fait une sorte de car- naval, où régnait la gaieté la plus libre. Rome entière se pressait autour du char qui menait au bain la déesse, la pierre noire de Pessinonte \ »

Nous ne rappelons que pour mémoire les fêtes célèbres du mont Eryx, en l'honneur de l'Astoreth phénicienne, ainsi que la curieuse coutume sarde des jardins d'Adônis^ Sans contredit, à une certaine époque, dans tout le bassin occidental de la Méditerranée, les Adônies étaient célé-

1. Prelier. Dieux de l'anciciiac Rome, trad. Dietz, p. 483-485.

2. Sur le culte d'Adonis en Sardaigne, voir plus loin, p. 189.

158 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOÙZ

brées avec des rites et une solennité analogues à ceux de rOrient, et c'est là, au cœur de la Sardaigne, qu'en réside la dernière flamme encore vivante. Mais en somme, c'est aux noms des villes orientales, Byblos, Antioche, Alexan- drie, Athènes, Corinthe, Paphos, Amathonte, et tant d'autres, que reste lié le souvenir des Adônies. Là, le dieu est en quelque sorte dans son royaume, dans sa terre de prédilection on sait l'honorer et le comprendre. Sans doute, il en a franchi les bornes, et de la Libye à la Scythie, du golfe Persique à la Macédoine, de la Chaldée aux Colonnes d'Hercule, il a répandu son nom et ses fêtes. Mais c'est au cœur de cet Orient antique qu'il a pour ainsi dire abrité sa gloire et son culte : c'est que, pénétrant chaque jour dans les mœurs, dans les fêtes, dans les récits et les légendes, se façonnant à l'existence quoti- dienne des peuples et devenant le symbole supérieur et l'imaoe divine de leur vie et de leur immortalité, entrant dans tous les panthéons et s'amalgamant aux dieux natio- naux, c'est qu'il a établi son empire. Tous les dieux telluriques et solaires de ces régions ont subi en quelque manière son influence : Atys, Osiris, Manéros, Linos, Perseus, Phaéthon, Dionysos, tous lui doivent quelque chose de leur caractère et de leur symbole. Et, ainsi mêlé, jeté, répandu dans toutes les imaginations des hommes, le Thammouz solaire, tout en conservant sa puissance morale et sa signification ésotérique, s'identifie à toutes les manifestations des forces de la nature, à toutes les formes de la vie.

CHAPITRE III

LE CULTE PHALLIQUE DANS LES FÊTES D'ADONIS

Pour déterminer d'une façon à la fois plus complète et plus précise le caractère des fêtes d'Adonis, il faut mesurer quelle place prépondérante y occupaient les diverses pratiques du culte phallique. Toute la symbolique religieuse de l'antiquité orientale, basée sur la divinisation des forces productrices de la vie, se résume et se dévoile dans ce culte suprême du phallus, adapté à tant de divinités différentes et consacré par tant de traditions primitives. AdôniSj le dieu solaire et fécond, soudainement dépouillé de sa puissance génératrice, se rattachait trop étroitement à cet ordre de conceptions pour ne pas devenir, dans son symbole et dans ses fêtes, une des principales divinités phalliques. C'est en effet le caractère essentiel de ses fêtes. Non seulement, comme beaucoup d'autres divinités, il devient l'objet de phallo- phories solennelles et de bruyantes processions ithyphal- liques, mais encore il accueille, dans la célébration de ses fêtes, les pratiques plus spéciales de la castration et de la prostitution.

Comme la plupart des principales conceptions reli- gieuses, le culte du phallus est commun à tous les peuples de l'Orient antique. Dans iTnde même, le lingam de Siva est une conception identique. Dans la Chakléeet l'Assyrie, le phallus est considéré comme un symbole divin, el, eu

160 LES FETES d'aDÔMIS-THAMMOUZ

l'honneur du dieu Bel, ou célèbre des orgies phalliques. Dès lors, dans toutes les régions de l'Asie Moyenne et de TAsie Antérieure, le même usage s'établit. L'auteur du De Dea Syria raconte qu'à l'entrée du temple d'Hiérapolis étaient dressés deux énomes phallus : « En outre, dit-il, on voit dans le vestibude deux énormes phallus avec celte inscription : « Ces phallus ont été élevés par moi, Bacchus, en l'honneur de Jiuion, ma belle-mère. » Cette preuve (que le temple est l'œuvre de Bacchus) me paraît sui- fisante. Voici pourtant dans ce temple un autre objet consacré à Bacchus. Les Grecs lui dressent des phallus sur lesquels ils représentent de petits hommes de bois qui ont un gros membre : on les appelle névrospastes. On voit, en outre, dans l'enceinte du temple, à droite, un petit homme d'airain assis, qui a un membre énormes » Plus loin, le même auteur raconte que sur l'un des deux phallus des propylées, un homme monte deux fois par an et y demeure pendant sept jours.

Cet usage de glorifier une divinité en dressant devant ses temples d'immenses phallus, faits souvent de pierres précieuses, était répandu dans toute la Syro-Phénicie et sur les côtes d'Asie-Mineure. C'est l'image même du dieu puissant et fécond, source de vie, et Adonis n'eut longtemps d'autre symbole, comme Aphrodite n'eut long- temps d'autre expression matérielle que le cône de pierre ou de bois, auquel on ajouta plus tard une tète humaine. A Gypre, à Alexandrie, dans les îles grecques, on retrouve les mêmes coutumes, coutumes facilement explicables, si l'on songe à la tendance habituelle,

1. De Dea Sijria, 16.

ADOMS ET Al'IIliOOrrE

Cfoiiiir (le iiKirljio (lu imiséo de Sofia

LE CULTE PrtALLiQUE DAMS LES FETES d'aDÙNIS IGI

commune à tous les peuples primitifs de l'Orient, de concrétiser les idées religieuses sous des images vivantes et précises. Chez eux, la conception dogmatique, l'abstrac- tion divine se réalisaient en des expressions ordinaire- ment empruntées à la nature et aux fonctions naturelles. De cette universalité de l'image phallique comme symbole mystique de la puissance créatrice et de la fécondité solaire.

Le mythe d'Adonis est tout entier composé d'un enchaî- nement d'idées analogues. La naissance du dieu, sa mort, sa résurrection, les vicissitudes de sa destinée ne sont que les expressions poétiques d'un symbole immuable, dont la révolution solaire et les alternatives des saisons et des productions terrestres forment le fond essentiel. Tout le culte adonique se développe autour de cette idée centrale, comme les cérémonies religieuses elles-mêmes se déroulent autour du phallus. Pour perpétuer le sou- venir du dieu privé de sa virilité^ les prêtres se châtrent, et cet usage de la castration devient une des cir- constances les plus expressives et les plus importantes des fêtes d'Adonis. Il ne faudrait pas d'ailleurs y voir une coutume spéciale au culte du dieu de Byblos. Dès les origines des mythes religieux de l'Asie Moyenne, nous la trouvons mêlée aux fêtes sanglantes de l'Assyrie, déjà le culte de Doumouzi et d'Isthar avait pris le caractère farouche et cruel qu'il conservera à Byblos et dans toute l'Asie Antérieure.

11 est cependant assez difRcile de déterminer l'origine de cet usage, et, s'il est aisé d'en comprendre la signi- fication symbolique, il n'est guère possible de rattacher cette coutume à un ensemble de faits historiques el

11

162 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

précis. Nous ne pouvons consulter que certaines tradi- tions, assez vagues elles-mêmes. La plus curieuse est celle que rapporte l'auteur du De Dea Sijria. D'après ce récit, une reine d'Assyrie, nommée Stratonice, avait eu un songe, dans lequel Héra lui avait ordonné de lui édifier un temple à Hiérapolis, en Syrie. Elle partit donc pour Hiérapolis, accompagnée d'un jeune courtisan, nommé Gombabus, auquel son mari l'avait confiée. Com- babus, redoutant qu'une absence prolongée n'éveillât la jalousie du roi, n'avait accepté cette mission qu'après s'être infligé le supplice de la castration, pour se mettre désormais à l'abri de toute accusation. Durant les trois années qui furent employées à la construction du temple, Stratonice s'éprit de Gombabus, et le jeune courtisan fut accusé auprès du roi d'adultère avec la reine. Rappelé en toute hâte, Gombabus se justifia aisément, puis retourna achever le temple d'Hiérapolis et y passa le reste de ses jours. La tradition ajoute que ses plus intimes amis allèrent se joindre à lui dans sa retraite, et, comme lui, se firent eunuques, pour le consoler en partageant sa douleur'. L'origine de cet usage ainsi exposée, l'auteur du De Dea Si/rla ajoute, pour expliquer l'habitude qu'avaient les Galles de porter des vêtements de femmes : « Une fois cette coutume introduite, elle s'est perpétuée, et tous les ans un assez grand nombre de jeunes gens se réduisent à l'état de femmes, soit pour consoler Gom- babus, soit pour faire plaisir à Héra. Dès qu'ils sont eunuques, ils ne portent plus d'habits d'hommes, mais des vêtements de femmes, et s'appliquent aux ouvrages

1. De Dea Sijria, 17-27.

LE CULTE PHALLIQUE DANS LES FÊTES d'aDÔNIS 163

de ce sexe. On attribue à Combabiis la cause de ce chan- gement d'habits, et voici à quel propos : Une femme étrangère, qui était venue pour assister à une fête solen- nelle, le voyant en habits d'hommes, et si beau, en devint éperdûment éprise ; puis, quand elle sut qu'il était eunuque, elle se donna la mort. Combabus, désolé d'être si malheureux en amour, s'habilla en femme, pour éviter qu'une autre ne tombât dans la même erreur. Voilà pourquoi les Galles sont habillés en femmes ' . » D'après ce récit, l'origine de la castration remonterait donc au temps de cette Stratonice, reine d'Assyrie, qui semble être elle-même une sorte de personnage légendaire et mythologique confondu avec la Sémiramis babylonienne. Quoi qu'il en soit, cet usage, venu d'Assyrie, s'était répandu dans les fêtes syriennes de Thammouz et d'As- toreth.

Voici, d'après la description que donne le De Dea Syria des cérémonies d'Hiérapolis, comment se pratiquaient les mutilations des Galles ' :

Au moment commençaient les fêtes, les prêtres, à l'extérieur du temple, s'excitant mutuellement, se tailladaient les bras et se frappaient les uns les autres de coups de couteau. La vue du sang, au lieu de les apaiser, les excitait davantage. Près d'eux, des musiciens jouaient de la flûte, et, à l'aide de tambourins et d'ins- truments divers, entretenaient la frénésie sacrée. On chantait des hymnes, des cantiques ; on brûlait des parfums. Dès lors, l'orgie sanglante ne connaissait plus de

1. De Dea Syria, 27.

2. Ibidem, 51-52.

164 LES FÊTES d'aDÔMS-THAMMOUZ

bornes . Beaucoup de spectateurs, saisis eux-mêmes par cette sorte d'ivresse née de la musique, des parfums et des chants, fanatisés par l'exemple des prêtres, se pré- cipitaient au milieu d'eux, s'emparaient du couteau sacré, réservé à cet usage, et, après s'être châtrés, parcouraient la ville en portant dans leurs mains les parties génitales dont ils venaient de faire l'ablation. Ils les jetaient ensuite à l'intérieur d'une maison, et les habitants de cette maison leur fournissaient des vêtements et des parures de femmes. Us devenaient alors Galles eux-mêmes, attachés au temple, et soumis à des habitudes de vie spéciales. Le Galle en effet était considéré dans toute la Syrie, ainsi qu'en Cypre et en Asie-Mineure, comme un être en dehors de la foule commune des hommes. Lorsqu'il venait à mourir, les autres eunuques le portaient hors de la ville et abandonnaient son cercueil après l'avoir couvert d'un amoncellement de pierres. Pendant toute sa vie, il était l'objet d'une sorte de respect craintif de la part de la foule, qui voyait en lui un homme que la déesse avait élu. Souvent aussi, des femmes se sentaient prises pour eux d'une violente passion, et s'aban- donnaient à un amour qui, en raison de son inassouvis- sement même, aboutissait à d'inexprimables fureurs sensuelles ^

Le couteau réservé pour ces sortes de sacrifices était parfois en métal précieux, or ou argent, mais le plus souvent en pierre précieuse, onyx ou agathe. encore, nous rejoignons la coutume sémitique de la circoncision,

1. Pour ces divers détails de l'existence et des mœurs des Galles, voir De Dca Syria, 51-53.

LE CULTE PHALLIQUE DAT«S LES FÊTES d'aDÔNIS 165

que Ton peut, par divers détails, rapprocher de la cas- tration des fêtes de Thammouz. Jusqu'à notre époque, Fusage s'est maintenu, dans l'orthodoxie juive, de pra- tiquer la circoncision à l'aide d'un couteau en pierre précieuse, d'ordinaire en onyx : c'est une survivance fidèle de l'usage antique. Quant au motif qui faisait choisir, pour la castration des fêtes orientales, un couteau en pierre, la tradition l'attribuait à un trait de la légende d'Atys. Poursuivi par Gybèle, le jeune dieu, en s'en- fuyant, s'était châtré au moyen d'une pierre tranchante. La confusion des mythes d'Atys et d'Adonis avait étendu l'usage de ce souvenir à toutes les cérémonies ana- logues de la Syro-Phénicie et de la Phrygie.

En Gypre, la même coutume se retrouvait. A Ama- thonte, à Paphos, et dans les principales villes de l'île, le service des temples d'Adonis et d'Astarté était réservé aux eunuques. Dans l'vVsie-Mineure, oi^i le culte d'Atys représentait le même symbole, les prêtres du dieu se châtraient également. La Gappadoce était renommée pour le caractère particulièrement sanglant qu'y revêtaient les fêtes de Gybèle et d'Atys. En Egypte, les prêtres d'isis et d'Osiris se rasaient la tête et se mutilaient, pour exprimer leur douleur de la mort du dieu. En Grète et dans les îles grecques, cet usage s'établit aussi, mais demeura confiné dans certaines villes le culte phénicien s'était transmis sans altération. Vers l'Ouest, dans cette Garthage, qui avait gardé, au delà de la mer phénicienne, tous les usages, les coutumes religieuses, les mœurs sociales des races cananéennes, il n'est pas surprenant de retrouver chez les prêtres cette habitude de la castration, si for- tement enracinée dans la tradition populaire qu'au temps

166 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

même de saint Augustin elle est encore en pleine vigueur : « Quant à ces hommes sans nom, dit-il, consacrés à la Grande Mère par une profanation qui outrage également les deux sexes, que Ton a vus encore de nos jours dans les places et les rues de Carthage, les cheveux parfumés, le visage fardé, avec une démarche molle et lascive, demander publiquement de quoi soutenir leur infâme existence ' ... » A Rome, les fêtes de la Bonne Déesse étaient de même marquées par les mutilalions et la cas- tration des prêtres.

C'est donc un usage religieux fort répandu dans le monde antique. Le caractère exalté des fêtes orgiastiques de l'Orient avait peu à peu fait prédominer ces pratiques sanglantes. La volupté sensuelle la plus ardente s'unit au plaisir cruel du sang versé. Par s'expliquent non seu- lement ces mutilations des prêtres et des fidèles, mais aussi les sacrifices humains et les hécatombes d'enfants, dont les races sémitiques gardaient jalousement la tra- dition.

D'ailleurs, sans en chercher les motifs dans les ten- dances morales et les conditions psychologiques des peuples orientaux, ces pratiques s'adaptent trop étroi- tement aux conceptions mythiques pour qu'il soit difficile d'ensuivre le développementnormal Les diverses mytho- logies de l'Asie, de l'Egypte et de la Grèce présentent toutes cette image d'un dieu privé de sa force virile et de sa fécondité. Le Doumouzi babylonien, comme le Tham- mouz giblite, comme l'Adonis sémitique et grec, est soudai- nement dépouillé de sa puissance créatrice. La dent du

1. Saint Augustin, De Cicitate Dei, VII, 26.

LE CULTE PHALLIQUE DANS LES FÊTES d'aDÔNIS 167

sanglier blesse Adonis aux parties génitales, car la cuisse dont parle la légende n'est ici, comme nous l'avons dit plus haut, qu'une expression euphémique. C'est de cette blessure qu'il meurt, malgré les soins et les lamentations de la déesse. Il en est de même d'Atys, dont la légende présente pourtant quelques variations de détail. Poursuivi par Cybèle, amoureuse de lui, le dieu phrygien se mutile pour ne pas céder à cet amour.

Mais c'est dans le mythe égyptien d^Osiris et dans le mythe grec d'Ouranos que le symbole apparaît avec le plus de clarté et de précision.

Après avoir retrouvé à Byblos le coffre dans lequel Typhon avait enfermé Osiris, Isis rapporte en Egypte le corps de son époux. Elle confie à son fils Horus le soin de venger son père, et elle-même cache dans un lieu désert le cercueil d'Osiris. Mais Typhon, chassant à la clarté de la lune, le découvre et le reconnaît; il morcelle le corps de son frère en quatorze parties, qu'il disperse de tous côtés. Isis ne se laisse pas abattre par cette nou- velle douleur, et aussitôt elle recommence ses recherches. Elle visite, dans une barque de papyrus, les sept bouches du Nil, et retrouve, l'un après l'autre, treize des membres d'Osiris. Mais il manque le quatorzième, l'organe de la gé- nération, que des poissons du Nil, nommés oxyrrhinques, ont dévoré. Avec ces morceaux épars, Isis recompose le corps du dieu et remplace le membre disparu par un simulacre en bois de sycomore. Ce simulacre devient un symbole divin, le Phallos, consacré par Isis elle-même, en mémoire de son époux \

1. Pour tout ce qui concerne le mythe d'Isis et d'Osiris, voir Plu- tarque. De Iside et Osiridc; Diodore de Sicile, I.

168 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

Le récit grec, bien que différent du mythe égyptien, renferme la même signification. Ouranos hait ses enfants, et, à mesure qu'ils naissent, les replonge dans les flancs de Gœa, son épouse. Celle-ci arme le bras de Kronos et tend un piège à son époux. Quand Ouranos, sans méfiance, se couche dans les bras de Gaea, Kronos le mutile, et du sang du dieu naissent des races et des végétations. Les parties génitales tombent dans la mer, et de Técume qui s'amasse autour d'elles nait Aphrodite Anadyomène, la déesse de la beauté et de ramour\ En réalité, ce mythe d'Ouranos présente tous les caractères d'un mythe phéni- cien, et, encore, il existe certainement un lien d'in- fluence entre la Syro-Phénicie et la Grèce.

D'ailleurs, celte idée d'un dieu sacrifié, soit par un évé- nement accidentel ou l'attentat d'un dieu ennemi, soit par une immolation volontaire, est commune à toutes les races sémitiques. Outre le Thammouz de Byblos, et divers exemples bibliques, nous en trouvons une image frap- pante dans le Melkarth tyrien, s'immolant lui-même pour les hommes, sur un bûcher, d'où, métamorphosé en aigle, il s'envolera, vainqueur de la mort. C'est à ce même cycle d'idées qu'il faut rattacher la mort de l'fléraklès grec, et les légendes primitives des sacrifices d'Iphigénie, d'Isaac et, dans les récits hindous, de Çunacépa. A une époque plus moderne, c'est d'une conception semblable qu'est le mythe de Zagreus, nom sous lequel on désigne le premier Dionysos, fils de Zeus et de Per- séphonê. Cette succession de types divins aboutira enfin au Christ, sacrifié pour le salut du monde, et ressuscitant

1. Voir Hésiode, Théogonie,

LE CULTE PHALLIQUE DA^S LES FÊTES d'âDÔNIS 1G9

du tombeau, comme Adonis, comme Melkarth, comme Osiris.

C'est sur cet ensemble de traditions mythologiques qu'est basée la coutume, dès lors facilement explicable, de la castration des prêtres d'Adonis et des divinités ana- logues. Le mysticisme ardent et réaliste de TOrient en favorisait encore l'extension, et, aujourd'hui même, c'est à un semblable besoin d'excès dans les manifestations religieuses qu'il faut attribuer l'usage persistant des lacé- rations volontaires chez diverses peuplades du Caucase, de l'Arabie et de l'Afrique.

A cette coutume de la castration, qui rappelait la vic- toire de la stérilité et de la mort sur le dieu de la fécon- dité et de la vie, s'opposait un autre usage qui rappelait en retour le triomphe définitif de l'amour. Dans toutes les religions orientales, la prostitution des vierges ou des femmes, dans certaines fêtes, était devenue une loi uni- verselle^ . Plus répandu encore que celui de la castration, cet usage se rattachait au culte d'Aphrodite, sous toutes ses formes étrangères ; et, à Babylone comme en Cypre, en Asie-Mineure comme en Syrie et en Grèce, partout une ]\Iylitta% une Baalath, une Astarté ou une Aphrodite était adorée, on retrouvait, jointe au culte, la pratique spéciale de la prostitution, considérée comme un hom- mage à la déesse ^ Primitivement, c'était sans doute un usage propre aux races cananéennes, mais, en même temps qu'elles, il se propagea vers l'Occident, en Phénicie,

1. Baruch, cap. vi, 42-43; Selden, De Diis Syviis, II, 7.

2. Hérodote, 1,131; Hésychius, v. MvAtTTav.

3. Voir Baruch, vi, 42-43; Selden, De Dits Syriis, II, 7.

170 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

en Syrie, en Lydie, en Grèce, à Garthage' et en Numidie', à Rome et en Sicile. Toutefois, c'est dans son foyer ori- ginel, à Babyione, que la prostitution sacrée paraît avoir eu son plus intense développement. Elle avait lieu en l'honneur de la déesse de la fécondation, Zarpanit, invo- quée plus tard sous le nom générique et commun de Mylitta \ Cette Mylitta babylonienne, si étroitement appa- rentée avec les Baalath phéniciennes, leur avait transmis les usages de son culte. Aussi, dès que la période d'émi- gration fut accomplie, nous trouvons la prostitution établie dans toute l'Asie Moyenne et la Basse-Asie. En Lydie*, en Cypre, dans un grand nombre de villes de l'Asie-Mineure, les jeunes filles faisaient à la déesse le sacrifice de leur virginité, et devaient, en se prostituant, amasser une dot pour leur mariage ^: a Mos erat Cypriis virgines ante nuptias statutis diebus dotalem pecuniam quaesituras in quaestum ad littus maris mittere pro reliqua pudicitia libamenta soluturas**. » Maury voit une allusion à cette coutume dans l'inscription trouvée à Palaepaphos, l'on peut lire la consécration faite par Démocrate, fils de Ptolémée, chef des Kinvrades' ô àp)(Oç tcov Kivu-

1. Valère-Maxime, II, 6, 15.

2. Valère-Maxime, II, 6, 15.

3. Hérodote, 1,199; Strabon, XVI, p. 745; voir aussi Baruch, vi, 42; Justin, XVIII, 5.

4. Élien, HisLvar., IV, 3.

5. Cette coutume se retrouve encore dans la Byzance des derniers siècles païens.

6. Justin, XVIII, 5.

7. Sur les Kinyrades et leur dynastie en Cypre, voir Hésychius, voc. Ivivvjpai; et KcvvupàSai ; Sctioliaste de Pindare, Pt/flu'qiins, ode II, ad versum 27.

LE CULTE PHALLIQUE DANS LES FÊTES d'aDÔNIS 171

paÔcbv, et sa femme Eunice, de leur fille à la déesse de Pa- phos \ En Phénicie et en Syrie, les fêtes d'Adônis étaient marquées par la même obligation. Les femmes qui, pendant le deuil des Adônies, n'avaient pas consenti à couper leur chevelure, devaient se prostituer aux étran- gers pendant toute une journée. Seuls, ces étrangers avaient droit à leurs faveurs, et le prix de la prostitution était offerte la déesse'. Les Carthaginois avaient conservé cet usage de leur pays d'origine et Pavaient répandu dans la Numidie. En Grèce, la prostitution religieuse était liée au culte d'Aphrodite, à Gylhère et à Gorinthe, et au culte de la déesse du plaisir, IlopVT], à Abydos. En Sicile, au mont Eryx, le culte phénicien d'Astoreth avait de même conservé cette particularité. A Rome même, la grande liberté de mœurs des Saturnales n'était que le souvenir d'usages plus anciens, survivaient des pra- tiques analogues. En réalité, le monde antique tout entier a connu cette prostitution sacrée. Cet usage, de la religion, a, avec elle, survécu à toutes les vicissitudes des empires et des races, il s'est prolongé, avec des dieux nouveaux, jusqu'au cœur de l'Occident et jusqu'aux extré- mités des temps païens.

Ce caractère même d'universalité donne à cette coutume sa véritable importance historique. Elle était née avec les premières manifestations religieuses des peuples de la Haute-Asie, chez lesquels les grands phénomènes de la vie humaine, comme ceux de la vie universelle des choses, formaient un ensemble d'idées mythiques d'autant plus

1. Maury, Hist. des relie/ ions de la Grèce antique, III, p. 22j, note.

2, De Dea Syria, 6.

172 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

puissantes et plus vivantes qu'elles se liaient à la nature même et à l'existence quotidienne de ces peuples. D'ail- leurs, cette conception religieuse s'est manifestée dans des formes et dans des théogonies telles, que la prostitution en devenait comme l'aboutissant logique et la réalisation la plus précise. Des religions de l'Asie Centrale jusqu'à celles de l'Occident, durant des milliers d'années, sous des formes et des figures mythologiques toujours différentes, tantôt cruelles et difformes, tantôt douces et gracieuses, ce qui règne, ce qui domine, ce qui apparaît à l'esprit des fidèles comme un principe primordial, c'est l'idée d'une divinité sacrifiée, tantôt par un destin supérieur, tantôt par sa propre volonté, au salut et au bonheur des hommes. L'Isthar chaldéenne comme la Baalath phénicienne, l'Atys phrygien comme le Melkarth tyrien, mais surtout l'Osiris et risis d'Egypte, les dieux et les déesses, protecteurs et pères des hommes, souffrent et meurent pourfaire régner la paix et la joie parmi les peuples. Livrés aux hommes, les dieux s'abandonnent et se répandent dans les foules comme des éléments de vie supérieure et meilleure : Melkarth parcourt le monde pour établir la justice et la bonté, Osiris enseigne à ses peuples les lois des cités et les règles des gouvernements, Isis douloureuse erre de ville en ville, de porte en porte, et, dans le palais de Byblos, décide, comme l'Iahweh juif dans TÉden, d'en- tourer l'enfant d'une race, et avec lui l'humanité tout entière, d'une immortalité et d'une félicité que les hommes perdent par leur faute.

C'est en somme cette idée première qui, à travers d'in- nombrables avatars, aboutit chez des peuples d'une sensua- lité ardente, amoureux de symboles vivants et expressifs,

LE CULTE PHALLIQLE DANS LES FÊTES d'aDÔNIS 173

à la pratique, devenue rapidement universelle, de la prostitution. Pour fêter et glorifier des types divins dont le trait essentiel est précisément de se donner à tous les hommes et de se sacrifier à leur joie, il semblait naturel et logique que les femmes, vierges et épouses, se prosti- tuassent dans les cérémonies religieuses.

Mais il y avait encore un autre symbole. Sur la plu- part des fêtes orientales flottait l'image merveilleuse d'une déesse d'amour et de volupté, éternelle comme le monde et puissante comme le destin. Tantôt c'était la divinité mystérieuse et féconde de la Cappadoce et de la Phrygie, tantôt la divinité cruelle et sanguinaire de la Phénicie méridionale, tantôt la forme harmonieuse et voluptueuse créée par le génie des îles grecques, d'Amathonte et de Paphos, tantôt Tlsthar grave et douloureuse, tantôt enfin l'épouse divine, veuve d'un dieu, et répandant, avec ses larmes, les enseignements de sa bonté infinie. L'amour, sous toutes ses formes, avec tous ses sacrifices, toutes ses voluptés, toutes ses tyrannies, se manifestait dans chacune des réalisations symboliques des fêtes. La toute-puissance de l'Aphrodite paphienne, de la Baalath giblite,de l'Aschera sidonienne, éclatait dans les chants mystiques, dans les récits mythologiques, dans les cérémonies du culte. Et c'était pour exprimer cette loi universelle de l'amour cette domination de la nature et de la vie, que les vierges de Babylone et de Paphos, ainsi que les femmes de Byblos, se livraient aux étrangers. Le symbole de la fête d'Adonis, l'union féconde du soleil et de la terre, se réalisait et se manifestait dans les accouplements et les étreintes des femmes et des visiteurs pieux. Le prix de cette prostitu- tion retournait à la déesse, comme une offrande. Xulle ne

174 LES FÊTES d'adôms-thammoùz

pouvait se soustraire à cette coutume, fatale et tyrannique comme la loi même de l'amour.

La prostitution des fêtes d'Adonis était donc la conclu- sion logique de cette double conception religieuse. Peu à peu, avec l'énervement de la religion et l'affaiblissement graduel des expressions mythologiques et cultuelles, elle tendit à disparaître, mais se prolongea longtemps encore dans des formes nouvelles et diverses. Dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, on pouvait la retrouver, à Byzance, dans certaines pratiques locales, et les mystères païens,, qui se multiplièrent au moment même du triomphe du christianisme, en conservèrent longtemps le souvenir et l'usage fort atténués. En réalité, cette survivance s'ex- plique et se justifie aisément par la force, l'influence et la persistance de la religion elle-même. En même temps que la conception et le culte d'Adonis et d'Aphrodite, perpé- tuellement unis et confondus dans leur mystique et fécond amour, se prolongeaient les coutumes inhérentes à leurs fêtes, et qui n'étaient plus que la dernière expression d'une religion expirante.

C'est d'ailleurs sous des formes à peine modifiées que se sont perpétués longtemps la plupart des images et des symboles divins qui se rattachent à ces pratiques du culte d'Adonis. L'image du cône, la forme phallique, le culte des « hauts-lieux », se retrouvent à une époque les derniers vestiges de la religion phénicienne sont depuis longtemps effacés. En ce qui regarde la prostitution sacrée, ne faut-il pas voir encore un dernier souvenir de cet usage dans ces pratiques de la grotte de Saint-George, en Phénicie, dont parle Renan\ et, après lui, M. Jules Soury:

1. Renan, Mïsston dePhènicir, p. 329.

LE CULTE PHALLIQUE DANS LES FETES d'aDÔNIS 175

« Les « hauts-lieux « dWschera, les cavernes d'Astarté avaient lieu les prostitutions sacrées se voient encore à Sarba, à Sayyidet el-Mantara, à Moghâret el-Magdoura, aux grottes de la Casmie et d'AdIoun, à Belat. Sur la hauteur de Belat gisent les ruines pittoresques d\in temple dédié à quelque Baalath, peut-être à cette déesse céleste dont M. Renan a lu le nom sur un précieux monu- ment^ ou à la déesse de Syrie assise sur un siège orné de deux lions. Quoi qu'il en soit, le sanctuaire de cette (( \otre-Dame » est le plus bel exemple de « haut-lieu » cananéen. Le petit bois de lauriers fleurit encore : c'est à l'ombre de ces arbres verts que les prêtresses de la bonne déesse dressaient leurs tentes peintes', j)

S'il faut faire à ces coutumes de la prostitution et de la castration une place aussi importante dans l'étude du culte adônique, c'est que c'est véritablement par elles et en elles que nous retrouvons les vestiges les plus expressifs, les plus vivants, les plus complets, de tout un cycle mythique dont a vécu, pendant des milliers d'années, l'imagination religieuse des peuples de l'Asie Anté- rieure. L'Adonis androgyne, participant à la fois à la nature du dieu et à celle de la déesse, l'Adonis châtré et mutilé, mort sous les coups du sanglier hivernal, puis renaissant dans une gloire nouvelle, le dieu fécond, répandu sous mille formes dans les multiples phénomènes de la vie et des saisons, le dieu symbole simultané de la jeunesse, de l'amour, de la joie, et aussi (le la mort et du désespoir, éternellement mêlé à une

1. inles SovLTj, La Phènicie (Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1875).

176 LES FÊTES D^\D6^'1S-THAMM0C/-

déesse parèdre, à la fois sœur, épouse et mère, synthétise, pour ainsi dire, toutes ses formes, toutes ses images, toute son action, dans des manifestations d'une expres- sion farouc-he et forte, comme la castralion et la prostitu- tion. C'est à travers les usages de cette sorte «ju'apparaîL vraiment la réelle physionomie du Thammouz solaire, résumant en lui toutes les énergies de la nature, victime des vicissitudes des saisons, et père de la fécondité et de l'amour.

CHAPITRE IV

LES SURVIVANCES DU CULTE ET DES FÊTES D ADONIS

A 1 heure même le culte d'Adonis, troublé, dénaturé, épuisé, se survivait dans la parade tout extérieure de ses fêtes, le christianisme étendait sur le même monde une influence chaque jour plus pénétrante. A mesure que le dieu antique défaillait et s'etfaçait, le dieu nouveau con- quérait à son tour les mêmes terres, les mêmes îles, les mêmes cités, et substituait aux formes usées de la mytho- logie orientale une inspiration plus jeune et plus active. Mais dans cette révolution religieuse, c'étaient encore les mêmes principes, les mêmes dogmes, les mêmes pra- tiques, qui, sous des apparences nouvelles, allaient se continuer et reprendre vie pour de longs siècles. Dans chaque ville passait la marche triomphale du christia- nisme, il se heurtait à un temple d'Adonis, au tourbillon de ses fêtes, à la persistance de son symbole et de son culte. Au milieu de la déchéance et de Toubli du vieux panthéon hellénique, le dieu oriental avait gardé une dernière vigueur, et, plus que tout autre, cette forme religieuse pouvait encore agiter et enflammer les âmes désenchantées et meurtries de cet âge de décadence. La grande défaillance morale qui permit au christianisme de vivre, de se répandre et de grandir, c'était elle déjà qui

12

178 LES FÊTES d'aDÔMS-TH.VMMOU/,

avait permis an culte morbide et déformé d'Adonis d'assurer, sur chacune des terres du monde ancien, son influence toute-puissante.

Entre ces deux conceptions mythologiques, il n'y a point de limite historique. Elles s'enchaînent, se pro- longent, se succèdent, elles s'expliquent l'une par l'autre; et, du jour l'image religieuse du Christ prend consis- tance, chacun de ses traits se trouve d'avance fixé et comme déterminé par les générations des dieux qui l'ont précédée. Adonis, douloureux et persécuté, revit dans Jésus; ou plutôt, à travers les premiers siècles chrétiens, les deux divinités vivent côte à côte, se pénètrent, se heurtent, se confondent, jusqu'au moment la plus antique s'efFace et se disloque sous l'eflort d'une société nouvelle qui ne se reconnaît plus que dans des images rajeunies. Mais seules, les formules extérieures ont été modifiées : sous la liturgie qui s'élabore, dans les céré- monies et les traditions du nouveau culte, la face sou- riante et éternelle d'Adonis reparaît et triomphe. La passion, la mort et la résurrection de Jésus reproduisent fidèlement, servilement, chacune des circonstances qui, depuis des siècles, ornaient les récits mystiques de la Syro-Phénicie.

Adonis meurt dans la gloire de sa jeunesse, il dort dans le tombeau, il ressuscite, il se symbolise dans toutes les forces et les défaillances de la vie; et voici Jésus, l'Adonis renouvelé, mais qui n'a rien oublié du mythe antique, le voici qui meurt et ressuscite dans des condi- tions analogues et qui s'identifie, lui aussi, à la vertu du soleil et aux énergies de la nature. Tous deux roulent ensemble dans le cortège des saisons, ils portent avec

LES SL'RVIVANCKS DU CLLTE ET DES FÊTES d'aDÔNIS 179

eux l'âme tumultueuse et confuse de la terre, ils se dis- tinguent mal des éléments et du panthéisme universel. Le même phénomène, la même évolution logique qui trans- forme le Thanimouz indécis de l'antique Phénicie en une divinité aux formes arrêtées, aux contours précis, se retrouve dans la conception chrétienne, le dieu se dégage peu à peu, avec lenteur, avec effort, delà mytho- logie païenne, pour condenser, dans ses traits personnels, par un syncrétisme instinctif, les traditions qui sur- nagent encore dans le scepticisme alexandrin.

Ainsi, il n'y a point de secousse, point de transfor- mation brutale, point de fin ni de commencement nettement marqués. C'est une lente, insensible défor- mation, une religion qui se prolonge et se modifie sans arrêt, et dont la décomposition enfante, avec les mêmes éléments, une forme religieuse nouvelle. Dans la Syrie règne Adonis, la grotte de Bethléem est le théâtre des mystères et des fêtes du dieu androgyne. Les femmes viennent y pleurer sa mort mystique ; c'est un lieu consacré àAstorethet à Thammouz; dans le bois sacré qui l'entoure, les prêtresses de la déesse mènent, au son des flûtes, l'orgie divine ; la prostitutioa, les chants et les danses s'y entremêlent et s'y confondent comme dans les temples de Byblos .

D'année en année, de génération en génération, la coutume religieuse se transmet fidèlement, et le jour le dieu disparaîtra dans l'oubli, le lieu de ses fêtes n'en demeurera pas moins sacré, et si profondément marqué de l'empreinte mystique que le christianisme le choisira à son tour pour y placer la naissance de son dieu. La grotte d'Adonis devient la grotte de Jésus : une divinité succède

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à l'autre sans que la croyance populaire en soit sensi- blement troublée, et sans qu'elle puisse même distinguer, dans cette succession de formes divines, les éléments d'une religion qui s'élabore. La même foule qui était venue célébrer Adonis dans la grotte de Bethléem, y vint célébrer Jésus avec le même enthousiasme, la même foi, sans y voir autre chose que l'éternel symbole solaire (jui ressuscitait sous un nom nouveau.

Saint Jérôme lui-même avoue implicitement cet héri- tage mythique'. Ainsi, pendant des siècles, l'antique Thammouz revit et se prolonge sous la figure du Christ : dans la grotte sacrée, on pleure et on exalte le dieu mort et ressuscité, et c'est toujours le même dieu, Thammouz, Adonis ou Jésus, sous des formes tour à tour épuisées et rajeunies.

La légende qui, de sa naissance à sa mort, accompagne Jésus, s'inspire tout entière des traditions antérieures, dont le christianisme se nourrira, et qui vont se conti- nuer jusqu'au seuil du monde moderne. Les fêtes de deuil qui marquaient l'ensevelissement d'Adonis, la semaine de désolation, la bruyante démonstration de joie qui célébrait la résurrection, se retrouvent, avec leurs circonstances et leurs détails les plus menus, dans les cérémonies de la « semaine sainte ». Le jour Adonis sortait du tombeau, les femmes de Byblos se saluaient par ces paroles : « Adonis resurrexit ! » le jour de Pâques, les premiers chrétiens s'abordaient avec la même formule: « Ghristus resurrexit! » C'était le salut mys- tique^ l'expression heureuse que les fidèles du dieu phé-

1. S. Jérôme, Epiai, ad Paulin. V, plus haut, p. 36.

LES SURVIVANCES DU CULTE ET DES FETES d'aDÔNIS 181

nicien avaient transmis aux adoialeiiis du dieu chrétien, et que ceux-ci recevaient et perpétuaient avec le souvenir et le symbole de la divinité giblite.

Avec le même zèle, la même minutie, la même piété, les fidèles d'Adonis ou de Jésus reconstituent la scène et les circonstances de leur mort. Tous deux, on les ensevelit, on les met au tombeau, on refait avec eux le chemin de leur passion et de leurs souffrances. encore, la tradition adônique s'est prolongée sans altération ; elle est devenue la cérémonie funèbre du Vendredi-Saint. En Orient, ce jour-là, on enterre le Christ avec le même appareil, la même pompe, les mêmes soins que les Syriens mettaient à ensevelir Adônis-Thammouz. Un long- cortège de fidèles accompagne jusqu'au tombeau un cercueil symbolique ; dans la nuit, à la lueur des torches, la procession se déroule au milieu des sanglots et des plaintes. C'est Tenterrement du Christ. M. Guimet a eu l'occasion d'assister, à Patras, à l'une de ces célébrations funéraires, et nous devons à son obligeance de pouvoir la relater ici :

A dix heures du soir, j'arrive à Patras par le bateau que j^ai pris à Itéa.

En débarquant, j'entends dans la ville des accords de fanfare et des pétards. Je trouve que pour un Vendredi-Saint, on s'amuse beaucoup à Patras,

En me couchant, je perçois toujours les réjouissances lointaines. A trois heures du matin, je suis réveillé par le bruit qui s'approche. Je me mets à la fenêtre et je vois la rue très large et très longue entièrement remplie d'une foule compacte, qui marche lentement, chacun tenant à la main un cierge allumé ou une lampe antic{ue à petite flamme : c'est comme un fleuve de feu qui coule tranquille à travers la ville et dont on ne voit ni la source ni l'embouchure.

La fanfare est encore loin. Elle joue des marches funèbres.

182 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

Malgré les pétards qui éclatent dans les rues adjacentes, la foule est recueillie, silencieuse.

Maintenant j'entends des voix, des cantiques qui alternent avec la musique. Et bientôt s'avance une partie du cortège beaucoup plus e.i lumière. Voilà les musiciens et, derrière, un cercueil drapé de noir.

J'ai vu des enterrements à Athènes. Toujours le mort est promené dans sa bière sans couvercle, afin qu'on voie son costume et sa figure. On lui fait une vraie toilette : on lui met du fard, on efface les rides, on cache la couleur jaune avec de la poudre de riz ; il y a des grimeurs pour cadavre. Et je m'apprête à voir le visage de ce grand personnage qui est l'objet de cette cérémonie importante à laquelle prend part toute la population de Patras.

Mais le cercueil est fermé et le di'ap noir le recouvre entiè- rement.

Un prêtre qui suit, vêtu de l'étole grecque, tient dans ses mains la tête du sarcophage. Ce geste, la position du pope par rapport au défunt, m'expliquent pourquoi quand on a trouvé à Antinoé le corps d'Apollon Eupsuchi dans son beau cartonnage peint, son nom écrit au-dessus de son portrait était tracé à l'envers; c'était afin que le prêtre, pendant les cérémonies funéraires, puisse lire le nom du mort pour l'introduire dans les prières rituelliques.

Peu à peu, la foule s'écoula.

Le cortège lumineux continua sa route à travers tous les quar- tiers, chantant tristement malgré les éclats de la fanfare et les déto- nations des pétards.

Au matin, je demandais quel était ce grand dignitaire à qui on avait fait des funérailles si importantes, si grandioses ?

On me répondit : (( C'est l'enterrement de Jésus-Christ^ ! »

Il serait fastidieux de suivre, dans chacune des mani- festations chrétiennes, la trace de la légende d'Adonis, Il suffît de se souvenir à quel degré elle est restée vivante et précise dans les premiers siècles de l'ère nouvelle pour

1. Note d'un voi/age en Grèce (E. Guimet, 1901).

LES SURVIVANCES DU CULTE ET DES FÊTES d'aDÔNIS 183

comprendre rinfluence et Taction qu'elle pouvait exercer sur une mythologie encore fluctuante qui se livrait d'elle- même à toutes les invasions morales du paganisme syro- phénicien. De plus loin encore, l'inspiration des mythes assyriens pénètre la religion naissante. Le poisson divin Oannès, c'est Jésus, l'iyBûç des premiers chrétiens, représenté sous cette figure mystique du poisson^ dont le nom même n'est que la formule anagrammatique du dogme de l'Incarnation ; la colombe divine Sémiramis, c'est l'Esprit-Sacré qui voltige, sous cette forme ailée, à travers les traditions chrétiennes^ comme l'isis de la légende de Byblos. Et si l'on songe aux rapports étroits qui unis- saient à Oannès leThammouz giblite et le Doumouzi baby- lonien, aux liens qui rattachaient l'Astoreth syrienne à la Sémiramis orientale, toute la filiation, toute la généa- logfie des divinités de l'Asie Antérieure s'éclaire et s'explique.

Ainsi Adonis s'avance dans les temps modernes à l'ombre du christianisme. Les coutumes de ses fêtes se perpétuent, déformées, atténuées, mais reconnaissables encore et plus vivantes que jamais. Ce sont elles que l'on retrouve dans le fanatisme sanglant de certaines peuplades du Caucase et de l'Arabie. Les mutilations qui s'accom- plissaient au cours des fêtes de Byblos ou d'Hiérapolis \ la castration par laquelle on s'unissait mystiquement au dieu défaillant, ce sacrifice humain qui accompagnait le sacrifice divin, le voici encore dans les blessures volon- taires, dans les effroyables pratiques fidèlement trans- mises et conservées dans certaines contrées de l'Asie

1 . Y. De Dca Syria,

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Occidentale. Au cours de la semaine sainte, dans plusieurs villes du Caucase, se déroulent la procession de la Croix et la commémoration de la Passion divine. Dans le délire religieux, les fidèles se frappent d'armes tranchantes, se blessent et se mutilent. encore on s'unit à la divinité expirante, à ses douleurs et à sa mort. C'est le même principe, le même désir, la même foi. Adonis et Atys n'ont changé que de nom. La même furie qui poussait les Galles au sacrifice d'eux-mêmes se retrouve aussi ardente, aussi profonde, aussi terrible, dans l'âme tumultueuse et passionnée des orthodoxes orientaux.

Tout d'ailleurs est fait pour favoriser cette survivance des mœurs antiques. Le dieu Adonis n'a point changé ; sa vie tranchée dans sa fleur, ses souffrances, sa mort et le symbole de son action terrestre se perpétuent sans effort. 11 était, aux yeux des Syro-Phéniciens, le symbole de l'épi qui meurt dans la moisson fauchée et reverdit avec la saison nouvelle, le symbole des fruits de la terre qui naissent, meurent et revivent avec les saisons. Et n'est-ce pas Jésus qui apparaît encore, sous la figure de l'épi et du raisin, ramenant sous cette double image les deux mythes connexes et parallèles d'Adônis-Atys et de Dionysos-Zagreus ? Le prêtre, en consacrant le pain et le vin, y enferme son dieu, et le manipule qu'il porte à son bras n'est que la déformation liturgique du linge qui essuie la sueur des moissonneurs au travail. Le dieu nouveau garde donc, dans son attitude, dans son symbole, dans son action sociale, dans ses cérémonies rituelles, les formes essentielles que lui ont léguées les mythes anciens.

11 n'est pas jusqu'aux personnages secondaires de

VENUS ET ADONIS MOURANT Peinture de la Maison du chirurgien, à Pompéï

LES SUBVIYAÎSCES DU CULTE ET DES FÊTES d'aDÔNIS 185

la mythologie chrétienne qui ne portent la trace de la transmission héréditaire. Voici la Yierge-Mère qui rap- pelle, avec une précision étonnante, avec une imitation presque servile, l'Isis égyptienne et TArtémis d'Ephèse. Elle a, de cette dernière, non point le caractère de fécon- dité universelle, mais l'allure accueillante et douce. Le type le plus fréquent, le plus convenu et le plus connu de la Vierge, dont la tète est voilée, les mains ouvertes et tendues, n'est que la copie d'un des types de l'Artémis d'Ephèse , qu'on retrouve encore dans les statues archaïques. Le type de la Mater clolorosa chrétienne, de la Vierge douloureuse et pleurante, c'était déjà, aux temps d'Adonis, le type de la Vénus voilée du Liban. Qu'on examine minutieusement l'attitude de la Vénus voilée, telle qu'elle nous est transmise par diverses statues de terre cuite et par les sculptures des rochers du Liban. C'est l'allure accablée et ployée, le geste traditionnel, immuable, fixé, de la Vierge chrétienne, pleurant, au pied de la Croix, sur le cadavre de son fils. C'est ainsi que Cybèle pleurait sur Atys, Astoreth sur Thammouz. Dans la plupart des peintures de Pompéi qui ont rapport au mythe d'Adonis, le jeune dieu mourant est étendu sur les genoux de Vénus assise. La déesse est vêtue de longs vêtements; elle se penche sur le corps nu et sanglant de son amant, dont elle soutient la tête pendante. C'est là, jusque dans les détails des gestes, le tableau exact des groupes que l'art chrétien désignera sous le nom de Pietà, l'on verra la Vierge-Mère se lamenter sur le cadavre de son fils, étendu sur ses genoux.

Tout concourt donc à perpétuer, dans le christianisme encore informe, les vestiges du culte antique, qui s'y cris-

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talliseront el s'y fixeront à mesure que la nouvelle religion se constituera dans sa précision définitive. Mais, dans la Syro-Phénicie, en dehors même des dogmes passagers, les usages et les croyances populaires circulent à travers les mythes, se mêlent et s'attachent à eux. Sans jamais s'effacer, ils obéissent à la succession des dogmes, et se moulent, pour ainsi dire, sur chacun d'eux. Les grottes sont consacrées à Astoreth ; vienne le christianisme, les usages religieux s'y continueront en l'honneur de la Vierge. Les mêmes coutumes et les mêmes miracles se renouvellent fidèlement, quelle que soit la divinité qui y préside. « Près de Djouni, au village de Sarba, qui est sûrement une ancienne localité cananéenne, existe une a grotte de saint George », sorte de salle au niveau de la mer, les femmes viennent se baigner dans l'espoir de devenir mères. Le rituel veut qu'avant de s'éloigner, elles offrent une pièce de monnaie à saint George. On peut y voir, avec M. Renan, un reste des anciens tarifs phéniciens pour les sacrifices, ainsi qu'un souvenir éloigné du rachat de la prostitution sacrée. « Je ne doute » pas, écrit ce savant, que la grotte de saint George n'ait » abrité les rites que nous savons avoir été pratiqués à » Babylone, à Byblos, à Aphaca, et qui venaient d'une idée » répandue chez certaines races de la haute antiquité, idée » d'après laquelle la prostitution à l'étranger, loin d'être )) honteuse, était considérée comme un acte religieux. Des n traces de cette idée se retrouvent encore en certains pays » orientaux et en Algérie. » A Sayyidet el-Mantara, aNotre- Dame-de-la-Garde » est une chapelle de la Vierge qui fut à l'origine une grotte cananéenne d'Astarté. La « Caverne de la possédée », Moghâret-el-lNIagdoura, au village de

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Magdousché, présente sur la paroi de gauche une hideuse figure de femme sculptée. La plus authentique de ces cavernes à prostitution se trouve près de la Casmie : on voit à l'intérieur des sortes de sièges et une niche pour la statue de la déesse ; à l'entrée, qu'une porte fermait, on distingue nettement, comme au temps d'Hérodote, ainsi qu'à Byblos, à El-Biadh, à Adloun, le naïf symbole du sein divin d'où sont sortis les hommes et les dieux \ » A côté de ces grottes saintes existait le culte des Hauts- Lieux, c'est-à-dire des sommets consacrés à l'Aschera sidonienne ou à l'Astoreth giblite. Toute montagne dont la forme pouvait évoquer quelque image phallique ou le cône, symbole de la déesse, devenait un « haut-lieu », un endroit marqué pour les cérémonies et les orgies ^ituelles^ On y édifiait un temple, entouré d'un bois de lauriers sacrés, et les prêtresses de la divinité androgyne, de Baal-Baalath, y venaient mener leurs fêtes bruyantes et passionnées. Le christianisme, en s'installant en Syrie, hérite de la tradition des Hauts-Lieux et la continue; lui aussi, il recherche ces mêmes emplacements pour y édi- fier ses sanctuaires, et il se trouve ainsi que c'est préci- sément sur les ruines d'un temple antique, ou même dans un monument païen désaffecté, que fleurit le nou- veau culte .

1. Jules Soury, La Phénicie {Rckuc. des Deux-Mondes, 15 décembre 1875).

2. Transporté jusqu'en Occident, l'usage de consacrer les sommets des montagnes à Aphrodite s'est perpétué longtemps. On peut en citer mille vestiges. A Montvendre (Drôme), le nom de cette localité n'est que la dénomination du mont aigu et conique qui la domine : c'est l'aneien inons Veneris, tel qu'il avait été consacré à la déesse, en raison de sa forme symbolique.

188 LES FÊTES d'aDÔNIS-THAMMOUZ

Les l'êtes d'Adonis ne confondent pas toute leur histoire avec rimage troublée du dieu de Byblos. Elles se séparent d'elle et continuent à se répéter chaque année, à une époque le dieu Adonis n'est plus qu'un souvenir confus. Elles concordent avec la marche et la signification des saisons, et ce lien naturel les prolonge et les vivifie encore, à un moment oii le symbole solaire et tellurique d'Adonis s'est efiacé pour faire place à de nouvelles figures mythiques. Les sanglots qu'Ezéchiel ' entendait retentir contre la muraille du Temple n'ont point cessé. A travers les siècles, la même coutume s'est perpétuée fidèlement, inébranlablement, et aujourd'hui encore, les femmes et les vieillards de Jérusalem viennent se lamenter et pleurer contre l'épaisse muraille qui reste à leurs yeux le dernier vestige du temple antique. Qui pleurent-ils ? Ils ne le savent pas eux-mêmes, mais la tradition est plus fidèle que leur mémoire. C'est encore la fête douloureuse de Thammouz qui traîne ici sa dernière image, et, comme aux jours d'Ezéchiel, les plaintes des femmes se répondent dans la nuit. Les dieux se sont succédé, mais la coutume a persisté, comme le symbole lui-même s'est transmis, éternellement identique, dans les formes changeantes des divinités.

A Alexandrie comme à Athènes, la fin des Adônies était marquée par un détail caractéristique. A Alexandrie, la statue d'Adonis était précipitée dans la mer; à Athènes, on jetait dans les fontaines tous les « jardins d'Adonis », et les statuettes de cire ou de terre cuite dont on avait orné les maisons. Cet usage lui-même a laissé des traces.

1. vin, 14,

LES SURVIVANCES DU CULTE ET DES FETES d'aDÔNIS 189

Movers rappelle à ce sujet que, dans certaines contrées de la Pologne, la statue delà déesse Marzana était préci- pitée dans un étang, aux approches du printemps'.

L'Europe Méridionale offre de nombreux exemples des survivances du culte d'Adonis. 11 n'est peut-être pas téméraire, par exemple, de rapprocher de l'usage des fêtes d'Adonis certaines coutumes caractéristiques. Dans le Piémont et dans toute l'Italie du Nord, l'ancien culte phallique, qui est si vivant et si intense dans le mythe d'Adonis, se retrouve dans un usage fidèlement observé: dans la nuit du 2 août, les femmes ornent les parties géni- tales de leurs époux ou de leurs amants, pendant leur som- meil, de rubans et de fleurs, honorant ainsi, par cet hom- mage, la loi et la force de la fécondité universelle. Et, à ce propos, il faut noter la curieuse image de Priape, sculptée dans le roc d'un tombeau de l'ancienne Tarquinies, et accompagnée d'une inscription en caractères étrusques. Une bandelette, offrande pieuse, est nouée autour du phallus du dieu. C'est là, en quelque sorte, le seul exemple ancien d'une coutume encore vivante ^

En Sardaigne, le culte et les fêtes d'Adonis sont de- meurés si vivants qu'aujourd'hui l'antique usage des « jardins d'Adonis » s'y transmet encore d'année en année, sans altération sensible. « Quelques jours avant la Saint- Jean, raconte le général La Marmora, on sème du blé dans un vase ou muid fait d'écorce de liège et rempli de terre, de sorte que, dans la nuit qui précède le 24 juin, il se forme une touffe d'épis. On le place alors sur les

1. Movers, Die Phônuier, I, vu.

2. On peut voir la reproduction de cette figure dans Creuzer-Gui-

gniaut. Rch'ijions de l'Anti'iui(c', planche CLV, n" 595 a.

190 LES FÊTES d'adÔNIS-THAMMOU/

fenêtres, après l'avoir paré de lambeaux d'étoffes de soie et de rubans de diverses couleurs. On y ajoute des espèces de poupées habillées en femmes; jadis même c'étaient des simulacres faits de pâte de farine (des phallus) ; et l'on forme des danses aux flambeaiix, et puis en plein air autour d'un grand feu^ . »

11 existe en Provence une survivance très curieuse et très fidèle de l'usage des « jardins d'Adonis ». A l'époque de Noël, dans chaque maison, on dépose, devant les crèches, une soucoupe ou un petit vase, remplis d'eau et de graines de blé, quelquefois des lentilles ; les graines germent rapidement, et forment de minuscules jardins, hâtifs et presque aussitôt flélris. Oti sait, d'autre part, que la symbolique chrétienne de la fête de Noël n'est qu'une expression nouvelle de l'ancienne symbolique des fêtes célébrées en l'honneur du retour des dieux calendaires. En Provence, on désigne la fête de Noël sous le nom do festo de Calèndo . Le blé semé à cette occasion s'appelle blé de Sainte-Barbe, en raison du jour approximatif des semailles : « Deux semaines auparavant, en sa présence, sœur Nanon avait mis germer le blé de Sainte-Barbe, dont la précoce verdure, symbole de renouveau, doit dé- corer la table se sert le repas de Noël. Pour cela, on met simplement une pincée de blé au fond d'une assiette que l'on humecte d'un peu d'eau, et voilà les semailles faites. Patience ! Au bout de quelques jours, dans la tiédeur du logis clos, sur le coin de la cheminée, le blé de Sainte- Barbe germera \

1. La Marmora, Voyage en Sardaigne, tome I, p. 263-265.

2. Paul Arène, Dnmnlnc, IV.

LES SURVIVANCES DU CULTE ET DES FETES d'aDÔNIS 191

C'est encore en Provence qu'il faut signaler un culte local étroitement rattaché aux traditions syro-phéni- ciennes. Cette région a tout entière subi l'influence pro- fonde de la civilisation et de la religion phéniciennes. Adônis-Thammouz y dut avoir de nombreux temples. Le culte des Hauts-Lieux et des grottes sacrées s'y retrouve fidèlement. Tout rocher était dédié à Baal (en celtique Bail) ; toute grotte à Baalath (en celtique Baiimo). De le nom de Sainte-Baume donné aune grotte célèbre et à un lieu de pèlerinage très fréquenté dans le département du Yar, où, raconte-t-on, Marie-Magdeleine acheva sa vie de solitude et de pénitence. Mais, bien avant la courtisane de Magdala, dès l'antiquité la plus reculée, les femmes venaient en pèlerinage à la Sainte-Baume, afin d'obtenir de la déesse delà fécondité^ des enfants, et les jeunes filles un mari. La tradition chrétienne a substitué Marie-Magde- leine à l'Astoreth phénicienne, et la coutume s'est pro- longée de génération en génération. Il y a peu d'années encore, les jeunes filles de Provence exigeaient, dans le contrat de leur mariage, un pèlerinage à la Sainte-Baume.

Actuellement, au cours des pèlerinages qui s'accom- plissent à la grotte sainte, un usage, que les pèlerins ne peuvent expliquer, consiste à faire des castellets ou petits châteaux. Ces castellets se composent de trois petites pierres disposées en triangle et d'une quatrième placée au milieu des trois autres. Les jeunes filles et les femmes, en se conformant scrupuleusement à cet usage, continuent, encore, une coutume antique. Le triangle ou cône symbolise iVstoreth, comme la ([uatrième pierre, symbole d'Adonis, rappelle le phallus déformé que l'on plaçait au milieu dos jardins d'Adonis. Récemment encore, on rap-

192 LES FÊTES d'aUÔNIS-ÏHAMMOU^

portait, des pèlerinages de la Sainte-Baume, des rameaux d'if. De toute antiquité, Fif a été Tarbre consacré à Aphrodite : or, il jouait et joue, à la Sainte-Baume, un rôle si important qu'on Ta surnommé loii boues de la Santo-Baumo .

C'est donc jusqu'au cœur de nos traditions modernes, de nos usages d'aujourd'hui, (ju'on peut voir le vieux culte d'y\dônis-Thammouz se prolonger et survivre mysté- rieusement. Grâce à ses fêtes éclatantes, grâce aussi à la profonde et large conception de son symbole religieux, il s'est avancé dans un monde nouveau sans s'y trouver absorbé ou vaincu par les religions qui s'y développaient avec violence.

Ainsi, le pèlerinage, la lente marche des symboles antiques, continue à travers les mille usages du chris- tianisme, et, avec eux, la vieille lumière théogonique, qui éclairait l'origine des mondes orientaux, prolonge ses derniers rayons sur un peuple qui ne la comprend plus.

TROISIÈME PARTIE

LES MONUMENTS DU CULTE D'ADÔNlS

CHAPITRE PREMIER LA STATUAIRE

Quand, après avoir reconstitué la physionomie synthé- tique du dieu Adonis et de ses fêtes, l'historien, délaissant les textes, cherche à rassembler et à coordonner les ves- tiges d'un mouvement religieux aussi vaste, aussi intense, aussi durable, il se trouve en présence d'un phénomène (|uelque peu déconcertant. De ce culte d'Adôn-Tainmoiiz, (|ui s'est répandu jusqu'aux extrémités du monde antique, (jui a façonné tant de civilisations, qui s'est mêlé à tant de mouvements ethniques, historiques et sociaux, il ne reste plus que des traces si rares et si incertaines, que des ves- tiges si dispersés et si mutilés, qu'on dirait vraiment que le temps s'est particulièrement acharné à en effacer le souvenir.

Mais il sufïit de rétablir par la pensée les cir('onstances de lieux et d'époques au milieu desquelles s'est déve- loppé ce culte, pour comprendre que cette absence de monuments et d'images, dans les contrées même ht suprématie d'Adonis s'est établie sans conteste, n'est duc <(u';( une silualioii liistori([U(> spéciale. \){-

194 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS

Babylone à Byblos^ les étapes des peuples et des religions ne sont marquées aujourd'hui que par des ruines informes, parmi lesquelles émergent encore quelques bas-reliefs, oîi les rois de Ghaldée et d'Assyrie se sont plu à éterniser leurs triomphes de conquérants, mais qui restent muets sur les conceptions théologiques, les cultes et les formes religieuses de ces diverses contrées. Seules, la Phénicie et la Grèce ont gardé des indications plus précises et plus utiles.

Adonis dut avoir en Phénicie, et particulièrement dans la Phénicie septentrionale, dans les gorges du Liban et dans la plaine fertile de la Gœlé-Syrie, de nombreux et riches sanctuaires, on Tadorait en môme temps qu'As- toreth. Mais il ne reste aujourd'hui de ces temples ni une ruine ni un vestige. La tradition rapporte que Kinyras, père d'Adonis, avait construit, dans les îles et sur les rives de la mer, plusieurs temples en l'honneur de son fils. Parmi eux, le plus célèbre était celui de Byblos, dont une reproduction nous a été conservée sur une monnaie giblite d'une date relativement récente \ Ge temple, qui passait dans l'antiquité pour un monument remarquable autant par ses dimensions que par son luxe^ a disparu sans doute dès les premiers siècles chrétiens, et d'une façon si absolue que ce n'est que par une étude topographique très attentive et très minutieuse que Renan a pu en établir l'emplacement probable ^

D'autre part, indépendamment de ces temples, l'art phénicien, pour des raisons cent fois expliquées, est

1. Frappée sous Macrin. En voir une reproduction dans Renan, Mission de Phénicie, p. 177.

2. lAonnn. Missioi) de l'/ic/iicic. p. 174-178.

LA STATUAIRE 195

demeuré trop pauvre en manifestations de toutes sortes, pour qu'on ait jamais pu espérer retrouver, non seule- ment dans la région de Byblos, mais même dans la Phénicie tout entière, des vestiges de statues, d'inscrip- tions, de monuments divers, assez nombreux et assez complets pour aider à Fintelligence du dieu, de son mythe et de ses fêtes. D'ailleurs, encore, Tart phénicien, sans originalité, formé d'éléments étrangers et disparates, s'est contenté de recopier de froides et banales formules, sans leur donner une vie et une empreinte spéciales. (( Cet art s'évanouit en quelque sorte sous le regard du critique qui cherche à en saisir le principe. Comme ces composés chimiques qui ne sont pas stables, il se décompose en ses éléments, que l'on reconnaît les uns pour égyptiens, les autres pour chaldéens ou assyriens et parfois même, lorsque nous avons affaire aux monu- ments les plus récents, pour grecs. Lorsque l'on a séparé et classé tous ces éléments d'emprunt, il ne reste pour ainsi dire plus rien au fond du vase s'est faite l'ana- lyse, et la seule chose que la Phénicie puisse reven- diquer comme sienne, c'est la formule même et le titre du mélange^ . » Ce jugement, qui est vrai pour toutes les manifestations de l'art phénicien, Test plus parti- culièrement pour les représentations figurées d'Adonis. Là, en effet, en raison même de l'intronisation d'Adonis en Grèce, les traits du dieu phénicien ne sont plus que le redet des réalisations du génie grec, et on y surprend, dans sa marche, son travail, et, pour ainsi dire, dans son

1 . Perrot et Chipiez, Histoire de l'Art dans l'antiquité, tome III, p. 883-884.

196 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS

œuvre d'absorption et de combinaison, rinfluence hellénique.

Cette influence paraît d'autant plus naturelle, d'autant plus logique, que, dès les premiers siècles de la civili- sation grecque, Adonis était devenu un des sujets favoris de la statuaire d'Ionie, des îles et de la Grèce. Ce qui avait contribué puissamment à la multiplication des images d'Adonis, c'étaitla coutume, observée fidèlement au cours des fêtes, de représenter le dieu par une statuette de pierre ou de terre cuite, exposée au seuil des maisons. C'est donc sous une nouvelle forme, plus artistique, plus humaine, et en quelque sorte hellénisée, que le dieu, repassant les mers, réapparaît dans les régions d'oîi il était venu. 11 y revient, transformé par le génie et Tart de la Grèce, dépouillé de son caractère de divinité farouche et toute- puissante^ devenu le jeune héros aimé d'Aphrodite, gra- cieux et doux, et dont la mort même n'évoque qu'une sorte d'attendrissement et de paisible pitié. C'est avec ce caractère nouveau que nous le retrouvons dans les rares images gravées sur les rochers du Liban, à une époque toute la contrée syro-phénicienne avait reçu, avec l'influence intellectuelle de la Grèce, les images précises et définitives de ses dieux.

Toutefois, si les fêtes d'Adonis avaient contribué à peu- pler les cités grecques d'une foule de statues et d'images du dieu, il ne faut pas se hâter d'en conclure que nous en pos<^édions de nombreux vestiges. Au contraire, c'est à peine si, de cette énorme quantité de figures divines qui ornaient les Adônies, il nous reste quelques groupes ou quelques statues, monuments sporadiques, échappés, par une sorte de hasard heureux, à une destruction presque

LA STATUAIRE 197

absolue. Cette pénurie de statues grecques d'Adonis^ lient à deux causes. Destinées à une fête de quelques jours, elles étaient pour la plupart laites de terre cuite, de cire ou d'autres matériaux de peu de valeur; on ne prenait aucun soin de leur conservation, et la matière même dont elles étaient faites semblait les promettre à une destruction inévitable. Mais bien plus : cette des- truction, le rite lui-même l'ordonnait, puisque à l'issue des cérémonies, on précipitait dans les fontaines ou dans la mer ces images éphémères d'Adonis. Il n'est donc nulle- ment surprenant qu il ne reste, de toute cette statuaire religieuse, que fort peu d'exemplaires, d'autant plus précieux qu'ils sont plus rares.

Nous ne signalerons que pour mémoire le groupe de Vénus et Adonis, œuvre de Praxitèle, qui se voyait dans l'Adonion d'Alexandrie du Latmos, au temps d'Etienne de Byzance. Un groupe plus connu, et qui reste à peu près l'unique type que nous connaissions des statuettes de terre cuite exposées pendant les Adônies, est con- servé au musée étrusque du Vatican. C'est une terre cuite de style gréco-étrusque et de grandeur demi-nature, trouvée dans les fouilles de Toscanella. Elle donne une idée précise des images d'Adonis qui ornaient les céré- monies : le dieu mourant est étendu sur un lit funèbre; il est presque entièrement nu et chaussé de bottines de chasse ; à sa cuisse gauche, une légère entaille représente la blessure mortelle; son chien est couché au pied duliV. Ce groupe, admirablement conservé malgré la fragilité de la matière, est remarquable non seulement par ses

1. Voir plus haut, p. 141, la reproduction que nous en donnons.

198 LES MONUMENTS DU CULTE d'adÔNIS

dimensions inusitées \ mais encore par le fini du travail ^t le caractère artistique de l'ensemble = .

Une autre statue, en marbre, également au musée du Vatican, est généralement considérée comme une statue d'Adonis, conformément à Topinion de Visconti ; d'autres archéologues ' y voient une image de Narcisse.

Un groupe de Vénus et Adonis, en terre cuite peinte, a été trouvé dans un tombeau de Tîle de xNisyros. « Ce groupe a été savamment expliqué par son possesseur, M. Thiersch, qui reconnaît dans le petit éphèbe debout, la tête ceinte d'une guirlande, et appuyant sa main droite sur l'épaule gauche de Vénus assise, Adonis de retour des sombres demeures, au printemps, et retrouvant sur la terre fleurie sa divine épouse '. « M. Guigniaut, dans une note de sa savante traduction de Creuzer, ajoute : « La petite taille d'Adonis n'est pas plus une objection pour M. Creuzer, qui pense à l'Adonis Pymœon de Cypre,que pour M. de Witte^ qui cite contre M. 0. Jahn plusieurs exemples analogues sur les monuments, notamment un autre groupe de terre cuite publié par le baron de Stackelberg% sans parler d'un troisième où, dans l'enfant ressemblant à un hermaphrodite, qui s'approche d'une femme demi-nue % on a soupçonné Adonis androgyne et

1 . Les statuettes exposées dans les Adônies étaient d'ordinaire de dimensions très réduites.

2. C'est peut-être cette circonstance qui l'a protégée contre la des- truction traditionnelle.

3. M. Gerhard.

4. Creuzer, Religions de l'antiquité, traduction Guigniaut. Note de Guigniaut, tome II, 3' partie, p. 930.

5. Die Grœber don Hellenen, tab. LXVIII.

6. Die Grœber den Hellenen, tab. LXI.

LA STATUAIRE 199

Vénus. Mais dans le bas-relief, également déterre cuite, sur lequel M. Roulez' a vu aussi Adonis et Vénus accom- pagnés de TAmour, M. de Witte, qui croit distinguer la peau de lion, reconnaît Hercule embrassant une de ses amantes, soit Auge, soit lole, soit même Omphale *. »

C'est en effet cette ressemblance de divers mythes grecs qui rend douteuse Tauthenticité d'un grand nombre de statues, de groupes, d'images de toutes sortes, on a cru reconnaître Adonis. Représenté le plus souvent en com- pagnie d'Aphrodite, il se confond aisément avec Hélène et Paris, \'énus et Anchise, et toutes les reproductions de divinités et de héros accouplés. Une multitude d'images de ce genre ont donné lieu à de longues controverses, chaque critique y distinguant une divinité différente. Nous ne pouvons relater ici que celles dont l'opinion unanime des savants a consacré l'authenticité et il a été reconnu, sans conteste possible, une image d'Adonis ; mais, à côté de ce petit nombre, beaucoup d'autres pré- sentent, avec le caractère, la légende et le culte du dieu, mille affinités, mille rapports. Il semble bien d'ailleurs qu'il faille admettre, avec M. Raoul Rochette, qu'en outre des statues de cire et de terre cuite, faites à l'occasion des cérémonies et brisées ensuite, Adonis a être le sujet de toute une plastique spéciale, et le groupe mutilé de l'Adonion d'Alexandrie, au ciseau de Praxitèle, montre que des statues d'Adonis ont été faites aux plus belles époques de l'art grec.

1. Bulletin de l' Académie i^oyale do Bruxelles, tome VIII, partie 2, p. 537.

2. Creuzer, Relùjions de l'antiquité, trad. Guigniaut. Note de Gui- gniaut, tome II, partie, p. 930.

200 T.ES MONUMENTS DU CUI,TE d'aDÔNIS

Toutefois, convnic les statues religieuses étaient des- tinées la plupart du temps à l'ornementation des temples, et qu'Adonis, en raison de son caractère étranger, n'avait en Grèce aucun temple qui lui fût spécialement consacré, il est vraisemblable aussi que ces images de marbre ou de métal furent moins nombreuses que celles de la plupart des autres dieux. Aussi n'est-ce pas qu'il faut chercher les indications précieuses que peuvent fournir les repré- sentations figurées. Nous trouverons une source plus féconde de documents historiques et mythologiques dans les inscriptions, les bas-reliefs, les vases, les peintures, les monuments funéraires. C'est véritablement la réali- sation d'art dans laquelle les artistes de l'antiquité se sont plu à représenter Adonis. Ce dieu est devenu rapidement le sujet préféré des bas-reliefs funéraires : tout un cycle artistique est de sa légende, et c'est dans cette suc- cession de monuments divers que nous le verrons s'épanouir dans le domaine de l'art, avec ses attributs, ses attitudes, les vicissitudes de son mythe, et ses mul- tiples symboles.

CHAPITRE II LES VASES, LES MIROIRS, LES PEINTURES MURALES

Les indications archéologiques les plus précieuses, celles que recherche tout d'abord Thistorien, sont celles qui proviennent des inscriptions lapidaires ou des textes. Nous avons signalé les principaux textes relatifs au mythe et au culte d'Adonis. Quant aux inscriptions, elles sont d'une telle rareté qu'à peine peut-on en citer deux ou trois exemples. La Phénicie seule aurait pu être à ce sujet d'une véritable richesse ; mais les Phéniciens, comme les Hébreux, ont peu écrit. « Le corps entier des écritures hébraïques, quoiqu'il suppose l'usage d'écrire sur la pierre ou sur le roc \ ne mentionne pas expressément une seule inscription dans le sens complet que nous attachons à ce mot, et, avant la découverte de l'inscription moabite de Dibon, on pouvait douter que l'épigraphie fût dans l'usage d'aucun peuple chananéen. Les stèles comme celles de Dibon durent être rares; quant à l'habitude de mettre des inscriptions sur les monuments, les tombeaux, les monnaies, elle ne fut peut-être pas chez ces peuples antérieure à l'époque ils commencèrent à imiter les Grecs. La numismatique phénicienne suit la même loi; il n'y a pas de monnaie phénicienne antérieure aux mon- nayages grecs ou persans. Il n'est pas sur que l'inscrip-

1 . Job, XIX, 23, 24 (Note de Renan).

202 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔMS

tion d'Eschmimazar soit beaucoup plus ancienne, et, en tout cas, le tour gauche, pénible, fastidieux, de cette inscription, est bien loin du ton simple et ferme des peuples qui écrivirent beaucoup sur la pierre... Certes, il est inadmissible que le fait d'Eschmunazar soit un fait absolument isolé, et la seule possibilité de trouver des textes d'un intérêt aussi élevé justifiera tous les sacrifices et tous les efforts; mais il ne faut pas concevoir d'espé- rances exagérées ; en somme, les inventeurs de Técriture paraissent n'avoir pas beaucoup écrit. On peut affirmer du moins que les monuments publics chez les Phéniciens restèrent anépigraphes jusqu'à l'époque grecque. Nous sommes loin de croire qu'on ne trouvera pas après nous de nouvelles inscriptions, nous sommes sûrs même qu'il y en a parmi les débris d'Oum el-Awamid ; mais une riche épigraphie nous aurait livré plus de trois ou quatre textes, et, si Ton suppose que le sort nous a peu favo- risés, citons le témoignage de M. Thomson, l'homme qui a le plus parcouru la Syrie et qui déclare avoir cherché vingt ans sans avoir trouvé en Phénicie un seul mot en caractères phéniciens ^ »

Il serait donc puéril d'espérer trouver dans les inscrip- tions phéniciennes des documents décisifs sur le culte du dieu de Byblos. En aucune d'elles on ne trouve le nom d'Adonis ou le nom de Thammouz. Ces noms, nous les trouverons en d'autres régions, sur des miroirs étrusques. Il faut toutefois signaler en Phénicie diverses inscrip- tions grecques, dont la plus intéressante date de l'an 43 de l'ère chrétienne ; elle a été trouvée à Fakra ' et porte

1. Renan, Mission de Phénicie, p. 832-833.

2. Corpus, n" 4525. V. Renan, Mission de Phénicie, p, 337-338.

LES VASES, LES MIROIRS, LES PEINTURES MURALES 203

ces mots : « 'Ex tcov toû (JLsytcJTOU Geoû » . Ce (xéytaTOç ôso^ est la désignation ordinaire du dieu de Byblos, dont le nom spécial est remplacé ici, comme dans toutes les inscriptions de la région giblite, par des épithètes de grandeur et de domination : û^iai:oç, oûpàvtoç, etc.

Dans une inscription latine, trouvée en Afrique, le dieu est désigné par son nom précis. Dans toute la région de Garthage, et bien au delà sans doute, Adonis avait ses temples, ses prêtres et ses fidèles. L'inscription signalée par M.Guérin' a, au double point de vue de l'épigraphie et de l'histoire, une importance considérable. En voici le texte :

MVTHVMBAL BALI THOiNlS LABREGO

HISITANVS

SAGERDOS ADONI

S VIX ANNIS LXXXXII

Gette inscription ornait une pierre tumulaire, décou- verte à la zaouia Sidi-Mansour-ed-Daouadi (Tunisie). Elle constituait l'épitaphe d'un vieux prêtre d'Adonis, mort à l'âge de 92 ans. Il y avait donc dans cette région, à Hisita, ou plus probablement Thisita, un temple d'Adonis.

Malgré cet exemple, d'ailleurs unique, les inscriptions ne fournissent point à l'histoire du mythe d'Adonis une contribution vraiment utile. En Phénicie, c'est seulement à l'époque grecque, c'est-à-dire au moment se multi- plient les efforts de l'art, qu'il est possible de retrouver quelques monuments intéressants. G'est sans doute de

1. Guérin, Voyage archéologique dans la région de Tunis, II, p. 27.

204 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS

celte époque que datent la plupart des gemmes et des pierres précieuses sculptées, sur lesquelles on peut retrouver quelques souvenirs de Thistoire d'Adonis. Ce travail des pierres précieuse, les Phéniciens semblent en avoir fait une de leurs principales préoccupations artis- tiques, et, bien qu'un grand nombre de ces vestiges accusent une indéniable influence hellénique, ce sont néanmoins les mythes et les traditions indigènes dont ils retracent les épisodes. La glyptique phénicienne est riche en figures mythologiques; elle est une source im- portante d'observation et d'indication.

Une intaille, qui provient de la Phénicie proprement dite, représente un sanglier ailé. C'est une allusion évidente au meurtrier d'Adonis. Le sanglier divin se distingue, par ses ailes, des autres animaux ; il est en quelque sorte le représentant d'une puissance néfaste et fatale sous laquelle succombe le jeune dieu. Plusieurs intailles ana- logues ont été trouvées en Syrie et en Sardaigne. Sans nous arrêter à chacune de ces images, nous en signalerons une d'une importance toute particulière, car elle nous révèle une divinité phénicienne, le dieu Bès, qui présente une telle ressemblance avec Adonis qu'il est à peu près certain que nous nous trouvons en face d'une de ces mille déformations locales du dieu de Byblos, qui s'adaptaient à des traditions voisines et parallèles. Voici d'ailleurs la description de cette pierre remarquable, telle qu'elle est donnée ^2^yV Histoire de lArtàe MM. Perrot et Chipiez « La glyptique s'est souvent emparée de ce même type (de Bès); nous l'avons déjà rencontré sur le côté convexe d'un scarabée en terre vernissée ; on le retrouve aussi sur la face plane d'un scarabée en jaspe vert, ouvrage très

LES VASES, LES MIROIRS, LES PEINTURES MURALES 205

soigné et d'un beau travail, que possède le Louvre ; on ne sait cette pierre a été ramassée^ mais ce qui a permis de l'attribuer à un graveur phénicien, c'est, plus sûrement encore que le caractère du style, le symbole du disque et du croissant qui y paraît, gravé sur le champ. Le dieu, couronné de plumes, est vu de lace ; il a une queue de taureau ; il tient suspendu, de la main droite, un sanglier ; il porte sur ses épaules un lion énorme, qui a la gueule béante, et dont il serre de la main gauche une des pattes de derrière. Xous ne savons ni quel nom ce dieu portait en Phénicie, ni quelles fonctions lui assignaient et quelles aventures lui prêtaient les croyances populaires ' ; mais, dans l'image que nous venons de décrire, comme dans celle qui est gravée sur le plat d'un scarabée trouvé en Sardaigne, oii ce même dieu, couronné de plumes, paraît entre deux lions, il y a certainement une allusion à des mythes ce personnage jouait le rôle de dompteur de monstres. Nous avons peut-être là, sous sa forme indigène et vraiment phénicienne, le héros dont les Grecs ont fait plus tard le jeune et beau chasseur, l'amant d'Aphrudite, cet Adonis que tue la dent du sanglier*. »

La Grèce et l'Italie nous fournissent une autre série de reproductions d'Adonis et des détails de sa légende, dans

1. On peut se demander si ce n'est pas le dieu Poumai. dont M. Philippe Berger, dans son travail Pj/gmée, Pj/gmalion, note sur le nom propre Baal Melee {Mémoires de la Société de Linguistique, tome IV, p. 347-356), a retrouvé le nom dans les Inscriptions phéni- ciennes et tenté de faire l'histoire. Les mots Pygmée et Pygmalion seraient les dérivés de cette appellation sémitique. (Note de Perrot et Chipiez.)

2. Pei-rol et Chipiez, Hisf. de l'Art dans l'(inli</uité, tome III, 1.. 422-423.

206 LES MONUMENTS DU CULTE D ADONIS

les sculptures et les peintures qui ornaient les flancs des vases. Un cratère de marbre de la collection du prince Ghigi offre deux scènes en relief, séparées par les anses du vase. Une seule a trait au mythe d'Adonis. Aphro- dite, à demi courbée, tient dans une main son pied gauche blessé et entouré de bandelettes; de l'autre main, elle s'appuie contre une colonne ionique, dressée sur le tombeau d'Adonis. Une femme, la nymphe de Byblos, se tient debout, de l'autre côté du tombeau, et oflVe à la déesse un baume pour sa blessure. Plus loin, un satyre rieur montre du doigt une statuette de Priape, placée sur un tronc d'arbre, à gauche ^.

Un vase de Vulci représente, selon l'opinion de M. Raoul Rochette, Adonis assis sur un char traîné par deux cygnes. Un manteau parsemé d'étoiles couvre ses genoux sur lesquels est assise Aphrodite nue. M. Gui- gniaut voit dans cette scène une représentation de cette sorte d'enlèvement d'Adonis par Aphrodite, auquel Plante fait allusion, à propos d'une peinture murale :

« Dis-moi, n'as-tu jamais vu le tableau Catamitus est représenté enlevé par l'aigle, ou Adonis par Vénus * ? »

Sur d'autres vases, on voit les deux amants échangeant un baiser. Mais la plus connue et la plus complète des peintures de vases est celle que l'on trouve sur une péliké du musée Sant' Angelo, à Naples. Trois tableaux superposés occupent un des côtés du vase. Le tableau supérieur représente probablement la dispute des deux

1 . Voir une reproduction de la scène de ce beau vase dans Les Religions de l'antiquité, trad. Guigniaut, planche CV'"'s, n" 409 «*. 3. Plnuto, Mi'n-r/imi^s, I, 2. vprs 34-85.

LES VASES, LES MIROIRS, LES PEIÎSTURES MURALES 207

déesses au sujet d'Adonis. Aphrodite, à genoux, tient Érôs dans ses bras, et supplie Zeus, qui est assis au milieu, et derrière lequel sont debout Hermès, et, tenant à la main une flûte, la muse Calliope, qui, selon certaines traditions, aurait prononcé la sentence \ Le second tableau représente Adonis couché sur un lit funèbre, au pied duquel se tient Hécate, portant une torche dans chaque main. A droite, au chevet du lit, Proserpine tient une branche de myrte, et près d'elle est Aphrodite voilée'. Au-dessous de ces deux tableaux, un troisième représente six Muses ou Nymphes. Sur l'autre côté du vase, on voit Adonis, dans une sorte d'apothéose, entouré d'une foule de femmes qui célèbrent sa résurrection.

On retrouve les mêmes scènes, avec quelques variantes, sur un autre vase, de la collection Amati. Le nom d'Adonis s'y trouve écrit auprès du jeune homme étendu sur le lit.

Sur un vase du musée de Carlsruhe, on voit Aphrodite elle-même préparant avec Erôs les fêtes d'Adonis, et lui présentant un de ces « jardins d'Adonis » qui ornaient les cérémonies. A droite et à gauche, se tiennent deux Heures ou Saisons. M. Creuzer qui, le premier, a pénétré le vrai sens de ce tableau, en donne le commentaire suivant: « Si nous donnons aux deux femmes debout et

1. M. de Witte, dont l'opinion à ce sujet diffère quelque peu de l'opinion commune, voit, dans les personnages de ce premier tableau, Démêter tenant un flambeau, Ganymède, Hermès, Pitlio assise, Aphro- dite, tenant Érôs dans ses bras, à genoux devant Zens assis.

2. Dans ce second tableau, M. de Witte voit, dans le personnage d'Aphrodite voilée, une Parque accompagnant Proserpine qui tient la branche lusfiale.

208 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS

priant, qui se voient à droite et à gauche de Vénus et de TAmour, les noms des deux Heures ou Saisons, Thallo, celle qui fleurit, et Carpo_, celle (|ui produit les fruits, ces noms seront dans un rapport intime avec le mythe d'Adonis. (]e sont elles, en effet, ({ui, au temps marqué, ramènent Adonis sur la terre, le reconduisent aux enfers. Peut-être, en ce moment même, avec une crainte respec- tueuse, annoncent-elles à Aphrodite la mission ([u'elles viennent d'accomplir, d'après les décrets de Jupiter. La nouvelle de la blessure d'Adonis avait surpris Vénus dans son sommeil; et, sans prendre le temps de se vêtir, les pieds nus, elle s'était précipitée à la recherche de son amant. C'est dans ce désordre et dans cette nudité presque complète que la montre notre peinture, quoique le riche diadème qui pare sa tête signale la déesse, comme les pommes d'or dont il est décoré caractérisent la fête d'Adonis. Nous savons que ce dieu, chez les Grecs, avait été fréquemment mis sur la scène; nous savons combien de peintures de vases ont été exécutées d'après les représentations scéniques ; la plupart des poètes dra- matiques, auteurs des pièces dont Adonis était le héros, vivaient à une époque ses fêtes étaient souvent célé- brées par leshétères. On dut y rechercher plus d'une fois les contrastes dont nous venons de voir un exemple. Des figures d'Amours, entre autres, avaient place dans les tentes de feuillage dressées pour la fête funèbre d'Adonis ; et d'ailleurs Érôs, d'après la tradition mythique, comme sur les peintures des vases, est un médiateur nécessaiie entre Vénus et Adonis. Il ne pouvait donc man(|U('r dans la scène de noire tableau. Une grande cnu|)C, remplie des fruits les plus beaux, est déjà prêle.

LES VASES, LES MIROIRS, LES PEINTURES MURALES 209

aussi bien qu'un vase à gros ventre, des plantes et des semences diverses ont visiblement germé. Un vase sem- blable, avec un jardin d'Adonis, est reçu par l'Amour des mains de sa mère, qui vient peut-être de cueillir, au toit de feuillage d'en haut, une partie des fleurs que l'on voit. La scène entière offrirait donc aux yeux les apprêts de la fête d'Adonis ; elle aurait un caractère erotique en même temps que sépulcral, si bieh que Ton pourrait lui appli- quer les paroles suivantes d'un vers de Gœthe : « Les » païens savaient répandre une parure de vie sur les sar- » cophages et les urnes'. »

Les miroirs étrusques nous offrent aussi diverses images d'Adonis, et non des moins intéressantes. Sur le revers d'un de ces miroirs, qui est à Paris, au Cabinet des Médailles, on voit Adonis, sous la figure d'un enfant ailé et nu, semblable à Erôs, avec lequel il serait aisé de le confondre, si on ne lisait au-dessus de lui son nom, écrit AtLinis. Il prend une colombe des mains d'Aphrodite, au- dessus de laquelle on lit le nom Tiphanati. C'est d'ailleurs généralement sous ce nom à^ Atiinis que le dieu est désigné sur les miroirs étrusques : on le voit, sur un autre de ces miroirs, tenant entre ses bras la déesse, qui porte ici le nom de Turan.

Un des miroirs les plus connus du Musée Grégorien du \'atican ^ représente, suivant l'opinion de M. de Witle, Adonis, désigné sous son nom phénicien de Thammouz, écrit ici Tliamii. De chaque côté de lui se tiennent Euturpa (Vénus), vers laquelle il tourne la tête comme pour lui

1. Creuzer. Rdi'/.do l'antiquité (tra.d. Guigniaut). Creuzer, cité dans une note de Guigniaut, tome II. p. 936-937.

2. Musciiin Etruscuin Greyorianuin, tome II, tabl. XXV, 4.

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210 LES MONUMENTS DU CULTE d'adÔNIS

adresser un adieu, et Alpnu (Proserpine), qui s'approche du jeune homme et lui met la main sur l'épaule pour l'entraîner aux enfers. Derrière Alpnu, on voit un de ses compagnons, Archate ou Archase (Orcus). Une autre divi- nité, qui porte le nom d'Eris, donne à toute cette scène son caractère et sa signification : elle préside à la querelle des deux déesses, qui se disputent le jeune dieu.

Cette même scène se trouve reproduite, mais d'une façon plus simple, sur un miroir trouvé à Orbetello. Les divinités y sont désignées par des inscriptions latines. Jupiter est assis sur son trône, et, à sa droite et à sa gauche, Vénus et Proserpine Fimplorent et lui exposent leurs griefs. Aux pieds de Jupiter est déposé l'objet du litige^ le coffret dans lequel est enfermé Adonis. Ce miroir est vraisemblablement d'une date beaucoup plus récente que les précédents, et Toeuvre artistique y semble moins inspirée par des traditions primitives que par les récits postérieurs des poètes grecs.

D'autres miroirs encore représentent Adonis et Aphro- dite, tantôt seuls, tantôt entourés d'autres personnages mythologiques, et bien qu'on ne trouve d'inscriptions que sur ceux que nous avons cités, il n'est pas difficile, à la similitude des personnages et des scènes, d'y reconnaître les divei'S détails de la légende d'Adonis.

Tandis qu'on trouve assez fréquemment, sur les mi- roirs, la scène de la querelle des déesses, dans les pein- tures murales, au contraire, les artistes semblent avoir préféré les autres scènes de l'histoire du dieu et parti- culièrement la chasse et la mort d'Adonis dans les montagnes du Liban. Les Romains se plaisaient à orner les murs inléricurs de leurs villas des tableaux mytho-

LES VASES, LES MIROIRS, LES PEINTURES MURALES 211

logiques les plus connus et les plus gracieux, et le mythe d'Adonis^ avec ses détails délicats et touchants, a été le sujet d'une foule de reproductions picturales.

Mentionnons tout d'abord les peintures des Thermes de Titus, qui nous montreul en plusieurs tableaux les principaux épisodes de la vie et de la mort d'Adonis.

Dans la même salle, quatre tableaux, avec une orne- mentation identique, se répondaient. Le premier repré- sente la naissance du jeune dieu, sortant de Myrrha métamorphosée en arbre, et reçu par Vénus. Dans le deuxième de ces tableaux, Adonis est représenté déguisé en Bacchus, pendant que, de chaque côté, deux nymphes, déguisées en Bacchantes, jouent de la flûte et du tym- panon. Le troisième tableau représente un chœur de nymphes dansant; le voisinage des autres tableaux peut seul faire rapporter cette scène au mythe d'Adonis, que rien n'indique nettement. Enfin, dans un quatrième tableau, on voit Adonis partant pour la chasse et adres- sant ses adieux à Vénus affligée, pendant qu'une vieille femme essaie de le dissuader de partir.

Dans une peinture de la villa Negroni, on voit Adonis, que le sanglier a blessé à la cuisse, expirant dans les bras de Vénus. Le jeune homme porte une chlamyde, qui, rejetée en arrière, laisse voir son corps. La déesse est vêtue, mais le sein gauche est découvert. A leurs pieds, le chien d'Adonis lève la tète vers son maître, qui tient dans sa main un long épieu de chasse. Au second plan, on aperçoit les montagnes du Liban, qui forment le fond du tableau ' .

1 . Voir une reproduction de cette peinture dans Creuzer-Guigniaut, RcU'i. de l'iuit., planche CV, n" 398.

212 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS

Plusieurs peintures de Pompéi reproduisent des scènes analogues. Sur l'une d'elles, Vénus présente une couronne de fleurs à son amant, assis sur ses genoux; autour d'eux voltigent des Amours, dont l'un tient dans sa main une pomme, symbole d'amour et de fécondité. Une stèle funèbre est dressée derrière les deux amants, dans le fond du paysage.

Une autre peinture, sur un pilier de Pompéi, montre le tombeau d'Adonis, reconnaissable à la stèle dressée sur des rochers et que surmonte une couronne ornée de rayons. Contre la stèle, on voit une petite statue de Priape, dont le mythe n'était qu'une déviation du mythe d'Adonis. Au premier plan du tableau, Mercure annonce à Vénus la volonté du destin^ qui la sépare de son amant.

Nous avons déjà trouvé cette image de Priape dans la scène du vase Ghigi, un satyre montre du doigt, en riant, la statuette du dieu. Nous retrouvons maintenant, dans une autre peinture, le même satyre accompagné d'une nymphe et formant un contraste au groupe idyllique de Vénus et d'Adonis.

Mais la plus célèbre des peintures de Pompéi relatives à l'histoire d'Adonis est un grand tableau découvert en 1835. Nous ne saurions en donner une description à la fois plus précise et plus complète que celle qu'en donne M. Guigniaut : a Adonis s'y montre expirant entre les bras de Vénus et environné de toutes les circonstances, de tous les attributs principaux de son mythe et de son culte, mêlés d'éléments asiatiques et grecs : ni la nymphe de Byblos n'y manque, ni les rochers du Liban; Antéros, représen- tant la vengeance de Mars outragé, y est opposé aux amours du cortège de la déesse; Priape y paraît non loin

VENUS ET ADONIS BLESSE Peinture de la maison de Méléagre, à Pompéï

LES VASES, LES MIROIRS, LES "PEINTURES MURALES 213

d'un autel chargé de pommes de grenades, emblèmes de fécondité; et s'il était permis,, avec le célèbre archéologue que nous citions tout à Theure (M. Gerhard), de voir dans le chien du chasseur, portant un collier hérissé de pointes, une allusion à l'astre radieux de Sirius, ce serait une raison de plus pour fixer la mort et la fête d'Adonis au solstice d'été, époque la végation, parvenue avec le soleil à son point culminant, se flétrit dans ses fleurs ou bien est moissonnée dans ses fruits \ »

En somme, dans ces diverses peintures, il y a peu de variété dans les sujets. C'est presque toujours la scène de la mort d'Adonis; les circonstances et les détails seuls varient parfois. Les personnages et les décors se suc- cèdent avec une monotonie qui fait songer à l'habitude des peuples orientaux de reproduire les scènes divines dans des lignes et des attitudes identiques. Vénus, Ado- nis, le chien du jeune chasseur, le mont Liban, tels sont les traits essentiels de chacun de ces tableaux. Il est évi- demment difficile et imprudent de tirer des conclusions certaines des quelques peintures qui nous restent et qui forment une partie bien minime des innombrables pein- tures murales des villas romaines. Mais tout au moins pouvons-nous remarquer avec quelle prédilection l'imagi- nation des artistes ou le désir des patriciens revient, dans les reproductions mythologiques, à un ordre d'idées spécial qui semble se plaire dans un tableau, toujours le même, de mort et de désolation.

Vases, miroirs, peintures, voilà donc ce qui forme la

1. Creuzer-Guigniaut, Les RcWj. de l\mti<iuitù. Note de Guigniaut dans le tome II, p. 941.

214 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS

catégorie la plus riche des vestiges relatifs au culte d'Adonis. Nous allons le retrouver encore sur les sarco- phages et les tombeaux; mais, avant de le voir passer dans ces monuments funéraires, le dieu, mort dans sa jeunesse et pleuré par tous les dieux et tous les êtres, est devenu très rapidement le symbole préféré et le plus parfait des douleurs et des regrets de la mort, il faut signaler quelques autres œuvres d'art qui trouvent une place naturelle à la suite des vases et des peintures.

C'est d'abord une plaque de marbre du palais Spada, à Rome, qui représente Adonis blessé, appuyé des deux mains sur un épieu de chasse. Lesanglier a frappé la jambe droite du dieu : elle est entourée de bandelettes. Les deux chiens d'Adonis sont immobiles auprès de lui et prennent part à la douleur de leur maître : l'un penche la tête, l'autre regarde tristement la blessure. Au fond se dresse un sanctuaire d'Artémis, allusion aux traditions d'après lesquelles le sanglier avait été envoyé par cette déesse.

Sur un bas-relief en stuc du Musée étrusque du Vatican, on voit Vénus et Adonis, ainsi que sur une bulle de collier en or, également au Musée Grégorien.

Ainsi, tous ces divers monuments, les vases, les miroirs, les bas-reliefs, les peintures, ont simultanément servi à représenter quelque circonstance de la poétique légende. Par la mythologie hellénique, le dieu phénicien entre dans le domaine de l'art, devient un des sujets favoris des artistes de la Grèce et de Rome : ses amours, sa chasse et sa mort s'étalent en lignes sobres et pures sur les riches murailles des villas de la Campagne romaine; et dans ce peuple des derniers siècles païens,

LES VASES, LES MIROIRS, LES PEI>'TURES MURALES 215

qui n'a conservé que la forme et, pour ainsi dire, l'appa- rence des vieux mythes primitifs, le nom du jeune dieu n'évoque plus qu'une destinée douloureuse et brève dont on se plaît à ressusciter le souvenir à propos d'un amour brisé ou d'une mort prématurée.

CHAPITRE III LES MONUMENTS FUNÉRAIRES

Nous venons de signaler la prédilection des peintres et des artistes de l'antiquité pour les scènes de la légende d'Adonis qui évoquent des idées de désespoir et de mort, pour les tableaux le dieu se montre expirant dans les bras de son amante désolée. C'est qu'en effet, par le caractère même de sa légende, le mythe d'Adonis était devenu le mythe funéraire par excellence, celui l'on recherchait d'ordinaire les symboles et les images de la mort. C'est le véritable point de vue auquel il faut le considérer, si Ton veut comprendre de quelle influence et de quelle popularité il a joui pendant les derniers siècles de la civilisation gréco-romaine. De même que, par une première évolution, le Thammouz phénicien était devenu chez les Grecs le héros d'un thème mythologique sans éclat et sans portée, de même, par un prolongement de (-ette même évolution, son importance et sa significa- tion mythiques se restreignent encore et se réduisent à un symbole funéraire, à une image de deuil, superficielle et conventionnelle.

Mais il ne faudrait pourtant pas pousser à l'extrême cette constatation et croire que le mythe d'Adonis était, dans

LES MONUMENTS FUNERAIRES 217

les derniers siècles du paganisme, complètement dépouillé de son rayonnement et de son ampleur originels. En réalité même, le sens dans lequel s'est faite cette évolution, la forme sèche et aride à laquelle elle a abouti, tout en figeant ce mythe vivant dans une formule étroite, n'en indiquent pas moins l'idée maîtresse, qui reste une idée de destruction et de mort, avec une image opposée de résurrection et de vie. A mesure que la foi naïve et l'imagination aisément surexcitée des peuples orientaux s'effaçaient dans des civilisations plus raffinées, plus complexes, plus sceptiques, le mythe d'Adonis, comme d'ailleurs l'ensemble des croyances mythologiques, se condensait en formules immuables, en légendes sou- riantes, en thèmes fabuleux, qui n'avaient plus, pour les contemporains des Césars, qu'une valeur toute relative de curiosité et d'érudition. Fixé ainsi en symbole funé- raire, le dieu Adonis se perpétuait et se reproduisait à l'infini sur les monuments funèbres et sur les murailles des columbaria, dans les mêmes attitudes traditionnelles et convenues.

Cette habitude devait naturellement enç^endrer tout un style funéraire spécial, dont Adonis serait la principale figure. Déjà, à une époque antérieure, le même usage s'était établi dans la terre sainte du dieu, en Phénicie même. De tout temps, d'ailleurs, les Phéniciens semblent avoir eu pour les sépultures une sorte de soin et de culte respectueux. L'idée delà mort, ses symboles, ses mystères, les enveloppent et les hantent. Dans toute leur civilisa- tion, c'est un des traits marqués avec le plus de relief, et de toute l'archéologie phénicienne les tombeaux for- ment la part lf\_^ plus belle et la plus riche.

218 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS

Ce fut sans doute à une é(3oque déjà tardive que Tusage se répandit en Syro-Phénicie d honorer Adonis par des images et des sculptures funéraires. Déjà les diverses légendes qui plaçaient le tombeau d'Adonis tantôt à Byblos, tantôt à Aphaca, avaient fait de ces divers emplacements des objets de la vénération publique. En imitation de ces tombeaux primitifs, l'habitude s'établit de sculpter plus ou moins grossièrement à l'entrée des cavernes quelque scène du mythe adônique ; cet endroit devenait dès lors un nouveau tombeau d'Adonis, sorte de cénotaphe pieux, vénéré des pèlerins et des voyageurs. Placés le plus sou- vent le long des routes, ces monuments sacrés excitaient la dévotion des passants, de la même façon que les croix, les statuettes et les symboles religieux placés, dans les pays chrétiens, à l'intersection des routes et aux angles des maisons.

Dans cet ordre de monuments phéniciens, nous cite- rons seulement les deux principaux, signalés par Renan : à Maschnakha et à Ghineh. Tous deux offrent à peu près la même scène, ce qui prouve à quel point déjà le mythe s'était enfermé en des formules conventionnelles, éter- nellement recopiées : un homme (Adonis) combat et cherche à terrasser un animal qui l'attaque, et plus loin une femme (Aphrodite) est assise, voilée et pleurante.

Les sculptures de Maschnakha sont peu précises. Elles se composent de sept tableaux placés sur deux parois de rochers qui se font face. De chaque côté, deux médaillons cintrés encadrent une figure de plus grandes dimensions et placée elle-même dans une cella ornée d'un fronton et de colonnes ioniques. Le septième tableau se trouve isolé un peu plus loin, Dans riin des deux gjands tableaux,

LES MONUMENTS FUNERAIRES 219

on voit un homme debout, dans une attitude héroïque. En face, dans une figure plus effacée, plus indécise, on finit par distinguer assez nettement une femme pleurant, dans une attitude douloureuse. Les médaillons latéraux, ainsi que le tableau isolé, sont fort vagues et ne présen- tent que des figures Lout à fait indistinctes \

Quant au monument de Ghineh, voici la description qu'en donne Renan :

« C'est un grand rocher équarri sur deux pans, et ayant à son pied un caveau d'une exécution peu soignée. Les deux pans équarris sont couverts de sculptures formant trois sujets ou panneaux.

» Le pan du rocher au pied duquel est le caveau, et qui forme la face du monument, renferme deux sujets : un homme vêtu d'une tunique atteignant à peine les genoux et serrée par une ceinture, reçoit, la lance en arrêt (la lance ne se voit pas tout entière^ mais se conclut avec beaucoup de probabilité), l'attaque d'un ours. Les pieds, la tête sans crinière, le poil et surtout le mouvement d'at- taque ne peuvent convenir qu'à cet animal ; à côté de ce tableau, dans un cadre plus réduit, est une femme assise sur un siège aux courbes élégantes, dans l'attitude de la douleur, et qui rappelle le médaillon B de Masch- nakha. La tête a été martelée.

» Le deuxième panneau, qui est à gauche du précédent, occupe à lui seul un côté du rocher et est plus maltraité. On voit se dessiner clairement à droite un personnage debout, appuyé sur une lance ou sceptre, et d'une atti-

1 . On peut voir une reproduction de ces sculptures de Maschnakha dans Renan, Mission de Phènicic, planche XXYIV.

220 LES MONUMENTS DU CULTE d'aDÔNIS

tude calme. A gauche de la composition, sont deux chiens se profilant l'un derrière l'autre. »

Après avoir conclu que ce sont évidemment des «repré- sentations relatives au culte d'Adonis », Renan ajoute :

« Un texte capital de Macrobe lèverait tous les doutes, s'il pouvait en rester, sur la signification des sculptures de Maschnakha et de Ghineh : Simulacrum hujus dea& [Veneris) in monte Libano fingitiir capite obnupto, specie t/'isti, facieni manu lazva intra aniictiun. Lacrymœ. visione. conspicienlinm manare creduntiir . Voilà sans contredit l'explication des deux figures assises de Maschnakha et de Ghineh. C'est l'image de Vénus pleurant. Que le héros soit Adonis, c'est ce qu'on pourrait conclure a priori sans crainte de se tromper. Mais Macrobe lui-même nous l'apprend; car un peu avant le passage précité nous lisons : Adonin quoqiie solem esse non diibitabitur^ inspecta religione Assyriorum, apud quos Veneris Archi- tidis (lisez Aphacitidis^ correction proposée par Selden, De Diis Syris, p. 188) et Adonis maxima olim veneratio vigait^ quam mine Phœnices tenent. Macrobe vivait au siècle. A cette époijue, les cultes de Maschnakha et de Ghineh existaient donc encore ; nous savons, en effet, que le culte d'Aphaca se releva, après avoir été aboli par Constantin. Ces cultes populaires, s'attachant à des images tracées sur le roc, survivaient souvent aux temples et aux établissements offîciels\ »

Cette sorte de monuments lapidaires consacrés à Adonis ne se retrouve d'ailleurs ni en Grèce ni en Italie. Ici, le

1. Renan, Mission de Phèmcle, p. 291-294. On peut voir dans la planche XXXVIII du même ouvrage une reproduction des sculptures de Ghineh.

LES MONUMENTS FUNERAIRES 221

(lien étranger est honoré d'une façon plus discrète et plus intérieure. Toutefois, c'est en souvenir de sa mort et en vénération de son mythe que les peuples grecs avaient pris l'habitude de céiéljrer des Adônies en l'honneur des jeunes hommes morts prématurément et analogues en cela au jeune dieu. Les Adônies étaient donc devenues à la longue de simples fêtes mortuaires, cérémonies de lamentations et de deuils indistinctement célébrées pour tous les jeunes hommes d'une certaine naissance, dont la destinée pouvait évoquer quelque similitude avec celle d'Adonis. Certaines scènes du mythe d'Adonis étaient assez fréquemment reproduites, non seulement sur les vases funéraires, mais aussi sur les sarcophages eux- mêmes et sur les tombeaux. Cette prédilection «témoigne du goût constant des anciens pour les allusions qui voi- laient l'idée de la mort, et de l'influence croissante des mystères les initiés apprenaient à lire dans ces sym- boles les espérances de la vie future' ».

Ce sont non seulement les scènes de la mort d'Adonis, mais aussi celles de ses amours, qui forment le sujet de ces sculptures funéraires. Un bas-relief du Musée du Louvre donne une idée assez complète de ce que pouvaient être ces représentations figurées, le sculpteur essayait le plus souvent de grouper en tableaux successifs l'ensemble d'un mythe et les diverses images de la vie d'un dieu. A droite, on aperçoit le jeune dieu quittant Aphrodite pour aller à la chasse fatale ; puis Adonis tombant, blessé, et tendant les bras dans un geste de défense, tandis que le

1. Daremberg et Saglio, DlctAonnairc des and'qnàcs grecr/ues et i-umaiiifs, article Adônies, par E. Saglio.

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LES MONUMENTS DU CULTE D ADONIS

sanglier se retire dans son antre en écrasant du pied le chien du chasseur ; enfin, à gauche, Adonis mourant dans

LA CHASSE ET LA MORT D ADONIS Sarcophag-c en marbi-e (Louvre)

les bras de la déesse, entouré de femmes et de jeunes gens qui s'empressent pour le secourir.

Un sarcophage du Musée de Latran présente à peu près le même tableau. Voici la description qu'en donne Helbig : « A gauche, on voit Adonis quittant Vénus (Aphrodite) et partant pour la chasse fatale. La déesse est assise; un Amour, debout derrière elle sur le dossier du siège, arrange les boucles de sa chevelure ; hantée de sombres pressentiments, elle essaie de retenir le jeune homme qui veut s'éloigner. Un second Amour, debout à côté de Vénus, jette sur le couple un regard inquiet; comme Thanatos, il appuie ses bras sur une torche ren- versée ; cette attitude indique sans doute que la mort va bientôt séparer les deux amants. Logiquement après ce premier motif devrait venir la scène de la chasse. Mais le sculpteur a représenté ici Adonis blessé et soigné ; il pouvait ainsi grouper au milieu du bas-relief Adonis et Vénus, auxquels il a donné les traits des deux époux, dont los corps reposaient dans ce sarcophage. Adonis

LES MONUNENTS FUNERAIRES 223

blessé à la cuisse droite et Vénus sont assis Fun à côté de l'autre ; le jeune homme entoure de son bras gauche le cou de la déesse et tient sa jambe blessée au-dessus d'un bassin. Un serviteur ou un médecin éponge la bles- sure, tandis qu'un Amour agenouillé par terre essuie le sang qui coule le long du mollet. Vient ensuite la scène de la chasse. Adonis est tombé sur le genou droit devant le sanglier qui est sorti furieux d'une caverne. Un Amour qui vole au-dessus du chasseur lève la main droite comme pour efFrayer l'animal. Vénus, épouvantée, s'ap- proche de son favori en danger. A droite, au fond, on voit le dieu de la montagne qui lève la main droite avec un geste d'étonnement '. »

Ces monuments funéraires, tombeaux, bas-reliefs et sarcophages, forment comme l'aboutissant et le dernier terme de la plastique inspirée par le mythe d'Adonis. C'est à ces œuvres d'un caractère spécial et d'une expres- sion nettement définie que viennent aboutir les rêves et les tendances des artistes. Après le dieu symbolique des productions de la terre, le jeune héros mort à la chasse apparaît seul. Et c'est pour s'unir à sa mémoire que les patriciens de Rome se plaisent à en évoquer l'image dans les sculptures de leurs tombeaux, image à la fois doulou- reuse par sa nature même et réconfortante par l'idée de résurrection et de revie qu'elle laisse transparaître.

De tous les ordres de monuments que nous a légués l'art ancien, on peut en réalité dire que le mythe d'Adonis n'est demeuré étranger à aucun. Vases, peintures, sculp- tures de toutes sortes, statues, bas-reliefs, tout a servi à

1 . Helbig, Masccs de Rome, I, p. 506.

224 LES MONUMENTS DU CULTE d'adÔNIS

perpétuer jusqu'au cœur du monde moderne la légende touchante et Timage du dieu Adonis. Et, si certaines circonstances ont concouru mallieureusement à la destruc- tion d'un grand nombre de ces œuvres, il faut reconnaître aussi que bien peu de cultes antiques ont eu la bonne fortune d'une telle variété et d'une telle richesse de repré- sentations figurées.

CONCLUSION

L'imagination enfantine et simple des peuples orientaux a conçu et créé ses dieux sous un caractère et des propor- tions, sinon toujours harmonieux, du moins toujouis expressifs et précis, de telle sorte que le principe, ridée, le dogme enfermé dans cette figure divine y demeure comme distinct et y transparait dans toute sa clarté et toute sa nudité. Il nous aura donc sufïi d'avoir indiqué, dans leurs contours les plus marqués, les aspects multiples d'Adônis-Thammouz, pour que, de tous les symboles métaphysiques de ce mythe, de toutes les formes de ce cidte et de tous les vestiges artistiques qu'il nous a laissés, se dégage d'elle-même et sans effort une concep- tion synthétique du dieu dont les images flottantes et les incarnations diverses semblent tout d'abord voiler la véritable expression. En réalité, c'est à cette expression profonde et vivante qu'il nous faut revenir; c'est elle que doivent concourir à mettre en lumière tous les témoignages historiques, tous les monuments d'art (ju'il est possible de grouper et d'ordonner autour d'une divinité. C'est le but unique du savant et de l'historien, et c'est avec raison que Jules Soury écrivait, à propos des fouilles de Phénicie, ces lignes judicieuses : « Uni- quement occupé en apparence à déblayer des nécropoles, à dessiner des bas-reliefs, à mesurer des sarcophages et à estamper des inscriptions, le savant digne de ce nom sait

15

226 CONCLUSION

retrouver sous la cendre des civilisations les plus loin- taines quelques étincelles du feu sacré, certains vestiges des choses saintes à jamais évanouies. Le succès d'une mission archéologique peut même se mesurer au nombre ou à l'importance des découvertes de cette nature. Ce n'est certes point pour en extraire des blocs de pierre sculptés qu'on remue en tout sens le sein de la terre : c'est pour rendre à la lumière l'idée humaine qui s'y est empreinte \ » Nous voudrions donc qu'au delà des images brillantes, mais purement extérieures, de ce culte d'Adonis, on put apercevoir la prodigieuse, multiple et universelle expression d'une divinité qui résume en elle des siècles d'efforts et de constitutions théogoniques, et qu'au delà encore de cette l'évélation religieuse, on put deviner et sentir toute une humanité en marche, la voir s'agiter et s'organiser dans les ténèbres de ses premières luttes et de ses premiers travaux, prendre conscience d'elle-même et se hiérarchiser selon des lois naturelles et harmonieuses, pour se réaliser et s'incarner enfin dans ses arts, ses sciences et les images de ses dieux. Ainsi, par une évolution fatale, c'est dans cette physionomie divine, façonnée par l'incessant travail des générations succes- sives, que vient se synthétiser et se condenser le code moral et social, non seulement d'un peuple, mais de tout un ensemble, de toute une famille de peuples, non seu- lement d'une époque, mais de tout un cycle, de toute une longue suite de siècles. Dans l'étroite perspective d'un temple se déroule, en formes vivantes, en évocations

1. Jules Soury, La Pkènicie {Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1875, p. 807-808).

co^'CLUSION 22^

précises et passionnées, toute une civilisation pleine de lumières et dont les croyances, les idées, les mythes, les sciences, les arts palpitent encore dans des vestiges éternels. De cet amas de poussières, de choses mortes, l'historien peut, à la clarté d'une légende divine dont il a pénétré le sens profond, faire resurgir toute une vie antique, avec son rayonnement, son labeur et sa joie. A travers les lentes et dures recherches des archéologues et des historiens, au delà des rares textes d'une épi- graphie souvent obscure, s'ouvre l'éclatant spectacle d'une terre morte que la vie a reconquise, s'agite et fourmille de nouveau, sous le regard émerveillé du savant, toute la fermentation féconde et superbe de l'Asie ancienne.

Voici Adonis, avec ses formes et ses noms innombrables, avec ses déesses parèdres, avec son cortège d'attributs et de symboles. Le héros hellénique s'est effacé. Fidèle à sa tradition mythique, l'antique Thammouz, dont l'origine se confond avec les origines des premiers peuples, res- suscite de nouveau, dissipe les brumes dont l'avait enve- loppé une mythologie tardive et déjà inconsciente, et réapparaît dans sa forme élémentaire de dieu solaire. Principe éternellement agissant et éternellement rajeuni, il sort des entrailles mômes de la terre, se confond avec les forces vitales de l'univers, avec les lois directrices des énergies de la nature. Il déploie dans toutes les familles des êtres, de l'homme à la matière la plus inerte, sa féconJité infatigable, sa force de reproduction et d'éter- nité. Il est la matière vivante, s'unissent le principe actif et le principe passif de toute création, il est le dieu dont riiiilialive victorieuse impose aux éléments sa

228 CO>'CLUSION

volonté toute-puissante ; mais et c'est l'explication de sa prodigieuse vertu sociale il est aussi l'homme, l'homme actif, fécond, nourri de génie et d'espoir, l'homme fondateur de cités, et édifiant, sur les assises de ses temples, les lois équitables qui multiplient les pros- pérités, l'homme pacifique et laborieux, dont les Phéni ciens semblent avoir voulu réaliser l'idéal. Dès lors, le voici mêlé à toutes les entreprises et à toutes les actions des hommes : il préside aux industries des villes, il protège les travaux des campagnes, il s'assied à la proue des navires phéniciens et s'installe, porté par eux, dans les comptoirs et dans les îles. 11 est devenu, par l'univer- salité de son action bienfaisante, une sorte de puissance favorable, associée aux tentatives humaines ; aussi l'en- toure-t-on d'une vénération quotidienne et souveraine, d'un culte permanent dont chaque symbole apparaît comme une image de la vie du dieu. Ses temples se dressent, ses fêtes se déploient ; par l'immensité même de sa conception, il emplit d'une sorte d'ivresse vertigi- neuse l'imagination syro-phénicienne. Semblables aux premières pleureuses qui ensevelirent le dieu dans les plaines de la Chaldée, les femmes de Byblos se déchirent le sein, et troublent de leurs lamentations et de leurs prières le silence des nuits tragiques. Au seuil des tem- ples, aux portes des maisons, dans les campagnes, le long de la mer, les cris et les plaintes se |)rolongent et se répondent de ville en ville : tout un peuple pleure son dieu mort. Dans les bois sacrés, à l'ombre des pins sym- boliques, dans le délire d'une musique douloureuse, la grande prostitution mêle aux hymnes les gémissements voluptueux des prêtresses et des courtisanes ; ailleurs,

CONCLUSION 229

les pèlerins, saisis d'une frénésie divine, se jettent au milieu des danses des prêtres et s'unissent au dieu par le sacrifice de leur virilité. Epuisés par l'exaltation de leur propre rêve, les fidèles s'anéantissent dans la con- ception sublime d'un mystère divin auquel ils participent, ils pénètrent, et par lequel ils communient avec la divinité. Etpendantce temps^ au cœur du Liban, dans la vallée sombre et délicieuse d'Aphaca, Adonis ensan- glanté expire sur le cœur d'Aphrodite, le fleuve roule le sang divin, et le sacrifice se consomme dans la douleur universelle. Puis, comme le flux et le reflux d'une vie intarissable, la joie et la lumière resplendissent de nou- veau avec la divinité ressuscitée. La nature et les êtres brisent les ténèbres qui les enveloppent, les sèves gon- flent les arbreset les plantes, le monde entier se délivre de la mort et semble renaître. Adonis rayonnant est sorti du tombeau, et il emporte les âmes des hommes dans l'ouragan de sa gloire.

Ainsi se déroule, dans des transports de joie et des accablements de douleur, la fête symbolique d'Adonis. Et voici le dieu maître du monde, étendant sur tous les peuples sa domination religieuse. Du Tigre à l'Ibérie, de l'Egypte à la Cappadoce, la même plainte rituelle fait gémir le monde antique. Les civilisations s'ouvrent à cette in- fluence puissante : les mythologies, les philosophies, les mœurs, les traditions se transforment sous l'action nou- velle. D'ailleurs, à son étendue, à sa durée, à son éclat, il est aisé de mesurer l'influence sociale du culte d'Adonis. Il a façonné des nations entières dont il a été comme le génie intérieur : c'est ainsi que Byblos a peu à peu aban- donné sa gloire maritime pour devenir la ville sacrée du

230 CONCLUSION

dieu, la « sainte Byblos », le lieu de pèlerinage vénéré de toute la terre et affluaient les étrangers de tous pays. Ailleurs, le dieu a marqué son passage par des vestiges plus superficiels, mais toujours liés étroitement aux coutumes de la race et aux traditions populaires. 11 n'est pas un rivage de la Méditerranée qui n'ait vu quelque jour Adonis aborder en conquérant. Et on peut suivre encore cette marche éclatante aux traces qu'elle a laissées.

Le soin pris par le christianisme naissant de faire concorder ses dogmes et ses fêtes avec les dogmes et les fêtes du paganisme a singulièrement favorisé la trans- mission et la persistance de ces dernières traditions. Non seulement le christianisme a si habilement confondu ses cérémonies et ses mystères avec ceux des cultes anté- rieurs que ceux-ci semblaient survivre et se prolonger dans un rajeunissement triomphant, mais encore il leur a, le plus souvent, emprunté leurs formules et leurs sym- boles : la résurrection du Christ, les époques des fêtes chrétiennes, la concordance du mythe chrétien et des an- ciens mythes solaires, le sacrement du baptême, les divers symboles de la croix, de l'auréole, du poisson image de Jésus-Christ, etc., en somme, tout ce que l'on pourrait appeler l'architecture de la religion nouvelle a été, presque sans modification, transposé d'un monde dans l'autre. C'est d'ailleurs par cette transpositionmême que s'expliquent les rapides progrès d'une religion qui, loin de paraître détruire les anciennes croyances, les rajeunissait, et conduisait les esprits, par une pente insen- sible et un chemin comme voilé, vers une nouvelle conception divine.

CONCLUSION 231

Dans sa migration incessante, Adonis promenait à tra- vers le monde l'âme ardente et voluptueuse de l'Asie. Par une sorte de syncrétisme obscur et instinctif, les divers mythes de l'Asie antique avaient peu à peu confondu leurs dogmes essentiels, et, à travers TAdônis giblite, il était facile de deviner et de retrouver les lignes princi- pales des croyances de la Haute-Asie, de l'Asie-Mineure ou de l'Egypte. Mais, dans sa physionomie générale, le culte du dieudeByblos représentait vraiment l'expression la plus vivante, la plus solennelle, la plus complète du mysticisme oriental. L'exaltation religieuse de l'Orient antique s'y retrouve tout entière, avec sa frénésie sen- suelle et sanglante, ses images de mort et de résurrection, de deuil et de lumière. Les contrastes les plus violents s'y heurtent comme à plaisir, la joie la plus exubérante succède sans transition à la plus profonde douleur, et, durant le même jour de fête, la prostitution des courti- sanes et les voluptés sensuelles se mêlent aux mutilations des prêtres et des fidèles. Jamais nulle forme religieuse n'a plus étroitement embrassé la signification intime de son mythe et n'a porté à un plus haut degré le sens de sa réalité extérieure. Il ne s'y trouve aucun symbole, aucun geste, aucune parole, qui ne soit l'expression d'une idée cachée, laquelle ne se dévoile précisément que sous cette forme à demi ésotérique. C'est pour perpétuer l'image de la mort de Thammouz que les prêtres se châtrent, c'est pour célébrer l'éternelle puissance de la déesse que les vierges et les femmes de Byblos se soumettent à la règle inflexible de la prostitution. Le sang et la volupté, l'amour et la mort, ce sont les deux pôles de cette religion, comme ce sont ceux de bien d'autres formes religieuses,

232 CONCLUSION

et comme ce soûl aussi ceux de la vie et de la destinée humaines.

C'est qu'en effet, par son réalisme même, le culte d'Adonis aboutissait logiquement à n'être plus qu'une glo- rification de la nature et de la vie, qu'une divinisation de l'effort humain et des lois qui le régissent. 11 suffit de rap- peler cela pour montrer la vanité et le non-sens des reproches que certains historiens ont l'habitude d'adresser aux fêtes religieuses du monde ancien. Ces usages de la prostitution obligatoire et de la castration, si éloignés des habitudes modernes, leur apparaissent comme une mons- trueuse souillure de ces cérémonies antiques. Mais n'est-ce pas surtout qu'il faut prendre un soin attentif de ne juger une civilisation que d'après les règles qu'elle s'est choisies à elle-même, et non d'après les usages et les mœurs de la société moderne ? N'est-ce pas le cas de se sou- venir que, depuis les Adônies de Byblos, le monde médi- terranéen a été traversé et transformé par des influences nouvelles? Sur les mêmes terres avait fleuri Adonis, le christianisme a inauguré une morale et une conception de vie étaient préconisés et proposés des règles et des principes nouveaux. Le christianisme a créé la notion du péché, en opposant à la morale naturelle du monde païen une morale artificielle et arbitraire, c'est-à-dire conçue et formulée en dehors de la nature. Les peuples anciens, qui avaient pour unique souci moral de se développer et d'agir le plus harmonieusement possible dans le sens indiqué, tracé, voulu par la nature, ne s'inquiétaient guère de se construire des règles de vie qui, œuvre d'un homme, eussent été plus injustes et moins certaines. Il est donc bien difficile de juger les fêtes antiques au nom

CONCLUSION 233

de la morale chrétienne, et Ton peut dire que pour com- prendre et juger sainement les divers phénomènes de la vie païenne, il faut avoir en quelque sorte l'âme païenne. Celui qui entre dans cette civilisation si multiple, si vivante, si harmonieuse, et dont les formes diverses, ébauchées dans les ténèbres des premiers temps sur les pentes de la Haute-Asie, ont abouti aux incomparables réalisations de Fart et de la philosophie helléniques, celui qui mesure cette prodigieuse évolution d'une m3^thologie aussi riche et aussi belle avec les sentiments qu'a déposés en lui le lourd héritage de vingt siècles de christianisme, commet non seulement une inévitable série d'erreurs, mais, ce qui est plus grave, une série d'injustices volon- taires. Il faut parcourir le monde ancien comme le vieil Hérodote visitait les peuples barbares : bien que nourri et fier des traditions de son pays et de sa race, il allait de ville en ville en contemplant toutes choses avec une curiosité infatigable, mais sans rien blâmer, comprenant qu'il lui était impossible de juger sans injustice, d'après les usages d'Halicarnasse, les coutumes et les mœurs de l'Egypte ou de la Perse.

Enfermant ainsi toutes les tendances naturelles dans le cadre étroit d'un mythe religieux, le culte d'Adonis prend l'ampleur d'une théogonie primitive. Déjà on y voit trans- paraître le grand principe de la philosophie antique, que tout ce qui vient de la nature est bon et beau, qu'il faut l'écouter et la suivre, adorer le monde tel qu'il est, avec toutes ses forces et tous ses dieux, car la nature ne se trompe pas, elle ne pèche pas, elle est la mère et la con- ductrice de l'humble humanité^ elle seule connaît les lois mystérieuses de la vie. Mais voici encore, au delà même

234 CONCLUSTOK

de cette Q^rande loi, se dessiner et o-pandir la lente élabo- ration, non plus d'un peuple, non plus d'une nation, mais de tout un ensemble, de toute une famille de peuples, de toute une race. Quand les premiers adorateurs du Tham- mouz babylonien émigraient vers TOccidenl en emportant dans leurs bras les images de leurs dieux, ils apportaient à des terres nouvelles, en même temps qu'une religion, toute l'âme de leur civilisation et tout le souffle et la volonté de leur génie. Et dans les ramifications succes- sives qui propageaient son nom et son culte jusqu'aux confins du vieux monde, Adonis demeurait le symbole divin de toute une humanité en marche. Ainsi ce n'était plus seulement un temps ou un pays qui se révélaient dans cette forme religieuse. Tel qu'il avait été conçu par- les pâtres de la Chaldée, le dieu se transmettait, avec sa légende, ses attributs et ses symboles, comme un héritage humain.

Plus éternel que les temples, les dieux et les peuples, le fleuve sacré de Byblos roule encore, aux jours marqués, le sang d'Adônis-Thammouz, perpétuant ainsi, indifférent à l'oubli des hommes et à l'indifférence même, l'ancien miracle qui se renouvelle chaque année avec la régularité d'une loi cosmique. Ce qui subsiste avec lui, au milieu de la même lumière et de la même nature vibrante et douce, c'est l'esprit du dieu, dans sa gloire, sa volonté et son action. Dans le soleil du printemps flotte encore le sourire de la divinité ressuscitée, image admirable d'une humanité qui se succède à elle-même sans s'épuiser jamais, et qui, à travers les siècles, ressuscite encore dans la face rayonnante de son dieu.

APPENDICES

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APPENDICE I

LA COSMOGONIE DE SANCHONIATHON

(Tirée de la Pi-èpavatioii ccan(jèlique, d'Eusèbe)

« Il (Philoii de Byblos) suppose qu'un air sombre et venteux, ou un souffle d'air sombre et un chaos bour- beux et infernal étaient infinis en temps comme en éten- due, loi'sque ce vent, dit-il, tomba en amour de ses propres principes, d'oii résulta une conjonction, et ce rapprochement fut appelé iroGoç (désir). Tel fut le principe de la création de toutes choses. Ce vent n'avait pas la connaissance de ce qu'il avait jjroduil. De cette cohabi- tation du vent est provenu Mot (Il en est qui rendent ce terme par Résidu ; d'autres l'interprètent Putréfaction d'une mixtion aqueuse). Tel a été l'unique germe de la création et de l'origine de toutes choses. Il survint des animaux, mais dépourvus de sensibilité ; ceux-ci donnèrent naissance à des animaux raisonnables, nommés Zopha- sémin, c'est-à-dire observateurs du Ciel. Mot avait la forme d'un œuf lorsqu'il fut formé : il devint lumineux et produisit le soleil, la lune, les étoiles et les grandes constellations. »

Telle est cette cosmogonie des Phéniciens qui introduit ouvertement l'athéisme, ^'oyons maintenant comment il fait commencer la oénération des animaux. Il dit donc :

238 APPENDICE i

« Lorsque Tair fut devenu lumineux par inflammation, de la mer et de la terre il survint des vents, des nuages, de e-randes chutes et immersions des eaux célestes, de telle sorte qu'après avoir été divisées et séparées de leur propre lieu par l'ardeur du soleil, toutes ces choses se rencontrèrent de nouveau dans Tair, et se heurtèrent avec fracas: il en sortit des tonnerres et des éclairs, et au bruit de ces tonnerres les animaux raisonnables, dont on a déjà parlé, s'éveillèrent pénétrés d'effroi. Le mâle et la femelle furent émus sur la terre et dans la mer. Voici donc leur Zoogonie. » Le même écrivain (Philon) ajoute de son chef, en disant : « Ces choses ont été trouvées écrites dans la cosmogonie de Taautos, et d'après ses mémoires, appuyés sur les conjectures et les convictions que, par sa pénétration, Sanchoniathon avait entrevues et fait connaître. » Après ces choses, il donne le nom des vents : Notus, Borée et les autres. Ce sont eux à qui les plus anciens consacrèrent les produits de la terre; ils les appelèrent dieux et les adorèrent comme ceux de qui ils tenaient l'être, ainsi que leurs prédécesseurs et leurs successeurs dans la carrière de la vie : ils leur faisaient agréer les libations qu'ils répandaient pour eux.

Il ajoute : « Telles étaient les inventions de culte reli- gieux, alors conformes à la faiblesse et à la pusillanimité de leurs auteurs. »

11 dit ensuite « que du vent Kolpia et de sa femme Baau, qu'il interprète par le mot Nuit, naquirent les hommes mortels Mon et Protogone. ^Eon découvrit la nourriture que fournissent les arbres. Ceux-ci furent les parents de Génos et Généa qui habitèrent la Phénicie. De grandes sécheresses survinrent, et ils tendircnl les

APPENDICE i 239

mains vers le ciel et le soleil ». 11 dit qu'ils regardaient celui-ci comme le Dieu maître du ciel, et le nommèrent Béelsamen, ce qui chez les Phéniciens signifie maître du ciel. C'est le Zeus des Grecs. Ensuite de quoi Philon attaque l'erreur des Grecs, « Ce n'est pas sans fondement que nous faisons connaître cette distinction, c'est pour établir la véritable acception, sur laquelle on s'est mépris, de ces noms appliqués aux objets; ce que les Grecs ne connaissant pas, ils les ont pris dans une autre valeur, égarés par l'incertitude de la traduction. » 11 continue : « De Génos, fils d'vEon et de Protogone, naquirent de nouveaux enfants mortels, qui se nommèrent Phos, Pyr et Phlox (lumière, feu et flamme). Ce sont eux qui inven- tèrent le feu, en frottant des morceaux de bois l'un contre l'autre, et qui en enseignèrent l'usage; ils eurent des enfants d'une grandeur et d'une supériorité marquées, et qui donnèrent leurs noms aux montagnes dont ils étaient souverains. C'est d'eux que prirent nom le Casius, le Liban, l'Antiliban, le Brathy. C'est de ceux-là que tint le jour Samemroumos, le même que Hypsouranios (hauteur céleste). » Il observe que les hommes étaient dénommés d'après leurs mères, les femmes se livrant alors sans pudeur au premier venu. Ensuite, il dit : « qu'Hypsoura- nios habita Tyr, et inventa les cabanes de roseaux, de joncs et de papyrus. 11 entra en dispute avec son frère Ousous, qui le premier imagina de rassembler les peaux de bètes qu'il parvint à prendre, pour en faire une cou- verture pour son corps. Des pluies excessives et des vents impétueux ayant dévasté Tyr, brisé les arbres, le feu piit à la foret et l'incendia; Ousous prit un arbre, le dépouilla de ses branches, cl osa le premier se hasarder

2-40 APPENDICE t

sur la mer; il consacra deux stèles au feu et au vent, et les adora, en y répandant le sang des animaux qu'il avait pris dans ses chasses. Lorsque ceux-ci furent morts, dit-il, ceux qui leur survécurent leur consacrèrent des rameaux et des stèles, devant lesquels ils firent des adorations : ils instituèrent des fêtes annuelles en leur honneur.

« Bien des siècles s'écoulèrentdepuis Fâge d'Hypsoura- nios, lorsque Agreus et Alieus, inventeurs de la pèche et de la chasse, naquirent. Ce sont eux qui ont donné leurs noms à ces arts. D'eux provinrent deux frères inventeurs du fer et de toutes les fabrications qui s'en servent, dont Tun, Chrysor, se livra à la composition des discours, des sortilèges et aux prédictions. C'est le même qu'Héphaestus (Vulcain) qui trouva le hameçon et Fappât, la ligne de pêcheur et le radeau. 11 navigua le premier de tous les hommes; c'est pourquoi, après sa mort, il reçut le culte de la divinité. On l'appelle Zeus Michius. Ils disent que ces frères inventèrent les constructions en briques. Ensuite, il dit que de cette race sortirent deux jeunes gens, dont l'un fut nommé Technitès, artisan, et l'autre, (terrestre) Autochthone. Ceux-ci imaginèrent de mêler de l'argile détrempée avec du foin, de la faire sécher au soleil, pour en faire des briques; ils trouvèrent aussi la construction des toits. Il en vint d'autres après eux au nombre desquels fut Agros ainsi nommé, puis Agroueros ou Agrotès, dont la statue et le temple portatif sont en grande vénération en Phénicie. Les habitants de Byblos le considèrent surtout comme le plus grand des dieux. (]e sont eux (|ui ont conçu l'idée de placer des (."ours en avant des maisons, de former des enceintes et des

APPENDICE I 241

grottes. Ce sont eux dont descendent les chasseurs avec des chiens. On les nomme tribus errantes et Titans.

« Ceux-ci procréèrent Amunon et ^Nlagon, c|ui tra- cèrent les bourgs et les bergeries, desquels naquirent jNIisor et Sydyc : c'est-à-dire dégagé et juste; ils décou- vrirent l'usage du sel. De Misor, naquit Taautos, {|ui découvrit l'écriture et forma le premier les lettres. Les Egyptiens le nommèrent Thoor, les Alexandrins Thouth, les Grecs Hermès.

» De Sydyc sont nés les Dioscures ou Cabires, ou Corybantes, ou Samothraces. Ils inventèrent les premiers le navire. De ceux-ci naquirent d'autres hommes qui trouvèrent les simples pour guérir des morsures empoi- sonnées, et inventèrent les paroles magiques.

)) C'est contemporainement à eux que naquit un nommé Elioun, Iiypsistos, et son épouse nommée Bérouth, f[ui se fixèrent dans la contrée de Byblos. C'est d'eux que na(juit Epigeios, ou Autochthon, qu'on nomma depuis Uranos (le ciel). C'est d'après son nom Oûpavoç qu'ils ont dési- gné l'élément qui est au-dessus de nos têtes, qui l'em- porte sur tous par sa beauté. 11 eut une sœur des mêmes parents qui se nommait Ghé (la terre), et c'est d'après sa beauté, dit-il, qu'ils nommèrent comme elle son homo- nyme. Hypsistos, père de ceux-ci, ayant terminé ses jours dans une rencontre avec les bêtes féroces, reçut de ses enfants les honneurs de l'apothéose : ils lui offrirent des libations et des sacrifices.

1) Uranus ayant recueilli son royal héritage, épousa sa sœur Ghé dont il eut ((uatre enfants: Ilus, dit Cronus, Bétyle et Dagon, qu'on nomme Siton, et Atlas. Uranus eut aussi d'autres épouses qui lui donnèrent une nom-

16

242 AFPEiSDICE I

breuse descendance. C'est pourquoi Ghé, poussée par la jalousie, chercha à nuire à LJranus au point de se séparer Tun de l'autre . Uranus s'étant donc séparé d'elle, s'en rapprochait avec violence chaque fois qu'il en avait le désir et finit par la quitter de nouveau. 11 essaya de détruire les enfants qu'il en avait eus. Ghé les défendit sou- vent, avec l'aide d'auxiliaires qu'elle rassembla autour d'elle. Enfin Gronus étant parvenu à l'âge viril, elle le confia à Hermès trismégiste pour lui servir de conseiller et de défenseur. Celui-ci, devenu son secrétaire, l'aida à repousser son père, en vengeant sa mère.

)) Gronus eut pour filles Proserpine et Minerve. La première mourut dans la virginité ; et, par le conseil de Minerve et d'Hermès, Gronus fabriqua avec du fer une faulx et une lance. Ensuite Hermès ayant proféré des paroles magiques aux alliés de Gronus, les enflamma du désir de combattre Uranus pour l'honneur de Ghé. C'est ainsi que Gronus, livrant bataille à Uranus, le bannit de son empire, en succédant à sa puissance. Dans ce combat, la concubine chérie d'Uranus fut prise étant enceinte et donnée par Gronus en mariage à Dagon. Elle donna le jour à l'enfant qu'elle avait conçu d'Uranus, qui fut nommé Démaroun.

» Sur ces entrefaites, Gronus enferma sa demeure d'une muraille, et fonda la jiremière ville de Phénicie, (|ui fut Hyblos. Ensuite, ayant suspecté son propre frère iVllas, par les avis d'Hermès, il le précipita dans les pro- fondeurs de la terre, et éleva sur son corps un amas de teri-e. \^ers cette époque, les descendants des Dioscures, ayant combiné toutes les parties des radeaux et des navires, se mirent à naviguer. Lesfjuels ayant été poussés

APPENDICE 1 243

vers le mont Gasius, y consacrèrent un temple. Les alliés de Ilel (Cronus) furent surnommés Eloim, ce qui répond à Croniens. Ce sont eux qui furent ainsi nommés d'après Cronus.

» Cronus ayant eu un (ils nommé Sadid, il le tua avec son propre fer; ayant conçu des soupçons à son égard, et assassin de son propre enfant, il le priva de la vie. Il trancha également la tète d'une de ses filles, en sorte que tous les Dieux; conçurent un grand effroi des projets de Cronus. A la suite des temps, l'ranus envoya du lieu de son exil sa fille Astarté avec deux de ses sœurs, llhéa et Dionè, pour faire périr Cronus en lui tendant quelque embûche; mais Cronus les prenant pour épouses en même temps qu'elles étaient sœurs, il se les attacha. Uranus ayant apris l'issue de son projet, fit marcher contre Cronus Ileimarmène et Ilora (la fatalité et la beauté) avec d'autres alliés; mais Cronus ayant su se les concilier, il les retint près de lui. » Il dit encore : « Le dieu Uranus inventa et composa des bétyles ou pierres animées.

» Cronus eut d'Astarté sept (illes, qui s'ap[)elèrent Titanides ou Artémides; il eut encore de Rhéa sept fils, dont le jdus jeune fut divinisé dès sa naissance; il eut des filles de Dioné, et d'Astarté encore deux fils, Pothos et Eros (désir et amour . Dagon, après avoir découvert le blé et la charrue, l'ut surnommé Jupiter laboureur. Sytiyc, dit le Juste, s'étant uni à l'une des Titanides, donna le jour à Asclépius (Esculape). Il naquit h Cronus dans la contrée de Péraia, trois fils : Cronus, homonyme de son père, Jupiter Belus et Apollon. Vers le même temps, on vit apparaître Pontus, Typhon et Xérée, père de Pontus.

244 APPENDICE I

Pontus fut père de Sidon, qui, par rexcellence de sa voix, l'ut la première à découvrir le chant des hymnes, et de Poséidon (Neptune). Melcarth, qui est aussi le même qu'Hercule, fut fils de Démaroun.

» Cependant, Uranus fit de nouveau la guerre à Pontus, car après s'être éloigné de lui, il s'était attaché à Déma- roun. Démaroun commença l'attaque contre Pontus; mais ayant été mis en fuite, il fit vœu d'offrir un sacrifice s'il lui échappait. Dans la trente-deuxième année de son gouvernement et de son règne, Ilus, qui est le même que Gronus, ayant surpris dans une embuscade son père Uranus, dans un lieu au milieu des terres, s'en saisit et le priva de sa virilité, près des sources et des fleuves, dans le lieu son culte fut établi; il exhala son dernier souffle, et le sang qui découla de ses plaies dégoutta dans les fontaines et l'eau des fleuves. On en montre encore aujourd'hui la place. »

Voici donc les actes de ce Grenus, et les vénérables traits de cette vie sous Saturne, tant célébrée })ar les Grecs, qu'ils déclarent avoir été le premier âge, l'âge d'or des hommes doués de l'organe de la voix et l'époque de cette félicité des anciens dont on fait tant l'éloge.

L'historien, après avoir dit plusieurs autres choses, continue :

(( Astarté la Très-Grande, Jupiter Démaroun et Adad, roi des dieux, régnèrent sur la terre avec le consentement de Cronus.

» Astarté plaça sur sa tête, en signe de sa royauté, une tête de taureau. Ayant parcouru l'univers, elle trouva un astre qui fend l'air, et l'ayant ramassé, elle le consa- cra dans la sainte île de Tyr. Gelle que les Phéniciens

APPENDICE I 245

nomment Astarté est pour nous Vénus. Cronus, en par- courant Funivers, donna à sa fille Athène (Minerve) le royaume de l'Attique. Une peste et une grande mortalité étant survenues, Cronus immole en holocauste à son père L ranus son fils unique, il se circoncit^ et oblige tous ses alliés à en faire autant. Peu de temps après, il consacra étant mort le fils qu'il avait eu de Rhéa, appelé Mouth; c'est ainsi que les Phéniciens nomment la mort et Pluton. Après quoi Cronus remit à la déesse Baaltis, la même que Dioné, la possession de Byblos; Béryte à Poséidon (Neptune) et aux Cabires laboureurs et pêcheurs. Ce sont eux qui consacrèrent les reliques de Pontus dans la ville de Béryte.

» Avant ces choses, Taautos, ayant imité Uranus, traça en relief les expressions de visage des dieux Cronus, Dagon et des autres, qui sont les sacrés caractères des lettres. Il imagina aussi, en faveur de Cronus, l'emblème de la royauté : ce sont quatre yeux distribués dans les parties antérieures et postérieures du corps, deux se ferment lentement; puis sur les épaules quatre ailes, dont deux sont déployées et deux repliées. Le sens de ce symbole est que Cronus voyait en dormant, et dormait éveillé ; également pour les ailes, qu'il volait en se repo- sant et se reposait en volant. Quant aux autres dieux, il leur a placé deux ailes sur les épaules, pour indiquer qu'ils accompagnent Cronus dans son vol. Il lui a encore attribué deux ailes sur la tête, l'une pour marquer l'intel- ligence qui commande, l'autre, indice de la sensation.

» Cronus étant venu dans les régions du Midi, donna toute l'Egypte au dieu Taautos, pour qu'elle fût son empire.

246 APPENDICE I

» Les sept Cabires, fils de Sydyc, sont les premiers de tous les hommes qui aient consigné ces faits pour en conserver le souvenir, ainsi que leur huitième frère Asclépius, comme le leur avait prescrit le dieu Taaulos. Ensuite, le fils de Thabion est le premier hiérophante de tous ceux cpii ont jamais été en Phénicie, qui les ayant traduits allégoriquement dans leur ensemble, et les ayant entremêlés avec les mouvements physiques de l'univers, les transmit aux directeurs des orgies et aux prophètes des mystères. Ceux-ci voulant augmenter Tobscurité de toutes ces traditions, y ajoutèrent de nouvelles inventions, qu'ils enseignèrent à leurs successeurs et à ceux qu'ils initièrent. De ce nombre fut Isiris, Tinventeur de trois lettres, frère de Chna, le premier qui changea son nom en celui de Phénicien. » Et sans interruption, il ajoute encore : a Les Grecs qui excellent entre tous les peuples par leur brillante imagination, se sont d'abord approprié la [)lupart de ces choses, qu'ils ont surchargées d'orne- ments divers, pour leur donner une forme dramatique, et se proposant de séduire, par le charme des fables, ils les ont comnlètement métamorphosées. De Hésiode et les poètes cvcliques si vantc'-s ont fabriqué les théogonies, les gigantomachies, les titanomachies qui leur sont propres, et des castrations qu'ils ont portées de lieux en lieux, et ont éteint toute vérité. x\os oreilles, habituées dès nos premières années à entendre leurs récits menson- gers, et nos esprits, imbus de ces préjugés depuis des siècles, conservent comme un dépôt précieux ces suppo- sitions fabuleuses, ainsi que je l'ai dit en commençant. Le temps étant encore venu corroborer leur ouvrage, il a rendu cette usurpation presque imperturbable, en sorte

APPENDICE I 247

de faire apparaître la vérité comme une extravagance, et de donner à des récits adultères la tournure ''de la vérité. « Bornons ici la cilation de l'ouvrage de Sancho- niathon, interprété par Philon de Byblos, et reconnu vrai après examen parle témoignage du philosophe Porphyre.

{La Préparation Évajigélique d'Eusèl)e Pamphile, traduite du grec par Ségi.ier de Saint-Brisson. Paris, 1840 Tome I, p. 34-41).

APPENDICE II

LE ROLE DU SANGLIER DANS LES RELIGIONS DE L'ORIENT ANTIQUE

D'après les idées religieuses de Fantiquité qui ont quelque rapport avec les religions syro-phéniciennes, le sanglier est un animal démoniaque. La terreur religieuse qu'il inspire est déjà répandue dans l'antiquité la plus reculée. Ou connaît les prescriptions de la loi de Moïse', et on sait que les pieux Israélites acceptaient la mort la plus affreuse plutôt que de manger de la viande de porc; ; les Phéniciens et les Cypriens" s'en abstenaient également, ainsi que les Syriens', les Libyens d'Afrique', les Arabes et les Sarrazins% les Phrygiens®, les Scythes', et surtout les Egyptiens, qui se croyaient souillés s'ils touchaient un porc\ Lorsque, comme les théologiens, on voit la cause de cette répulsion dans l'impureté de l'animal ou

1. Cf. Lecif.,xi,l; £>«</., xiv, 8.

2. Porphyrius, Dr Abstiiiotitui, lib. I, p. 26. Rhœr. Hepodian., V, 6. DioCassius, LXXIX. 11.

3. Lucian., De Dca Sf/ria, 54.

4. Herodot., IV, 186.

5. Uievonymus, Adc. Jorinmii, liv. IV, 0pp. Tom. IV, p. 200 sq.

6. Cf. Pausanias, VII, xvii, 5 ; Jiilian., Ovat., V, p. 177.

7. Herodot., IV, 186.

8. Cf. Herodot., II, 47.

APPENDICE II

249

clans des considérations de jeûne, on méconnaît les idées religieuses de l'antiquité, et surtout celle qui a rapport au caractère sacré des animaux, qui leur venait de leur consé- cration à une divinité dont ils reflétaient le caractère. Le porc était un animal sacré ; et, comme il était consacré à une puissance infernale, il fut l'objet d'une religieuse terreur, qui n'avait pas complètement disparu chez les Juifs d'une époque moins reculée\ Le caractère sacré du porc dans les religions syro-phéniciennes est indiqué dans Lucien : « Le porc est à leurs yeux un objet dhor- reur ; ils ne l'offrent pas en sacrifice et ne mangent pas sa chair. Toutefois, quelques-uns prétendent que c'est un animal sacré. » Les deux opinions semblent contra- dictoires ; mais on les retrouve également au sujet d'autres animaux sacrés, comme par exemple les colombes et les poissons de la Déesse syrienne, et elles sont aussi notées dans la quœstio 5 du liu[JiTroaîaxov de Plutarque : a utrum suem vénérantes Judgei, aut potius aversantes, carne eius abstineant ? » Les Cretois considéraient aussi le porc comme un animal sacré, ce qui s'explique aisément par la domination phénicienne dans cette île'. En Cypre, les porcs étaient consacrés à Aphrodite; ils ne devaient point manger d'immondices, alors qu'au contraire on y contraignait les bœufs à certaines époques; on les nour- rissait avec des figues^ Quand on dit que les Phéniciens, les Syriens, les Cypriens et les Egyptiens s'abstenaient de manger la chair du porc, il faut faire une restriction ; en effet, à des époques déterminées, on sacrifiait des

1. Cf. Matth., VIII. 28.

2. Cf. Athenseus, lib. IX, pag. 375.

3. Athenfeus, lib. III, p. 95. Cf. en outre Meursius Cyprus. p. 150.

250 APPKîs'DICE II

porcs, et on en mangeait la chair, le sang ou le jus'. On mangeait cette viande en même temps que des souris offertes en holocauste'. Et les souris n'étaient pas des animaux sacrés ; les mages bnhyloniens en avaient horreur, ils les tuaient'. Dans Fîle de Cypre, on ofTiait, le 2 avril, un porc à Aphrodite ; ce porc représentait le sanglier qui avait tué Adonis*. Souvent on faisait à la même déesse des sacrifices de porcs' ; à Argos, ces sacrifices s'appelaient Hystéries^ Ils avaient lieu aussi devant les temples de l'Héraklès tyrien'. Antiochus Epiphane fit offrir des sacrifices semblables à Jupiter Olympien ou au Baalsamin tyrien, et obligeait les Indiens à manger la chair des vic- times*. Ces sacrifices ont sans aucun doute un rapport avec le sanglier érymanthique, de même que les chiens qu'Héraklès abhorre en ont un avec Cerbère, et les sacri- fices de porcs en Egypte avec Typhon'.

Je ne puis m'empècher de parler ici d'un usage qui a passé de la religion phénicienne dans les Thesmophories. Ce sont les [JLSyapa, dans lesquelles on conduisait les porcs. Il en est question dans plusieurs passages des auteurs anciens, encore insufiisamment expliqués. Les porcs étaient chassés dans un précipice souterrain, et la

1. Cf. Jes., Lxv, 4; lxvi, 3.

2. Cf. Jés., Lxvi, 17.

3. Plutarch., Sj/mposiacon, IV, v, 2.

4. Lydus, De Mensibus, p. 218.

5. Cf. Eustath. ad Dionys., 852.

6. Athenseus, lib. III, p. 96.

7. Silius Italicus, 111,23.

8. IIMacchab., ii, 4, 5. Cf. avec i, 18, 19, 20. .Joseph., Antv/nl/., XII, V, 4. Diodore dans les Fragments de Photius, p. 379,

9. Cf. Herodot., II, 47.

APPENDICE II 251

croyance populaire, en Béotie, affirmait que, Tannée suivante, ils arrivaient au lieu de leur destination, dans le Hadès. C/est ainsi que j'entends le passage falsifié de Pausanias^ : èç ih. [jiyapa /aXoù[JL£va à'ptâcrtv twv vsopycov Toùç ôà TOUTOU- £ç T'/]v ÈTUioûcav TOÛ £T0uç côpav £V Aco- ôcbvri 'paatv èttI Xoyco twÔs àXXoç ttoû tiç UEtcrG'/jcsTai, où, au lieu de év Acoôcôv(]. je lis év 'AîÔy] slvat. Méyapa, ce sont les abîmes souterrains, consacrés aux puissances infernales, le séjour, dans le Hadès, des deux déesses, Gérés et Proserpine, auxquelles les porcs sont envoyés en holocauste : Méyapa^ xaTayeta oî/v7][J.aTa, TaTatvGsaïv, TÎyouv A'/][JLy]Tpoç xal n£pa£(p6v7]ç\.. C'était au cri de Meghara, Meghara ! qu'on précipitait les porcs dans l'abîme. C'est le [JL£yapt^£iv' que Sainte-Croix traduit, dans ses Recherches sur les mystères^ par : « en pro- nonçant quelques mots du dialecte Mégarique (!) » ; dans Suidas, Hésychius, Photius (Lexique), nous trouvons : M£yap i^ovT£ç , piéyaXa (pour piéyapa) X£yovT£ç. Le mot s'est formé de la même façon que d'autres mots également empruntés à des cultes étrangers, par exemple àôovtà^£tv, eùà^eiv, ôXoXù^£iv... Ce cri de meghara et cette coutume sont des vestiges du culte phénicien, conservés dans la Béotie kadméenne.

Quant aux raisons pour lesquelles on sacrifiait les porcs, les écrivains anciens ne nous les révèlent pas plus que celles pour lesquelles ils inspiraient tant d'horreur. C'est

1. IX, vm, 1.

2. Hésychius, tome II, p. 554. Alberti. Cf. Porphyrius, De Aniro, cap. VII.

3. Clem. Alex. Prot., cap. ii,17; cap. xi.

4. Tome II, p. 18.

252 APPENDICE II

pour eux un ispôç Xôyoç, sur lequel ils gardent un silence plein de mystères^ Ou bien ils ne savent que citer un quid pro qiio : ils disent, à propos du temple d'Hémithéa à Castabus , que les Perses reconnaissent comme leur déesse nationale, que nul mortel ne devait pénétrer dans le sanctuaire s'il avait touché un porc ou mangé de sa chair, parce que les porcs avaient un jour gâté le vin du père de la déesse^ Les Egyptiens avaient^ dit-on, cet animal en horreur, parce qu'il mange ses propres petits', parce que son lait fait venir des boutons, parce qu'il s'accouple à la lune décroissante*, parce qu'il nuit aux fruits de la terre'. On disait encore que c'était en chassant un sanglier que Typhon avait trouvé le cadavre d'Osiris et l'avait déchiré en morceaux ; mais, ajoute Plutarque, se basant sur l'opinion d'autres auteurs, cette explication n'est pas juste. Maintenant encore, les Orientaux ont horreur de la chair du porc, qui est considéré comme un animal païen, car, d'après une tradition turque, tous les animaux ont été convertis par Mahomet, à l'exception du sanglier et du buffle ; aussi ces deux animaux sont-ils fréquemment appelés chrétiens^

Ces diverses explications jettent une lumière défavo- rable sur la signification du dieu dont le sanglier est l'animal sacré et le symbole. Le sanglier est considéré comme le meurtrier d'Adonis'; le plus souvent c'est

1. Cf. Herodot., 11,47.

2. Diodor., V, 62.

3. ^lian., Hist. anim., c. xvi.

4. Plutarch., De Isido, c. viii.

5. Lydus, De Mensibus, p. 212. Clemens Alexandr., p. 849 sq.

6. Burckhardt, Voj/a(/cs on Palestine, I, Th. S., 234.

7. Apollodor., III, xiv, 4. Lucian., De Dea Si/ria, 6. Bion, Idi/ll.,!,!.

APPENDICK II 253

Mars lui-même, qui, jaloux du favori d'Aphrodite, s'est changé en sanglier pour le luer et posséder seul la déesse'. Une autre version, rapportée par Ptolémée Héphestion-, est d'une grande importance pour le mythe d'Adonis et pour celui d'Héraklès. Erymanthe, fils d'Apollon, avait aperçu Aphrodite au bain, sortant des étreintes d'Adonis ; en punition, il fut changé en ce sanglier érymanthique, qui, par vengeance, tua Adonis, et fut tué à son tour par Héra- klès. Mais, sans môme tenir compte de cette version, qui incorpore plus intimement encore le sanglier au mythe phénicien, nous voyons que les Grecs connaissaient aussi ce symbole de Mars : sous la ligure d'un porc, Mars est la cause de tous les maux'. En Egypte, le rôle de ]Mars est reporté sur Typhon, celui-ci est repré- senté sous la forme d'un sanglier^ et les sacrifices de porcs offerts à Osiris ^ avaient certainement un rapport avec Typhon. La coutume, qui existait en Gypre, de nour- rir avec des figues les porcs consacrés à Aphrodite % de les empêcher de manger des immondices, et de forcer les bœufs à prendre la nourriture ordinaire des porcs, se rapproche de la conception qui représente Mars sous la forme d'un porc, et obligé, pour s'approcher d'Aphrodite, de quitter cette forme, tandis qu'Adonis,

1. Lydus, De Mensibus, 1. c, Nonnus, Diomjs., XLI, 208. Julius Firmicus, De Errore prof, vol., p. 14. Cyrill. Alexandr., Op., tom. II, p. 257.

2. Photius, p. 149 sq.

3. Plutarch., AmatoriuSj c. xii, p. 481.

4. Cf. Hug, Mr/t/ws, S. 90.

5. En usage aussi chez les anciens peuples du Nord. Gi'imni. Mijlkologie allemande, S. 139.

6. Etymol. Mayn., p. 371.

254 APPENDICE il

dont le symbole est le bœuf de labour, et qui parcourt Byblos sur un char attelé de bœufs, est condamné à man- ger la nourriture des porcs. Il n'y a qu'une seule manière d'expliquer comment on est arrivé à donner pour sym- bole à Mars un animal aussi immonde : c'est que Mars est le principe du mal et de la ruine. On peut rapprocher les raisons données pour expliquer l'horreur qu'inspire le porc qu'il mange ses petits, nuit aux fruits de la terre, s'accouple lorsque la lune décroit de la concep- tion mythique de Mars, à qui on saciifie des enfants, qiu, par son feu, nuit aux fruits de la terre, et qui se trouve aux côtés de la lune, la méchante déesse, à la décrois- sance du jour. La crainte respectueuse qu'inspiraient les divinités du mal empêchait qu'on parlât mal du dieu au Grec étranger, ou bien celui-ci ne répétait pas ce qui lui avait été raconté, soit parce qu'il y croyait à peine, soit parce qu'il craignait d'être raillé par ceux qui n'y ajou- taientpas foi, ou de donner une fausse idée de la divinité (Hérodote n'aurait jamais parlé de Mars dieu-porc !). C'est ainsi qu'on peut s'expliquer la forme ancienne du mythe grec, Adonis était tué, non par Mars, mais par un sanglier. De même que, dans les temps reculés, on n'ai- mait pas à parler, en Egypte, du meurtre d'Osiris par Typhon \ et qu'on se taisait, par une crainte pieuse, sur le triste culte des Gabires, à Samothrace, de même, en Phénicie et dans l'île de Gypre, on désignait comme le meurtrier d'Adonis, non le dieu lui-même, mais, par euphémisme, son symbole, le sanglier. Les physiciens plus modernes, qui ont dépouillé la religion populaire

1. Diod., 1,21.

ÂppE>Dicb: II 255

du caractère qui lui était propre et ont transformé les idées mylhiques en de froides généralités, explicjuent la nature et l'origine de cette conception du dieu Mars ^ : Tôv "AÔcovcv àvaipcGfjvai i)~o toO "Apcco^ fjLSTaêXrjGévTOç £Î- ùv, olovcî, è'ap ÙTzo -ou hipovz àv^LpstaBat. 0£p[ji.'/j yàp 7] '^ÙGiz Toû ÙQÇ, /.al àvil toD Oépou; aÛTÔv oi [xuOcxoi XafxêàvoucTLV. Pendant l'été, le sanglier aime à se plonger dans les marais, oii il refroidit son sang ardent, oii il reste enfoncé dans la vase, ne laissant apercevoir qu'une partie de sa téte\.. Mais, pour donner au sanglier de Mars sa véri- table signilication, il faut aussi le considérer comme Tiinage mythique du Samoun, qui souffle en Syrie à partir de la mi-juin jusqu'au 21 septembre et accomplit ses ravages surtout la nuit, comme le sanglier. Le Typhon égyptien et phénicien se trouve être tantôt Mars, tantôtle Samoun, le ventbrùlant, et Harrur, qui tua aussi en Libye Ttiercule tyrien. Les Juifs donnent également à ^lars le nom de Samaël, poison de dieu, qui est sans doute le vent em- poisonné, le Samoun, Samieli, le poison. Ce vent noc- turne et brûlant représente, je crois, le sanglier que T3'phon poursuit au clair de lune à travers les plaines des bords du >.'il\ le sanglier érymanthi([ue qui tua Adonis et dont la dénomination sémitique, « feu de la mort », dési- gnerait à merveille le vent ardent du désert syrien, (|ui souvent donne la mort.

Le sanglier joue aussi un rôle important tlans des

1. Ljdus, 1. c, p. 212.

2. Apollon. Rhod., Anjonaut., II, 818. Ovid., Mètaïa., VIII, 333. Macrob., Satura., I, 21. Voi/acjes de Burckhardt, I, B. S., 234.

3. Plutarch., De Isidc, cap. vin.

256 APPENDICE II

mythes analogues : Attis périt, comme Adonis, sous la dent d'un sanglier\ Dans un autre mythe, Attis meurt dans une chasse au sanglier, tué par Adraste, le Mars lydique, qui avait autrefois tué son frère Agathon% à propos d'une caille, comme Typhon tua THercule syrien. Le mythe de Pygmalion, le meurtrier d'Eljon, qui tua Sichaiis, dans une chasse au sanojier, offre aussi une analoQ-ie évidente avec le mythe d'Adonis.

(Movers, Die Phônizier, chap. vu. Bonn., 1841.)

1. Pausanias, VII, xni, 5.

2. Cf. Ptolemyeus Hepliïestiou, dans Photiu.s, p. 14(3, avec Herodot., I, 43.

APPENDICE 111

LE BLÉ DE SAINTE-BARBE

Xous avons signalé' une survivance curieuse de la coutume des jardins cV Adonis dans Tusage provençal du « blé de Sainte-Barbe », qui, placé, à Tépoque de Nocl, dans des soucoupes humides, des siéto/is, germe et se dessèche en quelques jours.

Cet usage^ très vivant encore, mérite d'être expliqué et commenté.

C'est le 4 décembre, jour consac^ré à Sainte-Barbe, (ju'on met des grains de blé, et parfois des lentilles, avec un peu d'eau, dans des assiettes et des soucoupes (|ue Ton dispose sur les tables, les bahuts, les armoires, les commodes, les consoles et les cheminées, et quelquefois sur les fenêtres. Les magasiniers leur font même un autel de leur comptoir et de leur vitrine. Plus tard, on place ces petits jardins devant la crèche. D'ordinaire ils ont aussi une place d'honneur, le jour de Noël, sur la table du « gros souper ». C'est ce (|ue chante un ancien noël provençal :

Lou blad de Santo-Barbo Que pcr aquéu jour si gardo, A taulo lou fau bouta Mai aco's un pla per arregarda.

La croyance populaire attribue au blé de Sainte-Barbe

1. P. r. 0.

258 APPt;>"DiGt; m

un pronostic pour les moissons, qui seront avantageuses si le l)lé a bien poussé, mauvaises si les graines de Noël ont mal germé. Aux premiers jours de janvier, on met en terre le blé de Sainte-Barbe, comme on enterrait Adonis, comme on jetait ses jardins dans les fontaines d'Athènes. C'est, en somme, le symbole du renouveau de la terre, etTimage des espérances de Tannée nouvelle.

Dans une brochure publiée à Marseille en 1903\ nous trouvons, sur cet usage antique, quelques appréciations diverses, qu'il convient de signaler.

Aux yeux de Frédéric Mistral, le blé de Sainte-Barbe représente les prémices de la moisson, ce qui, d'ailleurs, est parfaitement conforme à la tradition païenne, Adonis apparaît comme l'image de la moisson et parti- culièrement du blé^ Voici ce qu'écrit Mistral :

« Per que lou blad en erbo posque figura sus la taulo de Calèndo. fau que siegue d'uno certano autour; e pèr avé l'autour vougudo, fau (jue lou blad fugue mes din Taigo très semanos avans Nouvé. Or se vai capita ([u'acô toumbo justamen lou jour de Santo Barbo (perqué se dis,

Santo Barbo la barhiido Très semano avant Nadau),

« E coume aquéu noum de Barbo rappello tout d'un tèms la barbo de Fespigo, // barbeiio dou gran en terre e, basto, lou blad barbu, noste pople galejaire apello blad de Santo Barbo aquéu que représente li premice de la meissoun. ))

1. Fleurs de Noël : Le Blé de la Sainte-Barbe, Marseille, 1903.

2. V. plus haut, p. 138 et sq.

APPENDICE III 259

Voici, d'autre part, ro})inioii d'un érudit provençal, M. Séverin Icard :

« Avant de couvrir le sillon, avant de cacher la se- mence au sein de la terre elle doit y mourir pour y ressusciter^ la religion qui a divinisé toutes les forces de la nature, a voulu garder de cette semence le symbole vivant pour l'entourer d'un rite sacré, et le blé de la Sainte-Barbe, cultivé religieusement sous l'œil tutélaire des dieux lares, n'est que le pendant de la lampe perpé- tuellement entretenue dans le temple de Vesta, sym- bole (]ue nous retrouvons dans la lampe toujours allu- mée de nos sanctuaires et dans le modeste luminaire qui veillera bientôt nuit et jour devant la petite crèche. Le blé de la Sainte-Barbe est un hommage rendu au principe humide, comme le feu des Vestales est un hom- mage rendu au principe igné, . . .

« Le principe igné, figuré par le Soleil, triomphe pen- dant l'été, et les feux de la Saint-Jean que nous allumons au Solstice proclament sa victoire; l'eau, figurée par la lune « astre femelle et mou, qui résout les humidités nocturnes et les attire » (Pline), par la Diane Syriaque aux cent mamelles gonflées de lait, l'eau, principe hu- mide, triomphe pendant l'hiver, et l'hommage que nous rendons au blé de la Sainte-Barbe, emblème des futures moissons, marque sa victoire. Tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera n'est que de l'eau volatilisée j)ar le Soleil... Les religions anciennes, sous mille formes différentes, sous diverses allégories, n'étaient qu'une adoration rendue à ces deux principes, et les initiés de la doctrine secrète en savaient [)lus que nos savants sur le

260 APPENDICE 111

rôle (lu principe igné et du principe humide dans Tépa- nouisseinent des forces de la Nature.

« Et nous ne devons point nous étonner de retrouver ces pratiques païennes dans la religion chrétienne : celle- ci les a acceptées en les christianisant, et de même qu'elle transformait les temples en églises, elle transfor- mait les cérémonies païennes en cérémonies chrétiennes , pour faciliter les conversions et pour ne pas trop offus- quer les nouveaux venus, surtout parmi les habitants de la campagne, les pagani^ si profondément attachés au culte extérieur de leurs dieux et restant païens quand même, malgré leur conversion, |)ar atavisme, par tradi- tion. Tout est païen et antique, depuis les jeux de l'enfant jusqu'aux patriarcales cérémonies des familles, dans notre Provence restée toujours ardente et belle comme une jeune Grecque, forte et puissante comme une vigou- reuse Romaine. Dans quelques jours, le soir du grand souper, l'aïeul, religieusement, videra son verre dans l'àtre qui flambe. Le bon vieillard ne se doutera pas de la grandeur et de la solennité de son geste : le geste pourtant est celui du prêtre de Mithra enfonçant le poi- gnard rituel dans le flanc du taureau symbolique; ce geste ne fait que répéter en petit le grand acte créateur de la Natui'e, par le feu et par l'eau. L'époque de la naissan(;e de l'Enfant-Dieu a été admirablement choisie pour con- sacrer par un culte familier la naissance de toutes choses, et les deux grands principes de cette naissance, le prin- cipe humide et le principe igné, le princi[)e femelle et le principe mâle, le blé de la Sainte-Barbe et la veilleuse de la (>rèche, se trouvent synthétisés dans la bûche de Noël,

APPENDICE m 261

SA'mbole dont la signification est encore plus nettement frappante. »

Voici encore, à ce sujet, quelques vers d'un poète pro- vençal, ^I. Clément Galicier :

Ero lou souar de Santo-Barbo. Diguères : « Fau que samenen

Quauquei grain. Quand raeissounaren

Faren de raita de la garbo! »

E risies, e, subran, dins ieu, Fugue coumo'n rai toun idèio De veire, sus la cliamineio, Erbeja lou blad dôu bouen Dieu.

Un pau d'aigo "m "uno pouegnado De béu gran rous dins un sietoun, Lou tout béni "me dous poutoun Vaquit la semenc^o jitado.

E, jour pèr jour, dins ren de tems, Tremudado en un béu clôt d"ei"l)o, La samenaio èro superbe Coumo n sourire de printems...

On comprend dès lors quelle étroite filiation relie le blé de la Sainte-Barbe aux jardins d'Adonis. La coutume s'est transmise sans modification sensible, et le symbole même de cette végétation hâtive aux fêtes de Noël ne se sépare point nettement du symbole de l'Adonis antique. Mistral indique très bien l'identité des deux usages, en disant que le blé de la Sainte-Barbe représente les pré- mices de la moisson. N'est-ce pas avec le même sens, avec la même intention, que le blé semé dans les jardins d'Adonis symbolisait le jeune dieu, image lui-même de la

262 APPENDICE III

moisson, et des fruits de la terre ? Quant à l'eau, qui rem- place la terre dans les siétons du blé de Sainte-Barbe, il serait peut-être imprudent de suivre jusqu'au bout les commentaires de M. Séverin Icard. 11 n'y faut probable- ment voir qu'un agent de fermentation plus rapide, choisi de préférence à la terre qui, en cette saison et sous un pâle soleil, n'aurait pu faire germer les grains assez rapidement pour leur conserver leur symbole de végé- tation hâtive et éphémère.

APPENDICE IV

NOMENCLATURE DES PRINCIPAUX MONUMENTS RELATIFS AU CULTE D'ADONIS-THAMMOUZ

I. Statuaire

Adonis mort, statuette en terre cuite trouvée à Toscanella, actuellement au Musée du Vatican. Adonis, mort, est étendu sur un lit de parade ; ses pieds sont chaussés de bottines de chasse ; une blessure est marquée à la cuisse. Mnseo Gregoriano, tome I, tabula 93; Da- REMBERG et Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, article Adonis, figure 112.

Adonis, statue en marbre, au Musée du Vatican. Adonis est debout et nu. Le bras gauche est légèrement replié, la main tendue en avant, au-dessus d'un tronc (rar])re. La main droite, pendante à hauteur de la cuisse, tient un tronçon de flèche. Visconti, // Mtiseo Pio- Cleinentino ed il Museo Chiaranionti, tome 11, pi. 32 ; Salomon Reinacii, Répertoire de la Statuaire grecque et romaine, tome 1, pi. 633, n°3, page 346.

Adonis et Aphrodite, groupe en terre cuite, trouvé dans l'île de iSisyros, actuellement au Musée de Garlsruhe. Adonis^ debout, s'appuie sur l'épaule d'Aphrodite assise. HouLK/, IJullefin de l'Académie de Bruxelles, VIII, 12.

'2C)^{ APPENDICK IV

Adonis, slaliielle eu bronze, dans la collection de Janzé, au Caljinet des Antiques (Bibliothèque Nationale). Adonis, les cheveux longs, la tête penchée sur Tépaule droite, tient sa main droite tendue; le bras gauche est replié sur la poilrijie ; il lient dans sa main gauche un petit objet rond, grain de myrrhe, pomme de pin ou grenade. Babelon, Le Cabinet des Antiques, pi. 36; Salomon Reinach, Répertoire de la Statuaire grecque et romaine, tome II, p. 101.

Adonis et Vénus, groupe en terre cuite. Originaire de FArchipel grec, ce groupe faisait partie, en 1851, de la collection Raoul Rochette. Adonis et Vénus se tiennent embrassés ; Vénus tient dans ses bras une oie. Raoul Rochette, Les Peintures de Pompéi, p. 135.

Adonis, statue en marbre, datant d'Hadrien, trouvée dans ramphithéâtre de Capoue, actuellement au Musée Borghèse, à Naples, Adonis s'appuie de la main droite sur un long épieu de chasse, qui a disparu ; près de lui, un arc et des flèches. Reale Museo Borbonico, tome II, tab. xxiv ; Conforti, Le Musée National de Naples, p. 18, pi. 85 ; Salomon Reinach, Répertoire, tome I, p. 247, pi. 484, n'' 1.

Adonis blessé, statue en marbre, au Musée du Vatican. Adonis, nu et sans armes, étend le bras droit, la main à hauteur de la cuisse; le bras gauche est replié, lamain ramenée vers l'épaule, dans un geste de surprise ou d'effroi ; à la cuisse droite, une longue blessure est marquée sur le marbre. Visconti, Il Museo Pio-Cle- mentino ed il Museo Chiaramonti, tome II, pi. 31 ; Salo- mon Reinach, Répertoire, tome I, planche 632, 3, p. 340. Cette statue est quelquefois désignée sous le

ADONIS ET A P H |{ O D I T E

(Groupe de Miuitraucon)

APPENDICE IV 265

nom de Narcisse ; mais la blessure de la cuisse rend cette interprétation fort improbable.

Adonis, statue en marbre, au Musée royal de Madrid. Adonis est debout et nu ; ses che\eux sont longs et bouclés ; la main droite s'appuie négligemment sur un tronc d'arbre, la main gauche à la hanche. Salomon Reinach, Répertoire, tome I, p. 344, pi. 632 H, 3.

Aphrodite et Adonis, groupe. en marbre, autrefois au ]Musée de Dresde, aujourd'hui disparu. A gauche, Aphrodite nue s'appuie de la main droite sur un dau- phin, ou plutôt elle en tient la queue dans sa main ; droite, Adonis, tourné vers la déesse, l'entoure de ses bras ; il a de longs cheveux, une légère écharpe tra- verse sa poitrine ; les deux amants sont debout. Salomon Reinach, Répertoire, tome l, p. 346, pi. 634, 2.

Aphrodite et Adonis, groupe. Aphrodite, assise, entoure de ses bras la taille d'Adonis debout et habillé en chas- seur ; derrière Adonis se trouve son chien ; à ses pieds, un sanglier mort.— Montfaucon, V Antiquité expliquée, tome I, pi. 106, 1 ; Salomon Reinach, Répertoire, tome I, p. 343, pi. 632 E, n" i.

Adonis, statue mutilée, au Musée de Naples. Adonis, revêtu d'une chlamyde, n'a ni tète, ni bras droit. Le bras gauche est mutilé à partir du coude, la jambe droite à partir du genou. La jambe gauche est intacte. Adonis semble se trouv^er dans une attitude de défense conti-e le sanglier, la lance en arrêt ; derrière lui, un tronc de palmier, Salomon Reinach, Répertoire, tome 11, p. 789.

Aphrodite et Adonis, sculpture étrusque, au Musée du

266 APPENDICE IV

Louvre. Adonis pose son bras gauche sur l'épaule gauche de Vénus, qui est vêtue d'une longue robe et coiffée d'un bonnet conique; Adonis est vêtu d'une draperie qui lui couvre la poitrine ; la déesse entoure Adonis de son bras droit, de son bras gauche elle soutient sa robe. Le bras droit d'Adonis manque. Salomon Reinach, Répertoire^ tome II, p. 374, 5.

Adonis et Vénus, groupe en terre cuile peinte. Vénus est assise ; elle est nue jusqu'aux cuisses ; les jambes et le dos sont recouverts d'une draperie bleue ; ses bras sont brisés aux coudes ; près d'elle, debout à sa droite, Adonis est représenté en hermaphrodite : les deux bras manquent; la tête d'Adonis est appuyée contre le sein droit de Vénus. De Stagkelberg, Die Grâher der Hellenen, pi. 61.

Adonis et Vénus, groupe en terre cuite peinte. Adonis et Vénus sont couchés tous deux sur un lit; à droite. Adonis, la chevelure entourée d'une sorte de bandeau, tient dans la main droite une sorte de vase ; le bras gauche est brisé au coude ; la partie inférieure du corps est vêtue d'une étoffe bleue ; Vénus est coiffée d'un bonnet conique, peint en rose ; elle contemple sa main gauche, devait se trouver un objet qui a dis- paru ; le bras droit est brisé au coude ; les jambes sont couvertes d'une étoffe blanche ; au pied du lit, se tient debout un Amour, dont la tête manque : il tient une sorte de vase dans sa main droite, une pomme dans sa main gauche ; le pied gauche manque De Stagkel- berg, Die Gràber der Hellenen, pi. 68.

TÈTE d'Adonis, marbre. Guattani, Monumenti antichi inediti^ année 1785, juillet, p. 58, tab, III.

APPENDICE IV 267

Aphrodite et Adonis, groupe en marbre blanc, trouvé dans les ruines d'Odessos, actuellement au Musée de Sofia. Aphrodite, vêtue, a le bras droit appuyé sur Tépaule gauche d'Adonis nu; tous deux sont debout; dans sa main gauche, Adonis tient un objet rond, proba- blement une pomme ; Aphrodite tient, dans sa main gauche, un objet semblable ; entre les tètes des deux amants, un petit Erôs étend ses ailes, couvrant de son aile droite la tête d'Adonis, et de son aile gauche la tête d'Aphrodite ; le bras droit d'Adonis manque. Gazette des Beaux-Arts, l^"" août 1898, planche en face de la page 110.

Adonis, statuette en bronze, trouvée dans les environs de Sidon, actuellement au Musée du Louvre. Adonis, orné de longs cheveux bouclés, incline légèrement la tête à droite, dans un geste gracieux ; il tend les bras en avant. La partie inférieure de la statuette manque.

n. Miroirs

VÉNUS, Adonis et Iris, miroir étrusque, au Musée du Vatican. Adonis, debout, à demi vêtu, la tête surmontée d'une couronne à pointes, écoute Iris, qui, ailée et nue, l'avertit en levant vers lui sa main droite. A droite, Aphrodite, ornée d'un diadème et d'un collier, est assise ; elle repose son menton sur l'index de sa main droite, et écoute. Miiseo Gregoriano, I, 27, 2 ; Gerhard, Etrus- hische Spiegel^ vol. IV, pi. 321, 2.

La Querelle de Vénus et de Proserpine, miroir trouvé à Orbetello, actuellement au Musée du Louvre. Vénus et

268 APPENDICE IV

Proserpine se disputent, devant Jupiter, le coffre contenant Adonis; Jupiter (Diovem), assis, tient la foudre dans sa main gauche, et, de la droite, il menace ou avertit Proserpine, qui, à la droite du tableau, montre de la main le colTret est Adonis; elle tient dans la main gauche un rameau; dan^ la partie gauche du tableau, Vénus, vêtue, pleure et cache son visage dans son vêtement. Monumenti delV Instituto, VI, 24, 1 ; Gerhard_, Etruskische Spiegel^ vol. \\\ pi. 325.

VÉNUS ET Adonis, miroir étrusque, au Cabinet des Antiques (Bibliothèque Nationale). Vénus est assise sur les genoux d'Adonis ; des deux côtés du lit, des branches de mvrte ; à gauche, une caille ; Adonis est couronné de myrte ; il tient dans sa main droite un j)etit objet rond, graine de myrrhe ou boule de pin résineux. Gerhard, Etrus- kisclie Spiegel, tome I, pi. 114 ; de AA'itte, Nouvelles Annales de VInstitut archéologique^ tome I, p. 107, planche 12, 1.

VÉNUS ET Adonis, miroir étrusque. Vénus et Adonis y sont désignés sous les noms de Tudan et Alunis ; ils se tiennent embrassés; deux autres personnages sont assis : l'un, à gauche, est Apollon tenant la lyre, l'autre, à droite, est une déesse ; derrière Apollon, un cygne ; sous les pieds d'Adonis, des poissons. Gerhard, Etraskische Spiegel, tome I, pi. 111; Gazette des Beaux- Arts, 1«' août 1898, p. 116.

Adonis, Vénus et Minerve, miroir étrusque, de la collection du marquis de Xorthampton, à Londres. Adonis nu embrasse Vénus, qui est vêtue ; tous deux sont debout ; à droite, debout, Minerve tenant l'égide de la main gauche et portant sur la poitrine la tête de Méduse ; à

Ain^ENDlCE IV 269

gauche, une déesse assise tient un sceptre. Gerhard, Etruskische Spiegel, tome I, pi, 112; Gazette des Beaux- Arts, P^ aoùr 1898. p. 117.

YÉNUs ET ADà>is, miroir étrusque, à Rome, \'énus accroupie tend le bras droit vers Adonis nu et debout devant elle ; Adonis est couronné ; derrière lui, un Amour ailé met sur sa tète une autre couronne, Maseiun Kircher, tab. XIV, 2 ; Gerhard, Etruskische Spiegel, pi. 113.

VÉNUS ET Adonis, miroir étruscjue, de la collection Borgia, au Musée de Xaples. Vénus présente une branche de myrte à Adonis assis, qui s'appuie de la main gauche sur un bâton noueux ; à droite, un Amour ailé et vêtu lève la main droite derrière l'épaule gauche de Vénus ; entre N'énus et Adonis est suspendue une sorte de coffret carré. RealeMuseo Borboiiico,\.on\eX\\\, tab. 53; Gerhard, Etruskische Spiegel, tab. 115; Ixghirami, Monuments étrusques, II, 15.

VÉXLs et Adonis, miroir étrusque. Avenus, assise, est vêtue ; elle lève la main droite, d'où s'échappe une ('olom])e ; Adonis nu et ailé est penché vers \'énus, il lève la main droite, et de la main gauche il s'appuie sur le siège de la déesse ; entre les deux amants est un arbuste de myrte, dont on ne voit que le tronc et quelques feuilles. Gerhard, Etruskische Spiegel, pi. 116. VÉNUS ET Adonis, miroir étrusque. Adonis, représenté en Amour ailé, est assis sur les genoux de Vénus et tient un cerceau dans sa main droite ; sur le haut du siège de la déesse, une colombe. Gerhard, Etruskische Spiegel, pi. 117; Raoul Rochette, Monuments inédits, pi. 76,3; Guattam, Motiunienti a)itichi incdili, pi. 29.

270 AfPENblGE IV

VÉNUS ET Adonis, miroir étrusque de la collection Cam- pana, actuellement à Saint-Pétersbourg. Vénus (Turan) debout, vêtue, ornée d'un diadème, tient dans ses bras Adonis (Atunis), plus petit qu'elle; le dieu, vêtu, dé- couvre sa poitrine, de sa main droite ; il porte au cou un collier; derrière lui, un immense cygne dresse la tète jusqu'à atteindre celle de la déesse; sur la droite, une femme ailée et assise tient une épingle à cheveux et un vase de toilette. Gerhard, Etruskische Spiegel, IV, pi. 322; Monumenti delV Instituto di correspondenza archeologica, vol. VI et VII, pi. 59.

Adonis, VÉNUS ET Proserpine, miroir étrusque du Musée du Vatican. Adonis, désigné sous son nom phénicien, Thamu, tourne la tête vers Vénus (Euturpa), pendant que Proserpine (Alpnu) cherche à l'entraîner en lui mettant la main sur l'épaule ; derrière Proserpine, un personnage nommé ArcJiate ou ArcJiase ; au-dessus de cette scène, une divinité nommée Eris. Gerhard, Etruskische Spiegel, IV, pi. 323; J. de VVitte, Nouvelles Annales de V Institut archéologique, I, 507 sq.

III. Peintures de Vases

La Querelle des Déesses, peinture d'un vase du Musée Sant'Angelo, à Naples. Dans la partie supérieure du tableau, Vénus et Proserpine entourent Jupiter et tendent la main vers lui; à côté de Vénus, l'Amour; derrière Jupiter, Mercure et la muse Galliope ; un enfant, probablement Adonis, saisit le sceptre de Jupiter. Dans la partie inférieure du même tableau, on voit une

APPENDICE IV 271

seconde scène, complètement distincte de la précédente : Adonis est étendu sur un lit, près duquel se tiennent Vénus voilée et Proserpine tenant à la main un rameau de myrte; au pied du lit, Hécate, portant des flambeaux. Dà.\\embei\g etS\GLio,Di'cfionnairedes Antiquités grecques et romaines (article Adonis, figure 114.)

La Querelle des Déesses; le Deuil d'Adônis; sur un vase de la collection Amati. Les mêmes scènes que dans la peinture précédente se retrouvent ici, sans variation sensible; on peut lire le nom d'Adonis auprès du jeune homme étendu sur le lit.

Les Jardins d'Adonis, peinture d'un vase du Musée de Carlsruhe. Aphrodite et Erôs préparent ensemble les Jardins d'Adonis; à droite et à gauche, deux Heures ou Saisons, Annali delU Instituto di correspondenza ar- cheologica, tome XVll, année 1845, pi. N ; Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, article Adonis (dans cette dernière reproduction, les deux personnages secondaires n'ont pas été repro- duits).

VÉNUS et Adonis, peinture d'un vase provenant du Musée de Capo di Monte et faisant partie, en 1808, de la collec- tion Edward, à Londres. Vénus et Adonis, entourés de femmes ; au-dessus d'eux vole un Amour ou génie ailé ; la déesse porte une couronne tourellée ; elle tient dans sa main un long thyrse ou sceptre ; le dieu a une cou- ronne radiée. Interprétation douteuse . On y voit quelquefois Gybèle et Bacchus. Millin, Peintures de Vases antiques, tome I, pi. 50.

VÉNUS ET Adonis, peinture d'un vase appartenant, en 1808, au roi de Prusse. Vénus assise se retourne vers Adonis

272 Ai'i'KNuict; IV

debout, qui lui lencl un miroir; devant la déesse, une femme lui tend un vase oii il y a des fleurs et des fruits; au premier plan, un coffret à demi ouvert. Interpréta- tion douteuse. Millin, Peintures de Vases antiques^ tome II, pi. 57. Adonis et Vénus, peinture d'un vase du Cabinet Durand, originaire de Vulci, et actuellement au Brilish Muséum. Adonis, assis sur un char traîné par deux cygnes, tient sur ses genoux Vénus, entièrement nue, qu'il embrasse.

Catalogue Durand, 115; Annali delU Inslituto di correspondenza archeologica , tome XVI l, année 1845, pi. ^I; Salomon Reinach, Répertoii'e des vases peints grecs et étrusques^ l, p. 271.

VÉNUS ET Adonis, peinture d'un vase d'Apulie, au British Muséum. Vénus est assise sur les genoux d'Adonis ; derrière eux, Erôs debout tient, dans sa mainlevée, un lécythus; devant eux, Pithô ; aux pieds de Vénus, une colombe. Annali delC liistituto di correspondenza archeologica^ tome XVII, année 1845, pi. O.

Aphrodite et Adonis, sur l'une des faces d'un vase pro- venant de la Basilicate^ actuellement au musée de Cra- covie. Aphrodite, assise, se tourne vers Adonis debout et appuyé sur un épieu de chasse. Adonis est nu, Aphrodite est vêtue. Au-dessus de la déesse, un Erôs voltige et pose une couronne sur la tète d'Aphrodite.

Lenormant et de V\^itte, Elite des monuments céra- mographiques, tome IV, pi. 69; J. de Witte, Description des collections d'antiquités conservées à V Hôtel Lambert (1886), 124, pi. 33; Salomon Reinach, Répertoire des vases peints grecs et étrusques, ], j). 119.

Proserpine et Adonis ; Aphrodite et Adonis ; deux

APPENDICE IV 273

scènes superposées, sur une amphore provenant de Lucanie, et aujourd'hui disparue. Dans la scène infé- rieure, un éphèbe couronné et demi-nu, probablement Adonis, s'avance vers Proserpine, assise et couronnée, et tient dans la main droite une strigile ; près de la déesse, une servante porte une sorte d'ombrelle. Dans la scène supérieure. Adonis, assis et couronné, tient un sceptre ou une lance, et regarde venir vers lui Aphro- dite, traînée dans un char par deux génies ailés. Monameiiti deW Iiistituto di correspondeiiza arcJieolo- gica, IV, pi. 15; Salomon Reinagh, Répertoire des vases peints grecs et étrusques, I, p. 124.

Aphrodite et Adonis, peinture d'un vase du musée Blacas, dans laquelle J. de Witte a reconnu Aphrodite et Adonis. La déesse est assise, couronnée et entièrement vêtue; dans sa main droite, elle élève un miroir. Devant elle, Adonis, debout et nu, lui offre une guirlande. Au- dessus, un Erôs voltige, et pose sur la tète d'Aphrodite une autre guirlande. A gauche, une femme tient sur sa main une colombe; adroite, deux femmes, dont l'une, debout, tient un éventail, et l'autre, assise, tient une coupe. Moiiumeiiti delV Iiistituto, IV, pi. 23; Salo- MON Reinagh, Répertoire des vases peints^ I, p. 127.

Adonis et Vénus, peinture d'une péliké du musée de Berlin. Vénus, entièrement vêtue,, et assise, caresse de la main droite un lièvre posé sur ses genoux; devant elle, debout, Adonis, nu, lui présente de la main droite une couronne, et de la main gauche tient un coffret, A droite, une suivante; au-dessus, Erôs ailé. Monu- menti delV Instituto, IV, pi. 24; Salomon Reinagh, Ré- pertoire des vases peints, l, p. 128.

18

274 APPKNDICE lY

La Querelle des Déesses, sur une amphore de Naples, aujourd'hui disparue. Zeus, assis sur son trône_, tient dans la main droite un sceptre. De chaque côté de hii, les deux déesses, debout et vêtues, parlent en gesticu- lant. Celle de gauche est voilée, un génie ailé sou- tient son voile, tandis qu'un autre génie ailé soutient la coiffure de celle de droite. A gauche, Hermès, assis, attend Tordre de Zeus. Dubois-Maisonneuve, Intro- duction à V étude des vases antiques, pi. 67; Monumenti deir Instituto, VI-Vll, pi. 42, B; Salomon Rei>ach, Ré- pevloire des vases peints, I, p. 155.

Adonis endormi, fragment d'une scène bachique, sur un vase provenant de Capoue et actuellement au musée de Wiirzbourg. Adonis endormi est surpris par un Silène. A droite, Aphrodite donne le sein à Erôs. Monumenti deir Instituto, X, pi. 3; Salomon Reinagh, Répertoire des vases peints, I, p. 197.

Adonis et Aphrodite, sur un vase trouvé à Anzi (Basi- licate), aujourd'hui disparu. Aphrodite, assise et vêtue, lient dans la main gauche un miroir; elle se retourne vers Adonis, qui, debout, nu et couronné, lui présente un lièvre. Au-dessus, Erôs vole en tenant dans la main droite une couronne et dans la main gauche un alabas- tron, A droite, une suivante, ou Pithô, tient une guir- lande et un instrument de musique. Annali delV Instituto, année 1843, tab. A; Salomon Reinach, Réper- toire des vases peints, I, p. 265.

Adonis et Aphrodite, peinture d'un vase de Ruvo, au Museo Gaputi. Les deux amants sont enlacés, sur une kliné. Autour d'eux, divers personnages; au-dessus, Erôs, ailé, leur tend une couronne. - Annali delC Ins-

APPENDICE IV 275

titato, année 1870, pi. S; Salomon Reinacii, Répertoire des vases peints, I. p. 325.

Adonis devant Hadès, peinture d'un vase de Gampanie, au musée de rErmitage^ à Saint-Pétersbourg. Dans la deuxième scène de cette peinture, Adonis nu se tient debout devant Hadès, qui est lui-même assis et tient un sceptre. Autour de Hadès, on voit Aphrodite, Kora, Hécate et une Erinys. Balletino iiapolitaiio, nouvelle série, III, pi. 3; Salomon Reinach, Répertoire des vases peints, I, p. 479.

Adonis et Aphrodite, sur un aryballe de Basilicate. Aphrodite assise tient de la main gauche un coffret dont le couvercle est entr'ouvert. Elle est vêtue. De- vant elle se présente Adonis, nu, qui touche de la main droite le couvercle du coffret. Il tient dans la main gauche une Stéphane; un bâton est appuyé contre son corps. Erôs ailé s'approche de lui et lui pose une cou- ronne sur la tête. Derrière Aphrodite, un candélabre, et Pithô debout. Décrit par J. de Witte, Description des collections d' antiquités conservées à V Hôtel Lambert (1886), p. 131, mais sans reproduction.

IV. Peintures murales

Adonis blessé, peinture de la villa Negroni. Adonis nu est assis sur un rocher ; il est blessé à la cuisso gaïudie; sa chlamyde est tout entière rejetée deriière lui ; il penche la tète en avant et fei-me les yeux. Sa main droite est posée sur sa (misse droite ; dans sa main gauche, il tient négligemment une longue lance de chasse. Der-

276

Al'PEISDlCK IV

rière lui, debout et vêtue, Vénus le soutient et Tencou rage. Aux pieds du dieu, son chien tourne la tête vers lui. Dans le fond, une perspective de sommets et de campagnes. Millin, Galerie mythologique, pi. 49, 170; Creuzer-Guigniaut, Religions de l'antiquité, pi. 105, 398.

Myrrha fuyant son père. Cette peinture murale faisait partie de la décoration d'une chambre de la villa de Munatia Procula, sur l'ancienne voie romaine qui con- duisait à Ardée. Raoul Rochette, Peintures antiques inédites, pi. 4.

VÉNUS ET Adonis blessé, peinture de Pompéi. Roux et Barré, Herculanuni et Pompéi, vol. 11, pi. 55.

Adonis assis, peinture de Pompéi. Adonis, assis, s'appuie sur un épieu de chasse, pendant qu'un Amour verse de l'eau dans un vase. Roux et Barré, Herculanuni et Pompéi, vol. II, pi, 76.

VÉNUS ET Adonis mourant, peinture de Pompéi. Deux Amours prodiguent des soins à Adonis ; près d'Adonis se trouve son chien. Roux et Barré, Herculanuni et Pompéi, vol. III, pi. 105.

VÉNUS et Adonis, peinture de Pompéi. Les deux amants, assis l'un près de l'auLre, sont adossés à un édifice rond qui se termine par plusieurs étages en retrait, et qu'un arbre abrite ; Vénus, vêtue, tient une lance ; quatre Amours s'empressent autour d'eux. Quelquefois, celte peinture est désignée sous le nom de Mars et Vénus. Roux et Barré, Herculauum et Pompéi, vol. III, pi, 139 ; Gell, Pompeiana, vol. II, pi. 12.

Le Temple de Vénus, peinture de Pompéi. Une colon- nade, au centre de laquelle se dresse une pierre conique;

APPENDICE IV 277

à droite, Adonis (?) s'enfuit, pendant qu'à gauche Artémis, qui est accompagnée de deux chiens, fait un geste de menace ; au premier plan, une femme assise et un fleuve dans lequel boit un cerf. Interprétation douteuse. Roux et Barré^ Herciilanum et Pompéi, vol. III, pi. 7 de la série.

La Toilette d'Adôms, peinture de Pompéi. Adonis est assis au milieu de femmes et d'Amours ; un Amour pré- pare de Teau dans un vase ; à gauche, une femme porte un miroir dans lequel se reflète le visage d'Adonis. Cette peinture est ordinairement nommée la Toilette de r Hermaphrodite. Raoul Rochette, Choix de Peintures de Pompéi^ pi. 10,

Adonis mourant dans les bras de Vénus, peinture de Pompéi. La déesse soutient le corps du jeune chasseur, que des Amours s'empressent à soigner; à gauche, au deuxième plan, une femme voilée représente la nymphe de Byblos ; à droite, derrière Vénus, Antéros; au pre- mier plan, deux épieux brisés et le chien d'Adonis, dont le collier est orné de pointes ou rayons. Raoul Rochette, Choix de Peintures de Pompéi, pi. 9;Gus>ian, Pompéi, p. 394.

Le Tomreau d'Adônis, peinture de Pompéi, qui ornait un pilier, près du Forum. Vénus, Mercure et Priape ; Priape est adossé au tombeau d'Adônis, haut monument surmonté d'une couronne radiée. Reale Museo Bor- bonico, vol. I, pi. 22.

VÉNUS ET Adonis mourant, peinture de la maison du Chirurgien, à Pompéi. Adonis, couché sur les genoux de Vénus, tient dans sa main gauche un épieu ; son vi- sage exprime la souffrance ; de sa cuisse droite, qu'en-

278 APPENDICK IV

toure un bandage, le sang coule goutte goutte ; au fond, un Amour pleure ; au premier plan, un autre Amour est assis à terre, en face du chien couché d'Adonis ; au loin, dans les rochers du Liban, un tombeau carré ; la tête diadémée de Vénus est entourée d'une auréole. Reale Museo Borboiiico, vol. IV, pi. 17.

VÉNUS ET Adonis mourant, peinture de la maison de Méléagre, à Pompéi. Aphrodite, assise et vôtue, pose sa main droite sur l'épaule d'Adonis, qui, à demi cou- ché sur un rocher, s'appuie contre la déesse ; elle tient dans sa main gauche ia tête du héros ; Adonis, nu, et la jambe droite seulement recouverte d'une draperie, est chaussé de bottines de chasse ; il pose son coude droit sur le genou gauche de la déesse. Derrière le groupe, un Amour soutient le bras d'Adonis, dont la cuisse gauche est marquée d'une large blessure, d'où le sang: coule. Dans le fond, les rochers du Liban, des cèdres et un tombeau en forme de pilier carré. Reale Museo Borhonico, tome IX, tabula xxxvii.

VÉNUS ET Adonis, peinture de Pompéi. Adonis et Vénus sont assis sur des rochers, dans le Liban ; Adonis tient dans sa main gauche deux épieux de chasse ; Vénus, la tête voilée, présente à son amant une branche de myrte. En face d'eux, deux Amours, dont l'un tient dans sa main droite une pomme, les contemplent. Au fond, les rochers du Liban, des pins, des cèdres et un monu- ment funéraire en forme de pilier carré. Reale Museo Borboiiico, tome XI, tabula xlix.

Femme portant un jardin d'Adonis, peinture de Pompéi. Une femme porte une sorte de vase plat, dans lequel sont des plantes diverses ; au milieu des plantes, se

APPENDICE IV 279

dresse un concombre, ou peut-être un phallus. Inter- prétation incertaine. Roux et Barré, Hercalanum et Pompéi, tome V, pi. 60, n" 3.

Naissance d'Adônis, peinture des Thermes de Titus, à Rome, Sous une large draperie, qui forme le fond du tableau, on voit un arjjre duquel sort y^dônis, qu'une nymphe, à demi ag-enouillée, reçoit dans ses mains, Vénus, debout, à demi nue, tient un sceptre dans la main droite, et de la main gauche saisit l'arbre, qui est Myrrha ; elle regarde l'enfant. A gauche, une autre nymphe parle à la déesse, en levant la main gauche. Bellori, Pictu/'œ antiqux Cvyptarinn romanarum ^ tabula III.

Adonis représenté en Bacchus, peinture des Thermes de Titus, à Rome. Sous une draperie semblable à celle qui forme le fond du tableau précédent, Adonis nu est debout, le bras gauche relevé et ramenant sur sa tête un long manteau qui pend derrière lui. De la main droite il tient un sceptre. A droite et à gauche, deux femmes vêtues, probablement deux Bacchantes, jouent: celle de droite, d'un tympanon, celle de gauche^ d'une douljle llùte. Bellori, Piciarae anliquœ. Cnjptannn romanarum^ tabula iv.

DÉPART d'Adonis pour la chasse, peinture des Thermes de Titus, à Rome. Vénus, vêtue, est assise sur un trône ; à demi détournée, elle pose sa main droite sur le dossier de son siège, et de la main gauche elle soutient sa tête, qui porte un diadème radié. Derrière elle, une nymphe. Une femme plus âgée, peut-être Pithô, saisit le bras d'Adonis et essaie de le retenir. Mais le jeune homme se détourne ; il est vêtu d'une chlamyde et

280 APPENDICE IV

tient de la main droite un long cpieii de chasse. Au fond du tableau, deux colonnes et un portique. Bellori, Picturae antiqiiœ Cryptannn romanarum, tabula VI.

V. Bas-Reliefs et Sarcophages

La chasse et la mort d'Adonis, sarcophage du Musée du Louvre. A droite, Adonis part pour la chasse, malgré les supplications de la déesse, qui essaie de le retenir ; le tableau suivant représente Adonis frappé par le sanglier : le jeune chasseur, à demi agenouillé, tente de se protéger contre les attaques de Tanimal, qu'on aperçoit, à l'entrée de son antre ; à gauche, Adonis expire dans les bras de Vénus. Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines^ article AnÔNis, fig. 115.

Adonis; Vénus pleurant; sept panneaux de sculptures placés sur deux parois de rochers, à Maschnakha. De chaque côté, une cella enferme une figure assez effacée : on distingue cependant, dans l'une un homme debout, dans une attitude de combat, dans l'autre une femme voilée et pleurante. Les autres médaillons sont très indécis. Renan, Mission de Phénicie, pi. 34.

Adonis ; Vénus pleurant ; trois panneaux de scultpures placés sur deux pans de rochers, à Ghineh, dans le Liban. Adonis, vêtu en chasseur, repousse de la lance Tattaque d'un ours : tel est le sujet du premier panneau. Le second représente la déesse assise et pleurante. En face, dans le troisième tableau, on voit un chasseur (Adonis), appuyé sur un épieu de chasse et ayant près

APPENDICE IV 281

de lui ses deux chiens. RL;^■A^", Mission de PJiénicie, planche 38.

YÉiNUs ET Adonis blessé, bas-relief du Musée Saint-Jean- de-Latran, à Rome. Ce marbre est brisé dans sa partie supérieure gauche. Vénus, Adonis blessé et deux Amours. La tète d'Adonis et la partie supérieure du corps de Vénus manquent. Raoul Rochette, Pein- tures de Pompéi, page 109, vignette 7.

Chasseur pt-eurant Adonis, marbre de Paros, de la col- lection Borghèse, au Musée du Louvre. Le même personnage, dans la même attitude, se retrouve sur le sarcophage d'Adonis, du Musée du Louvre.

Adonis blessé, plaque de marbre du palais Spada, à Rome. Adonis, blessé, s'appuie sur un épieu de chasse.

La chasse et la mort d'Adonis, sarcophage du Musée de Latran, à Rome. A gauche, Adonis quitte Vénus, qui essaie de le retenir; à droite, on voit Adonis tombant blessé sous les coups du sanglier ; entre ces deux tableaux, se déroule la scène de la mort du jeune chasseur : Vénus soutient et embrasse Adonis, que des Amours s'empressent à soigner. Robert, Die antiken Sarcophag-ReLiefs, III, tab. v, n" 21.

Adonis et Vénus, bas-relief en terre cuite, sur un cou- vercle d'urne, de la collection Pizzatti. Adonis assis tient Vénus sur ses genoux ; à droite du groupe, on voit une figure ailée qui étend le bras droit derrière la déesse, et qui porte dans la main gauche une chlamyde pliée en guise d'écharpe : c'est probablement Erôs. Sur l'épaule gauche de la déesse, on distingue une branche de myrte qu'Adonis tient sans doute dans sa main gauche. Monument endommagé : la figure

282 APPENDICE IV

d'Érôs a disparu. Bulletin de V Académie royale de Bruxelles, tome Mil (aimée 1841), 2" partie, p. 539. Adonis moura>'Tj bas-relief en stuc du Musée Chiaramonti, au Vati(;an. A gauche. Vénus est debout, le dos tourné ; elle est nue jusqu'aux cuisses, et, de son bras gauche replié, elle retient le pan de la draperie qui lui couvre les jambes ; dans sa main gauche, elle porte une lance ou un sceptre ; son front est orné d'un haut diadème. Elle étend le bras droit sur la poitrine d'Adonis qui, à demi couché, tourne vers elle un visage douloureux ; il est nu, de sa main gauche il s'appuie sur sa lance ; sur sa cuisse gauche, qui est blessée, un Amour ramène un pan du manteau du chasseur, pour arrêter le sang. YiscoNTi, Museo Chiaramonti, tome 1, pi. A, 9. La chasse d'Adônis, sarcophage du Casino Rospigliosi. On y voit deux scènes séparées : à gauche. Adonis adresse ses adieux à Vénus, avant de partir pour la chasse, pendant que les compagnons du jeune chasseur, dont l'un tient un cheval^ l'attendent; à droite, Adonis, entouré de ses compagnons, tombe à genoux sous les coups du sanglier. Anaali delV Instituto di corres- pondenza archeologica, tome XXXVI (année 1864), tabula d' acyo-iunta DE. La chasse et la mort d'Adonis, sarcophage de la galerie lapidaire du Vatican. Trois tableaux : à droite. Adonis fait ses adieux à Vénus, qui est assise et vêtue ; au milieu, chasse et mort d'Adônis; à gauche, Vénus se livre au plus violent désespoir. Annali delV Instituto di correspondenza archeologica, tome XXXVI (année 1864), tabula DE, 2. La chasse d'Adônis, sarcophage connu sous le nom de

APPENDICE IV 283

« sarcophage de la voie Latine». Au milieu de la com- position, ^"énus est assise sur un trône. A gauche, se déroule la scène des adieux : Vénus est assise, un diadème sur le front, un vêtement sur Tépaule droite : près d'elle, un Amour ; Adonis est debout devant elle, et accompagné de deux serviteurs, dont Tun tient par la bride le cheval du jeune chasseur. A droite, la scène de la chasse d'Adonis. Monumenti delC Instîtuto di correspondenza archéologie a, vol. VI et Vil, tab,

LXVIII.

Adonis et Vénus; la chasse d'Adônis ; bas-relief de la façade sud du casino de la villa Pamfili. Quatre tableaux : 1" Adonis et Vénus s'embrassant : près d'eux se tient Érôs ; un groupe de trois chasseurs; 3" Adonis est renversé par le sanglier; Vénus assise. Welcker, Annali delV Instituto di correspondenza circlieologica, tome V, p. 155, 1.

La chasse d'Adonis, sarcophage de la villa Giustiniani, aujourd'hui au Vatican. Trois tableaux : Adonis, Erôs et Pitlîô ; près d'Adonis se tient son chien; départ d'Adonis pour la chasse; le jeune chasseur tient son cheval par la bride ; Adonis est renversé par le sanglier; sept chasseurs s'empressent autour de lui, pour le secourir. Welcker, Annali delV Instituto di correspondenza archeologica, tome V, p. 155, n" 5.

La chasse et la mort d'Adônis, sarcophage du casino Rospigliosi. Cinq tableaux : 1<^ Adonis et Vénus sont assis sur un trône et entourés d'Amours ; près d'eux, un vieillard (Kinyras ?) et un chasseur ; 2" départ d'Adônis, qui tient son cheval par la bride ; des chasseurs l'accompagnent ; un peu plus loin se tiennent Vénus et

284 APPENDICE IV

les Amours; Adonis est renversé par le sanglier; Adonis se relève ; une femme le console, un homme panse sa plaie ; Adonis, évanoui, est assis sur un rocher; Vénus le caresse. Welcker, Annnli deW Instituto di correspondenza archeologica, tomeV, p. 156, n°6.

La chasse d'Adônis, bas-relief de la villa Borghèse. Deux tableaux : l'' Vénus et Adonis sont assis à côté l'un de l'autre ; près d'eux se tiennent Erôs, quatre person- nages armés de javelots, et un chien ; Adonis est renversé parle sanglier; près de lui, son chien et deux chasseurs. Welcker, Annali delV Instituto di corres- pondenza archeoiogica, tome V, p. 156, 6.

VÉNUS ET Adonis, bas-relief en bronze. Vénus et Adonis sont couchés ; près d'eux Pothos et Himéros ; à leurs pieds, un chien de berger. Schorn, Monuments homériques.

VI. Divers

VÉNUS ET Adonis, bulle de collier en or, trouvée en 1837, à Vulci, actuellement au Musée du Vatican. Un groupe en relief y représente Vénus et Adonis . Museo Gregoriano, I, tab, lxxviii, 2 et 3.

Adonis assis, camée du Musée de Naples. Louis Con- FORTi, Le Musée national de Naples, pi. 152, n" 6.

Thâmmouz, monnaie d'ord'Evagoras, roi de Citium(Gypre), appartenant, en 1868, à la collection du comte de VogOé. Sur une des faces, la tète de Thammouz ; sur l'autre, celle d'Aphrodite. De Vogué, Mélanges d'archéolo- gie orientale, pi. 11, 19.

ÂPrEisDicE IV 285

Aphrodite et Adonis, manche de miroir, au British Muséum. Adonis, le genou droit à terre, défaillant, lève la tète vers Aphrodite, qui le soutient. 11 est en cos- tume de chasseur. Aphrodite se penche sur lui ; le vent soulève sa draperie ; elle ramène sa main gauche vers sa tète. Sâlomon Reinach, Répertoire de la statuaire grecque et romaine, tome II, p. 374, n^ 4.

La Mort d'Adonis, figure tirée du Cabinet de Brande- bourg. Adonis est étendu dans la forêt; il vient d'être blessé. A gauche, entre les arbres, le sanglier s'enfuit, pendant que les deux chiens d'Adonis s'élancent à sa poursuite. Au-dessus de cette scène, Vénus apparaît au milieu des nuages, dans son char traîné par deux colombes. Derrière les chiens d'Adonis, on voit un petit Amour. Montfaucon, Antiquité expliquée, tome I, pi. 106, 3.

La Mort d'Adônis, figure citée par Montfaucon. Adonis meurt, la tète pendante, les yeux fermés, dans les bras de Vénus. Un Amour soutient la jambe gauche du jeune chasseur. A gauche du tableau, les deux chiens d'Adonis. Derrière Adonis, les troncs de deux arbres. MoNTFAL'GON, Antiquité expliquée, tome I, pi. 106, 11° 4.

Adonis frappé par le sanglier, urne étrusque de Vol- terra. Adonis est renversé par terre sous le sanglier, qui est attaqué par deux Amours ailés.

VÉNUS ET Adonis, camée de la Bibliothèque Nationale. Les deux amants sont assis côte à côte, sur un rocher, au-dessus d'une grotte. Adonis est vêtu d'une chlamyde nouée sur son épaule gauche et qui lui couvre le bras droit; ses jambes sont croisées. Vénus est nue; une

286 APPENDICE IV

draperie lui enveloppe les jambes; elle pose la main droite sur l'épaule d'Adonis. A côté de ce dernier, un tertre sur lequel on voit, au pied d'un arbre, l'Amour ailé, debout, tenant un javelot qu'il s'apprête à lancer. E. Babelon, Catalogue des camées antiques et modernes de la Bibtiolhèqiie Nationale, planche VII, figure 45.

VÉNUS ET Adôa'is, camée antique, trouvé à .\icopolis d'Epire, sur la voie des Tombeaux^ et donné à la Biblio- thèque Nationale, par M. Champoiseau, consul de France, en 1867. Le sujet est une réplique de celui qui figure sur le camée précédent. Vénus et Adonis sont assis, côte à côte, sur un rocher. Mais toute la partie gauche du monument, c'est-à-dire celle se trouvait l'Amour, a disparu par suite d'une cassure. E. Ba- belon, Catalogue des camées antiques et modernes de la Bibliothèque Nationale, planche VI, figure 46.

Aphrodite, Adonis et Erôs, bronze en relief d'une boîte à miroir, trouvé à Corinthe, acquis en 1891 par le Musée du Louvre. Aphrodite tient Erôs dans ses bras tendus ; elle est vêtue. En face d'elle, Adonis , égale- ment assis, lève la main droite. Près de lui se trouve son chien.

Aphrodite, Adonis et Erôs, relief en bronze d'une ap- plique de miroir, trouvé à Corinthe, acquis en 1884 par le Musée du Louvre. Aphrodite, Adonis, Erôs et une colombe.

VII. Monuments annexes

Le Temple de Byblos, représenté sur une monnaie frap- pée sous Macrin. A l'avers, la tête de Macrin ; au revers,

APPENDICE IV

287

le temple. Miokket, Description des Médailles an- tiques grecques et romaines, supplément, vol. VIII, pi. 17, 2 ; Renan, Mission de Phénicie, p. 177.

Le Temple de Byblos, sur une monnaie également frappée sous ^lacrin^ et à peu près semblable à la pré- cédente. — Renan, Mission de Phénicie, p. 177.

Sanglier ailé, intaille sur la face plane d'un scarabée, provenant de la Phénicie, actuellement dans la collec- tion de Luynes, à la Bibliothèque Nationale. Le san- glier, meurtrier d'Adonis, dont la forme cache un dieu. Perrot et Chipiez, Histoire de IWrt dans Vantiquilé^ tome ÏII, p. 653, fîg. 463.

Vénus du Liban, statuette en pierre calcaire, au Cabinet des Antiques (Bibliothèque iVationale), collection de Luynes. Vénus, pleurante et voilée, y est représentée dans la même attitude douloureuse que sur les sculp- tures de Mashnakha et de Ghineh. E. Babelon, Le Cabinet des Antiques, pi. X.

VÉNUS DU Liban, sur un chaton d'anneau d'or, au Cabinet des Antiques (Bibliothèque Nationale). Voilée et assise, Vénus pleure Adonis, dans la même attitude d'afflic- tion qu'elle a dans la statuette précédente. Ernest Babelon, Le Cabinet des Antiques^ p. 164, pi. 47, 17.

VÉNUS pleurant Adonis, plaque ronde en argent mas- sif, sorte de bouclier votif. Une femme assise pleure, pendant qu'une autre femme la console ; un Amour triste s'appuie sur ses genoux; à gauche, une autre femme éplorée ; à gauche également, une colonne entourée de myrte, portant une statuette d'Aphro- dite. On a vu dans ce tableau une Cléopâtre mourante. Avec infiniment plus de raison, on peut y voir Vénus

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APPENDICE IV

pleurant Adonis et consolée par Pithô ; près d'elle, la nymphe de Byblos, ou une pleureuse des Adônies, se lamente. L'ensemble de la scène et la présence de FAmour affligé donnent assez à ce tableau sa véritable signification. Roux et Barré. Herculanum et Pompéi, vol. VII, p. 209, pi. 100.

TÈTE DE Baal radiée, figurée en relief sur une des faces d'un petit autel trouvé par Renan à Byblos. actuelle- ment au Musée du Louvre. C'est le dieu solaire, jeune et beau, et très certainement l'image de l'Adonis de Byblos, à une époque relativement récente. Il faut rapprocher de l'auréole radiée qui se trouve ici la cou- ronne radiée que porte Adonis sur plusieurs miroirs étrusques. Renan, Mission de Phénicie.

Les Fêtes de Paphos, peinture de vase. Vénus est figurée par une de ses prêtresses ; elle est sur un trône sur- monté d'une couronne de myrte, sur laquelle est posée une colombe. Le vêtement du porte-flambeau semble fait pour marquer Adonis. D'Hancarville, Antiquités étrusques, grecques et romaines, tome II, p. 121, planche 28.

La Déesse de Syrie, cornaline qui a fait partie de la col- lection de Félix Lajard. La déesse a la tête tourellée ; elle est placée entre deux lions ; à la hauteur de ses mains, dont l'une s'appuie sur un globe, on voit deux croissants ; sur le dossier du trône oli elle est assise, deux colombes. F. Lajard, Recherches sur le culte de Vénus, planche V, 3 ; Greuzer-Guigniaut, Religions de l'antiquité, planche 54, 207.

VÉNUS blessée, sur un cratère de marbre, de la collection du prince Ghigi. La déesse debout s'appuie d'une main

APPENDICE IV 289

contre une colonne ionique dressée sur le tombeau crAdônis ; elle porte la main droite à son pied gauche, qui est blessé. En face d'elle, la nymphe de BybJos lui présente un remède. Derrière la nymphe, un Satyre montre du doigt une petite image de Priape placée sur un arbre, à gauche Guattani, Monumenti antichi inediti, année 1784, page 25, pi. 2 et 3 ; Creuzer-Gui- GNiAUT, Religions de Vantiqaité^ planche 105 bis, 409 a.

19

INDEX ALPHABÉTIQLE

Aribai., roi de Bérvte. p. 18. Abobas, nom d'Adonis en Pam-

phylie, pp. 22, 61. 78. Abiiaham. p. 44. Abydos, pp. 110, 171.

ACDESTIS, p 23.

Achille, p. 64.

Adar-Samsan, pp, 9, 35.

Adôn . dénomination divine , pp. 21, 25, 67, 74. 75, 76, 77.

Adôxaï, pp. 74. 75, 77.

'Aoiov'.a-Tai, p. 59.

Aoojv'T,;, surnom donné à la lai- tue, p. 139.

Adoxion, pp. 197. 199,

Adonis, fltuve, pp. 27, 41, 43. 44, 45, 47, 48, 115, 129, 234.

Adonis .estivalis, fleur, p. 140.

Adôxisios, nom d'un mois de l'année, à Séleucie, p. 114.

Adraste, pp. 30, 63, 104, 146.

Afka, pp. 44, 45.

Ag.^thodémon, p. 102.

Agénor, p. 60.

Agreus, p. 23,

Akolra, p. 45.

Alcée, pp. 59, 138.

Alciriadk, p. 1 17.

Alciphron, p. 141.

Alexandrie, pp. 55. l'Jl. 110.

111. 112, 123, 125. 126. 135.

145, 148, 151. 155. 156. 158,

160, 188; Alexandrie du

Latmos, pp. 197, 199. Alphesibœa, nom donné par Hé- siode à la mère d'Adonis, p. 29. Alpxu, p. 210. Amathoxte, pp. 53. 58, 158,

165, 173. Amati, p. 207. Ammiex-Marcellix. pp. 99, 115,

118, 121. 124, 1.32. 134. 141,

146. Ammox. p. 7 ; Amnion-Ra.

p. 90. Amschit. p. 48. AxÉMoxE. pp. 27, 99. 132, 138;

son usage dans les Jardins

dAdônis, p. 139. AxTiocHE. pp. 11, 109, 115, 118.

121, 123, 126. 137, 158. Aôos. nom d'Adonis et d'un mois

de l'année, à Cypre, pp. 78,

114. .Aphaca. ville du Liban, pp. 21,

44, 45, 50, 186, 218. 229. Asâv'.Tijioc, p. 151 . Aphrodite, pp. 26, 59, 62, 63,

66, 67, 81, 87, 91, 92. 93,94,

96, 98, 100, 103, 105, 109,

292

I>'DEX ALPI1AI5KTIQUK

110, 112, 118, 12G, 139, 140, 148, 140, 151, 156, 160, 168, 169, 171, 173, 174, 187, 192, 196, 206, 207, 210, 222, 229; Aphrodite-Cybèle, p. 51.

Apollodore, pp. 26, 29, 34, CL.

Apollon, pp. 29, 30, 97, 120.

Apollonius de Rhodes, p. 61.

Ahcadius, p. 49.

Archate, p. 210.

Ares, pp. 27, 96, 97.

Argos, pp. 30, 59, 02, 63, 137, 138.

Aristophane, pp. 59, 92, 138, 141, 144.

Arnobius, p. 23.

Arsinoé, p. 149.

Artémis, pp. 29, 35, 97, 185, 214.

AscHERA, pp. 8, 38, 51, 67, 173, 175, 187.

AsTARTÉ, pp. 56, 58, 67, 69, 79, 92, 93, 95, 110, 128, 105, 169, ilô {\oiv Astoret/i]. AsTOiiETH, pp. 4, 13, 35, 53, 59, 61, 69, 70, 157, 163, 171, 179, 183, 185, 186, 187, 191 (voir Asiarté). ASTRONOK, p. 81.

Aterianus, p. 92.

Atergatis, surnom donné à

Aphrodite pleurant Adonis,

pp. 35, 67, Athalie, p. 42. Athénée, pp. 91, 130. Athènes, pp. 55, 59, 62, 110,

111,112, 116, 119, 123, 125,

137, 145, 155, 156, 158, 188. Attis,pp.23, 156, Ibl {v oïr A ty s).

Atunis, p. 209.

Atvs, dieu plirygien analogue à Adonis, pp. 7, 30, 35, 51, 52, 62, 69,81, 93, 104, 109, 131, 156, 158, 165, 167, 172, 184, 185.

Augustin (saint), p. 166.

AusoNE, pp. 53, 65.

'Aoj, nom d'Adônis, pp. 22, 62.

Baal, pp. 6, 7, 23, 27, 29, 36,

67, 90, 120, 123,187, 191, 205. Baalath, pp. 6, 8, 29, 39, 52,

53,90,132, 133, 135,169,170,

172, 173, 175, 187, 191. Baalbeck, pp. 11, 15, 36. Babylone, pp. 34, 67, 76, 120,

134, 169, 170, 173, 186, 194. Bacchos, pp. 22, 100, 103;

Bacchus, pp. 23,65, 160, 211. Baruch, pp. 169, 170. Bekaa (Cœlé-Syrie), p. 12. Bel, pp. 44, 160. Bellori, p. 65. Bélos [voir Zeiis-Bélos). Bélus, fleuve, p, 44. Berger (Philippe), pp. 60, 61,

64, 205. BÈs, p. 204.

Bethléem, pp. 36, 179, 180. Bible, p. 37. BioN,pp. 33,103,133,139,140,

151, 154. Blé, pp. 99, 138, 139, 189;

blé de Sainte-Barbe, pp. 190,

257-262. Brahm, p. 87. Brahma, p. 87. Byblos, pp. 14, 21, 29, 31, 33,

INDEX ALPHABETIOUh;

29:

35, 36, 37, 38,39,40, 41, 43, 47, 48, 50, 52, 53, 55, 56, 57, 58, 61, 64, 67, 73, 74, 75, 77, 86, 90,94,100, 104, 108, 110, 111, 112, 114, 121, 123, 124, 125, 126, 120, 130, 133, 135, 136, 137, 144, 145, 147, 155, 156, 158, 161, 167, 168, 172, 173, 179, 183, 186, 187, 188, 194. 195, 202, 203, 206, 218, 228, 230, 231,232, 234.

Cadmus (Kadraos), p. 60.

Calliopk, p. 207.

Calvus, p. 92.

Carpô, p. 208.

Carthage, pp. 49, 66, 81, 165,

166, 170, 203. , Casius (voir Jupiter). Casthatiox, pp. 9.'!, 131, l.'>î,

161, 165, 169, 183. Catulle, p. 91. Chigi (vase), pp. 206, 212. Chipiez (Perhot et), pp. 80,

128, 195, 204, 205. Christ, pp. 36, 88, 168, 178,

180, 230. Chrysostô.me (Jean), pp. 49, 91. Chavolsohn, pp. 78, 116, 130. CiCÉRON, p. 09. Cixyras (voir Kinyras). Clé.ment d'Alexandrie, p. 91. Cœlé-Syrie, pp. 11, 36, 194. Co.MBABUS, pp. 162, 163. Constantin, pp. 48, 49, 220. CoRiNTHE, pp. 62, 137, 158, 171. CORNLTUS, p. 96. CoRsiM, pp. 78,^116. Crésus, p. 35.

Crète, pp. 63, 126, 165. Crétheus, p. 63. Creuzer, pp. 34, 70, 78, 95, 96, 120, 189, 198, 199, 207, 209.

ÇUNACÉPA, p. 168.

Cybèle, pp. 4, 8, 35, 51, 52, 69, 100, 104, 109, 133, 165, 167, 185.

Cypre, pp. 57, 58, 59, 60, 61, 64, 92, 109, 110, 114, 115,

124, 126, 130, 137, 160, 164, 169, 170.

Cyrille d'Alexandrie, pp. 118,

125, 136.

CYTHiiRE, pp. 59, 61, 63, 110, 137, 171.

Da.mascius (Damascène), pp. 23. 53.

Dé.mèter, [)}). 156,207.

Démocrate, p. 170.

De WiTTE, pp. 198, 199, 207, 209.

Diane, p. 100 (voii- Artémis).

DiDON, p. 35.

DiODOREDE Sicile, pp. 6J, J67.

DlOGÎîNE, p. 140.

Dionysos, pp. 53, 82, 100, 158, 1(58 ; SOS rapports avec Adonis, pp. 64, 65, 147; Dionysos-Zagreiis, pp. 25, 88, 104, 168, 184.

Dupuis, pp. 26, 95.

DouMOUzi, pp. 35, 76, 105, 161, 166, 183.

El, pp. 21, 35, 37, 4'i, 5(), 67,

68, 75. Kl-Buqai", (èlechez les Sabécns,

1). 116.

29^

INDEX ALPHABETIQUE

Éléphassa, p. GO. Eleusis, pp. 100. 103. Élien, pp. 109, 130, 170. Elieus, pp. 21, 61. Elioun, pp. 21, (il. Éloïm, p. 21. Elymaïs, pp. 109, 126. Emèse, p. 12. Éphèse, p. 100. ÉRÔs,pp. 66, 207, 208. Erycixe (voir Vénus). Erymanthe, p. 96. ]']nYX, montagne de Sicile, pp. 69, 86, 157, 171.

EsCULAPE, p. 81.

EsHMÛN, le huitième des Ka- bires, pp. 7, 80, 82 ; son mythe, p. 81.

EsHMUNAZAR, pp. 81, 202.

Etienne de Byzance, pp. 53,

197. E'jpEcjtç, p. 148. Euripide, p. 91. Europe, p. 57 (voir Luropcia). Européia, pp. 25, 61. EusÈBE, pp. 18, 91, 237, 247. Eutukpa, p. 209. ÉzÉCHiEL, pp. 21, 24, 36, 110,

129, 188.

Fakra, p. 202.

Fenouil, pp. 99, 120, 138.

FOUCART, p. 59.

G.EA, p. 168.

Galles, pp. 69, 131, 157, 163,

164, 184. GHixKH.pp. 46,67, 97,218,219,

220.

GiNGUAS, nom d'Adonis, p. 22.

GouiîLOU (Byblos), p. 37.

Grenade, symbole d'Hadad- Rimmon, pp. 23, 24; sym- bole de fécondité, p. 213.

GuiGNiAUT, pp. 34, 70, 96, 120, 189,198, 199, 206, 209, 212.

Guimet, pp. 54, 143, 181.

Hadad-Rimmon, pp. 23, 24, 78.

Hamath, p. 12.

Hamilcar, p. 35.

Harmoxia, p. 60.

HÉCATE, p. 207.

Helrig, pp. 222, 223.

Héliodore, p. 124.

Hellé, p. 25, 61.

IIÉRA, pp. 91, 162.

Héraklîîs, pp. 24, 29, 35, 61,

62, 146, 168. Hercule, p. 120 (voir Héraklès). HerxMÎîs, pp. 82, 138, 207. Hérodote, pp. 18, 19, 25, 91,

130, 169, 170, 233. Hésiode, pp. 29, 168. Hésychius, pp. 22, 67. 117,

169, 170. Hiérapolis, pp. 7, 40,160, 162,

163, 183. Homère, pp. 61, 64, 137, 146,

147. HoRUs, pp. 54, 167. HuG, p. 53. Hyginus, p. 61. Hypsistos, p. 61.

Iahveh, pp. 4, 21, 172. Ita, p. 51. Inceste, })p. 29, 91.

INDEX ALPHAUKTIQUfc;

295

Iphigéxie, p. 168.

ISAAC, p. 168.

Isis, pp. 8, 52, 53, 88, 90, 95,

126, 133, 135, 156, 165, 167,

172,183, 185; Isis-Hathor,

pp. 39, 53. IsTHAR , déesse babylonienne,

pp. 8, 35,76,78,161, 172,173. IiaToç, nom d'Adonis, p. 22.

Jamblique, p. 52.

Janoukh, p. 46.

Jardins d'Adôxis, pp. 70, 92,

94, 99, 117, 120, 126, 140,

141, 145, 188, 189, 191, 207,

209. Jérémie, pp. 23, 135. JÉRÔME (saint), pp. 36, 76, 91,

116, 119, 136, 137, 180. Jérusalem, pp. 37, 64, 110, 120. Jézabel, p. 42. Jourdain, pp. 11, 12, 36, 126. Julien, pp. 49, 109, 115.

JULIUS FiRMICUS, pp. 111. 132.

Jupiter, pp. 62, 95, 208; Ju- piter Casius, p. 23. Justin, pp. 130,170.

Kaiîires, p. 80. Kadmos (Cadmus), p. 57. IVASSOUIiA, p. 38. KiNYRAS, père d'Adonis, pp. 27, 28, 29, 57, 58, 64, 91, 194;

roi de Byblos, p. 37 ; confondu avec Adonis, p. 29;

fondateur du culte d'Adonis, pp. 29,31.

Klppi; ou KjO'.;, nom d'Adonis en Lai onie, pp. 22, 62.

KiTiON, p. 57. Kronos, pp. 120, 168. K'jp'.ç (voir K'.ppi^).

Laitue, pp. 27, 99, 120, 138 ; son usage dans les Jardins d'Ad(5nis, p. 139.

La MARMORA,pp. 70, 189, 190.

Lampride, p. 67.

Leconte de Lisle, pp. 154,155.

Lenormant (François), pp. 76, 78.

Lesbos, pp. 59, 61, 137.

Liban, pp. 12, 13, 25, 27, 34, 35, 37, 41, 42, 43, 47, 49, 50,53,58, 74, 75,85, 97, 109, liO, 111, 185, 194, 196, 212, 213.

Lingam, pp. 94, 159.

Lixos, divinité champêtre ana- logue à Ad(5nis, pp. 30, 03, 158; chant, pp. 22, 64, 146, 147.

Lœvinus, p. 92.

LucnNOS, nomd' Adonis chez Hé- svchius, pp. 22, 78.

Lucien, pp. 33, 47, 61.

LYDUs(Jean),pp. 43, 98, 99.

M.\CRiN, pp. 38, 40, 194. Macrobe, pp. 23, 84, 86, 92,

118, 121, 220. Maimonide, p. 116. Maneros, pp. 63, 146, 158. Marissi, dieu japonais, p. 98. Marox (saint), p. 42. Maronites, p. 44. Mars, pp. 29, 96,98, 120, 132. Martlanus Gapella, p. 21.

29(3

INDEX ALPHABETIQUE

Maschnakha, pp. 46, 218, 220. MAspERO,pp. 37, 38, 41, 45, 46,

57. ISIaundrell, pp. 47, 115. Maurv, pp. 52, 53, 61, 63, 78,

170,171. Mégalésies, pp. 69, 156. Melkaiîth, pp. 7, 9, 24, 29, 31,

35, 56, 61, 71, 127, 168, 169,

172. Mercure, pp. 62, 2J2. Métharmé, mère d'Adonis, p. 29. Meursius, p. 117. MiNUTius Félix, p. 91. MiTHRA, p. 88. MOLOCH, p. 14. Monuments relatifs au culle

d'Adonis (nomenclature des),

pp. 263-289.

MoSCHUS, p. 61.

Movers, pp. 23, 24, 43, 78, 98, 111, 117, 119, 121, 122, 1.30, 134, 145, 146, 189, 256.

Musée, pp. 59, 109, 110.

Muses, p. 30.

Mylitta, pp. 169, 170.

Myrrha, mère d'Adonis, pp. 26, 27, 91, 211.

Myrrhe, p. 26.

Nahr-Ii!rahim, pp. 44, 45.

Nana, p. 23.

NiiiTii, p. 90.

Nephthys, p. 95.

Nil, pp. 52, 55, 100, 135, 1()7.

NlNYAS, p. 90. NOKL, p. 190. NoNNUs, pp. 41, 51.

Oannès, p. 183.

Odin, blessé par un sanglier, p. 97.

Olympie, p. 64.

Orge, p. 120,

Ormuzd, p. 7.

Oronte, fleuve, pp. 9, 11, 12, 36, 100, 109, 126.

Orphiques, pp. 90, 101.

OsiRis, pp. 4, 7, 9, 13, 30, 52, 53, 55, 65, 87, 88, 89, 90. 94, 95, 102, 125, 158, 165, 167, 169, 172; jardins d'Osiris,pp. 142, 143; ses rapports avec Adonis, pp. 52, 53, 54,55, 110, 133, 135, 136, 148.

OuRANOs, pp. 167, 168.

Ovide, pp. 19, 27, 29, 61.

Pal.epaphos, p. 170. Pamphylie, pp. 61, 126. Panyasis, pp. 19, 26, 28, 120. PAPHOs.pp. 41,58, 86, 94,114,

158, 165, 171, 173. PatÈ;ques, nom des Kabires,

p. 80. Paulin (saint), pp. 36, 76. Pausanias, pp. 58, 59, 61, 62,

03,92, 138. Perge, pp. 61, 126. PERROT(et Chipiez), pp. 86, 128,

195, 204, 205. Perskphone, pp. 93, 118, 168. Pkrseus, pp. 25, 61, 104, 146,

158.

I^HALLOPHORIKS, p. 94.

i'iiALLOS, Phallus, culte phal- LiQUK, pp. 80, 82, 94, 159,

INDEX ALPHABETIOUli:

297

IGO, 161, 167, 174, 187, 180,

191. Phanoclès, p. 64. ^spÉxXr^ç, nom d'Adonis, p. 22. PniLiE, p. 100. Philochorus, p. 92. Philox de Byblos, p. 18. Phœnix, nom qu'Hésiode donne

au père d'Adonis, p. 29. Phtah, p. 7.

Platon, pp. 59, 117, 119, 140. Plauïe, p. 206. Pline, pp. 61, 140. Plutarque, pp. 53, 62, 63, 64,

65, 66,91, 117, 135, 141, 143,

145, 167. PoMPÉi, pp. 185, 212. PoMPONius Mêla, p. 130.

PoiiPHYRE, p. 18.

PkaxitÎîle, pp. 197, 199. Preller, pp. 70, 156, 157. PRiAPE,pp. 80,82,189,206,212. Procope de Gaza, pp. 125, 136. Proserpine, pp. 2,6, 34, 95,207. Prostitution, pp. 169,171, 173,

174. Ptolémée-Héphestion, p. 30. PuG.M,pp. 25,80, 82. n'jyjJt^'-wv, nom d'Adonis, à

Cypre, p. 22. Pygmalion, pp. 25, 81,82, 205. Pyg.mée, pp. 22, 80, 205.

QuiNTE-CURCE, p. 91.

Renan

pp. 18, 37, 38, 41, 42,

'-- '■" 48, ()9, 74, 75, 76, 77,

17/<

40, 1/ , is, \yj, /4,

78, 92, 102, 115, i/i,

I8(), l'.l'i, 202, 2Ii), 220.

175.

Réville, pp. 80, 82. Rhodes, pp. 59, i)[, 63, 126. RocHETTE (Raoul), pp. 199, 206. Rose, pp. 58, 132. Roulez, p. 199.

Sarazius, p. 100.

Sabéens, pp. 116, 130; livres

sabéens, pp. .)'», 76. Sainte-Croix, pp. 43, 53, 78. Salambô, p. 67 . Salomon, pp. 37, 110 Sanchoniathon, pp. 17, 18, 23, 61; sa cosmogonie, d'après Philon de B^^blos, cité par Eusèbe, pp. 237-247. Sangarius, p. 23. Sanglier, pp. 27, 29, 63, 85, 87, 93, 9o, 98, 129, 131, 132, 167, 175,204,205,214,222; sym- bole de l'hiver, pp. 85, 95, 97, 121 ; son rôle dans les re- ligions de l'Orient antique, pp. 248-256. Sapphô, pp. 59, 138. S.\R DAIGNE, pp. 70, 94, 189. Sardaxapale, p. 35. Sciir.AiscHÔx, p. 9. Selden, p. 169. Sémélé, p. 60. Sémira.mis, pp. 90, 163, 183. Servius, pp. 91, 92. Sestos, ville de ïhrace, pp. 10;),

110. Sextus,'p. 9! . SiCYOXE, p. 63. Si DON, pp. 37, 57. SiLVEsrRE DE Sacy, pp. 53,^8. SivA, PI). 87,94, 159.^

298

INDEX ALPH.VBKTIQUE

SMYnxA, mère d'Adonis, pp. 2G, 28.

SoMMONAKODOM, dieu de la lu- mière chez les Siamois, p. 97.

SouKY (Jules), pp. 5, 7, 39, 40, 78, 79,174,175,187,225,220.

SOZOMÈNK, p. 4o.

Strabox. pp. 30,37,91, 170. Stratonice, pp. 102, 103. Suidas, pp. 53, 02, 92, 140.

Tacite, p. 58. Talaos, p. 03. Ta-Uz, dieu des Sabéens ,

pp. 110, 130. Tertulliex, p. 91. Tète de papyrus, pp. 125, 135.

130. Thallo, p. 208. TiiAMMUS, prêtre babylonien,

p. 34. Thamu, p. 209.

Thamus, pilote égyptien, p. 70. Thkias, père d'Adonis, pp. 20,

28. Théociutk, pp. 51, 02, 103,

115, 118, 121, 148, 149. Théodoret, pp. 49,91. Théophraste, pp. 59, 117, 119. Thucydide, p. 117.

TlPHAXATI, p. 209. Toscaxella (statuette de),

pp. 141, 197. TuRAX, p. 209. Typhox, pp. 9, 52, 88, 97, 133,

135, 107. Tyr, pp. 37, 50, 57, 03, 07, 92. Tyro, pp. 00. 03.

Valîîre-Maxime, pp. 130, 170.

Véxus, pp. .30, 85, 80, 92, 95, 90, 111, 110, 130, 134, 197, 208, 212 ; Vénus Architis, p. 84; Vénus Erycine, p. 09 ; Vénus Uranie, p. 43 ; Vénus voilée, p. 185.

ViscoxTi, p. 198.

VisHxou, p. 87.

VuLCi (vase de), p. 200.

Yehaw.melek (stèle de), pp. 38, 39, 53.

Zacharie, p. 23.

Zagreus, pp. 25, 03, 100, 104,

108 (voir Dioni/sos). Zarpaxit, p. 170. ZÉxoBius, pp. 140, 141, 145. Zeus, pp. 25, 20, 57, 90, 94, 108,

207; Zeus-Bélos, p. 19. Zosime, p. 43.

TABLE DES GRAVURES

Aphrodite et Adonis, miroir (Hrusque III

La Querelle des Déesses, peinture de vase 26

La Mort d'Adôms 30

Aphrodite et Adonis, miroir étrusque 68

Adonis, statuette en bi-onze 08

La Mort d'Adôxis 121

Femme portant un jardin d'Adonis, peinture de Poinpéï.. 139

Adonis mort, statuette en terre cuite 141

Adonis et Aphrodite, groupe de inarl)re 160

Vénus et Adonis mourant, peinture de Pompéï 185

Vénus et Adonis blessé, peinture de Pompéï 213

La chasse et la momt D'Ai)ôxis, sarcophage en niarhre... 222

Ad«)Nis et Aphrodite 265

TABLE DES MATIERES

Bibliographie V

INTRODUCTION

Le principe des religions orientales : le Soleil-Dieu. La migra- tion des dogmes et des croyances. L'unité de l'évolution : la nature, l'influence de la terre et des phénomènes telluriques. Adônis-Thammouz. Le pays phénicien, son caractère et son in- fluence. — La suprématie du culte solaire 1

PREMIÈRE PARTIE LE CULTE D'ADÔNIS-THAMMOUZ

CHAPITRE I

La Légende d'Adonis

L'insuffisance des sources phéniciennes. Les textes grecs. Les modifications de la légende. Les divers noms d'Adonis et leurs significations. Le récit de Panyasis et les additions posté- rieures. — Divergences des versions. Identité de l'expression mythique 17

CHAPITRE II

L'Exode du Culte

Oi'igine assyrienne du culte d'Adonis. Son expansion vers l'Occident. Byblos : sa gloire, son importance, son temple. La région de Byblos : le Liban. Le théâtre de la légende : Aphaca, le fleuve Adonis. Byblos sous les persécutions chré- tiennes. — La marche ininterrompue du culte adonique : en Phrygie, en Egypte. La pénétration en Grèce et dans les îles. Cypre. Les colonies sémitiques : Carthage, la Sicile, les rives de ribérie. Le culte d'Adonis à Rome 32

302 TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE III

La Symbolique du Mythe et du Culte

L'exacte signification du mot Adonis. Les objections de Renan contre ridentilication d'Adonis et de Tharamouz. L'évidence de cette identilication. Adonis dieu suprême. Le double symbole du dieu giblite : soleil et terre, principe actif et principe passif de la fécondité terrestre. Les émanations d'Adonis : Eshmûn, dieu astronomique; Pugm, dieu delà navigation; Priape, dieu des fruits. Adonis, image complète de la vie physique : la mort et la résur- rection du soleil. Le dualisme sexuel de Tharamouz. La cas- tration des prêtres. Le sens zodiacal du mythe : le rôle et la signification du sanglier. Troisième avatar d'Adonis : symbole de la végétation. Influence de ces diverses conceptions sur le caractère du culte 73

DEUXIÈME PARTIE

LES FÊTES D'ADONIS

CHAPITRE I

Le Rôle historique des Adônies

L'importance et l'influence des Adônies. Les Adônies célébrées dans toutes les parties du monde ancien, Byblos, Athènes, Alexandrie. La fusion syncrétique qui s'opère dans la célébration des fêles. L'époque des Adônies : opinions diverses. Obscurité delà question; la réponse de M. Movers. La durée des Adônies. L'exaltation populaire au cours des fêtes 107

CHAPITRE II La Célébration des Adônies

Les Adônies de Byblos : les lamentations des femmes, le deuil, les funérailles du dieu, la résurrection. La tête de papyrus.— Les Adônies d'Athènes : les jardins dAdônis, les cérémonies funéraires ; absence de toute fêle de joie. Les Adônies d'Alexandrie : l'Eupicri; et l"Acpavtj[jLÔ;. Les chants de Théocrite et de Bion. La statue du dieu précipitée dans la mer. Les Mégalésies romaines.. . 128

TARLK DES MATIERES 303

CHAPITRE III

Le Culte phallique daxs les Fêtes d'Adonis

Importance du culte phallique dans les fêtes d'Adonis. La cas- tration des prêtres et des fidèles. Les Galles. Le récit du De Dea Syria. Le symbole mythique de la castration. Univer- salité de la défaillance divine : Atys, Osiris, Kronos. La prosti- tution : sa pratique universelle. La prostitution au cours des Adônies. Son symbole 159

CHAPITRE IV

Les Survivances du Culte et des Fêtes d'Adonis

Le mythe et les fêtes d'Adonis dans les temps chrétiens. La grotte de Bethléem. L'enterrement du Christ. Les symboles de la liturgie chrétienne. La grotte de Saint-George. Les jardins d'Adonis en Sardaigne. La Noël provençale. La Sainte- Baume 177

TROISIÈME PARTIE

LES MONUMENTS DU CULTE D'ADONIS

CHAPITRE I

La Statuaire

La pauvreté de l'cirt phénicien. Les images grecques d'Adonis. Faites de matière sans valeur, elles sont détruites. Le groupe en terre cuite de Toscanella. La statue en marbre du Vatican. Le groupe de l'île de Nisyros 193

CHAPITRE II

Les Vases, les Miroirs, les Peintures murales

Rareté des inscriptions. Absence totale du nom d'Adonis ou de Thammouz en Phénicie. L'inscription de Fakra. En Tunisie, La glyptique. ^- Le dieu Bès. Le sanglier ailé. Le vase Chigi. Le vase de Vulci. Le vase de Sant'Angelo. Le vase de Carlsruhe. Le vase Amati. Les miroirs étrusques de Paris et du Vatican. Le miroir d'Orbetello. Les pein- tures murales de la villa Negroni et de Pompéï 201

304 TABLE DES MATIERES

CHAPITRE III Lks Monuments FUNÉRAinES

Le mythe d'Adonis considéré comme symbole funéraire. En Syro-Phénicie : les sculptures de Maschnakha et de Ghineli. Le bas-relief du musée du Louvre. Le sarcophage du musée de Latran 21G

CONCLUSION

La conception synthétique d'Adônis-Thammouz. L'évolution du dieu couvre et accompagne l'évolution humaine. - Adonis âme et expression de l'Orient. Le réalisme de son culte et de ses fêtes. Caractère universel et absolu du dieu 225

APPENDICES

I. La religion phénicienne : La Cosmogonie de Sanchoniathon, d'après Eusèbe de Césarée [Préparation éi'angélique.) 237

II. Le rôle et le symbole du sanglier dans le mythe d'Adonis et dans les autres mythes orientaux (traduction d'un fragment de Die Pliônizier de Movers, I, vu) 24(S

III. Le blé de Sainte-Barbe 257

IV. Nomenclature des principaux monuments relatifs au culte d'Adônis-Thammouz 263

Index 291

Table des guavures 299

Table des MATiiiRES 301

CHALONS-SAÛNE. IMP. FRANÇAISE ET ORIENTALE E. BERTRAND

ANNALES Dr MISÉE OUIMET

BIBLIOTHEQUE D'ETUDES TOME XVII

LE NÉPAL

PAR

SYLVAIN LÉVI

VOLUME I

Maharaja Chander Sham Sher Jang Raria Bahadur, Premier Ministre et Maréchal du iNcpal.

LE NÉPAL

ÉTUDE HlSTOPxIOUE D'UN ROYAUME HINDOU

SYLVAIN LEVI

PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE PHOTOGRAPHIES

VOLUME

PARIS ERXEST LEROUX, ÉDITEUR

28, RUE BONAPARTE, 28

1905

rrfPR?^ TTn^FT STc^T^T ^^^ÎT^^TT I

f^f^ nf^f^TST^T^r ^ffR?r f?T5Tmf?r: ii

yTJTJtirrj^jn':

Aux Malinrûjas

BIR SHAM SHER JANG

DEB SHAM SHER JANG

CHANDER SHAM SHER JANG

Oal ont tour à tour soutenu et encouragé ces recherches.

Un hôte reconnaissant.

lUM.MIh? Kl l.ll-l\ SAIMS lil .NLl'M.

Svayaiubhû Paçupati Vacchleçvarî

Vàgmatî et Gangà ( Frontispice d'un manuscrit de la Vamçâvcdl brahmanique.)

Daksina- ciuacàna

INTRODUCTION

Le nom du Népal n'est pas inconnu, même en dehors du cercle étroit des érudits. Le prestige de l'Himalaya s'est réfléchi, pour ainsi dire, sur le royaume hindou que la grande chaîne abrite ; le Gaurisankar et les autres pics géants qui donnent le vertige à l'imagination des écoliers, évoquent à la mémoire l'image du Népal, allongé sur la carte au pied de ces colosses. Entre le Tibet au Nord, et l'Inde britannique qui le presse au Sud, à t'Est, à l'Ouest, le royaume du Népal occupe peu de place ; le Népal propre- ment dit en tiendrait moins encore. Lusage local, d'accord avec la tradition, réserve exclusivement la dénomination de Népal à une vallée oblongue, située au cœur même du pays, à mi-chemin de l'IIindoustan brûlant et des hauts plateaux

l

2 LE NEPAL

glacés, riante, féconde, ])opuleuse, acquise de longue date à la civilisation et qui n'a jamais cessé d'exercer Thégé- monie sur les rudes montagnes d'alentour. C'est l'histoire de cette humble vallée que j'ai tenté de retracer ici.

Faut-il m'exciiser d'avoir consacré tant d'efTorts à un sujet si restreint? Je ne le crois pas. Une suite de faits qui s'enchaînent, quelle qu'en soit la portée apparente, est mieux qu'une distraction d'esprit curieux; elle provoque la réflexion et lui apporte un aliment. Si les destinées du genre humain ne sont pas un vain jeu du hasard, s'il est des lois conscientes ou aveugles qui les gouvernent, l'histoire d'une communauté humaine intéresse l'humanité entière puisqu'elle fait apparaître l'ordre et le plan dis- simulés sous la masse confuse des événements. C'est l'inconnu, toujours dangereux, qui recule, si on parvient à découvrir comment une vallée perdue s'est peuplée d'habi- tants, s'est organisée, s'est policée, comment les cultes, les langues, les institutions s'y sont lentement transformés. Sur le domaine hindou, l'étude prend plus d'importance encore. L'Inde, dans son ensemble, est un monde qui n'a pas d'histoire: elle s'est créé des dieux, des dogmes, des lois, des sciences, des arts, mais elle n'a pas livré le secret de leur formation ni de leur métamorphose. Il faut être initié à l'indianisme pour savoir au prix de quels patients labeurs les savants de l'Europe ont établi de rares repères dans l'obscurité d'un passé presque impénétrable, quelles étranges combinaisons de données hétéroclites ont permis d'édifier une chronologie chancelante, encore criblée d'énormes lacunes.

Les peuples civilisés se sont préoccupés en général de transmettre à la postérité un souvenir durable ; organisés en communauté, ils ont directement étendu au groupe les sentiments instinctifs de l'individu; ils ont voulu dé- chiffrer le mystère de leur origine et se survivre dans

INTRODUCTION 3

l'avenir. Les prêtres, les poètes, les lettrés se sont offerts à satisfaire ce besoin puissant. Les Chinois ontleurs annales, comme les Grecs ont Hérodote, comme les Juifs ont la Bible. L'Inde n'a rien.

L'exception est si singulière qu'elle a dès l'abord provo- qué la surprise et suscité des explications. On a surtout allégué, comme une raison décisive, l'indifférence trans- cendantalo de la pensée hindoue: pénétré de l'universelle vanité, l'Hindou assiste avec un dédain superbe au défilé illusoire des phénomènes; pour mieux humilier la petitesse humaine, ses légendes et ses cosmogonies noient les années elles siècles dans des périodes incommensurables qui con- fondent l'imagination, saisie de vertige. Le trait est exact ; mais, dans l'Inde comme ailleurs, les doctrines les plus hautes ont s'accommoder aux faiblesses incurables de l'humanité. Les inscriptions commémoratives et les pané- gyriques sur pierre qui jonchent le sol de l'Inde prou- vent que de longue date les rois et les particuliers ont pris soin de leur gloire future. Les longues et pompeuses généalogies qui servent fréquemment de préambule aux actes royaux montrent même que les chancelleries dres- saient dans leurs archives un historique officiel de la dynas- tie. Mais le régime politique de l'Inde condamnait ces maté- riaux à une disparition fatale. Si les peuples heureux n'ont pas d'histoire, l'anarchie aussi n'en a pas; et l'Inde s'est épuisée dans une perpétuelle anarchie. Les invasions étran- gères et les rivalités intestines n'ont jamais cessé d'en bouleverser la surface. Parfois, à de lointains intervalles, un maître de génie pétrit dans ses mains robustes la masse amorphe des royaumes et des principautés, et fait de l'Inde un empire, mais l'œuvre meurt avec l'ouvrier; l'empire se disloque et des soldats de fortune s'y (aillent des états de rencontre. Trop grande pour se prêter à une monarchie, l'Inde manque de divisions naturelles qui assurent un

4 LE NEPAL

parlago slablo ; Thégémonie erre au hasard sur rélendiie de cet immense territoire, et passe de l'indiis au Gange, du Gange au Deliklian, Les capitales surgissent, res- plendissent, s'éteignent; les marchés, les entrepôts, les ports de la veille sont déserts le lendemain, vides, oubliés. De temps en temps, sur ce bouillonnement, une vague passe, retombe, et brise tout de proche en proche. Alexandre entre au Penjab, et le Gange lointain échappe à ses puissants maîtres ; les Anglais débarquent sur les côtes, et le Mogol est ébranlé. L'hide qu'on se représente communément absorbée dans son rêve mer- veilleux et détachée du reste du monde est en réalité la proie banale se rue la cupidité de l'univers fasciné. Après les Aryas védiques, les Perses de Darius ; puis les Grecs, etlesScyllies, et les Huns, et les Arabes, et les Afghans, et les Turcs, et les Mongols, et les Européens déchaînés à l'envi : Portugais, Hollandais, Français, Anglais. L'histoire de l'Inde se confond presque tout entière avec l'histoire de ses conquérants.

Si l'Inde, par l'excès de son instabilité, était condamnée à manquer d'une histoire politique, elle aurait pu du moins posséder une histoire religieuse. Le bouddhisme faillit la lui donner. Née d'une personnalité vigoureuse que les travestissements du mythe n'avaient pu masquer entière- ment, propagée par une succession de patriarches, régle- mentée par des conciles, patronnée par d'illustres souve- rains, l'Église du Bouddha se remémorait les étapes de sa grandeur croissante ; parue et publiée au cours des temps, elle ne se promettait pas une stupéfiante éternité ; elle fixait à sa durée un terme fatal, et pressée de conduire les hommes au salut, elle mesurait avec mélancolie les siècles parcourus, et les siècles encore ouverts devant elle. Retirés dans leurs couvents, les moines bouddhiques con- templaient sans doute les tempêtes du monde, comme les

INTRODUCTION 5

mirages décevants du néantuniversel; néanmoins, membres d'une communauté et solidaires de ses intérêts, ils tenaient soigneusement registre des donations et des privilèges octroyés par la faveur des rois. L'Eglise avait ses annales ; le couvent avait son journal. Mais un ouragan formidable balaya le bouddhisme, les monastères et les moines, avec leur littérature et leurs traditions. Le brahmane, resté seul en face de l'Islam envahissant, opposa au fanatisme du vainqueur les ressources de sa souplesse insaisissable; dédaigneux de l'histoire qui contrariait son idéal et démen- tait ses prétentions, il se créa des héros à son goût et se réfugia avec eux dans le passé des légendes.

Trois pays seulement ont gardé la mémoire de leur passé réel: tout au Sud, Ceylan, dans la mer; tout au Nord, le Cachemire et le Népal, dans les montagnes. Tous trois ont, en contraste avec l'Inde, un caractère commun: la nature leur a tracé un horizon défini, que la vue embrasse sans pouvoir le franchir. Solidaires de l'Inde, ils ne se confon- dent jamais avec elle, et poursuivent leurs destinées à l'écart, enfermés dans un cercle fatal.

Ceylan , métropole antique et toujours florissante du boud- dhisme, s'enorgueillit d'une chronique continue qui couvre plus de deux mille années ; depuis qu'un tils de l'empereur Açoka vint y fonder le premier monastère, vers 250 avant l'ère chrétienne, ses moines n'ont pas cessé de rédiger en vers didactiques les annales de l'Eglise singhalaise. Leur exactitude, soumise au contrôle des Grecs et des Chinois, s'est tirée brillamment de cette double épreuve. Mais Ceylan est un petit monde à part ; la politique, qui parfois exprime la réalité, sépare encore aujourd'hui Ceylan de l'Empire anglo-indien pour la rattacher directement à la couronne brilanni([ue. La péninsule est à Uània, le héros des brah- manes ; mais l'île, soumise un instant par ses armes, n'en reste pas moins h son antagoniste, le démon Râvana. Les

b LE NEPAL

routes maritimes de l'Orient, qui s'épanouissent toutes en éventail autour d'elle, y ont déversé toutes les races du monde, Arabes, Persans, Malais, et nègres d'Afrique, et blancs d'Europe, et jaunes de la Chine. L'Inde s'allonge vers elle, presque à la toucher, mais quelle Inde? l'Inde noire, l'Inde dravidienne oii le brahmanisme a toujours partager l'empire, avec les cultes indigènes, avec le boud- dhisme, avec l'islam, avec les chrétiens de Saint-Thomas, avec les Jésuites du Madouré. Ceylan est une annexe de l'Inde ; elle n'en est point une province, moins encore une image réduite.

Le Cachemire, dans les terres, fait pendant à la grande île. La montagne l'entoure et ne l'emprisonne pas ; des cols praticables le relient au Tibet, au Kachgar, aux vallées du Pamir ; des passes faciles descendent au Penjab, vers ce seuil historique de l'Inde tous les envahisseurs ont livrer leur premier combat. Ceylan est la sentinelle avancée au carrefour de l'océan Indien ; le Cachemire s'enfonce comme un coin, sous la poussée de l'Inde, au cœur de l'Asie. Mais, soudé à l'Inde, il en partage les destinées ; conquis, comme elle, parles Turcs de Kaniska et les Huns de Mihirakula, il traverse comme elle une période de splen- deur et de force entre le vi" et le x" siècle, ensuite, épuisé par ses luttes contre les barbares de rOccident, il succombe sous l'effort de l'Islam. Une chronique, composée au xr siècle, rappelle seule aujourd'hui les gloires du passé ; mais elle a suffi à les rendre immortelles. La littérature sanscrite que les rois du Cachemire avaient protégée et souvent môme cultivée a su payer dignement leurs bienfaits ; laRâja-taran- ginî du poète Kalhana a sauvé de l'ouiîli leurs noms et leurs exploits. D'autres ont voulu plus tard reprendre et pour- suivre l'œuvre de Kalhana ; mais l'intérêt du sujet s'était évanoui. Le Cachemire avait échappé au génie hindou, et n'était plus qu'une annexe obscure de l'Inde musulmane.

INTRODUCTION 7

Si le Népal a une histoire, comme le Cachemire et Cey- lan, son histoire est bien modeste. Retranché entre ses gla- ciers et ses marécages, isolé comme un domaine indécis entre THindoustan et le Tibet, il n'a jamais connu la civilisa- tion raffinée des cours cachemiriennes, ni Factivité opulente de la grande île bouddhique. Ses annales ne rappellent ni le Mahâvamsa pâli, ni la Ràja-taranginî sauscrite : leur forme même accuse le contraste ; elles consistent dans des listes de dynasties (Yamçàvalîsi, combinées avec des listes de fondations et de donations royales ; les compilateurs qui les ont réunies et fondues n'ont pas même essayé de les élever à la dignité d'une œuvre littéraire : la langue usuelle leur a suffi, qu'ils aient emprunté le parler càdemi tibétain des Névars ou le dialecte aryen des Népalais hindouisés. Leur récit, maigre et desséché d'ordinaire, ne s'arrête avec complaisance que sur les miracles et les prodiges : il ne prend d'ampleur qu'à l'époque fabuleuse et l'époque moderne. La vigueur des souvenirs récents résiste seule à l'éclat éblouissant du passé légendaire. Héros et dieux, enfantés par la croyance populaire, passent de siècle en siècle, toujours plus vrais et plus réels à mesure que chaque génération y verse son âme et sa foi. On les voit, on les sent partout présents: Ihommo est l'instrument aveugle de leurs volontés ou de leurs caprices. La révolution de 1768 qui donne le Népal aux Gourldias n'est encore, pour les chroniqueurs, que la suite d'un pacte conclu d'abord au ciel. L'histoire ainsi entendue se réduit à une épopée pieuse, montée sur un appareil de chronologie suspecte. La science, heureusement, dispose d'autres matériaux pour contrôler et pour compléter la tradition : l'épigraphie, déjà riche, et qui remonte jusqu'au y* siècle ; les manu- scrits anciens, nombreux au Népal le climat les a mieux préservés que dans l'Inde ; la littératui'c d'origine locale ; les notices des pèlerins et des envoyés cbinois ; les informa-

8 LE NÉPAL

lions tirées de l'histoire et de la littérature indiennes ; enfin les renseignements amassés par les voyageurs européens depuis le xvn" siècle.

Tous ces documents, si divers d'âge, d'origine, de lan- gue, d'esprit, une fois comparés, critiqués et coordonnés, composent un tableau d'ensemble le regard peut embrasseraisément les destinées d'une peuplade asiatique soumise au contact de l'Inde, pendant une durée d'au moins vingt siècles. A l'aube des temps, le Népal est un lac ; l'eau ([ui descend des sommets voisins s'endort, captive, au pied des montagnes qui l'enferment. xMais un glaive divin fraie une brèche; la vallée se vide, le sol s'assèche ; les premiers colons arrivent. Ils viennent du Nord, conduits par Man- juçrî, le héros de la sagesse bouddhique, qui trône en Chine, et qui s'y manifeste encore aujourd'hui sous les traits du Fils du Ciel. L'âge fabuleux s'ouvre alors ; l'ima- gination des conteurs népalais n'a pas eu de peine à peu- pler ce passé lointain, abandonné tout entier à leur fan- taisie ; mais leurs inventions, solidaires de la réalité qui les inspire en dépit d'eux, n'aboutissent qu'à reproduire l'histoire dans une sorte de prélude symbolique. Les dynas- ties qu'ils créent viennent l'une du monde chinois, une autre de l'Himalaya oriental, une autre de l'Inde. Après des myriades d'années oi^i les dieux et les héros légendaires occupent la scène, des personnages plus modestes y fenl tout à coup leur entrée. Un ermite, le patron et l'éponyme du Népal, installe sur le trône de simples bergers; c'est l'histoire qui commence, ou du moins les temps histo- riques. Les Gopâlas, les Abhîras représentent les premiers pasteurs qui s'aventurèrent avec leurs troupeaux dans les herbages solitaires des montagnes. Leurs noms, sanscrits, ne doivent pas faire illusion; précurseurs des Gurungs et des Bhotiyas qui vivent maintenant dans les hautes alpes du royaume Courkha, ils venaient comme eux des plateaux

INTRODL'CTIOX 9

tibétains. Des récils pittoresques, recueillis dans le voisi- nage du Népal, montrent les pâtres de jadis arrêtés long- temps sur l'autre versant par les neiges et les glaces ; mais un d'entre eux, parti à la recherche d'une bête disparue, se laisse entraîner sur les neiges, franchit une passe et découvre un nouveau monde verdoyant et fertile. Il revient, l'heureuse nouvelle se communique de proche en proche ; une multitude de conquistadors s'élance sur le chemin du Sud.

La peuplade des Névars qui prenait possession du Népal appartenait à une race d'hommes que la nature a marqués d'une empreinte vigoureuse. Accoutumés à des altitudes qu'on croirait impraticables, exposés aux rigueurs gla- ciales d'un long hiver, mais fouettés par une bise vivi- fiante, ragaillardis par un été souriant, éloignés du com- merce du monde, bornés dans leur horizon comme dans leurs ambitions, associant les jouissances de la vie nomade aux plaisirs rustiques de la vie sédentaire, ces bergers d'une Arcadie démesurée mêlent la douceur à la barbarie, l'églogue à la férocité: le rire sonore et large, la gaieté franche et joviale, ils s'amusent comme des enfants, rêvent comme des sages, et frappent comme des brutes. Hordes de pillards sous un chef de bandes, armée disciplinée sous un maître de génie, la doctrine du Bouddha en a fait aussi des moines, des savants, des penseurs. Leur langue, fruste et rude, s'est pourtant accommodée sans effort à la poésie, à la science, aux spéculations abstruses. Issu de cette souche robuste, le rameau Névar, le plus rapproché de l'Inde, fut le premier à fleurir.

Le Névar eut d'abord à triompher d'im péril décisif. A l'Orient des bergers du Népal, une tribu parente avait occupé le bassin des sept Kosis ; répandue sur ce vaste ter- ritoire, que la nature elle-même avait découpé en étroites vallées par des barrières de hautes montagnes, la tribu des

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Kirâtas s'était divisée en principautés ; mais fatigués peut- être de s'épuiser à des rivalités stériles, instruits peut-être par l'exemple de l'Inde voisine, ils s'organisèrent en con- fédération, comme les Mallas ou les Vrjjis du pays aryen, et forts de leur union ils fondèrent un empire qui déborda sur la plaine au Sud, s'étendit vers la mer jusqu'au delta du Gange, imposa son souvenir à l'épopée hindoue, tandis qu'à l'Ouest leur expansion triomphante arrachait le Népal aux rois bergers. La Vamçàvalî enregistre une longue série de rois Kirâtas de qui les noms barbares semblent porter un cachet d'authenticité. C'est au cours de celle période que le Bouddha d'abord, l'empereur Açoka ensuite auraient visité le Népal. Pris à la lettre, les deux faits sont au moins douteux, sinon improbables ; ils expriment toutefois une pari de vérité. Le bouddhisme était au pied des mon- tagnes népalaises, au débouché des roules qui mènent du Népal aux plaines, sur les confins du monde aryen ; l'Hima- laya tout proche a pu tenter les premiers apôtres, impa- lienls de propager les paroles du salut. Et plus tard, vers 250 av. J.-C, quand Açoka entreprit son pieux pèlerinage aux lieux saints, sa route, reconnaissable encore aux piliers qu'il dressa, le conduisit au moins dans cette sorte de zone mixte le montagnard népalais rencontre l'Hindou des plaines.

Soutenu par la puissance du grand empereur bouddhiste, ou seulement par son propre zèle, le missionnaire du boud- dhisme avait pris pied au Népal. L'Inde y montait avec lui. Sous l'influence de la religion nouvelle, les grandes familles cherchaient à se rattacher par des liens ou fictifs ou réels à la noblesse bouddhiste de l'Inde ; une d'entre elles gagna assez de crédit pour renverser les Kirâtas, un siècle environ après l'ère chrétienne, et pour fonder une dynastie qui devait durer près de huit siècles. Les successeurs des Kirâlas se prétendaient issus du clan Licchavi qui domi-

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nait à l'époque du Bouddha sur la ville opulente de Vaiçàlî, et qui continuait à compter parmi les noms les plus glo- rieux de l'aristocratie indienne. Le Népal sous le régime des Licchavis entre dans le système des Étals hindous, mais sans compromettre son indépendance. Le plus puis- sant des empereurs Guptas, suzerain de l'Inde presque entière, inscrit le Népal parmi les royaumes d'outre-marche qui entretiennent avec lui des relations d'amitié. Enfin, au début du vj' siècle, l'histoire positive commence avec l'épi- graphie. Le premier document connu montre la civilisation de l'Inde parvenue déjà dans la vallée à son complet épa- nouissement. La langue littéraire, le sanscrit, qui atteint à ce moment même la perfection classique dans l'Inde des JDrah- manes, est maniée sans difficulté au cœur des montagnes par des poètes instruits, élégants, délicats, au service de la cour ou des simples particuliers. Le bouddhisme et le brahma- nisme, séparés et depuis longtemps rivaux dans l'Inde, voisinent, se pénètrent, se confondent presque au Népal. Les moines ont consacré au culte des Bouddhas la colline de Svayambhù et ils y ont élevé un sanctuaire de forme antique que la tradition rapporte à l'empereur Acoka : dis- persés dans la vallée, des hémisphères de terre et de bri- ques, construits sur le type rudimentaire des monuments primitifs du bouddhisme indien, attestent la date déjàloin- taine de la conversion du pays. Sur deux autres éminences, Giva et Visnu ont fixé leur séjour: Çiva, l'hôte reconnu des retraites et des sommets de l'Himalaya, est adoré ici sous le nom de Paçupati, Maître du Bétail; et ce vocable, heureusement adapté d'abord à une population de bergers, imposé ensuite par un long usage, désigne encore aujour- d'hui le dieu comme le protecteur de la dynastie et le patron du Népal. Visnu, populaire sous l'appellation de Nâràyana, est uni moins intimement que son émule à la vie du pays. Autour d'eux, les divinités inférieures, corn-

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mîmes en partie aux bonzes et aux brahmanes, avaient leurs temples, leurs prêtres et leurs fidèles. La royauté, hérédi- taire, se transmettait de père en fils; le pouvoir du roi s'étendait en dehors de la vallée, h l'Est et à l'Ouest ; mais une féodalité remuante, indocile, réduisait presque à rien le domaine royal et l'autorité du suzerain. Pas encore de grandes villes; les villages se groupent les cultivateurs et les marchands ne portent que des noms indigènes, pure- ment névars. Les inscriptions et la chronique permettent de suivre le développement du Népal jusqu'au vn" siècle, oi^i il atteint son apogée. La fortune alors semble élargir brusquement l'horizon politique du petit royaume. Pétris et disciplinés par un de ces manieurs d'hommes que l'Asie centrale enfante par intervalles, les clans tibétains s'unis- sent; un Etat se crée, s'organise, qui menace, à peine né, le vieux colosse chinois. La Chine à son tour rappelée par ses agresseurs au souvenir des « Pays d'Occident » qu'elle avait presque oubliés depuis les Han, cherche par la ferveur de ses pèlerins et l'adresse de ses mandarins à se frayer une route vers l'Inde. L'Inde du Nord elle-même, unie un instant sous l'empire d'un monarque instruit et curieux, répond à l'appel de la Chine et tente de forcer le cordon de barbares qui ferme ses frontières : au Nord-Ouest, les tékins turcs sont installés en maîtres, tout près d'être sup- plantés par les Arabes.

Le Népal semble promettre une voie facile à ce com- merce des nations ; il est le trait d'union naturel de deux mondes. L'Inde l'a converti, l'a civilisé ; le Tibet, qui parle sa langue, le compte parmi ses vassaux ; mais le Népal subjugué a donné une reine à ses vainqueurs. Une prin- cesse népalaise est assise sur le trône de Lhasa; boud- dhiste ardente, elle a installé dans son palais ses dieux, ses prêtres et ses livres saints. Clotilde, une fois encore, a converti Clovis ; le roi barbare s'entoure de moines, apprend

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la théologie au sortir des combats. Des ambassades chi- noises, envoyées vers l'Inde, passent par le Tibel, s'arrê- tent au Népal en hôtes officiels ; entraîné par la fortune politique du Tibet, le Népal gravite dans l'orbite de la Chine; il adresse au Fils du Ciel des envoyés et des pré- sents; une armée de soldats népalais descend même dans les plaines de rinde, sous la conduite d'un général chinois, pour venger un affront que la Chine a subi. Des moines chi- nois viennent s'établir, s'instruire, s'éteindre dans les monastères du Népal.

Cette intensité d'échanges provoque une prospérité inouïe. Les vieilles résidences royales, trop pauvres ou trop mesquines, sont désertées ; des palais s'élèvent qui abritent avec le roi toute une cour de dignitaires ; les couvents, les temples s'embellissent, s'enrichissent, s'accroissent ; la sculpture, la peinture décorent les ouvrages des architectes. L'art du Népal émerveille même les Chinois raffinés. Des villes se fondent ; les capitales sortent de terre coup sur coup. La science encouragée, soutenue par des donations libérales, fleurit ; la royauté donne l'exemple : Amçu- varman compose une grammaire sanscrite. Dans les cou- vents, les moines instruits multiplient les copies des saintes Ecritures et des traités canoniques, égayant leur travail austère d'enluminures et de miniatures finement exécutées.

Mais le Népal n'a point de ressources pour se suffire; privé du mouvement qui le traversait, il entre en décadence. L'Inde est bicntùt retournée h l'anarchie; le Tibet et la Chine engagés dans les guerres continuelles s'affaiblissent l'un et l'autre. Las d'un vasselage qui fausse ses destinées, le Népal se révolte, lutte contre ses maîtres tibétains ; dis- puté par les influences diverses qui prétendent y prévaloir, le royaume se divise, s'émiette, s'engloutit dans un chaos féodal. Les Licchavis disparaissent, emportés par la tour-

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menle. Une date pr^M'ise, posilive, se dégage de ce brouil- lard et s'inscrit au fronton d'une période nouvelle. L'an 880 de J.-C. inaugure l'ère du Népal.

Depuis longtemps déjà le Népal avait été initié par l'Inde à l'usage d'une ère locale. L'amijitiondes dynastes indiens, empereurs ou roitelets, allait à fonder une ère propre, qui perpétuât leur souvenir ; l'emploi d'une ère distincte était tenu pour un symbole d'indépendance, de puissance fière et libre ; c'était une sorte de drapeau national, marqué aux armes d'une dynastie. Parmi tant de difficultés oii se débat l'histoire de l'Inde, la multiplicité des ères est un principe de confusion inextricable. Une série de rois oscille souvent dans la chronologie, au hasard de la mode, en attendant le synchronisme décisif. Les Guptas, qui dominent l'histoire indienne pendant cent cinquante ans, étaient tiraillés, il y a quinze ans encore, entre le i" et le iv" siècle de l'ère chré- tienne. L'origine même des ères les plus populaires échappe à l'historien ; nous ignorons encore les ciiconstances qui firent naître en 57 av. J.-C. l'ère Vikrama, en 78 ap. J.-G. l'ère çaka, aussi répandues cependant dans l'Inde contem- poraine que dans l'Inde du moyen âge. Les Licchavis du Népal avaient fondé ou introduit dans la vallée une ère qui partait, si mes calculs sont exacts, de l'an 111 J.-C; au début du vïf siècle, ils avaient accepter comme une marque de vassalité l'ère des conquérants tibétains. L'an 880 consacre officiellement la rupture du lien devasselage; le Népal échappe au Tibet que déchirent les passions reli- gieuses ; et une nouvelle dynastie se substitue aux Licchavis : les Mallas.

Les Mallas, comme les Licchavis, sont les héritiers plus ou moins légitimes d'un nom antique, consacré par la biographie du Bouddha. Au temps vivait le Maître, les Mallas formaient une confédération de tribus encore peu avancées en civilisation; c'est sur leur territoire que les

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fondateurs des deux grandes doctrines schismatiques, le Bouddha et le Jina, étaient venus mourir. Ils disparaissent ensuite de l'histoire, absorbés dans l'empire du Magadlia ou refoulés dans lesmontag^nes. Ils paraissent au Népal dans le premier des monuments épigraphiques du pays ; leur nom se retrouve ensuite dans d'autres inscriptions des Licchavis. Établis en dehors et à l'Ouest de la vallée, ils refusent de reconnaître l'autorité de la dynastie népalaise et semblent même lui imposer parfois une sorte de tribut.

Maîtres du Népal à leur tour, les Mallas y transportent une sorte de fédération féodale qui rappelle la constitution des anciens Mallas. A la fin du xi" siècle (1097 J.-C), une secousse soudaine annonce à la petite vallée l'ébranlement de l'Inde voisine et présage les révolutions futures ; à la faveur du désordre qu'ont provoqué de l'Indus au Gange les invasions musulmanes, un Hindou authentique et ortho- doxe, natif du Dekkhan, entre à main armée au Népal et occupe le trône qu'il lègue à ses descendants. Mais la con- quête est prématurée ; la nouvelle dynastie ne règne que de nom. L'anarchie est au comble ; chaque bourgade a son seigneur, qui tranche du monarque ; les capitales ont des rois de quartier. Les rivalités de couvents s'ajoutent aux rivalités des partis. Un prince des montagnes, soutenu par la faction brahmanique, croit l'heure venue; devancier des Gourkhas, il s'élance de Palpa sur le Népal, s'en empare, mais se reconnaît trop faible pour le conserver, et se retire précipitamment. Malgré leurs échecs successifs, ces essais répétés attestent l'ascendant continu de l'influence brah- manique.

En 1324, une troisième tentative réussit et installe une dynastie brahmanique au Népal ; le vainqueur Hari Simha Deva, victime des musulmans qui l'ont chassé du Tirhout, cherche dans la montagne un refuge et une compensation. Il amène avec lui une académie de juristes brahmaniques

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qu'il patronne et qui s'emploie ardemment à codifier la tradition, menacée de disparaître sous l'Islam qui triomphe. Les complications subtiles de l'organisation brahmanique se propagent et gagnent du terrain ; mais il était réservé aux Mallas, mieux qualifiés pour ce rôle, d'opérer une con- ciliation harmonieuse entre l'usage local et les exigences des brahmanes. Dans la seconde moitié du xiv" siècle, Jaya Sthili le Malla, assisté des docteurs hindous, arrête les lignes définitives de l'organisation sociale et religieuse : la popu- lation tout entière est partagée en deux catégories, paral- lèles aux deux églises ; les fidèles des dieux hindous sont assujettis aux règles sévères des castes brahmaniques; les sectateurs des divinités bouddhiques sont répartis en groupes professionnels, calqués sur les castes. Des lois oh se marque le tour méticuleux du génie hindou stipulent les détails du costume, de la maison, des cérémonies assi- gnées à chacun des groupements. Une réforme profonde du système des poids et mesures témoigne aussi la trans- formation économique du Népal.

L'œuvre de Jaya Sthiti le Malla rend au Népal un équi- libre durable et prépare une époque de prospérité. Les circonstances sont propices. Le zèle religieux du Mongol Khoubilai KhanatiréleTibetdel'anarchie, donné le pouvoir aux lamas, enrichi et multiplié les couvents, restauré les études, ranimé l'activité commerciale. La dynastie des Ming, qui succède aux Mongols en Chine, reprend les tra- ditions des Han et des T'ang, lie sa fortune au boud- dhisme, rêve d'unir sous son patronage les membres dispersés de l'Église. Ses ambassades voyagent sur les grands chemins de l'Asie ; le Népal échange des missions et des présents avec la cour impériale ; le roi du Népal, pris par confusion pour un lama, reçoit à ce titre l'investi- ture de la Chine. Le roi Yaksale Mallaréduitàl'obéissance les vassaux et les rivaux récalcitrants, et rétablit un instant

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limité ; mais ce Charlemagne finit comme Louis le Débon- naire ; soit faiblesse paternelle, soit aveu d'impuissance en face des jalousies locales surexcitées, il partage lui-même son empire entre ses fils. La petite vallée devient le siège permanent de trois royaumes, le champ de bataille de trois dynasties.

L'émulation d'abord est glorieuse et féconde. Bhatgaon, la création des Mallas, s'orne de monuments splendides élevés par une dynastie de constructeurs; ses palais et ses temples étalent les splendeurs et les hardiesses de l'art népalais. Katmandou s'enorgueillit de rois poètes, littéra- teurs, et même polyglottes ; un d'entre eux, qui couvre de ses élucubrations les dalles de la ville, trace sur la façade de son palais deux mots français: AUTOMNE LHIVEKT en 1654! Patan, la métropole du bouddhisme et la forteresse de la foi, a un roi mystique qui vit en ascète et disparaît unjoursousle costume anonyme du mendiant religieux. C'est le moment l'Europe entend parler du Népal ; comme au temps du fabuleux .Maùjuçrî, l'accès s'ouvre par la voie du xNord. Un jésuite, le P. d'Andrada, recueille au Tibet en 1626 les premières informations; en 1662, deux héros de l'exploration asiatique, le P. Grueber et le P. Dor- ville, partis de Pékin pour l'Inde, traversent le Népal. A la même époque le Français Tavernier qui visite en commer- çant avisé les États du Grand Mogol s'enquiert de la route qui mène, par le Népal, de l'Inde à l'Asie centrale. Offert en même temps aux deux forces de l'expansion européenne, le Népal échappe au trafiquant pour échoir au mission- naire. Mais les Jésuites qui l'ont découvert s'en voient frustrés par la malveillance du pape. Les Capucins en reçoivent la charge; ils installent au Népal et au Tibet des missions non moins charitables que stériles. Seul, le P. Horace délia Penna, qui meurt à Patan en 1745 mérite un hommage de la science. Expulsés du pays après un

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séjour de soixante ans, les Capucins emportent pour se consoler la satisfaction d'avoir détruit des milliers d'an- ciens manuscrits.

Le départ des Capucins est le contre-coup d'une révolu- tion qui couronne et parachève en un moment Tœuvre lente et sinueuse des siècles. Les royaumes Mallas ont suc- combé tous les trois à la fois, épuisés par leurs querelles et leurs guerres incessantes, minés par les discordes intes- tines, par l'indiscipline d'une aristocratie jalouse de ses droits et de ses libertés, parles sourdes menées des brah- manes. Les Gourklias sont les maîtres du Népal. Venus d'une petite bourgade juchée dans les montagnes de l'Ouest, et qui leur a donné son nom, ils se prétendent originaires de l'Inde propre, descendants légitimes des anciens Ksalriyas, égaux des plus authentiques Rajpoufes. Pourtant leurs traditions n'arrivent pas à dissimuler leur véritable origine, inscrite aussi sur les traits de leur visage. Ces représentants orgueilleux du brahmanisme intégral sont nés d'un croisement réprouvé: les uns sont issus d'aventuriers brahmaniques, les autres d'aventuriers liajpoules que la conquête musulmane a rejetés hors de l'Inde et qui sont venus chercher fortune dans les mon- tagnes. Les réfugiés ont contracté avec les filles indigènes des unions irrégulières; les enfants qui en sont sortis ont réclamé et obtenu dans la société un rang digne du sang paternel, mais que l'Inde plus scrupuleuse refuse de sanc- tionner. Servis parles dissensions de leurs adversaires, les Gourkhas n'en ont triomphé cependant qu'après de longs combats ; l'honneur du succès revient h leur chef, Prithi Narayan, politique cauteleux, soldat vaillant, tacticien perspicace, prudent à former ses plans, opiniâtre à les con- duire, froidement barbare ou généreux par calcul. La prise de Kirtipour caractérise sa méthode : assise sur son rocher à pic, défendue avec bravoure, la ville repousse les

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assauts des Gourkbas. Insensible aux échecs, Prithi Nara- yan lève le siège, revient l'an suivant, bloque encore la ville, écboue encore, et ne se décourage pas; la trabison lui bvre la place qu'il n'a pu emporter de force. Il publie une amnistie, désarme les habitants, et leur fait couper à tous les lèvres et le nez, sans distinction d'âge ou de sexe. L'Europe, qui doit payer en partie les frais de la victoire, en a fourni les moyens : les troupes britanniques de la Compagnie, qui promènent déjcà leurs bannières victo- rieuses à travers le Bengale et jusqu'au pays d'Aoudb, ont appris au roi de Gourkba la valeur de la discipline, et les négociants européens lui ont procuré les armes à feu qui ont décidé du succès.

Dans leur élan irrésistible, les Gourklias étendent bien- tôt leur domination au delà de la vallée, jusqu'aux fron- tières que la nature impose à leur expansion. De la Kali au Sikkim, du Téraï aux passes tibétaines, les principau- tés vassales, tributaires, autonomes s'absorbent et dispa- raissent dans le royaume Gourkba ; francs ou déloyaux, le Gourklia surpasse ses adversaires en perfidie comme en forces. Grisé de ses triomphes, le conquérant convoite même le Tibet ; le pillage des trésors entassés dans les cou- vents promet une honnête récompense à la croisade du brahmanisme contre l'hérésie. Mais la Chine, suzeraine et protectrice des lamas, se préoccupe du voisin inconnu qui vient de surgir; elle prend des mesures énergiques, ramasse une armée, chasse du Tibet les Gourkbas, les poursuit sur leur propre territoire ; puis, fatiguée de son effort et satisfaite de la leçon qu'elle a donnée, elle se con- tente d'imposer aux vaincus une soumission de pure forme : le Népal, enregistré comme vassal, s'engage à envoyer solennellement tous les cinq ans un tribut à l'empereur, incarnation du divin Manjuçrî.

Hamcnés h une juste idée de leurs forces, les Gourkbas

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évitent désormais de rompre ouvertement avec leurs voi- sins trop puissants, les Chinois au Nord, les Anglais au Sud ; ils comptent sur la diplomatie et la ruse pour com- penser Finfériorilé de leurs forces, et rêvent d'opposer la Chine àFAngieterre pour les annuler toutes deux. Fatiguée des intrigues et de la mauvaise foi des Gourkhas, l'Angle- terre leur déclare la guerre en 1814 : deux années de cam- pagnes également honorables, également glorieuses de part et d'autre, également signalées par des revers désas- treux, mènent enfin les armées britanniques à la porte du Népal. Le traité signé à Segowlie en 1816 trace entre les deux Etats une frontière définitive et règle les relations du Népal avec le dehors : le Népal s'engage à ne prendre à son service aucun sujet britannique, aucun sujet d'un État européen ou américain sans le consentement du gouverne- ment britannique ; un représentant du gouvernement bri- tannique doit résider à demeure auprès de la cour népa- laise.

Pour arracher d'une part ces concessions, en apparence médiocres, et d'autre part pour y souscrire, Anglais et Gourkhas avaient soutenu avec la même obstination une guerre de deux ans, meurtrière et ruineuse. L'Angleterre voulait ouvrir à son commerce la voie de l'Asie centrale, que Tavernier avait entrevue; les Gourkhas n'étaient pas moins résolus à écarter tous les étrangers. Un incident malencontreux avait éveillé de bonne heure la méfiance des Gourkhas : pendant qu'ils poursuivaient la conquête du Népal, les Anglais, appelés par les Mallas, avaient tenté une diversion militaire ; mais le climat du Téraï et les dif- ficultés des montagnes les avaient obligés à battre en retraite. Maître du pays, Prithi Narayan s'était empressé d'en chasser les missionnaires chrétiens et les marchands hindous qui auraient pu provoquer une intervention anglaise. Cependant, en 1792, quand l'invasion chinoise

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menaçait les Goiirkhas jusque dans leur capitale, les suc- cesseurs de Pritlii Narayan cherchèrent un appui du coté des Anglais, et, pour les amorcer, ils leur proposèrent de négocier un traité de commerce; puis, effrayés d'une démarche qui compromettait leur indépendance, ils s'em- pressèrent de conclure la paix avec la Chine. Le colonel Kirkpatrick, envoyé de la Compagnie, arriva trop tard au Népal ; il y fut accueilli avec une froideur dédaigneuse, et dut se retirer après deux mois de séjour. Il en rapportait une magnifique collection de notes sur la géographie, l'histoire, les antiquités, la religion, l'agriculture, le com- merce et les institutions du pays qui, rédigées par une main étrangère, furent publiées en 1811.

Kirkpatrick inaugurait au Népal une phase nouvelle de l'expansion européenne. Le zèle de l'apostolat avait amené d'abord dans l'Himalaya les missionnaires, uniquement préoccupés de prêcher et d'étendre leur doctrine, obstiné- ment fermés aux curiosités profanes. Avec Kirkpatrick la politique moderne prend pied au Népal, inspirée par l'am- bition commerciale et l'esprit d'entreprise, fécondée et ennoblie par le concours de toutes les connaissances humaines. En 1802, les Anglais tirent à nouveau parti des circonstances pour essayer d'installer un résident au Népal ; l'essai avorte encore, mais il a pu se prolonger une année; Hamilton, qui accompagnait le résident, a repris et étendu les recherches de Kirkpatrick ; sa Relation parue en 1818 jette une nouvelle lumière sur ce pays encore si peu connu. Enfin, après le traité de 1816, la résidence britannique est définitivement établie; dès 1820, Ilodgson y est attaché. Pendant vingt-cinq années d'une carrière qui se développe tout entière au Népal, Brian Houghton Hodgson explore avec le même bonheur, la même divination, la même patience, la même sûreté tous les domaines de la science ; il est grammairien, géographe, ethnographe, géologue,

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botaniste, zoologiste, archéologue, juriste, philosophe, théologien; partout il crée, et partout il excelle. L'india- nisme français ne peut pas oublier que sans les matériaux découverts par Hodgson et mis généreusement au service de l'érudition, le grand Burnouf n'aurait pas composé son admirable Introduction à l'histoire du bouddhisme indien. Le nom de Hodgson reste indissolublement lié dans la science au nom du Népal. Récemment encore (1877) un médecin de la résidence, le D' Wright, perpétuant la noble tradition des fonctionnaires britanniques au service de l'Inde, a enrichi la bibliothèque de Cambridge d'un trésor d'anciens manuscrits, surtout bouddhiques, et a rendu la chronique locale, la Vamçâvalî commodément accessible aux savants européens par une traduction an- glaise.

Les conditions du traité de Segowlie, d'accord avec la méfiance prudente des Gourkhas, réservent presque exclu- sivement au personnel de la résidence britannique l'étude du Népal sur place. En dehors du résident, de son assistant et du médecin, aucun Européen n'est autorisé à pénétrer au Népal, encore moins à y séjourner. Au reste, le résident lui-même est astreint à des conditions de vie assez déplai- santes ; il vit, en dehors et à distance de la capitale, dans un enclos qui lui est assigné, sous la protection d'une compagnie de cipayes britanniques, et sous la garde d'un poste népalais tenu d'interdire l'accès à tout indigène qui n'est pas muni d'un permis du Darbar; ses promenades, toujours sous la garde et la surveillance d'un soldat gourklia, sont circonscrites au périmètre de la vallée ; ses excursions, h quelques districts du Téraï. Ses relations officielles avec le Darbar se bornent à un échange pério- dique de visites de cérémonie et à la discussion des affaires courantes.

En dehors de ces hôtes officiels, admis et subis à contre-

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cœur, quelques rares privilégiés qui doivent à leur bonne fortune de n'effaroucher ni les susceptibilités des Anglais, ni celles des Gourklias, obtiennent un permis temporaire de séjour. C'est aux hommes de science qu'échoit surtout cet avantage honorable. « Le marchand, dit un adage gourUha, amène la Bible ; la Bible amène la bayonnette. » La grande puissance d'Europe et le petit royaume asiatique s'enten- dent à reconnaître et à proclamer la neutralité de la science, qui appartient à l'humanité entière. Des Anglais, des Russes, des Allemands, des Français ont été autorisés à étudier ou à rechercher sur le territoire népalais les mo- numents du passé que le climat des montagnes et les in- stitutions politiques ou religieuses du pays ont préservés contre toutes les causes de destruction qui sévissent dans l'hide propre. Il y a six ans encore, le gouvernement gourkha a donné une nouvelle preuve du bienveillant intérêt qu'il porte à la science, en autorisant dans le Téraï les investigations archéologiques qui ont abouti à la décou- verte de Kapilavaslu, l'antique berceau du Bouddha.

Ces concessions individuelles, accordées toujours à bon escient, après une enquête minutieuse, et contrôlées par une surveillance sévère, n'entament pas le principe de l'iso- lement systématique que le gouvernement gourkha suit avec une fidélité séculaire. Depuis la double épreuve de la guerre chinoise et de la guerre anglaise, les Gourkhas instruits de leur force réelle se sont assigné pour pro- gramme de maintenir l'indépendance de leur pays et de se réserver pour un avenir plus favorable. Ils n'ont pas renoncé à s'emparer du ïibet, comme l'atteste la grande guerre de 1856; vainqueurs, ils ont obtenu du Tibet plus qu'ils n'avaient accordé, vaincus, à l'Angleterre; suivant l'exemple donné par les nations européennes dans l'I^^v- trôme-Orient, ils ont exigé une concession de teri-ain à Lhasa et l'installation d'un agent diplomatique chargé de

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représenter les intérêts des résidents népalais ainsi que d'observer les affaires et les intrigues locales. Du côté de l'Inde, on a pu deviner leur main dans les machinations ourdies contre le pouvoir britannique, mais rien ne Fa dénoncée; en 1857 quand la révolte des Cipayes semblait augurer la chute du régime anglais, ils ont mis au ser- vice du gouverneur général près de dix mille hommes de troupe qui ont contribué à éteindre la rébellion ; leur loya- lisme ou tout au moins leur clairvoyance a reçu comme paiement plusieurs des riches districts du Téraï perdus en 1816.

C'est à l'intérieur de leurs frontières que les Gourkhas ont surtout, depuis la conquête, dépensé leur énergie ; l'or- ganisation d'un nouvel empire en a réclamé la plus grande partie; les intrigues de palais ont consommé le reste. En vertu de la loi fatale qui pèse sur les dynasties asiatiques, les héritiers de Prithi Narayan appartiennent plus à la pathologie qu'à l'histoire, dégénérés de types divers, ner- veux, irritables, sanguinaires, impulsifs, alcooliques, ero- tiques, idiots; une longue série de minorités laisse l'enfant- roi sous la tutelle redoutable d'un oncle, d'une mère ou d'un ministre jaloux du pouvoir, intéressés à prolonger jusqu'à l'épuisement prématuré les débauches précoces du souverain. Le roi fainéant fait le maire du palais. Deux clans, les Thapas et les Panrés, se sont disputé l'autorité réelle; tous deux se sont montrés dignes de l'exercer. Damodar Panré et son père Amar Singli comptent parmi les gloires militaires dos Gourkhas, chez qui la bravoure est pourtant banale. Depuis le commencement du xix" siècle, les Thapas ont réussi à garder presque constam- ment le pouvoir; Bhim Sen (Bhîmasena) se maintint plus de trente ans dans les fonctions de premier ministre ; tombé brusquement en disgrâce, il fut jeté dans les fers, et se trancha la gorge dans sa prison. Son neveu, Jang Balladur,

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soutint mieux sa fortune: il est le héros du Népal moderne, l'idéal du Gourkha nouveau style ; la littérature et la presse ont rendu ses aventures et ses prouesses populaires, même en Oceident. Brave autant que dissimulé, le coup d'œil rapide, l'esprit perspicace, toujours sur ses gardes et maître de lui, expert aux mœurs des bêtes et des hommes, chasseur de fauves sans rival, cavalier incomparable, il endort ou déconcerte ses adversaires, frappe sans scrupule le coup décisif, et fait face partout à la fois. S'il le faut, il pirouette à cheval sur une planche au-dessus d'un abîme, il passe une journée accroché de ses ongles crispés au mur d'un puits, suit le tigre dans les hautes herbes, abat d'uu coup de feu ses concurrents au pouvoir ou les livre à la tuerie d'une soldatesque effrénée, il ne craint pas de heurter les préjugés de la caste, si rigoureux chez les Gourkhas, ou de laisser vacant un poste convoité ; il se rend en Europe, est « le lion » de la saison à Londres et à Paris, et rentre au Népal avec un prestige doublé. Par prudence, il n'usurpe pas le trône ; il est premier ministre, dictateur; il se fait octroyer le titre de maharaja, joue la comédie de l'abdication pour éprouver son entourage et reconnaître ses forces, et reparait plus puissant que jamais. Après lui la dictature échappe à sa lignée directe et passe à ses neveux par un drame de famille sanglant. Le premier ministre actuel, Chander Sham Sher Jang (Candra Çama Çera Jafiga) Rana Bahadur, a succédé à ses deux frères Bir (Vîra) Sham Sher et Deb (Deva) Sham Sher, l'un mort, l'autre déposé; il porte les titres de maharaja, premier ministre et maréchal du Népal. Le roi, Pithvî Vira Vikrama Sâha porte le titre d'Adhiràja (vulg. Dhiràj) ; il vit confiné dans son palais, livré aux femmes et à la boisson, exhibé comme une poupée inconsciente aux jours de grande céré- monie.

Ce régime despotique, qui concentre tous les pouvoirs

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dans la main du maharaja, se complète et se corrige par une institution singulière se manifeste le vieil esprit féodal ; toutes les charges de l'État, du maharaja jusqu'aux plus humbles, sont annuelles. Chaque automne, une com- mission désignée par le roi revise la liste de tous les em- plois, raye les incapables, les indignes, les suspects, pour- voit à tous les postes, licencie la classe et choisit parmi les candidats gourkhas les soldats appelés à servir dans l'armée. Le Gourkha en effet par goiit et par dignité laisse aux JNévars assujettis l'exercice des autres professions ; il est seulement pour porter les armes et pour remplir les fonctions de l'Etat. Son ambition la plus modeste est de recevoir en fîef un des lopins de terre que l'État concède aux soldats en service. Pour satisfaire tant d'appétits déchaînés, le Darbar gourkha a recourir au procédé ingénieux du roulement annuel qui tient en haleine les bonnes volontés et permet d'exclure les autres. Le sceau rouge du roi est nécessaire pour investir le maharaja aussi bien que le simple soldat ; afin de défendre son pouvoir incessamment menacé, et de prévenir un caprice aveugle du fantoche royal, le maharaja prend soin de composer à son gré la maison du souverain, lui donne pour serviteurs ses créatures, pour femmes ses filles ou ses parentes. Mais malheur si une rivalité de sérail déjoue ses calculs et détache de ses intérêts, à l'heure critique de la signature annuelle, la favorite du roi !

En dépit des révolutions de palais et des luttes de partis, le régime gourkha poursuit avec continuité son œuvre de réorganisation. La conquête créait une situation difficile : Au sommet, une peuplade himalayenne, mais matinée de sang indien, façonnée par les brahmanes qui lui avaient appris leur langue, inculqué leurs préjugés, imposé leurs institutions, leurs cérémonies et leurs divinités, experte au métier des armes, mais incapable de vivre autrement que

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par la guerre et les razzias ; au-dessous, une nation déjà compacte, amalgame de races étrangères à l'Inde, sorties d'un commun berceau dans les montagnes du iXord, enta- mée à peine par le brahmane, en passe de se convertir à un hindouisme bâtard, mais fidèle encore aux croyances, aux lois, aux pratiques du bouddhisme indien, que l'Inde avait déjà désavoué ; initiée par les moines et les savants à la langue littéraire de l'Inde aryenne, le sanscrit, mais attachée dans l'usage réel à des idiomes de souche tibé- taine ; éprise des arts de la paix, de la culture, des pompes et des fêtes religieuses, mais indocile et remuante par goût d'indépendance autant que par frivolité. La main de fer du Gourkha comprima toutes les résistances ; le nouveau maître n'eut pas à réprimer une seule révolte. Des exem- ples formidables enseignèrent aux vaincus, d'un bout à l'autre du royaume, les lois fondamentales du régime gourkha: dans l'ordre politique, l'obéissance servile au Gourkha, détenteur unique du pouvoir; dans l'ordre social, le respect de la vache et du brahmane, créatures sacrées et intangibles. Les rudes pasteurs des alpes qui menaient à coup de fouet leur bétail, et les Névars de la vallée qui aimaient à se régaler de viande succulente, apprirent à honorer Je symbole de l'orthodoxie triomphante. Le boud- dhisme, suspect à deux titres, comme doctrine d'hérésie et comme église nationale des Névars, perdit son influence et ses privilèges ; les couvents, les temples se virent dépos- sédés de leurs biens, privés des donations accumulées qui servaient à leur entretien ; appauvris, négligés, ils tom- bèrent en décadence ; les pandits bouddhistes, réduits à vivre des aumônes d'une communauté réduite, cessèrent de recruter et de former des élèves. Les faveurs publiques, réservées aux fidèles de l'hindouisme, amenèrent aux dieux brahmaniques des croyants que la prédication n'aurait pas suffi à convertir. La langue des Névars, et ses congénères

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des autres vallées, battirent en retraite devant la langue des Gourklias, le Ivhas ouParbatiya, né, comme les Gour- khas eux-ftiêmes, d'une fusion entre les éléments hima- layens et les éléments hindous, graduellement envahi par l'Hindi des plaines au détriment du vieux fonds indigène, et colporté dans les districts les plus retirés par l'admi- nistration et par l'armée. Les corporations des Névars, déjà réglementées à l'hindoue par les conseillers de Jaya Sthiti le Malla, furent assimilées aux castes orthodoxes, et soumises comme elles à la juridiction d'un prêtre brahmanique.

La victoire des Gourklias a consommé l'annexion du Népal h l'Inde brahmanique. Peuplé par des races an- aryennes, converti et civilisé par le bouddhisme indien, conquis et absorbé par le brahmanisme hindou, le Népal a déjà parcouru les trois premières étapes de l'histoire de rinde ; entré tardivement dans le cycle, il lui reste encore à connaître la dernière phase, qu'il entrevoit dès mainte- nant, mais oùFInde est depuis longtemps engagée : la lutte contre l'Islam et la mainmise de l'Europe. C'est juste- ment le trait original et l'intérêt essentiel de l'histoire du Népal. Ceylan est Flnde arrêtée au stage du bouddhisme et déviée par la force prépondérante des influences étran- gères ; le Cachemire est Fhide même. Le Népal, c'est l'Inde qui se fait. Sur un territoire restreint à souhait comme un laboratoire, l'observateur embrasse commodément la suite des faits qui de l'Inde primitive ont tiré l'Inde moderne. Il comprend par quel mécanisme une poignée d'Aryens portée par une marche aventureuse au Penjab, entrée en contact avec une multitude barbare, a pu la subjuguer, l'encadrer, l'assouplir, l'organiser, et propager sa langue avec tant de succès que les trois quarts de l'Inde parlent aujourd'hui des idiomes aryens: un d'entre eux, l'hindi, est pratiqué par plus de quatre-vingt millions d'hommes !

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La religion dans ce progrès a joué le rôle essentiel : le brahmanisme a défendu d'abord Finlégrité aryenne, et laissé l'offensive aux hérésies. Le formalisme magique du culte avait favorisé de bonne heure la naissance d'une caste sacerdotale, les connaissances héréditaires se trans- mettaient du père aux fils. Les prétentions croissantes du clergé provoquèrent l'aristocratie féodale à s'unir pour défendre son pouvoir menacé: l'imitation fit le reste. Ln réseau de castes se créa, consacré parle prêtre, fermé par la barrière de la pureté rituelle.

Cependant, sur les confius du groupe élu, une avant- garde interlope rompait l'isolement rêvé : aventuriers, écu- meurs, forbans, pionniers venaient y confondre leurs goûts d'émancipation et reliaient par une chaîne suspecte l'Aryen à l'aborigène. Vers le vi^ siècle avant l'ère chrétienne, quand l'expansion brahmanique avait entamé déjà plus qu'à moitié la vallée du Gange, le « Piémont » himalayen bordait les communautés orthodoxes ; c'est que le Boud- dha et le Jina conçurent le rêve généreux et hardi d'une doctrine de salut ouverte à tous les hommes, sans accep- tion de naissance. Leur prédication recueillie avec enthou- siasme par des disciples ardents suscita des missionnaires impatients d'éclairer et de délivrer les âmes. Les révolu- tions politiques de l'Inde servirent leur zèle : les grands Etats naissants réclamaient des cadres religieux élargis. Après le passage d'x\lexandre, le premier empereur qui régna sur l'Inde entière fut aussi le premier patron du bouddhisme. Poursuivant sa carrière, l'Église du Bouddha se répand en dehors de l'Inde, catéchise les Grecs de Bac- triane, range un Ménandre au nombre de ses saints, aborde les Scythes qui descendent du Pamir, prêche à ces rudes pillards des paroles de douceur et de charité, gagne à ses intérêts leur roi Kaniska qui ouvre aux missions l'Asie centrale: la Chine, la Corée, le Japon, l'Indo-Chine, l'Ar-

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chipel indien, le Tibet entendent les vérités sublimes venues de l'Inde et nourrissent leur foi des saintes écri- tures et des saintes légendes que Tlnde leur envoie.

Mais, tandis qu'il triomphe en dehors de l'Inde, le bouddhisme recule, bat en retraite, expire dans l'Inde. Le brahmanisme s'est insinué derrière le rejeton qu'il désa- vouait, et recueille son héritage. Il se réclame des dieux communs que le bouddhisme lui a empruntés, du prestige séculaire de sa caste, dépositaire de sagesse et de puis- sance surnaturelles. Seigneurs, chefs, rois l'accueillent avec bienveillance, presque avec faveur; il apparaît comme un contrepoids et comme une sauvegarde. Les couvents du bouddhisme, sans cesse enrichis de pieuses donations, puissants par leur durée, leur stabilité, leur hiérarchie, maîtres des âmes et maîtres de vastes domaines, tiennent en échec l'autorité laïque et risquent de l'annuler. Le brahmane est moins redoutable ; il n'a pas contracté de vœux ni d'engagement ; il est libre, indépendant, isolé ; il se mêle au siècle, il ne fonde pas d'ordre, il ne vit pas en communauté. Mais ce solitaire se trouve être l'ouvrier patient et sûr d'une tâche méthodique qui traverse les siècles: façonné par un long passé d'ancêtres plies tous à la même doctrine comme aux mêmes pratiques, modelé par une éducation traditionnelle, contenu dans ses rapports sociaux par les prohibitions de la table et du lit, le brah- mane incarne un idéal uniforme. Il ne rêve pas de la fra- ternité humaine ni du salut universel ; il ne vise qu'à la suprématie, et pour la fonder il lui faut le système des castes; sa personne fait corps avec ses institutions, ses croyances, ses lois.

Poussé par le hasard ou les nécessités de la vie sur la terre des barbares, le brahmane tout d'abord consacre son nouveau domaine. Les docteurs de l'orthodoxie ont eu beau tracer autour des Aryens, comme un fossé, d'étroites limites

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cesse la pureté rituelle ; la froutière a toujours avancé du Penjab au Gange, du Gange à la mer; le pays aryen a fini par se confondre avec l'Inde. Les juristes modernes n'exi- gent plus, comme garantie, que la présence de l'antilope noire en liberté ; et l'antilope noire attend encore le Buffon hindou qui viendra la définir. La zoologie complaisante laisse le champ large aux casuistes. En 18o4, au fort d'une guerre contre le Tibet, l'interprète officiel de la loi brahma- nique au Népal eut à se prononcer par raison d'État, sur la nature du yak, bovidé authentique, cousin germain de la vache, ho^ grunniens des naturalistes ; il le rangea hardi- ment dans la famille des cervidés; les soldats gourkhas, affamés, purent alors sans scrupule égorger l'animal et s'en nourrir.

La terre annexée, les dieux suivent. Le panthéon brah- manique, toujours ouvert, accueille volontiers les hôtes de rencontre ; les uns, moins favorisés, vont à l'aide d'une filiation hasardeuse grossir les rangs pressés de la plèbe divine ; les autres, mieux traités, s'absorbent sans s'y perdre dans les divinités suprêmes : la pierre, le fétiche, l'image consacrés par le culte local sont reconnus pour des avatars, et leurs légendes pieusement remaniées vont enrichir la littérature des récits édifiants et des miracles. Les pèlerins se mettent en branle, marchands, charlatans, mendiants, vagabonds, ascètes qui sillonnent incessamment l'Inde en quête de foires, d'âmes crédules, d'aumônes ou de graves méditations, tous férus d'orthodoxie et prompts à se scan- daliser des infractions aux bonnes règles. Activée par des échanges plus fréquents, l'imitation de llnde se précipite ; la dynastie indigène ne se contente plus des ancêtres sus- pects qui suffisaient à son orgueil ; elle veut frayer de pair avec les princes de l'Inde. Le brahmane, toujours conci- liant, sait greffer une branche adventice sur la souche anti- que des races du Soleil et de la Lune. 11 ne réclame pour

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prix de cette promotion qu'une adhésion expresse aux lois de la caste. Prisonnière de sa grandeur, ambitieuse aussi de la consacrer par de hautes alliances, la famille royale multiplie les gages de son orthodoxie, s'isole dans les bar- rières qu'elle a consenties. Parti d'en haut, le mouvement gagne de proche en proche ; le brahmane, réaliste, spé- cule à jeu certain sur les sentiments mesquins de l'huma- nité, la vanité, le dédain, le goût des distinctions ; groupe à groupe, la société se scinde en castes, professionnelles d'abord, satisfaites d'une hiérarchie qui laisse presque à tous des inférieurs à mépriser. La bataille est dès lors gagnée. Le jour les bonzes du Népal réclamèrent les droits et les privilèges des brahmanes, ils abdiquèrent et se vouèrent à la ruine; le droit divin n'admet pas de par- tage ; si les brahmanes étaient admis à régner, ils devaient régner seuls. L'événement le prouva.

Les Occidentaux, hantés de leurs préjugés et des sou- venirs de leur histoire, se sont plu en général à expliquer l'anéantissement du bouddhisme indien par des persécu- tions imaginaires ; aucun document positif ne les a jamais attestées. Que, dans leurs rivalités intéressées, les bonzes et les brahmanes aient appelé jamais la violence à leur aide, on n'en saurait équitablement douter, et les légendes des deux partis ne cherchent pas à donner le change ; souvent dans leurs récits, une controverse de doctrine a pour enjeu l'expulsion des vaincus. Mais ces incidents n'ont jamais pris le caraclère d'une persécution méthodique, systématique ; l'esprit hindou s'y opposait ; l'état politique ne l'eût pas permis. Tolérance ou fanatisme sont des notions qui manquent à l'Inde ; l'Hindou croit volontiers à tous les dieux ; sa foi, comme sa raison, est assez large pour embras- ser les contradictions. Il a ses préférences ; mais sa pru- dence ménage les divinités qu'il ignore, et prend garde de les déchaîner contre lui. En outre l'Inde, morcelée à

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rinfiiii vers le x' siècle, se prêtait alors moins que jamais à des mesures d'ensemble contre une église. La volonté consciente, que nous aimons par orgueil à considérer comme le ressort de Thistoire, ne joua qu'un rôle médiocre dans la catastrophe du bouddhisme. Le bouddhisme dis- parut de rinde quand il y perdit sa raison d'être. Ses cou- vents et ses missions avaient pénétré, relié l'Inde entière, l'avaient initiée à l'unité par la foi et par le clergé ; ils avaient pu créer une communauté mondiale, « FÉglise des quatre points cardinaux ». Leur œuvre s'arrêtait là; leur discipline, uniforme et rigide, n'allait qu'à des moines ; la société laïque, trop souple, trop diverse, leur échappait. Pour préparer un nouveau progrès, il fallait le brahma- nisme, ondoyant comme le monde hindou, apte à toutes les transformations, immuable seulement dans sa Loi sociale comme le bouddhisme dans sa Loi monastique ; c'est par lui que l'Inde allait réaliser l'unité sociale. Le bouddhisme, il est vrai, pouvait rendre encore à l'Inde un autre service à la veille d'une nouvelle invasion : pendant dix siècles il avait eu la gloire d'arrêter, d'adoucir, d'apai- ser, d'absorber les conquérants barbares. Mais les nouveaux venus ne ressemblaient pas à leurs devanciers ; ils ne venaient ni de l'hellénisme élégant, ni des steppes cré- dules ; ils sortaient de l'Arabie farouche, soldats d'un dieu jaloux qui ne souffrait pas de rival. Au premier choc, la Perse, le Turkestan épouvantés avaient abjuré leurs vieilles croyances ; les avant-postes du bouddhisme avaient capi- tulé ; les couvents étaient incendiés, les moines dispersés ; avec eux l'Église du Bouddha s'était évanouie. Pour résis- ter à cet élan furieux, le brahmanisme était un rempart plus solide. La rage de l'Islam devait s'épuiser en vain contre un adversaire insaisissable, sans chef, sans cohésion, invincible par sa dispersion même. Elle allait même le servir, grandir son prestige et sa force : la haine de

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l'étranger s'exallc l'orgueil du brahmane allait éveiller rinde à la conscience, obscure et rudimentaire, il est vrai, de l'unité nationale.

Déjà, sous les auspices des religions aryennes, l'Inde savante avait réalisé l'unité linguistique ; le sanscrit, tiré des dialectes aryens, élaboré par les écoles grammaticales, réservé d'abord à l'orthodoxie brahmanique, avait été adopté ou usurpé par toutes les églises, s'était étendu à la littérature profane, s'était imposé aux chancelleries comme une langue officielle, et avait créé dans le chaos des parlers de l'Inde un moyen de communication universel entre les hommes d'étude et les « honnêtes gens » ; véhicule d'une pensée robuste et d'un art délicat, il avait propagé dans toutes les contrées de l'Inde un idéal commun de raison, de sentiment et de beauté. Côte à côte avec le sanscrit, d'autres langues, issues comme lui de la souche aryenne, mais qui ne prétendaient pas comme lui à la « perfection » , avaient cheminé parmi les peuples, délogé les idiomes d'une grande moitié de l'Inde ; nourries de la sève aryenne, mais nées et grandies sur le sol hindou, elles étaient natu- rellement adaptées à servir de trait d'union entre les Aryas victorieux et les indigènes soumis.

Ainsi le génie aryen se manifeste, dans l'histoire du Népal aussi bien que dans l'histoire générale de l'Inde, comme l'agent essentiel du progrès, et le brahmanisme comme le représentant le plus authentique et le plus accompli du génie aryen. Mais, son œuvre à peine achevée, le brahmane voit surgir des concurrents qui prétendent la reprendre et la continuer. D'autres Aryens, parents oubliés et reniés, arrivent des extrémités de l'Occident, portant comme un signe de reconnaissance, après une séparation tant de fois séculaire, leur langage, frère germain du sanscrit, et leur soif fiévreuse de conquêtes. L'Inde impassible les a vus déjà se disputer entre eux par les armes le droit d'y répandre

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les bienfaits de leur civilisation. Le Népal retardataire leur échappe encore, mais il n'a plus longtemps à les attendre. Le triomphe du brahmanisme présage la crise prochaine. Déjà les Anglais sont installés en protecteurs plus qu'en voisins sur les frontières du Sud, de l'Est et de l'Ouest ; pour leur faire équilibre, le Gourkha comptait sur la Chine suzeraine, qu'il croyait toute-puissante ; les ambassades envoyées tous les cinq ans à Pékin ne voyageaient-elles pas pendant neuf mois sans interruption sur les domaines du Fils du Ciel? Mais les derniers événements, suivis de près à Katmandou, y ont ébranlé le prestige de la Chine. La décadence de l'Empire du Miheu semble ouvrir au Népal la route convoitée de Lhasa, comme un débouché pour écouler le trop-plein de ses forces militaires. Soldat, et rien autre que soldat, le Gourkha vainqueur étouffe dans son cercle de montagnes ; la terre, trop rare, ne suffit pas h l'entretien d'une population tout agricole, et d'une nation armée toujours sur le pied de guerre. Serviteur dévoué de sa patrie, ami clairvoyant du Népal, l'Anglais Hodgson se préoccupait dès 1830 d'un danger menaçant pour la paix britannique ; il proposait pour remède d'embaucher les soldats gourkhas comme mercenaires au service de l'Inde ; ses conseils, écoutés, ont valu aux Anglais ces magnifiques régiments qui seuls rivalisent de bravoure et d'endurance avec les redoutables Sikhs. Mais un contingent de 15 000 hommes à peine, engagé sous les bannières britanniques, ne soulage pas assez les charges du Népal et prépare peut-être un autre péril : quel que soit le loyalisme éprouvé de ces mercenaires, ils restent, comme les Suisses d'autrefois, fidèles avant tout à leur patrie. Ils y rentrent, leur service accompli, formés à la discipline et la tactique de l'Europe, ayant appris à lire, à écrire, à calculer, à reconnaître et lever le terrain, et ren- forcent les troupes gourkhas d'un supplément précieux.

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Avec eux, avec l'armement et les mimitions que les arse- naux népalais ne cessent pas de produire, le pillage du Tibet ne serait pas impossible, malgré les formidables obstacles dressés par la nature.

Mais à défaut du Chinois affaibli, une autre puissance, la Russie, qui refait l'Empire des Mongols, se charge de veiller sur le Grand-Lama. La vieille division des deux Églises bouddhiques reparaît en Asie, manifestée par le jeu de la politique Européenne : au Sud, l'Angleterre, maîtresse de Ceylan, tient sous son autorité directe la Bir- manie, sous son influence le Siam, les deux grandes annexes de l'Église pâlie ; au Nord, la Russie réunit sous sa domination ou sa protection les tronçons épars de l'Église lamaïque, attachée au Grand Véhicule; déjà, sous les tentes des Mongols, la grande Catherine passe pour une incarnation de la déesse Tara, et le tzar pour un Bodhisattva. Le moindre mouvement des Gourkhas met- trait la Russie en branle, et provoquerait au Tibet une intervention que l'Angleterre veut en écarter à tout prix. Le Tibet entamé par les Russes, l'Angleterre serait entraî- née à mettre aussitôt la main sur le Népal pour assurer au moins sa frontière. Voudra-t-elle devancer les événe- ments, céder aux invitations pressantes des chauvins exaltés et succomber à la tentation d'arrondir par une con- quête son domaine hindou? On peut en douter. Le Népal n'a pas de quoi payer les frais d'une conquête. « Le jeu n'en vaut pas la chandelle », déclare expressément un familier du Népal, le D'" Wright. Le pays n'a d'intérêt que par ses cols, comme la voie de commerce la plus directe entre l'Hindoustan et l'Asie centrale ; mais la clientèle du Tibet, misérable et disséminée, ne promet à ses fournis- seurs que de maigres bénéfices, et le jour n'est pas encore venu l'industrie européenne mettra en exploitation les métaux précieux enfouis dans le sol tibétain.

INTRODUCTION 37

L'indépendance du Népal est ainsi liée en partie aux combinaisons de la politique européenne ; elle dépend en partie de la sagesse de ses gouvernants. La famille des Sham Sher, qui détient le pouvoir effectif, est restée fidèle aux traditions de Jang Balladur et de Bhim Sen Thapa ; elle a su préserver l'intégrité du pays par une atti- tude de réserve prudente, écarter l'étranger sans le repous- ser brutalement, isoler le royaume sans s'isoler elle- même. Le maharaja actuel, comme ses aînés, lit et parle l'anglais, reçoit les journaux apportés de la frontière anglaise par un coureur de poste, descend à l'occasion dans l'Inde, rend visite au vice-roi ; il s'intéresse aux affaires d'Europe, cause sans embarras de l'empereur Guillaume et de la revanche. Pénétré de ses devoirs de chef et de Gourkha, il passe ses journées sur le champ de manœuvres à dresser les troupes, rend la justice, contrôle l'administration. Mais une tragédie de palais, comme le Népal en a tant vu, peut brusquement porter au pouvoir le parti de l'isolement à outrance, hostile aux gens comme aux idées du dehors, entêté d'orgueil intraitable et de mépris insultant. A l'extérieur une guerre, à l'intérieur une révolution, et c'en est fait peut-être du dernier État indépendant de l'Inde.

Amené au Népal en 1898 par la recherche des antiqui- tés et des manuscrits bouddhiques, j'ai senti sur place l'in- térêt imprévu du drame qui s'y joue. Familier par mes études avec le passé de l'Inde, j'ai cru le voir ressusciter dans ce duel de races, de langues, de religions qu'abrite une vallée perdue de l'Himalaya. Avant l'heure incertaine du dénouement probable, j'ai cru opportun de tracer dans un tableau d'ensemble les singulières destinées de ce coin de terre oîi semblent se répéter en réduction les destinées générales de l'Inde. L'histoire du Népal ainsi conçue m'apparaît moins comme une monographie locale que

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comme un prélude h cette histoire générale de Tlnde qui décourage les meilleures volontés par son étendue, et ses lacunes, mais qu'il serait injuste et fâcheux de négliger : à voir les problèmes que pose et que résout en partie l'étude d'une simple vallée, on devine ce que promet l'élude d'un pays immense, peuplé de deux cents millions d'hom- mes, berceau d'une civilisation originale, sol d'élection du sentiment religieux, trésor convoité par tous les conqué- rants. J'ai abordé ma tâche en philologue, par l'examen du passé, des inscriptions, des textes, des manuscrits; mais j'aurais failli à mon dessein si je n'avais pas poursuivi le passé jusque dans le présent, qui en est le prolongement logique et réel ; la division d'un bloc de temps en époques successives, ancienne, moyenne, moderne, contemporaine, tout arbitraire qu'elle est, peut se justifier en certains cas par des raisons de pratique ou de pédagogie ; sur le domaine indien, la littérature a par principe esthétique préservé si peu de souvenirs de la vie réelle, le passé isolé du présent reste une énigme indéchiffrable. J'ai faire un appel constant aux travaux de mes devanciers ; les noms de Kirkpatrick, de Hamilton, de Hodgson, d'Oldfield, de Wright, de Bendall reviendront presque h chaque page ; mon livre est en grande partie un index méthodique de leurs ouvrages, complété par des connaissances nouvelles et contrôlé dans une faible mesure par mes propres obser- vations. Deux mois passés au Népal en compagnie des pandits indigènes m'ont donné la sensation de la vie locale; mais je n'ai pas pu entreprendre sur place une enquête approfondie. Admis à visiter le pays comme archéologue, j'aurais abusé de l'hospitalité en sortant du programme convenu, et la faute n'aurait pas même eu pour excuse le profit; j'ai dit quelles difficultés insurmontables paraly- saient la' curiosité trop éveillée du voyageur. J'ai tenu à répondre par une loyauté sans réserve à la confiance

INTRODIXTIOX 39

bienveillante du Darbar. Mon journal de voyage que j'ai reproduit sous sa forme un peu fruste, complétera peut- être, comme une suite de photograpbies instantanées, Fimpression qui se dégage lentement des matériaux accu- mulés. Le lecteur y saisira, notés au hasard des rencontres, les menus incidents de la vie népalaise, telle qu'elle s'offre au regard d'un philologue en mission, tenu par profession de fréquenter surtout les princes et les pandits, arrêté au seuil de la société par les préjugés formidables delà caste, mais qui du dehors observe avec passion le défilé des hommes et des choses comme le commentaire animé des âges évanouis.

Bronze népalais.

LE NÉPAL

LE ROYAUME

Le Népal est un royaume indépendant situé au Nord de rinde, sur le versant méridional de l'Himalaya ; il consiste en une bande étroite de terrain qui suit fidèlement la direc- tion de la chaîne. Il mesure environ 800 kilomètres de longueur et 160 kilomètres de largeur moyenne. Il s'étend du 78" au Sô*" degré de longitude Est, touche à son extré- mité Sud-Est 26°2o' de latitude Nord, et dépasse à son extrémité Nord-Ouest le 30" degré. Il est compris entre les possessions britanniques, le Sikkim et le Tibet. Depuis le traité de Segowlie (1816) et la convention de 1860, la limite entre le Népal et l'Inde anglaise suit à l'Ouest le cours de la Kali, au Sud les Collines de Grès parallèles à l'Himalaya et les terres marécageuses du Téraï découpées en trois tronçons, à l'Est le cours de la Mechi et les pics élevés du Singalila, qui bordent le Sikkim. Au Nord, la frontière du Tibet, à peu près inconnue, semble être assez mal définie ; elle se perd dans les solitudes inacces- sibles des glaciers et ne prend de précision qu'aux envi- rons des passes, tantôt en avance, tantôt en recul sur le plateau tibétain, au hasard des circonstances.

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En dépit des révolutions et des conquêtes qui ont bou- leversé les pays voisins, Inde et Tibet, le Népal est resté depuis de longs siècles presque immuable dans ses limites traditionnelles. La nature même les avait tracées en lignes nettes. Au Nord, l'Himalaya dresse ses murailles colos- sales, couronnées de cimes géantes. Les rares passes qui traversent le massif et qui escaladent le plateau du Tibet ne sont praticables que de mai à septembre ; la neige les obstrue sept mois par an, et le voyageur qui s'y aventure en bonne saison court encore mille risques. L'avalanche le menace, le précipice le guette ; il lui faut s'accrocher aux roches, se suspendre à des cordes tendues au-dessus des abîmes, gravir des altitudes de 4000 à 5 000 mètres. Au Sud, sur les confins de l'Hindoustan, les terres basses du Téraï sont plus redoutables encore ; les eaux entraînées des pentes voisines s'arrêtent, stagnantes, dans leur cuvette d'argile creusée au pied des monts, chargées de pourritures végétales. La malaria, mortelle, rampe dans l'air humide huit mois par an, de mars à novembre, et chasse l'homme, aussi bien l'Hindou des plaines que le montagnard du Népal ; en hiver les troupeaux des districts voisins viennent brouter l'herbe grasse ; mais, le prin- temps arrivé, la jongle appartient aux bêtes fauves. Derniers vestiges de l'humanité, des groupes clairsemés de races maudites ont pu seuls s'accommoder à ce séjour de pesti- lence et de mort. En arrière du Téraï, la nature a préparé d'autres lignes de défense : une forêt continue de sais rejoint les Collines de Grès et en couvre les pentes ; les hauts fûts des arbres vigoureux jaillissent du sol poussié- reux et blanchâtre, et sous leur ombrage opaque pullu- lent à l'aise éléphants, tigres et rhinocéros ; l'homme n'y paraît qu'à la saison froide pour chasser ou pour couper le bois précieux. Entre les Collines de Grès et les premiers soulèvements de l'Himalava, le terrain se recourbe et se

LE ROYAUME 43

creuse en vallées parallèles à la chaîne ; Faltitude en varie de 700 à 800 mètres ; la malaria les ravage et les empoi- sonne. Des villages éphémères et des garnisons s'y instal- lent de novembre à mars ; à la date fatale, tout fuit devant Vaoïil, la fièvre meurtrière.

Passé le creux des Dhouns et des Maris, la montagne se dresse d'un bond brusque, et s'étage en gradins puissants jusqu'au rempart de glace qui ferme l'horizon. C'est, au premier coup d'œil, un chaos formidable de sommets, de plateaux, de ravins, sans unité, sans ordonnance, sans système. Le Népal n'est encore qu'une région géogra- phique, définie par des frontières naturelles. Une obser- vation plus attentive découvre sous cette robuste et mas- sive ossature la charpente harmonieuse d'un organisme réel. Les innombrables cours d'eau qui semblent ruisseler à l'aventure dans ce dédale montagneux se répartissent en trois grands bassins, qui reproduisent uniformément le même type : un torrent vigoureux, sur les hauteurs du plateau tibétain, force par l'érosion la ligne des grandes cimes, pénètre au Népal, y recueille une partie du drai- nage local ; arrivé au seuil des Collines de Grès, il rencontre un éventail d'affluents trop faibles pour s'ouvrir isolément un passage, les absorbe, franchit le défilé, puis le Téraï, et va s'étaler majestueusement dans les plaines en nappes fécondantes. A l'Ouest, la Karnali ou Kauriala, qui adosse ses sources aux sources delaSatledj, entre au Népal par la passe de Takla Khar ou Yari, sort des collines à Gola Ghat, rejoint sur le territoire britannique la Kali ou Sarda, prend alors le nom de Gogra, et va porter au Gange toutes les eaux qui descendent entre le Nandadevi (7 820 m.) et le Dhaulagiri (8180 m.). Les sept branches de la Gandaki rayonnent entre le Dhaulagiri elle Gosain- than (8 050 m.); la Tirsuli, la plus orientale, est aussi la plus forte ; elle sort du Tibet par la passe de Kirong, et,

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grossie des six autres rivières, ses sœurs de nom et de sainteté, traverse les collines à Tribeni Ghat pour tomber dans le Gange en face de Patna. Tout le Népal oriental, du Gosainthan au Kanclianjanga (8 580 m.), verse ses eaux dans les sept branches de lu Kusi ; deux d'entre elles nais- sent au Tibet, la Bhotia Kusi, qui entre au Népal par la passe de Kuti, et l'Arun qui draine un bassin étendu sur le plateau tibétain avant de pénétrer au Népal par la passe de Hatia. Réunies en un seul lit, les sept Kusis tombent en cataractes des Collines de Grès dans la plaine et poursui- vent leur course impétueuse dans un réseau de bras capri- cieux jusqu'à leur confluent avec le Gange.

Entre la région des sept Gandakis et la région des sept Kusis s'insère un bassin médiocre d'étendue et de drainage, mais original d'aspect. La Bagmati (Vâgmatî) qui en recueille les eaux ne sort pas de la chaîne princi- pale ; elle naît à mi-chemin entre le haut Himalaya et les Colhnes de Grès, dans les replis d'un contrefort qui sur- plombe la rive droite de la Malamchi Kusi et la rive gau- che de la Tirsuli Gandaki, échappe à l'attraction de ses puissantes voisines, et va porter elle-même au Gange le tribut de ses eaux sacrées. A peine née, la Bagmati baigne une vallée spacieuse, longue de vingt-cinq kilomètres, large de seize, unie comme la plaine, mais close à l'entour par des murailles de 2 500 à 3 000 mètres ; seule une brèche étroite, ouverte au Midi, laisse une issue aux eauxd'amont. Fertile, riante, la vallée nourricière abrite sans en être encombrée trois cent mille habitants, une capitale pros- père, deux grandes villes, des bourgs populeux, de gros villages, des plantations, des champs, des bosquets. L'altitude, de 1300 à 1400 mètres, est trop haute pour l'aoul, trop basse pour la neige; en hiver la bise y souffle, salubre, sans âpreté ; en été les forêts voisines et les gla- ciers au delà tempèrent la chaleur tropicale ; la moyenne

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y oscille entre 10° en janvier et 23" en juillet, sans fortes variations diurnes. Des ruisseaux sinueux, limpides et fécondants, fouillent le sol d'alluvion et s'y creusent un lit souvent trop vaste. Le riz largement arrosé donne de splendides moissons ; les autres céréales réussissent à souhait. L'oranger, l'ananas, le bananier y donnent des fruits exquis. La vie, simple et douce, laisse à l'esprit le loisir de s'affiner. Au Sud, les barrières qui ferment l'accès aux armées de l'Inde laissent passer par une lente et sûre infiltration les bienfaits de la civilisation hindoue, les arts, les lettres, les religions, l'ordre social. Au Nord, deux passes, l'une praticable même aux chevaux, ouvrent la voie la plus aisée et la plus fréquentée entre l'Inde et Lhasa. A l'Est et à l'Ouest, des cols faciles mènent aux vallées latérales des Gandakis et des Kusis. Là, le con- traste est brutal : des districts montagneux, des ravins profonds, des gorges sauvages, des pentes rapides oîi le sol est rare, oii l'eau roule en torrents et dévaste sans irriguer; en été l'aoul désole les bas-fonds; en hiver la neige recouvre le haut pays. La population dispersée au hasard des maigres cultures vit en hameaux, souvent à demi nomade. Les villes, accrochées aux fiancs des monts, y sont des bourgades avec un bazar et un château fort. Une féodalité oppressive morcelé le pays : le basshi de la Karnali est le territoire des vingt-deux Râjas (Baisi Raj); les Sept-Gandakis, le territoire des vingt-quatre Râjas (Chaubisi Raj). Les tribus des Sept-Kusis, à demi barbares, n'ont qu'une organisation rudimentaire de clans. La vallée centrale était naturellement désignée pour être le siège de l'hégémonie ; le pouvoir qui en dispose est sûr de s'im- poser, par la supériorité de ses ressources, à la masse chaotique et indisciplinée des principautés voisines. Il est maître de s'étendre, vers l'Orient et l'Occident, aussi loin que le permettent la nature du sol, les nécessités du ravi-

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taillement et les difficultés des communications. Ces limi- tes, en pratique, sont restées constantes, et les efforts tentés par les Gourkbas au début du xix" siècle pour absor- ber le Sikkim d'une part et le Kumaon de l'autre ont échoué. Vallée et royaume sont si étroitement solidaires que le même nom sert couramment à les désignerl'une et l'autre ; mais la pratique officielle plus précise les dis- tingue, elle donne au royaume le nom de Gorkliâ râj «royaume des Gourkbas » et, d'accord avec l'usage local, réserve exclusivement à la vallée la désignation de Népal. Hors du Népal proprement dit, le pays n'est connu que par ouï-dire ; jamais Européen n'a visité les régions de montagnes qui s'étendent à l'Est et à l'Ouest de la val- lée centrale. Un simple coup d'œil jeté sur la carte du royaume, telle que l'a dressée le Service trigonométrique de l'Inde, révèle l'état des connaissances actuelles. De vastes espaces restent blancs: les cotes d'altitude qui les jalonnent indiquent les sommets qu'on a pu mesurer par le calcul en les visant du territoire britannique ; les lignes capricieuses, oii s'écbelonnent à des distances probléma- tiques les noms des localités, traduisent les informations recueillies par le service d'espionnage anglo-indien à l'aide des pandits bindous qu'il emploie comme agents secrets, ou des mercenaires embauchés dans les régiments britanniques. Le passé de ces régions interdites n'est guère mieux connu que le sol même ; l'archéologie, l'épi- graphie sont encore à créer ; les rares informations recueillies jusqu'ici viennent d'indigènes suspects et de documents tardifs. La vallée seule, visitée, observée, étu- diée depuis un siècle, appartient à la science.

LA VALLÉE DU NÉPAL

La vallée du Népal (Nepdia) s'ouvre à mi-chemin entre les plaines de FHindoustan et les hauts sommets de l'Hi- malaya. Elle dessine un ovale assez régulier, allongé dans le même sens que la chaîne ; le grand axe, de l'Est à l'Ouest, mesure environ vingt-cinq kilomètres ; le petit axe, du Nord au Sud, seize kilomètres. Les pentes septentrionales s'arc- boutent contre une arête transversale de l'Himalaya pro- jetée par le Gosainthan (7 714 m.) et qui culmine au Daya- bhang ou Jibjibia(7 244 m.) à distance égale des passes de Kirong et de Kuti, entre les eaux des Kosis et les eaux des Gandakis. Jadis un vaste lac couvrait, dit-on, toute la vallée ; l'intervention d'une divinité aurait ouvert une brèche aux eaux et livré le sol aux hommes. L'aspect du Népal exphque la légende. Les montagnes, dressées à l'entour en cirque continu, dissimulent mêmela passe étroite qui laisse échapper au Sud le drainage local. Leurs sommets, com- parés aux géants de l'Himalaya, n'ont qu'une altitude modeste de 2 000 à 3 000 mètres. Une puissante végétation les couvre jusqu'au faîte: les arbres d'Europe, et surtout les chênes, s'y étagent au-dessus des arbres tropicaux. Le mont Manichur [Manicùda) occupe l'extrémité Nord-Est de la vallée ; une chaîne de hauteurs secondaires le relie vers l'Ouest au mont Sheopuri {Çivapurî) haut de 2 500 mètres, et par delà, au mont Kokni ou Kukani ; derrière ce rideau se creusent des vallées inexplorées que couronne au loin la

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ligne blanche des neiges et des glaces. La masse impo- sante du Nagarjun [Ndgdrjuna) se dresse vis-à-vis du Kokni, vers l'Ouest-Sud-Ouest; la dépression qui se creuse dans l'intervalle offre un chemin commode enlre le Népal et la vallée de Nayakot (Navakùla)^ son annexe naturelle. A rOuest, le Dhochôk, rangée de collines onduleuses, qui n'atteint pas \ 800 mètres, réunit les contreforts occiden- taux du Nagarjun aux épaulements du Chandragiri {Can- dragiri). Les affluents de la TirsuliGandaki,qui descendent de son versant occidental, ouvrent une seconde voie de communication entre Nayakot et le Népal. Le Chandragiri élève ses pentes abruptes à Fangle Sud-Ouest de la vallée ; la route de l'Inde gravit ses escarpements, franchit la ligne de faîte à peu de distance du sommet (un peu moins de 2 500 m.) et redescend sur le versant méridional au village de Chitlaung, dans la vallée du Petit-Népal. Le Chandra- giri se soude vers le Sud-Est au Champadevi {Campàdevî). La vallée latérale qui longe leur revers méridional a été fréquemment parcourue par les voyageurs européens jus- qu'à la fin du xvm' siècle ; leur témoignage unanime la représente comme une gorge étroite, pénible, misérable. Entre le Champadevi et le mont iMahabharat [Mahà- bhdratd) s'ouvre la brèche de Ivotpâl (ou Kotvâl), unique fissure de ce vaste mur de montagnes, et juste assez large pour douner passage à la rivière Bagmati. Le Mahabharat n'est lui-même qu'un contrefort du Phulchôk. LePhulchôk est la plus élevée des cimes qui regardent la vallée ; son altitude est exactement de 3000 mètres. Enfin, du côté de l'Est, le mont Mahadeo-pokhri (Mahàdeva-puskirinî) s'étale entre le Phulchôk et le Manichur. Une passe facile, qui se creuse entre le Phulchôk et le Mahadeo-pokhri, mène du Népal oriental à la vaUée de Banepa, que les souvenirs historiques rattachent directement, comme Nayakot, à l'histoire du Népal.

50 LE NÉPAL

La Bagmali (Vâgmati) recueille toules les eaux qui des- cendent de ces pentes pour arroser le Népal. Elle naît sur le versant septentrional du Sheopuri, coule d'abord dans une gorge profonde entre le Sheopuri et le Manichur, tombe en cascade dans la vallée, y serpente ; puis, grossi de nombreux affluents, le torrent se transforme en rivière, force une première fois le passage au pied des collines qui portent Chobbar, se dirige vers le renflement méridional da la vallée, s'échappe par la brèche étroite de Kolpal, et pénètre alors dans une région entièrement inconnue, que des rapports contradictoires représentent tantôt comme impraticable, tantôt comme aisément accessible; elle atteint les Collines de Grès à Hariharpur, traverse le Téraï, entre en territoire britannique, traîne ses eaux ralenties en des canaux inconstants, et va s'unir au Gange en aval de Monghyr, entre le confluent de la Gandaki et le confluent de la Kosi.

Le principal des affluents népalais de la Bagmati est la Bitsnumati [Yimt(matî) qui naît sur le flanc méridional du Sheopuri, suit assez fidèlement le pied des montagnes et va se déverser dans la Bagmati presque au centre de la vallée. Les autres cours d'eau ne sont, pendant la saison sèche, que d'humbles ruisselets ; leur importance religieuse oblige pourtant à les mentionner: sur la rive droite le Dhobi-Khola et le Tukhucha, sur la rive gauche la Man- haura [Manoharâ) ou Manmati {Manimatl) qui sort du mont Manichur, la Hanmatî {Hanumatl) qui sort du Mahadeo- pokhri, etlaNikhu qui vient du Phulchôk.

Tous ces cours d'eau présentent le même caractère; nés en dehors de la région des neiges, nourris par des sources, ils s'enflent brusquement à la saison des pluies ; le ruis- seau de la veille devient alors un torrent impétueux qui se fraie sans effort un vaste lit dans le sol d'alluvions ; à la longue, le lit, creusé toujours plus profondément, prend

LA VALLÉE DU NÉPAL 51

l'aspect crun fossé, bordé sur ses deu\ rives de hautes parois. Les pluies passées, il ne reste plus qu'un filet d'eau perdu dans les sables. Seule la Bagmati remplit toute l'année son lit de ses tlots bruyants qui lui ont valu son nom, a la Parlante. »

Sur ce terrain heureux, l'humanité pullule. Des passes qui découvrent brusquement la vallée, l'œil surpris con- temple un immense jardin égayé de constructions pitto- resques. Parmi les champs riants et les bosquets toutrus, les hameaux, les bourgs, les villes étalent leurs toitures aux angles retroussés que dominent les pyramides étagées des temples en bois, avec leur flèche d'or éblouissante. Le charme du spectacle est inoubliable. Les missionnaires capucins du xvnr siècle paraissent eux-mêmes l'avoir res- senti. Le P. Marco délia Tomba, qui n'avait pas visité le pays, mais qui avait recueilli les informations et les impres- sions de ses confrères, écrit : « Passé d'autres petits monts couverts d'arbres, on découvre la vallée du Népal « valle bellissima » qui semble au premier regard être d'or, avec toutes ses pagodes et ses palais dorés... La vallée jouit d'un air doux et très sain, elle abonde en toutes sortes de vivres ; on y trouve à peu près tous les fruits que nous avons en Europe '. » Ln siècle plus lût le jésuite Grueber s'était contenté d'observer, en esprit pratique, que le Népal « abonde en toutes les choses qui sont nécessaires pour soutenir la vie ». Sur une surface de 700 kilomètres carrés, le chiftVe de la population approche de 500 000 âmes*,

1. Gli ScrUti..., p. 50 sq.

2. Le C/<en^-ou-Â/ attribue au Népal une population de 54 000 familles estimation que .M. Hockhill (r/6e/ from Chinese sources, p. 129) juge beaucoup trop basse. Mais il ne s'agit évidemment dans ce nombre que des habitants du Népal proprement dit, et le chiffre semble avoir une origine officielle, car il correspond exactement au total des 3 nombres donnés séparément par les Capucins pour la |)opulalion des trois villes (autrement dit, des trois royaumes) : Katmandou 18 000 -f t*atan 24 000 -f Bhatgaon 12 000 = 54 000. Rirkpatrick d'aiilie pari aJmet une

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soit une densité de 700 habitants ]my kilomètre carré, dans une région sans industrie. Une moitié de la population vit rassemblée dans les villes elles bourgs ; l'autre moitié est dispersée dans d'innombrables hameaux, qu'il serait fasti- dieux et vain de prétendre énumérer.

La ville principale du Népal est Katmandou, séjour du gouvernement et capitale du royaume. Katmandou n'est pas la plus ancienne des villes du Népal ; sans parler des capitales antérieures qui ont disparu. Patan dépasse en antiquité sa rivale triomphante. I^a tradition tlxe la fonda- tion de Katmandou en l'an 3824 écoulé du Kali-yuga = 724 J.-C); et cette date semble plausible. Un jour, à en croire la chronique, comme le roi Gunakâma jeûnait en l'iionneur de Mahâ-Laksmî, la déesse lui apparut en songe, et lui prescrivit de bâtir une ville au confluent de la Yisnumatî et de la Vâgmatî, sur un emplacement qu'avait consacré déjà la présence de nombreuses divinités. La ville devait avoir la forme recourbée du « khadga», le cimeterre que la sanguinaire Devî brandit dans une de ses multiples mains contre ses ennemis teirifiés* ; elle contiendrait 18 000 maisons, et tous les jours il devait s'y traiter un chiffre d'affaires de 100000 roupies! La nouvelle cité reçut d'abord le nom de Kdnti-pura « Ville de Grâce" ». Elle eut à souffrir de la longue période d'anarchie féodale que le Népal traversa durant le moyen âge, et forma pen- dant plusieurs siècles une sorte de fédération oligarchique,

moyenne de 10 personnes par maison ou famille. L'évaluation officielle du siècle dernier parait donc bien se rapprocher de la A'érité.

1. Les Bouddhistes prétendent que le ciineleire proposé connne modèle au roi était celui de MaùjucrL

2. La Brhat-Samhità de Varàha-Mihira mentionne une ville du même nom, mais située dans le Dekkhan, car elle parait dans la même énumé- ration que Konkana, Ivuntala, Iverala, Dandaka (X\'l, II). LeKàrtika- mùhàtmya du Padmapuràna cite également une ville de Ivàntipura ; Aufrecht (O.y". Ms^. 16'') substitue par coriection Kàfici-pura « Conje- veram ».

LA VALLÉE DU NÉPAL 53

comme la célèbre Vaiçâlî au temps du Bouddha ; douze nobles (Thâkurisj y exerçaient l'autorité à titre de ràjas. Katna Malla s'empara de la ville à la tin du xv siècle, grâce au pouvoir magique d'une formule qu'il avait déloya- lement apprise de son père et surtout grâce à une perfidie sans scrupules ; il gagna le principal fonclionnaire Kâj? », cadi) des Tliâkurîs, les fit empoisonner au cours d'un ban- quet, assassina son complice et se proclama roi. Il fonda la dynastie Malla de Katmandou, qui dura jusqu'à la conquête Gourkha. Un siècle après Ratna MalJa, sous le règne de Laksmî Narasimha Malla, un éditice miraculeux s'éleva dans la capitale : un simple particulier avait reconnu, dans la foule qui suivait la procession de Matsyendra Nâtha, l'Arbre-aux-Souhaits [Kalpavrksa) en personne vemi comme un vulgaire badaud pour admirer le spectacle ; il bondit sur le visiteur divin, le maintint prisonnier et réclama comme rançon une faveur singulière ; son ambition était de bâtir avec un seul arbre un abri pour les religieux errants. L'Arbre-aux-Souhaits donna sa parole et la tint ; avec le bois d'un seul arbre on put construire un édifice spacieux, qui subsiste encore aujourd'hui et reste affecté à son usage primitif; il est voisin des temples élégants qui font vis-à-vis au Darbar, le long d'une rue pavée qui mène à la Bitsnumati. La célébrité légitime de ce hangar mira- culeux valut à la ville un cli.mgement de nom ; on l'appela dès lors Kmtha-Mandapa (Halle-de-bois) en sanscrit, en langue vulgaire Kàthmando^ d'où les Européens ont tiré Cadmetidu ((irueber), Katmaiidù ((leorgi) Khàtmdndù (Kirkpatrick), Kathniaiidu (Hamilton), etc. En dehors des langues indiennes, la ville est désignée sous des noms tout différents. Les Névars l'appellent Yin{-daise), d'après Kirk- patrick; Tinya, d'après Bhagvanlal ' ; les Tibétains, d'après

I. 1)1(1. An/. I\, 1:1, n. -29.

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Georgi, Jang-bu ou Jà-he; j'ignore à quelle forme réelle correspond Jà-he \ Jang-bu n'est qu'une transcription altérée de Yam-pif « nom de l'ancienne capitale du Népal, appli([ué aussi dans l'usage du Tibet oriental à Katman- dou ' » . C'est ce nom que les Chinois ont transcrit par Yang pou\ Katmandou est également désigné en tibétain sous le nom de Kho ôd/?r\ En outre Jàschke cite comme une périphrase employée parfois au lieu de Kho-bôm : Kluipho- brâh^ « le palais du JNâga » ; il explique ce nom par les trésors de métaux précieux qu'on croit abonder dans la con- trée ; mais, en étudiant la religion du Népal, nous verrons quelle place considérable les Nâgas occupent dans la légende et dans les croyances actuelles. Le souvenir des Nâgas repa- raît dans le nom a4tribué par le Bodhimôr mongol au palais d'Amçuvarman, roi du Népal au vn" siècle: Kukmn glui '' ; et le premier élément de cette désignation figure, dans une histoire chinoise, comme le nom même de Katmandou : Kou-Uou- mou '\ Ce mot peut être en rapport avec le nom de Gongool-putten (Gongul-pattana) qui désigne Katmandou « dans les anciens livres » d'après les informa- teurs de Kirkpatrick.

1. S.vRAT Chandra Das, Tibetan-EngUsh dictionary, s. v. Yam-pu.

2. M. Parker a rapproché, avec plus d'ingéniosité que de vraisem- blance, le nom Yang-pou du sanscrit Svagambhil. C'est sans doute le même nom qui se retrouve dans le colophon du ms. du Pingalà mata, Br. Mus. 550, écrit en sam. 313 sous le règne de Laksmîkâma deva « cri Yambukramâyàm ». Cf. la désignation « Lalita-hramàyàm » qui se rapporte sans doute à LalitaPattana dans un ms. du règne de Çivadeva sam. 240. Le nom de Yang-pou (Yan-pu) rappelle, au moins par une ressemblance frappante, le nom de Yapu-nagara donné à une ville du royaume de Campa, en indo-Chine (aujourd'hui Po-Nagar, sans doute) ; cf. Bergaigne, Inso'iJS. sanscrites du Canipâ, n»« xxvni, xxxi-xxxiu.

3. Khobôm rappelle d'assez près le nom névar de Bhatgaon : Khôpô (daise) dans Kirkpatrick, Kui-pà dans Georgi.

4. V. inf. vol. H, (Histoire.)

5. RocKHiLL, Tibet from Chinese sources, p. 129. M, Parker, qui reproduit le même passage, relatif à l'ambassade de 1732, écrit seule- ment : Kou-mou.

LA VALLÉE DU ^'ÉPAL 55

Sous les Mallas, Katmandou s'enrichit et s'étendit rapide- ment. Au xviir siècle les Capucins lui attribuent un total de 18 000 maisons ou familles' ; c'est exactement, trop exactement même, le chiffre prédit par la déesse Laksmî. Kirkpatrick rapporte sans l'admettre un chiffre plus élevé encore : sous le dernier Malla de Katmandou, Jaya Pra- kâga, la ville aurait compté 22 000 maisons. Si on tient compte du grand nombre des enfants dans les familles népalaises, et des habitants dans chaque maison, il faudrait multiplier les nombres donnés par 10 (c'est la moyenne qu'accepte Kirkpatrick) ; mais il est évident qu'une popu- lation aussi considérable n'aurait pu vivre à l'intérieur d'une ville qui couvre à peine un kilomètre carré et qui est encombrée de temples innombral)les : les habitants des bourgs et villages (au nombre de 97 ", sans compter les lieux subalternesj soumis à Katmandou et situés dans la vallée ont été certainement compris dans ce recensement approximatif.

A l'heure présente, la population de Katmandou peut s'élever à 40 000 âmes ; adoptée comme capitale par les rois Gourkhas, depuis le fondateur de la dynastie, elle a gagné au nouveau régime tout ce qu'y perdaient ses anciennes rivales. La ville des Mallas n'a pas cependant changé d'aspect dans l'intérieur de son enceinte blanche : elle a gardé le vieux darbar qui forme une ville au centre de la ville avec ses bâtiments restaurés ou agrandis, les hautes pagodes dorées qui s'en dégagent et les dominent, ses cinquante cours séparées par des portes basses et par des corridors obliques, atfectées chacune en propre aux princes, aux femmes, aux chevaux, aux éléphants, aux spectacles, aux cérémonies, aux prêtres, aux serviteurs ;

1. Georgi et le P. Marc donnent exactement les mêmes chifTres (Cf. Slip., p. 51, n. 2). Le P. Marc spécifie « 18 000 fuochi o siano famiglie ».

2. Gli Scritli.., p. 51.

56 LE NÉPAL

elle a gardé les temples pittoresques élevés par les Mallas ou sous leur règne ; elle a gardé ses ruelles étroites, obscures, malpropres et grouillantes, la chaussée n'est guère qu'un sentier entre deux fossés d'immondices sta- gnantes. La seule rue pavée de pierres traverse en oblique la ville de l'Est à l'Ouest, jusqu'au pont de la Bitsnumali, en longeant le darbar. Les maisons décrépites étalent encore sur leur façade de briques nues leurs balcons et leurs loges de bois ouvragé, la verve truculente d'une imagination joyeuse a prodigué les paons, les nymphes, les nâgas, les éléphants, les fleurs, les feuillages et les mon- struosités erotiques. Au rez-de-chaussée, surélevé, les boutiques, ouvertes à même sur la rue ; le marchand ou l'artisan, accroupi, en attendant laclientèle, cause, travaille, fume sa courte pipe ; au-dessus, deux ou trois étages, que desservent en guise d'escalier des échelles et des trappes ; là, des chambres surbaissées qu'éclaire et qu'aère une étroite fenêtre, avec un volet de bois plein qui la calfeutre dans les temps froids ; pêle-mêle, dans la confusion de ces intérieurs misérables, des familles nombreuses, sordides, en loques, nourries d'ail et de radis fermenté. La ville garde aussi ses monastères d'autrefois, construits en rec- tangle autour d'une cour intérieure, prudemment reliée à la rue par un corridor étroit et bas. Enfin la voirie a con- servé la division traditionnelle en « tols », îlots déniaisons groupés sous un seul nom et qui formaient jadis une unité de combat ; chacun des tols était chargé d'une porte de la cité en temps de guerre. Comme jadis, et plus sévèrement encore, les basses castes et les hors-castes sont exclus de la ville ; bouchers, corroyeurs, balayeurs, et tout le groupe des corporations méprisées entourent la ville d'une cein- ture nauséabonde.

Le nouveau Katmandou a poussé plus loin, dans les fau- bourgs et la banlieue. A l'angle Nord-Est, le roi {Dhirâj =

LA VALLÉE DU >'ÉPAL 57

adhirâjd) demeure clans un palais neuf, stuqué, peintur- luré, combinaison hybride de la Grèce, de Rome, de l'An- gleterre et de rinde. Le maire du palais [maharaja] s'est fait élever, à côté du prince qu'il tient en tutelle, un palais du même goût, éclairé à l'électricité ; de vastes jardins enclos de murs dérobent ces édifices auxregards indiscrets. A l'angle Sud-Est s'étendent les bâtiments compliqués de Thapathali, le palais édifié par le célèbre ministre Jang Balladur au milieu du xix'' siècle. Entre ces deux groupes de constructions, un immense terrain découvert : c'est le champ de manœuvres tous les jours, et la journée entière, les recrues gourkhas font l'exercice, initiés à des commandements soi-disant anglais par des insiructeurs qui ne sont pas linguistes ; au Nord de ce Champ^-de-Mars hindou, l'étang de Rani-Pokhri, creusé au xvn" siècle et jadis bordé de petits temples ; Jang les a rasés, a empri- sonné l'étang dans une maçonnerie profonde ; une étroite chaussée mène du bord Ouest au pavillon central, qui découvre une des plus belles perspectives du monde. Des pagodes, des chapelles, des caityas, anciens ou récents, monumentaux ou rudimentaires, s'égrènent au long de ce quadrilatère énorme. Le nouveau régime a marqué ici en traits éloquents son empreinte bienfaisante ; en face de Rani-Pokhri, vers l'Ouest, le Darbar a fondé une sorte de collège népalais [Darbar Sc/iool) sont enseignés côte à côle le sanscrit et l'anglais, la tiadilion et la vie moderne. En arrière et au iNord l'hôpital. Les casernes, les atehers militaires, l'arsenal font pendant, vers le Sud, au\ insti- tutions d'éducation et de charité ; dans l'intervalle se dresse la blanche colonne de pierre, haute de 7o mètres, que le ministre Bhim Sen fit élever vers 1835 ; on y monte par un long colimaçon; mais la vue qui s'offre brusque- ment au sommet paie largement l'ennui de la montée. La route qui longe le champ de manœuvres mène, vers

08 LE NEPAL

le Nord, à la résidence britannique par le faubourg de Thamel et par une grande prairie les jeunes Gourkhas aiment à exercer leurs chevaux. La résidence est située sur un plateau qui s'incline doucement à l'Est vers le Tukhucha, à l'Ouest vers la Bitsnumati. La maison du résident, une sorte de cottage en style indo-gothique, est entourée d'un parc magnifique oii domine la verdure sombre de pins gigantesques; sur ce terrain que les Népa- lais avaient tenu pour insalubre, stérile et hanté, la persé- vérance britannique a su créer un coin d'Europe : le pota- ger même donne en abondance tous les légumes de l'Occident. Le médecin de la résidence demeure dans un autre cottage, plus petit, à côté du résident. Une compa- gnie de cipayes au service du gouvernement britannique est installée dans des baraquements ; elle est chargée de protéger la personne et les biens du résident et de défendre l'accès du territoire concédé. Les bureaux de la résidence, logés dans une petite annexe, emploient un personnel restreint : deux scribes hindous et un interprète névar, qui traduit en hindoustani les pièces et les documents rédigés dans les langues indigènes du Népal. Le poste eut jadis pour titulaire Amrtânanda, le célèbre pandit bouddhiste qui instruisit Hodgson et l'assista dans ses recherches ; depuis, ses descendants l'ont occupé de père en fils, mais sans hériter du savoir de l'aïeul ; j'ai seulement entrevu en 1898, dausle camp du colonel Wylie qu'il accompagnait, Indrânanda, fils de Gunànanda ; le bonhomme n'a pas même essayé de me donner le change sur ses connais- sances. Son fils, son coadjuteur et son successeur désigné, Mitrânanda (Maitreyànanda) est certainement plein de zèle et de bonne volonté ; il a même étudié l'alphabet latin ! Mais pour porter le titre de pandit, il a bien fait de naître au Népal et dans la communauté bouddhiste.

La résidence possède encoie trois dépendances : l'hô-

LA VALLÉE DU NÉPAL

59

pital. la poste, le bangalow. Lhopital. desliné en principe au personnel de la résidence, s'ouvre cependant aux malades du dehors ; le médecin britannique y a pour assis- tant un docteur bengali, qui concilie dans un large éclec- tisme la science occidentale et les méthodes ayourvédiques.

Un hameau népalais : Haltsok.

Le bureau de poste est runique intermédiaire entre le Népal tout entier et les pays de l'union postale ; il est dirigé par un babou hindou ([ui se débrouille à merveille dans la confusion presque inextricable des adresses polyglottes et polygraphiques. Des coureurs à grelots {ddk-runners)^ disposés de relai en relai, transportent joui nellenient dans un sacle courrier entre kalniandou et iSegauli, le dernier

60 LE NÉPAL

bureau du leniloiri! hrilunui([ue sur Jo chemiu du ^é|»Hl. Le Darbar a lou jours refusé l'autorisation d'installer le télé- graphe'. Le i»ani:alow, modeste, mais suftisant, loge les hôtes de passage, indianistes en mission ou fonctionnaires envoyés de la plaine pour les besoins accidentels de la résidence : ingénieurs, architectes, etc. Un corps de garde gourkha surveille l'entrée de la résidence, à l'entrée du seul chemin carrossable qui y mène.

Ln pont de briques jeté sur la Bagmati, au Sud de Kat- mandou, tout près de Tliapatali, relie le faubourg de la capitale au faubourg de Patan. En face de Katmandou, active, rajeunie, grandissante, Patan est la capitale du passé, des splendeurs éteintes et des souvenirs mourants ; c'est la ville des Névars subjugués et du bouddhisme vaincu. Ses origines remontent à des siècles lointains. Le roi Vira deva, qui passe pour l'avoir fondée, fut couronné, dit-on, en l'an 3 'jOO de l'ère Kali Yuga (= 300 J.-C). Mais, dans la hste traditionnelle des rois népalais, \ îra deva suit Amçu varman qui régnait vers 630 de J.-C. et précède rs^arendra deva qui reçut des ambassadeurs chinois vers 646. Les détails du récit en valent la chronologie : Un brave homme, pieux et dévot, qui gagnait sa vie à vendre des herbes, s'en allait chaque jour les cueillir au Joli-Bois [Lalita-vana)^ puis il s'en retournait à la capitale, régnait Vira deva. Sa laideur l'avait rendu populaire ; on le saluait comme une connaissance au passage. Un beau jour, tandis qu'il cueillait ses herbes, il se sent pris d'une soif ardente ; il jette bas la perche pendaient ses paniers, pour courir chercher de l'eau. Il aperçoit un petit étang frais et lim- pide ; il s'y abreuve, il s'y baigne, et, ragaillardi, reprend

\. Deraièremenl encore (l'.»02), faute d'être avisé en temps opportun, le Népal a célébré par les salves de canon usuelles le couronnement d'E- douard VU au jour primitivement fixé. Le Darbar n'a su qu'après coup la remise de la cérémonie, et a tenu la politesse pour faite.

I

LA VALLÉE DU NÉPAL 61

la besos^ne interrompue. Il tire à lui sa perche. Elle est collée au sol ! Tant pis ; il s'en passera. 11 ramasse ses herbes dans les mains et rentre en ville. Vh'a deva, qui le voit passer, ne le reconnaît plus. La laideur s'est muée en beauté merveilleuse. Le ràja est ébahi: sois désormais le Joli {Lalita)\ s'écrie-t-il, et il l'adopte pour favori. La même nuit, une vision prescrit à Vira deva de fonder sur l'emplacement enchanté une ville qui sera nommée la Ville-Jolie [LalUa-pattana). 11 obéit, remet à Lalila une somme énorme, et l'envoie fonder une ville assez grande pour loger 20000 habitants. Mais la ville surpassa encore ces ambitieuses espérances : sous Vara deva, fils de iNaren- dra deva, Lalita-pattana remplaça Madhyalakhu désertée comme capitale et comme résidence royale. Le vu' siècle était alors un peu plus qu'à demi écoulé. La chronique semble avoir dédoublé les personnages et les événements. Vira deva, qui fonde Patan, et Vara deva qui y établit sa capitale, ne doivent faire au total qu'un seul roi. La nou- velle ville atteignit le faîte de la gloire : elle perdit son nom ; la ville de Lalita ne fut plus que la ville, la ville par excellence (Pattana, Pàtan). Les Névars. dans leur langue, lui donnent toutefois un autre nom : l'épitaphe en névari d'Horace de Penna, reproduite par Georgi, représente ce nom en caractères dévanagaris par Elâ desa ; la transcrip- tion en lettres latines douîiée par Georgi porte Helà des; la traduction latine rétablit la désignation commune : in Civitate Patanœ. KirkpatricU écrit: Yulloo dam\ Wright. Yelio}î-desi. Les T'ihéia'm?» ont emprunté cette appellation, qu'ils écrivent Ye-raiV ; les Chinois, à l'imitation des Tibé- tains, emploient la forme Ye-leny . Bhagvanlal mentionne une autre désignation névarie : Tinya-Ia qu'il interprète

1. Jâschke, Tib. Dici. s. V. Ye-ran: name oiacih nexl to Klio-bom ( Kahaaiulii) the fiisl in Népal. Et il cite comme référence Milaraspa.

02 LE NÉPAL

ainsi : « dans la direclion Ua) de Katmandou [Tinya) [en venant de Bliatgaon]^ ».

Patan leste, à travers toute l'iiistoire du Népal, la for- teresse d'une aristocratie turbulente et indocile. Vers le xii^ siècle, elle avait autant de rois que de tols (îlots de mai- sons). La dynastie des Mallas en expulsa Toligarchie des ïhâkurîs veis le milieu du xir*" siècle ; à la fin du xvf siè- cle, elle eut une dynastie locale, issue des rois Mallas de Katmandou ; mais l'aristocratie qui avait longtemps gou- verné la vieille cité resta fidèle à ses souvenirs et à ses espérances. Les luttes de la noblesse et du pouvoir royal, exaspérées au cours du xvni" siècle, aboutirent à la con- quête gourkha. Maître de Katmandou, Prithi Narayan s'empara aussitôt de Patan sans coup férir, en 1768. A ce moment-là, Patan était encore la plus grande ville du Népal, et le royaume de Patan possédait le domaine le plus étendu dans l'intérieur de la vallée. Les Capucins, se con- formant à l'estimation courante, attribuaient à la ville (avec ses dépendances, comme dans le cas de Katmandou) une population de 24 000 familles". Le bouddhisme y dominait. Tandis que le brahmanisme lui faisait équilibre à Katman- dou, et le tenait en échec à Bhatgaon (d'après les informa- tions de Georgi), à Palan les bouddhistes formaient les trois ({uarts de la population. Le pillage de la ville se recommandait en même temps à la rapacité et au fana- tisme des (jrourkhas. Patan ne s'est pas relevée du désastre qu'elle subit alors. La déchéance se lit sur le visage des habitants comme sur la façade des édifices. Le Névar boud- dhiste, industrieux, délicat, affiné, courbe la tête sous le joug, et assiste impuissant, appauvri, à l'écroulement

1. Ind. And. IX, 171, u. 29. Cette désignation semble bteii conlenir les mêmes éléments que les précédentes : [Tin] Ya-la (E-lû, Ye-ran, etc.)-

2. La Vamçàvali donne le même chitTre au temps de Siddhi Narasimha Malla, au xvn^' siècle (Wright, p. 238).

LA VALLÉE DU NÉPAL 63

lamentable de ses temples, de ses monastères, de ses palais. Le temps achève l'œuvre des hommes. Mais les derniers restes d'impasse qui meurt évoquent encore des visions éblouissantes. La place du darbar est une merveille qui défie la description ; sous la vive clarté d'un ciel qui n'éblouit pas, le palais royal étale sa façade ouvragée, sculptée, bariolée à plaisir, oii les ors, les bleus, les rouges éclairent le ton sombre des boiseries ; vis-à-vis, comme enfanté par un caprice d'artiste, un monde de pierre rayonnant de blancheur, piliers que couronneut des images de bronze, colonnades ajourées, temples de rêves, légers et frêles, sous la garde d'une armée de chimères et de griffons. Je reviendrai dans la suite aux monuments de Palan qui intéressent surtout Ihistoire et l'étude du boud- dhisme '.

Bhatgaon, la troisième ville du Népal, est située à qua- torze kilomètres Est de Katmandou. Elle est construite sur un plateau onduleux qui s'incline au Nord-Est vers la Kansavati, au Sud-Ouest vers la Hanmati, un peu en amont du confluent des deux ruiss-eaux. Une grande et large route, trop irrégulière et trop raboteuse pour être praticable aux voitures, la relie à Katmandou. Elle est la dernière en date des grandes villes népalaises. Elle eut pour fondateur Ànanda Malla, frère de Jaya Deva Malla qui régnait sui- Patan et Katmandou, et que la tradition associe à l'insti- tution de l'ère népalaise, en 880 J.-C. .Mais la date d'Ànanda Malla soulève de graves difficultés chronolo- giques. M. Wright, sans indiquer la source de son infoi- mation, place la fondation de Bhatgaon en 865, quinze ans avant le point de départ de l'ère népalaise. En tout état de cause, c'est une date vraisemblable. Le fondateur

1. Les Bouddhistes de l'alan prétendent que la forme originale de la ville représentait le cakra « roue » du Bouddha.

04 LE NÉPAL

de Bhatgaon passe pour avoir fondé on outre sept autres villes, toutes situées dans la vallée de Banépa, l'annexe orientale du Népal ; la fondation de la nouvelle capitale marque donc l'expansion de la civilisation indo-névare vers l'Est de la vallée ; Bhatgaon est la métropole d'une sorte de colonie orientale. Elle a conservé ce rôle à travers toute l'histoire du Népal. Pendant (pie l'anarchie sévissait à Katmandou et à Patan, Bhatgaon restait le siège de dynasties régulières qui étendaient leur autorité à l'Est, en dehors de la vallée. La famille de Nânya deva, qui exerça la suzeraineté sur le Népal du xn'" au xiv'' siècle, passe pour avoir régné à Bhatgaon ; mais il est probable que le pouvoir réel appartenait aux Mallas comme vassaux tandis que Nànya deva et ses successeurs régnaient à Simraun-garh dans le Téi'aï. Après la mort de Yaksa Malla (1472) qui avait réuni sous son sceptre le Népal tout entier, Bhatgaon et Banépa devinrent les capitales de deux royaumes ; le royaume de iîanépa n'eut qu'une existence éphémère, et s'absorba au bout d'une génération dans le royaume de Bhatgaon. Les rois de Bhatgaon s'aperçurent par la force des circonstances qu'ils devaient renoncer à s'étendre dans la vallée ; ils n'y possédaient qu'une seule bourgade (Timij, mais ils poussèrent leur domaine en dehors de la vallée jusqu'à la Dudh-Kosi à l'Est, et au Nord jusqu'à la passe de Kuti (que Katmandou leur enleva au commencement du xvn' siècle). Quand le Népal fut conquis par les Gourkhas, Bhatgaon eut moins à souffrir que ses deux rivales : la ville livrée par trahison n'eut pas à soutenir de siège ; Prithi xNarayan qui avait vécu plusieurs années à la cour du roi Banajit Malla le traita avec respect et lui proposa môme de conserver le trône ; enfin la population aux trois quarts brahmanique avait au moins les sympathies religieuses des Gourkhas. Aussi la ville a gardé un aspect tlorissant et prospère. Les

LA VALLÉE DU ^ÉPAL 65

rues sont propres, bien entretenues, régulièrement pavées de briques ; les bazars sont achalandés ; les places déco- rées de temples splendides ; le darbar, moins grand qu'à Katmandou, est plus somptueux ; la célèbre « porte d'or » qui en orne l'entrée est un pur chef-d'œuvre del'orlevrerie népalaise.

Bhatgaon porte dans la langue littéraire le nom de Bhakiapura ; on Tappellc aussi Dharma-pattana « la Ville delà Loi ». L'un et l'autre nom fait sans doute allusion à l'orthodoxie brahmanique des habitants. Les Névars la nomment Kui-po (Georgi), Khôpô[daise\ (Kirkpatrick)'. Le plan de Bhatgaon reproduit, soit le « damaru », le tam- bourin de Mahâ-Deva ; soit le « çankha » la conque de Yisnu. Son fondateur entendait en faire une ville de 12 000 maisons; les Capucins, au xvni'' siècle, répètent le même chiffre, qui doit s'interpréter comme dans les cas précédents. La population réelle de la ville est estimée à 30000 ou 40 000 âmes.

Outre ces trois grandes villes, la vallée du Népal con- tient encore une soixantaine de fortes bourgades, sans par- ler des simples villages. Cependant, malgré l'activité des relations dans la vallée, le nombre des routes y est déri- soire. De Katmandou, une chaussée carrossable de 14 kilo- mètres mène h Thankot, au pied de la passe du Chandra- giri ; une autre, d'une lieue environ, mène h Balaji, au pied du mont Nagarjun, et permet au roi de se rendre en voiture à la villa et aux tirés qu'il y possède ; une autre encore va jusqu'au pied de Syambunath ; une chaussée

1. Ce nom rappelle étroUemenl le nom de Kho-h(Jm que Jàschke et Sarat Charulra Das donnent comme Féquivalent tibétain de Kat- mandu (v. sup. p. 5'i). On est tenté de croire que les lexicographes ont par erreur substitué Katmandou à Bhatgaon. Si Ye-leng est Patan, et Kou-k'ou-mou Katmandu, Pou-yen cité comme le troi- sième royaume du Népal dans le Wei-tsang fou ki doit représenter lihati'aon.

66 LE NÉPAL

empierrée conduit au temple de Paçupati ; j'ai déjà signalé la route qui relie Katmandou à Bhalgaon. Le reste des chemins se réduit, en général, à des sentiers, à des foulées dans l'herbe, à des levées de terre entre les champs : les meilleurs ne sauraient se comparer à nos plus humbles chemins vicinaux.

La plus occidentale des bourgades du Népal est Tlian- kot, oii la route de l'Inde entre dans la vallée. A droite de la route qui joint Thankot à Katmandou se dresse sur une hauteur abrupte la petite ville de Kirtipur qui a trop bien mérité par ses malheurs la célébrité que lui promettait son nom [Kirti-pura, Ville de Gloire). Fondée au milieu du IX* siècle par le roi Sadâ Çiva deva, elle dépendait du royaume de Patan, mais elle avait sans aucun doute son roitelet local ; le sonmiet de la colline porte encore les débris d'un darbar ruiné de fond en comble. Prithi Narayan voulut, pour préludera la conquête du Népal, s'emparer de Kirtipur ; les habitants, soutenus par des contingents accourus du reste de la vallée, repoussèrent tous les assauts ; un des chefs gourkhas fut tué ; le frère de Prithi Narayan eut un œil crevé ; le roi même ne dut son salut qu'à la fuite. Renouvelée trois ans de suite, l'at- taque échoua toujours ; entln la trahison livra la ville aux Gourkhas ; mais retranchés dans la citadelle, les gens de Kirtipur tenaient encore : il fallut leur promettre une amnistie générale pour les décider à cesser le combat. Puis le Gourkha, parjure une fois de plus, ordonna de couper le nez et les lèvres à toute la population ; on recueillit, dit-on, près de 80 livres de ces dépouilles san- glantes. Un pillage féroce dévasta la ville (1767). Après un siècle et demi, Kirtipur ne s'est point relevée de sa ruine ; ni la fraîcheur de l'air, ni la pureté des sources n'ont pu ramener la prospérité sur ce champ des martyrs. Kirtipur, qui comptait jadis 6 000 familles sous sa juridiction, n'a

LA VALLÉE DU NÉPAL 67

plus que 4 UOO liabilauts à peine. Près de Kirtipur, Cliau- babal ou Chobbar (1000 habitants environ) occupe le sommet d'un plateau (jui surplombe la gorge de la Bagmati. En aval, à une lieue, sur la rive gauche, Bugmati, une des localités les plus populaires de la religion népalaise. Plus au Sud, dans le fond de la vallée, Phirphing, au débouché de l'ancienne route de l'hide.

De Palan partent deux routes: Tune se dirige vers le Sud et mène par Sonagutti et Thecho à Chapagaon ; l'autre, vers le Sud-Est, traverse Harsiddhi, Thyba, Bandegaon et aboutit à Godavari, au pied du mont Phulchôk.

La route qui conduit de Katmandou à Bhatgaon passe par Nadi. Budi et Timi. petite ville qui doit sa richesse à la fabrication des objets en terre cuite. La route de Kat- mandou à Paçupati dessert Navasagar, Nandigaon, Hari- gaon, Chabahil et Deo-Patan [Deva-pattana) la plus vieille des villes du Népal, car elle se flatte d'avoir été fondée au temps d'Açoka. par le gendre môme du puissant monarque qui gouvernait llnde entière. La sainteté de Paçupati, consacrée par une tradition immémoriale, a dû, en effet, grouper de bonne heure dans le voisinage immédiat du temple les premiers habitants de la Ville des Dieux.

De Paçupati un chemin de six kilomètres mène vers l'Est à La colline et au village de Changu-Narayan, presque aussi vénéré que Paçupati même. Au Nord-Est de Changu- Narayan, et à une petite lieue, la ville de Sauku fondée au début du \\\\° siècle par Çankara deva ou par son succes- seur Vardhamàna deva ; la route du Tibet par la passe de Kuti quitte la vallée à Sanku. En retournant de Sanku vers lOuest, on trouve à une lieue et demie le village de Gokarna fréquenté par les pèlerins et situé sur la Bag- mati, non loin de son entrée au Népal. Entre Gokarna et Paçupati, le village de Budhnath groupe ses maisons autour de son temple tibétain. En continuant à longer le

68 LE iNÉPAL

bas des montagnes, on rencontre d'abord au pied du Sheopuri Barâ-Nilkanth u le Grand Nilkanth » et au pied du Nagarjun Bâla-Nilkanth ou Bâlaji « le Petit Nilkanth », lieux de pèlerinages célèbres. Bàlaji fait pendant à Sanku ; le chemin du Tibet par la voie de Kirong part de là. Enfin, sur un contrefort du Nagarjun, aune demi-lieue de Katmandou, S\(imhunsii\\{Svai/amb/iù-îidf/ia)^ l'honneur et la gloire du bouddhisme népalais, appartient par excel- lence à l'histoire religieuse de la vallée.

LES CARTES

Je n'ai pas pu songer à donner ici une carte originale du Népal. Les conditions du séjour et du travail dans le pays interdisent la plus modeste entreprise de topographie locale. Miuayeff rapporte à ce sujet une anecdote signifi- cative qu'il a évidemment recueillie à la résidence. « U y a quelques années on a voulu dans l'Inde publier une carte du Népal ; pour la préparer on envoya au Népal un topo- graphe ; c'était un Hindou, un Bengali, paraît-il ; on comp- tait qu'à ce titre il pourrait circuler dans le pays sans res- triction et observer à son aise. Mais il n'eut pas le temps de voir beaucoup. Arrivé à Katmandou, il se présenta chez le résident. L'affaire était gâtée. Le gouvernement népalais apprit la visite que l'Hindou avait rendue au rési- dent ; il soupçonna qu'il ne s'agissait pas d'un Hindou quelconque, ni d'un simple pèlerin. On le surveilla, et bientôt après on le renvoya dans l'Inde. Le topographe rentra chez lui sans avoir rempli sa tâche. Les Anglais n'en éditèrent pas moins une carte du Népal ; reste à savoir ce qu'elle vaut. » (Voyage, p. 254). La carte en question est probablement la feuille ix des Transfrontier Maps publiée par le Service Trigonométrique ; elle est datée de

70 LE NÉPAL

Dehra Diiii 1873, el aulérioure de qiiolqiies années seule- ment au voyage de Minayeff, Tl en a paru une seconde édi- tion, datée de Dehra Dun, mars 1882. La légende qui l'ac- compagne la déclare « compilée d'après les relevés de route et les observations astronomiques émanant d'explo- rateurs anglais et asiatiques du côté de l'Inde, et basée sur le grand Relevé du Service Trigonométrique ». J'ai déjà signalé le caractère franchement hypothétique de cette carte oii les données positives se réduisent aux altitudes mesurées par le calcul en deçà de la frontière, aux régions du Téraï visitées par le résident, à la grande route trans- versale qui va de Darjiling à Pitoragarh en passant par Kat- mandou, enfin à la vallée centrale. Mais l'échelle étant au j-^i^oi 1^ vallée n'y tient que peu de place et manque de détails.

M. Markham a donné dans son « Tibet » une liste des cartes du Népal qu'il peut être utile de reproduire en partie ici. La première, manuscrite, est conservée au Service géographique de l'India Office; elle est datée de 1793 et représente (4' au pouce) l'itinéraire de la mission Kirkpa- trick. Elle est accompagnée d'un mémoire manuscrit « illustrant l'esquisse géographique du iXépal et des pays voisins » par Kirkpatrick, en 400 pages. C'est sur ces matériaux qu'est basée la carte publiée dans la Relation de Kirkpatrick et que je reproduis. Le major Crawford a laissé diverses cartes manuscrites qui ont trait au xNépal: l'une, de la vallée de Népal Q au pouce) ; une autre de la route qui conduit au Népal, y compris la vallée ; une des territoires népalais, avec les sources du Gange ; une autre du territoire népalais avec un grand nombre de cimes (7g-milles au pouce), datée 1811. La campagne du Népal (1814-1816) a produit la carte du lieutenant Lindesay, doimant la marche du général Ochterlony sur Makwanpur. Les travaux de délimitation ont naturellement abouti à des

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72 LE NÉPAL

cartes assez nombreuses de la frontière, dues à Garden, Boileau, J.-A. Hodgson, Pickersgill et Andersen (1861). La carte de Ilamilton (181 9) jointe à sa Relation est fondée en partie sur ses observations personnelles, en partie sur des matériaux et des informations indigènes. Hodgson a donné une carte physique du Népal, illustrant son mé- moire sur riiydrograpliie, dans les Sélections from the Records of the Government of Bengal, 27 (1857). Enfin le Bureau du Surveyor General de l'hide a publié, en 1856, une « Esquisse préliminaire du Népal et des pays voisins » datée d'octobre 1855.

Je me suis contenté de reproduire la carte de Kirkpa- trick et celle de Hamilton, comme des documents histo- riques et aussi parce qu'elles suffisent encore à donner une idée sommaire de la vallée et du royaume. Pour une représentation plus délaillée de la vallée, j'ai reproduit une carte indigène, acquise par MinayefT, et dont je dois la communication à l'obligeante amitié de M. Serge d'Oldenbourg. Cette carte pose le problème, intéressant, mais obscur, des origines de la cartographie indigène. Wilford décrit dans les Asiatic Rcsearches (j'emprunte cette citation à l'excellent ouvrage de M. Pullé : Dhegno délia cartografia antlca deWhuUa, Firenze, 1901 ; p. 13) une carte du royaume de « Napal » qui avait été présentée à llastings (donc entre 1772 et 1785). « C'est, dit-il, la meilleure carte d'origine hindoue que j'aie jamais vue ; ces cartes ont pour caractères communs qu'elles négligent latitude et longitude, et qu'elles n'emploient pas d'échelle régulière; les côtes, les rivières, les montagnes sont représentées en général par des ligues étroites. La carte du (( Napal » avait à peu près 4 pieds de long sur 2 et demi de large, en carton ; les montagnes faisaient un relief d'un pouce environ, avec des arbres peints tout autour. Les routes étaient représentées par une ligne rouge, et les

23. Nâràyana hetî (fosse à ablutions),

et résidence des Cautarijas.

24. Guhya Kàll.

25. Temple de Viçvarùpa.

26. Mrgasthalî.

27. Temple de Paçupati.

28. Bazar.

29. Devapâtana, bourg (Deo Patan).

30. Temple de Bhairava Mahâkâla.

31. Lunidi CZow7-j^-Devî.

32. Thùnî khet (Tundi kliel).

33. Bazar.

34. Thàpàthali.

35. \ içamku INàràyana.

36. Ville de Pàtan.

37. Çankhamùla tirtha.

38. Route Nord, direction de Jitpur,

4 Yi kos de Katmandou.

39. RouteEst, direction de Nagarkot,

5 kos de Katmandou.

40. Route Sud, direction de Godà-

vari, 5 kos de Katmandou.

4 1 . Route Ouest, direction de Than-

kot, 4 Yi kos de Katmandou. ,

i. page 72).

M, Sylvain Lévi. Népal. Tome I.

1. Icarnku Nàrâyana.

2. Bàlà Nilakantha.

3. Résidence britannique.

4. Budhà iMlakantha.

5. Temple de Gokarne(;\ara.

6. ^ ille de Sâkhii (Sankoii).

7. Temple de Ugra Tara.

8. Temple de Càïigu Nàrâyana.

9. Ville de Bhâdgâum (Bhntgaoti).

10. Godàvarî du Nord.

11. Çikliara Nàrâyana.

12. Daksina Kàlî.

13. Ghàt (Escaliers de bains sa-

crés).

\'i. Temple de Tripureçvara.

15. Temple de Pùrneçvara.

16. Pacaulî Bhairava.

17. Laksmeçvara.

18. Dikudobliâna, confluent.

19. Tâhacala. résidence.

20. Étang.

21. Palais du gouvernement.

22. Kântipura. capitale (Katman-

dou).

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CARTL I.NDK.IM

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LA VALLÉE DU NÉPAL 73

rivières par une ligne bleue. Les diverses chaînes étaient nettement distinctes, avec les passes étroites qui les tra- versent; il n'y manquait que l'échelle. La vallée de Napal était soigneusement tracée ; mais vers les bords de la carte tout était embarrassé et confus. » Hamilton, pendant son séjour à Katmandou (1802-1803) s'était procuré cinq cartes indigènes du Népal et du Sikkim qu'il déposa plus tard à la bibliothèque de TEast India Company. Malheu- reusement, elles se sont perdues.

Les Népalais avaient-ils appris cet art des missionnaires européens ? Les Capucins ne semblent guère avoir contri- bué à développer les connaissances des Népalais. Les mo- dèles sont-ils venus des Jésuites qui levaient la carte offi- cielle de l'Empire chinois? Dès 1704, le pape Clément XI se faisait montrer la route de l'hide à Lhasa sur des cartes conservées au Vatican. ( « At PP. Capuccini Lhassam profecti sunt per Indorum terras ea plane via quam nos hucusque descripsimus quamque ex Tabulis Geographicis in Vaticanis aedibus asservatis sibi ostenderat an. 1704 Pontifex SS. Clemens XI ». Georgi, Alph. Tibet., p. 455). Les Musulmans de l'Inde ont-ils été les intermédiaires, et les caries népalaises dérivent-elles de la cartographie arabe et persane ? ou nous trouvons-nous en présence d'une tradition plus ancienne encore, sinon autochtone? Dès l'année 648, le roi du luimarùpa, voisin oriental du Népal, offrait en présent à l'empereur de Chine, par l'en- tremise de Wang Hiuen-ts'e, « une carte du pays ». L'art de dresser des cartes avait donc pénétré dès cette époque dans les régions indiennes de l'Himalaya. S'agit-il d'une création nationale ? Les Hindous avaient aussi pu recevoir l'impulsion soit des Grecs, à qui ils avaient emprunté le système astronomique de Plolémée, soit des Chinois, qui pratiquaient depuis longtenjps la cartographie (cf. Cha- VANNES, Bulletin de r Ecole Française d' Extrême-Orient , III,

74 LE NÉPAL

236 sqq.). 11 ne me paraît pas inadmissible, en tout cas, que les longues listes du Maliâ-Bhàrata, celles des Purânas et des Castras astronomiques dérivent en principe de tables géographiques qui accompagnaient des cartes, comme c'est le cas chez Ptolémée. Je signale ici, comme nn élément utile à la solution, l'emploi sur la carte indigène d'une main avec l'index étendu pour marquer la direction des cours d'eau.

LES DOCLAJENTS

I. Européens. II. Chinois et Tibétains. III. Indigènes.

L'étude des matériaux disponibles doit naturellemeul précéder Félude historique du Népal ; il est indispensable avant de mettre les documents en œuvre, d'en fixer la nature, la portée et la valeur. La solidité éprouvée des matériaux garantit la stabilité de Féditice. L'examen des matériaux offre encore un autre avantage : il laisse entrevoir d'avance les traits saillants de l'histoire à étudier, et dénonce les grandes époques ou les grandes crises qui donnent naissance aux documents. Les documents sont de deux catégories: les uns, indigènes; les autres, étrangers. Si claire que semble cette division, elle ne laisse pas de créer un léger embarras. Les matériaux fournis par ITnde peu- vent être considérés soit comme des documents étrangers puisque le Népal est politiquement séparé du reste de l'Inde, soit comme des documents indigènes puisque le Népal fait régulièrement partie du monde hindou. En fait le débat serait oiseux, tant l'apport de l'Inde est insigni- fiant ; il se borne à de rares et brèves indications, éparses au cours des siècles.

La logique semble appeler en première ligne les docu- ments indigènes, qui par leur nombre, leur étendue et leur

76 LE N'ÉPAL

importance forment le corps et la contexture de Fliistoire népalaise. J'ai préféré cependant passer d'abord en revue les documents d'origine étrangère, issus des peuples qui sont entrés en rapport avec le Népal. Les Tibétains et les Chinois sont les premiers en date : leurs premières relations avec le Népal datent du début du vu* siècle. Les Européens n'ont connu le Népal que très tard, après le milieu du xvn" siècle. Je les ai néanmoins classés au premier rang, pour des raisons fort diverses. Une raison de clarté, d'abord : avant d'exposer les menus détails d'une histoire locale rien n'est familier à l'esprit occidental, j'ai cru opportun de tracer un historique des découvertes et des recherches qui relient la période la plus récente de l'histoire népalaise à des noms et des faits connus de l'Europe. Une raison de méthode et de conscience à la fois: les matériaux dont j'ai fait usage sont, en dehors de mon apport personnel, empruntés à mes devanciers ; j'étais tenu de déclarer ce que je leur dois et de marquer nettementla part qui revient à chacun d'eux dans ce travail que j'ai conçu et tâché de réaliser comme une véritable collaboration. Le tableau de l'œuvre poursuivie au Népal depuis deux siècles et demi par les Européens sert en outre à définir l'état actuel des connaissances ; il explique, il excuse peut-être les incer- titudes, les lacunes, les erreurs mêmes ({ui pourront être constatées dans ce livre. Le Népal n'est pas encore un domaine banal, ouvert à toutes les curiosités, librement exploré par une armée de chercheurs. Depuis le xvii" siècle, il n'a vu passer qu'un nombre minime d'Européens, pres- que toujours traités en suspects, tenus à l'écart, et para- lysés dans leurs recherches. Ces rares visiteurs, amenés les uns par le zèle rehgieux, d'autres par la politique, d'autres par le goût de l'érudition, n'ont guère songé à se contrôler entre eux. On est ainsi réduit à se fonder souvent sur un témoignage isolé. Le danger serait grave, jusqu'à

LES DOCUMENTS 77

rendre l'entreprise impossible, si les témoins ne s'appe- laient pas KirkpatricU, Hamilton, et par-dessus tout Hodgson.

La liste des Européens qui ont visité et étudié le Népal depuis le xvn" siècle illustre et confirme par un nouvel exemple l'idée qui a inspiré ce livre et qui le pénètre : de même que l'enchaînement des faits au Népal reproduit, sur une échelle restreinte, la succession des grands phéno- mènes de l'histoire hindoue, le défilé des personnages qui passent au Népal réfléchit les mouvements et les transfor- mations de l'Europe, de Louis XIV au xx' siècle; ainsi, pour emprunter à l'hide une de ses comparaisons classiques, une flaque d'eau mire le soleil tout entier. La Société de Jésus, toute-puissante en Europe, presque aussi puissante en Chine, lance à travers l'Asie ses missionnaires trans- formés en explorateurs. Un Père jésuite, au Tibet, entend parler du Népal: deux autres, partis de Pékin pour l'Inde et l'Europe, traversent le Népal du Nord au Sud et croient préparer le terrain pour une mission prochaine. Presque en même temps, un voyageur français, entraîné par l'acti- vité commerciale jusqu'aux Etats du Grand-Mogol, signale au trafic européen la route du Népal pour pénétrer au centre de l'Asie. Les désastres et les fautes de Louis XIV au déclin arrêtent brusquement l'expansion de la France ; le siècle du Grand Roi s'achève, comme Voltaire le représente, dans les disputes sur les cérémonies chinoises. C'estàtort qu'on a mis en cause l'ironie ou l'impiété de l'historien ; les évé- nements eux-mêmes out parfois de l'esprit. Condamnés à la cour de Rome, les Jésuites en disgrâce cèdent le pas aux ordres rivaux; la volonté du Saint-Père assigne la mission du Népal aux Capucins. L'Eglise a fait son choix; elle s'est prononcée en faveur du passé con tre les tendances modernes . Héritiers d'une tradition surannée, les Capucins restent soixante années en pure perle dans l'Himalaya; la conquête

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Gourklia les rejette dans riiide, les Anglais fondent leur empire.

Une ère nouvelle s'ouvre alors dans la connaissance de rOrient. Déjà, sans doute, l'esprit d'apostolat, cultivé par une congrégation d'élite, avait enrichi la science d'un nou- veau domaine; les Jésuites ont révélé à l'Europe les anti- quités chinoises. Mais leur œuvre, toute méritoire qu'elle est, poursuit un intérêt pratique qui en restreint la portée ; les apùtres de la Chine se sont mis à l'école des lettrés chinois pour apprendre à les combattre. Les Encyclopé- distes du xvni" siècle usent à leur tour de la même tactique contre les Jésuites, leurs adversaires ; ils leur demandent des armes pour ruiner leurs dogmes. Insurgés contre la révélation, ils fouillent avec une passion généreuse les archives suspectes des races que l'histoire universelle se croyait en droit de négliger jusque-là ; il leur tarde de mettre eu lumière la solidarité de l'espèce humaine. Sous leur impulsion féconde, les découvertes jaillissent partout; la France marque son passage dans l'Inde par Anquetil et l'Avesta retrouvé, en Egypte par Champollion et les hiéro- glyphes déchiffrés. Maîtresse de l'Inde à son tour, l'Angle- terre y enfante les Wilkins, les William Jones, les Cole- brooke, créateurs glorieux de l'érudition sanscrite. Par le sanscrit, un Allemand, Bopp, fonde la grammaire com- parée, et brisant les cadres factices qu'avait consacrés l'éloquence thôologique de Bossuet, il montre les ancêtres, longtemps privilégiés, des Grecs et des Romains confondus dans une seule famille avec les Celtes, les Germains, les Slaves, les Perses, les Hindous. Le génie de l'Europe a élargi la conscience du monde. Détaché des légendes qui l'avaient bercé, l'homme scrute dans le passé le secret de son histoire et de ses origines. Le Népal voit alors des Européens, que les Capucins n'avaient point annoncés, interroger ses annales, ses traditions, ses inscriptions, ses

LES DOCUMENTS EUROPÉEXS 79

manuscrits. Les Hindous mêmes, gagnés parla contagion, entraînés surtout peut-être par ce goût d'imitation (oiXo"/vta) que Néarque olDservait cliez eux dès le temps d'Alexandre, secondent la curiosité de l'Occident et prennent une place honorable dans l'étude des antiquités népalaises.

LES DOCUMENTS EUROPEENS

Le Népal ne semble pas avoir été visité par des Euro- péens avant 1662. Cependant dès 1626, un missionnaire jésuite, le P. d'Andrada, avait recueilli de vagues indica- tions sur le pays. Parti d'Agra en 1624 pour porter l'Évangile au Tibet, il remonta la haute vallée du Gange, gravit les passes redoutables qui dominent les sources du fleuve céleste, et fonda une église à Chaprang, sur la rive gauche de la Satledj supérieure. Ce succès fut de courte durée ; deux ans plus tard, d'Andrada qui avait réussi à pénétrer jusqu'en Chine par la voie de Rudok et du Tangut retournait définitivement dans l'Inde. Au cours de son séjour à Chaprang, d'Andrada eut occasion d'entrer en rapport avec des artisans népalais émigrés au Tibet. « Le roi d'ici [de Caparangue, c'est-à-dire Chaprang] a trois ou quatre orfèvres natifs d'un pays éloigné d'ici de deux mois de marche et soumis à deux rois, chacun en particuher plus puissant que celui-ci, mais de la même religion. Je donnai à ces orfèvres de l'argent pour en faire une croix, d'après un modèle que je leur montrai. Ils m'assurèrent qu'il s'en trouvait beaucoup de semblables dans leur pays natal, et que l'on en faisait de différentes grandeurs en bois et en divers métaux. Elles sont ordinairement placées dans les temples, et pendant cinq jours de l'année on les plante sur les chemins publics le peuple vient en foule les

80 LE NÉPAL

adorer, y jette des fleurs el y allume une innombrable quantité de lampes. Ces croix se nomment dans leur langue landar \ »

Le nom du Népal n'est pas prononcé ici ; mais il ne sau- rait être question d'un autre pays. La profession même des orfèvres dénote leur origine ; le Népal alors comme aujour- d'hui excellait au travail des métaux, et ses ouvriers comme ses produits étaient recherchés par les peuples plus bar- bares du Nord ". La distance de deux mois de chemin cor- respond bien àl'éloignement réel. Le partage du royaume entre deux souverains est une autre caractéristique du Népal : depuis la fin du xv^ siècle jusqu'au début du xvn% la dynastie de Katmandou et celle de Bhatgaon régnèrent simultanément sur les deux moitiés du pays; la dynastie de Katmandou, il est vrai, se scinda vers 1600, et Patan devint le siège d'une troisième dynastie. Mais en fait les rois de Katmandou et de Patan ne formaient qu'une famille et qu'un groupe, comme l'atteste trente-cinq ans après d'Andrada la relation du P. Grueber. Enfin les prétendues croix désignées sous le nom à' landar appartiennent en propre, et exclusivement, à la religion du Népal; les mis- sionnaires capucins installés au Népal pendant le xvnr siècle ne manquèrent pas d'en être frappés ; leur historien, Georgi, en donne même la description et le dessin à l'ap- pui de ses théories sur l'origine manichéenne du boud- dhisme ^ Le moi landar reproduit assez exactement le nom sanscrit du dieu Indra (vulg. Inder)^ en l'honneur de qui ces images sont dressées.

En 1661 deux des missionnaires jésuites établis à Pékin,

1. Voyages au Thibet faits en 1025 et 1626, par le Père d'An- drada, el en 1774, 1784 et 1785, x>ar Bogle, Turner et Poirl'nguir, traduits par Parraud et Billecocq. Paris, l'an IV; p. 65 (Relation du deuxième voyage du P. d'Andrada).

2. Cf. Hue, 11, p. 262, cité plus bas, sur les Pé-boun de Lhasa.

3. Alphab. Tibet., p. 203.

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 81

le p. Grueber et le P. Dorville', recevaient l'ordre de retourner en Europe pour prendre à Rome les instructions de leur général. La flotte hollandaise bloquait les ports chinois ; ils résolurent de s'acheminer par terre. Partis en juin 1661 -, ils passèrent par Si-ning, le Tangout, Lhasa oii ils résidèrent deux mois, et de gagnèrent l'Inde par la voie du Népal. Dorville mourut en arrivant à Agra après 214 journées de route efiective ', au commencement de l'année 1662. L'infatigable Grueber poursuivit désormais seul sou voyage par Laliore, l'Indus, le golfe Arabique, Ormus, Smyrue. Il ne s'arrêta à Rome que le temps d'ac- complir sa mission ; mis en goût par un succès sans précé- dent, et qui reste aujourd'hui saus rival après deux siècles et demi d'explorations asiatiques, il tenta d'ouvrir des voies nouvelles vers la Chine, en traversant la Moscovie. Obligé par les circonstances de battre en retraite, il se rejeta sur Constantinople et finit par mourir en 1665 sur la roule de Chine. Malheureusement tant de courses intrépides n'avaient pas laissé au P. Grueber le loisir de rédiger ses souvenirs ; les rares informations qu'il ait pu communiquer se trouvent dispersées dans plusieurs lettres adressées à des confrères, un résumé condensé par le P. Athanase Kircher\ et le compte rendu d'une sorte à' interview prise au P. Grueber à Rome en janvier 1665.

1. La Lettre au P. J. Gamans porte, au fieu de Dorviîle, « Albert de Bouville ».

2. C'est la date donnée par le résumé de Kirclier. La Lettre au P. Gamans fixe la date du départ de Pékin au 13 avril 1661.

3. Et onze mois écoulés depuis le départ de Pékin, d'après la même lettre. Leur arrivée à Agra tombe donc en mars 1662. Le résumé de Kircher dit, d'autre part, qu'en tenant compte des arrêts des caravanes, il faut environ un an et deux mois de Pékin à Agra.

4. China Illustrata, eh. n, partie. Les diverses pièces relatives au voyage de Grueber sont rassemblées dans les Relations de divers Voyarjes curieux... données au public par les soins de Melchissédec TiiLVENoT. Paris, 1663-1672, t. 11. I'^ partie.

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82 LE NÉPAL

Le résumé de Kircher donne un itinéraire assez détaillé de Lliasa à Agra. « De Lossa ouBarantola, situé par 29° 6', ils vinrent en quatre jours au pied du mont Langiir. Le mont Zff/?^i/r est d'une hauteur incomparable, si bien que les voyageurs peuvent à peine respirer au sommet, tant l'air y est subtil ; en été on ne saurait le traverser sans exposer gravement sa vie, à cause des exlialaisons empoi- sonnées de certaines herbes. Ni voiture, ni cheval ne peu- vent passer par cette montagne, en raison des précipices horribles et des étendues de rochers, mais il faut faire tout le chemin à pied ; on met ainsi presque un mois jusqu'à Cuthi, la première ville du royaume de Nerbal. Quoique cette région montueuse soit difficile à traverser, la nature y fournit cependant des eaux abondantes qui jaillissent, tant chaudes que froides, de tous les creux des montagnes, et beaucoup de poissons pour les liommes, beaucoup de pâturages pour les bêtes... De Cuthi en cinq jours de route on arrive à la ville de Nesii, du royaume de Necbal, dans lequel tous vivent enveloppés par les ténèbres de l'idolâ- trie, sans aucun signe de la foi chrétienne; pourtant il abonde en toutes les choses qui sont nécessaires pour sou- tenir la vie, à ce point qu'on a couramment pour un écu 30 ou 40 poulets. De Nesti on parvient en 6 jours de route à la capitale du royaume de Necbal qui est appelée Cad- mendu, située par 27° 5'. Le roi qui y demeure est puissant; il est païen, mais n'est pas opposé à la loi du Christ. De Cadmendu en une demi-journée de chemin on parvient à la ville de Necbal qui est le siège de tout le royaume, et qu'on appelle aussi Baddan. De Necbal après cinq jours de chemin on rencontre Hedonda, bourgade du royaume de Maraiiga, par 26" 36'. De Hedonda en huit jours on arrive à Mutgari qui est la première cité du royaume de Mogor. De Mutgari \\ y a dix jours jusqu'à Baftana, qui est une ville du royaume de Bengale, sur le Gange, par 25° 44'.

LES UOCCMËNTS EUROPÉENS 83

(De Batlana h Bénarès, 8 jours ; de Bénarès à Catampor, 1 1 jours ; de Catampor à Agra, 7 jours...) Voici une cou- tume du pays de Necbal : quand un liomme boit à la même coupe qu'une femme pour lui faire honneur, d'autres per- sonnes, hommes ou femmes, leur versent trois fois à boire du c/id [thé] ou du vin, et tandis qu'ils boivent collent au bord de la coupe trois morceaux de beurre ; les buveurs les y prennent et se les plaquent au front \ 11 y a encore dans ces royaumes un usage d'une cruauté monstrueuse : si un malade touche à la mort et ne laisse plus d'espoir, on le transporte hors de sa maison dans les champs ; on l'y jette dans une fosse déjà pleine de moribonds ; il y reste exposé aux intempéries, sans piété ni pitié, on le laisse mourir, et on donne ensuite son cadavre à dévorer aux oiseaux de proie, aux loups, aux chiens et autres bêtes pareilles. Ils se persuadent que l'unique monument d'une mort glorieuse, c'est d'obtenir une sépulture dans le ventre des animaux vivants. Les femmes de ces royaumes sont si horribles qu'elles ressemblent plutôt à des démons qu'à des êtres humains: en effet, par idée religieuse elles ne se laventjamais à l'eau, mais bienavec une huile fort puante; ajoutez-y qu'elles ont une odeur fétide ; avec l'huile en plus, on ne dirait pas des êtres humains, mais des goules. « D'ailleurs, le roi montra aux Pères une bienveillance notable, surtout à cause d'un télescope, olîjet dont ils ne

1. Pour col usage, cf. Alj^Ji. Tibet, p. 458-459: « Matrinioniuni liis ritibiis confrahunt. Juvenis, comité genitore, vel, si genitor desit, avo, palruo aiit alio quovis e familiœ senioribus, domum adit designataî sponsa'. Ibi dalis obiatisque conditionibus pro uxorio l'œdere ineuado labula' iiialriinoniales conficiuntur. Mox genitor petitoris rogat puellam an nubere consenliat filio ? Annuit iila. Tum sponsus portiunculam accipit bulyri, eoque linit frontem annuentis puell.T. Eodem ritn filiœ genitor de consensu interrogat juvenem. Ut iile assensmn prœbuit, ado- lescentula accepto butyro verticem sponsi et ipsa linit. » L'auteur de l'Alphabetum Tibetanum rapporte cet usage comme propre au Tibet ; sa descri])lion éclaire le témoignage plutôt obscur de Gruel)er.

84 LE xNÉPAL

savaient encore rien jusque-là, et des autres instruments curieux de matliématiques, dont il fut séduit à ce point qu'il voulut absolument retenir les Pères près de lui, et il ne leur permit de partir qu'après avoir exigé d'eux renga- gement de revenir ; il leur promettait en ce cas d'y con- struire une maison à l'usage et service des nôtres, fournir de larges revenus, et de les autoriser à introduire la loi du Christ dans son domaine. »

L'interview de Rome nous renseigne mieux sur l'épisode du télescope et sur l'état politique du Népal. « De Baran- tola le P. Grueber passa dans le royaume de Nekpal, qui a un mois de chemin d'étendue. U y a deux villes capitales dans ce royaume, Catmandlr Q,[Patan, qui ne sont séparées que par une rivière qui les divise. Le roi de ce pays s'ap- pelle Partasmal, il fait sa résidence dans la ville de Cat- mandir, et son frère nommé Nevagmal (qui est un jeune prince fort bien fait) dans celle de Palan : il a le comman- dement de toute la milice du royaume ; et dans le temps que le P. Grueber était dans cette ville, il avait une grande armée sur pied pour opposer à un petit roi nommé yar- cam, qui incommodait son pays par de fréquentes courses qu'il y faisait. Le Père présenta à ce prince une petite lunette d'approche, avec laquelle il avait découvert un lieu oii Varcam s'était fortifié, et le fit regarder avec la lunette de ce côté-là ; ce prince le voyant si proche cria aussitôt qu'on marchât contre l'ennemi et n'aperçut pas que cet approchement était un effet des verres de la lunette. 11 ne serait pas aisé de dire combien ce présent lui fut agréable. De Nekpal en cinq jours de temps, il vint au royaume de Moranga\ il n'y vit aucune ville, mais des maisons de paille ou plutôt des huttes et entre autres une douane. Le roi de Moranga paye tous les ans au Mogol un tribut de 250 000 richedales et de sept éléphants. »

Au sujet de ce dernier royaume, la notice de Kirclier

LES DOCUMEXTS EUROPÉENS 85'

ajoute : « Le royaume de J/«r«/z^« s'insère dans le royaume de Tebet; sa capitale, i?«f/oc^ est la dernière station atteinte autrefois par le P. Dandrada dans son voyage au Tebet ; ils y retrouvèrent de nombreux indices de la foi chrétienne qui y avait été plantée, dans les noms d'homme encore en usage: Dominique, François, Antoine. »

Les noms géographiques cités dans ces documents sont en général aisés à reconnaître. Le mont Langur, à quatre jours de Lhasa, désigne la longue série de chaînes qui se succèdent dans la direction de FOuest-Sud-Ouest à partir de la passe de Khamba (Kambala des Capucins) que l'ili- néraJre de Georgi place à trois jours de distance de Lhasa'. Georgi, il est vrai, donne le nom de Lhangur à la première des hautes montagnes qui se rencontrent vers l'Est, en allant du Népal à Lhasa, à 50 mille pas de Kuti. Le désac- cord n'est qu'apparent; car Langur est un nom générique qui signifie, en langue parbatiya, « une chaîne de monta- gnes ». En abordant les hauts massifs qui se dressent entre Kuti et Lhasa, Jésuites et Capucins ont entendu aux extré- mités opposées le même cri sortir de la bouche de leur guide : Langur ! « La montagne ! » Ainsi, tandis que le Lan- gur de Grueber est le Khamba-la (passe de Khamba), le Langur de Georgi est le Thang-la ou Nya-nyam-thang-la (passe de Thang). Cuthï n'a changé que de forme graphique ; l'influence savante a fait prévaloir l'orthographe Kuti. JSe^tï, entre Kuti et Katmandou, est sur les cartes modernes écrit Listi, en vertu d'une confusion fréquente entre la nasale et la liquide dentale. Cai^m<?/zf/^Uranscrit aussi bien que notre Katmandou le nom de la capitale ; l'interview présente une autre forme, Gatmaiidir, d'apparence plus sanscrite (Kdsiha-manclira) et qui peut être un doublet de la première, si elle ne résulte pas d'une simple erreur.

1. Alph. Tibet, p. 'lôl et 452.

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LE NEPAL

Baddan, désigné comme la seconde capitale du pays, ne peut pas être Bhatgaon qui s'adapterait pourtant mieux à la distance indiquée de Katmandou. Grueber ne connaît au royaume de Népal que deux capitales, et les détails qu'il donne sur les deux rois qui y résident prouvent au-dessus de toute contestation qu'il s'agit de Katmandou et de Patan ; c'est même sous cette dernière forme que la seconde capi- tale est désignée dans l'interview. L'alternance de Baddan eiPatan, danslesrécitsdu Jésuite, en facedumot indigène Pattan(a), semble déceler la persistance de l'accent allemand chez Grueber qui était à Linz en Autriche. Hedonda est chez les modernes Hetaura. La difTérence entre les deux formes est plus apparente que réelle ; elles notent toutes deux, eu l'exagérant dans des sens opposés, le son des cérébrales indiennes, intermédiaires entreles dentales et l'r^ et qui se retrouvent dans le nom même de Katmandou (dont la prononciation réelle se rapproche de Kârmanrô). Le nom du Népal, qui paraît ici pour la première fois en Europe, prend un aspect inattendu : Nekpal ou Necbal (avec l'alternance du p et du b, comme dans le cas de Baddan et Patan). On serait tenté de croire à une erreur d'écri- ture ou d'imprimerie; justement la lettre au P. Gamans porte Neopal, d'où Necpal aurait pu sortir par une con- fusion graphique entre les deux lettres c et o. Tavernier, contemporain de Grueber, écrit Nupai. Nupal d'une part, Neopal de l'autre sembleraient ramener à un original voisin à la fois du son n et du son eo. Mais il faut renoncer à cette conjecture, car la forme Nekpal, avec une série de dérivés, reparaît dans plusieurs pubhcations du xvm" siècle, indépendantes de la tradition du P, Grueber, et issues des missionnaires capucins. Cependant, ni la pro- nonciation savante ni la prononciation vulgaire du mot Népal ne peuvent rendre raison de cette lettre adventice ; il semble que ce soit une notation trop vigoureuse du temps

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 87

qui sait du mot NèpâUa). Le royaume de Maranga ou Moranga est sans aucun doute le royaume de Makwanpur, comme les Capucins l'ont bien reconnu ; mais le nom qui lui est donné ici surprend, car il désigne en fait la région orientale du Téraï comprise entre la Kosi et la Tista'.

Les rois mentionnés par le P. Grueber sont parfaitement connus. Le roi de Katmandou Partasmal est eu réalité Pratàpa .Malla ; son frère, le roi de Patan, JSevaginal est [Çrî] Nivàsa Malla. Pratàpa Malla était un esprit curieux, féru de poésie ; plus jaloux de la gloire littéraire que de la gloire militaire, il avait pris avec conviction le titre de « Kavîndra » « prince des poètes » ; ambitieux d'immortaliser son nom et ses œuvres, il les fit soigneusement graver sur des pierres dans toute l'étendue de son domaine. Avant le passage des Pères, il avait entendu parler des lointains pays de l'Occi- dent ; une inscription encore encastrée dans la façade du palais de Katmandou, qui porte une prière à la déesse Kàlikâ, montre des spécimens de quinze écritures que Pratàpa Malla se flattait de connaître, entre autres l'écriture /j/^?;v/^,^/^ qui vient la dernière, aussitôt après la kaspiri (cachemi- rienne). Le spécimen de l'écriture « phiringi » consiste en ces trois mots :

AVTO.M NE WIXTERLHIVERT

« Automne, Winter, L'Hiver. » L'inscription est datée

1. H.vMiLTOX, p. 151. Le P. Horace de Penna mentionne « Maronga et Xekpal » comme formant la limite occidentale du royaume de Bra- tnashon (Sikkim). Œrève notice du royauine de Tibet.) En réalité Morang e-^t comme Téraï un terme générique appliqué aux terres basses qui bordent l'Himalaya au Sud ; mais Morang est plutôt en usage dans la partie orientale et Téraï dans la partie centrale. S'il est diffi- cile de s'expliquer pourquoi le nom de Maranga est attribué dans notre texte au pays de Makwanpur, il est impossible de comprendre comment une confusion a pu se produire entre ce pays et le i-oyaume de Radoo (Rulok) évangélisé par d'Andrada. Quel que soit l'auteur responsable de celte confusion, ou Grueber en personne ou Kircher son interprète, elle n'en est pas moins déconcertante.

88 LE NÉPAL

du vendredi 14 janvier 1654 (Sarrival 774 màgha ç.ukla cri pancami çukravâi^e). Ces Irois simples mots, l'indigène croit lire une sorte de Maiié Técel Phares tracé dans un gri- moire mystérieux, évoquent dans leur émouvante naïveté la première entrée en contact de FEurope avec ce coin d'Hi- malaya ; et la présence de deux noms français sur un total de trois vocables rappelle comme par un symbole expressif la prépondérance universelle de la langue française au xvn" siècle. Qui donc les avait enseignés à Pratâpa Malla? Peut-être un des marchands arméniens que mentionne Tavernier, et qui servaient alors de courtiers entre l'Occi- dent et la Haute-Asie.

Le récit du P. Grueber confirme au moins sur un point l'exactitude de la chronique népalaise. La Vamçâvalî rap- porte en détail la guerre oii les Jésuites se trouvèrent un instant mêlés. Depuis les derniers jours de Tan 1659, Pra- tâpa Malla et Çrî Nivâsa Malla s'étaient alliés pour repousser les incursions de Jagat Prakâça Maha, roi de Bhatgaon. Suspendues en novembre 1660, les hostilités avaient repris un an plus tard, en novembre 1661 , et Jagat Prakâça Malla avait subi revers sur revers. Enfin le 19 janvier 1662 (18 mâglia sudi 782), Çrî JNivâsa Malla, qui commandait en effet les forcés alliées, prit le bourg de Themi (Timi) à son adversaire ; le 20 janvier, Pratâpa Malla et Çrî Nivâsa Malla retournèrent dans leurs capitales respectives. Le passage des Jésuites a donc précédé, mais de peu de jours, la date du 20 janvier, et la lunette d'approche qu'ils mirent au ser- vice des deux rois coalisés hâta peut-être au détriment du prince de Bhatgaon le dénouement de cette campagne. Le « petit roi Varr.am » est sans aucun doute Jagat Prakâça Malla (prononciation vulgaire : Parkas Mail) ; le changement du p en Vj par l'intermédiaire du ù, est constant ; l'alter- nance des formes Népal et Névar en montre un autre exemple. Si le P. Grueber ne parle pas de Bhatgaon, qui

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poLirtaat ég^alait en importance les deux autres capitales, c'est que la guerre avait obligé les deux; voyageurs à éviter le territoire de Jagat PraUâça.

Les résultats du voyage du P. Grucber ne tardèrent pas à s'inscrire sur les cartes géographiques. Nicolas Visscher semble avoir été le premier à les mettre en œuvre dans son Ind'un Orientalis acr non hisulamm adjacenthnn nova des- criptio, qui fait partie de V Atlas Minor sive totius orbis ter- ranun contracta dellneatio, ex conatlbas Nie. Visscher. (Amst. Bat. apud Nlcolauni Visscher.) L'Atlas Minor ne porte pas de date. L'éditeur des Remarkahle ma\is of the A'F-A'V//"' century\ qui reproduit cette carte, prétend qu'elle est extraite du Novus Atlas- de Janson, daté de 1657-1658. Cette assertion est inacceptable. La carte est manifestement fondée sur les données de Grueber, et ne peut pas être antérieure à l'arrivée de Grueber en Europe; elle date au plus tôt de 1663. Les étapes du P. Grueber s'y échelonnent comme une illustration de son itinéraire ; les noms de localités y gardent les particularités de forme qui tiennent à Grueber lui-même ; les positions sont détermi- nées par ses observations. Les erreurs commises accusent encore l'origine de l'emprunt. Cutlu {^\iu['\) ^ la station entre Lassa et (7«û?me/?âfa;, doit manifestement son existence à une confusion de lettres fondée sur la graphie de Grueber: Cntlii. Cadmenda Russ'i n' est qu'une modification graphique de Cadniendn. 11 y a mieux: Visscher, trompé par la nota- tion germanique du P. Grueber, n'a pas reconnu Patna dans la ville de Battana, étape intermédiaire entre Mutgari (Motihari) et Bénarcs ; il a porté sur sa carte Patna et Battana en les séparant même par une longue distance. De plus, obligé d'encadrer les connaissances nouvelles dans

\. Publié par Fréd. Muller, Amsterdam, 1895. Part. 1I[, n" 4. 2. Xovic.s Atlas, das ist WeHbeftchreibKnr/, vol. Grosse Atlas, part. Wasserioelt. Amsterdam, 1657-1658, fol.

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les données traditionnelles de la cartographie antérieure, Vissclier a logé le Necbal entre le Gange à l'O., et à TE. un des 5 fleuves par le lac Chiamay épanche ses eaux dans Xlndia extra Gangem. Le pays de Bengala le limite au Sud, le pays à'Udessa ' (Orissa) au Nord-Ouest! Cirote, situé juste au Sud de CmJmenda, entre le Necbal et le pays de Venna (Birmanie) est le pays des Kirâtas, qui

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Le Népal et les pays voisins sur la carte de l'Inde de Nicolas Visscher.

occupent les vallées à TE, de Katmandu. Caor, placé entre Lassa e{ Cat/ii [Cuih'i^ Kuti), vient également des géogra- phes antérieurs.

Peu de temps après le voyage de Grueber à travers l'Asie,

1. « Udezà, che riconosce per luogo piu célèbre lekanar ». Tosi, Belle India Orientale descriltione... Roma, 1669, t. 1, p. 45. Irha- nar n'est autre que le célèbre temple de Jagannath ; Udezà, comme Udessa, est la reproduction approxiuiative de Udadcça. Udessa se trouve ici, comme il arrive fiéiiucmuicnl à la même époque, distingué de rUrixa, autre désignalion du uièuic pays.

92 LE NÉPAL

le Français Tavernier prenait pour la sixième fois la roule de rOrient. Joaillier du Grand-Mogol et de ses principaux officiers, déjà familier avec les langues, les mœurs, le cli- mat de rilindoustan, il put atteindre les derniers confins de l'Inde orientale. Il eut l'heureuse fortune de descendre le cours du Gange en compagnie d'un autre Français, éga- lement illustre, Bernier, qui était depuis cinq ans engagé à la solde d'Aureng-Zeb en qualité de médecin. Le 13 décem- bre 1665, ils étaient à iJenarès ; le 20, à Patna ; le 4 janvier 1666, à Rajmahal. Au cours de ce long etlent voyage, Taver- nier ne négligeait pas de se renseigner sur le pays; obser- vateur judicieux et commerçant avisé, il arrêtait de préfé- rence son atlention sur les questions d'affaires. Il fut ainsi le premier à recueillir des détails précis et minutieux sur le commerce entre ITnde et le Tibet par la voie du Népal. « A cinq ou six lieues au delà de Gorrochepour (Gorakhpur) on entre sur les terres du Raja de Nupal qui vont jusqu'aux frontières du royaume de Boutan (Tibet). Ce prince est vas- sal du Grand-Mogol et lui envoyé tous les ans un éléphant pour tribut. Il fait sa résidence dans la ville de Nupal de laquelle il prend le nom et il y a fort peu de négoce et d'ar- gent dans son païs qui n'est que bois et de montagnes'. » Les informateurs indigènes de Tavernier n'avaient pas man- qué de lui signaler comme une abomination les croyances religieuses qui distinguaient ces populations montagnardes des gens de la plaine. « Au delà du Gange, en tirant au Nord vers les montagnes de Naugrocot, il y a deux ou trois Rajas qui comme leurs peuples ne croyent ni Dieu ni diable. Leurs Bramins ont un certain livre qui contient leur créance et qui n'est rempli que de sottise, dont l'auteur qui s'appelle Baudou ne donne point de

1. Les six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier... A Paris, MDCXCll, 2" partie, ch. xv.

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raison ^ » Telle est la première notion qui parvint en Eu- rope sur le bouddhisme népalais.

La description tracée par Tavernier du trafic entre Flnde et le Tibet par le Népal est à la fois si pittoresque, si exacte, et si peu différente des conditions actuelles du même trafic qu'il est utile de la reproduire presque tout entière.

« Le royaume de Boutan (Tibet) est de fort grande étendue, mais nous n'avons pu encore en avoir une exacte connaissance. Voicy ce que j'en ay pu apprendre dans plusieurs voyages que j'ay faits aux Indes de quelques gens du païs qui en sortent pour trafiquer; mais je m'en suis mieux inslruit cette dernière fois que je n'avais fait aupa- ravant, m'étant trouvé l\ Patna, la plus grande ville de Dengala et la plus fameuse pour le négoce, dans le temps que les marchands de Boutan y viennent pour vendre leur musc. Pendant les deux mois que j'y demeuray, je leur en achetay pour vingt-six mille roupies... et n'étaitles douanes qu'il faut payer des Indes jusqu'en Europe, il y aurait un grand profit sur le musc... Pour ce qui est du musc, pen- dant les chaleurs le marchand n'y trouve pas son compte parce qu'il devient trop sec et qu'il perd de son poids. Comme cette marchandise paye d'ordinaire vingt-cinq pour cent de douane Gorrochepoiir {(jOYdk\\^uv) , dernière ville des estais du Grand-AIogol du côté du royaume de Boutan, bien qu'il s'étende encore cinq ou six lieues plus loin, quand les marchands indiens sont en cette ville, ils vont trouver d'abord le douanier et lui disent qu'ils vont au royaume de Boutan^ l'un pour acheter du musc, l'autre de

1. Ib.. cil. XIV, (in. Les mont.s de Naugrocol sont l'Himalaya. Naugrocot, sous la l'orme moderne : Nagarkot, est un temple et un pèle- rinage célèbre du pays de Kangra, qui est situé à l'Ouest de Simla, au Sud Est du Cachemire. Auxvu« siècle, on étend ce nom à toute la chaîné qui sépare l'Inde du Tibet.

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la rhubarbe, chacun déclarant la somme qu'il veut employer, ce que le douanier met sur son registre avec le nom du marchand. Alors les marchands au lieu de vingt-cinq pour cent que l'on devrait donner accordent à sept ou huit et prennent un certificat du douanier ou du cadi afin qu'à leur retour on ne leur demande pas davantage. S'il arrive qu'ils ne puissent obtenir du douanier une honneste composition ils prennent un autre chemin qui est véritablement bien long et bien incommode, à cause des montagnes qui sont presque toujours couvertes de neiges, et que dans le pais plat il y a de grands déserts à traverser. 11 faut qu'ils aillent jusqu'à la hauteur de soixante degrez, puis qu'ils tournent vers le couchant jusques à Caboul qui est au quarantième, et c'est en cette ville-là que la caravane se sépare, une partie allant à Balch, et l'autre dans la grande Tartane. C'est ceux qui viennent de Boutan troquent leurs mar- chandises contre des chevaux, des mulets et des chameaux ; car il y a peu d'argent en ces païs-là. Puis ces Tartares apportent ces marchandises dans la Perse jusqu'à Ardeidl et à Tauris... Une partie des marchands qui viennent de Boutan et de Caboul va à Candahav et de à Ispahan, et ceux-cy d'ordinaire remportent du corail en grains, de l'ambre jaune et du lapis travaillé en grains quand ils en peuvent trouver. Les autres marchands qui vont du côté de Multan, de Lalior et (ÏAgra remportent des toiles, de l'in- digo et quantité de grains de cornaline et de crystal. Enfin ceux qui retournent par Gorrochepour et qui sont d'accord avec le douanier remportent de Patna et de Daca du corail, de l'ambre jaune, des brasselets d'écaillé de tortue et d'autres de coquilles de mer, avec quantité de pièces rondes et carrées de la grandeur de nos pièces de quinze sols qui sont aussi d'écaillé de tortue et de ces mêmes coquilles. Comme j'estois à Patna, quatre Arméniens qui avaient déjà fait un voyage au Royaume de Boutan venaient

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de Dantzic ils avaient fait faire quantité de figures d'ambre jaune qui représentaient toutes sortes d'animaux et de monstres qu'ils allaient porter au Roy de Boutan, qui de mesme que son peuple est grandement idolâtre, pour mettre dans ses pagodes. les Arméniens trouvent quelque chose à gagner, ils ne font point de scrupule de fournir de matière à l'idolâtrie et ils me dirent que s'ils avaient pu faire l'idole que le Hoy leur avait recommandé ils se seraient enrichis. C'estait faire faire une teste en forme de monstre qui eut six cornes, quatre oreilles, et quatre bras avec six doigts à chaque main, le tout d'ambre jaune, mais qu'ils n'avaient pas trouvé des pièces assez grosses pour cela'. Je crus plutôt que l'argent leur avait manqué, car il ne paraissait pas qu'ils en eussent beaucoup, et d'ailleurs c'est un infâme commerce de fournir des instruments d'idolâtrie à ce pauvre peuple,

« Venons maintenant au chemin qu'il faut tenir pour se rendre de Patna au royaume de Boutan à quoy la caravane employé trois mois. Elle part d'ordinaire de Patna sur la fin de décembre et arrive le huitième jour à Gorrochepour . C'est comme j'ay dit la dernière ville de ce costé-là des estais du Grand-.Mogol, et les marchands font leurs provisions pour une partie du voyage. De Gorrochepour jusques au pied des hautes montagnes il y a encore huit ou neuf journées pendant lesquelles la caravane souffre beaucoup parce que le pais est plein de forests il y a quantité d'éléphants sauvages, et il faut que les marchands au lieu de se reposer la nuit se tiennent sur leurs gardes en faisant de grands feux et tirant leurs mousquets pour épouvanter ces animaux. Comme l'Éléfant marche sans bruit, il surprend le monde et est auprès de la caravane

1. Tout rëcemmtMit (1902), un joaillier de Paris a fabriqué un objet de culte destiné au grand-lama du Tibet et fait eu corail de Naples. La pièce a été exposée au Musée Guimet.

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avant qu'on s'en soil aperçu. Ce n'est pas qu'il vienne pour faire du mal à riiomme, et il se contente d'emporter les vivres dont il se peut saisir, comme un sac de ris ou de farine, ou un pot de beurre dont il y a toujours grande pro- vision. On peut aller de Patna jusqu'au pied de ces mon- tagnes dans les carrosses des Indes ou ewPallekk ; mais on se sert ordinairement de bœufs, de chameaux et de chevaux du païs. Ces chevaux de leur nature sont si petits que quand un homme est dessus il s'en faut de peu que ses pieds n'aillent à terre, mais d'ailleurs ils sont forts et vont tous Famljle, faisant jusqu'à vingt lieues d'une traite et ne mangeant et ne buvant que fort peu. Il y a de ces chevaux qui coûtent jusques à deux cents écus, et quand on entre dans les montagnes, on ne peut plus se servir que de cette seule voiture, et il faut quitter toutes les autres qui y seraient inutiles à cause de quantité de passages qui sont trop étroits. Les chevaux mesmes, quoy que forts et petits, ont souvent de la peine à en sortir, et c'est pour cette raison, comme je diray bien tost, qu'on a ordinairement recours à d'autres expédions pour traverser ces hautes montagnes.

<( [On traverse le « Napal », puis] la caravane estant donc arrivée au pied des hautes montagnes connues aujour- d'hui sous le nom de Naugrocot et que l'on ne peut passer en moins de neuf ou dix jours, comme elles sont fort hautes et fort étroites avec de grands précipices, quantité de gens descendent de divers heux, et la plus grande partie est de femmes et de filles qui viennent faire marché avec ceux de la caravane pour porter les hommes, les marchan- dises et les provisions au delà de ces montagnes. Voicy la manière dont elles s'y prennent. Ces femmes ont un bourlet sur les deux épaules, auquel est attaché un gros coussin pendant sur le dos sur lequel l'homme est assis. Elles sont trois femmes qui se relayent pour porter un homme tour à

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tour, et pour ce qui est du bagage et des provisions on les charge sur des boucs qui portent jusqu'à cent cinquante livres. Ceux qui veulent mener des chevaux dans ces mon- tagnes sont souvent obligés dans des passages étroits et dangereux de les faire guinder avec des cordes ; c'est comme j'ay dit pour cette difficulté qu'on ne se sert mesme guère de chevaux dans ce païs-là. On ne leur donne à manger que le matin et le soir. Le matin on prend une livre de farine avec demi-livre de sucre noir et demi-livre de beurre, et on pétrit tout cela ensemble avec de l'eau pour le donner au cheval. Le soir, il faut qu'il se contente d'un peu de poids cornus cassez et trempez demi-heure dans l'eau ; et voilà en quoy consiste toute leur nourriture en vingt-quatre heures. Ces femmes qui portent les hommes ne gagnent chacune que deux roupies en ces dix jours de traverse, et l'on en paye autant pour chaque quintal que portent les boucs ou les chèvres et pour chaque cheval que l'on veut faire mener.

« Après qu'on a passé ces montagnes on a pour voi- tures jusques à Boiitan des bœufs, des chameaux et des chevaux, et mesme des Pallekh pour ceux qui veulent aller plus à leur aise. »

On ne sait en vérité ce qu'il convient d'admirer le plus dans cette longue notice, de l'art et de l'adresse de Taver- nier à s'enquérir, de l'exactitude et de la précision de ses informations, et de sa fidélité scrupuleuse à reproduire les informations obtenues. La véracité parfois contestée du grand voyageur français sort triomphante de cette épreuve.

Le commerce français ne sut pas profiter des routes que Tavernier lui avait en partie frayées, en partie indiquées vers l'Extrême-Orient et l'Asie centrale. Les missionnaires du Christ, plus entreprenants, et mieux dirigés, ne per- dirent point de vue les régions ouvertes à la foi par le zèle du P. d'Audrada, et que le voyage du P. Grueber avait

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rendues plus aisément accessibles. Le Tibet, avec ses dépendances, n'offrait pas seulement un nouveau domaine à l'activité des missions. Les notions acquises sur la reli- gion des lamas, et qui se précisaient sans cesse par les recherches des Jésuites de Chine, représentaient le Lama de Lhasa comme une figure de l'Antéchrist ; la ressem- blance des rites, des pratiques, des offices s'expliquait comme une contrefaçon de l'Église catholique inspirée par le démon même. Cliacun des ordres aspirait à l'honneur de remporter sur Satan une victoire difficile ; c'est aux Capucins qu'échut cette lourde charge.

En 1703 la Congrégation de la Propagande confia le Tibet aux Capucins. Sur les six religieux qui furent expé- diés, deux seulement atteignirent le but : le P. Joseph d'Ascoli et le P. François Marie de Tours'. Ils débarquèrent à Chandernagor en juin 1 707 et s'acheminèrent vers Lhasa. Les circonstances étaient particulièrement défavorables ; le Tibet était travaillé par des luttes intestines, des rivalités

1. A défaut (l'indication spéciale, les renseignements sur la mission des Capucins au Tibet sont empiuntés à l'ouvrage suivant: Missio Apos- tolica thibelano-seraphica, clas ist Neue diirch PàhslJichen Geioalt in deni Grossen Thibetanischen Reich von denen P. P. Capticinern aufgerichtete Mission iind ûber solche von R. P. Francisco Horatio délia Penna prœfecto niissionis der heil. Congrégation de Propa- ganda Fide anno 1738 beschchene Vorslellung von Rev"'° et Illust""' D. P. Philippo de Monlibiis dainahligen S. Congregat. Secretarioin Rom zîctn off'entlichen Druck beforderet... aus deni Welschen in dus Teutsche und dise Geschichts-Fonn iibersetzt. Mûnchen, 1740. Je dois la communication de ce volume très rare à l'obligeance ami- cale de M. Cordier, professeur à l'École des Langues Orientales. Le texte allemand est la traduction d'un original italien qui a pour titre: Alla sagra Congregazione de Propaganda Fide, deputala sopra la missione del Gran Thibet, rapprezentanza de' Padri Capuccini missionari, dello stato présente délia medesima e de' provedimenti per mantenerla ed accrescerla, 1738, gi-. in-4, s. 1. ni nom d'impri- meur ni d'éditeur. Mon ami, M. Félix Mathieu, a bien voulu e.xaminer pour moi l'exemplaire de cet ouvrage qui se trouve à Grenoble, Bibl. de la ville, G 1491 (Catal., 2" vol., 20438) et constater l'accord des deux rédactions sur les points qui mintéressent.

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religieuses et des compétitions politiques. Ln régent ambi- tieux, installé à côté du Grand-Lama, avait confisqué le pouvoir ; menacé par les empereurs mandchous et par les chefs des hordes mongoles, qui tous entendaient mettre au service de leurs intérêts particuliers la puissance spirituelle du Grand-Lama, il les avait tous subtilement joués, et longtemps il avait réussi à lancer ses adversaires les uns sur les autres. Cependant, en 1706, La-tsan Khan, chef de lahorde mongole des Khosivhotes, s'empara par une attaque soudaine de Lhasa, tua l'usurpateur, et fît élire un nouveau Grand-Lama pour remplacer celui que le régent avait imposé et qu'il refusait de reconnaître. Mais le protégé du vainqueur se heurta aux résistances d'une partie de l'Église ; le Lama dépossédé vit se grouper autour de lui les adver- saires des Khoskhotes, et des Chinois leurs alliés. Le pays fut bouleversé ; à Lhasa, la vie était si précaire que les deux Capucins durent quitter la ville, les vivres manquaient, et retourner dans llnde. Ils passèrent à Patna, et de au Bengale. Isolés, réduits à l'impuissance, ils adressèrent à Rome un appel de secours, en 1 71 2. La Propagande décida d'afTecter douze religieux à la mission tibétaine, avec une allocation annuelle de 1 000 écus, et de leur attribuer cinq paroisses: u Chandernagor (i\i Bengale, Patk/ia en Béhar, Nekpal, capitale du royaume ainsi nommé, Lhasa, et Trogn-gne en Tak-po. » Chaque paroisse recevait deux capucins, sauf Lhasa qui en recevait quatre. Les prêtres désignés pour prêcher l'Evangile (( à Kalinandù, dans le royaume de iNekpal », étaient le P. François Félix deMoro et le P. Antoine Marie de Jesi. Des six Pères destinés au Tibet, un, le W Grégoire de Pedona, mourut en chemin à Katmandou. Les cinq autres étaient : le P. Dominique de Fano, préfet de la mission; le P. Joseph d'Ascoli, le P. François Marie de Tours, le P. François Horace de Penna, le P. Jean François de Fossenbrun.

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Les Capucins, à peine installés, eurent à lutter contre des rivaux'. Deux Jésuites, le P. Desideri et le P. Freyre, gagnaient Lhasa en 1 715-1716 par le Ladakh et la passe de Mariam-la. La pieuse émulation des deux ordres ne profita guère à la foi. Jésuites et Capucins se targuent à l'envi d'être accueillis en amis et se promettent à brève échéance de splendides triomphes ; en fait leur zèle se brisait devant l'indifférence rieuse des Tibétains. Après de longs et rudes efforts, ils n'avaient converti qu'un petit nombre de Népa- lais, établis à Lhasa pour y faire le commerce". Les Capu- cins s'en prirent aux Jésuites de leur échec, réclamèrent à Rome. Les Jésuites, à la suite des affaires de Chine, étaient alors mal en cour. Desideri reçut en 1721 un ordre de rappel. Il prit pour redescendre dans l'Inde le chemin du Népal, que les Capucins lui avaient enseigné, passa par Katmandou et Bhatgaon, visita longuement l'Inde et rentra dans sa patrie en 1727 ^ Débarrassés de leurs concurrents, les Capucins n'en continuèrent pas moins à végéter misé- rablement ; le pouvoir temporel leur refusait même le

1. Plusieurs des dates que j'indique diffèrent de celles que donne M. Markham dans l'excellente introduction de son volume sur le Tibet. D'après M. Markham, Desideri serait resté à Lhasa jusqu'en 1729. C'est certainement une erreur, car l'extrait de son journal, cité par M. de Gubernatis {Gli Scritti del Padre Marco della Tomba, p. xvni, note) marque qu'il partit de Katmandou, en revenant du Tibet pour rentrer définitivement dans l'Inde, le 14 janvier 1722, ce qui concorde bien avec toutes les autres données (V. Carlo Puini, dans BoUetino Italiano degli sludi orientaVt, 1876, p. 33). D'autre part, M. Markham place l'ar- rivée du P. Horace de Penna et de ses compagnons à Lhasa en 1719, parla voie du Népal. J'ignore d'où cette date est tirée ; mais je constate que l'épitaphe d'Horace de Penna porte qu'il mourut en 1747, « après 33 ans de séjour en ces contrées »; ce qui fixe son arrivée à 1714. De môme la Missio Apostolica... mentionne le retour du même Père à Rome en 1738, après vingt-quatre ans de pratique apostolique, ce qui ramène au même point de départ: 1714. Entin d'après le même ouvrage, l'hospice de Katmandou avait été fondé parles Capucins en 1715.

2. Missio Apostolica..., 11, p. 49 et aussi p. 172.

3. Sur le voyage de Desideri. v. Puim, Rivista Geografica Italiano. décembre 1900.

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prestige de la persécution. En 17161e « roi du Tibet Ginghir Khagn le Tartare ' » avait rendu un édit qui les exemptait de taxes. En 1725, après la défaite des Dzoungares qui avaient renversé '< Ginghir Khagn » , le nouveau roi installé parla Chine triomphante, <' Telcihin Bathur », confirma ce privilège. En 1732, le P. Horace de Penna, qui descendait au Népal, se vit octroyer un passeport qui prescrivait « k tous Gabeliers de n'exiger aucun impôt du Lama Européen qui était venu à Lassa, capitale du riche royaume de Tibet, pour aider et pour faire du bien à tous^ ». Mais leur succès s'arrêtait à ces politesses officielles d'une valeur banale.

La succursale népalaise de la mission du Tibet avait eu une existence un peu plus agitée, un peu moins terne aussi. En 171.3 les Capucins avaient fondé un hospice à Katman-

1. Ginghir Khagn (Gengis Khan) n'est autre que Latsan Khan, chef des Khoskhotes, mentionné plus haut. V. Koeppen, Die Religion des Buddha. II, 190, n. 1. Telcihin Bathur (Teldjin Bagathur) était un ancien ministre de ce prince. Cf. Koeppen, II, 196, n. 3.

2. Le passeport tout entier est publié dans : Relazione del principio e stato présente délia niissione del vasto Regno del Tibet ed altri due Regni confinanti, raccomniandata alla Vigilanza e Zelo de Padrl Capuccini, délia Provincia délia Marca nello Stato délia Chiesa. In Ronia, nella Stamperia di Antonio de Rossi, 1742, 12 pages petit in-4. Je n"ai pas vu l'ouvrage original; mes citations sont empruntées à la traduction presque intégrale insérée dans Nou- velle Bibliothèque ou Histoire littéraire des principauo: écrits qui se publient. T. XIV. janvier-février-mars MDCGXLIII, à la Haye, chez Pierre Gosse, p. 46-97. La plaquette, publiée par les soins de la Pro- pagande, à l'aide des informations fournies par le P. Horace de Penna, avait pour objet, comme la Missio Apostolica citée plus haut, d'attirer des souscriptions à la mission du Tibet. Le P. Cassien (Relazione inedita, Riv. Geogr. Ital., IX, 112) montre bien à quoi se réduisaient dans la pra- tique ces privilèges si facilement octroyés. Le roi du Tibet avait donné à la petite troupe des Pères qui se rendait à Lhasa une réquisition qui les autorisait à s'approvisionner de combustible et de fourrage partout et chez tous, exempts ou non exempts, privilégiés ou non privilégiés. Mais, dans presque toutes les localités qu'ils traversèrent, les Pères trouvèrent les chefs nantis de documents également authentiques et formels qui les dispensaient expressément de toute obligation à l'égard des réquisi- tions; si bien que de Kuti à Lhasa les Pères ne furent approvisionnés que six ou sept fois.

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dou: mais « reffioyablo perséculion soulevée par les Brahmanes » les contraig-nit à fuir pour chercher ailleurs un asile. Ils mirent à profit la rivalité constante entre les rois de Katmandou et ceux de Bhatgaon. Bhûpatîndra Malla, qui régnait alors à Bhatgaon, les accueillit avec bienveillance; en 1722, les missionnaires substituèrent officiellement Bhalgaon à Katmandou comme siège de la succursale du Népal ; mais ils ne renoncèrent pas définiti- vement à leur premier poste. Le P. Horace de Penna, appelé de Lhasa au Népal avec le titre de a Préfet de la mission », réussit à force d'adresse et d'énergie àreprendre possession de la place. Arrêté, mis en prison, réduit comme tous les prisonniers à la condition d'esclave royal et astreint aux plus dures besognes, il sut faire parvenir au roi de Katmandou un catéchisme en langue uévare qu'il avait sans doute composé lui-même, car il possédait à la fois le tibé- tain et le névari. La lecture de l'opuscule dissipa les pré- ventions du roi ; il autorisa les Capucins à s'établir dans sa capitale el à y prêcher.

La mort réduisait le nombre des Pères. En 1727, il n'en restait plus que neuf; trois autres succombèrent peu de temps après, suivis d'un autre encore. La mission ne comptait plus au total que cinq Capucins usés et vieillis. En 1731 le P. Joachim de Santa Natoglia (de Lhasa), le P. Horace de Penna, (( Préfet de la mission du Nekpal (de Battgao) », et le P. Pierre de Serra Petrona (de Chan- dernagor), expédièrent une supplique à Home pour deman- der du renfort. En 1735, la Propagande autorisa un nouvel envoi de missionnaires, mais au nombre de trois seulement. Le P. Vito de Recanati fut désigné pour en être le supé- rieur. Les pauvres Capucins de l'Himalaya durent éprouver une déception à se voir si pauvrement secourus. Le P. Horace de Penna, qui comptait 24 ans de séjour continu dans ces régions, s'embarqua pour l'Europe, et arriva à

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Rome en 1738. Il multiplia ses efToiis pour intéresser les bonnes âmes à la mission du Tibet, inspira plusieurs publications de propagande, et rédigea nombre de notes qui servirent plus tard à la compilation de \ Alphabetum Tihetamnn. Puis il s'en alla courageusement, à soixante ans passés, rejoindre son poste de combat'.

La mission, grâce à l'impulsion qu'il lui avait donnée, n'avait pas souffert de son absence. Le V. de Recanati avait obtenu du roi de Rhatgaon, Ranajita Malla, les mêmes faveurs que ses devanciers ^ « Se trouvant avec deux de ses compagnons à Népal, la capitale, la doctrine qu'ils y prêchèrent touchant notre sainte Loi plut si fort au monarque qu'après leur avoir accordé, par instrument public, pour leur habitation un grand Palais qu'il avait confisqué sur un de ses Grands, il leur octroya encore pour la liberté de conscience un privilège qu'il fit publier dans son Royaume et que le Père Supérieur fit remettre au Père Procureur Général de son ordre. La traduction en est ainsi conçue :

(( Nous Zaervanegitta Malla, Roi de Ratgao dans Népal, accordons en vertu de ces présentes à tous les Pères Euro- péens de pouvoir prêcher, enseigner et attirer à leur Reli-

1. Il ramenait avec lui une escouade de nouveaux missionnaires: P. Cassiano da ^Macerata, P. Floriano da Jesi, P. Innocenzo d'Ascoli, P. Tranquillo d'Apecchio, P. Daniele da Morciano, P. Giuseppe Maria de' Bernini da Gargnano, P. Paolo di Firenze. Partis en mars 1739 de Lorient, ils arrivèrent à Pondichéry en août, à Chandernagor le 27 sep- tembre, à Patna en deux groupes le 8 et le 16 décembre, à Bhatgaon le 6 février 1740. Le P. Horace dut y attendre les passeports tibétains jus- qu'au 4 octobre ; il se mit alors en route et entra à Lhasa le 6 janvier 1741 {Memorie Istoriche, p. 3-16).

2. A en croire le P. Cassien (Me7norie Istoriche, p. 16) le roi de « Batgao » avait envoyé un de ses parents à la maison de Patna pour demander des Capucins. Le P. .Joachim da Santa Natoglia et le P. Vito da Recanato étaient venus à son appel, et avaient « rouvert l'hospice abandonné depuis plusieurs années », en 1739. En 1740, il autorisa les Pères à dresser sur la façade de leur maison une croix en fer. Les Pères de la maison étaient alors Vito da Recanati et Innocenzo d"Ascoli, avec le F. Liborio da Fermo.

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gion les peuples qui nous sont soumis, ei femmes sembla- blement. Nous permettons à nos sujets de pouvoir embrasser la Loi des Pères Européens sans crainte d'être molestés ni par nous ni par ceux qui ont quelque autorité dans notre Royaume. Les Pères ne recevront de ma part aucun dégoût et ne seront point empêchés dans leur ministère. Cepen- dant tout ceci doit se faire sans violence et d'une pure et libre volonté. Il est ainsi. Casinat, le Docteur, a été l'Écri-^ vain. Grisnanfrangh, gouverneurgénéral, le confirme. Biso- rage, grand prêtre, le confirme et l'approuve. Donné à Népal l'an 861 au mois de Margsies. Bonjour. Salut'. »

L'occasion s'offrit même au P. de Recanati de fonder en dehors du Népal une succursale nouvelle. Le raja de Bettia ((ui possédait un petit domaine au débouché des montagnes, sur la route de l'Hindoustan, sollicita l'éta- blissement d'une mission par une lettre « donnée àBattia, l'an 184, au mois de Busadabi ^ ». Cette lettre, l'édit de Ranajita Malla, et d'autres pièces analogues, « furent envoyées au Procureur Général afin que, comme il le fit, il les rendît au Pape qui en reçut une grande consolation et remit tous ces paquets à la Sacrée Congrégation de la Propagande. S. S. a décidé d'envoyer à ses frais propres quelques religieux. Elle a écrit au roi de Battia un très beau bref..., et il lui a aussi paru convenable d'écrire un autre bref au roi de Batgao en Népal pour le remercier du Privi- lège rapporté ci-dessus et pour lui adresser la même exhortation [qu'au roi de Battia] ^ » .

1. Le mois de Margsies, c'esl-à-dire Mârgarirsa de Tan 861 (écoulé, selon l'usage) correspond à peu près à novembre 1740. Le nom du roi, ZaervanegilLa Malla, transcrit assez fidèlement .laya Ranajita Malla. .J'ai emprunté ce document et la citation qui le précède à la Relazione del principio e stato présente.

2. La date de 184 se rapporte clairement à l'une des deux ères fondées par Akbar et qui partent de son avènement, ère Fazli ou ère llâhi. L'une et l'autre donnent comme équivalent 1740-1741 A.-D.

3. Relazione del principio..., etc.

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 105

La mission de Battia fut, en effet, fondée en I743etconriée au P. Joseph Marie di Bernini da (iarignano, qui la dirigea jusqu'à sa mort, en 1761 '. La nouvelle mission allait bientôt servir de refuge à ses aînées. En 1 745 - les Chinois

1. Les faits qui en amenèrent la fondation sont racontés en détail par le P. ]\Iarco délia Tomba. V. Gli Scriiti del Padre Marco della Tomba, missionario nelle Indie Orientali, ntccolti ordinafi ed illustrati sopra gli autofjrafi del Museo Borgiano da Angelo de Gubernatis. Firenze, 1878, p. 1* sqq. Sur le chef de la mission, v. l'ouvrage du P. Cassien que j'ai déjà cité sous le litre abrégé de Memorie istoriche. Le titre plein est : Memorie islorlche délie Virlù, Viaggj, e fatlche del P. Giiiseppe Maria de' Berfiini da. Gargnano, Cappuccino della provincia di Brescia e Yice-prefetto délie missioni del Thibet, scrittc ad un arnica dal P. Cassiano da Macerata, stato suo compagno e data alla luce con una Prefazionc... del P. Silvio da Brescia del inedesiino ordine. In Verona, MDCCLXVII, xxxi et 277 pages. (Test également à l'extrême obligeance de M. Cordier que je dois la commu- nication de cet ouvrage si difficile à trouver. Le P. Giuseppe-Maria da Gargnano était arrivé dans l'Inde avec le P. (Cassien en 1739. 11 résida six mois au Népal, au cours de l'année 1745, en descendant du Tibet, mais sans apprendre la langue indigène. Il mourut à Bettia le 17 jan- vier 1761. Cest le P. Marco della Tomba qui lui ferma les yeux. Le P. da Gargnano avait désiré traduire les quatre « Bed » (Védas), mais il ne put se les procurer. Il traduisit doncVAd'i adnià RatnaJifn (Âdhyàtma Ràmàyana), leLhalecc (? qui décrit la huitième incarnation de Visenù) : le Visenù Purana (Visnu Puràna), et le Ghian Sagher (Jiiàna Sàgara).

2. Le P. Gassien (Relazione inedita) donne des dates précises: le 13 août 17Î2. en présence des mauvaises dispositions du roi du Tibet, le Préfet de la mission se décide à renvoyer quelques Pères; trois mission- naires, avec le P. Gassien, retournèrent au Népal. De nouvelles exi- gences obligèrent le reste de la mission à quitter Lhasa le 20 avril 1745 ; les voyageurs atteignirent Patan le 4 juin 1745. Le P. Cassien répète les mêmes dates dans ses Memorie Istoriche, p. 43. Marco della Tomba donne une date très légèrement différente : « Prima avevamo un ospizio aperto in Lassa, dopo il 17 44 non l'abbiamo piu. Nell' anno dunque sopradetto il Re del Gran Tibel, vicino alla sua morte, voile rimettere la corona al primo de' suoi llgli, etc. » En dehors de la date, tous les détails rapportés par della Tomba sont parfaitement exacts. Le roi dont il s'agit est P'o-lo-nai. nommé aussi Mi-Wang, qui mourut en 1746. et qui eut en effet pour héritier son second fils à défaut de l'ainé qui s'était récusé comme le raconte della Tomba. D'après M. Markham {loc. laud... p. Lxvi) les Capucins furent expulsés de Lhasa, « in about 1760 ». Cepen- dant la Relation de P)Ogle, éditée par M. .Markwam lui-même, rapporte que le Teshu Lama, dans une conversation avec Bogie en avril 1775 : « told that the missionaries were expelled Tibet about forty years ago, ou account of some disputes with the fakirs. » (p. 167). U est vrai que

106 LE NÉPAL

installés on maîtres à Lhasa après avoir écrasé le soulève- ment de 1736 inauguraient leur politique d'exclusion systématique à l'égard de tous les étrangers. Les mission- naires durent se retirer au Népal, et la route de Lhasa à Katmandou par Kuti vit passer pour la dernière fois des Européens. Les voyageurs de cette triste caravane étaient le P. Horace, préfet de la mission, le P. Tranquillo d'Apecchio ', le P. da Gargnano (qui avait temporairement quitté Bettia), et le F. Paolo de Florence'. On ne permit pas même aux malheureux Pères d'emmener avec eux les indigènes qu'ils avaient convertis. Aussitôt après leur départ, leur maison fut démolie de fond en comble. Le vénérable P. Horace de Penna, qui était depuis tant d'an- nées l'âme de la mission tibétaine, vécut assez pour assister à l'avortement douloureux de ses pieux et patients efforts. Sorti de Lhasa malade et déjà moribond, transporté à dos d'homme, et souvent par ses compagnons mêmes, au travers desmontagnes, il arrivale4 juin au Népal, et quarante-cinq jours après ^ il expira à Patan, le 20 juillet 1745, à l'âge de

les Capucins durent tenter plus d'un effort pour rentrer au Tibet. Georgi (p. 441) semble l'impliquer clairement : « Kal. novembris 1754, quo anno Lhasam adibant Pater Cassianus aliique missionarii ex ordine Capuccinorum... »

1. Le P. Tranquillo avait rédigé un itinéraire du Népal et du Tibet que Marco délia Tomba a utilisé P. Tranquillo che molto a percorse quelle parti da Népal al Tibet... », p. 55). Après son expulsion de Lhasa, il resta dix-huit ans au Népal, et ne quitta ce pays qu'en 1763 pour rentrer en Europe (Marco della Tomba, p. 19).

2. Memorie Istoriche, p. 46.

3. L'inscription latine publiée par Georgi et que je reproduis à la page 107 indique comme date de la mort du P. Horace : XX Julii MDCCXLVTI. Le névari d'autre part porte : Samvat 865 asâ 8badi 6 agâm, mots qui sont traduits ainsi dans Georci : « Anno a solutis debitis 865, Cycl. (Aacha)8Lun. déficient. 6 novembr. (quo die Balgobinda scripsit). » Les derniers mots entre parenthèses sont une annotation destinée à faire disparaître la contradiction évidente des dates indiquées de part et d'autre. Mais la date exprimée en comput indigène me semble inintelli- gible au.ssi bien dans le texte que dans la traduction de Georgi. Il ne me parait pas douteux qu'il faut lire dans le texte même : âsâdha. badi 6. au

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 107

65 ans. Il fut enterré dans le cimetière chrétien, qui était

A R. p. FRANCIJCVS HORATXVS A PINNA BïLLORVM

PICENiE PROVINCIiE CAPVCCINORVM ALVMNVS

MDCLXXX. NATVS

INFIDELIVM CONVERSZONES OPTANS

A S. C. D. P. F. AD TIBETt MISSIONES MISSVS

XXXIII. AN. INTER INFIDELES VERSATVS

XX. EISDEM MISSIONIBVS PR^FVIT

TANDEM

SENIO KC MORBO CONFECTVS ET MERITIS CVMVLATVS

LXV. AN. AGET^S "SECESSIT E VIVIS

XX. JVLII MDCCXLVII.

SVPERSTITES MISSIONARU

M. H. P.

A. M. D. G.

Sambat 8ff;. Akhi g. badî 6". Agan

Balkunha Padtî Phtancerco Votacio

Dajamhao PLiinghi

Taoà bari kahnufa fuja fuoidatô jj- iabjaœhan

Parmefuor ja Marg bakhalha

JTt?[ YÏÏT ^?T t?ÎHI! U

danll Helà Des {cita .

Épitaphc du P. Horace de Penna (d'après VAlpImbelum Tihefanum).

situé en dehors des murs de la ville, au Nord, et qui a com-

lieu de : âsâ^S. La letlrf dha a pu très facilement être prise pour le chiffre 8 qui lui ressemble beaucoup flans l'écriture devanâgarî du Népal. La date doit alors être traduite : An 865, mois âsâdha, 6^ tithi de la quin-

108 LE NÉPAL

plèlement disparu sans laisser même un souvenir local. Les Pères de la Mission firent graver sur sa tombe une double épitaphe, en latin et en névare; le brahmane Bâlagovinda, qui était attaché à la mission comme professeur de langue indigène, rédigea l'inscription névari. V Alphabetum Tibe- tanwn reproduit une copie de ce double texte, digne de figurer au premier rang des curiosités du Corpus népalais. Malgré leur prédilection pour Fatan, les Pères n'y avaient pas encore obtenu le droit de propriété quand le P. Horace y mourut. A Katmandou', ils occupaient depuis 1742 « lin beau jardin et un immeuble grand comme quatre maisons moyennes, avec une cour centrale ». La charte de concession rédigée en névari, mais toute farcie de sanscrit, vaut d'être reproduite ici pour son intérêt particulier et

zaine noire. Or le mois d"àsàdha répond en gros à juillet. L'indication du mois concorde bien de part et d'autre. Mais Samvat 865 du Népal ne peut pas correspondre à l'an MDCCXLVIl ; il y a une contradiction formelle; 865 écoulé (les années, en ère népalaise, étant régulièrement comptées comme telles) répond à l'année comprise entre octobre 1744 et octobre 1745 : àsàdha 865 répond, en gros, à juillet 1745. L'erreur, a priori, semble plutôt imputable au texte latin qu'au texte névari, car le copiste était plus apte à modifier les signes qui lui étaient le plus fami- liers,- mais nous pouvons atteindre ici mieux qu'une probabilité. Le texte latin dit formellement que le P. Horace était en 1680 (MDCLXXX natus) et qu'il mourut dans le cours de sa 65« année (LXV an. agens) ; 65 ans ajoutés à 1680 font 1745 de J.-C. 11 n'est donc pas douteux qu'il faut lire MDCCXLV au lieu de MDCCXLVIL Au reste le P. Cassien (Rela- zione inedita et Meniorie Istoriche) donne comme date le 20 juillet 1745. Cependant cette date du 20 juillet soulève elle aussi une difficulté; en 1745, le 20 juillet correspond à samedi, 3" tithi de la quinzaine claire du mois de çràvana, tandis que le 6 àsàdha badi répond au 8 juillet. 1. D'après le récit du P. Cassien (Mernorle Istoriche, p. 20), le roi de Katmandou avait sollicité l'établissement d'un « hospice » quand le P. .loachim da Santa Natoglia avait traversé la ville en descendant de Lhasa pour porter au Saint-Père une réponse du roi et du Grand-Lama. « Le P. .loachim n'osa pas refuser, par crainte d'exposer à des périls certains les missionnaires du Tibet, car les Pères de la mission devaient passer par le Népal, comme aussi le vin nécessaire à la messe, et bien d'autres choses indispensables. Il assigna donc cet hospice au P. Innocent d'.^scoli: et le roi du pays donna aux Pères une maison, un puits, et un jardin, et il fit graver sa donation sur cuivre pour la rendre irrévocable. »

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 109

aussi comme un excellent spécimen de la précision méti- culeuse réalisée par les arpenteurs népalais :

« Salut ! Le roi Java Prakâça Malla sa tête est poussié- reuse du pollen des lotus qui sont les pieds du divin Paçu- pati ; la sainte Màneçvarî, sa divinité favorite, lui a octroyé la faveur de ses grâces qui portent au plus haut point de splendeur sa dignité ; il descend de la race de Râma; il est le grain de beauté de la dynastie solaire ; il porte Hanumat comme étendard ; il est souverain du Népal, roi suzerain des grands rois, empereur et triomphateur consent à assigner pour rétablissement des Pâdris Kâpûcinis (Capu- cins) un beau jardin situé dans le Çromtu Toi, à Sithali, dans un endroit inoccupé, et de plus une maison quadran- gulaire à deux étages. Les limites du terrain sont Ouest de la maison de Jaya Dharma Siniha, Sud des maisons de Dhumju et de Çùryadhana et de Pûrneçvara, Est et Nord du grand chemin. Et voici Tétendue du terrain assigné: pour la maison elle-même, la mesure fixée pour quatre maisons plus 16 coudées 7 doigts en largeur, et pour la cour à l'intérieur de la maison, trois quarts du terrain régu- lier dune maison, plus 12 coudées et demie, sans compter un chemin d'accès, privé, qui mesure les trois quarts d'un terrain de maison en superficie, plus 22 coudées. Pour le jardin, la superficie allouée équivaut à celle de 13 maisons trois quarts, plus 3 coudées et 4 doigts de largeur. Telles sont les limites. Était témoin Râjya Prakâça Malla Deva, l'an 862, mois mârgaçira, quinzaine claire, 10* jour. »

C'est seulement douze ans plus tard, en 1754, que les Pères purent obtenir la même faveur à Patan, sous le règne éphémère du malheureux Râjya Prakâça Malla, qui avait justement servi de témoin dans l'acte précédent. Par une charte datée de l'an 874. au mois de caitra, rédigée par l'astrologue Kotirâja, avec Candra çekhara Malla Thâkura comme témoin, le roi Hàjya Prakâça (aux mêmes titres que

ilO LE >'ÉPAL

ci-dessus) « donne pour rétablissement des Pâdris Kâpû- cinis un beau jardin situ6 dans un terrain libre en dehors et au-dessus de la fontaine de Tânigra Toi, et aussi une maison quadrangulaire de quatre étages. Les limites sont: Ouest de la Route du char (de Matsyendra Nâtlia), Nord du chemin de Tava Bahâl, Est du terrain du Kâyastha Kaciingla, Sud de la maison et du terrain d'Amvarasim Babil. En tout, pour la maison, la superficie régulière de 6 maisons plus 38 coudées carrées, et pour le jardin la superficie de 14 maisons plus 21 coudées' ».

1. C'est Hodgson qui a découvert ces deux chartes chez le D"" Hart- mann, évèque catholique de Patna, et qui les a publiées dans le Journ. of Ùie Bengal As. Soc. X\'I1, 1848, p. 228. Comme ce volume est assez difficile à trouver, on me saura peut-être gré de reproduire ici le texte des deux chartes, tel qu'il est donné par Hodgson.

I. Svasti çrlmat Paçupati carana kamala dhOli dhOsarita çiroruha çriman Mâneçvarlstadevatâvara labdhaprasàda dedivyamâna mânonnata çrT Raghu vam- çàvatàra ravikulatilaka Hanumaddhvaja Nepàleçvara mahârâjàdhirâjarâjendra sakalarâjacakrâdhïçvaranijestadevadeveçvarikrpâkatâksabalitavikiamopârjita pâ- lanakarasamudbhuta gajendrapati çrl çrTçrljaya JayaPrakâçaMalla deva parama bhattârakânâm samaravijayinâni pramûthakulasana vanarayata sacodam Pâdri kâpûcini âkrâktatrocibane nâma prasâdîkrtam çromtutolasithalilanattàjâbagrha- nàma samjnakam Jayadharma simhayâgahanapaçcimatah Dhumju ÇQr\'adhana Pûrneçvarathva patisyahnasyâgrhana daksinatah mârganr pDrva uttaratah etesâm madhye thvatecâtrâghatanadusaptâmgulisârdhasodaçahastâdhika catuh khaparimitani cQkâpâtâla sàrdliadvadaçahastâdhikatripâdaparamita lavopàtâla dvâvimçati hastâdhika tripâdaparimita puspavâtikâ caturamguli trihastatripâda- dhika trayodaçakhâparimitam amkato vicchakâ 4 ku 16 amgula 7 cûkapâtâla cûla 3 ku 12 lavopàtâla cOla 3 ku 22 kavakhà 13 cOla 5 ku 3 amgu 4 tuthiso- vogulo II prattaita çrT çrl navakasisaprasannajuyâ tatra patrârthe drstasâksi çrî çrT RàjyaPrakàça MaHa Deva Sanivat 862 mârgaçira çudï 10 çubham j .

II. Svasti (Protocole comme ci-dessus jusqu'à) Hanumaddhvaja Nepà- leçvara sakala ràjacakràdhiçvara mahàràjàdhiràja çrî çrïjayaRàja Prakàça Malla Deva paramabhattàrakànàni sadâ samara vijayinàm j pramûthakurasana bana- rayata sacodani Pàdri kàpOcini çvàkràkvamgre gochibane nàmne prasâdîkrtam Tànigratola îti phusacàkalamcautàjàvagrhasamjfiakam rathamârgana paçcimatah tabavàhàra one mârgana uttaratah kacimgla kàyastyayâ bhûmyâ pQrvatah amvarasim vàvuyà grhabhûmyà daksinatah etesàm madhye thvate câtrâ ghâ- tana du astatrimsahastàdhika sasthikhàparimitarn puspavâtikâ ekaviipçati has- tàdhikacaturdaçakhàparimitam j arpkato pi chekhàsu 6 kusuyacmâ 38 keva- kliàçlaram api 14 kuniyàche 21 bâte yulo | pratTtaçrTçrinavakasTsaprasannajuyâ atra patrârthe drstasâksi çrl Candra Çekhara Malla Thàkurasatii 874 caitra badi daivajna kotirajena likhitam | çubham | .

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 \ 1

La fortune semblait sourire aux Capucins ; la catastrophe cependant était procliaine. La révolution politique de 1768 qui renversa les petites dynasties des trois capitales et qui fît passer le pouvoir aux mains des Gourkhas entraîna pour la mission népalaise les mêmes conséquences que la révo- lution du Tibet pour la mission de Lhasa, par l'application du même système de politique. Ouandle roi des Gourkhas Prithi Narayan vint mettre le siège devant Katmandou, les Pères de la Mission étaient : le P. Séraphin de Côme, le P. Michel-Ange de Tabiago, le P. Jean-Albert de Massa et le P. Joseph de Rovato *. Ils avaient déjà évacuer Patan, ojj leur maison était trop exposée au feu des assiégeants ". Réfugiés à Katmandou, les Pères et leurs chrétiens n'y eurent pointa souffrir des rigueurs d'un blocus rigoureux ; Prithi Narayan leur permit de faire entrer dans la ville les subsistances nécessaires à leur entretien ; il récompensait par ce privilège les services médicaux rendus par les missionnaires. Le P. Michel-Ange avait réussi à guérir le frère même de Prithi Narayan, Surûparatna, d'une blessure reçue à l'assaut de Kirtipur^ ; ce Père était en outre lié d'amitié avec un fils de Prithi Narayan*. Il avait essayé, mais sans succès, d'intervenir en faveur des habitants de Kirtipur, quand le farouche conquérant eut donné l'ordre de couper le nez et les lèvres ta toute la population de la ville, sans distinction d'âge ni de sexe ; il dut se borner, avec ses confrères, à soigner les lamentables victimes de cette vengeance barbare.

L'intervention des Anglais dans les affaires du Népal, l'envoi d'une colonne sous les ordres du major Kinloch changèrent les dispositions du roi Gourkha à l'égard des

1. D'après DEUX Tomba, p. 23.

2. Description, \i. 359.

3. /&., p. 358.

4. Dei.ia TuMiiA, j). 23.

H 2 LE NÉPAL

missionnaires ; il confondit dans la même suspicion tous les Européens, commença par intercepter les lettres destinées aux Pères *, et quand il fut devenu le maître du Népal tout entier, en 1769, il enjoignit aux Capucins de quitter le pays avec leurs convertis. Ce suprême exode conduisit les der- niers débris de la mission tibétaine h Bettia, par delà le Téraï, sur le seuil de l'Hindouslan. La montagne se fermait à jamais derrière eux '. Après tant d'efforts poursuivis pen- dant soixante ans. les pasteurs ne ramenaient qu'un nombre dérisoire d'ouailles. Le capitaine Alexandre Rose qui visita la mission de Bettia vers le milieu de l'année 1769, y trouva le préfet de la mission entouré u de deux misérables familles qu'il appelait ses convertis ^ ».

Pour soixante ans de prédications, de dépenses, de voyages entre Rome et l'Himalaya, le résultat était au moins médiocre. La science n'y avait pas gagné beaucoup plus que la religion. Les Capucins avaient trouvé sous la dynastie des Mallas une situation exceptionnellement favo- rable, la route de Lhasa ouverte, le Népal accueillant, le bouddhisme florissant, le pays prospère, la science et l'art en honneur, les lettres en faveur. Tant d'avantages demeu- rèrent pourtant stériles. Pour mesurer ce que coûte à la science l'impéritie ou l'incurie des Capucins, qu'on se rappelle les circonstances où, vers 1820, l'Anglais Hodgson

1. Ib., p. 25.

2. En 1857, deux missionnaires français, MM. Bernard el Desgodins essayèrent d'oblenir l'autorisation de passer par le Népal pour gagner le Tibet ; ils sollicitèrent à cet eft'el le frère du maharaja qui se trouvait en même temps qu'eux à Darjiling. Le jeune prince répondit carrément : « Pour le moment, c'est impossible »,et il se refusa à donner aucune raison de son refus. Le Thibet d'après la correspondance des mis- sionnaires^ par C.-H. Desgodins, 2>^ éd. Paris, 1885, p. 35.

3. Rose, Briefe iiber das Kônigreich Népal, t. 111 des Beitràge znr Vulker und Liinderhtinde hersggb. von J.-R. Forster iind M. C. Sprengel. I^eipzig, 1783, 12°. La lettre que je cite ici est la seconde: elle est datée de Muradabad. Bengale, 20 août 1769.

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 1 'A

entreprit ses travaux sur le Népal : le pays, conquis par les Gourkhas, était sévèrement fermé, le bouddliisme disgracié et déchu ; la suspicion, la violence, la brutalité régnaient en souveraines ; les ruines du pillage continuaient à encom- brer les villes mises à sac ; et cependant le labeur persé- vérant d'un seul homme, entrepris et poursuivi sous d'aussi fâcheux auspices, révélait à l'Europe une littérature, une religion, un chapitre considérable de l'histoire humaine. Une bizarre fatalité, qui n'est peut-être pas sans rapport avec la désastreuse négligence des communautés francis- caines, s'est encore acharnée sur les rares monuments de leur médiocre activité. Le P. Horace de Penna, le mieux doué de tous, u avait traduit en italien des livres tibétains sur la transmigration, et composé des livres en tibétain comme aussi ennivarrais ou nekpalais, à savoir un diction- naire tibétain-français de 35 000 mots, avec un dictionnaire français-tibétain, une adaptation du Manuel du Cardinal Bellarmin et du Trésor du Christianisme de Turlot ' » ; il ne subsiste" que les lettres sur le Tibet, si précieuses au reste, recueillies et publiées par Klaproth'. Le P. Constantin d'Ascoli avait compilé en 1747 des a Notices sur quelques usages, sacrifices, et idoles du royaume de Népal » qui étaient encore conservées à Rome en 1792 dans la bibho- thèque de la Propagande '*. Le manuscrit, qui était orné de

1. Missio Aposlolicd , 11, p. 80 81. Georgi mentionne le dictionnaire, p. Lvni : « Lexicon libelanuni tiiginla tria niillium vocabulorum jacet ms. in hospitio PP. Cappucinonnn, Nekpal. »

2. Outre la traduction d'un petit traité sur les voies de la sagesse inséré dans la publication de 1738 : Alla sacra Congregazione...

3. Journal asiatique, 2^ série, vol. XIV.

4. Le P. Paulin de Saint- Barthélémy en signale un m?,. àdM^V Examen Historico-crilicuin Codicutn Indicorum Blbliothecœ Sacrœ Congre- gationis de Propaganda Fide. Home, 1792. Avant lui, Amaduzio dans la préface de VAlphabetum Bra}imanicutn,Kome, 1771, signale égale- ment ce ms. « Al lios dein codices omnes pro sui munificentia una cum allero co(lic(; ex cliarla radicis arborea* in (|uo Indira idola, lilus, vcsics, alia([ue liujusmodi Nepalensibus characlcribus et expositionilni-; illus

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114 LE NÉPAL

dessins, a disparu depuis. M. de Gubernatis, qui l'a recher- ché sans succès, a trouvé à la Bibliothèque Victor-Emma- nuel un résumé de ce mémoire, réduit à une simple table des matières; il l'a publié à la suite des papiers de Marco délia Tomba \ Le P. Joseph d'Ascoli et le P. François de Tours, qui étaient montés les premiers à Lliasa en 1707- 1 709 , avaient écrit une relation de leur voyage ' ; le P. Tran- quillo d'Apecchio, qui était Préfet de la mission en 1757^ avait également rédigé un journal de route \ La Relation et le Journal se sont perdus. Le P. Cassien de Macerata avait recueilli « des notes abondantes sur les Népalais elles Tibétains, leurs mœurs, leur littérature, leur religion "" » ; ces notes se sont aussi perdues ^ Le seul ouvrage issu

trata (quibus ad calcem nepalense insuper alphabetum additnm est) in laudatain Collegii Uibani Bibliothecam illatos voluit Pi'cesul beneme- rentissimus » (p. xviii).

1. Gli Scritli, p. 300-304.

2. L'auteur de la Missio Apostolica connaissait cette relation et l'avait sous la main ; il annonce au vol. H, p. 5 son intention de la publier en tète du troisième volume, qui n'a jamais paru.

3. Gli Scritli, p. 3.

4. Le P. Marco délia Tomba se sert de ce journal pour décrire la route du Bengale à Lhasa. Gli Scritti, p. 55.

5. Au témoignage de Georgi, A Zp/i. Tib., p. 11.

6. M. Alberto Managhi en a retrouvé une partie à la Bibliothèque communale de Macerata. Le manuscrit a pour titre : Giornale di Fra Cassiano cla Macerata nella Marca di Ancona, missionario aposto- lico Cappucino nel Tibet e Regni adiacenti délia sua partenza da Macerata seguita gli 17 agosto 1738 /îno al suo ritorno nel 1756 diviso in due libri. Il se composait de deux livres; mais il n'en reste plus que le premier, qui traite spécialement de l'itinéraire entre l'Inde et Lhasa, avec quelques indications sur les coutumes et les fêtes de la capitale tibétaine ; le manuscrit est orné de dessins et d'aquarelles qui se rapportent aux objets et aux pratiques du culte tibétain, et d'une carte qui marque la position relative des trois capitales du Népal. C'est au P. Cassien que Georgi a emprunté les illustrations de son Alphabetum Tibetamnn. Le deuxième livre contenait une autre série de notices sur les coutumes tibétaines, le récit de la persécution qui chassa les Capu- cins du Tibet, et la description du Népal avec la religion et les coutumes du pays. Malheureusement ce livre, qui aurait intéressé spécialement nos recherches, a disparu. M. Managhi a en partie analysé, en partie

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directement de la mission du Xépal qui se soit conservé jusqu'à nous est la Description du royaume de Népal par le P. Giuseppe, Préfet de la mission romaine ; elle fut commu- niquée par John Sliore àla Société asiatique du Bengale, et publiée dans le second volume des Asiatic Besca/r/ies en 1790 '. La Description a été composée quand les Capucins avaient déjà quitté le Népal ; l'auteur rapporte en témoin oculaire les événements qui ont préparé et amené la con- quête du pays par les Gourklias jusqu'à la prise de Patan, « Nous obtînmes alors, ajoute-t-il, de nous retirer avec tous les Chrétiens dans les possessions britanniques. » Le P. Giuseppe de Garignano, à qui on attribue souvent cette notice, est forcément hors de cause ; nous savons par le P. Marco délia Tomba qu'il était mort en 1760", dans la mission de Bettia qu'il avait fondée. Le personnage désigné simplement comme le P. Giuseppe, en tête de la Descrip- tion, est sans aucun doute le P. Joseph de Rovato \ un des

édité le premier livre dans la Rivista Geografica Italiana, nov. 1901- inai 1902 sous ce titre: Relazione 'médita cli un viaggionl Tibet.

1. Langlès, dans la note bibliographique qu'il a jointe à ce mémoire dans la traduction française des Asiatic Researches {Recherches asia- tiques, vol. II, p. V^^) zonionàldi Description du Népal diXecXii?, Notizie îaconiche du P. Constantin d'Ascoii, qu'il connaissait seulement par les indications du P. Paulin de Saint-Bartiiélemy. L'erreur a été assez fré- quemment répétée depuis, en dépit de l'évidence même. Le titre des Notifie, rapporté par le P. Paulin, signale qu'elles furent recueillies en 1747 ; la Description raconte les événements qui se sont accomplis entre 1765 et 1769.

2. Gli Scritti, p. 12.

3. L'auteur de la Description à\i qu'il a fait à Patan « un séjour d'en- viron quatre ans » et que « Delmerden Sâh » gouvernait la ville quand il arriva au Népal. Dala Mardana Sâh règne à Patan de 1761 à 1765 : or le P. Marc (Gli Scritti, p. 19) nous apprend que, en décembre 1763, le P. Michel-Ange partit de Bettia pour le Népal avec le Père Préfet (P. Tranquillo d'Apecchio ?) et le P. Joseph de Rovato. La mission dut évacuer Patan pendant le siège de cette ville pour se retirer à Kat- mandou au cours de l'année 1767 (avant l'intervention désastreuse du capitaine Kinloch, octobre-décembre 1767). Le nombre des années écoulées correspond bien au temps indiqué par l'auteur de la Descrip- tion. Les « douze années de séjour » mentionnées par le capitaine

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quatre missionnaires qui assistèrent au désastre tînal et ramenèrent dans Tlnde les débris de lamission. Le P. Josepli n'était pas homme à s'intéresser aux antiquités du pays; il n'entendait pas pactiser avec le démon. Le capitaine Uose en a tracé un portrait cruel : « Je rencontrai par hasard les quelques missionnaires italiens qu'on avait récemment chassés du Népal ; je me flattais d'en tirer des renseigne- ments utiles ; je fus bien déçu. Leur préfet, qui semblait être le plus intelligent, ne put pas me donner la moindre information sur une localité ou un objet situés en dehors de la ville il demeurait. Et pourtant il y avait douze ans qu'il vivait dans le pays ! Mais, pour me montrer son zèle missionnaire, il me raconta qu'il avait brûlé 3 000 manus- crits pendant son séjour Là-bas'. » C'est une heureuse for- tune que le pauvre Capucin n'ait pas eu l'occasion d'exercer plus longtemps sur les collections népalaises ses pieux ravages. La rencontre du P. Joseph et du capitaine Rose, sur ce coin de terre perdu, opposait dans un épisode piquant les deux tendances du xvni" siècle. Rose représentait l'En- cyclopédie et annonçait la génération, déjà prochaine, des premiers indianistes. Chargé d'un relevé topograpln'quedu Téraï, il avait aussitôt cherché à arracher au passé encore mystérieux de Tlnde une part de son secret. « J'ai trouvé chez les montagnards, mandait-il à un ami, divers manus- crits, entre autres une histoire vieille de 3 000 ans. Je suis convaincu que pour arriver à la véritable histoire ancienne de ce pays, il faut résolument s'adresser aux livres qui sont écrits dans la langue du pays. Je m'efforce en ce moment de m'en faire traduire plusieurs. » Le P. Joseph aurait condamné ces paroles, mais William Jones les eût volon- tiers contresignées.

Rose comprennent probablement le temps passé par le P. Joseph de Rovato à Bettia.

1. Rose, Briefe, n" 2.

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 1 7

Le P. Joseph écrivait en dehors du .Népal, mais sur des souvenirs personnels. Le P. Marc délia Tomba n'eut pour Iraiter du Népal et du Tibet que les informations recueillies et communiquées par les autres Capucins de la mission. Arrivé dans Fhide en 1756, le P. Marc resta attaché à la maison de Bettia de 1758 à 1768 ; il l'avait déjà quittée quand les chrétiens du Népal vinrent y chercher asile'. Malgré son vif désir de visiter le Népal, auquel il était destiné dès 1762, il dut s'arrêter sur le seuil de la Terre-Promise, sans avoir le bonheur de le franchir. Il aurait pu y rendre service à la science, car il aimait à s'instruire et n'avait pas voué aux manuscrits la haine intransigeante du P. Joseph, Il lut et analysa un certain nombre d'ouvrages indiens, choisis avec assez de goût ou de bonheur ; un de ces textes, intéressant pour l'étude du bouddhisme népalais, le Buddha- Purâna, n'est connu jusqu'ici que par la notice du P. Marc. De Bettia il passa d'abord à Patna, puis à Chandernagor il s'embarqua en 1773 ; en 1774 il arrivait à Paris, d'où il retournait à Rome. Ses papiers conservés au Musée Borgia ont été retrouvés et publiés par le maître de l'india- nisme en Italie, M. A. de Gubernatis.

Mais c'est un Augustin, en résidence à Rome, à qui revient l'honneur d'avoir su mettre en œuvre les rensei- gnements sur le Népal et le Tibet dus aux missions des Capucins. Le P. Georgi les a fait entrer dans cette bizarre machine de guerre dirigée contre le Manichéisme, qui porte le nom inattendu d'A/p/iabeti/m Tibetanuin ^, fatras

1. Gli Scritli, p. 27.

2. Alphabetiim Tibetanuni Mii^sionum Aposfolicarum commodo edilum. Prœmissa est disquisitio qua de vario litterariim ac regio- nuni nominc, cjentis origine, inoribus, supemlitione ac Manl- chœlamo fuse disseritur. Bcausobrii calumnlœ in Sanctum Augus tininn aliosqiip Ecclesiœ Patres refutantnr. Studio et labore Fr. Au- gustin! Anfonii CiFoiicii Eremitm Augusli/tiani. lionuc, MDCCLXll. Tgpis Sacrœ Cong regntionls de Projiaganda Fide. 4».

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polyglotte la linguistique prend un air de grimoire, la scolastique manie et fausse l'érudition. C'est dans ce pot-pourri déconcertant que se retrouvent un routier com- plet de Chandernagor à Lliasa par le Népal et nomljre de détails, jetés au liasard de la controverse, touchantles divi- nités et le culte du Népar.

De Chandernagor à Patna, l'itinéraire est double : par eau et par terre. Le missionnaire, ou le voyageur, arrivant d'Europe fait escale à Calcatà et prend terre à Chander- nagor, où il se rembarque sur un bateau plus petit pour remonter le Gange. Les étapes valent d'être rapportées une à une ; elles n'ont pas trait directement, il est vrai, à notre sujet, mais ce défilé de noms a la mélancolie éloquente des ruines ; il résume en traits saisissants les jeux capricieux de la nature et de la politique sur le sol de l'Inde. II n'a fallu qu'un siècle et demi pour abolir tant de grandeurs. Que restera-t-il, après un siècle et demi, des splendeurs d'aujourd'hui?

Chandernagor, colonie française, était une paroisse des Jésuites ; mais un décret de la Propagande y avait concédé un couvent et une église aux Capucins pour leurs relations avec les missions tibétaines. De à Chmvïurat [Chinsurah], colonie hollandaise, avec un couvent et une église d'Au- gustins ; puis Bandel et le fort A'Hiigli, jadis aux Portu- gais, avec un couvent ruiné d'Augustins ; Saedabat [Sayyi- dabad], comptoir français ; Calcapur, comptoir hollandais ; Casimbazar, comptoir anglais [aujourd'hui désert] ; Moxu- dabat [Maksudabad appelé surtout Murshidabad], résidence du nabab, marché opulent, avec une population de 1 500000 habitants [aujourd'hui 40 000 h. ; le tleuve a déserté le lit

1. Le routier du P. Georgi est emprunté au moins pour la plus grande partie (et aussi pour les illustrations) à la Relation du P. Cassien, comme le démonlro lanalyse donnée par ]\1. Managhi, Rivisla Geogra- ficaltaliana, 1901, p. 611, scp]. Cf. sup. p. ll'i, n. 6.

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 119

de la Bhagirathij ; Bagankolà [Bhagwangola ; en amont on rejoint le lit présent du Gange] ; puis Godagari « magna ac celebris » [un village de batellerie] ; Mortumhanadi ; Raggmol [Rajmahal], à la limite entre le nabab d'Hugli et le nabab de Béhar; Sacrigali [Sikrigali], forteresse à la frontière du royaume de Bengale ; Galïagali, en Béhar ; i?r/^/«('///;ô/' [Bhagalpur] ; Glanklrà ; Gorgàt (( Gangisimpetu pêne dirutum » ; confluent de la Bagmati ; Mongher [Mongliyr] ; Sita Kun a sive Sitae Kunnus » [Sitakund] ; Surggaraha [Surajgarha] ; Deriapur; Caladirà « oppidum incolis frequentissimum », en aval du confluent àwKandok ou Kandak [Gandaki], qui vient du Turut [Tirhul] ; Patna, avec un couvent de Capucins, des comptoirs français, anglais, hollandais, et une population de 1 million d âmes. Au total 900 M. P. [milliers de pas] ; 8 jours de navigation pour descendre, 40 jours pour monter de Chandernagor.

La route de terre bifurque à Casimbazar, passe par Moxudabat M. P. H, Saraïdivan XIV, Aurangabad XXII, SarcebadWl^ Raggmoi Wl^ SacrigailXWW^ Sa?ibadX\lU, Cols?ion XXIV [Colgong], Basa/pur XXIV [Bhagalpur], Sultan-smisè XVIII, SafiesevadWWl^ jSaimbgansàWWW, Tersanpiir W\\, Bahr XX, Daicentpur X [Baikanthpur], Patna X ; au total 360 milliers de pas.

De Patna part la route du Népal et du Tibet.

Tout d'abord on remonte le Kandac [Gandaki] en bateau presque une journée entière, jusqu'à Singhia [Singeah] sur la rive gauche de la Gandaki, comptoir hollandais. Toute la suite du voyage se fait par voie de terre. A mille pas de Singhia, LaJganj ; puis Patara VII, Dubiai VI, Shaia XII, Messl XIV [Alaisi, sur la rive droite de la Buri Gandaki]. Les Capucins mettaient cinq jours pour y aller de Patna. C'est la dernière ville de l'Hindoustan quand on se rend au Népal. Le raja de Bettia la possède à cliarge de payer un li-ibul de 10 000 roupies au Mogol. [Georgi pro-

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pose h tort de ridentifier avec Motigar de l'itinéraire de Grneber, car Mutigar est Motiliari situé au N.-N.-O.] Ensuite Kalpafihur XIY ; Barvihuk XVI, qui est ]a frontière de l'Empire du Mogol'. On passe ensuite sur le territoire du raja de Maqu<:unpur\ on traverse une forêt épaisse large de 28 mille pas, longue de 100 del'E. àFO. ; les éléphants, les rhinocéros, les tigres, les buftles y gîtent, et bien d'autres bêtes sauvages, si bien qu'on y court risque de mort. La nuit on porte sur les quatre côtés du palanquin de grands feux, on crie, on bat le tambour, on fait du bruit avec les armes pour écarter les tigres. Mais les porteurs et les guides qui sont idolâtres font usage surtout de figures superstitieuses et de charmes magiques. La chasse des fauves donne de gros profits au raja de Maquampur. Au milieu de la forêt on voit nombre de ruines ; c'est, dit-on, les restes de la grande et antique ville de Scimangada. On rapporte bien des histoires sur cette ville, et on en montre un plan gravé sur une pierre kBaigao [Hhatgaon], sur la grande place. On trouve aussi, mais rarement, de vieilles monnaies qui la représentent de même construite en forme de labyrinthe.

[Schnajigada est la ville de Simraun ou Simraun-garh, le roi Harisimha régnait avant de conquérir le Népal, et d'où il fut chassé parles Musulmans.]

Hetoridà ou Hedondà est une ville célèbre et une gar- nison à la limite du royaume de Maquampur. Le pays de

1. Le P. Cassien écrit: Barikuà. Au témoignage du P. Cassien {Riv. Geogr. liai., 1901, 614), l'itinéraire dans cette région avait pour objet principal d'esquiver les douaniers « qui cherchaient à extorquer le plus possible aux Népalais chaque fois qu'ils descendaient dans l'IIindoustan ; aussi les frères évitaient soigneusement les lieux habités pour se soustraire aux rigueurs des ciolii (douaniers) ; mais à chaque lieu ils passaient, ils h;s ti'ouvaient toujours là, et ils devaient toujours soutenir des contestations et des disputes sans fin ».

LES DOC.rMENTS EUnOPÉENS 121

Maq II (impur, tout en forêts, s'étend de TE. à 10. entre les deux royaumes de Nekpal et de Bctfia.

Giorgiur [Jurjur] au i)ied des montagnes de Maquam- pur. XV.

Les chars et les muletiers s'arrêtent là. Jusqu'aux confins du royaume des Tibétains on ne peut employer que des porteurs au transport des marchandises et de tout le matériel de route. On les appelle en Hindoustan Bonn. Tous les ans, au retour d'avril, une maladie nommée Ollà (aoul) sévit sur l'indii^ène comme sur l'étranger ; elle se déchaîne sur tout le pays qui s'étend de lUindoustan aux frontières du Nekpal; et elle ne cesse complètement qu'à la fin de novembre. Beaucoup de p:ens, surtout dans les lieux bas et marécageux, périssent frappés de cette mala- die ; il faut se tenir toute la nuit dans les maisons, les fenêtres closes, et pendant toute la durée du fléau émigrer ailleurs et monter assez haut sur les montagnes pour y respirer un air salubre. Encore avec tous ces moyens on n'échappe pas toujours au mal ; il en est qui ont beau changer de séjour et chercher un ciel plus clément, ils emportent avec eux le germe morbide et sont en fin de compte atteints. Ceux qui ont échappé une fois peuvent habiter impunément le pays en toute saison et circuler sur les routes en pleine période de contagion. Le mal, dès son premier assaut, secoue le corps entier, abat toutes les forces ; on souffre d'un affreux mal de tête ; on a des hémor- ragies, et la fin ne tarde pas ' ,

1. Pour contrôler le témoignage de Georgi, il faut lire la description de la Grande Forêt et de l'aoul qui y sévit, telle (jue la rapporte le P. Desideri (cité dans GJi Scritti, p. xviii-xix). Le P. Desideri traversa le Ter en janvier-février 1722. Le P. Marc a également dépeint les dangers formidables de la région (GH Scritti, p. 48): il les connaissail par expérience, car il faillit en être victime. Pour avoir traversé le Téraï en décembre, afm de rejoindre le major Kinloch qui le mandait avec insistance (1767) il attrapa une lièvre pulride ([ui le tini mabule six mois et dont il ptMi-a mourir (/Ui Scritti. p. 25). Les précaulions (pril indi([ue

122 LE NÉPAL

En outre le royaume du Nekpal est sujet pendant toute l'année à des épidémies de varioles ou rougeoles, en langue indigène Sizi/ci Pour empêcher la contagion de se pro- pager au Tibet, le gouverneur de la province limitrophe prend de sévères mesures ; c'est que le mal une fois intro- duit fait des ravages dans cette population, qui n'y est pas naturellement sujette.

On voit tout le long du chemin des singes, des paons, des perroquets, des tourterelles et des pigeons verts et d'autres oiseaux qui amusent les yeux et adoucissent les difficultés du chemin. Qu'on se garde de tuer les singes ; tuer un singe, c'est un sacrilège, comme de tuer une vache; pour l'expier il faut la vie et le sang du meurtrier.

Fossé : aldea. YI.

Maquampur est en dehors du chemin à 10 mille pas de Possè. (( ïter plane horridum. »

Thegam : castrum. X.

C'est la limite du domaine du raja de Maquampur.

Bayinat'i : fleuve sacré du royaume de Nekpal.

Kakokù : cours d'eau.

Kkuà : bourg qui dépend du raja de Patan. XIV.

On peut comparer la construction des édifices et des murs à ce qui se fait chez nous.

Le royaume de Nekpal est tout entier divisé entre trois dynasties : Patan, Batgao et Katmandù. Les trois rois régnent chacun sur leur territoire propre; mais ils se haïssent si fort qu'ils se font constamment la guerre et se portent une inimitié implacable. Les marchands et autres voyageurs qui viennent de l'IIindoustan en passant par

valent d'èti-e signalées : il ne faut pas boire d'eau de la région ; il faut avoir un morceau de camphre à la bouche. Au reste, le pays n'a guère changé d'aspect depuis le xvni° siècle ; mais, grâce aux Anglais, on y peut voyager plus vite et rester moins longtemps exposé aux dangers de la roule.

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 23

Khuà avec rintenlion d'aller à Batgao sont avertis par le Pardan [Praclhàna], qui est le maire, d'avoir à se diriger sur Pa fan. Les gens de Palan pensent ménager ainsi, en temps de guerre, et la sécurité publique et la rentrée des impôts. Entre Khuà et Batgao la route est facile et déli- cieuse, par des collines charmantes.

Il y a six tourelles le long de la route jusqu'à Patan, avec des corps de garde '.

Le P. Marc décrit un autre itinéraire qui mène égale- ment au Népal, mais en parlant de Bettia. « On va vers le N.-E. ; pendant trois jours on traverse un terrain déliantes herbes qui servent de repaire aux tigres, aux ours, aux rhinocéros, aux buffles. On n'y trouve pas de grandes routes, mais de tout petits sentiers qu'on a peine à recon- naître. On arrive enfin au pied des monts oii se trouve un petit fort de montagne appelé Parsa, qui est dans les forêts; c'est que les voyageurs doivent payer le tribut. De Parsa on traverse encore ces forêts et on arrive le soir à Bisciacor, qui est à lencontre d'un petit ruisseau qui descend des montagnes ; on y reste la nuit pour être à l'abri des tigres ; à cet effet on allume de grands feux et on fait bonne garde. De commencent les montagnes. La seconde nuit on fait halte à Etondà, o\\ finit le royaume de Macuampiir, qu'on laisse à droite. C'est qu'en 1763 l'armée de Casmalican, voulant aller prendre furtivement le Népal, se trompa de chemin. A Etondà ils prirent à droite, se trouvèrent en Macuampur, assaillirent une des trois forteresses qui défendent iMacuampur. Ils ne purent la prendre parce qu'un seul homme et deux femmes qui s'y trouvaient se défendirent vaillamment. Avec des pierres seulement ils forcèrent 10 000 personnes à se retirer. Deux jours après il entra dans la forteresse cinq autres hommes,

I. Alph. Tihcl. 'ilb-'i.Vi.

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et un mois après cinq autres. Et alors ces 12 hommes seuls firent une sortie de nuit, tombèrent sur les postes des -Musulmans, tuèrent mille personnes ; les autres se préci- pitèrent par les roches, tant que l'armée de Casmalican perdit cette nuit-là 6 000 personnes, des plus braves, et fut obligée de se retirer le jour après, sans que ces gens leur fissent aucun mal : ils leur avaient promis que s'ils sortaient des montagnes dans le délai de trois jours ils ne les molesteraient pas, mais que s'ils tardaient davantage, personne ne sortirait, car ils fermeraient les passes et les massacreraient tous.

« De Bettia au Népal, le chemin est de huit journées. [Le 1*. Marc décrit en détail les dangers de la malaria qui rend la traversée du Téraï impossible de la mi-mars à la mi- novemI)re.] \)' E fonda, qui consiste en quelques paillottes pour la garde dudit lieu et d'oii commence le royaume de Népal, en poursuivant le voyage il n'y a pas d'autre chemin que par le lit d'un ruisseau qui vient du Nord et s'écoule vers l'Occident ; ce ruisseau, ou plutôt ce fossé, qui se creuse entre des escarpements très élevés, roule deux pieds d'eau en saison sèche ; aux autres saisons il est imprati- cable. Il est rempli de rocs et de grosses pierres qui s'éboulent journellement d'en haut; l'eau est très rapide. 11 faut passer une journée entière dans ce lit de ruisseau en le passant et le repassant trente-cinq fois. Au bout du ruisseau, on monte une montagne vers le milieu de laquelle se trouve le premier lieu du Népal, appelé Bimpedi, et à la cime dudit mont se trouve un autre fort appelé Sisapani oîj se trouve une eau très limpide et froide, que les gens appellent « eau de plomb » ; puis montant et descendant pendant deux jours on arrive au dernier lieu des mon- tagnes, nommées Tamhacani (mines de cuivre considé- rables), lieu fort difficile à passer et bien fortifié pour observer attentivement les voyageurs; la situation en est

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telle que dix hommes peuvent facilement en repousser 20 000 avec des pierres seulement. En passant encore d'autres petites montagnes bien couvertes d'arbres, on découvre la vallée du NépaP. »

La route de FHindoustan au Népal a, depuis le temps des Capucins, été parcourue assez fréquemment par des Européens ; la route du Népal au Tibet est demeurée, au contraire, obstinément fermée aux Européens depuis le passage des missionnaires. Les informations qu'ils ont laissées sur cette partie du chemin sont donc particulière- ment précieuses et méritent d'être recueillies avec soin. C'est la compilation de Georgi qui en a préservé l'essen- tieP ; les détails empruntés par le P. Marc au Journal du P. Tranquille n'ont qu'un médiocre intérêt.

De Katmandù à Sankù, \I[ Mille Pas. Tous ceux qui veulent aller de THindoustan au Tibet doivent nécessaire- ment passer par Saiikà. Aussi Sankù est la pomme de discorde entre les rois du Népal », dit le P. Cassien.] De Sankù à Langur (une ferme) VIII M. P. Le chemin, orienté vers le N.-E., est très difficile ; il faut passer la rivière de Koskd en bateau [évidemment la Malamcha ou Indravati, la plus occidentale des sept Kusis ; Koskù est peut-être Kuçika ou Kauçika]. De Langur à Sipa (une ferme), XVIII M. P. ; d'oii à Cio[jra (une ferme) XVIII M. P. [Ciopra est certainement une erreur d'écriture pour Ciotra, c'est-à-dire Chautara ou Chautariya, première étape après Sipaj ; on passe la rivière de Kitzhik [Miangdia Kola de la carte de Kirkpatriclv] et on arrive au bangalow de Xogliakot, W M. P. ; on y voit beaucoup de caityas, beaucoup de pierres

1. Gli Scritii, 46-50.

2. Cette section de l'itinéi-aire est traduite par Georgi presque exclu- sivement de la Ilelazioiie du P. Cassien ; l'original est un puu plus étendu, mais sans addition importante. V. Riv. Geogr. Ital.. 1901, p 623-627.

120 LE NÉPAL

on a ^ravé la formule oni manl padme hum, et une pagode une religieuse bouddhiste tourne la roue à prière.

Puis Paldù à VIIl M. P. ; le chemin va plus au Nord. Enfin Nesti [Listi], bangalow, fort et garnison à la limite du Népal, VI M. P.

Puis une campagne habitée par des Tibétains, au pied des roches, H M. P. A deux milles de là, on grimpe et on descend par des échelles très étroites, faites de pierres taillées et mobiles, le long de roches très hautes et constam- ment au bord d'un affreux précipice. Au bas, des vallées, des pâturages, des champs marécageux on cultive le riz. Puis Dunnà, bangalow [Dhoogna de Kirkpatrick, Tuguna des itinéraires indigènes], XIV M. P. Le chemin va directement au Nord. Les routes sont très étroites, sur des pentes abruptes, et tournent constamment autour de montagnes extrêmement élevées. Souvent des roches écar- tées sont réunies par des ponts suspendus sans appui latéral. 11 faut traverser douze fois par ces petits ponts étroits et tremblants faits de perches et de branchages. La terreur du voyageur s'accroît encore à voir au-dessous de lui d'immenses abîmes à pic et à entendre le fracas des eaux qui dévalent au fond parmi les pierres. Il y a surtout un endroit particulièrement difficile, qui épouvante au plus haut degré les timides ou les novices, tant que la peur de tomber augmente encore pour eux le risque d'une chute. C'est un rocher saillant, en énorme déclivité, ouvrant sur le précipice, long d'environ 16 pieds, et d'autant plus ghssant que les eaux découlant du sommet le lavent et le polissent. On y a gratté et excavé de pas en pas des creux le voya- geur peut poser, sinon le pied entier, au moins la plante du pied.

La rivière Nohothà s'élance d'une poussée impétueuse entre deux montagnes. Le lit en est large de 100 pieds et

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 127

plus. On traverse sur un jjout fait de grandes chaînes très solides. Les gens vont en sécurité sur le tablier en se sou- tenant, de droite et de gauche, à deux chaînes fortement attachées au rocher des deux parts. Mais le mouvement d'ondulation, surtout s'il se combine avec des secousses fréquentes comme c'est le cas quand plusieurs personnes passent en même temps sans aller du même pas, les unes allant, les autres venant, inspire une terreur à peine suppor- table.

Kansà, bangalow [Khasâ, Khangsa], XYI M. P. Le che- min va droit au Nord, aussi étroit que la veille et plus horrible encoi-e. AMngt-neuf passerelles à traverser sur des crevasses énormes de rochers, et les parois à grimper sont aussi vertigineuses et plus nombreuses encore. Ici commen- cent les montagnes couvertes de neige. [Le traité de 1792, entre la Chine et le Népal, avait fixé la frontière à ce point sur la route de Kuti.]

Sciascha, ou Chuscha, localité d'environ vingt familles [Chôsyâng]. Région très froide ; elle est baignée par une rivière sur la rive orientale de laquelle est une source jaillissante d'eau chaude ; l'eau chaude est recueillie en plusieurs fosses, comme dans des thermes. Les indigènes s'y tiennent longtemps plongés pour réchauffer leurs membres raidis. La route est, comme la veille, abrupte et exposée aux périls, car on monte sans cesse des montagnes presque chauves et neigeuses, avec la rivière Nohothà coulant au fond parmi les roches. Enfin on arrive à Kuti, ou peut-être aussi Kut, limite et garnison septentrionale du Népal. Elle appartenait autrefois au royaume de Népal' ; mais les trois roitelets Font cédée aux Tibétains quand le chemin de l'Hindoustan par le Népal a été ouvert. Car

1. En effet, les Népalais avaient acquis Kuti sous le règne de Laksmi Narasimlia Malla, aux environs de l'an 1600. V. Vamçcîv., p. 211, 212 et 237.

128 Li: NÉPAL

auparavant le chemin du Tibet passait par le Bramascio?i [Sikkim], et cet ancien chemin était plus facile et plus commode. Les gens deTIIindoustan pouvaient y passer avec des bêtes de somme et porter leurs marchandises au Tibet par une voie plus courte. Mais les voyageurs périssaient en plus grand nombre des atteintes de Voila [aoul, malaria] qui sévissait avec vigueur et constamment par toute saison. La voie ouverte par le iS^épal permet d'échapper à ce danger quatre mois de l'année, ou même cinq, de novembre à avril. Les porteurs qui retournent au Népal sont tenus de rapporter une mesure fixe de sel, dans l'intérêt du pays, carie sel y manque '.

A partir de Kuti on chemine sur des bêtes de somme ou à cheval, quoique en approchant de Lhasa les hauteurs aillent toujours en se relevant vers le Nord. La seule diffi-

1. La RelazioneAxx P. Cassien donne ici, sur le commerce du Népal cl du Tibet, des détails précis et importants queGeorgi n'a pas recueillis. « Pour fermer le chemin du Brhamasciô on a créé undioit de douane du 1/10, de sorte que si un marchand passe par Brhamasciô avec dix charges de marchandises, le douanier prend pour droit une des di\ charges ad j)lacitum sans pourtant l'ouvrir; un si gros droit, ajouté au danger de mourir par l'Ollà, a détinilivement établi le chemin du Tibet par le Népal : et à l'occasion de ce changement de roule les Népalais ont cédé Kuti au roi du Tibet sous de nombreuses conditions avantageuses pour les deux parties, comme ])ar exemple de charger tous les porteurs (barià) qui y vont d'un mandarmeli [la valeur d'un mahendramalla] de sel, lequel ne se trouve pas au Népal ; aussi que les Népalais auront a Kuti, Gigazé, Gianzè et Lhassa un chef de leur religion pour chacun des trois royaumes respectifs du Népal, qui juge les causes civiles des Népa- lais de leurs royaumes respectifs, c'est-à-dire un de Katmandù, un de Batgao, et un de Patan ; que la monnaie du Népal soit l'argent frappé ([ui aura cours au Tibet: et autres conditions semblables, spécialement (|ue le roi du Népal choisira les chefs des lieux situés entre le Népal et Kuti, quoique les gouverneurs de Kuti aient cherché à usurper ce droit spécialement pour les lieux du côté de Kuti après Nesti. Le roi du Népal se contente de conhrmer la nomination du gouverneur de Kuti en le nommant encore pour chef t't d'en retirer ce qu'il peut, allendu que la situation des lieux ne rend pas possible l'usage de la force. ])uisqu'il suffit de lever un pont ou de retirer une passerelle pour empêcher toute communication d'une nation à l'autre. « {Rie. Geogr. Ital.. 1902, p. 40-41.)

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culte qui subsiste tientà rextrème altitude qui affecte aussi bien les bêtes que les gens, chaque fois qu'on traverse une chaîne de montagnes ; mais les vallées sont étendues, ver- doyantes et peuplées. L'n mois de route mène de Kuti à Lhasa ' .

Temples de Miiùjiu'rî et de Sarasvafî sur le flanc du mont Mahadeo-pokliri élevés, dit-on, sur le site Manjucrî s"arrèta en arrivant de la Chine.

La description du P. .Marc, d'après le P. Tiauquille, néglige les indications d'étapes, et insiste sur les dangers du voyage: « Du Népal, pour aller à Lassa, capitale du Grand-Tibet, et nous avions un hospice, le chemin se

1. Alphab. Tibet. 'i36-452.

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dirige vers le N.-E. par des montagnes, des rivières et des forêts si diffîciles qu'en bien des endroits ni bœufs ni ânes n'y peuvent passer. C'est pourquoi les marchands du Népal, qui ont grande correspondance avec Lassa, n'ont pas d'autre moyen de transporter leurs affaires que sur leurs propres épaules, ou sur certains boucs qui sont très grands et qui portent un poids médiocre. On va en montant et en descendant les montagnes, passant avec difficulté les cours d'eau qui, parmi de telles montagnes, ont une violence très grande, tout pleins de roches et de grosses pierres, parti- culièrement en deux endroits oij il faut passer sur des chaînes qui sont assez mal attachées de part et d'autre, d'un roc à l'autre, tandis que le torrent roule à une pro- fondeur telle que la tête tourne à le regarder. Et bien des voyageurs se bandent les yeux et se font lier sur une planche qu'on assujettit bien aux chaînes, et ils se font ainsi passer par quelque indigène expert. En cheminant ainsi pendant dix jours, en ne trouvant que peu de lieux habités, on arrive à la fin à une ville nommée Cuti, située sur un mont aride finit la terre du Népal et commence celle du Tibet, de sorte que la ville même est divisée par le milieu, une moitié faisant partie du Népal, une moitié du Tibet'. A cette ville de Cuti finissent les montagnes ; on sent en cet endroit un changement complet et subit de climat ; on a brusquement des froids très intenses, de la glace et de la neige. De ce lieu cheminant encore un mois, par d'autres montagnes petites et remplies de neige toute l'année, mais avec une route assez facile et habitée, si bien que chaque jour on trouve des endroits habités oii on peut avoir tout le néces- saire, etqu'on peut aller à àne ou à cheval, etc., la route est sûre, et à peu de frais on peut faire commodément le voyage.

1. Ainsi, au inoiiieiiL du passage du P. Tranquille, la fronlière du Népal dépassait iVe.ç<z, indiquée par Georgi comme la limite du royaume, et attei";nait Kuti.

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 131

Il faut seulement prendre bien garde aux eaux qui causent ordinairement l'hydropisie ; c'est pourquoi il faut les bouillir ou les mêler avec quelque liqueur'. »

Outre Tancieune route de l'Inde au Tibet par le Sikkim, que Georgi mentionne, les missionnaires avaient eu con- naissance d'une autre route parle pays des Kirâtas. « Plu- sieurs des anciens missionnaires y avaient passé plusieurs fois^ », au témoignage du P. Marc; « mais ils ont laissé par écrit que c'est une route très difficile, inconnue et périlleuse, et c'est pourquoi depuis bien des années on ne la tente plus. » Il s'agit probablement de la passe de Hatia, par l'Aran entre dans le Népal, ou de la passe plus orientale de Wallanchun, appelée aussi Tipta-la. Mais les Capucins semblent avoir entièrement ignoré la passe de Kirong (tibétain Kyi-roh « gorge du chien ») qui n'a, du reste, jamais été franchie par aucun explorateur, soit européen, soit indien. Elle est cependant réputée pour la route la plus facile entre Katmandou etLhasa; elle ne s'élève qu'à 3 000 mètres et même elle est praticable aux chevaux. L'ambassade népalaise qui va porter tous les cinq ans le tribut à la cour de Pékin passe au départ par Kuti et revient par Kirong afin de ramener à Katmandou les poneys offerts en cadeau par l'empereur de Chine. C'est aussi parla passe de Kirong que les troupes chinoises, déjà maîtresses de Kuti, pénétrèrent au Népal en 1792. La méfiance réci- proque des Népalais et des Tibétains s'est trouvée d'accord pour fermer cette passe, en raison de sa commodité même, afin de parer des deux côtés à des tentatives trop faciles.

La mort de Prithi Narayan, en 1775, huit ans après l'expulsion des Capucins, ne changea rien à la politique d'isolement rigoureux adoptée par les Gourkhas. De Bettia,

1. Glî Scritli, 55-57.

2. iô., 55.

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leur retraite, les missionnaires suivaient inutilement les révolutions de palais qui se succédaient à Katmandou. L'occasion souhaitée persistait à se dérober. Un jour pour- tant les Pères crurent l'avoir trouvée. Balladur Sâh, qui faisait fonction de régent pendant la minorité de son neveu Rana Balladur Sali, petit-fils de Pritlii Xarayan. fut ren- versé par une intrigue de cour et se retira en exila Bettia. Il s'intéressait à la minéralogie et à la métallurgie, à cause des avantages pratiques qu'il en espérait tirer. Les Pères s'offrirent à l'instruire s'il se faisait chrétien. Il répondit, avec une bonhomie narquoise, que son rang l'empêchait absolument d'accepter cette condition, mais qu'il était tout prêt à donner en compensation deux ou trois hommes qui feraient, après tout, d'aussi bons chrétiens que lui. Les Pères, àleurtour, n'acceptèrent pas l'échange ; et le régent en conclut qu'ils avaient voulu le duper en se larguant d'une science qu'ils ne possédaient pas '.

Vingt-quatre ans s'écoulèrent sans qu'un seul Européen fût admis à visiter le Népal. Cependant, la Compagnie Bri- tannique des Indes Orientales, déjà maîtresse d'un immense domaine et souveraine dans l'Hindoustan depuis la ruine de sa rivale française, se préoccupait du royaume mysté- rieux qui commandait les passes entre l'Inde et le Tibet, et que sur de vagues rumeurs on tenait pour « un nouvel ElDorado" ». Déjà une première tentative d'intervention avait échoué ; en 1768 les trois rois du Népal, menacés par les Gourkhas, avaient sollicité le secours des Anglais ; mais le détachement envoyé à leur aide sous les ordres du capitaine Kinloch, décimé par la malaria du Téraï, errant

1. KiKKPATRicK, 120. Cependanl, en 1802, Hamiltuii à .son anivée trouva « l'église réduite à un Padre italien et à un indigène portugais, qui avait été attiré de Patna par de belles promesses, promesses qui n'avaient pas été tenues, et qui aurait été bien heureux d'être autorisé à ([iiitter le pays » (Account of Népal, p. 'S8). Et cf. inf. p. 149. note.

2. KlRKPATRICK, p. ni.

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 133

sans guide dans le dédale des premières vallées, s'était vu finalement contraint à une retraite désastreuse. Warren Hastings, le premier et le plus glorieux des Gouverneurs Généraux de l'Inde, aspirait à ouvrir au commerce bri- tannique l'Asie Centrale sans recourir à la force des armes ; il noua des relations diplomatiques avec le Bhoutan et le Tibet. Le Népal resta impénétrable. Lord Cornwallis(1786- 1793) s'appliqua à continuer l'œuvre de Hastings. En 1 792, un premier résultat fut atteint : le résident britannique à Bénarès, Jonathan Duncan, signait avec les représentants du Darbar népalais un traité de commerce, destiné à rester toujours lettre morte (1" mars 1792)'. Les marchandises passant d'un des pays à l'autre devaient payer un droit d'entrée de 2 et demi pour cent. Peu de temps après, une guerre éclatait entre le Népal et le Tibet ; le Datai Lama appela à son aide l'Empereur de Chine, son défenseur tem- porel. Les Gourkhas durent battre en retraite devant une immense armée accourue du fond de la Tartarie et implo- rèrent l'assistance du gouvernement du Bengale. Lord Cornwallis était perplexe : il voyait avec satisfaction l'hu- miliation des Gourkhas et l'affaiblissement d'un pouvoir qu'il redoutait ; mais il ne se souciait pas de laisser un état- tampon disparaître, et l'autorité chinoise s'installer à la lisière même des possessions britanniques ; enfin il crai- gnait de compromettre, par une intervention trop active, le commerce anglo-indien avec Canton. Il s'arrêta à un parti moyen ; il chargea le capitaine Kirkpatrick de se rendre au Népal et d'agir comme médiateur entre les deux adversaires. Mais les Chinois et les Gourkhas répugnaient

1. Le recLii'il de Sir Charles Aitchison, Treolios and Enijagcmcnls (éd. 1876, vol. Il, p. 159) donne la date, lonjours et partout reprodiiile, du l'^'" mars 1792. Cependant les articles additionnels proposés |»ur Kirkpatrirk et imprimés en appendice à son ouvrage (p. 377-;]79) poin- tent deu.\ t'ois l'indication « the commercial treaty of Mardi, 1791 ».

134 LE NÉPAL

également h introduire un tiers dans leurs débals ; ils se hâtèrent de conclure la paix en septembre 1 702. La mission Kirkpatrick n'était pas même en route encore. Lord Cornwallis ne voulut pas pourtant perdre tout le profit de Toccasion qui s'était offerte ; il somma les Gourkhas de recevoir officiellement son plénipotentiaire, en retour des bonnes dispositions qu'il leur avait témoignées au temps de leur détresse. Les Gourkhas essayèrent en vain de traîner l'affaire en longueur; ils durent s'exécuter. Le 13 février 1793, la mission Kirkpatrick pénétrait sur le territoire népalais, accompagnée d'une escorte d'honneur sous le commandement de Bhîma Sâh et Rudra Vira Sâh, membres de la famille royale ; elle s'acheminait à petites journées vers Nayakot, le roi résidait en quartiers d'hiver, y séjournait du 2 au 15 mars, passait ensuite dans la vallée du Népal, campait du 18 au 23 à Syambhunath, près de Katmandou, prenait le 24 la voie du retour, et rentrait dans les possessions britanniques àSegauli le 3 avril 1793. Elle était restée un mois et demi en terre népalaise ; sur ces cinquante jours, elle en avait passé trente à voyager, et ne s'était arrêtée à demeure que vingl jours, quinze à Nayakot, cinq à Syambhunath-Katmandou. Elle se composait, outre Kirkpatrick lui-même, du lieutenant Samuel Scott, assis- tant, du lieutenant W. D. Knox, commandant de l'escorte militaire, du lieutenant J. Gérard, attaché, du chirurgien Adam Freer, et de Maulvi Abdul Kadir Khan qui avait déjà pris part à la préparation du traité de commerce de 1792, et résidé pour cet objet à Katmandou. La Compagnie avait à son service tant d'hommes remarquables, et le choix du personnel avait été si heureux que la mission put rapporter de cette courte visite un trésor d'informations substantielles et précises. L'ouvrage elles sont rassemblées ne parut que dix-huit rus plus tard, en 181 1, et dans des conditions qui risquaient de lui nuire ; Kirkpatrick rentré en 1803 en

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Angleterre avait remis ses notes toutes brutes à un éditeur, qui les confia à un homme de lettres pour en faire un livre ' . L'homme de lettres mourut avant linipression du volume ; Kirkpatrick n'en vit pas les épreuves. L'éditeur, Miller, dut s'en tirer tout seul. Pourtant, en dépit d'erreurs mani- festes qui défigurent surtout les noms propres, l'ouvrage garde encore une valeur considérable ; il atteste une curio- sité générale, la sagacité de l'observation, la sûreté de l'information. Il embrasse toutes les questions relatives au Népal : religion, langue, institutions sociales, administra- tion, histoire, géographie ; il fait état de sources qui ont malheureusement disparu depuis, et dont la valeur a été mise en évidence par les recherches postérieures. De plus il contient un itinéraire, relevé et décrit avec soin, des routes suivies à l'aller et au retour, et une carte du Népal' dressée parle lieutenant Gérard, en partie sur les relevés de la mission, en partie sur les indications des indigènes. Le chemin de la mission se lit clairement sur cette carte : à l'aller, il est d'abord parallèle à l'itinéraire de Georgi qu'il suit de près, franchit le Téraï aux environs des ruines de Simraun-garh, passe par Jhurjhury [Giurgiur de G.], Makwanpur-màri ; puis il rejoint à Etonda [Hetaura] l'iti- néraire donné par le P. Marc, et le suit jusqu'à Chitlong et la passe du Chandragiri ; mais au lieu de redescendre dans la vallée du Népal, il s'engage à l'Ouest, longe par le dehors la ligne de hauteurs qui sépare le Népal de la Tirsuli-Gandak, et aboutit à Noakota (Nayakot) ; de là, par un chemin facile, il passe dans la vallée du Népal, la tra- verse du Nord-Ouest au Sud, par Katmandou, Patan et

1. An Accounl of Ihe Kingdom of Xepaul, being the substance of observations made diunng a mission to thaï countvy in the year 1793 by Colonel Kirkpatkick. Itlustrated loith a map and other ('mirovinfjs. Londoii, ISII, 4". Prinlcd for Williain Miller, Albc- niarle Strppl.

■2. Cf. sup. p. 69.

136 LE NÉPAL

PhirphiiJg, coutourne extérieurement la vallée au Midi, rejoint à Marku la route d'aller et se confond alors avec la route actuellement en usage jusqu'à Segauli, dans les pos- sessions britanniques.

En 1800, le roi Rana Balladur Sâh vint se retirer à Béna- rès; ses excentricités, ses violences, ses impiétés avaient soulevé la haine et l'horreur universelles ; pour échapper à la vengeance des dieux et des hommes, il avait abdi- quer, sous prétexte de folie. Mais le prestige de la nais- sance, les intérêts de clan, et surtout les adroites manœuvres de la mahârânî, sa femme, lui conservaient encore au Népal un groupe redoutable de partisans. La faction maîtresse du pouvoir crut urgent de s'assurer l'appui, ou du moins la bienveillance des Anglais. Le gouverneur général. Lord Wellesley, saisit l'occasion ; il proposa au Népal de renou- veler le traité négocié par John Duncan, en stipulant que chacune des puissances contractantes aurait un représentant permanent près de l'autre puissance. En conséquence, le capitaine Knox, qui avait fait partie de la mission Kirkpa- trick, fut envoyé comme ministre britannique à la cour de Katmandou. Knox entra au Népal en février 1802 ; en mars 1803, il retournait dans l'Inde avec tout son personnel. Les Gourkhas n'entendaient pas plus que la première fois prendre au sérieux le traité signé ; sans se compromettre officiellement, ils laissèrent leurs agents inférieurs multi- pher les vexations à l'égard de la Compagnie, de son représentant et de ses protégés. Le 24 janvier 1804, Lord Wellesley annula expressément le traité de commerce et d'alliance avec le Darbar. Mais les onze mois passés à Katmandou par la légation britannique n'étaient point per- dus ; un des auxiliaires de Knox, Francis (Buchanan) Hamilton, une des gloires du Service Civil et « le père de la statistique indienne », avait employé l'année à une enquête patiente et minutieuse sur le royaume de Népal et

LES DOCUMENTS EUROPÉENS I 37

|)arf iculièrementsurles régions, encore entièrement incon- nues, situées à l'Est et à FOuest de la vallée centrale. Hamilton profita, pour compléter ses notes, d'un séjour de deux ans qu'il tit plus tard comme fonctionnaire de la Com- pagnie sur la frontière du Népal, et ne se décida qu'en 1819 à publier le livre qu'il avait si laborieusement pré- paré ^ La carte jointe au volume', comparée à celle de Kirkpatrick, marque clairement les progrès dus à Hamilton. L'itinéraire adopté d'un commun accord pour le passage de la mission coïncide entièrement avec la route actuellement en usage à partir de Bichako, à l'entrée des premières hauteurs ; il ne s'en écarte, et de très peu, qu'à travers le Téraï il passe par Galpasra, légèrement à l'Ouest du tracé actuel.

L'ouvrage de Hamilton avait paru depuis un an seulement quand la Résidence britannique, rétablie au Népal, vit arriver à titre d'assistant un jeune homme de vingt ans, qui devait associer son nom au nom du Népal dans la mémoire des hommes et conquérir à la science un pays, une littérature et une religion. Depuis le passage de Knox et de Hamilton, les circonstances avaient changé. L'inso- lence croissante des Gourkhas, leurs empiétements conti- nus sur la frontière britannique avaient fini par rendre une guerre inévitable; elle éclata en novembre 1814. Elle se prolongea deux hivers, héroïque des deux parts; mais la stratégie du général Ochterlony triompha de la vaillance des Gourkhas, et le Darbar dut signer le 4 mars 1816 le traité de Segauli qui marquait au Népal ses limites définitives. En outre le Rajadu Népal s'engageait « à ne jamais prendre

1. An Account of the Kingdoni of Nex'tal and of thc terriiorics anne-i'ed to thia doniinion by the House of Gorhha hy Francif^ Hamilton (fortncrly Buchanan) M. D., etc. Illuslrated loith ençjra- vincffi. Erlinburg, 1819, 4°. Prlnted for Archibald Constable.

2. Cf. sup. p. 71,

nS LE NÉPAL

ni retenir à son service aucun sujet britannique, ni aucun sujet d'un État d'Europe ou d'Amérique, sans le consente- ment du Gouvernement Britannique » (art. VII). « En vue d'assurer et de consolider les relations d'amitié et de paix établies entre les deux Etats, il était convenu que des ministres accrédités de chacun d'eux résideraient à la cour de l'autre » (art. VIII). Edward Gardner fut désigné par Lord Hastings comme résident britannique à la cour du Népal. Quatre ans plus tard, Brian Houghton Hodgson vint l'y rejoindre à titre d'assistant ; mais la vie oisive de la résidence et l'isolement dans ce coin montagneux ne répon- daient pas plus à ses goûts d'activité juvénile qu'à ses ambi- tions légitimes. Il réussit à obtenir un poste à Calcutta en 1822 et prit congé du Népal sans espoir de retour ; mais la constitution de Hodgson qui mourut centenaire ne pouvait s'accommoder au climat du Bengale ; les médecins lui donnèrent à choisir entre « un poste dans les hauteurs ou une tombe dans la plaine ». Il se résigna à retourner dans les montagnes. L'emploi qu'il avait quitté à Katmandou était occupé ; il se contenta d'y rentrer comme directeur du bureau de poste, en 1824. Un an après, il était appelé pour la seconde fois aux fonctions d'assistant de résidence ; en 1833, il fut promu résident et conserva ces fonctions jusqu'à 1843. Une révocation brutale et injuste interrompit à ce moment une carrière déjà merveilleusement féconde en résultats, et qui promettait encore d'autres fruits. Mais la retraite de Hodgson ne fut pas moins laborieuse que sa période de service actif; installé à Darjiling, sur la frontière du Népal, il poursuivit ses recherches et ses observations, consulté comme un trésor d'expérience par les hommes d'Etat, salué par les savants comme un bienfaiteur et comme un créateur. Son œuvre, considérable, reflète la souplesse et la variété de son intelligence ; elle n'embrasse pas moins de 4 volumes et 184 articles dispersés dans les

LES DOCOrENTS EFROPÉENS 1 30

journaux savants : les uns ont trait à la géographie et la topographie, d'autres à lethnographie et l'anthropologie, d'autres à la linguistique, d'autres au bouddhisme, d'autres aux institutions, d'autres à l'économie politique, d'autres enfin (127) à l'histoire naturelle du Népal'. C'est à sa clair- voyance et à son initiative pressante que l'Angleterre doit ses contingents Gourkhas, les troupes les plus solides et les plus sûres de Tarmée indienne ; c'est à sa patiente sagacité que Fhistoire des religions doit la découverte des originaux sanscrits de la littérature bouddhique ; c'est à sa libéralité que la Société Asiatique de Paris doit cette masse de manuscrits qui fournirent à Eugène Burnouf la matière de ses immortels travaux. Avant Hodgson, presque tout restait à faire; après lui, ses successeurs ne trouvent qu'à glaner.

Trois ansaprèslamalencontreuse révocation de Hodgson. une effroyable tragédie de palais amenait au pouvoir un ministre de vingt-quatre ans, Jang Bahadur. L'ne période nouvelle s'ouvrait avec lui dans l'histoire du Népal. Héros d'épopée ou de roman, mais en même temps esprit pra- tique. Jang comprit nettement le rôle qu'imposaient au Népal les circonstances nouvelles. La politique d'isolement farouche avait fait son temps ; il n'était plus permis d'igno- rer de parti pris la puissance formidable qui exerçait déjà sa souveraineté sur l'Inde presque enlière et qui avait fait sentir à son voisin montagnard le poids écrasant de ses armes. Une attitude d'amitié loyale et réservée valait mieux pour rassurer les Anglais et les tenir à l'écart qu'une bou- derie morne et suspecte. Jang resta fidèle jusqu'à sa mort

1 On trouvera la liste complète de ce? travavix. comme aussi le cata- logue des manuscrits distribués par Hodgson aux sociétés savantes, dans Texcellent livre de Sir William Humer: Life of Brian Houghlon Hodgson, British Résident at the Court of Népal, Member of Ihc Institute of France, felloïc of the Royal Asiatic Society, etc. London. 18%.

1 40 LE NÉPAL

au principe politique qu'il avait adopté dès son avènement. La révolte des cipayes en 1857 lui donna l'occasion de prouver sa sincérité : tandis que l'Inde s'ébranlait et que les Etats vassaux hésitaient, Jang offrit résolument à l'An- gleterre le concours des troupes népalaises contre les mutins, et les Gourkhas descendirent dans les plaines enviées de l'Inde en auxiliaires des soldats britanniques. Jang ne s'était engagé à fond qu'après avoir reconnu en personne la valeur et le crédit de l'Angleterre. Dès 1850, il était parti visiter l'Europe au mépris des règles intransi- geantes de la caste et des prohibitions formelles du code brahmanique. Sept officiers népalais l'accompagnaient. Le gouvernement de l'Inde désigna pour être attaché à la mission que la cour de Katmandou adressait à Sa Très Gracieuse Majesté, le capitaine 0. Cavenagh, de l'infanterie indigène du Bengale. Cavenagh accompagna la mission à Londres et à Paris, et la ramena jusqu'à Katmandou. Au cours des longues conversations qu'il eut en route avec les officiers Gourkhas, il ne négligea pas de se renseigner sur le Népal ; soldat, il s'intéressait surtout à l'armée, et cher- chait à s'instruire, en vue d'une guerre éventuelle, sur le pays, sur les ressources, sur les routes, sur les partis, sur les races, etc. .. Ses notes, réunies sans prétention, forment un excellent petit volume'. Au même épisode de l'histoire népalaise se rattache la relation d'Oliphant : Voyage à Katmandou' . C'est une simple collection d'anecdotes de chasse ou de sport relatives à Jang contées par un « repor- ter » amusant. Le voyage de Jang, qui avait été le lion de

1. Rough Notes on the State of Nex>al, its government, army and resources by Captain 07'feurC\vEy\GH... late in political charge of a mission froni the court at Kath^nandhoo to Her most Gracions Majesty. Calcutta, 1851, W. Palmer.

2. Oliphant. A Journey to Kalmandu. London, 1852, in-16. On peut y ajouter encore: Hon. Capt. F. Egerton, Journal of a Winter's Tour in India, witha Visit to the Court of Nepaul. London, 1852, 2 volumes.

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la saison à Londres en 1850, avait mis le Népal à la mode. En même temps qu'Oliphant, le capitaine Smith pubhait sur le Népal un ouvrage en deux volumes'. Le capitaine Smith avait séjourné cinq ans à Katmandou comme assistant du résident; il y avait servi deux ans sous Hodgson. Peut- être il n'avait pas été étranger à la disgrâce brutale de Hodgson sous le gouvernement de Lord Ellenborough-. Adroit, actif, intrigant, beau parleur, beau conteur, il ne lui manquait guère que le sens de rhonnêteté. Son livre est un monument de vantardise, de hâblerie, d'ignorance, de plagiat et d'erreur \

L'année même Jang s'embarquait pour l'Europe, le D' Oldfield était nommé chirurgien de la résidence, sous les ordres du résident Erskine. Il conserva ce poste Ireize ans (1850-1803). Épris de dessin et d'aquarelle, il se plut à courir la vallée et à en reproduire les paysages elles monu- ments jusqu'au jour ses yeux affaiblis le condamnèrent au repos. Rentré en Angleterre en 1866, il charma les loisirs de sa retraite à rédiger ses souvenirs ; mais ses notes ne parurent qu'après sa mort, par les soins de ses héri- tiers, en 1880. Ses deux volumes d'Esquisses comprennent un Essai sans originalité sur le bouddhisme népalais, plu- sieurs articles empruntés, et parfois textuellement, à Hodg-

1. Narrative of a Five Yeors' Résidence al Neptiul hy Caplain Thomas Smith assistant pol'itical-resiclent al Nepaiil from 1841 to 1845. London, 1852. Colburn and C°. 2 volumes. La traduction française que les éditeurs se réservaient de publier n"a jamais paru.

2. Hodgson, à qui sa santé interdisait de traverser le Téraï hors de la saison froide, avait envoyer Smith pour expliquer sa conduite à Lord Ellenborough.

:j. L'exemplaire de Tlndia Office que j'ai pu consulter à loisir grâce à lobligeance de !M. Tawney est criblé de notes marginales, dues sans aucun doute à Hodgson. qui critiquent et anéantissent le livre pièce à pièce. Une indication en tète du second vokune nous apprend ([ue Smith « après avoir gravement induit en erreur Lord Ellenborough et .Major (Sir H.) Laurence fut à la fin éventé par ce dernier qui le lit partir du .Népal fl juger par une cour martiale ». L'homme \alai[ le. Ii\re.

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son, des récits de chasse et des fragments de Journal la forte personnalité de Jang Balladur occupe la première place, mais surtout un véritable guide de la vallée, tel qu'on pouvait l'attendre d'un amateur de dessin. Oldfield voit ce qui frappe les yeux et ne va pas plus loin ; il esquisse avec précision la surface du pays, de la religion et de la société, catalogue les ruisseaux, les montagnes, les fêtes, les castes, les temples, les villes. Il convient de reconnaître que ces indications sont exactes et sûres ; tel qu'il est, l'ouvrage est indispensable pour une étude complète du Népar.

Après Oldfield, un autre chirurgien de la résidence, le Dr Wright, s'est acquis des titres éclatants à la reconnais- sance des indianistes. Ce n'était point un Hodgson, mais il continua utilement l'œuvre de Hodgson. Pendant un séjour de dix années au Népal (1866-1876), il eut l'adresse et la patience de recueillir un à un les manuscrits originaux que Hodgson avait pu seulement faire connaître à l'Europe par des copies ; grâce à ses efforts persévérants, la Biblio- thèque de l'Université de Cambridge est entrée en posses- sion d'une admirable collection de manuscrits sanscrits bouddhiques. De plus il fit traduire par les interprètes indi- gènes de la Bésidence la Chronique du Népal, et il joignit à leur traduction une introduction substantielle sur le pays et le peuple népalais. Les spécialistes eurent désormais entre les mains un instrument de travail indispensable, et

1. Sketches fro'ïn Nipal, histoHcal and descriptive loith anecdotes of the court life and loild sports of the country in the time of Maharaja Jang Bahadur G. C. B. to ichich is added an Essay on Nipalese Buddhism and illustrations of religions inomiments, architecture and scenery front the author's oion draioings. by the late Henry Ambrose Oldfield M. T). of. H. M. Indian Army, many y ears residency surgeon at Kotmandu, Nipal. London. 1880, W. H. Allen and C", 2 vol.

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 143

qui leur était interdit: jusque-là par le dialerte de l'original autant que par la rareté des manuscrits '.

Le personnel de la Résidence fait vraiment honneur à l'administration britannique. Sans parler même des mérites de Kirkpatrick et de Cavenagh, chargés l'un et lautre de missions temporaires, les noms de Hamilton, Hodgson, Oldfield et Wright forment une noble chaîne à travers le XIX' siècle. Leur œuvre paraît plus digne encore d'estime et de respect si on songe aux conditions elle s'est pour- suivie, isolés à l'écart de Katmandou dans un enclos gardé par un poste népalais, oii les indigènes ne pénètrent qu'avec une autorisation expresse, espionnés et surveillés par le gouvernement gourkha, occupés par la paperasse formaliste des bureaux britanniques, emprisonnés dans une vallée que les hautes montagnes ferment de toutes parts, et que les traités ne leur permettent pas de franchir, entravés jusque dans leurs promenades par la suspicion du Darbar toujours en éveil, condamnés à passer leurs journées dans un tête-à-tête obsédant, le résident, l'assistant et le chirurgien de la Résidence seraient aisément excusables de se laisser aller à l'indolence, à l'inertie et à rindifférence. Mais l'énergie britannique tient bon ; l'enclos môme de la Résidence en fait foi. Quand le Darbar le lui assigna, l'en- droit était stérile, et passait pour malsain et hanté. Aujour- d'hui la vallée n'a pas de jardin plus fleuri, de potager plus fertile, ni de parc plus ombreux.

Une nouvelle période s'ouvre alors dans l'histoire de la connaissance du Népal. Le terrain est reconnu, les cadres sont tracés, les notions indispensables à la pratique des

1. History of Népal, transitif ed from the Parbatiyâ hy MunsJil Sheio Shunker Singh and Pandil Shrï GunCinand ; loith an intro- ductory sketch of the Coiintry and People of Népal by the Editor, Daniel Wright, M. A. M. D. late surgeon-majoi^ H. M.' s Indian médical service, and Residency Surgeon nt Kd/h/itanJti. Cambridge, 1877. University Press.

144 LE NÉPAL

affaires sont acquises. Les savants de profession viennent reprendre le travail en sous-œuvre, contrôler les résultats, explorer le passé mort. L'Inde si longtemps étrangère au sentiment historique eut ici le piquant honneur de prendre l'initiative et de donner l'exemple. Le petit Étal de Jounagadh en Kathiavar, qui s'enorgueillit de posséder le roc de Girnar trois antiques dynasties ont gravé leurs souvenirs, chargea le Pandit Bhagvanlal Indraji de recher- cher les monuments de l'épigraphie népalaise. Élève de Bhau Daji qui lui avait communiqué sa passion enthousiaste de l'archéologie, Bhagvanlal excellait par un instinct cri- tique et une sûreté de méthode qui le classent en dehors des pandits hindous. Jang Balladur comprit le réel intérêt de ces recherches; il accueillit Bhagvanlal, l'encouragea, l'aida ; Bhagvanlal put recueillir parmi la masse encomhrante des inscriptions népalaises vingt inscriptions qui condui- saient l'histoire authentique du Népal jusqu'au iv" siècle de l'ère chrétienne (si du moins on admet ses théories chrono- logiques). Le pandit les publia avec la collaboration de Biihler et ce double patronage leur valut de provoquer aussitôt l'attention que leur importance méritait '.

En 1875, M. Minayeff, professeur de sanscrit à l'Univer- sité de Pétersbourg, qui portait à l'étude du bouddhisme indien un zèle ardent et une compétence sans rivale, obtint au cours d'un voyage dans l'Inde l'autorisation de visiter le Népal. Il y acquit un grand nombre de manuscrits impor- tants qu'il utilisa dans ses travaux ultérieurs. L'impulsion qu'il avait donnée aux études bouddhiques ne s'est heureu- sement pas ralentie à sa mort ; l'Académie des sciences de

1. Twenty-lhree inscripti07is f'rom Népal coUected al the eocpense of H. H. the Naval) of Jundgadh. Edited under the patronage of the Government of Bombay by Pandit Bhagvanlal Indrâjî, Ph. D. etc., toyether toUh some considérations on the Chronology of Népal. T}-anslated from Gujardli by. Dr. G. Biihler. Indian A?itiquary, vol. iX, p. 160 sqq. : vol. Xlil, p. 'ill sqq.

LES DOCUMENTS EUROPÉENS 1 45

Pétersboiirg, sur la demande de .M. Serge d'Oldenbourg, élève eL successeur de Minayeff, a créé la collection de la Bibliotheca BuddJtica doivent être imprimés tous les textes encore inédits du bouddhisme népalais. Les notes de voyage recueillies au Népal par Minayeff ont été réunies dans une notice substantielle sur le Népal publiée d'abord dans le Vyestnl/i Evropi, et réimprimée dans les Esquisses de Ceylan et de VJnde '.

L'Université de Cambridge, qui avait acquis la collection de manuscrits népalais réunie par Wright, confia en 1884 une mission à M. Cecil Bendall à l'effet de rechercher les manuscrits et les inscriptions qui auraient échappé à Wright ou à Bhagvanlal. M. Bendall avait déjà fait ses preuves comme spécialiste es Népal. Chargé de classer les manus- crits sanscrits bouddhiques de Cambridge, il en avait pubhé dès 1883 un Catalogue excellent ' ; dans une double intro- duction, historique et paléographique, il avait coordonné les nombreuses informations apportées parles manuscrits, et comblé en partie les lacunes de la chronologie établie par Bhagvanlal. Les nouvelles inscriptions découvertes par M. Bendall au cours de l'hiver 1884-1885 parurent ruiner le système chronologique du pandit \ et conduisirent M. Fleet à proposer un nouvel arrangement des anciennes

1. V Nepalye iz' putevyich' zamyetoli' Russkago, dans Vyeslnlk Ecropi, 1875, 9 ; Népal, dans 0:erki C'eilona i Liclii. Petersburg, 1878, vol. I. p. 231-284. Une partie de cette notice se retrouve encore dans : Népal i ego istoru/a (compte rendu de VHislory of Népal, publiée par Wright) dans le Jurnal Ministerstva Narodnago Prosv- yec'enia, 1878.

2. Catalogue of Ihe Budd/iist Sanskrit Manuscrlpls in the Uni- veraity Library, Cambridge, with introductory notices and illustra- tions of the palœography and chronology of Népal and Bengal. by C'eci^ Bendall, 3/. A., etc. Cambridge, 1883. University Press.

3. A Journey of Lilerary and Archœoloyical Research in Népal and Northern India during the lointer of 1884-1885, by Cecil Bendall. M. A., etc. Cambridge, 1886. University Press.

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146 LE I\ÉPAL

dynasties du Népal'. M. Bendall a fait un nouveau voyage au Népal pendant l'hiver 1898-1899 ; les résultats, connus seulement jusqu'ici par un rapport sommaire, intéressent en iiarliruliei' la paléographie, M. Bendall est passé maîli-e etjouil d'une autorité incontestée".

En 1885, le D' Le Bon, chargé d'une mission du Minis- tère de l'Instruction puhlique en vue d'étudier les monu- ments de l'hido, ohtint l'autorisation de visiter le ]\épal. Il y resla une semaine, occupé à reproduire les plus remar- quables monuments de la vallée ; opérateur habile et amateur éclaiié, il rapporta du Népal un choix de photo- graj)iiies excellentes qui forment encore le meilleur recueil relatif à l'architecture népalaise \

Le capitaine Vansittarta visité Katmandou en 1 888, mais sans y séjourner. Il a étudié le Népal surtout en deçà de la frontière, et néanmoins il peut se flatter de connaître les Gourkhas presque comme un Gourlvha. Officier de recrutement, il a eu l'occasion d'examiner et d'interroger longuement les robustes et vaillants montagnards qui

1. Corpus Inscriptionum Indlcarum, vol. 111: The Inscriptions of the Guptas. Introduction: On the chronology of Népal, by J. F. Fleet.

2. Outline Reijort on a Tour in Northern India in the ivinter 1898-1899; dans le Cambridge Universlty Reporter, 5 décembre 1899. Kt cf. aussi Proceedings Asiat. Soc. Beng. for February, 1899.

3. Voyage au Népal, par le D'' Gustave Le Bon. Tour du Monde, 1886, l»"" semestre. M. Le Bon n'était pas, comme il se l'imagine, le piemier Français qu'on vit au Népal. Sans remonter au xvni'' siècle et au P. François de Tours, Capucin, la musique militaire du Népal a été organisée vers 1850 par un Français, Ventnon, (|ue le Darbar avait engagé (Uldfield, 1, 219). En outre, d'après Cavenagh, « tout ce que les Népalais savent de la fabrication de l'artillerie leur a été communiqué en toute probabilité par des oi'liciers français ; deux en particulier auraient été engagés par le Népal subséquemment à la ratilication du présent traité avec les Anglais ; je suis porté à le croire. » {liough Notes, p. 15.) 11 s'agissait sans doute de quelques-uns de ces officiers de fortune qui se répandirent à travers le monde après la chute de Napo- léon, et dont plusieurs (Court, Allard, Ventura) ont laissé un souvenir duiable dans les fastes de l'Inde.

LES DOCUMENTS EUnOPÉEXS 147

vieiiiionl iiagner sous les haimières anglaises une solde et une pension ; attaché au\ fusiliers gourkhas, il a vu à l'œuvre ces soldats résistants et loyaux qui sont la force et Tàme de Tarmée indigène. Les Notes du capitaine Van- sittart, à écouterTaveu candide de l'auteur, consistent poui" moitié en extraits empruntés çà et et cousus bout à bout : mais il reste une large moitié d'informations originales et neuves sur les peuplades, les trilms et les classes du Népal, leurs usages, leurs mœurs, leurs religions. La modestie exagérée de l'auteur ne doit pas donner le change sur la sérieuse valeur du livre '.

En mai 1897, le Pandit (depuis: Mahàmaliopàdhyàya) lïaraprasad Shastri, un des secrétaires de la Société Asia- tique du 13engale, chargé parle Gouvernement du Bengale de rechercher les manuscrits sanscrits sur toute l'étendue de la Présidence, sollicita et obtint d'étendre ses recherches au Népal. Le Pandit Haraprasad, bi'ahmano orthodoxe autant que savant, avait déjà rendu de précieux services à l'étude du bouddhisme népalais; il avait été le principal collaborateur du Catalogue des ouvrages sanscrits bouddhi- ques du Népal publié en 1882 sous la direction et sous le nom de Hajendra Lala .Mitra', on se trouve analysée en détail la niasse vraiment colossale des manuscrits décou- verts par llodgson et adressés par ses soins à la Société du Bengale. Haraprasad Shastri retournaau Népal endécembre 1808 ; il y accompagnait M. Bendall qui y venait aussi pour la seconde fois. Les manuscrits les plus intéressants découverts au cours de ces deux voyages sont décrits dans

1. Nolca on Gourhha's, dans /o;<;*«. Roy. As. Soc. Bencjal, 1889. Nouvelle édition remaniée el augmentée, sous le titre : Xotes on Xepal, h}/ Captain Eden Vansittaut i'/,5"' Gurkhd Jii/îes (laie dlslrict recrui- ting officer). Wilh an inlroduclion bi/ U. H. liislei/, Indian Civil Service, etc. Calcutta. 1896. Government Printing, India.

t. The Sanskrit Buddhist lilerature of Xrpal. bij Ràjem)kal.\la MiTKK, LL. D., C. I. E. Calcutta. 1882. Bajjlist Mission Press.

148 LE >;ÉPAL

un rapport sommaire, que doit suivre un catalogue détaillé, fâcheusement retardé jusqu'ici*.

Moi-même enfin, chargé par le Ministère de l'Instruction publique et l'Académie des hiscriptions et Belles-Lettres d'une mission scientifique dans l'Inde et au Japon, j'ai pu séjourner deux mois au Népal en 1898. Le haut patronage de Sir Alfred Lyall et la bienveillance active du Résident, Colonel H. Wylie, me valurent d'obtenir l'indispensable passeport d'admission. Installé à Katmandou, en l'absence du personnel européen de la Résidence, je rencontrai au Darbar un accueil gracieux, un intérêt amical, une aide incessante. J'ai déjà eu l'occasion d'en témoigner pubhque- ment ma reconnaissance et de signaler sommairement les principaux résultats que j'avais obtenus ^

1. Report on the search of scmskrit Manuscripts (1895 to 1900) hy Mahâmahopâdhyûya Haraprasad Shàstrî, honorary joint Philolo- gical Secretaj'y, Aaiatic Society of Bengal. Calcutta, 1901, 4".

2. Rapport de M. Sylvain Lévi sur sa mission dans l'Inde et au Japon ; dans les Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1899.

Parmi les visiteurs du Népal, je dois encore mentionner Schiagintweit qui (d'après Wright, p. 63) y vint en 1856 et y fit un certain nombre d'observations. L'ouvrage de Sir Richard Temple: Journals Kept in Myderabad, Kashniir, Sikhini and Népal. Londres, 1887, 2 vol., ne lient pas pour le Népal au moins ce que le titre semble promettre. M. Temple a passé une semaine en touriste à la résidence de Katmandou, et les quarante pages qu'il a écrites sur le Népal se partagent en une introduction banale, qui occupe 26 pages (vol. II, 221-247) et des remar- ques « on a tour through Népal » qui tiennent en 14 pages (249-262). Je ne connais que par la bibliographie un article de Mrs. Lockwood de Forest: a little hnoion country of Asia. A Visit to Nepaul, paru dans le Century, LXii, 1901, p. 74-82. —Je mentionne enfin, pour n'être pas suspect de les ignorer, les articles de M. Saleure dans les Missions catholiques, W, 1888, p. 550-551, 560-562, 573-574, 583-584, 593-596, 605- 608 : Un coin des Himalayas. Le royaume de Népal. 11 n'y a rien à tirer de cette compilation sans originalité et sans critique. Le livre de M. Henry Ballanti^e : On India's frontier, or, Népal, the Gorkhas' m^ysterious land, New-York, 1895, n'a rien de commun avec la science. Durch Indien ins verschlosscj'ie Land Népal, Efhnographische und photographische Studienblutter, par Klrt Boeck, Leipzig, 1902,

DOCUMENTS CHI>'OIS ET TIBÉTAINS 149

II. _ DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS

Les voyages des Européens au Népal ont déjà mis en lumière les attaches qui lient ce royaume aux pays trans- himalayens. C'est delà Chine, par la voie du Tibet, que les premiers voyageurs européens sont arrivés au Népal ; c'est Lhasa que la Congrégation de la Propagande avait désignée comme la métropole de la mission franciscaine au Népal ; c'est pour ouvrir des relations commerciales avec le Tibet

est un récit de voyage sans intérêt pour la science, mais qui vaut par les illustrations.

D'après un article anonyme des Missions Catholiques, XXXIII, 1901, p. 451-455, 464-466, 475 ; 485-492 : 502-504 ; 514 sur la Misslo)l de Betliah et du Népaul, la Sacrée Congréiiation de la Propagande a confié le 20 avril 1892 aux Capucins du Nord du Tyrol la mission de Bettiah, en y joignant les districts de Champaran, de Saran. de Mozafl'arpur et de Darbhanga, et en partie ceux de Baghalpur et de Monghir ; le 19 mai 1893, elle y a encore adjoint le royaume du Népal. S'il faut en croire l'auteur de Tarticle, le Népal est à la veille de se convertir car « récemment le roi du Népaul a tout à fait renoncé aux faux dieux ». L'assertion est au moins inattendue; mais la preuve suit. « En 1898, sa femme qu'il chérissait tendrement fut atteinte de la petite vérole. Elle guérit heureusement, il est vrai, mais son visage garda les traces indélébiles de cette alTreuse maladie. Vaniteuse comme elle l'était, la reine ne put se résigner à être ainsi déhgurée, et dans un moment de désespoir elle se donna la mort. Le roi en fut profondément affligé : sa colère se déchaîna d'abord contre les médecins. Cela ne lui suffit point. Dans sa fureur il ordonna qu'on sortit toutes les idoles de leurs temples et qu'on les laissât exposées en plein air. Puis il fit amener des canons cliargés et commanda le feu contre ces statues des faux dieux. Les canonniers devinrent pâles de stupeur en entendant cet ordre criminel. Ils refusèrent d'obéir. Alors le roi porta contre plusieurs d'entre eux la sentence de mort et les fit pendre sur-le-champ. La résistance des autres fut vaincue. On entendit unr formidable détonation. Les idoles volèrent en miettes et retombèrent pulvérisées sur le sol. Cet événement est peut-être poin- le Népaul le |)remier pas de sa conversion au christianisme ». L'histoire est exacte, à un détail près : Tucte sacrilège raconté ici, et resté célèbre dans les traditions du Népal, ne date pas de 1898, mais de 1798!

130 LE NÉPAL

el la Chine inlôiieure que la Compagnie Brilanni([ue des Indes Orientales envoyait à Katmandou son premier agent. La légende indigène exprime la môme orientation: c'est de la Chine que les premiers colons du Népal arrivent sous la conduite du Bodhisattva Mafijuçrî. En fait, les premières relations positives entre le Népal d'une part, le Tibet et la Chine de l'autre datent du vu" siècle ; elles commencent le jour même oi^i les peuplades du Tibet émergent à la civili- sation et s'organisent en État. Suspendues, reprises, inter- rompues encore pour être à nouveau renouées, elles inscrivent régulièrement leur empreinte dans les Annales chinoises. Les notices sur le Népal insérées dans l'Histoire des T'ang et dans l'Histoire des Ming sont des modèles de précision et d'exactitude ; elles réfléchissent le génie pra- tique de la race impériale qui a pétri et formé l'Extrême- Orient avec autant de vigueur et de bonheur que le génie romain a fait l'Occident. Les pèlerins, les fonctionnaires complètent par leurs observations les documents officiels. Tous ces textes, disséminés sur un espace de treize siècles, éclairent à la fois du dedans et du dehors l'histoire du Népal. Sans une indication expresse de Hiouen-tsang, la chronologie ancienne du Népal resterait encore le jouet des spéculations fantaisistes ; il a suffi d'une date insérée dans l'histoire des T'ang pour renverser un échafaudage de combinaisons savantes. Aux temps modernes, la guerre de 1792 qui brisa l'expansion des Gourkhas au Nord de l'Hi- malaya n'est connue que par les sources chinoises ; la chronique népalaise se garde bien d'entrer dans les détails d'une entreprise qui aboutit à une humiliation durable. Les rapports chinois révèlent les sourdes menées du gou- vernement gourkha au cœur même du xix^ siècle, et trahissent les secrets d'État que le Darbar se flattait de dissimuler. La littérature tibétaine, si mal connue encore, réserve certainement de précieuses informations aux

DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS

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chercheurs à venir; je n'ai pu lui emprunter que de trop rares données.

Les rapports du Népal avec la Chine et le Tibet reflètent dans leur vicissitudes les grands mouvements de l'Asie Centrale. Le Népal, en effet, marque l'extrême limite

Le slùpa de Budlmàth, le .crand temple des Tibétains au Népal.

rinlliionce chinoise peut alteindre, à l'apogée de son expansion. Les grandes dynasties impériales, les T'ang, les Ming, les Mandchous, réussissent seules à inscrire le Népal parmi les royaumes tributaires. Dès que l'empire s'affai- blit, son action s'épuise et se perd sur la vaste étendue des plateaux tibétains. Pour rattacher les documents entre eux, j'ai par conséquent retracer sommairement dans

152 LE NÉPAL

ce chapitre les destinées du Tibet, dans la mesure elles intéressent les destinées mêmes du Népal ; mais cet exposé ne vise qu'à rétablir rencbaînement des faits au point de vue de l'histoire népalaise ; il n'est ni oiiginal, ni complet, et n'a pour objet que d'encadrer les données tirées des textes chinois ou tibétains sur le Népal.

Le célèbre pèlerin Hioucn-tsang, qui visita les pays d'Occident de 629 à 644, paraît être le premier voyageur chinois qui ait recueilli des informations sur le Népal. Son devancier Fa-liien, venu deux siècles plus tôt dans l'Inde, ne mentionne pas le Népal dans sa brève Relation des Royaumes bouddhiques; et pourtant sa tournée pieuse l'avait conduit au pied même de l'Himalaya, dansceTéraï, mi-hindou, mi-népalais, oii foisonnent les souvenirs du Bouddha ; il y avait adoré les « vestiges sacrés » à Kapila- vastu, h Çrâvastî. Mais il avait laissé le Népal en dehors de son itinéraire et de ses recherches.

Hiouen-tsang n'a pas visité lui-même le Népal ', mais il

1. Stanislas Julien (Préface de la Vie de Hiouen-tsang, p. xxxvii) a eu le mérite de signaler et de mettre en pleine lumière la phrase déci- sive du Ki-tsan, Eloge des Mémoires (de Hiouen-tsang) qui permet de distinguer avec certitude les pays que le pèlerin a visités en personne et ceux qu'il a décrits sur la foi d'autrui. « Quand le texte emploie le mot hing <- marcher», c'est que Hiouen-tsang est allé lui-même dans le pays ; quand il emploie tcheic « aller » c'est quil en parle d'après les traditions et les on-dit. « # fr # Ijl Jl i^ -tlL ^ ^ ^^ f$ fM lOi -É* (é^- J^P- X^^^ » ^- P- 6'"' col. 11). D'après la notice bibliogra- phique sur le Si-yu-ki extraite du Catalogue de la Bibliothèque de Kien- long que Julien a traduite en tète des Mémoires (I, xxni sqq.) le Ki-tscm a pour auteur le moine Pien-ki, contemporain de Hiouen-tsang, qui vivait dans le même couvent, et que les catalogues désignent comme le « rédac- teur » des Mémoires composés par Hiouen-tsang. Pien-ki était mieux qualifié que personne pour indiquer la valeur précise des conventions admises dans le texte. Or Julien, dans la liste qu'il a dressée à la fin de la Vie (p. 463 sqq.) et il se fonde sur ce principe de critique pour distin- guer les deux catégories de notices insérées dans les Mémoires, classe le Népal (n" 76) parmi les royaumes Hiouen-tsang est allé en personne. Il ajoute cependant : « De Fo-li-chi Hiouen-tsang retourne à i^e?-c7ie-^i et arrive à Mo-kia-t'o. » Fo-ll chi (n° 75), c'est-à-dire le pays des Vrjjis

DOCUMENTS CEilNOIS ET TIBÉTAINS 153

a trouvé plus d'une fois l'occasion de s'en informer, soit auprès des moines qui lui servaient de guides entre Ayodliyâ et Vai('âlî, dans la région qui borde l'Himalaya, soit au couvent de Nàlanda il séjourna près de deux ans et se rencontraient des religieux venus de l'Inde entière, soit auprès des princes qui briguèrent riionneur de le recevoir, Harsa Çîlàditya et Kumâra BhâsUara varman. Kumâra, roi du Kàmariipa, touchait de près au Népal ; des rapports n'avaient pu manquer de s'établir entre les deux

précède immédiatement le Népal, et Fei-che-Ii, r'est-à-dire Vaiçàlî (n" 74), précède Fo-li-chi. Si Julien avait cru que liiouen-tsang était allé réellement au Népal, il n'aurait pas manqué de dire, par une formule analogue à celle qu'il emploie en pareil cas (n"* 94, 108, 113, 125, 127, 138) Delà, Hiouen-tsang revient a Fo-li-cfii el a Fei-che-li y> ;\l n'au- rait pas repris l'itinéraire en arrière du Népal, à Fo-li-chi. Je suis donc porté à croire que Julien a péché par inadvertance, et qu'il se proposait en réalité de désigner le Népal, par des lettres capitales, comme un des pays que Hiouen-tsang n'avait pas visités. Comme toujours, l'erreur consacrée par la haute autorité de Julien a fait fortune ; Cunningham dans la liste qu'il a dressée à son tour (Ancient Geography of IncUa, p. 563) conduit Hiouen-tsang au Népal du 5 au 15 février 637. J'ai à mon tour répété l'assertion si précise de Cunningham dans ma Note sicr la chronologie du Népal (Journ. aaiat., 1894, 2, p. 57) au risque d'ébranler par même la chronologie rectifiée que je proposais (cf. p. ex. Kielhorn, A List of Inscriptions of Northern India, dans Epigraphia Indica, vol. V, Appendix, p. 73, note 3). L'examen du texte des Mémoires de Hiouen-tsang écarte définitivement ce semblant de difficulté. Tandis que la route de Vaiçâli est indiquée en ces termes : « De il marcha (hing) 140 à 150 li et arriva à Vaiçàli » et celle de Vrjji de même : « De il marcha (hing) 500 li et arriva à Vrjji », pour le Népal le mot caracté- ristique/un^ est omis De là, 1400 li au Nord-Ouest, passant des montagnes, entrant dans une vallée, on arrive (tcheu) au Népal. » L"absence du mot hing atteste que Hiouen-tsang n'est pas allé au Népal. On peut observer au surplus que la Vie de Hiouen-tsang laisse de côlé le Népal, et conduit directement le pèlerin du royaume des Cancùs à N'aiçâli, et de N'aiçàlî au Magadha. Julien lui-même signale cette omission et complète l'itinéraire, dans une note (p. 136) à l'aide des Mémoiies. qu'il rend ainsi : « De là, à 1 400 ou 1 500 li au Nord-Ouest, on franchit des montagnes, on entre dans une vallée, et l'on arrive au Népal. » Je ne veux pas faire état en ma faveur de la forme employée ici par Julien : « On franchit..., on entre..., on arrive... « car ill'emploie également dans le cas du royaume de Vrjji, alors que le texte emploie formcllemeni le mol hing.

04 LE NEPAL

États. Quand Narendra deva, contemporain de Hiouen- tsang, installa au Népal le culte de Matsyendra Nâtha, il y amena le dieu « par le chemin du Kàmariipa » selon le témoignage de la Chronique. La notice de Hiouen-tsang confirme pleinement par sa nature l'indication expresse du texte, qui la déclare fondée sur des informations de seconde main. Si Hiouen-tsang était monté au Népal, il y aui-aitvu davantage, et mieux ; il aurait constaté la prospérité du bouddhisme, que les inscriptions mettent hors de doute, et il aurait remarqué les anciens stupas élevés dans la vallée, et tout d'abord le fameux stûpa de Svayambhû Nâtha. Comparée aux fragments de Wang Hiuen-ts'e, qui traversa le Népal au moment même Hiouen-tsang quit- tait l'Inde, la notice du pèlerin manifeste plus clairement encore sa sécheresse et sa pauvreté. Elle réfléchit avec fidélité les préjugés malveillants de la plaine contre la mon- tagne ; pour l'Hindou délicat, les rudes habitants de l'Hi- malaya sont des brutes épaisses, laides et grossières. Néanmoins, en dépit de ses imperfections, ce court cha- pitre est la clef de voûte de l'histoire népalaise, grâce au nom du roi Amçuvarman qui s'y trouve cité.

« Le royaume de JSl-po-lo (Nepàlai a environ quatre mille li de tour. Il est situé au milieu des montagnes neigeuses. La capitale a une vingtaine de li de circuit. Ce pays offre une suite de montagnes et de vallées ; il est favorable à la culture des grains et abonde en fieurs et en fruits. On en tire du cuivre rouge, des yaks et des oiseaux du nom de miny-ming (jîvamjîva). Dans le commerce on fait usage de monnaies de cuivre rouge. Le climat est glacial ; les mœurs sont empreintes de fausseté et de pertidie ; les habitants sont d'un naturel dur et farouche ; ils ne font aucun cas de la bonne foi et de la justice et n'ont aucunes connaissances littéraires; mais ils sont doués d'adresse et d'habileté dans les arts. Leur corps est laid et leur figure ignoble. Il y a

DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 153

parmi eux des hérétiques et de vrais croyants. Les couvents et les temples des Devas se touchent les uns les autres. On compte environ deux mille religieux qui étudient à la fois le Grand et le Petit Véhicule. On ne connaît pas exacte- ment le nombre des brahmanes et des dissidents. Le roi est de la caste des 2'"sa-ti-l/ (Ksatriyas) et appartient à la race des Li-tch'e-p'o (Licchavis). Ses sentiments sont purs et sa science éminente. Il a une foi sincère dans la loi du Bouddha. Dans ces derniers temps il y avait un roi appelé Yang-c/wu-f(i-mo (Amçuvarman) qui se distinguait par la solidité de son savoir et la sagacité de son esprit. Il avait composé lui-même un Traité sur la connaissance des sons (Çabda vidyà çâstra). il estimait la science et respectait la vertu ; sa réputation s'était répandue en tous lieux.

« Au Sud-Est de la capitale, il y a un petit étang. Si Ton y jette du feu, une tlamme brillante s'élève aussitôt à la surface de l'eau ; si l'on y jette d'autres objets, ils changent de nature et deviennent du feu '. »

Tandis que Hiouen-tsang, lié par un engagement ancien, rentrait en Chine par la voie détournée du Pamir, une ambassade chinoise s'acheminait vers l'Inde h travers le Tibet". Li I-piao la commandait, avec Wang Hiuen-ts'e pour second, et vingt-deux hommes d'escorte. Elle rame- nait dans l'Inde un brahmane, venu comme hôte officiel de l'Empire. La route qu'elle suivait n'avait pas encore été frayée ; des événements récents, et considérables, l'avaient presque soudainement ouverte. A la fin du vT siècle, le Tibet barbare et sauvage s'était organisé en nation ; le second roi du Tiiiet, Srong-tsan Gam-po, avait fondé Lhasa, étendu son empire au loin, passé l'Himalaya, essayé sur le

1. HioL'EN-TsANG. Mémoires sicr les contrées occidentales. Trad. Stanislas Julien, t. I, p. 407.

2. Sylvain Lt\i. Les unissions de Wang Hiiien-ls'e dans flnde, dans le Journ. asial. 1900. mais-avril t't luni-jtiin.

156 LE NÉPAL

Népal la force j:^randissante de ses armes ; vainqueur, il avait exigé du roi Amçuvarman la main de sa fille. Puis il s'était retourné contre les Chinois, avait osé réclamer à la famille des T'ang- une princesse de sang impérial comme épouse, et avait fini par l'obtenir à force de victoires. Les deux reines, qu'une môme fortune amenait des bouts de l'horizon à la cour d'un barbare de génie, avaient de com- mun un zèle ardent pour la foi bouddhique ; elles avaient l'une et l'autre apporté de leur patrie leurs idoles, leurs rites, leurs livres saints. Srong-tsan Gam-po se laissa gagner à leur influence, qui servait en réalité ses ambi- tions. Converti au bouddhisme avec son peuple, il frayait de pair avec ses voisins de l'Inde et de la Chine. Désormais une route continue, jalonnée de monastères et de chapelles, alla de l'Empire du Milieu à l'Hindoustan en passant par Lhasa. La mission de Li Lpiao suivit d'abord la route qu'avait foulée en 641 le cortège de la princesse Wen- tch'eng ; après Lhasa elle rejoignit l'Himalaya et le franchit à la passe de Kirong par le chemin qu'avait pris le cortège de la princesse népalaise \ Elle atteignit ainsi le Népal. Li I-piao et ses compagnons y furent accueillis, soit à l'aller, soit au retour, par le roi Narendra deva qui se plut à leur en montrer les curiosités, entre autres la source flambante dont la description avait émerveillé déjà Hiouen-tsang.

La mission est à peine de retour que l'empereur T'ai- tsoung, satisfait des résultais obtenus, envoie une nouvelle mission au Magadha. Wang Hiuen-ts'e en est cette fois le chef, assisté de Tsiang (^heu-jenn comme second ; il dispose d'une escorte de trente cavaliers. Mais Harsa Çflâ-

1. Au témoignage du BodJilmor, « les grands Népalais accompa- gnèrent la princesse jusqu'à la ville de Dschirghalangtu du pays de Mangjul, et s'en retournèrent » (Irad. Schmidt, p. 335). Mangjul est d'après Jâschke et Sarat Chandra Das, le pays se trouve la passe de Kirong (Tibet. Dlct. s. v. Man yul).

DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 157

ditya meurt avant l'arrivée de l'ambassade ; le ministre qui a usurpé le trône vacant ne se soucie pas de demander l'investiture aux T'ang ; il se méfie du pouvoir lointain qui cherche à intervenir dans les affaires de Tlude. 11 attaque la mission, massacre l'escorte, pille le trésor ; l'envoyé et sons econd s'échappent à la faveur de la nuit. Heureusement pour Wang Hiuen-ts'e, et pour l'honneur de la Chine, le Népal est proche ; Srong-tsan Gam-po, l'allié de la famille impériale, est vite prévenu. Le Tibet donne à Wang Hiuen- ts'e 1 200 soldats, le Népal 7 000 cavaliers. A la tête de cette petite armée, l'envoyé chinois fond sur le Magadha, défait les troupes indiennes, emporte la capitale, s'empare de l'usurpateur et le ramène triomphalement en Chine, il arrive en 648. Wang fut encore chargé d'une troisième mission dans «les pays d'Occident » (l'Inde) et passa encore une fois au Népal en 657. Rentré définitivement dans sa patrie, il publia vers 665 une Relation de ses voyages, malheureusement perdue. Parmi les rares fragments con- servés par des citations, plusieurs ont trait aux merveilles du Népal et montrent avec quelle attention l'ambassade avait visité le pays.

I. « Le Si-kouo-huig-tchoan de Wang Hiuen-ts'e dit: La seconde année Hien-king (657) un ordre impérial envoya Wang Hiuen-ts'e et d'autres dans les royaumes d'Occident pour offrir au Bouddha un kasâya. Ils allèi^ent au Ni-po-lo (Nepcàlai vers le Sud-Ouest. Arrivés à P'ouo-lo-tou, ils vinrent à l'Est du village au fond d'une dépression. Il y avait un petit lac d'eau en feu. Si l'on prend en main du feu allumé pour l'éclairer, soudain à sa surface paraît un feu éclatant qui sort du sein même de l'eau. Si on veut l'éteindre en l'arrosant avec de l'eau, l'eau se change en feu et brûle. L'envoyé chinois et sa suite y déposèrent une marmite et firent cuire ainsi leur nourriture. L'envoyé interrogea le roi du pays; le roi lui répondit: Jadis, en

158 LE .NÉPAL

frappant à coups de bâton, on fit paraître un coffret d'or; ordre fut donné à un homme de le tirer au dehors. Mais chaque fois qu'on le retirait, il replongeait. La tradition dit que c'est l'or du diadème de Mi-le P'ou-sa (Maitreya Bodliisattva), lequel doit venir parfaire la voie. Le Nâga du feu le protège et le défend ; le feu de ce lac, c'est le feu du Nâga du feu \ »

IL <( Au Sud-Est de la capitale, à une petite distance, il y a un lac d'eau et de feu. En allant à un li vers l'Est, on trouve la fontaine A -/(7-/?o-/?' \\.q F a-youen-t chou-Un porte : A-ki-po-mi ; même alternance que dans les deux rédactions de V Histoire des Tang\. Le tour en est de 20 pou (40 pas). Au temps sec comme à la saison des pluies, elle est pro- fonde ; elle ne s'écoule pas, mais bouillonne toujours. Si l'on tient en main du feu allumé, l'étang tout entier prend feu ; la fumée et la flamme s'élèvent à plusieurs pieds de haut. Si l'on arrose alors ce feu avec de l'eau, le feu devient plus intense. Si on y lance de la terre en poudre, la flamme cesse et ce qu'on y a jeté devient de la cendre. Si l'on place une marmite au-dessus de l'eau pour y faire cuire des aliments, ils sont bien cuits. Il y avait jadis dans cette fon- taine un coffre d'or. Un roi ordonna d(î tirer ce coffre au dehors. Quand on l'eut amené hors de la bourbe, des hommes et des éléphants le hâtèrent sans réussir ta le faire sortir. Et dans la nuit une voix surnaturelle dit: Ici est le diadème de Maitreya Bouddha ; les créatures ne peuvent assurément pas l'obtenir, car le Nâga du feu le garde.

« Au Sud de la ville, à plus de 10 li, se trouve une mon- tagne isolée couverte d'une végétation extraordinaire ; des

1. Missions de Wang... Fragment IV, tiré du Fa-youen-tchou-lin, chap. XVI, p. 15'', col. 17. J'ai depuis retrouvé le même passage repro- duit littéralement dans le Tchou-king yao-lsi, par Tao-che, auteur du Fa-youcn-tchoit-lin, édil. japon., XXXVl, 1, p. S".

DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 159

temples s'y disposent en étages nombreux qu'on prendrait pour une couronne de nuages. Sous les pins et les bam- bous, les poissons elles dragons suivent l'homme, appri- voisés et confiants. Ils approchent de l'homme et viennent recevoir à manger. Qui leur fait violence cause la ruine des siens.

(( Récemment les ordres de l'Empire passaient par ce royaume et de se répandaient au loin. Maintenant il dépend du T'ou-fan (Tibet)*. »

III. (( Dans la capitale du Népal il y a une conslruction à étages qui a plus de 200 tcli'eu de hauteur et 80 pou (400 pieds) de tour. ])i\ mille hommes peuvent trouver place dessus. Elle est divisée en trois terrasses, et chaque terrasse est divisée en sept étages. Dans les quatre pavillons, il y a des sculptures à vous émerveiller. Des pierres et des perles les décorent". »

En même temps que la Cour hiipériale, l'Eglise boud- dhique de Chine profitait de la voie qui venait de s'ouvrir sous les auspices de deux reines dévotes. Entraînés par l'exemple de Hiouen-tsang, que sa patrie avait salué au retour, après seize ans d'absence, comme un héros et comme un saint, emportés vers les Lieux Saints du Boud- dhisme par un élan de ferveur qui évoque à la mémoire l'Europe des croisades, défendus contre les risques d'une longue route par le prestige encore récent d'une nouvelle

1. Les fragments II et III ne sont pas cités expressément sous le nom (le Wang Hiuen-ls'e, mais il est peu douteux qu'ils lui soient empruntés par le Fa-youen-tchoii-lin, chap. xxix, p. 96, col. 14 et le Cheu-kia- fang-tchi, chap. i, p. 97, col. 13. Cf. Missions de Wang..., p. 440 sqq. ; aussi pour les identifications, .le pense que la colline décrite est celle de Svayamhhù. L'étang est peut-être représenté aujourd'hui par l'étang de Taudàli, au S.-O. de la vallée. VA. Wright, p. 178, n. « During flie pré- sent i-eign an unsuccessful atlempt was inade to draw ofl" th(! water with the view of getting tlie wealth supposed to he sunk in il. » Mais la superstition du trésor caché se retrouve partout au Népal.

2. Cheu-hia-fa/tg-lchi. comme ci-dessus.

160 LE NÉPAL

dynastie, iino multilude de pèlerins foulaient alors tous les chemins qui vont de la Chine à l'Inde, ouvriers obscurs de l'expansion chinoise. Le Népal en vit passer plusieurs, et leur fut hospitalier. Le plus mystérieux de tous et le plus considérable était Hiuen-lchao ; parti de Chine vers 640, il avait pris par le Tokharestau et le Tibet ; la princesse chinoise qu'avait épousée Srong-tsan Gam-polui donna une escorte pour le conduire dans l'Inde du Nord. Wang Hiuen-ts'e, au cours d'une de ses missions, avait entendu vanter les vertus de ce religieux ; il les signala dans son rapport au trône, et il reçut mandat de ramener Hiuen-tch'ao à la capitale. Hiuen-tch'ao rappelé par l'empereur « passa par le royaume de Népal ; le roi de ce pays lui donna une escorte qui l'accompagna jusque chez les Tibétains ; il y retrouva la princesse Wen-tch'eng [la reine] qui lui donna beaucoup de présents, le traita avec honneur, et lui pro- cura les moyens de revenir dans le pays des T'ang. » Il mit neuf mois pour se rendre de l'Inde du Nord à Lo-yang, il arriva en 664-665.

Il avait traverser le Népal h la fin de l'an 663. Un ordre de l'empereur le renvoya presque aussitôt dans l'Inde ; il passa cette fois sur les traces de Hiouen-tsang par le versant occidental du Pamir, franchit l'Indus, et s'en alla séjourner à la grande Université bouddhique de Nâlanda, en Magadha. C'est qu'il fut rencontré, entre 675 et 685, par l'illustre émule de Hiouen-tsang, I-tsing, qui y pour- suivait de laborieuses et fécondes études. Mais quand Hiuen-tch'ao songea au retour, l'Asie Centrale avait brusque- ment changé de face. L'Islam à peine fondé venait d'entrer en scène : « sur le chemin du Kapiça, les Arabes arrêtaient les gens. » Le Tibet s'était brouillé avec la Chine : « sur le chemin du Népal, les Tibétains s'étaient massés pour faire obstacle et empêcher de passer. » De toutes les routes de la veille, il ne restait plus que la voie de mer, Hiuen-tch'ao

DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 164

n'eut pas le temps de l'entreprendre. Il tomba malade et mourut dans l'Inde du Centre.

D'autres religieux avaient encore réussi à passer eu temps opportun. Entre 650 et 655, un moine natif d'outre- Chine, parti de Corée, Hiuen-t'ai, traversa le Népal pour atteindre l'Inde Centrale. Vers le même temps, Tao-fang se rend au Magadha par la voie du Népal ; il séjourne plu- sieurs années au couvent de Maliâbodhi, puis retourne au Népal il se fixe. Il y demeurait encore vers 690. Peut- être il aimait à y retrouver le dieu de son berceau, Mafiju- çrî, adoré sur les hauteurs de l'Ou-t'ai clian, dans l'arron- dissement de Ping il était né, et que le bouddhisme népalais vénère aussi comme une sorte de divinité patronale. C'est aussi du même arrondissement de Ping que venait le religieux Tao-cheng qui s'achemina vers Nâlanda, peu de temps avant Fan 650, par le Tibet et le Népal. Sur le che- min du retour, il ne revit le Népal que pour y mourir, à l'âge de 50 ans. Le Népal fut encore funeste à Matisimha, natif de Tch'ang-ngan, qui vint mourir au Népal à 40 ans, tandis qu'il rentrait dans sa patrie, et aussi à Hiuen-hoei, qui revenaitdu couvent de Mahâbodhi, et n'avait que 30 ans quand il mourut au Népal. Sans doute affaiblis déjà par le climat de l'Inde, ils contractaient au passage du Téraï des fièvres mortelles. Les couvents népalais recurent encore comme hôtes deux Chinois à demi tibétains déjà ; leur mère était la nourrice de « la princesse tibétaine ». L'un d'eux résidait encore au Népal dans le Çiva-vihàra, quand I-tsing était dans l'Inde '.

Dès que le Népal avait connu la puissance de l'Luipire

1. \. sur ces divers personnages : I-tsing. Les religieux éminenlsi (/in allèrent chercher la loi dans l'Occident sous la dynastie des Tang, trad. lîdouai-d Cliavannes. Paris, 1894; ^ l(Hiuen tchao); §6(Hiuen-l'ai) ; § 11 (Tao-lang); S 12 (Tao-cheng) : ^ 15 (Matisimlia) '• ^ ^6 (Hiuen-hoei); § 18 et 19 (les deux derniers).

11

162 LE NÉPAL

Chinois, il s'était cmprossô de rechercher la protection du suzerain lointain qui pouvait le défendre contre les convoi- tises des Hindous et des Tibétains, sans menacer de trop près son indépendance. Le roi Narendra deva, qui avait accueilli avec déférence la mission de Li 1-piao vers 644. envoya en 651 une ambassade porter au Fils du Ciel ses présents respectueux. L'Inde et la Chine à ce moment sem- blaient se chercher, s'appeler, et vouloir se fondre pour élaborer en commun une forme supérieure de civilisation ; l'œuvre patiente des apôtres et des pèlerins qui sillonnaient depuis cinq siècles le centre de l'Asie allait porter ses fruits. Un voisin du Népal, un prince hindou qui préten- dait sortir d'une dynastie vieille de quatre mille ans, le plus puissant vassal de l'empereur Harsa Çîlâditya, Kumâra Bhâskara varman, roi de Kàmarûpa, comblait de préve- nances les Chinois qui passaient dans l'Inde, quils fussent des envoyés officiels comme Li I-piao et Wang Hiuen-ts'e ou des moines comme Hiouen-tsang et Tao-cheng. Tout attaché qu'il était aux doctrines orthodoxes du brahma- nisme, il sollicitait de la faveur impériale une traduction sanscrite des œuvres de Lao-tzeu '. Le mysticisme méta- physique de l'Inde et le réalisme vigoureux de la Chine mis en contact pouvaient créer dans l'Extrême-Orient un monde harmonieux de croyance et d'action. Les Arabes et les Tibétains surgirent tout à coup pour anéantir à l'envi ce beau rêve. Un demi-siècle avait suffi pour porter la vague furieuse de l'Islam jusqu'au pied du Pamir, un demi-siècle avait suffi pour créer sur les plateaux glacés du Tibet une puissance rivale des T'ang, La Chine, humiliée, recule. C'est en vain que trois fois, entre 713 et 741, le Centre et le Sud de l'Inde sollicitent le secours de l'Empereur, qu'ils croient encore tout-puissant, contre les deux ennemis qui

l. Les missions de Wang Hiuen-ts'e, p. 308, n. 1.

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menacent leurs frontières. Le descendant de T'ai-tsong, Hiuen-tsong, se contente d'octroyer aux armées liiudoues un titre d'honneur. L'Inde a compris cet aveu d'imj)uis- sance. « A daler de 760, les rois de l'Inde cessèrent de venir à la cour'. »

A la chute de la dynastie T'ang, vers le début du x' siècle, les relations entre le Népal et la Chine étaient suspendues depuis deux cent cinquante ans ; mais les archives impé- riales avaient conservé les informations quon avait pu recueillir sur le petit royaume de l'Himalaya, soit par les rapports officiels, soit par les récits des voyageurs. Quand la nouvelle dynastie entreprit, selon l'usage, d'écrire l'histoire des T'ang qu'elle avait remplacés, on y inséra dans la section géographique une notice sur le Népal, compilée à l'aide de ces matériaux. La Relation de Wang Hiuen-ts'e en a sans doute fourni la plus grande paitie".

« Le royaume de Ni-po-io (Népal) est droit à l'Ouest du Tou-faa (Tibet) '\ Les habitants ont coutume de raser leurs cheveux juste au niveau des sourcils ; ils se percent les oreilles et y suspendent des tubes de bambou ou de la corne de bœuf'; c'est une marque de beauté que d'avoir les oreilles tombant jusqu'aux épaules. Ils mangent avec leurs

1. Ma Toan-i.in, NoUcp sirr l'Inde, Irad. Slaiiislas Julien, dans Journ. asiat., 1847, 2.

2. Je r(!produis ici la traduction que j'ai déjà publiée dans ma Xote sitr l(( chronologie du XéjMil, dans le Journ. asial.. 1894, 2, j). 65. Les Annales des T'ang existent en deux rédactions, désignées respecti- vement comme l'Ancienne et la Nouvelle Histoire. ,J'ai traduit le texte (jue donne VAnclenne histoire, chap. 221. Des Annales, la notice sur le Népal a passé avec quelques variantes dans le T'ong-tien et dans l'en- cyclopédie de Ma Toan-lin ; lîémusat a traduit le texte de ce compilateur dans ses Nouveaux mélanges asiatiques, t. 1, p. 193. .l'indiquerai dans les notes les variantes de la Nouvelle histoire, et aussi celles du T'ong-tien rédigé au x*^ siècle et copié par Ma Toan-lin.

3. La Noiiv. hist. insère ici : « Dans la vallée de Lo-ling. dans ce |jays on ti'ouve en abondance le cui\ re rouge et le yak ». Cf. Hiouen-lsang, sup. p. 154.

4. Le T'ong tien sup[)iinie « la corne tle bœuf ».

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mains, sans employer de cuillers ni de bâtonnets. Tous leurs ustensiles sont faits de cuivre. Les marchands, tant ambulants qu'établis, y sont nombreux ; les cultivateurs, rares \ Us ont des monnaies de cuivre qui portent d'un côté une figure d'homme, et au revers un cheval ■. Ils ne percent pas les narines des bœufs. Ils s'habillent d'une seule pièce de toile qui leur enveloppe le corps. Ils se baignent plusieurs fois par jour. Leurs maisons sont con- struites en bois ; les murs en sont sculptés et peints. Ils aiment beaucoup les jeux scéniques, se plaisent à souffler la trompette et à battre le tambour '. Ils s'entendent assez bien au calcul des destinées et aux recherches de philoso- phie physique. Ils sont également habiles dans l'art du calendrier ^ Ils adorent cinq'^ esprits célestes, et sculptent leurs images en pierre ; chaque jour ils les lavent avec une eau purifiante. Ils font cuire un mouton et l'offrent en sacrifice.

(( Leur roi Na-Ung ti-po (iNarendra deva) se pare de vraies perles, de cristal de roche, de nacre, de corail, d'ambre "^ ; il a aux oreilles des boucles d'or et des pendants de jade, et des breloques à sa ceinture, ornées d'un Fou- tou (Buddha). 11 s'asseoit sur un siège à lions (simhâsana); à l'intérieur de la salle on répand des fleurs et des parfums.

1. La Nouv. hist. ajoute : « Parce qu'ils ne savent pas labourer avec les bœufs. »

2. La Nouv. hist. change le sens par suite d'une ponctuation erronée : « Ils ont des monnaies de cuivre qui portent d'un côté une figure d'homme, et au revers un cheval et un bœuf, et (jui n"ont pas de trou au milieu. »

3. La Nouv. hist., le Tong-tien et M\ Toan-lin suppriment cette dernière proposition.

4. La Nouv. hist. dit seulement : « Ils s'entendent à raisonner, à mesurer, à faire le calendrier. »

5. La Nouv. hist. omet le mot « cinq ».

(■). Le Tong-tien remplace cette énumération par ces simples mots : « Le roi porte im grand nombre d'ornements, de pierres précieuses et de pei'Ies. »

DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 165

Les grands et les officiers et toute la cour sont assis à droite et à gauche par terre ; à ses côtés sont rangés des centaines de soldats en armes,

« Au milieu du palais il y a une tour de sept étages, couverte de tuiles en cuivre. Balustrades, grilles, colonnes, poutres, tout y est orné de pierres et de pierreries. A chacun des quatre coins de la tour est suspendu un tuyau de cuivre ; en bas il y a des dragons d'or qui jettent Teau. En haut de la tour on verse de l'eau dans des auges ; de la bouche des dragons elle sort en jaillissant comme d'une fontaine.

« Le père de Na-ling ti-po fut renversé du troue par son frère puîné ' ; Na-linf/ ti-po s'enfuit pour échapper à son oncle. Les T'ou-fan lui donnèrent refuge et le rétablirent sur son trône ; il devint en conséquence leur vassal. Dans la période Tcheng-koan (627-649) Li I-piao, officier mili- taire de l'empereur envoyé en ambassade dans l'Inde, passa par ce royaume. Na-ling ti-po le vit avec une grande joie ; il sortit avec Li I-piao pour visiter l'étang A-ki-po-l.i " ; cet étang a environ vingt pas de circonférence ; l'eau y bouillonne constamment. Quoiqu'elle s'écoule en courant, elle entraîne pêle-mêle les pierres brûlantes et le métal échauffé. Elle n'a jamais de crues ni de maigres. Si on y jette un objet, il en sort de la vapeur et de la flamme ; si on y met un chaudron, la cuisson se fait en un instant. Dans la suite', quand Wang Miuen-ts'e fut pillé par les Indiens, le Népal envoya de la cavalerie avec les T'ou-fan ;

1. Le texte de la Noitv. hist. prouve qu'il sagit du frère puîné du père de Narendra deva. La Nouv. hist. substitue à tchouen « rebelle usurpateur» le mot « cha » « mettre à mort ».

2. Le T'ong -tien \)orie A-hi-po-mi. Cf. Wang Hiuen-ts'e, siip. p. 158.

3. La Nouv. hist. passe sous silence Taffaire de Wang Hiuen-ts'e et intercale ici : « La 21e année (647) il envoya un ambassadeur présenter (des objets que je ne puis identifier, 7 caractères). Dans la période Yong-hoei..., etc. »

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ensemble ils mirent les Indiens en déroute et remportèrent un succès. La seconde année de la période Yong^-hoei (65 1) leur roi Chi-ii Na-Hen-to-lo (Çrî Narendraj envoya de nouveau une ambassade offrir ses hommages et ses pré- sents. »

Isolé de la Chine ' dès la fin du vu" siècle, le JNépal reste attaché au Tibet comme vassal et comme précepteur reli- gieux. Converti à la doctrine du Bouddha, le Tibet en son zèle veut la connaître et l'étudier tout (uitière ; il demande aux couvents népalais des traducteurs (lotsavas) initiés aux arcaues des Tantras. Maislalittératme tibétaine est presque inexplorée encore ; son histoire est tout entière à faire. Elle ne saurait manquer d'enrichir un jour nos connais- sances sur le passé du Népal. Le seul missionnaire dont nous puissions suivre l'itinéraire à travers le Népal est le célèbre ])andit Atîça qui passa de l'hide au Tibet vers le milieu du xr siècle. Atîça, le premier en date des fonda- teurs du lamaïsme tibétain, venait du monastère de Vikrama çîla, en Magadha. Mandé par le roi Llia Lama Jiiàna raçmi (ou Gurei), qui régnait sur la province de Ngari, à l'extrême Occident du Tibet, Atiça choisit la route du Népal, malgré le détour qu'elle lui impose afin d'adorer le très saint sanctuaire de Svayambhii Nâtha, dans le voisinage de Katmandou. Il franchit la frontière entre l'Inde et le Népal près de Cindila l\rama, monte au Népal ; puis il se dirige à

1. Peu de lemps encore après la chute des T"an^% vers la lin du x" siècle (964-976) une dernière mission de prêtres chinois passa encore au Népal. Ki-ye, parti en compagnie de trois cents çramanas pour chercher dans Tlnde des textes sacrés, se rendit à Pàtaliputra, Vaiçâli, Kuçinagara; puis du bourg de To-lo franchissant plusieurs rangées de montagnes, il arriva au royaume de Népal. De il passe au royaume de Mo-yu-li (le pays de Mayûratô de rinsciiption de Svayambhû Nâtha, WvKjkt, p. 2;^0), franchit les montagnes neigeuses, arrive au temple San-ye, et rejoint la route de Khotan et Kachgar. V". Edouard Huber, V Itinéraire du pèlerin Ki-ye dans Vlnde dans le Bulletin de V École française d'Extrême-Orient^ 11, 3,256 sqq.

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rOuest vers Palpa, pour aller y saluer le roi souverain du Népal, qui y tenait sa cour. Le roi le reçoit en grande pompe, lui fait cadeau de son propre éléphant, et lui donne une escorte de 425 personnes pour Faccompagner jusqu'au lac Mànasa (Manasarovar), probablement par les passes de Mastang'.

L'anarchie qui déchira le Tibel jusqu'au xiir siècle avait interrompu les relations politiques avec le Népal ; l'orga- nisation du lamaïsme vers le milieu du xiir siècle con- somma la séparation rehgieuse des deux pays. Le clergé népalais, jaloux de ses privilèges et de ses prérogatives, repoussait avec énergie la suprématie du Grand-Lama du couvent de Sa-skya que le petit-fils de Gengis khan voulait imposer aux bouddhistes. L'intérêt monarchique avait pu décider le Mongol Khoubilai khan à créer une sorte de pape ; le Népal était assez loin pour sauvegarder son indépendance religieuse avec son indépendance politique. La ruine des Mongols et l'avènement d'une dynastie nationale en Chine en 1368 anéantirent le système de politique religieuse inauguré par Khoubilai. Les Ming travaillèrent avec vigueur à supprimer un pouvoir qui finissait par faire échec à la puissance temporelle ; ils multiplièrent les dignités et les honneurs à côté du Grand-Lama pour affaiblir son pres- tige et lui susciter des concurrents. Le fondateur de la dynastie, Hong-wou (1368-1399), semble avoir élevé au même rang que le Lama lui-même trois autres patriarches tibétains; le second de ses successeurs, Young-lo (1403- 1425), conféra le titre de roi (wang) à huit lamas du Tibet.

Le xXépal pouvait servir les desseins de la politique chi- noise: les relations directes entre les deux pays avaient, il est vrai, cessé depuis de longs siècles, mais le panboud-

1. Life of Ali'-d, trad. Sai'al (vhandra Das, dans Joarn. Baddhist Text Soc, 1, 25-30.

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dhisme mongol avait rappelé l'attention sur le dernier survivant des royaumes JDouddhiques de l'Inde. Justement le bruit courait que « ses souverains étaient tous des bonzes » ; c'était une rivalité de plus à provoquer contre Lhasa. Seize ans après l'expulsion des Mongols, l'empereur Hong-wou « ordonna au bonze Tcheu-koang d'aller au Népal porter au roi un sceau qui lui conférait l'investiture officielle, une lettre, et des soieries, et de se rendre égale- ment dans le royaume de (Ti) Yong-ta, vassal du Népal ». 11 fallait de sérieuses et graves raisons pour décider le Fils du Ciel à prendre les devants et à honorer un petit potentat d'une amitié qui n'avait pas été sollicitée. « Grâce à la connaissance profonde qu'il avait des livres bouddhi- ques, Tcheu-koang sut répondre aux intentions de l'em- pereur et manifester sa vertu. Le roi du Népal nommé Ma-ta-na lo-mo envoya un ambassadeur à la cour porter des présents consistant en petites pagodes d'or, livres sacrés du Bouddha, chevaux renommés et productions du pays. Cet ambassadeur arriva à la capitale la vingtième année de Hong-wou (1387). L'Empereur en fut très content et lui conféra un sceau d'argent, un cachet de jade, une lettre, des amulettes et des soieries. » L'arrière-pensée de Hong-wou se marquait clairement au titre de « lo-mo » Lama, que les Annales accolent au nom du roi Ma-ta-na ; mais le souverain du Népal dut en être surpris, car la dynastie à laquelle il appartenait se piquait d'orthodoxie et de pureté brahmanique. En 1390 un autre ambassa- deur vint apporter le tribut. L'Empereur lui fit cadeau d'un cachet de jade et d'un dais rouge. Pendant les dernières années de Hong-wou, il ne vint qu'un seul ambassadeur pour une période de plusieurs années. L'empereur Young-lo suivit l'exemple de son aïeul. « Il ordonna au bonze Tcheu- koang de retourner en ambassade au Népal ; ce pays envoya son tribut la septième année (1409). La onzième

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année, l'Empereur ordonna à YangSan-pao d'aller offrir en présent au nouveau roi du Népal Cha-ko-sin-ti et au roi de (Ti) Yong-t'a, Ko-pan, des lettres, des cadeaux en argent et en soie. L'année suivante (1414) Cha-ko^ sin-i ayant envoyé son ambassadeur porteur de son tribut, Tem- pereur lui conféra le titre de roi du Népal (Ni-pa-la kouo- wang) et lui fit présent d'un diplôme contenant cette investi- ture, un sceau en or et un sceau en argent. La seizième année (1418) Cha-ko-sin-ti ayant envoyé de nouveau un ambassadeur porteur de son tribut, l'Empereur ordonna à l'eunuque Teng-tch'eng de se rendre au Népal et d'offrir au roi un cachet et des pièces de soie et de satin. Teng- tch'eng distribua des présents aux princes des différents pays qu'il traversa. » Le second successeur de Young-lo, Hiuen-te (1426-1435), essaya de continuer la tradition. « La seconde année (1427) l'eunuque Heou-hien fut envoyé de nouveau faire au roi du Népal des cadeaux consistant en pièces de soie et de lin. » Mais la cour de Pékin attendit en vain une politesse de retour. « Dès lors nul ambassa- deur ne vint à la cour et nul tribut n'y fut envoyé '. »

C'est que l'Asie Centrale, perpétuellement en effer- vescence, recommençait à traverser une série de crises. Le descendant spirituel d' Atîça, Tsong kha pa (1 335 à 1 41 7 envirou), venait de réformer l'Église tibétaine en créant la secte des Bonnets Jaunes ; héritier accompli des deux civi- lisations qui l'avaient formé, il avait fondé sur le dogme métaphysique delà transmigration une constitution hiérar-

1. Depuis le passage « les souverains du Népal étaient tous des bonzes », les extraits cités sont tirés àe?, Annales des Ming, chap. cccxxi (= Pieni-tien, ch. lxxxv). Je reproduis en général la traduction don- née par M. C. Imbault-Hlart, dans une note de son Histoire de la conquête du Népal, dans le Journ. asiat.. 1878, 2, p. 357, n. 1. .M. Bretschneider a également donné une traduction de cette notice dans Medirpval rcsearrhn.s froin Eastern Asiatic sources. 1888 (Londres, Triibncr's séries), vol. 11. p. 22J.

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chique du clergé qui combinait dans un compromis har- monieux les avantages contradictoires de l'élection et de l'hérédité : deux papes, lun à Lhasa, l'autre à Ta-chi- loun-po, se partageaient à des titres divers l'autorité suprême sur le clergé tout entier. L'organisation tentée par Khoubilaï, renversée laborieusement par les Ming, se reconstituait en dehors du contrôle impérial, prêle à s'in- surger contre lui. Les Ming, affaiblis déjà, durent pactiser avec cette nouvelle puissance. Le huitième empereur de la dynastie, Tch'eng-hoa (1465-1487), conféra le diplôme et le sceau aux deux pontifes des Bonnets Jaunes, et leur reconnut un droit de suprématie sur les autres dignitaires de l'Eglise. Il pensait acheter à ce prix leur concours ou leur neutralité, tandis qu'une rébellion sévissait sur les confins septentrionaux du Tibet, au bord du Fleuve Jaune. Mais la souveraineté accordée aux deux Grands-Lamas souleva des résistances ; la secte des Bonnets-Rouges, échpsée par l'École de Tsong kha pa, n'avait pas cependant disparu devant sa jeune rivale ; elle recourut au bras séculier, et n'eut pas de peine à gagner la féodalité tibé- taine, menacée par le même adversaire. La guerre civile se déchaîna sur toute l'étendue de la contrée : elle durait encore quand le Jésuite d'Andrada arriva à Chaparangue, en 1625, et quand les Pères Grueber et Dorville passèrent à Lhasa en 1661 ; elle se prolongeait encore quand les pre- miers (Capucins arrivèrent à Lhasa en 1709. Mais elle s'était alors compliquée d'interventions étrangères.

Les Mongols, soumis par les Ming et chassés dans la Terre des Herbes, n'avaient pas oublié leur grandeur passée : ils attendaient la revanche : l'appui du clergé tibé- tain leur parut un appoint décisif ; ils se rangèrent solen- nellement sous l'autorité du Grand-Lama en 1577, et se déclarèrent les champions de l'Église à la fois contre les rebelles et contre les Chinois. L'empereur Wang-li (1573-

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1620) s'empressa d'adresser an (Iraiid-f^ama une ambas- sade, des titres et des honneurs considérables ; sa précipi- tation trahissait sa faiblesse. En 1644,1e dernier des Ming, traqué dans son propre palais, se donnait la mort. Depuis dix ans déjà, le chef des Mandchous, T'ai-tsong, avait usurpé le titre impérial. Le Dalai-Lama de Lhasa suivait avec intérêt les progrès du nouveau pouvoir qui surgissait à l'horizon dans le voisinage des Mongols déchus. En 1642, avant la chute même de Pékin, une ambassade venait à Moukden saluer ï'ai-lsong le Mandchou (Manju) sous le nom de Maîijuçrî: la tlatterie prenait un tour ingénieux. Un jeu de mots, qui semblait l'écho delà destinée, élevait le triomphateur au plus haut rang du pantbéon bouddhique. Les relations entre le Grand-Lama elles premiers Mand- chous se bornèrent longtemps à un échange de politesses; les nouveaux maîtres de la Chine étaient trop occupés chez eux pour se soucier du Tibet. Un ministre audacieux alla même jusqu'à dissimuler pendant quinze ans la mort du Dalai-Lama, engagé, disait-il, dans une méditation surna- turelle, et sous ce couvert il exerça sans être inquiété un pouvoir absolu (1682-1697). 11 en profita pour exciter les Mongols à la guerre sainte contre la Chine et pour soutenir sans se compromettre la grande rébelhon des Dzoungares. Mais l'empereur K'aug-hi, l'illustre contemporain de Louis XIV (1 662-1 722), réussit à réduire ces ennemis redou- tables. Toutefois, avant d'intervenir en personne au Tibet, il lança sur la capitale des Lamas le prince des Khoskhotes, son allié, Latsan khan. La ville fut prise et le ministre usurpateur tué (1706). Peu d'années après, les Capucins fondaient leur mission népalaise (1707-1709). Un nouveau mouvement des Dzoungares amena l'intervention directe de l'Empire : les troupes de K'ang-hi, au nombre de 130000 hommes, occupèrent Lhasa. Le pouvoir spirituel fut laissé au iJalai-Lama ; mais un conseil de gouvernement futchargé

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de radministration sous le contrôle chinois. Le Tibet per- dait son autonomie ; la Chine s'étendaitjusqu'aux frontières du Népal.

Les trois rois qui se partageaient le iNépal crurent sage de se concilier au plus vite un voisin dangereux. « Durant la neuvième année Yong-tcheng (1731), les trois tribus (pii composaient le pays de Pa-lo-pou (Népal), celles deF^- Icng (Patan), de Pou-yen (Bhatgaon) et de K ou\-kou\-mou (Katmandou) adressèrent chacune à l'Empereur une pétition écrite sur feuilles d'or et offrirent en tribut des productions du pays'. » Le résident chinois au Tibet informa la cour de Pékin que a les trois khans d'outre-Tibet désiraient envoyer le tribut ». L'Empereur répondit que, vu la lon- gueur du voyage, les choses devaient se faire au Tibet ■. Sept ans plus tard, un nouveau rapport officiel annonce (( que les trois khans du Népal sont en guerre ' ».

Des relations commerciales unissaient le Népal etle Tibet depuis le début du xvn" siècle. Vers l'an 1600, quand Çiva Simha Malla régnait à Kalmandou, le voyage du Népal à Lhasa passait encore pour une entreprise difficile. Mais sous son successeur, Laksmî Narasimha Malla, Bhîma Malla, membre de la famille royale et ministre d'État, envoya des trafiquants au Tibet, puis il y alla en personne, et il en expédia des quantités d'or et d'argent à Katman- dou. Il négocia même une sorte de traité de commerce en vertu duquel les biens des Népalais décédés à Lhasa devaient faire retour au gouvernement du Népal. Enfin il rangea la ville de Kuti sous la juridiction du Népal \

1. Eistoi7-e de la conquête du Népal, trad. Imbault-Huart, loc. laitd.

2. Nepavl and China, by E.-H. Parker; dans A.çi«^ Quart. Revieic, 1899, p. 64-82.

3. Ib. Cf. Vamçàv., 197 : « At lliis time [Népal Sam. 857 =1737 A. D.] the Rajâs of Bhàtgâon. Lalif-patan, and Kântipur Avere on bad terms with each other. »

4. Vamçâv., 209 et 211.

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Le trafic devint si actif que vers 1650 le pieux Sicldhi Narasimha Malla, roi de Palan, se préoccupa d'assurer par un règlement spécial la purification des marchands indigènes qui revenaient du Tibet souillés par nn voyage hors des pays orthodoxes et par le contact d'une

Stùpa de Svayambhù Nâtha. Entrée de la terrasse.

race que les brahmanes déclaraient imjHU'e'- Lf Népal devint le monnayeur du Tibet : Mahendra .Malla, roi de Katmandou, avait obtenu des Mogols de Delhi (vers 1550- 1560) l'autorisation de battre monnaie enargenl ; les pièces frappées à son effigie ou copiées sur ce type devinrent,

1. Ib., 237.

1 / '( LE NEPAL

SOUS le nom de Mahendra-mallî , la seule monnaie en cours au Tibel. LeNépal échangeait sa monnaie conire des espèces brutes, et y gagnait gros. Le dernier roi de Bliatgaon, Ranajita Malla, « qui était prudent et entendu, envoyait à Lhasa de grandes quantités d'argent monnayé, et recevait en échange de grandes quantités d'or et d'argent ^ ». Tenté par l'appât d'un gain facile, il ne craignit pas d'altérer le titre de ses monnaies.

La conquête du Népal par les Gourkhas (1765-1768) interrompit tout à coup ce commerce lucratif. Les nouveaux maîtres du royaume se méfiaient de leurs sujets autant que des étrangers ; il leur fallait rester sous les armes, et les ressources naturelles du pays ne suffisaient pas à entre- tenir une multitude de soldats. Prithi Narayan établit des taxes écrasanles sur les transactions ; sous les prétextes les plus frivoles, les marchands étaient frappés de lourdes amendes. Les religieux errants [Gosâins] qui colportaient les marchandises entre l'Hindoustan et le Tibet furent chassés du royaume ; les plus gros trafiquants du Népal s'empressèient de chercher ailleurs une patrie^plus accom- modante. Il ne restait plus en 1774 au Népal, pour com- mercer avec le Tibet, que deux maisons tenues par des Cacliemiriens ; pour les empêcher de déserter à leur tour, le roi Gourkha ne les laissait sortir du pays que sous cau- tion. Les rares marchands qui osèrent se risquer désormais au Népal en pâtireni : Piilhi Narayan leur fit couper les oreilles ; puis, il les expulsa. Le Teshu-F^ama de Ta-chi- loun-po, le second du Dalai-Lama, pouvait écrire au roi du Népal : « Tous les marchands, Hindous aussi bien que Musulmans, ont peur de toi ; personne ne veut entrer dans ton pays ». On chercha d'autres voies entre l'Inde et le Tibet ; on en revint à la route du Sikkim, que le commerce

L Ib., 19G.

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avait désertée depuis que le Népal s'était ouvert ; mais elle était décidément trop insalubre ; il fallut y renoncer. Au surplus, le Sikkim à son tour tomba sous la domination des Gourkhas. Le Bhoutan était en proie à des dissensions et ne se prêtait pas à un trafic régulier. Warren Hastings, qui voulait faire du Bengale le marché maritime de l'Asie Centrale, envoya en 1774 George Bogie en mission à Ta-cbi-loun-po pour négocier un arrangement commercial entre la Compagnie, le Bboutan et le Tibet.

Prithi Narayan en prit ombrage ; il voyait ses revenus se tarir. Il adressa une lettre officielle aux autorités tibétaines : « 11 proposait d'établir à Kuti, Kerant (Kirâta ou Kirong ?) et dans un autre endroit, sur les frontières du Népal et du Tibet, des comptoirs les marchands du Tibet pourraient acheter les produits du Népal et du Bengale ; il laisserait transporter à travers son royaume les articles ordinaires de commerce, à l'exclusion du verre et d'autres curiosités. Il désirait en retour que le Tibet n'eût pas de rapports avec les Fringhis ou les Mogols et leur interdît l'entrée du pays, comme c'était l'ancien usage et comme il était résolu à faire: unFringhiétaitjustementprès de lui, à ce moment-là même, à propos d'une affaire, mais il avait l'intention de le renvoyer le plus tôt possible. » La suite de sa dépêche traitait une (piestion qui le touchait plus vivement: maître (kl Népal, il avait fait rentrer toute la monnaie en circula- tion, l'avait fondue pour la frapper à son nom, et s'était empressé d'expédier au Tibet ses nouvelles roupies ; il entendait poursuivre à son compte les procédés d'exploi- tation inaugurés par les .Mallas. Mais les marchands du Tibet avaient refusé la nouvelle monnaie ; le conquérant avait donné assez de preuves de sa mauvaise foi et de sa bi'utalité pour justifier leur méfiance et provoquer des représailles. Ils offrirent comme transaction d'échanger les roupies du Gourkha contre les roupies des Mallas qui

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circulaienl au Tibet. Prithi Narayanne gagnait rien à cette combinaison. Il déclara que l'argent de Ranajita Malla, étaut falsifié, ne valait pas son propre argent, et il rejeta Tarrangement. Le commerce entre les deux pays cessa. La mort de Prithi Narayan en 1775 n'améliora pas les rela- tions des deux États ; le Teshu-Lama prit l'initiative de nouvelles démarches, qui n'eurent pas d'effet '.

Le Népal ne bougea pas ; mais le Teshu-Lama s'était compromis. 11 avait accueilli en ami l'agent de Warren Hastings et du gouvernement britannique ; il s'occupait d'ouvrir le Tibet au commerce étranger, et même au commerce anglais. Il agissait en chef indépendant, comme s'il avait oublié les événements accomplis depuis 1750. Les Chinois se chargèrent de les lui rappeler. Une der- nière et formidable révolte avait coûté au Tibet les derniers vestiges de son autonomie ; deux commissaires chinois résidaient à Lhasa et surveillaient les ministres du Lama, qu'on avait rétabli dans son pouvoir temporel ; une garnison chinoise occupait un faubourg de Lhasa ; des postes chinois gardaient toutes les passes des frontières. Le Teshu-Lama, coupable d'imprudence, était un personnage trop vénéré pour qu'on pût agir brutalement à son égard. L'empereur K'ien-long imagina un subterfuge ingénieux, digne de son adresse politique. Il allégua son grand âge, et demanda en termes pressants au Teshu-Lama de lui apporter avec sa bénédiction les instructions sublimes de la sainte doctrine. Le Lama s'excusa longtemps ; mais il dut enfin céder, quitta son monastère en 1779, gagna la Mandchourie par la voie plus courte et plus pénible du Koukou-nor, suivit l'Empereur de Jéhol à Pékin, traité comme un dieu plus que comme un homme, et mourut soudainement dans la

1. La plupart des détails sont empruntés à la Relation de George Bogie publiée par M. Mahkham dans le volume déjà cité : Tibet, etc.. en particulier, p. 127-159.

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capitale impériale, en 1780, soit de la petite vérole, soit du poison. En attendant la majorité de l'enfant il s'était réincarné, comme il sied aux Lamas, la cour confia la direction des affaires de Ta-cbi-loun-po à un frère du Teshu-Lama, qui l'avait accompagné à Pékin et qui offrait les meilleures garanties.

Mais le défunt avait un autre frère, qui demeurait à Ta-chi-loun-po, et qui passait pour une mauvaise tête ; on y B.\)\)e\ai[ C ha-?nar-pa «le Bonnet-Rouge », soit qu'il appar- tînt en effet à cette secte, soit par mépris. Quand il apprit la mort du Lama, Cha-mar-pa mit la main sur le trésor du couvent et s'enfuit au Népal ; Là, il peignit aux Gourkhas éblouis un Tibet de fantaisie avec un sol rempli de métaux précieux et des monastères bourrés de ricliesses. 11 n'en fallait pas tant pour enflammer la cupidité insatiable des Gourklias : une troupe forte, dit-on, de 7 000 hommes franchit les passes à l'improviste en avril 1790, sous pré- texte de devancer une agression imminente des Tibétains, d'exiger une convention monétaire, enfin de protester contre une élévation des tarifs de douane et contre la mau- vaise qualité du sel fourni par les Tibétains : trop déraisons, et de raisons trop incohérentes pour être sérieuses. Ils avancèrent à marches forcées et parurent sous les murs de Shikar-Jong, à mi-cliemin de Lhasa. Les Tibétains affolés essayèrent en vain de secourir la place. Les commissaires chinois, épouvantés de leur responsabilité, voulurent à tout prix régler l'affaire avant que l'Empereur en fût avisé : ils promirent aux Gourkhas un règlement avantageux ; les Gourkhas se retirèrent, et s'installèrent àKuti, à Kirong et à Phullak, en possession des passes. Kirong fut choisi comme siège des négociations. Les Gourkhas réclamaient une indemnité de guerre de cinq millions de roupies, ou la cession de tout le territoire qu'ils avaient conquis au Sud du mont Langour, ou un tribut annuel de 100 000 roupies.

12

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Après de longues résistances, les k'an-po (prieurs) tibétains cédèrent aux menaces des Gourkhas et aux instances pres- santes des commissaires chinois; ils promirent solennelle- ment un tribut annuel de 50 000 roupies (ou loOOOtaëls), La première annuité payée, les Gourkhas évacuèrent les passes et rentrèrent au Népal. Pour se prémunir contre une rétractation éventuelle, ils s'empressèrent d'envoyer à l'Empereur deux ambassadeurs avec une escorte de vingt-cinq personnes, sous prétexte d'ofl'rir le tribut et de solliciter l'investiture officielle du royaume. K'ien-long les reçut, souscrivit à leur demande et envoya de plus au roi du Népal un costume splendide. L'ambassade rentra au Népal après quatorze mois d'absence.

Mais, tandis que le commissaire chinois ïchong-pa annonçait triomphalement à l'Empereur la soumission des ennemis, et représentait l'ambassade des Gourkhas comme un acte de contrition, le Dalai-Lama refusait de souscrire aux engagements pris. Les Gourkhas frustrés réclamèrent en vain l'exécution du traité ; ils portèrent plainte au com- missaire chinois qui, fidèle à sa tactique, intercepta la plainte et se garda d'en aviser le gouvernement de Pékin. Les Gourkhas enhardis reprirent en armes la route du Tibet (1791), pénétrèrent par la passe de Kuti et marchèrent droit sur Ta-chi-loun-po. Terrifié, le résident chinois vou- lait évacuer le Tibet : il n'essaya pas même de défendre le couvent du Tesliu-Lama. Le Teshu-Lama, qui était tout jeune encore, ne dut son salut qu'à une fuite précipitée ; un fonctionnaire chinois fut pris et envoyé au Népal. Les Gourkhas pillèrent le couvent et se replièrent en arrière pour mettre leur butin en sûreté, sans profiter du désarroi général qui leur ouvrait le chemin de Lhasa. L'Empereur cependant avait sommé le gouvernement gourkha, par un envoyé spécial, de lui remettre le bonze Cha-mar-pa tenu pour l'instigateur etl'auteur de ces troubles. L'envoyé chi-

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iiois fui traité grossièrement ; sans respect des rites com- pliqués de l'étiquette chinoise, un simple huissier prit livraison de la lettre impériale. La mesure était comble (janvier 1792). K'ien-long donna Tordre à 5 000 soldats des principautés et des colonies militaires du Kin-tchoan de rallier les 3 000 réguliers en garnison au Tibet ; et pour opposer à la valeur éprouvée des Gourkhas de solides adver- saires, il leva parmi ses fidèles Mandchous une troupe de 2 000 hommes recrutés parmi les tribus belhqueuses des Solon, sur les bords de l'Argoun ; il fallait gagner du temps ; on leur fit prendre la route du Koukou-nor, plus courte de trente jours que la voie de Ta-tsien-lou, mais hérissée de difficultés et d'obstacles. En mai 1793, les trois contingents étaient réunis sous le commandement de Fou-k'ang ; l'ar- mée chinoise ne comptait que 10000 hommes, au témoi- gnage de l'historien chinois; la relation tibétaine lui attribue 70 000 hommes, partagés en deux divisions.

Une première rencontre se produisit à Tingri Meidau, entre Shikarjong et Kufi ; les Gourkhas, vaincus après une lutte acharnée, battirent en retraite ; Fou-k'ang occupa sans lutte la passe de Kirong (juillet 1 793), mais la montagne coûta aux envahisseurs plus d'hommes que la bataille ; l'avalanche et le précipice étaient plus meurtriers que les Gourkhas. Une à une les positions des Gourkhas tombèrent aux mains des Chinois ; Fou-k'ang avait à son service une artillerie légère qui fit merveille : des canons de cuir qui tiraient cinq ou six bombes, et qui éclataient ensuite. Enfin l'armée chinoise apparut sur la hauteur de Dhebang, au- dessus de Nayakot, à une journée de Katmandou (30 kilo- mètres), le 4 septembre 1792. Les Gourkhas massés ten- tèrent un suprême effort ; mais Fou-k'ang lança sur eux ses troupes, soutenues et maintenues par son artillerie qu'il avait fait installer en arrière, à la manière chinoise, contre les ennemis et contre les fuyards. Le Népal était

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définilivemenl vaincu ; il ne restait comme ressource que de recourir aux voisins délestés qui occupaient le Bengale. Le roi Gourkha sollicita le secours des Anglais ; mais Lord Cornwallis, en date du 15 septembre, se refusa à une inter- vention armée : il alléguait les goûts pacifiques de la Com- pagnie et l'intérêt du commerce anglais à Canton. Il s'offrait toutefois en médiateur entre les deux parties et annonçait l'envoi d'un représentant autorisé (Kirkpatrick), Le Népal n'avait plus qu'à choisir entre les ennemis de son indé- pendance ; il préféra s'arranger avec les Chinois. Fou-k'ang ne se montra pas trop exigeant ; son armée était réduite en nombre, épuisée par la fatigue et par le climat; l'hiver approchait, qui allait fermer les passes ; une fois bloqués au ?sépal, sans ravitaillements et sans base d'opération, ses soldats étaient perdus. L'Empereur, il est vrai, avait d'abord eu l'intention de diviser le Népal en plusieurs principautés, à la façon des pays tartares et conformément aux traditions du pays. Fou-k'ang n'alla pas jusqu'à cette extrémité : les Gourkhas rendirent les conventions signées en 1790 et désavouées parle Dalai-Lama, les richesses : bijoux, sceaux d'or, boules dorées du faîte des pagodes, qu'ils avaient rap- portées du pillage du Tibet, et aussi deux lamas : Tau-tsing et Pan-tchou-eul, qu'ils avaient faits prisonniers. Cha- mar-pa s'était empoisonné, de gré ou de force ; son cadavre fut remis aux Chinois. Enfin les Gourkhas offrirent en tribut des éléphants domestiques, des chevaux indigènes et des instruments de musique, demandant qu'il leur fût éternelle- ment permis de vivre sous les lois de la Chine. L'Empereur profita de la victoire pour consolider l'autorité chinoise au Tibet : il y établit une garnison régulière de 3 000 soldats indigènes et de 1 000 soldats chinois et mandchous ; des postes chinois furent répartis tout le long de la frontière sous prétexte de veiller à la loyauté des échanges, mais avec la mission réelle d'interdire l'entrée du pays aux

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Européens ou même à leurs sujets asiatiques. \Jn nouveau règlement sur Félection du Grand-Lama restreig'nit encore les droits féodaux de l'Eglise. Le succès des Chinois coûta plus cher au Tibet qu'au Népal. L'Empereur avait appris par les rapports officiels le courage indomptable du petit peuple qui avait osé lui faire échec ; l'ambassadeur (Macart- ney) envoyé par les Anglais à la cour de Pékin» pour porter le tribut» en 1795 confirma et compléta ces informa- tions. K'ien-long se le tint pour dit. Sur le point d'abdiquer après soixante ans de règne (1736-1796), il recommandait à son successeur de ne point intervenir sans nécessité absolue dans les affaires des (lourkhas*.

11 est piquant de placer en face des faits le récit de la chronique gourkha : « Le roi Ran Bahâdur Sâh, ayant appris les détails du pays septentrional de la bouche de Syâmarpâ Lâmâ, qu'il avait mandé, envoya des troupes à Sikhârjun qui pillèrent Digarcliâ et ne respectèrent pas l'autorité chi- noise. L'Empereur de Chine, ne pouvant admettre cette insulte, envoya une grande armée sous le commandement du Kâjï Dhurïn et du ministre Thumthâm. Cette armée atteignit Dhëbun ; alors le Raja chargea un Lrdvhyâ Bândâ de Rhinkshë Bahâl d'une cérémonie expiatoire ipuraçcarana) tandis que Mantrinâyak Dâmôdar Pânde taillait les ennemis en pièces et obtenait une grande gloire. Après cela l'Em- pereur de Chine, pensant qu'il valait mieux vivre en amitié avec les Gourkhas, fit la paix avec eux". »

1. Lhistoire de la guerre entre le Népal et la Chine est fondée sur : 1" KiRKPATRicK, appendice I (récit gourkha): 11 (récit tibétain et corres- pondance de Lord Cornwallis avec le Dalai-Lama et le Raja du Népal); ■1" TiRNEH, Etnbas.'ii/ fo Thibet, p. 437 ; 3" Markham, Tibet, p. lxxvi lxxvu (fondé sur les souvenirs de Hodgson c[ui s'était enquis auprès de Bhim San Thapa) ; Cheng-ou ki, trad. Imbault-Huart, loc. laitd. ; 5" Parker. Nepaul and China (d'après les documents chinois), loc. laud. Ilamillon est seul à prétendre {Népal, p. 249) ([ue les (iourkhas durent remettre aux Chinois cinquante jeunes lilles et des provisions de route, el qu'ils gardèrent leur butin.

2. Yamr.dv.,2%Q-\.

182 LE NÉPAL

Le traité de 1792 est encore en vigueur, et le Népal n'a pas cessé de payer tous les cinq ans un tribut à la Chine. Les Tiourklias en sont venus à tirer vanité de ce vasselage qui les rattache à un empire dont ils s'exagèrent la puis- sance actuelle, sans autre charge qu'une formalité indiffé- rente. Leur esprit mercantile a su en tirer un avantage de lucre.

Tous les cinq ans, le Népal doit envoyer à Pékin une ambassade composée de plusieurs hauts dignitaires assistés d'une escorte ; elle va saluer le Bodhisattva Manjuçrî dans la personne de l'Empereur, et déposer entre les « cinq griffes du Dragon » un placet écrit sur des feuilles d'or avec des cadeaux variés. Le nombre des personnes qui com- posent l'ambassade est tîxe et constant ; il ne doit pécher ni par défaut ni par excès. Si par un fâcheux hasard un des membres de la mission tombe gravement malade en route, on ne lui permet pas de s'arrêter ou d'abandonner le voyage ; on le transporte en palanquin ; à défaut de palan- quin, on le lie à la selle de son cheval. Le voyage doit s'effectuer en un temps donné, par des étapes déterminées : la complication des relais à organiser le long d'un parcours immense explique cette rigueur intransigeante. Au reste, on s'applique à rendre la route aisée, agréable même autant que possible ; on prend soin de ménager aux membres de la mission des distractions d'ordre intime qu'ils ne mépri- sent point. En douze étapes, la mission atteint la frontière du Tibet à Kuti (ou Nilam) dont les Gourkhas sont maîtres depuis 1853. Un officier chinois prend alors charge du convoi et le conduit en vingt-huit étapes jusqu'à Lhasa par Tingri et Shigatze. A Lhasa, un mois et demi de halte. Le commissaire impérial procède à l'inventaire des cadeaux, constate qu'ils sont conformes aux stipulations de 1792 et les fait soigneusement emballer. Il instruit ensuite les délé- gués des rites à suivre en présence de l'Empereur, leur

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délivre leur indemnité de voyage, et leur donne de menus présents à titre personnel (soie, satin, vêtements fourrés); les délégués lui remettent en écliange, ainsi qu'au Datai Lama, les présents personnels du roi népalais. De Lhasa à Ta-tsien-lou, frontière de la Chine et du Tii3et. en 64 étapes, par Detsin dzong, Gya-la, (lyamdo dzong, Artsa, Lliari, Alamdo, Chor-kong-la, Lhatse, Xganda, Lagong, Tcliamdo, Tag yab, Xyeba. Batang, Litang. L'escorte venue de Lliasa s'arrête à Ta-tsien-lou, et les mandarins du Sse-tclioaii prennent alors la direction avec la responsabilité de l'am- bassade. En soixante-douze étapes, elle arrive parla route du Ho-nan à Pékin, après huit grands mois de chemin. Elle séjourne quarante -cinq jours dans la capitale, et ses chefs sont admis une fois à se prosterner devant l'Empereur en personne. Puis elle s'en retourne par la même voie, mais elle traverse l'Himalaya à la passe de Kirong. La terre barbare a souillé les envoyés gourkhas ; il leur faut s'arrêter trois jours à Nayakot, pour y subir les expiations rituelles qui leur rendront, avec la pureté légale, la caste perdue. Comme une consécration publique de leur pureté recouvrée, le roi leur offre de l'eau avec sa propre aiguière. Une pro- cession d'état va recevoir ensuite la missive impériale que rapporte l'ambassade. Le roi marche en tête, accompagné de cinquante nobles à cheval ; les conseillers du roi sont montés sur des éléphants ; trois mille soldats encadrent le cortège. A une lieue de la capitale, le roi descend de son éléphant ; il prend la missive que l'envoyé portail à son cou, suspendue dans un étui couvert de brocart : la canon- nade salue ce moment solennel. Le roi suspend de nouveau la lettre au cou de l'envoyé. L'envoyé monte alors sur un éléphant et prend à son tour la tête du défilé jusqu'à l'en- trée du palais.

L'honneur d'aller à Pékin est très recherché. Ce n'est pas que la passion du voyage sévisse au Népal ; mais les

184 LE NÉPAL

Gourklias, esprits pratiques, apprécient un autre avantage. Le personnel de la mission est entretenu, pendant les dix-huit mois d'absenre, aux frais du trésor chinois, logé, nourri, transporté gratuitement; et de plus il est tant à l'aller qu'au retour exempté des droits d'entrée ou de sortie sur ses colis : c'est une occasion de trafic lucratif. Un des articles qui laisse le plus de profit, c'est les conques de l'ïnde ; elles sont peu encombrantes et se paient au poids de l'or, de 3 000 à 4 000 francs. On les emploie surtout dans les lamaseries; les esprits des tempêtes passent pour y résider ^

Les Gourkhas ont toujours cherché à tirer parti de leurs relations avec la Chine: en 1815, au cours de la guerre qu'ils soutenaient contre les Anglais, ils pressèrent l'em- pereur d'envoyer des troupes chinoises à leur secours. Fidèle aux leçons de Ivien-long, l'Empereur refusa d'in- tervenir. En 1841, ils ofl'rirent à la Chine, en guerre avec les Anglais, d'opérer une diversion sur les frontières de l'Inde ; la Chine repoussa cette aide compromettante ; les Gourkhas n'hésitèrent pas à réclamer une compensation pour le profit qu'ils auraient pu faire. En 1853, tandis que la Chine luttait contre la révolte des T'ai ping, les Gourkhas vinrent encore offrir leurs services sans plus de succès. Ils réclamèrent alors, comme en 1 841 , une compensation, pour se dédommager, et se saisirent de Kirong et de Kuti, qu'ils gardèrent; ils poursuivirent leurs empiétements, mais se virent contraints d'accepter un arrangement en 1858. Le premier ministre du Népal, Jang Balladur, reçut à cette

1. Sur la mission à Pékin, j'ai utilisé: Cavenagh, 63-66 (après les officiers népalais) ; Hodgso', Miscellaneous Essaya, 11, 167-190 (itiné- raires népalais) ; Humer, Life of Hodgson, p. 78 (réception de Tam- bassade à Katmandou) ; Imbault-Huart, Un épisode des relations diplomatiques de la Chine avec le Népal en 1842, dans Revue de l'Extrême-Orient, 111 (1887), 1-23 ; Rockhill, The land of the Lamas. London, 1891 (rencontre avec l'ambassade).

DOCr.MENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 185

occasion, avec un boulon de mandarin, le titre de « Tong Unpimmahohang irang sgcin», général en chef de l'armée, prince vraiment brave et premier ministre. Bir Shamsher Jang, qui exerça les fonctions de premier ministre de 1886 à 1901, reçut la même distinction, et il n'en tirait pas médiocrement vanité.

Une convention conclue en 1856, complétée en 1860 à la suite d'une guerre sanglante entre le Népal et le ïibet (1854-1856), applique aux relations commerciales des deux paysles mêmes règlements qu'au commerce chinois-russe via Kiakhta. Une foire se tient tous les ans, au printemps, à Kuti et à Kirong ; les Tibétains viennent y échanger sous le contrôle officiel le thé et le sel contre les marchandises du Népal. Enfin le Népal, en vertu de ses droits tradition- nels, conserve à Lhasaune concession administrée par un agent népalais, sous la garde d'un poste gourkha. Le gou- vernement tibétain s'engage à payer aux Gourkhas un tribut annuel de 10000 roupies.

Par ses démêlés avec la Chine et par ses ambassades au trône impérial, le Népal a deux fois acquis le droit de figurer un jour dans les Annales de la dynastie mandchoue. Quand une tourmente aura fait disparaître les héritiers dégénérés de K'ang-hi et de K'ien-long, une commission officielle sera chargée, conformément à la tradition, de compulser les archives des Ta-Tsing et de rédiger leur histoire. Sans attendre une éventualité qui ne paraît plus éloignée, il est aisé d'anticiper sur la notice qui sera con- sacrée au Népal dans la description géographique de l'Empire mandchou. Les documents chinois qui sont dès maintenant accessibles en contiennent presque toute la substance : tels le Wei-tsang fou ki\ composé par un

1 . Traduit en russe par le moine Hyacinthe ; mis en français et enrichi de notes nombreuses par Klm'rotii, Nouveau jouvJi. asiat., IV, p. 81 ; Vi. p. 161 ; \'ll. p. 161 et 185. Nouvelle traduction en anglais, par

186 LE NÉPAL

fonctionnaire de l'intendance attaché au corps d'armée qui envaliit le Népal; le Cheiuj-ou ki\ qui raconte les cam- pagnes de la dynastie présente, et qui a pour auteur Wei Yuen, auquel on doit un traité classique de géographie, le Hai kouo t'ou tchi ; le Si-tsang tseou soii^, Rapports et mémoires de Meng-Pao, commissaire chinois au Tibet de 1842 à 1850 ; et les pièces analysées par M. Pariver ',

Les Annalistes des Ming n'avaient pas reconnu dans le Ni-pa-la des documents contemporains le Ni-po-io des T'ang; les Annalistes des Ta-Tsing ne retrouveront pas davantage le Népal des histoires antérieures sous les noms modernes du pays. Certains textes reproduisent la dési- gnation de Bal-po, attribuée au Népal par les Tibétains, en la figurant par des transcriptions diverses: Pa-le-pou'' {^W]^)\ P(('ei(l-pou{ I M 1 ); Pel-pou{^ ^); on trouve encore le nom de Pic-pang qui semble transcrire (comme l'indique Imbault-IIuart) le V\hè[?àn h' bras s pu hs, prononcé Préboung, nom qui désigne un monastère célèbre dans le voisinage de Lliasa, mais qui s'est étendu aux populations de l'Himalaya. Enfin le motGourkha est transcrit A^'o-e?//-/t''« [M W "§)• Egai'^''^ par ces noms, les historiens de la période mandchoue affirment que « de temps immémorial, ce pays n'a pas eu de relations avec la Chine », que « le royaume des GourUhas, bien plus éloigné que les tribus maliométanes (du Turkestan cliinois) est cette contrée que les troupes des dynasties des Han et des T'ang ne purent

W.-W. RocKniLL : Tibet from Chinese sources dans Joicm. Boy. As. Soc, 189L

\. Histoire de la conquête du Népal {tirée du Cheng vou tçi) par Imbault-Huart, dans/oMm. asiat., 1878, II; 348-377.

2. Un épisode des relations diplomatiques. .. , par Imbault-Huart (v. sup. p. 184, note).

3. S. sup., p. 172, note 2.

4. M. Rockhill rapproche à tort cette désignation du nom de « Par- batiya », et le nom de Pie-pang du nom de la ville de Patan.

DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 187

atteindre » (Cheng-ou ki). 11 est situé au Sud-Ouest du Tibet et touche par le Sud-Ouest aux cinq Indes. Il est à deux mois de route de Lhasa ; la frontière passe par Ni-lam (Kuti) et par le pont de fer de Ki-long (Kirong), lequel est à sept ou huit jours de marche de la capitale Gourkha. La longueur du royaume, de l'Est à l'Ouest, est de plusieurs centaines de lieues; sa largeur, du Nord au Sud, est de cent lieues environ. La population s'élève à cinquante- quatre mille familles. Jadis il portait le nom de Pa-/e-pou, et il était divisé en trois tribus: Ye-leng, Pou-yen, Kou- \JiOu-\mou\ mais les Gourkhas ont réuni toutes les tribus sous leur autorité. La capitale s'appelle Kia-ic-man-tou [M f# ^ W) ou Yang-pou (Fi :^).

Il y a dans cette contrée des empreintes du Bouddha ; aussi les habitants du Tong-kou-tn (Tangut) y vont chaque année visiter les pagodes. Les gens y sont d'un naturel intraitable. Ils se rasent la tête, et tressent leur chevelure d'une tempe à l'autre en une petite queue. Ils ont des barbes courtes comme les Maliométans de Si-ning. Ils tracent avec de l'argile blanche deux traits verticaux sur leur front et font un cercle rouge entre leurs sourcils [tilaka). Ils ont aussi des pendants d'oreille de perles ou d'or. Ils portent des turbans de colon, blancs s'ils sont pauvres, rouges s'ils sont riches ; leur tunique est bleu sombre ou blanche, avec des manches étroites ; ils mettent des ceintures de coton et des chaussures de cuir en pointe. Ils ont toujours sur eux un petit couteau dans une gaine [kitkri), en forme de corne de bœuf. Les soldats marchent nu-pieds ; ils fixent d'avance un jour (propice) pour se ren- contrer avec leurs ennemis; nos soldats, qui n'agissaient pas ainsi, tombaient toujours sur eux à l'improviste. Les femmes laissent pousser leur chevelure, vont pieds nus, portent des anneaux d'or et d'argent au nez. Elles se pei- gnent, se baignent, et sont fort propres. Les chemins dans

188 LE NÉPAL

le pays sont si étroits que trois personnes peuvent difficile- ment y cheminer de front. Le roi envoie tous les cinq ans un tribut qui consiste en éléphants, chevaux, paons, tapis, ivoire, cornes de rhinocéros, plumes de paon et autres objets indéterminés.

Les Annales énuméreront à la suite de cette description les ambassades qui ont paru à la Cour depuis 1732 (ambas- sade des trois Khans) ; 1 790 (Ran Balladur demande et reçoit l'investiture); 1793 (un envoyé du nom de Ma-mou-sa-yeh apporte le tribut après la conclusion de la paix); 1799 (Ran Balladur demande et obtient le rang royal pour son fils Gh'vân Yuddha Alkrani Sàh) ; 1813 (tribut de Girvân) ; 1818 (tribut de Surendra Vikram Sâh, à qui Fempereur envoie « un aimable message » en 1821) ; 1822 (Bhîm Sen Thâpâ annonce sa régence) ; 1837 (le tribut, adressé delà partdelaRânî, est refusé comme venantd'une femme), etc. '.

1. M. l.MBvuLT-HuART (v. sup., p. 186, iiote 2) a étudié, à l'aide des rapports et inémoires de Meng Pao, lainbassade népalaise de 18i2. Elle se place au moment l'Angleterre venait de faire la guerre à la Chine. C'est à la fois un spécimen excellent du cérémonial de l'ambassade, du style des placets adressés par le vassal au suzerain, comme aussi des manœuvres ordinaires aux Gourkhas. J'en reproduis ici les documents essentiels. On trouvera de plus, dans l'excellent article de M. Imbault- liuart, une pétition adressée en 1840 parle roi Vikram Sâh: sur le faux bruit que les Anglais auraient été battus, il offre de partir en guerre contre eux. Les commissaires impériaux du Tibet jouent au plus rusé ; ils refusent officiellement la pétition comme inutile, mais ils la com- muniquent officieusement à Pékin. Le conseil impérial ne se lai.sse pas prendre aux avances intéressées du Gourkha et charge les commissaires de communiquer à Vikram Sàh cette instruction pacifique : « Restez siu" la défensive, vivez en bonne harmonie avec vos voisins, et vous jouirez éternellement des bienfaits de la cour céleste (de Pékin). »

Placet du roi des Gourkhas a l'empereur de la Chine

Moi, le roi Erdeni des Gourkhas, Jô-tsoiin-ta-eul-pi-'ko-eul-ma-sa-ye (Surendra Vikrama Sàh) je présente à genoux et en faisant les neuf prosternations le placct suivant : Votre empire est comme le Ciel, il nous élève et nous nourrit ; votre intelligence nous éclaire aussi bril-

DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 180

lanimenl que le Soleil et la Lune ; votre sollicitude s'étend à tous les États; votre âge est aussi durable que la montagne Siu-7ni (Surneru)-

Ô très grand et très vénéré Wcn-cltou Fou-sa (Manjuçri lîodhi- saltva), nous nous présentons avec respect devant le trône de Notre Majesté et nous demandons de vos saintes nouvelles.

En conformité des règlements, je devais déléguer spécialement celte année-ci des ko-tsi (kàji) pour aller à la cour vous offrir mes hommages. En me reportant aux précédents, je viens donc de faire préparer les objets destinés à être offerts en tribut et de déléguer le Tio-tsi Tso-ko- to-pa-monng-pang-tcho, petit-fils du ko-tsi Ta-mou-ta-jo-pang-tcho (Dàmodar Pànde) qui possède toute ma confiance, et Sa-eul-ta-eul (Sardàr) Pi-jo-pa-ta-jo-ho-joko, ainsi que divers officiers de tous grades, pour porter avec respect le placet et le tribut, et aller à la capi- tale demander audience à Voire Majesté.

Je me suis rappelé avec respect que l'un de nos prédécesseurs, après sa soumission, avait reçu un décret impérial ainsi conçu :

« Vous êtes souverain d"un petit État ; vous viendrez à la cour une fois tous les cinq ans. S'il y a des gens du dehors qui vous troublent ou envahissent votre territoire, vous pourrez rédiger un placet pour porter ces faits à ma connaissance : j'y enverrai alors des hommes et des che- vaux ou je vous ferai don d'une certaine somme d'argent pour vous venir en aide. Respectez ceci. »

Près de cinquante ans se sont écoulés depuis que mon grand-père La-t'o-na-pa-toic-eul-sa-ye (Rana Bahàdur Sàh) a reçu, dans le courant du huitième mois de la cinquante-huitième année K'ien-Iong (sep- tembre 1793), le décret impérial précédent.

Les trois générations qui se sont succédé depuis mon grand-père ont été protégées par la puissance céleste des empereurs de Chine : encore que le pays des Gourkhas soit pressé, à l'Ouest, par les Cfien-pa, au Sud par les Pï-leng. ses frontières ont pu cependant, grâce aux bienfaits célestes (de la Chine), rester à l'abri de toute insulte.

Quand j'étais jeune, j'ignorais que mon grand-père, après avoir fait sa soumission, avait reçu un décret de l'empereur de Chine lui accordant l'investiture du royaume du Népal : car toutes ces affaires avaient été primitivement traitées par le JiO-tsi Ta-mou-ta-jo-jxing-tcho (Dàmodar Pànde) qui avait toute la confiance du souverain (il était premier ministre): nul, dans la suite, n'occupa le même poste: un petit fonc- tionnaire nommé Pi-mou-ching-fa-pa (Bhimasena Thàpà) remplit seulement les fonctions de ko-tsi, et s'occupa des affaires : ce fonction- naire entretint secrètement des relations amicales avec les P'i-le?ig et permit à deux individus de ce pays, les nommés Ko-jen (Gardner) et Pa-lou (Boileau), de résider dans la ville de Yang-pou (Katmandou). [1 donna ensuite aux P'i-leng trois endroits au Sud, à l'Ouest et à l'Est du royaume des Gourkhas, les P'i-leng ont résidé jusqu'à pré- sent. La dix-septième année Tao-koiicmg (1838), je dégradai ce fonc- tionnaire et le fis mettre en prison.

D'après une lettre que les P i-leng viennent de m'adresser, il paraîtrait qu'ils se sont emparés de divers endroits de la province du Koang-toung. Les P'i-leng veulent que j'aie des relations amicales avec eux et que je

190 LE NÉPAL

me soumette à eux afin de pouvoir saisir le territoire des Tangouts, et, disent-ils, si je ne nie conforme pas à leurs ordres, ils viendront envahir le pays des Gourkhas. JMais je ne me suis nullement conforiué à ce qu'ils demandaient et j'ai renvoyé la lettre. D'après ce que les P'i- leng ont fait dans la province du Koang-toung et ce qu'ils viennent de m'écrire. il est facile de voir qu'ils veulent insulter à la puissance isolée des Gourkhas et qu'ils désirent que je me joigne à eux pour créer des difficultés. J'avais songé à faire part de ces circonstances au commissaire impérial en priant celui-ci d'adresser un rapport à la cour à ce sujet (mais je ne l'ai point fait), craignant la colère de Votre Majesté. Gomme c'est maintenant le moment d'envoyer le tribut exigé parles règlements, je ne puis que supplier Votre Majesté de vouloir bien venir à mon aide en m'envoyant des troupes ou en me faisant don d'une somme d'argent afin que je puisse être à même d'expulser les P'i-leng, et que je sois en état de protéger le pays. Je suis intimement persuadé que Votre Majesté aura pitié de mon peuple, en butte aux insultes des P'i-leng, surtout si Elle veut bien considérer que depuis le règne de mon grand-père, qui a fait sa soumission à la Gour céleste, jusqu'à ce jour, les souverains du Népal n"ont jamais été animés que d'un seul esprit, d'une seule pensée, et n'ont jamais cessé d'être sincèrement respectueux et obéis- sants.

Trouvant en outre que le pays de Ta-pa-ho-eul, dépendant du Tan- goût, est limitrophe de mes frontières, je désirerais l'échanger contre le territoire de Mo-tse-tang (Mastang). S'il arrive que des gens de Chen-pa attaquent le Tangout, je suis tout disposé à aider ce dernier de mes armes. Quant au pays de La-ta-ho (Ladak), dont les gens de Chen-pa se sont autrefois emparés, s'il était placé aujourd'hui sous ma juridiction, il offrirait tribut, conformément aux règlements, à Votre Majesté.

Depuis longtemps les P'i-leng désirent le pays de Tangout : ils sont déjà sur les frontières de Tcho-moung-chioung (Demojong ou Sikkim) ils font des routes, établissent des camps et construisent des mai- sons pour que les leurs s'y installent. Je supplie Votre Majesté de vou- loir bien me faire don de dix lis de territoire pris dans les environs du Pou-lou-ko-pa (Bruk-pa ou Bhoutan) afin que j'y fasse camper des troupes: jepouiTais de la sorte garantir la sécurité de la frontière du Tangout, et adresser des rapports sur les affaires, de quelque importance qu'elles soient, qui surviendraient. G'est dans ce dessein que j'adresse le présent rapport à Votre Majesté en la suppliant de vouloir bien l'ap- prouver. Toutes les circonstances que je viens de relater sont parfaite- ment vraies.

Songeant que j'ai toujours mis mes efforts à obéir respectueusement aux ordres de la Gour, j'ose prier ^'otre Majesté de vouloir bien m'ac- corder ces nouveaux bienfaits qui me permettront d'assurer la sécurité des pays méridionaux : j'ai déjà écrit dans mon placet le récit de mes malheurs. Je supplie Votre Majesté de m'octroyer cette grâce, afin que je puisse me conformer en tout à ses instructions.

Dans ce dessein, moi, le roi Erdeni des Gourkhas, Jo-tsoun-ta-eul- pi-ko-eul-maaa-ya ai rédigé le présent placet, en faisant à genou.x les

DOCUMENTS CHINOIS ET TIBÉTAINS 191

neuf prosternations, à Yang-x^ou, le 23« jour du 5<^ mois de la 22" année Tao-kouang (^\" juillet 1842). »

A la suite de ce placet. on trouve, dans la correspondance de Meng- Pao, la minute des instructions envoyées en réponse au roi des Gourkhas par les commissaires impériaux : en marge de ce texte sont les observa- tions de l'empereur écrites au pinceau vermillon (tchou-pi). Ces instructions sont suivies d'un décret impérial qui les ajjprouve entière- ment. Voici la substance de la réponse des commissaires :

« D'après les règlements, tout vassal qui adresse un placet à l'empe- reur ne doit pas parler de ses affaires particulières : le devoir des com- missaires eût donc été, cette fois-ci, de renvoyer le placet du l'oi des Gourkhas: cependant, à la prière des ambassadeurs népalais les repré- sentants de la cour de Pékin ont bien voulu ne pas refuser celui-ci afin d'éviter des retards.

« Quant à la demande d'argent, ces derniers font observer qu'aucun règlement n'autorise des dons de cette nature ; l'empereur regarde du même œil bienveillant tous les pays qui sont soumis à sa domina- tion, mais il n'a jamais envoyé de troupes pour protéger le pays des barbares étrangers.

Pour ce qui regarde l'échange des territoires, les commissaires font remarquer que le pays de Ta-pa-ko-eul a de tout temps appartenu au Tangout. que l'échange de cette contrée entraînerait de nombreux inconvénients, et que jusqu'à présent on n'avait du reste jamais autorisé de tels actes : il est donc difticile d'accéder à la demande du roi des Gourkhas.

« Quant à l'affaire du La-ta-ho. les troubles qui s'y étaient élevés ayant été apaisés et les chefs du pays ayant fait leur soumission, il est inutile d'en parler.

« Il est impossible également de céder au roi dix lis du territoire de Pou-lou-ko-pa, car cet État ne dépend pas du Tangout et est en quelque sorte indépendant.

« Le l'efus que le roi a opposé aux demandes des P'i-leng est une nouvelle preuve de la sincérité et de la fidélité de ce souverain ; les affaires du Kouang-toung sont d'ailleurs terminées et la tranquillité règne de nouveau dans la province. »

Liste des personnes composant l'amb.\ss.\de envoyée par le roi des Gourkhas A l'empereur Tao-Kouang :

l"^"" ambassadeur, Tsa-ko-tn-pa-inoung-pang-tcho (... Pànde).

ambassadeur, Pi-jo-pa-ta-joko-joho (général de l'armée népa- laise).

Huit grands fonctionnaires:

Soiipi-la (Subahdâr) josou-jo-toun-pang-tcho (Pànde ; officiel' népa- lais) ; Pl-na-tnan-jo-loun (ofticier népalais); Ha-je ho ssmc-lang (officier népalai'^ (jui comprend le chinois) ;

192 LE NÉPAL

Chi-ti-la-cJiing (offirior népalais qui sail écrire les caractères népa- lais):

-. ..-p?-^rt (Subahdé.. ,^- .- ,^ ^- ^

Sou-pt-tu (Subahdài-) jo-hig-leou-ta-ching (officier).

Six petits fonctionnaires :

Tsa-ma-ta (Jemadâr) -jo-ti-pi-x>a-sa-eiil-ta-pang-lcho (Pânde, offi- cier) ;

Tsa-ma-ta (Jemadâr) -jo-tsaha-pi-k'ia-ti (officier) ; Tsa-ma-la (Jemadâr) -jo-ing-ta-ching-Kia-ti (officier) ; Tsa-ma-ta (Jemadâr) -jo-hi-ti-tna (officier) ; Tsa-ma-ta (Jemadâr) jo-p^-Za-wia (officier); Tsa-ma-ta (Jemadâr) -jo-sou-lou (officier).

Dix-neuf soldats népalais.

Dix domestiques.

En tout quarante-cinq personnes.

Liste des objets envoyés en tribut a l'empereur Taû-Kouang par le roi des gourkhas :

Un collier de corail (de cent neuf boules ; renfermé dans la boîte qui contient le placet du roi).

Deux pièces de satin doré (dans la même boite).

Treize rouleaux de tapis de diverses couleurs.

Vingt pièces de satin de K'ia-tsi.

Quatre pièces de soie de K'ia-tsi.

Quatre défenses d'éléphant.

Deux cornes de rhinocéros.

Quatre épées.

Quatre sabres.

Deux poignards.

Deux épées ornées de nuages.

Un fusil à deux coups.

Deux canardières.

Une boite de cannelle (trois cents onces).

Mille haricots médicinaux.

Six cents onces de bétel roulé.

Trois cent soixante onces de bétel plat.

m. LES DOCUMENTS INDIGÈNES

Chroniques. Purânas. Inscriptions. Manuscrits. Monnaies.

Le Népal a une chronique locale, la Vamçdrait\ L'ou-

1. V^aniçâvalî : Wright, History of Népal translate d from Ihe Parbatii/à. Cambridge, 1877. MinayefF a publié un long compte rendu de cette traduction dans le Journal du Ministère de l'Instruction picblique (de Russie), 1878 ; il reproche à Wright (et non sans raison) d'avoir dans son Introduction complètement passé sous silence le nom et l'œuvre de Hodgson. En outre « les (laducteurs indigènes ont moins traduit que rapporté l'original » (p. 8). iMinayelï" signale aussi des rap- prochements inattendus, reproduits dans son article sur le Népal {Ocerki Zeilona i McZ/y, Petersbourg, 1878, 1, 231-284), entre certains récits de la Vamçàvali et des récits bibliques qui en auraient donné l'idée. Ainsi Krakucchanda qui trappe du doigt le rocher pour faire jaillir la Bagmati (\V. p. 80) serait une copie de Moïse ; N'irûpàksa qui arrête d'une main le soleil (\V. p. 92) ne serait que Josué travesti. C'est crier un peu vite à lemprunt, à propos de données qui peuvent appartenir au folk-lore universel. Sur la Vamçàvali et. Bendall, Cat. mss. Cambridge. Add. 1160 et add. 1952. Bhagwànlàl Indrâjî, Soine Considérations on theHistory of Népal dans Ind. Antiq. XIII (1884), p. 411-428. Fleet. Ib. XXX, p. 8.

Aucun des mss. de la Vamçàvali n'a encore été décrit. Voici la des- cription du nis. de la Vamçàvali brahmanique que m'a communiqué S. Exe. Deb Sham Sher :

Ms. de 83 feuilles réunies en livre. 0,27x0,15; 9 ou 10 lignes à la page. Caractère devanàgarî. Sur la couverture, images peintes (v. la reproduction au frontispice de ce volume) de « Syambhu, Paçupati, Çrï Vacchlesvarî, Daksina çmaçâna. çrï \'âgmati, Gamgâmàtâ, Asvattha- saipynkla-Sveta-Vinâyaka, Hâjâ Dliarmadalta, Kalpavrksa ».

Licip. Çn Ganeçaya namah |

13

194 LE NÉPAL

vrage est de date assez récente ; il existe en deux recen- sions : l'une, bouddhique, a pour auteur un moine qui résidait eH Patan, dans le couvent de Mahâbuddha, au com- mencement du XIX* siècle ; elle a été traduite en anglais sous la direction de M. Wright par l'interprète indigène {mimshï) de la résidence britannique, Çiva Çamkara Simha (Shew Shunker Singh), assisté du Pandit Gunânanda. L'autre, d'inspiration brahmanique, est seule reconnue comme authentique par le gouvernement Gourkha. Le

aviralamadajalanivaham bhramarakulânekasevitakapolam |

abhiraataphaladâtâram kâmeçam Ganapatim vande |j atha naipàlike devân pràdurbhâva râjabhogamâlâ. yathâkramena vartamâna. vidhau sakaladuhkhârtajanânàm narebhyah çrnvante sati pâpànâm haranarn

hetukâranât dine dine smaranena sakalatîrthadevarâjamâlâ vamçâvalîsam-

graham kuryàt.

Histoire divine jusqu'à Vikramâjîta, comme dans Wright.

Atha nararâjamâlâ.

[Quelques vers en sanscrit. Puis] : Nïlakanthaprakâçakramena vartamânena Kaliyugabhùpâlasamastamàlikâcaranâmbujasya râjya çrïmat prthvîrâjno Hima- vatah çailamadhve vartate mahârathibhùtamandale Bhrngeçvarabliattarake

pràdurbhutâh. tadanu Nemunyadibhih rsiganais tatra Gautamâdayo devà

tena Nepâlaprathamarâjnâm bhunijitâ GopâLuiâni kramena râjvam bhogani praçaçâsa.

Suit riiisloire des rois, sur le même plan (jue Wiiglit, jusqu'à N'ikrama Sâha (avènement en 1816).

DesUi. Svasti çrî Samvat 1891 Sâlani iti jyesthamâse çukiapakse çrî Daça- harâparvadinesomavâre Devapattanavâsï Siddhi Nârâyanadvijavarena idam Vaip- sâvallràjopàkhvàna apùrvagranthani sanipùrnani lisitvâ munsi gunàkara. paro- pakàri. supurusâya. çrî Laksmidâsanâmne. saippradattani | yasmai kasmai na datavvani. çubham |1

L'inventaire sunnnaire des papiers de Hodgson, oH'erts pai' l'auleur à rindia (Jflice en 1864, indique : « Vingt-trois Vasavalis, ou Chroniques indigènes, en partie traduites et disposées chronologiquement à laide des monnaies et des inscriptions. » L'ensemble est divisé en deux séries: chroniques névaries : chroniques gourkhalies. La premièie comprend des chroniques générales des dynasties névaries, des chro- niques particulières (la dynastie Gopâla), et des biographies royales (Pratàpa Malla, Visnu Malla, Mahendra Malla, Siddhi Narasimha Malla); la seconde se rapporte uniquement aux Gourkhas (W.-W. Hunter, Life of Brian Uoughton Hodg.son. London, 1896. Appendi.K B, p. 357-359).

Temple et couvent Je Mahàbuddha ^Mahà-bodhi) ù Patan.

J96 LE NÉPAL

maharaja Deb Sliam Sher m'en a communiqiK' un bel exemplaire, daté de 1891 samvat (= 1834 J. C.) et qui a pour rédacteur le brahmane Siddhi Nârâyana, habitant de Deo Patan ; le manuscrit en fut remis « à un excellent homme, nommé Laksmî Dâsa » ; mais il ne devait « être donné à personne ». Je n'en sais que plus de gré au maha- raja d'avoir violé cette prescription en ma faveur. Sur la demande du maharaja Chander Sham Sher, le grand prêtre [guru) du royaume m'a confié son exemplaire per- sonnel, qui est simplement une copie fidèle du même texte.

Le brahmane et le bouddhiste pouvaient opter entre trois langues pour écrire leur Vamçâvalî : le sanscrit, recommandé par son prestige religieux et littéraire, mais réservé aux savants ; le névar, la vieille langue indigène ; enfin le parbatiya (ou: khas), nouveau venu dans la vallée, la conquête Gourkha venait de l'introduire. L'un et l'autre ont choisi le parbatiya, et par trahi la même préoccupation. Ils ne visent point un succès d'école ; ils ne s'adressent pas aux Névars assujettis; ils veulent atteindre les nouveaux maîtres du pays, également redoutés du bouddhisme qu'ils détestent comme une hérésie, et des brahmanes qu'ils dépouillent au nom de l'orthodoxie. Ce n'est pas une curiosité de dilettante (jui porte les deux auteurs à. recueillir les souvenirs et les traditions du passé; ils se soucient moins encore d'élever un monument à l'in- dépendance perdue. Ils ne cherchent ([u'à détourner des temples et des couvents la rapacité malveillante des vain- queurs ; ils rappellent la longue suite des miracles qui consacrent l'origine des fondations religieuses, comme une menace salutaire de la vengeance divine prête à châtier les convoitises criminelles. La Vamçâvali, malgré ses appa- rences historiques, n'est qu'un rameau de la littérature des Purànas.

LES DOCUME>'TS INDIGÈNES 197

Le compilateur de la Vamçâvalî bouddhique se flatte d'avoir « et vu et ouï bien des choses du passé en vue de son œuvre ». Le brahmane, d'autre part, se targue d'écrire « un ouvrage sans précédent ». 11 est impossible cepen- dant de croire à l'indépendance absolue des deux rédac- tions. La Vamçâvalî brahmanique n'ajoute rien d'original à la bouddhique ; elle se contente d'éliminer les récits et les épisodes qui tendent à glorifier l'église rivale. Klle adopte le même système de chronologie, les mêmes dates fondamentales. Elle indique, il est vrai, la durée du règne des Abhîras et des Kirâtas, omise dans la Varnçâvalî boud- dhique ; mais il s'agit de dynaslies légendaires l'imagi- nation esllibrede se donner carrière ; l'invention arbitraire peut y suppléer aisément aux matériaux absents.

Le titre de l'ouvrage en marque expressément l'origine. Le mot Vamçâvalî (littéralement: « généalogie-en-file ») désigne dans l'usage des chancelleries royales les listes dynastiques oi^i chacun des souverains vient successivement prendre place, enchâssé dans un panégyrique en général aussi pompeux que banal et vide. La collection de ces panégyriques, qui va naturellemen t en s'allongeant tant que dure la dynastie, figure souvent en tête des chartes et fournit à l'histoire de l'Inde un précieux appoint. La dynastie des Calukyas Orientaux en est le plus parfait exemple ; elle s'est perpétuée durant six siècles ; les Vam- çâvalîs inscrites en tête de ses donations ne donnent pas seulement la succession des princes à travers une si longue période ; elles énoncent encore la durée précise de chaque règne.

Au xNépal même , la pratique d<'s Yamgâvalîs est ancienne : l'inscription de .Mâna deva à Changu Narayan, la première en date des inscriptions connues, s'ouvre par une vamçâ- valî: rinscriplion de Jaya deva à Paçupati retrace les ori- gines de la famille royale jusqu'aux dieux. Le roi Pratâpa

198 LE NÉPAL

Malin fleva « prince des poètes » applique formellement le nom de vamçâvaU à un historique de la dynastie Malla qu'il a composé \m-\neix\Q\Bhafjr. n" 19, 1. 1). Les Névars aftirment qu'il existe encore aujourd'hui àPatan de longues bandes oii sont inscrits dans l'ordre de succession tous les rois du Népal. Bhagvanlal et Minayeff n'ont pas réussi à les voir, et je n'ai pas été plus heureux qu'eux. Il n'est pas douteux cependant que de pareils documents existent, ou qu'il en ait existé: la Vamçâvalî qui fut communiquée à Kirkpatrick, à la fin du xvni^ siècle, surpassait en valeur, en richesse, en exactitude les Vamçâvalîs dont nous dispo- sons.

Une récente trouvaille, due comme tant d'autres à M, Bendall', jette un peu de lumière sur les origines obs- cures de la Vamçâvalî. M. Bendall a découvert à la biblio- thèque du Darbar un recueil de trois manuscrits tracés sur feuilles de palmier et datés, par leur contenu comme par leur écriture, de la fin du xiv siècle. Le premier (V) est une chronique rédigée dans un sanscrit incorrect, sans aucun souci de la syntaxe classique. Le compilateur y a mis bout à bout la suite des rois népalais, avec la durée de chaque règne, les faits principaux, et leur date. Les dona- tions aux temples y tiennent une telle place que M. Ben- dall croit l'ouvrage en rapport avec les archives du sanc- tuaire de Paçupati. La seconde pièce du recueil (V^) est une liste sont enregistrées les naissances des rois et des grands personnages; elle est entièrement rédigée en langue névare ; elle embrasse la période de 177 à 396 N.- S. (ère névare de 880 J.-C). Le troisième document (V) continue le second, mais il en modifie le caractère; il introduit d'autres détails, et tend à transformer la liste en

1. C. Bendall. The historjj of Népal and surrounding kingdoms (1000-1600 A. D.) compiled chiefly froin 7nss. lately discovered, dans Journ. As. Soc. Beng., LXXll, I, 1 (1903).

LES DOCUMENTS INDIGÈNES 199

annales. Il est également rédigé en névar, et s'étend de 379ào08 (ère névare). M. Bendall rattache l'origine de ces annales (V et V") à la révolution politique qui porta au pouvoir souverain Jaya Slhiti -Malla, et à la renaissance littéraire qui suivit.

Si l'histoire du Népal s'était déroulée sans accident. sans révolution, sous l'autorité continue d'une seule dynastie, les Vamçàvalîs auraient pu fournir à l'histoire un enchaînement solide de noms et de faits. Mais jusqu'au xvr siècle, l'anarchie semble être le régime régulier du Népal ; les familles suzeraines exercent un pouvoir éphé- mère ou illusoire; les roitelets locaux pullulent et rare- ment arrivent à faire souche. Fidèles à la méthode ordinaire de l'hide, telle qu'elle se manifeste déjà dans la chrono- logie des Purànas, les Vamçàvalîs disposent à la file, en ordre de succession, tous les noms dont le souvenir s'est conservé, sans se préoccuper de leur rapport réel. Ce système de déviation, déplorable pour l'histoire, s'accom- mode parfaitement aux exigences de la chronologie hin- doue. II faut que le passé réel aille s'accrocher, sans solution de continuité, au passé fabuleux; les seuls faits qui comptent sont les exploits des héros épiques ou mythi- ques que la poésie a consacrés. Il est donc indispensable de remonter, coûte que coûte, jusqu'au début du quatrième âge du monde, en l'an 3000 av. J.-C. Aussi le poète de la Râja-taranginî cachemirienne, qui se pique pourtant d'in- troduire la critique dans le classement des faits, trans- porte au second millénaire avant l'ère chrétienne l'empereur Açoka, petit-fils de ce Candra gupta qui connut Alexandre le Grand; l'Attila de l'Inde, le Hun Mihira kula, passe du VI* siècle de l'ère chrétienne au vir av. J.-C. La Vamçâvalî du Népal fait de même: elle place 100 ans avant l'ère chrétienne le couronnement d'Arnçuvarman qui régnait au vil" siècle de J.-C. J'étudierai dans un chapitre spécial

200 LE NÉPAL

les obscurités de la chronologie népalaise; j'aurai à y signaler en détail les principes d'erreur qui vicient la Vamçàvalî, et surtout la multiplicité des ères, si désastreuse dans tous les domaines de l'histoire indienne.

L'auteur de la Vamçàvalî bouddhique ne s'est pas con- tenté de transcrire les listes dynastiques; il s'en est servi pour encadrer un résumé des Purânas et des Màhâtmyas locaux. Il rapporte parfois des vers traditionnels qui fixent (ou déforment) le souvenir des événements considérables : l'introduction du dieu Matsyendra Nàtha, l'invasion de Nânya deva, la disparition de Siddhi Nara Simha. Il va même jusqu'à citer des inscriptions d'Amcuvarman, de Jaya Sthiti Malla, de Yaksa Malla et de ses successeurs. Il consulte aussi des archives de famille ; sa complaisance à relater les aventures de certains personnages assez insigni- fiants, comme Abhayarâja et Jîvaiâja, décèle un de leurs descendants ; l'auteur est sans aucun doute un des Anan- das, prêtres du Mahâ Buddha vihâra à Patau, qui exercent de père en fils la profession de pandit-interprète à la résidence britannique; peut-être Amrlânanda, la gloire de la famille, qui composa plusieurs ouvrages en sanscrit et en névar, et qui initia Hodgson à la connaissance du bouddhisme.

Nous possédons plusieurs des ouvrages pouraniques que le rédacteur de la Vamçàvalî a mis en œuvre ; j'en ai moi- même rapporté deux du Népal ; il en existe encore bien d'autres qu'on se procurera quelque jour. Ces ouvrages, intéressants pour l'étude de la religion, du culte, des légendes populaires et de la géographie historique, ne procèdent pas en général d'une inspiration élevée ; ils ser- vent les intérêts financiers de la religion et du prêtre.

L'Inde est sur toute son étendue couverte de lieux saints qui se disputent la faveur du public pieux. Chacun d'eux a sa clientèle locale; mais l'ambition des prêtres et des

LES DOCUMENTS INDIGÈNES 201

princes convoite au delà de ce cercle restreint la multi- tude ambulante des pèlerins qui foulent sans répit les che- mins de rinde en quête de menus prolits. Un pèlerinage à la mode est une grande foire ; les brahmanes y vendent leurs prières, les fakirs y exploitent leur ascétisme truqué, les marchands y débitent des chapelets et de la mercerie, le chef y perçoit des impôts et des taxes. Et comme la concurrence suscite la réclame, la rivalité des sanctuaires enfante les mâhdtmyas. Le mot « màhâtmya » signifie au propre : grandeur d'àme, noblesse, éminence. Dans la lit- térature religieuse, il s'applique aux ouvrages versifiés qui servent à la fois d'amorce, d'amusement, d'édification et de guide pratique aux fidèles. Le Màhâtmya raconte l'ori- gine du pèlerinage, l'apparition divine et le miracle qui l'ont consacré ; il énumère les points à visiter, les mérites à gagner, avec l'indication des jours spécialement pro- pices. Le Màhâtmya ne se présente pas comme un ouvrage humain ni comme une œuvre isolée ; il prétend se rattacher à quelqu'une des compilations nommées Purânas, traités versifiés d'histoire sainte, de cosmogonie, de théo- logie et de mythologie que l'hindouisme moderne tient pour révélés et vénère à l'égal des Védas. Parmi les dix- huit Purânas canoniques, le Skanda-Purâna a servi le plus fréquemment à couvrir la pieuse fraude des auteurs de Mâhâtmyas. Le Kâçî-khanda et l'Utkala-khanda qui glo- rifient les deux sites les plus sacrés de l'Inde : Bénarès et Jagannath (Jugernaut), se donnent comme des sections du Skanda-Purâna, et c'est au même ouvrage que le Màhâ- tmya du Népal se flatte d'appartenir.

Le NepcUa-mdhâtmycr est divisé eu trente lectures,

2. Le Catalogus Catalogorum d'Aufrechl signale deux mss. du Nepâlamàhâtmya : l'un d'eux est à la bibliothèque du Queen's Collège à Bénarès, je l'ai examiné. J'ai rapporté de Katmandou une excellente

202 LE NÉPAL

groupées dans un cadre factice, à la manière des Purânas. Le célèbre sacrifice du roi Janamejaya, qui entendit parmi tant d'autres rhapsodies la récitation complète du Mahâ- Bhàrata, a rassemblé une multitude de saints personnages.

copie, exécutée sur ma demande par les pandits de la bibliothèque du Darbar. Le ms., sur papier népalais, a 77 feuillets, de M à l'i lignes àla page.

hicip. : cri Ganeçiya namah | om namah Sarasvatyai dev_yai | Nàrâyanam

namaskrtya Naram caiva (le vers usuel) | sùta uvàca |

jananiejayasya yajfiânto niunayo brahmavàdinah |

I. iti çn Skanda-puràne Himavat-khande Nepàla-màhàtmye Paçu-

patiprâdurbhavo nâma prathamo 'dhyâyah. 4».

IL iti narâyana-pràdurbhâvo nâma dvitïyo 'dhyàyah. 6^.

IIL iti "mahâtmye trtiyo 'dhyavah. ç)^.

IV. iti Içvaripradurbhàvo nàma caturtho 'dhyayah. 12^.

V. iti Doleçvarapradurbhâvo nama pancamo 'dhyâyah. i)».

VI. iti çrï SûryaVinayakaprâdurbhavo nâma sastho 'dhyàyah. 18'.

VII. iti "mâhâtniye saptamo 'dhvâyah. 21".

VIII. iti Mahcndradamanopâkhvâne 'stamo 'dhyâyah. 24''.

IX. iti "mâhatmye navamo 'dhyâyah. 27''.

X. iti "mâhàtmye daçamo 'dhyàyah. 29'\

XI. iti. ... "mâhâtmye ekâdaço 'dhyâyah. 35». XII. iti... . "mâhâtmye dvàdaço 'dhyàyah. 37''.

XIII. iti «mâhâtraye trayodaço 'dhyàyah. 4I'''-

XIV. iti omâhâtmye caturdaço 'dhyàyah. 45".

XV. iti "màhàtmye pancadaço 'dhyâyah. 47-' .

XVI. iti omâhàtmye sodaço 'dhyàyah. 48''.

XVII. iti Sukeçavarapradànanàma saptadaço 'dhyàyah. 51^.

XVIII. iti omâhâtmye 'stàdaço 'dhyàyah. 53''.

XIX. iti "màhàtmye ûnavimçatitamo 'dhyàyah. 54''.

XX. iti "màhàtmye vimçatitamo 'dhyàyah. 57».

XXI. iti Mâlino vadho namaikaviniçatitamo 'dhyàvali. 59^.

XXII. iti "màhàtmye dvàvimçatitamo 'dhyàyah- 60^.

XXIII. iti "màhàtmye trayovimçatitamo 'dhyâyah. 62a.

XXIV. iti "màhàtmye caturviniçatitamo 'dhyâyah. 63''.

XXV. iti omâhàtmye pancaviniçatitamo 'dhyàyah. 65''.

XXVI. iti "màhàtmye sadviniçatitamo 'dhj'âyah. 6^*.

XXVII. hi "màhàtmye saptavimçatitamo 'dhyâyah. 6<^^\

XXVIII. iti "màhàtmye astàvimçatitamo 'dhyâyah. 71'''.

XXIX. iti "màhàtmye ùnatrimço 'dhyàj^ah. 74".

XXX. iti "màhàtmye trimço 'dhyàyah. 77".

çubham | bhuyàt | sarvajagatàm |

La Vamçâvalî raconte que le roi Girvâna Yuddha. au commencement du xix« siècle, se fit expliquer le sens du liimavat-khanda.

LES DOCUMENTS INDIGÈNES 203

Un d'entre eux, Jaimini, au nom de la compagnie tout entière, interroge le vénérable Mârkandeya sur les lieux saints du Népal ; et Mârkandeya répond avec une infatigable complaisance à l'inlassable curiosité de son auditoire. Il glorifie d'abord le bois de Çlesmàntaka Çiva se méta- morphosa en gazelle pour dépister les dieux lancés à sa recherche (I), puis le Dolâgiri un brahmane irrité coupa la tête de Visnu (II), le Vâlmîkîçvara érigé par l'auteur du Ràmàyana sur le lieu même il composa son poème (III), le bois de Rakta- andana (Santal-Rouge) Pârvatî triom- pha du démon Canda (IV), et les lingas élevés par tous les dieux témoins de la victoire (Y), le Doleçvara sorti mira- culeusement du sol (Y), le Mangaleçvara qui commémore la résurrection d'un enfant (YI), le Tila-Mâdhava qui rap- pelle une apparition et un prodige de Yisnu, le Svarnaçrn- geçvara et le Kîleçvara fondés par Krsna. A propos de cette double fondation, Mârkandeya narre longuement en style d'épopée la guerre engagée entre le démon Mahendra damana et le fils de Krsna, Pradyumna; cette rhapsodie intercalaire, le galant alterne avec l'héroïque, se ter- mine en bon roman par un doul3le mariage ; Pradyumna épouse et la sœur du démon vaincu, Prabhàvati, et la fille du dévot Sùryaketu nommée Candravati (YI-XII). Le Someçvara sert d'occasion à une autre rhapsodie déve- loppée ; Soma a érigé ce linga sur les conseils d'Agastya pour se purifier de l'inceste qu'il avait commis avec Tara, la femme de son précepteur Rrhaspati ; en vertu d'un pro- cédé cher au génie hindou, un récit secondaire se trouve inséré dans cet épisode ; Agastya y raconte à Soma l'ori- gine des Râksasas, de Lanka leur séjour, et les austérités prodigieuses qui valurent à Râvana de devenir leur roi (XIII-XXYI). Enfin le mâhâtmya introduit, en l'adaptant à son but, la légende célèbre de Gunâdhya : l'auteur de la Bfhatkathâ, après avoir remis au roi Madana l'original de

204 LE NÉPAL

ses contes en dialecte paiçâcî, vient an Népal, y donne l'exemple du pèlerinage circulaire [ksetra-pradaks'ma) et dresse le Bhrngîçvara (XXVIl-X\X).

Le style et la langue du Xepàla-mâhâtmya n'appellent pas d'observation particulière; le poète manie sans embarras et sans incorrection les formules banales qui servent à tous les ouvrages du même genre. Mais son inspiration reli- gieuse le classe à part; elle rétléchil fidèlement le syncré- tisme éclectique qui a presque toujours prévalu au Népal. Les mâhàtmyas en général, comme toute la littérature pouranique dont ils se réclament, aftichent une sorte de fana- tisme sectaire ; le dieu local y est exalté aux dépens de tousses rivaux. Le Nepàla-mâhàtmya au contraire, en dépit de son origine clairement brahmanique, met sur le même rang Çiva, Visnu et le Bouddha. Le poète fait proclamer l'identité de Yisnu et de Çiva par la voix de Nemi, comme au nom du Népal tout entier dont Nemi estle saint patronal. Au reste, l'orthodoxie brahmanique de l'Inde n'a-t-elle pas admis le Bouddha parmi les avatars de Visnu? Ici le Bouddha n'est qu'une « forme » de Krsna; toutefois ils ne se confondent pas entièrement tous les deux. Si le Bouddha réside parfois, comme Krsna, dans le Kathiawar {Saiirâ- stra)^ il lui arrive aussi de passer en Chine [Mahâ-Cîna), la présence de Krsna serait inattendue. Les divinités con- currentes ne rivalisent que de politesse aimable : Çiva- Paçupati félicite Nemi qui l'a reconnu identique à Visnu ; l'épouse de Çiva oiîre au Bouddha une faveur à choisir et consent à lui laisser partager avec Çiva les honneurs du culte. Et « le Compatissant )>,qui ne veut pas être en reste de courtoisie, dédie à Çiva le linga de la Compassion (Kârunikeçvara).

Le Nepâla-mâhâtmya, comme la plupart de ses congé- nères, échappe à toute chronologie; l'ouvrage est si com- plètement impersonnel qu'il semble flotter en dehors du

LES DOCUMENTS INTUGÈNES 205

temps. Ni nom, ni date, ni indice qui permette même la plus vague approximation.

Le Vâgvati-mâhatmya' , ou, pour reproduire le titre dans toute son ampleur, la Vdgratl-ynâhâimya-praçamsd^e donne comme une section du Paçupati-purâna; j'ignore si ce Puràna. complètement inconnu par ailleurs, existe dans son intégralité ; je n'ai réussi à me procurer au Népal que

3. Mon ins. du Vàgvalî-màhâtinya est écrit sur papier népalais de petit format : il a 71 feuillets, de c\m\ lignes à la page. Il a été copié, sous la surveillance du pandit Vaikuntha Nàtha Çarman, d'après un exemplaire ancien, et il est tracé en beaux caractères népalais archaïques.

Incip. om namah çrîpaçupataye |

yasya vaktrâd viniskrântâ Vâgvatï lokapâvanï | namâmi çirasâ devam Çankarani bhuvaneçvaram || I. iti çrî VâgN'atîmâhâtmyapraçanisâyàm tïrthavarnane Prahlâdatapahsid-

dhir nâma prathamo 'dhyàyah. 7''. II. iti çrî» opraçarnsâyâm tïrthavarnane Vibhîsanâstrasiddhir nâma. 11^.

III. iti çrï» opraçarnsàyârp tîrthavarnanam nâma. la^*.

IV. iti çrïo °praçariisâyàrn tîrthavarnanam nâma caturthah. 14a. V. tîrthavâtrâkhandah samâptah. 14'^.

VI. iti çrï" opraçamsâyâm Pradyumnavijaye maharsisanidarçanani nâma

sastamalî (sic). i9=>. VII. iti çrî° «vijaye Prabhâvatïvivâho nâma saptamah. 22*». VIII. iti çïx" "vijaj'e ratnopahâro nâma. 2y->. IX. iti çrî° "vijaye ud3^ogasanivarnano nâma. aS". X. iti çrî" °vijaye Prabhâvativinodo nâma. 31^. XI. iti çri° "vijaye Nâradâlâpo nâma. 37^. XII. iti çrî» ovijaye Virodhadarçano nâma. 39».

XIII. iti çrî» «vijaye Indradamanavadho nâma. 42''.

XIV. iti çrî» "praçamsâyàm Pralilâdavijavakhandah nâma samâptah. 49a. XV. Iiicip. orn namah Çivâya |

pranamya çirasâ bhaktyâ paçùnâm patim avyayam | purànani sampravaksyâmi munibhih pQrvavarnitam || iti çrî Vâgvatîmàhàtmyapraçariisâyâm Paçupatipurâne Çlesmàntakava- nâvatamano (sic) nâma. si"- XVI. Sanatkumâra uvâca | etasminn antare...

iti çri"^ "purâne harineçvaraçrngaharano nâma. 54a. XVII. iti çrî° °purâne Tçvaravâkyani nâma. 59-''. XVIII. iti çrï° "purâne Gokarneçvarapratisthàpano nâma. 61*". XIX. iti cri» «purâne Gokarneçvarapraiisthàpane pûrvàrdhakhandah. 63''. XX. iti cri" "purâne daksinaGokarneçvarapratisthàpano nâma. 65a. XXI. iti çrî" "purâne tîrthânandapurâne pûrvàrdhakhandah. 67-'. XXII. iti çrî Paçupatipurâne Vâgvatimâhàtmyapraçamsâyâni Vâgvatistotram samaptam. 71".

206 LE r^ÉPAL

les chapitres consacrés à la gloire de la Vâgvatî (Bagmati). Ces chapitres, au nombre de trente, se répartissent exté- l'ieuremont en deux divisions ; l'une, formée des quatorze premières lectures, a pour interlocuteurs Bhîsma qui inter- roge et Pulastya qui enseigne; elle débute par une invoca- tion triple : à Çankara, dont la bouche donne naissance à la Vâgvatî, à Pulastya lui-même qui a récité le Purâna, à Vyâsa qui l'a recueilli. Les lectures qui la composent por- tent régulièrement comme suscription : iti rrl-Vâgrati- mdhàtmya-praçamsâyùm. . . La seconde division, qui consiste en huit lectures, commence par une invocation àPaçupati ; elle a pour narrateur Sanatkumâra ; chacune des lectures porte comme suscription: iti çrl-Vûyvatl-mâhâtmya-pra- çamsàyâm Paçupati-purâne.

La première division s'analyse d'elle-même en deux parties : le tîrtha-varnana « le panégyrique des baignades sacrées », appelé aussi tîrtha-yâtrâ-khanda « section du pèlerinage aux baignades sacrées » (I-V) et \^Pradyumna- vijaya-khanda « la victoire de Pradyumna » (VI-XIIl). Questionné par Bhîsma, Pulastya lui révèle la sainteté du Mrga-çildiara, iNarasimha parut sous la forme d'une gazelle ; de la Vâgvatî, issue de la bouche de Çiva riant de plaisir aux pénitences de Prahlâda; des tîrthas d'Indra- mârga, oii Vibhîsana pratiqua des mortifications et entendit réciter par son père Viçravas le Râmâyana « qui était encore à venir » ; d'Umâ; d'Agastya, etc. (I-V). Suivent les aventures amoureuses et guerrières de Pradyumna, sa campagne contre Indradamana, son mariage avec ses deux amantes (VI-XIV). Le récit est parallèle à l'épisode du Nepâla-mâhâtmya, mais il en est indépen- dant.

Les huit dernières lectures, qui forment la seconde division, rapportent la métamorphose de Çiva en gazelle daus le bois de Çlesmàutaka (XV), les recherches des

LES DOCUMENTS INDIGÈNES 207

dieux et la rencontre (XVÏ). le discours de Çiva aux dieux qui l'ont découvert (XVÏl), l'érection du triple (joUarneçvara par Bralima, Visnu et Indra (XVllI), l'histoire de Dhanada [Kuvera] qui sur les avis de son père V içravas renonça à régner sur Lanka et s'en alla s'établir sur le Kailâsa (XIX), l'érection du Gokarneçvara de l'Inde méridionale par Râvana, frère de Kuvera et son successeur à Lanka (XX). L'ouvrage se termine par un catalogue de rivières, de contluents, de baignades sacrées, avec l'énumération des avantages qui leur sont respectivement attachés (XXI), et par une exaltation de la Yâgvatî (XXII).

Les deux mâhâtmyas, on le voit par celte brève analyse, mettent en œuvre à peu près le même fonds de légendes ; ils représentent deux rédactions d'un groupe de traditions, de récits et de contes locaux qui peuvent remonter à un passé assez éloigné. Le Vagvati-mâhâtmya n'est pas mieux daté que le Nepâla-mâhàtmya ; cependant, comparé à celui-ci, il donne l'impression d'une composition plus récente. Il semble avoir éliminé à dessein les noms des personnages qui rattachaient encore d'un lien, si vague qu'il fût, le Nepàla-mahàlmya à la réalité humaine, à l'his- toire. Vâlmîki, Gunâdhya eu ontdisparu pour laisser toute la place aux dieux et aux démons. D'autre part, la diffé- rence de facture éclate aux yeux. La narration du Nepàla- mahàtmya est sobre, alerte, presque dramatique ; celle du Vâgvatî-mâhâtmya est lente, encombrée de longues des- criptions par énumération qui sont parfaitement oiseuses. Enfin, de l'un à l'autre, l'esprit religieux a changé. Le Vâgvatî-mâhâtmya attribue à Çiva le premier rang sans partage ; les autres dieux sont ses inférieurs, et le Bouddha est résolument tenu à l'écart soit comme un suspect, soit comme un ennemi.

Le bouddhisme népalais a, tout comme le brahmanisme, cultivé le geme du màhâtmya ; il a célébré, et recommandé,

208 LE NÉPAL

ses lieux sacrés dans le Srayainlilià-PurûmC. La désigna-

4. Svayambhû-Purâna. The Yrihat Svayambhû Purânam^ con- taining the traditions of the Svayambhû-kshetra in Népal, edited by Pandit Haraprasâd Çâstrî. Calcutta, 1894 (Bibliotheca Indica, 6 fasci- cules). — Svaya?nbhi(-PirnJHa, dixième chapitre, publié par L. de la Vallée-Poissin. Gand. 1893 (dans le Recueil de travaux publiés par la Faculté de philosophie et de lettres de l'Université de Gand, 9»^ fascicule). Analvses dans : IIodcson, Essays on the languages, literattire and religion of Népal. London, 1874, p. 17 sqq. ; Rajendralala Mitra, The sanskrit BuddJiist literature of Népal. Calcutta, 1882, p. 249-259. Hxraprasad (Jastri, Notes on the Svayambhû-Purâna, dans le Journal of the Buddhist Te.vl Society of India, vol. Il, part. Il, 33-37. Manuscrits décrits dans : Cowell and Eggeling, Journal of the Royal Asiatic Society, 1875, VIU, p. 2-53, n"^ 17, 18, 23. Pischel, Katalog der Handschriften der Deutschen Morgenlàndischen Gesellschaft, 2-3. Bendall, Catalogue oftJie Buddhi.'it Sanskrit Manuscripts in the Vniversity Library. Cambridge, add. 870, 871, 1468, 1469, 1536. La brève analyse que je donne est fondée sur la recension intitulée Svâyambhuva-purâna. Comme ce texte (déjà signalé, je le rappelle, par M. (le Lavallée-Poussin) n'a pas été décrit, je crois utile d'en donner une description sommaire.

Bibliothèque Nationale, mss. sanscrits. D, 78, 152 feuillets: 0,33X0,107, 9 lignes à la page. Caractère devanâgarî. I. Om namo ratnatrayâya |

pancavarnân samuccârya pancabhûtâny abhâvayat | pravrttau paiïcatatvâtmâ paiicabuddhâtmane namah || Longue introduction en prose : Jinaçrî interroge Jayaçrf à Gayâ sur la Sva- yambhùtpattikathâ. Açoka et Upagupta. Récit de la visite de Çâkj'amuni au Népal. Les vers remplacent la prose :

lumbinîvad ram\-am âlok3'a vadatâm varah | vaktuni Nepùlatnâhàtniyanj cakânksa dhârmyam âsanam 1| 7'*. (L'expression Neprila-viâhiltiiiya revient encore p. 8=»).

iti svâyambhuve puràne çrîjvotïrùpasvayamutpannasya svayambhùmâhât- myavarnanani nâma prathamo 'dhyâyah. m'' (=:Vrhat" I, II). IL Ananda demande :

çrotum samutsuko Guhyeçvarîdeçidisambhavam | kadâ khagânanâ devî prakâçam âgamad vibho || deçànàm racanâni nrnâni hradaviçosanam tathâ | iti çrï svâyambhuve purâne dhanàdaharudagopucchaguhyeçvarîprakâçaman- juçrïcaityanirmitam nâma dvitïyo 'dhyâyah. 26-> (^ Vrhat° III).

III. iti çrï svâ3'ambhuve purâne Krakutsand^bhigamanabhiksucaryàcarana Vàgmati Keçavatïprabhàvam nâma trtîyo 'dhyâyah. 41» (=: Vrhat» IV).

IV. Manirohinîbhavakathàrn bruve smanmahimâtmikâm |

iti çrï svâyambhuve mahàpurâne Manicùdatadâgâdimakâradaçasambhavam nâma caturtho 'dhyâyah. 63» (= Vrhat» suite du IV).

V. Gokarncçvaramukhyânâni samkathàm vïtarâginam |

LES DOCUMENTS INDIGÈNES 209

lion de Purâna n'a sans doiile (Hé appliquée à cet ouvrage qu'en vue de donner le change et de faire concurrence, par une heureuse confusion, aux prétendus extraits des Purânas mis en circulation par les brahmanes. Le Svayambhû- Purâna ne contient aucun des cinq éléments constitutifs d'un Purâna ; il ne traite ni de la cosmogonie, ni des créa- tions secondaires, ni des généalogies divines et héroïques, ni des grandes périodes fabuleuses, ni de la géographie universelle; il se borne à magnifier Svayambhû, et la col- line qui le porte, et d'une manière générale, toute la vallée

iti çrî svàyambhuve puràne vîtarâgasamutpattikathanam nâma pancamo 'dhyâyah. 73^ (=; Vrhat»fin du IV).

VI. atho vaksyâmi tîrthânâm mâliâtmyaip kâmadâyinâm | santi bahûni tîrthâni tesana mukhyâni dvâdaça |1

iti çrï svàyambhuve purâne punyatïrthâdidvàdaçatîrthavarnanam nâma sas- tho 'dhyâyah. loi'' (= Vrhat» V).

VII. çrnu bhûpcpatïrthânâm kathâm atha samâsatah | kundakûpatadâgâdipranâliracitâtmanâm ||

iti çrî svàyambhuve mahâpurâne upatïrthamâtrkâpithaçmaçânavarnanam nâma saptamo 'dhyâyah. 106'' (= Vrhat" V).

VIII. iti çrî svàyambhuve purâne çrîdharmadhâtuvâgîçvaramandalâbhidhâna- pravartanani nâmâstamo 'dhyâyah. 119» (== Vrhat° VI).

IX. pravaksyàmy atha bhùpeça svayambhùguptasamkathâm.

iti çrî svàyambhuve mahâpurâne Pracandadevabhiksucaryâjyotîrùpaguptïiva- ranani nâma navamo 'dhyâyali. 1 29'' (= Vrhat° VII).

X. (Publié par M. de Lavallée-Poussin.)

iti çrî svàyambhuve mahâpurâne nâgaçâdhanadurbhiksâdiçânti Çântikaravar- nanam nâma daçamo 'dhyâyah. 138'' (= Vrhat° VIII).

XI. atha pûjâphalam vaksye çrnu bhùpâla uttama |

iti çrî svàyambhuve purâne pûjâphalavarnanam nâma ekâdaço 'dhyâyah. 145'* (= Vrhato VIII, suite).

XII. Reprise de la prose. Açoka quitte Pâtaliputra pour se diriger vers le Nord, va jusqu'au Népal, puis rentre à Pâtaliputra, au Kukkutârâma. Upagupto râjânam svâçisâ samvardhya punah kathayâmi çrnu bhùpâla ] tatra punah kâlântare çrîmadâryâvalokiteçvaramùrtir bhavisyati tathâ Trailokyavaçamkara Lokeçvaramùrtir Yaksamaileçvaramùrtir upadravaçântau tathâ bahavo devâ- nâni sambhavisyanti bahavas tirthâç ca câturdigîyair bhùmipâlair moksyante iti bhavisyakathâm upadiçya dhyânâgâram âviçat | Râjâçokah svarâjyam upâga- mat I atha bhiksur Jayaçrîh sajinaçrîrâjapramukhani samyalokam âçîrvacobhir anvamodat |

yatra sûtraratnam idatn dharmasâmkathyam Eloge du Purâna. iti çrî

svàyambhuve mahâpurâne 'çokatîrthayàtràphalastutikathanam nâma dvâdaço

14

210 LE NÉPAL

du Népal. Le nom de « mâhâtmya » le caractérise si bien que ce mot y reparaît sans cesse, soit dans les titres des chapitres, soit au cours de l'exposition ; en son ensemble, c'est un Nepâla-mâhàtmya à l'usage des bouddhistes, et son auteur n'hésite pas lui-même à se servir de cette dési- gnation.

L'ouvrage a eu tant de succès qu'il a se pherà toutes sortes de remaniements pour s'adapter aux goûts variés de ses lecteurs. Il n'en existe pas moins de cinq recensions actuellement connues. La plus longue porte le titre de Svâyambhuva-Purâna ou Svâyambhuva-mahâ-purâna ; elle est en douze chapitres ; une autre, la Svayambhûtpatti- kathâ, a dix chapitres (elle est appelée aussi Madhyama- Sva° pu°) ; trois autres sont divisées en huit chapitres, mais elles sont néanmoins de longueur très inégale. Tandis que le Vrhat-Sv° pu" couvre en manuscrit plus de 3 000 lignes, et le Mahat-Sv pu" plus de 2 000, le Svayambhucaitya- bhattârakoddeça n'en compte que 250 environ. Les ditï'é- rences ne portent du reste que sur la forme ; le fond est partout identique ; l'ampleur des descriptions et la pieuse accumulation des épilhètes oiseuses déterminent seules l'étendue du poème. La rédaction la plus satisfaisante au point de vue de la correction et de la composition est celle du Svâyambhuva-(mahâ)-purâna ; elle contraste totalement avec le style barbare et la métrique abominable du Yrhat- sv° pu", imprimé dans la Bibliotheca Indica. La date de chacune des recensions n'est pas connue, et il est difficile de fixer autrement que par des raisons de goût leur ordre chronologique. Le nom du roi Yaksa malla paraît aussi bien à la fin du Svâyambhuva que du Vrhat°dans une prophétie prononcée par le Bouddha; Yaksa malla étant mort vers 1460, nos rédactions ne peuvent guère être antérieures au xvi^ siècle, si la mention de ce roi n'est pas due aune inter- polation, toujours facile dans une prophétie et surtout à la

212 LE NÉPAL

fin d'un ouvrage. Les autres rois nommés et glorifiés dans le poème, Gunakâma deva et les deux Narendra deva, datent d'une époque bien plus lointaine. Deux Gunakâma deva ont régné sur le Népal; la tradition place le second au début du \nf siècle; mais la désignation de Narendra comme le fils de Gunakâma deva fixe le choix sur le plus ancien de ces deux rois. L'autre Narendra deva, associé à un événement capital de l'histoire religieuse au Népal, régnait vers le milieu du vn^ siècle. Voilà les seuls repères qu'on puisse tirer des recensions du Svayambhù Purâna\ Un travail de critique comparative, réservé à l'avenir, per- mettra sans doute de reconnaître la forme originale du .Purâna ou de la restituer.

Le Purâna bouddhique a tout au moins reproduit le cadre traditionnel des purânas brahmaniques ; il est agencé en

1. Le pandit tlARAPR.vsAD Çastri (dans le Journal Buclclh. Teœt. Soc, loc. laud.) prend à tort le second des deux Narendra deva mentionnés dans le Purâna pour le roi qui régnait à Bhalgaon vers le milieu du xvn'= siècle. L'épisode paraît Narendra deva est trop célèbre pour autoriser la moindre confusion; le héros en est bien un des successeurs d'Aipçu varman, le même Narendra deva qui entretint des relations d'amitié avec la Chine. Si le Vrhat-Sv° place ce Narendradeva « un long temps après Yaksa malla », il serait vain d'attacher la moindre impor- tance à cette apparence de classement chronologique ; le compilateur du Pnràna se sert simplement de cette formule commode pour mettre bout à bout les événements qu'il veut raconter. Du reste l'épisode de Narendra deva et de Bandhu datta n'est pas mentionné par le Svâyani- bhuva-(mahâ)-puràna. Je n'y ai pas retrouvé non plus d'indication qui corresponde aux vers du Vrhat-Svo signalés par Haraprasad et se trouve une allusion à la destruction du Viçveçvara de Bénarès (dans la desciiption de Bénarès comme la patrie du Bouddha Kàçyapa). Tout semble attester que le Svàyambhuva est antérieur au Vrhat°. II est regrettable que la Blbliolheca Indica ait imprimé de préférence cette dernière recension, et que l'éditeur du texte ait cru devoir farcir à plaisir de barbarismes et de solécismes le sanscrit macaronique de son auteur ; il n'est pas conforme au « fair play » même entre brahmane et bouddhiste, de choisir, comme de parti pris, les leçons les plus incor- rectes et d'éliminer les autres.

Le procédé de développement en ([uelque sorte mécanique pratiqué par le Vrliat" rapiudle tout à fait la manière des Vaipulya-sûtras.

LES DOrUMEXTS INDIGÈNES 213

satsamvâda, en « conversation à six », c'est-à-dire que trois groupes d'interlocuteurs se superposent; le premier dialogue est emboîté dans un second qui est inséré dans le troisième. Deux Bodhisattvas, Jayaçrî et Jinaçrî, s'entretien- nent àGayâ; Jayaçrî interrogé sur l'origine de Svayambliù rapporte à son compagnon une conversation engagée sur le même sujet entre le roi Aeoka et son maître spirituel Upagupta. Pour satisfaire la curiosité du souverain, Upa- gupta lui-même n'avait trouvé rien de mieux que de lui répéter le dialogue échangé jadis sur le même thème entre le Bouddlia Çâkyamuni et le Bodliisattva Maitreya qui l'in- terrogeait. Çâkyamuni y narre les visites à Svayambhû des Bouddhas antérieurs, Vipaçyin, Çikhin, Viçvabhù, Krakuc- chanda, Kanakamuni, Kàçyapa, leurs prédictions, leurs adorations, le culte qu'ils ont rendu aux lieux sacrés, les vertus qu'ils leur ont reconnues, le voyage de Mafijuçrî au Népal, la vallée conquise sur les eaux, la civilisation introduite, l'ordre établi, le culte des Nâgas institué comme un remède contre la sécheresse par le roi Guna- kâma deva. Ebloui par tant de merveilles, Açoka s'empresse d'aller lui-même au Népal, élevant partout sur sa route des stupas; puis, son pèlerinage achevé, il rentre k Pàtali- putra, oii son maître Upagupta lui annonce brièvement les destinées futures du culte d'Avalokiteçvara. El Jinaçrî, enchanté à son tour, remercie Jayaçrî de ce récit instructif et édifiant.

Pour contrôler les données suspectes de la tradition et (le la légende, le Né|)al offre à l'hisloire deux catégories de documents : les inscriptions et les manuscrits. L'épigra- phie du Népal est loin de remonter aussi haut que l'épigra- phie de l'Inde. Si l'empereur Açoka visita jamais la vallée, comme le Svayambhû Purânal'aftirme, aucun monument ne commémore expressément son passage; un intervalle de sept siècles et demi sépare les piliers à inscriptions élevés par

214 LE NÉPAL

Açoka dans le Téraï népalais et les inscriptions de .Mâna deva qui ouvrent l'épigraphie népalaise. Cette épigraphie s'étend sur un espace de quatorze siècles, mais elle est loin de présenter une succession continue de documents. Des lacunes inexplicables la découpent en séries irrégu- lières. A partir de Mâna deva, elle se prolonge jusqu'au ix' siècle de J.-C, et s'interrompt alors pour reprendre avec la fin du xiv" siècle. J'ai déterré à Harigaon une inscription du xi* siècle (139 de l'ère népalaise) ; mais par une étrange fatalité, l'inscription avait disparu quand je retournai pour l'estamper. Les inscriptions découvertes par Bhagvanlal, Bendall et moi émanent toutes des mêmes princes; celles que j'ai reçues du Népal depuis mon retour restent, quelle qu'en soit la provenance, enfermées dans ce cercle fatal de noms et de dates.

Les inscriptions' anciennes du Népal sont toutes gravées exclusivement sur la pierre ; on n'a pas encore trouvé d'anciennes donations inscrites sur des plaques de cuivre (tâmra-pattrà), comme l'usage en était répandu dans l'Inde dès les origines de répigraphie (témoin les plaques deSohgaura, qui remontent sans doute à l'époque Maurya). Et cependant le Népal a des mines de cuivre, exploitées de longue date, et ses bronziers jouissent d'une antique répu- tation. La Vamçâvalî mentionne, il est vrai, un règlement du Cârumatî-vihâra qui fut gravé sur cuivre sous le règne de Bhâskara varman, personnage légendaire plutôt qu'his- torique et qui précède de vingt générations le roi Mâna deva. Le maharaja Chander Sham Sher m'a envoyé la copie des plaques actuellement conservées dans ce couvent; elles n'ont rien à voir avec Bhâskara varman; elles sont

1. Inscriptions. Pandit Bhagvânlàl IndrâjI. Ticenty-three Inscrip- tions from Népal : dans Ind. Antiq. IX, 163- 19i : Sojne Considérations on the Chronology of Xepàl ; translated from Gujaràtî by Dr. Bûhler, if). XIU, 411-i28. Cecil Bendall. A Journey of Literary and Archœo- logical Research in Népal and Northern India. Cambridge, 1886.

LES DOCUMENTS INDIGÈNES 213

modernes, elmême rédigées en langue névarie. Les tâmra- paltras qu'on trouve souvent cloués à la façade des temples datent tous des trois ou quatre derniers siècles.

Les inscriptions sur pierre (dlâ-pattras) sont gravées tantôt sur des piliers que surmonte une image sacrée, par exemple àChangu Narayan, à Harigaon, tantôt sur l'objet même auquel elles se rapportent, tantôt, et le plus souvent, sur des tablettes dressées. La pierre est soigneusement polie, les caractères tracés avec soin et avec goût; le fronton de la stèle est généralement décoré d'une sculpture en relief, soit le disque de Visnu entre deux conques, soit le taureau de Çiva, soit encore une fleur de lotus. Le texte des anciennes inscriptions est toujours en sanscrit, les for- mules du protocole sont empruntées au formulaire général de rinde, mais Tinvention des poètes locaux s'exerce volontiers dans les invocations liminaires ou dans les panégyriques. Les rois mêmes ne dédaignent pas d'entrer en lice et de montrer leur adresse à manier les vers.

La seconde série des inscriptions népalaises s'ouvre avec la restauration des Mallas, vers la fin du xiv*" siècle. Il est difficile de croire qu'on ait cessé pendant cinq cents ans de graver des inscriptions au Népal ; il est surprenant que des rois aussi glorieux dans la ti'adition que le fondateur de Katmandou, Gunakâma deva, n'aient pas cherché à s'im- mortaliser par la pierre. Les stèles laborieusement effacées et grattées qui se rencontrent parlout en grand nombre sont peut-être les témoins, réduits au silence, de cette période obscure. La croyance populaire les tient toutes pour antérieures à l'ère népalaise (880 de J.-C); un fon- dateur d'ère doit payer toutes les dettes du pays avant d'inaugurer un comput nouveau; à la fondation du Nepâla- samvat, on aurait donc détruit tous les engagements antérieurs et les documents qui les portaient. M. Wright s'est fait l'écho de ce préjugé [Vamrdv., p. 246). Il suffit,

216 LE NÉPAL

pour en constater l'inanité, d'observer que la première série des inscriptions népalaises est tout entière antérieure au Nepâla-samvat.

A partir du XYU" siècle, l'épigraphie des Mallas abonde jusqu'à l'encombrement. Pratâpa Malla inonde de sa prose et de ses vers l'étendue de ses domaines ; ses successeurs et les princes des dynasties rivales, à Patan et à Bhatgaon, étalent partout la pompe déclamatoire de leurs vains titres. L'écriture tend à l'arabesque; elle s'assouplit, se contourne en lignes fantaisistes, se marie à la pierre qu'elle prétend décorer. En même temps, le sanscrit recule: la langue vulgaire, le névari, pénètre dans l'épi- graphie ; sans se hausser jusqu'à la littérature, elle exprime les réalités banales ou triviales que la langue sacrée ne sait plus ou ne veut plus rendre, les stipulations, les clauses, les limites des concessions, etc. Le parbaliya, depuis la conquête gourkha, se substitue par degrés au névari ; mais le sanscrit garde encore son prestige et continue à s'em- ployer dans les invocations et le protocole des inscrip- tions.

Malgré le voisinage du Tibet et les fréquentes relations des deux pays, les inscriptions tibétaines sont rares au Népal; je n'en ai pas trouvé d'anciennes, ni à Syambu i\ath, ni à Budnath. Les Tibétains se contentent de graver avec une surprenante habileté de main la formule sainte: om maiiipadme hvm sur les roches qui bordent la roule. Le seul texte considérable est Tinscriplion bilingue de Syambu Nath qui commémore la restauration de l'édifice au xvm' siècle. J'espérais retrouver aussi un souvenir des Chinois qui visitèrent à plusieurs reprises le Népal ; je n'ai vu que trois caractères chinois gravés sur une petite chapelle moderne à Syambu Nath.

Les suscriptions des copistes sont une ressource origi- nale de l'histoire népalaise. Les couvents et le climat du

LES DOCrMEXTS INDIGÈNES 217

Népal ont prt^servé un assez grand nombre de manuscrits anciens, tracés sur des feuilles de palmier (tâla-pattra) \ il faut sortir de l'Inde pour rencontrer des documents de paléographie indienne dignes d'être opposés à ceux du Népal : le Dhammapada de Kachgar et le manuscrit Bower, les trouvailles du D' Stein dans le Takla-Makan,les feuilles de palmier d'Horiuji au Japon. La plupart des anciens manuscrits népalais actuellement connus sont déposés, soit à la bibliothèque du Darbar, à Katmandou, soit à la Bibliothèque de l'Université de Cambridge, qui a acquis la collection du LV Wright. Les vieux stupas, les couvents, les bibliothèques des particuliers recèlent encore d'inap- préciables trésors qu'une exploration méthodique pourra rendre un jour à la science. Fidèles à un usage répandu dans rinde, mais plus spécialement observé au Népal, les scribes népalais indiquent à la suite de l'ouvrage terminé la date d'achèvement, souvent avec des détails qui permet- tent d'en calculer l'équivalent européen sûr et précis : jour de la semaine, constellation lunaire, angles du soleil et de la lune, etc.. Souvent aussi ils mentionnent le nom elles titres du roi régnant, si bien qu'une partie de la chrono- logie népalaise est fondée sur ces signatures de scribes'.

1. Mss. du Népal. Cecil Bendall, Catalogue of the Buddhist Sans- krit Manuscripts in the Vniversity Library, Crtm&?'/<:?£re. Cambridge, 1883. R.uENDRAi.ALA MiTRA. Tlie Sanslivit Buddhist Literature of Népal. Calcutta, 1882. Haraprasad Siiastri, Report on the search of sanskrit >nanuscripts, 1895 to 1900. Calcutta. 1901. V^ aussi : Kata- log der Bibliothek der Deutschen Morgenlàndischen Gesellschaft, tome II: liandschriften, Inscliriflen, Mùnzen, etc. Leipzig, 1881 (n»'' 1-6: mss. donnés par Wright). Coavell a>d Eggeling, Catalogue of the Hodgson Colleclion of Buddhist Sanskrit Mss., dans le Journal of the Royal Asiatic Society, new séries, vol. VIII, 1-52. London, 1876. Les mss. envoyés par Hodgson à la Société Asiatique et à Burnouf, et conservés à la Bibliothèque Nationale, n'ont jamais été Tobjet d'un catalogue scientifique. V. Sir W.-W. Hunter, Catalogue of Saiiskrit Mss. collected in Népal hy Brian Houghton Hodgson. London 1881 (réimprimé à la fin de: X//e of Brian Houghton Hodgson. London, 1896. p. 33/-356).

2t8 LE NÉPAL

La numismatique ', qui fournil un appoint si utile à cer- taines sections de l'histoire indienne, fait à peu près entiè- rement défaut au Népal. Les spécimens anciens qui ont été retrouvés jusqu'ici sont frappés par des princes de la première série épigraphique (vf-vn' siècles de J.-C).

1. Numismatique népalaise. Prinsep, Essays, l, p. 61-62, et pi. III. 12. CuNMNGHAM, Coins of Aiicicnt Inclia, p. 112. Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1865, p. 124. Bendall, Z. D. M. G., XXXVI, p. 651. V. Smith, Proceeclmgs A. S. B., 1887, p. 144. Hœrnle, ib., 1888. p. 114.

LA POPULATION

LES ^'EVARS

La population du Népal se divise, comme c'est le cas ordinaire, en deux groupes: les maîtres et les sujets, les vainqueurs et les vaincus. Les maîtres, ce sont les Gourkhas qui ont conquis le Népal en 1768. Les sujets, ce sont les Névars, les maîtres de jadis, dépossédés par la conquête Gourkha. Si on en croit la Varnçâvalî, les Névars eux- mêmes n'étaient entrés dans la vallée qu'après l'institution de l'ère népalaise (an 9 = 889 J. G.; date rectifiée: 1096 J. C.); ils y étaient venus de ITnde méridionale sous la conduite de Nânya deva, un râja originaire du Karnâtaka (le plateau central du Dekkhan) ; ils avaient pour berceau le pays de Nâyera. La géographie classique de l'Inde ignore ce pays; le chroniqueur, ou plutôt la tradition qu'il suit, désigne évidemment sous ce nom la contrée des Nâyars ou Nairs, la côte de Malabar. Des légendes, confirmées par des indications positives, rattachent, en effet, l'histoire reli- gieuse du Népal à l'extrémité méridionale de la presqu'île. Quand les Névars, entrés définitivement dans la civilisation hindoue, se préoccupèrent de trouver des ancêtres sur le sol de l'Inde orthodoxe, les Nairs se présentèrent tout naturellement à l'imagination complaisante des généalo-

220 LE NÉPAL

gisles nationaux. Lanalog^ie des deux noms: Nâyera, Nevâra, démontrait déjà jiis(|ii';i révidence la parenté orij^^inolle des deux peuples; en outre, si les Névars scan- dalisaient les brahmanes par leur indifférence au sacrement du mariage, les Nairs à l'autre bout de l'Inde pratiquaient la même doctrine, et quoiqu'admis dans l'organisation brahmanique, ils conservaient fidèlement l'usage de la polyandrie, commune aux tribus himalayennes. Le's svdmrns du Dekkhan, de passage comme pèlerins ou installés comme prêtres au Népal, durent constater et signaler au premier abord ces rapports entre les Nairs et les Névars, puisque le colonel Kirkpalrick en fut également frappé an premier coup d'œil'. L'amour-propre des Névars se trou- vait flatté du rapprochement, puisque les Nairs, en dépit de leurs pratiques irrégulières, sont rangés comme Ksatriyas parmi les castes nobles.

Mais l'histoire n'a rien à tirer de ces fantaisies :les traits, les mœurs, la langue des Névars révèlent une tout autre origine ; c'est au Nord de l'Himalaya qu'il faut chercher leur berceau. Et c'est aussi de que les traditions locales, consignées dans les Purânas et les Chroniques, amènent les premiers habitants de la vallée : Le BodhisattvaMaûjuçrî, qui ouvrit une issue aux eaux emprisonnées et qui changea l'ancien lac en terre habitable, vint au Népal du Mahâ- Cîna, la Chine; les disciples qui l'accompagnaient, et qui furent les premiers colons, étaient aussi des gens du Maliâ- Cîna; le roi qu'il installa, Dharmâkara, était originaire de ce même pays. Plus tard seulement, avec le Bouddha Krakucchanda, précurseur de Çàkyamuui, des brahmanes et des ksatriyas montèrent de THindoustan ; et ce fut un

1. « Il is reiiiarkable cnough Ihal Ihe Newar women like lliosc ainonp; the Nairs may in facl hâve as inany hiisbands as Ihey please. » Kirk- PA.TRICK, p. 187. Sur les Nairs, cf. Alfred Nijndy, The Nairs of the Malabar Coasl dans la revue EasL and West, I, 1264-1275.

LA POPIT-ATIOX. LES NÉVARS 221

raja hindou, Dharmapàla, (\m sucrodn à IMiainiàUara le Chinois. Rois et saints acoouriiront dès lois on foide de rinde ; cependant le Népal éelia|)pa encore aii\ u gens des quatre castes ». Les barbares Kii'àlas, venus des vallées orientales, s'emparèreiil du pays cl le douiiiu'M'(>ul long- temps. Un ràja venu de l'Inde du Sud, Dliarnuulatta de Kâficî (Conjeveram), les chassa et rétablit les quatre castes. Mais les temps déplorabb^s de Tàge de ter, du Kali Vuga, étaient venus, et les ksalriyas authentiques avaient (lis|»aru. Le parrain et le |)atron du Népal, Ne Mnni, dut se résigner à choisir mi roi parmi des bergers; ces bergers, il est vrai, valaient bien des princes, car ils étaient venus an Népal dans la suite de Krsna, le dieu pasteur. Après les bergers, une nouvelle dynastie de pâtres (Abhîras) gouverna le pays ; puis les Kii'àtas s'en rendirent encore nm^ fois les maîtres. Cependant il restait au Népal des personnages de sang ksatriya; le })nissant empereur A(;oka put y trouver un gendre. Enlhi j)aruient des dynasties légitimes de véri- tables Rajpoutes. \euus de l'Ouest : la Race de la Lune, la Race du Soleil, les Thàlvurîs.

Dégagé des travestissements de la légende, le récit se réduit à un petit nombre de faits acceptables : une [)re[nière immigration arrive du Nord de l'Himalaya; elle est suivie d'une autre immigration (pu' vient du Sud. L(^ jiays aj)par- tient d'abord à des tribus l)elli([ueuses établies dans les montagnes de l'Kst; la population de pasteurs qui l'occupe essaie à plusieurs reprises de secouer leur joui;, lùilin, des familles guerrières issues des pays rajpoutes ari'ivent à rendre l'indépendance an Népal, et sous leur autorité le royaume se civilise.

Les Névars sont les compagnons de Manjuçrî ; leurs traits comme leur langage marquent leur parenté avec les peuples du Tibet, aussi bien ([u'avec les autres clans indi- gènes qui se partagent le territoire du royaume gourlilia.

999

LE NEPAL

Les tribus orienlales, les moins pénétrées par rinfluence hindoue, gardent encore des souvenirs positifs de leur origine. Ainsi les Limbus, qui forment un rameau des Kirâtas, se divisent en deux clans: le clan de Kâçî ou Bénarès et le clan de Lhasa; ils racontent que dix frères, nés à Bénarès, se séparèrent en deux groupes et se retrou- vèrent au Népal ils étaient venus, les uns directement de rinde, les autres par un détour, en passant par le Tibet. Une autre légende recueillie par Sarat ChandraDas mérite d'être rapportée comme un document historique, tant elle contient de vérité générale ; elle pourrait aisément s'appli- quer à la plupart des vallées népalaises : Un jour, un berger tibétain qui faisait paître son troupeau vers le col de Kaug- la, à l'Ouest du Kanchanjanga, constata qu'un de ses yaks avait disparu. Il suivit les traces, passa le col, et retrouva son yak paresseusement étendu, l'estomac bien rempli. Le berger fatigué s'endort; au réveil, le yak manquait encore une fois; nouvelle recherche, qui conduit le berger sur les traces de la bête à un vallon verdoyant. Il sème par jeu quelques grains d'orge, retourne à son pays, raconte sa découverte; personne ne veut le croire, moins encore y aller voir. Un peu plus tard, notre berger conduit son trou- peau dans la vallée qu'il avait visitée: il y retrouve son orge germée, avec des épis mûrs. Il les cueille et les montre à ses voisins. Cette fois ils durent le croire et le suivirent. Ainsi fut fondé le village de Yangma '.

Les lointains ancêtres des Névars vinrent sans aucun doute, eux aussi, des régions septentrionales, et leur nom, qui n'a rien à faire avec le pays plus ou moins authentique de Nâyera, est en rapport immédiat avec le nom même du Népal, soit qu'il tire son origine du mot Népal [Nepâla), soit que le Népal doive au contraire son nom à une adap-

1. (jité par \'a>sittakt, 130.

LA POPULATION. LES NÉVARS 223

talion sanscrite de l'ethnique locar. La date de leur migra- tion ne se laisse pas déterminer avec précision; aucune histoire ne l'a enregistrée. Hodgson cependant a constaté que les légendes des races dominantes indiquaient un intervalle de 35 à 45 générations, soit de t 000 à 1 300 ans, depuis leur entrée dans le pays; il accordait la préférence à la date la plus ancienne, en se fondant sur la compa- raison des idiomes locaux avec le tibétain ; leur rudesse et leur pauvreté contrastent avec la souplesse et l'abondance delà langue tibétaine, telle que l'ont façonnée les apôtres et les docteurs du bouddhisme à partir du vu" siècle. Un si long espace de temps, et les infusions accidentelles de sang hindou n'ont pas suffi à oblitérer les traits primitifs de la race. Le type mongolique, décrit par Hodgson sur la foi d'observations nombreuses, se reconnaît encore sur la physionomie des Névars et des populations qui les entourent, Magars, Gouroungs, Sounwars, Kachars, Haiyous, Che- pangs, Kasoundas, Mourmis, Kirants, Limbous et Lepchas : tête et face très large, particulièrement large entre les pommettes; front large, souvent étréci du haut; menton fuyant; bouche grande et saillante, mais les dents verti- cales et les lèvres sans épaisseur excessive ; mâchoires

1. M. Waddell (Frog-ioorship amongst the Nevars icHIl a note on the edjfnoîogy of the tcorcl Népal dans Ind. Antiq. XXll. 1893, 292- 294) a proposé une élymologie du mot névar par le tibétain. La première syllabe, ne, correspondrait à la forme écrite gnas qui signilie « lieu, place )' et par excellence « lieu sacré, lieu de pèlerinage ». Les Lepchas donnent le nom de Ne au Népal oriental et au Sikkim, et ils l'interprè- tent par « lieu de cavernes poin- abri ou résidence ». Dans la plupart des dialectes indo-chinois apparentés, ne signifie « résidence ». Les Névars seraient les habitants du iYe, du pays des lieux sacrés par excel- lence dans l'Himalaya.

La syllabe pdl serait l'équivalent de Bal, nom que les Tibétains don- nent au Népal (Bal-po. Bal-yvl : pays de Bal): le luot hal en tibétain signifie « la laine ». Ne-pal signilierait donc : « les lieux sacrés du Bal. » Toute cette combinaison étymologique me semble inliniment suspecte.

224 LE NÉPAL

épaisses; yeux largement séparés, plantés à fleur déjoue, plus ou moins en oblique; nez pyramidal, assez long et élevé, sauf à la racine il est souvent écrasé au point de laisser les yeux se rencontrer, mais de forme grossière, épais surtout du bout, avec de grandes narines rondes ; les cheveux abondants et plats; la face et le corps sans poil; la stature plutôt basse, mais musclée et vigoureuse. Com- parés à leurs voisins moins civilisés, les Névars se distin- guent pourtant par un visage plus long, des yeux plus grands, et un nez mieux détaché du front ; c'est l'em- preinte du croisement avec l'Inde.

La civilisation a fait disparaître l'organisation sociale des Névars primitifs ; on peut s'en faire une idée au moyen des autres peuplades de même race, établies dans les val- lées retirées et mieux soustraites aux influences du dehors. Toutes, elles sont divisées en tribus, partagées en clans et en sous-clans ; l'idée de caste leur est étrangère ; l'égahté de naissance est absolue. Des règles d'endogamie et d'exo- gamie gouvernent les mariages ; l'épouse doit appartenir à la tribu, mais ne doit pas être issue du même clan ; la fraternité par le sang, l'amitié comptent autant que les liens de clan. La nourriture n'est réglée par aucune loi; seul le totem, l'animal éponyme du groupe, est prohibé. Le bœuf est un aliment particulièrement apprécié ; les Gourkhas ont livrer de rudes combats pour imposer à leurs sujets le respect de la vache <( à l'hindoue ». Les morts sont parfois brûlés, le plus souvent enterrés. La religion pour ainsi dire offlcielle est un bouddhisme rudimentaire. La sorceflerie, la croyance aux esprits, les pratiques du chamanisme sont universellement admises.

Des missionnaires bouddhistes de l'Inde furent sans doute les premiers à porter un évangile dans la vallée du Népal. Après l'installation des colons amenés de Chine par Manjuçrî, le symbolisme des traditions amène au Népal

LA POPULATION. LES NÉVARS 225

les Bouddhas préhistoriques et Câkyamuni leur successeur. La frange du Téraï, propice à l'éclosion des Bouddhas, bordait aussi les montagnes du Népal; du jardin de Lum- bini, l'œil embrasse un horizon de hauteurs verdoyantes et de cimes glacées qui sont FHimalaya népalais; la séduction obsédantedes retraites prochaines apualtirerles Bouddhas, amateurs de sites alpestres : témoin le cirque montagneux de Râjagiha, si cher à Câkyamuni. Les Jainas, qui parta- geaient ce goût des paysages accidentés et cette fièvre de l'apostolat, semblent avoir essayé de disputer au bouddhisme la conquête de l'Himalaya: une de leurs légendes montre le dernier des grands apôtres, Bhadrabâhu, en roule sur le chemin du Népal, au moment se réunissait le concile de Pâtalipulra, un demi-siècle avant l'entrée des Macédo- niens dans l'Inde '.

Le bouddhisme, malléable et accommodant, avait pu s'introduire dans l'organisation des Névars sans la boule- verser; il semait discrètement les idées elles doctrines de l'Inde et laissait lentement mûrir la moisson. Dès qu'elle fut mûre, un adversaire brutal vint la lui disputer. Le brahmanisme sacerdotal, menacé de mort par le triomphe des hérésies, avait habilement cherché son refuge dans les cultes populaires ; il les avait adoptés, consacrés, et repre- nait la lutte avec des dieux rajeunis et un panthéon remis à neuf. La tradition, au Népal comme dans l'Inde, aincarné cette crise dans Çankara àcàrya, le plus redoutable cham- pion de l'hindouisme brahmanique. Elle le fait paraître deux fois au Népal, en employant deux fois le même pro- cédé de rattachement factice : la présence de deux Çankara (deva) sur les listes généalogiques des rois Sùryavamçi et des rois Thâkuris y est interprétée comme un souvenir

I. Wkiu.i'., Incl. St., X\'l. 214. La légende se Irouvt' dans le Parirista parvaii, liv. IX.

15

226 LE NÉPAL

positif du double passage de Çankara à ârya. Çafikara arrive au Népal ; il y trouve les « quatre castes » converties à la Loi du Bouddha. Il triomphe sans combat des moines (Ijhiksus et çrâvakas) qui vivaient dans les couvents, remporte sur les pères de famille (grhasthas) une victoire éclatante, massacre une partie des vaincus, impose de cruelles humi- liations aux autres, supprime les marques qui distinguaient les religieux des laïques, contraint les religieuses au mariage, et substitue au Bouddha le dieu Çiva.

En fait, de gré ou de force, le Bouddhisme s'était trans- formé : le culte de Çivalui avait ravi un cerlainnombre de ses fidèles, et ses moines avaient rejeté l'obligation stricte du célibat. Installés dans leurs anciens couvents, les prêtres ne trouvaient plus dans le culte des ressources suffisantes pour faire face à leurs nouvelles charges de famille: il leur fallait pour vivre adopter des professions séculières. Ainsi se constitua une classe sociale nettement définie, les Baudyas (bonzes). Les conditions matérielles de leur existence, jointes à une imitation voulue des brahmanes, leurs concurrents, eurent vile changé la classe en caste : investis des plus hautes fonctions du culte, ils se tenaient pour une aristocratie religieuse et regardaient comme des inférieurs les simples fidèles; nantis de privilèges avanta- geux et propriétaires des couvents par droit d'occupation, ils ne se souciaient pas de réduire leur portion par un accroissement du nombre des participants ; enfin les métiers exercés dans les couvents du nouveau style s'y transmet- taient de père en fils, avec les secrets et les perfectionne- ments techniques, el, par l'exclusion des artisans du dehors, se transformaient en monopoles. La caste était née, dans la société bouddhique, autour d'une tontine et d'une pro- fession ; le bouddhisme avait ses brahmanes.

De leur côté, les familles royales, venues de l'Inde ou qui prétendaient en venir, n'étaient pas d'une noblesse à

LA POPULATION. LES NÉVARS 227

s'imposer sans discussion. Licchavis ou Mallas, leur nom brillait d'un éclat inquiétant dans les annales du boud- dhisme. Au iv'" siècle, Samudra Gupta, empereur de THin- doustan, pouvait encore tirer vanité de sa parenté avec les Licchavis'. Les préjugés brahmaniques avaient fait du chemin depuis, et le code dit de Manu, qui donnait à l'or- thodoxie ses articles de foi, classait les Licchavis et les Mallas (avec les Khasas appelés à recueillir un jour leur succession) parmi les castes illégitimes issues des ksa- triyas^ Leurs ancêtres étaient bien des ksatriyas authen- tiques, unis avec des femmes de même caste; mais un d'entre eux avait négligé ses devoirs sacrés, et son fils avait été par suite exclu de la Sâvitrî, la formule d'initia- tion qui « régénère » les hautes castes, rabaissé à la con- dition de ksatriya dégénéré {vrâtya), et la tache indélébile s'était transmise à sa descendance. Pour reconquérir l'honneur perdu, et frayer en égal avec les vrais Rajpoutes, Licchavis et Mallas durent être portés, comme les Khasas après eux, à afficher un rigorisme sévère, et à repousser les alhances de rang inférieur. Le Népal eut ainsi ses ksa- triyas locaux, adorateurs à la fois des dieux bouddhiques et des dieux brahmaniques, et qui servirent naturellement de trait d'union entre les deux confessions.

Enfin les missionnaires qui avaient apporté de l'Inde le culte de Çiva avaient introduit en môme temps le régime des castes qui en était inséparable ; les adeptes qu'ils avaient gagnés étaient aussitôt embrigadés dans des groupes défi- nis, établis à l'instar de l'Inde, mais sans la copier toute- fois; la vallée était trop profondément séparée de l'Inde par son passé, par ses traditions, par ses usages pour qu'elle pût s'agréger immédiatement aux communautés

1. V. inf. vol. Il (Histoire).

2. Mânava-dJwrma-çâstra, X, 22.

228 LE iNÉPAL

hindoues. Il s'élabora ainsi au Népal une double société: l'une sous le contrôle des brahmanes, répartie tout entière en castes régulières, caractérisées par les lois intransi- geantes de la table et du lit: pas de mariage légitime en dehors de la caste; interdiction, sous peine de déchéance et d'exclusion irrémédiable, de manger en commun avec d'autres castes. L'autre, hérétique, hostile en principe au système des castes, mais déjà entamée par la contagion : à sa tête, une aristocratie religieuse et une aristocratie militaire organisées à l'image des brahmanes et des ksa- triyas hindous. La puissance de l'exemple donné par les classes supérieures, la mode, l'esprit d'imitation assu- raient dès lors le triomphe de l'organisation brahmanique; de proche en proche, chaque classe de la société boud- dhique s'enferma dans des barrières infranchissables.

La conquête du Népal par Harisimha deva eu 1324 pré- cipita l'élaboration du système des castes. Elle amena pour la première fois à demeure dans la vallée un roi hindou, de sang et d'origine irréprochablement authentiques, et consciencieux observateur des lois de pureté brahmanique. Il passe pour avoir amené à sa suite sept castes : Brah- manes, Bliadelas (Bandyas ?), Àcâryas, Jaisis, Yaidyas, Rajakas et Khadgis. L'énumération est expressive; Hari- simha, expulsé par les Musulmans des régions du Téraï il régnait, avait eu soin d'amener, dans l'asile suspect qui lui restait seul ouvert, les auxiliaires indispensables de la vie sainte: les maîtres de la science sacrée, les prêtres des divinités locales pour le service de l'âme, et pour le service du corps les médecins, les blanchisseurs et les bouchers ; les uns n'étaient pas moins nécessaires que les autres. Confier ses membres, son linge, sa viande à des serviteurs que la loi n'autorise pas à ces divers emplois, n'expose pas à de moindres risques que la néghgence des devoirs les plus solennels. Harisimha deva ne voulait ni

LA POPULATION. LES XÉVARS 229

perdre son âme, ni perdre son rang. Ses blanchisseurs et ses bouchers hindous, introduits dans la société népalaise, y portèrent la même morgue intransigeante que les brah- manes et les ksatriyas ; relégués par la loi brahmanique à un rang infâme, ils savouraient cependant l'honneur d'y être classés; et leur exemple influa sur les couches infé- rieures de la population au profit de la formation des castes, comme celui des brahmanes agissait au sommet de l'échelle sociale.

La conquête de Harisimha hâta encore par ses résultats politiques l'éclosion du nouveau régime. Survenue à la suite d'une longue crise d'anarchie féodale, elle courba sous un joug commun les partis et les clans rivaux, et rétablit l'ordre; bientôt après, la restauration des Mallas rendit au pays une monarchie nationale, apte à comprendre et à satisfaire les intérêts locaux. Le règne de Jaya Sthiti Malla tombe dans cette période de recueillement fécond qui suit les convulsions violentes et qui en dégage les résul- tats durables. Justement Harisimha deva et sa dynastie avaient introduit au Népal les préoccupations sociales qui agitaient l'Inde à cette époque. Le triomphe écrasant de l'Islam, la ruine des derniers empires brahmaniques mena- çaient d'un écroulement brusque les institutions que le génie sacerdotal avait patiemment édifiées. Pour parer à une catastrophe aussi formidable, les rares princes qui gardaient avec l'indépendance le culte du passé attirèrent à leur cour des jurisconsultes éminents et les chargèrent de rédiger des « Sommes » destinées à compléter la loi écrite, depuis longtemps immuable, à l'aide de la loi orale, constamment rajeunie pour s'accommoder au présent. La famille de Harisirnha deva se distingua par son zèle. Le ministre de Ilarisindia, le ThaUkura Candeçvara, com- posa ou fit composer sous son nom deux encyclopédies de jurisprudence religieuse: le Smrti-Ratnâkara et le Kiiy^^-

230 LE NÉPAL

Cintâmani; parmi les princes de la branche qui régna sur le Tirhout, à la frontière méridionale du Népal, Narasirnha deva patronna Vidyàpati, auteur de la Dâna-Vàkyâvalî; Madanasirnhade\ a fit écrire le Madana-Hatna-Pradîpa; (^an- drasimha deva protégea Miçara Migra, auteur du Vivâda- Candra, et Hari Nârâyana favorisa Vâcaspati Miçra, auleur du Yivâda-Cintâmani'. Jaya Stliiti Malla se piqua d'ac- complir la môme œuvre au Népal. 11 appela à son aide cinq pandits de l'Inde: Kirti Nàtha Upàdhyàya Kâuyakubja, Raghunâtha Jliâ Maitliilî, Çrî Nâtha Bliatta, Mahî Nâtha Bhatta et Rama Nâtlia Jhà, qui compilèrent les Castras et en tirèrent une série de lois sur les castes, les funérailles, les maisons, les champs. « Il y en avait déjà bien eu de pareilles dans le temps passé, ajoute le chroniqueur, mais elles s'étaient perdues faute d'emploi. »

La besogne était délicate ; il s'agissait d'adapter les in- stitutions sociales du brahmanisme à une population parta- gée en deux communautés autonomes, et oi^i dominait le bouddhisme. Il était donc essentiel de ménageries senti- ments et les traditions de la majorité, si on voulait faire une œuvre durable. La question des bandyas se posa dès l'abord ; la solution adoptée devait exercer son influence sur tous les autres problèmes. Les pandits s'en tirèrent galamment. Ils admirent sur la foi des traditions que les bandyas étaient les descendants authentiques des brah- manes et des ksatriyas convertis par le Bouddha Krakuc- chanda pendant Tâge Tretâ ; le malheur des temps et l'in- tervention de Çankara âcârya les avait obligés à déserter la vie monacale, à vivre en famille et à exercer des pro-

1. Sur ces divers personnages, v Jolly, Redit und Sit.te (Grundriss d. I. A. Phil.), p. 36 sqq; et Griebson, Vidijàpall and hls cotenipora- ries, Ind. Antiq., XIV, 182-196; Aufrecht, Cat. Mss. Oxon., p. 296, 718; Bhandarkar, Rep.. 1883/4, p. 52 et 352; Eggeling, Cat. Ind. Off., pcart. m, n"^ 1387, 1390, 1398, 1621.

LA POPUL.\T[ON. LES NEVARS

231

fessions ; mais les « quatre castes » ne les en honoraient pas moins. On décida de les classer, d'après leur généalogie,

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comme jjralimanes ou comme ksatriyas, mais sans établir de subdivisions. » Les Bandyas sont pareils aux Samnyâsis qui sont tous d'une seule classe, sans aucune distinction de caste. » L'égalité des deux cultes se trouvait ainsi reconnue

232 LE NÉPAL

en principe; mais elle se réalisait au profil du brahma- nisme, qui fournissait le point de dépari du classement. La population fut répartie au total en 64 castes :

1) Brahmane, ou Dvija, ou Vipra : caste sacerdotale.

Ils appartenaient aux deux grandes familles brahma- niques : Panca-Gauda, brahmanes de l'Hindoustan, montés des plaines voisines au Népal ; Panca Dravida, brahmanes du Dekkhan, amenés et installés par Çankara àcârya, d'après la tradition, mais renouvelés ou multipliés en fait par les fréquentes relations politiques ou religieuses du Népal avec le Sud de l'Inde.

2) Bhûpa, Râja, Narendra, ou Ksatriya: caste militaire.

3) Lekhaka : écrivain.

4) Kâyastha : scribe.

L'exaltation des castes de l'écriture était un signe des temps ; elle consacrait le triomphe de l'administration régulière, ou, comme nous dirions, des bureaux. Leur puis- sance était récente, mais elle n'a fait que grandir depuis, et les Kâyasthas du Bengale disputent aujourd'hui le pre- mier rang aux brahmanes.

5) Mantrin : conseiller.

6) Saliva : camarade.

7) Amdtya : ministre.

Ces trois castes comprenaient le haut personnel de la cour.

8) Pûjita \ Ces trois castes comprenaient proba-

9) Devacmta[\)\emQwi les prêtres de rang divers qui 10) Acârya ) s'employaient au culte des dieux locaux

ou à des fonctions tenues pour compromettantes. Le Pûjita est sans doute le pûjârî qui officie dans les temples de Çiva et des Çaktis ; l'Acârya est le brahmane desNévars hin- douisés, auxquels il sert d'instituteur spirituel et de prêtre à certaines cérémonies. Le Devacinta est une variété du même genre.

LA POPULATION. LES .XÉVARS 233

11) Gra hacin taka : Q-sironome. Quatre castes de pro-

12) J(/otisa: astronome. /fession analogue, mais

13) Ganika: calculateur. ^classées à des rangs dif-

14) Daivajna : devin. férents de Féchelle so- ciale, d'après la nature de leur spécialité et de leur clien- tèle.

L'abondance des classes d'astrologues répond au goût passionné des Népalais pour l'astrologie ; les Chinois ont constaté ce goût aussi bien que les Européens. Novar ou Gourkha, le Népalais consultera l'astrologue en toute circon- stance, qu'il s'agisse de prendre médecine, de prendre femme ou de livrer bataille ; l'horoscope règle tous les détails de la vie.

15) Âlama : ?

16) Srîchànte :? 1 7) Sajakâra : ?

1 8) Sùpika : ?

19) Cûhaka-.l

20) Mankâra : ?

2 1 ) Ç'dpikâra : artisan.

22) Bhônka : porteur?

23) i\V^/;?A'«: barbier. Un des personnages considérables de la société hindoue, qui a constamment recours à ses soins; il est le digne pendant du Figaro occidental, avec la même variété d'emplois accessoires : chirurgien, entre- metteur, etc.

24) Lepikff : stuqueur, plâtrier.

25) Dârukâra : ouvrier en bois.

26) Tnksdka : charpentier.

27) Snàkhrf ,'/:•?

28) Ksetrakàra : arpenteur. La réforme des poids et mesuies opérée par Jaya Sthiti Malla rendait sa tâche, déjà fort compliquée, plus difficile encore. L'évaluation d'une surface ou d'un poids n'était pas une médiocre affaire,

234 LE NÉPAL

car l'unité de mesure variait avec la qualité de l'objet à mesurer. (V. inf. p. 299).

29) Kumhhakàra: potier. Encore un des éléments les plus indispensables d'une communauté hindoue, les lois de pureté religieuse exigeant une consommation formidable de pots de terre. L'accumulation des débris de poterie et la masse des pots d'argile qui cuisent au soleil signalent l'en- trée d'un village hindou.

30) Tulâdhara-.T^QaeuY. (Cf. sup. 28.)

31) Karnika: tisserand?

32) Kâm-^yakâra : fondeur d'alliages de métaux com- muns et fabricant de cloches.

33) Suvarnakâra : orfèvre.

34) Tâmrakâra: bronzier.

35) Gopâla : berger.

36) BhâyaJâcancu -.l

37) Kamjïkâra : ?

38) TayonUa : ?

39) Taiikâdhâri : ?

40) Vimâri : ?

4 i ) Sûrpakàra : ?

42) ISatebaruda : ?

43) Bâthahom : ?

44) Gâyana: chanteur.

45) Citrakâra : peintre.

46) Surâbîja : ?

47) Natîjiva: acteur qui prostitue sa femme.

48) Blândhura : ?

49) Yyanjanakâra: faiseur de brouet, cuisinier ?

50) Màlï : jardinier.

51) Mâmsavikn: boucher.

52) Kïrâta: chasseur?

53) Badî : ?

54) Dhânyainârï : ?

LA POPULATION. LES NÉVARS 235

55) Tandukâra: tisserand?

56) Nadîchedi : coupeur de cordon ombilical?

57) Kundnkâra: tourneur d'ivoire.

58) Lohakàra : forgeron, ferronier.

59) Ksatnkâra : ?

60) Dhob'i : blancliisseur.

61) Rajakn: tcinlurier-neltoyeur.

62) Xhjofji : ?

63) Màtnnfii t .

^ ( , , corroveurs et peaussier.-.

64) Cormakarn ^

11 fallut en outre pourvoir à la situation légale d'un groupe déjà considérable, et qui réclamait un traitement spécial. Les brahmanes montés des plaines s'étaient sou- vent laissé séduire, sans essayer de résistance, aux charmes peu farouches des montagnardes ; mais les populations qui les avaient accueillis et qui vénéraient leur prestige n'étaient pas disposées à accepter pour les enfants issus de ces unions irréguhères la condition dégradée que leur imposait l'orthodoxie des codes. Le brahmane, toujours accommodant avec le ciel, imagina des transactions diverses: dans le pays des Gourkhas, il ressuscita, comme nous verrons, la caste disparue desKhasàFusage de sa progéni- ture illégitime. Au Népal, chez les ?Sévars, il inventa le groupe des Jaisis, classe indéterminée qui prétendit s'élever même au rang des Bandyas. Au moment oii les Bandyas étaient assimilés aux brahmanes, il fallut écarter les pré- tentions des Jaisis. On les répartit donc, d'après la condi- tion sociale de leur mère, en quatre catégories: Àcârya, Daivajna. Yaidya, Çrestha. Les Jaisis Àcàryas, nés d'une mère de la classe Àcàrya, devaient remplir les fonctions de l'Àcârya pour le groupe des Jaisis; les Jaisis Daivajnas devaient être leurs astrologues. Les Çresthas représentaient les ksatriyas dans cette communauté particulière. Les Jaisis Àcâryas fin-enl encore subdivisés en trois classes,

236 LE NÉPAL

les Jaisis Daivajnas en quatre, les Çresthas en un grand nombre ; le cordon brahmanique, la marque d'honneur enviée, fut concédée à tous les Jaisis Àcâryas etDaivajnas, et auK dix premières classes des Çrestlias. La variété d'occu- pation des Çresthas expliquait cette inégalité de traitement : les uns étaient soldats, d'autres marchands, d'autres encore, porteurs ou cultivateurs. Les règlements des Pan- dits réservèrent en outre aux Jaisis l'exercice de la méde- cine, et groupèrent en une caste avec quatre subdivisions ceux d'entre eux qui s'y livraient.

Les paysans, Jyapùs ou JafTus, qui forment la moitié de la population indigène, furent rangés parmi les Çûdras et formèrent 32 divisions ; les Kumhâl(Kumbhakâra), potiers, formèrent quatre autres divisions de la même classe. La caste ou plutôt l'exlra-caste des Pocihyas, qui réunissait les professions les plus viles: exécuteurs, tueurs de chiens, ramasseurs d'ordure, etc. fut répartie en quatre divisions.

L'eau, dans la société hindoue, marque la frontière delà pureté ; une caste est honorable si les castes supérieures peuvent, sans déchoir, accepter de ses mains l'eau à boire. Les Podhyas, les Carmakâras et les trois castes qui les précèdent furent exclues de l'eau ; cependant au début du xvn'' siècle, le roi Laksmî Narasimha Malla de Katmandou, en paiement de servicespersonnelsetintimes qui lui avaient été rendus par un blanchisseur de la caste Rajaka et par ses fdles, s'engagea à « faire passer l'eau de la main des Hajakas », c'est-à-dire à les introduire de sa propre auto- rité dans le groupe des castes pures.

Le système des castes exige, comme condition préala- ble, la fidélité scrupuleuse des femmes ; l'adultère, entre individus dont la loi n'autorise pas l'union, est une souil- lure qui risque par contagion de s'étendre aux plus inno- cents. Les Gourkhas, scrupuleux orthodoxes, ont édicté contre une pareille faute des peines terribles. Les Névars

LA POPULATION. LES NÉVARS 237

avaient hérité de leurs ancêtres mongoliques une indiffé- rence de philosophes h la vertu des femmes. Les conseil- lers de Java Sthili .Malla se contentèrent de décider que si une femme avait des relations avec un homme de caste in- férieure, elle serait dégradée et prendrait rang dans la caste de son séducteur.

Le célèhre « Chapitre des chapeaux » a sa place mar- quée dans les codes de llnde; toutes les manifestations extérieures, tous les insignes de la caste ont le précieux avantage de prévenir des confusions cuisantes. LesPodhyas, les parias du Népal, n'eurent pas le droit de porter la calotte nationale ; la veste, les souliers, les ornements d'or leur furent aussi interdits. Les Ivasàis (bouchers) furent obligés à porter des vêtements sans manches. Les toitures de tuiles furent prohibées sur les maisons des Podhyas, des Kullus (corroyeurs) et des Kasâis.

Les « quatre castes » y compris les Çiidras furent tenues d'observer les règles du Yâstu-prakarana et de l'Asta-varga sur la construction des maisons. Les Brahmanes et lesKsa- triyas devaient employer des brahmanes aux cérémonies de fondation ; les Vaiçyas et les Çùdras ne pouvaient y em- ployer que des Daivajfias.

Les rites funéraires furent traités avec autant de détails : ainsi la mélodie du Dîpaka-ràga fut réservée à la cérémo- nie de crémation des rois ; certaines castes eurent le privi- lège de l'emploi des Kàhalas (longues trompettes) pendant la crémation de leurs morts.

La savante construction des Pandits de Jaya Sthiti Malla n'a pas résisté aux siècles ; le temps sans en modifier le fond en a altéré la façade. C'est que la caste, aussi bien dans Thide qu'au Népal, est en dépit de ses airs immua- bles soumise à la loi commune des organismes vivants: elle se développe, elle se multiplie, elle meurt. Un travail con- tinu de reproduction par scission, sous l'influence du temps.

238 LE NÉPAL

des lieux, des hommes, des événements, tire sans cesse de chaque caste actuelle des castes secondaires qui prolon- gent leur caste d'origine, l'enveloppent et finissent par l'élouffer. Les Névars d'aujourd'hui, isolés de la société Gourkha, sont divisés en deux grandes communautés, cor- respondant aux deux confessions rivales: les Buddha- mârgis ou Bouddhistes, les Çiva-mârgis ou Çivaites^

Les Çiva-mârgis, appartenant à une des religions de l'hindouisme, entrent naturellement dans le cadre général de classification brahmanique ; les quatre castes régulières : Brahmanes, Ksatriyas, Vaiçyas et Çûdras, y sont représen- tés chacun par plusieurs groupes, enfermés dans une bar-

1. J'emprunte les deux tableaux qui suivent à Oldfield, 1, 177 sqq. en les complétant par Hamilton, 29 sqq. Leurs indications sont plus d'une fois en désaccord, en particulier pour les castes Buddha-mârgis ou bien mixtes : Ainsi Hamilton range les Jopu (^^ Jairus) avant les Ucla, tandis qu'Oldfield renverse cet ordre; à leur suite il place les BJiat, les bardes et panégyristes de l'Inde qu'Oldfield ne mentionne pas; puis les Go^ (jardiniers = Gar/d^/io), les Karml (charpentiers = S/Ziarm/), les iVfli< (barbiers == iVapi^rt) qui sont loin de se suivre dans Oldfield (n" 33) 13) et 27). Viennent ensuite les <Sow^a< (blanchisseurs = Sanghar), en deçà de la limite de l'eau, tandis que Oldfield les classe au dernier rang des castes impures ; puis les Japi/ (? potiers), les Hial ou Sial (vachers, sans doute les Nancla-gaoïoah, 43)), les Dhui ou Putaul (= Duân ou Putvâr, 39)). Au delà commencent les castes impures, avec les Salhn (huiliers = Sarmi, 28)), placé en deçà par Oldfield, peut-être parce que leur situation sociale s'est modifiée dans l'intervalle ; puis les Kasidia (musiciens = /o^/ii ou Dhicnt), les Cliipi (leïnluriers =: Chippah, 25) et les Koio, (forgerons = Kauu, 26), placés cote à côte à un rang bien plus élevé dans Oldfield, les Gotoo (ouvriers de cuivre = Thambat 14)), puis deux tribus militaires : les Kosar, qui étaient jadis des brigands à ce qu'on dit, et les Tepai, qui peuvent épouser ou prendre pour concu- bines les femmes hindoues qui ont perdu leur caste en mangeant des choses impures ; et en dernier lieu les Furia et les Chamhal (= Puriya [Podhiya] et Chamakallak d"01dfield, au môme rang) et les Bala, ramasseurs d'ordures.

Je n'ai pas eu le temps de procéder pendant mon séjour à une recherche personnelle sur les castes ; dans les cas douteux, j'ai suivi de préférence Oldfield, plus récent et plus complet ; mais je l'ai naturelle- ment corrigé ou complété chaque fois que mes données me l'ont permis.

LA POPULATION. LES NÉVARS 239

rière commune, et de plus séparés entre eux par les lois fondamentales de la table et du lit.

A. Les castes brahmaniques sont:

1) Upâdhyâya, la plus haute classe de brahmanes. Ils ont droit d'entrer dans les temples de Talejù, la déesse tuté- laire du Népal, divinité mystérieuse introduite par Hari- simha deva. Ils remplissent les fonctions de maîtres spiri- tuels gurusj et de chapelains purohitaSy à l'usage des Brahmanes et des Rajpoutes (ou Ksatriyas).

2) Laicar-ju, de rang inférieur, servent de gurus et de purohitas aux classes inférieures.

3) Bha-ju ; on leur demande, en cas de maladie, des conseils religieux ; mais ils ne donnent jamais un avis mé- dical.

B. Les castes ksatriyas :

4) Thâkiir ou Malla, descendants des anciennes familles royales ; ils sont admis à ce titre dans larmée (iourkha, et n'entrent jamais dans le commerce ni dans le service privé.

5) Nikhu, peintres d'articles religieux exclusivement ; ils ont un rôle assez important dans la procession de Mat- syendra INâtha, l'antique divinité patronale du Népal.

J^ r.1 'i les Cresthas de l'oreranisation antérieure.

7) Shensta,) " "

Les deux groupes ne forment qu'une seule caste, liée par la commensalité etlaconnubialité ; ils fournissent à l'armée anglo-indienne des recrues excellentes ; plusieurs y ont gagné la médaille militaire.

C. Castes de Vaiçyas :

8) Josi, les Jaisis de l'organisation antérieure ; ils expo- sent les Castras, mais ne remplissent pas de fonction sacer- dotale.

9 ) Âcâr, les Âcâryas d'autrefois ; ils sont les prêtres des temples de Talejù à Katmandou et à Bhatgaon.

240 LE NÉPAL

10) Bhanni: ils cuisinent pour les divinités des temples de Talejû.

11) Gao/ai (Gulcul) Âcàr : prêtres des petits temples, oii ils accomplissent les rites du homa expiatoire pour ceux qui meurent à des jours néfastes ; mais ils ne prennent aucune part aux funérailles proprement dites. Par les rites du borna, le Gaoliu Âcâr prend sur lui les péchés du mort; mais s'il commet une erreur dans l'accomplissement des rites, il est lui-même perdu. Le Gaoku Acâr sert aussi de prêtre aux Névars d'origine incertaine ou suspecte.

D. Castes de Çûdras :

12) Makhï : cuisiniers et serviteurs de table.

[3) Lakhipar : auxiliaires des précédents. Toutes les castes acceptent la nourriture des mains de ces deux castes.

\A) Bagho Shashit: domestiques pour le service ordi- naire.

La communauté bouddbique se répartit en trois grandes catégories : aj les Banras (Bandyas) qui ont la tête rase ; b) les Udas, adorateurs des dieux bouddhiques exclusive- ment, comme les Banras, mais qui portent au sommet de la tête un toupet de cheveux, (câdâ) ; c) les castes mixtes, qui adorent à la fois les dieux du bouddhisme et ceux des dieux çivaïtes que le bouddhisme n'a pas adoptés.

A) Les Bandyas, qui sontles brahmanes du bouddhisme, se divisent en neuf groupes professionnels :

\) Gnbhar-ju (Giibal, Gubâhâl, Guru-bhâju): la plus haute classe, la seule qui fournisse le haut clergé boud- dhique, les Vajrâcâryas, et qui possède des Pandits. Pen- dant les cérémonies religieuses, ils portent un cordon sacré comme les brahmanes et les Acârs.

2) Barrha-ju \ ils travaiUent l'or et l'argent, mais n'en

3) Bikliu I font que des parures. Le bhiksu est, en

4) Bhiksu i surplus, un prêtre de rang inférieur qui

5) Nebhar ] sert d'auxiliaire au Vajrâcàrya.

LA POPULATION. LES NÉVARS 241

6) JSibharbhar'i : ils travaillent le bronze et le fer, en fabriquent des images divines et de la vaisselle, et sont éta- meurs.

7) Tâmkarmi: ils fabriquent les fusils et les canons, soit de fer, soit de bronze.

8) Gamsabarhi \ travaillent le bois, cbarpentiers \ et

9) Chïvarharhï ) aussi plâtriers et stuqueurs.

Ces neuf groupes forment une seule caste, au point de vue du mariage et des repas.

B. Le groupe des Udas emprunte son nom à la plus haute des classes qui le constituent; il est divisé en sept sections, mais qui forment comme les Bandyas une seule caste, au sens strict du mot.

10) IJda : ils ont été longtemps les grands commerçants du Népal ; le commerce avec le Tibet et le Bhoutan était entre leurs mains. Mais leur richesse et leur situation sociale ont décliné au profit d'une classe tenue pour infime, les Sarmis.

1 1) Kassar (kâmsyakâra) : ils travaillent les alliages de métaux.

12) Lohankarmî '. tailleurs de pierre et constructeurs, aussi bien pour l'usage religieux que pour l'usage privé.

13) Sikarmi: charpentiers.

14) Thambat {tàmrakâra) \ travaillent le cuivre, le bronze et le zinc.

15) Âtvâl : tuiliers et couvreurs.

16) Maddikaiini : boulangers.

C. Castes mixtes, à la fois Buddha-mârgis et Çiva-mâr- gis.

Les six premiers groupes, qui forment à eux seuls la

1. Les Bandyas doivent à l'intervenlion du roi Siddhi Narasimha de Patan. au xvif siècle, la pratique de cette profession. « Comme il voyait que la ville n'avait pas assez de charpenliers, il fit prendre ce métier aux bandyas » (Vamç.. 234).

16

242 T.E NÉPAL

moitié de la population névare, portent le nom collectif de Jaffus (Jyâpus) qui appartient en propre à la cinquième classe ; ils ne forment qu'une caste au sens légal.

17) Mi( : ils cultivent exclusivement une seule espèce d'herbe aromatique, qui sert à la coiffure et qu'on présente aussi en offrande aux dieux.

18) Danghu: arpenteurs.

19) Kwiihar {Kumhhakâra) : potiers.

20) Karbujha : musiciens de funérailles.

21) Ja^'u ou Kissini) . ,,. ,. ,

' ^11^. I paysans qui cultivent le sol.

Les vingt-quatre classes qui suivent ne forment un groupe que par opposition aux précédentes ; mais elles se subdi- visent en véritables castes :

23) Chitrakar (Citrakâra) : peintres en tout genre : bâ- timents, tableaux, etc.

24) Bhat : teinturiers en rouge pour tout genre d'étoffe, linge excepté.

(25) Chippah (Ksipana) : teinturiers en bleu.

26) Kaua ou Nekarmi: travaillent le fer, fabriquent fers à cheval, couteaux, etc.

27) Nau (Nâpita) : barbiers et chirurgiens.

28) Sarmi (ou Scilmî) : huiliers et tresseurs de guir- landes pour la parure. C'est eux qui ont supplanté lesUdas dans le grand commerce.

29) Tippah : maraîchers.

30) Pulpid: portent les lanternes et les torches aux funérailles.

31) Kaussa: pratiquent les inoculations contre la petite vérole.

32) Konar: fabriquent exclusivement les objets qui servent à tisser.

33) Garhtho (Got) : jardiniers.

34) Katthar: rebouteurs et infirmiers.

LA POPULATION. LES NÉVARS 243

35) Tatti: font les linceuls et aussi les bonnets de nuit que portent les enfants en bas âge quand on vient de leur couper en cérémonie les cheveux à l'entour de la cùdâ (toupet au sommet de la tête).

36) Balhaiji: fabriquent les roues du char pour la pro- cession de Matsyendra Nâtha.

37) Yungvar : fabriquent le char lui-même.

38) Ballah.

39] Lamu, porteurs des palanquins royaux. Ils sont donc identiques aux Duân que les Gourkhas désignent sous le nom de Putvâr. C'est à Prithi Narayan que cette caste doit ce nom, ou plutôt ce titre d'honneur: avant de réussira s'emparer de Kirtipur par ruse en 1767, le roi Gourkha subit sous les murs de la ville une défaite désas- treuse ; sa vie fut en danger, il ne dut son salut qu'au dévouement d'un i)i<rm qui, avec l'aide d'un Kasài {ho\i- cher) transporta en une nuit le palanquin du roi jusqu'à Nayakot, hors de la vallée. Prithi Narayan remercia son sauveur en ces termes: « Bien, mon fils! (Syâbâs pûtl) La caste entière s'empressa de recueillir l'appellation hono- rable échappée à la gratitude du Gourkha, et garda le nom de Putvâr les filiaux »). Maître du Népal, en 1770, Prithi Narayan confirma le titre, accorda aux Piz/yrtV^ la faveur d'approcher le roi et de porter les palanquins royaux.

40) Dalli: classe de cipayes.

41) Fihi: vanniers.

42) Gaowah (Gopa) ] les deux classes de

43) Nanda-Gaowah (Nanda-Gopaj j bergers ne forment qu'une caste pour la table et le lit.

44) Ballahini: Bûcherons et livreurs de bois.

45) Nalli: ils peignent les yeux de la figure de Bhairava sur le char de Matsyendra Nâtha.

Les membres des castes bouddhiques, toul hérétiques

244 LE NÉPAL

qu'ils sont, n'en sont pas moins « gens de caste » ; un Hin- dou qui les tient pour des êtres diaboliques et pervers, recevra sans scrupule Feau de leurs mains ; ils prolongent la société hindoue en dehors de l'église brahmanique, à mi-chemin du bouddhisme étranger.

Huit castes exclues de l'eau, et repoussées avec une égale aversion par les Bouddhistes et les Çivaïtes, réunissent les parias des deux confessions.

1 ) Kasâi : bouchers et porteurs de palanquins ordinaires. Prithi Narayan a relevé un peu leur condition sociale ; en même temps qu'il concédait un titre et une fonction hono- rable aux duâns il a donné aux kasâis^ comme témoignage de sa gratitude, des terres et leur a attribué un service de domesticité au temple de Guhyeçvarî.

2) Joghi: musiciens de fêtes.

3) Dhunt: musiciens de fêtes.

4) Dhauivi : fabriquent le charbon de bois.

5) A'^///w : corroyé urs.

6) Puriya (Podhya) : pêcheurs, exécuteurs, tueurs de chiens.

7) Chamakallak (Carmakâra, Chamâr) : peaussiers et balayeurs.

8) Sanghar (Songat) : blanchisseurs.

Mais ces castes mêmes, ou plutôt ces hors-castes, toutes dégradées qu'elles sont, refuseront de manger et de boire avec des Musulmans ou des Européens ; et si une femme de ce groupe venait à forniquer avec les uns ou les autres, la loi la frapperait de peines terribles : impures au point de vue de l'eau et du contact, ces castes n'en font pas moins partie intégrante de l'hindouisme, et elles y ont à remplir des fonctions sociales d'un ordre déterminé qui les rend solidaires de l'ensemble ; la privation de droits n'emporte pas pour elles la suppression des devoirs.

Créée de toutes pièces àl'imitalion de la caste hindoue,

LA POPILATIOX

LES NÉVARS

245

la caste bouddhique a pris comme unique noyau de forma- tion la profession. Elle isole de la communauté et réunit entre eux par les liens du lit et de la table tous les indi- vidus que le droit de naissance qualifie pour l'exercice exclusif d'un métier héréditaire ; c'est une compagnie

Visnu tlotlant sur les eaux (Jala-çayana} à Budha-Nilkanlh.

constituée pour l'exploitation d'un monopole légal et ouverte seulement aux descendants des fondateurs. Le monopole, il est vrai, n'est pas toujours lucratif: tel le pri- vilège de peindre les yeux à l'image de Bhairava ; les béné- fices en seraient souvent maigres pour faire vivre un nombre toujours croissant d'intéressés. Heureusement la liste des professions héréditaires, si longue qu'elle soit,

246 LE NÉPAL

n'épuise pas toutes les catégories de gagne-pain ; la cou- tume et la loi n'ont pas créé de petits marchands (bauyans), de tailleurs, de coolies, de portefaix privilégiés; à l'exception de quelques spécialités, la culture n'est pas un monopole réservé ; autant de débouchés qui restent perpétuellement ouverts au trop-plein des carrières de caste. La profession de médecin, réservée par le code de Jaya Sthiti Malla aux Jaisis, est tombée dans le domaine public; et l'exercice en est fructueux au Népal, autant et plus qu'ailleurs; les bonnes familles y ont en général un médecin attaché à leur service ; la vieille tradition des ocu- listes bouddhiques a été perpétuée, dans ce suprême asile du Bouddhisme indien, par des spécialistes distingués'. Ainsi la caste réserve à ses membres une profession spéciale, mais elle ne la leur impose pas, elle les laisse volontiers s'échapper dans le terrain vague des métiers qui n'appartiennent en propre à personne.

La caste, bouddhiste ou çivaïte, est à la fois un orga- nisme professionnel et un organisme religieux ; chacune de ces deux fonctions se trouve placée sous le contrôle d'une autorité spéciale. La corporation, avec tous ses res- sortissants, est administrée par un comité analogue au Panch hindou et qui porte au Népal le nom de Gatti. La Gatti répartit et contrôle les charges qui incombent à la caste en vertu de son monopole; dans celte vallée enchantée oi^i la religion n'a pas encore complètement cessé d'êtie un enchaînement continu de fêtes pui^liques,

\. Cf. le récit de Vamç. 178: un métiecin de Harisimha deva, sollicité par le roi des Nâgas, Karkotaka, sous le déguiseuieut d'un brahmane, le suit dans son palais souterrain, y guérit par une application de collyre les yeux de la reine des Nàgas, et Karkotaka lui promet en récompense que ses descendants seront de bons oculistes. « Les des- cendants de ce Baid (Vaidya) furent renommés en conséquence comme d'excellents oculistes. » Et cf. d'autre part : D'" Cordier, Vâcjbhata, dans Jonrn. Xsial., 1901, 2, p. 170, n.

LA POPULATION. LES NÉVARS 247

chacune des castes est tenue de concourir pour sa part aux solennités; \digatti désigne à tour de rôle les familles qui rempliront à chaque occasion la tâche prescrite et elle en surveille l'exécution. Les fêtes corporatives viennent encore s'ajouter aux fêtes religieuses; chacun des membres, effectifs ou virtuels, delà corporation doit successivement, et à des périodes déterminées, offrir une fête à tous les autres, et quels qu'en soient les trais, nul n'est autorisé à s'y dérober. Enfin, si une personne de la caste meurt, toutes les familles de la caste sont rigoureusement obligées de se faire représenter à ses funérailles ; la mort est encore un prétexte à processions. La loi confère à \-à gattl le droit de punir tout manquement ; la peine ordinaire est l'amende pro- portionnée à la gravité du délit ; mais, dans les cas la faute d'un seul engage et compromet la communauté entière, \digutfi peut prononcer l'expulsion hors de la caste; l'indi- vidu déchu, rejeté de la société, ne trouve plus d'asile que dans les groupes infâmes dont le contact est une souillure. Mais la ^fa/Zi ne connaît que des actes corporatifs; les fautes contre la pureté lui échappent, car elles sont du domaine de la loi religieuse, et c'est un juge religieux qui leur convient. Quiconque est prévenu d'avoir mangé ou forniqué en compagnie prohibée, d'avoir accepté de l'eau de mains interdites, d'avoir commis un acte d'inadvertance, de négligence ou de licence qui entraîne la perte de caste, en un mot d'avoir péché contre la loi, est déféré au dharm- âdhikâri ou iage suprême du royaume, et le cas est porté devant le Bàja-guru, le brahmane qui sert de directeur spirituel au roi. Le Uâja-guru examine l'affaire, consulte les castras, la littérature de la casuistique qui s'est déve- loppée avec tant d'abondance depuis le xiv" siècle, et pro- nonce le verdict. La [)eine est à la fois juridique et reli- gieuse : elle varie entre l'amende, la prison, la confiscation des biens et la déchéance de caste ; l'amende perçue est

248 LE MÉPAL

partagée entre le gouvernemeut, le râja-guru et certaines familles privilégiées de brahmanes; de plus le coupable est condamné à entretenir un nombre de brahmanes fixé par le jugement. La sentence indique l'expiation à accom- phr; si le péché est rémissible, le coupable est tenu à un acte de contrition {prâyaçcitta)\ si le coupable perd sa caste, la collectivité tout entière est solidaire delà souillure et doit s'en laver; comme représentant légal et religieux du pays, le roi en personne est responsable de l'expiation (candrâyana), et les frais qu'elle entraîne, au profit des brahmanes, peuvent s'élever à des milliers de roupies.

La juridiction du Râja-guru, avec les sanctions d'ordre brahmanique qu'elle entraîne, n'est pas limitée aux castes çivaïtes; une assimilation inévitable a introduit aussi dans sa compétence les castes bouddhiques. Le bouddhisme, théoriquement étranger à l'idée de caste, n'a pas prévu d'autorité chargée d'en surveiller et d'en contrôler l'appli- cation. Le jour les Bouddhistes du Népal ont adopté l'organisation hindoue, ils se sont rangés naturellement sous l'autorité du seul juge qui eût qualité pour rendre des arrêts. La constitution de Jaya Sthiti Malla sert, paraît-il, de base juridique aux décisions du Râja-guru dans les cas de castes bouddhiques.

Le trait dominant du caractère névar, c'est le goût de la société. Le Névar ne vit jamais isolé; il aime à loger, un peu comme le Parisien, dans des maisons à plusieurs étages et grouillantes de population, quitte à demeurer à l'étroit, aussi bien en ville qu'au village. Il sait jouir de tous les plaisirs que la nature lui donne; il chante, il cause, il rit, il goûte finement le paysage, se plaît aux piqueniques de gaie compagnie, dans un site ombragé, près d'un ruisseau ou d'une source, à l'abri d'un vieux sanctuaire, en face d'un spectacle aimable ou grandiose. Cultivateur adroit et soigneux, il excelle aussi à tous les aits manuels.

LA POPULATION. LES XÉVARS 249

même les plus délicats ; il est orfèvre et forgeron de talent, sculpteur fantaisiste, teinturier et peintre de goût, commer- çant avisé sans rapacité, artiste né. ïl a transformé les arts de l'Inde, bâti des temples et des palais qui ont servi de modèles aux Tibétains, aux Chinois ; la pagode classique vient du Népal. La réputation des artisans népalais consa- crée par les siècles est encore établie dans toute l'Asie cen- trale. Le P. Hue, qui visita la colonie névare de Lhasa, affirme qu'on vient les chercher du fond de la ïartarie pour orner les grandes lamaseries, et il partage l'admira- tion des Asiatiques pour leurs bijoux « qui ne feraient pas déshonneur à des artistes européens », pour « ces belles toitures dorées des temples bouddhiques, qui résistent à toutes les intempéries des saisons et conservent toujours une fraîcheur et un éclat merveilleux*.» Les Gourkhas qui les repoussent de l'armée leur ont fait une réputation de couardise; mais le souvenir des assauts livrés à Kirtipour atteste leur bravoure; leurs castes militaires servent avec honneur dans l'armée britannique de l'Inde.

L'ancien costume des Névars a presque entièrement disparu; il ne se conserve que dans de rares localités, par exemple à Harsiddhi, S. de Patan, et dans certaines céré- monies religieuses oh les prêtres le portent par exception: il consistait dans une sorte de jaquette collante, avec une jupe tombant aux chevilles, et ramassée à la ceinture en plis nombreux ; une pièce d'étoffe roulée en écharpe recouvrait le bas de la jaquette et le haut de la jupe. Mais aujourd'hui la population a presque partout adopté le costume gourkha. Les femmes portent un corsage collant, et en guise de jupe une pièce d'étoffe, aussi amjjle que

1. lire, Souvenirs d'un voijage clans la Tartarle, le Thibel et la Chine pendant les années 1844, 1843 et 1846. Paris, 1850, l. Il, p. 263 sqq. Cf. inf. p. 307. note 2.

250 LE NÉPAL

possible, serrée à la ceinture en plis abondants, et retroussée par derrière jusqu'aux chevilles. Elles ramassent leurs cheveux en chignon au sommet de la tête, et ne portent jamais de coiffure ; en revanche elles s'ornent à profusion de fleurs, surtout de soucis, et aussi de joyaux, en particu- lier d'un disque en or posé à plat sur le chignon. Comme les femmes de l'Inde, elles se passent des anneaux aux bras, aux jambes, aux oreilles, au nez. Elles vivent dès le jeune âge dans une liberté sans réserve, A huit ans, on les mène au temple et on les marie avec toutes les cérémo- nies requises à un fruit de bilva, qu'on jette ensuite à l'eau; l'époux disparu est toujours censé vivant, et son épouse est en droit de mettre à profit son absence ; car la loi auto- rise la femme, en l'absence du mari, à prendre un amant de sa caste ou d'une caste supérieure; elle ne doit pas choisir au-dessous d'elle, c'est la seule restriction qui lui soit imposée. Arrivée à l'âge nubile, on lui donne une dot et on la marie ; en dehors de la haute société, qui affecte les préjugés de l'Inde, la jeune fille peut courir à son aise les galants avant le mariage ; après le mariage, son indé- pendance n'est guère moindre; si elle veut quitter son mari, elle n'a qu'à mettre sur le lit deux noix de bétel ; elle peut dès lors s'en aller tranquillement. Le Névar n'a qu'une femme légitime, elle doit être de la même caste que lui, mais il peut lui adjoindre des concubines de caste inférieure, sans dépasser toutefois la limite de l'eau. L'adultère, monstrueux aux yeux des Gourkhas, n'est pas pris au tragique par les Névars; le divorce est alors de droit, et le complice doit restituer au mari les frais occa- sionnés par le mariage; sinon, il est puni de la prison.

Les Névars sont très friands de viande ; ils mangent de la chèvre, du mouton (mais du mouton de montagne seule- ment, car le mouton de l'Inde est tenu pour une nourriture interdite), du canard, de la volaille, mais surtout du buffle.

LA POPULATION. LES NÉVARS 251

Ils ont inventé une légende pour justifier ce goût qui fait horreur aux Hindous, respectueux de la vie animale : quand le conquérant Harisimha deva monta au Népal, en 1324, son armée faillit mourir de faim en route; le roi invoqua la déesse Talejii, sa protectrice : elle lui apparut en vision, et lui permit de manger tout ce qui se rencontrerait le lendemain matin. Au lever du jour, le roi vit un buffle, le fit prendre et présenter à la déesse qui donna des instruc- tions détaillées pour le choix d'un abalteur qualifié. On trouva l'homme, et ce fut l'ancêtre des Kasàis; il immola la bête, et la déesse permit d'en manger la chair'. Les Çiva-màrgis des plus hautes castes tuent sans scrupule des animaux ; mais les Banras s'abstiennent de verser le sang, et ne mangent pas de porc. Le riz, les lentilles, les légu- mes bouillis sont le fond de la nourriture. L'ail, cru ou cuit, et les radis sont le régal des Névars; ils aiment surtout le radis enfoui jusqu'à fermentation puis séché au soleil; il est impossible d'imaginer une odeur plus fétide. La tradi- tion rattache l'invention de cette délicatesse à l'invasion de Mukunda Sena, peu de temps avant la conquête de Hari- simha deva. Us boivent aussi l'alcool {raksî) extrait du riz et du froment, mais ils ne s'enivrent qu'aux jours de grande fête.

Les Névars comme les Hindous brûlent les cadavres.

Les Névars ont une langue particulière et qui porte le nom de Névârî. Les Capucins s'en servaient au xvui* siècle pour prêcher l'Evangile au Népal, mais ils ont négligé de l'étudier scientifiquement, et leurs travaux ont disparu sans laisser aucun fruit. Le névari est encore très peu et très mal connu; Hodgsou en a démontré la parenté avec le tibétain, mais sans pousser les recherches à fond'; derrière

1. Vainr. 176.

2. Notices of llif lamjiuifjes, lileralure and religion of Népal and

252 LE NÉPAL

lui M. Conrady seul les a reprises, et avec succès. Il a publié une excellente étude sur la grammaire névarie et édité un petit vocabulaire sanscrit-névari rapporté jadis par Minayeff'.

Le névari de la belle époque réalise un équilibre harmo- nieux entre les parlers himalayens restés au stage primitif en raison de leur isolement, encore pauvres, grossiers, impuissants à traduire les pensées élevées et les notions abstraites, et les dialectes entièrement hindouisés à force d'emprunter aux langues aryennes de la plaine. Le névari a développé son lexique par un travail interne, et s'il a emprunter aux langues néo-sanscrites, il a su assimiler ces emprunts et en tirer des forces nouvelles à son service. Il subsiste encore un assez grand nombre de commentaires sur les textes sanscrits bouddhiques ou même de traductions en névari. A partir de la restauration Malla (xiv siècle), le névari s'introduit dans l'épigraphie et y prend rapide- ment aux dépens du sanscrit une extension croissante. La conquête gourkha, en renversant les dynasties névares, a décrété la déchéance du névari. De génération en géné- ration, la langue névarie recule et perd du terrain au profit du parbatiya, le parler des vainqueurs.

Le névari a emprunté son écriture à l'Inde; il s'écrit avec les mêmes caractères que le sanscrit; les variétés d'écriture introduites par les scribes se rapprochent toutes du deva- nâgarî, mais avec des formes plus archaïques.

Tibet, publié d'abord dans Asiat. Researches XVI (1828), p. 409; réim- primé dans les Essays on the languages, etc. London, 1874, p. J.

1. August CoNRADV. Dus Newâvî. Grammatik iind Sprachproben dans la Zeitschr. cl. D. Morg. Ges., XLV (1891) t-35. Ein Sanshrit- Newârî Wôrterbuch, aus dem Nachlass Minayefï's herausgegeben. 76., XLVII (1898) 589-573. M. Conrady s'est surtout appliqué à mettre en relief les rapports du névari avec l'ensemble des langues dites « indo- chinoises » : chinois, tibétain, siamois, dialectes himalayens.

LES GOURKHAS

Les Gourkhas, qui se sont établis en maîtres au Népal depuis 1768, continuent à porter avec orgueil le nom du pays qui fut le berceau de leur puissance : avant la con- quête de Prithi Narayan, ils habitaient la principauté de Gourkha, un des petits états qui constituaient le territoire des Vingt-Quatre Rois (Chaubisi Râj), dans le bassin des Sept Gaudakis, à l'Ouest du Népal. Naturellement, la prin- cipauté variait sans cesse d'étendue, dans le chaos d'une féodalité ambitieuse et remuante. En général elle atteignait à l'Est la Tirsuli Gandak, la plus orientale des Sept Gan- dakis, qui baigne la seigneurie de Nayakot, et que les mamelons du Deochok séparent seuls des eaux népalaises. Au temps des trois royaumes (xvn'-xvnr siècles), le royaume de Katmandou s'étendait vers l'Ouest jusqu'à la rive droite de la Tirsuli Gandak. Le Gourkha avait pour limite régu- lière à l'Ouest la Marsyandi qui séparait la principauté des états minuscules de Lamjung, Tanahung et Pokhra. La capitale, Gourkha, unique ville de la région, est con- struite sur une haute colline, le Hanuman-ban-jang, qui tombe du côté de l'Ouest dans la Darandi. Elle est située à 100 kilomètres environ de Katmandou. Elle passe pour

254 LE NÉPAL

contenir 2 000 maisons, soit de 15 000 à 20 000 habitants, avec ses dépendances. L'ancien darbar, le berceau de la dynastie actuelle du Népal, tombe en ruines. La ville et la principauté ont pris le nom de leur divinité tutélaire, Goraksa Nâtha, en langue vulgaire Gorakh, Gorkha, patron des Yogis qui fréquentent l'Himalaya ; nous le retrouverons associé, dans la littérature et dans les traditions du Népal, à Matsyendra Nâtha, patron de la grande vallée.

Les premiers habitants du pays de Gourkha étaient appa- rentés aux Névars, et comme eux d'origine tibétaine ; ils portaient et gardent encore en partie le nom de Magars. Leurs rois étaient de la même race, mais avec un mélange de sang hindou ; ils se flattaient d'être des ksatriyas de montagne, des Khas ; ils appartenaient au clan des Khadkas ou Kharkas. Mais en 1559 (mercredi, 8 bhâdon badi çâka 1481 , naksatra Rohinî '), le fils du râja de Lamjung, Dravya Sâh, s'empara par surprise de la ville, avec la complicité des clans hindouisés, tua de sa main le roi, et monta sur le trône. Il estlancêtre de la dynastie Gourkha.

Dravya Sâh se piquait d'une origine illustre. La tradi- tion, pieusement et fièrement maintenue par ses descen- dants, le rattachait aux plus authentiques et aux plus purs desclans rajpoutes. L'empereur Alâu-d-I)în(quelalégende désigne par confusion sous le nom d'Akbar) furieux contre les Rajpoutes de Chitor qui lui avaient refusé la main d'une femme de leur caste, marcha contre la forteresse qui passait pour imprenable, et s'en empara (1303). Treize cents Rânîs (femmes de caste Ksatriya) s'immolèrent volon- tairement sur le bûcher ; la princesse convoitée par le musulman se jeta dans une cuve d'huile bouillante, mar- tyre de la pureté brahmanique. Une partie des survivants se retira à Ujjayinî (Ogein) sous la conduite de Manmath,

1. La date, telle qu'elle est donnée, est cerlainenieut inexacte, auss bien pour 1481 çaka présent qu'écoulé.

LA POPULATION. LES GOURKHAS 255

dernier fils du râja de Cliitor, tandis que l'ainé allait fonder Udaypur; la maison d'LMaypur est regardée depuis lors comme le parangon des Rajpoutes. Le plus jeune fils de Manmatli, Blnipài, quitta Ujjayinî et sur les indications de sa divinité personnelle [ista-devatâ)^ alla s'établir au Nord, dans les collines, à Ridi ou Riri, petite bourgade située à 260 kilomètres de Katmandou, à 160 kilomètres de Gourkha. 11 y arriva en 1495, près de 200 ans après la cbule de Cliitor dont son père aurait été témoin! De Ridi il passa à Sarghâ, puis, continuant vers l'Est, à Rhirkot. Il s'y fixa, défricha le sol, eut deux fils, Khànchà et Michâ, dont on se garde bien de désigner la mère ; il les fit initier comme ksatriyas, leur procura des femmes rajpoutes de la plaine. Le second fils Michâ conquit Nayakot, petite ville au Nord-Ouest de Gourkha, distincte de la ville du même nom sur les confins du Népal. Un de ses descen- dants, Kulmandan, devint roi de la principauté de Kaski, près de Nayakot, et reçut de l'empereur de Delhi le titre de Sâh. Les gens de Lamjung, un village voisin blotti dans les montagnes, vinrent lui demander un de ses fils comme roi ; quand ils l'eurent, ils le prirent pour cible, sous pré- texte de viser du gibier, et l'accablèrent de flèches empoi- sonnées. Mais incapables de se gouverner sans roi, ils allèrent demander au roi un autre de ses fils ; ils finirent par triompher de ses résistances légitimes par les engage- ments le plus solennels; autorisés à choisir entre les cinq fils qui restaient, ils attendirent la nuit, observèrent les princes endormis, virent la tête du plus jeune se relever sur le coussin, et convaincus des hautes destinées qui l'attendaient, le prirent pour chef. C'est ce prince qui eut à son tour comme second fils Dravya Sâh, conquérant de Gourkha'.

1. Wright. 273 sqq.

256 LE NÉPAL

Le colonel Tod, l'infaligable compilateur des traditions rajpoutes, a recueilli une autre légende sur l'origine de la dynastie Gourkha\ Elle aurait eu pour fondateur le troi- sième fils du roi Samarsi de Chitor, qui alla vers la fin du xiv^ siècle s'établir à Palpa, la capitale actuelle des pro- vinces occidentales du Népal. Samarsi n'est autre que Samara Simlia, le prédécesseur de Ratna Simha qui fut vaincu et fait prisonnier par Alâu-d-Din. Samara Simha est connu par plusieurs inscriptions datées de 1275 (?), 1278 et 1285 J. G. ^ Une troisième tradition recueillie au Népal par Hamilton^ attribue la fondation de Palpa à Rudra Sen, descendant de Ratna Sen de Chitor, autrement dit de Ratna Simha, le successeur de Samara Simha. L'époque indiquée de part et d'autre ne s'éloigne pas beaucoup du temps Harisimha deva envahit et conquit le Népal.

La prise de Chitor et la dispersion des Rajpoutes sont des faits historiques bien établis; l'histoire des ancêtres de Dravya Sâh qui s'y est greffée, est au moins douteuse, et leur généalogie n'est pas rassurante. Les sceptiques peuvent observer que chacune des branches et des sous- branches de la famille a pour point de départ le dernier-né des fils comme si la descendance des fils aînés était trop connue et trop sûre pour se prêter à des altérations ou à des interpolations frauduleuses. Les successeurs de Dravya Sâh n'ont pas réussi du premier coup à se faire admettre comme desksatriyas authentiques dans la société hindoue. Râma Sâh, qui régna de 1606 à 1633 et qui donna un code au pays de Gourkha, envoya un ambassadeur au prince rajpoute d'Udaypur, avec mission d'exhiber sa généalogie

1. Tod (Annaîs of Râjaslhan), cité par Vansittart, p. 84.

2. V. les références réunies par M"i« Mabel Duff, Chronologif of India, Westminster, 1899, p. 205 et 206.

3. Ha.milto.n, [). 130 sq.

LA POPULATION. LES GOURKHAS 257

et d'obtenir la reconnaissance expresse de son rang. Le chef du clan Sisodliiya, le Rajpoiile par excellence, se laissa éblouir par Farbre généalogique de Râma Sâh ; il était sur le point de faire droit à la requête quand un con- seiller avisé lui suggéra d'interroger l'ambassadeur sur sa propre caste. On verrait bien si les bruits qui couraient sur l'horrible impureté des gens de la montagne étaient simple médisance. L'ambassadeur, qui s'était donné comme ksatriya, dut reconnaître à bout de faux-fuyants qu'il était du clan Pânde ; or les Pânde de l'Inde sont un clan de brahmanes ! La cause était entendue, et l'ambassadeur dut s'en retourner penaud'.

Cet accouplement monstrueux d'un nom de clan brahma- nique avec le titre de ksatriya, qui scandalisait les puritains de l'Inde, s'était pourtant réalisé dans les vallées de l'Himalaya sous le patronage et sous le contrôle des brahmanes. Leur ingéniosité, toujours prête à seconder leur intransigeance, avait créé, sous l'apparence d'une ^ simple résurrection, une caste nouvelle qui combinait deux traits théoriquement inconciliables : C'était les Khaças,les Khas.

Les Khas étaient le résultat local d'un groupe de phéno- mènes déjà constaté dans la vallée du Népal, mais qui y avait suivi un autre développement. Les Brahmanes montés de l'Inde orthodoxe en pèlerins, en missionnaires ou en aventuriers, avaient usé de leur prestige aristocratique et sacerdotal sur le beau sexe ; accueillis avec honneur et avec vénération par ces rudes tribus de montagnards, qui saluaient et redoutaient en eux la magie des formules toutes-puissantes, ils avaient fondé des familles irrégu- lières ; les enfants de ces unions, réprouvées par les codes

1. HoDGSoN rapparie cetU; anei'clûte comme aulli(,'iiti(iiu' : L'inguages and Literal are of Népal, part. Il, p. 38.

17

258 LE NÉPAL

brahmaniques, étaient admis légitimement dans la société hindoue; mais ils devaient y occuper un rang infime. Le mal n'étai t point grave , s'ils avaient seuls avec les brahmanes représenté Tordre social de l'Inde dans FHimalaya. Mais le brahmane ne passe pas en terre barbare sans opérer de conversions; les chefs à demi-sauvages aspirent à s'enca- drer dans l'organisation supérieure que le brahmane règle et dispose à son gré ; les obligations mêmes que la caste impose ilattent l'orgueil du néophyte: elles l'isolent par une barrière rigoureuse et transforment en un fossé infran- chissable la mince ligne de démarcation qui le séparait des classes inférieures. En échange de cette adhésion aux lois fondamentales de l'Eglise qui prescrivent le respect du brahmane et le respect de la vache, le brahmane ima- ginait un artifice de généalogie qui lui permettait d'intro- duire son prosélyte dans la caste enviée des Ksatriyas: une vague consonance dans les noms des ancêtres bar- bares, la lointaine ressemblance d'une légende suffisaient pour jeter un pont entre l'aspirant ksatriya et l'un des , innombrables héros de la tradition hindoue. Mais le nou- veau Ksatriya n'était pas encore au bout de ses peines; il avait beau porter le cordon brahmanique et prendre un brahmane comme guru, les Rajpoules authentiques tenaient à distance sa noblesse trop récente et ne se décidaient pas à lui donner leurs filles en mariage ; il était réduit àchoisir ses femmes parmi les indigènes, et les fils nés de pareilles unions ne pouvaient plus se maintenir au rang paternel. La vieille théorie sociale des dharma-çâstras leur assignait une condition dégradante, mais elle s'appliquait à une société idéale, régulière et docile, et n'avait que faire dans les vallées de l'Himalaya; les nouveaux Ksatriyas n'étaient pas disposés à payer leur titre d'une humiliation imposée à leur progéniture. Le brahmane sut concilier la lettre et l'esprit, la doctrine et la pratique.

LA POPULVTIOX. LES GOL'RKHAS 250

Parmi les classes irrégulières issues des Ksatriyas, Manu désignait les Khasas (ou Khaças) ; ils figuraient côte à côte, dans le code classique', avec les Licchavis et les Mallas qui constituaient l'aristocratie militaire au Népal; comme eux, les Khasas passaient pour les descendants réguliers, nés en mariage légitime, d'un Ksatriya qui avait été excommunié pour avoir négligé les devoirs sacrés. Le nom des Khasas s'était perpétué dans les codes ; mais aucune notion positive ou réelle ne s'y rattachait". D'autre part, la géographie épique et littéraire de l'Inde appliquait depuis longtemps cette désignation aux populations qui hordaient l'Inde au Nord, sur la frontière du hrahmanisme ; le nom flottait comme la plupart des vieux ethniques dans des limites ondoyantes et pouvait s'étendre jusqu'aux plateaux tibétains '.

1. Mdnava-dh.-ç. X, 22. Cf. aussi Harivamça, XIV, 784 ; XCV, 6440.

2. D'après Uçanas, cité par le commentateur Govardhana, les Khasas sont porteurs d'eau et distributeurs d'eau aux fontaines (Mdn. clh. ç., Irad. BuHLER, loc. land., note).

3. Le Mahd-Bhdrata mentionne fréquemment les Khasas, et toujours en compagnie des populations montagnardes du Nord-Ouest. Ainsi 11, 51, V. 1858 :

Maru-Mandarayor niadhve Çailodâm abhito nadfm | ye te kïcakavenûnâm châyâni rani}'âm upâsate | Kbasâ ekàsana hy arhâh pradarâ dïrghaveiiavah | Pâradâç ca Kulindàç ca Tanganâh Paratanganâh |

Les Khasas habitent entre le mont Meru et le mont Mandara, vers la rivière Çailodà, autrement dit dans le nœud de montagnes de l'Hindou- Kouch et du Pamir ; ils apportent avec les peuplades voisines un tribut en (c or de fourmis », extrait du sol par les fourmis. Au livn; Vil, 121, v. 4845, ils sont nommés avec les Daradas (Dardistan), Tanganas, Lam- paka (Lamglian), Pulindas; au Vlll, 44, v. 2070, avec les Prasthalas, Madras, Gàndhâras, Arattas, Vasàtis, Sindluisauviras. Cf. aussi Màr- kandeya-Pur. LVll, 57 ; LVlll, 7. Bharata, dans son Nàtya-çàstra, les cite à côté des Bâhlikas (Balkh) :

Bâhlïkabhâsodîcyânârn Khasmiâm ca svadeçajâ | XVII, 52.

Le Vibhàsà castra, conim seulement dans sa \('rsion chinoise (due à Samgliabhûti, en 38:5 J.-C.) mentionne la langue des Khasas avec celle des To-le, Mo-le, Po le, Po-k'ia li dans un passage (éd. jap., XX, 9, 59'») que j'ai déjà fait connaître {Notes aur les Indo-Scythes, \). 50, n.) : les

260 LE NÉPAL

Les vieux dbarma-çùslras, en enregislranl le nom des Kliasas, comme aussi le nom des Yavanas, des Pahlavas, des Cînas et de tant d'autres peuples réels, avaient eu simple- ment pour objet de définir leur situation sociale au regard de la hiérarchie brahmanique. Les Brahmanes, fidèles à leur tactique constante, ressuscitèrent un vieux nom tombé en déshérence, et s'en servirent pour couvrir une création nouvelle. Ils reconnurent les fils issus d'unions entre les Ksatriyas et les femmes indigènes comme les représentants authentiques des Khasas anciens, et ils leur accordèrent, comme aux vrais Ksatriyas, le cordon brali- manique.

La solution était si ingénieuse et si satisfaisante qu'elle put servir à deux fins. Les fils issus d'unions entre les brahmanes et les femmes indigènes, et déchus du rang

To-le sont les Daradas ; les Po-le, les Paradas ,; Mole suppose un original Maladas, et Po-k'ià-li répond à Bukharî. Le dictionnaire Fan-fan-yu dont je possède une copie, rapporte une interprétation (section Vill) qui traduit Khasa (K'ia-chu) par « langage incorrect ». ^ jH f §^ Cette explication semble se fonder sur une étymologie analogue à celle qui est en cours aujourd'hui et qui prétend dériver le nom des Khas de « Kliasnu » tomber, déchoir.

Je rajipelle qu'on a voulu souvent établir un rapprochement entre le nom des Khas et celui de Kashgar, interprété par l'iranien Khasa-gairi « mont des Khas » (cf. les Casii montes de Prolémée) ou Khasâgâra « demeure des Khas ». Hiouen-tsang donne K'ia-c/ia (= Khasa) comme un autre nom de Kachgar.

Enfin les Khas sont souvent mentionnés dans la Râja-tarangini. Cf. la note, très vieillie, de Trover, vol. 11, p. 321, et celle de Stein, II, 430 : ils n'interviennent dans l'histoire du Cachemire que comme « des monla- gnai'ds maraudeurs et turbulents » (Stein).

Un document épigraphique daté de l'an 629 de J.-C. (380 de l'ère Kalacuri, donation du roi Gurjara Dadda II Praçànta râga, trouvée à Khedâ) prouve ([u"au vu" siècle les Khasas passaient pour habiter à l'en- tour de l'Himalaya: « Le roi ressemblait à î'IIimâcala parce qu'il était le séjoui' des Vidyâdharas (ou : des savants), mais il n'avait pas, comme lui, un entourage de Khasas (dégradés) » [yaç copamîyate... «vidyâdha- râvâsatayâ Himâcale na Kiiasa[)arivaratayâ] Ind. Antiq., XIII, 83. Le même passage est répété dans une donation du même roi, postérieure de cinq ans à la première (Ib., 89).

LA POPULATION. LES GOURKIL^S 20 I

paternel par la faute d'une naissance irrégulière, ne pou- vaient pas tomber au-dessous des fils irréguliers de Ksa- triyas ; ils ne pouvaient pas s'élever au-dessus des nou- veaux Khas qui confinaient de si près à la seconde caste. Ils furent également reconnus pour Khas, reçurent aussi le cordon brahmanique, et conservèrent en même temps le nom du clan brahmanique auquel appartenait leur père. On essaya bien de les distinguer des autres Khas par la désignation de Ksattris ou Khattris, empruntée aussi à la terminologie complaisante des codes ' ; mais l'usage refusa d'admettre ces distinctions subtiles, et les Ksattris s'amal- gamèrent avec les Khas. Les Raj pontes authentiques qui vinrent de l'Hindoustan et qui s'unirent avec des femmes indigènes prétendirent, eux aussi, classer à part sous le nom d'Ekthariahs leurs descendants privilégiés ; la masse des Khas les absorba dans son chaos hétérogène. Les clans de noblesse locale, convertis à la suite des rajas monta- gnards, vinrent à leur tour s'y confondre. La puissante famille des Khas couvrit ainsi de ses tribus le vaste espace de montagnes qui s'étend du Népal propre] usqu'au Cache- mire.

La petite principauté militaire de Gourkha était peuplée surtout de Khas. Ils étaient les uns vassaux du roi, les autres officiers ou soldats. C'est grâce à la complicité des clans Khas que Dravya Sâh s'était emparé de Gourkha en 1559, c'est grâce à leur fidélité et à leur dévouement que les rois Gourkhas purent maintenir et étendre leur pou- voir, sans s'affilier à aucune des ligues qui se formaient à chaque instant entre les princes du Territoire des Vingt- Quatre najas ; c'est grâce à leur courage inlassable que Prithi Xarayan réussit à conquérir le Népal. Les Khas

1. Manu, X, 12 et 16 définit los Ksattris romme les enfants nés d'un Çûdra avec une femme Ksatriya: leur profession est daltraper et de tuer les animaux qui vivent dans des trous (/&., 49).

262 LE NÉPAL

avaient déjà fii^iii'é, avant relie conquêle, dans riiisloire du Népal ; ils y parurent pour la première fois, en même temps que les Magars et les radis fermentes, peu de temps avant rcxpédition et la conquête de Ilarisimha deva. C'était le moment les Rajpoutes, refoulés parles Musul- mans, se retiraient dans les montagnes, s'engageaient au service des princes barbares, les renversaient, et sur les ruines de la féodalité indigène fondaient des états hindous, lîudra Sena qui passe pour un descendant de lîatna Simha, dernier roi indépendant de Cliitor, avait fondé la ville de Palpa. Son successeur Mukunda Sena étendit le domaine paternel. Le Népal était en anarchie; le roi ilari deva n'y exerçait qu'un pouvoir nominal. Un indigène Magar renvoyé du Népal dépeignit à Mukunda Sena la vallée comme une sorte de Terre-Promise ; les maisons y avaient des toits d'or; les conduites d'eau y étaient en or. Le roi de Palpa accourut, mit en déroute les troupes népa- laises ; ses soldats brisèrent et défigurèrent les images des dieux, et même ils enlevèrent le Bhairava placé devant l'image de Matsyendra Nâtha comme un gardien, et l'en- voyèrent à Palpa. En vain Mukunda Sena offrit, comme une sorte d'expiation, à Matsyendra Nâtha la chaîne d'or qui ornait le cou de son cheval. « La figure de Paçupati qui s'appelle Aghora (celle du Sud) montra ses dents effroyables et envoya une déesse nommée Mahâ-mârî (Peste) qui dé- blaya le pays, en quinze jours, des soldats de Mukunda Sena. Le roi s'enfuit sous le déguisement d'un Samnyâsi ; mais arrivé à Devi-ghât, en aval de Nayakot, il mourut. Tel est le récit népalais ; mais la tradition de Palpa raconte que Mukunda Sena ruina lui-môme l'empire qu'il avait fondé en le partageant entre ses quatre fils'. Mukunda Sena, comme plus tard Prithi Narayan, commandait une

1. Uamilto.n, p. 131.

LA POPULATION.

LES GOURKHAS

263

armée de Khas ; plusieurs d'entre eux restèrent établis dans la vallée, si vite conquise et si tôt perdue ^ D'après Kirkpatrick « un grand nombre de familles Khassias (c'est- à-dire Khasiyas ou Khasas) qui sont une tribu de l'Ouest,

Lu des quatre stupas d'Aroka a Paum. .^mpa du Sud).

émigrèrent au Népal et s'y installèrent en !\évar /4O8 ou Samvat 1344 (1287/8 J.-C), sous le règne d'Anwant Miill

2. Wright, 172. L'avant-dernier roi Névar de Katmandou,. lagajjaya Malla, avait à son service des soldats Khas, qui provoquèrent la rluite de la dynastie (Wright, 222 sq.). La \'am(;. désigne (p. 150) le Népal comme « le pays Khas » sous le règne de IS'arendra deva le Thàkini, dès le vu" siècle. Mais on ne saurait tirer aucun argimient (comme fait à tort Vansittart, p. 82) d'ime simple périphrase littéraire employée dans le récit d'un fait ancien par un auteur moderne.

264 LE NÉPAL

Deo (Ananta Malla deva); et trois ans plus tard, en Névar 41 1 , un nombre considérable de familles du Tirhoutyémi- grèrcnt à leur tour^ ». L'immigration des Kliasas rappor- tée par Kirl<patrielv a précédé de peu leur invasion sous la conduite de Mukunda Sena, si même elle ne se confond pas avec cette invasion. De part et d'autre, il s'agit d'un fait qui se passa vers la fin du xuT siècle ou le commence- ment du XI v".

A cette époque, les tribus indigènes de l'Ouest, malgré la parenté de race et de langage, passaient aux yeux des Névars policés pour de simples démons. Le Gurung, le pâtre qui occupait les régions alpestres à l'Ouest du Népal, au Nord des Magars, servait comme l'ogre de nos contes à menacer et à épouvanter les enfants ; pour les faire taire, on leur criait : Attends un peu ! Gurung Mâpâ va venir te prendre ! Gurung Mâpâ ne tarda pas à prendre une vie réelle dans l'imagination populaire ; on se le représenta comme un Râksasa. On l'avait vu venir et manger des en- fants. Et on lui concéda la propriété du Tudi-Khel à con- dition qu'il n'en mangerait plus ; il s'engagea d'autre part, moyennant une offrande régulière, à empêcher de bâtir sur ce terrain, qui reste encore un terrain vague. (Il sert maintenant comme champ de manœuvres.) "

Les Khas ne sont pas tous Gourkhas ; les provinces népa- laises à l'Ouest de Gourkha et les districts britanniques à l'Est du Cachemire ont une population nombreuse de Khas, membres de la même caste ; mais seuls les Khas originaires du pays de Gourkha sont Gourkhas. Inversement, tous les Gourkhas ne sont pas des Khas: Tous les habitants du Népal qui y sont venus, avec Prithi Narayan, à un titre quelconque, grands seigneurs aussi bien que parias, sont des Gourkhas et ont droit à ce nom privilégié.

1. KlRKPATRICK, p. 264.

2. "WrtiGHT, p. 169.

LA POPULATION. LES GOURKHAS 265

Le premier des Gourkhas, le Gourkha par excellence, est le roi : Maharaja Adliirâja. Le roi, et la famille royale qui comprend tous les- descendants légitimes de Dravya Sâh se piquent d'être des ksatriyas pur sang. La présence, d'un Kliànchà et d'un Miclià, insérés dans la généalogie royale entre Bhiipâla et Jayana, n'inquiète que les esprits portés à la criti([ue ; ces deux noms anaryens, qui relient les ascendants de Prithi Narayan aux descendants des Haj poules de Chitor, et aussi les traits, plus magars qu'hin- dous, des membres de la fiimille royale, ne les empêchent pas de compter comme des Thâkurs, c'est-à-dire comme Bajpoutes incontestables. La caste des Thâkurs est subdi- visée en quinze à vingt clans. Le roi est du clan Sàhi ou Sâh. Les Mallas, qui donnèrent longtemps des rois au Népal, forment un autre clan des Thâkurs.

Les Khas, qui se rangent immédiatement au-dessous des Thâkurs, passent aujourd'hui pour valoir les Ksatriyas authentiques, et depuis un demi-siècle ils tendent à sub- stituer à leur ancienne désignation, qu'ils portaient avec un orgueil affecté, le nom de Chettris ou Ksatriyas; les rela- tions avec l'Inde, devenues plus fréquentes, ont fait éclater les désavantages d'un titre trop estimé jusque-là. Fils de brahmanes, de Rajpoutes ou de convertis unis avec des femmes indigènes, Ksattris, Ekthariahs, ou Khas d'origine, une seule caste les comprend et les confond. Dans une fraternité instructive, mais peu édifiante, se rencontrent et se coudoient les noms vénérés des clans brahmaniques, les noms glorieux des clans ksatriyas, et les noms barbares des clans indigènes. En vain les brahmanes, estimant que l'heure des concessions était passée, ont essayé d'in- troduire dans leurs relations avec les Khas une rigidité plus conforme à l'orthodoxie ; les Khas du Népal conti- nuent à exiger que les enfants nés des femmes de leur caste unies avec des brahmanes portent le cordon sacré.

266 LE .NÉPAL

prennent rang de Ivhas, et reçoivent le nom du clan paternel.

Il existe cependant une calégorie de Khas dégradés, qui ont droit au titre de Khas, mais qui n'ont pas droit au cordon brahmanique : ce sont les enfants issus d'unions entre des Khas authentiques et des veuves du même rang ou des concubines de rang inférieur. Ils suivent les mêmes règles de pureté que les Khas, mais ils sont réduits à des occupations plus humbles ; ils peuvent se marier librement entre eux, quel que soit le clan paternel.

Les Khas Gourkhas professent la religion hindoue, et s'en posent volontiers comme les champions; mais, en dehors des innombrables superstitions qu'ils partagent avec les Hindous, ils ont réduit les dogmes à un seul article de foi : le respect de la vache résume pour eux la doctrine brahmanique. Au Népal, le meurtre d'une vache est puni de la peine de mort ; une simple violence commise sur une vache se paie de l'emprisonnement à vie. Les Gour- khas ont entrepris des guerres répétées contre les Kirâtas, établis à l'Est du Népal, pour les obliger à s'abstenir de la vache qui était jadis leur nourriture de prédilection. Ils ont interdit l'accès de la vallée aux Murmis, voisins des Kirâtas, parce que ces « Tibétains de charogne » [Siyetia Bholiija) mangent la viande des vaches mortes de mort naturelle maintenant qu'il leur est interdit d'en tuer.

Le Brahmane est moins bien partagé que la vache, en dépit du respect superstitieux qu'il inspire ; Prithi Narayan et ses successeurs ne se sont pas gênés de confisquer maintes fois les biens des brahmanes. Toutefois la peine capitale ne saurait être, au Népal, appliquée à un brah- mane ; il y conserve l'antique privilège que lui conféraient les codes brahmaniques. La peine la plus grave qu'on puisse lui intliger est l'emprisonnement perpétuel, avec la déchéance de caste.

LA POPULATION. LES GOURKHAS 267

Superstitieux jusqu'à l'enfantillage, les Khas Gourkhas ne se sont pas empêtrés des formalités prescrites par les règles de pureté hindoues. Manger est pour un Hindou une grave affaire ; il doit se déshabiller des pieds à la tête, se baigner, adorer la divinité i/>>{/à), purifier ses acces- soires, et surtout éviter le contact des castes inférieures. Le Gourlvha, fùl-il même un Kbas, se contente de retirer sa calotte et ses chaussures, et mange en compagnie des Gourkhas de toute classe toute espèce de nourriture, sauf le riz et le dâl (espèce de lentilles), que les castes supé- rieures refusent de manger avec les basses castes : encore, sileriz est cuit dans du (//li (h eurve fondu), toutes les castes le mangent ensemble. Même les Tliàkurs acceptent de man- ger en commun avec des Hindous aussi suspects que les Magars et les Gurungs, tant qu'ils n'ont pas adopté le cordon brahmanique, et ils sont libres de s'en dispenser jusqu'au mariage. Ils boivent tous sans difficulté de l'eau à la même outre, pourvu qu'elle soit faite en peau de chèvre. A la différence des Hindous, qui professent un respect scrupuleux de la vie, les Gourkhas sont grands mangeurs de gibier, et de poisson surtout. Ils partagent le goût de leurs sujets Névars pour les légumes, et l'ail en particu- lier, comme pour l'alcool de riz ou de froment (raksî) elle thé en briques ; ils aiment également à se parer de fleurs.

Leur costume, simple et pratique, est aussi fort seyant: il s'est même rapidement imposé au\ Névars. Les moins fortunés portent en guise de culotte à la manière hindoue une pièce d'étoffe passée autour des reins et ramenée entre les jambes ; de plus ils ont une veste collante, fermée sur la poitrine par une longue rangée de boutons qui va de la taille jusqu'au cou ; ils se chaussent de sabots de cuir à bouts carrés, qui prennent bien le pied et montent jusqu'aux chevilles; ils se coiffent d'un petit bonnet qui emboîte le sommet du crâne. En lin ils s'enroulent autour de la taille

268 LE NÉPAL

une pièce d'éloffe, qui sert de ceinture el qui s'accommode aisément en turban quand le soleil est trop vif. Dans cette ceinture ils passent Farme nationale, le compagnon insé- parable et l'outil universel du Gourkha: le Kukhri. Le kulvhri est un couteau large, lourd, recourbé qui mesure de la pointe à l'extrémité du manche environ cinquante centi- mètres. Le kukhri à la main, Gourkha le tailleet tranche sans merci ses adversaires, attend de pied ferme et abat les plus redoutables fauves, ou s'ouvre un chemin avec facilité dans la jongle la plus impénétrable.

Les classes aisées portent le même bonnet, les mêmes chaussures, la même ceinture avec le kukhri ; mais leur cos- tume consiste en un véritable pantalon, qui tombe sur les chevilles, colle au mollet ; le haut est ample et flottant; on le serre à la taille au moyen d'une coulisse ; en outre, une redingote à basques très amples croisée sur la poitrine et qui prend exactement le buste ; elle se ferme à l'aide de huit cordons, quatre à l'intérieur fixent le croisement ; quatre au dehors fixent la partie rabattue. La redingote et le panta- lon sont faits d'une étoffe de coton légère, cousue en dou- ble ; dans l'intérieur est disposée une épaisseur de ouate qui varie avec le goût de chacun ; pour fixer la ouate, les deux couches d'étoffe sont réunies par des coutures en dia- gonale étroitement rapprochées l'une de l'autre. Sous la redingote, ils passent une chemise courte qui doit débor- der sur le col. Souvent aussi ils mettent par-dessus la redingote un véritable veston, de coupe européenne, et bordé pour l'hiver de fourrures tibétaines.

Les Gourkhas ont adopté, avec les rites, les préjugés hindous sur le mariage. Les tilles peuvent être mariées après sept ans, et doivent l'être avant treize ans. Au con- traire des Névars, les Gourkhas sont d'une jalousie féroce : la femme adultère est punie de la prison perpétuelle, sans compter la bastonnade et les autres sévices oià s'exerce la

LA POPULATION. LES GOURKHAS 269

vengeance du mari ; jusqu'au temps de Jang Balladur, la loi laissait au mari outragé le soin de châtier le complice ; il avait le droit de l'abattre d'un coup de kukhri, en tout temps et en tout lieu, si ancienne ou si douteuse que fût l'offense. La police se gardait d'intervenir dans ces cas de vendetta. Aujourd'hui le coupable est arrêté, passe en juge- ment, et s'il est reconnu coupable, le tribunal l'abandonne au mai"i, qui bonditsur lui, le kukhri àla main, et l'exécute; cependant le coupable peut fuir, et pour lui ménager une chance de salut, on lui donne quelques pas d'avance ; mais en général les amis du mari l'entourent et le renver- sent d'un croc-eu-jambe. La loi lui offre encore une autre ressource ; il peut sauver sa vie en acceptant de passer sous la jambe levée du mari: mais du même coup il perd la caste et l'honneur. Pareille lâcheté est presque sans exemple.

Les femmes de la bonne société vivent eu général reti- rées dans l'intérieur de la maison et ne se montrent qu'aux jours de fête, aux temples et aux pèlerinages : embarras- sées dans leurs amples jupes, elles sont incapables de mar- cher et ne se déplacent que portées à dos d'homuies. La polygamie est universelle ; les hauts personnages s'entou- rent, par affectation, d'un sérail très nombreux. L'abus des aphrodisiaques, qui en est la conséquence, exerce une action déplorable sur le développement des Gourkhas. Les veuves conformément à la loi hindoue quêtes Anglais inter- disent de suivre dans l'Inde, sont autorisées à monter sur le bûcher conjugal; les petits monuments élevés en l'hon- neurdesu satis» se rencontrent encore couramment. Pour- tant la coutume tend à s'affaiblir; Jang Balladur a inter- dit aux veuves qui ont des enfants en bas âge de monter sur le bûcher, et la veuve qui fail)lit au dernier moment |>eut renoncer à son sacrifice sans que les jjarents assem- blés l'obligent à tenir son engagement. Un second mariage

270 LE NÉPAL

est naturellement interdit aux veuves ; la loi brahmanique est intransigeante sur ce point ; mais au lieu de la condi- tion misérable et désespérée qui les attend dans l'Inde, elles peuvent chez les Gourkhas contracter sans déshon- neur une union irrégulière.

Autant le Névar goûte la vie de société, autant le Gour- klia la fuit. 11 aime à vivre dans une maison isolée, au mi- lieu des champs, sans autre occupation que les cérémonies religieuses. « C'est un mystère insondable, déclare le D' Wright, que de comprendre à quoi les Gourkhas s'amu- sentet passenlleur temps \ «Leurdistraclionpréférée, c'est la chasse, ils sont prodigieux d'adresse et de courage ; mais ils ne peuvent guère s'y livrer que dans le Téraï, pen- dant l'hiver.

Les appréciations sur leur caractère varient jusqu'à la con- tradiction. Hamilton, qui vécut un an parmi eux au début du XIX' siècle, en trace un portrait terrible : « Ils sont per- fides et traîtres, cruels et arrogants contre les plus faibles, platement bas quand ils attendent une faveur. Les hautes classes passent leurs nuits en compagnie de danseurs, de danseuses, de musiciens et de musiciennes, et ont bientôt fait de s'épuiser à force d'excès. Leur matinée se passe à dormir et la journée à accomplir des rites, et il leur reste peu de temps pour les affaires ou pour s'instruire. A part, quelques brahmanes, ils sont ivrognes, et de plus extraor- dinairement soupçonneux^ ». Trois quarts de siècle plus tard, le D"" Wright ne les juge pas avec plus de bienveil- lance ou de sympathie. « Ils n'ont pas d'affaire, excepté déjouer au soldat ; ils n'ont pas de jeux de grand air; ils n'ont pas de littérature pour les occuper à la maison. En somme ils n'ont rien pour remplir leurs longues heures

1. Wright, p. 73.

2. Hamilton, p. 22.

LA POPULATION. LES GOCRKHAS 271

de loisir; en conséquence ils s'adonnent aux potius, au jeu, à la débauche sous toutes les formes'». En revan- che, le capitaine Vansittart apprécie et exalte, en soldat, les qualités des recrues Gourkhas. « Comparés aux autres Orientaux, les Gourkhas sont hardis, endurants, fidèles, francs, indépendants, confiants en soi... Ils méprisent les natifs de 1 Inde, et fraternisent avec les Européens, qu'ils admirent pour leur supériorité de connaissances, de force et de courage et qu'ils cherchent à imiter... Il peut paraître étrange, mais c'est un fait indubitable, que chaque année un grand nombre de recrues déclarent s'enrôler unique- ment pour apprendre à lire, à écrire et à calculer dansnos écoles de régiment". » 11 convient d'observer que M. Van- sittart juge le peuple sur les recrues d'humble condition qui viennent annuellement s'engager sous les drapeaux britanniques et qui consistent plus en indigènes Magars et Gurungs qu'en ïhâkurs et en Khas, tandis que Hamilton et le D' Wright avaient surtout en vue la haute société Gourkha du Népal. Je dois avouer cependant que mes im- pressions, au Népal même, ont concordé avec le sentiment de M. Vansittart. Les préventions défavorables que j'appor- tais des plaines se sont évanouies k mesure que mon séjour se prolongeait; et j'ai constater que si les Gourkhas sont en effet soupçonneux et méfiants, comme on le leur reproche, dans les relations officielles aussi bien que dans les rapports privés, les Européens (et je ne dis pas seulement les An- glais) ont rendu le soupçon et la méfiance trop légitimes. Moins affinés, moins bien doués que les Névars, ils ont au plus haut degré l'amour de la liberté etl'amour de la patrie, deux sentiments que l'Inde n'a pas connus. Leur héros national, Prithi Narayan, a donné l'cNemple, trop facile-

1. Wright, p. 73 sq.

2. Vansittart, p. 76 sq.

272 LE NÉPAL

ment suivi par ses descendants, de l'astuce, de la déloyauté, du parjure, de la rapacité, de la barbarie ; les grands lionunes de la politique occidentale seraient mal venus à lui en faire grief. La vertu (îourkha par excellence, c'est l'honneur militaire. « Plutôt la mort qu'une lâcheté », dit leur proverbe ; et de fait un Klias qui fuit devant l'ennemi dans la bataille est rejeté de sa caste; ce n'est plus qu'un paria, sa femme même ne peut plus manger avec lui.

Les Khas sont le fond de la population Gourkha ; mais elle comprend encore d'autres éléments. Les brahmanes de Gourkha ont accompagné les conquérants du Népal : ils sont du clan Kanyâkubjîya, adonnés aux rites çâktas et reconnaissent l'autorité des Tantras. Les lettrés y sont rares ; l'astrologie est la science la plus cultivée. Ils sont divisés en trois catégories séparées par la barrière du ma- riage ; la plus élevée porte le titre à'Upùdhijâija ; ils appar- tiennent aux écoles du Yajur Veda ; ils servent de guriis (directeurs spirituels)etde/?z/ro/i27f^.y(chapelainsdomestiques) aux Brahmanes et aux Hajpoutes. Le premier en dignité estle directeur spirituel du roi (Uàja-guru) qui connaît de toutes les questions de caste ; une partie desamendes infligées à ce titre lui revient; de plus il est, par les donations pieuses, propriétaire de vastes domaines qu'il afferme. Sa charge, comme toutes les fonctions au Psépal, est renouvelable chaque année ; mais à moins de scandale oii de révolution politique, il en reste titulaire à vie. Ouelques autres brah- manes, attachés à de grandes maisons, se font également des revenus importants. Les autres, qui sont le plus grand nombre, vivent surtout des sommes distribuées par les fi- dèles à l'occasion des naissances, des mariages, des morts, des grands événements. Le maharaja Deb Sham Sher qui a exercé un pouvoir éphémère du 3 mars au 25 juin 1901 a fêté son avènement par une distribution de 1 000 vaches aux brahmanes.

LA POPULATION.

LES GOURKHAS

273

Les Upâdhyâyas mangent delà chèvre, du mouton, mais s'interdisent le gibier. Les deux autres classes, dénom-

mées Kam'iya et Purubi, servent de gurus et de jjurobitas aux classes inférieures, mais non intimes. Ceux-ci vont jusqu'à élever des porcs et de la volaille destinés à leur table.

18

274 LE -NÉPAL

Au-dessous du Brahmane, mais à une longue dislance, se classent les Jaisis. Malgré l'identité du nom, ils ditrè- rent totalement des Jaisis Névars; ceux-ci sont issus de l'union des brahmanes avec les femmes Névares. Les Jaisis de Gouridia sont issus des unions illégitimes des brahmanes Upâdhyâyas avec les veuves de leur caste ; ils s'occupent d'agriculture et de commerce et forment une classe nom- breuse.

Les conquérants ont aussi amené de Gourkha à leur suite un groupe de basses castes dont les services leur étaient indispensables. Ces castes, même les plus viles, jusqu'aux balayeurs et aux corroyeurs, ont droit pourtant au titre de Gourkhas, et passent comme leurs maîtres pour être venues de Chitor. Leur soi-disant origine hindoue donne en quelque sorte une base plus solide aux préten- tions des clans militaires.

La première en dignité de ces classes est celle des K/ivùs ou Khavcifi, esclaves ou affranchis royaux qui sont les hommes de confiance du palais ; c'est l'emploi qu'ils tenaient déjà, dit-on, à Chitor. Les bâtards de la famille royale, les enfants nés d'un ïhâkuret d'une esclave sont rangés dans cette caste. 11 faut se garder de confondre les Khvâs avec les Ketas ou Kamâras [Karmakâras) qui sont les esclaves ordinaires. L'esclavage est en effet une des institutions du Népal; le nombre des esclaves s'y élève à vingt ou trente mille. La provenance en est variée ; les uns sont nés en servitude, les autres, en punition d'un crime, ont été dégradés et vendus ; d'autres, et les plus nombreux, ont été vendus par des parents nécessiteux. Les parents essaient d'abord de les vendre à des gens de bonne caste qui respectent les obligations de caste de leur esclave; s'ils n'y réussissent pas, ils se résignent à les vendre à des parias ou à des infidèles. L'enfant perd dès lors sa caste, mais les parents conservent la leur, à moius qu'ils reprennent

L\ PvOPCLATloN. LES GOURKHAS 275

chez eux leur eufant, même affranchi. Le prix d'un esclave va de 150 à 200 francs pour un garçon, de 200 à 300 pour une fille. Les filles esclaves, môme les esclaves de la reine, sont toutes légalement des prostituées; leurs maîtres ne leur assurent que la nourriture la plus frugale, et les laissent pourvoir à leur vêtement par leurs propres res- sources. Une esclave qui a un enfant de son maître peut réclamer son affranchissement.

Derrière les Khvàs vient le Xâi (Xàpita), le barbier, qui appartient encore aux castes pures, en deçà de l'eau. Au delà sont:

Le Kami (Karmi), forgeron ;

Le Damâi^ tailleur et musicien ;

Le Sarki, tanneur et cordonnier ;

Le B/iùt ou Bhânr, musicien qui prostitue sa femme ;

Le Gain (Gâyana), chanteur ambulant;

Le Dhobi, blanchisseur.

Ces castes n'ont pour prêtres que des gens de même caste.

Tous les Gourkhas parlent la langue Klias ou Parbatiya '.

1. Cette langue est aussi désignée sous le nom de Naipàli, Gorkhiyâou Goikliàll. M. Grierson (Classifiecl List of tlie Languagcs of Inclia) la range, dans Je groupe des dialectes paliàris ou montagnards, sous la rubri(|ue du Pahàri oriental. Elle a été l'objet dune grammaire pure- ment pratit|ue : A. Tlrnbull. Nepall graitiinar, and etiglis/i-nepall and ni'pall-englisJi vocabulurg (about 4 000 words). Darjiling, 1888. M. Aug. CoNRADY, qui a créé l'étude scientitiiiue du névari, a publié un drame en naipàli composé au xvii«= siècle et inauguré ainsi l'étude histo- rique de cette langue: Bas Hariçcandra-nrli/ani, Ein aUnepalesisches Tanzspiel. Habilitationsschrifl. Leipzig, 1891. Je dois à mon jeune ami Bhuvan Sham Sher Jang l'envoi d'un « jjrhner a à la manière anglaise récemment publié à l'usage des élèves népalais qui veulent apprendre l'anglais, mais aussi très commode inversement aux Européens pour se familiaiiser avec le parbatiya : Gangadhar Siiastri Dravid. English guide for thf use of Xepali Stiidenls. Bénarès, 1901. C'est à Bénarès, vivent un grand nombre d'exilés et de réfugiés népalais, que s'impri- ment les ouvrages destinés aux lecteurs gourkhas, au Gorkhàyantràlaya, au Bliàrala jivana Près, au Ilitacintaka yantràlaya, etc. La plupart des publications sont des traductions : [{àmàyana. Virùtaparvan du .Mahà Bhàiata, Bhâgavala, Cànakya, Caurapaùcàçikà. Je signale aussi un recueil

276 LE NÉPAL

Pârbatîya, dérivé de parbala ou jjarvala, inoiilagne, est le nom de tous les montagnards du Népal qui, sans être Gourkhas, prétendent également être d'origine hindoue. Le Khas ou Parbatiya (ce dernier nom est le plus usuel) est mieux que toutes les légendes et les généalogies le témoignage probant de l'émigration hindoue dans les mon- tagnes. Sa construction, et aussi son vocabulaire pour les huit dixièmes, sont exactement identiques à Thindi, le lan- gage des Hindous de Delhi, d'Agra et de Bénarès. Intro- duit par les émigrés de l'Inde, il a refoulé les langues tibétaines des vallées, et couvrait déjà tout l'Himalaya inférieur, à l'Ouest du Népal, au temps de Prithi Narayan. La conquête Gourkha Fa introduit dans la vallée centrale, le névari, plus vigoureux que ses voisins, le tient encore en échec; mais la centralisation du gouvernement assure son triomphe ; il est la langue des rares écoles, et aussi des communications officielles; s'il n'est pas encore parlé par- tout, il est compris plus ou moins d'une extrémité à l'autre du royaume; les soldats gourkhas l'ont porté jusqu'à la frontière du Sikkim, jusqu'aux abords de Darjiling.

La nation des Gourkhas comprend en outre deux anciens peuples que Prithi Narayan et ses successeurs ont associés à la fortune de leurs armes, mais qui, admis sous caution dans la société hindoue, n'y ont pas encore reçu de situa- tion définitive; ce sont les Magars et les Gurungs. Les Magars sont de longue date associés aux Khas ; Khas et Magars entrent en même temps dans l'histoire du Népal aux environs du xiv siècle.

Leur origine est clairement tibétaine ; leurs traits et leur langage, moins modifiés que ceux des Névars, décèlent au premier abord leur parenté avec les races mongoliques.

de proverbes: Ukhân ko bakhàn ra jànnekathâ ko samgraha (Bhàrata jîvanaPres, 1951 sainval).

LA POPULATION. LES GOURKHAS 277

Installés de longue date entre les Collines de Grès et les hautes vallées, dans le bassin des Sept Gandakis, autour de Palpa comme centre, ils furent les premiers à entrer en contact avec les Rajpoutes qui fuyaient devant l'invasion musulmane ; ils les accueillirent amicalement, les retinrent et finirent par les accepter comme chefs. La plupart des Khas, sinon des ThàUurs, ont en réalité du sang magar dans les veines. Les .Magars étaient originellement, comme tous les rejetons himalayens de la race tibétaine, grands mangeurs de viande et grands buveurs d'alcool. Les pre- miers d'entre eux qui se convertirent à Thindouisme ne firent guère sans doute que renoncer à la viande de vache, et gagnèrent par ce sacrifice d'être diplômés Ksatriyas ou Khas parles brahmanes. Le mouvement de conversion n'a pas cessé de se propager ; mais les brahmanes moins accom- modants depuis qu'ils sont plus forts refusent aux nouveaux prosélytes les avantages accordés à leurs devanciers. Les Magars qui ne sont pas Khas n'ont pas droit encore au cordon brahmanique; la plupart des clans se divisent en deux branches qui portent en commun le même nom, mais Tune convertie de longue date a le titre de Khas ; l'autre, fraîchement convertie, parfois même encore rebelle à l'hin- douisme, continue à porter une désignation indigène jointe au nom du clan: tels, par exemple, les Thàpâs Khas, qui jouent un rôle si considérable dans l'histoire contempo- raine du Népal, et les Thâpàs Rangus. Pour se consoler, les nouveaux prosélytes s'attribuent les noms les plus ron- flants de la noblesse hindoue : Surajbansi, Chandra- bansi, etc. (Race-du-Soleil, Race-de-la-Lune), mais ce sont des appellations de pure fantaisie. Leur langue, de plus en plus imprégnée d'éléments empruntés au Khas, tend à disparaître rapidement devant la langue des Gourkhas'.

1. Cf. John Reames, On the Mf/gar l'/nf/uaf/e of Neiril, dans Joxrn. Roy. Asial. Soc. neio. ser., t. IV, p. 178 sqq.

278

LE NÉPAL

Les Guruijgs sont une race pastorale, de la même origine que les Magars et les Névars, et qui parlent une langue de la même famille; mais établis dans les hautes vallées au Nord des Magars, ils ont été moins entamés par les influences hindoues. Leur stature est splendide ; les deux régiments gurungs de Farmée gourkha n'admettent que des hommes au-dessus de cinq pieds six pouces; ils sur- passent en taille et en vigueur les Khas et les Magars. Ils ont encore pour prêtres des lamas et adorent les dieux bouddhiques dans leurs vallées ; mais en pays hindou ils ont recours aux brahmanes pour leurs cérémonies reli- gieuses et invoquent le panthéon brahmanique.

Kukhri, couteau gourkha.

ORGAiMSATION POLITIOUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE.

L'histoire des institutions se divise en deux périodes : la période Névare et la période Gourkha. La période Névare s'étend des origines de Ihistoirc positive jusqu'à l'an 1 768, qui marque la ruine définitive des vieilles dynasties indi- gènes ; elle couvre un espace de douze ou treize siècles. Les inscriptions qui jalonnent à des intervalles inégaux cette longue suite d'années sont à peu près les seuls docu- ments utiles ; la chronique ne s'intéresse guère qu'aux souvenirs de la tradition religieuse. Les inscriptions mêmes ne fournissent que des informations indirectes; elles com- mémorent en général des fondations puhliques ou privées, des donations de terrains, des concessions de privilèges. Les missionnaires Capucins qui évangélisèrent le Népal au xvm° siècle auraient pu recueillir de précieuses observa- tions sur le régime du pays avant la conquête Gourkha, mais leur zèle préféra s'enfermer dans une œuvre de prédi- cation stérile.

Je ne prétends pas que les institutions pohtiques soient restées immuables pendant une durée de treize siècles. Le pays est tantôt soumis à l'autorité d'un empereur, tantôt partagé entre plusieurs rois, tantôt morcelé à l'intini en

280 LE NÉPAL

prinripaut(''s féodales. La première des dynasties histo- riques, les Licchavis. se pique d'appartenir au clan glo- rieux qui gouvernait, du vivant du Bouddha, la plus opulente des cités de l'Inde, Vaiçâlî, mais les Licchavisdu Népal n'avaient pas copié la constitution oligarchique de l'antique métropole, avec sa singulière royauté élective et annuelle. La royauté est héréditaire, et se transmet de père en fils. Le roi porte le titre assez modeste encore de ffhattdî'aka ma/iârdja ii soiiYevain vo\ ». 11 est entouré de harons {sâmantas) turbulents et indociles qui consentent seulement à le reconnaître comme primus inter pares et qui profitent de chaque occasion favorable pour refuser l'hommage. Le roi n'impose son autorité que parla force. Le fondateur de la dynastie Thâkuri, Amçuvarman, se contente du titre de mahâ-sâmanta « Grand iMarquis », équivalent atténué de maharaja ; mais son successeur Jisnu gupta lui décerne déjà le titre pompeux de bhaltâraka mahdrâjtldhirdja «souverain Roi des Rois » et le titre ainsi enflé s'amplifie encore dans la suite; à partir du vnf siècle, le roi est désigné officiellement comme « le maître suprême, le Souverain Suprême, le Roi des Rois » paramecvara parama hhattdraka mahdrdjâdhirdja.

L'exagération de ces titres ne va pas jusqu'au mensonge ; les princes de cette époque menaient grand train et faisaient vraiment figure de rois. Les relations chinoises nous décrivent le palais du roi Narenda deva, au milieu du A^i*" siècle, splendide, éclatant d'ornements en cuivre, décoré et sculpté à plaisir, rehaussé de perles et de pier- reries; au milieu se dresse une haute tour de sept étages, qui forme à sa base un château d'eau. Le roi lui-même porte des parures de grand prix, des boucles d'oreille en or et des pendants de jade, et des bijoux en ambre, en corail, en nacre, en cristal de roche. 11 prend place sur un trône que soutiennent des lions ; on répand à l'entour des

ORGANISATION POLITIOl'E, .irOIClAIRE, ÉCONOMIQUE 281

fleurs et des parfums. Les grands et les officiers sont assis par terre à droite et à gauche ; des centaines de soldats armés sont rangés à l'entour. Un peu plus tôt, au début du Yii- siècle, Çivadeva avait construit un palais à neuf étages.

Le personnel de la maison royale se trouve, en partie du moins, énuméré dans une inscription d'Amçuvarman, datée de l'an (325 J.-C. et qui semble être en rapport avec la cérémonie du sacre de ce prince. En tète vient le grand « inspecteur des armées » mahâbalddhyaksa; puis le « pré- posé aux donations » pramdddhikrta ; ensuite, à quelque dis- tance le « porte-émouchoir » cdmara-dliura\ «. le porte- étendard » dhraja-manmija ; le « fournisseur d'eau à boire » pdniya-karmântika ; Y « inspecteur du siège (royal) » pîihd- dhyaksa; le « porteur de Puspa-patàka ^)puspa-patdka-vdha\ le (( tambour et le sonneur de conque » nandiçahkha'Vdda; et même la « balayeuse » sammarjayitri. D'autres inscrip- tions de la même époque nomment encore le « comman- dant en chef » sarvadanda-ndyaka ; le « grand huissier » mahd-pratihdra ; le « ministre des cultes » dharma-rdjikd- màtya ; le u directeur spirituel » guru.

En face du roi et delà cour, exposés aux vicissitudes des révolutions qui balaient par intervalles une dynastie et ses partisans, la population garde une organisation immuable, dans ses cadres traditionnels. Que les Thàkuris supplantent les Licchavis ou que les Mallas montent sur le trône, que le pouvoir souverain se concentre aux mains d'un empereur ou se disperse entre des chefs rivaux, la com- mune, yrdma, demeure toujours aux yeux du peuple la véritable et la seule unité politique, au Népal aussi bien que dans l'hide. Le village indien forme une république à part, un système administratif régulier et complet, sous la direction du maire ipaita-ktla, yrdma-kù\a, grdma-pati, pradluina), assisté généralement du secrélaire, du garde

282 LE XÉPAL

champêtre, du chef (rirrigalion qui règle la distribution d'eau entre les champs, de l'astrologue [jyotim^ josîj qui fixe les époques de la culture et qui connaît les jours ou fastes ou néfastes. Les besoins du village exigent encore comme éléments intégrants un charpentier, un forgeron, un potier, un blanchisseur, un barbier ; le maître d'école et le bijoutier sont des utihtés sans caractère indispen- sable. Les maîtres de maison ikulitmbin), qu'ils soient propriétaires de maisons {grhin) ou de champs [ksetrin) sont les citoyens de cet État élémentaire. L'administration souveraine n'intervient guère qu'en matière d'impôts et de justice criminelle, ou de conflit entre plusieurs villages. Les villages du Népal sont, à l'époque ancienne, groupés en districts [adlnkaram) ; district de l'Ouest [paçcimà- dhiknrana), district du Nord (/ kuôervati)eic.^ sous l'autorité d'officiers de la couronne [adhikrta) qui semblent exercer les fonctions de fermiers-généraux {vrltibhuj, vdrttd). Ces officiers commandent h des forces de police armée {cdta- bhala), (jui prêtent leur concours à l'exécution des ordres. Mais la tradition, aussi forte et plus respectée qu'une charte, défend la commune contre l'envahissement du pouvoir central. Les officiers et la police du roi ne doivent pénétrer sur le territoire communal que pour lever les impôts {kara-sàdhana), remettre des documents écrits [lekhya-dâna]^ instruire les cinq grands crimes qui relèvent directement de la justice souveraine [pancâparâdha)^

Dans un pays presque exclusivement agricole, comme l'est le Népal, et l'Inde tout entière, le principal revenu du roi est l'impôt foncier. Le principe de répartition n'est pas indiqué nettement dans les inscriptions. Au temps des Licchavis, il semble que l'unité d'évaluation adoptée est la charrue igohaki)^ c'est-à-dire la, surface qu'un paysan peut

1. V'. inl'. p. 295 sij., la lislc de; cr^ ciiui giamls crimes.

ORGANISATION POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 283

cultiver avec une paire de boeufs. L'unilé monétaire qui y correspond est le karsdpaiia (environ 3s%80 d'argent, d'après l'évaluation communément admise) ; il se divise en \ {S panas. L'Etat perçoit encore deux autres impôts sur la terre : le simha (?)-kara et le malla-kara, qui semblent fixés l'un et l'autre à \ panas de cuivre [^X^'^' \ environ) par « charrue ». Le roi reçoit en outre une part {bhdga) des récoltes ( le | , le 4 , le i^ , selon les codes ) ; il perçoit une taxe sur les objets de luxe {bhoga)., sur l'or ihiranya). C'est l'ensemble des trois impôts [trikara). Enfin le village est tenu à la prestation annuelle de certaines corvées, par exemple, il doit fournir des porteurs pour le transport au Tibet iBhotta-visfi).

La royauté n'est pas attachée à ces privilèges avec une jalousie intraitable ; elle les aliène à l'occasion, au profit d'une divinité ou d'un temple, ou même en échange d'autres obligations. La plupart de nos inscriptions enre- gistrent des transactions de ce genre. Le formulaire définit d'une manière expressive les rapports du roi avec les com- munes; c'est le régime paternel, tempéré de despotisme, que l'Orient en général a connu et pratiqué. Le roi adresse directement son édit a aux maîtres de maison du village, en suivant l'ordre de préséance » ; il s'informe de leur santé et ne manque pas de les avertir qu'il est bien portant lui-même. Le plus souvent, le roi désigne, pour veiller à l'exécution de sa volonté, un missus dominicus (dù(aka) choisi parmi les principaux fonctionnaires; c'est même, dans un grand nombre de cas, l'héritier présomptif (>/«î;«- râja) qui est investi du mandat royal.

A travers toutes les transformations, la commune atteste sa vitalité persistante ; les groupements elle entre, de gré ou de force, se disloquent au hasard des événements; elle survit toujours. Onand lapi'os|)érité croissante du Népal y fait écloie de grandes villes, qui absorbent dans leurs

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miH S des communes autrefois séparées, les villes nouvelles rontinuciit à former une agglomération de petits états ; dès que le pouvoir central s'alfaiblit, la ville se dissout en quartiers, en îlots indépendants. Pendant tout le moyen âge, Katmandou est partagé entre douze rois ; l'autre capitale, Patan, a autant de rois que de tols (îlots de mai- sons). L'empire Népalais se reconstitue nn instant avec Yaksa Malla, au xv' siècle ; après lui, la vallée est découpée en trois royaumes qui se jalousent, se taquinent et se com- battent jusqu'à l'arrivée des Gourkhas.

Même sous le régime des .Mallas, qui se (lattentd'ètre une dynastie régulière, la transmission du pouvoir ne va pas par- fois sans heurts. Vers l'an 160(3, le peuple de Katmandou, fatigué des débauches du roi Sadâ Çiva, le chasse du trône et du royaume à coups de triques. Quelques années avant la conquête Gourkha, les six notables citoyens [pradhànas) de Patan font crever les yeux au roi RâjyaPrakâça, refusent d'ouvrir les portes de la ville au roi Jaya Prakâça sorti en promenade, et exécutent de leurs propres mains le roi Viçvajit. En cas de vacance accidentelle ou de déshérence, les procédés en usage varient. Quand la lignée d'Arnçu varman se trouve éteinte, à la fin du vnf siècle, les Thâ- kuris de Nayakot passent la montagne, descendent au Népal, et ils élisent un d'entre eux pour roi. C'est un droit qui semble leur être dévolu comme au clan le plus noble et le plus pur du pays. Après l'invasion de Mukunda Sena vers le xni' siècle, quand le pays bouleversé succombe à la guerre, à la peste, à l'anarchie, les Thâkuris de Naya- kot reparaissent ; les petits rois qui se partagent alors les villes et les villages du pays sont tous des membres de ce clan. A Katmandou, quand Sadâ Çiva est expulsé, « le peuple » lui désigne un successeur. A Patan, le choix du roi semble appartenir aux notables [pradhànas] ^ qui repré- sentent la noblesse.

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Les énormes lacunes de l'épigraphie, qu'aucun aulre document ne vient compenser, empêclient de suivre l'his- toire des institutions au moyen âge. Les inscriptions ne reprennent qu'avec la dynastie des Mallas, nombreuses il est vrai pour la période la plus récente, mais bourrées de littérature prétentieuse et presque vides de faits. Le san- scrit n'est plus qu'une langue d'école, propre à composer des centons ou des pastiches ; les données réelles et posi- tives s'expriment dans la langue indigène, la névari, et l'étude de l'épigraphie en névari reste encore à créer. Il faut arriver à la période Gourkha poui- reh ouver des docu- ments utiles.

La conquête Gourkha bouleverse le régime traditionnel du Népal. Les nouveaux maîtres du pays, jaloux de leur autorité, n'entendent la partager avec personne ; ils brisent toutes les résistances, absorbent les ])rincipautés et les baronies et substituent au morcellement ancien un gouver- nement fort, résolument centralisé. Il est difficile d'en étu- dier le fonctionnement exact et détaillé, j'ai déjà dit les raisons qui s'y opposent.

L'indépendance jalouse et soupçonneuse des GourUhas s'inquiète et s'effarouche de la moindre indisciétion; la curiosité du voyageur, qui prend si facilement en Europe un air d'espionnage, ne s'en distingue pas au Népal. Cha- cun s'y croit volontiers responsable des ressorts de l'État; on tient pour un devoir de les soustraire aux regards pro- fanes, ou malveillants, c'est tout un. Les réponses aux questions posées s'enveloppent de réticences, ou n'abondent que pour induire en erreur. Le plus prudent est encore de réunir les informations obtenues par ceux que leur situa- tion ou leurs ressources mettaient en état de s'instruire et d'observer, Kirkpatrick, Hamilton, Hodgson, Cavenagh, Wright. Aucun d'eux, il est vrai, n'a tracé un tableau d'ensemble, et les données qu'on leur emprunte, si on

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les met bout à bout, deviennent inexacles ou contra- dictoires, puisqu'elles se rapportent à des périodes bien différentes, depuis la régence de Balladur Sali jusqu'à la dictature de Jang Balladur. La description que j'entre- prends sera donc forcément sujette à caution sur plus dun point.

La royauté est héréditaire. Le roi est le descendant légitime de Pritlii Narayan et des anciens rois de Gourklia. Il porte le titre de Mahânîjâdhirdja « roi au-dessus des grands rois » réduit dans l'usage courant à la forme DJùrâj. En principe il possède le pouvoir absolu. Cependant la tradition confèie un droit de remontrance à trente-six chefs de clans, dénommés Thargars (habitants de nids) ; ces clans qui se prétendent les uns ksatriyas, les autres brah- maniques, ont leurs fiefs situés dans le domaine patrimo- nial de Prithi Narayan. C'est entre eux que le gouverne- ment doit répartir les principaux emplois, mais tous n'ont pas des droits égaux ; ils forment une hiérarchie à trois degrés ; le groupe le [)lus élevé en dignité comprend six familles qui reçoivent à raison de leur nombre le nom de Chattra, Les Chattras ont une sorte de droit de préfé- rence pour les premiers emplois du royaume. Au temps de Ivirkpalrick, les Thargars passaient pour les défenseurs autorisés des intérêts dynastiques ; s'ils croyaient ces intérêts en danger, leur droit et leur devoir allaient jusqu'à renverser le prince r(^gnant pour lui donner un successeur plus digne. Les clans les plus puissants des Chattras à l'époque d'Hamilton étaient les Panrés (Pàmle) et les Viçvanaths ( Viçvamltha). Mais l'autorité réelle des Thargars a disparu depuis longtemps, avec l'autorité réelle des rois. En 1843 quand les intrigues du roi, du prince héritier et de la reine semblaient précipiter l'État à sa ruine, les chefs et les officiers de l'armée prirent l'inilialive de \di Pétition des Droits qui fut signée par les ministres, les

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officiers et les corporations municipales de la vallée et portée au palais |tar une immense délégation. Le roi

Temple Je MahàbudJha à Palan (cf. p. 19o). Détail. Angle du premier étage.

accueillit et signa la charte qu'on lui aj^porlait et qui garan- tissail à tous les sujets de la couronne leurs droits élémen- taires trop souvent violés.

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En fait, le roi n'est plus aujourd'hui qu'une sorle d'entité, de fiction nominale, le seul représentant du pays reconnu par les puissances étrangères. Son cachet rouge [Idl mohar) est nécessaire pour donner une valeur officielle aux instru- ments diplomatiques; mais son action est nulle. Depuis le fils et le successeur de Pritlii Narayan, une implacahle fatalité porte sur le trône ou des enfanls en has âge ou des princes émasculés déjà par une débauche jjrécoce; cloîtrés dans leur palais par le parti au pouvoir, ils sont rigoureu- sement tenus à l'écart de la vie réelle et des affaires pu- hliques. Leurs rares sorties, quand elles leur sont per- mises, sont surveillées par des agents sûrs qui ne laissent approcher personne et qui leur multiplient les ennuis, sous prétexte de vains et vagues dangers, pour les amener à se confiner spontanément en reclus par persuasion.

C'est qu'un réveil du roi, durât-il un seul instant, peut anéantir le parti le plus solidement campé au pou- voir. Le Népal est, tous les ans, à la veille d'une révolution légale. Tous les emplois sont annuels ; depuis le premier ministre jusqu'au plus humble soldat, tous attendent la paijni ou panj'am qui doit les confirmer ou les rejeter bru- talement du service de l'État. Cette cérémonie qui accom- pagne périodiquement la fête du Daçârha (ou Dasâîn, en septembre-octobre) suppose au préalable une déléga- tion initiale des pouvoirs royaux. Le Grand Conseil est d'abord constitué, comme une émanation immédiate de l'autorité royale; et c'est lui qui passe en revue la con- duite des fonctionnaires, prononce sur leur sort, distribue les récompenses et les châtiments. Le parti prépondérant à l'heure de la Paijnî est donc en droit et en état de faire table rase ; il est fibre de peupler exclusivement tous les emplois de ses seules créatures, et il ne s'en fait pas faute.

Sous les premiers successeurs de Pritlii Narayan, le

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Grand Conseil, appelé Bharadar, comprenait douze mem- bres : un Chautra ou Chautariya, quatre Kàjis, quatre Sivdars, deux Khardars, un Kapardar. Le Chautra ou Ghaulariya était un parent du roi qui faisait fonction de premier ministre, et spécialement de contrôleur général. C'est à lui qu'étaient transmises toutes les communications, écrites ou verbales, louchant la conduite du personnel civil et militaire. Les quatre Kdjis n'avaient pas d'attribu- tion parliculière ; ils recevaient une délégation générale du roi pour intervenir ou agir dans tous les cas oii ils le jugeaient nécessaire, en guerre comme en paix. Comme emblème de leur puissance, ils gardaient le sceau royal. Les Sirdars, à la différence des Chautras et des Kâjis, pouvaient être choisis sans acception de naissance ; ils exerçaient les grands commandements militaires. Les Khardars étaient les secrétaires d'Etat, chargés de la cor- respondance et de la chancellerie. Le Kapardar était le ministre de la maison du roi.

Cette organisation du Bliaradar a disparu depuis long- temps. Les pouvoirs successivement conliés à Damodar Panre, à Bhim Sen, à Jang Bahadur ont fait du premier ministre un dictateur. D'une pafijanî à l'autre, il est maître absolu. Depuis 1856, il a droit au titre de maharaja, et c'est sous ce nom qu'il est communément désigné. Le maharaja est le chef d'un immense syndicat d'intérêts qui englobe sa famille, sa clientèle, ses protégés les plus humbles et les plus lointains. 11 a tous les pouvoirs, civils et mililaires ; il commande l'armée, il rend la justice; il distribue les emplois. Il lui faut tenir tête aux partis adverses, qui attendent toujours l'heure de la revanche, aux ambitions rivales qui se déchaînent même dans sa propre famille, enfin aux intrigues de harem engagées autour du roi, et qui ont pour enjeu le pouvoir suprême. Wmv se prémunir contie tant d'ennemis, le mahànlja

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choisit les femmes du roi dans les familles les plus sûres, en particulier dans ses propres filles comme faisait Jang Balladur; cl à chaque panjanî il n'appelle aux emplois publics que les serviteurs les plus dévoués.

Chez les Gourkhas, le service de l'État se confond à peu près avec le service militaire. Le métier des armes est la seule profession digne d'un véritable Gourkha; arti- sans, commerçants, paysans sont le bélail humain qui sert à faire vivre l'armée. A part les Névars, toujours sus- pects et tenus à l'écart, l'armée est ouverte à toutes les castes. Aussi chaque année, à la panjanî, les postulants ne manquent pas et le choix est aisé. En principe, tout sujet népalais doit un an de service militaire au roi ; mais le nombre d'hommes obtenu serait supérieur aux besoins ; en outre, le système du recrutement au choix oifre plus de garantie au pouvoir. Pendant son année de service, le soldat ou l'officier touche une solde qui n'est pas réglée en espèces, mais payée par une concession de terrain (jagir) ; un simple soldat de dernière classe reçoit un jagir de 100 roupies ; un capitaine de première classe, un jagir de 4 000 roupies. Les grades supérieurs sont réservés aux parents du maharaja; ses frères, ses fils, ses neveux sont colonels, lieutenants généraux, généraux, commandants en chef, sans aucune considération d'âge ou de mérite ; ils touchent à ces titres des émoluments élevés, et de plus un cadeau régulier qui leur est par tous leui's subordonnés.

Le nombre des hommes en service régulier est évalué à 25 000 ou 30000; mais il est facile, en cas de besoin, de doubler immédiatement ce chiffre par l'appel des hommes exercés mis en congé (dàkria) après une année de service. En 185i, le Népal mit sur pied pour la campagne du Tibet 27 000 hommes de l'armée réguhère, 29 000 coolies armés, et 390000 porteurs de bagages.

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Les hommes étaient autrefois versés pêle-mêle dans les régiments, sans distinction d'origine ; mais Jang Balla- dur a inauguré le système des bataillons homogènes, Raj- poutes, Gurungs, Magars, Kirâts, etc. Les régiments sont désignés par le nom d'une divinité ou d'un soldat illustre. La tenue de service consiste en général dans une tunique de coton bleue et un jjyjama de la même couleur; la grande tenue, dans une tunique de drap rouge et un pantalon foncé avec une bande rouge. Comme coiffure, un bonnet collant qui emboîte le crâne ; on roule à l'entour un turban très serré qui porte, piquée à la manière de nos pompons, une plaque d'argent, circulaire, ovale, en crois- sant, selon les régiments ; les sous-officiers y ajoutent une chaînette, et les officiers des joyaux et des plumes selon leur rang. La coiffure du maharaja, tout ornée de perles en pendeloques, passe pour valoir plus de 300 000 francs. Les fusils sont des Enfield ou des Martini-Henry fabriqués dans les arsenaux népalais ou d'origine europénne, et introduits au Népal par contrebande. Tous les soldats sont en outre armés du couteau national, le Kukhrï. L'artille- rie est nombreuse ; les canons sont fabriqués à la machine à l'arsenal de Katmandou. Cavenagh prétend que le Népal doit ses connaissances techniques en artillerie à des offi- ciers français engagés sous main par le gouvernement. Patan et Bhatgaon sont chacun le siège d'une division ; Bhatgaon possède un arsenal, comme Katmandou. La cavalerie se réduit à une poignée de Pathans (Afghans) au service du maharaja.

Les auteurs anglais signalent comme les faiblesses essentielles de l'armée gourkha l'absence d'intendance, la défectuosité des fusils et des canons, la mauvaise prépara- tion de la poudre, le caractère puéril des exercices, em- pruntés à l'armée anglaise, mais traités seulement comme une parade de revue, sans aucune application |)i'atique,

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enfin et surtout la déplorable insuffisance du haut com- mandement. Mais tous rendent hommage à la vaillance des soldats, à leur endurance, à leur héroïsme, attestés par tant de combats; sur leur propre sol, bien commandés, ils seraient invincibles. Sans accumuler les témoignages rendus à leur valeur par les meilleurs juges, il suffit de constater que le gouvernement anglo-indien a tenu h s'assurer leurs services. L'armée de l'Inde compte actuel- lement 15 régiments de Gourkhas, qui forment un total de 14 000 hommes. Hodgson dès 1832 signalait dans un rap- port célèbre quel parti le gouvernement de l'fnde pourrait tirer de ces précieuses recrues: confinées dans le Xépal, sans emploi, sans profit, les tribus militaires ne pouvaient manquer de provoquer une explosion ; admises dans l'armée indienne, sous la conduite d'officiers anglais, elles trouveraient aisément l'occasion de satisfaire leurs goûts belliqueux au profit de l'Angleterre.

Il fallut dix-huit ans à Hodgson pour triompher des esprits timorés qui refusaient de croire au loyalisme des Gourkhas; en 1850, lord Dalhousie autorisa la formation de trois régiments. Et depuis « pendant un quart de siècle, partout 011 les troupes de l'Inde ont frapper un grand coup, partout il y a eu de l'honneur à gagner, les régi- ments gourkhas ont paru en première ligne'! » Tout récemment encore, le contingent gourkha a figuré bril- lamment parmi les troupes de l'expédition de Chine.

Les fonctions civiles se réduisent à peu de chose : le gouvernement des provinces est attribué, naturellement, aux parents du maharaja qui exercent à la fois les pouvoirs civils et militaires. Les percepteurs d'impôts « soubahs » sont en général des fermiers généraux qui traitent directe-

1. W. H. lluNTER, Life of B. II. Hodgaon, p. 259 (où se Imuve une noie sur le (lévelopixsinent des régiments gourkhas dans l'armée anglo- indienne, établie d'après les données olficielles).

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inciil avec FÉtat. Les principales ibiiclions civiles sont les fondions judiciaires.

Le directeur spirituel du roi, \q Ràjya guru (Bnjgiiru) connaît de toutes les infractions qui entraînent une impu- reté légale ou religieuse, prononce les peines et reçoit une partie des amendes, à titre de Dharmàdhikàrî « Préfet de la Loi». Si Taffaire concerne des Çivaites ou des Hin- douistes, il se réfère au « Çâstra», c'est-cà-dire aux ou- vrages de date tardive qui prétendent se fonder sur les codes anciens: Manu, Yâjùavalkya, etc.; s'il s'agit de Névars ou de Tibétains, il suit les coutumes établies au temps de Java Sthiti Malla (xv' siècle).

Quatre tribunaux jugent à Katmandou les affaires civiles et criminelles : le Kôt Linga exerce la plus haute juridic- tion. Des cours annexes tranchent les questions de solde militaire ou les procès d'immeubles. Cliacune des cours est présidée par un ditha qui n'est pas un légiste de métier, mais qui se recommande par son honorabilité. Il est assisté de deux bihhis (vïcârin) qui sont censés au cou- rant des lois et des coutumes, et qui procèdent aux enquêtes, aux interrogatoires, à toutes les formalités néces- saires. Le ditha rend ensuite son verdict; mais le con- damné peut toujours en appeler au roi, c'est-à-dire en fait au maharaja, qui prononce en dernier ressort, ou qui désigne une commission spéciale chargée d'instruire l'affaire et de présenter un rapport. La justice a le grand mérite d'être expédilive. Il n'y a pas d'action publique. Le plaignant se présente au tribunal, porte sa plainte ; des soldats vont ensuite quérir l'accusé à son domicile. Les parties discutent à leur aise en présence des juges, sans intervention d'avocats, citent leurs témoins, fournissent leurs preuves. L'aveu de l'accusé est nécessaire pour abou- tir à une condamnation ; si, malgré des charges écrasantes, il s'obstine à niei', les juges recourent à des menaces, et

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même à des violences positives : bastonnade, fouet, etc. Si tous les moyens échouent, le prisonnier reste confiné dans une sorte d'emprisonnement préventif à perpétuité.

Sur la demande des parties, la cour peut transmettre l'affaire à une assemblée de simples particuliers choisis par le demandeur et le défendeur, et l'État peut se faire représenter; c'est le Pahhujat. Le Paficayat est une juridiction de conciliation qui ne dispose d'aucun moyen de coercition et qui se contente de donner un avis à la cour; encore cet avis doit-il être exprimé à l'unanimité. Les membres du paûcayat doivent être choisis dans cinq clans gourivhas ou cinq clans névars exactement spé- cifiés, selon que l'affaire concerne des Gourlvhas ou des Névars.

Enfin, si le procès présente des difficultés insolubles, ou si les parties en expriment le désir, avec l'assentiment préalable du roi, il est procédé à l'épreuve par l'eau. Les noms des parties respectives sont tracés sur deux mor- ceaux de papier qu'on roule en balles et qu'on adore (pûjâ). Chacune des parties verse un droit d'une roupie. Les balles sont alors attachées à des tiges de roseau. Nouveau versement de deux annas. Les tiges sont remises à deux sergents de la cour qui les portent à l'Étang de la Reine (Rânî pokhrî); un bicâri, un brahmane et les parties les accompagnent, ainsi que deux individus de caste infime (Chamakallak ou Camàr). En arrivant à l'étang, le bicâri engage encore les parties à chercher d'autres moyens avant de recourir à l'ordalie. Si les parties s'obsti- nent à réclamer l'épreuve, les deux sergents, portant cha- cun une lige, vont l'un à l'Est, l'autre à l'Ouest de l'étang, et pénètrent dans l'eau jusqu'à mi-jambo. A leur tour, le brahmane, les parties, les Camârs entrent un peu dans l'eau; le brahmane adore Varuna au nom des parties et récite un texte sacré qui fait appel à Sùrya (soleil), Can-

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dra [\uiw)^ Varmia (dieu des Eaux) et Yama (dieu des Morts), lesquels lisent la pensée des vivants. Le rite achevé, le brahmane marque au front les Camârs et leur dit : « Que le champion de la vérité triomphe, et que le champion de la fausseté perde ! » Alors le brahmane et les parties se retirent de l'eau, et les Camârs vont chacun séparément à la place se dresse une des tiges; ils entrent dans l'eau profonde, et à un signal plongent tous deux en même temps. Le premier qui sort, on détruit aussitôt la tige et la balle le plus proches de lui. On rapporte l'autre tige, on ouvre la balle, et on lit le nom ; c'est le nom du gagnant. Gagnant et perdant ont encore à payer l'un et l'autre une série de taxes '.

La pratique des ordalies a été introduite ou du moins multipliée par lesGourkhas, amateurs de solutions nettes, et de plus superstitieux. L'ancienne jurisprudence se con- tentait de déférer le serment, sur le Harivarnça pour les Hindous, sur la Panca-raksâ pour les Bouddhistes, ou plutôt sous ces livres, car on mettait le texte sacré sur la tête de la personne qui jurait.

En dehors de Katmandou, à i>hatgaon, à Palan, dans les provinces siègent des juges de rang inférieur qui sont considérés comme les délégués des bicâris et des dithas de lacapitale. Mais, quelle que soit leur compétence, il est cinq crimes qui leur échappent ot ({ui appartiennent exclu- sivement à la juridiction immédiate du roi ; c'est ce qu'on appelle, d'un terme indo-arabe, les pane khclt, et ce que les inscriptions anciennes dénomment paîicâparâdha : le meurtre d'un hrahmsmc (brakma /lati/dj ; \e meurtre d'une

1 . Surtout d'après [lonr.soN : So7ne accounl oflhe syatcviii of laio and police as recogniacd in Uie stale of Népal, paru d'abord dans les Sélec- tions front tlie Records of Bençjal,n" XI, republié dans les Miscella- neous Essays relaiinr/ lo Indian subjecls, vol. Il (Trùbner's Oriental Séries, 1880), p. 211-250.

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vache (go hatyâ) ; le meurtre d'une femme [strî hatyà) ; le meurtre d'un enfant [bala hatyà); les fautes qui entraînent la perte de caste [patlii: anciennement, mahâ pf)taka)\

L'ancienne liste des peines s'ouvrait par cinq grands châtiments : confiscation des biens, bannissement de la famille ; dégradation de la famille remise entre les mains des tribus les plus viles; mutilation; décapitation. Les Gourkhas y avaient ajouté la pendaison et l'écorchement à vif. Pour les femmes, on leur coupait communément le nez. I^'auteur d'un vol important avait la main coupée ; en cas de récidive, on coupait l'autre. Jang Balladur a adouci ce code barbare : seuls le meurtre d'un homme ou d'une vache sont punis de la peine capitale. La plupart des crimes et délits sont punis de l'amende, au profit des juges et de l'État.

Pour soutenir les lourdes charges d'un Etat militaire, le Népal dispose de revenus bien modestes. En 1792, Kirk- patrick évaluait les revenus à 25 ou 30 lakhs (centaines de mille) de roupies: 3 ou 4 lakhs fournis parles douanes, les droits sur le sel, le tabac, le poivre, la noix de bétel et la vente des éléphants du Téraï; 7 ou 8 lakhs, parle mon- nayage; 15 à 18 lakhs, par les monopoles (sel, salpêtre), les mines de cuivre et de fer, et les impôts fonciers. Avant l'invasion gourkha les revenus étaient supérieurs, car le cuivre du Népal n'était pas encore chassé des marchés de l'Hindoustan parle cuivre d'Europe ; le Tibet exportait au Népal des quantités d'or et d'argent qui retournaient au Tibet en espèces monnayées, laissant aux Mallas un profit

1. La liste de Kirkpatrick est difTérente : Gohatyâ ; strîhatyâ ; âlma hatyâ, « mutilation personnelle avec intention magique »; para hatyâ, « mutilation d"autrui » ; toona ou kool, « sorcellerie ». Le nmnslii de Wright donne p. 189, n. 1, une liste pareille à Hodgson, mais disposée dans un ordre di lièrent : brahma", strî*', bâta", sagotra^, go". Le quatrième, meurtre d'une personne du même clan, tient la place du palhi de Hodgson.

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considérable. En 1875, le Dr. Wright évalue les revenus à 96 lakhs de roupies (environ 2 millions et demi de francs), fournis principalement par l'impôt foncier, les douanes, le produit des forêts de çâlas (bois de tek) du Téraï, et les monopoles d'État (sel, tabac, ivoire, bois de construction).

Le système ingénieux des jagirs annuels permet au\ Gourkhas de compenser rinsuffisance du numéraire. Comme la solde de l'armée, les traitements civils sont payés en concessions de terrains. Chaque année, à la panjanî, le roi comme propriétaire absolu du sol octroie aux serviteurs qu'il engage ou qu'il maintient un fief dont la valeur et l'étendue varient naturellement avec l'impor- tance de la fonction ; l'année écoulée, le fief retourne au roi qui en dispose de nouveau à son gré. Ces fiefs portent le nom persan àQ jagirs, et les concessionnaires sont iy\)\)e- \esjagirdars. Le gouvernement évite autant que possible de laisser plus d'un an le même jagirdar en possession de son fief, afin de mieux marquer le caractère provisoire de la concession, d'empêcher l'attachement de l'individu au sol et de rappeler la toute-puissance du roi. La plupart du temps, les traitements sont payés exclusivement en jagirs ; dans certains cas, le trésor verse un complément en numé- raire. Le jagir ne remplace pas seulement les traitements; il tient aussi lieu de pension. Les veuves, les orphelins des serviteurs de l'État reçoivent des jagirs, l'épartis avec la plus sévère équité. Le jrigir peut se bornera un champ, ou comprendre une ville entière. La ville de Sankou, au N.-E. de la vallée, est le jagir de la première reine [mahd rdnî] ; au temps d'Hamilton, le revenu en était estimé à 4 000 roupies.

Au jagir peuvent encore s'ajouter des sources de revenus supplémentaires. Les officiers reçoivent une commission royale qui les autorise à administrer la justice et à infliger des amendes jusqu'à concurrence de 100 roupies aux

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paysans établis sur leurs terres ; la tentation est trop forte pour qu'elle ne fasse pas tort à la stricte justice. Mais les appels (les victimes au maharaja provoquent de temps en tenq)S des disgrâces éclatantes qui rappellent au devoir les cupidités surexcitées. Les juges, de même, louchent con- jointement avec l'État des droits fixes sur les affaires et sur les opérations judiciaires. D'après Kirlvpatrick, le Clmuti'a ou Chaulai'iya (premier ministre) touchait, outre sonjagir, un droit de huit annas sur chaque champ de riz, les terres des Tliargars et des soldats exceptées ; les Kâjis se partageaient un droit d'une roupie par champ ; les quatre Sirdars recevaient chacun deux annas par champ; les deux Kliardars touchaient également deux annas cha- cun par champ; le surintendant de la monnaie percevait pour son compte un droit énorme de 7 tôlas d'or sur chaque marchand népalais établi au Tibet et qui rentrait au pays. Hamilton indique une autre répartition : le chef de l'Etat recevait les deux tiers du revenu ; le tiers restant était partagé entre les grands officiers ; le Chautariya en avait un cinquième ; autant, le Kâji ; autant, le fils aîné du roi ; autant, la première reine, si elle avait des enfants ; le dernier cinquième de cette tierce portion allait aux sïr- duva, S.II conse'iWerQ' et/iabudhdjj a.u secrétaire. Le dharmâ- dhilvârî continue à percevoir les amendes qu'il prononce dans les questions de pureté légale.

La répartition des jagirs, pour être équitable, suppose un cadastre bien établi. Et de fait les Mallas ont transmis aux Gourkhas c un admirable système de cadastre, qui pourrait faire honneur au gouvernement britannique de l'Inde* ». C'est à Jaya Sthiti Malla que la tradition attribue ce grand travail. Les terrains furent alors divisés en quatre classes, et leur valeur fut déterminée par le nombre de

1. IloDGSo.x, Journ. Roy. As. Soc. Bengal XVII (1848), p. 229, n.

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Karkhas ou de ropnis qu'ils contenaient. Pour la quatrième classe, la ropnî était de 125 hâllis (coudées) en circoufi'- rence; pour la troisième classe, de H2 hâths; pour la seconde, de 109; pour la première 05. La lon- gueur (\[\h(ithh\{ fixée à 24 fois la longueur de la pre- mière phalange du pouce. La perche d'arpenteur était auparavant longue de 10 4 hâths; Jaya Sthiti .Malla la réduisit à 7 4-haths. On fit une o|)ération analogue sur les terrains construits ou à construire ; on les divisa en trois classes, selon qu'ils étaient situés au centre de la ville, ou dans une rue, ou dans une ruelle. Le khi) fut adopté comme unité de mesure. Pour les terrains de première classe, le khâ avait 85 hâths en circonférence ; pour la seconde classe, 95 ; pour la troisième, 101 . Les arpenteurs de cultures formèrent la caste des Ksetra kiiras\ les arpen- teurs de terrains à bâtir, la caste des Taksa kàras.

Ainsi l'unité de mesure n'est pas une unité de superficie, mais une unité de valeur. En fait les prix assignés aux quatre catégories de terrains de culture variaient pour la même superficie, selon les classes, comme 1 : 0,87 : 0,83: 0,76 ; pour les terrains bâtis ou à bâtir, comme 1 : 0,80 : 0,84. La réduction de la perche d'arpentage de 10 4 cou- dées à 7 Y coudées prouve que depuis l'institution de cette mesure jusqu'à Jaya Sthiti Malla, la valeur des terrains avait augmenté du quart ( 104 : 7 ^^ 1 ,4 : 1 ). A' ers 1702, Hahâdur Sâh, régent sous la minorité Hana Balladur, donna l'ordre de dresser un nouveau cadastre ; on en tint les résultats secrets; mais le peuple, h (jiii une opération de ce genre est toujours suspecte, ne manqua pas d'attri- buer la soudaine disgrâce du régent, en 1795, au péché qu'il avait commis « de vouloir mesurer les limites de la terre ». Balladur Sâli s'était contenté d'appliquer la méthode des Mallas ; la valeur des terrains était de même esti- mée en ropiiîs; vingt-riiuj rnpnîs en moyenne faisaient un

'?00 LE NÉPAL

champ, /7z^/ V.:se/r«) '. Dans les bons terrains, on faisait usage d'une perclie longue de 7 4 coudées; c'était la perche de Jaya Stliili Malla; dans les mauvais terrains, la perche avait une longueur de 9 4 coudées. La même estimation, dans les terrains de la seconde catégorie, supposait donc une superficie d'un quart en plus.

Le champ, khet, est l'unité de paiement en usage dans les concessions de jagirs. Un khet est un terrain de pre- mière qualité, bien arrosé par des sources ou des ruisseaux, avec un sol riche, et qui donne pour un travail moyen tous les grains de qualité supérieure. Les terrains à khet sont surfout situés dans les vallées ; mais il s'en trouve aussi sur les plateaux. La moyenne de rendement du khet, pris comme unité de valeur, est de 100 murU de riz en balle (près de 7000 kilogrammes) estimés environ 150 roupies ; la superficie en varie naturellement avec la qualité de la terre .

Le concessionnaire dujagir, le jagirdar, est libre d'ex- ploiter par lui-même le terrain qui lui est octroyé ; mais en général ses occupations et son goût l'en détournent égale- ment. 11 le confie à un métayer qui lui paie la moitié du pro- duit, et qui lui verse de plus un droit de deux ou trois roupies par khet. Le jagir peut comprendre, outre des kliets, des terrains de la catégorie kohrya ou barhi, c'est-à-dire qui ne sont arrosés ni par des sources ni par des cours d'eau. Un pareil terrain exige beaucoup de travail et rend peu ; on n'y peut faire venir que des grains médiocres, bons tout juste pour le fermier ou pour les basses castes. Le métayer du jagirdar ne lui paie sur ces terrains qu'un droit propor- tionnel au nombre des labours.

En outre des jagirs annuels, certains terrains [birtds] sont

1. Réduit plus tard à 20 ropnîs dans la vallée du Népal. Campbell, Notes..., p. 75.

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concédés en donation perpétuelle, mais rarement, et presque exclusivement à des brahmanes, soit que le roi veuille effacer par une œuvre pic un péché commis, soitqu'il veuille simplement récompenser un dévot ou un savant d'élite ; dans le premier cas, le terrain ne peut plus faire retour à la couronne, et s'il tombe en déshérence, il est attribué au temple de Paçupati ou de Changu Narayan ; dans le second cas, la couronne le reprend en l'absence d'héritiers. La cérémonie de donation est exactement con- forme au type traditionnel : on apporte au roi une motte de terre prise sur le terrain concédé, le roi l'arrose, y mêle de l'herbe sacrée (kuça) et du sésame, tandis qu'un prêtre prononce des formules, et il la remet au donataire qui reçoit aussi le plus souvent une charte gravée sur cuivre (tdmra pattrd). Les terrains ainsi concédés sont nommés kuça-birtds ; ils sont libres de charges, aliénables et hérédi- taires ; mais certains crimes entraînent la déchéance. 11 est des kuça-birtâs qui remontent au règne des Mallas et que les Gourkhas ont confirmés par l'apposition du sceau rouge, moyennant un droit proportionnel. Du reste le bénéficiaire d'un pareil don ne manque pas à l'occasion d'assurer à son titre de propriété une garantie de plus en offrant au roi un présent convenable ; la formalité est presque de règle à l'avènement d'un nouveau roi. Ouelques Névars ont obtenu, par une faveur exceptionnelle des rois gourkhas, d'être confirmés dans la possession de terrains concédés par les Mallas aux mêmes conditions que les kuc.'a-birlàs ; mais la confirmation doit en ce cas être renouvelée à chaque avènement, et contre le versement d'un droit élevé.

Les domaines immédiats de la couronne, dispersés dans tout le royaume, sont les uns affermés h des métayers, les autres exploités directement; le travail est fourni par des réquisitions et des corvées imposées aux paysans

302 LE NÉPAL

des environs. Le procluil du niélayage sert à la consom- mation de la cour; le surplus est distribué aux religieux mendiants,

L'agricullure ', les métiers et le commerce du Népal sont tout entiers aux mains des INévars. 11 n'y a pas de Gourkha qui cultive ; il n'y a pas de Névar qui ne cultive pas. Outre la classe rurale des Jyâpus, les artisans et les marchands établis en ville ont tous un lopin de terre qu'ils exploitent personnellement. Le goût des Névars pour la culture, combiné avec les besoins d'une populalion prodi- gieusement dense, a su tirer un parti magnilique des res- sources naturelles de la vallée. Les indigènes répartissent les terrains de culture en deux catégories, tout à fait indé- |»endantes de la richesse propre du sol : la première com- |)rend tous les terrains situés à proximité d'une rivière ou d'un cours d'eau, par conséquent surs d'être inondés à la saison des pluies et susceptibles d'être irrigués dans la sai- son sèche; la seconde comprend les terrains qui n'offrent pas par leur situation la même sécurité ni la même com- modité. Les ruisseaux qui descendent sur les flancs des montagnes sont captés à tous les étages de leur course, et contraints départager leurs eaux entre les menus canaux d'irrigation. Grâce à ce système, la culture du riz, qui est parexcellence laculture du pays, apu escalader les pentes; les hauteurs qui encadrent le fond de la vallée présentent l'aspect d'un amphithéâtre énorme taillé en gradins réguliers. La patience et l'ingéniosité des habitants ont

i. Sur l'agricullure au Népal, le document fondamental est toujours: A. Campbell, iVo^es on the AgricuUure nncl Rural Economy oflhe Valley of Nepaul. Compiled diiefly from verhal Information and Personal observaiion: access lo aulhenlic docmnenla not being oblatnable. Calhviandu, January Ist 1837. Publié dans les Transac- tions of ihe Agricullural and Horticultural Society of India,\o\. IV, (Calcutta, 1839, p. 58-175. Camplx'll était l'assistant de Hodgson, ce beau travail sort donc en quelque sorte de l'école de Ilodgson.

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multiplié les terrasses bordées de petites levées en terre battue pour retenir les eaux précieuses. Dès les premiers siècles de lliistoire népalaise, les inscriptions montrent le développement des canaux d'irrigation (tilamaka) régle- mentés par des cliartes royales. Une inscription plus tar- dive et datée du xvii* siècle, sous le règne de Jitàmitra Malla, vaut d'être rapportée pour la précision des détails ; le texte en est inséré dans la Vanicâvalî bouddhique : « Les inspecteurs du canal ne donnent pas honnêtement l'eau au peuple, et c'est pourquoi le présent arrangement est pris. Au moment oîi on plante le riz. le peuple doit faire un canal d'irrigation, et quiconque y travaille doit après une journée de labeur venir réclamer une attestation royale, qui lui donnera droit à l'eau. Quiconque ne pourra pas produire cette attestation sera puni d'une amende maximum de 3 dâms ( 1 4anna). Les inspecteurs ne de- vront pas prélever de droits pour laisser prendre l'eau du canal. Le rang des individus ne sera pas pris en considéra- tion dans la distribution de l'eau, mais chacun doit rece- voir sa part à son tour. Si les inspecteurs ne laissent pas chacun à son tour prendre l'eau, l'inspecteur en chef sera condamné à six mohars d'amende. » Le procédé de répar- tition varie ; tantôt l'irrigation commence par le champ le plus rapproché du cours d'eau ; tantôt, chacun à tour de rôle, a l'eau à sa disposition un nombre déterminé d'heures. Un roulement analogue s'établit pour les canaux disposés le long du même cours d'eau, à des altitudes différentes, si le débit ne suffit pas à ahmenter simultané- ment un grand nombre de prises.

L'abondance de l'eau ajoute encore à la richesse inépui- sable d'un sol formé d'alluvions et qui rend communément trois récoltes par an : orge, blé, ou moutarde en hiver; radis, ail ou pommes de terre au printemps, riz ou maïs à la saison des pluies. Et cependant le Névar ne dispose

304 LE NÉPAL

point de fumier (sauf les déjections humaines et certaines terres siliceuses) pour engraisser les champs. Les exigences de la culture tiennent le bétail en dehors de la vallée, soit dans les pâturages marécageux du Téraï, soit sur les alpes du haut pays. L'élevage se réduit aux canards que le Névar soigne avec tendresse, comme des auxiliaires et des pour- voyeurs ; chaque jour on les porte dans des paniers jus- qu'aux champs pour y extirper la vermine de la boue, et le soir on les rapporte à la maison. En outre, leurs œufs sont très appréciés des gourmets et valent presque le double des œufs de poule. Le seul bétail qui se rencontre couramment dans la vallée consiste dans les vaches sacrées mises en liberté par des Hindous pieux ; donner la liberté à une vache passe pour un acte infiniment méritoire et pour une source de bénédictions. La loi des Gourkhas inter- dit de tuer ces vaches, sous peine de mort, ou même de les frapper sous peine des plus graves châtiments. Elles vont par les champs, broutant leur plaît, et les brah- manes enseignent que leur visite est une faveur insigne. Le pauvre Névar qui les redoute défend ses récoltes par des haies de roseaux qui opposent au divin maraudage une barrière bien frêle.

Le matériel agricole des Névars est assez rudimentaire ; les éléments essentiels en sont une espèce de houe qui tient lieu de pioche, de bêche et même de charrue (car le Névar ne laboure pas, il fait à la main tous les travaux) ; et le double panier suspendu aux extrémités d'une perche qui pose sur l'épaule comme les deux plateaux au fléau de la balance, et que le Névar utilise à toutes tins.

Les principales cultures de la vallée sont: d'abord le riz, en nombreuses variétés, depuis le riz transj)lanté jusqu'au riz des hauts plateaux qui n'a pas besoin de chaleur ni d'humidité ; le blé, cultivé surtout en vue de la distillation de l'alcool ; le maïs et le murva (sorte de millet) que la

Temple de Mahenkal (Mahd-kùla commun aux himJouistes et aux boaddliistes,

à Kataiandou.

20

300 LE NÉPAL

cherté croissante de la vie a introduits dans l'alimentation courante ; les diverses espèces de farineux : iirid, mas, etc. ; le phofur (blé noir) ; la moutarde, pour l'huile qu'on en tire, ainsi que le sésame, l'ail elle radis, qui sont le pain du Mévar. Au Népal, l'air sent l'ail; on mange l'ail cru, cuit, en assaisonnement, en conserve dans l'huile, le vinaigre, le sel. Le radis n'est pas moins indispensable, ni moins diversement traité; un procédé spécial de conser- vation, par la fermentation dans le sol, le transforme en sinki, le régal le plus puant dont jouisse l'humanité. Enfin, la canne h sucre, et une délicieuse variété de fruits, depuis ceux de l'Inde: ananas, banane, jacquier, etc., jusqu'aux fruits de l'Europe : oranges, citrons, pommes, etc. L'année agricole se divise en cinq saisons : trois mois et demi d'hi- ver, à partir du 15 novembre; deux mois de printemps à partir du 1" mars ; un mois et demi d'été à partir du 1" mai; 3 mois de pluie, à partir du 15 juin; 2 mois d'automne, à partir du 15 septembre.

Comme ouvriers, les Névars excellent dans le travail du bois et du bronze et dans l'orfèvrerie. Les voyageurs chi- nois admiraient dès le vn^ siècle les ciseleurs et les sculpteurs du pays. Les Mallas, artistes d'instinct et de tradition à la fois, bâtisseurs infatigables, encourageaient et mainte- naient les arts nationaux; les Gourkhas indifférents les laissent se perdre. Les darbars et les temples anciens, même les maisons des simples particuliers étalent aux yeux des merveilles de goût et de fantaisie, oii les influences multiples de l'Inde, du Tibet et de la Chine, se mêlent et se fondent dans une invention harmonieuse. La porte d'or du darbar de Bhatgaon, la porte de Changu Narayan sont de véritables chefs-d'œuvre. Les Névars sont également très habiles à fondre les cloches; on en montre une à Bhat- gaon qui a cinq pieds de diamètre. Katmandou aussi a sa cloche monumentale. Le Népal fabrique encore un

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grand nombre d'idoles, tant bouddhiques que brahma- niques, qui se répandent au Nord et au Sud de l'Himalaya. A cause de leur adresse au travail des métaux, les ouvriers népalais sont très recherchés dans le monde tibétain. Le P. d'Andrada trouva en 1626 des orfèvres népalais au ser- vice du roi de Chaparangue, dans le Tibet'. Au milieu du xix° siècle, le P. Hue trouva établis à Lhasa un grand nombre de Névars. 11 les décrit sous le nom de Pé-boim qui s'applique mieux aux gens du Bhoutan ; mais le portrait qu'il en trace, étincelant de verve et de vie, ne permet pas d'hésitation ^ La peinture a été cultivée avec succès au

1. V. Slip., p. 79.

2. Hue, II, 262 sqq. « Parmi les étrangers qui constituent la population fixe de Lha-Ssa, les Pé-boun sont les plus nombreux. Ce sont des Indiens venus du côLé du Boutan par delà les monts Himalaya. Ils sont petits, vigoureux, et d'une allure pleine de vivacité ; ils ont la figure plus arrondie que les Thibétains ; leur teint est fortement basané, leurs yeux sont petits, noirs et malins ; ils portent au front une tacbe de rouge ponceau qu'ils renouvellent tous les matins. Ils sont toujours vêtus d'une robe ç^npoulou violet et coitîés dun petit bonnet en feutre, de la même couleur, mais un peu plus foncée. Quand ils sortent, ils ajoutent à leur costume une longue écharpe rouge qui fait deux fois le tour du cou, comme un grand collier, et dont les deux extrémités sont rejelées par-dessus les épaules.

Les Pé-boun sont les seuls ouvriers métallurgistes de Lha-Ssa. C'est dans leur quartier qu'il faut aller chercher les forgerons, les chaudron- niers, les plombiers, les étameurs, les fondeurs, les orfèvres, les bijou- tiers, les mécaniciens, même les physiciens et les chimistes. Leurs ateliers et leurs laboratoires sont un peu souterrains. On y entre par une ouverture basse et étroite, et avant d'y arriver il faut descendre trois ou quatre marches. Sur toutes les portes de leurs maisons, on voit une peinture représentant un globe rouge, et au-dessous un croissant blanc. Évidemment cela signifie le soleil et la lune. IMais à quoi cela fait-il encore allusion? C'est ce dont nous avons oublié de nous informer.

Un rencontre, parmi les boun, des artistes très distingués en fait de métallurgie. Ils fabrii[uenl des vases en or et en argent pour l'usage des lamaseries, et des bijou.x de tout genre qui certainement ne feraient pas déshonneur à des artistes européens. Ce sont eux qui font aux temples bouddhiciues ces belles toitures en lames dorées qui résistent à toutes les intempéries des saisons, et conservent toujours une fraîcheur et un éclat merveilleux. Ils sont si habiles en ce genre douvrages qu'on vient les chercher du fond de la ïartarie pour orner les grandes lauui- series. Les Pé-boun sont encore les teinturiers de Lha-Ssa. Leurs cou-

308 LE NÉPAL

Népal. Târanâtha, dans sa classification des écoles hin- doues, distingue une école népalaise de peinture et de fon- derie. L'ancienne école se rattachait à l'art du Nord-Ouest de l'Inde ; l'école suivante ressemblait plutôt à l'école de l'Est. Les écoles postérieures n'ont pas de caractère spé- ciar. M. Foucher a confirmé par l'analyse délicate des miniatures de deux manuscrits népalais la justesse des appréciations de Târanâtha".

Le papier qui porte le nom de népalais, et qui a pour principal marché Katmandou, n'est pas une production de la vallée même ; il se fabrique dans la région plus sep- tentrionale du royaume, au milieu des forêts oii se ren- contrent les arbustes (daphne) dont l'écorce sert à sa ma- nufacture '.

Le commerce du Népal ne doit pas son importance au marché local, très restreint, mais à la situation géogra- phique du pays qui se trouve sur la seule voie directe des échanges entre l'Inde d'une part, le Tibet et la Cbine de

leurs sont vives et persistantes, leurs étoffes peuvent s'user, mais jamais se décolorer. 11 ne leur est permis de teindre que \espou-lou. Les étoffes qui viennent des pays étrangers doivent être employées telles qu'elles sont; le gouverneuient s'oppose absolument à ce que les teinturiers exercent sur elles leur industrie. Il est probable f[ue cette prohibition a pour but de favoriser le débit des étoiles fabriquées à LhaSsa.

Les Pé-boun ont le caractère extrèmeuient jovial et enfantin; aux moments de repos, on les voit toujours rire et folâtrer; pendant les heures de travail ils ne cessent jamais de chanter. Leur religion est le bouddhisme indien. Quoiqu'ils ne suivent pas la réforme de Tsong- Kaba, ils sont pleins de respect pour les cérémonies et les pratiques lamanesques. Us ne manquent jamais, aux jours de grande solennité, d'aller se prosterner aux pieds du Bouddha-La et d'offrir leurs adorations au Talé-Lama. »

1. T\RANATHA, p. 280.

2. Foucher, Iconographie bouddhique, 34 39, 182, 184.

3. HoDGsoN a décrit le procédé de fabrication dans un court article : On the Native method of mahing the paper denominated in Hiadu- stan Neixilese, dans Journ. As. Soc. Bengal, I; Trans. Agric. Soc. India, V, réimprimé dans le recueil des Miscellaneous Essays rela- ting to Indian subjects, vol. II, p. 251-254.

ORGANISATION POLITIQLE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 309

l'autre. Dès le vu' siècle, au temps du roi Srong-tsangam- po et de ses premiers successeurs, les pèlerins et les ambassadeurs chinois avaient reconnu et exploré la route. L'anarchie persistante au Népal et au TiJDet la tint ensuite longtemps fermée. Au milieu du xvi' siècle, le roi Malien- dra Mallade Katmandou semble avoir renoué les relations entre les deux pays ; il obtint le privilège de fournir au Tibet l'argent monnayé. Au début du xvii" siècle, le minis tre du roi Laksmî Nara sirpha Malla, BhîmaMalla établit un trafic régulier; il alla en personne à Lhasa et y installa une colonie névare. Les Mallas encouragèrent ces échanges qui profitaient à leur trésor* ; mais les temps troublés qui précédèrent l'occupation Gourkha et la méfiance l)rutale des nouveaux maîtres du Népal arrêtèrent le commerce. Les trafiquants qui résidaient dans les trois capitales s'em- pressèrent de déguerpir. Prithi Narayan essaya en vain de la diplomatie et de l'intimidation pour conserver à sa monnaie la clientèle du Tibet ^ Les négociations, traînées en longueur, aboutirent en 1792, pendant la minorité de Kana Balladur, à la guerre avec le Tibet et avec la Chiue. Déjà les Anglais entraient en lice. La Compagnie, maî- tresse incontestée du commerce de l'Hindoustan depuis l'écrasement de la concurrence française, commençait à se préoccuper des vastes régions presque inexplorées qui s'étendaient au Nord de l'Himalaya, et se préparait à les disputer aux trafiquants russes. Lamission de Kirkpatrick, en 1792, avait pour objet essentiel l'ouverture de rapports commerciaux entre l'Inde britannique et le Tibet par la voie du Népal, et Kirkpatrick, avec sa conscience et son exactitude habituelles, dressa un tableau détaillé des articles importés ou exportés de part et d'autre. Mais la

1. V. sup. p. 172.

2. V. sup. p. 175.

310 LE iNÉl'AL

méfiance obstinée des Gourkhas condamna celte œuvre de statistique à demeurer stérile. Dix ans plus tard, flamil- ton constatait la décadence lamentable du commerce népalais due aux défauts du gouvernement, au manque absolu de crédit, à la faiblesse de la loi et à la fausseté du peuple ; il dressait à son tour une liste des articles d'échange qui se rapportait seulement au passé. La longue dictature de Bhim Sen rendit au INépal l'ordre et la prospérité. De J8I6 à 1831, au témoignage des marchands indigènes, le commerce népalais avait triplé '. L'enchérissement du prix de la vie au Népal dans la même période confirme l'enri- chissement du pays. Entre 1792 et 1816, on avait pour une roupie 25 pattis (84 kilogrammes) de riz; de 1832 à 1835, 5 |)attis seulement (17 kilogrammes); la valeur du riz avait quintuplé daiis ce court espace de temps. La valeur des graines communes : maïs, millet, avait presque décuplé : 1 roupie les 4 mûris (200 kilogrammes) de maïs en 1792- 1816; 1 roupie les 9 pattis (30 kilogrammes) en 1832-35. La valeur de l'argent, comparée à celle du cuivre, montre une diminution de 10 0/0 entre 1816 et 1832'.

A ce moment-là même, Hodgson multipliait ses efforts pour augmenter le mouvement commercial entre l'Inde, le Népal et le Tibet ; il servait en même temps par les inté- rêts de la patrie britannique et les intérêts du Népal qu'il aimait comme une autre patrie. Il espérait que le Népal, enrichi par son commerce, renoncerait à ses ambitions de conquête brutale et reprendrait les traditions paisibles et prospères des Mallas. Du même coup, le marchand russe serait écarté des régions son intluence constituait un danger et une menace. Hodgson condensa les infor- mations qu'il avait recueillies officieusement auprès des

1. Hodgson, The Comînerce of Népal, p. 92.

2. Campbell, Agriculture, p. 107-109.

ORGANISATION FOLlTlOrK, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 311

marchands de Katmandou dans un rapport adressé au Political Secretary en 1831 et qui futpublié en 1857'. Pour en rendre la lecture possible et même aisée aux marchands indigènes de Calcutta, qu'il voulait entraîner à des rapports commerciaux avec le Népal, Hodgson avait de propos déli- béré donné à son mémoire une tournure pratique et popu- laire ; il souhaitait de le publier dans une grande revue pour communiquer au public sa confiance personnelle dans l'avenir du commerce népalais. Il y dressait une compa- raison méthodique enh^e l'itinéraire suivi par les marchan- dises russes et le nouvel itinéraire qui s'offrait aux marchandises de l'Angleterre et de l'Inde, indiquait les précautions à prendre, la nature et la qualité des articles à offrir en vente, et surtout leur répartition en colis d'un poids fixe, susceptibles d'être transportés directement à travers les rudes passes de l'Himalaya sur le dos vigoureux des porteurs tibétains. Enfin, il y avait joint un tableau complet des marcliandises qui avaient passé par le Népal en 1830-1831, dans les deux sens du trafic, avec les prix d'achat et de vente. Pour apprécier l'importance et le mérite de ce travail, il faut se rappeler que Hodgson avait procéder à cette enquête par ses seuls moyens, sans le concours du gouvernement népalais. Les résultats furent magnifiques. En 1831, le total des importations et des exportations du Népal s'élevait à 3 millions de roupies ; en 1891,1e commerce du Népal avec l'Inde britannique seule, à l'exclusion du Tibet, atteignait 33 millions de roupies.

Le commerce avec l'Inde se fait à des marchés situés tout le long de la frontière. Le gouvernement népalais, indif- férent aux questions économiques de hbre-échange ou de protection, ne demande aux douanes qu'un aliment pour

1. Dans [e^Sclcclions from Ihe Records of the Government ofBen- gal, XXVII, 1857. Réimprimé dans les Essaya on the Languages^ etc.. London, 187'j, part H, p. 91-121 : The commerce of Népal.

312 LE NÉPAL

le Trésor ; il perçoit donc sur tous les articles des droits en rapport avec leur valeur pratique; les objets de luxe paient clier, les objets de première nécessité paient peu.

A cbaque marché et sur chacune des routes ouvertes au commerce est établi un poste de douane. Parfois les douanes sont affermées à l'enchère. Les droits perçus varient de marché à marché, mais en verlu d'un tarif connu et autlientique. Sur la roule de Katmandou, un certain nombre d'articles paient un droit 0/0 ad valorem; mais en général, les marchandises paient en raison du poids, de la charge ou du nombre, selon leur caractère.

Les principaux articles d'exportation du Népal sont : le riz, les grains communs (millet, etc.), les graines oléagi- neuses, le ghi (beurre clarifié), les poneys, le bétail, les faucons de chasse, les mainas de volière, le bois de char- pente, l'opium, le musc, le borax, la térébenthine, le caté- chou, le jute, les peaux et fourrures, le gingembre séché, la cannelle, le piment, le safran, les chauris (émouchoirs en queue d'yak).

Les principaux articles d'importation sont: le coton brut, le coton tissé, les cotonnades, les lainages, les châles et couvertures, la flanelle, la soie, le brocart, la broderie, le sucre, les épices, l'indigo, le tabac, la noix d'arec, le vermillon, la laque, les huiles, le sel, les buffles, les mou- tons, les boucs, le cuivre, la verroterie, les glaces, les pierres précieuses, les fusils et la poudre de chasse \

Dans ce mouvement de marchandises, la part des impor- tations et des exportations tibétaines ne peut être précisée, si considérable qu'on doive la supposer. Rien n'est venu s'ajouter depuis 70 ans aux indications réunies par Hodgson; et cependant le commerce entre le Népal et le Tibet a s'accroître considérablement depuis que le traité

1. Ces trois paragraphes sur le commerce avec l'Inde sont à peu près traduits de Humer, Impérial Gazetteer of India, art. Népal, p. 281 sqq.

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de 1856 a donné au Népal le droit d'entretenir un résident {mkîl) à Lhasa et a défini la situation légale des commerçants népalais au Tibet. En 1875, d'après Wright, Lhasa, sur une population totale de 15000 âmes environ, comptait 3 000 Népalais. Les droits de donane sur les marchandises à desti- nation ou en provenance du Tibet sont perçus directement par le gouvernement, et non pas affermés. Chaque charge de porteur, quelle qu'en soit la nature, est soumise à un droit fixe d'une roupie, perçu à la Monnaie de Katmandou ; le porteur reçoit en échange un passeport qui le tient quitte de tout droit jusqu'à la frontière tibétaine.

Les principales exportations du Népal au Tibet sont : les tissus d'Europe, la coutellerie, les perles, le corail, le dia- mant, l'émeraude, l'indigo et l'opium. Les principales im- portations du Tibet au Népal sont: les métaux précieux, le musc, les chauris (queues d'yak), les soies de Chine, les fourrures, le borax, le thé, les drogues.

Le principal profit que le gouvernement népalais tire du commerce avec le Tibet vient des métaux précieux. L'or ou l'argent en arrivant à la frontière est pesé ; le poids dûment enregistré est communiqué aux autorités de la capitale. Le marchand doit alors porter son chargement à la monnaie, oii il est estimé d'après le tarif officiel et payé à l'importateur en roupies népalaises. L'or est ensuite revendu par l'administration à un prix presque double de l'achat. Quant à l'argent, il ne peut sortir du Népal que monnayé, en espèces ; cette conversion obligatoire assure au gouvernement un profit régulier et considérable. Les roupies anglo-indiennes introduites au Népal ne peuvent plus en sortir, malgré les représentations fréquentes du gouvernement du Vice-Roi. Elles se convertissent en rou- pies népalaises; c'est-à-dire qu'au lieu de valoir 16 annas elles ne valent plus au change que 13 annas.

La roupie népalaise n'est, au reste, qu'une. unité de cal-

314 LE NÉPAL

cul; la Monnaie ne frappe que des demi-roupies (mohar) valant 6 annas + 8 pais de la monnaie anglo-indienne. Les subdivisions de la roupie sont au Népall'anna, î^ du double- mohar ; le pais, -r d'anna ; le dam, ^ de pais.

La monnaie de cuivre varie avec les régions : le pais de Butwal ou de Goraklipur vaut 4; de roupie anglo-indienne; lepaisLoliiyanenvautquele j^; l'un et l'autre sont carrés, grossièrement taillés. Le pais de Katmandou est rond, fait à la machine, bien frappé au coin, et vaut -^^ de roupie anglo-indienne '.

1. Pour déterminer la valeur absolue de l'argent et le prix de la vie au Népal, il peut être utile de mettre en regard des indications données dans mes lettres (inf. vol. Il, fin) les informations de date antérieure; on pourra ainsi se rendie compte, au moins approximativement, des changements qui se sont produits au cours d'un siècle.

D'après IIamilton (p. 233), en 1802 « à Katmandou le salaire commun d'un journalier est de 2 annas. Les marchands paient 3 mohars pour chaque porteur de charge depuis Helaura, et 5 mohars depuis Gar Pasara. Le porteur met trois jours de Hetaura, et cinq de Gar Pasara ; mais il doit s'en retourner sans charge; ainsi le salaire est de 4 annas par jour. Pour une rfawfZi (chaise de montagne) de Katmandou à Gar Pasara, les marchands paient 24 mohars. Les charpentiers et les forge-

rons reçoivent 3 annas par jour, les briquetiers 2 annas ; les orfèvres

ont droit à 4 annas pour deux mohars (poids) d"or travaillé; pour l'ar-

gent, ils reçoivent le de la valeur du métal. Pour le cuivre on donne

de 1 à 2 mohars par dharni selon le travail ».

Campbell a donné dans ses « Notes sur l'agriculture » le tableau de quelques salaires et d'un certain nombre d'articles vers 1837.

Par mois de 30 jours, en roupies anglo-indiennes (au cours de 2 fr. 50) :

Briqueliers. Il J 1

Ctiarpenliers. .<; 3 r. 8 a. 6 p. / 3 r. 8 a. 6 y p.

Plâtriers.

V

a- - 17 P

4 r. 11 a. 6 p.

Argentiers. . ./ 4 r. 2 a. 2 p. 3 r. 8 a. 6

ORGAiMSATlON POLITIQUE, JUDICIAIRE, ÉCONOMIQUE 315

4 r. 2 a. 2 - p. Forgerons . .' 3 r. 8 a. G ^ p Tailleurs.. . .^ 3 r.

[ 2 r. 3 a. o p.

11 a. 6 '

Ouvriers

Peintres. . . .'4 r. 2 a. '2 ^ p. des champs. . J'i r.

3 r. S a. 6 - p.

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L'échelle des prix coi'res[)on(l h la qualité du travail.

Domestiques: Kliidmatgar (intendant) 3 r. 4 a. 7 p. Jardinier

principal : 2 r. 3 a. 8 p. ; aide : 1 r. 15 a. 9 p. ; balayeur : 2 l'oupies.

Denrées et divers articles domestiques: poulets, 1 rou|)ie les 6; canards, 1 roupie les 3; reut'sde poule. I roupie les 100; (rufs do canard, 1 roupie les 60. Mouton : de 1 à 3 roupies pièce; boucs, de 1 à 12 rou- pies pièce; buffles, de 4 à 36 roupies pièce; vaches, de 6 à 12 roupies pièce; taureaux, de 4 à 10 roupies pièce. Esclaves mâles, adultes, 80 rou- pies ; enfants, 40 roupies. Esclaves femmes, adultes, 100 roupies ; enfants, 50 roupies.

J'ai donné plus haut (p. 310) le prix de quelques céréales.

LES DIVINITÉS LOCALES

La vallée du Népal, dessinée en ellipse régulière, met ses deux foyers au service de ses deux cultes. Vers l'Ouest, la colline de Syambunalh {Svai/amôhâ Ndtha)^ consacrée au Bouddha primordial [Adi-Buddlia] porte Fempreinte des Bouddhas historiques et légendaires; son sanctuaire antique, auquel la tradition associe le sou- venir du grand monarque Açoka, fascine la piété des Névars, et des Tibétains voisins, et des Mongols, et des Kalmouks, et des Kirghizes, et des Bouriates, et des Mandchous, et des Chinois. Vers l'Est, le plateau de l'Anti- lope [Mryasthafî] mire dans les eaux vives de la Bagmali un monde de chapelles et de temples, dressés, enrichis, restaurés, installés à l'envi par tous les rois du Népal, et consacrés à la gloire de Çiva sous le vocable de Paçupali. Le dieu, servi par des brahmanes, reçoit chaque année les hommages empressés des pèlerins accourus de l'Inde orthodoxe, mêmes des régions lointaines du Sud. Entre Paçupati et le Bouddha se déroule une innombrable variété de cultes, d'autels, de dieux, de saints, de légendes et de traditions qui relient graduellement le brahmane au bonze.

C'est le trait capital, et qui déroute si souvent l'Euro-

LES DIVINITÉS LOCALES 317

péen. Héritiers de la logique grecque et du monothéisme juif, nous appliquons d'instinct aux croyances religieuses le principe de contradiction ; dieux et dévots se classent à nosyeux en groupes fermés, exclusifsjusqu'à l'antagonisme. Des statisticiens, sérieux à en mourir de rire, calculent le total des Bouddhistes, des Confucéens, des Shintoïstes. Un Hindou, un Chinois, un Japonais n'arriveraient pas aies comprendre ; celte rigueur des ruhriques ne répond à rien danslExtrême-Orient. L'homme, en présence de la nature, y sent confusément une multitude infinie de forces prêtes à s'exercer aux dépens de sa faiblesse; son panthéon, toujours ouvert, a toujours place pour de nouveaux hôtes. Le prêtre nest pas un médecin d'àmes, c'est un spécia- liste de rites; comme le dieu qu'il sert, il a son ressort de compétence oii il excelle, et laisse volontiers le champ libre aux voisins. Le culte des saints de l'Eglise catholique offre en Occident un phénomène du même genre, mais inférieur de degré. Et comme l'Église peut s'enrichir indéfiniment de nouveaux saints, l'Inde peut s'enrichir de nouveaux dieux. La doctrine des avatars permet d'intro- duire un peu d'ordre dans la confusion de ce polythéisme luxuriant. Le Bouddha, qui passa longtemps pour une sorte d'Antéchrist brahmanique, a fini cependant par prendre rang dans les dix avatars totaux de Visnu. Obligé de céder aux exigences de l'opinion, le brahmane se vengea par l'exégèse ; il enseigna que Visnu avait pris la forme du Boud- dha pour éprouver les vrais fidèles en prêchant l'erreur! D'autres docteurs, plus loyaux ou moins malveillants, assignèrent à l'avatar une raison plus respectable, et plus conforme à l'histoire : Visnu, sous l'avatar du Bouddha, serait venu prêcher l'horreur des sacrifices sanglants, recommandés par le rituel védique.

La controverse entre les deux interprétations s'est depuis longtemps déjà éteinte dans l'hide, le Bouddha n'a plus

318 LE NÉPAL

de dévots. Au Népal le houcldliisme survit encore, le brahmane a pactiser, comme il avait fait jadis sur le domaine hindou.

Le Nepdla-màJiàimya, fluide du pèlerin bralimanique au Népal, enseigne par la bouche de Pàrvatî, l'épouse de Çiva, que « dans ce pays incomparable, adorerle Bouddha, c'est adorer Çiva » et il prescrit expressément des rites en l'honneur du Bouddha « qui est une forme de Yisnu ». Cela n'est point une simple manœuvre de politique ou d'intérêt sacerdotal. Le Bouddha, si odieux qu'il puisse être, reste aménager comme un pouvoir efficace. Un pandit de Béna- rès, à qui je montrais avec surprise ce passage du Népâia- mâhûtmya, se contenta de me répondre : « C'est que le Bouddha est puissant là-bas ! {taira Biiddhah prabhavati) >■>. Un pandit d'origine bengahe, établi au Népal et pen- sionné par le maharaja, m'annonçait en ces termes l'envoi d'un manuscrit bouddhique que je demaudais: « Par la faveur du Bouddha vous vous êtes adressé à moi ; par la faveur de Paçupati, j'ai trouvé {yad bhavatàm Duddhaprasâdùd ahhïslam, tan maya Paçupatiprasddùl lab- dham). » Hamilton rapporte' qu'à Syambunath, lors de sa première visite, les cipayes hindous qui l'escortaient allèrent dévotement offrir des fleurs et de l'eau consacrée aux nombreuses images qui décorent la colline. Un brah- mane plus instruit, qui servait de secrétaire à Hamilton, les avertit de leur méprise ; c'était le Bouddha qu'ils ado- raient, le Bouddha dont ils avaient appris à détester le nom. Tous se sentirent accablés de honte. Mais un vieux havildar (sergent) qui les commandait se rappela par bon- heur que dans une de ses campagnes, en marchant sur Bom- bay, son régiment avait souvent rencontré le même dieu, l'avait pieusement adoré, et ces dévotions avaient abouti à

1. IIamii.to>, p. 34.

LES DIVINITÉS LOCALES 319

une victoire. Les cipayes, tout brahmanes qu'ils étaient, ne regrettèrent plus leur pùjd (culte) ; le Bouddha était décidément un personnage d'importance.

11 serait aisé de multiplier les exemples de cette tendance à l'adoration sans frein, lil)re de système et de théorie ; il suffit d'en avoir averti avant de passer à l'examen des cultes népalais. Une classification rigide qui répartirait les divinités sous les rubriques simplistes de Bouddhisme, de Çivaïsme, de Yichnouisme, serait un pur non-sens; les mêmes dieux, à des titres et des rangs difféi-ents, appar- tiennent la plupart en commun aux diverses églises: telle cette idole, adorée dans un temple le long du Tundi Khel, que les Gourkhas vénèrent comme Mahàkàla, tandis que les Bouddhistes y saluent Padmapâni qui porte sur sa tiare l'image d'Amitâbha'.

Cependant, sur le domaine religieux aussi, la conquête gourkha tend à rompre au profit du bralmianisme l'équi- libre longtemps maintenu. Les rois Névars, et même les descendants de Harisimha deva, partageaient leurs faveurs entre les temples, les dieux, les prêtres des Bouddhistes et des Hindouistes. Les plus pieux, comme Siddhi Xarasi- niha de l^atan, qui disparut mystérieusement en odeur de sainteté brahmanique, confondaient dans un même zèle les deux croyances. Le Gourkha, imbu des préjugés de la plaine ou qui affecte de l'être, tientle bouddhismeàl'écart; par prudence politique autant que par méfiance supersti- tieuse, il se garde de violences et de brutalités. 11 permet à la dévotion des lamas d'entretenir et de restaurer les vieux temples de Budbnath et de Syambunath ; mais il réserve ses dons et ses subventions aux temples, aux céré- monies, aux fêtes des brahmanes. Sous l'influence des nouveaux maîtres, le vieil hindouisme népalais se sépare

1. Cf. Oldfif.ld, I, 110 elll. 285; et voir ci-dossus, p. 305.

320 LE NÉPAL

rapidement des éléments bouddhiques ; le bouddhisme dis- gracié, affaibli, multiplie ses emprunts à l'hindouisme pour renouer et resserrer les liens qui se relâchent, et se laisse glisser dans l'hindouisme par crainte d'en être rejeté. Un siècle et demi du régime gourkha porte déjà ses fruits.

Et cependant, à la veille même de la conquête, la dis- tinction des deux églises, si tranchée aujourd'hui, échap- pait encore au regard intéressé des missionnaires capucins. Les informateurs de Georgi marquaient bien que les bouddhistes dominaient à Patan, et les brahmanes à Bliat- gaon; mais leur appréciation n'avait trait qu'au choix des prêtres, Brahmaues ou Banras, selon le cas. L'auteur des Notizie Laconiclie, Constantin d'Ascoli, décrit tout le pan- théon du Népal en un seul bloc: Manjuçrî (Bissôchtma), les Huit Mères, Brahma, Visnu, Çiva, Ganeça, Bhavânî, Nârâyana, Garuda, Hanumat, Agni, Bhagavatî, rsîlakantha, Matsyendra Nâtha (Boglia), Buddlia, Bhairava,Mahâdeva, Bhriigin, les formes de Kâlî, Bhîmasena, Laksmî, dieux et personnages venus de tous les points de l'horizon religieux s'y coudoient pêle-mêle, dans une confusion qui exprime fidèlement la réalité.

Les Nâgas. Les doyens du personnel religieux au Népal sont probablement les Nâgas, les serpents divinisés qui vivent dans les profondeurs de la terre, gardiens des trésors que le sol recèle, et qui seuls connaissent le berceau mystérieux des eaux, purifiantes et fécondantes, des eaux du ciel comme des eaux souterraines. Les Tibétains donnent encore au Népal le nom de Nâga-dvîpa [Rin-pu-chei glhi) « le Pays des Joyaux ». Les traditions locales sont unanimes à rapporter qu'un étang occupaitjadis la place de la vallée : c'était l'Étang des Nâgas, Nâga-hrada, ou l'habitat des Nâgas, Nâga-vâsa. Mais une intervention miraculeuse (Manjuçrî, ou Visnu, ou l'un et l'autre) ouvrit entre les montagnes du Sud une brèche, et l'eau s'écoula entraîuant

LES DIVINITÉS LOCALES 32i

les Nâgas. Un seul d'entre eux, Karkotaka, consentit à res- ter ; il accepta de résider dans nn étang situé vers l'extré- mité S.-O. de la vallée, passé Chaubahal, et qui reçut le nom de Tau-dahàn ou Tau-dali, le Grand Étang (en sanscrit Âdhàra) ; c'est qu'en vertu d'un pacte conclu plus tard avec Indra, il a mis de côté et garde en dépôt le quart des richesse reconquises sur Dânâsura, le démon puissant qui les avait dérobées jadis au maître du ciel. La légende n'est pas un vain conte ; tout le Népal y croit encore, comme à toutes les histoires de trésors cachés, et le sceptique Jang Bahadur lui-même entreprit des travaux d'assèchement, dans l'espoir de mettre la main sur ces richesses fabuleuses.

Le Népal ne change guère. Déjà vers 050 l'ambassa- deur chinois Wang Hiuen-ts'e, traversant le pays, enten- dait conter par le roi Narendra deva en personne, nne tentative identique : on avait vu paraître au fond d'un étang un coffret d'or ; on travailla à le hàler hors de la bourbe, mais sans réussir; et danslanuit une voix surna- turelle dit : « Ici est le diadème de Maitreya Bouddha ; les créatures ne peuvent assurément pas l'obtenir, car le Nàga du feu le garde' ». Comment douter, au reste, de l'exis- tence du trésor, puisqu'un témoin oculaire, et même un oculiste, l'a constatée de visu il y a cinq siècles seule- ment. Sous le règne de Harisimha deva, Karkolaka, tra- vesti en brahmane, aborda poliment un vaidya (médecin) qui allait faire ses ablutions et le pria de visiter sa femme malade. Le vaidya accepte; le faux brahmane l'emmène au bord du Tau-dah, l'invite à fermer les yeux et à sauter; l'eau se referme sur eux ; les voilà dans le palais souter- rain du Nàga. « Les murs étaient d'or, les fenêtres de dia- mant, la charpente de saphirs, les piliers de topazes enri-

1. Missions de 'Wang Hiuen-ls'c, IVagni. IV et noie afférente, p. 85.

2i

322 LE NÉPAL

chies de rubis ; les joyaux inciuslés sur la lète des Nâgas répandaient une lumière éclatante. L'épouse de Karko- taka était assise sur un trône de joyaux, abrilée sous un triple parasol de diamants. » Le vaidya, heureusement, portait sur lui ses drogues ; il examina les yeux do la reine, y appliqua un collyre et le mal fut aussitôt guéri. Ilari- simha deva combla d'honneurs le médecin qui s'était distin- gué par cette cure merveilleuse'.

Depuis longtemps, Karkolaka a cessé d'être le seul Nâga du Népal; ses confrères expulsés sont revenus suc- cessivement, à la faveur des circonstances, l'y rejoindre. Leur légende et leur culte sont étroitement associés à la légende et au culte de iVlatsyendra Nâtlia, le dieu le plus populaire du Népal. C'est eux qu'on invoque dans les années de sécheresse conformément aux rites enseignés jadis au roi Gunakâma deva par le maître des mystères Çàntikara Âcârya. La légende distingue ce Gunakâma deva des rois du même nom qui appartiennent à la dynastie Sûryavamçi et à la dynastie Thâkuri. Elle le reporte aux temps fabuleux, dans l'âge Dvâpara qui a précédé l'âge actuel. Cependant tout porte à croire qu'il s'agit en fait de Gunakâma deva II, qui joue un grand rôle dans l'organi- sation de la religion népalaise, et qui portait une dévotion particulière au Nâga Vâsuki.

Le Népal souffrait depuis sept ans de la sécheresse, et toutesles prières demeuraient sans effet. Le roi euti^ecours à Çàntikara, qui traça avec un accompagnement de rites magiques un lotus à huit pétales, oi^i il versa l'or et les perles en poudre; il y représenta l'image des neuf grands Nâgas et les invita par des charmes efficacesàs'y installer. Varuna, le dieu védique des eaux, converti en Nâga, vint s'asseoir au centre, tout blanc, avec sept chaperons de

L Yamç., p. 178 sqq.

LliS DIVINITÉS LOCALES 323

pierreries, un lotus et un joyau dans les mains ; à l'Est, Ananta, bleu sombre; au Sud, Padmaka, couleur lige de lotus, avec cinq chaperons; à l'Ouest, Taksaka, au teint de safran, avec neuf chaperons; au Nord, Vâsuki, verdàtre, avec sept chaperons ; au Sud-Ouest, Çankhapàla, jaunâtre; au Nord-Ouest, Kulika, blanc, avec trente chaperons; au Nord-Est, Mahàpadma, couleur d'or. Seule, l'image du Sud-Est, bleue, avec un buste d'homme et une queue de serpent, restait inanimée : Karkotaka, honteux de sa diffor- mité, se dérobait à l'action menaçante des charmes et pré- férait encourir une mort certaine plutôt que de paraître en personne.

Sur les conseils de Çântikara, le roi Gunakâma s'en alla le relancer dans sa retraite, et devant ses refus opiniâtres, l'emmena de force en le traînant par les cheveux. Les neuf Nâgas réunis, Çântikara les célèbre et les implore, et les Nâgas lui révèlent la recette triomphante contre la sécheresse; il faut, avec le sang des Nâgas, peindre leur image sur une toile. Et ils lui offrent leur propre sang pour servir de couleur. L'enchanteur suit leurs indications. Aussitôt le ciel s'assombrit, se charge de nuages, et la pluie se met à tomber par la vertu du rite Nâga-sâdhana. C'est encore à cet enchantement que Visnu Malla, roi de Palan, eut recours pour combattre la sécheresse vers 1730, quand les Capucins étaient au Népal. « SarvânandaPandita célébra le Nâga-sâdhana, et ensuite la pluie tomba. » Et le remède n'a rien perdu de son crédit ; il s'emploie encore aujourd'hui.

Après Karkotaka, Vâsuki est le plus populaire des Nâgas au Népal. Son culte est particulièrement associé à celui de Paçupati, qu'il est chargé de défendre. Sous Prâtapa JMalla de Katmandou (xvir siècle), un Nâga de Chaubahal remonta la Bagmati jusqu'au temple de Paçupati, gonfla les eaux, pénétra par une rigole dans l'intérieur du temple

324 LE NÉPAL

et poussa l'insolence jusqu'à dérober le grain merveilleux de rudrâksa qu'un Sâlmî (huilier) de Banepa avait offert à Paçupali en 1302. Mais le Nâga avait compté sans Vâsuki, son souverain ; Vâsuki sauta dans la rivière, tua le Nàga et rapporta le grain de rudrâksa. Pour récompenser le puissant Nâga qui avait si bien réparé les dommages de l'inondation, le roi, sur les conseils de son directeur brah- manique, réédifia le temple de Vâsuki avec une toiture neuve; « et depuis ce temps-là, par la faveur de Vâsuki, les Nâgas n'ont plus fait d'acte de violence ». C'est également à la protection de Vâsuki que Katmandu doit un double privilège : jamais de vols; jamais de morsures de serpent. Le deruier des Thàkuris, Jayakâma deva a obtenu ce résultat merveilleux en « restaurant » le culte de Vâsuki et en lui offrant des instruments de musique.

légende du Nâga Taksaka, imaginée sans doute pour expliquer l'image adorée à Changu Narayan sous le nom de Hari-hari-vâhana, semble placer les Nâgas sous le patro- nage des dieux bouddhiques, et déprécier à leur profit les divinités de l'hindouisme. Taksaka, venu pour faire péni- tence à Gokarna, près de Paçupati, est attaqué par Garuda, la monture de Visnu ; cet implacable ennemi des Nâgas veut profiter de la faiblesse les austérités ont réduit son adversaire. Taksaka, cependant, aie dessus; Visnu accourt à l'aide de son oiseau, brandit contre le Nâga son disque terrible, quand Avalokiteçvara s'empresse de secourir le Nâga et bondit de Sukhavatî sur les épaules de Visnu ; la paix est conclue entre les deux parties, et Taksaka s'en- roule amicalement au col de Garuda. L'image de Changu Narayan montre en effet Lokeçvara porté sur Visnu (Hari), monture (Vâhana) ordinaire de Lokeçvara'. Mais Changu Narayan évoque aussi des relations moins cordiales

1. Vamç., 95.

LES DIVINITÉS LOCALES 325

entre les jNâgas et le panthéon bouddhique. La colline que couronne le temple est une métamorphose du Bodhisattva Samanta-Bhadra ; le divin personnage a, sur Tordre de Lokeçvara, pris cette forme pour maintenir sous la masse des roches le Nâga Kulika, qui manquail de respect aux lieux saints du Népal'.

En réalité, lesNâgas n'appartiennent ni au bouddhisme, ni à aucune des branches de l'hindouisme ; ils sont nés avant tous les dieux de ces panthéons, avant l'arrivée du premier brahmane dans l'Inde, de la terreur supersti- tieuse qu'inspirait le reptile à l'aborigène ; leur puissance évidente, manifestée par d'innombrables victimes, les im- posa à l'adoration des conquérants aryens. Le vieux brah- manisme et tous ses rejetons, reconnus ou désavoués, orga- nisèrent un rituel en l'honneur des Nâgas. Le bouddhisme du Grand Véhicule, qui absorba les cultes populaires de l'Inde et des barbares voisins, accorde aux Nâgas un rang éminent; ses textes sacrés rappellent et glorifient fré- quemment les Nâgas, et la pieuse énuméralion des plus puissants d'entre eux remplit souvent de longues pages. L'hindouisme contemporain n'est pas moins anxieux de désarmer et d'apaiser, par des prières et des cérémonies régulières, la sourde hostilité des serpents divins.^

Les Tirthas. Le culte des Tirthas, des gués sacrés, adopté par toutes les religions de l'Inde, est encore un hommage rendu aux serpents : c'est le serpent caché sous les eaux qu'on adore ; c'est lui qui dispense les faveurs spéciales attachées à chacun des Tirthas. Le Népal, situé au cœur des montagnes, est plein de Tirthas; il n'est pas de rivière, de ruisseau, de source, d'humble filet d'eau qui

1. Yaviç., 94.

2. V. en particulier James Fergusson : Tree and sevpenl icorship... in India, London, 1873 (2^ éd.) et Wintermtz, Der Sarpabali, ein altindischev Sclilangcncull, Wicn, 1888.

326

LE NEPAL

n'ait sa légende, son Nâga el ses avantages propres. Mais les meilleurs des Tîrthas sont situés aux confluents des rivières, au point oii deux cours d'eau unissent leurs vertus spéciales. Le confluent, au reste, n'a pas besoin d'être apparent. L'Hindou ne se soucie pas de vérifier par les sens les données du raisonnement ou delà foi ; comme il admet, en dépit de l'évidence, les éclipses imaginaires qui naissent d'une astronomie erronée, il admet aussi sans sourcillerdes communications souterraines entre les cours d'eau les plus éloignés. Le Svayambhû-purâna des Bouddhistes, le Paçupati-purâna des Çivaïtes et le Nepâla-mâhâtmya des hindouistes donnent une nomenclature à peu près iden- tique des grands tîrthas ; seuls les récits merveilleux desti- nés à en attester l'efficacité varient des uns aux autres. Ce sont: Le Punya-tîrtha, au confluent de la Vâgmatî (Bag- mati) et de son premier alTluent dans la vallée, auprès du sanctuaire de Gokarna. Le Nâga Baktànga y réside. Le Çànta-tîrtha, au confluent delaVâgmatî et du Mâra- dâraka, un mince ruisselet, auprès de Paçupati, guérit les maladies. Le Çamkara-tîrtha (ou Kalyâna") au confluent de la Vâgmatî et de laManimatî (Mani-rohinî, Hohinî, Mano- harâ), donne la santé et la paix (Le Paç. p. l'appelle Indra- mârga ou Çakra-mârga parce qu'il fait arriver au monde d'Indra). Le Râja-tîrtha, au confluent de la Vâgmatî et de la Hudramatî (Rudradhârâ ou Bâja-maiîjarî) donne la santé et le pouvoir royal. Le Manoratha-tîrtha, au con- fluent de la Visnumatî (Visnupadî, Paç. p. ; Keçavatî, Si\ p.) et d'un sous-affluent, laVimalâvatî; le grand Nâga Kar- bura-kuliça y réside; il donne de riches vêtements. Le iNirmala-tîrtha, au confluent de la Visnumatî et d'un sous- affluent, la Bhadrâ (Bhadramatî), au pied de Syambunath; le Nâga Upanâlaka y réside ; il détruit les péchés. Le Nidhi- tîrtha (Nidhâna") au confluent de la Visnumatî et d'un autre sous-affluent, la Suvarnavatî, tout près du Manoratha-

LES DIVINITÉS LOCALES 327

tîrtha;les deux Nâgas inséparables, Nanda et Upananda, y résident ; ils donnent la richesse et les moissons abon- dantes. — Le Jâàna-lîrtha, au confluent de la Visnumalî et d'un sous-aftluent, la Pàpa-nâcinî ; le Nàga Çvetaçubhra y réside ; il donne le bonheur. Le Cintàmani-tnlha, au confluent de la Vâgmati et de la Visnumatî, est le plus excellent de tous ; outre ces deux rivières, la Trinité des eaux sacrées : (iangà, Yamunà, Sarasvatî se rend au même confluent par des voies souterraines, qu'ont reconnues les dévots inspirés; aussi ce tîrlha porte-t-illenom magnifique de Panca-nadî,les cinq rivières. C'est Varunalui-même qui y réside ; il donne l'accomplissement de tous les désirs. Le Pramodaka-tîrtha, au confluent de la Vàgmatî et de la Hatnavatî ; le Nàga Padma y réside ; il donne l'amour et la jouissance. Le Sulaksana-tîrtha, au confluent de la Vàgmatî et de la Càrumafî; il donne la fortune. Le Jaya-tîrtha, au confluent de la Vàgmatî et de laPrabhàvali, donne la richesse, la beauté et l'anéantissement des ennemis.

La liste déjà longue des grands tîrthas comporte un appendice presque inépuisable de tîrthas secondaires qui ne sont guère moins avantageux, mais à condition de choisir le bon moment. Telle la passe de la Vàgmatî (Dvàraou Darî), par oii la rivière pénètre dans la vallée; c'est une femelle de Nàga, Sundarî, qui y préside, et elle comble tous les vœux. Tel encore rAnanta-tîrtha, qui le jour de la Kumbha-Samkrànti (entrée du soleil dans le signe du Verseau) enrichit ses adorateurs. Tel le Mâtâ- lîrlha qui, le du mois vaiçâkha, fait arriver directement aux morts les offrandes des vivants ; témoin l'aventure du berger qui jadis, accablé de chagrin après la perte de sa mère, lança dans l'étang au jour prescrit une boulette de ri/, et qui vit à travers l'eau sa mère étendre les bras pour ralfra[)er. Le lîrthadc Vàgîçvara mérite encore d'être

328 LE NÉPAL

signalé pour les souvenirs qui s'y ratlachent. Les Boud- dhistes le placent sous le patronage de Mafijuçrî qui porte souvent en effet le nom de Vâgîçvara « Seigneur de la voix ». Mais l'hindouisme a une autre légende pour inter- préter ce nom : Vâlmîki vivait sur les bords de la Tamasâ (Tons), affluent méridional du Gange, quand il eut la révé- lation de la poésie; avant de commencer à chanter le r^àmâyana, il s'adressa à Nàrada, messager ofliciel entre le ciel et la terre, pour connaître l'endroit sacré digne d'être le berceau d'un poème aussi pur. Nârada lui indiqua, au Nord de la colline de Changu-Narayan (Dolâ-giri) le confluent des deux bras de la Vîrabhadrâ. Vâlmîivi s'y rendit, chanta son œuvre, et pria la Tamasâ de lui apporter aussi par un chemin caché ses eaux familières. La Tamasâ répondit à l'appel du saint, et depuis elle continue h suivre la même voie. Quant à Vâlmîlvi, le Râmâyana terminé, il offrit le sacrifice du vâjapeya, monta sur le Navanâdî maya pour y ériger un linga commémoratif, puis il retourna à son ermitage de rHindoustan(7V6'/>, ?nd/f. III).

Au Sud-Est de la vallée, au pied du mont Phulcliôi<, c'est la Godàvarî, la rivière du Dekkhan, qui vient sanctifier le Népal de ses eaux lointaines. La déesse Vasundharâ, la Terre-aux-Trésors, révéla elle-même ce mystère dès les âges lointains ; une démonstration éclalanle, irréfutable, en fut donnée sous le règne de Nimisa, le premier des Soma- vamçis. Un yogi qui avait eu tout son attirail religieux em- porté parles flots delà Godàvarî, dans le Dekkhan, rehouva son chapelet, son bâton, son sac, sa gourde, sa peau de tigre et sabaUe de cendres intacts au iîrlha du Népal.

Au Nord-Ouest de la vallée, dans un site symétrique à Godàvarî, au pied du mont Nagarjun, c'est la Triçùla-Gan- dakî (Tirsul Gandak) voisine qui s'est manifestée par delà la montagne. LaTirsul Gandak n'est pas une rivière banale ; elle est fille du trident de Çiva. Jadis le dieu, le gosier brûlant

LES DIVINITÉS LOCALES 329

d'avoir avalé le poison qui menaçait de détruire l'univers, alla sur rilimalaya se plonger dans les eaux glaciales d'un lac ; c'est que ses dévots vont l'adorer de loin, à travers l'onde, dans une image miraculeuse, et c'est que laTir- sul Gandak jaillit en trois cascades. Séparée par une rangée de collines du Népal sacré, elle détourne du moins une partie de ses eaux pour y alimenter les fontaines de Bâlajî.

Les RIVIÈRES. Les rivières du Népal sont dignes de frayer en si glorieuse compagnie. La Vâgmatî ou Vâg- vatî (Bagmati) ne doit pas son nom, comme on pourrait le croire, au murmure de ses eaux: Elle est née, blanche comme le rire, de la bouche même (vacana) de Çiva, au moment il contem|»lait les pénitences de Prahlâda, fils d'un démon [Nep. mdh. VU ; Pag. p. 1) ; d'après un autre récit, quand Çiva s'était transformé en antilope pour dépis- ter les dieux, la Vâgmatî sortit d'une des cornes de l'ani- mal divin [ISep. mdh. 1). Pour les Bouddhistes, c'est l'eau même du Gange qui jaillit du rocher frappé par le Boud- dha Krakucchanda, quand il cherchait une source afin de baptiser de nouveaux moines [Vamç. 80), ou bien encore ses premières gouttes sont tombées des doigts des Tathâgatas, par le pouvoir surhumain de Vajrasattva [Si', p. IV). Son principal affluent, la Visnumatî (Bilsnu- mati) doit s'appeler plus correctement la Visnu-padî [Paç. p. XX), car elle naît comme le Gange du pied de Visnu. Les Bouddhistes l'appellent Keçavatî, parce qu'elle a tiré son origine des chevelures rasées, quand Krakucchanda ordonna les moines népalais {Sv. p. IV; Vamç. 81). La .Manimatî (.Mani-rohinî, Manoharà, Manhaura), descendue du mont Manicûda (Manichur) est en rapport d'origine avec le fameux prince Manicûda: ce héros de la charité boud- dhique n'hésita pas, par esprit de sacrifice, à arracher de sa tète un joyau sans |)areil que la nature y avait incrusté ;

330 LE NÉPAL

la rivière jaillit soit sur la scène d'un si haut fait, soit de la pierrerie même {Sv. p. TV). La légende est si popu- laire que Thindouisme l'a respectée; le Nepâla-màhàlmya brahmanifpie donne encore le Bouddha pour parrain au ruisseau : Ouand il nppril la sainte métamorphose de Çiva en antilope, Jauardana (Visnu) sous la forme du Boud- dha arriva du pays de Saurâstra (Kathiavar) et pratiqua des mortifications sur le mont Mani-dhâtu (mine de pier- reries) ; comme il y pratiquait avec ferveur la pénitence brûlante des cinq feux (quatre aux points cardinaux, et le soleil au zénith), la rivière Manivalî sortit de sa sueur ascétique [Nep. mâh. /). La Hanumad rappelle le singe épique Hanumat, allié de Râma, qui vint chercher dans l'Himalaya des plantes magiques destinées à ranimer le héros évanoui; Hanumat, pressé, prit la montagne avec les plantes qu'elle portait et s'arrêta un instant pour reprendre haleine, avant de continuer sa course vers le Sud, sur les bords de la petite rivière {Nep. mâh. III). La Ratnâvatî (Balliu) fut créée par le Nâga Karkotaka pour écouler les trésors d'Indra reconquis sur l'Asura Dâna. La Prabhâvatî porte le nom d'une héroïne de la légende amoureuse, associée au culte de Yisnu-Krsna.

Les divinités bouddhiques. Le bouddhisme du rsépal admet le panthéon et le pandémonium communs aux écoles du Grand Véhicule, grossis encore des créations monstrueuses dues à la secte des Tantras, et d'emprunts directs à l'hindouisme. Deux personnages toutefois donnent au culte de la vallée une physionomie locale: Mafijuçrî et Matsyendra Nâtha.

Manjuçrî. Maùjuçri est le véritable créateur du i\é- pal. Avant lui, un lac remplissait et couvrait la vallée entière. Le Bouddha Vipaçyin, qui en avait prévu les ma- gnifiques destinées, s'était rendu en pèlerin au bord du lac et avait lancé dans les eaux une graine de lotus. Au

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cours des temps, la graine germa; il en sortit une fleur de lotus merveilleuse, qui s'épanouit au milieu du lac, grande comme une roue de char, avec dix mille pétales d'or, et des diamants dessus, et des perles dessous, et des rubis au milieu; le pollen était de pierreries, les élamines d'or.

Un des quatre stupas d'Açoka à Patan (stùpa du Nord).

et les pistils de lapis-la/.uli ; une flamme s'élevait de la corolle, plus pure et i)lus spendide que les rayons du soleil; c'était Âdi-Buddha, le Bouddha primordial, qui se manifestait immédiatement, sans symbole ni emblème, dans son essence môme. Le Bodhisattva Maùjuçri, qui possède la perfection de la science, connut qu'un Svaijam-

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hhiV, une manifestation spontanée de la divinité, s'était pro- duit au Népal ; il demeurait alors au delà du pays de Cîna, dans lacoiilrée delà Grande-Chine (MahâCîna) qu'entoure une septuple muraille': sur la montagne des Cinq-Sommets (Pafua-çîrsa parvata). Cette monlai;ne merveilleuse avait un sommet de diamant, un de saphir, un d'émeraude. un de rubis, un de lapis-lazuli. Mafijuçrî se mit en route, accompagné de ses deux épouses (Kecinî et Upakeçinî, ou Varadà et Moksadâ, ou encore Laksmî et Sarasvatî) et d'une multitude de disciples dévots. 11 pénétra par le Nord- Est dans le cirque de montagnes qui emprisonnait le lac, s'arrêta trois nuits en contemplation sur le Mahâ-mandapa (une avancée du mont Mahadeo-Pokhri), installa sa pre-

1. Le Cachemire aussi possède un Svayambhù, la divinité se mani- feste par la flamme :

Svayambhûr yatra hulabhug bhuvo garbhât saminimisan

Râja-tar. I, v. 34.

I^a localité, désignée dans Tusage courant sous le nom de Sayam. est le théâtre de phénomènes volcaniques qui se produisent par intervalles. En certaines années, le sol laisse échapper dime cavité rougeàtre des vapeurs qui sont assez chaudes pour bouillir les offrandes funéraires que les pèlerins y placent (Stein, trad. de la Ràj. tar., note sur 1, 34.)

L'auteur du Svayambhû-P. rapproche lui-même les deux pays :

Kâçmire ca yathà santi tathà ca tatra mandale.

Sv. P. IV, p. 2i8.

2. Le Svayambhù-P. décrit deux fois la Chine (éd. B\bJ. Ind., III, p. I *8 et IV, p. 2t8), en traits bien vagues sans doute, mais qui mon- trent du moins à quel point la Chine éblouissait ses lointains vassaux. « Le pays de Cina est entouré par l'Océan ; c'est un océan peu profond qui l'entoure... Il est aux confins du Népal (cor.: Nepâlàbhyan- tare sthâne), il y a beaucoup de montagnes, et des villages, et des pro- vinces, et des royaumes de toute sorte, et des villes, et des cités, et des champs, et des marchés; est la capitale impériale de tous les royau- mes », IK, p. I'i8. Et dans l'autre passage, le Népal est comparé à la Chine.

yathâ Cina eva deçe œn\ ainsi) tathâ Nepàlamandalarn

« parce qu'on y cultive toutes les sciences et toutes les connaissances, qu'il s'y trouve des laboureurs et des marchands de toute profession ».

LES DIVINITÉS LOCALES 333

mière épouse sur le Phiilocclia (Phulchok, au S.-E.), la seconde au Dhyànocclia (Champadevi, contrefort duChan- dragiri, au S.), et accomplit respectueusement le tour du lac en présentant le liane droit à Svayambliù. Une révéla- tion lui apprit alors la tache tpii lui était réservée. Il devait d'un coup de son glaive irrésistible qui brille dans sa main comme un sourire de la lune iCandra-hâsa) tailler une brèche dans la barrière montagneuse, ouvrir un écoule- ment aux eaux et frayer un chemin vers Svayambhù. 11 exécuta les ordres divins, et par la Brèclie-du-Sabre (Kot- var) la Bagmati affranchie entraîna les eaux du lac, avec les Nâgas et les monstres qui le peuplaient. Sur le fond du lac, apparent désormais, rampait la tige du lotus qui portait Svayambhù sur sa tleur précieuse ; Maùjucrî s'ap- procha pieusement de la racine, entendit à Fentour le murmure mystérieux d'une source, s'inclina, adora, et Guhyeçvarî, la Maîtresse des Arcanes, se manifesta devant lui. Il éleva deux sanctuaires à la gloire des deux divinités souveraines, et s'établit à côté de Svayambhù, sur une selle de terrain les Névars vénèrent encore l'empreinte de ses pieds sacrés, reconnaissable aux yeux qui la décorent. Il bâtit une ville entre la Bagmati et la Bitsnumati, sur l'emplacement que couvre en partie Katmandou ; du reste, l'héritière moderne de Manju-Pattana, la capitale de Maûjuçrî, se glorifie de reproduire dans ses grandes lignes le glaive de Manjuçrî. Puis, son œuvre achevée, il retourna vers sa montagne de Chine; mais beaucoup de ses dis- ciples séduits par le Népal « qui ressemble tant à la Chine » (Svay. Purâna, éd. Calcutta, p. 248-9) préférèrent rester ; il leur donna pour roi un roi de la Grande-Chine (Mahâ- Cîna), le vertueux Dharmàkara, qui s'était joint à son cor- tège.

Manjuçrî parut encore une fois au Népal, du temps de Kâçyapa, l'avant-dernier des Bouddhas qui pi^cédèrent

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Çâkyamuni. Un Pandit de Bénarès, Dharma-çiî Mitra, qui résidait dans le monastère de Yikrama-çîla, instruit dans les profondeurs de la doctrine, se butait cependaut au sens énigmatique de la formule sacrée : a a i î ii û e o au am ah. Seul, Manjuçrî possédait l'interprétation des douze lettres, et pour le joindre il fallait entreprendre un voyage d'une année au Nord de FHimalaya. Le religieux n'hésita pas ; il prit la voie du Népal. Arrivé au Nord de Syambunatli, il rencontra un paysan qui labourait avec un lion et un tigre attelés; il interpella cet étrauge laboureur pour lui demander le chemin de la Chine. « 11 est trop tard aujourd'hui pour vous mettre en route : passez la nuit chez moi » , répondit le paysan. l)harma-çrî le suivit : soudain l'at- telage disparaît, un bon couvent s'élève par enchantement pour héberger l'hôte. La nuit, Dharma-çrî devine à de nou- veaux indices quel dieu lui donne asile, et dès l'aube il sollicite l'explication souhaitée. Maûjuçrî lui expose les mystères des douze lettres et lui commente la Nàma-Sam- gîti u la Cantilène des noms sacrés » qui naissent de leur combinaison. Encore à présent, en souvenir de cette aven- ture, le champ qu'a labouré jadis Maûjuçrî est le premier 011 l'on plante solennellement le riz chaque année ; c'est le Bliaijavat-k.Hetra (Bhagvan-khet), qui touche presque à l'extrémité Sud-Ouest de la résidence.

La légende qui donne à la civilisation népalaise une ori- gine chinoise ou tartare est faite pour surprendre, par sa vraisemblance même. Les Bouddhistes névars, si proches voisins du Téraïqui vitéclore plusieurs Bouddhas, devaient être tentés plutôt de chercher leur berceau sur ce sol con- sacré, à l'entrée des plaines glorieuses de l'Inde. Le nom de Maûjuçrî, si la tradition l'imposait, n'aurait pas fait obstacle à cette tendance, car Maûjuçrî appartient au boud- dhisme de l'Inde. La légende aurait-elle pris naissance à une date tardive, quand le bouddhisme mort, ou moribond

LES DIVINITÉS LOCALES 335

dans son pays natal, jetait un nouvel éclat chez les peu- ples tartares, à Tun des moments le Népal entrait en relations directes avec la Chine et se glorifiait d'un vasse- lage qui l'incorporait à l'Empire du Milieu ? Le Svayamhhù- Purâna, qui la raconte (sans parler de la Vamçâvalî qui le résume), est d'une date trop incertaine pour aider à ré- soudre ce problème.

Mais rien n'empêche de donner à cette légende une ori- gine ancienne '. Marijuçrî est, depuis de longs siècles, tenu particulièrement en honneur chez les Tartares; la mon- tagne des cinq sommets (Panca-çîrsa), d'où il partit en pèlerinage au iXépal, est célèbre dans toule l'étendue de l'Empire chinois, La désignation sanscrite de Panca-drsa parvata correspond littéralement à l'appellation chinoise : Oî< (cinq) fai (terrasse) r/^w? (montagnej. Le mont Ou-t'ai- chan est situé à l'E.-S.-O. de Pékin ; on y accède de la capitale parla voie de Kalgan, Chi-pa-r-tai, et Ta-toung, d'où cinq jours de marche vers le Sud mènent à la vallée dOu-tai. Le plus ancien des temples de l'Ou-t'ai-chan re- monte, dit-on, à Açoka; c'est un stùpa à la manière de Syambunath, construit en briques, revêtu de stuc et cou- ronné d'unT doré, qui porte son faîte à vingt-cinq mètres; il passe pour contenir des reliques du Bouddha. Il est cer- tain que le principal temple, le Hien-foung-seu, fut bâti entre 471 et 500 de J.-C. par un souverain de la dynastie des Wei postérieurs ; on y accède par un escalier de cent trente marches de marbre, jonchées de cheveux offerts

1. Toujours est-il que dès le vn'= siècle une légende analogue avait cours au royaume de Kàmarùpa, tout à côté du Népal. Quand l'envoyé Li Yi-piao visita le pays de Kàmarùpa entre 6't3 et 6i5, le roi Kumàra lui raconta que « le pouvoir se transmettait depuis quatre mille ans dans la famille royale : le premier avait été un esprit saint venu de la Chine (Han-ti) en volant. » (Cheu-hia fang-tchi (compilé en 650), dans l'éd. japonaise du Tripitaka, XXXV, I, 9'i^\ et cf. Hloucn-tsang, 111, 77 et 79.)

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pour mériter le paradis. La statue de Mafijuçrî trône au milieu du temple, toute décorée d'écharpes en soie {ka- sdyas) déposées en offrande par les fidèles. Depuis le VI* siècle, toutes les dynasties ont rivalisé de zèle àhonorer le sanctuaire. iJès le règne de Kai-hoang^, des Souei (581- 601), des temples furent élevés sur chacun des cinq som- mets. L'empereur Young-lo, des Ming, qui entretint des relations di[)lomatiques avec le Népal, y fit déposer, au Pou-sa-t'iiKj , le premier exemplaire des textes bouddhiques en langue indienne [fan] qu'il avait fait graver et tirer sur cuivre d'après les originaux rapportés de l'Occident par une mission spéciale \

La réputation du mont aux Cinq-Sommets s'étendit de bonne heure au loin. En 824, un envoyé des Tibétains [T'ou-fan] vint demander à la cour impériale une image peinte de l'Ou-t'ai-chan'. Un manuscrit népalais de l'Asta- srdiasi'ikà Prajûà-pâramitâ, daté de samvat 135, sous le règne de lihoja deva et Laksnùkàma deva représente dans une des curieuses miniatures qui ornent le texte une image de Manjuçiî avec cette légende : « Paiica-çikha-par- vate Vâf/'urittali (sic) « Vâgîçvara (autre nom de Maùjuçrî) sur la montagne aux (juq-Sommets. » Le Bodhisatva y est peint, comme il convient, en jaune, assis à l'indienne, la jambe gauche pendante sur un lion, les mains réunies dans le geste de l'enseignement, tenant un lotus bleu [ut- pala, en forme de pinceau). A gauche, un personnage su- balterne, l'air terrible, armé d'une massue. Le décor est formé d'un temple creusé en souterrain dans la montagne, avec un arbre et des ascètes. Et, comme pour écarter tout soupçon et i)Our confirmer ce témoignage, un autre

1. HocKHiLL, A Pilgrimage to Ihe Great Buddhist Sanctuavy of North-China, dans Atlantic Monthly, juin 1895.

2. BusiiELi., Early History of Tibet, dans Journ. Roy. Asial. Soc, n. ser. XII, p. 522.

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manuscrit de date voisine (sanivat 191, sous Çamkara deva) présente parmi ses illustrations une image presque identique, accompagnée de cette légende : Mahâ-Cîna Manjughosa, « Mafiju-gliosa (ou Manju-çrî) de la Grande- Chine. » Ici encore le Bodhisattva, de couleur jaune, est assis à l'indienne, la jambe droite pendante sur un lion bleu à gueule rouge, les mains réunies dans le geste de l'enseignement; sous le bras gauche passe un lotus bleu. Deux subalternes du sexe féminin se tiennent, l'une, jaune, adroite, l'autre, bleue, à gauche; comme décor un temple souterrain dans la montagne avec des arbres.

La fantaisie des miniaturistes népalais ne semble pas avoir altéré les traits essentiels de l'image chinoise ; Mafi- juçrî en effet a pour attributs d'ordinaire le livre et le glaive qu'il tient en ses mains, comme les emblèmes de son éloquence et de sa vigueur dialectique, et c'est jus- tement ainsi qu'il est figuré, dans l'un des deux manus- crits népalais, sur une image sans légende; le fidèle n'avait pas besoin d'explication pour y reconnaître la divinité. De couleur jaune, assis à l'indienne, il brandit une épée dans sa main droite, tandis que la main gauche repliée tient le livre ; un lotus bleu passe sous le bras. Même décor qu'aux deux autres miniatures : un temple souterrain dans la mon- tagne, et des arbres'. On s'explique aisément qu'une image du Maàjuçrî d'Ou-t'ai-chan ait été connue de bonne heure au Népal ; il n'avait pas manqué d'occasion pour l'y faire pénétrer: une des missions diplomatiques chi- noises envoyées au Népal, ou par le Népal, entre 646 et 660, avait pu l'offrir en présent au pieux roi Narendra deva, ou encore un des religieux chinois passés en pè- lerins par la voie du Népal avait pu en faire don à quelque

1. FouciiER, Eludes d'iconographie bouddhique, Paris, 1900, \). 114 s(|q.

22

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couvent du pays; justement plusieurs de ces pèlerins venaient du district même de l'Ou-t'ai-chau (l'arrondisse- ment de Ping)' et certains d'entre eux restèrent fixés au Népal ou y moururent, laissant leurs menus objets de sain- teté en héritage à leurs confrères népalais.

Enfin la rencontre à la cour du roi tibétain Srong-tsan Gam-po, de deux reines également dévotes, l'une népa- laise, l'autre chinoise d'origine, dut activer les échanges religieux entre le Népal et la Chine ; Tune et l'autre avaient apporté au palais de leur barbare époux des livres saints et de saintes images ^ La gloire du Manjuçrî d'Ou- t'ai-chan ne tarda pas à descendre du Népal jusqu'aux plaines du Gange. L'exact et véridique Hiouen-tsang, pen- dant son séjour dans l'Inde, à la veille même des événe- ments qui mirent en étroit contact les deux grandes nations de l'Extrême-Orient, n'a jamais entendu parler de Mafi- juçrî comme d'un Bodhisattva de Chine; autrement il n'au- rait pas manqué de signaler à ses lecteurs chinois un trait si propre à flatter leur vanité nationale. Personneflement, il seml^le bien le considérer comme le patron spécial des Chinois dans l'Inde; c'est Manjuçrî qui veille sur lui comme une sorte d'ange gardien, qui l'avertit en songe des dangers imminents et qui le presse de rentrer dans sa patrie; mais aucun des docteurs de l'Inde, dans leurs en- tretiens avec Hiouen-tsang, ne songe k évoquer Manjuçri à propos de la Chine. Un demi-siècle plus tard, quand

1. V. sup., p. 161.

2. Outre rimagc du Mafijurrî de Chine que j'ai décrite, le ms. népa- lais Cainbr. Add. 164:5 étudié par M. Fouclier présente une image de Mahd-Cîna Samania bhadra {Iconogr. bouddh., pi. VI, 4) le Bodhisattva est représenté sur un éléphant, avec des montagnes boisées au fond du tableau. M. Toucher se demande avec raison si ces monta- gnes ne sont pas destinées à rappeler l'O-mei chan, la montagne Samantabhadra est particulièrement honoré en Chine. Quoi qu'il en soit, cette image du « Samantabhadra de Cdiint; » est un indice de plus des relations entre lliidc (spécialement le Népal) et la Chine à cette époque.

T.ES DIVINITÉS LOCALES 339

l-tsing visite l'Inde, il en va tout autrement : « Les gens de rinde disent maintenant, à l'éloge de la Chine : Le sage Manjuçrî est à présent à Ping-tcheou, oii sa bénédiction se répand sur le peuple. Aussi nous devons respecter et ad- mirer ce pays, etc. » Malheureusement l-tsing interrompt brusquement ici son récit, et il se contente d'ajouter en manière de conclusion : « Ce qu'ils racontent là-dessus est trop long pour le rapporter en détail'. » Hiouen-tsang n'aurait ni éprouvé ni exprimé ce scrupule de littérateur. Après le voyage d'I-lsing, la Chine reste désormais consi- dérée comme le séjour de Manjuçrî, et les pèlerins hin- dous qui veulent l'adorer prennent la route de Chine ; témoin, entre tant d'autres, Vajrabodhi, le maître glorieux de l'illustre Amogha-vajra, qui s'en alla de Ceylan dans l'Empire du Milieu, vers l'an 700, sur la foi d'une vision qui lui ordonnait de s'y rendre pour adorer Manjuçrî'; ou encore Pràjfia, traducteur du Mahâyâna-buddha-sat-pâra- mitâ-sûtra, collaborateur du missionnaire nestorien King- tching, qui se mit en route vers la Chine (oii il arriva en 782) parce que Manjuçrî se trouvait, disait-on, dans le pays de l'Est \ Les temps modernes ont renoué la tradition an- tique : l'ambassade qui va tous les cinq ans porter à la cour de Pékin le tribut du Népal salue olTicieliement dans l'empereur mandchou le Bodhisattva Maûjuçri incarné ; une flatterie du Dalai-Lama a permis aux Mandchous d'ex- ploiter à leur profit la croyance de 1 Inde ancienne.

Au cours des siècles, Mafijuçrî a fini par être naturalisé Chinois. Les Tibétains le font naître au mont Ou-t'ai, d'une émanation du Bouddha. Le Bouddha était venu en Chine pour y prêcher la loi ; mais la doctrine était trop sublime pour ces esprits grossiers. Il s'arrêta au mont des

1. l-TSiNG, A Record..., Irad. Takakusii, p. 169.

2. S. Lévi, Mù.nons de M'ang Hiuen-ts'c. p. 03 sqq.

3. 1-TsiN»;. A liecoi^d.... \). 169, ii. '3.

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Cinq-Sommets qui portail déjà cinq caityas resplendissants ; de la base un arbre avait poussé: c'était un jambu, l'arbre qui donne son nom aux contrées du Jambu-dvîpa. Un rayon d'or sortit du front de Bhagavat et pénétra dans l'arbre, oii se forma une excroissance ; de cette excroissance naquit une tige de lotus qui produisit une fleur, et la fleur portait le prince des sages, Ârya Manjuçrî. Il étaitjaune de teint, avec un seul visage, et deux mains, la droite armée du glaive de la science, la gaucbe portant un livre sur un lotus en cercle, tel que le représentent les images classiques, mais sans les trais particuliers attribués parles miniatures népa- laises au Manjuçrî de Chine. De son front naquit une tortue d'or qui s'enfonça dans le lac Sitasaras, au pied de la mon- tagne. Et depuis, Manjuçrî réside sur les cinq sommets, mais il prend sur chacun d'eux une couleur différente : jaune sur l'un, blanc sur l'autre, et rouge, et vert, et bleu ; et chacun des sommets porte des fleurs de la même cou- leur que le dieu, jaunes ici, blanches là, et rouges, et vertes, et bleues ; et les vertus en sont proprement miri- fiques'. Les Névars qui instruisaient le Capucin Constantin d'Ascoli lui représentèrent aussi Manjuçrî (sous le nom de Bissôchtma), comme « un certain Chinois qui était venu par le Tibet ».

Cependant, avant d'être adopté par la Chine, Manjuçrî avait bien été un Hindou de naissance. Les sources san- scrites de Târanâtlia rapportaient qu'il parut sous le règne de Candragupta, roi d'Orissa, un peu après le règne de Mahâpadma, donc vers le temps de l'invasion macédo- nienne, si ces indications mythiques valent d'être traduites en langage réel. 11 se présenta sous la forme d'un religieux mendiant, exposa une doctrine particulière du Grand-

1. Grunwedel, Mythologie des Buclclhismus, Leipzig, 1900, p. 134 sqq. ; d'après le Pad-ma Pan-yig, biographie tibétaine de Padma- sambliava.

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Véhicule, et disparut en laissant un livre, l'Asta-SâhasHkâ Prajnâ-pâramitâ, prétendaient les Sautrântikas ; le Tattva- samgraha, affirmaient les Tàntrikas avec une égale assu- rance'. L'événement s'était passé, soit 250 ans", soit 450 ans après le Nirvana ^ Le lieu, du reste, en variait comme la date. D'après le Manjuçrî-parinirvâna, Mafijuçrî, le héros du livre, aurait donné l'enseignement à cinq cents voyants [rsis] dans les Montagnes de neige (Himalaya). 11 suffisait désormais d'un bond pour le porter de l'Himalaya dans la Chine. Au temps de Hiouen-tsang on vénérait encore, à Mathurâ, le « M-:%fa des dieux » (Ptolémée) un stûpa qui couvrait ses reliques \

Tandis que les uns tenaient Manjucrî pour un person- nage historique, d'autres l'exaltaient comme un être sur- naturel : les Yogâcâryas le considéraient comme le fils spirituel (Dhyâni-bodhisattva) du Bouddha Aksobhya et comme identique avec Vajrapâni ; ailleurs il figure en com- pagnie de Vajrapâni et d'Avalokiteçvara, dans une triade oij il correspond au Brahmâ de la Triade hindoue. Il reçoit souvent Fépithète de/iumdra « lejeune homme, le prince», ou sous une forme plus emphatique, kumûra-hhûta. L'ap- pellation de Kumâra semble faire pendant aux Kumârîs du Tanlrisme, aux Vierges qu'adorent à la fois Bouddhistes et Çivaïtes ; mais outre cette valeur, elle paraît avoir ici pour fonction spéciale de définir le rôle de Manjucrî dans l'Em- pire de la Loi. Les Bouddhas sont les Dharma-râjas, « les rois de la Loi » ; Manjucrî le Bodhisattva, auprès d'eux, mais au-dessous d'eux, est le prince à la cour du souverain. Mais l'élément essentiel de son nom est l'adjectif manju,

1. Tàranâtma, Geschichte des Buddhlsmus in Indien, trad. Schiefner, p. 58.

2. Ib., note p. 296.

3. Manjiirri-parinirvàna (Wen-joù-cheu-li pan-nic-pan Jîing) cité par W\ssii.iF.F, Bf/ddhismus, p. I'i2.

4. Hiouen-tsang, Mémoires, I, 208.

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qui so retrouve dans les divers synonymes : Mafijuçrî, Manjughosa, Manjusvara, Manjubhadra, Maîijunâtha ; le titre de Vâg-îçvara, « Maître de la Parole », en est l'équivalent, ou la glose. L'adjectif manju s'applique pro- prement, et pour ainsi dire exclusivement, à la voix ou au linibre : le bourdonnement des abeilles, le cliant des cou- cous, les paroles des perroquels, tout ce que la poétique de l'Inde exalte comme un symbole d'harmonie et de mé- lodie a droit, avec la voix humaine, à Fépithète de manju ; la technique donne le nom de manju-gîti, manju-vâdinî à des mètres d'une complication savante. Les Tibétains, tra- ducteurs scrupuleux, ont choisi pour rendre ce vocable le mot hjam, qui s'applique spécialement à la douceur de la parole. Il est le dieu à la voix suave, maître de l'éloquence, et correspond ainsi au Brahmâ des Hindous; le rapportes! si étroit qu'il emprunte à Brahmâ son berceau de lotus, et même sa compagne Sarasvatî. Mais, tandis que Brahmâ s'éclipsait dans l'Inde et disparaissait presque du culte, Maîijuçrî, sa contre-partie, éclipsait dans le bouddhisme indien, et surtout hors de l'Inde, la troupe nombreuse des Bodhisattvas concurrents \

Comment s'explique un pareil succès? Est-ce une coïn- cidence étrange, apparemment merveilleuse, de sons qui a valu à Mafijuçrî sa popularité chez les Tartares, comme elle valut plus tard à l'empereur des Mandchous (= Manju) l'honneur de passer pour une incarnation du dieu? Mais le nom des Mandchous semble être moderne, et le rapport se réduit sans doute à une coïncidence de hasard. Les interprétations traditionnelles des traducteurs et des glossateurs chinois n'aident en rien à la solution de

1. Le lion même qui sert de monture à Mafijuçrî traduit sans doute sous une image concrète la métaphore usuelle s'exprime la [)uissance de la formule bouddhirpie. f^a prédication du Bouddha est un « rugisse- ment d(! lion » Çsiii!h(/nà(l(t).

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l"(''nii;iuo. Piéocciipés d'(>\j)li(|ner l'idée plus que le mol, ils onl forgé, ou reproduit à rimitation des docteurs in- diens, des élymologies infidèles, mais plus honorables à leur goût que le sens littéral de « voix harmonieuse ». Ils ont traduit maùju par « merveilleux », et manju-çrl par « vertu merveilleuse », ou plus audacieusement encore par « tête merveilleuse », en confondant le sub- stantif çrî [siri en prononciation vulgaire de l'Inde, chi-li en transcription chinoise) avec ciras (vulgairement siro, en transcription chinoise chi-lo) ; grâce à cette étymo- logie fantaisiste, le nom de Manju-çrî marquait bien qu'il était a à la tête » des Bodhisattvas. D'autres encore tra- duisirent manju-çrî par « bénédiction admirable », puisque son nom était en effet le meilleur des présages '. Tous ces jeux desprit attestent les efforts faits pour mettre le nom indien de Mafijuçrî à la hauteur de son rôle réel en Chine. Eu fait le nom de Maûjuçrî est assez déconcertant; il se range bien en apparence dans la même série que tant d'autres noms connus : Jinaçrî, Jayaçrî, Padmaçrî. Dhar- maçrî, etc.. ; mais tous ces noms ont un caractère com- mun qui les différencie de Maûjuçrî; le premier élément, auquel est ajouté le mot grî, est un substantif. Dans Maû- juçrî, ce premier élément est un adjectif; c'est assez, du point de vue grammatical, pour donner à ce mot une phy- sionomie étrange. La forme Maûju-ghosa, au contraire, s'explique aisément; elle entre dans la même catégorie que les noms de Buddha-ghosa, Açva-ghosa, etc.. ; et quoique le premier terme y soit encore par exception un adjectif, l'analyse du composé ne soulève aucune difficulté. Maûju- ghosa paraît bien être la forme primitive du nom, dont Maûjuçrî serait une adaptation plus honorifique que cor- recte.

1. Remisât a déjà cité, dans uno noie de son Fa-fiien, p. ll'i, ces étyniolojjrics proposées [);ir le Fan j/l lahin yi Ifi.

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Oiioi (|iril en soit de son nom et de son origine, Man- juçiî a eu le privilège de se maintenir au premier rang du panthéon, malgré la multitude des compétiteurs, à travers toutes les vicissitudes du bouddhisme chinois. Il tient déjà une large place dans les premiers textes bouddhiques in- troduits en Chine, par exemple dans le Wen-jou-rhi-li iven pou-sa choK-k'mg et le Nci-tmng pal pan khig traduits par le moine Leou-kia-tchann, originaire du pays desYue-tchi, entre 147 et 186 de J.-C, il est exalté dans le Ratna-ka- randaka-vyûha, traduit par Tchou Fa-hou en 270. Le triomphe de l'Ecole ïantrique avec Yajrabodhi, Amogha- vajra et leurs successeurs consolide encore la position attri- buée déjà au Bodhisattva par l'École de la Perfection de la Sagesse (Prajnâ-Pâramitâ). En fait, ce dieu de la parole est le patron-né des spéculations, à la manière des Massorètes ou de la Cabbale, sur les mots, sur les lettres, sur leur puissance mystique, spéculations si chères à l'esprit du bouddhisme chinois et tibétain ; il est vraiment qualifié pour révéler à Dharmaçrî Mitra le sens profond des douze voyelles, aussi bien que pour enseigner l'abracadabra des formules en grimoire (dhâranîs) qui résument et recèlent, pour les barbares du Nord, la sagesse et la puissance des Bouddhas. Emule heureux du Brahmâ indien, il continue à incarner la force souveraine de la parole sacrée, le brah- man que son rival n'a pas su garder ; transplanté des sub- tils monastères de l'Inde chez les rudes tribus des Yue- tchi, des Tukhâras, des Turuskas, des Cînas, Manjuçrî, prince de la Parole, retrouvait en dehors des limites aryen- nes les couches propices de sorcellerie et de chamanisme le hrahman aryen avait poussé et grandi jadis ; de l'Hin- dou-kouch à la mer de Chine, il étendit aisément son empire incontesté. Les Névars ont fini par transformer Manjuçrî en un simple patron des métiers manuels; mais la tradition fidèle n'en perpétue pas moins dans ce symbole

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le souvenir de riiifluence taiiare et chinoise sur les ver- sants méridionaux de l'Himalaya.

Le symbole est mythique ; l'influence elle-même n'est pas une vaine invention de la légende. Le Népal, et, par la voie du Népal, l'Inde, ont pu exercer une action continue sur les croyances, les mœurs, la civilisation de leurs voi- sins septentrionaux ; mais deux grandes races n'entrent pas en communication durable sans se prêter et s'emprunter à la fois l'une à l'autre. Lesbouddliistes chinois qui regardent Lao-tzeu comme Çàkyamuni en personne, passé dans rOrienl pour y prêcher sa doctrine, et les Taoïstes, qui reconnaissent dans Çàkyamuni leur maître Lao-tzeu, mys- térieusement sorti de la Chine pour visiter l'Occident, ont également raison les uns contre les autres. L'histoire des emprunts contractés par l'Inde est difficile à tracer, dans la désolante pénurie des documents historiques; mais c'est un indice curieux et suggestif que la demande adressée au vn* siècle à l'Empereur de Chine par un voisin oriental du Népal, le prince de Kâmarûpa, en vue d'obtenir l'image de Lao-tzeu et la traduction sanscrite de son ouvrage, le Tao- te king'. Le passage des pèlerins, et des marchands qui se confondaient souvent avec eux, laissait des traces sur le sol de l'Inde. Aussitôt après l'ouverture des relations entre le Népal et le Tibet, la Chronique du Népal signale l'intro- duction au Népal d'un dieu nouveau, Mahà-Kàla, amené du Tibet par le savant Bandhudatta sous le règne de Na- rendra deva. Les doctrines des Tantras, qui servirent de trait d'union entre le Bouddhisme et le Çivaïsme, n'ont pas puiser dans l'Inde civilisée leurs inspirations d'un mys- ticisme farouche, obscène et sanguinaire ; c'est ailleurs qu'il faut peut-être en chercher la source impure. Plusieurs des Tantras revendiquent avec franchise la Chine pour

1. Missions de Wang Hiiien-ts'e, p. 12.

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LE NEPAL

berceau. Le Tàrâ-tanlra, qui exalte une antique divinité, d'origine stellaire peut-être, adoptée et propagée par le bouddhisme', puis recueillie par l'iiindouisme, révèle que la connaissance de Tara est venue du pays de Cîna, de la Chine même; c'est que Vasistha, l'antique voyant des hymnes védiques, a se rendre pour s'instruire auprès du Bouddha, qu'il n'avait pu rencontrer ni dans l'Inde, ni même au Tibet: tel est le secret que Çiva en personne confie à son épouse Pârvatî, en s'appuyant sur l'autorité du Cîna-tantra. Du reste, qu'on ne s'y trompe pas; le Bouddha n'est ici, comme il convient, qu'une forme de Yisnu, en même temps qu'il est un grand Bhairava, la manifestation de Çiva^! Le .Mahà-Cîna-kramâcâra, appelé aussi Cînàcâra-sâra-tantra, qui prétend dissiper les derniers doutes de Pârvatî, interloquée par les révélations stupé- fiantes de Çiva, raconte en détail la visite de Vasistha en Chine et les enseignements qu'il y reçut. Sur le conseil de Brahmà, qui connaissait par expérience la puissance de Tara puisqu'il devait à son concours d'avoir réussi à créer le monde, Vasistha, fils de Brahmà, part interroger Yisnu sous la forme du Bouddha (Buddha-rùpi Janàrdana), qui seul connaît les rites du culte de Tara. Il pénètre dans le a grand pays de Cîna » et il aperçoit le Bouddha entouré d'un millier d'amantes en extase erotique. La surprise du sage touche au scandale. « Voilà des pratiques contraires aux Védas! » s'écrie-t-il. Une voix dans l'espace corrige son erreur : « Si tu veux, dit la voix, gagner la faveur de Tara, alors c'est avec ces prati(iues à la chinoise (Cînâcâra) qu'il faut m'adorer ! » 11 s'approche du Bouddha, et re- cueille de sa bouche cette leçon inattendue : « Les femmes

1. Cf. DE Blonay, Matériaux pour servir à l'histoire de la déesse bouddhique Tard, Paris, 1897.

2. Cf. IhRAPRASAD SiiASTRi, Noticcs of Sauslirit mss.i^^ séries, vol. 1, pari, lll; Calcutta, 1900; p. xxxii s(p[. et p. 152.

LES DIVINITÉS LOCALES 317

sont les dieux, les femmes sont la vie, les femmes sont la parure. Soyez toujours en pensée parmi les femmes ! » Avec une pousse de l'arbre de Chine (IMahà-Cîna-druma), on atteint la toute-puissance magique, si on pratique les cinq rites communément désiiT;nés sous le nom des Cinq M, leur lettre initiale : madi/a, boire de l'alcool ; mrinisa, manger de la viande; maUya, manger du poisson ; nnidrd, faire avec les doigts des gestes compliqués ; maithuna, forniquer. Le dernier rite est le plus efficace de tous, sur- tout quand on y ajoute l'adoration d'une femme nue, quelle que soit sa naissance.

La vieille doctrine de la foi par l'absurde, si chère aux Bràhmanas, se trouve dépassée par ces enseignements, dont riude fait honneur à la Chine, et au Bouddha. Si Ton est en droit de supposer et de chercher une réalité sous ces fantaisies, on sera tenté de soupçonner dans ces pratiques « à la chinoise » l'écho lointain et peu fidèle d'une des sociétés secrètes qui ont pullulé de tout temps dans l'Em- pire du Milieu. Si l'hide a donné le bouddhisme à la Chine, la Chine a exercer réciproquement sur l'hide une action qui reste encore à définir.

Matsyendra Nàtha. Tandis que Manjuçrî appar- tient au panthéon commun du Grand Véhicule, Matsyendra Nâtha est une divinité locale, exclusivement propre au Népal. L'introduction du culte de Matsyendra Nâtha dans la vallée est rapportée par la tradition aux temps histo- riques ; une date précise reste même attachée à cet évé- nement considérable. J'aurai à discuter, à propos de l'histoire du Népal, ce point spécial de chronologie. Le personnage royal associé à ce souvem'r, Narendra deva, est heureusement connu par des documents positifs ; il régnait au milieu du vir siècle. M;u's la chronique n'en a pas moins traité le sujet comme une matière d'épopée ; elle a groupé, à Feutour des auteurs humains, les demi-

ni 8 LE NÉPAL

dieux et les dieux, el rehaussé de miracles le fond trop simple du récit.

rSarendra deva avait aljdiqué en faveur de son fils Vara deva, et il s'était consacré à la vie religieuse. En ce temps- Goraksa Nâtha vint au Népal dans l'espoir d'y rencon- trer et d'y adorer Matsyendra Nâtha qui fréquentait encore sa résidence préférée, le mont Kâmani au Sud de la vallée. Mais la montagne était d'un accès difficile ; le dieu se déro- bait à son dévot. La piété du saint recourut alors à un stra- tagème: il attira les neuf grands Nâgas dans un tertre, s'assit sur eux pour les retenir prisonniers, et attendit avec confiance les événements qu'il prévoyait.

Les Nâgas prisonniers, le ciel se dessécha; la saison des pluies passa sans amener d'eau ; les champs arides ne donnèrent pas de moisson. Le pauvre peuple mourait en foule. Et douze ans le fléau dura, el des gémissements s'élevaient de toutes parts, tant que le roi Vara deva en eut le cœur navré. 11 se mit à parcourir les rues sans se laisser connaître, dans l'espoir d'y recueillir au passage un avis salutaire. Et voici qu'au couvent des Trois-Joyaux {Triratna-vihârd) il entendit le vieux Bandliudatta causer avec sa femme. Bandliudatta, dans sa longue vie, avait déjà vu bien des calamités qu'il avait su guérir; il avait tiré d'affaire le roi Candra ketu deva, quand celui-ci abattu et désespéré se laissait mourir de faim ; il avait découvert et installé la déesse Lomrî Mahâ-Kâlî, qui avait rendu la paix et la prospérité au royaume ; il avait amené du Tibet (i?/^o/a) le dieu Mahâ-Kâla et confié la surveillance des frontières aux dix Divinités du Courroux [Krodha-devatâs).Y.[\^dii\à\u\- datta disait à sa femme : « Le seul remède à nos maux, c'est Àrya Avalokiteçvara qui demeure au mont Kapotala; mais pour l'amener il faut les prières d'un roi ; et notre roi est jeune et frivole, et son père s'est confiné dans une retraite solitaire. »

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Or FAvalokiteçvara du mont Kapotala n'était autre que Matsyendra Nàllia, le dieu de Goraksa ^àtlia. Avalokiteç- vara Padmapâni Bodliisattva, qu'on appelle aussi souvent Lokeçvara, s'était un jour métamorphosé en poisson [matsyà) pour écouter, à la place de Pàrvatî endormie, un exposé des doctrines de l'union mystique enseigné jadis par le Bouddha primordial (Àdi Buddha) à Çiva, et que Çiva répétait à sa divine épouse sur le bord de l'Océan ; Lokeçvara, depuis lors, reçut et porta le nom de Prince- des-Poissons-Protecteur [Matsyendra-Nàiha). Instruit par surprise de l'unique moyen de salut, le roi Vara deva rentra en hâte à son palais, manda son père et Bandhu- dalta, et les supplia d'intervenir. Le vieux prêtre accepta d'aller chercher Matsyendra Nâtha, mais il exigea le con- cours de Narendra deva, et d'un jardinier (malin) avec sa femme (màlinî), comme les seuls qualifiés pour porter les offrandes. La petite troupe se mit en route ; à chaque étape elle accomplit des rites spéciaux ; elle s'assura ainsi la protection de Yogâmbara-jnâna-dâkinî ; grâce à cette déesse, Bandhudatta put tirer de sa longue captivité un des Nâgas, Karkotaka. Le Nàga délivré se joignit aux quatre pèlerins et leur rendit de précieux services ; trou- vaient-ils une rivière à traverser ou bien un passage difficile? Karkotaka étendait ses anneaux et leur en faisait un pont.

Sans se laisser arrêter aux obstacles qu'avaient suscités les dieux ils arrivèrent au mont Kapotala, et Bandhudatta se mit à honorer Avalokiteçvara. Le dieu toujours compa- tissant prit pitié du Népal ; il apparut à Bandhudatta, l'ins- truisit des secrets de l'avenir, et retourna près de la déesse (yaksinî) Jfiàna-dàkinî. qu'ilhonorait comme sa mère. Ban- dhudatta, se conformant aux instructions reçues, récita les puissantes formules d'invocation (mantras). Avaloki- teçvara accourut sous la forme d'une grosse abeille noire, s'introdui>it dans le llacon d'eau lustrale sans fixer i'atten-

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lion du roi Narendra deva qui s'élail endormi; Bandhu- datla dut heurter du pied son compagnon pour le ré- veiller. Narendra s'empressa de boucher le flacon. Mais les dieux et les démons prétendaient s'opposer au transport d'Avalokiteçvara. Bandliudatta appela à son secours les divinités du Népal, qui tinrent conseil et déci- dèrent de confier la garde et la protection du royaume à Avalokiteçvara sous le vocable de Matsyendra Nâtha. Un traité signé avec les divinités adverses les satisfit par des clauses avantageuses. Bandhudatta célébra en l'hon- neur de Matsyendra Nâtha les rites qui s'accomplissent à la naissance d'un enfant ; puis il reprit la roule du Népal. Les dieux qui n'entendaient pas se séparer de Matsyendra Nâtha imposèrent au prêtre l'obligation de répandre le long de sa route des semences de devadâru ; les arbres à naître de ces germes marqueraient un jour au dieu affran- chi la voie du retour vers Kapotala ; mais le subtil enchan- teur eut soin de stériliser les graines, jusqu'au moment il atteignit la passe de la Bagmati, au mont Kotpal. Sur le point d'entrer dans la vallée, il renvoya poliment avec des offrandes les dieux du dehors, convoqua les divinités du Népal, et organisa une grande procession. Quatre Bhaira- vas se chargèrent de porter le flacon qui retenait le dieu volontairement captif; Brahma balayait la route en chan- tant les Védas ; Visnu soufflait dans sa conque ; Mahâ deva répandait l'eau lustrale ; Indra tenait l'ombrelle ; Yama brûlait lencens ; Varuna répandait l'eau de pluie ; Kuvera, les richesses; Agni, l'éclat. Vâyu portait la bannière; Nairrlyaécartail les obstacles, Içâna dispersait les démons. Bandhudatta et Narendra deva seuls voyaient ce spectacle merveilleux; le vulgaire n'y apercevait que des oiseaux et des bêles.

En passant sur le territoire de Bagmati, à une lieue au Sud de Palan, un des qualre Bhairavas, llarasiddhi, idjoya

LES DIVINITÉS LOCALES 351

comme un chien. Bandliudatta interpréta cet aboiement ; en faisant : Bon ! le Bliairava voulait marquer la place Matsyendra Nàllia était ihhû). Sur l'avis du prêtre, le roi y fonda la ville d'Amara-pura « la cité des Immor- tels ». On y installa le dieu; on façonna une image avec la terre très sainte de la butte de Hmayapidô, et on y transféra solennellement l'esprit du dieu, recueilli dans le tlacon.

Depuis le moment oi^i la procession s'était formée au Kotpal, la pluie souhaitée était tombée en abondance. La prospérité était revenue. iMais les héros de la légende eurent une fin tragique : Narendra deva, froissé d'avoir reçu un coup de pied de Bandhudatta, le tua par envoûte- ment, et périt lui-même quatre jours plus tard ; l'un et l'autre furent absorbés par le dieu, Bandhudatta dans son pied droit, Narendra deva dans le pied gauche.

La légende rapportée dans la Vaniçàvalî perd de vue Goraksa Nâtha, qui figurait dans l'introduction de l'épi- sode. C'est au contraire Goraksa Nâtha qui en est et en reste la figure centrale dans la recension brahmanique de la même légende. Le Buddha-Puràna', oij les brahmanes du Népal ont essayé de s'approprier les légendes populaires du bouddhisme local, conserve Matsyendra Nâtha, mais le subordonne à Goraksa Nàtha. D'après son récit, Mahà- deva donna un jour à une femme quelque chose à manger, en lui annonçant que par un fils lui naîtrait. La femme ne goûta pas au mets, et le jeta sur un las d'ordures. Douze ans plus tard Mahàdeva repasse par là, demande à voir l'enfant, constate la transgression, s'irrite, oblige la femme à chercher dans les ordures, et elle y découvre un petit garçon âgé de douze ans ; l'enfant reçut le nom de Goraksa Nâtlia. 11 eut j)oar maître spirituel Matsyendra Nàtha et

1. Cf. iiil. p. 372.

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le suivit fidèlement; c'était lui qui portait les bagages du maître. Un jour Goraksa Nàlha s'en fut au Népal; mais irrité d'y être reçu sans égards, il prit les nuages et les enferma dans un de ses paquets ; douze ans il les garda sous son séant, sans vouloir se lever ; heureusement Mat- syendra Nàtlia vint à passer ; Goraksa Nàtha ne put man- quer de se lever par respect; les nuages s'échappèrent et la pluie tomba aussitôt.

Le rapprochement de Goraksa Nàtha et de Matsyendra Nàtha dans les deux recensions de la légende est signifi- catif. Goraksa Nàtha, en langue vulgaire Gorkha Nàth, est à la fois le patron d'une classe d'ascètes (yogis) çivaïtes, et du royaume de Gorkha, longtemps rival du Népal et maître aujourd'hui de l'empire. Matsyendra Nàtha est le protecteur du Népal et comme le symbole de son indépen- dance; il préside aux destinées du royaume et apparaît aux heures de crise comme l'àme même du pays. A la veille des catastrophes qui consommèrent la ruine définitive des dynasties névares, Matsyendra Nàtha se manifesta la nuit, en songe, à un humble paysan qui vivait sur le territoire consacré de Bugmati, et lui prédit dans une sorte d'allé- gorie transparente les calamités prochaines. Le paysan vit d'abord entrer un personnage qui alluma une lampe, puis d'autres, qui étendirent des tapis ; une compagnie s'y installa, en attendant un hôte qui se fit excuser et remit sa visite au lendemain. La réunion se dispersa. Le lende- main soir, même scène, même compagnie, mais l'hôte attendu était présent : c'était Matsyendra Nàtha. Un Bhai- rava se présenta et demanda à manger. Matsyendra Nàtha l'envoya au pays deGourkha, résidence de Goraksa Nàtha, et lui en offrit la souveraineté. « J'accepte, répondit le Bhairava, si j'obtiens en même temps la souveraineté sur le Népal. » Matsyendra Nàtha consentit, et tout disparut. Le paysan apprit ainsi que les Gourkhas allaient régner sur

LES DIVINITÉS LOCALES 353

le Népal, puisque Matsyendra Nâtha avait renoncé à ses droits.

Matsyendra Nàtha est-il une création des cultes locaux ? Sa fonction initiale de distributeur des pluies semble au premier abord concorder avec le sens de son nom : Prince- des-Poissons-Protecteur. Le Prince des Poissons doit être une divinité aquatique, et comme tel il est assez naturel- lement en relation avec la pluie. Mais la légende locale elle-même assigne à Matsyendra Nàtba une origine étran- gère. Les Bouddbistes qui y reconnaissent une forme d'Avalokiteçvara le font venir du mont Kapotala, en dehors du Népal, par delà le pays de Kàmarùpa, J'ignore si le mont Kapotala a jamais existé en réalité et dans quelle région il pouvait se trouver ; je suis tenté d'y voir une dé- signation de fantaisie née dune confusion facile entre deux des séjours préférés d'Avalokiteçvara: le Kapola-parvata, mont de la Colombe, au Magadha, et le Potala-parvata, dans le xMalabar. D'où qu'il vienne, Avalokiteçvara sous la forme de Matsyendra Nàtha, se distingue par un détail ca- ractéristique : il est rouge, tandis qu Avalokiteçvara est d'ordinaire blanc. La poupée qui figure aujourd'hui Mat- syendra Nàtha dans les processions est rouge ; et M. Fou- cher a déjà signalé cette particularité dans une peinture népalaise qui représente expressément « le Lokeçvara de Bugama au Népal » et qui se rencontre dans un manuscrit du vnf ou du xi'' siècle \ Les détails groupés par la légende autour du fait essentiel: introduction d'une divinité nou- velle au Népal, sont empruntés au répertoire courant de ces récits. On peut y comparer, par exemple, un épisode conté

1. FoucHER, op. laud, pi. IV, 1: Nepâle Bugama Lokeçvarah. M. Tou- chera lui-même reconnu dans Bugama une l'orme abrégée de Bugmati, le village consacré à Matsyendra Nàtha (p. 99 sqq.). On trouvera en tète du l*^^'' volume d'Oi-oriELD une image en couleurs de Matsyendra Nàtiia dans sa cha|)elle de Biigmati.

23

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par l'historien tibétain du bouddhisme indien, Tàranâtha : comment le roi de Funcira-vardhana, Çubhasàra, averti par un songe, chargea le laïque Çàntivarman d'aller cher- cher Avalokiteçvara au mont Potala, afin d'assurer le bon- heur de ses sujets : comment Çàntivarman triompha des obstacles accumules sur sa route, aidé par un serpent qui lui servit de pont sur les rivières, et comment il ramena le Lokeçvara Khasarpana. L'histoire se passait un siècle avant Narendra deva, puisque Çàntivarman est le contem^ porain de Dignàga, le grand logicien qui florissait au vi" siècle'. Khasarpana, au reste, devait rejoindre au Népal Matsyendra Nàtha qui l'y avait devancé. Le roi Guna kàma deva l'introduisit à Katmandou, précisément pour faire con- currence au Matsyendra Nàtha de Palan, la capitale aban- donnée, et il institua en son honneur une procession annuelle. Comme Matsyendra Nàtha, Khasarpa était rouge. Le Svayambhù-Puràna, qui prédit son entrée au Népal, a soin de marquer expressément sa couleur (ch. vni).

Matsyendra Nàtha vient de l'Inde. Cependant son nom ne figure pas dans le panthéon brahmanique ou bouddhique de rinde ; mais il se rencontre dans la tradition d'une secte mystique, oii il brille même aux premiers rangs. Les adeptes du Hatha-yoga, qui prétend enseigner les moyens pratiques de réduire le corps, de s'unir à Dieu, et d'exé- cuter les prodiges suspects des fakirs hindous, révèrent comme leurs premiers maîtres Matsyendra Nàtha et Goraksa Nàtha", qui se retrouvent ainsi encore une fois

1. Taranatha, p. l'il-145.

2. hathavidyâm lii Malsyendra-Goraksâdyâ vijânate

dit Atmarâma, au début de la Hatha-yoga-pradîpikà (Cat. Mss. Oxon., 2.33 et 234). Cf. aussi sur Matsyendra Nàtlia Wilson, Works, éd. Rost, Essays... on the religion of the Hindus, 1862, vol. i, p. 214; II, p. 30. Wilson est porté à croire que Matsyendra Nàtha a introduit le Yoga çivaïte au Népal, et qu'il y a réalisé l'union des sectaires du Yoga avec les Bouddhistes.

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associés. L'Histoire des Triomphes de Çankara [Samksepa- Çahkara-iijaya) les rapproche également dans un épisode qui rappelle par quelques traits le récit népalais. Matsyen- dra Nâtlia entré par enchantement dans le corps d'un roi qui vient de mourir laisse son propre corps à la garde de son disciple Goraksa Nàtha. « Comme Texcellent Yogin prenait les meilleures postures magiques, la prospérité ne connaissait plus de sommeil dans ce royaume : les nuages répandaient la pluie en temps opportun, et les blés donnaient d'inestimables moissons. » Mais au milieu des femmes du sérail, Matsyendra Nàtha incarné dans le roi perd sa vertu ; heureusement Goraksa Nâtha qui veille sur lui le rappelle à son devoir et le décide à rentrer dans son véritable corps '. Souvent aussi, dans les listes des maîtres du Hatha-yoga, Matsyendra Nàtha est remplacé par Mîna Nâtha, qui en est un simple synonyme '. Le bouddhisme népalais connaît aussi ce nom ; mais il considère Mîna Nàtha comme le cadet de Matsyendra Xàtha '. La tradition bouddhique du Tibet semble ignorer Matsyendra Nàtha \ mais elle connaît Goraksa Nâtha comme un ascète thau- maturge ; c'est ainsi que dès sa jeunesse il se fait repousser par enchantement les mains et les pieds qu'une marâtre barbare avait ordonné de lui couper. On croit même entendre encore le bruit du tambour qu'il bat dans

1. AuFRECHT, Cal. Mss. Oxon., 256.

2. Goraksa-çataka, vers 2: ... rrî-iMînanâtham bhaje (ib., 236). Çaktiratnâkara (tantra). ch. v: Mîno Goraksakaç caiva Bhojadevah... MïnanàLlio Mahecvarah (ib., 101). Çàyara-tanlra : les disciples des 12 kàpàlikas sont... Minanàtha, Goraksa, Carpata... (Notices of Sansli. ■mss., 2ii séries, vol. I, p. 111, page xxxvii.)

3. « Minanâtha-dharmaràj, Avho is Sàiiu (or junior) Macchindra ». Vamç., p. 149.

4. A moins qu'il faille le reconnaître dans l'àcârya Lûjipa, surnommé na-lto-ba « ventre de poisson » = Matsyodara, par confusion avec Mat- syendra? et (jui est mentionné à côté de Carpata, comme dans la cita- tion précédente Minanàtha et Goraksa. V. Taranatha, p. 106, et la note de Schiefner.

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ses rudes exercices'. Les ascètes aux oreilles percées [lùhiphâtâs) qui se réclament de Goraksa Nàtha ont laissé au bouddhisme un souvenir qui ne leur fait pas honneur ; à la chute de la dynastie des Senas, quand l'Eglise indienne perdit son dernier appui, les yogis qui suivaient la règle de Goraksa Nâtha, étant d'esprit fort simple, se firent dévots diçvara, pour obtenir des rois hérétiques quelques honneurs ; ils disaient même qu'ils ne feraient pas d'oppo- sition aux Turuskas^ Dans la société orthodoxe de l'Inde, les noms de Matsyendra Nàtha et de Goraksa Nàtha ser- vent encore d'éponymes à deux clans des Jugis du Ben- gale, caste équivoque qui se prétend d'origine brahma- nique, malgré le mépris dont elle est entourée '.

L'accumulation de tous ces faits semble éclaircir les origines de la divinité népalaise. Les premiers yogis qui montèrent de l'hide au Népal, appelés peut-être par la piété enfantine de Narendra deva, y trouvèrent sans doute une divinité consacrée par l'usage, mais étrangère aux cadres réguliers. Peut-être elle portait le nom de Buga\ dont les Névars se servent encore pour désigner Matsyen- dra Nàtha, tandis que l'élément hindou emploie la dési- gnation vulgaire de Macchîndra Nàth. Fidèles à la méthode d'adaptation pratiquée toujours par les religieux hindous en contact avec les peuples barbares, ils affirmèrent y re- connaître le Lokeçvara du mont Kapota; les petites dimensions de l'image adorée au Népal, et que la tradi- tion a fidèlement préservées jusqu'ici, constituaient au moins un trait de ressemblance avec l'idole du mont

1. Taranatha, p. 174 et 32:j.

2. Taranatha, p. 255.

3. UisLEY, Tribes and Castes of Bengal, 1, 355.

4. L'abréviaU'ur des Notizle Laconiche l'appelle Bogha (op. laud. fig. 9 et 10); RiRKPATRicK (p. 190): Bhoogadeo; la Notice du P. Giuseppe le nomme Baghero, et Georgi, Bugr deo ; cf. Vamç., p. 242: Bug- devatâ; et supr. p. 353, n. 1.

LES DIVINITÉS LOCALES 357

Kapota, remarquable par ^a petite taille'. C'est sous le nom de Lokeçvara, sans laddition de Matsyeudra Nàtlia, que l'image est figurée dans le manuscrit étudié par M. Fouclier. Plus tard, quand le brahmanisme envahissant put lutter à armes égales contre le bouddhisme, les yogis de Goraksa xNàlha qui suivaient la fortune et qui passaient au çivaïsme, comme Tàranàtlia les en accuse, imposèrent à la divinité locale un nouveau baptême, et la saluèrent comme leur maître Ahitsyendra Xàtha, tandis qu'ils in- stallaient à côté du .Xépal, dans un royaume voisin et rival, le culte parallèle de Goraksa Nàtha. La mainmise des yogis sur les cultes locaux apparaît plus clairement encore dans le cas de Pacupati qui servit en quelque sorte de succursale aux sectes civaïtes de l'hide, et particulière- ment de 1 Inde méridionale; mais déjà l'histoire de Mat- syendra ]\àtha laisse entrevoir l'action insinuante de ces yogis civaïtes qui parurent longtemps se mettre au service du bouddhisme, mais qui s'employèrent avec autant de constance que de bonheur à le désorganiser, à le rappro- cher du çivaïsme pour liiiir par l'absorber et le détruire. L'apparente anarchie des confréries hindoues n'exclut ni la méthode, ni l'esprit de suite.

Paçlpaïi. Le foyer de l'activité brahmanique au Népal, son symbole et son quartier général à la fois, c'est Paçupali. Du point de vue brahmanique, le Népal est le pays de Pacupati. comme il est pour les bouddhistes le pays de -Matsyendra Nàtha. Pacupati a même, sur son rival sécu- laire, un avantage d'ordre national; il est indigène. ïl n'a pas fallu l'amener des pays lointains; il est, comme la tlamme de Svayambhù, une manifestation spontanée delà divinité. Le lingaqui s'élève sur la rive droite de la Bag- mati, entouré d'un monde d'idoles, de temples et de cha-

1. IlioL"E.\-rsA.N(.. 111, Gi';^! d'. Fuii:iii:u, p. 100.

358 LE NÉPAL

pelles, rappelle comme une relique authentique le séjour miraculeux de Çiva. IJn jour que le dieu se trouvait à Bé- narès, sa ville sainte et son séjour de prédilection, en com- pagnie de Pârvatî son épouse, il lui prit fantaisie de se dérober à Taltention respectueuse des dieux ; il se trans- porta au Népal, et se métamorphosa en gazelle dans le bois des Çlesmântakas. Les dieux inquiets s'élancèrent de tous côtés à sa recherche, et finirent par le connaître sous sa forme d'emprunt. Ils le prièrent, le supplièrent de retour- ner avec eux soit au Kailàsa, son Olympe, soit à Bénarès, sa Jérusalem. Çiva leur échappa et bondit sur l'autre rive de la Bagmati. Les chefs des dieux se décidèrent alors aie saisir par la corne ; la corne éclata dans leurs mains. « C'est bien, dit Çiva ; puisque j'ai résidé ici sous la forme d'un animal (/9«ç^<f), je porterai ici le nom de Paçupati (animal- seigneur). » Visnu prit pieusement un des fragments de la corne éclatée et la dressa comme un linga ; les trois autres fragments furent transportés, pour être adorés comme des lingas : sur le bord de la mer du Sud, à Gokarna ; sur le bord du fleuve Candrabhàga' ; et dans le paradis d'Indra, à Amaràvatî. Tous les dieux accoururent pour rendre leurs hommages à Paçupati ; le Bouddha lui-même donna l'exem- ple". Cela se passait dans des temps très anciens; pour- tant des Yogis inspirés ont révélé la date de l'événement : 300 ans avant la fin du Tretà-yuga, environ neuf cent mille ans avant notre époque"'. Un peu plus tard, Visnu et Brahmà voulurent savoir jusqu'oii pénétrait l'éclat qui émanait de ce linga; ils parcoururent tout l'univers sans arriver à le perdre de vue \ Mais, dans la longue suite des

1. Le Paçupatl-purâna seul indique cette localité.

2. Nepâla-niâhûtmya, I.

3. Vamç., 82.

4. La légende insérée dans la Vamçàvali est une imitation et presque une copie delà Brhatkathâ (cf. Kalhâ-S. Sàg., 1, 1).

LES DIVINITES LOCALES

359

temps, le temple primitif s'écroula, et cacha sous ses ruines la splendeur du linga. Une vache, qui allait tous les jours répandre son lait sur l'emplacement miraculeux, provoqua l'attention et la curiosité d'un berger ; il fouilla les décom- bres ; l'éclat jaillit et le consuma; toutefois Paçupati était

Temple de Paçupati. Cour dcutrcc avec la statue de Nandi.

retrouvé. Le Népal avait alors pour rui Bliuktamàna, fon- dateur de la dynastie des Hois-Bergers (Gopâla), qui avait reçu l'onction des mains de Ne Muni, éponyme et patron du Népal. Le premier souvenir historique qui se rattache à Paçupati semble être le nom du roi Paçupreksa deva, qui couvrit, dit-on, le temple de plaques d'or. La chronologie fantaisiste des Vamçàvalîs date cet événement de 1 234 Kali-

360 LE NÉPAL

yuga, soit 1767 avant l'ère chrétienne ! A partir de Paçupreksa deva, la Chronique enregistre une série de donations, de restaurations et d'embellissements : sous Bhâskaravarman, de l'or; sous Çankara deva le Sùryavamçi, une statue de Nandi ; sous Gunakàma devaleThâkuri, une toiture dorée; sous Sadâçiva, une nouvelle toiture, etc.. Dès les inscrip- tions les plus anciennes qui nous soient connues, les rois du Népal se vantent d'être « les favoris des pieds du Divin Paçupati ' ». Les pkis anciennes monnaies du Népal pré- sentent, en alternance avec le nom des rois, le nom de Paçupati, accompagné d'emblèmes parlants tels que Nandi, le taureau de Civa, le trident de Çiva, etc. Paçupati est l'incarnation politique du Népal, comme Matsyendra Nàtha en est l'incarnation populaire. Toutes les dynasties, jus- qu'aux Gourkhas mêmes, l'ont traité avec un égal respect et une égale ferveur: c'est un Gourkha, Rajendra Vikram Sàh, qui eut en 1829 la baroque idée d'offrir à Paçupati 125 000 oranges et de l'enterrer jusqu'à la tête sous cet amas de fruits. Vers 1600, la bigote Gangâ Rânî, à qui on attribue la construction du temple actuel, fit tendre une sorte de ruban entre le temple de Paçupati et le palais de Katmandou, sur une longueur de quatre à cinq kilomètres, pour sanctifier sa demeure par une communication puri- fiante. Elle suivait ainsi l'exemple donné dix siècles plus tôt par Çivadeva le Sùryavamçi. Un demi-siècle après Gangà Rànî, Pratàpa malla renouvelait la même pratique. Gomme Matsyendra Nàtha, Paçupati participe àla vie natio- nale : au xm° siècle, le Népal est envahi parle roi de Palpa, MukundaSena; les Khas et les Magars qui forment ses troupes accumulent sans scrupule les horreurs et les abo- minations ; Matsyendra Nàtha se tient coi, gagné par la courtoisie de Mukunda Sena ({ui lui a passé au cou une

1. Paçupatl-hhattûraha-pâdânugrhlta... \. vol. III, Inscrps.

LES DIVINITÉS LOCALES 361

chaîne d'or. Mais Paçiipati se charge de veuger le Népal: sa face impitoyable (Aghora), celle qui est tournée vers le Midi, montre ses effroyables dents, et soudain la peste qu'il a ainsi déchaînée s'abat sur les envahisseurs et les décime en quinze jours. Mukunda Sena, épouvanté, prend la fuite, mais trop tard; il tombe mort à la frontière du Népal.

Paçupati, par sa popularité, s'est imposé au bouddhisme, comme Matsyendra Nàthaau brahmanisme. Le Svayambhii- Puràna prédit l'apparition sur le bord de la Bagmati, dans le Mrgasthala, d'un Lokeçvara « qui aura l'empire des trois mondes; Hari, Hara, Hiranyagarbha, Ganeça l'entoureront, et aussi les yoginîs et les Mères en troupes nombreuses ; et sa face tournée au Midi sera sans pitié ; il recevra les hommages des Brahmanes indigènes, des Bhattas, des Ksatriyas, des Çûdras même, et son nom sera Paçupati » (ch. vni). C'est à l'intervention charitable du Bouddha que Paçupati dut son salut, quand le démon Viriipàksa pour- suivait tous les emblèmes de Çiva de sa rage insatiable. Le Bouddha, pour sauver Paçupati, le couvrit de sa propre coiffure ; et Virûpàksa s'inclina humblement devant l'idole déguisée. « C'est pourquoi tous les emblèmes de Çiva sont un peu penchés de côté, à l'exception du seul Paçupati. » Et c'est aussi pourquoi les brahmanes orthodoxes d'à pré- sent, conservateurs obstinés des formes traditionnelles pour être plus libres de transformer le fond, continuent à décorer Paçupati une fois par an, le 8 kàrttika de la quin- zaine claire, d'une coiffure bouddhique pour lui adresser leurs hommages.

Le Paçupati du Népal se relie au moins par son nom aux époques lointaines du panthéon védique. Les hymnes du Yajur et de l'Atharva désignent sous le nom de Paçupati une des formes de Rudra ou d'Agni, de Rudra surtout, divinité violente et farouche qui menace de ses traits fu-

362 LE NÉPAL

nestes le bétail précieux. Le taureau qui reste clans la my- thologie classique et dans le culte moderne associé à la personne et à la légende de Çiva traduit sans doute en image les antiques relations de Rudra et du bétail'. Dans la cour du temple de Paçupati, devant la porte d'entrée du sanctuaire, se dresse une statue colossale de rs'andi, la monture et le serviteur du dieu. Mais du panthéon védique au panthéon népalais il y aloin, et le trait d'union manque. Entre les deux Paçupati, les intermédiaires réels sont les Pàçupatas. Les Pàçupatas sont, d'après l'excellente défini- tion qu'en donne un disciple de Hiouen-lsang -, « des [ascètes] qui se couvrent de cendres ; ils s'en couvrent tout le corps, et tantôt rasent, tantôt conservent leurs cheveux. Ils portent des habits sales et usés, qui diffèrent seule- ment de ceux des autres en ce qu'ils ne sont pas rouges. Ces sectaires adorent le dieu Maheçvara ».

La secte des Pàçupatas est ancienne. Le Mahà-Bhàrata met leur doctrine sur le même rang que les Vedas, le Sàn- khya, le Yoga et le Pàncaràtra, comme l'enseignement authentique de Çiva (XII, 13702) ; c'est Çiva en personne, l'époux d'Umà, le maître des Bhûtas, qui a publié la doc- trine Pàçupata (13705) ; elle se caractérise par des pratiques d'une austérité farouche (10470). Les Purànas s'accordent à en proclamer l'orthodoxie \ Les ouvrages canoniques de la secte sont encore inconnus ; mais Màdhava en a donné un résumé systématique dans un chapitre du Sarva-dar- çana-samgraha \ Sous un placage de notions philoso-

1. Un commentaire cliinois de l'Abhidharma-Koça, le Kiu-che-hoang- ht, ch. IX, explique en fait Paçupati par « le maître du taureau » (you- tchou) « parce que ce dieu, qui est Maheçvara Deva, a pour monture un taureau ».

2. Yi-tsie-klng yin-yi de fliouen-ying, cité et traduit par .Iilien Hiouen-Tsang, 111, 523, s. v. Po-choti-po-to.

3. \'àmana-P. dans Cat. mss. Oxon. 46»; Varàha-P., ib., 5^^; Vàyu- P., ib., 50»; Padma-P., ib., 14»; Laghu-Çiva-P., ib., 75».

4. J'ai publié une traduction de ce chapitre dans la Bibl. de l'École

LES DIVINITÉS LOCALES 363

phiques, la doctrine des Pâçupatas y apparaît comme une méthode pratique d'ascétisme intense : le Pàçupata doit éclater de rire, danser, mugir, ronfler, trembler, jouer l'amoureux, parler absurdement, agir absurdement, etc. Au vil" siècle, Iliouen-tsang rencontre des Pâçupatas au Kapiça, en Jàlandhara (où ils sont les représentants ex- clusifs du brahmanisme), en Ahicchatra, en Mahàràstra ; la secte est puissante et répandue. Bàna, à la même époque, signale la présence de Pâçupatas au camp de Harsa'. ils apparaissent dans l'histoire du Cachemire dèsle vf siècle". En 609 J.-C. un prince de l'Inde Centrale, Buddharàja, de la noble famille des Kalacuris (Katacchuri) vante son grand-père Kisna ràja comme un fervent de Paçupati '. Une inscription du Cambodge, des environs de Fan 900, et qui règle l'ordre de préséance dans un temple çivaïte place l'àcàrya Çaiva et le Pàçupata immédiatement à la suite du brahmane '\ Au xi" siècle, le savant Lakulîça ou Nakulîça réforme la secte et lui donne un regain de vie ; parti des environs de Madras, le mouvement de rénovation gagne le Mysore, s'étend au Guzerate et rayonne bientôt sur l'Inde entière". Une recrudescence des relations entre le Népal et le Deccan suit le réveil du çivaïsme dans le Sud

des Hautes-Études, Sciences Religieuses, I'^'" vol. (Paris, 1889). p. 2SI sqq.

1. Harsa-carita, trad. Co\\ell-ïh()Mas, p. 49. L'arrière-grarid-père de Bàna portait le nom de Pàçupata. Ib., 'SI.

2. Râja-tarangini, 111, v. 267.

3. Epigr. Ind., vi, 294: à janmana eva Paçupati-samârraya-parah.

4. A. Bergaigne, Inscriptions sanscrites du Campa et du Cam- bodge, Paris, 1893, p. 242. inscrip. G), v. 6 et 7 :

çaivapâçupatâcâryau pûjyau viprâd anaataram | tayoç ca vaiyàkaranah pùjânîyo 'dhikam bhavet || çaivapàçupatajnânaçabdaçàstravidâm varah | âcâryo 'dh}-àpakaç çrestham atra mânyo varâçrame |j

5. Cf. l'article de .M. Fleet, Inscriptions at Ablur. dans Epigr. Ind., V, 226 sqq. M. Fleet y fixe par des documents épigraphiques l'ac- tivité de Lakulica Pandita enliv 1019 cl 1035 .).-(',.

364 LE NÉPAL

de l'Inde. Plus nombreux que jamais, les yogis prennent le chemin de l'Himalaya, cher à Çiva. Derrière les yogis marchent les conquérants. C'est le moment Nànya Deva du Karnàtalva part à la tête de ses soldats Nàyeras pour aller fonder une dynastie au Népal (1097). Les princes du Dekkhan, Somcçvara lil Bhûloka Malla, Bijjana', Jaitugi, se flattent tour à tour au cours du xn" siècle d'avoir réduit le Népal en vasselage, par l'action des confréries religieuses sans doute plus que par la violence des armes. Les tradi- tions qui relient le Népal à l'Inde du Sud sont alors inven- tées ou remises en circulation ' : on raconte qu'un des premiers rois du Népal mythique, Dharmadatta, venait de Gonjeveram [Kàncî) et y avait régné d'abord; on insiste sur la communauté d'origine du liiiga adoré à Paçupati, et du linga adoré à Gokarna, sur la côte septentrionale du Canara ; on découvre au Népal un épanchement lointain de la Godâvarî ; il n'est pas jusqu'au bois consacré par la métamorphose de Paçupati qui ne rappelle une forêt illustre du Dekkhan, le Çlesmàtaka-vana, oii Pulastya, le père du démon Ràvana, se mortifiait par de sévères pénitences. Les souvenirs et les personnages du Ràmàyana se localisent à l'envi au Népal ; le Népal finit même par fraterniser avec Lanka. Les Bouddhistes se piquent au jeu et introduisent dans l'histoire du Népal le marchand Sinihala, éponyme de Ceylan, et célèbre parmi toutes les existences antérieures du Bouddha. Après la restauration des Mallas, Paçupati devient un véritable fief des religieux çivaïtes du Dekkhan.

1. Bijjana, qui d'après le témoignage de l'épigraphie a rendu le Népal « sans stabililé » (sLhiLi-hïnam Nepâlam) est mêlé à l'histoire de Ràmayya Ekàntada, fondateur de l'ordre des Vira(;aivas ou Lingayats. /6.,239.

2. J'ai déjà rapporté la légende <[ui veut tirer les iNévars (iNevàra) des Nairs (Nàyera) du Malabar; je rappelle aussi les analogies déjà signa- lées par I^^'ercusson {East. ArchUect., p. 305) v entre l'architecture du Canara et le style qu'on trouve dans les vallées himalayennes ». Cf. aussi iO., 271-275.

LES DIVINITÉS LOCALES 365

Yaksa Malla « nomme des brahmanes Bliattas, originaires du Sud de l'Inde, comme prêtres de Paçupati-Nâtha » pour se conformer aux règlements élaborés jadis par Çankara âcârya quand il était venu au Népal, au cours de sa tournée triomphante de controverses contre les hérésies : il avait alors chassé les bhiksus de Paçupati et avait institué à leur place des brahmanes du Dekkhan. Sous Ratna Malla, fils de Yaksa Malla, « un svàmin du nom de Somaçekhara Ànanda, originaire du Dekkhan, et versé dans le rituel tantrique du Khodhâ-nyâsa, vint au Népal et fut nommé prêtre de Paçupati. On lui donna le titre de guru. Cepen- dant deux Névars, en qualité de Bhàndàris, devaient lui servir d'assistants dans les cérémonies; deux autres Névars furent chargés de gérer les biens et les trésors du temple ». Un siècle plus tard, vers 1600, un nouveau svàmin, égale- ment versé dans le Khodhâ-nyàsa, vint encore du Sud de l'Inde ; il s'appelait Nitya Ananda. Gaûgà Rânî le nomma prêtre de Paçupati. De même, au cours du xvu" siècle, (( le svâmi Jnâna Ananda, expert en Khodhâ-nyâsa, vint du Sud de l'Inde à Paçupati. Pratàpa Malla l'examina et le nomma prêtre du temple »,

L'histoire positive du Paçupati népalais en laisse entre- voir l'origine probable. Paçupati, tout comme Matsyendra Nâtha, est l'œuvre de ces yogis vagabonds, philosophes, charlatans, prestidigitateurs, illuminés, qui ont fait et maintenu à travers les temps, en dépit des accidents de surface, l'unité profonde de l'Inde. Attirés vers l'Himalaya que remplissait la présence de leur dieu, en route vers la cime inaccessible du Kailâsa ou vers le lac glacé de Gosain-than qui montre sans la laisser atteindre une image naturelle de Ci va, les yogis substituèrent leur dieu à une divinité indigène. Peut-être ce nom de Paçupati rappelle- t-il encore par transparence un génie protecteur des trou- peaux, contemporain des tribus pastorales qui peuplèrent

366 LE A^ÉPAL

jadis la vallée, comme elles peuplent encore les districts montagneux du voisinage. La métamorphose du dieu en hèie {i)ir g a) traduit peut-être à la manière brahmanique l'incorporation au givaisme d'un culte local rendu à des animaux ; les éléments de ce culte ancien se seraient répar- tis par différenciation entre le dieu Çiva et le taureau Mandi qui lui sert de monture, de compagnon et de gardien vigilant. Peut-être ce nom commémore-t-il seulement, comme une empreinte résistante, l'œuvre propre des yogis Pâçupatas. Toujours est-il qu'il atteste et qu'il montre en œuvre les procédés d'expansion de l'hide ancienne et la continuité des etforts des missionnaires brahmaniques.

Nârâyana. Visnu, le concurrent et l'égal de Çiva dans la mythologie classique de l'hide, n'a pas réussi à prendre une personnalité aussi vigoureuse et aussi sail- lante au Népal. Au lieu de se condenser dans une figure de choix, son culte et sa légende se sont éparpillés. Sous le vocable de Nârâyana, il est populaire dans toute la vallée, et parmi toutes les classes de la population. Mais quatre de ces Nârâyanas l'emportent en sainteté et en réputation sur tous les autres : Cangu-Nàrâyana, Çesa-Nàràyana, Icangu-Nàràyana, et Cayaju-Nârâyana. Cangu-Nârâyana est sans contestation le premier de tous. Le temple qui lui est consacré s'élève sur le Dolàgiri, à l'extrémité orien- tale de la vallée, entre Bhatgaon et Sankou. Visnu y est associé à la déesse Chinna-mastâ « Tête-Coupée » Le Ne- pàla-mâhâtmya raconte qu'en effet Visnu y eut la tête coupée par un brahmane irrité, en application de la loi du talion: le dieu, dans un mouvement de colère, avait coupé la tête d'un démon (Daitya) de caste brahmanique, qui était disciple de Çukra; et Çukra, froissé, avait maudit le meurtrier. Garucla, qui sert de monture à Visnu et qui lui est toujours associé comme Nandi l'est à Çiva, a par un traité en bonne et due forme avec les serpents, ses enne-

LES DIVINITÉS L(3CALES 367

mis séculaires, assuré à la colline le privilège de posséder des serpents sans venin. Les Bouddhistes du Népal ont adopté Cangu-iNârâyana comme ils ont adopté Paçupati ; Visnu ne sert qu'à y manifester la puissance d'Avalokiteç- vara. Un jour que Garuda luttait avec le Nàga TaksaUa, comme il était sur le point de triompher, grâce à l'aide de Visnu, le Lokeçvara compatissant intervint, conclut un accord entre les adversaires, passa ïaksaka au cou de Ga- ruda ; Visnu, porté sur sa monture, prit sur ses épaules, en signe d'humiliation, le Lokeçvara; et soudain un grilTon apparut, qui souleva les trois divinités superposées et s'en alla les déposer au sommet du Dolàgiri. Un groupe sculpté atteste encore aux fidèles la réalité de l'événement. Le pilier à inscription du roi Alàna deva, dressé devant le temple, atteste d'autre part aux esprits critiques l'anti- quité du culte local.

Une inscription d'Amcuvarman, qui stipule une donation à Jala-çayana, garantit aussi le long passé de Visnu sous ce vocable. Pour la tradition indigène, l'origine du Jala- çayana remonte bien plus haut : c'est sous Dharma datta de Kâncî, roi mythique de l'imaginaire Viçâla-nagara, qu'un yogi édifia le premier sanctuaire de Jala-çayana, au pied du mont Sivapuri. Le roi Vikramajit, autre héros de contes, fit un étang avec une image de pierre à quatre bras ; son successeur Vikramakesari vit l'étang se dessé- cher tout d'un coup; inquiet, il consulta les sages, apprit que le dieu réclamait un sacrifice humain, et se dévoua comme victime. L'histoire réelle semble commencer avec le roi Haridatta vanna, de la dynastie Sûryavamçi, qui se distingua par son zèle pour Nàràyana. Une nuit Jala- çayana lui apparut en rêve, et lui révéhi la place il gisait sous les décombres ; le roi ordonna de déblayer, et la statue reparut au jour. Par malheur un coup de pioche maladroit avait brisé le nez; on se garda de réparer l'acci-

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dent, et le Jalaçayana d'à présent a toujours le nez cassé. Haridatta donna à l'image le nom de Nîlakantha, nom inattendu, puisqu'il s'applique exclusivement à Çiva ; mais le syncrétisme religieux du Népal apparaît encore à ce trait: avec ses quatre bras et les attributs ordinaires de Visnu, la statue étendue au milieu d'un étang n'en rappelle pas moins le Nîlakanlha authentique qu'on adore au lac du Gosain-than. Jala-gayana n'est plus connu que comme « le Vieux Nîlakantha » (Budhà-Nîlakanlha)', depuis qu'au xYif siècle le roi Pratâpa Malla a installé « le Nou- veau Nîlakantha » (Bàla-Nîlakantha ou Bàlajî). Pratâpa Malla avait fait sculpter dans la cour de son palais de Kat- mandou, au milieu d'un bassin, une réduction du Nîlakan- tha^; puis il y avait amené, au prix d'un labeur obstiné, l'eau de l'étang sacré. Le Vieux Nîlakantha lui apparut alors en songe et l'avertit que si jamais un roi du Népal venait le visiter, ce roi mourrait fatalement d'une mort prompte. Depuis lors, c'est le Nouveau Nîlakantha, Bâlajî, qui reçoit aux jours prescrits la visite des rois.

C'est sous l'aspect de Krsna que Visnu est le plus inti- mement mêlé à l'histoire légendaire du Népal. Krsna, et surtout Pradyumna son fils, sont les héros d'un roman épique et galant, comme il sied au cycle krichnaite, et si

1. BiiACVANFAL (p. 6, ïï. 18) écrlt : Biulda Nilkantli el entend; « Çiva submergé». Comme le ruisseau qui sort de l'étang porte le nom deRudra- matî, le pandil suppose que l'image primitivement adorée était un linga, et que c'est un roi vichnouite qui y substitua une statue de Visnu. Le nom du village voisin, Çivapurî, lui semble corroborer cette hypo- thèse.

2. « On voit à Cathmândoù, sur un des côtés du jardin du prince, une grande fontaine est placée une des idoles du pays appelée Nârâyan. Cette idole est de pierre bleue ; elle a une couronne sur la tète et repose sur un oreiller de la même pierre : l'idole et l'oreiller ont l'air de flotter sur l'eau. Cette composition est très grande ; je la crois longue de dix-huit à vingt pieds, et d'une largeur proportionnée : du reste, elle est bien travaillée et en bon état. » Descript. du Roy. de Népal, dans les Recherches asiatiques, il, 354.

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populaire qu'il sert de noyau aux deux grandes compila- lions religieuses du brahmanisme népalais : il occupe huit chants (VI-XIII) dans le Paçupali-Purâna, et six chants (VIl-XII) dans le Nepâla-mâhàtmya. Sûrya ketu, roi de Çvetakà dans le Campakâranya (Champaran), et fervent adorateur de Visnu, est assiégé par Hamsadlivaja, roi de Mithilà (Tirhout); dans sa détresse, il invoque le ciel. Nârada, l'infatigable messager, accourt du paradis, et lui conseille de se retirer à la source de la très sainte Bagmati, sur le mont de la Cime-au-Lion (Mrgendra-çikhara), con- sacré jadis par la présence de Visnu, dans son avatar d'Homme-Lion (Narasimha); déjà Prahlàda, la pieuse pro- géniture du démon Hiranya kaçipu, a éprouvé la sainteté du lieu; les mortifications qu'il y a pratiquées ont arra- ché à Çiva un éclat de rire joyeux, qui a fait jaillir la Bag- mati. Sûrya ketu obéit; il s'enfuit de sa capitale avec la belle Candràvatî, sa fille.

Dans la vallée du Népal que domine la Cime-au-Lion régnait alors un démon puissant, maintes fois vainqueur des dieux, Mahendra damana ; sa capitale était Suprabhà, au pied du Candragiri, s'élève aujourd'hui Thankot. La sœur de ce démon, Prabhâvatî, était une princesse d'incomparable beauté. Par une de ces sympathies mys- térieuses oii se plaît le roman hindou, elle s'était éprise sans l'avoir jamais vu de Pradyumna, le fils de Krsna. Pour distraire sa sœur, consumée d'un amour qu'il ignore, Mahendra damana arrête le cours de la Bagmati et trans- forme la vallée submergée en lac de plaisance. A son tour, instruit par un entremetteur complaisant des charmes de Candràvatî, il tombe amoureux de la princesse et prétend obtenir sa main. Sûrya ketu, qui répugne à une pareille alliance, invoque encore une fois Nàrada. Nàrada le ras- sure, lui promet que Pradyumna seul sera son gendre ; puis il se rend auprès de Prabhâvatî et lui prédit aussi le

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succès de sa passion. Une guerre éclale. Sous la conduite de Pradyumna, les dieux triomphent enfin. Krsna vient de DvàraUù féliciter son fils. La Bagmali lui adresse une prière : « Tu peux à ta volonté, ô Hisîkeça, ou réunir, ou séparer les terres. Ouvre-moi un chemin que je rejoigne la Gangà. » Krsna d'un coup de son disque disjoint les montagnes et la Bagmati s'écoule. Un démon, Kaa haj)a, prétend jeter le Dolàgiri dans l'espace; Krsna plante un liiîga, comme un clou, dans la montagne et l'affermit : telle est l'origine du Kîleçvara. Il dresse encore d'autres lingas commémoratifs (le Svarneçvara, le Gopàleçvara), adopte comme territoire sacré la portion méridionale du Mrgaçrnga à Paçupati, pour être associé avec Çiva dans un culte commun. Nemi, comme le symbole même du Népal qui a pris son nom, s'écrie : « Qui voit Hari (Visnu) sous la forme de Hara (Çiva), et Hara sous la forme de Haii, il est vichuouito et il est çivaïte. Quiconque distingue entre lïari et îlara est un misérable, un mécréant, un hérétique ; l'enfer est sa voie ! » Et Paçupati en personne approuve ce langage. Le séduisant Pradyumna épouse ensuite les deux princesses ; Krsna ramène Sûrya Uetu à Uvetakà, et Harnsadhvaja retourne à Milhilà.

Le cadre est sans doute banal; les Purânas et les Mâ- hâtmyas annexes regorgent de pareilles aventures. Ce n'en est pas moins une surprise que de rencontrer les mêmes personnages groupés dans un récit analogue, mais consacré à la glorification d'une région lointaine, dès une époque assez reculée. L'auteur d'une biographie de Vasu- bandhu ' traduite en chinois par un disciple immédiat de ce docteur entre 557 et 569, rapporte les amours de Visnu avec Prabhàvatî, sœur de (Mahà) hidra damana, comme

1. N.vNJio, U63; éd. japon., XXIV, vol. 9; Wassii.ief, (lad. ail., p. 235 sqq. et Takakusu, The life of Vasubandhu, dans Toiinq-Pao, 190'*, p. 2G9.

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Forigine du nom de Piirusapiira, la moderne Pecliaver, aux confins Nord-Ouest de Tlnde. L'antiquité du maté- riel pouranique se trouve ainsi brillamment démontrée, et subsidiairement aussi le sans-gêne des brahmanes à transporter les mêmes légendes d'un point à Tautre. Le nom sanscrit de Prabliàvatî, donné à un petit ruisseau au Sud de Patan, le Nakku Khola, a pu suggérer l'application locale d'un roman connu.

Visnu vient d'apparaître associé et même confondu avec Çiva; plus fréquemment encore, il entre en rapports éga- lement étroits avec le Bouddha. La légende de Caiign Nâràyana a déjà montré le dieu brahmanique aux prises avec une divinité du panthéon bouddhique, et qui sort humilié de l'aventure ; mais l'aventure remonte trop haut pour imposer la conviction aux esprits indécis. Un épisode plus récent est venu prouver aux bouddhistes hésitants la supériorité de leur jiersonnel divin. Vers le début du xiv" siècle, un peu avant l'invasion de Harisimha deva (1324), un couple de braves gens qui vivait à Katmandou trouva un beau jour sa provision de combustibles trans- formée par miracle en lingots d'or. Ils voulurent témoigner leur gratitude aux dieux, auteurs de ce miracle ; mais cessa leur accord. Le mari penchait pour le Bouddha, la femme pour Nâràyana. 11 fallait choisir. On décida de soumettre les deux divinités à une sorte d'ordalie : le mari planta une graine de bhîmpàtî; la femme, une graine de tulsî ; chaque dieu n'avait qu'à manifester sa puissance à l'aide de sa plante favorite. La bhîmpàtî, chère au Bouddha, germa la première. La preuve était irréfragable; la femme céda sans s'obstiner davantage, et une grande fête célébra le triomphe de Bouddha sur son rival.

L'épreuve était indispensable: fidèles à leur tactique, les brahmanes avaient dessiné à l'entour du Bouddha un

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mouvement enveloppanl ; impuissants à renverser leur adversaire, ils s'étaient résignés à l'accepter afin de Tab- sorber. Le système commode des avatars leur permettait de représenter le Bouddha comme une incarnation de Visnu. Le Nepâla-mâhâtmya (l) montre parmi la foule des dieux accourue pour saluer Paçupati « Janârdana (Krsna) qui était arrivé du Sauràstra (Kathiawar) sous la forme du Bouddha (Buddha-rù|)î)'. » L'adaptation brah- manique de l'histoire du Bouddha à l'usage du Népal était exposée dans un Puràna spécial qui n'a été retrouvé que pour être aussitôt perdu; le manuscrit de « cet ouvrage rare et précieux » que KirkpatricU avait pu se procurer au Népal " n'est entré dans la collection des manuscrits de Fort-Wilham^ que pour y disparaître. Heureusement, à défaut du texte, nous eu avons tout au moins une analyse partielle due au P. Marco délia Tomba'. D'après lui, <( le Buddha-Purâna est le treizième des Purànas ; il traite de la neuvième incarnation de Visnu en Bouddha, divinité muette. Il rapporte comment un certain roi appelé Surgh- dan [Çuddhodana) avait une femme nommée Mahàdevî, ce qui veut dire la Grande Bhavànî, laquelle fut la femme de Mahàdeva dès le principe de la création. Or il vint à cette Mahàdevî sous le bras une chose, qu'elle ne savait pas elle-même ce que c'était. Un jour, en élevant le bras pour cueillir un fruit à un arbre, il lui tomba de sous le

1. Cf. les passages analogues, siip. p. 3'f6.

2. KlRKPATRlCK, p. 148.

3. AuFRECHT, Calalogus calaJogormn, s. v. Buddha-piiràna. La Col lection Mackenzie en contenait un abrégé sous le titre de LagJui Budclha Purdna: Wilson, dans le Catalogue de cette collection, le décrit ainsi: «A Suinmary of tlie contents ofthe Lalita Vistara, a Purâna containing the history of Buddha; the original was biought from Népal by Captain Knox ; the abridginent was made by a Pandit in Mr. Cole- brooke's service. »(r/ie Mackenzie Collection, a descriptive Catalogue, 2e éd. Madras, 1882, p. 122.)

4. Gli Scrittl..., p. 117 sqq.

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bras lin fils qu'on appela Bouddha, parce qu'il naquit muet et qu'à partir de la naissance de cet enfant toutes les sta- tues des idoles devinrent muettes. Cependant, dans l'his-

Teuiple (le cinq étages construit ù Bhatgaon par Biiùpatindra Malla en 1703.

toire, on le fait parler en dépit de son nom. Ce Bouddha une fois né, son père (putatif, je pense) devint fort riche. Quand l'enfant fut arrivé à douze ans on lui chercha une

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femme ; mais il s'obslinail à déclarer qu'il ne voulait pas d'autre femme que la fille d'un certain géant, nommée Parameçvurî. A la fin le père du Bouddha fut obligé de demander au géant sa fille en mariage pour son propre fils. Le géant la refusa ; le Bouddha voulut l'avoir de force. Il se livra une bataille et le Bouddha d'un seul coup de pied jeta l'éléphant du géant à 16 milles ; et il fit de même avec tous les autres géants. Le géant, voyant qu'il ne pou- vait pas triompher par la force, proposa une bataille d'ar- gumentations théologiques, pour laquelle il présenta ses docteurs ; mais ceux-ci furent vite vaincus par le Bouddha, et à la fin le Bouddha enleva la fille des mains du géant son père. Les deux (dieux?) jaloux essayèrent par tous les moyens d'enlever au Bouddha sa femme, mais ils ne le purent. Le Boudha s'en alla ensuite faire péuitence en diverses parties du monde ; dans un endroit il resta 37 037 600 années pénitent. Et pourtant ce Bouddha a existé après Krsna, depuis lequel on compte 4 830 ans ! Habitude de Gentils de grossir le nombre des zéros à leur fantaisie ! La pénitence du Bouddha était si recueillie que toute chose en était comme dans l'extase : si bien qu'il ne tombait plus de pluie sur la terre. Les dieux voulurent à tout prix l'interrompre: le dieu Indra lança une pluie de fV'u, mais elle se convertit en fieurs ; il décocha Oèches et foudres, mais sans réussir à l'atteindre, sauf à un doigt de pied; la gangrène se mit à la plaie, et la volaille venait becqueter la vermine. C'est pourquoi les Gentils ne man- gent pas de poulet. Quelques jeunes personnes allèrent pour le séduire, mais en approchant elles se changèrent en vieilles bêtes. Les géants voulaient le transporter avec le terrain (ont entier, mais ils échouèrent. Ils envoyèrent une grande armée ; mais arrivée là, elle tomba, qui d'un côté, qui de l'autre. A la tin, les dieux, voyant que toute tentative était inutile, y allèrent tous ensemble : Brahma

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pour rhonorer lui servait de balayeur, Yisnu de sonneur de trompe, Maliâdeva de porteur d'ombrelle (et pourtant le Bouddha n'était autre que ce même Visnu incarné) ; les autres dieux, qui de chanteur et qui de danseur. Ainsi ils purent le distraire et remirent toutes choses en leur cours naturel. I^es Bouddhistes, c'est-à-dire ceux qui suivent ce Bouddha avec une particulière dévolion, comme les Tibé- tains et les montagnards, vénèrent encore un certain Ma- cendrnak (Matsyendra Nâtha)'... » VoiLà ce qu'est devenue la biographie du sage de Kapilavastu, accommodée par les Brahmanes et résumée par un l'ère Capucin ! Un ramassis de contes banals et de merveilles ])uériles.

Ainsi Visnu, qui avait été déclaré identique à Çiva, est encore devenu identique au Bouddlia. Mais la lièvre d'iden- tités qui tourmente le génie hindou exigeait une troisième équation, entre Çiva et le Bouddha. Cette équation, le Ne- pàla-màhàtmya (I) la proclame par la bouche de Pàrvatî. « Satisfaite des autorités du Bouddha, la tille d'Himalaya lui dit: Tes pratiques sont bonnes ; demande une faveur à ton choix. Le saint répondit: Que les gens de ce pays-ci se conforment à ma loi ! La Bienheureuse qui chérit ses dévots dit alors au Bouddha: « Ce territoire sacré d'ici, c'est Çiva qui Fa créé; toi, tu y as pratiqué l'ascétisme. Donc, sur ce sol incomparable, les dévots de Civa seront les dévots du Bouddha. Point de doute ! » Cette fois, le cycle est achevé : Visnu, Çiva, le Bouddha se rapprochent, se pénètrent, se confondent sous le patronage auguste de la Grande Déesse que tous les cultes honorent.

i)Evî. La Déesse, Bevî, doit sans doute à son sexe le privilège d'une popularité universelle dans l'Inde; vierge et mère, elle a la grâce et la dignité. Épouse de Çiva, elle l'accompagne lidèlement sans lui être enchaînée, et consent

1. Suif le récit (lue j'ai rapporté ci-dessus, p. 351.

I'

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volontiers à partager son culte avec d'autres associés. Aucun des dieux, si grand qu'il soit, n'a jamais obtenu l'honneur de porter dans le panthéon hindou le titre exclu- sif de Deva, de Dieu par excellence. Devî seule n'a pas besoin d'une autre désignation; tous les cultes la recon- naissent comme la Déesse. Elle n'en aime pas moins à être adorée sous de multiples noms, qui expriment la variété de ses attributs ou de ses fonctions, ou qui rappellent les innombrables épisodes de sa vie accidentée. Sous le vo- cable de Guhyeçvarî^ Notre-Dame-du-Secret, elle est la patronne antique du Népal. .Maùjuçrî la découvrit et la vénéra, cachée dans la racine du lotus qui portait Svayam- bhû, manifestée pourtant dans la source limpide qui s'échappait du sol. La ville de Deva-pattana (Deo Patan) séleva plus tard sur l'emplacement merveilleux; mais la déesse ne cessa pas d'y recevoir un culte consacré par l'antique tradition. Les brahmanes, qui n'admettent pas l'histoire de Maîijuçrî, n'en ont pas moins une raison d'adorer la Déesse au même lieu. Quand Devî, dans une existence antérieure, était la fdle de Daksa, son père man- qua grossièrement d'égards à Çiva son époux ; froissée dans son amour et dans sa dignité, la déesse se donna la mort en demandant de renaître avec une meilleure parenté : elle devint alors la fille d'Himalaya. Instruit du suicide de sa bien-aimée, Çiva s'arracha à ses macérations ascétiques pour voler vers le bûcher Devî était montée volontaire- ment, donnant aux épouses vertueuses un éclatant exemple ; il recueillit dans ses bras le corps à demi consumé et retourna, chargé de son précieux fardeau, vers la cime du Kailàsa; mais les membres brûlés tombèrent un à un le long de la route. L'organe secret Içn/it/a) de la déesse vint tomber sur le bord de la Bagmati ; le sol se referma jalousement sur la sainte relique ; mais un temple marque le site, et dans le sanctuaire un lotus à huit pétales déco-

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rés de syllabe? mystiques porte un triangle emblématique que les brahmanes adorent comme le symbole de la vulve génératrice, tandis que pour les Bouddhistes il exprime la Triade sacrée, le Triple-Joyau, h' Alphabetum Tlbetanum (p. 194) donne une image de ce lotus, due aux Capucins du Népal, et décrit aussi d'après leur témoignage la mul- titude des fidèles qui se presse à toute heure dans le temple ; indigènes ou pèlerins venus de loin, hommes et femmes répandent à pleines mains leurs otrrandes sur la cavité profonde qui s'ouvre en triangle ; mais les offrandes, absor- bées par un artifice aisé, disparaissent sous les yeux des fidèles émerveillés; et Devî reste insatiable, sans se lasser d'être fécondée non plus que de produire. L'exégèse, à vrai dire, varie avec les sectes; les Bouddhistes instruits, si tant est qu'il en reste, saluent (iuhyeçvarî comme une incarnation de Prajfiâ, la science, ou de Dharma-devî, la déesse de la Loi, et comme identique à Ârya-Târà; mais le vulgaire qui ne raffine point apporte à la déesse, de l'hindouisme comme du bouddhisme, le même hommage ardent.

Un des noms de Devî les plus populaires dans l'Inde entière, c'est Darcja , la Mal-accessible ; soit que ce vocable exprime la nature mystérieuse, inconcevable, de la Mère Universelle, soit qu'il indique l'aspect terrible de cette divinité, aussi formidable aux méchants que favorable aux bons ; pour combattre les démons et pour en triom- pher, elle n'a pas hésité à lutter avec eux d'horreur et de férocité. Durgà est souvent adorée sous la désignation de Nava-Durgà « Neuf-Durgàs » comme une sorte d'être col- lectif oii se combinent neuf personnalités. Le Népal a adopté ce vocable, mais il a glissé sous cette rubrique d'emprunt une combinaison locale de neuf « Notre-Dame » qui diffèrent de la liste usuelle. Ce sont: Vajreçvarî, Koteçvarî, Jhahkeçvarî, Bhuvaneçvari, Mangaleçvarî, Vat-

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saleçvarî, Ràjeçvarî, Jayavàgîç-vaiî el onliii (iuhyeçvarî. Elles n'ont pas toutes acquis une égale notoriété, quoi- qu'elles prétendent à une égale aiiti(piité : Çivadevale Sù- ryavamçi aurait institué, ou, pour parler le liingage des chroniques, ressuscité ces neuf cultes. La j^remière après Guhyeçvarî est à coup sûr Vatsaleçvarî (Vacchleçvarî) que Çivadeva adorait déjà comme « la principale divinité du Népal » ; il institua même en son honneur un sacrifice humain qui devait se renouveler tous les ans; un de ses successeurs, Viçva deva, voulut supprimer cette cérémonie harhare, mais les hurlements de la déesse le ramenèrent hien vite au respect de la tradition. Jaya Vàgîçvarî est la divinité tutélaire de Deo Patan : elle passe pour venir du lac Mànasa, sur le plateau tihétain.

Mais la nomenclature des Nava-durgàs est loin d'épuiser la liste des Notre-Dame Népalaises; à l'époque de la fon- dation de Katmandou, le roi (iunaUàmadeva « ressuscita » une autre série de Nava-durgàs. Les plus notables des Içvarîs hors cadre sont : Ksetrapàlegvarî, divinité protectrice du sol; Kaiikeçvarî, adorée aussi sous le nom de Hakta- Kàlî et honorée annuellement d'un sacritice humain ; Kuli- çeçvarî; ALaheçvarî; Cançleçvarî, qui ;i pour résidence originelle (pîtha) la vallée de Banepa, à l'Lst du Népal; c'est de que Guna kàma deva l'amena au Népal; c'est aussi qu'elle répandit sa protection sur les premiers Mallîis. Màueçvarî est la protectrice des Liéchavis, prédé- cesseurs des Mallas ; mais en recueillant la couronne, la nouvelle dynastie ne négligea pas d'adopter la patroime du clan royal qu'elle remplnçait. La dynastie de Harisimha deva introduisit encore par surcroît une nouvelle forme de Devî; son nom, soigneusement tenu secret, s'est trans- mis avec des altérations embarrassantes : Tulasî, Tulajà, Taleju, Talagu. Entre les titres usuels de Devî, on lui don- nait de préférence celui de Bhavànî. L'image authentique

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de la déesse, qui se confond avec la personne même, passait pour être venue du ciel ; enlevée par Ràvana, elle avait échappé à ce démon; Uàma l'avait retrouvée, instal- lée àAyodhyà; elle avait ensuite passé à Simàngarh, d'où elle avait conduit Harisimha à la conquête du .\epal. Son prestige était si grand que les Tibétains, impatients de se procurer cette auxiliaire puissante, tentèrent de la ravir à main armée. Léguée par la dynastie de Harisimha deva aux -Mallasde Bhatgaon, elle excita l'envie des .Mallas de Katmandou, jusqu'au jour oîi Mahîndra .Malla eut la satis- faction d'élever dans sa capitale un temple à Tulajà Bha- vànî (1549). La formule magique qui asservit Tulajà à sou dévot passait régulièrement avec les insignes du pouvoir du roi à son héritier: mais le roi Laksmî Narasiniha, père de Pratàpa Malla, mourut fou, et la puissante formule se perdit. Le temple de Tulajà ne s'ouvrait qu'au roi seul.

Sous son aspect le plus horritique, Devi prend le nom et les attributs de Kàli ou Mahà-Kâli « la Grande Noire ». Son teint sombre, ses traits grimaçants, ses mains rouges de sang, garnies d'armes et de débris funèbres, sa langue pendante, ses allures échevelées inspirent au fidèle la terreur et l'épouvante. La chronique brahmani([ue signale quatre Kàlîs, au Népal : (iuhya Kàli, Vatsalà Malià Kàlî, DaksinaKàlî et Kàlinge sthàuamàlvo (?j Kàlikà. La première est identique à Guhyeçvarî, et c'est pourcpioi l'étang j)ri- mordial (pii couvrait la mystérieuse déesse re(;ut le nom de Kàlî-hrada, l'étang de Kàlî. Vatsalà s'est déjà rencon- trée dans la liste des Neuf Durgàs. l)ai<sina-Kàlî, la Kàlî du Sud, est la patronne de l*hirping, au Sud du Népal. Mais les quatre Kàlî n'épuisent pas la liste. Il faut mentionner encore Lomrî-Mahâ-Kàlî, qui fut instituée par Candra ketu deva, et dont le temple situé à l'Lst de Katmandou est très fréquenté.

Kumàrî, la Vierge, est encore un autre nom de la Grande

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Déesse, mais en relation particulière avec les rites des Tantras et leur sensualisme mystique. Kumârîest moins la déesse transcendante que ses incarnations officielles en d'obscures fillettes, reconnues et proclamées par les prêtres après des épreuves terrifiantes, et offertes à l'ado- ration des fidèles. Le Népal a ses quatre Kumârîs réparties aux quatre points de l'horizon ; la principale est Bâla- Kumàri, la déesse tutélaire deïhemî.

Plus encore que les Kumàrîs, les Yoginîs expriment l'inspiration des Tantras. La Yoginî est la compagne du Yogin, autrement dit du Sàdhaka, qui se propose de réa- liser par l'union charnelle l'union de l'âme avec Dieu ; soit insuffisance de ressources verbales, soit analogie réelle et profonde, l'amour divin et l'amour sexuel parlent volon- tiers la même langue et laissent parfois l'esprit embarrassé de les distinguer. La Vierge, étant compagne de Çiva, le grand ascète, devient naturellement la Grande Amoureuse; leur union féconde, éternellement nouvelle, éternelle- ment renouvelée, montre l'exemple aux âmes éprises. Les Yoginîs du Népal sont quatre', comme les Kâlîs et les Ku- mârîs. Vajra-yoginî est la plus illustre ; elle est la déesse du Vajra-yoga, de l'union de diamant, inestimable et infrangible comme lui ; elle est aussi la patronne delà ville de Sankou. Son nom rappelle un épisode des luttes entre le Tantrisme bouddhique et le Tantrisme çivaïte ; c'est Çankara Àcârya, l'invincible docteur de l'orthodoxie brahmanique qui a substitué ce vocable à l'antique dési- gnation de Mani-Yoginî, consacrée par les traditions locales: Mani-Yoginî avait favorisé dans leurs œuvres ma- giques les vieux rois légendaires, Yikramajit et Vikmanti ; elle avait décidé le roi Mâna deva à édifier en expiation

1. Bhagvanlal Indraji, The Bauddha Mythology of Népal, p. 103, en énumère six : Vajra". Mani», Dhvaja°, Àdarra", Piccha'', Puspa-yogini, ainsi désignées d'après les attributs qui les distinguent.

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d'un parricide le grand temple de BLiddha-Nâtha(Biiclhiiàlh). Sous sa nouvelle appellation, Yajra-Yoginî n'en reste pas moins indulgente et même bienveillante au Bouddha. Quand le Bouddha s'est concilié à force de pénitences la faveur de Devî, elle lui apparaît sous la forme de Yajrayo- ginî'. Elle continue à porter le nom d'Ugra-Târà. qui l'as- socie aux Bouddhas et aux Bodhisattvas . Une autre des quatre Yoginîs, Nila-Tàrà-Devî, appartient à titre égal aux deux églises du Tantrisme. En plein xvn' siècle, un roi d'une dynastie brahmanique, Pratàpa Malla, montre aux sacris- tains né vars de Paçupati, sur les indications d'un Svàmin du Sud de l'Inde, « une Devî dans l'Àdi-Buddha », une déesse du civaisme dans le Dieu suprême du Bouddhisme népalais, et les Névars convaincus par la démonstration royale honorent la déesse d'un rite annuel. D'autre part le Svayambhû-Purâna, en exaltant la déesse appelée Khagà- nanà qui siège sur le diadème des cinq Bouddhas, la recon- naît pour une Çakti de Çiva, une des énergies féminines que les Tantras adorent. « Elle est la perfection de la sagesse et comme telle la mère des Bouddhas; pour les Bouddhistes elle est Yajrinî, pour les Yogins, Yoginî : elle est la mère multiforme de tous les êtres. Pour les Çivaites, c'est une forme de Çiva; pour les Visnuites, de Visnu ; pour les Brahmanes, elle est Brahmânî'. » Enfin Kuraârî, la Yierge, et Kàlî, la Noire, apparaissent réunies dans une autre combinaison avec Mahà-Laksmî, l'épouse même de Yisnu, sous le nom de Tripura-Sundarî: assise sur un tau- reau, un trident, une couronne et un crâne dans les mains, elle a le corps roux. Elle est le matin Kumàrî, la vierge compatissante ; à midi, .Mahâlaksmî, la courtisane de grand

1. Tapasyâm kurvatas tasya Buddhasya girijâ tadâ | tustâ babhOva prakatâ nàmiiâ sa Vajrayoginï [1

Nepâla-mûhàlrnya, l.

2. Svayambhù-P., Il(, p. 179 et 180.

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amour; le soir, Kàlî, une vieille décrépite, de grande ci'uauté, mangeuse vorace d'hommes et de créatures vivantes'.

Li:s Bhaihavas. Derrière les protagonistes se presse une masse innombrable de divinités secondaires, imaginées à plaisir par les religions rivales. Au premier rang se pla- cent les Bhairavas, avec leurs compagnes les Bhairavîs (( les Terribles )). On désigne sous ce nom inquiétant les esprits émanés soit de Mahà-Deva, autrement dit Çiva, soit de Devî, les énergies mâles ou femelles oii se manifeste la loute-puissance divine. Le territoire du Népal, tout res- treint qu'il est, sert d'asile à 5 600UUO Bliairavas et Bhai- ravîs. On représente généralement les Bliairavas avec la bouche ouverte, des dents proéminentes, une chevelure en désordre, un œil de surcroît au front; ennemis des démons, ils les foulent sous leurs pieds ; leurs images rappellent ainsi les Saint-Georges et les Saint-Michel du christia- nisme. Comme la plupart des divinités népalaises, les Bhai- ravas vont volontiers par quatre, sans doute pour faire face aux quatre directions ; c'est une disposition stratégique de ce genre que, par exemple, le bhiksu Çàntikara adopte, après avoir consacré le sol de Svayambhû'. Le nombre immense des Bliairavas permet une infinie variété de com- binaisons. Il n'est pas jusqu'au Bouddha et jusqu'au voyant Yasistha qui ne figurent parmi les Bhairavas'. Le groupe de Bhairavas le plus célèbre, et tenu pour le plus ancien, est formé par les Bhairavas de Nayakot, de Bhaktapura (Bhatgaou), deSanga l'Est, hors de la vallée), et de Panca- lifiga ; un autre groupe réunit les Bhairavas Harasiddhi, Hayagrîva, Lutàbàhà et Tyàngà. Leurs noms mêmes dé- cèlent en général leur origine et leur fonction strictement

1. Nolizie Laconlche , lig. 10.

2. Svaij. Pur., XII.

ù. Tdrâ-tanlra, cité sup. p. 346.

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locale. Le plus populaire est le Bhairava IVifiralinga, pro- tecteur du sol (Kselra-pàla) des régions méridionales de l'univers, et par suite du Jambii-Dvîpa tout entier, l'Inde comprise. Le fondateur de Katmandou, Guna kàma deva, l'a établi à l'Ouest du Népal. Le Bhairava de Harasiddhi est venu dLjjayinî, amené par Vikrainàditya; il est associé à îNîla-Tàrà-Devî. Le Prayâga-Bhairava vient de l'Est; Amcu- varman l'a introduit.

Les Bhairavas sont, par leur puissance divine, des auxi- liaires aussi précieux que difticiles à manier. Il faut, pour s'en servir, une rare sûreté de doigté. Le sage Jaya Slliili Malla, voulant apaiserla rage de Çîtalà, déesse de la variole, institua l'Unmatta Bhairava; mais il eut soin de placer au- dessus du Bhairava une Âgama-devatà, chargée de con- trôler ses écarts et de le maintenir dans son rrjle. Bhùpa- tîndra Malla de Bhatgaon eut, au contraire, le tort d'établir dans un temple neuf un Bhairava sur lequel il comptait pour protéger le i^ays. Le Bhairava s'émancipa, fit des siennes, jusqu'au jour des conseillers avisés indiquèrent le remède : il suffil d'installer auprès du Bhairava une « Notre-Dame » (îçvarî) du Tantra ; sa présence imposa le respect au Bhairava, qui s'apaisa désormais. L'autorité royale se voit môme obligée d'intervenir parfois pour réta- blir l'ordre dans ce monde de dieux. Jagat Jyotir Malla de Bhatgaon s'aperçut qu'un Bhairava entretenaitde coupables pensées à l'égard d'une Çakli ; pour l'en punir, il ordonna dans une procession de heurter violemmeut le char du Bhairava contre le char de Kàli.

Les du minores. Ganeçaneèi pas moins populaire au Népal que dans l'Hindoustan. Prince des obstacles, il pré- side à toutes les entreprises, les plus humbles et les plus banales même ; sans son concours point de succès pos- sible. En outre, sa physionomie singulière et bonhomme force l'attention et la sympathie ; son corps ventru cou-

384 LE iNÉPAL

ronné d'une têtcd'éléphaut aux gros yeux ronds, ses mains qui portent une guirlande et une hache, le serpent sus- pendu à son cou, la souris tapie à ses pieds composent l'ensemble le plus amusant. Partout associé au culte des autres divinités, il a aussi ses sanctuaires propres. Le pre- mier de tous est Sùrya-Vinâyaka [viilgo Suraj-Binaik), au Sud de Bhatgaon. Le nom rappelle, d'après le Nepida-mâ- hàlmya (VI) un miracle du dieu. Le fils d'un brahmane qui résidait à l'Ouest du Doleçvara, dans un bois, tomba sou- dain mort ; ses parents et les munis voisins invoquèrent Paçupati qui les renvoya au bosquet de Prakânda. Arrivés là, ils virent Ganeça se manifester dans un rayon de soleil (sûrya), et l'enfant ressuscita. La chronique bouddhique rap- porte une légende différente: immédiatementavantle règne d'Amçuvarman, Ganeça, sous la forme de Sûrya-Vinâyaka, apparut au roi Vikramajit et lui lit don de richesses fabu- leuses qui lui permirent de fonder son ère. Les Ganeças du Népal se classent volontiers, eux aussi, en groupes de quatre; après Sûrya-Vinâyaka, les plus populaires sont: Rakta-Vinàyaka (le Rouge) à Paçupati ; Candra-Viuâyaka (la Lune), à Chobbar ; Siddhi-Vinâyaka (le Succès), à Sankou ; Açoka-Vinâyaka {vulgo Assu-Binaik) à Katmandou.

Ganeça a fréquemment comme pendant Mahà-Kàla [vulgo Mahankâl) « le Grand-Noir », qui est identique à Çiva et qui correspond à la Devî Mahà-Kàlî, mais qui a pris une personnalité distincte. Maliâ-Kâla porte un trident garni au manche de crânes humains.

Indra est une figure classique du panthéon hindou ; mais au Népal l'influence des légendes bouddhiques il figure souvent a modifié son caractère. Ancien maître de la foudre (vajra), il a suivi l'évolution qui a transformé son arme bruyante en emblème religieux et en symbole métaphy- sique. La fête d'Indra, Indra-yâtrâ, une des solennités les plus populaires du Népal, n'a rien de commun avec les fêtes

LES DIVINITÉS LOCALES 385

d'Indra consacrées par les Purânas hindous. Indra est la divinité patronale de Katmandou.

Il faut encore mentionner parmi les dii minores Bhîma- sena, le héros épique, qui a lui aussi changé singulièrement en route ; d'après les Notizie Laconiche, il préside mainte- nant au trafic' ! On trouve ses temples et ses chapelles le long du chemin qui mène de l'Inde au Népal; Bhimpedi, au pied des montagnes, lui doit son nom. Son culte est si répandu qu'un esprit sensé comme Hamilton a pu le croire antérieur au Bouddhisme : il aurait le premier pénétré au Népal et y aurait introduit un essai de civilisation ^ La Chronique pourtant ne lui accorde pas tant d'honneur; sans l'instituer en concurrent de Mafijucrî, elle raconte seulement que Bliîmasena vint de Dolkhà, oii il possède un temple célèbre, sur la Tamba-Kosi, à l'Est du Népal, et s'amusa à canoter dans une barque de pierre sur les eaux du lac qui recouvrait la vallée, au temps qu'un démon s'en était rendu maître.

Balbala (Le Bègue) est un héros local, associé à des lé- gendes et à des rites agraires. Avant lui personne n'avait osé ouvrir le sol pour cultiver ; il fallait apporter du dehors le grain nécessaire à la subsistance. Le roi Vrsa dévale Sû- ryavamçi, ou son frère Bàlàrcana deva, offrit à l'audacieux qui voudrait donner l'exemple une part régulière de la récolte annuelle. Balbala n'avait pas de famille ; il se risqua. Puis, avant de mourir, il s'éleva une statue de ses propres mains; Bàlàrcana honora cette statue d'un culte et décida qu'on lui présenterait, chaque année, à la pleine lune de Màgha, un pain de riz. La tradition montre encore à Patan, près du temple de Matsyendra Nàtha,le champ oii Balbala donna le premier coup de pioche ; il est interdit de le labourer avec des bœufs.

1. Isot. Lac, fig. 19.

2. Hamilton, p. 25 el p. 10.

25

386 LE NÉPAL

Les seules déesses qui méritent d'être citées pour leur fonction locale, en dehors des multiples incarnations de Devî, sont les Huit Mères [Asta-mâtrkâ) qui passent pour les gardiennes des villes népalaises. Ce sont, dans l'ordre de hiérarchie : Brahmànî, Maheçvarî(ou Rudrànîj, lîumârî, \ aisnavî, Vârâhî, Indrânî, Camundâ, Mahàlaksmî, épouses ou énergies (Çaktis) des trois grands dieux, réductibles cependant à l'unité puisque aussi bien nous avons trouvé déjà Mahàlaksmî, la Çakti de Yisnu, confondue dans une personne avec Kumârî et Ivâlî. Gunakàma deva, le fonda- teur de Katmandou, passe pour avoir adoré Mahàlaksmî et établi, sur ses indications et sous son patronage, la nou- velle capitale.

Qu'elles empruntent leur nom officiel au panthéon boud- dhique ou au panthéon brahmanique, les divinités du Népal n'en gardent pas moins un cachet manifeste d'origine locale. Chaque ville, chaque village, chaque source, chaque étang, chacun des accidents du sol a son patron spécial, déesse ou dieu n'importe ; et chacun de ces patrons a un sanctuaire propre, si modeste qu'il soit, dédié à sa gloire. Il n'est pas étonnant dès lors que le Népal se flatte de pos- séder 2 500 temples, ou même 2 733. A dire vrai, le Népal religieux dépasse les limites de la vallée : pris dans son acception la plus large, il s'étend au Nord jusqu'à Nîla- kantha, le lac sacré de Gosain-than, à 8 jours de marche de Katmandou; au Sud, il va jusqu'à Nateçvara, à 2 jours de distance ; à l'Ouest, il s'arrête à Kaleçvara, également éloigné de 2 jours de Katmandou; enfin à l'Est, il se pro- longe jusqu'à Bhîmeçvara, à 4 jours de marche, sur la rive droite de la Tamba-Kosi ; le temple, élevé en l'honneur de Bhîmasena le Pàndava, dans la petite ville de Dolkha, a comme prêtre (pûjârî) un Névar^ Mais le total donné ne

1. Hamilton, p. 192; cf. aussi p. 167, et Kirkpatrick, p. 164.

LES DIVINITÉS LOCALES DST

prétend pas s'appliquer aux temples dispersés sur ce vaste domaine ; il se restreint à un périmètre rigoureu- sement défini, qui embrasse outre la vallée du Népal deux annexes peu étendues: à FEst, la vallée de Hanepa jusqu'au confluent de deux ruisseaux, la JNîrâvatî (ou Lîlâvatî) et la Rosamatî ; à l'Ouest, une bande de terrain située sur le versant occidental du mont Deochok (ou Indra Than).

Le circuit du pèlerin. C'est une œuvre infiniment méritoire et recommandable que de visiter les lieux sacrés disséminés, comme des repères, au long de ce circuit. Le Nepâla-màhàtmya en donne, dans sa XXLX" section, une liste détaillée, et enseigne les prescriptions à suivre dans ce long pèlerinage. Le point de départ, c'est Paçupati ; c'est aussi, naturellement, le point d'arrivée, puisqu'il s'agit d'un circuit fermé. Le pèlerin doit cheminer en tenant con- stamment la vallée à sa droite, en signe de respect : c'est la cérémonie du pradaksina. Bien entendu, l'origine du rite remonte aux dieux.

Le premier qui s'en servit, sur le conseil même de Çiva, n'était autre que Gunâdliya, l'immortel auteur de la Brhat- katlià. Le Mâhàtmya ne manque pas l'occasion de rap- porter tout au long l'histoire si populaire de ce conteur que la tradition tenait pour un génie déchu ; mais sur plu- sieurs points le récit du Mâhàtmya, comparé avec Ksemen- dra et Somadeva, présente des divergences assez considé- rables pour qu'il soit utile de les signaler, soit qu'elles tiennent à la fantaisie ou à l'ignorance de l'auteur, soit qu'elles décèlent une source indépendante. Le génie déchu n'est plus Puspadanta, mais Rhrngin ; il s'est transformé en abeille pour s'insinuer dans la chambre oii Çiva contait à Pàrvalî ses contes merveilleux. Reconnu coupable, quand il sollicite du dieu qui l'a maudit de fixer un terme à sa malédiclion, Çiva lui impose comme première condition

388 LE NÉPAL

do publier sur la terre, en 900 000 vers, les contes qu'il a surpris indiscrètement ; puis il doit élever un linga sur un sol sacré qu'il est difficile d'atteindre ; alors seulement il retournera au montKailâsa.En conséquence, Bhrngin-Gunâ- dhya naît à Matliurà ; puis il se rend à Ujjayinî règne le roi Madana, marié à Lîlâvatî, fille du roi de Gauda, et qui a pour ministre Çarvavarman. Le roi Madana commet la fameuse confusion de modaka <( gâteau » avec modaka « pas d'eau » ; humilié de son ignorance qui l'a rendu ridicule, il demande une grammaire sanscrite ; Çarvavarman compose le Ka- lâpa. Gunâdliya se retire de la cour, rencontre l'ascète Pulastya qui lui rappelle sa vraie condition et l'engage à écrire ses contes en dialecte paiçâcî; qu'il parte ensuite au Népal. Gunâdhya suit ces conseils, refuse de retourner auprès du roi Madana auquel il remet le manuscrit de son œuvre, et se rend au temple de Paçupati. Il décrit un pra- daksina autour de la vallée, convoque tous les religieux des environs, et avant de remonter au ciel dresse un linga qui porte le nom de Bhnigîçvara. « Et aujourd'hui encore, à chaque nœud de la lune, Bhrngin revient sous la (orme d'une abeille (bhrnga) pour revoir son liiiga. »

Le pèlerin, ayant rendu ses hommages à Paçupalîçvara, prend un bain dans la Bagmati, sort du temple par la porte du Sud, se rend vers Bâjarâjeçvarî, visite Bhairava et Vat- salâ, va ensuite adorer Guhyecvarî, traverse la Bagmati, puis la Celagangà, il passe successivement par Gokarneç- vara, qui rappelle la sainte métamorphose de Çiva en gazelle ; Kârunikeçvara, le linga commémoratif élevé par Buddha-Visnu le Compatissant au confluent de la Bagmati et de laManimatî ; Sundarî, la Bagmati pénètre dans la vallée. De à Vajrayoginî (la déesse tutélaire de Sankou) ; puis visite à Garucla et Nârâyana (de Cangu), au Valeçvara, au Vâgîçvara (au confluent de la Vîrabhadrâ) et au Yâlmîkeçvara, qui rappelle le séjour de Vâl-

LES DIVINITÉS LOCALES 389

mîlvi'. Près cUi linga de Vàlmiki s'en dresse un autre consacré par Hanumat ; c'est que se reposa le singe héroïque, auxiliaire de Ràma, quand il revint de THimà- lava, chargé de rochers destinés à former un pont entre rinde et Lanka.

Après cette journée si lahorieuse, le pèlerin doit passer la nuit à veiller, distrait par le chant et la danse; il doit aussi donner à manger aux brahmanes. Le matin, dès Faube, il se baigne à l'étang voisin, prend congé du liiiga, et continue sa route vers TEst. 11 atteint d'abord le lac Tricampaka, oi^i Mâdhava (Visnu) repose sur les anneaux du serpent Çesa; il répand dans l'eau sainte des offrandes aux Dieux et aux Pères. Entré daus la vallée de Banepa, il va adorer Candeçvarî, protectrice de Banepa, et Candeçvara son compagnon, puis visite le Dhanecvara-linga élevé par le dieu des richesses, le Gokhurakeçvara, « qui porte encore l'empreinte d'un sabot de vache » et qui fut fondé par Kàmadhenu, la Vache d'Abondance; l'Indreçvara, établi par hidra au contluent de la Mràvatî (ou Lîlàvatî) et de la Rosamatî; rÀçàpùreçvara établi par les Trente-Trois dieux. Il rentre dans la vallée du Népal, qu'il longe dès lors par le Sud, et visite le Doleçvara (ru Sud de Bhatgaon) qui rappelle un miracle deÇiva. Ln brahmane de Bénarès, mauvais sujet, coureur de filles, buveur d'alcool, se sentit tout à coup pris de remords ; il consulta les ascètes de Viç- veçvara, qui lui donnèrent un bâton. « Pars, lui dirent-ils, en pèlerin ; quand ton bâton poussera un rameau, tu seras purifié. » 11 se mit en route en multipliant ses austérités ; parvenu au Népal, sur le site actuel du Doleçvara, il planta en terre son bâton de pèlerin, et voici qu'il en sortit un rameau. Telle est l'origine du Doleçvara. C'est la seconde halte du pèlerin : il se baigne dans le Dhàrà-tîrtha, passe

l. V. sup., p. 328.

25.

390 LE NÉPAL

encore la nuit au chant, à la danse et à écouter la lecture des Purànas. Le matin il prend congé du Doleçvara, en lui annonçant son intention de poursuivre le pradaksina entre- pris, et se remet en route. Il voit d'abord Siirya-Yinâyaka, puis l'Ananta-linp^a, se baigne dansTétang voisin, présente dans l'eau une offrande aux Pères, distribue des cadeaux aux brahmanes (comme à toutes ses étapes, du reste) ; il visite Vajra-Vàràhî dans sa ville de Phirping, monte sur une montagne élevée pour adorer Ganeca qui réside dans une grotte accessible par une fente étroite; qu'il se garde d'y entrer, et qu'il jette les yeux seulement sur le Bhàra- bhûteçvara! De il se rend au Manah-çiras thiha il adore Hari-Hara, puis au Mâtj-tîrtha (Màtàtîrtha), les offrandes funéraires sont si eflicaces, et« l'on voitencore aujourd'hui des poissons d'or ». Halte de nuit à Gopàleca (Çesa-Nàrâyana ?j . Le pèlerin passe encore cette nuit, la troisième du voyage, au chant et à la danse ; et le qua- trième matin, rafraîchi par un bain, prenant congé de (îo- pàleça, il se rend à Pàndukecvara, se baigne danslaPàndu- nadî, passe la montagne, va à Caturvaktreçvara, à Indreç- vara, franchit encore une fois la montagne et rentre dans la vallée du Népal par le Nord-Ouest. 11 se rend alors auprès du Nàràyana de l'Ouest (Icangu") et y passe la quatrième nuit à écouter des légendes qui ont trait à Visnu. A l'aube du cinquième et dernier jour, il se baigue, prend congé du dieu et se rend au séjour du Bouddha (Buddhasthàna, la colline de Svayambhù). C'est qu'en arrivant de Chine (Mahâ-Cîna) le dieu Bouddha s'arrêta volontairement ; c'est qu'habitent des moines (bhiksus) qui ont abandonné fils et famille, par désir de voir le Bouddha, tout pénétrés de science et de béatitude. Il honore Bouddha d'un pradak- sina spécial, descend se baigner dans la Visnumatî il fait des offrandes aux Pères, et se rend à Luntikeça(Budhà- Nîlakantha, Jalaçayana) Hari-Visnu est couché sur le

LES DIVINITÉS LOCALES 391

serpent Ananla. 11 se dirige ensuite au Nord jusqu'au pied des montagnes de façon à rejoindre l'origine du circuit, redescend alors au Sud vers Jaya-Vàgîçvarî Deo Patan) et « tout en pensant à Visnu » il se présente devant Pacu- pati. Il répand sur le linga les cinq ambroisies : lait, petit- lait, beurre, urine et bouse, il lui offre des parfums, de Tencens, nourritdes brahmanes, leur paie un digne salaire, et informe F*açupati que le pradaksina est achevé. Pour clore son vœu, il descend se baigner dans la Bagmati, y fait des offrandes funéraires, retourne saluer Vatsalà, puis Vàsuki le Nàga à la porte du Sud, Yinàyaka à la porte de l'Est, et rentre alors chez lui, lil)éré de tous ses péchés.

Je ne connais pas le Guide du pèlerin bouddhiste autour de la vallée ; mais il n'est pas douteux que ce chapitre du Nepàla-màhàtmya ait eu sa contre-partie bouddhique. Un grand nomhre des sites énumérés sont également sacrés, à des titres divers, au regard des deux religions ; chacune des montagnes mêmes a pour la consacrer le souvenir d'un saint bouddhiste : Vipaçyin a demeuré sur le Nagarjun (Jàt Màtrocchaj, Çikhin sur le Champadevi (Dhyànoccha), Kra- kucclianda sur le Manichur (Çankhagiri), Manjuçrî sur le Svayambhù (Goçrnga), Çàkyamuni sur le Pucchàgra, en arrière de Svayamiîhii. Le territoire sacré empiète égale- ment sur les alentours de Ja vallée et embrasse la vallée de Banepa ; c'est en dehors du Népal même, à trois lieues Est de Bhatgaon que sont situés le village de Panàvatî et le mont Namobuddha, témoins de la charité sublime de Çà- kyamuni ; c'est laque, pris de compassion pour une tigresse affamée qui allaitait ses petits, il lui offrit généreusement son corps à manger '.

Il serait puéril, autant qu'oiseux, de prétendre énumérer

1. C'est le sujet du Vyàghrî-jàtaka, si fameux dans la légende boud- dhique.

392

LE NÉPAL

les 2 500 ou 2 733 lemples compris à l'intérieur du circuit sacré. Je me bornerai donc à décrire les types généraux des monuments sacrés qu'on rencontre au Népal et à signaler, s'il y a lieu, les principaux représentants de chaque espèce.

Autel de Krsna.

TABLE DES MATIÈRES

DU PREMIER VOLUiME

Page3_

[ntroductiox. Quel intérêt présente l'histoire du Népal. L'histoire de l'Inde s'y reproduit en rédaction dans ses phases essen- tielles. Esquisse comparative des deux pays, au point de vue de leur développement politique, religieux et social. . 1

I. Le Népal. Géographie sommaire du royaume. Le Népal pro- prement dit. Description delà vallée du Népal : montagnes, cours d'eau, villes, bourgades. Les cartes du Népal ; cartes européennes et cartes indigènes 41

II. Les documents. Trois catégories de matériaux 75

Les documents européens. DAndrada. Grueber. Tavernier. La mission du Tibet ; les capucins au Népal. Le P. Giuseppe. Marco délia Tomba. L'Alphabetum Tibetanum. Kirkpatrick. Ilamillon. Hodgson. Smith. Oldfield. Voyages récents. . . 79

Les documents chinois et tibétains. Hiouen-tsang. Wang Hiuen-ts'e. Pèlerins de passage. Les Annales des T'ang. Ati(;a. Les Ming. Les ^Mandchous. Invasion des Gourkhas au Tibet. Le traité gourkha-chinois. Le Népal et la Chine au MX*" siècle Ii9

Les dnrumcnis indigènes. I^es Vamràvalis. Le Nepàha-màhà- tmya. Le \'àgvali-màhàtmya du Paçupati-Purâna. Le Svayambhù-puràna. Les inscriptions. Les manuscrits. Les monnaies 193

394 TABLE r3ES MATIÈRES

IH. La population.

Les Névars. Origine. Introduction du bouddhisme et de Ihin douisnie. L'organisation sociale de Jaya Sthiti ^lalla. L'or ganisation moderne : Çiva-mârgis et Buddha-màrgis. Le caractère. Le costume. Les usages. La langue

Les Gourkhas. Origine. Les Khas. Les usages. Le costume Le caractère. Les classes sociales. La langue

■219

253

IV. Organisation politique, judiciaire, économique. La période

névare et la période gourklia. La royauté, les hauts fonc- tionnaires. La justice. L'armée. Le régime du sol. Les métiers. Le commerce 279

V. Les divinités locales. Difficulté d'une classificalion. LesNcàgas;

les Tîrthas; les rivières. Divinités bouddhiques : IVIanjuçri; Matsyendra Nâtha. Paçupati. Nàrâyana. Çiva. Visnu, le Bouddha. Devi. Les Bhairavas. Les dii minores. Le circuit du pèlerin 316

TABLE DES ILLUSTRATIONS

Portrait du mahârùja Chander Sham Sher En face Ju titre.

Divinités et lieux saints du Népal 1

Bronze népalais 39

La vallée du Népal 49

Un hameau népalais : llaltsok 59

Carte du Népal jointe à la Relation de Kirkpatrick 69

Carte du Népal jointe à la Relation de Hamilton 71

Fragment de l'inscription de Pratâpa Malla sur la façade du palais

de Katmandou 89

Le Népal et les pays voisins sur la carte de l'Inde de Nicolas

Visscher 91

Épitaphe du P. Horace de Penna 107

Temples de Manjucri et de Sarasvatî sur le liane du mont Ma-

hadeo-Pokhri. .^ 129

Stûpa de Budhnàth, le grand temple des Tibétains au Népal. . . 151

Stûpa de Svayambhû Nâtha. Entrée de la terrasse 173

Temple et couvent de Mahâbuddha (Mahâ-bodhi) à Patan. . . . 195

Vue d'ensemble du temple de Paçupati 210

Entrée du temple de Changu Narayan 231

Visnu flottant sur les eaux (Jala-çayana) à Budha-Nilkanth. . . 245

Un des quatre stupas d'Açoka à Patan (stûpa du Sud) 263

Restes de monuments bouddhiques à Kirtipur 273

Kukhri, couteau gourkha 278

Temple de Mahâbuddha à Patan. Détail 287

Temple de Mahenkal à Katmandou. . . 305

Un des quatre stupas d'Açoka à Patan (stùpa du Nord) 331

Temple de Paçupati. Cour d'entrée avec la statue de Nandi. . . 359 Temple de cinq étages construit à Bhatgaon par Bhûpatîndra

Malla en 1703 373

Autel de Krsna 392

Carte indigène de la vallée du Népal. . . . Hors texte, à la fin du volume.

CHARTRES. IMPRIMERIE DURAND, RUE FULBERT.

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LA PROCESSION DE MATSYENDRA NATHA

Dessin de la Collection Hodgson

Bihliollieque de l'Institut cVc France .

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LA LÉGENDE SACRÉE DU NÉPAL

pL-inturc Népalaise de la Collection Hodgson

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