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REVUE

DE PARIS.

REVUE

DE PARIS,

EDITION ADGHENTEE

DES PRINCIPAUX ARTICLES DE LA REVUE DU XIX' SIÈCLE.

TOME DIXIEME.

OCTOBRE 1839.

SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE RELGE,

AD. WAHLEN ET COMPAGNIE. 1839

LE PIANO.

CINQUIÈME ARTICLE (1).

Le talent des virtuoses a toujours suivi dans ses progrès ta marche ascendante, l'état de perfectionnement des macliines sonores qu'ils devaient mettre enjeu. Ouel parti pouvait-on tirer du clavier de l'épinette ? Quels effets produire avec une corde pincée par un bec de plume ? Comment arriver à des nuances de forte, de piano, si le son dur, court, sec, de l'in- strument présentait sans cesse la même uniformité ? L'attaque de la touche exigeait toujours de l'énergie, parce qu'il fallait vaincre une résistance pour produire le son. Le talent parfait de l'artiste dépend du mécanisme du toucher, lequel est une consé- quence naturelle de la mécanique plus ou moins perfectionnée de l'instrument. Les marteaux du piano, les leviers qui les pous- sent obéissent avec une prestesse, une soudaineté merveilleuse, aux doigts de l'exécutant. Ils attaquent la corde avec force ou la

(1) Voyez toril. V, pag. 60.

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caressent l'Oui modérer l'éclat de ses vibrations. Aucun obsta- cle nes'opi)Ose plus à la marche des doigts; courant, volant sur le clavier, ils font parler chaque touche qu'ils interiofijent, et lui impriment le degré de sonorité nécessaire à TefFel de tel ou tel passage, d'une mélodie suave ou d'un trait plein d'énergie et de vivacité. Les nuances des sentiments peuvent être ex|)rimées du moment (jue l'instrument a reçu l'inappréciable faculté de modifier les sons. Le jeu du clavecin était d'une fatigante mo- notonie , le langage du pianiste nous charme par la variété de ses accents et de son expression.

La musi(iue destinée au clavicorde, A l'épinette, au clavecin, au piano, a suivi la même progression que l'instrument sur lequel on devait l'exécuter. Les compositeurs l'ont écrite de manière à employer toujours ses moyens de la manière la plus avantageuse. Ses combinaisons sont devenus plus hardies à me- sure que les virtuoses ont acquis plus d'habileté. Dans les dé- tails historiques suivants, je profiterai des recherches faites par M. Félis.

Si l'on examine attentivement la musique écrite par les plus anciens maîtres pour les instruments à clavier, on y remarque une analogie três-sensible entre la multitude d'ornements dont elle est chargée et la nature du clavicorde. Les sons filés n'étant point exécutables sur cet instrument, on dût les remplacer par des trilles simples et doubles, des flattés, des ports de voix et mille autres choses dont les œuvres de Diruta, d'Antonio d'egli Organî, de Gabrieli, de Bernard Schmidt, de Claude Mcrulo, de Frescobaldi , sont remplies. L'art de jouer du clavicorde con- sistait à lever les doigts avec promptitude, à eCfleurer la corde plutôt qu'à l'attaquer avec force. La musique composée pour cet instrument par Francesco d'egli Organi , Nicolo del Proposto et Jacopo di Bologna n'étant point parvenue jusqu'à nous, il est impossible de se faire une idée juste de ce qu'elle était, autrement que par analogie avec celle de leurs successeurs.

Parmi ceux-ci, le plus ancien et l'un des plus célèbres fut An- toine Squarcialupi (Déchire-loups), surnommé Jntonio d'egli Organi, qui fut organiste de la cathédrale de Florence, et qui vécut sous le règne de L.iuient le Magnifi(jue, vers 1450. Ses pièces n'ont point été imprimées; mais A. F. Doni affirme avoir

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possédé plus de dix volumes de lablature d'orgue, de clavicorde et de luth composés par Antonio di Bologna (Squarcialupi), Jules de Modéue, François de Milan et Jacques de Dasu. La ré- putation de Squarcialupi fut telle qu'à sa mort on lui éleva un buste dans la cathédrale de Florence, avec une inscription qui célébrait son mérite.

André Gabrieli, organiste remarquable, fut un des composi- teurs les plus renommés du xvie siècle. Il élait organiste de Saint-Marc à Venise. C'est dans ses œuvres que l'on trouve les plus anciennes variations d'un motif en traits rapides et bril- lants Les variations étaient alors appelées diminutions.

Gabriel Faltorini, Claude Merulo, organiste de la cathédrale de Venise et du duc de Ferrare ; François Corteccia et Alexan- dre Slriggio, doivent être classés parmi les clavicordistes les plus habiles du xvie siècle. Leurs ouvrages, comme ceux des organistes qui viennent d'être cités, consistent en ricercari sur des thèmes de madrigaux ou de motets célèbres, en variations sur des chansons françaises et italiennes, en airs de danse plus ou moins ornés. Quelques recueils de ces compositions sont par- venus jusqu'à nous, et confirment l'observation que j'ai faite sur les rapports du style alors en usage avec la nature de l'in- strument.

Le nombre des autres organistes et clavicordistes qui se sont distingués dans ce siècle, est très-considérable. Parmi les plus habiles, on cite Paul Hoffhaimer, à Rastadt, dans la Styrie, l'empereur Maximilien le fit chevalier 5 Jean Buschner, de Con- stance ; Jean Kotter de Berne; Conrard , à Spire ; Schachinger, organiste à Padoue; Jean de Cologne, en Saxe; Melchior Neysidler, Valenlin Greffe, Henri Rodesca de Foggia, à Turin ; Bindella, de Trévise; Vittorio, à Bologne ; Jules-César Barbetla, à Padoue; Claude de Correggio, André de Canareggio, Paul de Castello et Alexandre Milleville.

Quoique le clavicorde ait été introduit en France, l'histoire de la musique ne mentionne aucun clavicordiste français pendant le XVI" siècle.

Les améliorations introduites dans le système des instruments à cordes et à clavier, excitèrent l'émulation des exécutants et produisirent sur leur talent une heureuse influence. La première instruction méthodique publiée sur l'art de jouer de ces instru-

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menls date du commenceinont du xvii« siècle. Nous la devons à Jérôme Diruta. frère mineur, à Pèrouse, vers 1580, lequel futor^jaiiisle de l'église principale de Chioggia. Sou livre a pour litre : // Transilvatio, dialogo sopra il veto modo di suonar organi e stromenti da penna. Parte prima, Fenezia, 1615, in-folio. Cel ouvrage est dédié à un prince de Transylvanie, qui était élève de l'auteur ; le titre se rapporte à cette circon- stance: L&Transxlvain, dialogue sur la vraie manière de jouer des orgues et des instruments à plumes.

Outre la partie didactique traitant du doigté des instruments à clavier, et contenant une série d'exercices qui présentent beau- coup d'analogie avec ceux de nos méthodes de piano , on y trouve des toccales et des pièces de Diruta, de Claude Merulo, d'André Gabrieli , de LuzascJii , de Paul Quagliati, de Joseph Guami et d'autres compositeurs célèbres. La seconde partie du Transilvano a été jjubliée à Venise en 1622. Elle est divisée en quatre livres. La première traite de la tablature, ou de l'art d'é- crire la musique pour les instruments à clavier, à une époque l'imperfection de l'imprimerie et de la gravure obligeait à se servir de signes particuliers pour représenter les notes et leurs valeurs. Le second est relatif aux principes de la composition ; le troisième, aux tons de l'Église et à leur transposition, elle quatrième au mélange des registres de l'orgue. Un pareil ou- vrage est fort important pour l'histoire de l'art, en ce qu'il est le résumé des connaissances des artistes à une époque déjà fort éloignée de nous. Il est fâcheux que les exemplaires du Transil- vatio soient devenus si rares.

J"ai dit que les progrès de l'art de toucher les instruments à clavier furent en raison des perfectionnements apportés à ces mêmes instruments: rien ne prouve mieux cette heureuse coïn- cidence que l'impulsion donnée à la musique d'orgue et de cla- vier au commencement du xviP siècle, par Jérôme Frescobaldi, organiste de l'église de Saint-Pierre à Rome , à Ferrare eu 1591. Son nom fut célèbre dans toute l'Europe, et ses ouvrages, toujours admirés, ont survécu à la perle d'une infinité d'autres j)roduction3 du même temps. Ce grand artiste peut être consi- déré comme le fondateur de l'école des clavecinistes; car, jus- (|u'à lui, il n'y eut guère d'autre musique pour le clavicorde, l'épinelte et le clavecin, que celle que l'on écrivait pour l'orgue.

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Le premier, il composn dos pièces s|>écialemenl dcslinées au clavecin, et les publia sous ce litre: Toccate d' intavollura di Cemhalo, Rome 1015, in-t'oiio.

Observez que ce mot toccata fut à peu près le seul qui fut employé dans la première moitié du xviie siècle pour désigiu;r les pièces de musique destinées aux instruments à clavier. Ou ne se servait du mot de sonata que pour la musique de viole et de violon. Plus tard la sonate, régularisée et formée de plusieurs morceaux de différents caractères, fît oublier la toccate, qui ne se composait que d'un seul mouvement. Divers recueils de piè- ces du même genre furent publiés par Frescobaldi, en 1627, en 1637, et mirent le comble à sa répulation. Le genre ex- pressif se remarque daiis plusieurs compositions de cet homme célèbre, particulièrement dans une clianson variée, la Bo- manesca. La mélancolie qui règne en ce morceau me paraît le premier exemple que l'on rencontre, dans les monuments de l'art, d'un slyle d'expression appliqué aux instruments. Du reste, la musique de Frescobaldi est chargée d'ornements et de traits qui ne seraient pas sans diflîcultés pour nos pianistes les plus habiles.

Frescobaldi a formé quelques élèves qui ont porté en diverses parties de l'Europe les résultats de son excellente manière de loucher le clavecin, et qui ont puissamment contribué aux pro- grès rapides de cet instrument. Froberger brille au premier rang parmi ces disciples. Jusqu'à lui, dans l'école allemande, les instruments à clavier avaient été assimilés à l'orgue, sous le rapport de la musique écrite j Froberger traita chacun de ces instruments dans le style qui leur était propre. à Halle, en Saxe, vers 10-51 , il fut envoyé à Rome par l'empereur Ferdi- nand III, et confié auxsoins de Frescobaldi. Après avoir terminé son éducation musicale sous cet habile maître, il voyagea dans toute l'Europe, eut des aventures romanesques, courut de grands dangers, se fît admirer partout, et finit par jouir d'un sort heu- reux à la cour de l'empereur d'Autriche. Sou influence fut aussi grande sur les progrès du clavecin en Allemagne, que celle de son compalriole et contemporain Jacques de Kerl le fut pour l'orgue. Deux de ses ouvrages resteront comme des monuments d'un art déjà parvenu, en de certaines parties, à un degré de perfection très-éminenl ; le premier est intitulé :

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Ditersecuriosee rarissime partite di Toccatc, Ricercale, Capricie, Fantasie, etc.,per qli amatori di cimbali, organi e instrumenti. Munich, 1C95, in-folio.

Le second a pour titre :

Diverse incjeniosissime , rarissime e non mai più viste curiose partite di Toccate, Canzone, Ricervate, Allemande, Correnti, Sarabande e Gigue di cembali, organi e instru- menti. Munich, 1714, in-folio.

Ces ouvrages ont été imprimés longtemps après sa mort ; les litres pompeux qu'on leur a donnés piouvent la haute estime (ju'on en faisait.

Le séjour que Froberger fit à Paris eut beaucoup d'influence sur les progrès des clavecinistes français, vers le milieu du xviie siècle. Le plus célèbre alors était Jacques Champion, fils d'Antoine Champion, organiste de Henri IV, et père d'André Champion de Chambonnières, qui surpassa de beaucoup en ha- bileté les autres clavecinistes français de son époque. Chambon- nières commençait à se distinguer quand il eut occasion d'en- tendre Froberger; le talent de ce maître fit sur lui la plus vive impression. Dès lors, il changea son style mesquin, et prit la grande manière italienne que son modèle possédait parfaite- ment. Les six livres de pièces de clavecin que Chambonnières a fait graver à Paris, au commencement du règne de Louis XIV, attestent son habileté ; ce sont, comme tous les recueils de ce temps des suites d'allemandes, de gigues et d'autres mouvements de danses, d'une harmonie assez pure, et d'une mélodie élégante et facile.

La principale difficulté de la musique de clavecin consistait alors dans robligation de jouer à quatre parties distinctes. Peu de gammes ou de traits, beaucoup de trilles, de marlellés et d'autres ornements, voilà de quoi se compose la partie brillante de la musique de Chambonnières. Le premier desCouperin (Louis) fut introduit à la cour par cet artiste, vers 16G5. Hardelle, Ri- chard, Labarre, et i)lus tard d Anglebert, Gautier, Buret etFran- çois Couperin (l'ancien), se formèrent à l'école de Chambon- nières. Ils eurent aussi de la répulalion, François Couperin se distingua surtout par une manière large et brillante, et par l'exécution de difficultés supérieures à tout ce que l'on avait fait Jusciu'à lui.

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Je louche à une époque intéressante <le Part; c'est celle l'on commence à donner à l'exécution une teinte d'expression , au lieu de la surcharger d'ornements superflus comme on l'a- vait fait jusqu'alors. Mais, quelle que fût l'habileté des facteurs, les clavecinistes ne pouvaient réussir à vaincre la sécheresse de l'instrument dont ils se servaient. Le besoin d'améliorations dans la qualité des sons du clavecin , laquelle avait toujours paru désagréable et criarde aux oreilles délicates, fit faire des recherches pour dissimuler au moins ce défaut par des moyens artificiels.

Après ces perfectionnements , qui ne donnaient cependant pas au clavecin les véritables nuances du piano et du forte, le clavier devint plus facile , grâce aux combinaisons nouvelles que Godefroi Silbermann de Frib^rg et Blanchet de Paris lui donnèrent. Les louches présentèrent une légèreté qui n'existait point dans les anciens instruments. Dès lors, vers le milieu du siècle dernier, la musique de clavecin devint plus brillante. François Couperin (le jeune), surnommé le Grand Couperin, avait commencé la réforme parmi les clavecinistes français ; mais de plus grands progrès furent faits en Italie par Domi- nique Scarlatti, dont le style savant et brillant à la fois fit ou- blier les lourdes compositions de ses devanciers.

En Allemagne , Jean-Sébastien Bach , réunissant en lui seul les qualités de plusieurs grands artistes, imagina une nouvelle méthode de doigté d'une combinaison simple et bien raisonnée, qui lui fit porter l'exécution au plus haut point de perfection , sous le rapport de la diflSculté vaincue. Ses préludes, ses fu- gues, ses fantaisies agrandirent le domaine du clavecin, qui, jusqu'alors, avait été presque toujours borné à l'exécution de petites pièces, telles que les courantes, les allemandes, les gi- gues, les sarabandes, les menuets, les branles, et autres choses semblables. Plus tard, Mulhel et Wagenseil commencèrent à écrire des sonates qui firent oublier le genre de la toccate , el perfectionnèrent les détails du goût , dont Jean-Sébastien Bach ne s'était point occupé.

En France, Rameau traitait le clavecin avec plus de force et d'harmonie que ne l'avaient fait les Couperin, Marchand et leurs élèves 5 Rameau donnait à sa musique plus d'élégance et de bril- lant. Ce grand musicien éciivit le premier concerto de clavecin

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qui ait été entendu à Paris. Dans le même temps , Jean-Sébas- tien Bach faisait la même chose en Allemagne, Handel suivait son exemple en Angleterre. L'impulsion était donnée, et l'art faisait d'immenses progrès en peu de temps.

Un auteur qui ne jouit plus aujourd'hui de la réputation qu'il mérite, Scliobert, homme de génie et de goût, dont la musique plaisait infiniment à Mozart, qui la jouait souvent, Schobert fit faire un pas immense à l'art de jouer du clavecin, au style élé- gant et gracieux de la musique propre à cet instrument. Le doigté de ses pièces est facile , et l'on y voit que Schobert avait bien compris l'utilité des gammes et des exercices. Je regrette (pie l'empire de la mode ait fait oublier les ouvrages de ces an- ciens maîtres, qui brillent parles qualités devenues lro,p rares .uijourd'liui. De beaux chants, une liarraonie forte et nourrie, de la pureté de style, une certaine candeur dans les idées qui laisse jouir sans commotions violentes, ne sont pas les parties les plus faciles de l'art. Dans la musique de ces clavecinistes se trouve toujours une pensée dont la pièce entière n'est que le dé- veloppement. Pourrait-on en dire autant de la plupart des mor- ceaux que l'on écrit aujourd'hui ?

Dès 1740, Silbermann et Spath avaient déjà construit un cer- tain nombre de pianos qu'ils répandirent en Allemagne. Les cla - vecinistes se hâtèrent d'adopter l'instrument nouveau, qui leur fournissait les moyens de donner à leur exécution plus de légè- leté, de délicatesse, et surtout plus d'expression que le clavecin. Jean-Sébastien Bach fut un des premiers artistes qui jouèrent du piano, et qui le mirent en vogue ; mais ce fut son fils, Charles-Philippe-Emmanuel, qui contribua le plus au succès de cet instrument par s(ui jeu élégant et gracieux , et par ses char- mantes compositions. Les sonates, les concertos et les fantaisies que ce maître a publiés . ne sont point chargés de difficultés ex- cessives; la plupart de nos pianistes regarderaient aujourd'hui comme des enfantillages les traits répandus dans cette mu- sique ; mais il n'en est pas moins vrai que lobjet essentiel de l'art y est mieux senti que dans le déluge de notes dont la musique de piano est maintenant inondée. Au reste, on conçoit que la première école de jjiano n'ait pas considérer la difficulté vaincue comme le but de la musique, et que la m:iiche ascen- dante des tours de force d'exécution soit le résultat du besoin de

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se distinguer que les artistes éprouvaient à mesure que l'habi- leté devenait plus grande.

Charles-Philippe-Emmanuel Bach eut pour imitateurs, dans l'école allemande. Binder, Hanger, Kleinknecht, Falkenhagen, Seifferlh, Schraffrach, Zach , Schwanenberg, Hoffmann et Kirtsen. Ces noms sont oubliés maintenant comme ceux des imi- tateurs en tout genre ; les travaux de ces artistes n'ont cepen- dant pas été inutiles pour répandre le goût de la musique de piano, pour avancer les progrès de cet instrument. Le plus ha- bile de tous ces pianistes, après Bach, chef de l'école, fut Klein- knecht; son talent d'exécution passait, vers 1760 , pour très- remarquable. Haydn et Mozart vinrent ensuite donner une nou- velle impulsion à la musique instrumentale, et particulièrement au piano. Le premier ne se fit jamais distinguer par une grande habileté de mécanisme ; mais sa musique eut la plus heureuse influence sur les progrès de l'art. Toutes les sonates de ce maî- tre étaient d'un genre neuf, léger, élégant et gracieux. En mul- tipliant ces ouvrages, les éditeurs allemands, français, anglais, épurèrent le goût, qui avait encore quelque lourdeur en Alle- magne : en France, il était niais. Dans cette musique, on aper- çut pour la première fois une idée principale développée dans tout le cours d'un morceau sans pédantisme scolaslique, et sans nuire au charme des détails. Mozart, qui fut au rang des pia- nistes les plus habiles de son temps, fit pour la musique de piano ce qu'il a fait poin- toutes les parties de son art ; c'est dire assez qu'il hâta prodigieusement sa marche, et (lu'il atteignit même, en quelques parties, une perfection qui ne saurait être surpas- sée. Son doigté n'est point correct. On voit que le sentiment harmonique l'entraîne, et lui fait négliger la régularité du mé- canisme ; mais ses traits sont neufs comme ses mélodies, ils ont un cachet ])ien précieux d'individualité.

De tous les maîtres qui ont contribué à perfectionner l'art de jouer du piano, Clementi est celui qui a eu le plus d'influence sur ses progrès. Doué du génie le plus heureux, d'une agilité remarquable dans les doigts, et d'un esprit méthodique et réflé- chi, ce grand artiste comprit la nécessité de ramener à des rè- gles fixes et invariables le mécanisme du doiglé et l'art de tirer le sonde l'instrument. Sans nuire à sa brillante imagination, ces deux parties importantes devinrent l'objet de ses éludes : 10 2

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l'organisation la plus parfaite de l'articulation des doigts en fui le résultat. L'école de Clementi est considérée par les maîtres comme la meilleure de toutes. Quelles que soient les métamor- phoses réservées à la musique de pinno, quelles que puissent être les fantaisies de la mode pour le choix des traits et des difficul- tés, il faudra toujours apprendre à tirer d'un instrument le son le meilleur qu'il puisse produire, à lui donner delà force sans du- reté, du moelleux sans mollesse, de l'éclat sans sécheresse ; il faudra que tous les doigts, également aptes à se mouvoir avec rapidité, aient à la fois de la force et de la souplesse ; que le poignet et Tavant-bras restent dans l'inertie , au lieu de prêter aux doigts le dangereux secours d'une énergie factice ; enfin, il sera nécessaire de combiner le doigté de telle sorte que le pas- sage du pouce sous les autres doigts, ce grand écueil d'une exé- cution égale et libre, se fasse le moins souvent possible. Or tout cela a été prévu , réglé par Clementi 5 tout cela a été mis en pratique par ce maître et ses élèves. Tels sont les avantages de sa méthode qu'à l'âge de quatre-vingts ans, ce grand artiste excitait encore l'admiration des plus habiles.

Les compositions de Clementi n'ont pas eu moins d'influence sur la direction que la musique de piano a prise depuis 1770 , principalement en France, en Italie, en Angleterre. Plus spiri- tuelles que passionnées, plus pures que savantes, plus élégantes que fortes, ses sonates ont servi de type au genre brillant et sage des œuvres de Dussek, de Cramer, de Hullmandel, sauf les mo- difications que le génie de ces artistes y a introduites. Depuis Clementi, la musique de piano s'est partagée, comme l'art de jouer de cet instrument, en deux grandes écoles distinctes ; la première est celle de Bach , domine un caractère mélanco- lique et passionné, un besoin d'harmonie pleine, peu compatible avec la régularité du doigté ; l'autre, dont Clementi est le chef, se distingue par sa tendance vers la mélodie, par des traits brillants destinés à mettre en évidence l'habileté des exécutants, et parle mécanisme le plus propre à atteindre ce but. Les écoles de Mozart et de Beethoven ne sont que des moditîcations de celle de Bach, comme les styles de Dussek et de Cramer sont des ana- logues de celui de Clementi.

Gardez-vous d'en conclure que Dussek et Cramer furent des imitateurs. Tous deux curent leur génie j mais, comme lesar-

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tisles les mieux organisés, ils ressentirent l'influence de leur époque, de leur éducation musicale, des impressions de leur jeunesse. Naturellement porté vers les pensées élevées, livré do bonne heure aux séductions, aux plaisirs du grand monde, Dus- sck a mis dans sa musique une certaine noblesse qui dénote son caractère, un charme qui reflète les penchants du cœur. Son harmonie n'est point irréprochable, mais elle a toujours de l'ef- fet ; sa manière est moins spirituelle que celle de Clementi ; mais elle est plus pénétrante. L'analogie de son jeu avec le caractère de ses compositions était frappante. Dans son exécution , tout était séduisant j tout indiquait à la fois le musicien né, l'homme de bonne compagnie.

Avec un peu moins d'enthousiasme, Cramer avait dans sa jeunesse plus de pureté, une élégance remarquable, et des mélo- dies heureuses. On remarque dans toutes ses compositions un plan sage et bien conduit, et les difficultés s'y lient en général d'un manière heureuse avec le caractère de la mélodie. Le jeu le plus délicat, le plus correct et le plus gracieux se faisait remar- quer dans son exécution.

Un homme qui n'a point eu de maître et n'a point formé d'é- lèves, qui s'est placé en dehors de toutes les écoles par le carac- tère de ses compositions comme par la nature de son jeu, s'est fait une réputation brillante et méritée, vers la fin du dernier siècle: cet homme fut Steibelt. Chez lui, l'organisation du com- positeur eut beaucoup d'influence sur l'éducation du pianiste. Cette organisation le portait à des expansions fougueuses qui s'accordaient mal avec les combinaisons régulières du doigté. Le besoin de satisfaire ses inspirations l'emportait sur le soin de la correction de son jeu; son adresse merveilleuse parvenait d'ailleurs à vaincre des difficultés dont il n'aurait pu démontrer rigoureusement la possibilité d'exécution.

Parmi ces auteurs , Steilbelt seul est amèrement critiqué par les pianistes de notre époque ; plusieurs affectent même de le dédaigner. Steibelt n'est pas sans défauts , j'en conviens ; son style est souvent diffus, peu correct. La plupart de ses composi- tions passent toutes les bornes assignées à l'étendue d'un mor- ceau de musique de chambre. 11 a quelquefois abusé des effets obtenus par les jeux de pédales ; il s'est répété, pillé ; il nous a donné deux fois la même sonate, le même rondeau, en se con -

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tenlant de défjuiser les formes du motif principal. On peiit en faire la leniarqiie en comparant l'ailmirable rondeau de la so- nate en fa mineur. deToeuvre dédié à M"'^Beaumarcliais, avec le londeau de l'Amante disperato, sonate en sol mmeur, pleine de verve et brûlante de passion. Ce rondeau a été placé par Méhul dans le ballet d'Andromède. La première version de ce rondeau est la meilleure, Méhul l'a choisie avec raison. Ber- lon a de même enrichi le ballet des Sabines du joli rondeau de la première des sonates dédiées à la reine de Prusse. L'effet dramatique produit à la scène par ces fragments de sonates livrés aux puissances de l'orchestre témoigne du génie de Stei- belt, de la force, de la vie que l'on admirait dans ses produc- tions musicales.

Steibelt est le Rossini du piano ; si ses nombreuses composi- tions donnent prise à la critique sous le rai)port de la conduite et du style, on doit convenir que cet auteur a versé les mélodies avec une heureuse fécondité , des mélodies touchantes, gra- cieuses et de très-bon goût ; que son style original et tout indi- viduel est bien sa propriété, et qu'il a possédé au suprême degré le don de plaire et de séduire. Ce n'était pas toujours sans pres- tige et même sans charlatanisme, il est vrai. Son habileté sur- montait les obstacles qu'une manière de doigter incorrecte lui opposait, la même chaleur entraînante se faisait remarquer dans sa musique et dans son exécution. Il joignait à ces qua- lités un charme d'expression irrésistible. Steibelt produisait de magiques effets par l'emploi du trémolo, prolongeant les sons au moyen des pédale combinées avec artifice. Pour obtenir un silence parfait, pour retenir ses auditeurs dans le recueillement qui devait les conduire à l'extase sans les exposer à de frivoles distractions, ce maître arrêtait les pendules, fermait les portes à clef, faisait éteindre les lumières. Il fallait obéir à ses caprices, ou se priver du plaisir de l'entendre. Steibelt était le pianiste ù la mode. C'est lui qui a mis en crédit le pot-pourri que Her- mann avait ébauché déjà d'une main maladroite; c'est lui qui a inventé la fantaisie, celle du moins qui se produit dans nos con- certs. Il faut bien se garder de la confondre avec la fantaisie sortie des mains de l'illustre Jean-Sébastien Bach. Steibelt nous a légué te caprice, dont on a tant abusé depuis lors. Vous voyez q ue je dis toute la vérité. Cet homme que j'ai loué, parce qu'il

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méri(e de l'être, je ne crains pas de l'accuser ensuite de nous avoir jeté le caprice, la fantaisie, le pot-pourri, vérilabies plaies dont l'art musical ne pourra se guérir de longtemps. La fantai- sie de Sleibelt, en sol mineur, sur les airs de /a Flûte enchan- tée, eut un succès qui tient du prodige.

Sleibell a écrit des quintettes pour piano, deux violons, viole et violoncelle. Ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux. Clementi,qui pendant un demi-siècle a composé pour le clavecin ou le piano, s'est toujours gardé de l'associer à aucun autre instrument. Ce judicieux auteur pensait, sans doute, qu'il fallait se méfier d'un perfide auxiliaire, et se préserver d'nn voisinage dange- reux.

démenti, Onslow nous ont donné des toccates pour le piano. Ces maîtres ont fait une brève excursion dans un genre ancien que la sonate avait fait abandonner. La toccate de Clementi en si bémol est une excellente étude pour s'exercer aux jeux en double corde. Les traits en sixtes, en tierces, abondent en ce morceau.

Le troisième concerto de Steibelt , dont le rondeau se com- pose d'un air de danse villageois et de l'imitation musicale d'un orage , ses oeuvres 4,9, les six sonates dédiées à la reine de Prusse , et beaucouj) d'autres , se distinguent par des traits bril- lants et gracieux , par l'abondance des mélodies; leur succès a été universel, et dure encore. L'auteur de Roméo et Juliette a partagé sa vie entre l'insouciance et la dissipation : on peut lui appliquer le mot de Buffon : le style est l'homme même. Sa musique marche quelquefois au hasard, mais elle n'est jamais dépourvue des étincelles du génie ; phira nitent.

Je consacre deux pages à Steibelt , et ne vous ai presque rien dit de la uiusiquedepianoécriteparMozartet ses dignes émules. Je vais me justifier en citant un vers de Delille :

On relit tout Racine, on choisit dans Voltaire.

Steibelt profila des ressources du nouvel instrument et con- tribua aux améliorations introduites dans le piano par les célè- bres facteurs Érard frères. Les progrès toujours croissants de l'instrument , la perfection des méthodes , surtout l'apparition

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du géant Beethoven , firent faire de nouveaux pas à l'art du pianiste. L'originalité des idées de ce maître , les coupes nou- velles de ses morceaux , le grandiose de sa pensée, l'éléganoe de sou style pittoresque , donnèrent une grande importance, une immense extension à la musique de piano. Humrael qui lui succéda . Hummel que l'on peut regarder comme le chef de l'école des clavecinistes de notre époque, a moins inventé que son illustre prédécesseur , mais sa musique a plus de spécialité pour le piano ; elle est mieux doigtée et renferme des traits plus hril- lants et d'un mécanisme ingénieux. Les œuvres de Hummel les plus recherchés sont : les concertos en la mineur , en si mi- neur : le septuor , œuvre 44 ; trios ; œuvres 12 , 73 , 93 . 9G ; sonates , 13 ; rondeaux brillants , 56 , 98. Nous avons une con- certante de Hummel pour piano et violon. Beethoven en a écrit une pour les mêmes instruments; nous lui devons aussi une fantaisie pour piano avec accompagnement de chœurs, exécutée au concert spirituel par M. Moschelès.

Weber , le premier compositeur de notre époque , tient une place éminente parmi les auteurs qui ont travaillé pour le piano. La collection de ses œuvres atteste sa fécondité, son ta- lent de pianiste. L'ouvrage qu'il intitule Morceau de concert est d'une grande beauté : ses concertantes pour piano et clari- nette sont le trésor des clarinettistes , pour lesquels on n'avait pas écrit encore d'aussi belle musique. Ses fantaisies , ses ca- prices , ses sonates surtout , sont dignes de l'auteur de Frejr- schiitz , d'Eurianthe , à'Obéron. Je n'ai pas besoin de si- gnaler aux amateurs l' Invitation à la valse , pièce charmante de ce même Weber.

Hermann , Cramer , Field , Ries , Czerny , Pixis , Moschelès , Listz, Chopin, Thalberg, Mendelson, H. Field, Hiller , Kler- gel , Dohler, Meyerbeer , HUnten , Rosenheim , Heulett . Heller, Guthman, Schunke, Wetz , Benedict , Kessler. M'ie» Bohrer, Clara Wieck, brillent à côté de Hummel, de Weber, de Mo- zart, de Beethoven , et soutiennent avec eux l'honneur de l'é- cole allemande, Field a écrit plusieurs concertos qui ne sont pas sans reproche sous le rapport de la contexture , mais dont les traits se distinguent par une nouveauté, une grâce parfaites. Nulle musique n'est mieux doigtée pour le piano. Cramer, dont l'âge ne refroidit pas la verve, travaille toujours ; ses derniers

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ouvrages sont dignes de faire suite aux belles productions qui les ont précédés. Je signalerai particulièrement les sixième et septième concertos , les œuvres de sonates 57 , 58 , 59 , C2 , 63.

Les compositeurs et virtuoses français occupent également une place éminente parmi les pianistes. On distingue parmi eux Méhul , Boïeldieu , Hérold , Kalkbrenner , Onslow , Henri Herz , Jacques Herz , Zimmermann , Bt^rtini , Pradher , Mansui, Petit, Camille Pleyel, Woëtz , Méréaux , Rhein , 3Iontforl, Slamaty , Mortier de Fontaine, Halle, Boëly , Boch , Osborne, Rigel , Chanlieu , Lambert, A. Adam, Désormery, Péna de Marseille. Je me garderai bien d'oublier M. Adam , le patriarche des pia- nistes , à qui nous devons la méthode de piano dont on s'est servi à peu près exclusivement pendant vingt-cinq ans, M. Adam, qoi a formé tant d'élèves placés aujourd'hui parmi les maî- tres.

Je dois encore nommer Chopin , afin de le mettre en tête des pianistes polonais avec Kontzky , Sowinsky , Gzapeck , Kro- gôlsky, M™<= Szymanowska.

Je ferai le tour de l'Europe musicale et signalerai Weise , Hartmann à Copenhague ; Pollini à Milan ; Charles Mayet, Jerké en Russie j Essoin, Masarnau en Espagne; Potter Phipps , M™e Anderson et M"<^ Loveday en Angleterre.

La loi salique ne s'oppose point à ce que les femmes portent le sceptre de la musique j nos Françaises ont usé largement de celte licence pour briller à leur tour et travailler à l'illustration de notre école. Je citerai donc parmi ces pianistes M°"=» de Montgeroult, Bigot, dont l'art déplore la perte depuis long- temps j M^es Pleyel , Oury de Belleville , Vial^Segiiers , Far- renc, Wartel , Coche , Saint- Phal ; iMi'es Honorine Lambert , Mazel, Porte; M'"es de Dietz , Poimnrtin ; Marchand, Anna- Molinos , Loltin, Avignon , Giiénée , Mi'e Joséphine Martin ; ces cinq dernières sont élèves de M. Zimmermann. Je vous ferai connaître M"e Maglioni de Marseille, que le Conservatoire n'a point voulu admettre dans ses classes , parce qu'elle était trop habile. Cet honorable refus a été constaté par un acte adminis- tratif alfirmant que la postulante , étant digne du premier prix, ne devait point enlever à d'autres disciples l'instruction dont elle n'avait pas besoin.

Parmi les amateuis , brillent au premier rang M°":s.du verger,

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la princesse Belgiojoso , de Peruzzi , la comlesse d'Alberlas de Laroche-Jacquelein.

Je n'ai pas tout dit encore. Si je sépare des autres pianistes français l'escadron plein de jeunesse et de bravoure dont je vais faire l'appel , c'est qu'il est sorti en entier de l'école de Zimmer- niann , le capitaine instrucleur par excellence; pour marcher à la queue ils n'en sont pas moins vaillants. Ces virtuoses sont : Alkan, Prudent, Ravina, Chollel, Lacombe, Billet, Déjazet frères, Fessy , Franck , Goria, Lefébure.

Le répertoire des pianistes est très-riche en études, pièces écrites pour former la main à toutes les difficultés qu'elle ren- contrera ensuite dans les morceaux d'exécution. Clemenli, âgé de quatre-vingt-un ans, publia vers 1820 le troisième volume de son Gradus ad ParnassiDii , et ce complément est égal en mérite aux deux premiers. Cramer ajouta un troisième re- cueil d'exercices du même genre à ses deux admirables livres dont le succès avait été européen. Quelques ])ersonnes en ont trouvé les dénominaiions singulières, et même puériles; l'un se nomme l'ÉcIielle , l'autre a pour titre le Hochet doré , etc. Steibelt usait souvent de ce charlatanisme ; on se souvient en- core de son Ince?idie île Moscou . qu'il appelait fantaisie. Je dois citer encore les études de Steibelt. Kessler, Hummel , Moschelès, Zimmermann, Chopin. Thalberg . Heulett , Konl- zky, Ravina , et surtout celles de Bertini ; ses caprices à quatre mains , compositions extrêmement remarquables sous le raj»- port du mécanisme des passages, du charme de la mélodie qu'il a su jeter dans des morceaux qui pour l'ordinaiie en sont dé- pourvus , et qui, grâce à son talent, présentent souvent une couleur dramatique, un sentiment passionné du plus haut in- térêt.

J'ai parlé des litres bizarres donnés par Cramer , par Steibelt , à certaines compositions destinées au piano. Plusieurs de leurs successeurs ont enchéri sur eux. N'avons-nous pas la Mine de Beavjonc , pièce de piano dans laquelle on trouve les annota- lions suivantes , qui expliquent ce que l'auteur, J. Couperin, avait voulu exprimer avec des gammes , des fusées, ou des har- |)éj;es : L'eau bouche les passages : on donne à manger aux ouvriers au moyen de la sonde. Ce compositeur, si minutieux dans ses images , a fait pourtant une gaucherie en écrivant en

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majeur la mélodie qui sert à peindre l'acUon des niiiieurs. Le rébus et le calembour se tiennent par la main; on doit néces- sairement les faire marcher ensemble , c'est un accompagne- ment obligé.

Dans ce genre burlesque, la palme reviendrait à l'auteur de Clio , fantaisie dont le début est intitulé: Discours sur les beautés de l'histoire , si Carulli ne s'était point avisé de publier

un orage pour la guitare ! Dans ce rébus musical , le plin,

plan , pion , de la guitare . si plaisamment imité par le polichi- nelle de Molière , est employé tour à tour pour rendre avec fidé- lité le sifflement des vents , le fracas du tonnerre , le bruit de la pluie et de la grêle, l'arrivée et les rugissements d'un monstre terrestre ou marin , amphibie |)eut-être : l'auteur ne s'est pas expliqué sur ce point essentiel. La guitare doit peindre encore , avec les moyens d'expression que vous lui connaissez , l'éva- nouissement d'une bergère à la vue du monstre horrible men- tionné ci-dessus , et les tendres soins que lui donne son berger.

Clio , pièce de piano , sonate pittoresque et philosophique d'un musicien de bonne foi , mérite d'être signalée. Cette œuvre originale publiée à Paris, porte ce nota bene consigné sur l'une de ses pages. Attention, s'il vous plaît, au nota bene! a Pour l'intelligence de ce morceau , lire l'Iliade d'Homère , traduction de M. Bitaubé. » Inviter les pianistes à lire Homère est une fort bonne chose. Quand ils auront dévoré les vingt- quatre chants de V Iliade , ces virtuoses joueront avec plus de bravoure les traits, les arpèges, les batteries, les gammes en octaves brisées , les passages éminemment historiques de Clio. Le grand Alexandre s'inspirait des beautés de l'Iliade , il réci- tait les vers mélodieux , bien sonnants , d'Homère , avant d'aller à rencontre de Darius , de Porus ou de Thalestris ; mais Alexandre nepouvaitlireHomèrequedansl'original. Les pianistes qui veulent se conformer aux prescriptions de l'auteur de Clio , doivent nécessairement avoir recours à la traduction de M. Bi- taubé. Toute autre version ne saurait convenir à cette œuvre singulière , élaborée pour le piano devenu professeur d'histoire ancienne et moderne.

De pareilles extravagances nous amènent à considérer les ba- tailles de Prague, de Jemmapes , de Marengo, d'Austerlit écrites pour le i»iano , arrangées ensuite pour deux violons , 10 5

2-2 RKVLK DK l'AfUS.

lieux Ailles , ou deux tlageolets comme des oeuvres à peu près raisonnables. La même indulfîence pourrait être accordée à la Prise de la Bastille, à la Révolution du 10 août, disposées pour le clavier par le baron Lemierre de Corvey. doiil les mous- taches ont laissé pins de souvenir que de talent. Dans l'exécution de ces batailles on croyait imiter les couj)» de canon en frappant à la fois vingt touches à la gauche du clavier. Ce résultat dis- cordant et bizarre montrait cependant Tintenlion de produire un effet, et d'imiter (luelque chose de bruyant. Mais que dire de celui qui s'escrime à imiter le tonnerre et le canon, la grêle et la fusillade avec une guitare, avec un flageolet ; qui s'imagine rendre avec fidélité l'explosion d'une mine, les cris des soldats , les plaintes des blessés, le cliquetis des armes, les charges de cavalerie et d'infanterie, les appels des trompettes, les tam- bours, et s'efîorce de faire comprendre à ses auditeurs la tra- duction en musi(|ue des burlesques commentaires dont l'auteur a curieusement annoté sa composition !

.le suis tenté de ne point frapper de ridicule une symphonie de Raimondi qui reproduit en sons mélodieux les ulventures de Télétnaque , fïls d'Ulysse. Toutes les pages de Fénelon y sont traduites en notation musicale. J'ai trouvé dans cette facétie , que l'auteur a prise au sérieux, une chose qui a (juelque appa- rence de sens commun ; on ne saurait l'examier pourtant sans pouffer de rire. 11 s'agit de déclarer la guerre aux Daunieus ; le conseil s'assemble ; les vieux généraux discourent en rondes ; d'autres, moins vieux et moins circonspects , se permettent les noires j les jeunes héros, pleins d'ardeur et d'outrecuidance , babillent en triples croches, et témoignent hautement, avec la ;ilus grande vivacité, le désir qu'ils ont d'en venir aux mains , r.u moyen de plusieurs gammes s'élevaut en fusées chromati- tjues. Vous voyez qu'on ne saurait être plus concluant, et que <2 conseil de guerre le plus pacifique doit nécessairement suivre 5es fusées, et se laisser entraîner par cette péroraison victo- ieuse, étrange, et dont les orateurs les plus célèbres n'ont ja- '.lais fait usage.

Benserade a traduit les Métamorphoses d'Ovide en rondeaux .(,auIois, rimes; quinze symphonies de Dittersdorf , publiées en Allemagne, présentent une version musicale complète du même poëme latin.

RlCVll'. ItK PAIUS. as

Nous tlevoiis ï\ l'linl)ile pianiste Maiisui un royage pitto- resque de France en Italie, en passant par la Suisse. Ce jiè- lerinage s'exécute sur le clavier.

Ces misères, ces niaiseries, bonnes tout au plus pour le pre- mier âge de l'enfance, paraissent indignes de la critique; j'en conviens. Le succès proil?gieux des batailles de Prague, de Jemmapes, de Marengo, prouve cependant que Je peuple des musiciens a ses imbéciles, qu'ils sont nombreux , et que l'on est certain qu'ils répondront à rai)pel toutes les fois qu'on vou- dra ies mystifier. N'a-t-on pas publié le f'oyage de la Gitaffe , pour le piano !

Laissons ces drôleries; elles me rappellent pourtant un mot qui peut trouver ici sa place. L n professeur, après avoir montré plusieurs fois à M"« Berlin la manière dont elle devait attaquer le clavier pour en obtenir un effet mélancolique, finit par lui dire , avec une expression effrayante de ton et de physionomie : « Figurez- vous que madame votre mère est morte; elle est morte ! morte, vousdis-je, et l'on va l'enterrer. »

Je ne condamne pas sans appel les effets d'imitation pitto- resque exécutés sur le clavier lorsque les résultats peuvent pro- duire une illusion plus ou moins parfaite. Ainsi Vogel , faisant tonner l'orgue de Saint-Sulpice pour imiter le bruit du canon , de la fusillade, les cris des combattants, les plaintes des blessés; le chant guerrier de la Marseillaise surgissait au milieu de ce désordre épouvantable, soutenu par un jeu de hautbois pendant que l'orage révolutionnaire mugissait avec fracas, était un ta- bleau musical du plus haut intérêt, et qui m'a laissé de grands souvenirs du talent d'organiste et d'improvisateur de l'auteur de Démophon.

« Sonate, que me veux-tu? » Ce mot de Fontenelle que tant de gens répètent sans raison, et souvent même sans savoir ce qu'ils disent ou veulent dire, n'affirme rien contre ce genre de composition. 11 prouve seulement que la sonate, objet de la mauvaise humeur de Fontenelle, était détestable, ou que ce lit- térateur était , comme tant d'autres, un barbare en musique. Si je reproduis cette boutade , c'est pour vous montrer la ma- nière dont J Couperin a parodié le mol de Fontenelle, en le plaçant en tète d'une pièce de piano, dont il est devenu le titre , l'épigraphe et la dédicace.

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SONATE , QUE ME VEIX-TU ?

Être jouée par les doigts de rose de mademoiselle Laure Beanchamps.

C'est charmant , gentil , anacréôntique , homérique même , l)';en plus que la fantaisie de Clio, bien plus encore que la tra- duction de l'Iliade du bonhomme Bitaubé.

Castil Blaze.

LE CAMP

DE FONTAINEBLEAU,

A H. DIRECTEUR DE LA REVUE DE PARIS.

II est bien convenu que le camp de Fontainebleau est mal nommé. Il est à trois lieues de cette ville, encore si vous prenez le chemin le plus direct par les allées de traverse de la forél, en vous dirigeant au nord-ouest, par une déviation plus prononcée vers l'ouest que vers le nord. En langage de marin, je pourrais dire que le camp est à trois lieues ouest-nord-ouest de Fontaine- bleau. Ce chemin , on peut l'indiquer à ceux qui seront assez heureux pour louer un bon cheval de selle, comme il s'en trouve quelques-uns à la ville, chez un honnête sellier de la rue de France, ou bien aux piétons intrépides qui ne craignent pas de s'enfoncer dans les sables jusqu'aux genoux. Les voilures ne pas- sent point par ; elles ont un long détour à faire pour suivre des voies praticables, et comme c'est le mode de transport employé par la plupart des visiteurs que la curiosité amène au camp , il est exact de dire que ce camp de Fontainebleau est à quatie lieues de la ville dont il a emprunté le nom. 11 y a mieux : si c'est de Paris que vous êtes venu descendre à la porte du ma- gnifique palais de François I^r, avec l'espérance de voir bientôt les soldats de notre armée derrière leur front de bandière et

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leurs faisceaux d'arraesélincelanl au soleil, vous aurez le plaisir, en remontant eu voiliu-e, de retourner sur vos pas dans la direc- tion de la grande route qui conduit à Chailly et à Paris. Vous supposeriez volontiers que , pour vous montrer ce que vous cherchez , on vous ramène au Champ de Mars et à la cour du Carrousel. Mais que voulez-vous ? On a caché le camp le mieux qu'on a pu , et on lui a donné une fausse étiquette pour aider h ne point le reconnaître. Un écrivain , qui conn;iît la cour, nous a déclaré, il y a quelques jours, que, quand on prend lapeinc de réunir dix mille hommes pour leur faire passer deux mois sous la tente, il faut au moins leur donner une belle enseigne , dût-elle les tromper.

Aussi ne croyez pas , comme on vous le dit, que des nuées de visiteurs viennent chaque jour s'ahattre sur le camp, et croyez encore moins ce qu'on ajoute, qu'un giand nombre d'entre eux vient de Paris. Il peut se faire qu'à l'état-major général on voie arriver successivement quelques visages parisiens, de ce monde moitié dandy, moitié militaire, qui est de toutes les fêtes , mili- taires ou autres ; mais le vrai public de Paris, celui dont nous sommes, nous tous , humbles bourgeois, qui jugeons librement toutes les fantaisies que nous payons par notre travail, ce public, avec lequel il faut pourtant compter, est bien rare parmi les curieux du camp, je vous l'affirme. En revanche, il y a , dans les grands jours d'exercice à feu , de manœuvres de cava- lerie et de petite guerre , une assez nombreuse affluence de paysans, de propriétaires voisins, demi-bourgeois et demi-cam- pagnards , et de citadins partis de Melun ou d'un rayon équi- valent. J'ai même rencontré une fois et reconnu une joyeuse bande de fermiers qui venaient de seize ou dix-huit lieues de là, de Coulommiers, de Rozoy et de tous ces charmants environs du patriarcal manoir des Lafayette. Mais ceux-ci devaient se rabat- tre sur Paris , pour voir les courses du Champ de Mars; ils ne peuvent compter parmi les visiteurs ordinaires du camp : il est clair qu'ils étaient partis pour faire le tour du monde. Dans les jours rien d'extraordinaire n'est annoncé , le camp, avec ses sables tourbillonnants et sa vaste plaine toute pelée et d'une désolante solitude , devient une véritable Thébaïde militaire, peuplée de dix mille cénobites en uniforme, s'ennuyant A mourir dans leurs cellules de toile.

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Il est sûr qu'oïl a voulu qu'il en fût ainsi : remplacement choisi pour le campement de l'infanterie ine le prouve, et ce qui le (léraonlre encore plus , c'est la difficulté qu'il y a d'obtenir, à l'é lai- major général , une permission d'entrer dans le camp poui' plus d'un jour. En ce qui me touche , je devrais dire qu'il y a impossibilité. A Compiègne , il y a deux ans , l'excellent colonel Aupick, aujourd'hui maréchal de camp, et qui entendait aussi bien que personne son métier de chef d'élat-major , n'y mettait pas tant de f;içons pour permetlre à des amis d'enfance, à des parents longtemi)s séparés par des carrières différentes , de se revoir pendant une semaine, tous les jours , à toutes les heures de loisir que laisse à un oflacier celle agitation factice des camps de plaisance. 11 ne croyait point voir dans le premier venu qui lui demandait une entrée de quinze jours, un émeutier d'avril , de mai ou de juin , que sais-je ? un émissaire peut-être de cet ennemi chimérique contre lequel on devait brûler tant de cartouches, sans balle, le lendemain, dans les plaines giboyeuses du voisinage. Aujourd'hui, au quartier général de Fleury , on ne veut rien entendre , on ne sait pas qui vous êtes, on ne prend pas le soin de s'en informer , et aussi poliment que possible , on vous signifie qu'il y a des instructions supérieures <jui défendent d'entrer au camp deux jours de suite sans faire viser son passe-port j on esl terriblement rigoureux sur la disci- pline j il est convenu qu'on est en campagne. Le duc d'Orléans ne se serait pas avisé de donner une pareille consigne à Compiè- gne, où l'affluence des curieux l'eût pourtant légitimée jusqu'à un certain point ; il sait sans doule que la fusion de l'ordre civil et de l'ordre militaire est désormais un fait inévitable ; nous ajouterons, quoique tout le monde ne soit pas encore de cet avis, que c'est une chose heureuse.

Grâce à Dieu, en frappant à une autre porte, plus humble et plus détournée que celle du quartier général, on peut quelque- fois entrer, et j'y ai réussi. Après celle journée laborieuse, j'allai me coucher à Macherin , j'avais établi mon canlonnement pour huit jours dans une maison de paysans.

Macherin est un des quatre ou cinq villages ou hameaux qui sont en vue du camp : c'est le premier que l'on rencontre en arrivant par cette route de sable que je vous ai désignée j il est placé à la lisière de la forêt, et, dès qu'on a atteint ses dernières

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maisons, on est dans la plaine des manœuvres ordinaires de l'infanterie et de l'artillerie, une plaine qui a bien trois lieues de tour, et qui est bornée au sud par le joli hameau d'Arbonne, avec son admirable couronne de bois et de rochers ; au nord, par trois petits villages contigus, et que distinguent seulement leurs noms distincts. Forges, Saint-Martin et Fleury. De Ma- eherln, qui est à peu près à l'est dans le même axe que Fontai- nebleau, on aperçoit en face de soi, vers l'ouest, toute la ligne des tentes de l'infanterie, qui s'étend du nord au sud, de Saint- Wartin jusqu'à une certaine distance d'Arbonne, sur une lon- gueur de plus d'une demi-lieue. C'est un beau coup d'œil. Pour jouir complètement de ce panorama et l'embrasser d'un seul re- gard, il faut arriver par Macherin, à cheval, en suivant la route de sable.

A droite de Macherin, on découvre d'autres champs dépouillés de leur récolte, qui forment un prolongement irrégulier à la grande plaine régulière dont j'ai parlé. C'est dans ces guérets que s'exerce habituellement la cavalerie, quand elle manœuvre isolée des autres armes. , on croirait d'abord qu'on va se heurter enfin à la limite de ces champs d'exercice qui s'ajoutent les uns aux autres; car, en tournant le dos à Macherin et en faisant face au nord, on voit devant soi s'élever un petit bois mêlé de blocs de grès; c'est ce qu'on nomme les Barbizonniè- res. Mais la cavalerie, se formant en pelotons au commandement de ses chefs, le lieutenant général Faudoas , les maréchaux de camp Vidal de Léry et d'Astorg, trouve un large passage entre les Barbizonnières et le village de Barbizon à dr(»ite, et envahit une autre plaine toujours plus au nord, qui n'a plus de bornes, puisque la cavalerie ne connaît pas de barrières. Nous l'avons vue un matin, nous l'avons suivie au delà de ce passage des Barbizonnières, et il a fallu l'admirer lorsque, se développant de jiouveau en ligne de bataille, sur deux cavaliers de profondeur, et six régiments de front, le et le 4«= lanciers , le 6* et le dragons, le ô" et le 4^ cuirassiers, eile a pris le galop ainsi pour ne s'arrêter qu'au delà d'une roule, je ne sais laquelle, jiordée d'arbres et de fossés, tout cela franchi et hardiment éludé sans déranger presque l'alignement des escadrons. Dans ce galop, le sabre en main, galop modéré pourtant, et qui n'était que celui qui précède d'ordinaire le galop forcené delà charge,

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lin nuage de poussière blanchâtre, s'élevant de ces terres si légères le grès est réduit en atomes , eut bientôt enveloppé hommes et chevaux, et alors lanciers, dragons, cuirassiers, tous offrirent de loin une masse indistincte, une sorte d'armée fantastique , perdue dans une épaisse vapeur. Rien ne peut donner une idée de ce spectacle, si ce n'est la belle lithographie de Raffet, le chef-d'œuvre des lithographies, qui a si bien repro- duit les formes vagues des escadrons impériaux passant une revue des morts devant l'ombre de l'empereur, d'après cette ballade allemande :

C'est la grande revue Qu'aux Champs Elyséens, A l'heure de minuit , Tient César décédé.

Seulement , dans ce que nous avons vu derrière les buissons des Barbizonnières, nulle part n'apparaissait même le souvenir du moderne César : c'était un peu plus de poussière que partout ailleurs, et voilà tout.

Notre cavalerie ne pratique pas tous les jours un métier si rude, métier d'autant plus pénible, qu'il lui faut faire plusieurs lieues pour venir au champ de manœuvres et pour s'en retour- ner : elle est cantonnée, en effet, à Milly, à Chailly et à Fon- tainebleau même, je crois. On ne peut l'appeler que trois fois par semaine de ces cantonnements éloignés.

L'infanterie, qui n'a qu'à sortir de ses lentes pour entrer dans la plaine qu'on lui a réservée, est mise en mouvement tous les jour--. Tantôt ce sont les évolutions de ligne, tantôt l'exercice à feu; un autre jour, c'est le tir à la cible, pour lequel on va toutefois un peu au delà du champ habituel des manœuvres, jusqu'au mur naturel que forment, d'un côté et d'un autre, les énormes rochers de grès derrière Arbonne ou derrière Mache- rin. L'âpre nature de ces lieux vaut mieux qu'un polygone préparé de main d'homme, et leurs échos donnent au bruit de la fusillade un retentissement lointain, qui ajoute quelque intérêt à cet exercice de la cible , assez vulgaire en lui-même. Le di- manche n'est pas un jour de repos pour l'infanterie, c'est le

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jour choisi pour la revue (générale et le défilé de toute la divi- sion en prrseiice du lieutenant général Cnbièrcsou du comman- dant supérieur. Pendant que chaque hrigadc défile, la mu8i(|uc des trois corps qui la composent , rassemblée à la gauche du lieutenant général et de son état-major, joue une marche apprise de concert entre les trois musiques , et cela forme un volume de sons qui ne manrjue pas d'éclat et de solennité. Cet ensemble était nécessaire, et il eût été difficile de se contenter d'un corps unique de musiciens , jouant chacun à son tour , au défilé de cha(iue régiment, dans celte immense plaine de grandes masses d'accord peuvent seules produire quelque effet, et l'infanterie, trop peu nombreuse pour la carrière qui lui est livrée, apparaît elle-même comme un point dans l'espace; car il faut bien qu'on sache qu'il n'y a que onze bataillons dans ce camp de Fontainebleau , dont on fait tant de bruit : le batail- lon des chasseurs à pied tirailleurs , et deux bataillons pour chacun des cinq régiments qui vieimcnt ensuite , le et le 10= légers, le 18^, le 27e elle 28" de ligne. Remarquons-le en passant , le hasard , ou (pielque autre raison plus intelligenle que le hasard, veut qu'en ce moment même le camp de Boro- dino réunisse sous la tente près de 42.000 hommes de troupes russes qui font aussi le simulacre de la guerre sous les yeu.\ dj leur empereur et d'un prince, hélas ! trop oublieuxde son oiigiiie et du nom français. Peut-être, chez les Cosaques, on rit un {)uu de nous, et de nos camps en miniature, i^ peine visibles dans îes plaines sans fin qui leur servent de cadre démesuré. On devrait faire en soite que nous ne prêtions pas à rire, même aux Cosa- ques, et même dans une circonstance des quolibets à la Sou- warow ne prouveraient rieu; car enfin il est de notoriété que noire force n'est i)as concentrée . grâce à Dieu , entre Arbonne et Macherin. Mais nous avons entendu des hommes d'e«pril et de bon sens, de vrais amis du gouvernement et qu'il ne renierait pas s'il savait leurs noms , émettre le vœu qu'à l'avenir on ajourne, s'il le faut, pendant deux ans, toute formation de camp, pour réunir, à la tioisième année, tiente ou quarante mille hommes , soldant ainsi tout l'arriéré en une seule fois. Je recommande cet avis , sans dissimuler les obstacles , à ceux que les camps amusent et qui ne demanderaient pas mieux , j'imagine, que d'en faire une institution plus sérieuse. Si le

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niélier de la yiierro s'apprend ailleurs qu'à la guerre , ce doit êlre à la tête d'un corps d'année vraiment digne de ce nom.

Revenons à l'emploi des journées dans le diminutif de camp que nous connaissons. Parfois on fait trêve aux manœuvres iso- lées de l'infanterie et on l'envoie, soutenue par rartillerie et par la cavalerie sur ses ailes, simuler ne attaque en avant sur le pauvre village de Barbizon, qui ne sait ce qu'on lui veut, lui qui nourrit, loge et rançonne, à l'heure qu'il est, vingt-cinq pacifi- ques artistes, occupés à saisir sur la toile les beaux points de vue de la foret voisine. Après l'attaque , et à une heure fixée d'avance, on commence un mouvement en arrière , et toules les armes , selon le rôle qui leur est assigné, s'aident mutuellement à opérer leur retraite jusqu'aux abords du camp. C'est ce que les badauds nomment la petite guerre. Il y a eu dernièrement une démonstration militaire de ce genre que fous les journaux ont décrite. Un officier distingué, et assez difficile à satisfaire, nous écrit du camp qu'elle a été fort bien exécutée. Les dragons du fie régiment, disséminés par petits pelotons dans les diverses positions à enlever, figuraient l'ennemi, avec leurs fanions rouges. Us étaient, les uns à cheval , les autres à pied , comme de vrais dragons : en général, on ne fait pas faire assez souvent à cette arme mixte l'exercice à pied et on l'habitue trop à se croire purement et simplement une arme de cavalerie.

D'autres fois on met l'infanterie en marche, sans artillerie ni cavalerie , pour une promenade militaire. Il s'agit de reconnaî- tre, par exemple, si l'ennemi ne se dirige pas vers le camp par quelque point de la rivière d'ÉcoUe, qu'on lui suppose l'inten- tion de traverser ; car le commandant supérieur a ses éclaireurs, comme vous pouvez croire , qui lui apportent de temps en temps des nouvelles fort inquiétantes. J'ai suivi une opération sembla- ble, ayant pour but de déjouer les desseins de l'ennemi, qui, celte fois, n'était pas même représenté par le 6" dragons : nos régiments sont patriotes et répugnent à faire l'ennemi; c'est une vilaine corvée. Voici comment on a fait promener l'infan- terie ce jour-là. Il est bon de vous dire que la rivière d'ÉcoUe , vers laquelle on craignait une surprise, prend sa source au midi du camp, au village de Yaudoué , et coule à l'ouest du camp par Noisy , Oney , Milly , Courance , l'on remarque le joli parc de M. de Nicolaïj puis par Danemois, Saint-Germain-sur-ÉcolIe ,

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Monfgermont, Pringy, pour déboucher dans la Seine , en face du beau domaine de Sainte-Assise. Eh bien! c'est cette inoffen- sive rivière d ÉcoIIe qui empêchait nos généraux de dormir. Un malin , la deuxième brigade , ayant à sa tête M, de Lasbordes, jeune maréchal de camp qui commande déjà comme un des plus anciens , reçut l'ordre de s'y porter par Fleury et Saint-Germain, et d'en remonter le cours par Danemois jusqu'à Courance, la première brigade devait la rejoindre par Arbonne et Miiiy , en descendant la rivière. Tout cela s'exécuta sans rencontrer l'ennemi et sans brûler une amorce, sous un soleil ardent, et toujours dans cette même poussière de grès presque impalpable, par une des plus chaudes journées qu'on ait vues au mois de septembre. Plusieurs soldats tombèrent en chemin, et il fallut une main amie pour les relever j ce «jui faisait dire à des officiers qui savent les conditions du mé(ier qu'on soutiendrait difficilement une campagne laborieuse avec des soldats si jeunes, et dont le tempérament nVst pas encore assez développé pour les fatigues de la véritable guerre. Vous savez qu'on les prend à vingt ans, et qu'une bonne partie de la population la plus valide échappe au recrutement, parce qu'é- tant aussi la plus intelligente et la plus aisée, elle a intérêt à se faire remplacer, et sait bien en trouver le moyen. Les conscrits qui restent à l'État ne sont contraints au service que jusqu'à vingt-sept ans, et encore, au bout de cinq ans, on délivre ordi- nairement à beaucoup d'entre eux des congés limités; si bien que les soldats qui approchent le plus de l'âge de virilité et de force n'ont que vingt-cinq ans, tant que le régime de ces congés éventuels n'est pas suspendu par une fausse alerte de guerre, comme il y en a eu quelquefois depuis 1850, au nord, à l'orient, ou au midi. Pour se battre, un jour ou deux, dans une rencon- tre passagère, on est bon à tout âge ; mais pour faire une rude campagne, vingt-cinq ans, c'est la limite inférieure l'on com- mence à valoir et à compter.

Il est vrai que, si nos soldats n'ont pas toute la vigueur qu'on désirerait, les officiers, en revanche, peuvent être montrés avec orgueil aux amis et aux ennemis de la France. Ou ne regrette pas d'être allé chercher le camp dans le désert il se dissimule, lorsqu'on a pu voir quels tempéraments éprouvés, quelles éner^ giques natures physiques fortifient Téchette moyenne des grades

HEVUE DE PARIS. 3S

militaires. Ce sont, la plupart, des hommes d'élite, que l'empire, dans sa meilleure phase, eût admirés; et quelques-uns, sords de cette terrible épreuve, foudroyés, mais debout, sont toujours prêts à bien faire. Rassurons-nous donc, le cadre d'officiers est un point de ralliement inébranlable autour duquel les soldais de vingt-cinq ans, au premier coup de canon sérieusement tiré, voudraient vieillir, et ceux qui sont partis reviendraient en foule.

La première brigade, que j'accompagnais dans cette prome- nade militaire, faisait éclairer sa marche, en tête de la colonne et sur les flancs,par des voltigeurs du 4^ et du lO*" légers, et sur- tout par les chasseurs à pied tirailleurs, que la voix publique a baptisés inslinctivement du nom de chasseurs d'/ifrique,psvcfi qu'en effet leur place serait là. Ce sont des soldats de choix, alertes, inlelligents, infatigables et disciplinés ; une armée ainsi composée serait sans rivale dans le monde. Ils coureni, sautent les fossés, se couchent à plat ventre et chargent leur fusil dans cette posture ; ils se séparent pour tirailler, sans éparpiilement, toujours assujettis à un certain ordre dans ce désordre apparent du service de voltigeurs, et se ralliant an premier son du clai- ron avec une précision merveilleuse. S'ils marchent, car ils dai- gnent marcher, d'uii bon pas fjéoviétrtqiie, comme leur crie l'officier, on peut leur dire, croyez-moi :

Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre.

Au reste, ils sentent qu'ils sont des hommes de choix, et leurs chefs le savent encore mieux : cela excite les uns et les autres à conquérir les suffrages du reste de l'infanterie qui n'a de re- gards que pour eux, pour leur sombre uniforme vert et leur équipement d'un modèle nouveau, aussi sombre que leur habi(. Vous connaissez tous à Paris cet uniforme des chasseurs d'Afri- que, ce corps a été formé à Vincennes, sous vos yeux. Tout le monde n'a pas remarqué peut-être que ces chasseui's ne portent pas, comme les autres fantassins, cette double buffleterie croisée sur la poitrine et tendue par le poids du sabre et de la giberne, qui gêne la respiration et détermine souvent, de l'aveu de tous les chirurgiens militaires, un commencement de phthisie chez les 10 4

TA REVLK DE l'AlUS.

soldats faiblement conslilués. Pourquoi ne feiait-on pas profi- ter sur-le-champ toute l'infanterie des bénéfices d'une innova- tion si simple ?

Ce n'est pas d'ailleurs la seule amélioration que l'armée at- tende de rheureuse expérience qui s'achève sur le bataillon des ch.isseurs à pied tirailleurs ; elle espère qu'ils seront le germe et le type d'une véritable infanterie légèie qui nous manque. Nous n'avons une infanterie légère que de nom, qui se distingue de celle de ligne par des collets jaunes et des épaulettes d'ar- gent, rien déplus. 11 est temps de finir cet enfantillage. On peut objecter que, dans la disposition actuelle des esprits, on ne réunirait pas des soldais d'élile comme ceux de ce bataillon modèle, en assez grand nombre pour renouveler en entier nos vingt régiments légers; mais il suffirait de vingt bataillons, ré« partis à chacun de ces corps, pour justifier enfin le titre qu'on leur donne, et ce n'est pas demander l'impossible.

En attendant, les chasseurs à pied tirailleurs sont au nombre de 500 : quatre compagnies de 120 hommes environ. Qu'on les envoie au plus vite en Afrique recevoir leur consécration, et (jii'on en forme d'autres. A Alger, soldats et officiers, tous feront envie au colonel Lamoricière lui-même, à la tète de ses Zouaves. Mais on souffre en les sachant occupés à battre les buissons inanimés d'entre Milly et Courance, et à explorer, pour rire, les abords de la rivière d'Écolle. Un paysan, qui voyait un peloton se diriger vers rÉcolle,s'écriait devant moi : «Où vont- ils donc ? l'eau de la rivière n'est pas bonne; il y en a de bien meilleure à une source derrière les grands ormes que vous aper- cevez là-bas, à gauche. «—Le digne homme, vu l'excessive cha- leur, croyait sérieusement qu'on les menait boire.

Les chasseurs à pied tirailleurs sont armés de fusils à percus- sion, ainsi que deux régiments du camp, le léger et, si je ne me (rompe, le 27e de ligne. C'est encore une épreuve nouvelle, et qui est déjà satisfaisante. Il paraît que les fusils à percussion ne ratent qu'une fois sur cinq cents coups, tandis que cela ar- rive une fois, dit-on, sur vingt, aux fusils à pierre, dont l'infan- terie est encore généralement armée. Tout le monde, à vrai dire, n'admet pas celle infériorité prodigieuse de l'ancien arme- ment. Ce qu'il y a de certain à l'égard des nouvelles armes, c'est qu'elles attendent un perfectionnement nécessaire dans le mode

REVUE MF, l'ARIS. 35

(rélablisseineiil des cailouches et de la capsule. On nous éciil de la plaine d'Arboiine (iirunc commission, choisie i»armi les officiers d'infanterie des régiments du camp, el à laquelle a été adjoint un capitaine d'artillerie, vient d'être chargée d'exami- ner un nouveau système de cartouches proposé pour les fusils à percussion par un capitaine des chasseurs à pied. On ajoute que le comité d'artillerie, toujours exclusif, prétendait mcltre obsta- cle aux essais, mais qu'en dépit de ses efforts le ministre de la guerre a ordonné la confection de vinyt mille deccii cartouches. L'infanterie se réjouit de ce triomphe auquel on ne l'a pas ac- coutumée ; et pourquoi, en effet, lui inlerdirail-oii d'avoir un avis sur les conditions de succès d'une arme qui lui appai- tient ?

Dieu nous garde, cependant, de nous mêler à ce grave débat ! Disons plutôt un mot de la vie qu'on mène au camp dans les in- stants de loisir que laissent les manœuvres petites ou grandes.— Le samedi serait un jour de repos complet, jour de sabbat, s'il n'était consacré à ce qu'on nomme militairement les soins de propreté : ce qui veut dire que les soldais lavent leurs guêtres, brossent leurs habits, prodiguent le bhsnc d'Es|)agne el sont conduits par pelotons à une source au delà d'un petit bois (jni couvre le camp à l'ouest, pour s'y retroHper api es les fatigues de la semaine. Ce jour-là, les officiers s'ennuient plus que de coutume, si la chose est possible. Il y a pourtant chasse à courie dans la forêt; mais invitez donc des officiers d'infanterie à une chasse à courre : or ils sont près de trois cents, tous privés nécessairement de ce moyen laborieux de tuer le temps, sinon le cerf. Au reste, deux samedis de suite, j'ai pu constater les chétives prouesses de ceux qui chassaient. La première fois , point de cerf, ni cerf à sa seconde tète, ni cerf dix-cors , au- quel on pût attacher ses efforts, comme dilDoiante le fâcheux. La seconde fois, un cerf, à la nuit tombante, vint se réfugier et disparaître vers la Mare aux Évées, mais sans se noyer, heureusement, le pauvre animal. Un vieux garde me disait que ce ne pouvait être le cerf de meute qui eût ainsi couru seul de sept heures du matin à huit heures du soir ; qu'évidemment il s'était fait accompagner, et que les chiens avaient pris le change. Le vieux garde haussait un peu les épaules, il se souvenait des beaux temps de Charles X. Mais le temps des rois et des princes

ne REVUE DE PARIS.

grands chasseurs est passé pour toujours, quel malheur ! Le si- mulacre de ce divertissement, jadis royal, durera ce qu'il pourra, comme toutes les imitations maladroites.

La troupe des Variétés donnait, il y a quelque temps, deux représentations par semaine, dont le commandant supérieur fai- saitles frais, pour l'amusementdu camp. Officiers, sous-officiers et soldats y étaient admis, à lourde rôle, avec des billets d'in- vitation. Je ne sais si la réouverlure de la jolie salle du boule- vard des Panoramas n'aura pas troublé uu peu la régularité de ce plaisir; mais, dans tous les cas, c'est un triste plaisir, au moins pour les officiers, qui l'acceptent, faute de mieux, et dont <iuel- ques-uns s'y refusent absolument. Imaginez qu'ils sont privés de la moitié du plaisir qu'on goîile au théâtre ! je veux dire la vue des loges et des spectateurs eux-mêmes. Il n'y a point de loges, mais une série de gradins comme pour une distribution de prix, de sorte que chacun ne voit devant lui que des dos, des nuques, des collets jaunes ou rouges, des épaulettes blanches ou jaunes. Pas un visage de femme, pas deux étrangers en habit de ville, si ce n'est parfois quelques laquais introduits au- près des simples soldats, au paradis. Sachez aussique le mérite des acteurs n'est pas une suffisante compensation à la mono- tonie de cet aspect de la salle. Les officiers ont vu toutes les pièces qu'on leur offre représentées dans leurs villes de garni- son, et chacun d'eux garde le souvenir de tel acteur ou de tel actrice qui, ù leurs yeux ne le cèdent en rien à Vernet, à Odry, :"> Mlle Flore.

On vous a parlé d'une bibliothèque qui existe au camp : oui, pour ceux qui veulent lire des ouvrages de longue haleine, Po- lybe, VHistoire Militaire de Jomini, les Mémoires de Napo- léon. Mais on n'y trouve pas un journal, et c'est par ce fait que se trahit le plus hardiment la pensée d'isolement qui a présidé à la formation du camp de Saint-Martin. Les officiers sont léduits à lire les feuilles du quatrième jour dans les baraques ils ont choisi leur pension. Il y a là, derrière les tentes, une suite de baraques , tenant lieu de restaurants ou de cabarets, et qui se prolonge sur une ligne presque égale à celle du camp.

L'isolement dont tout le monde se plaint n'a pas seulement l)orté atteinte aux plaisirs et aux distractions qu'on peut se donner, même en campagne ; il nuit aussi beaucoup au bien-

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êlre (les officiers et des soldats. Les uns se plaignent d'è!re mal et chèrement , dans leurs pensions improvisées loin de tout marché de consommation. Les autres payent parfois neuf sous la livre de viande qu'ils auraient pour sept sous, dans certaines garnisons. Ils touchent, dira-l-on , l'indemnité allouée aux troupes sur le pied de rassemblement. Parlons de cela ! Huit centimes par jour au soldat , dix centimes au sous-officier, et quinze à l'adjudant-sous-officier. Achetez donc maintenant des légumes pour la soupe, quand le paysan exige du pauvre soldat vingt-cinq et trente centimes pour un chou, dont on ne donne- rait pas cinq centimes à Fontainebleau. Disons, sans excuser le paysan spéculateur, que les approvisionnements de ce genre sont achetés généralement au marché même de Fontainebleau, et revendus au camp de la seconde ou de la troisième main.

On nous repond : Prenez la carte de Cassini, vous verrez qu'il n'y avait pas pour le camp d'autre emplacement possible. Nous n'avions pas attendu ce conseil et nous avions pris, non-seulement la carte de Cassini, qui est une carte générale de France, c'est-à-dire faite sur une trop petite échelle pour servir d'autorité en celte occasion, mais encore un plan général de la forêt et de ses environs dressé, un peu avant 89, pour les chasses du roi. Sans être un grand maréchal des logis ou un profond stratégiste, il nous semble qu'on pouvait s'établir du côté de Chailly, il y a encore des plaines, au moins à quelque distance , tout ce qu'il en faut pour onze mille hommes. On se rapprochait un peu de Fontainebleau, et surtout on aurait eu à sa portée le marché public de la ville, l'on pouvait se rendj-e par une route excellente , et à l'aide d'un service spécial pour les soldats chargés de l'approvisionnement. Mais on a voulu essayer sur l'armée le régime de l'isolement pénitentiaire.

Je regrette, monsieur, que le cam|) de Fontainebleau m'ait pris toute la place dont vous disposez en ma faveur. J'aurais voulu vous parler de la singulière vie de ces carriers qui exploitent le grès dans la forêt. Us font un métier dont ils meurent à quarante ans, plus jeunes encore, et ils le savent, et ils y persévèrent. Est-ce la misère? Est-ce l'insouciance? L'une et l'autre sans doute : l'insouciance, compagne fidèle de la misère, et sa meilleure consolatrice. Un jeune carrier, qui ne tirera à la conscription que dans un an, me disait : « Il n'y a

4.

r.8 P>FVUK DE PARIS.

pas de vieux carriers ! » El il s'en letoiimail aux carrières , comme Dion, avec une philosophie probablement plus sincère. J'en ai vu un autre, de seize ans, qui soulevait avec peine, mais avec l'ardeur de son âge, pendant toute une journée , la maille de quarante livres dont on se sert pour fendre d'énormes blocs de grès. C'est commencer de bonne heure à creuser sa tombe. Quand un carrier est atteint de phlhisie, on dit : «11 est pris par le grès! » et un enfant se présente pour le remplacer aux carrières. Il faut vous dire le mot del'éniguie : c'est qu'un bon ouvrier peut gagner, en avalant la poussière de grès qui le tue, jusqu'à 5 fr. et 3 fr. 50 cent, par journée !

C--

LOUIS APJOSTE.

(1474 1553.)

QUATRIÈME £T CIIKQUIÈIIE iiATIREli (1).

Pendant le pontificat de Léon X, que l'éclat de la littérature et des arts a environné d'une auréole si brillante, l'Italie était loin de goûter la paix et le bonlieur. Les plus puissants États de celte contrée, tels que ceux du pape, les républiques de Venise et de Florence, étaient engagés dans des guerres renouvelées sans cesse par le séjour des forces militaires que les rois de France y entretenaient pour soutenir les droits qu'ils préten- daient avoir sur le duché de Milan et le royaume de Naples.

Rome et Venise avaient encore une constitution assez robuste pour supporter, non sans souffrir beaucoup, il est vrai, les vi- cissitudes de la guerre ; mais ces petits princes d'Italie, les ducs ou seigneurs d'Orvietto, d'Urbin, de Manloue, de Bologne ou de Ferrare, sans cesse exposés à devenir, ainsi que leurs États, la

(1) Voyez tom. IX, pag. 5.

40 REVUE DE PARIS.

proie d'une des cinq ou six puissances qui réunissaient leurs troupes pour se faire la guen e , tous ces petits jjrinces et leurs pays vivaient dans des transes et des calamités continuelles.

La mésintelligence entre la cour de Rome et <;elle de Ferrare avait commencé, ainsi qu'on l'a vu, depuis le pontificat de l'obs- tiné Jules II. Non content, après la fameuse ligue de Cambrai, conclue en 1308, d'avoir chassé les Vénitiens de la Romagne, le pontife prétendit encore enlever aux Français toute espèce de souveraineté en Italie, .\lphonse d'Esle , le protecteur de notre poëte, qui, en sa qualité de duc de Ferrare, était feudataire de l'Église , n'ayant pas voulu , en cette occasion , se détacher de l'alliance qu'il avait contractée avec le roi de France Louis XII, encourut, en 1310, la colère du pape, qui, après l'avoir déclaré excommunié et indigne de gouverner ses États, lui ravit par la force des armes les villes de Modène et de Reggio, toutes deux comprises au nombre des liefs impériaux. Jules II et son suc- cesseur Léon X parurent bien, par la suite, moins irrités contre Alphonse d'Esté ; ils le leurrèrent de promesses de restitution et lui envoyèrent des absolutions j mais ce pauvre prince, loin de rentrer dans la possession de ses deux villes, se vit encore, au contraire, en danger de perdre Ferrare. Aussi, à peine Léon X fut-il mort, qu'Alphonse s'unit à la cause de Charles-Quint, avec les secours duquel il récupéra Reggio en 1523, et Modène en 1527.

Parmi les vexations particulières que la haine de Léon X fit peser sur le duc de Ferrare, il faut compter la prise d'une por- tion du duché appelée la Garafarjnana. Cette petite contrée, gouvernée en pays conquis jusqu'à la mort du pontife (1521 , décembre), fut reprise quelque temps après par son légitime possesseur.

On conçoit qu'au milieu de pareilles préoccupations, privé du revenu de deux villes et accablé par les dépenses excessives que durent occasionner de si longues guerres, le duc de Ferrare était bien embarrassé pour payer exactement celte petite armée de savants, de po6les et d'artistes serviteurs qu'il entretenait ù sa cour. Arioste, comme on le verra bientôt, ne savait plus com- ment vivre. A l'ouverture de la guerre, la pension que lui fai- sait le duc avait été supprimée, et, pour comble de disgrâce, la rente qui lui venait ordinairement de la chancellerie de Milan

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était suspendue, ainsi que toutes les affaires du notaire Consta- bili,à cause des troubles continuels et de la guerre qui régnaient dans cette dernière ville. La position du i)oëte devint si fâcheuse, qu'il se vit forcé de prier le duc ou de pourvoir à ses besoins , ou de lui permettre de quitter son service pour aller chercher fortune ailleurs.

L'attachement sincère que portait le duc à l'Ariosle, et la dif- ficulté où il se trouvait de lui fournir dans le moment ce dont il avait besoin, firent prendre au prince la plus étrange résolu- tion ; ce fut de nommer son poêle gouverneur du pays de la Garafagnana, qui venait de lui èlre rendu depuis la mort de Léon X; pays sauvage, agité de troubles, divisé par des factions et infesté de brigands.

Le poêle, peu curieux de faire des voyages, comme on sait, et qui d'ailleurs avait tant et de si bonnes raisons pour se plaire à Ferrare, fut condamné à passer trois ans dans ce lieu d'exil , d'où, après un silence d'un an, il écrivit enfin la satire suivante à son parent :

SATIRE IV.

A H. SISMOSDO MALEGDCCIO.

Il y a aujourd'hui, 20 février lo2ô , un an, qu'en descendant des montagnes qui envoient aux Toscans le vent du nord , je m'établis dans ce lieu, la Turrita et le Serchio mêlent, avec un bruit éternel, leurs eaux entre deux ponts. J'y vins pour gou- verner, ainsi qu'il plut à mon seigneur, le troupeau de Gara- fagnana qui eut recours à lui, sitôt qu'à Rome eut cessé de vivre le lion (Léon X) qui venait de l'épouvanler, de le mordre , de le mettre en fuite, tellement qu'il l'eût sans doule exterminé sans le juste secours venu tout à coup du ciel; et c'est pour la pre- mière fois que depuis si longtemps je m'adresse aux divinités qui cultivent la plante dont les feuilles m'étaient jadis si chères.

La singularité du lieu que j'habile est si grande, que j'ai fait comme les oiseaux qui changent de cage, et demeurent bien des jours sans chanter. 0 mon cher cousin Maleguccio, ne félonne pas de mon silence en me voyant séparé par plus de cent milles,

4'i P.KVUE DE PARIS.

par les iieises, les monts et les rivières, de Celle qui seul règle ma destinée. J'ai soin de donner à mes autres amis d'autres ex- cuses p!::s sérieuses en apparence; mais avec loi j'avoue libre- ment ma faiblesse. Si j'étais aussi franc avec d'autres , ils me regarderaient de travers en se pinçant les lèvres, et penseraient que je suis un homme sans cervelle. « Digne homme .' diraient- ils, à qui on confie le gouvernement de toute une population, et qui, tout près d'avoir cinquante ans, se berce Timaginalion avec les idées d'un adolescent ! « Et ils diraient vrai comme l'Évan- gile de saint Jean, car je ne suis pas si peu clairvoyant que je ne m'aperçoive de mon erreur, et même que je ne la condamne. Mais qu'importe que je la connaisse et que je condamne mes fautes , si je ne puis les réparer, si ne je sais trouver aucun re- mède à ce poison ?

Que tu es sage et fort, toi qui détournes à ton gré de ton cœur ces passions que la nature a rivées en nous dès l'enfance avec des clous si durs! Elle riva celle que je porte en moi , mais nou pas peut-être aussi profondément que dans le cœur de certaines personnes qui prennent à moi tant d'intérêt qu'elles ne peuvent tolérer mon impuissance à me corriger. Ces personnes font comme plus d'un que je connais, qui disent et jurent même que tel ou tel est trompé j)ar sa femme , et qui ne mesurent pas le cimier qu'ils portent en tête. Quant à moi, je ne pique, je ne frappe ni ne tue personne ; je ne cause de chagrin à qui que ce soit : je me plains seulement de vivre loin de Celle qui ne quitte pas ma pensée. Je ne prétends donc pas soutenir parla que je ne commets pas une faute ; mais je dis seulement qu'il y en a de plus grandes que le monde pardonne. Bien plus, non-seulement ce monde i)asse l'éponge sur des taches plus grandes, mais il érige encore certains vices en vertus. Vois plutôt : Ermilien aussi passionné pour l'argent que Gianfa pour le nouvel Alexis, lui qui désire l'argent à toute heure, en tous lieux et de tout le monde, lui qui n'aime ni son ami, ni son frère ni lui-même ; Ermilien est cité comme un homme habile, comme un esprit re- marquable, comme un modèle de conduite et de vertu.

Rinieri est tout goutté dans sa peau. Il dédaigne son rang, il se croit ce qu'il n'est pas, il vise plus haut qu'il ne peut frap- per j il veut que personne ne rivalise avec lui par le luxe des habits. Il lui faut «m intendant, un maître d'hôtel , un faucon-

REVUE DE HAKIS. 41

nier, un cuisinier. 11 ne saurait se passer de queUiu'un qui le chausse , qui lui tranche la viande à table. Aujourd'hui il vend un bien , demain un autre , et ce que ses pères ont mis tant de temps à amasser, il le disperse tout à coup et à pleines mains. Cependant il n'est personne qui le morde ou qui aboie même contre lui ; au contraire, les juges vulgaires lui prodiguent les litres de libéral et de magnanime.

Silonnio est chargé d'une si grande quantité d'affaires que le plus vigoureux des ânes qui vont à Rome (1) en serait déjà mort. En un clin d'œil on le voit aux Banchi (quartier de Rome), à la douane, au port , à la chamlire apostolique, au château , sur un pont ou sur l'autre. Nuit et jour il s'épuise la cervelle à faire trouver des revenus au pape par des amendes et des impôts nou- veaux. Il se plaît à faire savoir à Sa Sainteté que pour son ser- vice il essuie les reproches de tout le monde , et qu'on le dit si dévoué aux intérêts de son maître, qu'il ne connaît ni parents, ni amis. Au fond , le peuple le hait avec juste raison, car c'est lui qui est la première cause de tous ses maux ; et cependant il n'est ni petit ni grand qui lui adresse la parole sans découvrir sa tête ; on le nomme même grand et magnifique.

Laurin, mettant ses intérêts privés à la place de ceux de l'État, s'est fait chef de son pays. Il a commencé en renard et tout à coup s'est montré lion, après avoir séduit le peuple par des es- pérances et quelques dons. Puis, en élevant les méchants et en luimiliant les bons, malgrés ses vols, ses attentats et ses homi- cides, il a acquis le nom de sage. C'est ainsi que le jugement des aveugles rend honneur à celui qui mériterait le blâme, con- fondant une faute avec une autre, et appelant cigne un corbeau et corbeau un cigne. Celui qui viendrait à apprendre que j'aime, ferait la grimace comme s'il mordait dans un cormier. Que cha- cun dise comme il veut et garde son opinion : eu somme, je l'avoue, daus le lieu je suis, j'ai perdu le chant, la gaieté et le rire.

Voilà pour le premier point. Mais je pourrais te faire con- naître bien d'autres raisons qui m'ont écarté du Parnasse et des

(1) Les ânes de la campagne de Rome sont renommés pour leur force.

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belles déesses. Autrefois c'élait l'aspect des beaux lieux qui m'in- spirait des vers; ces lieux surtout dont s'embellit notre Reggio, la terre ofi je suis né. Je rêve toujours à la campagne le Mauri- tien (1), à celle agréable demeure, au Rodano ombragé si chéri des naïades, qui coule auprès. Je pense à ce vivier limpide au- tour duquel s'étend le jardin , au ruisseau pur qui serpente sur l'herbe, et au moulin ([u'il fait tourner; je ne puis arracher de ma mémoire le souvenir des vignes et des champs féconds de Bacchus, delà vallée, de la colline, de la tour qui produit un si bel effet. Me promenant tantôt dans un lieu, tantôt dans un au- tre, j'arrosais des eaux de l'Hypocrène -des langues diverses et des styles différents (2). Alors , dans le printemps de l'âge , je n'avais pas atteint septembre comme aujourd'hui. Toutefois, lorsque le cœur n'est pas gai, on ne saurait trouver des vers heureux, fût-on transporté dans la vallée d'Ascra ou de Libre- tro (en Grèce).

Mais quel lieu pourrait-on rencontrer, qui fût moins con- venable aux travaux sacrés des muses et plus privé d'agrément ou plus horrible même, que celui je me trouve? Enlre l'o- rient et le midi est le Mont-Pania . sec et nu ; de l'autre côlé je suis en face d'une aulre montagne devenue célèbre par un saint qui l'a habitée. Quant <tii lieu même je demeure, c'est un trou profond dont je ne puis sortir sans avoir à monter les remparts de l'Apennin couvert d'arbres. Si je reste dans le châ- teau ou si je mets le pied dehors, je n'entends parler que de disputes, d'accusations, de vols, d'homicides et de fureurs horribles , en sorte que, toujours préoccupé, il me faut prier l'un, menacer l'autre , condamner celui-ci , absoudre celui-lù. Chaque jour , il faut bai bouiller du papier , écrire des dépêches

(1) Mauriticii , maison de campagne des marquis Maleguzzi , située près de la petite rivière Rodano, entre Regfjio et Modcne , près de l'église Saint-Maurice. Ariostc a compose une bonne partie de ses poésies dans cette tranquille retraite.

(2) Ce passage , conservé dans son intégrité, est peut-être reclicrclié et obscur. Je pense que le poète a voulu dire que, dans ses promenades et tout en composant des vers , il lisait des écrits en diverses langues , dont il s'appropriait certains passages , en les arrosant des eaux de i II ijpocrcife .

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au duc, tantôt pour lui demander des conseils , tantôt pour ré- clamer des forces afin de donner la chasse aux voleurs dont nous sommes entourés. Tu dois savoir quelle licence effrénée règne maintenant en ce pays, depuis que la panihère et ensuite le lion (1) l'ont eu entre leurs griffes. Les troupes d'assassins sont si nombreuses que les troupes militaires que l'on met à leur poursuite, n'osent pas tirer leur bannière du sac. Sage est celui qui ne s'écarte pas du château. J'ai beau écrire à ceux que cela regarde , je n'en reçois janiais de réponse comme je le dé- sirerais. Chaque district lève les cornes à part, il y en a quatre- vingts tout déchirés par la sédition qui y règne. Imagine main- tenant, quand j'appelle Apollon, s'il est d'humeur à laisser Delphes et Cynthe pour venir au milieu des rochers entendre des disputes continuelles. Tu me demanderas sans doute qui a pu me faire quitter mes études favorites , pour me jeter dans cet horrible labyrinthe? Tu dois savoir que dans mes souhaits l'avarice n'est jamais entrée pour rien et que je me contentais du revenu dont je jouissais à Ferrare; mais ce que tu ignores sans doute, c'est avec quelle lenteur il me revint lorsque la guerre fut déclarée, et comment enfin le duc en cessa tout à fait le payement. Tant que la guerre a duré, je ne me suis pas plaint. Mais quand je vis toute crainte dissipée , je fus fâché de voir la main du duc ne pas s'ouvrir, et je m'en plaignis d'au- tant plus que, la justice étant suspendue à Milan pendant la guerre , je ne pouvais réclamer mes émoluments. J'eus recours au duc : « 0 vous , seigneur , lui dis-je , vous devez m'assisler dans mes besoins , ou vous ne trouverez pas mauvais que j'aille chercher fortune ailleurs. »

Or, en ce temps, la révolution de Garafagnana venant d'être accomplie , et le lion de Florence ayant été chassé, pour aller chercher ailleurs sa pâture , les citoyens envoyaient ambassade sur ambassade, et lettre sur lettre, pour prier le duc de nommer leurs chefs, et de leur rendre leurs anciens privilèges. On m'élut donc tout à coup, à l'improviste, peut-être parce qu'on n'avait pas le temps de se consulter pour faire un meilleur choix, ou bien parce qu'aux yeux de mon maître mon avantage

(1) \jA panthère , c"e-st la république de Lucques ; le lion. Léon \, . 10 5

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l'emporta sur celui de ses sujets , ce dont je lui ai autant d'o- bligation que je lui en dois. Je lui suis obligé de sa bonne vo- lonté plus que du don en lui-même, qui est grand en effet, mais peu conforme aux souhaits que j'avais formés.

Maintenant , si l'on s'informe de moi auprès de cette popula- tion , elle pourra dire qu'il fallait plutôt de la dureté que de la clémence pour réprimer les crimes qui se commettaient en ce pays. Au fond , mes gouvernés ne sont peut-être pas plus sa- tisfaits que moi-même, et je suis à leur égard comme ce coq qui trouva une pierre précieuse dont il se soucia fort peu.

Je suis encore comme ce patron vénitien à qui le roi de Por- tugal avait fait don d'un excellent cheval de Mauritanie ; le Vénitien , voulant faire honneur au cadeau royal , mais igno- rant la différence qu'il y a entre manier le timon d'un navire et tenir une bride , sauta sur le cheval , se tint à la selle , et com- mença à piquer les fïancs de l'animal, en se disant en lui-même : » Je ne veux pas que tu me jettes par terre, n A mesure que le coursier piqué se lançait avec plus d'impétuosité , le pilote serrait davantage la bride et l'éperon, tant enfin qu'après avoir ensanglanté la bouche et les flancs de l'animal , celui-ci , ne sachant à quoi obéir , tourna , se cabra , se débarrassa de son cavalier qu'il jeta à terre et foula aux pieds. Pâle de terreur et couvert de poussière , l'homme se releva enfin , assez mal satisfait du roi, et se plaignant de ses douleurs, dont il se plaint encore.

Nous eussions mieux fait de dire, le pilote, pour le bien de son cheval ; moi, pour celui de mon peuple : « 0 roi ! ô seigneur ! je ne suis pas apte à ce que vous me faites faire j conservez un tel don pour un autre. »

Il est dlfiBcile d'avouer avec plus de sincérité qu'Arioste ne le fait, le peu de goût et d'aptitude qu'il se sentait à gouverner ses semblables. Cependant , plusieurs circonstances qui se ratta- chent au temps de cette petite vice royauté , semblent prouver qu'il régit avec prudence et justice la province qui lui avait été confiée. D'abord il y est resté trois ans , jusqu'à ce qu'elle fût

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pacifiée; d'où on doit conclure qu'il administrait les choses dans un sens favorable à son sei^n'^ur; puis enfin c'est à cette époque d(; sa vie qu'il faut rapporter l'anecdote du brigand Philippe Pacchione, par qui il fui attaqué en faisant une tournée dans ses États. Or on sait que ce malfaiteur, dès que le poète se fut nommé , loin de profiter de l'avantage que lui donnait le lieu sauvage il avait arrêté l'illustre voyageur, lui prodigua au contraire des témoignages de respect , et lui olfrit même ses services , à ce que disent les biographes. Celte anecdote , comme toutes celles de ce genre, a sans doute été exagérée dans ses détails; cependant elle cesse d'être invraisemblable, lorsque l'on sait , par expérience , combien la poésie a toujours été populaire en Italie, et avec quel plaisir et quelle avidité les gens des plus basses classes de cette contrée, entendent encore aujourd'hui réciter les vers de l'Ariosle et du Tasse. Quoi qu'il en soit, cette historiette semble fournir une preuve qu'Arioste , dont le caractère était droit et bon , a gouverné la Garafagnana avec justice, et même avec clémence.

La plupart des écrivains qui ont parlé de cette commission donnée à l'Arioste, par le duc Alphonse ont taxé tout à la fois ce prince de bizarrerie et d'ingratitude, parce qu'il avait désigné son poète pour remplir une place contraire à ses goûts , à ses habitudes et h ses talents. Le commissariat de la Garafagnana convenait peu , je l'avoue , à l'Ariosle , et certes on serait tout à fait en droit de blâmer le duc de Ferrare , s'il eût donné une pareille commission à l'auteur du Roland Furieux, dans un temps prospère , et lors(iue ses coffres étaient bien remplis. Mais, sans affirmer positivement qu'il n'aurait pas pu garder Arioste près de lui à Ferrare, il me semble que les guerres mal- heureuses et injustes qui furent entreprises contre ce prince par les papes Jules II et Léon X, ainsi que les dépenses énormes oc- casionnées par l'entretien de ses troupes , sont des motifs suffi- sants pour ne pas charger Alphonse de bizarrerie et d'injustice. A la mort de Léon X , en 1521 , lorsque Alphonse rentra dans quelques-unes de ses possessions, et entre autres de la Garafa- gnana , ses ressources pécuniaires étaient épuisées. C'est à ce moment qu'Arioste lui dit : « 0 vous seigneur , vous devez in'assister dans mes besoins , ou vous ue trouverez pas mauvais que j'aille chercher fortune ailleurs. » Combien de princes de

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celle époque ou d'autres n'auraient-ils pas tourné le dos au pol-le

serviteur en entendant ces paroles! Au contraire , plutôt (|uede se séparer d'un homme qu'il estime et qu'il aime , Alphonse sur- monte tous les ohstacles , et donne une commission dangereuse et pénible sans doute, mais honorable et lucrative, à son gen- tilhomme qu'il ne pouvait fournir d'argent.

Les bouderies et la mauvaise humeur de notre satirique sont sans doute fort amusantes , mais il ne faut pas leur donner plus d'importance qu'elles n'en ont réellement , car on s'exposerait à porter des jugements peu équitables. De cet effroyable trou de la Garafagnana , si propre à lui faire broyer du noir , Arioste a encore écrit une satire adressée à M. Bonaventure Pislofilo , secrétaire d'État du duc Alphonse. Cet homme, lié d'amitié avec le poêle , fut chargé par le prince de lui proposer le titre d'ambassadeur résident auprès du nouveau pape qui venait d'être élu au mois de novembre 1523, Clément YII. C'était la récompense due aux services du poète , et un avancement dont Pislofilo ne manqua pas de lui exposer tous les avantages pro- bables. La lettre du secrétaire d'État n'a pas été conservée , mais on en restituera facilement le contenu , quand on aura lu la réponse en vers que le poëte envoya de la Garafagnana à son ami de Ferrare. La voici, sous la forme de satire que le potite lui a donnée :

SATIRE y.

A BONAYEMURA PISTOFILO, SECRÉTAIRE DU DCC ALPHONSE.

^ Pislofilo , tu écris que , si je désire être nommé pour un an ou deux ambassadeur auprès du pape Clément VU, je te le fasse savoir, afin que tu aplanisses celte affaire. Tu vas même jusqu'à faire valoir quelques raisons (jui pourraient m'engager à prendre ce parti : par exemple, mon ancienne amitié et mes relations habituelles avec les Médicis , soit pendant leur bannis- sement , soit lorsqu'ils furent réintégrés , ou quand enfin Léon l)Ut avoir des croix d'or sur ses souliers rouges. Tu prétends ensuite qu'outre l'avantage qu'en pourrait tirer le duc il m'en

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reviendrait à moi-même beaucoup d'honneur elde profit; car, en péchant dans un grand fleuve , je courrai la chance d'at- traper plus de poissons que si je vais chercher fortune près d'un petit ruisseau.

Maintenant , fais-moi la grâce d'écouler ma réponse. Avant tout , je te remercie du vif désir que tu as de contribuer à mon élévation, et de ce que de bœuf que je suis tu veux me faire cheval barbe. De plus je te dirai que , pour le service du duc , tu peux m'envoyer , je ne dis pas à Rome , mais en France , en Espagne , dans les Indes, à travers le feu et les ba- tailles ; mais pour me persuader que l'on gagne du bien et de la considération à faire ce métier , oh! alors, cherche d'autres appeaux, si tu veux faire tomber l'oiseau dans le filet. Car, pour de l'honneur , j'en ai tout autant que j'en désire , et il y a beaucoup plus de six qui s'empressent de me tirer leur chapeau quand je passe , parce qu'ils savent fort bien qu'assis à la table du duc , je puis obtenir quelques grâces , si je lui en demande pour moi ou pour mes amis.

Si j'étais aussi riche de biens que je suis rassasié d'honneurs . mes souhaits, qui s'étendent, en ce moment, s'arrêteraient au contraire. Je voudrais posséder assez pour n'avoir plus à de- mander aux autres et vivre en liberté , chose qu'à l'heure qu'il est je suis loin d'espérer , puisque tant de mes amis auraient pu me la faire obtenir , et que cependant je suis toujours demeuré dans la servitude et la pauvreté. Mais ne pensons pas à cela , parce que je ne veux plus que celle qui fut si lente à sortir d'i vase de l'imprudent Épimélhée me traîne encore par le nez , comme un buffle.

Je suis effrayé de celte roue que chaque fabricant de cartes peint de la même manière, accord qui me fait penser qu'ils ne mentent pas. On voit au sommet de cette rotieun âne dont tout le monde peut deviner l'énigme sans avoir recours au sphinx, puis ensuite le visage de ceux qui montent se changer en celui de la bêle , tandis que leurs membres inférieurs conservent les formes humaines (1).

(1) La roue de la Fortune est peinte ainsi dans les jeux de cartes de tarrots.

5,

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TaiU que je me souviendrai de l'esj)éra!ice ijni vint en moi avec les fleurs et les feuilles prinlanièies et me délaissa même sans attendre le mois de septembre (espérance qui me vint le jour oil l'on donna l'Église pour épouse à Léon X , et je vis à la noce tant de mes amis revêtus de la pourpre ; espérance qui naquit aux calendes et disparut avant les ides, tant, dis-je, que je m'en souviendrai, il ne m'arrivera jamais de me fier aux promesses de qui que ce soit. Ce jour-là, lorsque le saint pasteur me serra la main et me baisa les joues, ma sotte espé- rance s'éleva au ciel dans les espaces inconnus. Mais peu de temps après, ayant fait l'essai de tout ce qu'elle pouvait ob- tenir, elle descendit d'autant plus bas qu'elle s'était élevée plus haut.

Il y avait un citrouiller qui crut et s'éleva tant en quelques jours qu'il couvrit toute la cime d'un poirier. Le poirier, qui s'était laissé aller à un long sommeil , se réveilla tout à coup un beau matin, et s'aperçut des nouveaux fruits qui couvraient sa tête. Qui es-tu? d'où viens-tu? étais-tu, il y a peu de temps, dit le poirier au citrouiller, quand, fatigué, je me suis endormi? Comment es-tu monté jusque-là? L'autre lui dit son nom , lui montra à ses pieds la place on l'avait planté , et lui expliqua comment , en trois mois , il s'était hâté de monter jusque-là. Comment, dit l'arbre, moi qui, depuis trente ans , lutte contre le froid , le chaud et les vents , à peine si je suis parvenu à cette hauteur, tandis que toi tu arrives en un clin d'œil jusqu'au ciel? Ah ! sois certain que ta tige faillira en moins de temps qu'elle n'en a mis à s'élever !

Tel est le langage qu'auraient pu tenir à mon espérance , qui m'avait emporté à Rome en poste , ceux qui ont été frappés de la hache pour Médicis, qui l'ont assisté en exil, l'ont aidé à rentrer dans sa patrie , ou à devenir lion (Léon) d'humble agneau qu'il était.

Mais quelqu'un qui eût possédé l'instinct divinatoire de Charles Soseuna, aurait pu dire aussi à Laurent, quand on l'entendait nommer duc , au duc de Nemours , aux deux cardinaux , à Rossi , puis à Bibiena , qui aurait mieux fait de rester en France (1) , à

(1) Bernard Povizio île Bibiena fut créé cardinal en 1513 , à son retour de France, il avait été prêcher une croisade. Ambitionnant

BEVUE DE PARIS. 51

Conicssina cl it Miululcine, à la bru , à la belIc-mère et enfin à toute celle familli; iMédicis) comblée de tant de joie : « Celle coni;)araisou s'applique paifailement à vous, car votre heureuse foilune, si promptemeiit élevée, sera bientôt détruite; vous mourrez tous, et il est arrêté haut que Léon mourra avant que le soleil ait repassé huit fois par le même signe ! »

Bref, toutes mes espérances d'ambition ont toujours élé rui- nées. Si Léon n'a rien fait pour moi, qu'aurais-je à attendre des siens ? Ainsi , mon cher Pistofilo , si tu veux me prendre , cherche donc un autre appât pour garnir ton hameçon. Que si lu penses que je doive aller, je partirai , mais nullement dans l'idée de trouver des honneurs et des richesses. J'ai renoncé aux unes, et je ne désire plus les autres. Fais-moi valoir plutôt le bonheur de quitter lâprelé de ces rochers et des gens gros- siers qui leur ressemblent; dis-moi que je n'aurai plus de con- damnations à prononcer , de menaces à faire , ni à regretter que la force insulte toujours à la raison. Oh? assure-moi que j'aurai le loisir de revoir les muses , et qu'en faisant des vers je pourrai me couvrir le front de leurs sacrés feuillages; assure- moi que, chaque jour, je pourrai m'entretenir tantôt avec Bembo , Sadolello , le savant Jove , Cavallo , Blosio , Molza , Vida ou Tibaldeo ; qu'ils me diront lour à tour , le livre du voyageur à la main (i) : était le cirque, ici le Forum romain; ici était Suburra; vois la pente sacrée et les temples de Vesta et de Ja-

la papauté, il mourut jeune, empoisonné à ce que l'on croit. Celait uii homme fort spirituel, dont les mœurs n'étaient guère plus chastes que ses écrits. Il est l'auleur de la Calandria , comédie jouée à la cour de Léon X. Bibiena avait fiancé sa nièce au grand peintre Raphaël d'Urbiii , qui mourut quelques semaines avant le jour fixé pour son mariage. La jeune demoiselle ne survécut que peu de temps à son fiancé , et fut enterrée à côté du grand artiste. Il y a quelques années, lorsque l'on a découvert les restes de Raphaël , sous l'autel de la cha- pelle de la Vierge, dans l'église de la Rotonde à Rome, on a trouvé une inscription qui constate cette triste aventure.

(1) Les livres pour guider les voyageurs à Rome étaient déjà en usage. Une vieille édition des satires de l'Arioste , que j'ai entre les mains, est précédée des Antichità di Roma , guide attribué à Andréa Palladio. Ce livre a été imprimé à Venise, en 1555.

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nus. Dis-moi donc que je trouverai toujours un conseil , si je le désire, soit d'un savant lalin , soit d'un Toscan ou d'un Grec barbu (1) ; que j'aurai ù ma disposition un immense trésor de li- vres recueillis de toutes les contrées de la terre et réunis pour l'usage de tout le monde par Sixte (2). Si lu me fais de telles of- fres et que je refuse de t'écouter, lu diras, je m'y attends bien, que la mauvaise humeur a dérangé ma raison. Alors je te ré- pondrai comme Paul Emile en te montrant mon pied et en te di- sant : « Tu ne sais pas ma chaussure me blesse (3). »

Sacheque qui m'éloigne de mon pays m'éloigne de moi-même; que, hors de ma patrie , je ne serais pas content même dans le palais de Jupiter, et que, sur cinq ou six mois, si je ne pou- vais disposer au moins d'un pour faire ma promenade depuis la cathédrale jusqu'aux statues de nos deux marquis (4) , fatigué par une absence si douloureuse, j'en serais déjà mort ou au moins plus amaigri que ceux qui soupiient au purgatoire après la pomme (5). Cependant, s'il faut que je sorte de mon pays, il est certain que j'aime encore mieux me trouver est le Champ de Mars que dans l'affreux trou que j'habite. Mais si le duc veut me faire une faveur complète , qu'il me rappelle près de lui. et qu'à l'avenir il ne m'envoie jamais au delà du château d'Argenta ou en deçà de celui de Bondeno.

Si tu me demandes pourquoi j'aime tant le nid natal , je ne te le dirai guère plus volontiers que je ne confesse mes plus grands péchés à un frère. Tu ne manquerais pas de l'écrier : Voilà les belles pensées d'un homme qui , depuis avant-hier, a laissé der- rière lui quarante-neuf années bien lourdes et bien mûres. Je trouve donc, en me cachant dans cette vallée, cet avantage (jue ion oeil ne peut percer jusqu'ici pour s'assurer si ma face

(1) Le poète fait entendre par que les savants en ces trois langues étaient nombreux à Rome.

(2) Le pape Sixte IV accrut les bâtiments de la bibliothèque du Vatican, qu'il rendit publique vers 1480.

(3) C'est la réponse que P. Emile fît à ceux qui lui reprochaient d'avoir répudié sa ftmme Papiria.

(•4) La place de Ferrare , sont les statues des marquis Kiccolô et Borso d'Esté. (5) Dante, Piirgalorlo. c. XXVII , vers 115 et suiv.

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esl jaune ou vermeille. Autrement , ma figure te semblerait plus rouge que celles de M""' Ambra et de sa fille, ou plus animée encore que celle de ce bon chanoine qui , après avoir bu deux bouteilles à un moine , laissa tomber au milieu de la place la troisième ([u'il lui avait volée.

Si j'étais près de toi , peut-être prendrais-tu ta canne pour me bàtonner en m'enlendant alléguer la folle raison qui ne me permet pas de vivre loin de vous.

Des précédentes satires ainsi que de cette dernière , on doit en tirer celte conclusion qu'Arioste , ce grand poète , a été tour- menté pendant une bonne partie de sa vie de deux désirs in- compatibles : l'un, d'être élevé au rang de cardinal ; l'autre, de passer doucement sa vie à Ferrare , près de sa maîtresse , à lire ses auteurs favoris et à faire des vers.

L'inimitié politique que Léon X portait au duc de Ferrare a sans doute puissamment contribué à empêcher ce pape de tenir, envers le poète son ancien ami, les brillantes promesses qu'il avait faites quand il était plus jeune et moins heureux. Cependant on peut croire aussi que l'incertitude de l'Ariosle dans ses démarches près du saint-siége , incertitude entretenue dans son cœur par l'amour, sans être contre-balancée par une soif véritable de grandeur, est entrée pour beaucoup dans le peu de succès qu'il obtint à la cour de Rome.

D'ailleurs , à Ferrare et à Rome , personne alors n'ignorait le genre de vie que menait l'Ariosle ; et bien que les grands de ce siècle fussent peu rigides sur les mœurs , il y avait cependant des convenances qu'il fallait observer. A ce sujet, les satires mêmes de l'Ariosle ne laissent aucun doute , et l'on a vu qu'il fait bien entendre que , si on lui eût donné un chapeau d'évêque ou de cardinal , il aurait été obligé de vivre ostensiblement avec une réserve qui s'accommodait aussi peu avec l'indépendance de son caractère qu'avec le tendre sentiment que lui inspirait sa maîtresse. Rien ne s'explique donc plus naturellement que l'embarras oîi dut se trouver à son égard Léon X, qui ne pou- vait lui conférer qu'une dignité ecclésiastique, lorsque de son

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côtéArioste, ne changeant rien à ses habitudes mondaines, donnait nécessairement à croire que la pourpre ne lui faisait réellement pas grande envie. Sur ce point , j'avoue , malgré les reproches d'ingratitude qu'Ariosle adresse à Léon X , que les torts ne me paraissent pas être seulement du côlé du pontife.

Peut-être dira-t-on qu'il aurait pu lui donner un emploi lu- cratif, ou saisir une occasion de lui faire un large cadeau Quant à la générosité de ce pape envers le poète , elle ne fut pas grande si l'on doit s'en fier strictement à l'Arioste lui-même. II lui donna un baiser sur l'une et l'autre joue , à son couionne- ment , et en 1316 , lors de la publication de VOrlando furioso , il lui accorda une bulle avec privilège et garantie ; mais le pofile paya la moitié des frais de chancellerie. Un écrivain satirique de ce temps, Gabriel Simeoni , prétend bien qu'à cette bulle Léon X ajouta quelques centaines d'écus pour les frais d'impres- sion du poëme ; mais quand même ce fait serait avéré , un tel cadeau ne serait nullement proportionné aux services que le poète prétend avoir rendus et aux promesses que le pontife avait faites.

Quant à l'autre souverain dont Arioste croit avoir eu à se plaindre , son seigneur , le duc de Ferrare , le tableau que j'ai fait de sa position politique et financière , me paraît être une excuse d'autant plus suffisante pour lui qu'après avoir nommé son poète gouverneur de la Garafagnana , il lui fît offrir d'être son ambassadeur résident à Rome , poste qu'Arioste ne voulut pas accepter, pour ne pas s'éloigner de Ferrare et delà personne qui l'y retenait.

En admettant même que ces deux souverains n'aient pas été exempts de forts envers le grand poète, ce qui reste positive- ment démontré , c'est qu'Arioste préférait son indépendance et sa maîtresse au titre d'ambassadeur , même au chapeau de car- dinal , et cela n'est peut-être pas si déraisonnable qu'on pour- rait le croire.

Delégluze.

PROCES ET MORT

DE

THÉOBALD WOLFE-TONE.

Le speclacle donné à l'Europe par la révolution française , ne pouvait nulle part trouver de sympathie plus vive et plus com- plète qu'en Irlande. Ce peuple vaincu , mais frémissant , con- servait avec d'autant plus d'ardeur le sentiment de sa nationa- lité , que ce sentiment était lié chez le plus grand nombre de ses enfants avec celui de la liberté de conscience. Il s'agissait, en effet , pour les Irlandais , de retrouver une patrie et de conser- ver leur religion.

Parmi les noms des défenseurs de la liberté , il n'en est pas de plus pur que celui de Théobald Wolfe-Tone. Irlandais , mais prolestant , et par cela même membre de la faible minorité au profit de laquelle s'exerçaient la tyrannie et l'oppression de l'Ir- lande , il aurait été excusable de participer aux préjugés insé- parables des passions religieuses au milieu desquelles il vécut. Heureusement le sentiment national, l'amour ardent de la li-

Sfi REVUE DE PARIS.

berfé et l'invincible désir de délivrer son pays du joug de fer qui l'écrasait , remplirent et éclairèrent son âme.

Ce fut en 1792 que Wolfe-Tone, dont l'influence politique était déjà considérable et que plusieurs écrits et pamphlets avaient rendu célèbre, fonda , avec quelques amis politiques , celte société des Irlandais-Unis, destinée h exercer sur le sort de l'Irlande une si puissante influence , et qui appelait tous les ciloj'ens à s'unir sans distinction de croyances religieuses dans l'intérêt de la liberté du pays. Tone fut choisi la même année par les catholiques pour agent et secrétaire de leur comité.

Il faut lire dans les Mémoires de Wolfe-Tone, publiés et com- plétés par son fils , le récit journalier de ses efforts et de son dévouement à la noble cause qu'il servait. Ces mémoires , l'âme sincère et courageuse , l'esprit ferme et serein de Tone se montrent sans voile , et auxquels des affections de famille pas- sionnées ajoutent un charme extrême , ont été cités avec bon- heur par un homme digne de sentir et de faire admirer tous les nobles sentiments. M. Gustave de Beaumont , dans son beau livre sur l'Irlande , a parlé plusieurs fois de Wolfe-Tone , et ce sont les fragments de mémoires qu'il a cités dans les notes de son ouvrage qui nous ont inspiré un vif intérêt pour ce martyr de la cause irlandaise. Ces mémoires, tout à fait inconnus en France, ne sont point traduits, et cependant ils |)ourraient être considérés comme un document de notre histoire. Wolfe- Tone, obligé de fuir son pays il était en butte à toutes les persécutions du pouvoir , vint en France avec la mission de sol- liciter du gouvernement une invasion en Irlande. Il lit partie des trois expéditions successives que la France envoya pour délivrer ce pays; fait prisonnier dans la dernière de ces campa- gnes , il mourut à trente-cinq ans avec Théroïsme et la simpli- cité qu'on admire dans sa vie.

Nous extrayons la relation du procès et la mort de Wolfe- Tone de l'appendice ajouté par son fils à^ses mémoires. Mais il est bon de faire précéder ce fragment d'un rapide aperçu sur la situation de l'Irlande à l'époque eut lieu rexi)édilion qui provoqua cet héroïque dévouement.

Deux expéditions avaient déjà été tentées dans le but de dé- livrer l'Irlande. La première avait manqué par la mauvaise conduite de la flotte et par l'indécision d'un des chefs : la se-.

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conde par la seule faute des éléments. La mort du général Ho- che, qui avait encouragé vivement les généreuses tentatives inspirées par les souffrances de l'Irlande , fil peser sur ce pays un nouveau et irréparable malheur. Napoléon éprouvait une secrète répugnance pour ces expéditions, projet favori de Ho- che. L'armée d'Angleterre fut privée de ses meilleures troupes que Napoléon emmena en Lgypte. Les débris désorganisés de cette armée furent placés sous le commandement du général Kilmaine, incapable, par sa santé, de conduire une entre- prise active. Cependant , de nouvelles secousses ayant ébranlé l'Irlande, une troisième expédition fut résolue. L'extrait sui- vant des mémoires du fils de Wolfe-Tone , nous offre , avec la relation de la mort de son père , le récit de celte dernière et loalheureuse tentative :

« Le gouvernement irlandais avait réussi dans son infernal dessein de pousser le peuple à une insurrection prématurée. Les chefs des Irlandais-Unis avaient organisé le plan d'un soulève- ment général ; mais des traîtres se trouvèrent dans leurs rangs, on les arrêta tous; le brave lord Edouard Filz-Gerald fut tué et la capitale mise à l'abri. Néanmoins , les paysans de Kildau , de Carlow et de quelques districts du Nord, se levèrent, et prirent les armes , exaspérés par les excès insupportables de la soldatesque cantonnée chez eux. Mais ces insurreclions partiel- les d'une multitude déguenillée, sans armes et sans chefs, manquant d'union et de concert , contre lesquelles mon père s'était si souvent élevé, ne pouvaient avoir aucun résultat j elles furent successivement écrasées par les forces considérables qu'on envoya i)Our les combattre, et le règne de la terreur fut établi partout sans bornes et sans mesure. La France , dans les plus mauvais jours de Robespierre , ne tomba jamais plus bas , et jamais son gouvernement ne poursuivit d'une main moins avare ses sanguinaires mesures. La population tout entière fut abandonnée à la merci d'une milice furieuse et indisciplinée. Les moindres agents de l'autorité exerçaient un pouvoir sans contrôle ; on fouetta , on tortura , sans jugement, des indivi- dus , afin de leur arracher des aveux , et cela dans la capitale même , dans les cours du château et sous le toit du vice-roi. Les camiiagiies s'éclairèrent d'incendies nocturnes , et retenUreut 10 6

58 KKVL't DE l'AKIS .

des cris des tortures ; ni le sexe ni l'âge ne furent épargnés , et les baïonnettes des soldats chassèrent dans les marais, pour qu'ils y mourussent de faim , des hommes , des femmes , des enfants nus et sans asile. Ceux qui se fièrent aux capitulations furent entourL's et é{jorgés par des dragons au moment même ils rendaient leurs armes, et pas un citoyen , quelque inno- cent et inoffensif qu'il fût , ne put se mettre à l'aijri des infor- mations et des poursuites.

» La noble résistance du petit comté de Wexford mérite d'ê- tre particulièrement rappelée. Elle fut telle , qu'elle alarma un moment le gouvernement irlandais sur le succès de ses mesu- res. Ce petit district , qui comprend à peu près cent cinquante mille âmes , entouré par la mer et les montagnes . et séparé du reste de l'Irlande, avait pris une faible part au mouvement ré- volutionnaire ; car sa population avait peu de communications avec le dehors , et était remarquablement paisible et heureuse. Il a été établi par M. Edouard Hay qu'avant l'insurrection ce district ne comptai! pas plus de deux cents Irlandais-Unis. Il aurait peut-être été permis de supposer d'après ces circonstan- ces , que. si une insurrection éclatait dans ce canto.n , ses habi- tants , moins organisés et moins préparés que ceux des districts du Nord, auraient été soumis plus aisément , et auraient donné avec moins de risfjue un éclatant exemple au reste de l'Irlande. Les soldats , livrés à eux-mêmes, commirent pendant quelque temps tous les excès possibles chez ces innocents paysans. Uo noblelord , qui commandait un régiment de milice, se distingua par l'invention du bonnet de i)Oix ; un autre oflQcier , digne de servir sous ses ordres, se faisait appeler le gibet ambulant. Mais pourquoi rappeler ces faits gravés dans les cœurs et la mémoire de tout Irlandais? A la tin, poussés à bout, les habi- tants du Wexford. au nombre de vingt ou trente mille , se levè- rent, et armés de piques, de faux, de bâtons, en deux ou trois combats, ils s'emparèrent des villes principales et chassèrent tous les soldats du comté. Leur mod.-ration envers leurs persé- cuteurs , au moment de la victoire, fui aussi remarquable que leur courage dans la bataille. Leur douceur, et on peut dire leur délicate et chevaleresque générosité envers les femmes et les enfants de l'aristocratie qui tombèrent en leurs mains , fu- rent encore plus admirables. Le noble lord dont J'ai parlé plus

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haut fut pi is et préservé par leurs chefs du bomiel de poix, qu'il méritait si bien. En reconnaissance de celte conduite généreuse, il s'engagea, à la fin de l'insurrection, à obtenir en faveur de ceux-ci une capitulation , s'ils consentaient à le mettre en liberté, et prit ensuite place dans la cour martiale qui les condamna à être pendus. Tous les efforts du gouvernement furent employés pour soumettre ce petit district; un moment les agents du i)ouvoir tremblèrent derrière les murs de Dublin de la crainte que les Wexfordicns ne pénétrassent jusijue-là. Plusieurs combals fu- rent livrés avec des succès divers, et ce ne fut que lorsijue les forces royales les environnèrent de toutes parts, que, rompant leurs rang.s. les révoltés se jetèrent dans les montagnes de Wicklow, leurs chefs capitulèrent successivement. Provoqué et irrité comme il le fut, il est à remarquer que ce pauvre peu- ple ne doniia, pendant toute l'insurrection, que deux exemples de cruauté, le massacre des prisonniers à Scullabogueet au pont de Wexford, et l'un et l'autre eurent lieu pendant la fuite du gros de l'armée , tandis que le reste combattait encore.

» L'indignation des malheureux Irlandais fut aussi vive que légitime contre le gouvernement français qui tant de fois leur avait promis son appui , et semblait maintenant les abandonner dans celte horrible extrémité. Quand lord Corn wallis .envoyé peu de temps après pour mettre un terme au système de terreur qui désolait le pays, fut nommé vice-roi, deux mille volontaires de ce même comté de AVexford s'offrirent jjour combattre les Français, et formèrent la fleur de l'armée anglaise qui envahit l'Egypte sous les ordres du général Abercrombie. Leur péti- tion, modèle de simplicité, d'énergie et d'indignation , est rap- portée dans l'appendice daV Histoire de l' Instnictionde ÏVex- ford, par Hay.

)) Quelque faibles et impiévoyants que fussent les membres du Direcloire, il faut pourtant les absoudre du crime d'avoir trahi leurs alliés. Le fait est que leur trésor et leurs arsenaux étaient vides, que Télite de leurs troupes et de leui s vaisseaux était partie pour l'Egypte, que le reste était comi)iéteraent désorga- nisé, et que , quand l'insurrection éclata en Irl,inde,ils n'étaient nullement préparésà la soutenir. Les sentiments de mon père dans cette occasion peuvent être plus aisément devinés qu'exprimés. Le 20 mai, Bonaparte s'était embarqué à Toulon ; le 23 du même

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mois, rinsurreclion éclata. A chaque nouvelle relative à une ar- res(ation,à un engagement, qui parveiiail en France, mon père conjurait les généraux et le gouver.-.emenl de porter secours à ses concitoyens dans leur lutte héroïque et désespérée, et insis- tait auprès d'eux sur la nécessité de i)r(ifiler pour eux-mêmes de l'occasion favorahle qui allait leur écliapper si rapidement. On commença les; préparatifs sans délai ; mais l'argent, les armes, le munitions, les vaisseaux, tout manquait. A la fin de juin, l'in- surrection était presque étouffée , et ce ne fut que vers le com- mencement de juillet que mon père fut appelé à Paris pour se concerter avec les ministres et de la guerre de la marine sur l'organisation de la nouvelle expédition.

» A celte époque, son journal cesse, et les papiers publics, les souvenirs de ma mère et quelques lettres particulières sont les seuls documents que je possède sur les événements qui sui- virent.

» Le plan de la nouvelle expédition fut de débarquer dans plusieurs ports d'Irlande de petits détachements, dans l'espoir d'entretenir l'insurrection et de distraire l'attention de l'en- nemi, jusqu'A ce qu'une occasion favorable permît de faire prendre terre au principal corps d'armée, commandé par le général Kilmaine. Dans ce but, le général Humbert, avec envi- ron mille hommes , prit ses quartiers à La Rochelle , le général Hardy, avec trois mille hommes, à Brest, et le général Kil- maine, avec neuf mille hommes, forma la réserve. Conçu à temps , ce plan eût été judicieux ; mais , longtemps avant que la première de ces expéditions partielles fût prête à mettre à la voile , l'insurrection était entièrement vaincue sur tous les points; le peuple était écrasé, désarmé, découragé et dégoûté de ses alliés, elle gouvernement irlandais , ayant réuni tous ses moyens , était parfaitement préparé au combat. Des fugitifs de tous rangs et de toutes sortes arrivaient en foule de ce mal- heureux pays, exaspérés par de récentes soulTrances et parleurs récents combats. Quand ils virent la lenteur des préparatifs de la France , ils s'écrièrent qu'ils ne demandaient que des armes , et que, si le gouvernement voulait seulement les mettre à terre sur la côte, le peuple irlandais lui-même, sans aucune aide, suffirait pour reconquérir sa liberté. Ce parti, plus brave que sage, avait pour chef principal une ancienne victime de celte

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cause, James Napper Tandy. Sou zèle fut souvent indiscret et peu éclairé, et il fit plus de mal que de bien. Napper Tandy se vantail que trenle mille hommes prendraient les armes à son apparition, et le Directoire fut ébloui par ces déclaralions , que conlredisaienl les assertions constantes de Tone. Mon père croyait que dix ou quinze mille hommes de troupes fran- çaises étaient absolument nécessaires pour commencer les opé- rations.

« La ruine de l'expédition fut encore avancée par la précipi- tation et l'indiscrétion d'un brave, mais imprudent et ignorant officier. Ce fait, peu connu, est un exemple frappant du désordre, de l'indiscipline et delà désorganisation qui com- mençaient à prévaloir dans l'armée française. Humbert, brave officier de fortune , dont le cœur était meilleur que la tête , im- patient des délais du gouvernement , et enHamnié par les récits des réfugiés irlandais , prit la résolution de commencer l'entre- prise sous sa propre responsabilité, et d'obliger ainsi le Direc- toire à le seconder ou à l'abandonner. Vers le milieu d'août, il assembla les marchands et les magistrats de la Rochelle, les força de lui avancer une faible somme d'argent , et tout ce dont il avait besoin, comme réquisition militaue; puis, montant à bord de quelques frégates el vaisseaux de transport, avec raille hommes, mille mousquets, mille louis et quelques pièces d'ar- lillerie, il ordonna aux capitaines de mettre à la voile pour l'entreprise la plus désespérée peut-être dont l'histoire fasse mention. Trois Irlandais l'accompagnaient , mon on(;le Mathieu Tone, Barthélémy Teeling de Lisburn , et Sullivan, neveu de Madgett, dont le nom se trouve souvent dans ces Mémoires. Le 2:2 août, ils prirent terre sur la côte de Connaught, dans la baie de Killala j immédiatement ils assiégèrent celte petite ville et s'en emparèrent.

"Cette tentative, tout étrange et toute désespérée qu'elle fût, aurait pu réussir si elle avait été conduite avec la vigueur et la promptitude qui en avaient marqué le commencement ; Humbert, soldat obscur et sans éducation , eût alors pu faire une révolution , et couvrir son nom d'une gloire immortelle. L'insurrection était à peine étouffée, et ses cendres eussent pu aisément être ranimées j mais Humbert débarqua sur un coin isolé , sauvage et écarté de l'Ile. Au lieu de se porter avec rapi-

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dilé, comme on l'y engageait foitemenl, ilans les montagnps de rrister, centre de l'organisation des Irlandais-Unis, el d'appeler le peuple aux armes , il s'amusa , pendant une quin- zaine de jours , à commander l'exercice aux paysans qui se joign;iienl ù son drapeau, el à jouir de riiospitalilé de l'évêque d'e Killala. Ce prélat rendit un service signalé au gouvernement d'Irlande, en arrêtant ainsi le général français. Xu combat ilv. Casllebar, Hunibert défit un corps nombreux (pii avait, en toute iiàte, été dirigé contre lui, sous les ordres du général Lake. J'ai entendu raconter , sans pouvoir cependant répondre de l'autbenlicité de l'anecdote, que, dans cette occasion, aus- sitôt que les auxiliaires irlandais eurent fait feu, ils jetèrent leurs fusils comme inutiles, et coururent à la charge avec leurs piques. A la suite de ce combat, il régna, pendant queli[ues jours , une terreur panique ; mais le vice-roi , lord Cornwaliis , marcha en personne; toutes les forces du royaume furent mises en mouvement, etHumbert, piomptement entouré, fut confiné derrière le Shannon , par des troupes vingt fois supérieures aux siennes. A la fin, il s'aperçut du piège dans lequel il était tombé , et essaya, ce qu'il aurait faire d'abord, de s'ouvrir un chemin au delà de cette rivière, el de se jeter dans les mon- tagnes du Nord. Environnée à Ballinamure, le 8 septembre, par une armée entière, sa petite bande, après une vigoureuse résistance, fut obligée de mettre bas les armes. Les Français furent reçus à composition , et échangés peu de temps après; mais les Irlandais furent égorgés sans pitié, et les cruautés exercées sur des paysans sans défense dévouèrent pour des siè- cles à la haine des districts du Connaught la mémoire du géné- rai Lake.

» Des Irlandais qui accompagnaient Humbert, Sullivan par- vint seul à s'échapper, sous le déguisement d'un Français. Ma- thieu Toiie et Toeling furent amenés chargés de fers à Dublin , jugés et exécutés.

» La nouvelle de la tentative de Humbert, comme on l'ima- gine . jeta le Directoire dans la plus grande perplexité. Pourtant, il se détermina aussitôt à presser les préparatifs, et à envoyer au moins la division du général Hardy, pour seconder Hum- beit dans le plus court délai possible. Le rapport des premieis avantages de Humbert , qui parvint en France peu de temps

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ctpi es, augmenta l'ardeur du gouveriieineul français, el accé- léra ses mouvements. Mais tel était l'état de la flotte française et des arsenaux, que ce ne fut pas avant le 20 septembre que cette petite expédition , consistant en un vaisseau de ligne et huit frégates, sous les ordres de l'amiral Borapart, et trois mille hommes de débarquement, sous les ordres du général Hardy , fut prête à mettre à la voile. La nouvelle de la dé- faite de Iluu.berl n'était pas alors parvenue encore en France.

» Paris était en ce moment rempli d'émigrés irlandais , avides de combats. Je lis dans les journaux du temps , et dans des pro- ductions plus récentes , que non moins de vingt-quatre chefs des Irlandais-Unis s'embarquèrent avec l'expédition du général Hardy , et Lewines, agent des Irlandais-Unis, à Paris, est no- minativement mentionné. Celte assertion est fausse. La masse des Irlandais-Unis s'embarqua dans un petit navire, sous les ordres de Napper Tandy. Us arrivèrent le 16 septembre à l'île de Raghlin , sur la côte nord-ouest de l'Irlande , ils apprirent le désastre de Humbert; ils se bornèrent à répandre quelques proclamations, et s'enfuirent î» Norway. Trois Irlandais seule- ment accompagnèrent mon père sur la flottille de Hardy; seul il fut embarqué sur le vaisseau amiral le Boche, el les autres Irlandais furenl mis à bord des frégates. Voici leurs noms : MM. T. Corbetl el Mac-Guire, deux braves officiers qui sont morts depuis au service de la France , et un troisième gentil- homme, allié de Russel, qui est encore vivant , et dont il ne convient pas, à cause de cela , de citer le nom.

« Dans la vie de Curran, écrite par son fils , je trouve consi- gnée l'anecdote suivante qu'il a dii tenir de son père. Il raconte que dans la nuit qui précéda le départ de l'expédition, on agita , parmi les Irlandais-Unis qui en faisaient partie , la ques- tion de savoir si, dans le cas oîi ils tomberaient aux mains de leurs ennemis, ils devraient se laisser mettre à mort, selon la sentence de la loi , ou prévenir leur sort par une mort volon- taire. M. Tone soutint avec son éloquence et son animation ordinaire, que, sous quelque point de vue qu'il considérât le suicide, il ne le trouvait jamais justifiable. Une personne de la compagnie ajouta que, sous le lapport des considérations poli- tiques , il vaudrait mieux ne pas enlever, par une mort volon- taire, au gouvernement irlandais, le discrédit dont le couvri-

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raient de nombreuses exécutions , et que cetle idée fut haute- ment approuvée par M. Tone. Le fond de celle anecdote est vrai, mais on n'a pas compris le sens des paroles de mon père.

» A l'époque de cetle expédition, il n'en espérait nullement le succès , el ne considérait qu'avec le plus profond désespoir l'avenir des affaires en Irlande. Telle était la malheureuse indiscrétion du gouvernenienl , qu'avant son départ , il lut lui- même dans le Bien Informé, journal de Paris , un récit dé- taillé de tout rarmcmentdans lequ-el son propre nomélail inséré en toutes lettres , avec la circonstance de son embarquement à I)ord du Hoche. 11 n'y avait , par conséquent, aucun espoir de secret. Depuis longtemps mon père demandait avec instance qu'on renonçât à l'idée de pareilles entreprises sur une petite échelle ; mais il avait aussi déclaré à plusieurs reprises que, si le gouvernement envoyait seulement un caporal et six soldats, il trouverait de son devoir de les accompagner. Mon père ne voyait aucune chance pour que la grande expédition de Kil- maine fût jamais prête, et, par conséquent, il se décida à partir avec Hardy. Sa résolution était mûri-ment et intlexible- ment prise : dans le cas oil il tomberait aux mains des ennemis, il était décidé à ne point souffrir l'indignité d'une exécution publique. Il ne considérait point cela comme un projet de sui- cide , acte que, dans toutes les circonstances ordinaires , il taxait de faiblesse ou de frénésie , mais comme le simple choix du genre de sa mort. El, en effet, l'excessive sensibilité nerveuse de sa constitution, à la plus légère idée d'un outrage ù sa personne, aurait suffi pour le déterminer à ne jamais sup- porter l'attouchement d'un bourreau. Ce fut à dîner , dans notre propre maison et en présence de ma mère , peu de temps avant son départ de Paris , que le gentilhomme dont il a déjà été question proposa que les Irlandais laissassent au gouverne- ment toute la honte et l'odieux de leur exéculion. L'idée frappa mon père comme burlesque , et il y applaudit hautement. «Mon cher ami, dit-il, n'ajoutez rien de plus, vous n'avez jamais mieux parlé en votre vie. » El après le départ de l'inter- locuteur, il rit de bon cœur de l'idée de déshonorer le gouver- nement irlandais, en lui permettant de le pendre. Mon père ajouta qu'il ne comprenait point comment des gens pouvaient

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discuter s'ils devaient ou ne devaient point choisir leur propre mort , et consultaient dans une telle occasion; qu'il ne donne- rait jamais de conseils à personne , seulement que , « s'il plai- sait à Dieu, il ne leur laisserait pas ses pauvres os à ron- ger. » Celte conversation a pu se renouveler à Brest, mais tels étaient certainement les sentiments de mon père sur ce sujet.

» Le 20 septembre 1798, la fatale expédition mit entîn à la voile de la baie de Camaret; elle consistait en un vaisseau de li{;ne, le Hoche, de 74 canons; la Loire , la Résolue , la Bel- lone , la Coquille , V Embuscade, U Immortalité, la Romaine et la Sémillante, frégates; la Biche, schooner-aviso. Pour éviter la flotte anglaise, Bompart, excellent marin, prit un large détour à l'ouest, puis au nord-est, dans le but de venir aborder sur les côtes septentrionales de l'Irlande, les forces de la France devaient être moins attendues. Il rencontra ce|ten- dant des vents contraires , et il paraît que sa flottille fut disper- sée , car le 20 octobre , après vingt jours de croisière , il arriva à l'entrée de Loch-Swilly , avec le Hoche, la Loire , la Résolue vi la Biche. Il fut aussitôt signalé, et au point du jour, le matin suivant, 11 octobre, avant qu'il ptil entrer dans la baie ou dé- barquer ses troupes, il apeiçul la flotte désir John Barlase Warren. consistant en six vaisseaux de ligne, un vaisseau rasé de soixante canons et deux frégates, qui arrivaient sur lui. 11 n'y avait aucune chance d'échapper pour le grand et pesant bâtiment de guerre. Bompart donna sur-le-champ aux frégates et au schooner le signal de la retraite à travers les basses eaux, et se prépara seul à honorer le drapeau de son pays et de la liberté, par une défense désespérée. Dans ce moment, un canot de la Biche vint prendre ses derniers ordres. Ce |)elit bâ- timent avait les meilleures chances d'échapper; tous les officiers fiançais suppliaient mon père de monter à son bord. « Notre combat est sans espoir , lui disaient-ils , nous serons prisonniers de guerre, mais vous, que deviendrez-vous ? Sera-t-il dit que j'aie fui, tandis que les Français livraient la bataille pour mon pays? « telle fut sa réponse. Il refusa leurs offres , et se décida à rester et à tomber avec le vaisseau. La Biche parvint à échapper , et je vois mentionné dans des publications récentes que d'autres irlandais profitèrent de cette occasion de salut. Le

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l'ail est faux, aiiomi d'eux n'eût agi ainsi, et, d'ailleurs, mon \)(-re lUait le sou! Irlandais à l)oi'd il» vaisseau le Hoche. L'ami- ral aufïlais dépêcha deux bâtiments , le vaisseau rasé et une fré- gate, à la poursuite de la Loire et de la Résolue , et le Hoclie , aussitôt entouré par qunire vaisseaux de ligne et une frégate, commença à soutenir un des engagements les plus obstinés et les plus désespérés dont l'Océan ait jamais été le théâtre. Du- rant six heures, il soutint le feu de toute une flotte, et ce ne fut que lorsque ses mâts et .-îes agrès furent enlevés , lorsque ses bordages ruisselèrent de sang, que ses voiles et ses cordages pendirent en lambeaux, (|ue les blessés remplirent le pont, que la cai casse du bâtiment s'ouvrit à cha(|ue nouveau coup , et fit cinq pieds d'eau, que son gouvernail fut emporté, que ce beau vaisseau enfin flotta sur les eaux semblable à nn débris déman- telé, et (|ue de ses batteries démontées il ne put plus répondre un seul coup de canon au feu incessant de l'ennemi , ce fut alors seulement qu'il amena.

» La Résolue et la Loire furent bientôt atteintes par les bâtiments anglais. La dernière était près de couler bas ; elle fit pourtant une défense honorable. La Loire soutint trois attaques et repoussa les frégates anglaises; elle avait presque assuré ."-a fuite, mais assaillie par l'Anson, vaisseau rasé de soixante canons, elle se rendit après un combat de trois heures, entière- ment démâtée. Les autres frégates, i)oursuivies dans foutes les directions, la Bellone, l'Immortalité, la Coquille et l'Ernbris- caile furent prises; la Romaine et la Sémillante, à travers mille dangers, alteignirent séparées des ports de France.

« Mon père commandait une des batteries pendant l'action ; au rapport de tous les officiers qui revinrent en France, il combattit en désespéré, et comme s'il eût cherché la moi t. Quand le vais- seau amena, confondu avec les autres officiers, il fut quelque temps sans être reconnu, car il avait acquis tous les dehors et le langage d'un Français. Les deux flottes furent dispersées dans toutes les directions, et ce ne fut (jue quelques jours plus tard que le Hoche hxi amené dans le lac Swilly, et que les |)ri- sonniers mis â terre furent dirigés sur Letlerkenny. Cependant des bruits avaient circuler sur la présence de mon père à bord du Hoche, car le fait était connu publiquement à Paris ; mais on pensait qu'il avait été tué dans le combat, et je crois

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volontiers que les oflicieis anglais, lespeclanL la valeur d'un ennemi vaincu, ne firent point de recherches pour vérifier ce biuit. Ce fut un gentilhomme, l)ien connu dans le comté de Derry comme un meneur du parti orangisle, magistrat dans ce comté, sir George Hill, qui se chargea de le découvrir; ayant été le compagnon d'études de mon père au collège de la Trinité, il connaissait bien sa personne et sa figure. En Espagne, les grands et les nobles de première classe se glorifient de servir de familiers et d'espions à la sainte inquisition ; il était réservé à rirlande d'offrir un exemple semblable. Les officiers français furent invités à déjeuner avec le comte de Cavan, qui comman- dait le district ; mon père était assis confondu parmi eux, quand sir George Hill entra dans la chambre , suivi des agents de l)o!ice. Regardant attentivement toute la compagnie, il distingua bientôt la personne, objet de sa recherche, et s'arrétant devant elle, dit : <■ Monsieur Tone, je suis très-heureii.v de vous voir. » Mon père, se levant aussitôt avec le plus grand sang-froid, et dédaignant toute tentative pour se cacher, répondit : « Sir George, je suis heureux de vous voir; comment se porte lady Hill et votre famille? » Conduit dans la pièce voisine par les agents de police, une injure imprévue l'y attendait. Cette cham- bre était pleine de militaires, et l'un d'eux, le général Lavau, qui les commandait, ordonna que mon père fût mis aux fers j il déclara qu'en quittant l'Irlande pour entrer au service de France, mon père n'avait point renoncé à son serment d'allé- geance, et que, resté sujet anglais, il devait être puni comme un traître. Saisi d'une violente mais courte indignation, en se voyant l'objet d'un traitement si indigne et si lâchement cruel envers un prisonnier de guerre , mon père arracha son uni- forme , et s'étria : « Ces fers ne souilleront point les insignes de la nation libre que j'ai servie. « Reprenant alors son calme ordinaire, il offrit ses membres aux chaînes; et quand elles furent fixées, il dit : « Je suis plus fier de porter ces cliaînes pour la cause que j'ai embrassée que je ne léserais d'être décoré de l'étoile et de la jarretière d'Angleterre. » Les amis de lord Cavan ont aflSrnié que cette extrême, et j'ajouterai cette inhu- maine sévérité, avait eu pour cause les paroles outrageantes prononcées par mon père, quand il avait vu qu'il ne jouirait pas des privilèges d'un prisonnier de guerre. Cette supposition est

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non-seulement contredite par toutes les liabiludes de son carac- tère et toute sa conduite, mais aucun témoin n'en a jamais parlé, et on n'a cité que ses nobles réponses aux railleries du général Lavau.

» Quant à ce dernier, je ne sais de lui que cette anecdote con- signée dans les journaux du temps. Si, comme son nom semble l'indiquer, il était Français et émigré, cette coïncidence serait curieuse, et sa conduite moins excusable encore.

» Une autre version de cette histoire, que j'ai vue pour la première fois dans le Lonilon New-Monthly Magazine, établit que M. Tone fut reconnu, ou, selon un autre récit, qu'il aurait eu l'imprudence de se faire reconnaîlre à une de ses vieilles connaissances, à la table de lord Cavan, et que celle personne informa en toute hâle sa seigneuiie de l'hôle qu'il possédait. Le récit qui nous parvint en France était conforme à la première version que j'ai donnée; mais à mes yeux les différences entre ces deux récits sont de peu d'importance, et ne consistent ([ue dans la manière employée par lord Hill pour donner avis de sa reconnaissance.

» De Letlerkenny, mon père fut sans délai transféré à Dublin. Dans le recueil que j'ai déjà cité, je lis que, selon l'usage, il fit toute la route à cheval, enchaîné, sous une escorte de dragons. C'est la première fois que j'entends raconter celte dernière indignité. Pendant son voyage, l'inaltérable sérénité de sa con- tenance, au milieu de cette rude soldatesque et sous les regards craintifs de ses conciloyens frappés de stupeur, excita l'admira- tion universelle. Reconnaissant dans un groupe de femmes pres- sées aux fenêtres ime jeune dame de sa connaissance : « Voilà, dit-il, mon ancienne amie, miss Beresford; combien elle est jolie ! » A son arrivée à Dublin, il fut enfermé dans la prison du prévôt, aux baraciues de Dublin, sous la garde du major Sandys, homme dont l'insolence, la rapacité et la cruauté, ont laissé un long souvenir dans celte ville et sa banlieue, il exerçait, en digne instrument de la faction qui l'employait, une autorité despoticpie.

» Quoique le règne de la terreur tirât à sa fin, et que lord Cornwallis eût rétabli quelque apparence d'ordre légal et d'ad- ministration régulière dans le royaume, pour un prisonnier aussi important aux yeux du parti protestant que le fondateur

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elle chef de la société des Irlandais-Unis, eL le plus formidable de leurs adversaires, on ne pouvait s'en remettre aux délais et aux formes ordinaires de la justice. Bien que la Cour du bnnc- du-roi lînt alors ses assises, on fil des préparatifs pnirapts pour traduire sommairement mon père devant une cour martiale.

» Mais, avant que je ne fasse le récit de S(tn jugement et l'ex- posé de sa défense, il sera nécessaire d'effacer quelques impres- sions erronées sur ce sujet, que j'ai trouvées consacrées et dans la vie de Curran par son fils, et dans les nobles et libres com- mentaires du Londoii New-Monthly Marjazine. Dans ces deux ouvrages on veut faire prévaloir l'idée que mon père, <|ui avait eu de bonne beure le dégoût de l'élude du droit, et qui n'avait qu'une imparfaite connaissance des lois anglaises, con- sidéra sa commission française comme une proleclion, et voulut s'en servir en ce sens pour se défendre. Il est impossible de lire le discours qu'il prononça dans son procès et de conserver celle opinion. Quoiqu'il se mo({uàt souvent de son peu de connais- sance dans la science du droit, mon père savait parfaitement que le parti qu'il avait pris l'exposait à toute la rigueur des lois anglaises. Il n'ignorait pas non plus que , selon la coutume du pays et par la teneur même de ses lois, son procès, tel qu'il fut conduit, n'était pas régulier. Il ne fut point légalement con- damni*; car, quoique sujet de la couronne (non d'Angleterre, mais d'Irlande), il n'avait prèle aucun serment militaire, et par conséquent la cour martiale qui le jugea n'avait aucun pouvoir pour prononcer sur son sort, qui appartenait aux tri- bunaux criminels ordinaires. Mais le cœur de mon père était brisé de la perte de toutes ses espérances, et il ne souhaitait pas leur survivre. Mourir avec honneur était son seul désir, et sa seule requête, d'être fusillé comme un soldat. Dans ce but, il préféra être jugé par une cour martiale , et montra les brevets de ses commissions françaises, non point pour défendre sa vie, mais comme preuve de son rang dans l'armée, ainsi qu'il l'établit lui-même dans le procès.

» S'il était nécessaire de montrer par de nouvelles preuves que mon père était parfaitement préparé au sort que lui réser- vaient les lois anglaises, son journal, écrit pendant l'expédition de Banlry-Bay , m'en offrirait une inconleslable. « Si nous sommes pris, écrit-il le 26 décembre 1790, mon sort ne sera 10 7

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pas doux; ce que je puis espérer de mieux esl d'être fusillé comme émigré rentré, à moins que je n'aie la bonne fortune d'être tué dans le combat ; car, assurément, si l'ennemi veut nous prendre , il devra combattre pour nous avoir. Peut-être serai-je réservé à un jugement , dans le but de frapper les autres de terreur, et dans ce cas je serai pendu comme un traître et éventré, etc. Quant à élre évenlré .je vi'eii fiche. Si jamais ils me pendent, ils peuvent bien m'éventrer s'il leur plaît. Quelles agréables i)erspectives ! Rien au monde ne peut me soutenir à présent que la conviction intime que je suis engagé dans une cause juste et sainte. »

« Mais mon ])ère savait aussi que des considérations politiques remportent souvent sur la lettre de la loi. La seule chance sur laquelle il comptât était que le gouvernement français inter- viendrait et le réclamerait de tout son pouvoir. Il savait que le cabinet anglais pourrait céder à cette intervention et aux mena- ces de sévères représailles , ainsi qu'il le fit un an après dans l'affaire de Napper Tandy. Un fait curieux , et qui n'est peul- étrepas connu du brave militaire lui-même qui en était l'objet, c'est que sir Sidney Smith était détenu au Temple par Carnet dans ce but, plutôt comme un prisonnier d'Étal que comme un prisonnier de guerre.

« Le jugement de mon père fut différé de quelques jours, parce que les officiers désignés pour composer la cour martiale avaient reçu ordre de marcher, h. la fin, le samedi 10 novem- bre 1798, une nouvelle cour fut formée; elle se composait du général Loftus . qui remplissait les fonctions de président ; des colonels Vandeleur , Daly et Wolfe , du major Armstrong et du capitaine Curran; M. Palterson remplissait les fonctions d'avo- cat général.

» Dès le matin, de t'-ès-bonne heure, les approches de la pri- son vreint se former une affluence de spectateurs empressés et pleins d'anxiété. Aussitôt que les portes s'ouvrirent , ils se pré- cipitèrent dans la salle et en remplirent jusqu'au moindre cola. Tone parut avec l'uniforme de chef de brigade (colonel); la fermeté, le calme et la sérénité de toute sa contenance donna à l'assemblée, frappée de stupeur, la mesure de son ûme. Ses plus ardents ennemis , quoi qu'ils pensassent de ses principes politi- ques et de la nécessité d'un grand exemple, ne purent lui refuser

REVUE ME J>\R1S. 71

les louanges que nn-ritaient sa lésolulion et sa maRnaniniité.

« Les membres de la coup ay.iiil j)rèté le serment ordinaire. le procureur général informa le prisonnier que la cour martiale devant laquelle il paraissait, était instituée par le lord lieulenant du royaume, ponr juger s'il avait ou n'avait |)as agi traîtreuse- ment et hostilement contre Sa Majesté , à laquelle, comme sujet naturel , il devait obéissance . par le fait même de sa naissanci^ dans le royaume : et , conformément à l'usage , il lui demanda s'il s'avouait ou non coupable.

Tone. Je ne veux point donner à la cour une peine inutilf>, et désire lui épargner la tâche frivole d'interrogei- les témoins. J'admets tous les faits allé;;ués, et demande seulement l'autoi i- sation de lire un discours que j'ai préparé à ce'te occasion.

Col. Daly. Je dois avertir le prisonnier, qu'en admettant ces faits, il admet à son préjudice qu'il a agi traîtreusement envers Sa Majesté. Est-ce son intention ?

Tone. En dépouillant l'accusation de ses termes techni- ques, elle entend, je présume, par le mot traîtreusement; dire que j'ai été pris les armes à la main contre les troupes du roi, dans mon pays natal. J'admets cette accusation dans son sens le plus étendu, et demande de nouveau à exposer à la cour les motifs et les raisons de ma conduite. «

» La cour, alors, répliqua qu'on entendrait son discouis pourvu que Tone se renfermât dans les bornes de la modéra- tion. Il se leva et commença en ces mots :

« Monsieur le président et messieurs de la cour martiale . je ne prétends point vous donner la peine d'apporter des jireuves juridiques pour me convaincre légalement d'avoir agi avec hos- tilité à l'égard du gouvernement de Sa Majesté Drilannique en Irlande. J'admets le fait. Dejuiis ma plus tendre jeunesse j'ai regardé le lien qui joint l'Irlande à la Grande-Bretagne comme la honte s't la malédiction du peujde irlandais, et j'ai toujours été convaincu que , tant que ce lien durerait , ce pays ne serait jamais ni libre ni heureux. Mon esprit a été conlirmé dans cefle opinion par l'expérience de chacune des années qui se sont suc- cédées , et par les conclusions que j'ai tirées de chacun des faits accomplis sous mes yeux. En conséquence . ji me déter- minai à employer tous les moyens dont mes efforts individuels pouvaient disposer, dans le but de séparer ces deux pays.

72 REVUE DE PARIS.

i> Je savais que Tlrlande n'était pas tn état de briser seule le joug ; je dus donc chercher du secours partout l'on pouvait eu trouver. Mon honoraI)le pauvreté rejeta des offres qui eus- sent pu paraître extrêmement avantaj^euses à tout homme dans ni;i position; je restai fidèle à ce que je considérais comme la cause de ma patrie, et ciierchai dans la république française un allié pour sauver trois millions de mes concitoyens de... »

» Ici le pré.sident interrompit le prisonnier, et lui fil observer que ce langage n'était point de nature à diminuer les charges élevées contre lui , et qu'il ne pouvait d'ailleurs être tenu dans un tribunal public. Un membre dit que ce langage paraissait u.'iiquemenl calculé pour enflammer les espiits dune certaine classe de personnes (les Irlandais-Unis) dont plusieurs étaient probablement i»résents , et que par conséquent la cour ne devait l)as le souffrir. Le procureur général ajouta que, si M. Tone, en mettant ce papier sous les yeux de la cour , avait eu l'espoir d'atténuer les charges de l'accusation, il s'était trompé, et que l'effet serait tout à fait contraire à son intention, si ou le lais- sait continuer plus longtemps.

Tone. Je ne m'étendrai pas plus longtemps sur ce point, puisqu'il paraît désagréable à la cour, mais je continuerai de lire le peu de mots qui restent.

Le général Loflus. Si le reste de votre discours , monsieur Tone, est dans le même sens que ce que vous avez déjà lu, n'hésiterez-vous pas à continuer , connaissant l'opinion de la cour ?

Tone. Je crois qu'il n'y a rien dans ce qui me reste à dire, qui puisse l'offenser. Je désire exprimer mes sentiments et ma leconnaissance pour les catholiques , dans la cause desquels je suis engagé.

Le général Loftus. Ceci ne me semble avoir aucun rapport aux charges qui pèsent contre vous, et que vous devez seules discuter. Si vous avez quelque chose à fournir pour votre dé- fense ou l'atténuation des charges, la cour vous entendra; mais e;ie vous prie de vous renfermer dans ce sujet,

Tone. Je me renfermerai donc dans l'exposition de quel- ques points relatifs ù mes rap|)0its avec l'armée française. Etranger à tous les partis dans la république française , sans in- térêt , sans argent , sans intrigues , la franchise et rinlégrilé de

REVUE DE PARIS. 73

mes vues m'éleva h un rang élevé dans ses yrmées. J'ai obtenu la confiance du Directoire exécutif, l'appiobalion de mes chefs, et j'ose ajouter l'esiime et l'affection de mes braves camarades. Quand je repasse ces circonstances de ma vie, j'éprouve une secrète et intime consolation qu'aucun revers de fortune, aucune sentence infligée par cette cour, ne pourrait m'ôter ni affaiblir. Je me suis engagé dans l'origine sous le drapeau de la républi- que française , avec l'espoir de sauver et de délivrer ma patrie ; dans ce but , j'ai affronté parmi les étrangers les chances de la guerre; dans ce but j'ai plus d'une fois bravé les périls de l'O- céan, que je savais couvert des Hottes tiiomphantes de la puis- sance à laquelle il était de mon devoir et de ma gloire de ni'op- poser; j'ai sacrifié tout Tavenir de ma vie, j'ai courtisé la pauvreté, j'ai laissé une femme bien aimée sans protecteur, et des enfants que j'adorais , sans père. A|)rès de tels sacrifices , pour une cause que j'ai toujours consciencieusement regardée comme la cause de la justice et de la liberté, ce n'est pas un grand effort, aujourd'hui, d'y ajouter le sacrifice de ma vie.

') Mais j'entends dire que ce malheureux pays a été la proie de toutes sortes d'horreurs. Je m'en afflige sincèrement. Je prie qu'on se rappelle que j'ai été quatre ans absent d'Irlande , et que ces souffrances ne peuvent m'étre attribuées. J'ai voulu , par une noble et loyale guerre , amener la séparation des deux pays. J'étais préparé à une guerre franche ; mais si , au lieu de cela , un système d'assassinats privés a été employé , je le ré- pète, je le déplore, il ne serait donc pas juste de m'en accuser. Ces atrocités, à ce qu'il parait, ont été commises des deux côtés. Je ne les déplore pas moins; je les déteste de tout mon cœur, et j'en appelle avec confiance à tous ceux qui connaissent mon ca- ractère et mes sentiments pour confirmer cette assertion. Avec eux, je n'ai besoin d'aucune justification.

" Dans une cause comme celle-ci, le succès est tout. Le suc- cès , aux yeux du vulgaire, fait le mérite. Washington réussit , et Tenlrcprise de Kosciusko manijua.

» Après un combat noblement soutenu, combat qui aurait excité le respect et la sympathie d'un ennemi généreux , le sort fit de moi un prisonnier. Je fus amené ici chargé de fers comme un criminel. Je mentionne cette circonstance par égard pour les autres; quant à moi J'y suis indifférent; je suis préparé au

7.

74 r.KVUK DE PARIS.

sort ([iii m'atlem! . ol je mT^piise également la plainte ou la prière.

» Quant à l'union de ce pays et de la Grande-Bretagne , je le répète , tout ce qui a pu m'èlre imputé, paroles , écrits, actions, je l'avoue ici de propos délibéré. J'ai parlé et agi avec réflexion, dirigé par mes principes, el suis prêt à en subir les conséquen- ces. Ouelle que soit la sentence de cette cour , j'y suis préparé. Les membres qui la composent accompliront certainement leur devoir; j'aurai soin de ne point manquer au mien. »

» Ces paroles furent prononcées d'un ton si magnanime , si plein d'une noble et calme sérénité, qu'elles parurent affecter profondément et visiblement tous les auditeurs, sans en excep- ter les membres de la cour. Il se fit alors une pause, et le silence régna dans la salle jusqu'à ce que Tone lui-même le rompit, pour demander s'il n'était pas d'usage d'assigner un délai entre la sentence el l'exécution. Le procureur général répondit que les voix seraient prises sans délai , et que le résultat en serait transmis aussitôt au vice-roi. Si donc le prisonnier avait quel- ques observations de plus à faire , c'était le moment.

Tone. Je désire ajouter quelques mots relatifs à un seul point, au mode de punition. En France , nos émigrés , qui se trouvent à peu près dans la situation je suppose que je suis devant vous , sont condamnés à être fusillés. Je demande que la cour m'accorde la mort d'un soldat, et me laisse fusiller par un peloton de grenadiers. Je sollicite cette indulgence plutôt par égard pour l'uniforme que je porte , l'uniforme de chef de bri- gade dans l'armée française, que par aucune considération per- sonnelle. Pour appuyer ma prétention à cette faveur , je prie la cour de vouloir bien prendre la peine de parcourir mes brevets et lettres de service dans l'armée française. On verra par ces papiers que je ne les ai pas reçus comme un masque pour me cacher , mais que j'ai été longtemps et de bonne foi officier au service de France.

Le procureur général. Vous devez sentir que les papiers auxquels vous en appelez seront contre vous des preuves irré- cusables.

Tone. Oh ! je le sais bien. J'ai déjà admis tous les faits, et maintenant je produis les papiers comme preuves d'entière con- viction.

RRVUF. DE PARIS. 7S

» Les papiers furent alors examinés; ils coiisislaient en un brevet de chef de l)ri{îade du Directoire , signé par le ministre de la guerre ; une lettre de service qui accordait à Tone le rang d'adjudant général, et un passe-port.

Le général Loftus. Dans ces papiers , vous êtes désigné comme servant dans l'armée d'Angleterre.

Tone. j'ai servi dans celte armée quand elle était com- mandée par Bonaparte, par Desaix et par Kilmaine, qui, comme moi , est Irlandais. Mais j ai aussi servi ailleurs.

» Comme on lui demanda s'il n'avait rien de plus à répondre, il dit que rien de plus ne lui importait, et qu'il s'estimerait d'autant plus heureux que Son Excellence accorderait dans un moins long délai son approbation à la sentence. II considérerait comme une faveur que cette confirmation fût donnée dans une heure.

» Le général Loftus dit alors que sans aucun doute la cour soumettrait au vice-roi le discours qui lui avait été lu, et lui ferait connaître en même temi)s l'objet de la dernière demande du prisonnier.

» En transmettant ce discours, cependant, le général prit soin d'en effacer toute la partie qu'il n'avait point permis au prison- nier de lire , et qui contenait les dernières et suprêmes paroles du premier ajjôlre de l'union irlandaise , du mariyr de la liberté d'Irlande, à ses concitoyens. Lord Cornwallis refusa la dernière demande de mon père , et il fut condamné à mourir de la mort des traîtres, dans les quarante-huit heures, le 12 novembre. Mon père avait prévu cette cruauté ; car l'Angleterre, depuis les temps de Lewellyn de Galles, de Wallace d'Ecosse, jusqu'à ceux de Tone et de Napoléon , n'a jamais montré ni merci ni géné- rosité à un ennemi tombé.

» Alors, mon père , dans la parfaite et froide possession de lui-même , résolut d'exécuter son dessein et de prévenir la sen- tence.

n Le jour qui suivit se passa dans une espèce de consterna- tion ; un nuage de terrible stupeur semblait peser sur la ville de Dublin. L'appareil d'une autorité militaire eldespotique fut partout déployé ; pas un honiiiie n'osait se fier à son plus prochevoisin , pas un de ces pâles citoyens ne trahissait par un regard ses sen- timents ou sa sympathie. La terreur qui régnait à Paris sous le

76 RI-VUE DE PARIS.

régime des jacobins , ou ù Rome, durant les proscriptions do Marins et de Sylla , ne fut jamais plus profonde ou plus univer- selle que celle de l'Irlande à cette fatale et honteuse époque. En un mot, ce fut ce sentiment de terreur qui, pen de temps après, fit acquiescer passivement le peuple irlandais à l'union et à la perle de son nom comme nation. Des nombreux amis de mon l>ére, et de ceux qui avaient partagé ses principes et sa carrière politique, plusieuis avaient péri sur l'échafaud, d autres végé- taient dans les donjons, et le reste tremblait déire enveloppé dans son sort i)ar suite de la manifestation la plus légère. Une noble excei)tioii mérite d'être signalée.

» Jean Pbilpot Curran , le célèbre orateur et patriote , s'était , dans sa carrière politique, attaché au parti whig; mais ses principes théoriques allaient plus loin que ce parti, et lorsque la marche de l'administration vers le despotisme se prononça, (juand b's persécutions commencèrent, dans les années 1794 et 179o, et particulièrement celte dernière année, aux assises de Drogheda, à l'occasion du procès de Bird et d'Haraill , dans le- quel ils fui'enl l'un et l'autre appelés comme conseils, Curran ouvrit son cœur à mon père; et sur ce point principal, la né- cessité de rompre toute connexion entre l'Irlande et l'Angle- terre, ils furent tout à fait d'accord. Curran se renferma pru- demment dans l'exercice de ses fonctions au barreau, ses talents furent si éminemment utiles et il éleva un impérissa- ble monument à sa i)ropre gloire et à celle de son pays. Il fal- lait bien qu'il restât un lieu et une voix par lesquels la vérité pût quelquefois se faire entendre. 11 évita de se mêler aux as- semblées des Irlandais-Unis; mais si le projet de délivrer l'Ir- lande eût réussi , il aurait été des premiers à saluer son indé- jiendance et à s'y rallier. Dans cette occasion, joignant ses efforts à ceux de M. Pierre Bunowes , il mil noblement tout en œuvre pour sauver son ami.

» La sentence de mon père était évidemment illégale. Curran savait cependant très-bien qu'en en remettant le jugement au tribunal légitime , le résultat serait définitivement le même et (]ue mon père ne pouvait être acquitté. Mais , dans celle hypo- thèse , les délais de la justice pouvaient être mis en jeu , et le I)oint important, celui de gagner du temps, était atteint; le gouvernement français ne pouvait, pour son [tropre honneur.

REVUE DE PAFUS, 77

manquer d'iiilei'venii', el raffaiie de purement légale serait de- venue un objet de réclamations di|)loniati(iues.

u Mon père avait beaucoup d'adversaires politiques , mais peu d'ennemis personnels ; il était généralement aimé et respecté pour sa vie publique el privée. Sa modération aussi était connue et appréciée de ceux qui craignaient une révolution, et qui comptaient sur lui comme sur un médiateur dans le cas ofl un semblable événement serait arrivé. Eu un mot, il ne semblait pas impossible de parvenir à le sauver par quelque arrangement avec le gouvernement. Déterminé à soulever un obstacle en fa- veur du prévenu , et à porter son jugement devant la cour du B:inc-du-roi , qui tenait alors ses assises sous la présidence de lord Kilwardeu , homme de la vertu la plus pure et la plus in- dulgente , et qui tempéra toujours la justice par la compassion , Curran s'efforça pendant toute la journée du 11 d'organiser une souscription dans ce but. Mais la terreur avait fermé toutes les portes , et je tiens de Curran lui-même que , même parmi les meneurs catholiques, dont plusieurs étaient fort riches , pas un n'osa souscrire. Curran , alors , se décida à agir seul. On n'at- tend , sur ces circonstances , aucun commentaire de la part du fils de Théobald Wolfe-Tone. Ces mêmes hommes avaient agi noblement vis-à-vis de mon père , dans des temps antérieurs , et dans des circonstances presque aussi périlleuses ; la crainte uni- verselle alors doit leur servir d'excuse.

» Le jour suivant , 12 novembie (jour fixé pour l'exécution), la scène qui se passa à la cour du Banc-du-roi fut solennelle et terrible au plus haut degré. A l'ouverture de la séance, Curran s'avança, conduisant le vieux père de Tone , qui affirma que son fils avait été traduit devant une réunion d'officiers lesquels s'intitulaient eux mêmes cour martiale, et par eux condamné à mort ! Je ne prétends point , dit Curran , que M. Tone ne soit pas coupable du crime dont il est accusé. Je présume que les of- ficiers étaient gens d'honneur. Mais il est établi par les débats , comme un fait incontestable , que M. Tone n'avait aucune com- mission militaire au service de Sa Majesté, et que , par consé- quent , aucune coiU' martiale ne i)ouvait connaître d'aucun crime à lui imputé , tant que la cour du Banc-du-roi tenait ses assises en qualité de grande cour criminelle du royaume. Dans (les temps la guerre sévit avec fureur, quand les hommes

78 KEVUE DE PARIS.

sont opposés aux hommes dans les champs de halaille . on peut supporter les cours martiales ; mais toute l'autorité des lois est pour moi . quand je soutiens ce princii)e sacré et immuable de la constitution , que la loi militaire et la loi civile sont incom- patibles , et que la première cesse par l'existence même de la dernière. Ce n'est point toutefois le moment d'argumenter sur celle importante (|uestion. Il faut que mon client paraisse devant cette cour. Il doit être mené à la mort aujourd'hui même, il est peut-être conduit au su|iplice tandis que je vous parle. Je re- ([uiers la cour de maintenir la loi , et d'ordonner qu'un décret iVhabeas corpus soit ex|)édié au grand prévôt des prisons de Dublin et au major Sandys . avec l'ordre d'amener Wolfe-Toiie.

Le chief-JHstice. Qu'un ordre soit à l'instant préparé.

Curran. Mon client peut mourir , tandis que l'ordre se pré- pare.

Le chief-justice. Monsieur le shériff, rendez vous aux prisons , annoncez au grand prévôt qu'un ordre se prépare, de suspendre l'exécution de M. Tone ; et veillez à ce que l'exécution n'ait pas lieu.

n La cour attendit , dans l'agitation et l'anxiété la plus vive, le retour du shériff. Il re[»arut promptement et dit : « Milord . j'ai été aux jirisons conformément à vos ordres. Le grand prévôt dit qu'il doit obéir au major. Le major Sandys qu'il doit obéira lord Cornwallis. » M. Curran annonça en même temps que M. Tone père venait de revenir , après avoir produit l'acte à'haheas corpus auquel le général Craig ne voulait point obéir. Le chef de justice s'écria : •< Monsieur le shériff , assurez-vous de Wolfe-Tone , arrêtez le grand prévôt et le major Sandys , et montrez au général Craig l'ordre de la cour. «

« L'impression générale fut alors que le prisonnier serait con- iluil au sui)plice malgré l'ordre de la cour. Cette appréhension pouvait se lire sur le visage de lord Kilwarden , homme qui , dans les plus mauvais temps, conserva un religieux respect l)0ur les lois . <|ui d'ailleurs sentait, je puis le dire, pour le jirisonnier tous les sentiments de pitié et de resjjcct , et qui avait déjù dans une occasion pres([ue aussi périlleuse contribué à le sauver de la vengeance du gouvernement. L'expression de sa figure en ce moment était magnilique, selon le mol d'un témoin oculaire.

REVUE UE PARIS, 79

» Le sliérifF revint enfin avec les fatales iiduveiles. On avait refusé de l'admettre dans les prisons ; mais il avait été informé que M. Tone,qui s'était blessé lui-même dangereusement la nuit d'auparavant , n'était pas en élat d'être transporté. Un chi- rurgien français émigré , <[ui avait fermé la blessure , fui ap- pelé et déclara qu'avant quatre jours il ne lui était pas possible de dire si le coup serait mortel. La tête du prisonnier devait èlre maintenue dans une certaine position, et une sentinelle fut placée auprès de lui pour l'empêcher de parler , car le plus petit mouvement l'aurait tué aussitôt. Le chief-juslice ordonna qu'on rédigeât un ordre de suspendre l'exécution.

» Il faut que je rassemble mes forces pour écrire les détails qui restent à donner sur la fin de la vie de mon père. Les se- crets d'une prison d'État , et d'une prison semblable à celles de Dublin à cette époque , sont rarement pénétrés , les rapports qui nous parvinrent furent peu nombreux et concis.

» Aussitôt que mon père apprit le refus de sa dernière re- quête, sa résolution fut prise avec la même fermeté et le même sang-froid qu'il avait montrés dans tout le cours de cette affaire. Pour épargner la sensibilité de ses parents et de ses amis, il refusa de voir qui que ce fjit , et ne sollicita que la permission d'écrire. Pendant les journées du 10 et du J 1 novembre , il s'a- dressa au Directoire , au ministre de la marine , au général Kil- maine et à M. Shee , en France , et à plusieurs amis en Irlande , pour recommander sa famile à leurs soins. J'insère ici sa lettre au Directoire , la seule dont nous ayons obtenu copie.

De la prison du prévôt, Dublin , ce 20 brumaire an va delà république

(10 novembre 1798).

« L'adjudant général Théobald Wolfe-Tone (dit Smith) au Directoire exécutif de la république française. »

a Citoyens directetirs ,

» Le gouvernement anglais , déterminé à ne pas respecter mes droits de citoyen et d'officier français , m'ayant traduit devant

8i» KKNUE DH l>Ar>IS.

une cour marliale, j'ai été condamné à mort. Dans ces circon- slances , je vous prie de recevoir mes remercîments pour la confiance dont vous m'avez honoré , et que . dans un moment semblaljle, j'ose dire avoir bien méritée. J'ai servi la république fidèlement , et ma mort . aussi bien que celle de mon frère, vic- time comme moi et condamné de la même façon il y a à peut près un mois , le prouveront suffisamment. J'espère que les cir- constances dans les(|uelles je me trouve m'autoriseront , ci- toyens directeurs , à vous sujiplier de prendre en considération le sort d'une femme vertueuse et de trois enfants en bas âge , qui n'ont point d'autre ressource et qui, en me perdant, seront réduits à ime exlrème misère. J'ose, dans une telle occasion , l'appeler î» votre souvenir que j'ai été expulsé de mon propre pays en conséquence de mes efforts pour servir la république 5 que , sur l'invitation du gouvernement français , je vins eu France ; que , depuis que j'ai eu l'honneur d'entrer au service de France , j'ai toujours fidèlement, et avec ra|)probation de tous mes chefs . rempli mon devoir; enfin , que j'ai sacrifié à la ré- publiiiue tout ce qu'un homme a de i)!us cher : ma femme , mes enfants, ma liberté , ma vie. Dans ces circonstances , j'en appelle avec confiance à votre justice et à votre humanité en faveur de ma famille, bien sûr que vous ne les abandon- nerez pas. C'est la plus grande consolation qui me reste en mourant.

i> Salut et respect.

» T. W. To5E(dit Smith),

» .Vdjudant général. »

Alors , d'un cœur et d'une main fermes, il écrivit à ma mère les deux lettres suivantes :

REVUE DE l'AKlS. 81

De la prison du prévôt , baraques de Dublin.

Le 20 brumaire an vu (10 novembre 1798.)

« MO.-N TRÈS-CHER AMOIR ,

>■ L'heure est venue nous devons nous séparer. Comme au- cune parole ne pourrait exprimer ce que je sens pour vous et pour nos enfants, je ne l'essayerai point j la plainte serait au-dessous de voire courage et du mien; soyez si!n'e que je mourrai comme j'ai vécu , et que vous n'aurez aucun sujet de rougir de moi.

n J'ai écrit en votre faveur au gouvernement français, au ministre de la marine, au général Kilmaine et à M. Shee. .le désire que vous consultiez particulièrement ce dernier. J'ai écrit en Irlande à votre frère Henry, et à ceux de nos amis qui doivent aller en exil , et qui , j'en suis sûr , ne vous abandonneront pas .

n Adieu , très-cher amoiu- ; il me semble impossible de finir cette lettre. Donnez mon amour à Marie , et, sur toutes choses, rappelez-vous que vous êtes à présentie seul parent de nos chers enfants, el que la meilleure preuve que vous me puissiez donner de votre afFection sera de vous conserver pour les élever. Que le Dieu tout-puissant vous bénisse tous.

» A vous pour toujours ,

» T. W. ToNE. "

« P. S. Je crois que vous avez en Wilson un ami qui ne vous manquera pas. »

» Cet homme pur et vertueux ne manqua pas en effet à ma mère , et seul de tous ceux sur lesquels comptait mon père . il remplit l'allenle de son ami. Il fut pour ma mère un frère , un protecteur , un conseiller pendant tout le cours de nos mn!- heurs ; et quand au bout de dix-huit ans nous fûmes ruinés une seconde fois par la chute de Napoléon, il quitta son propre pays pour offrir à ma mère sa main et sa fortune, et pour partager notre sort en Amérique.

10 8

82 REVUE DE l'AKiS.

Voici la seconde lettre :

« Très-cher amoir ,

« Je ne vous écris qu'une ligne , pour vous apprendre que j'ai reçu de votre frère Edouard l'assurance de sa déîenninalion de vous prêter tout le secours et la proteciioi; qui seront en son pouvoir, et je lui ai écrit pour l'en remercier bien sincèrement. Votre sœur m'a fait aussi donner des assurances de la même nature , et exprimer le désir de me voir , ce que j'ai refusé , étant décidé à ne parler à aucun de mes amis , pas même à mon père, par humr.nité pour eus et pour moi. C'est une grande consolation pour moi que votre famille se soit décidée à vous secourir. Quant au mode de cette assistance , je laisse à leur affection pour vous et à votre propre et excellent sens de déter- miner de quelle manière il sera plus honorable pour toutes les parties.

» Adieu, très-cher amour; conservez votre courage comme j'ai gardé le mien. Mon esprit est aussi tranquille en ce moment qu'à aucune époque de ma vie. Chérissez ma mémoire , et sin-- toul conservez votre santé et vos forces pour le salut de nos si chers enfants.

» Votre affectionné pour toujours.

» T. W. TONE. 0 11 novembre 1798.

» On a dit que le soir de ce jour mon père put voir et en- tendre les soldats élevant devant ses fenêtres le gibet qui lui était destiné. Cette même nuit , d'après le rapport de ses geô- liers , il se fît une profonde blessure au cou avec un canif qu'il était parvenu à cacher. La sentinelle s'en aperçut bientôt , et un chirurgien fut appelé à quatre heures du matin, qui arrêta le sang et ferma la plaie. Il annonça que le prisonnier, ayant manqué l'artère carotide , pouvait survivre , mais qu'il était dans le plus extrême danger. On a dit que Tone murmura pour

KEVUE DE PARIS. 85

toute réponse : « .le regrette d'avoir été si mauvais aiialo- inisle. » Qu'il me soit permis de jeter un voile sur le reste de cette scène.

» Étendu dans un donjon, sur son grabat sanglant, le pre- mier apôtre de l'union irlandaise, le plus illustre martyr de l'indépendance de l'Irlande, compta chacune des lentes heures des sept derniers jours et des sept dernières nuits de sa silen- cieuse et lente agonie. 11 ne fut permis à personne de l'appro- cher. Éloigné d'une famille adorée et de tous les amis qu'il aimait si tendrement, les seules formes qu'il vit glisser autour de lui furent celles du geôlier et des grossiers gardiens de la prison ; les seuls sons qui frappèrent son oreille mourante furent les pas pesants de la sentinelle. I! conserva cependant jusqu'au bout le calme de son âme et la pleine possession de ses facultés. La conscience , le sentiment intime de mourir pour sa patrie et i)Our la cause de la justice et de la liberté , éclaira comme une brillante aurore ses derniers moments et soutint constamment sa force. Il n'y a point de situation que ces sentiments ne fassent supporter à l'âme d'un patriote.

» Vers le matin du 19 novembre, mon père fut saisi des spasmes qui précèdent la mort ; on dit que le médecin qui le veillait chucholta auprès de lui à voi.x basse que , s'il faisait la moindre tentative de mouvement, ou prononçait la moindre parole, il expirerait à l'instant; Payant entendu , et faisant un léger mouvement , mon père répliqua : « Je trouverai encore des paroles pour vous remercier, monsieur; c'étiut la nouvelle la mieux venue que vous pussiez me donner; car pourquoi voudrais-je vivre encore? » Et retombant en disant ces mots , il expira sans autre effort.

» En terminant ce douloureux et effroyable récit, je dois parler d'une opinion partie de source respectable , et d'après laquelle la fin de mon père aurait été avancée par ses geôliers, fait qu'on expli(iue par les effoi Is de la cour pour arracher Tone à la juridiction militaire ; les geôliers, pour cacher leur crime, auraient répandu le bruit de sa mort volontaire. Ce n'est certes pas un devoir pour moi de les disculper; mais la détermination de mon père, antérieure même â son départ de France, et qui était connue de nous , ainsi que les termes de sa dernière lettre, me portent à croire que sa fin fut volontaire. Il n'est pas non

84 REVUE DE PARIS.

plus vraisemblable que le major Sandys el ses salolliles exercés eussent accompli un meurtre avec assez de maladresse pour que l.'ur victime survécût huit jours à leur attentat. S'il en fut ainsi, on ne doit pas considérer celte mort comme un suicide ; ce fut seulement la résolution d'une âme ferme de déjouer par un acte volontaire la brutale férocité de ses ennemis, el d'éviter la honte de leur contact.

» Mais , d'un autre côté, on ne peut pas nier que le caractère , de ces hommes n'autorise la pire conclusion. Les détails de la mort de mon père et ses dernières paroles ne i)arvinrenl au public (|u'à travers leurs rapports ; personne n'eut la permis- sion de l'approcher après sa blessure; aucun médecin ne put venir auprès de lui , excepté le chirurgien de la prison, étranger et émigré français. Pourquoi l'enquête du coroner ne fut-elle pas faite sur son corps , comme elle fut faite sur le corps de Jackson , dans la cour même il mourut ? La résistance opposée par l'autorité militaire à l'ordre du président de la cour, fut indécente el violente à l'excès; ce fut même seulement contraints par la fermeté de lord Kilwarden , que les agents du jfouvernement firent connaître la blessure du i)risonnier, quoi- que , suivant leur propre rapport , le coup eût été |)orlé la nuit précédente. Serail-il possible que, craignant l'inlervention des tribunaux civils , ceux qui gardaient mon père prisonnier eussent hâté sa fin ? ou , ce qui serait plus atroce encore , en admettant le fait qu'il se fût fiappé lui-même, auraient-ils eu l'intention de cacher cette blessure , de satisfaire leur basse et féroce vengeance , et d'insulter l'ennemî mourant, qui s'était flatté de leur échapper, en le traînant hors de la prison en cet état, et en l'exécutant de leurs propres mains? Il est certain que les préparatifs du sup|)lice continuèrent jusqu'au moment une autorité supérieure intervint ; que le coup dont le pri- sonnier s'était frappé fut caché avec le plus grand soin , aussi longtemps que cela fut possible , et que pas une âme ne fut au- torisée à approcher du prisonnier et à lui parler durant sa longue agonie. Le lecteur décidera entre ces horribles soupçons. Ouant à ce qui se passa dans la prison du jirévôt, le secret en restera pour jamais enseveli parmi les sanglants el coupables mystères de ce pandémonium.

» Si des accusations si noires et m sanglantes peuvent s'élever

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avec quelque apparence de probabililé contre les agents du gou- vernement de l'Irlande , la violence , la cruauté , riliégalilé des mesures qu'il toléra par une coraplèle impunité dans ses em- ployés, non-seulement les autorise, mais leur donne une trop effroyable vraisemblance. Quant à moi, j'ai simplement re- cueilli , ainsi que je l'ai fait pour tout le cours de cet ouvrage, de la façon la plus complète et la plus sincère , les faits qui me sont parvenus , sans y ajouter ui commentaire, ni opinion. »

LES AMOURS

DU

CHEVALIER DE PLÉNOCHES

ET

DE llADE;]iaOl!SELL.!E QUATRE'SOUS.

fie que c'était que Plénoches. Première aventure périlleuse, mais qui finit gentiment.

Dans le temps que la fronderie était oubliée, et que la cour se remellait de ses traverses par les ballets et les divertissemenls, il y avait dans une cliétive cam|)agne, auprès de Corbeil, un pau- vre gentilhomme nommé chevalier de Plénoches. On s'intéres- sait à lui dans sa province, parce (ju'il avait l'humeur douce et mélancolique , et qu'il manquait d'argent, ce qui est une triste

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«liosi- |ioiii 1111 liouiiiip !)ieii né. Les vieillies iVmnics raimnionl à cause (le sa conij>iaisanceà nelespoinl contredire ; mais, comme il n'en n'était pas [dus lithe, il s'ennuya de sa ville natale et se résolut à voyager.

H n'eût tenu (lu'à monsieur son père de lui laisser du bien , car le boiiliomme en avait honnêtement deux mois avant sa mort, lorsqu'il s'avisa de se ruiner en un tourne-main. Des gens qui revenaient de Paris lui dirent que le bœuf salé y était à un prix fou j or M. de Plénoches avait sa fortune en bestiaux. Au lieu d'envoyer à Paris ses bœufs tout en vie pour les saler après, comme le bon sens le voulait, il les tua d'abord, les fit sa- ler et les expédia. C'était au mois d'août. La corruption s'y mit en route, et il fallut jeter la marcbanuise aux ordures avant qu'elle fût au marché; notre ho.nine en mourut de chagrin.

Plénoches le fils ne se lamenta point de son malheur. Il pei- gna ses cheveux avec autant de soin que d'ordinaire, continua de se mettre proprement et de bien récurer sa rapière et ses pistolets, car il montrait beaucoup d'ordre dans les petites choses. Il était grand et de belle taille; il avait la parole un peu lente quoiqu'il ne manquât point d'esprit, et vous l'eussiez cru volontiers sage et ménager, ce qui est rare parmi les garçons de vingt-cinq ans.

Tout ce qui lui restait vendu, notre chevalier ne se trouvait à la tète que d'une somme d'argent insuffisaiite pour entreprendre d'aller à Paris. Il fit donc des visites en matière d'adieux à tous ses amis de Corbeil, et leur emprunta dix pistoles à chacun ; c'était trop peu de chose pour qu'on osât les refuser. Une seule personne lui répondit par une échappatoire; c'était un vieux rusé d'usurier qui disait partout que Plénoches, ayant eu un grand-père mort en état de démence, sa folie éclaterait quelque beau jour. Quoi qu'il en fût, le chevalier trouva les cent pistoles dont il avait besoin pour son voyage. Il monta en selle et parfit pour la capitale, suivi de son unique valet nommé Champignon.

En arrivant au bourg de Villeneuve, Plénoches s'arrêta dans une hôtellerie venait de descendre le duc de Longueville, qui s'en allait à son château de Coulommiers il menait sa fille. M""* de Longueville él«it déjà morte alors ; comme Plénoches se

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tenait à Técarl par respect, le prince, ayant remarqué qu'il était bien à cheval et qu'il saluait de fort bonne G'âce, le lit prier ;"> dîner par un de ses pages.

On allait se mettre ù table, quand des gens de la campagne vinrent se jeter .lux genoux de M. deLongueviileen le suppliant de les délivrer d'un homme du pays qui faisait un peu le brigan- deau. Cet homme avait une maison fortifiée avec fossés et poter- nes quoiqu'il ne fût point noble, et tous les jours, il commettait quelque violence nouvelle tant sur les biens que sur les per- sonnes. Le duc s'informa si les tyrannies de ce quidam méri- taient qu'on le fit arrêter, et, comme on lui répondit que ce se- rait un grand service rendu au canton, il voulut y envoyer vingt-cinq de ses gentilshommes.

Le moyen n'est pas bon, ce me semble, dit Plénoches; c'est exposer la vie de gens qui valent mieux que ce bandit , car il ne se rendra point sans une bataille. Si vous voulez me laisser faire, je vous l'amènerai ici sans qu'il en coûte une goutte de sang.

Mais vous allez risquer d'être tué, dit M'i« de Longueville.

Je n'aurai point ce bonheur-lù , répondit Plénoches en chargeant ses armes. 11 suffit que je ne me soucie guère de mourir pour que la vie tienne à moi comme le diable après sa proie.

Voyons un peu comment vous allez vous y prendre , disait le prince avec curiosité.

Je n'en sais trop rien; mais je trouverai le moyen sur la route. Plénoches s'informa demeurait cet homme et comment il s'ajtpellait. On lui montra de loin la maison, et on lui apprit (jue le bandit se nommait Pardillan.

Fort bien, dit-il; dans un quart-d'heure je serai revenu.

Notre aventurier monta sur son cheval le plus tranquille- ment du monde, et gagna la plaine comme un chevalier errant. Chemin faisant , il appela son écuyer Champignon auprès de lui atîn de bien préparer ses batteries, et voilà comme ils exécu- ièrent leur manœuvre :

En arrivant en face du chàtelet, le chevalier s'arrêta tandis que l'écuyer poussait jusqu'à la porte. Celui-ci fit sonner réso- lument la clochette. Vn des écumeurs de grande route mit le nez au guichet pour demander ce que c'était :

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Annoncez, je vous prie, à M. Pardillan que le clievalier de Plénoclies, mon maîlre, veut lui souhaiter le bonjour et lui don- ner, en passant un avis quilui importe fort.

Il n'y avait point à vingt lieues à la ronde un air plus simple et plus niais que la mine du valet Champignon, et cet air ser- vait admirablement sa grosse finesse naturelle. On ne se défia de ses paroles en aucune façon; au bout de cinq minutes Pardillan lui-même vint au guichet.

Monsieur, lui cria le chevalier , je suis aise de voir un I)!'ave comme vous. Il paraît que vous avez joué quelque tour à des paysans de Villeneuve; ces manants ont adressé des plaintes au duc de Longueville. Tenez-vous en garde , car j'ai ouï dire qu'on veut envoyer contre vous. Ne bougez de votre maison ; je vous en donne avis.

Grand merci ! monsieur, répondit Pardillan ; à qui dois-je ce signalé service ?

Je suis le chevalier de Piénoches. Je vais cherchant fortune dans le mince équipage que vous voyez.

Vous plairait-il faire avec nous le coup de pistolet contre ceux qui viendront pour nous attaquer? ^ous aurez votre part de notre gâteau.

Ce serait avec grand plaisir, si parmi les gens de M. de Longueville, il ne s'en trouvait que je ne voudrais pas tuer ; mais si vous m'offrez de l'avoine pour mon cheval et une bou- teille de vin, je les accepterai.

Soyez le bien-venu, je vais vous faire ouvrir, Pardillan s'avança sur le seuil par politesse, pour singer les

gens de qualité qui se donnent la droite de la porte. Piénoches lui mit tout à coup une main sur le collet, et de l'autre il lui posa le canon de son pistolet sur l'estomac.

Vous êtes à moi, notre maître Pardillan , lui dit-il. Si vous bougez vous êtes mort, car je me soucie peu d'être tué aprèscela par vos domestiques.

Chamjjignon lira aussitôt de sa pochette un grand bout de corde et lia les bras du bandit. En moins d'une minute il le chargea sur son cheval; les gens de Pardillan accoururent afin de le dégager , mais le chevalier les assura si fermement qu'il lui allait faire sauter la cervelle, que personne n'osa plus souf- fler mot, M. de Piénoches et son laquais retournèrent à Ville-

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iieiivp plus vi(o qu'ils iiVlnient vfniis. le prince el spsgcntils- lioinmes furent bi(Mi surpris en voyant le brigandeaii garrotté; ils l)a(taient des mains et entouraient le chevalier en Taccablant de questions.

Voilà le coupe-jarret que je vous avais promis , monsieur le due. dit Plénoclies avec son flegme liabiluel.

Pardillan ccumail de rage.

Vous avez fait le sol. lui disait le chevalier. Je vous aver- tis qu'il faut vous tenir enfermé si vous ne voulez être pris ! el vous m'allez ouvrir la porte dans l'instant même!

Le duc s'écriait cpie le tour était galamment el hardiment mené à sa fin. M"e de Longueville, qui était alors dans sa petite jeu- nesse, admira le courage et le sang-froid de Plénoches, et pria son père de l'avoir h son service.

Mettons-nous à table premièrement, dit le prince, car nous vous avons attendu pour dîner, monsieur le cheva- lier.

Le repas fut animé de la plus belle gaieté du monde. Pléno- ches conla son expédition en peu de mois sans rodomontade, el le récit n'en fut que plus divertissant. On lui donna beaucoup d'é- loges, et on but en son honneur.

D'ofi vient, monsieur Plénoches, disait le prince, que vous lieriez jamais?

C'est, monseigneur, que pour rire, il faut avoir du rose dans l'espril, un <^hemin uni et frayé devant le pas de son che- val, et sur la tête un ciel clair.

Oui-dà ! votre avenir a donc du sombre? Est-ce qu'un garçon décidé comme vous l'êtes peut sentir des inquiétudes et du souci?

Monseigneur, j'ai déjà reçu quelques averses de bonne pluie sur les épaules et j'en attends d'autres encore, ne sachant ni que faire ni oii je vais ; j'ai un peu de philosophie pour toul man- teau de voyage, et bon cœur contre mauvaise fortune.

Vous plairail-il vous attacher à moi? Je vous servirai de guide el tâcherai de vous raccommoder avec le sort.

J'accepte avec recoumissance . si votre altesse veut bien se contenter d'un gentilhomme qui n'a rien que sa bonne volonté.

Vous êtes à moi, et je vous donne à ma fille. C'est elle qui

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désire que je vous prenne. Son oncle, M. le prince (1), lui avait promis un écuyer; mais je vous choisis de préférence. Vous vous connaissez en chevaux et vous avez l'air prudent autant que résolu ; c'est vous qui conduirez ma fille à la promenade.

Je vois, dit Plénoches, que mon étoile n'est point trop mé- chante, monseigneur , puisqu'elle m'a jeté sur votre passage et que me voici, par un coup inespéré du hasard, au service d'une aimable princesse.

Ceci vous rendra donc la belle humeur?

Je ne promets point à raademoislle de la divertir beaucoup. L'enjouement n'est guère dans ma nature.

Ne vous en embarrassez pas , dit la petite princesse. C'est particulièrement votre sérieux qui m'amuse.

Tout est pour le mieux alors.

Le plus sûr moyen, reprit le duc, et le plus prompt pour remettre en bon point un beau garçon auquel il ne manque autre chose que du bien, c'est de le marier. Kous vous trouverons une femme qui vous fera riche.

C'est cela, disait M"e de Lougueville en riant j il nous faut marier M. Plénoches.

Le repas achevé, notre chevalier entra aussitôt dans ses fonc- tions nouvelles en homme qui' s'y entend. Il offrit son genou au pied mignon de la petite princesse pour la faire sauter à cheval et veilla sur elle pendant le voyage. Lorsqu'elle monta en carosse, il se tint près de la portière et lui conta des histoires. Il fit ainsi sa cour le long du chemin, comme s'il eût toujours vécu dans le beau monde. Eu arrivant à Coulom- raiers. on lui donna une chambretle fort jolie avec un lit moel- leux. Devant que le sommeil lui fût venu, le chevalier admira comme le ciel mène à sa guise nos destins, et il remercia Dieu de cette heureuse journée, ainsi que le doit un honnête giutilhomme.

II.

Comment Plénoches fit amitié avec la priucesse. Deuxième aventure, moins périlleuse que Tautre.

M"ede Longueville n'avait, en ce leraps-Ià,que seize ans; (1) Le grand Condé.

92 KEVUE DE PAHIS.

elle n'en paraissait pas davantage, était fort mignonne de tous ses membres, avec des cheveux blonds , des traits enfantins et le plus petit pied du monde; mais ses prunelles noires et les jeux de son visage annonçaient un esprit au-dessus de cet âge inno- cent, et ils tenaient parole. Elle avait une intelligence prompte qui devinait la pensée avant qu'on l'eût dite et qui saisissait éga- lement toutes choses; aussit donnait-elle souvent son mot sur la politique, tout en badinant, et avec tant de sens que des têtes blanches en étaient émerveillées. Les sots prennent volontiers resi)rit pour de la malice ; ils craignaient donc un peu la petite princesse, mais sans raison, car il n'y avait -pas de meilleure âme sous le ciel. M"e de Longueville avait de la gaieté sans mal- veillance. Elle trouvait souvent sujet de rire, les autres ne voyaient d'abord rien de divertissant . jusqu'à ce qu'elle eut mis le doigt sur la drôlerie qu'on n'aurait point aperçue sans elle. Le comique dans le caractère l'amusait plus que dans les circon- stances, et voilà i)Ourquoi elle aimait fort les originaux. Elle leur lirêtait souvent plus de plaisant qu'ils n'en avaient et les jugeait d'une manière qui tenait à sa propre originalité. Pour celle raison, elle fut accusée de s'engouer des gens à la légère; mais comme on la vit plustai'd conserver ses amis, on sut que ce re- proche n'était point fondé. Pour la faire assez connaître, il ne faut pas omettre un dernier trait ; c'est qu'avec son goût pour le lire, elle savait admirer les belles choses et louer les grandes actions; elle tenait même de la princesse, sa mère, plus de romanesque et de sensibilité que son humeur ne l'aurait fait croire.

On a vu au précédent chapitre comment notre chevalier avait eu le bonheur de plaire tout d'abord à M"e de Longueville. Ce premier penchant drviiit une bonne et gentille amitié. Au gré de la petite princesse, la conversation n'avait pas tous ses agré- raenls lorsque Plénoches n'était pas là. Il est vrai que le cheva- lier avait des façons à lui de dire et de penser qui n'étaient celles de personne. Comme il arrive le plus ordinairement qu'on demeure pendant des années auprès des gens sans qu'ils vous connaissent, tout le monde tenait noire giMililhomme |)Our une tète calme; mais le lecteur saura bientôt qu'il était capable des folies de la pire espèce, qui sont celles dont on s'acquitte tran- quillement après cri avoir bien délibéré. Le duc .s'y trompait

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comme les aiilres. Il se louait fort d'avoir placé u\i garçon sûr et prudent auprès de sa fille, qui jouait trop souvent avec ses chevaux à risquer de se rompre le cou ; mais plus d'une fois il arrivait que la demoiselle entraînait son écuyer à sauter les fossés, et c'était pour elle une ample matière à rire, car elle avait trop de pénétration pour ne point deviner ce que cachait la première écorce de Plénoches. Une chose contribuait surtout à entretenir les gens dans la fausse opinion qu'ils avaient du chevalier, c'est qu'il était bon à consulter et qu'il voyait plus sainement dans les affaires d'autrui que dans les siennes. li ne fallait qu'une passion, ou simplement une fantaisie, pour le mener à des extravagances qu'il n'eût conseillées à personne. Ce qui est étrange, c'est qu'on ne voulut jamais le reconnaître pour ce qu'il était et que, dans ses plus beaux moments de folie, on se borna toujours à dire :

Est-il possible qu'un garçon si sage fasse comme un insensé !

Tant les esprits vulgaires ont de peine à outrepasser les î)re- mières apparences !

Lorsque M"« de Longueville s'en revenait d'une promenade avec ses robes gâtées pour avoir traversé des mares ou des buis- sons, elle apaisait son père par ce seul mot :

M. Plénoches m'accompagnait.

En ce cas, il n'y avait point de danger, répondait le duc. Il est vrai que le chevalier veillait en effet sur le trésor confié

à sa garde, et qu'il savait éviter les accidents. Quant à ceux qui voyaient de leurs yeux les tours de la jeune altesse , ils s'é- criaient :

Combien la princesse est imprudente, puisque M. Pléno- ches lui-même ne peut venir à bout de ia retenir !

Un jour que M"e de Longueville courait dans la campagne avec son gardien, ils arrivèrent au bord d'une rivière qui for- mait une belle cascade ayant bien deux toises de hauteur. Le site était agréable, et ils mirent pied à terre. La princesse, apercevant une barque attachée au rivage, y sauta légèrement, et pria le chevalier de la promener sur l'eau. A peine eurent-ils quitté le bord que la demoiselle eut un étrange caprice.

Monsieur Plénoches, dit-elle, je suis prise d'un furieux désir que vous me permettrez de satisfaire, si vous avez vrai-

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ment de ramitié pour moi ; c'est de laisser le bateau suivrf le cours de la rivière jusqu'à ce que nous tombions du haut de In cascade.

Je ne puis permettre cela, répondit Plénoches. Je ne suis pas aussi habile pour naviguer que pour mener les chevaux ; il vous pourrait arriver de tomber avec moi dans la rivière.

Eh bien ! nous en serons quittes pour nous mouiller un peu, car vous savez nager,

11 ne suffit pas que je sache nager; nous sommes éloignés du château ; vous ne pourriez pas changer d'habits, et vous gagneriez du mal.

Voici là-bas une maison de plaisance oîi nous irons demander l'hospitalité pour sécher nos babils, si nous venons à nous mouiller. Ce sera une petite aventure qui nous divertira. Je brûle de l'envie de savoir ce qui arrive lorsqu'on tombe dans une cascade.

Ne s'agit-il que de le savoir? je veux bien vous en donner le spectacle, en m'y laissant choir tout seul. Vous verrez cela du rivage,

Ce n'est pas la même chose que d'être dans le bateau. Je veux faire le saut périlleux moi-même. Ne me refusez pas ce plaisir.

Notre gentilhomme résista longtemps aux prières de son altesse ; mais elle prit ses manières les plus gracieuses, en l'ap- pelant d'un air charmant son cher chevalier, son bon ami monsieur Plénoches, en sorte qu'il lui fallut bien céder. La barque fut abandonnée au cours de la rivière. Ce n'était pas une grosse malice que de prévoir ce qui en devait arriver : ils tombèrent à l'eau de compagnie. Plénoches porta la princesse en nageant jusqu'au rivage.

Elle était ravie de cet accident , et riait de la plaisante mine qu'ils avaient tous deux en sortant de la rivière. Ce qui la ré- jouissait davantage était d'avoir entraîné son gardien à cette belle expédition.

Monsieur Plénoches, disait-elle , je suis le jeune Grec Achille, et vous êtes le centaure Chiron.son gouverneur. Je de- viendrai un paladin accompli sous votre direction. Çà! mainte- nant, trouvez un moyen de nous sécher, vous qui avez la pru- dence d'un serpent.

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Plénoches fit partir à toutes brides son valet Champignon, pour annoncer au peli^' chàleau qu'on voyait au loin, la visite de M"8 de Longueville. H commanda qu'on préparât des lits et qu'on allumât du feu pour sécher les bardes.

Pourvu, disait la princesse, que nous ne trouvions pas dans ce manoir quelque géant peu courtois ou quelque méchant enchanteur, comme dans les Amadis!

Afin de suivre le fil de cette histoire , nous devons dire au lecteur ce qu'était ce château, et quelles gens l'habitaient. On 3i)pelait ce séjour Montanglos. Le logis était assez beau, et les terres en donnaient un gros revenu, il appartenait à une famille qui portait un nom connu dans la robe. Pendant deux siècles, les Ouatre-Sous avaient été du parlement. M™^ Quatre-Sous et sa fille demeuraient seules à la campagne pour l'instant, M. Quatre-Sous, auditeur des comptes, et son fils Montanglos étant retenus à Paris par leurs emplois.

Lorsque M"e de Longueville arriva au château , elle trouva sur la porte les deux dames qui la reçurent comme elles le devaient, c'est-à-dire du mieux qui leur fut possible. Toutes choses étaient préparées d'avance, les lits chauffés au charbon, les cheminées garnies de bons fagots, et les cuisines en grande agitation. M"e Ouatre-Sous eût mis avec empressement sa garde-robe entière au service de la princesse ; mais elle avait la taille trop grande pour une si mignonne personne, et il fallut recourir au lit de la châtelaine. Plénoches fut assez heureux pour rencontrer un habit de chasse de M. Montanglos, qui lui allait parfaitement , et il n'eut pas besoin de se coucher. Malgré tous les feux du monde, les jupons ne purent sécher avant une grande heure. M"° de Longueville reçut les soins de ses deux hôtesses avec cette grâce, qui lui gagnait les cœurs, mais à travers laquelle on sentait toujours la princesse. Une collation avait été préparée à la hâte ; elle y fit honneur, et donna un fibre cours à sa gaieté. Au moment du départ elle voulut embras- ser M>ie Quatre-Sous , et lui mit une chaîne d'or au cou en la priant de la garder en souvenir de cette aventure. On se promit de se revoir, et il fut convenu que les deux dames viendraient passer quelques jours à Coulommiers.

Dans le trajet du retour, la princesse frappa de sa baguette sur l'épaule de Plénoches, en lui disant :

96 REVUE DE PARIS.

Je gage que je devine à quoi rêve mon vénérable gouver- neur avec cette mine grave et ce front penché. On croirait à le voir qu'il médite sur quelque point de philosophie; mais je sais bien qu'il a en tète une folie. Vous songez à M"o Qualre- Sous , chevalier. Dites-moi ce que vous pensez de cette jeune fille.

Elle est fort jolie, et je songeais à ses grands yeux bleus qui ont de la douceur et à ses mains qui sont d'une blancheur parfaite,

C'est cela. Elle vous a donné dans la vue. Je la crois digne de vous. Elle a du bien ; il faut que M. le duc vous marie avec elle.

Il n'est pas certain du tout que M. Qualre-Sous voulût un gendre avec un aussi petit bagage que le mien ; et quoique la jeune fille soit charmante, ce n'est point d'une femme comme elle que j'avais fait la rêverie.

Et comment donc la voudriez-vous ?

Je l'aimerais mieux de votre humeur, avec votre esprit et tous vos agréments ; mais je sais bien que parmi les personnes de ma condition, je ne trouverais jamais la pareille de votre altesse.

Monsieur mon gouverneur, je vous défends les propos galants avec moi. M"" Quatre-Sous vous convient. Elle aura de la gaieté quand elle vous connaîtra comme moi, et pour de l'esprit, cela ne lui manquera point si elle vous aime. Je veux que vous l'épousiez.

Il ne m'appartient pas de faire le difficile- Je prendrais bien volontiers M"» Ouatre-Sous pour ma femme.

Laissez-moi le soin de conduire cette affaire.

M. de Longueville , qui adorait sa fille et ne lui savait rien refuser, écouta complaisamment l'histoire que lui fit la prin- cesse de sa visite à Montanglos. Elle tourna son récit en chapi- tre de roman, et après avoir bien amusé le duc avec cette aven- ture, elle lui confia son envie de donner M"8 Quatre-Sous à son protégé.

Mais, dit le prince, M. Quatre-Sous est le plus riche des auditeurs des comptes. II a de la morgue ; on le dit mal com- mode à mener, sans compter qu'il regarde de près à ses écus.

Eh bien ! s'il aime l'argent, le moyen de le gagner est

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simple. I! faut donner une grosse somme à M. Plénoches.

Nous venons cela, mademoiselle, nous verrons cela.

Par grâce ! ne traînons pas en longueur ; si le mariage ne se fait point tout prochainement, je n'y prendrai plus aucun plaisir.

Le duc riait de cette passion que mettait sa fille à une fantai- sie ; mais il s'inquiéta pour elle en voyant que tout le reste du jour elle ne faisait que soupirer en répétant :

Ah ! que je voudrais donc marier Plénoches avec M"« Qua- (re-Sous ! Que je vais souffrir jusqu'à ce que j'y aie réussi ! Et M. le duc qui ne veut point m'y aider! Je ne dormirai pas de celte nuit s'il ne me promet de me secourir. Je n'ai déjà plus d'appétit, et demain je vais avoir le visage tout pâle.

Le méchant enfant que vous êtes ! s'écria le prince en asseyant sa fille sur ses genoux. Ne vous agitez pas ainsi. Je ferai ce qui vous plaira. Nous marierons votre Plénoches. Nous donnerons ce que voudra M. Quatre-Sous. J'enverrai demain prier ces dames de venir à Coulommiers. Ètes-vous satisfaite ?

Je savais que vous m'aimiez trop pour me refuser une chose qui me tient si fort au cœur.

Vous dormirez cette nuit?

Si je ne dormais pas, ce serait donc de joie en pensant combien vous êtes un tendre père, et demain j'en aurais meil- leur visage. Envoyez aujourd'hui même un page à Montanglos, et ne parlons à personne de notre dessein.

Le prince de Condé, beau-frère de M. de Longueville, venait d'arriver, en sorte que la compagnie était fort nombreuse ; mais on avait logé beaucoup de monde dans les maisons de la ville qui étaient proches du château. La petite princesse fit retenir un bel appartement pour les dames de Montanglos, et le soir elle se mit au lit transportée d'aise, en répétant cent fois :

La bonne journée que nous aurons demain ! Je vais donc faire la fortune de notre ami le chevalier de Plénoches !

Quand on a seize ans et qu'on est princesse, on ne saurait soupçonner les obstacles sans nombre que l'homme rencontre en ses moindres projets. Le lecteur verra bientôt que le sort ne prend nul souci des volontés d'une petite altesse, et comment M"« de Longueville avait devant elle une juste montagne de difficultés.

9.

98 REVUE DE PARIS.

m.

Plénoches devient amoureux et s'en trouve bien.

Midi n'était pas encore sonné quand M°>e Quatre-Sous et sa fille débarquèrent à Coulommiers du fond d'un vieux carrosse de campagne. La princesse les mit tout d'abord sur un lion jùed dans le château en leur faisant un tendre accueil à rendre jalouses les dames de la cour. Elle les mena elle-même par la main au moment de leur révérence au duc et à M. le prince, puis elle déclara du ton le plus agréable qu'elle ne les voulait plus quitter de la journée. M^'e Quatre-Sous, qui était de fran- che roture, ne s'était jamais vue en pareille passe. Elle ne se pouvait tenir de montrer sa joie et ne savait plus ce qu'elle faisait. En d'autres circonstances on aurait pu rire de ses airs bourgeois; mais la princesse ne voulut point souffrir qu'on se moquât d'elle. Ouant à sa fille, étant jeune et belle, on lui trouva plus de monde qu'elle n'en avait 5 les hommes la virent de fort bon œil , et les dames n'en dirent point trop de mal, à cause de sa noblesse de robe qui n'en faisait pas une rivale.

Tout occupée de ses beaux plans de mariage, la petite prin- cesse avait inventé dans sa tête un moyen de prévenir M"e Qua- Ire-Sous en faveur de Plénoches.

Mademoiselle , lui dit-elle à l'oreille en riant , n'avez-vous pts regardé l'autre jour la figure de, ce gentilhomme qui m'ac- compagnait ?

Je n'y ai pas fait grande attention , princesse.

C'est que je trouve qu'il vous ressemble comme s'il était votre frère.

Il n'est pas possible.

Ce n'est point pour vous faire un mauvais compliment au moins que je le dis, car ce gentilhomme est d'un fort agréable visage; mais je veux savoir si quelqu'un voit la chose comme moi. rse vous semble-t-il pas, madame la marquise, ajouta-t- elle en s'adressant à une dame qui se trouvait là, que made- moiselle a de la ressemblance avec M. le chevalier de Pléno- ches ?

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Assurément, répondit la marquise; cela m'a frappée comme vous. \

La prince.Jse savait à l'avance que celte dame n'aurait garde de la contredire.

Du reste, poursuivit-elle, mademoiselle en jugera tout à l'heure. Le chevalier va venir et il ne manquera pas de lui faire ses civilités. Tenez : je l'aperçois là-has qui cause avec le duc mon père. Ne trouvez-vous pas que ce sont des traits tout semblables?

Absolument semblables, dit la marquise.

Le chevalier n'a point les cheveux comme mademoiselle, puisqu'il est brun ; ses yeux ne sont pas bleus, et sa bouche est d'une autre forme ; mais, sauf ces légères différences, il a beau- coup de M"" Qualre-Sous. Qu'en pensez-vous, madame ?

Je pense comme votre altesse.

Leurs deux fronts , surtout, sont bien pareils , n'est-ce pas vrai, madame?

Tout à fait pareils , dit la marquise par complaisance.

M. le chevalier est, du reste, un fort joli cavalier, un de ceux qui plaisent généralement.

Je n'en ai jamais ouï mal parler.

Croiriez-vous , mademoiselle , qu'on ne lui connaît pas encore une maîtresse ?

C'est un original , dit la marquise.

Le <luc, mon père, l'aime avec passion. Le voici qui vient à nous.

Plénoches rendit ses devoirs à ]M"« Quatre-Sous avec des tournures de discours qui lui étaient propres , quoiqu'il fallût bien dire environ les mêmes choses que tout le monde.

La ruse de la petite princesse n'était point maladroite j M'ie Quatre-Sous ne faisait que suivre des yeux le chevalier à la dérobée. Sans doute , elle ne lui eût point accordé sans cela tant d'attention. C'eût été pour elle un grand déplaisir qu'une tigure à son image n'eût pas d'agréments. Après nous-mêmes , ce qui a le plus de raisons d'être beau , c'est ce qui nous res- semble.

Le contre-coup de cette manœuvre porta tout droit dans le cœur de Plénoches. Il finit par s'apercevoir que la demoiselle le regardait beaucoup, et il en lira simplement cette conclusion.

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qu'elle n'nvail point de peine îi le voir; c'est un puissant motif (l'aimer une femme que de croire qu'on lui plaîl. Le soupçon qu'il n'était pas indifférent donna plus d'assurance à Pléno- ches , el plus d'envie de paraître aimable. Il avait assez bonne grâce naturellement et de la douceur dans l'abord ; M"e Qua- tre-Sous le distingua. La princesse, qui avait impatience de savoir ce qu'elle pensait , lui fit avouer que c'était le cavalier qui fût le plus à son gorttiiarmi les habitants deCoulommiers. Quant à Pîénoches, il trouva la jeune lille charmante , et il fit bien, car elle l'était. Je donne donc le moyen imaginé par M"e de Longue- ville , comme efficace toutes les fois qu'on voudra rendre amou- reuses l'ime de l'autre deux pcisonnes qui se rencontrent pour la première fois.

La princesse ne pensait qu'à fournir au chevalier des occasions de causer avec sa belle. Il n'y avait pas à dire non à une altesse, quand elle voulait une promenade ou courir en nacelle sur les pièces d'eau.

Monsieur Pîénoches , disait-elle , faites donc voir à M"" Quatre-Sous une telle chose qui me vient d'Angleterre, tel tableau qui est d'un grand peintre, ou tel endroit du jardin l'on a une vue admirable.

11 semblait ainsi que ce fût pour obéir à la princesse , que le chevalier ne bougeait d'auprès de la jeune fille.

Notre chevalier n'était pourtant pas le seul admirateur des mérites de M"e Quatre-Sous. On sait que la suite du prince de Condé, qui formait la cabale des petits-maîtres, était l'élite des plus jeunes et des plus galants gentilshommes. Il y en avait de fort raffinés , avec les poings sur les hanches , des manteaux en étalage , et tant de plumes aux chapeaux , qu'on ne leur voyait plus les yeux. Les uns parlaient phébus comme des dieux , et les autres savaient admirablement grasseyer à demi-voix ; mais ils semblaient tous trop présumer d'eux- mêmes , comme si nulle vertu n'eût été de taille à leur résister. Ces airs-là ne plaisent pas à bien des femmes. M"« Quatre-Sous, en particulier, s'estimait, à bon droit, valoir autant qu'une duchesse du côté de la beauté : c'est pourquoi elle fut choquée de ces allures de conquérants, Pîénoches, étant plus modeste, lui fut plus agréable. Elle reçut les petits-maîtres, qui la réga- lèrent de leurs phrases de comédies , avec une civilité froide qui

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les éloigna bieulùt, tandis que notre chevalier gagna tout dou- cement quelques pieds dans ses affections.

Le lecteur ne sera pas fâché sans doute d'apprendre que ]Vl"e Quatre-Sous avait de ces beautés qui font des impressions profondes à ceux qui en sentent bien le charme. Son regard était à l'ordinaire comme distrait et rêveur , mais d'une rêverie pure qui ressemblait à celle d'un ange. Ses traits avaient de la fierté, mais on la devinait cependant prompte à s'émouvoir. Sa taille de roseau , quoiqu'elle n'eût point de maigreur , et les airs de sa tête , qu'elle penchait souvent de côté , lui donnaient une apparence d'héroïne de roman. Hors ses épaules , qui étaient un peu étroites, il n'y avait rien à redire à toute sa personne , et ce défaut même était comme nécessaire pour bien aller avec le reste. Pour son esprit , plutôt que d'avoir du brillant , c'était une intelligence parfaite , capable de comprendre celui des autres, de l'aimer , et d'exprimer le plaisir qu'elle prenait à une conver- sation au-dessus du commun.

11 n'y avait pas en ce temps-là, comme aujourd'hui , mille nécessités de convenance pour embarrasser les gens. Les rap- ports entre les personnes étaient plus faciles et plus libres ; on ne s'informait pas si tel cavalier parlait plus souvent à telle dame qu'aux autres, ou bien, si ou le remarquait, ce n'était point pour en rien dire de mal. A la cour surtout, chacun son- geait à ses affaires et n'avait pas le loisir d'examiner ses voi- sins. M'oe Quatre-Sous, qui était chargée d'embonpoint, ne ne pouvait pas courir à la suite^de sa fille et de la princesse, qui avaient les pieds trop lestes pour elle. M"^ de Longue- ville , en témoignant tant d'amitié à la simple fille d'un audi- teur des comptes, faisait un acte de grande condescendance; M™e Quatre-Sous en avait la cervelle tout à l'envers, et se voyait déjà, dans l'avenir, aux soupers du roi parmi les dames debout.

On sait que Plénoches accompagnait par devoir la princesse , et comme M"8 Quatre-Sous ne la quittait guère, on rencontrait partout ce trio devisant et folâtrant selon qu'il est permis au bel âge de la jeunesse. Il y avait cependant les dames d'honneur qui ne perdaient pas la trace ainsi que des limiers ; mais elles suivaient de trop loin pour gêner en rien les conversations. Quand Plénoches n'était point présent, M"» de LongueviUe disait de lui tout le bien imaginable à sa nouvelle amie. Elle lui

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apprenait à voir ce qu'elle trouvait de plaisant et d'aimable dans l'esprit et le caractère du chevalier , en sorte que la jeune personne en eut bientôt l'imagination loule pleine. Un matin que ces trois inséparables se promenaient sous de grands arbres , la princesse , ayant chuchoté à l'oreille de M"e Quatre-Sous , s'a- dressa tout à coup à Plénoches :

Monsieur le chevalier , quel âge avez-vous !

Vingt-six ans , princesse.

Et vous n'avez encore d'amour pour aucune belle de céans! Vous ne portez les couleurs de personne! 11 est temps que cela finisse. îVous allons nous établir en manière de tribunal, mademoiselle et moi , afin de décider pour quelle dame vous au- rez à soupirer désormais.

Je supplie votre altesse de ne pas se donner cette peine , car mon choix est fait ; et si je n'en dis rien encore , c'est par discrétion et par crainte.

Vous avez choisi sans me consulter ! ce n'est pas bien j mais je soupçonne de quel coté vos yeux se sont tournés ; je gage que c'est sur l'un des juges du tribunal ?

Votre altesse connaît mes plus secrètes pensées.

INous nous en doutions bien toutes deux. 11 est amoureux de vous , mademoiselle , et j'ai dessein de vous faire marier en- semble par le duc mon père , si vous n'avez pas de répugnance pour M. Plénoches.

Princesse, dit la demoiselle en rougissant, attendez au moins que M. le chevalier se soit expliqué entièrement.

Il est vrai que je vous aime , mademoiselle , reprit Pléno- ches. Je ne croyais pas , avant de vous voir , que je pusse avoir un sentiment plus fort que mon dévouement et mou amitié pour son altesse , et de venait que je n'avais encore soupiré pour aucune femme; mais il en est autrement aujourd'hui. Je me dé- c'are l'admirateur de vos charmes avec une double ardeur , à présent que j'ai l'agrément de la princesse. Je me mets à vos pieds , et j'attends un mot de votre bouche pour être le plus heureux des hommes ou le plus à plaindre.

Il mit un genou en terre devant M"» Quatre-Sous. Plénoches avait parfois un regard qui pénétrait fort profondément ; ce regard lui fit deviner que la réponse serait favorable ; mais la demoiselle en était assez troublée.

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Chevalier , dit la princesse en riant , ce que vous de- mandez là est un mot qui coule beaucoup aux lèvres d'une femme.

Eh bien! priez mademoiselle de vous le dire tout bas, et votre altesse me le répétera.

Les deux jeunes filles se parlèrent encore à Toreille. M'ie Oua- tre-Sous lendit sa main à Plénoches , et pendant que le chevalier l'embrassait avec transport, la princesse lui dit :

Voici ses propres paroles : « Je suis aise qu'il m'aime et , de mon côlé, je pensais à lui. »

Ils furent interrompus par l'arrivée d'un personnage qui parut subitement; c'était M. l'avocat Patru, qui demeurait à sa terre de Pommeuse, et avait ses entrées à Coulommiers comme voisin el comme bel esprit.

Ne suis-je pas de trop? dit-il en s' arrêtant au détour d'une allée.

Venez , monsieur , reprit la princesse. Vous êtes témoin que mademoiselle accepte le chevalier pour son galant. Ce sera un mariage bientôt conclu.

M. Patru secoua la tète :

Le père Quatre-Sous n'est pas un homme qu'on mène comme on veut.

M. le duc et moi nous saurons bien l'attendrir.

Ce ne sont pas des caresses qu'il faudra, mais de bons écus sonnants.

On lui en donnera.

En ce cas tout ira sur des roulettes.

M. de Longuevilie arrivait avec sa suite. Après avoir em- brassé sa fille, il s'approcha de M"'= Quatre-Sous, et comme Patru s'était retiré en arrière par discrétion , le duc dit en sou- riant :

M. Patru serait-il votre serviteur, mademoiselle?

Non , monsieur le duc , répondit-elle , je n'ai pas eu de ser- viteur jusqu'à ce jour.

En ce cas , je vous en veux choisir un moi-même.

C'est une chose faite , dit la petite princesse. En disant qu'elle n'en avait point jusqu'à ce jour, M"" Ouatre-Soiis en- tendait qu'elle venait d'en prendre un tout à l'heure, et de ma main.

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Vous allez vileen besogne, petite fille, reprit le duc en riant. Vous accepterez donc pour mari notre ami Plénoches, mademoi- selle ?

Si mes parents y consentent , ce sera bien volontiers.

Nous ferons en sorte qu'ils trouvent le parti à leur goût; et d'abord j'en parlerai ce malin à madame votre mère.

Ce fut un coup de foudre pour M™" Quatre-Sous , quand un page lui vint annoncer qu'elle recevrait, dans une heure, la vi- site de M. le duc à son appartement. Elle tira de ses caisses la plus belle robe qu'elle eût et se mit beaucoup de poudre à la tête, quoique la mode en fût passés pour la seconde fois , parce qu'elle se souvint d'avoir eu des triomphes aux bals de la ré- gence. La bonne dame avait été très-jolie, il y avait longtemps. Elle consulta sa fille pour savoir ce que le prince pouvait lui vouloir dire ; on pense bien que la demoiselle feignit de n'en rien soupçonner. M. de Longueville se présenta bientôt , tenant par la main la princesse. On se fit bien des salutations et on prit des sièges.

Madame , dit le duc , je vous viens adresser une requête au nom de ma fille. M"8 Quatre Sous est une aimable personne que nous voudrions avoir souvent auprès de nous.

Que d'honneur vous me faites , monsieur le duc ! s'écria la bonne dame en multipliant les révérences.

Afin donc de fixer mademoiselle auprès de ma fille , je vous demande sa main pour un de mes gentilshommes, dont je veux faire la fortune , cl qui d'ailleurs a de l'amour pour elle.

Je ne suis pas pour vous rien refuser , monseigneur. Mon consentement vous est donné ; mais je ne cache pas à votre al- tesse que celui de mon mari est nécessaire.

Cela n'est i)as douteux. Kous lâcherons de l'obtenir. Le vôtre est tout ce qui nous occupe pour aujourd'hui. Nous vous prierons ensuite de nous aider à gagner monsieur l'audi- teur.

De tout mon cœur, monsieur le duc , de tout mon cœur. Je dirai à mon mari : Quatre-Sous , sou altesse est venue en personne me voir. Entendez-vous , Quatre-Sous ? en personne ! Son altesse m'a hébergée , nourrie, choyée, toute une semaine, avec notre fille, à Gouloramiers , sans qu'il m'en coûtât rien.

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Elle m'a comblée de politesses. Ce n'est pas uu petit honneur pour nous que de nous frotter à du monde de cette qualité. Quatre-Sous comprendra cela , monsieur le duc. II sera flatté de voir votre altesse et de lui parler ; quoiqu'il ait une tête de bois, monsieur le duc, une vraie tête de bois. Il faut la croix et la ban- nière pour lui arracher un : comme vous voudrez. Je ferai tout mon possible, monsieur le duc.

Je vous remercie pour moi et pour ma fille.

Cette chère belle enfant! pardon, altesse! Elle aime donc bien ma fillette?

^ Madame, s'écria la princesse , je ne puis me passer de sa compagnie.

Cela charmera mon mari. N'est-ce point trop de curiosité que de vous demander qui est le gentilhomme ?

On le nomme M. le chevalier de Pîénoches.

Je l'ai vu , je l'ai vu ; un beau garçon , et bien civil , qui m'a dit -. « J'ai plus d'envie de vous être agréable que vous ne sauriez le croire, madame Quatre-Sous. » Je comprenda à présent commentil entendait !a chose. C'est galant à lui, d'avoir fait politesse à la mère devant que d'en conter à la fille. II est fort bien vêtu, ma foi! Et vous dites qu'il n'a pas grand argent?

Il ne possède que mon amitié ; mais elle vaut quelque chose. Je lui donnerai ce que M. Quatre-Sous voudra.

L'amitié de votre altesse vaut de l'or. Je ne me sens pas d'aise, monsieur le duc. Il faudrait que Quatre-Sous perdît la raison pour ne point vouloir se rendre.

Vous me faites un sensible plaisir, dit la princesse. Souffrez que je vous baise la joue, madame Quatre-Sous. Je vais envoyer M. de Pîénoches pour qu'il vous adresse lui-même sa demande, ainsi que son devoir l'ordonne.

Voilà qui est dit. Je le recevrai comme il le mérite.

A partir de ce moment , Pîénoches , ayant l'approbation de la mère, fit ouvertement sa cour à la demoiselle. On le pisça près d'elle à table. Le duc ne passait plus auprès de M"" Quatre- Sous sans lui faire un bout de conversation , ni la petite altesse sans lui tenir mille propos gracieux comme elle les savait si bien tourner.

_ Je tremble que M. Quatre-Sous ne refuse sou consente- ment, disait un soir la princesse.

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i\e craignez rien , répondit la bonne dame , je réponds de lui.

C'est que cela me donnerait le plus cruel chagrin de ma vie.

Je m'y ferais hacher plutôt que de céder à mon mari.

On n'est sûr des choses que quand elles sont finies , dit Plénoches. Je gage que j'aurai raille traverses.

J'ai écrit à Quatre-Sous et , dans trois jours, nous aurons sa réponse.

Si vous donniez à M. le chevalier une promesse de mariage signée de vous et de voire fille? reprit la princesse. Vous pour- riez, après cela, faire entendre à M. l'auditeur que vous êtes engagée.

Monsieur le duc , ajouta-t-elle en appelant son père , la pro- messe serait déposée entre nos mains. Vous ne la rendrez que s'il n'y a vraiment pas moyen de toucher M. Quatre-Sous.

Je m'intéresse trop à Plénoches pour accepter un dépôt de celte sorte. Il m'arriverait peut-élre de le lui donner par fai- blesse. Mais voici le père gardien des capucins qui me vient parler d'affaires ; nous pouvons meltre une promesse de mariage entre ses mains.

La promesse fut écrite et signée de M™^ Quatre-Sous et de sa fiUe. Le père gardien, témoin de cet engagement, serra capu- cinalemenlle papier dans sa robe.

On en était quand un courrier, tout plein de poussière , entra dans les cours du château. On appela M™e Quatre-Sous pour lui donner une lettre que cet homme apporlail de Paris. C'était un écrit de M. l'auditeur Quatre-Sous. On en verra le contenu dans le suivant chapitre.

IV.

Comment M. Quatre-Sous et son fils Montanglos s'en vinrent troubler la fête et rabattre les joies de nos amoureux.

Dans le temps le cœur de notre héroïne prenait de tendres sentiments pour riionnète Plénoches, M. Quatre-Sous le père, ne sachant rien de ce qui se passait à Coulommiers , songeait à

REVUE DE PARIS. 107

marier sa fille. C'était un Iiomme bien avisé que M. l'auditeur, qui cherchait à voir les choses de loin. Au milieu des travaux du semestre, il lui vint à l'esprit qu'il pouvait former une alliance de sorte que sa fille fût heureuse et qu'il y trouvât tout ensem- ble des avantages pour lui et pour Montanglos. Depuis long- temps il avait dessein d'acheter une charge de conseiller et de céder à son fils sa place d'auditeur (1). Il ne lui manquerait donc plus , après cela , que de choisir son gendre dans la cour des comptes , afin d'y établir solidement son crédit.

La charge de conseiller coiitait de 60 à 80,000 livres, et c'é- tait pour économiser cette grosse somme que M. l'auditeur re- gardait de près à ses dépenses. Les émoluments n'étaient pas forts : ils s'élevaient à 100 écus. Ajoutez à cela le plat de pois- sons que les gens de la halle donnaient à chaque conseiller le premier jour de carême , et puis la brioche de Pâques fournie par la corporation des pâtissiers , et qui valait un louis d'or, et vous comprendrez que l'intérêt du principal était bien mince ; mais on avait des travaux qui se payaient séparément; on pou- vait faire la besogne des confrères les plus paresseux ou les plus riches , en sorte qu'il était aisé à un homme laborieux de gagner 5,000 livres par an.

Après avoir ruminé tout cela dans sa cervelle, M. Quatre-Sous jeta les yeux sur un conseiller de la cour, nommé M. Vertamont, qui était jeune encore et qui avait de nombreux amis, des pro- lecteurs et du bien. Ce Vertamont était un grand ladre, avec une face jaunie par le travail, qui n'avait eu de sa vie le mot pour rire , et qu'on appelait par dérision plume d'oie ; mais les raisons qui l'eussent rendu peu agréable à noire héroïne étaient celles justement par oîi il plaisait au père. On lui fit en dessous main des ouvertures. Quand il ouït parler de 100,000 livres que M. Quatre-Sous donnait à sa fille, il dressa les oreilles et courut demander la jeune personne en mariage. Ils s'accor- dèrent nettement dès la première entrevue , se donnèrent les mains et leur foi de gentilshommes gratte-papiers qu'ils seraient bientôt gendre et beau-père.

Ce bel arrangement conclu en parole, M. Quatre-Sous reçut

(1) L'emploi d'auditeur répondait à celui de référendaire.

108 REVUE DE PARIS.

la Mire de son épouse qui l'informail des choses faites à Cou- lommiers elde la démarche de M. de Longueville. Noire audi- teur faillit tomher à la renverse , tant il fut surpris et en co- lère. S'il n'eût été au plus avant de ses occupations, il eût pris le chemin de la Brie sur l'heure ; mais , ne pouvant quitter Paris ce jour-là, il écrivit à sa femme la réponse dont voici la teneur :

u Vous êtes une grande folle , madame Quatre-Sous, N'avez- vous point de honte de ne savoir pas , à votre âge, garder votre fille! Vous nous en donneriez de belles, si je vous laissais la bride sur le cou!... Je ne sais ce que c'est que voire M. Piéno- ches et n'en veux rien apprendre davantage. Tirez , s'il vous plaît, voire révérence à M. le duc de Longueville, et faites en sorte de déguerpir au reçu de la présente. Allez coucher le soir même à Montanglos, si vous ne voulez que j'aille en personne mettre fin à vos sottises. Quand vous aurez pris congé avec po- litesse de M. le duc et de la princesse, je vous avertirai de mes desseins sur notre fille et des engagements que j'ai pris d'un autre côté.

» Je vous fais mes baise-mains, et suis , en attendant l'assu- rance que vous m'avez obéi,

» Votre affectionné mari,

» QCATRE-SOUS, » Auditeur à la cour des comptes. »

M. l'auditeur eût mieux réussi dans ses volontés, s'il eût pris un Ion plus doux ; mais la bonne dame eût éprouvé de la honle à montrer ce poulet à Plénoches et à la princesse. Ce n'était pas une femme comme elle qu'on pouvait appeler folle, lorsque des personnes de haute qualité lui témoignaient de l'estime. Elle déchira la lettre sans la faire voir à M"e de Longueville , et dé- clara que son mari avait perdu le sens. Cependant , après cet acte de hardiesse , M'"" Quatre-Sous conta le soir à sa fille ce que lui avait écrit son mari , et toutes deux délibérèrent pour savoir s'il fallait ou non obéir. La jeune demoiselle se prit à pleurer en déclarant qu'elle mourrait si on la voulait marier à

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un autre que M. Plénoches. Elle se plaignit amèrement de ce que M. son père s'engageait avec des gens qu'elle ne connaissait pas et sans consulter ses inclinations. Finalement, comme elle avait du sang des Qiiatre-Sous dans les veines, elle releva fièrement sa tête blonde en disant qu'on apprendrait si elle était une ma- rionnette qu'on pût faire aller avec un fil , et que M. l'auditeur n'était pas au bout, s'il la voulait tyranniser. M™" Qiiatre-Sous, la voyant toute hors d'elle-mêrae, la caress-i en lui promettant qu'elle ne serait point forcée dans ses inclinations. Il fut résolu qu'on resterait à Coulommiers sans s'inquiéter des lettres et des colères paternelles.

Le premier soin de notre héroïne fut d'avertir M"8 de Lon- gueviïle et Plénoches de ce qu'avait écrit M. Qualre-Sous. Un autre conseil secret fut tenu par là, la raison n'eut pas grande part. Plénoches ne voulait point chercher quatre chemins ; il proposa un enlèvement et de s'aller marier au prochain village. La demoiselle y eût consenti , si la princesse , qui était la plus sage des trois , n'eût assuré que cette ressource était bonne à garder pour la dernière. Rien n'était encore perdu tant que M. de Longueville n'aurait pas parlé lui-même au père. Nos amants eurent du moins la consolation de trouver , dans leur désespoir, un beau prétexte pour se faire des serments de s'ai- raer toujours et pour s'embrasser tendrement. Ils échangèrent leurs rubans et leurs mouchoirs en gage de leur amour, et, ne voyant pas que ce fût de sitôt l'heure d'une séparation , ils se sentirent tout consolés.

M. de Longueville fut mis au courant par sa fille de ce qui était arrivé. Il adressa un sourire à M"e Ouatre-Sous et à Pléno- ches, et les appela ses enfants, en leur commandant d'avoir bon courage et confiance dans son désir de les obliger. Le soir, au moment Plénoches prenait congé du prince , il en reçut celte aimable parole :

Vos affaires n'étaient pas en bon charroi ce malin , cheva- lier; mais, à cette heure, elles vont mieux. Je travaille pour vous être utile, et vous en aurez bientôt la surprise.

Cependant, M™e Quatre-Sous avait fait réponse à son mari par l'exprès qui avait apporté la lettre, qu'elle savait garder sa fille et que M. l'auditeur eût à dormir tranquille. Le père , mé- diocrement satisfait de ce message , murmurait incessamment

10.

110 REVUE DE PARIS.

dans sa large mâclioire , f l cherchait ce qu'il devait résoudre. M. l'avocat Patru, dans un voyage qu'il fit à Paris, le rencon- tra au palais, et lui frappant sur l'épaule, il lui dit à brûle- pourpoint :

Père Quatre-Sous, tandis que vous fouillez des papiers ici, on vous cajole votre fille sous les ombrages de la Brie.

Pardieu ! mon cher monsieur Patru , vous me tombez à propos. Dites-moi, je vous prie, ce qu'on fait de ma fille à Coii- lommiers.

L'avocat raconta ce qu'il avait vu , et comment il croyait les choses fort avancées.

Corbleu ! s'écria M. Qualre-Sous, il n'y a pas une minute à perdre. Il faut partir aujourd'hui même. Ah ! je vous mettrai ce monde-là dans la droite route, je vous en réponds. Je me mo- que de tous les ducs, princes et chevaliers , moi. Je suis noble aussi par ma charge.

M. l'auditeur courut chez son présidente! obtint une permis- sion de s'absenter pour huit jours. Il en était à ses préparatifs de départ et fermait ses porte-manteaux , en faisant à son fils Montanglos une leçon de ce qu'il faudrait dire à M, de Longue- ville , lorsqu'un page du prince le vint interrompre :

Monsieur, dit le gentilhomme, je vous suis envoyé par M. le duc de Longuevilie. Son altesse a le désir de vous voir.

Son altesse me verra bientôt, monsieur, car je pars au- jourd'hui avec l'ordinaire de la Brie.

Vous seriez trop longtemps en route, monsieur Quatre- Soiis. J'ai en bas un des carrosses de son altesse qui nous mè- nera grand train ; mes gens vont descendre vos bagages. Ètes- vous accompagné ?

J'ai avec moi mon fils Montanglos , que voici.

Je suis charmé de connaître M. de Montanglos. Nous fe- rons amitié dans le chemin, monsieur. Son altesse a conçu de l'estime pour vous , et brûle d'impatience de vous le dire.

Ne vous pressez pas trop de nous adorer , monsieur , de peur que son altesse, ne venant à perdre sa tendresse pour nous , vous ne soyez obligé de ne plus nous aimer du tout.

Ah ! ce n'est pas bien , monsieur Quatre-Sous , de répon- dre à mes civilités par de la brusquerie. Si l'on vous aime , on pourrait néanmoins vivre sans cela, cher monsieur Quatre-

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Sous, et c'est pour vous faire honneur; mais ne nous fâchons pas. Vous êtes pressés , messieurs, et moi de même. Vos lits sont commandés à Coulommiers pour ce soir ; il faut arriver avant minuit.

Nous sommes à vos ordres , monsieur.

Des laquais vinrent enlever les bagages , et on partit au grand trot dans un magnifique carrosse à six chevaux. A travers leur mauvaise humeur , M. Quatre-Sous et son fils Montanglos ne laissèrent pas de remarquer avec plaisir qu'on leur ôtail partout le chapeau sur la route, et qu'on leur témoignait un profond respect dans les auberges , à cause des armoiries du prince qui étaient sur le carrosse. Le page de son altesse régala ses hôtes en grand seigneur , et leur montra tant de déférence avec des manières de vrai gentilhomme , que leur aigreur était bien di- minuée avant qu'ils eussent fait six lieues. Ils n'arrivèrent à Coulommiers qu'à une heure après minuit , en sorte que tout le monde était couché. On conduisit M, Quatre-Sous et son fils Montanglos à l'appartement qu'on avait loué en ville pour eux. Un valet de chambre du château les servit, et le gentilhomme les quitta fort amicalement en leur souhaitant un bon sommeil. Les lits étaient doux, la maison tranquille , les meubles riches, les rideaux en belles soies d'Avignon. Nos deux robins , de fu- rieux qu'ils étaient d'abord , devinrent plus traitables et s'en- dormirent tout enchantés du grand luxe de cour ils se voyaient plongés.

Le lendemain au réveil, M. l'auditeur, à force de rechercher en lui-même , finit par retrouver un peu de sa colère de la veille. II remonta son fils Montanglos qui était fort apaisé ; c'était une maladresse que d'avoir accepté le carrosse et le logement, II n'y avait plus moyen , après cela , de ne point écouter M. de Longueville.

Mais , malgré tout , disait M, Quatre-Sous , cela nous oblige seulement à de la politesse , nullement à céder sur nos résolutions.

Pour se bien mettre en train de gronder et d'être méchant , notre homme s'en alla , dès le grand matin , au logis de sa femme et lui lava, comme on dit, son bonnet. Ils étaient entre quatre yeux , et se régalèrent de se bien quereller comme de bons époux. M™» Quatre-Sous haussait les épaules à tout ce

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que débitait M. l'auditeur ; elle l'appela pauvre sot, quand il lui voulut apprendre ce qu'elle aurait faire. Pendant cela Rlontanglos gourinandail sa sœur, qui ne leva pas seulement les yeux de son aijjuille et linit par déclarer qu'il l'ennuyait et qu'elle aurait assez d'écoutei' M. son père, sans que d'autres lui vinssent rompre les oreilles. On gagna ainsi tout doucement dix heures du matin. Le page de service annonça que les deux nouveaux venus pouvaient faire leur entrée au château.

]V1"<= de Longueville avait voulu que nos deux voyageurs fus- sent reçus avec une solennité à les étourdir. Elle s'était vêtue d'une robe à queue; ses femmes l'entouraient. M. de Longue- ville avait derrière lui quarante de ses gentilshommes. Le prince de Condé brillait au milieu des petits-maîtres. On faisait belle contenance comme s'il se fiit agi de recevoH- un ambassadeur. Il y avait de la broderie et des pierres sur tous les habits j la princesse avait prié les jeunes gens de tenir leur sérieux et de parler avec politesse à ses hôtes. Cette comédie était bien pré- parée, on introduisit M. Quatre-Sous et son fils Montanglos par les grandes portes. Le lecteur se fera volontiers une idée do l'embarras furent nos deux robins au milieu des épines de l'étiquette. M. l'auditeur débuta par saluer jusqu'à terre ua officier de bouche qui traversait les antichambres. Il perdit la tramontane en mettant le pied dans le salon, et promena son pourpoint noir et son gros ventre vers les différents groupes , sans pouvoir trouver M. de Longueville. Le maître des céré- monies le saisit heureusement par le coude au moment il faisait ses compliments à un étranger. Le digne homme était tout essoufiQé de sa gaucherie, et secouait sa large perruque grise comme une crinière. Quant au fils Montanglos , il trottait derrière son père, les coudes au corps, et semblait un petit scribe de notaire venant de dresser un contrat. Cependant le duc et sa fille parlèrent si obligeamment à M. Quatre-Sous, qu'un auditeur moins infatué que lui en aurait eu le cœur ga- gné du coup. M. de Longueville le mita l'aise en l'interrogeant sur les choses de son emploi j i)uis , son altesse mena notre homme jjrès d'une fenêtre en lui disant :

Nous avons à causer d'affaires ensemble, monsieur l'au- diteur.

Je sais , monseigneur , ce que vous m'allez dire, répondit

REVUE DE PARIS. 113

le père Qualre-Sous en reprenant toute sa morgue. 11 m'en coû- tera beaiicoiip de contrarier votre altesse; mais la raain de ma fille est promise.

Elle l'est donc par deux côtés à la fois, monsieur, car le chevalier de Plénoclies a reçu promesse de mariage signée de votre femme et de la jeune demoiselle.

Par la cordieux ! ma femme est une carogne et ma fille une folle.

Avant de se fâcher, dit la princesse; il faut apprendre à monsieur l'auditeur combien nous aimons sa fille; que je la veux avoir pour ma compagne ; que nous la mènerons à Saint- Germain ;'_ que toute la cour est ravie de la connaître, et que son esprit et ses charmes lui font un devoir de rester parmi nous. Monsieur Qualre-Sous s'adoucira en pensant qu'il aura en nous des amis aussi francs et d'aussi bonne compagnie que MM. les conseillers. Il serait injuste et de mauvais goût, monsieur de nous traiter mal , et d'être fier parce que nous sommes de qua- lité. Les princes ne sont pas plus méchants ni plus à dédaigner que les gentilshommes de robe.

Je n'ai garde, princesse, de vouloir être fier avec vous qui valez plus que moi.

Eh bien ! parlons-nous sans aigreur. Monsieur le duc veut mettre votre fille en meilleur lieu que vous ne pourriez le faire. Nous n'avons à vous proposer que des marchés vous ne sau- riez perdre, et d'ailleurs la chère demoiselle a donné son cœur à notre protégé, de sorte que vous l'allez rendre malheureuse si vous ne nous cédez.

Vous me jetez dans une terrible incertitude, princesse.

Bon cela, monsieur Quatre-Sous , j'aime ce langage, il est d'un pèie tendre et d'un homme aimable. Noire procès est ga- gné , car vous ne voudrez pas faire de la peine à tant de monde.

Ponr aller droit au but et rendre l'accommodement facile, dit le duc, sachez, monsieur, que je donnerai au chevalier de Plénoches ce qui sera nécessaire.

Monsieur le duc, je suis riche pour un homme de robe, plus riche que bien des habits à galons d'or.

Tant mieux, monsieur Quatre-Sous ; mais je ne suis pas pauvre non plus.

114 REVUE DE PARIS.

Ce n'est pas douteux , altesse ; je veux dire qu'il me suffi- rait que mon gendre eût autant que ma fille.

Il aura autant qu'elle, monsieur. Qu'avez-vous dessein d'accorder en mariage à mademoiselle Quatre-Sous?

Deux cent mille livres.

Eh bien ! je donne deux cent mille livres au chevalier.

M. Qualre-Sous, qui n'en voulait donner que cent mille, croyait se tirer d'affaire par cette bravade ; mais dans sa vanité de robin, il ne savait point ce que c'était qu'un grand seigneur, et il se trouva pris au trébuchet.

Quoi ! vraiment ! monsieur le duc , dit-il en balbutiant; votre altesse irait se saigner d'une si grosse somme pour un petit gentihomme qui ne lui est point parent !

Ce sont paroles échangées, monsieur. Il ne tiendra qu'à vous de donner cent mille livres de plus pour enrichir votre fille du double.

Diable ! c'est assez comme cela pour ma bourse.

La chose est convenue, je signerai au contrat.

Un moment, monseigneur ! laissez-moi le temps de réflé- chir. Rien n'est arrêté tant qu'il n'y a pas d'écrit.

Ma parole vaut un papier, monsieur. Nous donnons cha- cun deux cent mille livres. J'aime Plénoches ; son beau-père sera toujours le bienvenu chez moi. Ce m'est un grand plaisir de vous avoir trouvé si bon et si raisonnable. Comment avez- vous été logé ici? Ètes-vous satisfait? Resterez-vous parmi nous à vous délasser des travaux du semestre?

M. Quatre-Sous, circonvenu par tous les côtés, essaya vai- nement de ramener sur le tapis l'affaire du mariage. Son altesse ne lui en parla plus que comme d'une chose bien et dûment conclue.

Que la peste étrangle les grands seigneurs, les gens de cour, les princes et leurs valets? dit-il tout eu fureur quand il se trouva seul.

M. l'auditeur soulagea son humeur en grondant sa femme, et en envoyant à tous les diables le fîls Moutanglos quand il lui voulut donner son avis. Plénoches le vint saluer :

Vous voilà donc, s'écria le bonhomme , beau séducteur de filles, qui savez arracher des promesses de mariage !

Ah! monsieur Ouatre-Sous , répondit Plénoches, parlez

REVUE DE PARIS. 115

plus doucement. Il me serait pénible d'avoir un beau-père sans oreilles, et je me verrai obliger de vous couper les vôtres si vous me dites des injures.

Avec ou sans oreilles , monsieur , vous ne me tenez pas encore pour votre beau-père,

Je sens déjà que vous le serez, monsieur, au respect que vous m'inspirez et à l'amour que j'ai pour votre aimable fille.

C'est bon ; nous verrons qui l'emportera. Tout n'est pas en core achevé.

M. Quatre-Sous et son fils Montanglos , furieux de leur mau- vais succès , et honteux au fond d'avoir mal réussi à cause de leur sottise, conspirèrent ensemble pour rétablir leurs affaires. Plénoches, qui les regardait de près et avait des amis partout, fut averti en dessous-main que M. l'auditeur devait enlever sa fille dans la soirée pour la mener à Paris sans prendre congé de personne. Notre chevalier courut en informer M. de Longue- ville, qui donna ordre de fermer à la nuit les portes de la ville. La surprise et le dépit de M. Quatre-Sous furent grands, lorsqu'il trouva des gardes aux murailles de Coulommiers et les portes closes. Il rentra tout écumant dans le château, et s'en alla chez son altesse; mais au moment d'éclater en reproches, il se vit apostrophé lui-même d'un ton fort sévère :

Monsieur, lui dit le prince, j'allais envoyer à votre recher- che. Il paraîtque vous vous considérez ici comme violenté. Si vous ne savez pas comment on se doit conduire chez les gens de ma sorte, je vais vous l'apprendre. On ne s'enfuit point en larron d'une maison l'on vous a fait honnêteté. C'est moi qui ai voulu qu'on fermât les portes, afin de vous donner cette leçon avant votre départ. Je ne prétends retenir personne par force , encore moins un homme de peu comme vous. II fera jour demain matin , monsieur; si vous n'êtes ni plus civil, ni mieux con- seillé que ce soir , vous pourrez aller il vous plaira, Je vous donne congé ; aussi bien, puisqu'un robin n'a pas compris l'hon- neur que je lui faisais, je serai aise qu'il nous vide le plancher. Soyez averti, monsieur, que je laisse carte blanche à BI. Pléno- ches pour vous jouer tous les tours qu il pourra, et faire valoir sa promesse de mariage.

Notre homme essaya de prendre la parole ; mais le duc lui tourna les talons en disant :

116 RKVUE DE FARIS.

Je suis votre serviteur, monsieur Qualre-Sous. On verra tout à l'heure comment Plénoches prétendit user de la carte blanche donnée par son altesse.

V.

Plénoches commence à se bien faire connaître pour ce qu'il est. Aventures de grand chemin.

Le lendemain notre auditeur, se croyant dégagé de toute obli- gation envers M. de Longueville, à cause des paroles un peu dures qu'on lui avait dites, voulut traiter de puissance à puissance avec son altesse; il députa son fils pour demander si on lui per- mettrait enfin de quitter Coulomraiers, Le prince répondit que tous les Ouatre-Sous étaient libre de se retirer. On s'embarqua pour Montanglos, dans le vieux carrosse qui avait amené les dames. Notre héroïne mit la tête à la portière en passant devant les fenêtres de Plénoches ; tous deux se tirent des signes d'adieux en agitant leurs mouchoirs. La demoiselle versa de ses yeux bleus les plus jolies larmes du monde, et le chevalier prit le ciel à témoin de son désespoir, selon la coutume des amants malheureux.

Ce n'était point un esprit à rêver creux longtemps que W. Plénoches, Après avoir bien fait sonner ses éperons sur le plancher de sa chambre et soulagé son cœur par quelques petites imprécations, il se promit tout bas de servir bientôt à M. Quatre- Sousunplat de son métier. Après !a tête d'un fou, ce qui engen- dre les plus belles extravagances, c'est bien celle d'un amou- reux en peine, et notre chevalier réunissait les deux qualités ensemble. Mais, avant de rien entreprendre, il s'en alla recevoir les consolations elles avis delà princesse.

Je cherchais justement les moyens de vous rapprocher de votre amie, lui dit M"e de Longueville, Un enlèvement me pa- raît aujourd'hui la seule ressource que nous ayons ,• mais si vous avez quelque chose à démêler avec Injustice, M. le duc n'osera point se déclarer pour vous. Il faut que je vous assure d'abord son appui.

REVUE DE PARIS. 117

La petite allesse déploya ses grâces enfanliiies pour solliciter (lu prince rautorisalion d'exécuter un rapt. M. de Longueville fronça les sourcils et tit sa mine grise :

Je ne puis donner les mains à cela, répondit-il, vous me feriez une méchante affaire. Montanglos est sur les terres de mon gouvernement ; que dirait-on si je favorisais des actes que j'ai mission d'empêcher? Lorsque j'ai menacé M. Quatre-Sous de laisser carte blanche à Plénoches.je n'entendais pas que le cheva- lier dût sortir des voies légales. Il aura sa promesse de mariage, c'est à lui de s'en servir; qu'il cherche à voir sa maîtresse, à s'introduire dans la maison du père, s'il est possible; entin qu'il se comporte en amoureux de comédie ; cela n'est point défendu ; mais un enlèvement est chose grave, dont le parlement pourrait s'émouvoir.

Outre l'amitié que la princesse avait pour Plénoches, elle se promettait un grand plaisir à voir comment le chevalier s'y pron^ drait pour enlever sa belle, et quelles drôleries sortiraient de cette cervelle timbrée, car elle aimait l'extraordinaire et les gens qui avaient du bizarre. Elle prit si fort à cœur les intérêts de son chevalier, qu'elle parlait des affaires et des amours de Plénoches comme si c'eût été les siennes. On les voyait tous deux ensemble se concertant du matin au soir, et quand on demandait à la princesse comme elle se portait :

Je ne suis pas bien, répondait-elle. Nous avons du chagrin ; nos amours nous tourmentent beaucoup,

Cn jour qu'elle n'avait point d'appétit, le duc s'informa si elle était incommodée.

Assurément, dit-elle, et votre altesse en sait bien la lai- son. Vous ne voulez pas que nous enlevions M"e Quatre Sous ; cela me rend triste comme vous voyez.

Petite fille, reprit son allesse en riant, je vous permettrai d'enlever cette demoiselle quand elle ne sera plus dans nion gouvenerment. Faites votre coup de main à Paris , et amenez la belle chez moi ; je vous donnerai refuge.

Tout le monde, aimait Plénoches à Coulommiers, en sorte que noire amoureux eût trouvé, parmi les jeunes gens, de bonnes tête chaudes et des bi'as vigoureux prêts à l'aider. Apr^s trois grandes journées d'ennui, notre héros prit son cheval un matin, et s'en alla droit à Montanglcs. On y éiait à dîner lors- 10 11

118 REVUE DE PARIS.

qu'il enlra dans le réfectoire, le pistolet au poing. 11 salua les dames et, s'adressant à M. Quatre-Sous :

Monsieur, lui dit-il, quoique vous m'ayez montré bien de la rigueur, la religion vous ordonne de ne point souhaiter la mort de votre prochain ; or je m'en allais mourir de douleur si je n'eusse revu mademoiselle votre fille ; c'est pourquoi me voici. Dieu seul sait l'avenir et si je serai ou non votre gendre j mais en attendant, vous voyez en moi un gentilhomme fort à plain- dre, dont vous devez avoir pitié. Souffrez que, pour me rendre un peu le cœur à la vie, j'entretienne un instant mademoiselle en votre présence, sans manquer au respect dont je fais profes- sion pour vous.

Est-ce que vous perdez la raison, monsieur? s'écria le père. On ne fait pas ainsi ; on ne s'introduit pas dans les maisons sans l'agrément des gens.

Cher monsieur Quatre-Sous, je n'ai qu'une folie, c'est mon amour pour mademoiselle. Les autres font à leur idée ; pour moi, voilà comme je fais, et c'est justement votre agrément que je vous demande.

Eh bien ! corbleu! je vous le refuse.

Cela m'afHige, car il faudra donc que je m'en passe. .le pourrais brûler la moustache avec ce pistolet au premier qui me voudrait gêner, ainsi ne me poussez pas à cette extrémité. Ne nous fâchons point, si vous m'en croyez. Je n'en ai que pour une minute.

Plénoches donna l'ordre aux laquais de lui présenter un siège , et s'assit à côté de sa maîtresse.

Mademoiselle, lui dit-il, j'espère que vous m'excuserez. Je n'ai pu vivre plus de trois jours sans vous voir; les chimères les plus cruelles me venaient assiéger. Il me semblait que, loin de moi, vous m'alliez oublier. Je veux savoir si vous m'aimez en- core. Mon bonheur dépend de vous, car je ne doute pas que le ciel ne finisse par nous sourire, si vous avez de la persévérance autant que moi. Puisque nous ne pouvons nous parler sans té- moins, dites-moi tout haut ce que vous pensez, et si je me dois livrer au plaisir ou au désespoir.

Monsieur le chevalier, répondit la demoiselle avec émotion, mon père peut m'empècher d'être à vous, mais non de vous aimer. Je ne suis pas libre de vous donner ma main ni de vous

REVUE DE PARIS. 119

retirer mon cœur ; l'un m'est aussi impossible que l'autre.

Vous êtes une impertinente, ma sœur, interrompit Mon- tanglosqui voulait faire le genlilliorame; et vous, monsieur, je vous engage à vous retirer.

Ma chère âme, reprit Plénoches, vous m'avez rendu le cou- rage et les forces. Prenons patience. J'ai des raisons de croire qu'il nous viendra bientôt d'heureux jours.

Le chevalier baisa tendrement la main de sa belle.

A présent, monsieur Montanglos, ajouta-t-il, me voici à vos ordres. Je serai charmé de me couper la gorge avec vous galamment; cela vaudra mieux que de vous donner des coups de bâton, car j'aurais fini par là.

Je ne me battrai pas avec un fou, répondit Montanglos.

Alors il faudra que j'en revienne aux coups de bâton. Vous les aurez la première fois que vous donnerez à mademoiselle des noms injurieux 5 tenez-vous cela pour dit, et soyez plus doux. II sied mal à un petit garçon comme vous de faire le tyranneau. Monsieur l'auditeur, je vous présente mes civilités. Madame Quatre-Sous, tenez-moi pour l'homme qui vous aime et vous estime le plus. Au revoir, monsieur Montanglos.

Plénoches remonta sur son cheval , et revint à Coulommiers l'esprit un peu soulagé , avec une histoire à conter à M"e de Longueville, dont cette aimable princesse s'amusa deux jours, et qui fit dire à toute la cour :

Voyez combien l'amour nous jette hors de nous-mêmes , puisque le bon et le sage Plénoches s'est vu poussé à faire une pareille bizarrerie!

Au fond, le chevalier avait raisonné sur son étrange visite à Montanglos. 11 voulait obliger le père de sa belle à quitter ce château , et le moyen était bon , car de peur d'une nouvelle al- garade , M. l'auditeur résolut d'emmener sa famille à Paris. Comme les sots ont coutume de tout faire sottement, M. Quatre- Sous, au lieu de partir sans bruit , transforma ses laquais en gens de guerre, et se mit en campagne avec une escorte de dix hommes. Il y avait jusqu'aux garçons de charrue qui portaient mousquet et gardaient le carrosse de voyage. Plénoches en eut avis , et se proposa , comme une simple partie de plaisir , d'in- quiéter un peu nos robins pendant leur route. Trois gentils- hommes de ses amis s'offrirent à lui ; en y ajoutant le valet

120 REVUE DE PARIS.

Champignon , la Ironpe fut ainsi composée de cinq personnes qui valaient bien les dix eslafiers dj campagne de M. Ouatre- Sous.

Au petit train dont allait le coche de M. l'auditeur, on pensa qu'il n'arriverait pas avant la nuit au bourg Guérard , situé à quelques lieues de Coulommiers, et nos jeunes fous le voulu- rent rejoindre en cet endroit. La troupe partit au galop, encou- ragée par les rires de la princesse et après avoir promis à M. de Longueville qu'on ne commettrait aucune violence. Pour ne point prendre le convoi par les derrières , on se jeta dans les traverses; au bout d'une heure de marche, on aperçut, du haut de la colline , le carrosse entouré de son monde , qui cheminait sur la grande roule.

Il les faut avertir de notre présence, dit un gentilhomme ; approchons-nous à travers les bois et tirons nos pistolets en l'air.

Pendant l'espace d'une lieue, M. Quatre-Sous, entendant des explosions autour de lui, pensa mourir d'effroi, et crut qu'il allait avoir affaire à des ennemis innombrables. Son fils Mon- langios et lui commençaient à se repentir de leur rodomontade el regrettaient leur maison. Cependant , Plénoches ayant pris les devants, le vacarme cessa, et l'armée des robins se remit de ses frayeurs. 11 était nuit close lorsqu'on vit les maisons du bourg Guérard. Trois hommes que M. Quatre-Sous envoyait en éclai- reurs , s'arrêtèrent tout à coup, disant qu'on ne pouvait plus avancer. Deux grosses'charrettes sans attelage fermaient le che- min. Dans ce moment Plénoches et ses amis sortirent des bois et se montrèrent. Ils attaquèrent la troupe avec tant d'impétuo- sité , que les laquais transformés n'eurent pas le temps de cou- cher leurs mousquets en joue ; les uns , ayant le pistolet sur la gorge . se laissèrent désarmer , et les autres prirent la fuite. Il y eut plusieurs coups de feu tirés, mais heureusement personne n'en fut atteint. Notre chevalier ouvrit la portière du carrosse et reçut dans ses bras sa maîtresse éperdue. Le danger et l'ob- scurité diminuent bien la pruderie des femmes: aussi Plénoches reçut de sa belle des étreintes charmantes et des mots pleins de tendresse qui lui semblèrent délicieux, quoi(iue la peur y fût |)0ur une bonne moitié. Nos amants eurent donc encore un in- stant d'adoncisseraent h leurs peines. La demoiselle ne s'étonna

REVUE DE PARIS. 121

point quand le chevalier assura qu'il avait livré ce combat et couru les bois pour la revoir et lui jurer une dernière fois de lui être fidèle j laut l'amour fait excuser de clioses !

Madame Quatre-Sous, au milieu du désordre, ne cessait de répéter à son mari :

Voilà ce que c'est que de se brouiller avec les gens de cour! Montanglos avait fui à travers champs. M. l'auditeur, tout

replié sur lui-même dans le fond du carrosse , demeurait im- mobile :

Seriez- vous blessé? lui demanda sa femme.

0 ciel! s'écria Plénoches, M. Quatre-Sous est-il blessé? M. Quatre-Sous, le menton sur la poitrine et les bras étendus,

ne voulait plus remuer. On l'entraina par les jambes hors de son coche :

Vous mériteriez que je fusse mort! dit-il enfin avec colère, car vous avez tiré sur moi. Qui vous dit que je ne suis pas blessé, puisque vous avez tiré sur moi ? Est-ce en tirant sur un père qu'on travaille à devenir son gendre?

On sait que Plénoches n'était pas rieur ; il ne put néanmoins regarder la figure de M. l'auditeur sans lui rire au nez, tant la crainte et l'indignation mêlées ensemble rendaient cette figure plaisante à voir.

Eh! monsieur Quatre-Sous , dit-il , ce sont vos gens qui ont tiré en se sauvant , et non pas moi.

Allez ! allez ! criait le père, vous êtes un tueur, un brigand. Vous n'aurez jamais ma fille, homme sanguinaire.

Vieillard méchant ! reprit Plénoches , si vous n'étiez point ici sur les terres que M. de Longueville gouverne , je vous ôte- terais votre fille. Vous n'êtes pas digne d'avoir un tel trésor en votre possession; mais tenez-vous pour averti : vous voyez ce que je sais faire. Je vous enlèverai votre enfant, comme il est vrai que vous êtes un poltron. Avant une semaine , vous aurez de mes nouvelles à Paris.

Les voyageurs remontèrent en carrosse. On détourna les charrettes, et le coche partit privé de son escorte. M. Quatre- Sous arriva enfin au bourg Guérard , le souper et un bon lit le rétablirent de ses traverses. Montanglos le vint rejoindre vers minuit. Plénoches et ses amis regagnèrent Coulommiers avant le coucher de la princesse , et M"" de Longueville prit tant de

11.

122 REVUE DE PARIS.

plaisir à écouter le récit de cette aventure de la bouche du che- valier, qu'elle ne rentra dans ses appartements qu'à trois heures du malin.

Notre héros avait pourtant commis une faute en irritant à ce point M. Quatre-Sous contre lui. Le bonhomme garda toujours sur le cœur les coups de pistolet qui l'avaient effrayé. Dans la suite des temps , chaque fois qu'on lui reprocha de n'avoir pas voulu donner sa tille au chevalier , il répéta :

Il serait plaisant vraiment que j'eusse accepté pour gen- dre mon propre meurtrier !

VI.

Malheur et désespoir de Plénoches. Comment le valet Champignon le détourne de se titer. Tout n'est jamais perdu pour un amoureux.

En arrivant à Paris , M. Quatre-Sous fit appeler Vertamont, et le présenta sur-le-champ à sa fille, en disant que c'était le mari qu'elle aurait , à moins qu'elle ne préférât vivre et mourir vierge. La demoiselle fit une moue dédaigneuse en regardant le prétendu des pieds à la tête, et lui demanda si ce n'était point lui qu'on nommait, par sobriquet, Phinie-d'Oie.

Il est vrai, répondit le galant, ce surnom m'a été donné parce que je fais plus de besogne, à moi seul , que tous mes confrères ensemble. Je m'en ris et n'en gagne pas moins mes dix mille livres , bon an mal an,

Et moi, monsieur, je me ris de vos dix mille livres ; je vous déclare que j'ai donné mon cœur à un autre.

Ce sont propos de fillette en colère , interrompit M. l'au- diteur. N'y prenez pas garde, monsieur Vertamont, et ne laissez pas de faire votre cour ; la mignonne s'adoucira , elle rendra justice à vos bonnes qualités , et son cœur vous reviendra tout naturellement , lorsqu'elle ne verra plus ce muguet farci de ru- bans , qui l'a ensorcelée.

Mademoiselle a vécu parmi les petits-maîtres de M. le prince, reprit Vertamont en ricanant; nous ne savons pas tour- ner , comme eux, les fadaises de romans, ni jeter les hauts cris pour un madrigal ; nous ne savons pas mettre l'épée au poing

REVUE DE PARIS. 123

pour lin oui ou pour un non, et singer les héros d'Amatlis ; mais nous ne vendons point nos châteaux pour les convertir en ha- bits brodés j nous n'avons pas le luxe sur les épaules , et la mi- sère au logis. Nous tenons de bons morceaux sonnant dans nos buffets , et ne craignons point l'avenir. Nous laissons à nos en- fants une profession avec de l'argent , et non pas une rapière pour tout bien , avec leur chemin à faire. Vous avez donc envie d'être duchesse , mademoiselle?

Mon dieu .' s'écria la pucelle qui perdait patience , je sais bien que le tabouret n'est pas fait pour moi ; mais est-ce donc une si grande ambition , que de ne pas vouloir un mari aussi mal bâti que vous l'êtes ? 11 faut, monsieur, pour être une hon- nête femme , qu'on ait de l'estime pour son époux ; or je ne doute pas que vous ne demandiez ma main à cause du bien que possède mon père, puisque j'en aime un autre que vous. D'ail- leurs , votre personne et votre esprit me sont déplaisants ; si vous continuez à me vouloir épouser malgré ce que je vous dis- , j'en aurai plus mauvaise opinion de vous. Je suis votre ser- vante, monsieur , et je vous déclare que je vous verrai le moins qu'il me sera possible.

lU"e Quatre-Sous rentra dans sa chambre sans écouler les or- dres de son père , qui la voulait retenir.

Nous n'avons pas trop bien réussi pour le premier jour, dit M. l'auditeur ; mais les choses iront mieux demain. Revenez dîner avec nous, et tenez ferme; il serait étrange, qu'avec mon agrément et tout le loisir désirable d'entretenir ma fille ; vous ne vinssiez point à bout de lui plaire.

Vertamonl revint assidûment dans la maison , et continua son jeu maladroit, de tourner en dérision la jeunesse de Coulom- miers, en sorte qu'il n'était guère plus avancé dans les bonnes grâces de sa prétendue, le quatrième jour que le premier.

Au bout de ce temps, on eut avis que Plénoches était ar- rivé à Paris. Le chevalier , avec sa sagesse accoutumée , vou- lait tout d'abord couper la gorge à Vertamont, battre Montan- gios et forcer le logis de M. Quatre-Sous ; mais on lui repré- senta que ce n'était point le moyen d'obtenir une fille que d'as- sommer ses parents.

M. de Longueville avait fait donner à Plénoches sa promesse de mariage par le père gardien des capucins. Des gens de chi-

124 REVUE DE PARIS.

cane , qu'il s'en alla visiter , lui pioniiront de tirer bon parli de ccïtto pièce La tlomoiseile n'étant pas encore majeure, sa si- gnature n'avait pas grand poids; mais celle de la mère était chose de conséquence. On fit une oi)position en bonne forme au mariage avec I\I. Vertamont, et puis les parties convinrent entre elles de choisir des arbitres qui jugeraient le cas sans qu'on pût revenir sur l'arrêt.

Pendant huit jours que durèrent les délibérations , M"" de Longueville lit écrire par le duc , son père, à tous les arbitres, pour leur recommander les intérêts de sojj protégé. C'étaient des gens de robe, mais jaloux de M. l'auditeur à cause de sa morgue. Leur arrêt condamna le père à payer au chevalier de Plénoches la somme de quatre raille livres , à moins qu'il ne lui voulût donner sa fille.

Vertudieu ! s'écria notre auditeur , quatre mille livres pour avoir la permission de marier ma fille à qui bon me sem- ble ! je ne donnerai pas seulement un quart d'écu ; j'aime mieux qu'elle reste vierge jusqu'à sa mort.

Cependant M"" de Longueville , qui ne voyait le plus ordi- nairement, en toutes choses, que des matières à se divertir, écrivit une lettre de félicitation à Plénoches, en le priant de faire instances pour qu'on lui donnât ses quatre mille livres , ou la demoiselle promise, afin , disait-elle , de tâcher que le dépit rendît encore plus comique la figure du vieux robin. Le cheva- lier trouva un sergent qui dressa une sommation en bonne forme. La princesse eût bien ri , si elle eût pu voir la mine de M. Quatre-Sous au moment il lut celte sommation ; mais une méchante idée prit aussitôt naissance sous la perruque de M. l'auditeur, et, du coup , les espérances de notre héros en furent terriblement endommagées.

Le père Quatre-Sous s'en alla montrer cette pièce à sa fille.

Voilà un bel amour que vous avez inspiré , ma chère en- fant ! lui dit-il ; votre chevalier demande ses quatre mille li- vres, et renonce à votre main pour ce prix-là. 11 préfère en- core, à votre personne accompagnée d'une dot , cette somme ronde sans mariage. Tous ces hommes ne songent qu'à l'argent. Avec une douzaine de filles ainsi séduites , le cavalier se fera bientôt une fortune. Vertamont est plus généreux que lui , car

REVUE DE PARIS. 125

il payera volontiers , pour votis épouser , ce que voire amou- reux réclame.

M. l'audileur, ayant mis sous les yeux de sa fille la somma- lion de Plénoches , vint à bout sans peine de lui faire envisager la chose de ce vilain côlé. L'ignorance dje notre Iiéroïne, en matière de chicane , rendait cette supercherie facile à un vieux retors comme il l'était. La pauvre petite en devint toute pâle , et se mit à pleurer.

Ne te désole point , ma mie, lui dit M. Quafi-e-Sous. Tu sauras , par l'expérience , que l'amour de l'argent est au fond de tous les cœurs , et qu'il ne se faut point fier aux tendres dis- cours des jeunes gens ; la vie est pleine de ces tromperies. Je le donnerai un honnête mari , qui t'aimera pour toi et non pour tes écus ; si ce n'est Vertamont , ce sera un autre pour qui tu n'auras point de répugnance , et que nous choisirons ensemble.

Si M. Plénoches est indigne de moi , répondit la demoi- selle en redoublant ses pleurs , il m'importe peu d'avoir M. Ver- tamont ou tout autre pour mari.

N'omettons pas de dire , en passant , que cette réponse prouve la grande innocence de M'ie Oualre-Sous. Les jeunes filles ne parleraient pas de la sorte si on leur apprenait bien quelle chose est le mariage, quels sont les droits de l'époux, et jusqu'à quel point elles donnent leur personne et leur liberté; mais la plupart , ne le sachant que le lendemain des noces , reconnaissent trop tard qu'elles ont agi à l'aveugle.

M. Quatre-Sous, se croyant en veine de réussir, courut chez Vertamont et lui conta ses malices.

A présent , lui dit-il , pour achever de gagner l'estime de ma fille , il vous faut payer noblement les quatre mille livres.

Ouais ! dit Vertamont en devenant jaune comme un louis d'or ; ce n'est point ma faute si votre femme a fait la sottise de signer une promesse. C'est à vous de payer.

Est-ce que vous n'épouseriez pas bien ma fille pour qua- tre mille livres de moins? reprit le père.

Vertamont resta coi devant cet argument ; mais , en retrou- vant le fil de ses idées , il riposta par un argument aussi beau.

J'épouserais , en effet , votre fille si elle avait quatre raille livres de moins ; mais , comme vous ne la pouvez marier à per-

i26 REVUE DE PARIS. '

sonne sans donner ce(te somme à M. Plénoches , en supposant que nous ne puissions pas nous accorder , vous seriez de même obligé; de payer pour prendre un autre gendre. C'est donc bien à vous qu'il appartient de làcber l'argent.

Fort bien ! répliqua le père ; mais je ferais de même à un autre gendre la condition de payer pour avoir ma fille ; ainsi , votre excuse ne vaut rien.

Mais, je n'ai pas d'argent.

Je vous en ferai prêter.

Au diable ! cela me coûtera des intérêts.

Vous êtes un vilain , monsieur Vertamont.

Et vous un avaricieux , monsieur QuatreSous.

Après d'autres propos galants de gendre à beau-|rère, ils tom- bèrent entîn d'accord. M. l'auditeur promit de donner un pré- sent de six cents livres au premier enfant qu'aurait sa fille, el Vertamont consentit à payer les dommages-intérêts. Il en alla' parler à sa prétendue en homme sans délicatesse ; mais notre héroïne , plus touchée de son malheur que de tout le reste , n'y prit pas garde et consentit à signer le contrat.

Plénoches était, un matin, enfermé chez lui ; il s'ennuyait de ne pouvoir pénétrer auprès de sa maîtresse , et de n'en avoir aucune nouvelle. Un projet d'enlèvement commençait à Inl bien mfirir dans l'esprit , lorsqu'il reçut la visite d'un laquais noir qui lui apportait quatre mille livres.

Qu'est ceci ? dit-il en changeant de visage.

C'est l'argent que vous avez demandé, monsieur le che- valier. Mon maître , le conseiller Vertamont , vous l'envoie et vous prie d'en donner quittance.

Quittance ! quatre mille livres ! reprit Plénoches effrayé, ïl va donc épouser M"" Quatre-Sous ?

La chose est faite , monsieur. On a célébré le mariage ce malin, à Saint-Germain-des-Prés.

A ces mots , Plénoches prit ses armes , enfonça son chapeau sur ses yeux, et sortit sans écouter le laquais de Vertamont , ni les cris de son valet Champignon , qui voyait bien le dés- espoir où il était.

Dans son premier transport , notre héros voulait courir au- près de son infidèle , pour l'accabler de reproches ; c'est le besoin le plus pressant d'un amant abandonné ; mais il parait

REVUE DE PARIS. 127

que ses idées se brouillèrent eu chemin , car il se trouva, au bout d'une heure , dans la campagne, au bord delà rivière, sans savoir comme il y était venu.

Puisque le ciel m'a conduit , dit-il , c'est une preuve qu'il faut que je finisse mes jours dans cette eau. Je me vais faire sauter la cervelle avec uu pistolet, en me jetant dans la rivière.

Heureusement, il y avait en cet endroit quelques roseaux , et notre chevalier, qui voulait rendre le dernier soupir en un lieu net et propre, tira sa rapière pour abattre les herbes. Pen- dant cette opération , son valet Champignon accourut bien à propos.

Que faites-vous donc , monsieur le chevalier ? dit-il.

-~ Je vais me tuer, répondit Plénoches en continuant de faucher.

Vous tuer ! monsieur le chevalier , et pourquoi , je vous prie ? de quelle utilité sera-ce pour vos amours ?

Pour mes amours , il n'y a plus rien à faire ; je me veux donc détruire , n'ayant à espérer que des soucis en ce monde.

Le valet Champignon employa les meilleurs raisonnements pour détourner son maître de ce dessein ; mais , voyant qu'il ne réussissait point , il s'avisa de lui donner une raison de fou , qui ébranla Plénoches sur-le-champ :

Ce n'est point vous-même qu'il faut tuer , mais bien plutôt votre rival , monsieur le chevalier. Quand vous lui aurez donné de votre épée dans le ventre , votre maîtresse sera veuve.

Notre héros cessa tout aussitôt de faucher en écoutant cela.

Elle sera veuve, poursuivit Champignon, et parlant libre de vous épouser. D'ailleurs , il n'est point douteux qu'on n'ait employé des supercheries, ou peut-être la violence, pour la marier à ce pince-maille de conseiller. Il sera toujours assez tôt pour vous faire enterrer , quand vous aurez éclairci la chose , et j'ai peine à comprendre qu'un gentilhomme de votre mérite cède ainsi la place à un ladre robin , sans lui rompre seule- ment une côte ou deux.

Tu as , pardieu ! raison , répondit le chevalier. Je veux soulager ma douleur en cassant les épaules à ce Vertamont. Retournons à Paris , et faisons résistance contre le malheur. J'étais un grand ingrat de me vouloir tuer , car il me reste en-

128 REVUE DE PARIS.

core des ressources et l'amitié de M''^ de Loiigueville , qui au- rait eu du chagrin de ma mort.

Avant de rentrer dans la ville, Piénoches exhala quelques plaintes qui eussent fait honneur au berger extravagant ; j)uis il reprit son humeur naturelle, et songea aux moyens de s'expliquer avec son infidèle. On ne doit point s'étonner que, dans sa cruelle situation , il lui soit passé des chimères par l'es- prit ; mais, du moins, il fît trêve aux gémissements, et se prépara mûrement et en homme de bon sens à commettre des folies.

Il me vient une excellente idée, dit-il à son valet. Non- seulement je puis assommer Vertamont, mais n'ai-je pas encore l'espoir de lui planter des cornes comme il le mérite? J'avais dessein d'enlever ma maîtresse , rien ne m'oblige à y renoncer. Je la retirerai à son mari , et nous irons vivre ensemble chez les Allemands.

Prenez garde, monsieur , dit le valet ; c'est un cas à être pendu que de voler la femme d'un autre.

Eh ! puisque je m'allais faire sauter la cervelle , je n'ai rien de pis à craindre.

Le premier soin de Piénoches fut d'envoyer Champignon jaser avec les gens de M Vertamont, pour reconnaître les habitudes de la maison , et recueillir les bruits publics sur la façon dont le mariage s'était fait. Son dépit fut extrême lorsqu'il apprit la ruse de M. Ouatre-Sous , et la méchante idée qu'on avait donnée de lui à sa belle.

Il n'est pas de persévérance comparable à celle d'un amanl qui s'est mis en tête un projet. Piénoches se posa, un matin, en faction devant le logis de Vertamont, résolu à n'en bouger de tout le jour. Le conseiller sortit sur le raidi pour aller à ses affaires :

Monsieur , lui dit notre héros en l'abordant avec civilité , vous m'avez noirci dans l'opinion de votre femme d'une ma- nière lâche et honteuse. Il se peut que vous fussiez aussi amou- reux d'elle que je le suis , et (jue toutes les voies vous soient bonnes pour arriver à vos fins ; mais , à présent «[ue vous avez gagné la paitie contre moi , je prétends faire savoir à votre femme que je ne méritais jjoint de perdre son estime. C'est assez pour moi de la voir mariée à uu autre , sans qu'elle me méprise

REVUE DE PARIS. 120

encore. Veuillez donc m'apprendra â quel moment il voua plaira de me donner accès auprès de M™^ Vertaraont.

Ma femme n'est point de la cour , monsieur ; elle ne veut voir que les personnes de sa condition. Nous ne sommes pas dignes de recevoir des gentilshommes de votre qualité.

Ne raillons pas , monsieur , je vous prie. Vous m'avez en- tendu : quand faut-il que je me présente chez vous?

A la Chandeleur, monsieur le chevalier, à la Chandeleur ou aux vendanges.

J'aurais désiré, monsieur, m'expliquer avec M™" Verla- mont, avant que de démêler mes comptes avec vous ; mais , puisque vous me refusez ce plaisir , je commencerai donc par ce qui vous regarde. Nous aurons , s'il vous plaît , à nous couper la gorge au soleil de demain.

Au diable ? je n'ai point envie de me faire couper la gorge.

Je m'en doutais , que vous étiez tout ensemble un traître , un menteur et un poltron , monsieur Verlamont; mais je saurai bien vous contraindre à tirer l'épée. Faites provision de patience, car je vous en ferai souffrir de toutes les façons.

Je me battrai avec mes armes , monsieur Plénoclies , c'est-à-dire la plume en main , avec les procureurs pour se- conds.

Ah ! vous ne riez plus , lorsqu'il s'agit de votre peau , monsieur le plaisant ; c'est pourtant bien de l'honneur que je vous fais, de vouloir croiser le fer avec un pied-plat comme vous, monsieur de l'écriloire.

Tant d'honneur ne m'est point nécessaire , monsieur de la bourse vide.

Je vous aurais déjà donné des coups de bâton , si je ne respectais le nom que porte votre femme, monsieur de l'écu rogné.

Un bon procès vous mettrait à la raison , monsieur de la poche percée.

Je me moque de la chicane , monsieur du parchemin.

Et moi, des voies de fait, monsieur de l'expédient.

Ne vous en prenez qu'à vous-même , de ce qui vous arri- vera , monsieur de la main crochue.

Ma femme sera bien gardée , monsieur du crédit perdu.

10 12

loO REVUE DE PARIS.

Pas assez bien que je ne vous fasse une paire de cornes . monsieur de la pelite semaine.

C'est ce qu'on verra , monsieur de l'industrie.

Au revoir donc, monsieur de l'usure.

Serviteur , monsieur de la dette criarde.

Il n'est tel, comme on sait , qu'un avare qui se met en frais pour ouvrir largement sa bourse; M. Verlaraont , averti des intentions du chevalier, assembla ses valets et leur tît une belle distribution d'argent pour les exhorter à bien garder la mai- son, Plénoches leur fut signalé afin qu'on lui montrât visage de bois s'il venait à paraître; mais les domestiques de tous temps ont eu l'intelligence épaisse, comme disait M™" de Ram- bouillet.

Le soir même du jour il s'était querellé avec notre héros , au milieu de la rue , M. Vertamont conduisit sa femme à la co- médie. En arrivant à l'hôtel de Bourgogne , le mari descendit le premier de son carrosse de louage ; Plénoches , qui se trouvait , mit aussitôt la tète à l'autre portière :

Madame, dit-il, c'est un grande sujet de désespoir pour moi que votre infidélité. J'aurais déjà mis fin à ma triste vie , si je ne savais qu'on m'a dépeint à vos yeux sous de vilaines cou- leurs. Une fois que j'aurai pu vous parler pendant une heure et vous prouver combien on m'a calomnié, je mourrai satis- fait.

Venez donc, ma chère , cria Vertamont. Ne voyez-vous pas que je vous attends ?

Hélas ! répondit la dame au chevalier , j'ai déjà mille rai- sons de regretter ce que j'ai fait. Je suis coupable envers vous, mais le ciel m'en punit sévèrement. Vous êtes bien vengé du mal que je vous ai causé.

Holà ! madame la conseillère , cria le mari , est-ce que vous dormez?

Je vous aime encore trop à cette heure , reprit Plénoches , pour souhaiter de me venger. Puissiez-vous être heureuse loin de moi!

Voyez un peu si elle bougera de place ! dit Vertamont.

Heureuse ! reprit la dame ; cela n'est pas possible, cheva- lier.

A qui donc parlez-vous? demanda le mari.

REVUE DE l^ARIS. 131

Ah ! reprit Plénoches, ma peine serait moins araère si je savais du moins que vous n'avez pas donné votre cœur à un autre.

Corbleu ! s'écria Vertamont, êtes- vous folle de me laisser ainsi les pieds dans la houe?

Mon cœur ne sera jamais à personne.

Le mari perdit patience. Il remonta dans le carrosse , et mettant le nez à l'autre portii^re, il se trouva en face de Pléno- ches.

C'est donc pour causer avec ce galant que vous me faites faire le pied de grue? dit-il en colère. Eh bien , vous ne verrez point la comédie, madame.

Vertamont donna l'ordre à ses gens de retourner à son logis. Au moment le carrosse partait , Plénoches, mettant un louis dans la main du valet , monta derrière. 11 entra ainsi jusque dans la cour de M. le conseiller. Le mari allait descendre , lorsqu'il aperçut encore le visage du chevalier à la portière.

Mais c'est donc un diable rouge ! s'écria-t-il.

Je n'ai pas fini , madame , dit Plénoches, Sachez que , mal- gré votre manque de foi , malgré tous les maris du monde et les sujets que je devrais avoir de vous haïr , je ne renoncerai jamais au bonheur de vous plaire et de vous posséder.

Tandis que Vertamont s'élançait au dehors pour obliger Plé- noches à sortir , notre héros saisit la main de M™° la conseillère et la couvrit de baisers , puis il se retira , plus heureux dans son cœur qu'il ne l'avait été depuis longtemps. Vertamont le rejoi- gnit comme il allait passer le seuil de la porte cochère.

Chevalier vaurien , dit-il en fureur , je te veux étrangler de mes mains.

11 allait peut-être sauter à la gorge de son ennemi , si Pléno- ches , reculant d'un pas , n'eût levé sa canne en l'air sans mon- trer d'émotion. Notre chevalier sortit fièrement et laissa tomber de sa bouche ce mot terrible qui glaça le robin jusqu'au fond de l'âme ;

Vertamont, j'ai l'assurance qu'avant huit jours tu se- ras c... !

152 REVUE DE PARIS.

VII.

Comment nos amants perdent le boire et le manger. Pléuoches revient à lui-même par une belle extravagance.

Ce n'est pas seulement dans les comédies de ce temps qu'on voyait les amoureux se servir de déguisements pour tromper les jaloux. La pratique en était commune ailleurs que sur le théâ- tre. M. Vertamont n'était pas encore rétabli du coup que lui avait porté le pronostic cornu du chevalier; il s'en allait rôdant, la tête penchée sous le poids de l'inquiétude . lorsque Plénoches , ayant graissé la patte au suisse de la maison, s'introduisit chez sa belle sous les babils d'un marchand de rubans. Avec ce coup d'œil habile qu'ont les femmes , M"" la conseillère reconnut son amoureux. Elle l'emmena dans sa chambre , sous couleur de choisir à son aise les rubans dont elle avait besoin , et renvoya ses domestiques.

Chevalier , dit-elle aussitôt qu'ils furent seuls , vous n'aviez donc point demandé vos quatre mille livres en disant qu'à ce prix vous renonceriez volontiers à ma main?

Ah ! madame , me connaissiez-vous si peu que de me faire cette injure? Devrais-je avoir besoin de me justifier?

Pourquoi donc avez- vous envoyé des sommations à mon père , en réclamant le payement de cette somme?

Parce que je savais l'avarice de M. Quatre-Souset cellede votre prétendu. J'espérais ainsi les détourner tous deux dt; faire ce mariage; on s'est servi de mon ardeur à vous désirer pour me perdre dans votre estime ; mais pouvais-je penser que leurs arti- fices vous trouveraient aussi crédule? Leur ruse était grossière, et d'ailleurs il est malaisé à un amant de prévoir qu'on le puisse accuser d'une basse cupidité.

Hélas! que de malheurs , faute d'un mot d'explication !

N'est-ce pas plutôt vous, ingrate, qui avez feint de me croire coupable pour manquer à vos serments ?

Ne m'accusez point, chevalier; Je suis assez malheureuse sans que vous acheviez de m'accabler par vos rei>roches.

REVUE DE PARIS. 133

Mais ne me direz-voiis pas au moins «iiie vous me rendez voire estime ?

Ai-je besoin de vous le dire ? Ne voyez-vous pas mes regrets et mes larmes ?

Plénoclies se jeta aux genoux de M">e Vertamont,

Ce n'est point assez , dit-il en lui prenant les mains. II faut encore me rendre votre amour , si vous ne voulez que je meure.

Hélas ! chevalier, je le pensais bien que vous en viendriez à me faire celle demande; mais ne devons-nous pas songer à ma réputation?

Eh ! madame , qui donc aurait le courage de mal parler de vous sachant de quelle perfidie on a usé pour vous marier ? Ce serait plutôt si vous m'étiez cruelle qu'on vous blâmerait. Tout le monde nous donne l'absolution d'avance. Ce Verlamont est haï et méprisé. Quiconque a l'âme tendre s'intéresse à notre in- fortune.

Les hommes sont méchants; au lieu de me chercher des excuses , ils feindraient de me trouver criminelle. Une fois ma- riée, je n'ai plus qu'à pleurer le reste de mes jours.

Je suis perdu si vous vous attachez avec celle complaisance à votre douleur.

Chevalier, consolez-vous en pensant que jamais je n'ai- merai un autre que vous , et moi je prendrai patience jusqu'à ce qu'il plaise au ciel de finir mes chagrins par la mort.

Ah ! je comprends que vous ne m'avez jamais aimé , s'é- cria Plénoches au désespoir. Vous n'osez point m'avouer en face que vous m'avez manqué de foi volontairement. Ce Verla- mont est plus riche que moi , c'est la seule raison de votre in- fidélité.

La jeune dame ne put endurer ce reproche. Elle tomba dans les bras de son ami en l'appelant ingrat de l'air le i)lus doux du monde. Plénoches ne douta plus qu'on ne l'aimât aussi tendre- ment que jamais. Ce moment l'eût payé de tous ses ennuis s'il eût élé de plus longue durée; mais M. Vertamont parut et, trouvant sa femme et le porte-balle qui s'embrassaient , poussa un cri de surprise. 11 reconnut incontinent Plénoches , car noire héros , voyant son bonheur s'enfuir et l'occasion perdue , don- nait de bonne foi l'importun à tous les diables. Le conseiller

12.

134 REVUE DE PARIS.

n'était pas brave, comme on l'a pu remarquer; mais son en- nemi n'avait point d'épée ni de bâton , à cause du déguisement. L'instant était favoiable pour l'attaquer avec avanlajïe. Verta- niont saisit une courte rapière et vint à lui, le bras liaul, pour lui percer la poitrine. Plénoches esquiva le coup en reculant. Ils se mirent alors à tourner à l'entour des meubles , l'un se sauvant et l'autre écumant de rage , ce qui eût fait une scène divertissante pour M"'® la conseillère , s'il ne se fût agi des jours de son amant. Par bonheur, Plénoches était leste et adroit. Il détourna d'une main l'épée de son adversaire , et lui appliqua de l'autre un si rude coup à poing fermé qu'il l'envoya tomber assis dans une vaste corbeille à mettre les vieux papiers. Il gagna ensuite les dehors avant que les cris de Vertamonl eussent as- semblé les valets , et cette aventure lui fournit matière à une lettre dont M"" de Longueville et toute la compagnie de Coulom- raiers s'amusèrent fort.

Cependant le mari savait à n'en pouvoir douter qu'à la pre- mière rencontre il serait fait quelque entaille à son contrat de mariage. Il redoubla de soins à garder sa femme et ne la perdit plus de vue un seul instant. II n'alla plus à ses affaires et ne quittait pas le logis. Le pouvoir d'un mari n'est point peu de chose quand une fois il en vient ù ces moyens extrêmes. Le di oit de ne s'éloigner jamais d'une semelle et de partager jus- qu'au lit d'une femme est une formidable puissance. Vertamonl en usa dans la plus grande rigueur. 11 ne laissait pas même à M^ie la conseillère le loisir de songer à ses ennuis ou de se re- cueillir dans son oratoire. La jeune dame amassait une furieuse haine contre son jaloux, au milieu de ces tyrannies; mais le robin ne s'en inquiétait pas , ayant plus de souci de son front que du cœur de sa femme. Il pensait d'ailleurs que, de ce côté, ses affaires étaient gâtées sans remède , et sans doute il n'avait pas tort. W^c la conseillère était fort à plaindre. Le chagrin et les vexations de toutes sortes lui firent perdre l'appélit et la santé. Cette fleur de jeunesse qui épanouissait ses joues, mena- çait de se flétrir. C'était un spectacle affligeant que de voir des traits si beaux n'exprimer que la tristesse. Les bonnes

gens du quartier , voyant passer M"'" Vertamonl au bras de son mari , murmuraient en disant que le conseiller donnait

du poison à sa femme, et que c'était une grande pitié qu'on

REVUE DE PARiS. 135

ne l'en empêchât i)oinl. Notre héros ne renconlrait plus sa maîtresse que le dimanche à la messe, et tous deux se regar- daient avec langueur en poussant des soupirs à lendre le» co- lonnes. M. Palru, qui eu fut témoin un jour, eu eut le cœur louché :

Ces soupirs-là , disait-il , appartiennent à une douleur bien véritable , et je m'étonnerais s'ils n'annonçaient pas un orage tout prêt à éclater.

En effet , la cervelle de Plénoches fermentait horriblement, sans qu'il y parût beaucoup à sa figure et à ses manières. Trois gentilshommes , qui arrivaient de Coulomniers, lui apportèrent un jour une lettre de M"e de Longueville :

>i Mon pauvre chevalier , lui écrivait la princesse , que me vient-on d'apprendre ? Vous vous en allez dépérissant d'ennui et d'amour ! C'est un granl souci pour moi , qui vous aime et vous estime fort. Je n'oserais vous excitera sortir de l'inaction si l'on ne m'eût appris , en même temps, que notre chère de- moiselle Quatre-Sous était aussi malheureuse et fâchée de son sort , que vous l'êtes du vôtre. J'y ai songé toute une nuit , et voici ce que je crois vous devoir conseiller : Il faut que vous preniez un parti , soit en renonçant à votre maîtresse, soit en ayant recours à tous les moyens en votre pouvoir pour l'enlever. Le premier parti est le plus sage et , par celte raison , je doute qu'il soit de votre goût; cependant, je vous en ferai comprendre le bon côté. Vous nous reviendrez à Coulommiers. L'amitié du duc , mon père , et celle que je vous porte , vous tireront de peine avec l'aide du temps, ce sûr consolateur des amants in- fortunés. Kous vous trouverons une femme digne de vous. Je sais bien que la seule pensée de donner votre cœur à une autre que votre maîtresse , vous révoltera d'abord ; mais des exem- ples sans nombre ont prouvé que la chose n'était pas impossible. Le second parti que je vous propose vous plaira davantage, et je n'ai pas besoin de vous dire les agréments que vous y trou- verez. Quel que soit votre penchant , décidez-vous au moins avec promptitude , et ne vous laissez point mourir dans la con- somption. Si je ne vous connaissais à fond , et si je m'étais ar- rêtée , comme la plupart de vos amis , à cette écorce trompeuse , qui vous a valu la réputation d'un homme grave , je vous ap-

156 REVUE DE PARIS.

prouverais de rester courageusement dans les souffrances ; mais , entre nous, la vie ([ue vous menez est contre votre na- turel. Revenez à vous , si vous ne voulez que nous pleurions bientôt votre mort. Ce serait une grande sottise au chevalier de Plénoches , que d'être sage avec obstination dans l'affaire qui lui tient le plus au cœur , lorsque la folie le doit tirer de peine. Soyez donc tout à fait sage, comme un philosophe de l'anti- quité , ou bien , reprenez vos allures d'habitude , et faites-vous fou comme je vous ai connu. En deux mots , ou renoncez à votre maîtresse , ou servez à M. Vertamont un plat de votre in- vention.

» Vous trouverez , dans les deux cas , l'appui que vous peu- vent donner mon crédit et mon amitié. Je ne veux point que la semaine s'achève sans (jue nous vous ayons à Coulomraiers. Je vous donne ma main à baiser , et suis

» Votre affectionnée ,

» ClÉLIE (1) DE LONGUEVILLE. »

Eh bien! chevalier, dirent les jeunes gens qui avaient ap- porté cette lettre ; qu'ailez-vous résoudre?

C'est à présent , répondit Plénoches , que je suis un fou de vivre , comme je le fais , dans les soupirs. Mes yeux s'ouvrent enfin , messieurs ; la princesse m'a rendu un signalé service, en me rappelant à moi-même. Vous plairait il de me prêter les mains , pour mener à bien une petite aventure ?

Nous sommes à vous , chevalier ; nous connaissons votre prudence et votre courage. Commandez et nous obéirons. Que voulez-vous entreprendre ?

Un enlèvement , messieurs.

Cela nous convient. Quel jour choisissez-vous pour le coup de main ?

Celui qui nous éclaire et l'heure présente.

(1) La princesse prenait ce surnom à cause de son goût pour l'exer- cice du cheval. Son véritable nom était Geneviève.

REVUE DE PARIS. 137

Bon cela ! il ne faut pas remettre au lendemain ; et com- ment allons-nous faire?

Pardieu ! marcher tout droit au logis de Verlamont , mettre sa femme dans un carrosse , et partir.

C'est admirable !

Il n'y avait pas deux heures d'écoulées , quand un carrosse gris, comme étaient tous ceux de louage, s'arrêta devant la maison de Vertamont. Plénoches et les trois gentilshommes en descendirent et traversèrent , d'un pas mesuré , les cours et les vestibules. M. le conseiller les vint recevoir en haut des de- grés :

Que demandez-vous , messieurs? dit-il en avisant son en- nemi. Je n'accepterai point de duel et ne connais que les voies processives.

II ne s'agit pas d'un duel , monsieur , répondit le cheva- lier. Je viens entretenir un instant JI™" Verlamont en votre pré- sence j il faut bien que je vous fasse ma visite et mes compli- ments de noce.

Je vous en dispense , monsieur.

Et oii serait la civilité, monsieur Vertamont? Votre femme est une ancienne connaissance à moi j je lui viens faire mon présent de mariage.

Elle n'en a que faire.

Pardonnez-moi , monsieur ; je crois qu'elle l'acceptera de bonne grâce.

Tout en parlant, Plénoches et ses amis entrèrent dans un sa- lon. Notre héros prit la clochette et appela un laquais :

Avertissez M^^ Verlamont , dit-il , que le chevalier de Plé- noches l'altend ici avec de la compagnie. Ne vous effrayez point , monsieur le conseiller, poursuivit-il, ce sont peut-être des adieux éternels que je vais faire à votre femme.

Plaise au ciel que vous disiez vrai ! mais tout ceci res- semble furieusement à un mauvais tour.

Eh ! n'avez-vous pas les voies processives de voire côté?

Je m'y jetterai à tête perdue, si vous commettez des vio- lences ici ; je vous en préviens.

Ce sera parfaitement fait, monsieur Vertamont.

La jeune dame entra bienîôt. Elle était pâle de visage , et fort émue, mais aussi belle que jamais.

158 REVUE DE PARIS.

Madame , lui dit Pléiioches , ayant senti qu'il m'était im- possible de vivre plus longtemps loin de vous , je viens mettre ma vie en vos mains. Je vais me tuer eu sortant d'ici , et j'ai voulu vous dire adieu pour la dernière fois , avant que de rendre l'âme. J'ai amené trois gentilshommes de mes amis pour qu'ils entendent mes paroles et me déclarent , par toute la terre , un imposteur et un poltron si je n'ai accompli mon dessein au jour de demain.

Eh quoi ! s'écria la jeune dame , voulez-vous donc empoi- sonner tout le reste de ma vie ? Ne savez-vous pas combien je suis à plaindre déjà, sans me donner encore ce dernier coup , plus cruel que les autres? Si vous aviez autant d'amour pour moi , que vous l'assurez, vous craindriez d'augmenter mes cha- grins. Monsieur Plénoches , c'est bien mal à vous de m'eufoncer ainsi le poignard dans le cœur.

jjine Vertamont posa les mains sur son visage , pour cacher des pleurs, dont l'excès dérange toujours les plus beaux traits du monde 5 mais elle n'en pleurait pas moins tout de bon, car elle aimait tendrement notre héros.

Il n'y a plus à marchander, madame, reprit Plénoches. Je préfère mille fois la mort à l'état je suis. Si je ne dois plus espérer de vous posséder , il faut que je mette fin à mes supplices.

Hélas ! que je suis malheureuse ! dit la jeune dame avec des sanglots.

Vei tamont seul ne se voulait pas attendrir :

Chevalier , dit-il , que ne vous mettez-vous au couvent? ce serait bien plus sage.

Il est vrai que vous seriez aussi sûrement débarrassé de moi , mais ce n'est pas mon compte. Mes ennuis et mon déses- poir finiront aujourd'hui d'une façon ou d'une autre j c'est un point résolu.

Le méchant ! l'ingrat! disait la dame j l'ingrat , qui me veut abandonner !

Il n'est plus qu'un moyen de ra'arrêter , reprit Plénoches j vous pouvez encore me rendre à la vie.

Parlez, chevalier ; je donnerais mes jours pour sauver les vôtres.

Il faut partir avec moi. Monsieur le conseiller , je

REVUE DE PARIS. 139

suis mort si M"e Vertamont ne vous quitte pour me suivre.

Que la peste soit de votre moyen , chevalier ! crevez plutôt dix raille fois.

Je le ferai, si madame est aussi inflexible que vous.

Ce que vous demandez est-il possible? dit la dame.

Rien n'est plus aisé. J'ai un carrosse en bas ; donnez-moi votre bras et partons, laissez cet homme que vous n'aimez point , et qui vous rend malheureuse , pour venir avec un amant qui vous adore. La chose est simple et naturelle.

Vous n'êtes pas dans votre bon sens, dit la dame.

Allons, mes amis , reprit Plénoches , je vois bien qu'il me faut mourir à l'instant ; ce sera fait dans une minute.

II se tourna vers la porte.

Arrêtez! ditM^e Vertamont; n'est-il donc plus possible de vous rendre la raison ? écoutez-moi encore,

Je n'écoute plus rien.

La jeune dame témoigna , par tous les signes de la douleur , les combats qu'elle éprouvait en son âme ; mais , voyant que son amant allait périr infailliblement , elle courut au chevalier et , lui prenant le bras , elle s'écria :

- Puisque vous voulez que je me perde pour vous conserver , soyez satisfait : je vous suis.

Ayant ainsi annoncé, par cette belle antithèse , que la passion l'emportait sur les scrupules , M™« Vertamont disparut avec notre héros. Le mari voulut se jeter au-devant d'elle , mais les trois gentilshommes se placèrent contre la porte, et le retinrent par force.

Au bout d'une heure, la carrosse était déjà loin sur le chemin de Coulommiers , accompagné par les amis de Plénoches qui l'avaient rejoint à cheval.

VIII.

Tribulations de M. Vertamont. Le bruit arrive aux oreilles d'un grand roi. Désespoir amoureux.

Les infortunes de notre héros et les airs languissants de M'"" la conseillère étaient assez connus dans la bourgeoisie. Tout le

liO REVUE DE PARIS,

monde s'intéressait i^ ces jeunes gens qui s'en allaient mourant d'amour l'un pour l'autre. Après la fuite de sa femme , notre mari courut dans la ville comme un insensé , demandant jus- tice à ceux qu'il rencontrait et poussant les hauts cris. M. Palru fut le premier qu'il trouva sur son chemin.

Ne vous affligez pas trop pour une simple paire de cornes , lui dit l'avocat : ce n'est point un sujet à se tourner le sang. Je connais des époux qui en portent de plus longues que les vôtres et qui n'en vivent que mieux. Si vous faites du bruit , ou saura votre accident et on en rira.

Je me moque des rires , s'écriait Vertamont. 11 me faut jus- lice et qu'on me pende mon ravisseur , ou je crierai par-dessus les toits,

La seconde personne que le conseiller rencontra était une bonne dame qui lisait fort son Scudéry et qui avait du roman.

Ces pauvres enfants ! dit-elle en écoutant les discours du mari ; les voilA donc unis , après bien des douleurs ! Laissez-les en paix , monsieur , et ne leur allez point faire de mal.

Vertamont , furieux de ne trouver pas dans les autres plus de sympathie pour ses infortunes , marcha tout droit chez son beau-père.

Vous m'avez donné une belle pécore de femme ! lui dil-il ne s'est-elle pas enfuie de chez moi ce malin?

Enfuie? répondit M. Quatre-Sous, La chose est grave. Il faut que vous l'ayez maltraitée.

Point ! c'est pour aller avec son chevalier Plénoches.

On l'aura enlevée malgré elle.

Je vous dis qu'elle est partie avec le pendard volontaire- ment sous mes yeux.

C'est impossible ! vous l'auriez retenue.

Oui , si trois vauriens de gentilshommes ne m'eussent ar- rêté.

C'est donc contre son gré qu'elle est partie?

Volontairement, vous dis-je ; en plein jour, à midi , en car- rosse de louage, à ma barbe , au vu de mes gens et de tout le quartier.

-- Un enlèvement ne s'est jamais fait ainsi , monsieur Verta- mont.

REVUE DE PARIS, 111

C'est la première fois , j'en demeure d'accord j mais enfin cela esl comme je vous le dis.

Votre histoire n'a pas d'apparence , mon gendre; je ne saurais y croire.

Que la fièvre vous étrangle ! je m'amuserais donc à in- venter que je suis trompé , joué sous la jambe et traité comme George Dandin ? Si vous ne me croyez point , venez à mon lo- gis et trouvez-y votre fille ; je vous en défie. ,

Elle doit y être, mon gendre. Elle n'en serait point partie sans me demander avis.

Parle diable ! ceci passe les mesures. Vous êtes un vieux fou.

Holà ! n'est-ce pas vous plutôt qui avez la tète dérangée ? Allez vous êtes un sot. Vous ne méritiez point d'épouser une femme comme la vôtre , et si elle vient à vous tromper , ce sera bien fait.

Ah ! que ne puis-je vous la rendre , la vilaine !

Oui-da ! et la dot avec , je pense ?

A ces mots , Vertamont reprit le sens et devint plus tranquille. L'idée des cent mille livres qu'il avait reçues lui donna au moins du souriant à l'imagination au milieu de ses traverses. Une femme coûte de l'argent par les nippes qu'il lui faut donner et le train de maison dont elle a besoin. Notre avare se sentit un peu remis de son trouble en songeant que l'économie venait eu balance avec son veuvage. Cependant , son humeur étant colé- rique , il souhaitait fort la vengeance et ce penchant combattit en son âme avec l'avarice.

M. Quatre- Sous finit par comprendre que sa fille avait bel et bien abandonné Vertamont; son orgueil de gentilhomme bour- geois jeta feu et flammes. Il assembla ses parents et ses amis du parlement et de la cour des comptes ; il leur exposa le dommage fait à son nom , et que l'insulte devait rejaillir sur le corps de la magistrature. De son côté , Vertamont poussait tant de cla- meurs qu'on l'écoutait par force. Ces deux passions s'enlr'aidant l'une Paulre , toutes les robes de Paris commencèrent à s'émou- voir. Une réunion de mines austères eut lieu chez le président Lenoir , de la cour des aides. On y résolut qu'il y aurait une plainte et un procès instruit , et qu'on irait jusqu'au pied du trône , s'il le fallait , pour obtenir que le ravisseur fût mis aux mains de la justice.

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Tandis que l'orage s'amassait ainsi, M. de Longueville , en voyant arriver chez lui nos am;ints tout palpitants de joie et de craintes, tomba dans un véritable embarras. Ce prince, qui d'ail- leurs aimait Plénoches, avait ri des amours du chevalit'r à cause du plaisir qu'y prenait sa fille , mais il était loin de croire que notre héros fût capable d'enlever une femme par violence et de l'amener à Couloramiers. Il trouva la chose étrange et Pléno- ches indiscret.

Comment, disait-il à la princesse, ce garçon a-t-il pu faire une pareille folie? Il me met dans une alternative fâcheuse, ou de le livrer à ses juges, ou de me compromettre pour le sauver.

Peut-être le chevalier eût-il perdu cette puissante protection sans Mi'e de Longueville, qui mil tout en œuvre pour remonter son altesse. Il fut décidé que Plénoches se cacherait dans une maisonnette , en attendant qu'on essayât d'apaiser ses ennemis j mais le prince déclara que si M. Vertamont redemandait sa femme, il fallait qu'on la lui rendit.

Du moins, disait la princesse, nos amants auront quelques semaines à vivre ensemble le plus doucement du monde.

On reçut bientôt l'avis à Coulommiers du grand bruit que menaient les Oualre-Sous à Paris. La saison tournait au froid elles feuilles commençaient à tomber des arbres, lorsque le duc revint à la cour en laissant Plénoches dans sa relr.iite.

Le roi était alors à Saint-Germain et au plus avant de sa liaison avec M"e de La Vallière. Selon la mode des personnes qui logent l'amour en leur cœur , le jeune monarque avait de l'in- dulgence pour les faiblesses pareilles à la sienne ; mais la reine mère et sa bru , qui étaient dévotes et qui murmuraient sur les dérangements de Sa Majesté, formaient un parti dans lequel étaient les vieux conseillers , les prélats et les gens de l'ancienne cour.

Louis XIV ne voyait sa favorite que chez elle, dans le secret, en compagnie de quelques amis intimes et des beaux esprits ; mais comme les rois ont le malheur de ne pouvoir cacher rien de leurs actions, tout le monde savait bien qu'il y avait une passion sous ce jeu. La cabale des deux reines prenait des airs plus affligés à mesure que l'amour du roi s'en allait croissant. Le moyen était maladroit pour détourner ce prince de la favo-

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rite, car Louis XIV craignait l'ennui et ne pouvait souffrir les mines maussades.

Un beau jour, qu'on reçut à Saint-Germain des gens de robe, l'affaire de Pléuoches y fut contée. M. de Longueville, en arri- vant au petit jeu de la reine, reçut ce mauvais compliment :

Il paraît, mon cousin, (jue votre château de Coulommiers est devenu maison de femmes débauchées ?

Comment l'entend Votre Majesté ? demanda le duc.

On m'a dit qu'un de vos gentilshommes s'y est réfugié avec une personne qu'il a enlevée. Je ferai compliment au roi du bel exemple que donne la noblesse française. En Espagne, le coupa- ble d'un tel crime eût été déjà mis en jugement, et les grands ne lui eussent point donné asile.

Ici, madame, répondit le duc en rougissant, on secourt les malheureux et on a pitié des imprudents. On ne livre point à la justice un pauvre diable que la passion a égaré. C'est le métier des recors et de la police d'arrêter les coupables ; le nôtre est de ne refuser à personne assistance et hospitalité. Reste à connaître lequel vaut mieux, d'un Espagnol ou d'un Français.

Les imprudents et les coupables ne le seraient point si les princes ne les encourageaient à le devenir ; mais je sais, mon cousin, que vous êtes le champion des ravisseurs de femmes.

En eiTet, M. de Longueville avait eu déjà dans sa maison un homme accusé de rapt. La rencontre était malheureuse, et quand le duc rentra chez lui, mademoiselle sa fille le vit fort troublé par l'apostrophe de la reine. D'un autre côté, le roi fut informé du scandale qui se menait parmi les gens de robe , et de l'agitation oii ils étaient. Louis XIV, au milieu de ses fai- blesses, avait en vénération la justice et les bonnes mœurs. Il fut affligé du bruit causé par cette histoire, car il eût désiré que la cour fût plus sage que lui-même. Heureusement il apprit la chose dans les conversations avec ses amis et de la bouche de M. de Lauzun, qu'il aimait fort alors. Le favori conta plaisam- ment comment Plénoches avait exécuté le coup; il peignil Vertamont avec les couleurs du ridicule qu'il maniait admirable- ment. Sa Majesté ne put se défendre de rire dans le particulier ; mais c'eût été différent en public, si M. de Longueville n'eût eu le bon esprit d'arriver le premier au lever du lendemain.

144 REVUE DE PARIS.

Le duc se vil accueilli avec froideur. M. de Lauzun, qui était présent, lui vint présenter ses respects, comme s'il n'eût pas été menacé d'une querelle, et lui dit à l'oreille de tâcher à tourner la conversation au badinage. Le roi était embarrassé , parce que M. de Longueville ayant rang de prince du sang par alliance, et Monsieur étant alors ù Saint-Cloud, c'était à lui de présenter la chemise. On a mauvaise grâce à gronder une personne qui vous rend ses services d'aussi près. Sa Majesté voulut attendre pour entrer en colère, qu'elle fût habillée entièrement.

11 ne restait plus à mettre que l'épée; le gentilhomme de la chambre l'allait offrir, quand M. de Lauzuii, poussant le duc par le coude, lui fit signe d'en regarder le nœud. M. de Longue- ville reconnut sur ce nœud un bouquet d'éméraudes que la maî- tresse du roi avait porté la veille.

Voilà, dit-il en saisissant l'à-propos, un nœud d'épée d'un goût incomparable. Ce n'est point, je gage, un marchand qui a fait cela, mais quelque fée avec des doigts mignons.

Moi, je gage que vous vous trompez, dit Lauzun en sou- riant avec Sa Majesté d'un air un. Il n'j' a , au contraire qu'ua marchand habitué au métier qui puisse atteindre à la perfection. Je tiens la gageure. De combien la voulez-vous faire?

De cent louis.

J'y consens , si toutefois Sa Majesté permet qu'on lui adresse une question.

Je le permets, dit le roi. Vous avez perdu, Lauzun ; ce nœud n'est pas l'ouvrage d'un marchand.

Lauzun se mit à rire en homme qui savait d'avance comment finirait la gageure, et qu'il n'y pouvait que gagner.

Vous croyez peut-être , reprit le roi, que vous me divertis- sez avec vos rires? Sachez, au contraire, que vous êtes un fâcheux dans cet instant, car j'avais envie de quereller M. de Longueville.

Ce sont des baladins, répondit Lauzun hardiment, ceux qui rient quand ils n'en ont point envie ; pour moi, cela ne m'arrive jamais.

Mon cousin, ajouta le roi, vous avez une méchante affaire sur les bras.

C'est vrai , sire . répondit le duc. Je donne asile à un pauvre et bon gentilhomme qui a commis une faute par excès d'amour.

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Oler une femme à son mari et à sa famille, c'est un crime à punir sévèrement. Il faut que justice se fasse.

Si Votre Majesté connaissait ce roman aussi bien que moi, elle serait peut-être disposée à l'indulgence. Les deux amants sont pleins d'aimables qualités.

Ce n'est point une raison pour donner de mauvais exem- ples. Quoi ! monsieur, lorsque des rois en sont réduits à prendre mille précautions pour caclier une intrigue amoureuse , de petits gentilshommes s'en iraient braver les lois, le front haut?

Les rois sont heureux dans leurs amours, sire, tandis que le pauvre gentilhomme allait mourir de douleur, s'il n'eût cédé à sa folie.

Votre histoire a donc bien de l'extraordinaire?

M. de Longueville, voyant la curiosité du roi, lui raconta brièvement les traverses de Plénoches, la morgue de M. Quatre- Sous, la cupidité de Vertamont et les supercheries qui avaient amené le mariage. Sa Majesté prit goût au récit, et demanda plus de détails. Finalement, sa colère tomba, et, au lieu de vou- loir la punition de Plénoches, le roi témoigna le désir que les choses fussent accommodées à l'amiable.

Il faut avouer, dit-il, que la promesse de mariage et les dommages-intérêts accordés à ce jeune homme établissent l'ancienneté de sa passion et l'imprudence des parents. Cepen- dant, comme les droits d'un mari sont sacrés (1), je veux qu'on arrange ainsi l'affaire : ce Vertamont reprendra sa femme, et renoncera au procès, pourvu que le jeune homme lui rende les quatre raille livres données par les arbitres. J'en ferai parler aux Quatre-Sous par M. le premier président.

Lorsqu'il porta celle heureuse nouvelle à sa fille, M. de Lon- gueville fut étonné de voir qu'elle n'en avait pas une grande joie.

Songez-donc, lui disait-il, que Plénoches échappe ainsi à une ruine complète, sinon à la morl.

Vous avez raison, répondait-elle; mais une nouvelle sépa- ration nous fera tous mourir de chagrin. Ce que je vois de bon

(1) Sa Majesté u' avait pas encore eu ses querelles avec M. de Mon- tespan.

13.

146 REVUE DE PARIS.

à cet accomniodemenl, c'( si que nos amants ont encore du répit pour vivre ensemble le i)ius doucement du monde.

Les lenteurs des affaires, si déplorables communément, pro- curèrent cette fois à Plénoches les plus beaux moments de sa vie. Les intérêts de notre héros furent défendus avec chaleur par M. de Longueville qui était ferme de caractère, et qui eût regardé comme une lâcheté d'abandonner un ami dans l'infor- tune. Ce prince n'avait de faiblesses que pour sa tille, et c'était elle qui l'engageait, sous main, à élever des chicanes, afin de prolonger le séjour de son favori à Coulommiers. Deux mois s'écoulèrent en visites et en discours, pendant lesquels, comme le disait cette charmante princesse, nos amants vécurent le plus doucement du monde; mais, toutes choses ayant une ûa, l'ac- commodement s'acheva selon les désirs du roi.

Plénoches , retiré avec sa maîtresse dans une maisonnette, avait le bon esprit de goiiler les délices de chaque jour, comme si son bonheur eiit être éternel. Quand des amoureux reçoi- vent de ces grandes faveurs du ciel , ils l'en remercient volon- tiers, en s'imaginant que désormais la céleste protection les tient à l'abri de toute peine. Cette confiance démontre assez que les heureux ont l'âme bonne, elles dieux sont bien cruels de n'en point tenir plus de compte qu'ils ne le font.

Un soir , nos amants étaient assis auprès d'une fenêtre. M"e Qualre-Sous regardait le soleil d'automne qui s'en allait expirant dans le fond des bois, et Plénoches, la tête posée sur le giron de sa maîtresse, pensait à part lui qu'il n'était rien d'aussi beau que les yeux il se mirait dans cet instant. Ils tressailli- rent tous deux à la fois, lorsqu'ils entendirent un grand bruit de chevaux qui galopaient sur les feuilles, et troublaient le silence de la forêt. Un carrosse, bien escorté, s'arrêta devant la maisonnette.

JNous sommes perdus ! s'écria M™^ Vertamont j voici qu'on me vient chercher.

Ne dites point cela, répondit Plénoches ; il faudra qu'on me lue avant que je vous laisse aller.

Le chevalier courut à ses armes.

Je savais bien , dit M. de Longueville en entrant, que je faisais prudemment de venir ici en personne. Laissez vos pistolets, mon pauvre Plénoches ; ma parole est donnée que je ramènerai

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madame à Paris. Vous ne voudrez pas, après ce que j'ai fait, me mellre eu mauvaise posilion. Tenez-vous pour heureux de n'avoir point à payer plus chèrement votre algarade.

Plénoches laissa choir ses armes, et l'excès de la douleur lui ôtant la paiole, il tendit ses hras à sa maîtresse , M'"'' Verta- mont se jeta toute en pleurs.

Hélas! monsieur le duc, dit la jeune dame, vous n'avez point songé à une chose qui rendra les arrangements superflus.

Quelle chose ? demanda le prince.

C'est que je n'ai pas six mois à vivre, une fois que je serai rentrée chez mon mari.

On ne meurt point ainsi , madame. Reprenez courage et mettons-nous en chemin.

Nos amants s'embrassèrent encore et montèrent dans le car- rosse de son altesse. Le prince était si touché de leur chagrin qu'il leur eiit de grand cœur donné la volée , comme à des oiseaux^ s'il n'eût été lié d'honneur. Plénoches, étourdi par ce coup du sort , comme s'il ne l'eût point prévu , ne sentit (ont son mal qu'en voyant les murs de la ville. Une fois persuadé qu'il n'était plus en son pouvoir aucun moyen de résister à son malheur, il fit ce qui arrive souvent aux tempéraments mélan- coliques, il baissa la tète et demeura écrasé par son désespoir.

IX.

Conclusion des amours. Mort de Mlle Quatre-Sous et de la princesse. Fin bizarre de notre héros.

M. de Longueville, pensant que la séparation dernière de nos amants ne pouvait manquer de leur déchirer le cœur, éloigna Plénoches sous un prétexte, et partit avec la jeune dame pour le logis de Verlamont.

Monsieur, dit-il au mari, cet accommodement s'étant fait par ordre du roi , c'est au nom de Sa Majesté, qu'en vous ren- dant votre femme , je vous conjure de la bien traiter. Si elle vous a manqué , vous n'êtes pas non plus exempt de tout re- proche. Que SCS fautes et les vôtres soient donc oubliées , et

148 REVUE DE PARIS.

vivez avec elle en honnête mari comme s'il n'était rien arrivé.

Vertamont assura qu'il pardonnait les injures qu'il avait reçues : les larmes de la jeune dame furent mises sur le compte de son repentir; mais le duc assura, au retour de cette visite, que le mari avait fait une méchante grimace qui ne présageait rien de hon.

Personne n'a jamais su comment les choses s'étaient passées entre les époux dans leur tète-à-tète après la sortie du prince. Le troisième jour de l'accommodement , un voisin , qui était allé voir notre héroïne, revint en disant que la pauvre dame avait déclaré ne pouvoir supporter sa triste position. Vers le midi, en quittant la table , M™° la conseillère fut prise de douleurs à l'estomac qui la faisaient beaucoup souffrir. On appela un médecin qui reconnut les effets du poison. En moins de six heures, le mal résistant à tous les remèdes, cette infortunée personne rendit l'âme sans avoir rien dit que ces paroles sinis- tres :

Je vais donc cesser d'être malheureuse !

Les commères du quartier ne manquèrent pas de faire une rumeur, et de crier que M. le conseiller avait empoisonné sa femme ; mais il fut prouvé par le témoignage des valets que jlmc Vertamont s'était donné la mort. On l'avait vue tirer de sa pochette une poudre blanche qu'elle avait mangée en guise de sel et qu'on présuma être du sublimé.

C'en était fait de Plénoches si par bonheur M"e de Longue- ville ne se fût trouvée à Paris quand arriva cet événement. La princesse devina que notre héros ne voudrait point survivre à sa maîtresse. Elle l'envoya aussitôt prier de venir chez elle, avant que de rien résoudre,

Chevalier, lui dit -elle, je vais connaître, dans cette grande occasion, jusqu'où peut aller votre amitié pour moi et combien elle a de vivacité. Je ne doute point que vous n'ayez dessein de vous tuer. Si vous ne craignez pas de me causer un chagrin qui me fera beaucoup de mal , et dont il me faudra bien du temps pour me remettre, accomplissez votre projet, je ne vous arrêterai plus. Si, au contraire , vous avez partagé l'amitié que je vous accoide, vous serez retenu par la crainte de me faire une peine qui serait peut-être la plus grande de ma vie. C'est moi qui ai tout mis en oeuvre pour amener cet amour entre vous et

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votre maîtresse, et je ne m'en consolerai jamais s'il faut que je vous aie donné la mort à tous deux. Vous sentez-vous assez de courage , et m'aimez-vous assez pour vivre encore après tant de maux? Je vous en aurai de la reconnaissance. Vous aviez eu raison de compter que l'amour vous devait rendre heureux, puisque c'est, dit-on, ce qu'il y a de plus doux au monde ; mais puisqu'il ne vous est plus possible d'espérer rien de cette pas- sion, l'amitié vous peut encore procurer des jours d'un bonheur sans agitation. La mienne s'augmentera par le besoin que vous en aurez, et je vous l'accorderai égale à celle d'une sœur, au- tant que le permettra l'espace que la naissance a mis entre nous. Lorsque je serai mariée, je vous prendrai pour mon che- valier d'honneur; vous ne me quitterez plus, et nous vieillirons auprès l'un de l'autre en parlant souvent ensemble de vos cha- grins et du beau temps de vos amours.

Pour une personne aussi jeune qu'elle l'était, la princesse montrait la connaissance qu'elle avait du cœur de l'homme en disant à Plénoches qu'il ne pouvait plus songer à être heureux par l'amour. Notre héros se fût indigné d'un langage différent, et n'eût pas manqué de tenir ferme dans ses mauvais desseins pour prouver qu'on ne savait pas l'étendue de sa douleur. La pensée d'être fidèle à la mémoire de M''» Quatre-Sous et de n'aimer jamais d'autre femme lui parut agréable. 11 lui sembla doux d'être un exemple de constance et de n'avoir plus en son cœur d'autres sentiments qu'une douleur sans remède et une pure amitié pour la princesse. Il promit à M"o de Longueville de vivre pour la servir et ne la plus quitter. 11 tint parole; mais un homme est fort à plaindre quand il a éprouvé de grands maux en sa jeunesse , car il n'est pas de raison pour que cela lui épargne les traverses des autres âges. Notre héros n'était pas au bout de ses malheurs.

Comme Plénoches atteignit trente ans pendant les aventures dont nous avons parlé, M. de Longueville, qui l'aimait davan- tage à mesure qu'il le connaissait mieux, lui offrit de le marier à quelque riche personne de la cour. Le chevalier n'y voulut rien entendre; et quand son altesse le grondait obligeamment de son obstination, il répondait :

Que voulez-vous, monseigneur? je ne puis plus ressentir d'amour. Il y a en moi quelque chose de ce côté qui a perdu la vie.

150 . REVUE DE PARIS.

Je ne suis plus bon que pour servir votre altesse et ses enfants.

Et en vérité il ne quittait la petite princesse non plus que s'il eût été son ombre. Le lecteur se doit rappeler quelle part ex- trême M"e de Longuevilie avait prise aux amours de Plénoehes, jusque-là que sa joie ou sa tristesse étaient selon que ces amours allaient bien ou mal. Notre héros lui rendit la pareille quand lui vinrent les premiers troubles de son jeune cœur. Tout ex- cellent qu'était le duc, il avait sur le mariage des idées de père, et c'est chose commune que celles des enfants soient différentes. Bien que la princesse ne fût point encore en état de prendre un mari, à cause de sa santé qui était fort chancelante, plusieurs grands seigneurs demandèrent sa main à l'avance. La petite al- tesse avait sans doute une inclination qu'elle tenait secrète, car elle ne trouvait personne à son goût. 11 en arriva des querelles entre elle et son père, dont Plénoehes eut du souci. Deux an- nées s'écoulèrent au milieu de ces débats. Enfin tout semblait près de s'accommoder à la satisfaction de chacun , lorsqu'une fièvre ardente enleva M"e de Longuevilie à tant de gens qui l'a- vaient en adoration. Ce fut une douleur générale à la cour et une blessure profonde au cœur de Plénoehes. La princesse l'avait fait venir auprès de son lit avant que de prendre les sacrements, pour lui dire ces mots :

Chevalier, vous allez avoir dans un autre monde les deux personnes qui vous étaient le plus chères, votre maîtresse et votre meilleure amie. Prenez patience en attendant que vous veniez à nous. Je rendrai bon compte à M'i"? Quatre-Sous de la fr.çon dont vous avez gardé son souvenir. Afin que vous songiez aussi à moi, et que vous ayez pour cela toute liberté, je vous laissa' cent mille écus sur les biens de ma mère.

Depuis ce jour malheureux , on ne vit jamais sourire Pléno- ehes. M. de Longuevilie avait encore un fils, dernier héritier de son nom et de ses grands biens. Notre héros s'étant donné à lui le vit périr au passage du Rhin, en 1C72. Le jeune prince fut tué sous les yeux de son oncle de Condé, qui commandait l'armée. Les mémoires de ce temps et les lettres de M™" de Sévigné en ont fort retenti.

N'ayant plus rien qui le retînt à la cour, Plénoehes rentra dans sa province et retrouva sa maison de Corbeil comme il l'a- vait laissée. 11 y vécut quelques années en homme farouche, ne

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voyant point ses voisins, car ses malheurs lui avaient donné de l'hypocondrie. Le valet Champignon était la seule personne dont il eût l'abord pour agréable.

Son humeur bizarre n'ayant fait qu'accroître dans l'isolement, il se mit un jour en tête de redresser les torts à la ronde. Lors- qu'il apprenait qu'un gentilhomme avait commis des lyrannins. ou qu'il rendait la vie dure à ses gens ou à sa famille, Pléno- ches le sommait de se conduire plus doucement ou de se battre avec lui. Plusieurs de ses cartels furent relevés, et il eut le bon- heur d'en sortir sans recevoir de grosses blessures. Le premier défi qu'il envoya ainsi fut à un père qui voulait contraindre sa fille unique à entrer en religion, afin de lui garder le bien qu'elle avait. Notre chevalier donna de son épée dans la poitrine de cet homme, et l'obligea de marier la demoiselle comme elle le sou- haitait. Une autre fois, ayant su qu'un gentilhomme du pays ne respectait point les clôtures des champs et ravageait les terres d'autrui en courant le gibier, Plénoches acheta trente chiens pour le plaisir de les mettre sur un lièvre dans les bois de ce gentilhomme. Une querelle s'ensuivit avec un duel. Notre héros blessa encore son adversaire et lui fit payer rançon à ceux dont il avait gâté les blés.

La cervelle de notre héros se monta sans doute par ce succès jusqu'à un degré proche de la folie. On parlait fort en ce temps- des méchancetés d'un ceitain Monlsoreau, qui venait de l'as- sassin de Bussy-d'Amboise. Celait un homme féroce qui |icn- dait ses paysans à des branches, détroussait les passants, levait des impôts forcés et fabriquait encore de la fausse monnaie. Un jour que Plénoches s'ennuyait, il lui prit Tenvie d'aller chei cher ce Montsoreau jusqu'au fond de la Bretagne ; il courut un pays fort sauvage pendant un grand mois avant de le joindre. Il le trouva enfin par hasard dans une hôtellerie ce brigand bat- tait le pauvre monde et volait l'argent au lieu de payer sa dé- pense. Plénoches entra dans l'auberge comme Montsoreau se mettait à table, et jeta par terre d'un revers de sa cainie les pots et les bouteilles. Il sauta ensuite à la gorge de son adver- saire, et lui mettant la pointe de l'épée sur l'estomac, l'obligea de crier merci. Montsoreau promit tout ce qu'on voulut ; mais, lorsqu'il se vit relâché, il prit vilainement un pistolet dont il tua notre héros par derrière à bout portant.

152 REVUE DE PARIS.

Ainsi finit le chevalier de Plénoclies, comme il avait vécu, c'est-à-dire singulièrement. Il était environ dans sa quaran- tième année. Le valet Champignon le fit mettre en terre au ci- metière d'un petit village sur les côtes du Morbihan. Comme il ne laissait aucun héritier, son bien retourna au roi, qui en fit présent à M"" de Blois, fille naturelle de M^e de Montespan et de Sa Majesté. Depuis lui, personne n'a porté ce nom de Pléno- ches, qui avait de l'étrange comme le personnage et que lui seul a fait un peu connaître.

Quant aux Quatre-Sous, ils demeurèrent fameux dans la robe. Pendant bien des années, on a dit en manière de proverbe : « Il n'y a point de chambre des comptes sans Quatre-Sous. » Ils ne donnèrent pas de démenti à leur sang et se montrèrent de père en fils aussi avares qu'orgueilleux.

Pacl de Musset.

LES

BATEAUX A VAPEUR

EM OBIGl^'T.

Dans le port de Stamboul , en face de la douane turque et assez près du Vieux-Sérail, mouillent ordinairement les paque- bots à vapeur français, russes, autrichiens et turcs; car la Turquie a, elle aussi, une compagnie qui exploite ce genre de navigation. Les paquebots français, ne parcourant qu'une seule ligne, n'y apparaissent que tous les dix jours; les paquebots russes, allant à Odessa, parlent et arrivent deux fois par mois ; mais les paquebots autrichiens, qui semblent vouloir s'emparer de toute la navigation du Levant, la mer Noire comprise , y sont en permanence.

Voici comme on s'y est pris à Constantinople pour que le pa- villon ottoman flottât à bord de quelques steamboats.

Un ministre, dont la perspicacité avait fini par découvrir qu'un bateau à vapeur est le meilleur moyen d'établir des com- munications rapides entre les provinces si éloignées les unes des autres qui composent l'empire turc, ne voulut cependant pas entraîner son maître , feu le sultan 3Iahnioud , en de trop 10 14

154 REVUE DE PARIS.

grandes dépenses ; il fit donc venir un jour , à sou divan , enlre onze heures et midi , les plus considérables d'entre les sarrafs (banquiers) arméniens.

Après les salutations d'usage, les pauvres sarrafs, dans une anxiété difficile à peindre, attendaient humblement qu'il plût au visir de leur apprendre ce que le gouvernement de Sa Hau- tesse réclamait de leur fidélité , de leur parfaite soumission. Bientôt le ministre leur parla de l'inléré!, on ne peut plus réel, on ne peut plus vif, que le prince porlait à tous ses sujets rayas et autres ; il leur dit que le cœur de Mahmoud saignait chaciue jour, en voyant de son palais de Béchik-Tach les bateaux à vapeur étrangers s'emparer, pour ainsi dire, du commerce de l'empire. Pour remédier à un tel état de choses, continua-t-il, le sultan (que l'Éternel le couvre de sa bénédiction ! ) a |)ensé que les sarrafs ne pouvaient mieux employer une partie imper- ceptible des trésors qu'ils ont entassés sous son règne bienfai- sant, qu'à faire construire quelques-uns de ces bateaux.

Dieu est miséricordieux ! répondirent les sarrafs , il per- met que nous puissions témoigner au prince notre dévouement le plus absolu; nous ferons donc construire ces navires avec solidité et avec le plus grand luxe ; mais nous prierons Sa Hau- tesse de ne pas trouver mauvais que notre orgueil s'élève jusqu'à les lui offrir.

Non, non, dit en les interrompant le visir; jamais le sultan ( que l'ombre du Très-Haut protège son trône !)ne consentirait à un pareil sacrifice. Les temps sont changés ; aujourd'hui, la violence et la fourberie ont fait place à la justice et à l'équité. Le sultan , non-seulement n'accepterait pas votre offre, mais il s'en offenserait, et vous pourriez vous repentir de l'avoir faite. Occupez-vous donc de la construction de ces navires en toute sûreté, en tout repos d'esprit ; faites une concurrence fructueuse pour vous à ces pavillons étrangers qui viennent s'enrichir à nos dépens. Établissez d'abord une ligne de Stamboul à Smyrne, et puis une autre de Stamboul à Trébisonde; ce sont les deux meilleures lignes à exploiter. Sa Hautesse le pense avec raison. Tout ce qu'elle vous demande, pour prix de l'idée qu'elle vous donne, c'est, lorsqu'elle aura des troupes à faire transporter, soit à Samsouz, soit à Sinop, soit à Trébisonde, soit à Smyrne, de vous charger du transport de ces troupes graluileraent.

REVUE DE PARIS. 155

Sur notre tête et sur nos yeux ! dirent en s'inclinant profon- dément les sarrafs, le sultan sera obéi.

Les paquebots furent construits à grands frais, ils arrivèrent successivement à grand appareil et à grand bruit d'artillerie dans le port de Stamboul ; mais le bénéfice le plus réel des entrepre- neurs a été de prendre gratuitement à bord de ces navires les bataillons du sultan ; car les voyageurs donnent et donneront bien longtemps encore la préférence aux paquebots français et autricbiens, mieux commandés et mieux tenus. Quant au visir , il a d'autant plus à s'applaudir d'avoir été l'intermédiaire entre le souverain et les banquiers, que son maître a disposé, comme s'ils étaient à lui , de navires qui ne lui avaient rien coûté d'a- chat , qui ne lui coûtaient rien d'entretien , et qui naviguaient précisément sur les seules lignes il y eût des soldats à trans- porter.

C'est toujours une chose curieuse à visiter qu'un paquebot à vapeur partant de Constanlinople. Sur l'avant du navire se groupent des Grecs , des Syriens, des Persans, des Turcs, des Albanais, des Maugrebins. Les uns déjà installés fument gra- vement ; les autres causent avec volubilité et à grand renfort de gestes ; ceux-ci prennent leur repas ; ceux-là étendent le tapis sur lequel ils vont s'accroupir. 11 en est même qui , dès les pre- miers moments , oubliant le prophète , sans doute parce qu'ils naviguent sous pavillon chrétien , se font servir des liqueurs et principalement du rhum j mais ne croyez pas qu'ils se conten- tent d'une petite dose. Ils boivent le rhum, comme les ivrognes de France boivent le vin. Voilà comment les Turcs entrent dans la civilisation ! C'est l'orgie qui les prend par la main et qui, en les initiant à son culte, semble vouloir leur prouver qu'il y a, loin du Coran et du paradis que le prophète annonce, des félicités qu'il ne faut pas dédaigner.

Du reste, ce n'est pas seulement en Turquie que le rhum et le vin feront damner plus d'un croyant. En Afrique, j'ai vu nombre de musulmans , hommes et femmes, s'en revenir à la ville, en décrivant , sur la route, des circonvolutions qui attestaient peu de solidité dans les jambes , et un affaiblissement de l'autorité que le moral doit toujours exercer sur le physique. Un jour, à Alger, je m'approchai d'un homme venu des confins du dé- sert; je lui demandai : —Combien gagnes-tu par jour?

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Trente sous, me dit-il, Et du temps du dey, que gaffnais-lu? Six sous. Alors lu es bien plus riche (|u'aulrefois? Non, car tout a augmenlé de valeur ; et puis, il y a le vin. Com- ment, malheureux! lu bois du vin? Et Mahomet! Et toi, répliqua-t-il, ne manges-tu pas de la viande le vendredi? et Jésus-Christ ! Vous comprenez que cette conversation me guérit de l'envie de faire le moraliste, et que depuis lors je me gardai bien d'aller prêcher à des Turcs.

Parmi ceux qui ne boivent pas, à bord des paquebots, vous remarquerez toujours les juifs. Le juif est marchand , en tous temps, à toute heure, en tous lieux : il a, dès lors, toujours l)esoin de toute sa raison. Il ferait volontiers boire les autres au risque de les damner; car ce n'est pas pour le paradis qu'il se prive de boire; c'est pour gagner. Toutefois, s'il y a des passa- gers musulmans qui oublient la loi religieuse, il en est d'autres qui s'en souviennent pour eux , et qui cherchent même à la leur rappeler. Un soir, j'étais près du timonier; un personnage marchant avec gravité s'approche de nous, et nous demande de quel côté est la Mecque. Je consulte la boussole, et je lui donne le renseignement dont il avait besoin. Alors il se dirige vers les tambours qui couvrent et protègent les roues du bateau; il y monte ; puis, le visage tourné vers la ville sainte , il appelle les vrais croyants à la prière. Aussitôt chacun se réveille , chacun regarde de quel côté est tourné l'iman, et voilà les prières qui commencent sans que rien puisse distraire les tidèles.

A voir l'empressement avec lequel aujourd'hui les musulmans et les giaours montent à bord des paquebots à vapeur, on serait tenté de croire qu'ils ont adopté ce genre de transport , tout de suite et sans nulle hésitation; il n'en est rien cependant. Les paquebots à vapeur soulevèrent des questions très-délicates parmi les musulmans, et peu s'en est fallu qu'on n'écrivît, pour et contre, des consultations dogmatiques très-profondes, comme on en a écrit pour et contre le café à une autre époque. Il s'a- gissait, pour les gens essentiellement religieux, de savoir s'il était permis de s'embarquer sur des navires qui vont contre le veut; car aller contre le vent , disait-on, n'est-ce pas aller contre la volonté de Dieu ? Je n'ai assurément pas la prétention de trancher une question si délicate; mais, si j'avais été uléma ou rauphti, j'aurais dit, de prime abord, ce qu'on a dit après réflexion :

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que, puisque Dieu avait créé un moyen d'aller contre le vent, ce n'était pas aller contrela volonté de Dieu que d'user de ce moyen.

Les juifs virent dans cette voie de transport un autre incon- vénient : les paquebots partant à des époques fixes , il arrive quelquefois que ces époques se trouvent correspondre avec le jour du sabbat ; or Dieu a défendu aux juifs de se mettre en voyage à pareil jour. 11 fallait donc, ou ne pas profiter d'une occasion qui ne se présente que deux ou trois fois par mois , et peut-être manquer une affaire lucrative, ou bien trouver un moyen de tourner la difficulté, tout en respectant le principe sacré de l'observation du samedi. Avec des esprits ingénieux comme ceux des juifs, surtout quand il s'agit d'argent, le moyen ne devait pas tarder à être découvert; on a trouvé, en effet, qu'il suffit, pour rester dans les prescriptions de la loi, d'aller coucher à bord le vendredi , et l'on a l'âme en repos le jour suivant.

L'embarras était plus grand pour les juifs qui s'embarquent aux Dardanelles, le bateau ne fait que passer. Il n'y avait pas moyen, là, de se rendre à bord dès la veille; mais, que ne peut l'intelligence de l'homme ! Le juif des Dardanelles va cou- cher le vendredi soir sur un canot attaché au rivage, et le len- demain matin , quand arrive le paquebot , il saute à bord , l'esprit content, la conscience calme; car, cela encore ne s'ap- pelle pas entreprendre un voyage le jour du sabbat.

De tous les bateaux à vapeur qui partent de Constantinople, le plus intéressant à visiter, sous le rapport des voyageurs, est, sans contredit, celui qui dessert la ligne de Trébisonde.

Je devais aller à Thérapia rendre visite à l'ambassadeur de France, l'honorable amiral Roussin : il y a quatre lieues de Constantinople à Thérapia, et, comme le vent du nord régnait depuis plusieurs jours, la direction des paquebots autrichiens me fît l'honneur de m'offrir, pour m'épargner le désagrément d'une course à cheval par la pluie et la neige, de profiter du départ du paquebot de Trébisonde. J'acceptai avec empresse- ment cette offre d'autant plus agréable que le directeur des pa- quebots venait lui-même à Thérapia.

Au moment de monter dans le canot qui devait nous porter à bord du bateau h vapeur, un Turc arrive en grande hâte et d'un air tout effaré : « Monsieur ! monsieur ! criait-il, daignez m'en-

li.

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tendre : un de mes esclaves, fugitif depuis dimanche (nous étions au jeudi), est à bord du paquebot; je l'ai vu et je viens le réclamer ; il m'a coûté 4,000 piastres ! Vous ne voudriez pas me faire perdre tout cet argent? « Nous nous arrêtâmes pour écou- ter ce Turc et pour lui demander quelles preuves il pourrait donner à l'appui de son assertion. « Comment, quelles preuves ! répondit-il, j'ai trois témoins à bord, et, de plus, un soldat de police qui veille sur lui, parce que, l'ayant retrouvé, je ne veux pas qu'il m'échappe derechef. »

Bien que je ne sois pas de l'association pour l'affranchisse- ment des noirs, j'éprouvai du regret de ce que le fugitif avait été découvert par son maître.

On donna passage au Turc dans notre embarcation , et cha- cun de nous protîta de la circonstance pour intervenir en faveur d'un pauvre diable qui ne nous paraissait pas coupable le moins du monde. Nous engagions le maître à se montrer humain, à ne pas frapper son esclave; nous lui faisions observer que la dou- ceur devait être plus efficace, pour le retenir, que la colère ; et lui, d'un air patelin, nous répondait : « Soyez tranquille, je ne suis pas méchant; d'ailleurs, s'il tombait malade, est-ce que je n'y perdrais pas? Je serai très-bon, très-indulgent, très-affec- tueux même. Tenez, quand on me l'aura remis, en revenant de bord, nous le placerons là, sur ce banc; nous le tiendrons par son vêtement pour qu'il ne s'échappe pas et pour que je puisse user d'indulgence ; car, s'il s'échappait encore, vous sentez qu'il me serait absolument impossible de ne pas lui faire donner cent, deux cents coups de bâton. » En disant cela, notre homme cherchait à lire dans nos yeux s'il finirait par nous intéresser assez à la perte de son esclave, pour que nous consentissions à faire l'office de gendarmes.

Ce brave Turc était content d'avoir retrouvé ses 4,000 pias- tres ; mais il y avait sur son visage, mêlée à toutes les marques de la joie la plus vive, une sorte de préoccupation. Était-ce un reste du chagrin qu'il avait éprouvé? Était-ce un pressenti- ment?

Le dialogue que je viens de reproduire finissait à peine, que déjà nous arrivions à bord. Le Turc, sans autres formalités , monte le premier, ce qui n'était pas trop conforme aux règles de la politesse ; mais ce qui pouvait paraître excusable pour deux

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raisons : d'abord il était Turc j puis, il avait grande envie de voir, par ses propres yeux, si son homme n'était pas parvenu à se soustraire à la surveillance de ses gardiens :

est-il, votre esclave? demandâmes-nous au Turc,

Le voilà, monsieur.

Aussitôt un grand garçon, qu'à la coupe de son visage on reconnaissait pour être dans la Circassie, quitta la natte sur laquelle il était assis, fumant un narguilé tout neuf.

Cet homme est-il ton maître? luidemanda-t-on.

Lui ! je ne le connais seulement pas.

Ah ! tu ne me connais pas, Sélim ! Eh bien ! en voici qui te reconnaîtront.

Faites-les parler si vous le voulez, vous en avez le droit , car vous les avez payés pour cela.

Les témoins, interrogés, déclarèrent unanimement qu'ils reconnaissaient parfaitement Sélim et qu'il était l'esclave du Turc.

Je gémissais du sort qui attendait le malheureux Circassien, bien que sa position ne parût pas beaucoup l'inquiéter j enfin le capitaine du paquebot, convaincu que le Turc avait raison, con- viction que, du reste, tout le monde partageait à bord, donna l'ordre de livrer Sélim ; mais celui-ci , tirant un papier de sa poche, s'écria : « Ces hommes sont des imposteurs j je n'ai jamais été esclave 5 je suis libre et sujet russe : voici mon passe- port. »

Au même instant , un employé de la chancellerie russe , que le hasard paraissait avoir amené dans le port, et qui, probable- ment par hasard aussi, avait eu envie de visiter le paquebot, se trouva sur le pont. On soumît le passe-poi t à sa vérification, et il fut trouvé très-valable.

Jamais je n'ai vu figure pareille à celle du maître de Sélim ; il était, en un moment, de rose et réjoui devenu jaune et crispé. L'infortuné voulut se permettre quelques observations , on lui dit de s'adresser à l'ambassade russe, et on le pria de quitter le navire 5 mais comme il ne se pressait pas de se conformer à cette injonction , et que l'heure du départ venait de sonner , on se servit du propre soldat de police dont il s'était fait accom- pagner pour l'obliger à descendre dans le canot. Le paquebot commençait déjà à marcher, que nous entendions encore au loin

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une voix crier : « Russe ! 11 n'est pas Russe ! il est mon esclave , et je l'ai payé 4,000 piastres. »

Ouant au Circassien, il s'était trauiiuillenient remis ù fumer son narguilé , et roulait dans sa main plusieurs pièces de mon- naie, à l'aide desquelles il devait pouvoir aller plus loin que Trébisonde. Peut-être avait-il payé son passe-poi t, sa bourse et son narguilé, de la promesse de tenir le gouvernemenl mosco- vite au courant des choses qui se passeraient dans son pays; peut-être aussi le gouvernement russe a-t-il cru trouver, en ai- dant les Circassiens à secouer l'esclavage, un moyen d'envoyei' des gens qui lui fussent dévoués, dans un pays il trouve une grave résistance.

Si quelquefois le paquebot de Trébisonde emporte , comme dans cette circonstance, des esclaves qui ont conquis leur liberté, c'est par ce paquebot aussi qu'arrivent à Conslanlinople les Circassiennes destinées à peupler les harems. Ce sont de jeunes filles vendues par leurs parents à des marchands , qui les con- duisent à travers les croisières russes, à Trébisonde d'abord, et à Conslantinople ensuite. ?se vous tigurez pas que ces femmes soient tristes , qu'elles regrettent leur famille, leur pays. Elles quittent leur père et leur mère comme ceux-ci se séparent d'elles. Pourquoi pleurerait-on au moment du départ? Les parents ont reçu pour prix de leur fille de l'argent qui doit les aider à vivre dans leurs vieux jours, et la tille va changer toutes les fatigues de la vie des champs contre la douceur de la vie du harem. Il est triste d'avoir à le dire; mais n'y a-t-il pas quehjuefois des faits analogues dans notre état social? Déjà, ù bord du paque- bot, commence pour les Circassiennes une ère nouvelle ; le mar- i chand qui les a achetées peut bien, par économie, coucher sur j; le pont et rester exposé pendant la traversée aux intempéries de } l'atmosphère ; mais il a soin de louer le grand salon pour ses es- k claves, et les voilà dès lors dans une chambre élégante, dansant, ,j se balançant devant lesglaces, y ad mirant leurs charmes, estimant li ce qu'elles valent de piastres , faisant des rêves d'avenir. L'une bI se voitsuUane, l'autre se contenterait d'être achetée par un pacha; |{ elles se promettent réciproquement leur protection. Mais ces ;6l beaux succès ne iieuvent pas èlre obtenus aussi vile qu'elles le il désireraient : il faut, en jjremier lieu, qu'on les ait guéries d'un ni mal qui les atteints presque en naissant. Le dirai-je? pas une de !

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ces houris n'en est exemple; toutes sentent s'agiter sous l'épi- démie l'insecte qui produit la gale. Il faut, apvds leur guérison, qu'elles reçoivent une certaine éducation, qu'elles apprennent le turc, qu'elles apprennent à jouer d'un instrument. Tout cela fait elles sont conduites dans des lieux on les expose en vente, et quelquefois les marchands en obtiennent jusqu'à 60,000 pias- tres (15,000 francs).

J'ai parlé, au commencement de cette lettre, des paquebots à vapeur français qui apparaissent tous les dix jours dans le port de Stamboul. C'est une idée heureuse que la création de cette marine postale à vapeur que la France a répandue sur la Médi- terranée; elle initie nos trop casaniers compatriotes à tous les mystères de la vie levantine. Elle nous met à même, par le bon marché des transports et par la rapidité des traversées, de con- naître dans tous ses détails de production, de consommation et de mœurs, une partie du monde l'on prenait du café depuis cent ans, lorsqu'on s'est imaginé d'en boire en France. Peut-être en viendra-l-on un jour à développer cette belle création que quelques ports de mer ont vue avec des yeux de jalousie, sans se douter d'abord que la route d'Alexandrie n'est pas seulement la route postale d'Egypte, mais qu'elle est aussi celle de l'Inde. Ce qu'il est bon de remarquer à ce propos, c'est que Bordeaux reçoit par les paquebots du Levant presque autant de lettres que Marseille.

Je traiterai une autre fois la question des bateaux à vapeur en Orient, considérée au point de vue du commerce et de la po- litique.

De Ségdr-Dupeyron.

M. INGRES

ET

L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

Dans la séance que l'Académie des beaux-arts a tenue derniè- rement pour faire son rapport sur les envois de l'école de Rome, et pour décerner les grands prix aux élèves qui ont mérité d'être admis au nombre des pensionnaires de la Villa-Médicis , il y a eu, «îomme en bien des choses , deux parts : celle d'un amuse- ment frivole ou d'un ennui passager pour le public , celle d'un débat sérieux pour les personnes qui s'intéressent véritablement ù l'avenir de l'art. Nous laisserons de côté la première part qui a absorbé le peu d'attention dont la presse est encore capable , pour nous occuper de la seconde qui, il faut avoir le courage de le dire, dépasse la mesure ordinaire de son intelligence. Si c'é- tait M. Nanteuil qui occupait le fauteuil du président , si c'était M. Huyotqui était assis à côté de lui , combien de verres d'eau sucrée M. ilaoul-Rochelte a bus durant la succession de ses dis- cours, voilà sans doute des ipicstions dignes de la sagacité de

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la criliiue; elles onl été traitées d'une manière si profonde, si nouvelle, si péremptoire, que nous nous garderons bien d'y re- venir. Posons-nous d'autres problèmes , par exemple , celui de savoir quel était le sens des paroles que nous avons entendu prononcer dans cette séance.

M. Raoul-Rochette a rempli, à lui seul , toute cette solennité académique j en qualité de secrétaire perpétuel de la classe des beaux-arts, il a lu le rapport des différentes sections sur les travaux des élèves de Rome ; c'est au même titre qu'il a pro- clamé les noms des nouveaux lauréats, et qu'il a fait l'éloge de Lesueur, l'auteur des opéras de la Caverne et des Bardes, ^ cédé depuis quelques mois. Ouvrir la carrière aux jeunes gens, juger ceux qui y sont entrés, fermer le tombeau d'un artiste qui l'a parcourue, c'est une tâche grave, et bien faite pour un esprit élevé. En l'accomplissant , le secrétaire de l'Académie des beaux-arts nous a-t-il montré que le corps dont il était l'inter- prète comprît convenablement l'autorité que sou institution a voulu lui donner sur le développement de nos arts?

A Dieu ne plaise que nous voulions rendre M. Raoul-Rochette responsable des idées et des leçons dont il s'est fait l'organe I nous avons nous-même considéré sa nomination aux fouctious de secrétaire perpétuel de la quatrième classe de l'Institut comme un gage donné aux progrès du siècle, et au raisonnable mouve- ment des choses , par une compagnie que son aversion pour tout ce qui est jeune et vivant avait trop longtemjjs compromise aux yeux de l'opinion publique. Ce qu'elle avait accordé sur ce point et sur quelques autres, l'Académie des beaux-arts semi)le avoir eu hâte de le retirer, en faisant passer par la bouche de son secrétaire des sentiments et des principes que les jalousies intérieures des diverses sections peuvent bien enfanter, mais qui ue sauraient convenir à un homme placé par son savoir, par son goût, par son impartialité, au-dessus des rivalités mesquines des coteries.

Pour dire le mot, que personne n'a prononcé, et qui se trouvait au fond de toutes les phrases et de tous les esprits, une accusation en forme contre M. Ingres, tel est le résumé de cette séance. Un blâme sévère , adressé en termes exprès au directeur de l'école de Rome , a été l'unique préambule du rapport de l'Académie ; puis à mesure qu'il passait à l'examen des divers envois de pein-

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lure, de sculpture et d'arcliitecture, le rapporteur ajoutait adroi- tement à la mercuriale , ici des remontrances vives et précises, des insinuations qui, si elles n'attaquaient pas l'homme même, s'acharnaient peut-être, hélas! sans le savoir, contre les ten- dances qui font , à notre gré . sa grandeur et la gloire de noire patrie. Entiii il n'est point jusqu'à l'éloge de feu Lesueur, qui, malgré la différence des deux talents, n'ait été jusqu'à un cer- tain point transformé en satire; car en faisant remarquer que le professeur de musique n'imposait point à ses élèves un sys- tème arrêté . le secrétaire perpétuel semblait critiquer les prin- cipes fixes, la manière tranchée, l'enseignement austère du pro- fesseur de peinture.

Je ne saurais, pour ma part, accorder, avec les règles strictes de la convenance, ces taquineries contre un absent, contre un artiste qui emploie à relever la Villa-Médicis de l'état de délais- sement oi^i elle était tombée, un temps que la postérité regret- tera. Mais c'est à un code plus grave que celui de la civilité qu'il appartient de décider ce débat. Dernièrement M. Pierre de Cor- nélius, revenant à Munich, après avoir visité la France , disait à ses compatriotes qu'il n'avait vu à Paris qu'une chose, le pla- fond de l'Apothéose d'Homère . par M.Ingres. Quel absurde plaisir peut-on prendre à rabaisser un homme , en qui seul les nations étrangères reconnaissent encore la suprématie de l'école française? Que le vulgaire ignore des beautés qui sont au-dessus des forces actuelles de son entendement, et aille offrir son culte à des talents qui flattent les penchants inférieurs de la nature, on ne saurait s'en étonner dans un temps oîi, plus encore que la peinture, les lettres et la musique, ces arts privilégiés de Tin- telligence, se sont vouées à un matérialisme déshonorant. Mais qu'une compagnie, fondée pour résister aux entraînements fâ- cheux, et pour guider la multitude, se plaise dans les erreurs qu'elle devrait corriger, c'est ce qu'il est plus difficile de com- prendre et d'excuser.

Les reproches les plus graves, adressés au directeur de l'école de Rome, se réduisent à deux points principaux. L'Académie croit d'abord (|u'il est de S(ui devoir de l'avertir de conduire les pensionnaires à une égale distance des deux écueils de l'innova- > tion. Il paraîtra à tout esprit sérieux que la marche d'un sagejf professeur devrait être toute contraire, et que jeter lesélèvesf

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sur une terre ils pourraient rencontrer à la fois l'innovation et l'imitalion , ce serait leur rendre le plus yrand de tous les services. Dans l'art , comme dans toutes les autres choses hu- maines, il y a deux conditions indispensables à remplir : résu- mer en soi la tradition de ses devanciers, la transformer ensuite en vertu du principe de vie et d'originalité que chacun porto en soi. Voilà donc que Timitation et l'innovation, qui sont for- mellement condamnées par l'Académie , se trouvent être les deux pôles nécessaires de toute bonne doctrine.

En second lieu , l'Académie, assez maladroite à définir ce qu'elle repousse dans M. Ingres, et cherchant du moins à ar- borer un drapeau sur lequel on puisse lire un signe de ralliement clair et fécond, a exprimé, par l'organe de son secrétaire, qu'il n'y avait qu'un système ((ui méritât les suffrages des artistes, et que ce système était celui de la nature et de la vérité. Les personnes qui ont éludié consciencieusement l'histoire et la théorie de l'art, aperçoivent sous ces deux mois, qui semblent les plus simples et les plus nets dont on puisse se servir, la plus incroyable confusion d'idées , de vues et d'objets , dont les an - nales des opinions humaines aient peut-être offert l'excaîjtle. Demandez aux élèves de M. Ingres quel est le système que leur maître leur enseigne : celui de la nature et de la vérité, vous diront-ils. Et cependant c'est avec ces deux mêmes mots que l'Académie pense foudroyer M. Injres et ses élèves ! Ceci, à tout prendre , ne nous paraît tourner ni à l'avantage de ii. Ingres, ni à celui de l'Académie ; et j'ai grand peur que la méprise ne soit un peu des deux côtés.

M. Ingres n'a déposé nulle part la théorie de son enseigne- ment, et personne ne saurait lui en faire un devoir, ni le juger d'après des idées qu'il n'a jamais formulées ; mais on n'en pour- rait dire autant de l'Académie : par la loi même de sa fonda- tion , elle est forcée à avoir une doctrine publique, transmise régulièrement et conservée en dépôt dans ses ouvrages. Or je lie sais par quelle fatalité de notre esprit et de notre goût, il s'est trouvé qu'incapable jusqu'à ce jour d'éditiei' par elle même une philosophie des beaux-arts, la France a généralement admis et imposé à ses corps savants celle d'un critique étranger, de Winckelmann, devant le génie duquel nous ôouimes tout disposé à incliner notre faible laison. Mais qu"ai-je lu dans Winckcl- 10 lo

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mann, qui a passé jusqu'ici pour l'oracle de nos académies? Y ai-je trouvé cède vaine formule de la nature et de la vérité, ce prétexte banal de mille discussions interminables le se- crétaire delà quatrième classe de l'institut a replongé la science, prête à s'affranchir de ses vieilles entraves et à prendre un essor nouveau? Non; Winckelmann ne soutient pas la doctrine du naturalisme, il a professé celle de l'idéal avec un enthou- siasme puisé aux sources divines il voulait retremper l'art. Sans doute l'idéal est aussi un mot, et nous pourrions bien de- mander qu'on modifiât la définition que Winckelmann en a donnée. Mais aujourd'hui , que devient même ce mot en pré- sence des attractions insurmontables qui poussent la section de peinture vers le matérialisme décoré des titres de la nature et de la vérité? C'en est-il fait? Après avoir refoulé , au nom de Winckelmann . des tentatives généreuses qui avaient pour but de dépasser l'ancien exemplaire de l'idéal sans cesse grandissant aux yeux de l'homme, l'Académie va-t-elle briser elle-même le cercle dans lequel elle était restée abritée ? Après avoir défendu l'entrée du temple à la fougue peut-être inconsidérée d'une géné- ration nouvelle , va-t-elle elle-même en démolir les murs , et se suicider dans son sanctuaire, à la face de la multitude?

En réalité, toute la question se réduit à ceci : L'Académie en est venue h avoir peur d'elle-même. Car le principe qu'elle redoute et qu'elle combat dans toutes les direclions, n'est pas autre que celui qui a présidé à sa fondation , et auquel elle a autrefois son éclat. Les premières années de ce siècle (pour ne point re- monter au delà) ont vu une sorte de rénovation s'accomplir dans le développement des arts, sous l'influence d'une étude plus sévère de l'antique. Tandis que Canova était frappé par tous ces profils fins et gracieux, découverts chaque jour sur les murs de Pompeï, et qu'il s'efforçait d'en reproduire le sourire délicat sur le marbre, deux Français. Louis David et M. Perrier, remplissaient chez nous une mission analogue et ramenaient la peinture et l'archileclure, de l'imitation des artistes du xvi^ siècle à celle des grandes pratiques de la Grèce et de Rome. En se plaçant même au point de vue borné de leur époque, on peut parfaitement justifier leur entreprise; car, en admettant qu'on n'ait affaire qu'à une nation d'imitateurs, il vaul mipux sans doute lui conseiller de remonter à la véritable source des tradi-

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lions du beau , que de l'engager à copier une époque qui n'est elle-même que le reflet d'une autre. Mais pour qui considère les choses de plus haut, le grand mouvement qui a prosterné Ca- nova, David et Percier aux pieds des monuments antiques, a une raison plus sérieuse et plus profonde. D'un côté , la société mo- derne tend de plus en plus à se rapprocher de certaines faces de la société antique, avec lesquelles l'art est dans des rapports intimes ; par la liberté, par la philosophie, par le culte peut-être exagéré de l'homme qui est le résultat de ces deux tendances, nous rejoignons le siècle de Socrate et celui de Cicéron que les grandes époques antérieures à la nôtre n'ont guère rappelés que par le génie et par la politesse. Pendant que nous entrons ainsi dans une communication plus étroite avec le fond même de l'antiquité, d'un autre côté la réflexion, qui prend presque par- tout la place de l'imagination et de la foi, achève de nous rendre impropres à l'invention véritable , et nous assujettit par aux formes et aux règles de l'art ancien. En effet, le sentiment es- thétique ne saurait périr en nous qu'avec la viej et s il ne peut être satisfait par l'inspiration , il demande à l'intelligence des plaisirs et une issue qu'elle est en état de lui accorder. Toute- fois l'intelligence ne pouvant se donner à elle-même le vête- ment qui constitue, à proprement parler, l'apparence visible du beau, il s'en suit naturellement qu'elle est obligée de le deman- der aux temps qui ont joui des dons précieux de l'imaginatioa et de la spontanéité. Ainsi nous sommes, pour notre part, tout à fait d'accord avec les doctrines académiques en ce point que les artistes actuels ne sauraient trop étudier l'histoire de l'art, et que, dans cette histoire , ils ne sauraient accorder une trop grande considération à l'art des anciens. Mais voici l'en- droit où l'Académie nous paraît reculer devant son principe, et se poser à elle-même, sans y prendre garde, une question de vie ou de mort.

Canova a modelé ses statues sur les peintures de Pompéïj David a composé ses peintures d'après les statues de la dernière époque de l'art j Percier a établi ses principes d'architecture d'après les édifices de la renaissance grecque, qui éclata à Rome sous les règnes de Trajan et d'Adrien. Je le demande, est-ce dans sa décadence que nous devons imiter l'antiquité ? Devons- nous l'étudier dans une période le principe de son art est

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étouffé sous le luxe des détails , ou corrompu par le mauvais goût? Oui ne voit, au contraire , que ce qu'il importe de con- naître, de i)énélrer, de s'approprier, c'est le principe même dans sa pureté, dégagé do toutes les enveloppes et de toutes les altérations? Mais si nous voulons arriver jusqu'à lui, si nous voulons posséder ce germe que notre réflexion doit féconder encore, renonçons au culte des époques secondaires et à l'idolâ- trie des formes dégénérées; remontons, à travers les temps et en dépit des admirations vulgaires , jusqu'aux époques primor- diales dans le flanc desquelles ce divin embryon a tressailli pour la première fois. N'est-ce point ce que M. Quatremère de Quincy lui-même a enseigné dans tous ses ouvrages? N'est-ce point sur ce fondement que M. Huyot élablit sa renommée, lorsque, revenant de l'Egypte et de la Grèce, il déconcerta, par ses puissantes restaurations des monuments primitifs de la ville des Pharaons et de celle de Minerve, l'école de M. Percier, qui ne voyait rien au delà des étroits liorizons de la renaissance romaine?

Les plus grands travaux de l'art et de la théorie de notre épo- que s'accomplissent dans cette direction ; et ce sont précisément ceux-là que l'Académie condamne, et en haine desquels elle a dicté le rapport que nous avons entendu dans la dernière séance. Sous peu de jours, doit arriver à Paris ce tableau de Stratonice, auquel M. Ingres a consacré tous les loisirs de son séjour à Rome ; on pourra se convaincre, en voyant ce chef-d'œuvre, si parmi les académiciens qui ont blâmé le directeur de notre école, il en est un qui soit capable, je ne dis pas de rendre, mais de comprendre seulement l'antique comme il l'a fait. Qu'est-il besoin de preuves nouvelles? Ne possédons-nous pas cette apothéose d'Homère qui eût arraché des larmes d'enthou- siasme à Winckelmanu , et qui, croyons-en l'admiration des étrangers, sera un jour considérée comme l'une des plus envia- bles merveilles de ce Paris qui en renferme de si grandes et de si rares? Ce n'est pas sans raison que nous associons ainsi le nom de M. Ingres et celui de Winckelmanu. Lorsque l'esprit, affranchi de toutes les préventions et de tous les étonnements ordinaires, s'efforce de classer le plafond du Louvre, il est aussitôt conduit à rappeler la classification de Vllistoire de l'art . L'auteur de ce beau livre a résumé toutes ses études et

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tous les résultats de sa noble intelligence dans un lyblean digne à la fois des plus grands penseurs et des pins grands poëtes. Les Grâces , que les Grecs tirent sœurs, mais non point égales , de- viennent pour lui la personnification et, pour ainsi dire, le vivant symbole de son système. Semblable à la Vénus céleste, la première Grâce se suffit à elle-même, veut être recherchée et ne fait point d'avances ; elle est trop élevée pour se manifes- ter beaucoup aux sens, et ne veut parler qu'à l'esprit . La seconde Grâce, ainsi que la Vénus terrestre, tient plus de la matière; elle n'est que la compagne de la première , et elle l'annonce à ceux qui ne sont pas initiés dans le secret de goûter la Grâce céleste. La première correspond à l'idée de l'art dorien , la seconde à celle de l'art ionien. Mais , après la grâce du sublime et la grâce du beau, vient la grâce souriante, celle des faunes antiques, aux lèvres relevées par les coins, celle que Corrége a poussée à une haute perfection , et qui , avant et après lui , a toujours été la plus connue des modernes. Un seul, oui, un seul d'entre eux a réalisé parmi nous une image de la grâce sublime qui se voila de bonne heure même pour les Grecs ; et cet artiste en qui Winckelmann eût salué le digne élève de Polygnole et de Scopas, nous l'abreuverons d'amertume et de dégoût jusqu'à ce que nous le proclamions sans rival sur sa tombe !

11 y a encore des académiciens qui prennent ce qu'on appelle la manière de M. Ingres, pour l'effet isolé d'une organisation particulière, pour l'aberration solitaire d'un talent qu'on vou- drait bien pouvoir nier, ne pouvant le comprendre. Il suffirait cependant d'ouvrir les yeux pour voir qu'il n'en est rien. M. Ingres s'est placé sous le patronage de Raphaël , et l'accom- pagnant dans ses deux sentiers , il a poursuivi chez les artistes chrétiens, plus haut que Pérugin, et chez les artistes grecs, plus haut que Phidias, la double série d'études que son guide avait bornées à ces deux maîtres. Il nous a donc véritablement remis en possession du principe même des deux arts qu'une époque plus heureuse transfigurera sans doute dans une der- nière fusion. Mais il n'aura point seul contribué à ce résultat important. Dernièrement, à propos des marbres d'Égine, nous exposions comment la découverte de ces beaux morceaux avait renouvelé la théorie esthétique de l'antiquité , en dégageant l'élément dorien de l'idée jusqu'alors compacte et confuse de

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l'art hellénique. Ce que nous avons dit, en celle circonstance, de la sculpture grecque, est vrai non-seulement pour tout l'art des Grecs, mais encore pour celui de tous les peuples civilisés. Dans tous les arts il y a un élément dorien ; et ce n'est pas un des moindres devoirs de notre siècle que de retrouver partout et de définir cet élément primordial. Nous avons sous les yeux des preuves nombreuses qui nous forcent à croire que cette lâche sera dignement remplie.

L'architecture avait pris les devants, la voix des théoriciens s'était fait entendre; mais lorsqu'elle a été recueillie par les artistes, chose singulière! leur fidélité à suivre ses leçons, et peut-être leur zèle à les compléter, n'ont trouvé dans l'Aca- démie que des froideurs et des répulsions inexplicables. Tout en reconnaissant que les jeunes architectes de l'école de Rome se distinguaient par un empressement louable , le rapport du secrétaire perpétuel déguisait avec peine certaines préventions conire l'objet et la tendance de leurs travaux. En effet, les quatre restaurations envoyées par les pensionnaires de Rome représentaient des monuments qui embrassaient les siècles de la république romaine , et qui ne dépassaient pas celui d'Au- guste; voilà donc l'époque dorienne de l'art romain devenue à son tour le principal sujet des études de l'architecture! Vouloir étudier Rome dans son principe, faire pour son caractère monu- mental , ce que Nieburh a fait pour son histoire ethnographi- que et polili(iue, ce doit être évidemment un crime iriémissible pour des hommes qui n'ont vu l'art romain que dans le règne d'Adrien, et l'histoire romaine que dans Tile Live. Plus les beaux ouvrages de ces élèves qui rendent déjà leurs maîtres jaloux approchent de la perfection . plus on entoure de restric- tions les élo;;es qu'on ne peut leur refuser. M. Clerget, qui a fait une restauration des ruines du mont Palatin, et qui a dé- ployé dans cet admirable travail des trésors d imagination et de vrai savoir, a été écorché, comme en passant, par les trails de la satire académique, afin qu'il n'ignorât point qu'on redoute en lui un auxiliaire de plus pour cette phalange de studieux et brillants esprits qui attendent ici que le temps ait forcé pour eux les portes du sanctuaire.

Si nous avons un reproche à faire aux sculpteurs de l'école de Rome, c'est de nous avoir envoyé des ouvrages qui montrent

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qu'ils n'ont pas su s'associera celle tendance sévère et inlelli- geuleiles éludes. Mais au Salon, M. .louffioy, l'un des derniers pensionnaires qui soient sortis de la Villa-Médicis, avait exposé mie composition vraiment antique, dans le nouveau sens qu'il faut s'habituer à donner à ce uiotj nous avons admiré ce mor- ceau charmant, et en le retrouvant au Luxembourg, mêlé à des statues mignardes sans grâce, nous avons été plus frappé encore des analogies qu il offrait avec le grand mouvement de l'art contemporain vers l'anliquité sérieusement comprise. Quant à la peinture, il est bien évident, quoi qu'on ait dit, que M. Infjres n'a pu l'enseigner à ses élèves que selon les facultés de chacun d'eux. Lorsqu'il a renc{mtré un talent profondément réfléchi comme celui de M. Flandrm, il lui a communiqué ce qu'il avait de style austère et indifférent aux séductions sensuelles j mais trouvant, par exemple, dans M. Roger un esprit plus disposé à sentir la convenance extérieure des formes que leur principe interne, il serait extraordinaire qu'il eût pu développer en lui ce que la nature n'y avait pas mis. Cependant faudrait-il lui faire un reproche d'avoir convié à des beautés plus élevées un artiste peul-ètre pour celles qui ne sont que du domaine de l'élégance ? Je ne le pense pas. Si dans le tableau que M. Roger a envoyé de Rome cette année , les tètes des hommes et des femmes qui écoutent la prédication de saint Jean portent l'em- preinte d'une vie qui n'arrive point à se traduire vivement à travers l'épiderme, il y aurait de rinjustice à accuser M. Ingres d'un défaut qui résuite évidemment d'une propension marquée de l'auleur pour la manière de M. Delaroche; mais quant à la figure même du saint Jean, dont le geste appelle éloquemment le ciel, comme faisait aussi celui du Saint Syinphorien, il est assez probable que la belle inspiration qui en a dicté les lignes à M. Roger l'aurait moins heureusement éclairé , si l'école de Rome avait eu un tout autre directeur. En comparant l'espèce de vignette à laquelle M. Papety a son prix , et l'élude qu'il a exécutée dans la seconde année de son séjour en Italie, on peut également se convaincre du salutaire effet que l'influence de M. Ingres a produit sur ce jeune artiste.

Il reste encore un grief capital , auquel nous n'avons point touché , et dont nous ne pouvons néanmoins rendre raison qu'en quelques paroles. On accuse M. Ingres de manquer de

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couleur et d'eu proFesspi' le méjjiis. Co.'iimenl répondre à ce re- proche ? Par riiisloire tout entière de l'art. Si le Titien avait eu le dessin de Raphaël, ou si Raphaël avait eu la couleur de Paul Véronèse, il y aurait probablement bon nombre de critiques qui seraient ravis des libéralités de la Providence; pour nous, il nous semblerait que cette magnificence de dons accumulés sur une seule tête n'ajonter:iit quelque chose à la perfection de l'art qu'en enlevant beaucoup au caracièie des artistes. Comme les coloristes ont un dessin qui ne ressemble en rien à celui des dessinateurs, de même les dessinateurs ont une couleur qui ne ressemble pas à celle des coloristes. C'est sans doute uu des plus profonds, mais aussi un des |ihis irrécusables mystères de l'art. La véiitable question est donc de savoir si on préfère la couleur ou le dessin, c'est-à-dire Pimaîïe des choses ou bien leur esprit et leur âme; car, par la raison que le choix est le principe même de l'art, selon tju'on partira de l'un ou de l'autre de ces deux termes , on sera forcé d'attacher au terme corres- pondant un i)rix et un sens tout différents. Je n'ignore pas que la couleur a aujourd'hui des adeptes fervents qui ne jurent que par Tintoret et par Vélas(|uez : mais je sais aussi que nous avons des poètes qui ont voulu rétablir le culte de Ronsard et de Saint- Amant, et que l'espiit public a solennellement protesté contre ce retour du matérialisme. Ce sont donc des remercîmeuls qu'il faut adresser à l'éminenl artiste qui, s'assctciant aux plus hauts instincts du génie français, dans un temps tout semble faillir et déchoii' autour de nous, a puisé dans l'illustre excep- tion de sa nature la force de maintenir et d'accroître infiniment cette tradition spiritualiste du dessin qui a toujours été la gloire particulière de notre école.

Mais tandis que l'Académie est si peu ménagère du blâme pour qui mérite tant d'admiration, il s'est rencontré dans notre pays un homme digne d'apprécier le génie et capable de le venger. M. le duc de Luynes, dont l'esprit libéral et le goût éclairé sont parmi les i)lus fermes appuis sur lesquels l'art doive aujourd'hui comjiter, avait depuis quelques mois chargé M. Duban de restaurer le beau château de Dampierre. L'archi- tecte de l'école des Beaux-Arts trouva dans cette habitation une galerie qui présentait deux vastes parois propres à recevoir une tlécoralion parliculièie ; il laissa entrevoir au maître du château

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que la peinture pourrait seule orner convenablement cet endroit. A peine en eut-il manifesté l'idée , qu'on lui demanda les noms des artistes qui pourraient , selon lui, s'acquitter de cette tâche sans altérer l'harmonie de l'ornementation générale. Fidèle à ses amitiés et à ses admirations fout ensemble , M. Duban nomma MM. Paul Deiaroche, Horace Vernet et Ingres. M. de Luynes ré- pondit par un mot qui peint d'un trait et la distinction de son es- prit et la nature des talents qu'on venait de lui citer : «J'achèterais, dit-il, un tableau de M. Deiaroche et de M. Vernet ; mais je n'en commanderais qu'à M. Ingres. » Puis il ajouta qu'il consacrait à M. Ingres 80,000 francs, et qu'il lui laissait toute latitude pour choisir et pour composer ses sujets, bien persuadé que le peintre de V Apothéose d'Homère ne s'abaisserait pas à retracer de ces événements qui passent sans laisser de lumière après eux, et qu'il voudrait, au contraire, frapper les regards par l'image de quelque grande pensée. M. Duban se chargea de transmettre, en son propre nom, les offres de M. de Luynes au directeur de l'école de Rome; et, pour mieux ménager encore ce noble caractère, éprouvé par de si illustres et de si douloureuses lut- tes, ce fut à M"'e Ingres qu'il les adressa. M. Ingres lui-même s'est hâté de répondre : sa lettre , tout empreinte des plus beaux sentiments, trahit avec effusion le bonheur qu'il a ressenti en se voyant si bien compris. Remords de sa trop longue inac- tion, fierté d'un cœur haut placé, plaisir enthousiaste de ren- contrer au milieu d'une carrière solitaire, un appui dont il peut être glorieux , désir d'attacher dans un même monument son nom et celui de M. Duban, que l'avenir associera, nous le croyons, dans un même culte ; l'artiste a tout exprimé avec un élan naïf et sublime qui communique toute son âme. Ainsi, pendant que M. Deiaroche peindra les fresques du palais des Beaux-Arts et sa grande salie de Versailles, M. Ingres achèvera, avec les formes austères de son génie, de consacrer chez nous la pein- ture monumentale, en qui repose entièrement l'avenir de notre école. Les voyageurs qui arrivent à Londres ne manquent jamais de visiter à Hampton-Court les carions de Rapliae!, et à Blen- heim les tapisseries de Titien. Un jour, ceux qui viendront s'in- former des grandeurs de noire civilisation, feront de même un pèlerinage àDampierre; ils trouveront là, dans une solitude propice , loin des vaines et passagères rumeurs, deux pages de

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peinture qui, avec V^épothéose d'Homère, compléteront le type le plus élevé de l'art de noire siècle ; ils y lirout aussi , dans un cadre précieux, celte lettre, fidèle témoignage de la fraternité de deux grands artistes et de l'intelligente générosité de leur Mécène.

H. FORTOCL.

VOYAGE

DE

il A corar™'

La plupart des voyageurs qui vont de Smyrne à Constantiiio- ple, suivent la route de Pergame et les rivages de la mer Egée ; nous nous mîmes en chemin pour la capitale ottomane, avec l'intention de passer par Magnésie , Kutayeh , Brousse et Nicée. Nous quittâmes Smyrne le 24 février à onze lieures du malin. Nous prîmes des chevaux de louage qui devaient être à noire disposition jusqu'à Kutayeh ; , nous devions prendre des che- vaux de poste. Toutes les villes de l'Anatoiie et les villages situés sur les roules les plus fréquentées ont des chevaux uniquement destinés au service du gouvernement et à celui des voyageurs. On paye le cheval une piastre par lieue, environ vingt-cinq cen- times de notre monnaie.

Magnésie , ou Magnissa , est située à huit lieues au nord-est de Smyrne, au midi d'une belle plaine fécondée par les eaux de l'Hermus , au pied de la gigantesque chaîne du Sipyle, dont les flancs nus et déchirés ont un aspect grandiose et une sauvage

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beaufé. La pliysionomie extérieure de Magnésie est variée et pit- toresque; une grande colline à pic, couronnée des débris d'une antique citadelle , s'élùve au-dessus des coupoles de plomb , des minarets et des cyprès du Champ des Morts qui se trouve au mi- lieu de la ville. Magnésie est une des plus grandes cités de l'Asie Mineure; sa population est de soixante-dix mille Turcs , mille Grecs, autant d'Arméniens, et quatre cents familles juives. Ma- gnésie fait un très-grand commerce de coton , de grains et de tabac. De même que le tabac de Latakié est le meilleur de la Sy- rie , le tabac de Magnésie est le plus eslimé de l'Anatolie.

Le gouverneur de Magnésie se nomme Iladji-Yeuk-Oglou ; il appartient à cette famille de Kara-Osman-Oglou, si puissante au temps de la féodalité turque. On connaît l'origine des dèré-bcy& ou seigneurs de la vallée: Les premiers conquérants turcs don- nèrent aux chefs de leurs troupes des timars (petils lîdfs ) et des tintarets (grands fiefs), dans le double but de pourvoir à la dé- fense de l'empire et de récompenser des services militaires. D'après un règlement d'Amurat ou Mourad , le fondateur des janissaires , l'hérédité des fiefs se perpétuait de mâle en mâle, et ne reven;iil à l'État qu'après l'extinction de la famille. De sim- ples propriétaires qu'ils étaient , les déré-beys devinrent de plus en plus indépendants; ils étendirent leur pouvoir et le consoli- dèrent surtout sous le règne orageux de Mourad III.

La famille de Tschapan-Oglou , à Yousgat, en Cappadoce , et celle de Kara-Osman-Oglou , à Magnésie , étaient devenues , par la faiblesse des sultans , souveraines de l'Asie Mineure. Une union parfaite régnait eulre ces deux familles; leurs mœurs, leurs lois , leuis intérêts étaient les mêmes ; elles payaient exac- tement leur redevance â la Sublime Porte, fournissaient chaque année les conligcnts exigés , et prévenaient avec soin tout sujet de plainte. Des préser.ts distribués avec intelligence leur assu- raient des protecteurs au divan et parmi les janissaires. Si quel- que demande de la Porte leur i)aiaissait trop onéreuse, les déré-beys se mettaient vite en mesure pour se détendre, car, indépendamment des soldats qu'ils étaient obligés de fouinir chaque année au sultan, ils pouvaient mettre en campagne plus de cent cmquante mille hommes armés. Leur cavalerie était surtout remarquable par la richesse des éqiiipements et par la beauté des chevaux.

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Ismaël-Bey et le fameux AU étaient dans la Turquie d'Europe ce que les Tschapan-Oi^lou et les Kara-Osman-Oglou étaient dans l'Asie Mineure., La famille du pacha de Yanina est éteinte; il reste encore un membre de la famille d'Ismaël-Bey , c'est ce Youssouf-Pacha qui, pour sauver sa lête, livra Varna aux Rus- ses. Youssouf n'est pas étranger aux mœurs , aux langues de l'Europe; il parle parfaitement le français et l'italien. Le fils d'Israaël-Bey de Macédoine vit aujourd'hui à Stamboul dans un état de fortune très-médiocre.

D'après le Koran , la (erre appartient à Dieu , qui la donne à qui lui plaît; de sorte que toute propriété dérivant du maître des mondes appartient à l'iman suprême (le sultan), qui est son ombre sur la terre. Mahmoud II, s'appuyant sur ce pré- cepte du livre saint , et jaloux aussi de reconquérir pleinement l'autorité impériale, entreprit, en 1811 , l'anéantissement des déré-beys. Il commença d'abord par semer la division parmi eux, en faisant accepter aux plus jeunes membres des familles féodales le titre de pacha, et en donnant à de nouveaux pachas le gouvernement des provinces qu'achetaient auparavant les déré-beys. Tschapan-Oglou et Ismaël-Bey refusèrent d'obéir aux volontés de la Porte, mais ils payèrent de leur vie leur opiniâtre résistance. Il n'est resté qu'un petit-fils de Tschapan-Oglou; il vit aujourd'hui oublié à Constantinople. Les Kara-Osman-Oglou se soumirent sans combattre aux ordres du souverain ottoman. Cette famille perdit dans l'Analolie son antique indépendance; mais elle fut toujours aimée et respectée par le peuple comme au temps de sa puissance. Une sorte de vénération pour la race des Kara-Osman-Oglou empêcherait le sultan de placer à Ma- gnésie ou à Guzel-Hissar des gouverneurs qui ne fussent pas de cette famille. Les voyageurs qui ont parcouru l'Asie Mineure il y a trenle ans louent beaucoup les Tschapan-Oglou et les Kara- Osman-Oglou ; ceux-ci gouvernaient paternellement les pays qui s'étendaient depuis les portes de Smyrne jusqu'à Tokat , en Ar- ménie. Les Turcs et les rayas étaient également heureux. Les déré-beys favorisaient l'agriculture et le commerce , sources de leurs grandes richesses.

On n'a pas craint de comparer en Europe Mahmoud II à Louis le Gros, à Louis XI , à Richelieu , pour avoir détruit l'hérédité des familles féodales de la Turquie; on a même dit qu'une ère 10 16

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de prospérité dans l'empire ottoman était née de ces cliange- ments ; c'est une grave erreur. Un rapide passage en Asie Mineure suffit pour montrer que les populations n'ont rien ga- gné à ces révolutions accomplies par Mahmoud II , d'immenses plaines sans culture et sans habitants prouvent assez la déca- dence de l'Analolie sous les nouveaux gouverneurs. Les Turcs et les rayas regrettent la domination paternelle de Tschapan- Oglou et de Kara-Osman-Oglou. Au lieu de travailler à rendre au pays un sort meilleur , les pachas aujourd'hui ne songent qu'à profiter de leur emploi de peu de durée pour s'enrichir aux dépens du peuple.

Revenons à Magnésie. Celle ville . qui fut dans le commence- ment du xve siècle la résidence de quelques souverains otto- mans, conserve des édifices dignes d'une grande cité turque. On y voit des établissements de bains . de vastes karavanseraïs. Entre autres belles mosquées , on remarque celle qui fut con- struite par Amurat ou Mourad II. Cette mosquée, appelée Mourad-Djamissi , possède des richesses considéraliles , que lui avait léguées son auguste fondateur. Une partie des revenus de Mourad-Djamissi sert à l'entretien de deux hôpitaux, de deux imarets (cuisines publiques ) , et d'un médressé (collège) ouvert à tous les enfants musulmans de la cité. Le souvenir de Mou- rad II est resté au milieu du peuple turc de Magnésie comme un brillant modèle de la vaillance unie à la piété. « Aj)rès une conquêle, disent lesOsmanlis de Magnissa, sultan Mourad (que Dieu bénisse!) s'occupait à construire des mosquées, des khans, des hôpitaux, des imarets et des médressés. Le magnifique em- pereur donnait tous les ans mille pièces d'or aux descendants mâles du prophète; il en envoyait deux mille aux croyants des saintes villes de la Mecque , de Médine et de Jérusalem. « J ai vu . à une demi-heure au nord de Magnésie, une grande tour à moitié démolie, couverte de lierre et de mousse. C'est la tour que Mourad II s'était choisie pour retraite après la trêve de dix ans conclue avec les Hongrois. Fatigué du bruit des camps, des agitations de la vie, ne pensant plus qu'à échanger les soucis du trône contre les douceurs d'une tranquille existence , Mourad disait à son visir Khalil-Pacha :

» Depuis longtemps , le pied sans cesse dans l'élrier , l'épée toujours hors du fourreau , je n'ai cessé d'agir pour le bien de

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la religion; il est temps que je quitte l'empire, et que j'aille dans la retraite m'enlretenir avec le Tout-Puissant. Oui, je suis résolu à consacrer au repentir les instants qui me restent, et à poser mon pied sur le coussin du repos. Qu'ai-je à faire de la couronne et de mes armes ? Je ne veux plus songer qu'à laver mes fautes dans les larmes de la componction; je veux aller finir ma vie au sein de la tranquillilé. , je lirai sans cesse le Koran ; , sans cesse je louerai l'Éternel. Je veux éloigner de ma main ce royaume périssable, et semer dans les champs de mon cœur les grains de l'amour de Dieu. Que mon auguste tils , Mahomet , prenne ma place, que son règne soit glorieux et for- tuné; que pendant sa durée il n'y ait point de malheureux, que l'on n'entende aucun soupir (1) ! »

Voltaire a mis Mourad II au rang des philosophes, parce que ce prince avait voulu renoncer aux grandeurs de ce monde; il est probable que Voltaire eût parlé autrement d'un empereur chrétien qui se serait fait moine.

M. Michaud a raconté , dans son Histoire des Croisades, comment Mourad II , à la tète de soixante mille soldats, quitta son ermitage pour voler contre les Hongrois qui venaient de violer le traité dont l'exécution avait été jurée d'un côté sur l'Évangile, de l'autre sur le Koran. «Bientôt la victoire, dit Kodja-EfFendi , semblable à une jeune fiancée , écarta son voile importun , et se montra radieuse aux regards empressés du triomphant monarque. » Après la bataille de Varna , le sultan victorieux revint dans sa retraite de Magnésie , et reprit la robe de derviche. La révolution d'Andrinople l'obligea à remonter une troisième fois sur le trône. Mourad fit alors conduire son fils à Magnésie, et lui dit d'attendre que les années l'eussent mûri avant de régner. Le vainqueur de Ladislas garda le pou- voir jusqu'à sa mort.

Après une journée de repos à Magnésie, nous reprîmes notre route à l'orient. Nous avions à droite la chaîne du Sipyle , à gauche la plaine arrosée par l'Hermus , Antiochus , roi de Syrie , fut vaincu par Scipion l'Asiatique. Les Turcs appellent l'Hermus Ghidés, nom d'une ville de la Phrygie-Épiclète , non

(1) Bibliothèque des Croisades, troisième partie.

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loin de laquelle le fleuve prend sa source. Le cours de l'Hermus est de soixante-dix lieues j ce fleuve . qui se jette dans le golfe de Smyrne, entre Phocée , berceau de Marseille, et Kara-Bour- nou , l'ancien cap Malana , reçoit dans son sein le Pactole et l'Hyllus. L'Hermus est large et profond lorsqu'il roule ses eaux bourbeuses à travers la plaine de Magnésie. Au bout d'une heure de marche , nous passâmes le fleuve sur une grande barque de forme triangulaire , appartenant à deux vieux Osmanlis à barbe blanche.

Cinq heures de marche conduisent de Magnésie à Papasleh (village des papas). Ce bourg se compose de cent maisons, toutes grecques; ces Grecs, qui ne sont pas propriétaires des terres qu"ils cultivent, pajent d'abord par extrêma (1) une taxe foncière de 5 piastres ( 1 franc ). Ensuite le gouverneur de Ma- gnésie fait prélever la dîme sur toutes les récoltes j tous les vil- lages du pachalik d'Hadji-Yeuk-Oglou , sont administrés de la même manière. Le Grec qui m'a donné ces détails me disait aussi que non-Seulement les papas des villages de l'Asie Mineure achetaient leur ordination , mais qu'ils sont encore obligés de payer , chaque année, 605 piastres à l'évèque de Philadelphie , pour la place qu'ils occupent. Le papa est de plus responsable des actes des rayas envers le gouvernement turc. Le prêtre grec exerce sur ses ouailles une double autorité civile et religieuse. Dans le bourg de Papasleh habite un seul Turc chargé de la le- vée des impôts.

Le trajet de Papasleh à l'extrémité orientale du mont Sipyle est de quatre heures. On dépasse successivement les villages turcs de Daliléli , de Bellen ; puis à droite , dans une vaste plaine sans arbres , s'offre aux regards la nécropole des familles royales de la Lydie. Vous apercevez une infinité de tumulus en terre , terminés en cône. Parmi ces antiques sépulcres, il en est lin qui s'élève au-dessus de tous les autres : c'est celui d'Aiyat- tes , fils de Gygès et père de Crésus. Ce tertre colossal a deux cents pieds d'élévation , et six stades de circonférence ; sa base est formée d'énormes pierres de taille. Hérodote regardait le tombeau d'Aiyattes comme le plus grand de la Lydie , et comme

(1) L'extrèma équivaut à qnarante-cinq pas carrés environ.

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inférieur seulement aux pyramides d'Egypte et aux monuments de Babylone. Le père de l'histoire nous apprend que ce sépulcre extraordinaire . qui a l'apparence d'une colline , fut construit par trois classes du peuple , dont l'une se composait des filles de joie. L'historien grec avait vu , au sommet de la funèbre de- meure de l'empereur lydien , cinq blocs de marbre sur lesquels étaient gravés , en caractères helléniques , ce que chacune des trois classes avait fait : la plus grande partie du monument était l'œuvre des prostituées. Vous savez qu'il était permis aux jeunes filles de la Lydie de se prostituer pour se former une dot qui leur donnait le droit de se choisir un mari. De pareils désordres dans les mœurs étaient loin de révolter l'esprit des anciens , car l'olympe mythologique avait des autels pour la prostitution.

Le lac Gygéen , appelé Coloé par Strabon , à cause d'un tem- ple de Diane coloénne qui s'élevait sur ses bords , est à peu de dislance au nord de la nécropole lydienne. Le lac, dont la cir- conférence peut-être parcourue environ en deux heures , est borné à l'ouest et au septentrion par des montagnes bleuâtres et légèrement boisées. 11 est très-poissonneux. On aperçoit des ca- banes de pêcheurs sur le côté oriental et quelques barques at- tachées au rivage. Des cygnes et d'autres oiseaux aquatiques voltigeaient par milliers sur la surface des eaux. Ce lac fut creusé sous le règne de Gygès pour recevoir les débordements de l'Hermus et du Pactole. Il est probable que la terre qui servit à la construction des Inmulus lydiens a été tirée de la vallée s'étendent maintenant les flots tranquilles du lac Gygéen.

Nous passâmes la nuit du 27 février au village de Bergamah , situé à deux lieues au nord-est de Sardes. Nous remontâmes à cheval le lendemain à la pointe du jour , et, nous dirigeant vers le nord à travers une plaine marécageuse , nous arrivâmes au bourg d'Adala , composé de cent maisons musulmanes. F,n sor- tant d'Adala on passe l'Hermus à gué. Depuis ce village jusqu'à Koulah , l'ancienne Clamyda , on chemim; pendant cinq heures sur des collines basses tristes et dépouillées. Celte contrée est remplie de traces d'éruptions volcaniques; les anciens l'avaient appelée avec raison Katakélcauméné { pays brûlé ), « Des flammes sortent souvent de celte terre , dit Slrabon , et les vignes croissent dans un sol tout composé de cendres. » Sous le règne de Tibère un violent tremblement de terre renversa en un seul

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jour treize cités qui sVIevaient dans celte région désolée.

Koulah est située au milieu d'une grande vallée de forme ronde. La cité présente un sombre aspect ; elle est tristement groupée au pied d'un rocher mis en morceaux par le feu des volcans. Toutes les maisons sont construites en pierres de laves. La pojnilation de Koulah est de six mille Turcs et quinze cents Grecs. Il y a cinq ans que Koulah lirait encore de grands revenus du commerce de l'opium ; ce commerce est tombé depuis que le gouvernement s'en est réservé le monopole. Le gouvernement vend 200 piastres l'oke (deux livres et demie) ce qui lui coûte 80 piastres. La principale ressource des habitants de Koulah se réduit maintenant à la fabrication des tapis qu'on expédie à Stamboul et à Smyrne. C'est des manufactures de Koulah que sortent les plus beaux tapis de l'Asie Mineure.

L'honorable M. Van-Lenep , consul de Hollande à Smyrne , nous avait recommandés à un Grec de Koulah , appelé Kodja Michaëli. Ce Grec nous a donné , pendant trois jours , une bonne et douce hospitalité dont je garderai toujours le souvenir. Mi- chaëli est aimé et respecté de tout le monde ; il est barataiie , et ce titre , qui lui donne tous les privilèges des Turcs , achève de faire de lui un personnage importanl dans la cité. Micbaéli est en rapport d'amitié avec les notables osmanlis de Koulah ; il voulut nous conduire chez un Turc de ses amis qui appartient au corps des ulémas : nous fûmes charmés de noire visite ; riea dans ce pays nest plus intéressant pour un voyageur européen que d'entrer en conversation avec un savant osmanlis.

L'uléma se nommait Mohamed-EfFendi. Aous le trouvâmes ac- croupi au coin d'un divan et fumant son long chibouk. Devant lui était une table vermoulue sur laquelle on voyait quelques livres turcs. Le savant était enlouré d'une quinzaine d'enfants à qui il enseignait le Koran. Muhanied-Effendi nous pria de nous asseoir en face de lui sur des lapis et des coussins. Je n'avais ja- mais vu une plus belle figure de vieillard ; son large front cou- vert de rides , ses yeux bleus , vifs et doux , sa longue barbe bianche , son lurban vert (signe distinctif des descendants du ]irophète ou des musulmans qui ont fait le pèlerinage de la Mecque ) . donnaient à sa noble physionomie un caractère qui commandait le respect et la vénération.

Mohamed-Effendi nous demanda si nous étions Français ou

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Moscovites. Au seul nom de Français , il inclina doucement la tête ; puis il dit : a Péki . pélci ( c'est bien , c'est bien) , tout Français est savant , et tout savant est Français. »

L'uléma de Koulah avait parfois cherché à connaître quel est le paradis des chrétiens ; il regardait notre passage dans sa de- meure comme une bonne occasion de s'instruire des joies de la vie à venir promise aux fidèles enfants de l'Évangile. Mohamed- Effendi voulut le premier nous parler du séjour céleste dont le prophète d'Arabie a fait espérer la jouissance aux vrais croyants. « Les élus de Dieu , dit l'uléma , iront vivre éternellement dans un monde se trouvent trois iieuves , le premier coule du miel . le second du lait , et le troisième un vin exquis. Les élus se promèneront sous l'ombrage des bananiers , des palmiers , et sous l'ombrage d'une intinité d'autres arbres disposés dans un ordre admirable ; ils jouiront de leurs épais feuillages aux bords des enux qui jaillissent de toutes parts. , une multitude de fruits divers s'offriront à la main qui voudra les cueillir. Les élus reposeront sur des lits enrichis d'or et de pierres précieu- ses j ils se regarderont avec bienveillance , ils sero.Tt servis par des enfants d'une éternelle jeunesse qui leur présenteront , dans des coupes de différentes formes , des vins dont la vapeur ne leur montera point à la tête et n'obscurcira point leur raison. Près d'eux seront les houris aux beaux yeux noirs, ces houris dont la blancheur égale l'éclat des perles. »

Après avoir terminé son récit , luléma nous pressa de ques- tions sur le paradis des chrétiens. Il demandait de bien grandes choses , car il est toujours plus facile de peindre les douleurs que les joies , et l'éloquence chrétienne a toujours mieux réussi à décrire les tortures de l'enfer éternel que les féli- cités réservées aux amis de Dieu. Je n'entrepris point de donner à notre interlocuteur une idée des joies spirituelles du païadis chrétien ; comment aurais-je pu lui retracer l'infini bonheur qui suivra la possession de Dieu ? L'homme est arrivé sur la terre avec un ardent besoin d'aimer et de comprendre ; l'amour et la science sont les deux sources d'où découlent les plus nobles joies d'ici-bas , et le ciel des chrétiens sera la réalisation de tous les vœux de l'àme , l'accomplissement de tous les désirs de l'es- prit , la connaissance profonde du beau , du grand , du vrai. Comment faire comprendre de telles félicités aux musulmans ,

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qui ne s'arrêtent qu'aux choses visibles , qu'aux espérances charnelles i* Voulant donc opposer des images aux images du paradis du Mahomet, je me ressouvins de celte Jérusalem cé- leste qui avait apparu au sublime solitaire de Palhmos. Je lui montrai la cité de Dieu telle que Jean la contemplait dans ses rêves.

Un de nos prophètes, nommé Jean , dis-je à l'uléma, fut transporté en esiiril sur une hante montagne, et il vit une cité resplendissante qui descendait d'auprès de Dieu. Celte ville du ciel avait une muraille grande et haute, construite en or, en diamant et de pierres précieuses. La ville a douze portes , dont chacune est gardée par douze anges , et douze noms qui étaient ceux des douze tribus d'Israël. Trois de ces portes paraissent à l'orient , trois au midi, trois à l'occident et trois au septentrion. Ces portes ne se ferment point chaque soir , car il n'y a plus de nuit. La sainte cité n'a besoin ni de soleil, ni de lune pour l'éclairer , car la gloire de Dieu l'éclairé et Jésus-Christ en est le flambeau. Les nations marcheront vers celte lumière , et les rois de la terre lui apporteront leur gloire. Un grand fleuve jaillit du trône de Dieu et se promène au milieu de la ville. Sur un des rivages du fleuve, dont les ondes sont transparentes comme le cristal , est l'arbre de vie; les feuilles de cet arbre servent à guérir les nations. Dans cette ville du ciel il n'y aura plus de malédictions , Dieu essuiera les larmes des élus , et la mort ne sera plus , ni le deuil ni la douleur.

L'uléma prêta à ces paroles une oreille attentive , puis il dit : Dieu est grand ! il est notre père à tous. Soyons justes, bons, et nous trouverons grâce devant sa divine miséricorde.

Nous partîmes de Koulah le 3 mars à neuf heures du matin. IVotre route se poursuivit au nord , ù travers un pays nu , aride et bouleversé par d'anciens tremblements de terre. Après une heure et demie de chemin , nous repassâmes l'Hermus sur un vieux pont de pierres. Nous nous retrouvâmes bientôt dans une étroite vallée sans arbres et couverte de ruines antiques. Ce sont de grands pans de murs en grosses pierres de taille, des colonnes brisées , des arceaux à demi enfoncés dans la terre, et un théâtre dont l'enceinte à demi comblée laisse voir encore quelques gradins de marbre bîanc. Trois niches de cinq pieds de haut apparaissent sur le flanc d'un rocher voisin , au sommet

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duquel s'élevait jadis une citadelle. Ces niches sont placées les unes à côté des autres ; une d'elles garde la statue d'un homme , aux pieds duquel un chien est couché ; on voit dans la niche du milieu deux femmes agenouillées autour d'un cerceuil. Ce groupe , qui n'a rien de remarquable , est taillé dans le roc vif. Deux sources d'eau minérale , séparées seulement par un espace de quinze pouces, jaillissent du milieu de l'emplacement de la cité. L'une des sources est brûlante . l'autre est glacée ; toutes deux ont cependant un goût de soufre très-marqué. Ces eaux, comme celles d'Hiérapolis , sont excellentes pour les maladies de la peau et pour les douleurs rhumatismales. Des lambeaux d'étoffe blanche sont suspendus en manière d'ex-voto aux touiîes de joncs qui croissent autour des deux sources. Les eaux ser- pentent à travers l'emplacement de la cité , puis elles se réunis- sent et forment un grand bassin tout le monde peut se bai- gner. Les murs qui entourent le bassin ont été construits aux frais des habitants de Koulah. J'ai cherché en vain dans les au- teurs anciens le nom de la ville dont nous avions vu les derniers vestiges. Les gens du pays lui donnent le nom d'Émir-Amman (bains du prince ). A un quart-d'heure au nord de la vallée est un petit bourg nommé Scheï'.ik-Oglou.

D'Émir- Ammam à Takmak, il y a dix heures de marche ; le seul village qu'on rencontre dans ce trajet est celui de Zéré- lech, situé sur la rive gauche de l'Hermus. Takmak se compose de cent maisons turques ; c'est le chef-lieu d'un district qui a neuf villages sous sa dépendance. Le gouverneur de Takmac est un Circassien dont le nom a retenti dans l'histoire ottomane de ces derniers temps. C'est ce fameux Akmet-Nourri qui était seliktar (porte-glaive) de Kourschid-Pacha , général en chef de l'armée turque en 1822. Cet Akmet-Nourri, à la tète de vingt hommes , entra dans le kiosque du terrible pacha de Yanina pour l'attaquer. Après avoir pris part au meurtre du satrape d'Albanie, il apporta lui-même la tête du visir à Stamboul, et la présenta au sultan Mahmoud, qui, en récompense de cette action, lui donna une pelisse d'honneur qu'il porte encore. Akmet-Nourri nous raconta la fin tragique d'Ali-Pacha. Je ne rapporterai point son récit. Il est conforme à celui de M. de Pouqueville et de R. Walshj ce dernier avait vu , dans la cour du sérail , sur un bassin d'argent , au haut d'un pilier en mar-

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bre, la tèle sanglante de Tépélélenli, qui ressemblait, dit le voyageur anglais , à la tête de saint Jean-Baptiste.

Le 4 mars, à l'aube naissante, nous prîmes congé de Tan- cien séliktai- de Kourschid-Pacha ; cinq heures de marche dans la direction nord-est nous conduisirent de Takmak au village de Hineh, composé de cent familles turques. Nous fûmes accueillis, dans ce bourg, delà manière la plus aimable, la plus empressée, par un beau jeune homme de vingt-sept ans qui en est le gouverneur. Ce jeune aga passa la soirée avec nous dans le maison qu'il avait mise à notre dispo ition; il nous intéressa vivement en nous racontant lui-même son histoire. La voici :

w Je naquis à Chio , nous dit-il, Chio qui fut Jadis une des |)!us riches, des plus florissantes lies de l'Archipel. Mon père, appelé Pétraki , était un des principaux propriétaires de Chio. iUa mère , dont la belle et douce image est restée au fond de mon cœur, portait le nom d'Élenco (Hélène); elle était très- habile dans la broderie des étoffes en soie si recherchées aux époques prospères de mon pays natal. J'avais une sœur appelée Andronica. On me donna, en venant au monde, le nom de George. A neuf milles au nord de la capitale de Chio, non loin d'un lieu élevé d'où le regard embrasse la vaste étendue de la mer, est une grotte se trouvent un autel de pierre et des gradins taillés au ciseau autour du roc. Cette grotte est appe- lée École d'Homère. Mon grand-père disait qu on se rassem- blait jadis tous les jours dans celte grotte pour réciter les ouvrages d'un poète nommé Homère. Chio se glorifie d'avoir donné naissance à ce grand homme qui fut dieu de son vivant, car , ajoutait mon aïeul , l'autel de la grotte avait été élevé en son honneur.

« En face de VÉcole d'Homère se déployaient autrefois d'immenses jardins plantés d'oliviers, de vignes , de mûriers, de figuiers , d'orangers , et surtout de lentisques , arbrisseaux d'où l'on tirait une résine parfumée qui embaumait la bouche des femmes. La maison de mon père était située dans un de ces charmants jardins. notre vie s'écoulait heureuse; là, chaque dimanche , de jeunes hommes et de jeunes filles se réunissaient pour danser la romaïka , gracieuse danse dont l'origine re- monte, dit-on, aux anciens âges de la Grèce. Une jolie barque.

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ornée de peintures, nous servait pour nous promener dans le port, le soir, quand la mer était calme et que les étoiles bril- laient au ciel. Cette douce existence fut, hélas ! bientôt brisée, anéantie. En 1822, épouvanlable époque du massacre de nos compatriotes , mon père, ma mère et mon grand-père furent au nombre des victimes tombées sous le glaive des Ottomans. On pilla, on incendia notre maison, et nos parents disparurent au milieu des flammes qui consumèrent la demeure paternelle. Je venais d'atteindre ma quatorzième année, ma sœur avait alors douze ans. Nous devînmes tous les deux esclaves d'un marin turc qui nous emmena à Smyrne et nous vendit à un marchand de tabac maliométan. Je restai un mois avec ma sœur dans la même maison; nous pouvions nous voir, nous parler chaque jour, et c'était pour nous une source de grandes consolations; mais, un jour, on me prit mou Andronica , on m'enleva celte compagne si chère, qui fut vendue à je ne sais quel musulman. La main du malheur pesa alors de tout son poids sur ma tète. Ma sœur était le seul être qui me restait en ce monde , le seul être que je pusse aimer encore. Dans mes eniretiens avec elle , j'oubliais quelquefois que je n'avais i)!iis de patrie, de liberté, plus de père ni de mère. Mon affection pour ma sœur était si grande, si profonde! Ah! comme je pleurai ma pauvre Andronica ! Avec elle avait disparu mon der- nier bonheur, ma dernière joie , mon dernier espoir; j'ignorais son destin , j'avais perdu sa (race sur la teire, et la vie était dy- venue pour moi une effroyable solitude. Je priai Dieu qu'il m'ouvrît le tombeau , si je ne devais plus retrouver ici-bas ma sœur bien-aimée.

» Peu de jours après celte horrible séparation, le marchand de tabac, qui se nommait Séiim, me vendit à Kara-Osman- Oglou , pacha de Magnésie. Alors commença pour moi une vie toute pleine d'amertume et d'affreux tourments. Je me voyais esclave d'un Turc, d'un ennemi de ma nation, moi, le fils de Pélraki et d'Elenco, moi , jadis si heureux , si libre à Chio , au sein de ma famille qui me chérissait ! Combien furent cruelles mes souffrances d'esprit pendant les deux longues années que Je passai dans le palais de Kara-Osman en qualité de domesti- que ! 11 n'aurait tenu qu'à moi de mettre un à mou dur escla- vage en abjurant la religion du Christ pour celle de Mahomet.

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Les gens de la maison du gouverneiir de Magnésie, et Kara- Osman lui-même , m'engageaient fréquemment à me faire Turc. Je résistai à leurs vives sollicitations. Dans mes songes, la nuit , il me semblait entendre la voix de ma mère me crier du haut des cieux de ne pas abandonner la foi chrétienne , la foi de mes pères. Mon obstination à rester chrétien m'attirait chaque jour de nouvelles insultes ; cette tidélilé religieuse , dont je me glorifiais dans ma conscience , m'avait fait tomber au dernier rang des esclaves.

» Akmet-Nourri-Séliktar , alors chef du district de Takmak , comme il l'est encore en ce moment, passant un jour à Magné- sie, Kara-Osman-Oglou me donna à lui comme il lui aurait donné un cheval ou un fusil de prix. Une len(ire sympalhie s'établit tout de suite entre Akraet-Nourri et moi. Il m'enseigna à lire le turc et à écrire dans cette langue : j'étais devenu à la fois son ami, son saraf (caissier) et son kiaïa ( secrétaiie. ) Akmet-Nourri m'entretenait quelquefois de la beauté de sa reli- gion; il me faisait lire le Koran , et m'engageait à apprendre par cœur des passages de ce livre. Akmet me disait quel bonheur ce serait pour lui si , étant déjà unis par l'amitié , nous pouvions l'être par nos sentiments religieux.

« En 1828, la Russie, profitant de l'affaiblissement de la Turquie , qui venait de perdre sa flotte à Navarin et qui comp- tait à peine trente mille hommes encore peu instruits dans la tactique européenne , la Russie déclara la guerre à la Porte Ot- tomane. Akmet-Nourri . qui est Circassien , et qui a sucé avec le lait la haine des Moscovites , tressaillit de joie en a|)prenant cette nouvelle, et se prépara pour aller combattre les éternels ennemis de son pays. Quelques jours avant s(»n départ, Akmet- Nourri vint dans ma chambre pendant la nuit. Je dormais , il me réveilla , s'assit sur la natte j'étais couché, et me dit : « George, tu sais combien je t'aime , tu sais combien ta vie est nécessaire à ma vie; je vais partir pour l'armée, et la pensée de me séparer de toi ne peut entrer dans mon esprit. Il faut que tu me suives, George! Il faut que tu sois à côté de moi par- tout , dans tous les temps et dans toutes les circonstances. Je veux maintenant que tu sois mon égal en toutes choses; jeté donnerai de belles armes, je te donnerai mon plus beau cheval de bataille , et tu gagneras de la gloire en combattant à côté de

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moi. Mais tu le sais, George, lorsque tu seras dans les rangs de l'armée de notre magnifique empereur, je ne puis te pré- senter aux Osmanlis comme un esclave, comme un djiaour : il faut que je te présente comme mon frère en religion et en amitié. »

» Ces paroles, prononcées par Akmet en me serrant la main et d'une voix émue, ces paroles jetèrent le trouble dans ma têle et dans mon cœur. Ma profonde amitié pour Akmet-Nourri , l'impossibilité de me séparer de lui, l'amour de la liberté et je ne sais quel brûlant désir de me signaler dans les combats , tout, en un mot , ô bey zadés-f rancis , (gentilshommes fran- çais ) m'enleva la force de résister. Je jurai à Akmet-Nourri de le suivre dans les périls des batailles , dans ses pratiques reli- gieuses et (que Dieu me pardonne !) je reçus le nom d'Ismaël

L'entraînement irrésistible de l'amitié me fît oublier un jour la foi de mes aïeux ; mais à présent je suis devenu plus calme, je me retrouve chrétien au fond de mon âme et, pour me dé- livrer d'un remords de toutes les heures , j'aspire à reprendre ce nom de George que mon père et ma mère m'avaient donné.

j) Akmet-Nourri se couvrit de gloire dans cette guerre de 1 828 qui ensevelit cent mille Russes dans les plaines de l'Albanie. Après le traité d'Andrinople du 6 juillet , ce traité qui ouvrit à la Russie toutes les portes de l'empire ottoman , je revins à Takmak avec Akmel-Nourri. Mon bienfaitaur m'a donné une grande preuve d'affection en me nommant gouverneur de Hineh et de quatre autres villages non loin d'ici.

n L'an dernier, par une belle matinée du mois d'avril, j'étais seul assis au pied du saule qui s'élève sur le bord du ruisseau que vous avez pu voir en arrivant à Hineh. Une brise légère agitait les branches du saule; l'eau du ruisseau s'en allait en murmurant à travers la prairie; les oiseaux chantaient , leurs mélodieux concerts se mêlaient aux mille bruits de la nature, mon âme était doucement émue , et j'étais plongé dans une dé- licieuse rêverie. De riantes pensées naissaient dans mon esprit, et je ne sais quel secret pressentiment de bonheur remplissait mon cœur lorsqu'on vint m'annoncer qu'une femme voilée , accom- pagnée par quatre zeïbéis (gardes musulmans ) , m'attendait à la porte de mon konak (logement.) Akmet-Nourri-Seiiktar m'a- vait promis une de ses esclaves; cette promesse venait de s'ac- 10 17

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complir. J'allai vers cette femme et je la piis par la main pour la conduire dans ma demeure. En raarcliant à côté d'elle , mon cœur battait avec violence, et mes genoux tremblaient telle- ment que je tombai sur une des marches de l'escalier de ma maison. L'inconnue me lendit la main pour me relever. Une fois dans l'appartement , elle ôta son voile, et je sentis mes entrailles s'émouvoir à la vue de cette belle figure qui me rap- pelait ma mère. J'attachais mes regards sur elle ; ma bouche était muette. Cette femme me regardait aussi avec agitation. Ma langue se délia enfin : « Est-ce que tu n'es pas Andronica . ma sœur chérie? m'écriai-je... » C'était bien elle; c'était ma sœur! Je me précipitai dans ses bras, je la couvris de mes baisers, nous pleurions ensemble de joie et de bonheur , nous nous fai- sions mille questions à la fois. Ma bonne Andronica me dit qu'elle avait toujours vécu dans le harem d'Akmet-Nourri de- puis qu'on nous avait séparés à Smyrne. Nous partîmes tout de suite pour Takmak. Lorsqu'Akmet-Nourri eut appris notre merveilleuse rencontre, il me dit : « Une sainte amitié me lie à toi, Ismael; si tu le veux et si ta sœur le veut aussi, nous serons doublement unis ; Andronica sera mon épouse légitime. « Mais, ponr qu'Andronica devînt épouse légitime d'Akmet- Nourri, il aurait fallu qu'elle abjurât la foi chrétienne. La sœur de George résolut de refuser la brillante vie que lui pro- mettait le titre d'épouse légitime d'Akmet-Noui ri , plutôt que de renoncer à cette religion du Christ qui aurait toujours être la mienne. Maintenant mes jours s'écoulent avec ceux d'Andronica. Notre généreux ami vient souvent visiter le frère et la sœur que la Providence a réunis. »

Ismael , aga de Hineh , dont je viens de rapporter l'intéres- sante histoire, nous indiqua les ruines d'une ancienne ville que les Turcs appellent Soleïmanleh , situées à une heure au sud de son village. Un voyageur anglais, qui a récemment passé dans cette contrée, avait dit à Ismaël que les ruines de Soleï- manleh étaient celles de l'antique Blondum. Je ne trouve dans Slrabon qu'une seule ville de ce nom , et cette ville est placée, par le géograpiie d'Amasie, au delà du montCadmus, en Carie. Or Soleïmanleh se trouve dans la Phrygie-Brûlée. Je n'ai pu dé- couvrir dans les vieux livres le véritable nom de la cité dont je vais décrire rapidement les débris.

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Ce qui frappe , eu arrivant , c'est la position de Soleïmanleh. Vous voyez un plateau dune lieue d'étendue, qui présente la forme d'une mandoline; si l'on excepte le point septentrional, le plateau est environné, de tous côtés, de précipices d'une grande profondeur , au fond desquels serpentent de clairs ruis- seaux ombragés par des peupliers et des platanes; ces préci- pices tenaient lieu de remparts. La cité n'avait qu'une seule entrée, qui se voit encore vers le nord; c'est une porle formée de deux arceaux auxquels se joignent, de cha(iue côlé, deux ferles murailles en pierres de taille. Non loin de là, parmi des chênes et de hautes broussailles, apparaissent quelques arcades d'un aqueduc, et un monceau de débris d'architecture qui mar- quent l'emplacement d'un temple païen. A l'orient de la porte, au penchant delà colline, nous vîmes un théâtre d'une grande dmiension, et les vestiges d'un stade; les ruines répandues sur le plateau ne méritent pas dêlre mentionnées. Un rocher d'un mille de longueur se montre à l'est du théâtre; ce rocher est percé, d'un bout à l'autre , de grottes sépulcrales; c'était la né- cropole de la cité. La façade de chaque grotte présente une ar- cade taillée au ciseau ; l'intérieur offre deux ou trois cercueils pratiqués dans le flanc du rocher. Ces chambres funéraires ser- vent , maintenant , de retraite aux troupeaux des Yourouks no- mades, dont on aperçoit les tentes de poils de chèvres ou d'étoffe noire , au fond des précipices de Soleïmanleh.

Nous avons mis six heures de chemin à nous rendre de Soleï- manleh à Houschak, l'antique Pelta , mentionnée par les au- teurs anciens , dans leur récit de la marche de Cyrus le jeune.

Babtistin Pocjoulat.

L'ITALIE

TELLE QU'ELLE EST.

I. lia Société Italienne.

Il y a peu de voyageuis qui n'apportent avec eux en Italie un bagage de préventions plus ou moins lourdes , et qui ne s'é- tonnent bientôt en leur âme et conscience de trouver tant de différence entre les mœurs qu'ils avaient imaginées et celles qu'ils sont à même d'observer par leurs propres yeux. Ainsi , quiconque se sent encore quelque jeunesse au cœur et ne se voit pas trop de cheveux blancs sur la tète , arrivera en Italie tout infatué des conquêtes faciles qu'il doit faire dans ce pays des belles femmes et des grandes passions ; mais notre homme en sera probablement pour ses frais de préméditation galante,

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et jurera peut-être, à son retour, que l'Italie est devenue la terre classique de la vertu et de la froideur. Voilà les dames ita- liennes réhabilitées en saintes ou en tigresses, parce que le chercheur d'aventures , Anglais , Russe ou Français , n'a pas rencontré sur son chemin une seule intrigue pour ses menus plaisirs.

On lui avait pourtant dit que l'Amour , le plus païen des dieux, était toujours l'idole chérie de l'Italie chrétienne; on lui avait dit que cet Amour ne se gênait pas le moins du monde dans un si charmant asile, et que , tout enfant qu'il fût aujour- d'hui comme autrefois, il avait les cent bras de Briarée et les bottes de sept lieues du Petit Poucet , avec lesquelles il ne restait jamais en roule. L'amour est, de toutes les illusions, celle qu'on perd la dernière , et Ion s'y cramponne souvent , quand les autres nous ont abandonnés sans pitié. C'est donc l'a- mour , ou si l'on ne veut pas profaner un mot qui sera éternel- lement consacré , c'est la galanterie qui sert de mobile secret à tout voyage d'Italie entrepris par un homme seul , sous pré- texte de santé, d'étude ou d'instruction. Cet homme setil par- tira un jour, avec un délicieux plan de roman erotique, mé- dité et arrangé dans sa tète : il ne rêve que tendres entretiens, mystérieux rendez-vous, billets doux anonymes , escaliers dé- robés, masques, voiles et poignards ; il espère que les fibres naguère insensibles de son cœur vont se ranimer et recevoir une harmonieuse vibration au passage rapide de sentiments aussi suaves, aussi légers, aussi variés que les parfums des fleurs; il se représente les Italiennes semblables à des roses qui ne demandent qu'à être cueillies plutôt que de se flétrir sur leur tige. Inno- cence nulle, femmes complaisantes, maris trompés et insou- ciants de l'être, tels sont les renseignements qu'il a empruntés à la tradition orale et à l'opinion écrite; telles sont les notions préliminaires qu'il a prises de toutes mains , relativement à la moralité italienne en général : l'imagination s'est faite la com- plice empressée des mensonges débités et imprimés sur ce thème favori; l'imagination, trop aveugle compagne de l'homme , et surtout de l'homme qui voyage seul , l'introduit dans un palais enchanté , le pousse de déception en déception , et le laisse enfin stupéfait vis-à-vis de la réalité , réduite à des proportions chétives et communes.

17.

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Car on ne lui avait pas dil que sa qualité d'étranger oppose- rait d'insurmontables difficultés à ses projets d'amoureux triom- phateur ; on ne lui avait pas dit que cette qualité lui fermerait les portes des cœurs , en lui ouvrant celles des salons , et qu'on refuserait de l'admettre dans l'intime confidence des secrets du logis j on ne lui avait pas dit que les Ilaliens , naturellement ombrageux et dissimulés , ne s'efïrayent guère de l'invasion permanente du forestier , comme ils appellent l'étranger de tous les pays , mais ne lui permettent pas de pénétrer dans l'in- térieur des familles; on ne lui avait pas dit ([ue les femmes, élevées dans les mêmes préoccupations de défiance , sinon de haine, à l'égard des étrangers , ont peine à vaincre cette es- pèce de répugnance qui les éloigne d'eux , et ne leur accordent pas plus le rôle de confident que celui d'amant; on ne lui avait pas dit , que pour obtenir ses entrées dans une société vraiment italienne , il serait d'abord obligé de se naturaliser pour ainsi dire Italien . en reniant son caractère naturel et ces habitudes de monde élégant qu'il avait si laborieusement acquises ; de se donner les allures du lieu , si maussades et si grossières qu'el- les lui paraissent , et de se prêter corps et âme au genre sans gêne qui contraste d'ordinaire avec son éducation et ses goûts; on ne lui avait pas dit que, pour achever cette pénible et longue initiation qui est motivée par la crainte de se livrera un espion malveillant ou moqueur, il devrait renoncer à importer au- ! cune innovation dans les idées qu'il trouverait établies, tant | l'esprit italien se complaît avec une indolence instinctive au j milieu de ses routines les plus impardonnables. Voilà pourquoi i| la plupart des voyageurs parviennent à connaître l'Italie, mais 1 l)eu ou point les Italiens.

Le malheureux touriste , qui n'a fait que traverser la société | italienne sans y obtenir, à force de persévérance et d'adresse , la i confiance qu'on n'accorde jamais à un nouveau venu , retour- ' liera chez lui complètement désappointé, et il écrira sur son i journal de voyage quelifue malédiction formulée de la sorte ou I à peu près : // n'y a pas de société en Italie ! il n'y a pas < d'esprit de conversation , pas de distractions dti cœur. ' pas d'occupations des sens. Les femmes ne sarent point ai- i fner , et les hommes ne se soucient pas qu'on les aime. Ce i^ voyageur, ne fût-il pas avantageux (et tous le sont plus ou i

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moins) , a trouvé le contraire de ce qu'on lui annonçait et de ce qu'il s'était promis. Au lieu d'une sociélé originale , carac- térisée, particulière enfin à rilalie , il n'a trouvé qu'une mau- vaise et pâle copie des usages de France et d'Angleterre ; au lieu de ces entretiens familiers , piquants , animés , pleins de verve et d'entraînement , qu'il espérait depuis son départ de Londres ou de Paris , il n'a trouvé que des conversations bana- les , décousues , languissantes , sans éclat et sans charmes ; enfin, au lieu de celte langue si expressive et si mélodieuse, si abondante et si pittoresque, prononcée avec de douces voix et accompagnée de ce regard velouté qui appartient aux yeux méridionaux , il n'a trouvé qu'une désagréable contrefaçon de sa propre langue estropiée , déguisée , méconnaissable. Le tou- riste soupire , prend ses tablettes et y dépose celte profonde observation : L'Italie ne se souvient plus même de la langue Pétrarque et du Dante , elle apprend à écorcher l'anglais et le français ! Italie , es-tu, ?

Or dans la bonne compagnie d'Italie, il faut distinguer les personnes qui recherchent les étrangers de celles qui les évitent et les tiennent à distance. C'est avec les premières seulement que le voyageur fait aussitôt connaissance , dès qu'il entre dans le monde , c'est-à-dire dès qu'il est présenté aux membres du corps diplomatique accrédités dans les principales villes, et ce sont ces llaliens-là qui s'efforcent à perdre leur individualité nationale , à parler d'autres langues que la leur , à copier des mœurs et des modes exotiques, sans doute , dans le but d'at- tirer les étrangers , de les engager à la résidence et de donner ainsi a la société italienne le mouvement, l'animation et la vie qui lui manquent. Ces Italiens, quoique agissant d'après des vues larges et élevées , semblent pourtant s'accorder avec leurs compatriotes des classes inférieures , qui appellent mauvaise année celle des milliers de voyageurs riches et désœuvrés ne sont pas venus fondre de tous les points du globe sur l'Italie, non i)our la dévorer comme ferait une armée de sauterelles , mais pour y laisser leurs plumes , comme des oiseaux de pas- sage. Le peuple italien accueille avec joie ces hôtes toujours nouveaux qui sont pour lui une moisson annuelie qu'il n'a pas la peine de semer et qui lui tient lieu d'industrie en même temps que de commerce ; mais il ne calcule pas qu'une pareille res-

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source esl , à beaucoup d'égards, factice et même dangereuse, puisque le hien-êlre momentané qu'elle lui procure est payé trop clier en échange de ce qu'cUelui enlève d'originalité native ; car le contact journalier des étrangers de tous les pays modifie et détruit irréparablement l'ancien type de la société italienne.

Cette société se ressent d'ailleurs du défaut d'union qui a toujours existé entre les différents gouvernements d'Italie. Avec l'union , la force et la consistance lui ont manqué; fai- ble, divisée, elle est devenue plus aisément accessible aux influences qui tendent à sa destruction entière. Parmi ces in- fluences, on doit compter surtout celle de l'occupation autri- chienne dans la Lombardie, occupation peu envahissante , il est | vrai , mais profondément enracinée par la politique. Malgré | l'antipathie constante que le peuple de cette province garde j contre les Autrichiens , malgré l'éloignement froid et dédai- i gueux que leur témoigne la noblesse , particulièrement à Mi- » lan en leur fermant volontiers les portes de ses palais et de > ses loges au théâtre, il est malheureusement certain qu'une oc- : cupation étrangère, de quelque nature qu'elle soit , finit tôt ou ( lard par influer sur la condition morale d'un pays et amène j insensiblement une fusion définitive. Cette fusion serait faite à | présent en Lombardie , si l'occupation était française plutôt f qu'autrichienne ; car les Français , moins réservés , moins )i flegmatiques, moins défiants que les Autrichiens , trouveraient It aussi plus de sympathie , plus d'accueil et plus de confiance, t Mais les effets de l'occupation , pour être plus lents et plus oc- ]: cultes , n'en sont pas moins inévitables , et la fusion , qui com- if menée dans quelques localités voisines de Venise , gagnera du \\ terrain et parcourra successivement toutes les classes de la so- |u ciété. Ce sera , s'il est permis de s'exprimer ainsi, une perse- 6 véranle et silencieuse infiltration autrichienne , tandis que |i c'eût été une rapide et turbulente invasion française.

Il n'y a qu'un petit nombre de salons ouverts en Italie , et la il plupart appartiennent aux personnages du corps diplomatique ii ou bien à de riches étrangers qui vieiment s'établir pour (pielque i temps dans une ville de leur choix. Ces salons se ressemblent |: tous et n'ont pas une physionomie qui leur soit propre. Fré- ' quentés presque exclusivement par des étrangers de passage , ils sont . dans dos proportions plus restreintes, calqués sur ceux

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des grandes capitales de l'Europe. Ce sont les salons de Paris avec moins d'entrain, moins de mouvement, moi us de cliquetis d'idées et de |)aroles ; ce sont les salons de Vienne ou de Berlin, avec moins d'étiquette et d'uniformité ; ce sont les salons de Londres , avec moins de cohue et d'ennui.

On conçoit aisément qu'il ne faille pas chercher, dans de semblables réunions cosmopolites, à étudier la société italienne qui se réfugie maintenant dans l'intérieur des familles pour y défendre les vieilles traditions contre les dangers de l'imitation étrangère. Les Italiens, en général, préfèrent l'intimité au grand monde. Par celte raison , ils ne reçoivent presque jamais chez eux, et comme les grands seigneurs sont ordinairement portés à la sauvagerie, tout en aimant à se mettre à leur aise , ils s'en- tourent seulement de gens subalternes qui prennent le rôle de complaisants et qui n'entraînent dans aucun frais de réception leurs fiers et avares patrons.

Ces gens subalternes, qui n'ont souvent ni emploi spécial, ni profession déterminée, et qui ne font point partie de la mauvaise compagnie , quoiqu'ils ne soient précisément pas de la bonne , se rattachent à celle-ci par leur naissance et à l'autre par leurs relations. Ces parasites bénévoles des familles riches ou puis- santes ne se rencontrent peut-être plus qu'en Italie. Il est ira- possible de ne pas reconnaître dans cette classe à part les clients qui, chez les anciens, faisaient foule autour de chaque citoyen riche ou puissant, se dévouaient à sa fortune, et vivaient à ses dépens, en étalant avec un orgueilleux cynisme leur esclavage doré. Les nouveaux clients, dans la moderne Italie, forment la cour des nobles et même des parvenus. On voit, parmi eux, tantôt des prêtres qui possèdent des bénétices ecclésiastiques dépendant de la famille même , tantôt des abbés en petit collet qui ont été ou sont encore chargés de diriger l'éducation des enfants de la maison, tantôt des médecins de second ordre qui n'ont pas de malades , tantôt des avocats qui n'ont pas de causes, puis des régisseurs , des hommes d'affaires , et parfois, mais plus rarement, des artistes, peintres . statuaires ou archi- tectes, qui attendent qu'on ait besoin de leurs services. Tels sont les éléments fondamentaux qui composent la coterie intime d'une maison italienne.

Un pareil entourage, trivial ou vulgaire, plaît aux maîtres de

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maison, qu'i! n'entraîne dans aucune dépense extraordinaire, et favorise naturellement l'indolence de ceux-ci : confinés dans un petit monde qui est à eux et qui ne communique pas avec le dehors, ils évitent donc d'en sortir, et ils échappent ainsi aux regrets ou aux dépits de la comparaison. Dans quelques villes cependant, à Florence, par exemjjle, et surtout à Naples, les personnes distinguées du pays ne dédaignent pas les assemblées des étrangers de distinction , et savent goûter une conversation étendue et variée, qui ne ressemble guère à celle de leurs com- patriotes dans leurs cercles purement italiens. A Florence et à Naples, on se lasse de ces réunions domestiques régnent à la fois la monotonie et le sans-gêne, pauvres et vides d'entretiens, entrecoupées de silences et de bâillements, tout à fait ignorantes de ce qui constitue le bon ton et les belles manières. C'est tout le contraire à Rome : les préjugés les plus mesquins et les plus | sévères en même temps s'opposent à ce que les habitants se ^ mêlent avec les étrangers qui viennent tous les ans peupler les i hôtels déserts de la ville éternelle , et l'on peut dire que, dans p les salons qui s'ouvrent à Noël et se ferment à Pâques , ce qu'on rencontre le moins, ce sont des Romains.

Les Romains mènent une vie très-retirée; ils ont l'air de se cacher dans leurs vastes palais dégradés , portes et fenêtres sont si mal closes que l'air y pénètre de tous côtés, l'on ne i\ trouve de tapis que sur les murailles, l'on ne sait ce que c'est f qu'une cheminée, les pendules ne marquent jamais l'heure, f\ l'on est privé de tous les agréments et même de toutes les II commodités que la civilisation actuelle a mis à la portée desli plus médiocres existences. Ces tristes descendants des Lucullusii et des Pompée de Rome antique végètent obscurément dans uneli arrière chambre mal meublée, bien sale et nullement chauffée, l|| tandis que leurs appartements de cérémonie exposent tableauxpj et toiles d'araignée aux malins commentaires de quiconqueèl paye en sortant le droit de rire de l'avarice des propriétaires ;|| car ceux-ci ne rougissent pas de mettre à contribution , parij l'entremise de leurs valets en livrée , la curiosité de l'amateurlj qui visite leurs tableaux et l'industrie du peintre qui les copie.Mi C'est ainsi que certain prince romain lève un tribut sordide surMi les études des jeunes artistes qui travaillent dans sa galerie. t

En revanche, on peut citer une maison romaine qui, par sesf II-

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bienfaits sans nombre, quoique marqués au coin derosleiitalion, par les commandes qu'elle fait sans cesse aux artistes , quoique sans goût et sans discernement, et enfin par l'emploi assez large d'une forlune colossale , pourvoit à la subsistance des malheu- reux, encourage les arts et fait à elle seule les honneurs du pays, en appelant à des fêtes brillantes et multipliées les étran- gers de toutes les nations et de tous les rangs que chaque hiver attire à Rome avec des lettres de crédits considérables de leur banquier respectif. C'est une espèce de dédommagement qui' le duc Torlonia croit devoir accorder le plus poliment possible aux voyageurs qui se plaignent d'être trop rançonnés par le noble banquier, ou plutôt la réception opulente, qui attend le soir tout individu auquel on a vendu le malin l'argent au poids de l'or, se trouve comprise dans l'énorme droit de commission, de courtage et de change. La charité du duc Torlonia ne di- minue pas la lèpre de mendiants qui dévore Rome; sa magnifi- cence n'a pas encore fait naître un génie ou même un chef- d'œuvre ; sa facile et pompeuse hospitalité ne compose pas un salon élégant ni agréable; mais, du moins, son exemple ne de- vrait pas être perdu pour des maisons d'une illustration plus ancienne et d'une fortune presque égale, que l'on croirait étein- tes , si l'on ne remarquait encore leurs écussons surmontés de chapeaux rouges et de mitres papales au frontispice de leurs pa- lais, et quelquefois, dans le Corso, leurs cari osses pesants à do- rure noircie , attelés de chevaux faméliques et encombrés de gothique livrée.

Le salon du banquier-duc est présidé par la vieille duchesse, sa mère, qui a plus de quatre-vingts ans , et qui conserve un si- mulacre de jeunesse qu'elle emprunte peut-être à l'or potable. La taille encore droite et élevée, le port majestueux, elle reçoit avec politesse et dignité tous les étrangers des deux sexes, même les plus ridicules de tournure et de toilette, que l'aveugle déesse de la banque envoie exprès pour remplir les salons du duc Torlonia , qu'on a surnommé mal à propos le Rotschild de Rome , comme s'il avait la prépondérance politique , le génie financier, les vues hautes et vraiment libérales de M. le baron Rotschild de Paris ! Lorsiiue la duchesse Torlonia est l'àme des grandes fêtes que sou lils donne au palais du Borgo , près de Saint-Pierre, on lui trouve un si bel air, malgré ses rides et son

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fard , malgré son âge avancé qui n'a pas altéré Téclat do se« cheveux noirs, il y a tant de noblesse dans son maintien , tant de majesté dans sa démarche , qu'on croit voir une ancienne matrone romaine, une Cornélie environnée de ses enfants , et <pie ce monument vivant de l'amour maternel semble être en harmonie avec le Colysée et les Thermes de Caracalla , les plus imposantes ruines de l'antiquité, à cette différence près que les ruines de la duchesse Torlonia portent , au lieu d'herbes et de lichen, plusieurs millions en diamants et en perles fines.

Les fêtes du Borgo sont plus bruyantes que divertissantes ; la foule y est considérable , mais si mélangée , si bigarrée, qu'on se coudoie en même temps avec un marchand de la Cité de Lo?idres et avec un grand-maréchal de Russie , avec un commis voyageur et avec un peintre célèbre. Tout individu qui prend chez le banquier un sac de 1000 fr. à escompte 6 pour 100 sur billet à vue, reçoit avec son bordereau une carte d'invitation. Là, on admire une collection d'Anglaises grotesques qui surpas- sent la caricature de Potier dans les Anglaises pour rire : les unes sont affublées de plumes , d'aigrettes, de rubans et de brimborions, comme l'attelage d'un cardinal ; les autres ont pour coiffure leur bonnet de nuit ou leur chapeau de voyage. La plupart de ces figures édentées, desséchées, tannées, momifiées, ne font pas oublier la mesquinerie et le mauvais goût du décor de la salle de danse grossièrement peinte en draperies bleues et blanches, à l'instar des bastringues de la barrière du Maine à Paris. Les princes étrangers qui traversent Rome ou qui y sé- journent sont ordinairement les dieux de ces bals, concerts ou raoufs , dans lesquels , il faut l'avouer, les maîtres de maison n'affichent aucune fatuité d'argent et se piquent d'être gracieux à l'égard de tout le monde. Aussi la satisfaction des invités se manifeste dès le lendemain par de nouvelles demandes de fonds à Son Excellence ; car si le banquier est duc dans ses sa- lons, le duc est horriblement banquier dans ses bureaux ; c'est une sainte alliance de grandeur et de petitesse, de magnificence et d'usure.

Le salon du prince Borghèse était un des plus agréables de l'Italie, avant que la mort prématurée de sa chaimanle fille, la duchesse de Mortemar, et sa maladie de langueur causée par le chagrin de cette grande perte, eussent suspendu ces réunions

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moins nombreuses, plus choisies et mieux ordonnées que celles du banquier romain. On était sûr de trouver dans cette maison la meilleure compagnie et le meilleur accueil. Cette société n'existe plus aujourd'hui que dans les souvenirs des personnes qui l'ont vue en toute sa gloire nobiliaire, spirituelle et artis- tique. Le prince Borghèse n'a pas survécu longtemps à sa fille que pleurent encore les salons de notre faubourg Saint-Ger- main.

Le duc de B.... s'imagine avoir aussi un salon, parce qu'à jours fixes il fait allumer les bougies, et ouvrir à deux battants les portes de son palais. Non-seulement il invite peu d'étrangers, mais encore les Romains, qu'on rencontre dans cette maison , sont des figures qu'on n'a pas rencontrées ailleurs. Le duc et la duchesse deB.... ont, en effet, au plus haut degré la mauie ita- lienne de s'entourer de subalternes; ils ne se bornent pas à rassem- bler des clients de la plus basse espèce, ils se font même des clientes, moins attrayantes, il est vrai, que celles de l'empereur Néron : ils possèdent chez eux, à leurs concerts du vendredi, fort convenables du reste pour l'ordonnance et le service, un rare médailler de vieilles têtes de femmes vraiment curieuses par leur toilette, leurs manières et leur jargon pitoyables. Ce sont les merveilles du ridicule à Rouie.

Les ambassadeurs et ministres étrangers, résidant à Rome, se partagent entre eux les soirées de la semaine pendant le carême ; quand un deuil diplomatique ne vient pas payer les violons pour se taire, on danse aux ambassades en plein carnaval. Les ré- ceptions de l'ambassadeur de France, qui ont lieu tous les mar- dis, et celles de l'ambassadeur dWulriche, tous les lundis, suiit les plus solennelles et pourtant les moins gaies. L'.4utriclie et la France font assaut d'exquise politesse et de bonne mine vis-à-vis de leur société hebdomadaire. M. le comte de Lalour-Maubourg est un des derniers repiésentanls de notre ancienne cour, et il se renferme dans les limites rigoureuses d'une urbanité toujours avenante, quoique froide et digne : il montre aux Romains mal élevés, criards et incultes, de la papauté moderne, ce qu'était un gentilhomme français à l'époque nous avions encore des gentilshommes, une cour éclairée et polie, une société aristo- cratique. M"'" de Latour-Maubourg, de son côté, fait de grands frais d'accueil avec une grâce et une gentillesse essenliellemeiil 10 18

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françaises. Néanmoins, une atmosphère de glace et d'ennui pèse sur les grandes assemblées de l'ambassade, toutes resplendis- santes d'ailleurs d'habits brodés, de croix, de pierreries, de fraîches parures et de jolies femmes. Cet ennui provient du cé- rémonial établi dans la forme des réceptions ainsi que de !a distribution des appartements. Le nom des arrivants est répété par trois fois avec fracas , d'abord dans l'antichambre des va- lets de pied, ensuite dans celle des valets de chambre, et en der- nier lieu dans le salon qui précède celui se tiennent l'ambas- sadeur et l'ambassadrice : là, un huissier qu'on apelle à Rome il gentiluomo d'onore, espèce de monsieur en habit noir, en cu- lotte et en bas, avec boucles d'or aux souliers, s'avance vers vous le chapeau à la main, vous fait un profond salut, et s'en va redire tout bas à l'oreille du maître de la maison votre nom déjà plus ou moins écorché en passant par trois bouches différentes. On ne sent jamais mieux ce qui manque de sonorité et de noblesse à un nom, que dans cette éclatante épreuve que subis- sent mal la plupart des noms sortis de la révolution de juillet. Ce n'est pas la seule cause de la gène qu'on éprouve, et de la froi- deur qui règne toujours dans ces représentations oflBcielles de l'étiquette diplomatique. Les appartements, composés d'une en- filade de longues galeries et d'immenses pièces mal éclairées et à peine meublées, s'opposent à la création de ces groupes de quatre ou cinq personnes réunies pour causer ensemble en pre- nant le thé, petits établissements précieux chacun peut se choisir une société de prédilection au milieu de la société géné- rale, où se conserve la liberté des entretiens particuliers à la fa- veur dn bruit et du mouvement qui la protègent au lieu de la troubler, asiles d'une riante et simpleintimité sous la sauvegarde des indifférents, oasis dans le désert.

Mais, sans doute, ce qui contribue le plus à donner aux soi- rées des ambassades à Rome une teinte inévitable de solennité et de morne apparat, c'est la promiscuité des calottes rouges et noires qui font tache parmi les brillantes toilettes des femmes; car, à Rome, les prêtres, leswio«s?gf?ionet même les cardinaux, sont furieusement mondains. Ces derniers arrivent de bonne heure et se retirent fort tard ; ils sont traités avec les honneurs et les déférences qu'on n'accorde qu'aux princes de sang royal : on se lève à leur passage, on s'incline devant eux, on leur fait

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place; les femmes quillent les sièges qu'elles occupent pour les leur offrir; la maîtresse de la maison va s'asseoir à leurs côtés , leur témoigne des égards et des empressements exclusifs, et ne les abandonne pas avant de les avoir établis à une table de jeu , car les cardinaux jouent au whist ou aux échecs comme de simple mortels. Si c'est un bal auquel ils sont invités, ils se re- tirent d'ordinaire dans le salon du jeu avant que les quadrilles se forment dans le salon de la danse, et ils écoutent volontiers, de loin , des airs profanes qu'ils reconnaissent pour les avoir déjà entendus dans les cérémonies de l'Église. Quant aux monsi- gnori ou prélats, qui ne sont pas tenus à la même observance de gravité que les cardinaux, quoiqu'ils aient aussi des bas rouges ou violets, ilsse promènent autour des contredanses, lorgnent les femmes, vont de l'une à l'autre avec des sourires et des propos galants, s'emparent d'un bouquet ou d'un éventail, et font les l)kis jolis péchés du monde sans le moindre remords. Les étran- gers, même les prolestants, ont de la peine à s'accoutumer à voir les ministres de la religion se mêler de la sorte à des plaisirs in- compatibles avec leur habit et leur caractère; les femmes sur- tout qui ne sont Romaines ni par l'éducation, ni parla nais- sance, ne savent pas être gaies et aimables sous les yeux de gens qui seraient des confesseurs au besoin ; la présence de ces prêtres mondains jette donc, dans les grandes assemblées, beaucoup de froideur et de contrainte.

Les dames romaines, qui ne s'effaroucheraient pas en rece- vant les hommages d'un jeune prélat aux regards entreprenants, paraissent rarement aux ambassades et dans les réunions d'éti- quette; elles mènent presque toute une vie cachée et qu'on se- rait tenté de supposer ennuyeuse et monotone, si elles semblaient plus empressées de la changer. On se demande, en effet, à quoi elles passent leurlemps dans leur intérieur; que peut faire de son imagination une femme qui ne la distrait pas dans le tourbillon du monde, qui ne l'asservit pas sous l'occupation sérieuse d'une élude suivie, qui ne Téleint pas, peu à peu, dans les prosaïques détails du ménage ? Or ces différents moyens de mater le cœur par l'esprit, ne sont guère du ressort des Italiennes et encore moins, des Romaines qui n'aiment pas la société elles ignorent l'art de briller, qui n'ont jamais senti le goût de s'instruire ni de s'appliquer à un travail intellectuel, et qui se trouvent placées,

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par le mariage même, en dehors de ces soins domestiques d'épouse et de mère qui, dans d'autre pays, appartiennent essen- tiellement à la condition des femmes.

Les dames romaines, qui ont des maris comme les françaises et des enfants en plus grand nombre que nous n'en avons, Dieu merci ! sont néanmoins toutes, plus ou moins, embarrassés de l'emploi de leur temps. Quelques-unes d'enire elles, il est juste de le proclamer, se vouent, dès leur jeunesse, aux pratiques austères d'une haute piété, fréquentent les églises il y a des indulgences h gagner, s'y prosternent à deux genoux sur le pavé poudreux , côte à côte avec des lépreux et des mendiants, l)aisent et mouillent de larmes les crucifix, les madones et les reliquaires en odeur de miracles, se voilent et s'embéguinent ainsi que des religieusee, vont panser de hideuses plaies dans les hôpitaux, visitent les asiles ouverts aux orphelins et aux vieil- lards, suivent des neuvaines. se nourrissent de sermons et font leur salut au lieu de faire l'amour. Entre ces saintes femmes, la princesse de S.... se dislingue autant par sa beauté que par ses vertus célestes. Vous la verrez, avec une patience angélique, peigner les cheveux de quelques vieilles atteintes de ces horri- bles maux qui naissent de la malpropreté et d'un sang corrompu ; vous la verrez encore la noble et charitable créature, vêtue de l'humble costume de sœur pénitentiaire des pèlerins, le soir du vendredi-saint, lavant les pieds de pauvres femmes qui viennent de loin pour recevoir , au jour de Pâques, la bénédiction du pape. Vous la verrez partout il y a du bien à faire, des exemples à donner, et des devoirs de dévotion à remplir j elle prie pour ses enfants . pour ses malades, car elle n'a |)asà im- plorer pour elle-même le pardon d'erreurs qui n'ont jamais trou- blé l'innocence de sa vie. Peut-être, quand elle se livre à une douce extase qui lui vient delà religion, éprouve-t-elle les trans- ports intimes, le saint enthousiasme de cet amour divin, qui suffit à remplir son cœur et à satisfaire son imagination, en lui tenant lieu d'un autre amour.

On citerait plus d'une dame romaine digne d'être comparéeà la princesse de S...., sous le rapport de la vie édifiante qu'ellesont choisie en s'éclipsant du monde. Tous les habitants de Rome con- naissent le nom de la princesse de C... qui, jeunel encore et si gracieuse, s'est consacrée aussi à cefleexistence ascétique, comme

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pour se conformer aux intentions de son illustre mère, laquelle, peu de temps avant sa mort, organisa un service de dames no- bles, appelées à exercer à tour de rôle, dans les hô|)ilaux, les pénibles et répugnantes fonctions de gardes-malades. Mais enfin, cet héroïque exemple n'est imité que par le petit nombre des femmes de Rome ; elles ont toutefois chacune leur confes- seur, et se croiraient damnées sans remède si elles manquaient à la messe du dimanche. Ces dames, n'ayant pas d'hôpitaux à des- servir le jour, ni de conférences pieuses à entendre le soir, ne se montrent jamais dans les salons et rarement dans les prome- nades, demeurent constamment au logis elle ne lisent pas, ne travaillent pas à l'aiguille, ne s'occupent pas de leur maison ni de leurs enfants, ni, à plus forte raison, de leurs maris. En été, elles dorment la moitié du jour et même le jour entier ; mais, en hiver, elles ne dorment que la nuit, et la journée se compose de douze ou quinze heures, en Italie comme ailleurs. Ces douze ou quinze heures doivent paraître éternelles à ces belles désœu- vrées qui restent étendues sur des coussins , sans user des res- sources du miroir et de la toilette pour dévorer le temps. Que font-elles cependant? à quoi pensent-elles, si elles pensent? un Italien vous répondra, tout étonné de votre étonnement : Che fare di vieglio che fare famore !

Les sociétés littéraires , musicales et artistiques , n'existent nulle part à Rome , qui ne produit plus d'artistes ni de littéra- teurs , mais qui en reçoit de toutes les parties de l'Europe. Ceux-ci se trouvent, il est vrai , un peu dépaysés au milieu des Romains modernes , qui personnifient l'indifférence apathique en matière d'art. Ces Romains , peu dignes de leur nom , connais- sent à peine leurs monuments , leurs chefs-d'œuvre , l'histoire de leurs grands hommes; ils sont dénués de la plus légère in- struction , et ils n'en sentent jamais le besoin ; ils savent seule- ment que leur ville éternelle est la patrie du beau dans tous les genres ,et qu'on viendra toujours y étudier ce beau comme dans un livre ouvert ; ils savent aussi combien d'écus sont rais en cir- culation chez eux par le séjour des étrangers , et n'en deman- dent pas davantage. L'hiver , ils se retirent, au coucher du so- leil , dans leurs appartements malpropres , froids et démeublés ; ils jouent aux échecs , bâillent et se couchent. L'été , ils dorment le jour et se promènent le soir par groupes silencieux, en regar-

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diint la lune qui fait d'admirables tableaux de chaque perspec- tive ; tout à COU]) , ils semblent se réveiller et prendre une vie factice , qui se dépense en éclats de voix chromatiques ,en mou- vements extraordinaires des muscles du visage , et en gestes qui ne rappellent pas mal ceux de leurs marionnettes.

On rencontre çà et là, dans les salons des ambassadeurs ou des étrangers qui ont une maison oîi l'on dine, quelque impro- visateur qui n'improvise pas, et deux trois archéologues qui se renferment dans leur science, parce que leur science ne se délivre pas gratis. Ils se louent à l'heure dans la journée pour conduire les voyageurs en tournée dans Rome et aux environs ; ils décrivent à merveille les édifices, dont il ne reste pas pierre sur pierre , et ils font à perte de vue d'hypothétiques dissertations qui reviennent plus cher qu'un arpent du terrain même étaient jadis les belles choses qu'ils ont vues dans leur imagination. Hors de leur service de cicérone , ces antiquaires , membres de toutes les académies italiennes , sont très-avares de leurs paroles , et ils nouvrent la bouche qu'à table. On ne coudoiedes poètes que dans les corridors des théâtres circulent les faiseurs et vendeurs de sonnets en l'honneur de la prima donna ou du ténor en vogue. On n'entend pas même parler littérature dans les séances académiques qui se nourrisent d'ennui et de lourds mémoires sur les antiquités lo- cales. Il y a aussi , dans quelques couvents , d'obscures réu- nions de savants hérissés de grec, d'hébreu et de chinois. Ces sa- vantissimes ne sont malheureusement pas d'un commerce aussi agréable que M. Drack, bibliothécaire de la Propagande , un des hommes les plus aimables et les plus distingués qui sachent quinze langues , à l'instar du cardinal Mezzofanli. 11 faut aussi remarquer que M. Drack est Français. Quant aux femmes , elles ne lisent rien, elles n'ont pas même une teintuiede gazette; elles n"ont retenu par cœur que des centons d'Alfieri , ramassés aux représentations d'Aryentine ou iWlliberti , et peut-être un ou deux sonnets inspirés par elles-mêmes à leurs adorateurs. C'est toute la littérature des sociétés romaines.

Quant à la musique , on ne s'en occupe qu'au théâtre , les chanteurs qui crient le plus ont la palme. Dans les salons , il est rare que des concerts s'improvisent, quoique la plupart des femmes aient la prétention de chanter ce qu'on nomme des moyens : c'est un prélextepour crier sans pitié ni merci. On as-

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sure que l'on chantail encore à Rome il y a quinze à vingt ans. Sorit-i!e les voix ou les oreilles qui changent? Il y a pourtantdans la sociélé certains talents d'amiiteurs plus ou moins contesta- bles ; mais ces talents ne se réunissent ordinairement que trois ou quatre à la fois et s'exercent à huis clos , jusqu'à ce qu'eu- rouement s'ensuive. Au reste, on ne cultive que le chant, en fait de musique , et l'on a un profond dédain pour les instru- ments qui exigent de l'élude et un sens musical plus développé. On ne cite dans Rome que la basse de M. Ingres qui ait le privi- lège de se faire entendre dans les salons de l'académie de France, et lorsque le roi du piano , Litz , ce génie émané de Mozart et de Beethoven , a voulu donner un concert public , il a été obligé de le composer à lui seul , faute de pouvoir découvrir à Rome un instrumentiste capable de le seconder. C'était sans doute une nouveauté bizarre , que celte soirée musicale dont un piano faisait tous les frais, mais ce piano, enchanté sous les doigt de Lilz , valait un orchestre entier et dix orchestres ita- liens.

Les arts ont encore moins d'accès que la musique dans la so- ciété de Rome; ce n'est pas que les peintres , les naturalistes , les graveurs manquent : ils pullulent au contraire, et ils forment le quart de la population; mais ils laissent à la porte des salons leur caractère et leurs goiits d'artistes ; ils ne se distin- guent que par leurs cheveux ras et leurs colliers de barbe que les attachés à l'ambassade copient maintenant. Ils ne causent qu'entre eux de leurs travaux et de leurs observations , et pour causer plus à leur aise , ils se rassemblent de préférence dans les cafés de la place d'Espagne , autour d'un bol de punch. L'académie de France offre peut-être le seul salon les artistes ne cessent pas d'être artistes : M. Ingres, directeur ac- tuel de cette école qu'il s'efforce de ressusciter avec l'àme de Raphaël , est peut-être la seule voix imposante qui s'élève en fa- veur de l'art qu'on dédaigne et qu'on outrage à Rome. Quand son éloquence de conviclion s'échauffe et se répand en élans d'enthousiasme pour le maitre i)ar excellence, on l'entoure avec respect, on l'écoute avec émotion , et l'on comprend que celle sainte admiration d'un grand peintre à l'égard du dieu de la peinture ne peut naître, éclater et se répéter sans cesse que sous l'influence immédiate des fresques du Vatican, vis-à-vis de l'in-

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comparal)le panorama tlo Rome éclairée par ce soleil qui a fait la Transfiguration .

Dans les petites villes de rÉtal romain, ou trouve plus qu'à Rome le sentiment des arts et des lettres : à Bologne , cette ville d'université et d'académie , les esprits ne s'isolent pas du rayon- nement intellectuel qui part de toutes les capitales de l'Europe. On y trouve des femmes qui ont de la lecture , des hommes qui ne se piquent i)as d'ignorance ; on y reçoit les ouvrages nou- veaux qui réussissent à passer entre les mailles du filet de la censure ; on y lient des conversations sérieuses , suivies, inté- ressantes, plus volontiers tournées vers la philosophie que vers la poésie. Un grand re])roche qu'on peut faire à la société bolo- naise , c'est de tomber quelquefois dans la pédanterie , résultat inévitable des mœurs universitaires. A Ferrare , la société est moins pédante, moins sévère , mais aussi polie, aussi causeuse, aussi active : on dirait une Iradilion de la cour d'Esté au xvie siècle . lorsque la duchesse Renée de France attirait à elle tout ce qu'elle savait enlever de dames spirituelles et d'hommes in- struits à la France. Les habitants de Ferrare n'ont ni défiance, ni préjugés contre les étrangers, qu ils accueillent avec un gra- cieux empressement et qu'ils rendent plus difficiles , plus exi- geants en affaires d'hospitalité pour le reste du voyage. On juge mieux qu'ailleurs ce que devait être l'ancienne société ita- lienne, et l'on se prend à la regretter, surtout à mesure qu'on avance vers Naples.

Naples n'a pas de société ; c'est une ville unique l'on vit plutôt en plein air que dans l'intérieur des maisons , qui ne sont pas même préparées pour recevoir du monde. Les appartements sont exigus et presque dégarnis de meubles. On n'a , poiir les éclairer , que des chandelles puantes , ou des bougies peu lumi- neuses, ou des lampes inférieures à nos quinquets de primitive invention. La vivacité napolitaine ne s'accommoderait pas d'un entretien posé , alternatif, mesuré , retenant ses auditeurs et ses acteurs en un cercle immobile qui se déploie ou qui se resserre sans se briser. Dans les soirées d'hiver , le théâtre de Saint- Charles ne joue pas , on a des bals dans lesquels on ne pense qu'à danser pour tout de bon ; dans les soirées d'été , moins lon- gues et vraiment délicieuses , on se promène au bord de la mer à pied ou en voiture, ou bien l'on prend des glaces et des sor-

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bets devant les cafés de la rue de Tolède , qui exhale d'horribles odeurs animales rehaussées de celle du fromage , plus insup- portable pour un odorat français. Cette odeur de fromage par- mesan semble être l'atmosphère habituelle de Naples : tout en est imprégné, les haleines, les habits, les maisons, les rues. Lazzarone et grand seigneur participent à la même incommo- dité , et en quelque lieu qu'on se trouve , même dans le palais du roi, on a le cœur soulevé par ces réminiscences de macaroni. Dans un salon rempli de ces insatiables mangeurs et mangeuses de macaroni , on est poursuivi à chaque pas par l'odeur du fro- mage, sans que les femmes , qui s'évanouiraient à la moindre senteur de musc, paraissent s'apercevoir de cet odieux parfum. Les ambassades de Naples se mettent rarement en frais de fêles et de réceptions , excepté à l'occasion du carnaval , qui a conservé tous ses droits dans cette bienheureuse patrie de Poli- chitielle ; dans les bals qui ont lieu à cette époque , la société ne s'augmente que d'un fort petit nombre d'étrangers , ceux-ci ré- sidant à Rome jusqu'à Pâques, selon les itinéraires les plus usi- tés. Ce n'est qu'au printemps que les étrangers viennent en foule voir à Naples la pousse des premières feuilles , et les ambassades ne se chargent pas de faire rivalité au printemps : les prome- nades au mont Pausilippe, par la route de Chiaia qui suit le littoral de la mer .remplacent alors toutes les réunions aux lu- mières, et l'on renonce à s'infecter mutuellement de macaroni. Ou ne citerait guère qu'une maison de Naples le macaroni ne sort jamais des limites de la salle à manger; c'est la maison de M. Rotschild , ce banquier , fils et frère de banquiers , qui a dans ses coffres la destinée du royaume des Deux-Siciles , et qui mar- che l'égal des princes du sang dans tous les pays l'argent est roi. M. Rotschild de Naples soutient avec splendeur , par le luxe et le confortable de ses réceptions presque diplomatiques , le nom européen de sa famille devant laquelle le pape lui-même se prosterne dans Tintérét de ses finances catholiques. Un autre banquier , d'origine genevoise et d'un ordre fort inférieur dans la sphère de la banque , M. Meuricofre , jouit à Naples des droits superbes que le duc Torlonia exerce à Rome sur les étrangers qui sont à la fois rançonnés et fêtés. M. Meuricofre n'affiche pas tant de grandeur, de générosité, de prodigalité, que son con- frère romain : il ne commande ni statues , ni tableaux . ni cha-

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pelles ; il ne plante pas , ne bàlit pas; il n'éblouit personne par son faste , mais il accapare tout le monde par sa bonhomie vraie ou feinte. 11 a un salon toujours ouvert , sans cesse renouvelé , règne un air de liberté et de sans façon qui fait plaisir en comparaison de la gène et de réti(iuellequ'imi)osent la plupart des salons d'Italie. M. Meuricofre tire cinq ou six pour cent des sommes qu'on puise dans sa caisse contre un billet à vue sur Londres , Paris ou Saint-Pétersbourg, ce qui n'élève guère l'in- térêt annuel qu'à cinquante ou soixante pour cent ; mais il invite à diner ses correspondants, il les mène au spectacle dans sa loge, il les traite à sa maison de campagne , il est affable , cordial, tout rond; chez lui, on danse, on chante, on cause, on s'a- muse plus familièrement , plus bourgeoisement que dans aucun salon de Naples ; , on n'est ni prétentieux , ni fier , ni ridi- cule , parce que chacun est à son aise , et nul ne regrette son argent.

La société de Venise est moins gaie et moins libre que celle du salon de K. Meuricofre; elle participe de la discrétion , de l'uniformité e du mystère qui caractérisent cette ville sans pareille, que ' imagination se représente, sans beaucoup d'ef- forts, telle qu'elle était dans ses beaux jours et surtout dans ses belles nuits. La société s'y est morcelée et amoindrie avec les fortunes , mais ce qui en reste encore, à l'ombre de ces palais silencieux au dehors , suffit pour évoquer le charmant fantôme des mœurs vénitiennes que ronge incessamment le système po- litique autrichien. Sur ces balcons moresques , qui dominent les lagunes , on se rassemble le soir pour respirer le frais des eaux , pour regarder glisser les gondoles sombres , et pour échanger les confidences amoureuses. La société tient ses séances, demi-muettes au clair delà lune, pendant l'été, et dans les bals, l'hiver, avec tous les emportements de la bruyante gaieté du carnaval , qui est endémique à Venise. Dans cette cité déchue , que les âmes mélancoliques ne se lassent pas d'admirer, on voit encore se chercher et se réunir les der- niers tronçons d'une société vive, tendre, galante qui avait lixé l'inconstante humeur de lord Byron , et qui perpétue Venise au milieu de ses déplorables ruines. Quand cette société sera tout à fait éteinte, Venise n'existera plus, de même que le corps devient cadavre aussitôt que le cœur a cessé de battre.

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Florence, du moins, s'est préservée de la contagion des mœurs autrichiennes qui pénètrent lentement , mais inévitable- ment , dans la société de Venise , de Padoue , de Vérone et de Milan. Les Florentins, ayant une grande jovialité dans le carac- tère, et aimant de passion tout ce qui est plaisir, ne sont pas , comme la plupart des Italiens, roides , sauvages et réservés : ils ont au contraire l'abord prévenant et cordial dans le monde. A la vérité , ils ne reçoivent pas chez eux , par économie ; mais ils vont chez les autres , dès qu'on les en prie. Ils se rendent à l'envi aux magnifiques fêtes que donne le grand-duc , et qui rap- pellent l'époque brillante des Médicis; ils affluent dans les réceptions diplomatiques et dans les salons qui font appel à la haute société de Florence, société aimable, facile, spirituelle , pleine d'attraits et de séductions pour les étrangers. Entre les maisons appartenant à la diplomatie, celle du consul d'Angle- terre est une des plus agréables et des plus fréquentées. Lady Augusta F...., Anglaise de naissance, mais élevée en Italie avec tous les soins d'une éducation solide et variée, offre dans ses talents et dans son caractère un assemblage piquant de la femme du Nord et de la femme du Midi , en ce que chacune d'elles a de plus attrayant ; elle est la reine de son salon qu'elle tient sous le charme de ses qualités personnelles. Le consul de France, M. Belloc , a tout ce qu'il faut pour faire aimer son pays, et l'accueil obligeant qu'on est sûr de trouver chez lui, sans morgue et sans apparat , amène dans ses salons la société la plus distinguée de la Toscane. On compte à Florence quel- ques réunions oii les lettres et les arts ont de dignes représen- tants , même parmi les femmes , qui sont au courant de la litté- rature française , et qui conçurent , dit-on , l'idée singulière de se former en cour d'amour , il y a deux ans , pour recevoir M. de Balzac.

Tous les hivers, des familles étrangères de distinction vien- nent s'installer dans celte jolie ville , et y augmentent le nombre des bals , des concerts , des improvisations et des raouts qui lui donnent une physionomie si animée , si mouvante et si fran- çaise. Ce train de vie est bien préférable à celui qu'on mène à Milan la récréation par excellence des gens à voilure est la promenade du soir ou de midi , suivant la saison, le long des remparts circulent deux ou trois tiles d'équipages que font

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ranger des gendarmes galopant, le sabre nu , pour maintenir Tordre et la police. A Florence, ractlvité sociale qui résulte du renouvellement des étrangers résidants , la bonne ihine que les indigènes font à leurs hôtes , la facilité avec laquelle ils établis- sent des relations ensemble, l'indépendance que chacun apporte dans ses habitudes de vie et de société, tous ces avantages, et beaucoup d'autres qui s'y rattachent , ne peuvent trop séduire le voyageur, pourvu qu'il se tienne éloigné de certaines petites in- trigues , et qu'il évite de marcher sur les brisées des cavaliers servants : c'est à ce prix que Florence lui promet les délices du paradis de l'Italie.

Gènes mérite aussi d'êlre placée sur la même ligne que Flo- rence, pour les agréments de société qu'elle renferme. On n'y sent point la présence du ver rongeur autrichien. Gênes, ainsi que Venise, garde religieusement les traditions de son ancienne société, qui s'est un peu concentrée pour ne pas se perdre , à mesure que l'occupation étrangère gagne du terrain dans les mœurs publiques. Mais, par un raffinement politique qui fait l'éloge du gouverneur de Gênes, le comte Paoluci, un des hommes les plus érainents que le roi de Sardaigne puisse faire servir à ses desseins , c'est par l'entremise de la société même que l'occupation se fortifie et s'enracine sur le sol de celte fière république. Le comte Paoluci, dont l'esprit est orné et cultivé comme celui d'un Français , lin et adroit comme celui d'un Italien , a compris que le plus prompt et le plus infaillible moyen d'arriver à la fusion génoise et piémonlaise était de met- tre en fréquent l'apport de pliiisirs les esclaves et les maîtres, et pour cela il donne des fêtes splendides, la noblesse la plus jalouse ne dédaigne pas de paraître et s'accoutume ainsi par degrés à une domination de bon vouloir et de bons procé- dés. Aujourd'hui on ne conspire plus dans les bals , et le son des violons élouffe bien des rancunes nationales, 11 n'y a plus de Génois assez héroïques pour refuser une invitation de l'aimable comte Paoluci, surtout s'il la fait lui-même, avec celte galan- terie qui serait française , et des meilleurs temps de notre société polie.

Le consul général de France, M. Tellier de Blanriez , est pour soutenir cette renommée de bon goût, de tact exquis et de conversation ingénieuse , que nous avons conservée partout

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à l'étranger. M. Tellier de Blanriez s'est formé à l'école de M. de Talleyrand , qui, par son esprit, son ton et ses ma- nières , appartenait essentiellement à la société antérieure à nos révolutions ; M. de Blanriez doit à la distinction de son carac- tère la considération dont il jouit, et qu'il rapporte toute, avec trop de libéralité peut-être , à son gouvernement , qui , ffrâce à lui , a toujours été représenté dignement dans les Étals de Gênes. Son salon rassemble une société choisie, parmi laquelle on remarquait , l'année dernière , une des femmes les plus brillantes de l'Italie, M™e la ducliesse de Galliéra , fille du marquis de Brignole, ambassadeur de Sardaigne en France. Cette dame , égale à la plupart des supériorités. féminines que la France est lière démontrer à l'Europe, donnerait un dé- menti à tous les reproches qu'on peut adresser à l'éducation négligée des Italiennes , si la sienne , aussi étendue que celle d'un professeur de l'école normale , n'était pas l'ouvrage de notre pays, elle a été élevée depuis son enfance. On se sou- vient, en la voyant et en l'écoulant parler , de celle Anna Bri- gnole , qui était de sa famille , et qui , par les agréments de son esprit autant que par ceux de sa ligure , faillit rendre fidèle le maréchal duc de Richelieu. La duchesse de Galliéra , plus Fran- çaise que Génoise, serait , dans tous les salons qui la posséde- raient , l'idéal parfait de la haute société.

On désignerait encore à Gênes plusieurs femmes de la pre- mière noblesse , qui tiennent dans le monde le rang à leur mérite aussi bien qu'à leur naissance. La marquise Durazzo. la comtesse de Serra , la duchesse Spinola et d'aulres que leur beauté met hors ligne, rappellent les séduisantes Génoises qui , lors de la conquête de Gènes par Louis XII , subjuguèrent tous ses capitaines et donnèrent même une maîtresse au rigide époux de la reine Anne de Bretagne. Ces grandes dames sont les plus beaux ornements des réunions littéraires et artistiques qui ont lieu à la villa ÎVegroni , chaiiue fois qu'un étranger célèbre, poëte , peintre ou musicien , est arrêté dans son passage à Gênes par l'impatiente hospitalité du marquis Jean-Charles di Negro , amateur passionné des beaux-arts. Le marquis , dans son palais remarquable par sept étages de jardins ou plutôt de terrasses chargées de plantes exotiques . a reçu des jiapes, des empe- reurs, des rois , lord Byrun et iWeyerbeer. Eu résumé, la so- 10 19

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ciété génoise , moins guindée et moins froide que celle de Turin, appartient à la France par l'urbanité de la forme , à rilalie par la galanterie du fond.

PaIJI L. JA.COB. (Bibliophile.)

{La suite à un numéro prochain).

AU PIED DES ALPES.

J'irai boire l'eau vierge aux sources des grands fleuves. Mes pieds se poseront sur l'azur du glacier, Je veux baigner mon corps aux flots des brises neuves , L'élher le trempera comme l'onde l'acier.

Dormons sur une cime avec effort gravie , Dans la neige éternelle il faut laver nos mains. L'air fait mouvoir haut des principes de vie, Allons l'y respirer pur des souffles humains.

J'emprunterai ma force aux forces maternelles j Nature, ouvre tes bras à ton fils épuisé. Laisse ma bouche atteindre à tes fortes mamelles, Jamais Thomme à ton sein n'a vainement puisé.

Je veux monter si haut, sur les Alpes sublimes , Que rien ne vienne à moi des miasmes d'en bas, Un nuage à mes pieds couvrira les abîmes j Si II' monde rugit , je ne l'entendrai pas !

Votre regard s'arrête au flanc noir de la nue , Moi, j'en verrai d'en haut le côté lumineux. J'embrasserai de l'âme une sphère inconnue , Je toucherai des mains ce qui fuit à vos yeux.

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Montons ; le vent se meurt aux pieds du roc immense , Le doute ne saurait flotter sur ce haut lieu , Montons enveloppé de calme et de silence , Sur ces larges trépieds j'entendrai parler Dieu.

L'air aspiré là-haut vivra dans ma poitrine, Dans l'ombre de la plaine un rayon me suivra. Ceux qui m'ont vu gravir pesamment la colline Ne reconnaîtront plus l'homme qui descendra.

Ainsi je me parlais, plein d'un espoir insigne. J'ai suivi sans larder ce guide intérieur ; Du faîte de leurs tours les Alpes m'ont fait signe , Et sur leurs blancs degrés j'ai versé ma sueur.

Plus haut que le sapin , plus haut que le mélèse , Sur la neige sans tache, au soleil , j'ai marché; Dans l'élher créateur je me baigne à mon aise ; Le monde j'aspirais, mes deux pieds l'ont touché.

J'ai dormi sur les fleurs qui viennent sans culture , Dans les rhododendrons j'ai fait mon sentier vert, J'ai vécu seul à seul avec vous , ô nature , Je me suis enivré des senteurs du désert;

Je me suis garanti de toute voix humaine Pour écouler l'eau sourdre et la brise voler; J'ai fait taire mon coeur et gardé mon haleine Pour recevoir l'esprit qui devait me parler ;

Et voilà qu'entouré de cimes argentées. Cueillant le noir myrlil , buvant un flot sacré , Goûtant sous les sapins les ombres souhaitées , Libre dans mes déserts, voilà que j'ai pleuré!

Le soleil dore en vain les Alpes jusqu'au faîte ; Si je plonge en mon cœur, toujours de l'ombre au fond ; J'ai rencontré le sphynx en cherchant le prophète , L'avide immensKé ni"a!)sorl)p et me confond.

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Est-ce donc par orgueil que ton front nous attire , Est-ce pour éblouir que ton œil resplendit, 0 nature ! et n'as-lu rien de plus à me dire Que ces mots : Je suis grande et vous êtes petit?

Est-ce pour mieux sentir ma défaillance intime Que je suis venu seul et si loin Timplorer? Oh !,je n'ai pas besoin d'un oracle sublime Pour me trouver débile et pour savoir pleurer!

Pourquoi de tes enfants tromper la soif, 6 mère? Il faut à leur poitrine un lait puissant et pur ; Si tu ne fais jaillir qu'une boisson amère Pourquoi leur tendre encor tes mamelles d'azur?

Pourquoi devant mes yeux ta paupière abaissée ? Tout langage entre nous s'est-il déjà perdu ? Je viens chercher en toi quelque sainte pensée; Pourquoi, d'un signe au moins , n'as-tu pas répondu?

Mais , sans doute , mon âme était mal préparée , Les souvenirs d'en bas voilaient mon œil obscur; Pour l'huile de lumière et la manne sacrée Le vase n'était pas d'un métal assez pur.

Peut-être l'eau terrestre a flétri ma poitrine,

J'ai bu ces vins trompeurs dont tant d'hommes sont morts ,

Je frapperais en vain à la roche divine,

Je ne puis plus porter le breuvage des forts.

Serait-ce qu'une force invisible et jalouse Entre nos saints baisers élève un mur d'effroi ; Comme sur les beautés secrètes d'une épouse Dieu veut jeter peut-être un voile épais sur toi ?

Il veut choisir lui-même et compter ses prophètes , Tout homme n'a pas droit au sacré rameau d'or. Dieu place à tes côtés d'ausières interprètes , L'anathème sur toi plane et menace entor.

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Le colloque de l'homiTie et de la solilude

Te fait-il craindre , ô Dieu , Ion nom mis en oubli?

Tu veux le surveiller avec inquiétude ,

Et tes prêtres ont dit quelque part : soU !

Si comme l'univers l'àme est la créature , Pourquoi jeter entre eux cet abime profond? Laisse s'entrelacer mon cœur et la nature : Pourquoi tant de secret, si le bien est au fond?

Un esprit de terreur habite dans l'espace , Vole à travers les bois sur les eaux et dans l'air ; Quand l'àme et le désert se trouvent face à face , L'homme sent le frisson roidir toute sa chair.

La nature sourit comme une amante reine , Elle ouvre un sein vermeil , l'homme va s'y jeter, Et quand son bras s'enlace au cou de la syrène. Un bras plus fort se dresse entre eux pour l'arrêter;

Dans la source d'eau bleue pour boire on se penche Il met la salamandre, il cache un sel amer, Sur l'ombre oîi Ton s'endort il suspend l'avalanche , Sous la barque l'on chante il fait gronder la mer.

Une secrète horreur qui trouble les plus braves Entre le monde et nous s'étend pour le voiler ; Noire âme et l'univers sont-ils donc deux esclaves A qui leur dieu tremblant défend de se parler ?

Je voulais , ô nature , avoir un lit de mousse , Y dormir avec loi couvert par la forêt; Mais ton oeil tour à tour m'attire et me repousse : De ma tristesse immense est-ce le secret ?

Un air qui me supporte , donc le trouverai- je ? Je n'ai pu m'enlever sur l'aile d'aucun vent. J'ai respiré l'ennui dans les fleurs , sur la neige , Les chênes n'ont pour moi qu'un ombrage énervant.

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Serait-ce qu'à mon cœur la solitude pèse ?

Ne l'ai-je enfin trouvée après tant de chemin ,

Que pour dire aussi , moi , qu'elle est chose mauvaise,

Et pour y regretter le tourbillon humain?

Peut-être en maudissant les prisons nous sommes J'aurai trop présumé des vertus du désert ; Plus que je ne l'ai cru l'homme a besoin des hommes , La terre ne dit rien s'ils cessent leur concert.

Mais ne blasphémons pas la nature éternelle , Son lait pur coulera pour nous au jour marqué; Pour vivre de sa vie et tout comprendre en elle Je sens bien , ô mon cœur, ce qui vous a manqué.

Oui , la nature est morne autour du solitaire

La fleur qu'il cueille est pâle et ses jours sont moins bleus ,

Mais la terre sourit et parle sans mystère

Quand sur sa verte robe on vient dormir à deux.

Elle livre par mille aux amants , aux poètes , Les trésors qu'elle cache au sombre analyseur, Et convie aux secrets de ses mystiques fêtes L'homme ardent et serein qui pense avec le cœur.

Secoue , ô mon esprit , toutes tes peurs sans causes , Soutiens vers l'infini ton essor filial , Aspire aux vieux sommets, vois les sources des choses, Vois poindre sur les monts le soleil idéal.

Poursuis dans les déserts la grande âme du monde, Fouille dans cette mer chacun peut plonger, Chante , invoque , bénis , pour qu'elle te réponde; C'est à force d'amour qu'il faut l'interroger.

Oui, l'homme malgré tout , s'il aspire et s'il aime, Au fond de l'univers voit un dieu qui sourit. 0 nature , le mal n'est pas ton mot suprême, L'ouragan fauche moins que le sol ne fleurit.

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Oui , dans l'éclat divin dont ta face est empreinte C'est mieux que la grandeur que l'iiomme adore en toi ; Quoique ton front chenu répande au loin la crainte, Le nœud qui nous unit n'est pas un nœud d'effroi.

Car, même à travers l'ombre et le bruit des tempêtes , Sur les rochers déserts triste je révais. Même au bas des glaciers qui craquaient sur nos têtes, Dans tes jours de colère et dans mes jours mauvais,

Sous les sourcils froncés perçaient des yeux de mère; Toujours près de l'absyiithe une ruche de miel, Toujours cent épis d'or pour une ivraie amère. Et partout l'espérance et partout l'arc-en-ciel !

Partout , des eaux , de l'air, des arbres , de la mousse , De la neige, des fleurs , des ténèbres , du jour, Des antres et des nids , sortait une voix douce Qui remplissait l'espace , et qui disait : Amour !

Victor de Laprade.

Critique Citteraiit.

L.E!i TOUREL.IiE^,

PAR a. LtO> COZLAX.

C'est surtout à propos de certains noms et de certaines tou- ches modernes qu'il convient de rappeler que, dans aucun temps, la langue française n'a été ce que nous la supposons quelquefois dans nos accès de pnrisme et d'imaginaire orthodoxie : une source lustrale , parfaitement nette et limpide , roulant majes- tueusement ses flots sur un sable d'or et sans que la présence d'aucun objet impur, un mélange de limon ou de gravier, ait jamais altéré son cours ni terni sa surface. Même aux plus belles années de la langue de Louis XIV , on aurait quelque peine à rencontrer , sur un champ bien étendu et ailleurs que dans quelques lits i)rivilégiés et restreints, cette diction irréprochable que la postérité a consacrer peut-être autant comme simula- cre et symbole que comme une réalité transmissible, un instiu- ment usuel et applicable aux généralités littéraires. D'ailleurs, ces formules nouvelles, ces éclats de mots, ces abus d'orne- ments et de figures dont nous nous plaignons maintenant, ont

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existé de tous les temps , et peut-être même , au lieu de les con- sidérer comme des taches de goût, de funestes indispositions de la langue et du style , serait-il plus juste de n'y voir que le fait et le témoignage des diverses modifications subies par une lan- gue essentiellement variable et changeante.

En effet, comment supposer une diction homogène et station- naire chez un peuple dont l'état politique n'a jam^iis été qu'une luîte, une fluctuation, une divergence continue des classes, des régimes et des systèmes ? Dès le siècle , époque la langue franque commence à se dégager enfin de l'élément romain, on trouve, au milieu de ces premières tentatives d'affranchissement littéraire, les symptômes distincts des premières fermentations de l'élément démocratique. Bientôt surgira l'époque de l'affran- chissement des communes , des assemblées délibératives , des libertés municipales, les principaux caractères d'une fédération libre. Si l'on joint à ces germes éternels de divisions, de haines et de controverses sociales, la résistance du clergé , la domina- tion des grands vassaux qui se manifeste déjà sensiblement à l'issue des croisades, puis le mélange des conquêtes et par suite des races , l'influence des schismes , les vicissitudes de telle ou telle province tour à tour étrangère et française , les traces, les conséquences des diverses dominations, enfin, tout ce qui a fait de la France le pays le i)lus mixte , le plus complexe , le plus nuancé des États modernes, on comprendra sans doute que ces divisions de principes, de castes et de peuplades, aient se reproduire également dans la langue et l'idiome. De , ces si- gnes indélébiles du dialecte originaire, du patois primitif qui se manifestent aujourd'hui même au sein de la civilisation litté- raire la plus avancée ; de , ces diverses accentuations de ma- nièies , ces schismes de style, ces diverses écoles de locutions ou de tournures , que nous devons admettre à la fois au nom de noire unité sociale et de la diversité de nos origines.

Du reste , à l'époque même , suivant l'opinion commune , la langue française offre ce caractère de correction et de pu- risme absolu , c'est-à-dire dans la première moitié du règne de Louis XIV , on chercherait vainement l'application réelle de ces principes de goût et de style qui furent posés sur des bases im- muables par les écrivains de Port-Royal , puis fanatiquement appliqués par les Vaugelas , les Ménage, les d'Aubignac, les

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Bouhours. N'oublions pas qu'en regard de Port-Royai florissait l'hôtel de Rambouillel, le pays des ruelles et du tendre, et dont on ne peut nier cependant l'influence sur le goût , les progrès de l'esprit , tout ce qui constitue le perfectionnement littéraire. N'oublions pas aussi que M'^e je Sévigné était une précieuse , et qu'on trouve en elle, classique souveraine, certains penchants pour Sarazin , Voiture et autres beaux esprits du temps, qu'il serait fort difiBcile de s'expliquer autrement que par cette passion pour l'indiscipliné, le hasard, l'immodéré en fait de choses dites, conversées ou écrites , passion qu'il faudrait bien se garder de détruire; car elle forme un des traits les plus saillants peut-être de notre physionomie intellectuelle.

Dans l'époque suivante, ces excursions hors du domaine aca- démique , ou pour mieux dire hors des majestueuses allées de Port-Royal, deviennent plus fréquentes, et cependant ces styles aventureux d'encyclopédistes , de philosophes ou de dramatur- ges , rejetons divergents en apparence , ou littérairement exoti- ques , ne se rattachent pas moins , par des liens de famille irré- cusables, au type originaire du style ou plutô du naturel français. Ainsi, Voltaire, si scrupuleux, plus méticuleux peut-être que d'Olivet , dès qu'il s'agit de vers , s'est toujoure montré , en fait de prose , d'une tolérance extrême. Jamais il n'a songé à cha- pitrer Diderot , Beaumarchais , Marivaux, et tant d'autres , sur des licences, des innovations, des dévergondages réels de plume, qui allaient bientôt nécessiter le Dictionnaire Néologique de Mercier. C'est que Voltaire dans ses vers, et particulièrement dans ses vers tragiques , est surtout l'homme de la génération écoulée, le disciple de Racine , l'archiviste et le généalogiste de la langue et de la poésie ; dans sa prose , au contraire , il pro- cède surtout de lui-même. Il écrivait en prose comme on parle, et devait comprendre que vouloir modifier ou corriger l'accent de certains écrivains, c'est attenter peut-être à leurs procédés, leur ôter l'expression libre et franche de leurs opinions, de leurs sentiments et de leurs instincts, toutes choses qui s'épanchent, tombent à la fois de la plume, du cerveau et du cœur, mais ne se calculent guère.

C'était d'ailleurs au sein même de ce siècle , et presque dans le sens le plus direct des antipathies de Voltaire , que devait naître une école destinée à prendre un développement rapide ,

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un langage à part, qui ne devait rien ou piesijiie rien emprun- ter aux devanciers , style imprévu , hardi, qui allait renouveler entièrement , sinon le fond , du moins la surface de la pensée française. Cette école , essentiellement tiguralive et descriptive , devait avoir pour fondateur Jean-Jacques ; elle s'est continuée avec un éclat plus discret , mais avec une grâce et une douceur extrême, à travers les paysages enchanteurs et les suaves des- criptions de Bernardin de Saint-Pierre. Enfin elle a enfanté dans notre époque de nouveaux créateurs essentiellement marqués aux débuts du sceau de l'innovation, mais bientôt illustres et populaires; en premier ordre, MM. de Châleaubriand et de La- martine, puis, dans d'autres lignes et des directions particuliè- res , M'"" de Staël , MM. Victor Hugo, de Séuancourl, etc. Rien de plus aisé assurément que de convaincre ces écrivains des plus graves infractions auxrègles et aux conventions de la langue, si on voulait leur appliquer la lettre matérielle d'un certain côté du style du xviie siècle. Mais on ne saurait trop redire que ces modifications de style, qu'on a prises pour des irrégularités ou des décadences d'époque , n'ont jamais été (|ue des particulari- tés, des inclinations , et pour ainsi dire des idiolisines d'indi- vidus. Enfin , pour trancher d'un mot la question (pii serait tentée de s'élever désormais entre la langue stationnaire et la \ansue. individuelle , constatons seulement que MM. de Cha- teaubriand et de Lamartine demeureraient impossibles dans le moule pur et littéral de Racine et de Fénelon.

Ces considérations, ou pour mieux diie ces fugitives réminis- cences qui flottent depuis longtemps dans la pensée de tout le monde , nous ont semblé devoir précéder l'examen du nouvel ouvrage que M. Léon Gozian vient de publier sous ce litre : les Tourelles , et qu'il 'ût été mieux , je crois , de conserver sous son titre ancien et légitime : les Châteaux de France. Le talent de M. Léon Gozian , avéré, incontestable, i)uisqu'il est popu- laire, est cependant, il faut l'avouer, et sera sans doute long- temps encore sujet à certaines restrictions et même à des con- troverses réelles qu'il est bon de sexpliquer. Vouloir établir entre ce talent et le passé des affiliations et des analogies direc- tes , ce serait peine superflue. En effet, la (lueslion des lempé- laments littéraires se pose ici plus nettement (jue partout ail- leurs. On chercherait en vain dans les artères de ce style bouillant,

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SOUS répiderme de ces pages méridionales et bronzées , ce sang docle et paisible qui circula dans les cervelles académiques de nos auteurs des siècles derniers. Ce sont des castes de style, des générations de langues que l'on dirait écloses dans des climats opposés , et qui n'ont presque plus rien de commua entre elles que l'embouchure. Mais , aussi , songeons qu'un siècle entier a passé entre ces idiomes , le siècle des révolutions, des guerres, des migrations de toute espèce; la France , c'est-à-dire la lan- gue , s'est élancée du fond de la vieille Espagne jusqu'aux con- tins du nouveau monde. Songeons aussi qu'il y a trois cents ans il nous a suflB d'un contact de deux règnes avec l'Italie pour re- nouveler et restaurer entièrement la face d'un art qui semblerait devoir être le plus immobile et le plus invariable de tous, l'ar- chitecture. Et nous pourrions penser que la langue, cette image de tout un peuple, pourrait se défendre des diverses impressions subies par l'état, le régime de ce peuple lui-même : croisades politiques , transactions industrielles . commerciales et scienti- fiques , migrations, colonisations et conquêtes?

Si la plupart des comparaisons n'étaient pas en elles-mêmes infidèles ou déplacées, nous aimerions à pouvoir comparer le talent et la manière de M. Léon Gozlan à ces peintres et à ces ciseleurs du moyen âge , qui portèrent à un degré exquis le goût et l'exécution de l'arabesque, Tenjolivement des détails et de la dentelure, le caprice de l'invention ; Italiens par la tinesse, Français par la giâce, Orientaux par les soins et la subliliié de la main-d'œuvre. Mais bientôt cependant , le parallèle se trouverait insufiisant et inapplicable, car il ne saurait s'adapler qu'à une certaine face du talent et des œuvres de récrivain, aux esquisses, aux récits, aux compositions de genre qu'il a fait paraître sous le titre de Méandres. Piécédés du Notaire de Chantilly, et suivis du Médecin du Pecq, les Méandres |)urent donner une idée complète de la manière de M. Léon Gozlan : on y découvrit un narrateur plein de verve et de fougue, tou- jours hardi, saisissant, péchant quelquefois par la vérité des détails, la simplicité des sentiments, sacrifiant dans certains cas le personnage au trait, la situation à l'accessoire, l'ensem- ble du livre à l'effet du paragraphe. Mais, à part ces reproches que le mérite de l'exécution ne ))0uvait manquer de racheter, ces œuvres diverses avaient pénétré ptofondément dans la par- 10 20

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tie expansive et sympalliique de ce public qui ne saurait souvent déterminer son choix ni analyser sa sensibilité , mais dont te suffrage s'appuie au fond sur des bases aussi fixes , aussi vraies que les arguments et les impressions des plus fins analystes littéraires.

Cependant, au milieu des travaux divers auquels M. Gozlan consacrait aîternativement sa plume , il se trouvait une œuvre plus coraplaisamment accomplie que toutes les autres, une de ces lâches volontaires et propices que Técrlvain ne poursuit qu'à ses heures d'inspiration et de fantaisie, un de ces creux de chêne, un de ces buissons de fleurs il s'est plu à déposer comme l'abeille son rayon de miel le plus suave et le plus doux. Cette œuvre la plus chère , la plus calme, et disons-le aussi, la plus précieuse de toutes celles de M. Gozlan. s'est appelée les Châteaux de France, et les divers rejetons de cette pensée con- sciencieuse et poétique se trouvent aujourd'hui réunis en fais- ceau. Est-il besoin de rappeler que ces travaux ont déjà subi l'épreuve d'une publicité antérieure? Les lecteurs de la Revue de Paris n'ont pu manquer d'en conserver la mémoire fraîche et complète. II est bon cependant de constater que ces morceaux donnés par fragments ont toujours se rapporter à un centre fixe, indivisible, et constituer, après la publicité de détail, une publicité d'ensemble que l'auteur n'a voulu aborder qu'après cinq années de méditations et de perfectionnements successifs.

On ne peut nier que la pensée de chercher l'histoire de France dans les châteaux et les résidences seigneuriales n'ait en soi quelque chose de neuf et de poétique qui attire, frappe et saisit, à part même les questions de forme et d'accomplissement. Assurément une pareille entreprise ne serait point venue à la pensée d'un historien pris dans le sens littéral du mot 5 je ne parle pas seulement d'un annaliste de l'école désormais effacée, des Anquelil et des Vély ; j'entends même un chroniqueur actuel, imbu des préceptes des Guizot et des Thierry, un jugement dis- cipliné par les études , les recherches et les considérations qui ont placé depuis vingt ans les travaux historiques sur leur ligne véritable. En effet, on comprend l'exécution d'un travail histo- rique oi^i viennent rayonner et se combiner les grandes théories d'ordre social, les questions de gouvernement et d'économie politique. Des livres d'un mérite aussi grave et aussi érainent

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que les Lettres sur r histoire de France , par M. Augustin Thierry, ou V Histoire de la civilisation en Europe, par M. Guizot , ont eu l'avantage d'obéir à un programme fixe et limité, et nul doute que le choix judicieux du point de vue ne soit venu en aide à l'exécution logique et à l'accomplissement supérieur de la tâche.

Mais est-il est un sujet plus vague , plus indécis, et partant plus délicat à traiter que celui de VHistoire des Châteaux de France ? Des faits , des traditions , des oui-dire ou plutôt des images, de purs simulacres, qui ne tiennent à l'histoire que par la chaîne capricieuse et souvent fictive de la légende ou de la vanité , telle est la base première , le fond incertain et presque insaisissable sur lequel l'historien doit agir. En effet, quoi de plus fortuit et de plus imprévu que la construction d'un châ- teau ? Ce n'est plus l'édifice spécial et déterminé, dans le genre des tottrs du beffroi du moyen âge , ces monuments pri- mitifs des franchises populaires et des libertés municipales. Le château n'est , le plus souvent, que le jet d'une circonstance presque impossible à démêler dans les ténèbres et les hasards du passé ; une volonté particulière l'a fait naître , une autre volonté non moins arbitraire Ta défiguré ou aboli. Nul lien, nul connexion apparente entre ces édifices de luxe et de gran- deur qui sont à l'aristocratie ancienne ce que les cloîtres et les monastères sont au clergé , c'est-à-dire l'un des témoignages, ou plutôt le symbole, le mystérieux refuge de l'un des membres de la grande trinité politique, la noblesse. L'histoire est donc tout entière, mais l'histoire compliquée d'architecture, mêlée de fictions, d'anecdote^, de traditions, enfin de tout ce qui fait de la plupart des châteaux de véritables héros de romans, sou- vent même des personnages fantasques et bigarrés, pareils à ce bouffon que Walter Scott nous représente archer par la tête, majordome par la ceinture et coureur par l(?s pieds.

On concevra que pour traiter un pareil sujet, pour oser même l'aborder, une touche d'une espèce particulière, un esprit doté de (jualités complexes , et si j'ose même dire , de certaines im- perfections organiques, était presque nécessaire. Un esprit à base simple et à direction fixe eût été rebuté par la perspective seule de la tâche ; il eût entrevu la difficulté de passer presque à chaque page, au milieu de ces récits épars et diffus, de !a des-

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cription ;") la légende, de la réalité à rexliiimalion, de la fiction à raiilhenticité. Telles sont, en effet, les difficultés, infranchis- sables peut-être, qui hérissent les abords de cette étranjw et mystérieuse nomenclature. Pénétrer des enceintes, percer des murailles demeurées impénétrables, même pour les investiga- tions contemporaines, faire parler ces forêts silencieuses, inter- roger ces voûtes et ces portiques, transporter le centre du récit du Nord au Midi , du moyen âge à Louis XV, des croisades à Louis XA'I, de la féodalité aux dernières et splendides construc- tions de la lînance moderne : il y avait dans ce cadre à remplir à la fois la tâche du journaliste, celle du pamphlétaire, celle du romancier, celle de l'historiographe. Or nous devons dire que, par sa complication même, ce programme revenait de droit à M. Léon Gozlan, qui, par la direction de ses travaux et surtout le mouvement particulier de son esprit, était peut-être plus pro- pre qu'aucun autre à se frayer une route brillante et sûre an milieu de ce labyrinthe de faits, de dates et de personnages, rien ne le guidait, rien ne l'éclairait, l'unité surtout lui manquait, l'unité, ce grand mobile de toute composition histo- rique.

Déclarons donc à l'avance que l'auteur des Châteaux de France a surmonté les plus grandes difficultés de son sujet, qu'il s'en faut cependant qu'il les ail toutes vaincues, mais qu'il est permis de se demander peut-être si celles qui lui ont résisté ne demeuraient pas insurmontables.

Le livre a pour introduction un morceau inédit l'auteur, après avoir flétri en termes énergiques les démolisseurs, l'in- corrigible vandalisme qui anéantit chaque jour quelque page mémorable de noire architecture nationale, passe à un som- maire, nne sorte de coup d'œil général jeté sur l'ensemble des châteaux qui décorent la surface de la I-'rance. 11 voltige à l'aide d'une description rapide qu'il appelle ingénieusement une bio- graphie lapidaire , du donjon de Saint-Germain aux frontons de Fontainebleau, de la tour de Wontliiéry aux ruines de la Roche-Guyon II propose un cours d'architecture et d'histoire à l'aide des châteaux que le gouvernement achèterait ù titre de renseignements publics. Pourquoi les châteaux ne formeraient-ils pas une sorte de musée chronologique l'on retrouverait les vtodèles des anciens temps, comme les modèles de vaisseaux

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dans les arsenaux et musées de marine ? Tous les châteaux ou donjons de France sont passés en revue dans cette introduction écrite avec autant de soin que d'éclat ; on y voit se grouper et s'amonceler, comme dans un horizon magique, les dômes, les coupoles, les trèfles, les ogives et les oritlammes des anciens édifices. Peut-être aurions-nous désiré, cependant, que la pein- ture y tînt moins de place , et que le but du livre y fût plus nettement indiqué : la marche, la déduction du morceau y eût gagné; avec un style moins chargé de traits et d'accessoires, l'ouvrage se fût ouvert d'une manière plus digne et plus solen- nelle. M. Léon Gozlan est du petit nombre d'écrivains auxquels on peut demander sans scrupule le sacrifice de quelques festons, le retranchement de certaines fleurs parasites.

Chantilly forme le premier tableau de la galerie, et n'est pas la pièce la moins riche de la collection. Nous devons renoncer à suivre l'auteur à travers les ombrages de la forêt, dans les cours, portiques et salons de la résidence des Condé, l'entraî- nent ses inspirations et ses recherches. Aucun détail relatif à cette poétique demeure n'a été omis; tout est retracé : les fêtes empruntées à un ouvrage inconnu et curieux, les meutes, les étangs, les cerfs, les écuries gigantesques le prince de Condé traita le prince du Nord ; puis le boudoir de Watteau, les chasses aux flambeaux, les ombres de Santeuil, de Prévost et de Lesage, qui se mêlent à la narration et la diversifient sans la raleniir. Bornons-nous à constater que tout ce qui pouvait rendre la vie, la voix, l'âme, à ce séjour le plus grandiose et le plus magnifique de France, peut-être après Versailles, l'auteur l'a recueilli, coor- donné avec la sagacité de l'artiste et l'amoureuse application de l'antiquaire.

k'^vès Chantillx yi&ni Écouen. On trouve, au début de ce morceau, le portrait si fin et si vrai de M™" Dutocq, l'aubergiste. Ce n'est pas un des moindres mérites de M. Léon Gozlan d'a- voir su entremêler son récit de peintures familières, propres à reposer l'attention, à initier progressivement l'esprit à des con- fidences plus sérieuses et plus graves. Moins solennelle, moins brillante peut-être que Chantilly, la peinture d'Écouen attache plus profondément et offre plus de charme et d'intérêt. Toutes les pages consacrées à M'"<' Campan respirent ce sentiment de douce tristesse et d'attendrissement paisible qui convenait bien

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an portrait de la directrice du célèbre pensionnai d'Écouen. On se figure parfois lire un roman, et cependant on se sent atta- ché par l'accent de certains détails qui ne peuvent être emprun- tés qu'à la vérité des confidences et aux impressions des sou- venirs. En somme , bien qu'on ne retrouve pas dans Écouen les qualités d'éclat et de trait qui distinguent les autres tableaux, nous n'hésitons pas à placer ce morceau aux premiers rangs du recueil ; car nous sommes de ceux qui donneraient volon- tiers tous les joyaux de la diction , les plus riches agréments du style, pour une seule larme venue du cœur et répandue à propos.

Nous ne parlerons du Marquis de Brunoy que pour rappeler qu'il a été popularisé par l'emprunt dramatique , et qu'on y re- trouve tout l'intérêt et l'entraînement d'un roman. La fantasque et mélancolique figure du marquis est dessinée avec une grande habileté; ce morceau nous a paru pourtant être le moins impor- tant et le moins relevé de l'ouvrage, peut-être parce que l'auteur s'y efiFace entièrement, et qu'on est surpris de n'y trouver que le mérite d'une chronique purement narrative , dénuée des aper- çus et des considérations qui rehaussent et soutiennent les autres études.

Faux, Filleroi, Foisenon et Petit-Bourg composent le second volume des Tourelles. Ces quatre morceaux, également travaillés, également sentis, présentent les mêmes qualités de style, d'exécution et de couleur, que nous avons signalées dans le premier volume, ^ous devons , du reste , nous en rapporter aux souvenirs des lecteurs pour l'appréciation de ces divers tableaux ; car l'analyse exigerait à l'appui des éloges le concours des citations ; or les citations offrent un certain embarras, lorsqu'il s'agit de pages qui accusent un sentiment continuel de coquetterie et de séduction, rien n'est négligé, aban- donnée au hasard, l'on ne rencontre pas un paragraphe qui n'ait sa physionomie , et , pour ainsi dire , sa toilette partic|i- lière.

Mais ceci nous conduit par une pente irrésistible vers une critique que nous nous reprocherions de ne pas adresser à une œuvre qui se distingue par de rares et brillantes qualités. Nous devons donc reprocher à M. Léon Gozlan de s'être permis dans le cours de son livre , livre d'hj^loire après tout et de reuseigue-

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inenls précis , autant que de fantaisies arl)ilraires , certains traits, ou plutôt certains concetti que l'on pourrait signaler comme des faiblesses d'écrivain , une condescendance exces- sive aux détails et aux accessoires de la phrase , ou même , pour parler plus nettement, des traces réelles et notoires de mauvais goût. Nous citerons à l'appui de notre jugement ce passage de riiitroduction :

« Quand les châteaux furent désignés au marteau , on crut moins abattre des pierres que frapper un monstre , un géant , un démon de dix siècles, ayant corps de rocher, bras de fer noués en chaînes, tourelles percées pour yeux , pont rouge pour langue, créneaux pour dents , fossés pour ceinture. Je n'exagère en rien. On ne renversa pas les châteaux , non ! Le mot est impropre, on les tua. »

Nous n'hésitons pas à déclarer que ce passage , conçu dans un goût qui , fort heureusement, ne se reproduit presque dans aucune autre partie de l'ouvrage , est à rayer entièrement dans la prochaine édition. On ne saurait admettre, en effet, dans aucun cas, ces châteaux ayant tourelles percées pour yeux, pont rouge pour langue , créneaux pour dents , etc. Ces images nous ont rappelé le style et les comparaisons bouffon- nes de Cyrano de Bergerac qui a écrit que la lune est un œil du ciel, et qu'ww cyprès est un grand clou dont la nature attache l'empire des vivants à celui des morts. S'il est vrai que les hardiesses , les formules individuelles de style soient de tous les temps et de toutes les écoles; on doit reconnaître en même temps que les images forcées , les figures disparates et les comparaisons sans justesse ne sont et ne doivent être d'aucune époque.

Remarquons aussi , pour achever la liste des reproches que certaines personnes seraient en droit d'adresser aux Châteaux de France , qu'il eût été à désirer peut-être qu'il régnât en- tre chaque morceau, c'est-à-dire entre chaque château , je ne sais quel lien , quel enchaînement qui établit une sorte de dé- duction d'une description à une autre. Le livre eût sans doute été plus logique et plus complet si la succession chrono- logique eût été mieux établie , si telle résidence eût pu for- mer la dépendance, le corollaire de telle autre , la remplacer en quelque sorte par voie héréditaire et présomptive , de façon

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que le lecteur pût retrouver la filiation des dates , l'échelonne- ment des faits, dans riiistoire des domaines et la description des édifices. Mais à cela, l'auleui' répondra peut-être: « Indi- quez-moi la chaîne aulhenlique et avérée qui unit les ciiâteaux entre eux ; expliquez-moi Texistence de tel domaine sur ce point-ci plutôt que sur celui-là ; en un mot , introduisez au mi- lieu des constructions historiques dontjemesuis fait l'annaliste, libres produits pour la plupart des caprices et des privilèges seigneuriaux, ce nœud, ce lien fixe et déterminé , et vous se- rez en droit peut-être d exiger une connexion précise entre des monuments généralement indépendants et individuels , dont le rôle, dans les événements contemporains , n'a presque jamais été qu'arbitraire et fortuit. »

Il est très-vrai que le simple fait de retracer l'histoire des châteaux de France entraînait avec soi quelque chose d'aventu- reux ou même de décousu , dont on ne saurait attribuer tous les torts à l'historien. Je ne sais, en effet, si plus d'exacli- lude ou de régularité apparente , dans lexposé des faits , n'eiU pas produit la sécheresse et la monotonie ; on y eût gagné peut- être un peu de cet enseignement méthodique et littéral que peuvent offrir la plupart des traités et des collections histori- ques ; mais on ne peut nier aussi qu'on n'y eût perdu le coin descriptif, les horizons, les aspects, les sites , les perspecti- ves et points de vue, qui tenaient aussi essentiellement au su- jet. Sous ce rapport , on peut dire que l'ouvrage eût été man- qué; car peindre les châteaux sans leur encadrement de parcs, de jardins, de forêts et de charmilles, sans leurs accessoires, sans leurs sombres et splendides dépendances , c'eût été rem- placer l'image par la démonstration , une riche collection par un triste et stérile inventaire , enfin une fresque , un tableau , par un plan d'architecture.

Mais , après avoir cherché à exprimer les diverses impres- sions produites en nous par la lecture des Châteaux de France, tout en reconnaissant l'impossibilité de concentrer dans quel- ques pages les réflexions que peut faire naître le talent de M. Léon Gozlan, nous sera-t il permis de laisser cette pioduction nou- velle prendre elle-même son rang et son équilibre , se rallier par sa propre tendance au genre de style , de composition et de procédé dont elle dépend? .\ quoi bon, eu effet, s'empresser

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d'assigner une dénomination souvent inexacte on insuffisante à des productions qui naissent; le plus souvent par cas imprévu ? Qu'importe la classification , la distinction des modes et des genres, à une époque oiî la plupart des genres littéraires ne sont plus que de vaines démarcations tombées eu désuétude , des lignes effacées qui n'ont plus qu'une imparfaite corrélation avec le goût et le discernement du lecteur, l'intelligence sait, par un progrès inestimable, ne plus chercher qu'en elle la raison de ses cultes , et ne plus voir dans les dieux que la Divinité même, sans les solennités des rites et des croyances?

Laissons donc au public lui-même le soin de décider si les Châteaux de France sont du ressort de la fiction ou de la réalité , s'ils doivent être compris dans le genre roman ou dans le genre histoire. Bornons-nous à constater la venue d'un livre parmi de réelles imperfections éclatent de bien précieuses qualités. Rappelons aussi que l'auteur est encore dans cette première saison littéraire, qui n'était autrefois que la jeunesse, et que Ton prendrait aujourd'hui volontiers pour la maturité du talent , tant l'époque des débuts se trouve rapprochée de la saison des triomphes. Avant l'âge Molière n'avait pas encore donné l'Étourdi, M. Léon Gozlan a déjà pu conquérir plus d'une branche de celaurier populaire qui n'ombrageait jadis que les fronts refroidis par l'âge , et n'était même souvent que l'a- panage des mausolées. Sera-ce faire injure à cette réputation précoce, sera-ce prendre au nom de l'auteur un engagement indiscret ou téméraire que d'avancer qu'il y a dans ses inspi- rations produites peut-être plus de promesses pour l'avenir que d'illusions pour le passé, qu'il appartient à cette classe d'es- prits progressifs, opiniâtres et laborieux qui voient dans la conquête des suffrages, bien moins une possession directe et stalionnaire qu'une irrésistible impulsion, un noble stimulant vers de continuelles améliorations et de nouveaux perfection- nements ?

Non, n'hésitons pas à prouver notre confiance sympathique et convaincue dans le talent de M. Léon Gozlan, en assurant , même après avoir lu son œuvre nouvelle, que la carrière à parcourir doit l'emporter dans sa pensée sur la carrière par- courue. Que d'autres mieux éclairés , ou moins touchés peut- être des vrais intérêts de la pensée répandent indifféremment

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sur le stade poétique ces palmes indiscrètes , qui trop souvent entravent ou ralentissent les coureurs. Quant à nous, ne cher- chons pas à dissimuler aux triomphateurs futurs les épreuves qu'il leur reste à surmonter , l'intervalle qui les sépare encore de la toison d'or littéraire. Puisse ce sentiment émané d'une vive et sincère espérance, protéger ce peu de pages consa- crées à un talent que nous estimons trop pour célébrer aveuglé- ment les fi'uits de sa récolte présente , quand nous croyons pouvoir réserver toutes nos louanges pour la richesse et l'a- i)ondance de sa moisson à venir.

Arnovlu Fremy.

liES D'URFÉ,

PAR 91. BERNARD.

M. Bernard, jeune et laborieux explorateur des vieux écrits , a cantonné son érudition dans le Forez , son pays natal. En 1855, il a publié à Montbrison une histoire de cette pro- vince, plus connue aujourd'hui des gens qui font le commerce de fer ou de rubans , que de ceux qui ont commerce avec les livres. Ce petit coin de terre , qui se blottit dans un pli de la carte de France oit il passerait inaperçu , n'était le bruit de ses marteaux, eût pu facilement oublier qu'il avait une histoire, tant il a affaire d'autres choses, et tant il est oublié de ceux qui auraient affaire de la lui rappeler , si l'un de ses enfants n'avait détourné , vers les trésors enfouis dans le passé , cette ardeur native qui porte les cyclopes, dont il est frère, à fouiller sans rel<àche dans les entrailles de la terre qui leur a donné le jour. Et !)0urtant ce passé , si bien obscurci , a eu .ses jours de splen- deur. Si vous regardez son histoire, le Forez avait ses fiers barons qui ne le cédaient à pas un , ses vieux châteaux qui re- montent aux croisades, ses villes plus anciennes que César ; mais une illustration plus singulière lui était réservée. L'anti-

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que Tempe , celte vallée consacrée par la poésie , avait à peine pris dans rimagination des hommes une place égale à celle qu'occupa un instant, au-dessus de tous les lieux décrits et il- lustrés par les muses modernes, cette élroite vallée qui, sous le nom de Forez, se presse entre la double chaîne des monta- gnes de l'Auvergne et du prolongement oriental des Cévennes. Pendant près d'un siècle , toutes les imaginations tendres et chevaleresques de rEuroi)e ont erié le long des bords du doux coulant Lignon , répété les devis amoureux de ses galants ber- gers, multiplié dans leur entourage les noms et les images qui leur rappelaient les mœurs et les habitants dont ces contrées féeriques étaient le séjour. L'oisiveté des châteaux , venant en aide à l'engouement littéraire, fit éclore en maint endroit de petits mondes à l'image de ce monde pastoral qui n'avait existé nulle part. , chacun dépouillant son nom et son caractère, revêtit le nom et le caractère d'un de ces beaux héros du Lignon. Les vieilles salles féodales, peu faites à ces bruits étranges, ne retentissaient plus que des disputes métaphysiques du constant Sylvandre et du volage Hyîas , et de vingt autres encore, docteurs sulifils qui raffinaient sur l'amour. Les créa- tions idéales de D'Urfé avaient pris forme humaine , ses pages vivaient , marchaient, parlaient ; le roman prenait pied dans la réalité , la réalité se faisait roman. On a encore une lettre adressée à D"Urfé , par vingt-neuf princes ou princesses , et dix- neuf grands seigneurs ou dames d'Allemagne , qui avaient ainsi organisé un roman vivant , sous le nom d'Académie des vrais Amants. Chacun des membres de cette académie représentait un des personnages de l'ylstrée, et agissait et parlait, dans l'aca- démie, selon l'esprit de ce personnage. Le seul Céladon, type, prototype et archétype de l'esprit qui s'était incarné dans celte petite église amoureuse, était resté ù l'état de verbe, et n'avait pas été fait chair, toute chair étant jugée trop grossière pour ne pas corrompre, en la traduisant aux yeux sous des images sensibles, cette souveraine beauté qui ne pouvait être digne- ment honorée que par un culte mystique. Néanmoins, l'Acadé- mie des vrais Amants crut devoir à celui par qui Céladon nous avait été révélé , de faire en sa faveur une exception toute spé- ciale , et de lui conférer , du moins à titre honorifique , le pri- vilège exclusif d'une dignité qu'aucun homme n'était digne de

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remplir. L'auteur de l'Astrée reçut donc dans le Piémont, il s'était retiré , une lettre datée du Carrefour dw Mercure , el scellée de quarante-luiit sceaux , plus connus dans le blason d'Allemagne que le carrefour de Mercure dans ses cartes. Cette lettre avait pour objet de sup|)lier D'Urfé de ne pas tarder davantage à publier la suite de l'œuvre immortelle dont il n'avait livré que les trois premières parties , et de daigner pren- dre pour lui un titre qui ne pouvait , sans profanation , être porté par un autre que lui. Grâce à^cette investiture, l'Académie des vrais Amants , mise au grand complet , posséda , dans la personne de messire Honoré D'Urfé, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, capitaine de cinquante hommes d'armes de ses ordonnances, marquis de Vairomey , baron de Virieu-le- Grand, comte de Chasteau-Neuf , baron de Chasteau-Mo- rand , etc., un Céladon honoraire. Ne riez pas : l'Europe compte par centaines les provinces qui ont été illustrées par les dévas- tations et la guerre , elle n'en compte qu'une qui ait obtenu les honneurs du nom proverbial dont le lustre impérissable a consa- cré , d'une manière si poétique et si particulièrement expressive, les bords pacitiques du Lignon.

On ne saurait croire, au reste, combien ces visées romanes- ques s'étalent emparées des esprits, ni jusqu'à quel point cet essor des âmes vers un dégagement spirituel , qui réduisait l'être vivant à quelques attributs p/urement abstraits , avait faussé les jugements et les existences. Celte épidémie dura longtemps , et prit diverses formes; elle en était au pédantisme, lorsque Molière en tit justice dans les Précieuses Ridicules , et dans les Femnœs Savantes. Mais nous n'avons à la consi- dérer que dans sa période pastorale. Les eifets n'en furent pas moins marqués en Fiance qu'en Allemagne. On trouve, à la suite des mémoires de Mi'« de Monfpensier , une correspondance avec M"<: de Molteville , oii ces deux dames dissertent sur les bases d'une association du genre de celle qui vient d'être citée. Cette correspondance, à en juger par un mot de Mademoiselle, dans ses mémoires, dut être assez volumineuse; on n'en re- trouve, dans ses œuvres, qu'une très-mince partie. Le lieu choisi devait êlie un désert sur les bords de la Loire ou de la Seine; les héros, des personnages qui se sciaient lassés du monde et de la cour, mais sans en être rebuiés. La maison,

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propre el commode, mais sans magnificence, devait être cachée dans des bois si épais, que l'on y arrivât par de grandes routes le soleil se ferait voir à peine en plein midi. Cha- cun , au reste, l)àlirait sa maison à sa fantaisie; on se visiterait à cheval , en calèche ou avec des chaises roulantes, quelquefois à pied, quelquefois en carrosse. Il y aurait des lectures, de la musique , jeu de mail , etc. On irait garder les troupeaux de moutons , on aurait des houlettes et des capelines , on imiterait, en un mot , ce qu'on a lu, dans l'Astrée , sans toutefois faire l'amour , « car , ajoute l'auteur , cela ne me plaît point sous quelque habit que ce soit. Lorsqu'on serait revêtu de celui de berger, je ne désapprouverais pas , continue-t-elle, qu'on tirât les vaches , ni qu'on fit des fromages et des gâteaux, puisqu'il faut man;^er, et que je ne prétends pas que le plan de notre vie soit fabuleux comme il est en ces romans, l'on observe un jeûne perpétuel et une si sévère abstinence. Je voudrais, au contraire , qu'on pût n'avoir rien de mortel que le manger. » Ces deux dames sont parfaitement d'accord sur tous les points , hors un qui les divise; c'est cette exclusion prononcée par Ma- demoiselle, contre l'amour. « Je le hais comme vous , belle Araelinte, répond M™" de Motteville , mais tout le monde ne nous ressemble pas , et je ne voudrais répondre, corps pour corps , de vos veufs et de vos célibataires. J'étendrai ma bonté, réplique Mademoiselle , jusqu'à permettre que ceux qui auraient envie de se marier nous quittent , plutôt que de ren- dre notre solitude une habitation de gens sujets aux infir- mités de la nature. Wais, au moins, la galanterie! s'écrie Mine de Motteville. Eh! eh ! semble répondre Mademoiselle; je voudrais que les hommes eussent pour les dames ces défé- rences, etc.... Je ne voudrais pas aussi qu'ils en usassent tout à fait comme les galants qui sont décrits dans ces rotnuns, mais j'en voudrais quelque chose. Permettez donc aussi le mariage, reprend M™<= de Motteville, car si vous ne le faites , il arrivera indubitablement que vos bergers abuseront de la permission que vous leur donnez; de l'esprit galant ils iront à la galanterie, et sans y penser, vous bannirez l'amour légitime pour introduire parmi eux le criminel , car il est difficile qu'ils aient toute cette innocente galanterie sans objet , <iue vous leur ordonnez el que je leur souhaite.

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On voitiusqu'où allait renlichement et l'extravagance.

Si le roman de D'Urfé a exercé sur le mouvement des mœurs de son temps une action sensible, il leur avait aussi beaucoup emprunté. Il était dans leurs données ; il était issu de traditions dont ces mœurs étaient en partie formées. L'auteur n'eut qu'à les trier , qu'à les dégager de l'entourage pour y recueillir tous les traits épars d'une figure idéale et pour en former un corps animé d'une vie poéticpie. L'esprit qui a produit VJstrée est le même qui avait donné à l'Italie le Pasfor fido , l'Atm'nte; les grands poëmes de l'Arioste et du Tasse , et bien d'autres ; à la Provence ses tensons . ses cours d'amour ; à toute l'Europe ses mille'romans chevaleresques et pastoraux. Le xvie siècle fut plus érudit que sensible , plus subtil que passionné. Il regar- dait peu la nature, il l'aimait peu et ne la peignait pas du tout. Non pas qu'il n'y ait fait effort de temps en temps, mais la nature qu'il copiait n'était pas celle qu'il avait sous les yeux. Le sentiment original et vrai lui manque, non-seulement il était réduit au pastiche et au convenu, mais encore poussé à sur- passer ses modèles et ne sachant , faute de sens objectif , ni choisir ni se restreindre , il ne s'appliqua qu'à renchérir sans mesure par l'esprit sur ce qui avait été fait, et le convenu, cette fois plus que toujours, fut le faux. Aussi, jamais l'amour et jamais la vie champêtre , si souvent traités dans la poésie du xvie siècle, ne furent plus mal traités. Si cette manie d'expri- mer ce qu'on n'éprouve pas , de peindre ce qu'on ne connaît pas, a respecté deux ou trois poëtes d'inspiration sincère et naïve , comme Marot , comme Régnier, voyez si vous retrouve- rez en eux l'ombre d'un sentiment sérieux et enthousiaste. L'amour , chez eux , n'est qu'un badinage souvent licencieux ou une fougue sensuelle qui n'a rien de langoureux ni d'alambiqué. Régnier, par exemple, pour ne point parler de ses odes cyni- ques, a fait cinq élégies. Voyez, dans la première et la der- nière , comme il aime ; dans la deuxième et la troisième . quelles femmes il aime; et dans la quatrième, de quelles étranges mésaventures il se plaint. Montaigne appelle cela une liaison d'éguillctte : assurément rien n'est moins élégiaque, mais aussi rien ne fait plus disparate que les formes nettes , pleines et fermes de cette poésie avec le ton convenu du langage amou- reux de l'époque. Et cependant , sans sortir de sa famille ,

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Régnier trouvait un des plus sensés, des plus purs et des plus séduisants modèles de ce langage dans les Élégies, les Amours, les Bergeries et autres poésies de son oncle Desportes. Quant à Marot , qui fut amoureux aussi , on peut dire qu'en somme il n'a trouvé dans l'amour qu'un enjouement aimable ou des facéties plus que grivoises. Malherbe, ce roideet sec et exact caractère normand, était précisément à l'antipode d'une complexion amoureuse. Aussi ne s'est-il avisé qu'une fois de remplir une page de stances amoureuses , sans doute pour laisser un témoignage irréprochable du bon sens dont il faisait preuve en ne s'en mêlant pas davantage. Reste donc Ronsard et son école. Mais c'est surtout que l'amour a été quintessencié , faussé par le bel esprit, l'emphase, l'afféterie, le phébus de toute espèce. C'est qu'à force d'imagination guindée vers je ne sais quel superlatif purement abstrait, les sentiments et les êtres perdent toute réalité. De toutes les formes que l'amour peut prendre dans l'âme humaine, celle dont le xvi^ siècle s'est le plus inspiré est donc celle qui lui était la plus étrangère. En d'autres termes, il n'a point ressenti, pour son propre compte , l'amour tel qu'il l'a dépeint , c'est-à-dire , l'amour à l'état de grande passion , car rien n'est moins passionné et n'exclut même plus formellement toute passion que les traits dont il a coutume de le peindre, tant le naturel y a peu de part. Cette passion n'était , pour le xvi^ siècle , qu'un thème traditionnel sur lequel il débitait une leçon apprise dont il s'évertuait à ou- trer le sens; mais, par cela même , il témoignait de la persis- tance vivace de cette tradition, et il s'en montrait gardien maladroit, mais zélé.

Tous les éléments dont se compose XAsirée, l'auteur les trouve donc , non-seulement aux sources que nous avons indi- quées, mais encore le courant des idées de son siècle les apporte jusqu'à lui. Toutes les circonstances concourent d'ailleurs comme à plaisir à le rapprocher de ces sources. Au moment D'Urfé vient au monde (1568), la France possède encore , dans tous les hommes qui ont atteint soixante ans , la génération qui a fait les guerres d'Italie sous François !<='' , et, dans les hommes qui ont passé quatre-vingts , les débris de celle qui avait fourni à Louis Xil ces vieilles bandes que commandaient les Trivulce , les La Trémouille et les Bavard. Elle a vu de grands artistes

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d'Ilalie, Léonard de Vinci , le Primatice, apporter chez elle et lui confier par adoption leur gloire et leur génie. Elle possède encore une reine italienne, Catherine de Médicis. Sous ces in- fluences comhinées et continues , la France devient à demi ita- lienne. La langue, les habitudes, les goûts s'en ressentent , à tel point, que 3Iontaigne, l'homme du monde qui eût le moins à voir dans un pays comme l'Italie, telle que la tin du xvc siècle et les deux tiers du xvi" venaient de la montrer au monde , et qui n'y voit rien en effet , Montaigne, dis-je, malgré ses cin- quante ans qui approchent, malgré des infirmités qui n'ont pas attendu l'âge (1), malgré les fatigues d'un pareil voyage, cède comme un jeune homme à la contagion du goût qui a misl'Ita- talie à la mode, et va promener une curiosité déjà bien émous- sée à travers ce pays , l'on ne le voit guère occupé d'aucun soin plus que de celui d'établir sur son journal le compte de ses coliques et des pierres ou des grains de sable dont se débarrasse sa vessie, Toyez donc quel est en ce moment l'ascendant que l'Italie exerce sur la France, .^jouiez à cela que D'Drfé naît dans un pays qui n'est qu'à deux pas de l'Italie par le Piémont , et à deux pas de la Piovence , et que sa jeunesse n'est pas encore finie lorsqu'il passe à Turin et s'y établit. Le voilà donc nourri dans la langue du Guarini, de r.\rioste, de Pétrarque et du Dante. Voyez-vous maintenant le Lignon prend sa source, ses eaux se forment et se grossissent?

La métaphysique et les .subtilités de la controverse amou- reuse venues en ligne droite des cours d'amour; l'esprit cheva- leresque pris dans le sol même, mais mis en œuvre tout récem- ment par l'Italie sous ses plus belles formes et avec son plus grand éclat poétique; les réminiscences de la mythologie païenne empruntées à l'érudition du siècle et entées sur une prétendue religion druidique, pêle-mêle avec la morale chrétienne; sur tout cela , enfin, le costume pastoral dérobé à l'Italie , voilà XAstrée tout entière quant au fond. Arrivée sur le seuil d'une

(1) Il partit de Montaigne, en PérigorJ, le 22 juin 1580. Il avait alors quarante-sept ans. Son retour à Montaigne eut lieu le 31 no- vembre de l'année suivante. Mort en 1592 , le 13 septembre, âgé de cinquante-neuf ans et six mois.

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ère nouvelle, toiiles ces belles choses du temps passé vont disparaître peu à peu sans retour, elle les rassemble en un dernier faisceau. Plus de chevaliers , voici les courtisans qui viennent; plus de cours d'amour, voici les mœurs des petits appartements qui viennent ; plus de bergers , voici la tragédie et la comédie , les passions et les personnages pris dans la réa- lité qui viennent. L'âme poétique des vieux âges va quitter ce corps qu'elle a animé, et qui déjà se décompose. Le Grand .Siècle s'ouvre pour lui servir de tombeau; son dernier souffle s'épanche dans YAstrée , qui devient en quelque sorte son testa- ment.

Mais si elle tient au passé par le fond , par la forme elle est elle-même une nouveauté. L'^s^rée c'est déjà la nouvelle lan- gue qui vient. Qu'on la compare, je ne dirai pas à la prose de Rabelais qui est mort il y a cinquante ans (1553), mais à ce qui la précède immédiatement, à la prose de Montaigne, qui vient de mourir, à celle de Charron, son ami, voire à celle de la sa- tyre Ménippée qui en a de plus d'une espèce, et qui est tout à fait contemporaine. Ce n'est déjà plus cette langue sortant de sa source latine, toute trouble, toute chargée de mots, de tours qui ne lui appartiennent pas et qu'elle doit bientôt dépo- ser. Ce n'est plus une langue qui bégaye avec la grâce et la naï- veté d'un enfant, mais enfin qui bégaye; une langue pleine de témérités heureuses, mais aussi d'efforts pénibles et impuissants; une phrase qui s'enchevêtre et trébuche au moindre accident de la période. C'est déjà une langue plus sûre d'elle-même , moins embarrassée d'inversions et d'incises; une allure un peu timide et monotone peut-être , mais plus régulière ; une phrase dont les joints et les articulations sont fixés enfin dans un sys- tème méthodiquement combiné, et dont les membres mieux at- tachés se meuvent avec plus d'ordre, d'ensemble et de clarté. Sans doute la souplesse et la vivacité manquent encore. Les mouvements sont lourds, traînants , pleins d'hésitations, mais du moins la confusion n'y est plus, et, si l'appareil du méca- nisme est neuf , chaque pièce est à sa place. C'est , au point de vue purement grammatical , la phrase telle que la construira Pascal quarante ans plus tard. C'est, à tous égards , la langue que parlera l'Académie française, l'Académ.ie française, en- lendez-le bien , —le jour elle naîtra d'une parole de son tout-

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puissant fondateur. C'est , en un mot , quant à la charpente , la véritable langue française , telle qui- le xvii« siècle l'a laissée , et telle que nous la parlons aujourd'hui. Si l'on considère l'influence que l'immense succès de D Urfé a lui donner sur cet avènement de la langue à son point de fixilé structurale, on ne peut lui contester la gloire d'avoir été l'un des premiers fondateurs de celle langue qui est devenue celle de toute l'Eu- roi)e éclairée. Sans doute , en vertu du progrès naturel des choses et du concours mutuel qu'elles se prélent , il s'opérait dans la langue , autour de lui et sans lui , jiar les mœurs , par le mouvement des relations sociales, par la tendance des es- prits, par les besoins de chaque jour, un travail obscur et en quelque sorte organique , dont il n'est pas plus possible de nier l'action que d'en constater les effets. Ce travail étant celui de tous, force est bien, si l'on en veut faire un compte à part, de ne l'altribuer à personne ; mais il vient se résumer et se régula- riser dans des monuments qui subsistent, qui ont un nom propre et une part décisive d'influence, et c'est à ces monu- ments qui seuls peuvent offrir des points de comparaison, à ces noms propres qui seuls portent témoignage d'une partici- 1)3 lion appréciable et notoire, qu'il faut bien s'en tenir pour re- trouver les éléments saisissables de l'histoire, et pour grouper sous des chefs distincts précis des faits dont on ne peut suivre autrement les traces.

D'Urfé est un de ces noms heureux qui, dans un ordre de fails déterminé, absorbent en quelque sorte la substance d'une époque, qui se l'approprient du moins aux yeux des générations futures, parce qu'ils sont comme des vases s'est conservé tout ce qui a pu en être transmis au creuset de la postérité. C'est en eux seulement que l'analyse historique peut retrouver les éléments du passé qui sont entrés dans la préparation du présent. C'est en eux que se personnifie tout ce qui a été con- servé par eux. Or la transformation que la langue subit dès le début du xvii^ siècle n'est nulle part mieux mar<juée, ni plus décidément accomplie que dans les écrits de l'auteur de VAstrée. Cette transformation, comme l'on sait , n'atteint pas seulement quelques formes extérieures et transitoires livrées successive- ment à la merci des caprices du goût général ou de l'audace in- dividuelle, elle va au cœur. Du moment elle est accomplie,

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le génie de la langue est changé; le vieil idiome devient une langue morle; unu ère nouvelle s'ouvre. Mais puisque la langue française est celle que le xviie sièc e a faite et fixée , puisque la langue de D'L rfé , qui appartient au commeneeiuent du îviie siècle par la date on la voit se produire, lui appai tient aussi par sa construction , on doit à l'importance volumineuse des ouvrages de cet écrivain , à l'éclat qu'ils ont jeté, à lauto- rité qu'ils ont longtemps exercée , de compter leur auteur comme étant l'un des pères de la langue , et, peut-être, dans l'ordre chronologique , le premier des piosaleurs français. Il aurait fait pour la prose, avec plus de retentissement et de succès momentané, mais avec des mérites moins solides et plus vulnérables , ce que Malherbe a fait pour la poésie. Si Ton songe qu'il a été dit de Balzac que la langue française lui devait ses plus grandes richesses, ce ne sera sans doute pas élever en faveur de D'Urfé des prétentions exagérées que de demander qu'il soit admis à prendre rang parmi nos prosa- teurs, et de lui assigner parmi eux une place si modeste, si reléguée , si peu propre à faire envie : la première par ordre de date !

A ces titres , D'Urfé valait bien que l'attention de la postérité fît un retour vers lui, et qu'après cent cinquante ans d'oubli profond entassés sur près d'un siècle de renommée bruyante ; on s'occupât de retrouver et de réunir tout ce que le temps n'a pas rongé de souvenirs et de témoignages sur cette existence qui a bien sa physionomie et son importance dans notre histoire littéraire. M. Bernard, à qui les études qu'il a faire pour sou Histoire du Forez, avaient déjà mis de nombreux matériaux dans les mains, s'est consciencieusement et je dirai presque amoureusement acquitté de cette nouvelle tâche. 11 a recherché avec une constance infatigable , il a rapproché et discuté avec un intérêt passionné tous les textes, tous les lambeaux s'est con- servé quelque document concernant D'Urfé. Peut-être même s'est-il trop enseveli dans cette recherche exclusive. S'il y a quelque chose à reprendre dans sou travail, c'est d'être trop étroitement resserré dans les détails purement biographiques et bibliogr.iphiques. Le côlélittéraire du sujet n'occupe pas l'espace qui lui convient. Que ce soit modestie ou culte de bibliophile pour les textes originaux, M. Bernard aime mieux laisser parler

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ces texles que de parler iiii-mênie. A vrai dire , il en resle si peu ! ils sont si exigus, si disséminés ! ils coulent tant A décou- vrir! Aussi, toutes les fois que, dans le cours de son récit, M. Bernard arrive à quelqu'un de ces textes bien-aimés , on le sent d'avance ù je ne sais quel frémissement précurseur dont il n'est pas le maître. Dans ces rencontres il paraît comme agité d'un tressaillement analogue à celui de la baguette sympathique de coudrier quand on l'approche du trésor enfoui. C'est un cœur d'amant qui bat dans une bonne fortune de bibliophile. Aussi ne lui vient-il pas en esprit qu'on puisse lui demander autre chose que ce qui émeut en lui tant de joie, et qu'il y ait des exigences auxquelles sa conquête ne suffise point.

Son ouvrage se compose de plusieurs parties fort distinctes et qui peuvent être isolées. La première est une généalogie de la maison D'tJrfé , par de la Mure, publiée aujourd'hui pour la première fois d'après les manuscrits originaux. Le choix de cette pièce insérée comme préambule , fait pressentir l'esprit dans lequel a été conçu l'ouvrage, et vous voyez déjà poindre la mo- nographie historique plutôt que l'étude et le tableau littéraire. Le titre, au reste, empreint d'une grande modestie, n'a pas annoncé autre chose, et si nous sommes tenté de faire un re- proche à l'auteur, c'est d'avoir apporté dans la conception et dans l'exécution de son projet cette modestie que nous retrou- vons sur son titre ; c'est de ne s'être proposé pour fin que de remplir le cadre étroit d'une restauration biographique , à propos d'un homme qui, indépendamment des quelques ren- seignements que l'on peut recueillir sur sa personne, et en sup- posant même tous les documents de cet ordre anéantis, offre encore par ses ouvrages , par les traces qu'ils ont laissées dans leur siècle, par toutes les conséquences publiques de son existence, dont nous supposons les circonstances particulières entièrement inconnues, une belle thèse à la critique historique, et une large prise à l'intérêt. C'était le côté le plus séduisant, même pour des esprits moins approvisionnés que ne l'est M. Bernard du fonds d'études nécessaires pour en apercevoir les richesses et pour en tirer parti. C'est pourtant le côté le plus négligé. L'auteur s'est renfermé dans un cercle qui a moins d'ampleur, mais où. il faut le dire, chacune de ses paroles s'ap- puie sur un fondement positif, et il ne marche que la juslifi-

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cation à la main. Ce caractère de retenue dans les procédés de l'esprit annonce une grande solidité de jugement et donne une autorité puissante aux résultats qu'il a acceptés et qu'il coàvre de sa sanction. Outre que l'ouvrage y puise une valeur inalté- rable , ce n'est pas un des moindres agréments qui en soutien- nent la lecture que cette sécurité avec laquelle on se laisse con- duire, et cette pleine satisfaction dans laquelle viennent se résoudre tous les doutes de l'esprit sur les questions qui se pré- sentent dans les limites l'auteur a voulu se circonscrire. C'est bien une compensation notable au défaut que nous avons signalé. Mais enfin , par la préférence accordée à un certain ordre de questions sur d'autres, le caractère de l'ouvrage est radicalement modifié , et c'est ce que nous avons constater.

Nous n'avons nommé jusqu'ici qu'un seul D'Urfé : l'auteur de VÀstrée. Il eut plusieurs frères, dont deux ont écrit. M. Bernard a consacré à chacun de ces trois héros de son livre une notice séparée. Anne, l'aîné, quoique ses vers aient été estimés de Ron- sard « qui en prisait grandement la façon et l'ouvrier, » n'a rien laissé qui le distingue de la foule des poëtes de son temps. Il naquit en looo , la même année que Malherbe. Son talent fut très-précoce , et ses œuvres , qui n'ont été qu'en partie impri- mées, formeraient un recueil assez volumineux. Le seul rap- prochement des titres forme un amalgame étrange et qui peint bien l'époque. L'amour y occupe une grande place et s'y mêle avec la dévotion, avec la politique, avec la morale. Poète, noble, chrétien, catholique, guerrier, ligueur actif puis royaliste rallié, l'inspiraliou vient à Anne d'Urfé de tant de sources hétérogènes, tant d'éléments disparates viennent s'associer bon gré mal gré- dans le ciment de sa vie, que ses idées, pétries comme sa vie de tout cela , accouplent bien des choses qui ne sont guère faites pour aller de compagnie.

Il faut avouer aussi que celte vie d'Anne D'Urfé est bien une vie du xvi" siècle, c'est-à-dire féconde en contrastes, en essais et en avortements de toute espèce , en brusques interruptions , en dénoûments inattendus. Il y avait de tout dans ce siècle singulier les contraires vivaient côte à côte cherchant à se lier, à se fondre ensemble, et ne réussissant qu'à se contrecarrer et à se traverser réciproquement ; siècle étrange qui , assailli à

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l'improvisle par une irruption de nouvcaulôs . rimprimorie, la poudre, le nouveau-monde, la réforme, hérilajïe imprévu du siècle précédent, se trouva subitement avoir tout à refaire , la philosophie, la guerre, la politique, la religion, et , étourdi par celte confusion qui le prenait au dépourvu, donna bravement tête baissée tout au travers , se mit avec sa plume et avec son épée à tailler en plein drap dans les idées et dans la société; dans celle-ci comme dans celle-là, brisant les vieilles affinités, appariant brusquement les extrêmes , l'athéisme et la dévotion , le mysticisme et le libertinage, le sarcasme sans frein et les ha- bitudes invétérées de respect, la révolte et le féal hommage, tout cela mêlé, brouillé à chaque instant non-seulement dans un même siècle, mais encore dans un même homme et aboutissant à ces étranges dislocations qui font que, dans un même tout, les diverses parties n'ont rien de commun que l'étonnement de se trouver ensemble. Anne D'Urfé en est là. Comme homme, sa naissance le fait grand seigneur et le voue à une existence sei- gneuriale, ses goûts le font poète. Dès son enfance il conçoit une passion qu'il prétend avoir duré vingt-sept ans , et qu'il cé- lèbre sous l'invocation du nom de Carite. A dix-sept ans l'amou- reux précoce de Carite devient le mari impuissant (1) de Diane de Châteaumorand. Vous le quittez marié, homme d'armes et ligueur, vous le retrouvez divorcé, homme d'Église et royaliste. Quant à ses écrits il est à la fois poêle erotique et ascétique. Il agence pêle-mêle un Sonnet à Carite , et un sonnet sur les Mistères du sainct rosaire de la bienheureuse Vierge Marie, l'hymne du jeûne et l'hymne de l'honneste amour, l'hymne de sainte Catherine ou du saint sacrement , et les vers sur le tom- beau de Carite, car il aima Carite jusqu'au bout. Cette Carite était , à ce qu'il parait, une Marguerite Gaste, dame de Luppé. i\I. Bernard reconnaît dans le nom que D'Urfé lui donne un di- minutif de Marguerite, prénom de la dame. Je crois qu'il vaut mieux s'en tenir à l'observation qu'il donne lui-même en note. Carite vient du grec charis qui veut dire grâce , et que nous

(1) La bulle du pape pour la dissolution du mariage, porte : Ob im- potentiam et /riyidiCatcm ipsius Annœ , niinqttam carnaliter cognita fuit.

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retrouvons dans eucharistie , dans Eucharis , dans le nom ridi- cule de Carilidès , etc. Ce nom ou ses dérivés étaient fort à la mode à celte époque. Nous trouvons dans Malherbe une ode oîi Henriette de France , depuis reine d'Angleterre et célébrée par Bossuet, dont le mariage avec le comte de Soissons venait d'être rompu , est désignée sous le nom de Charigène. Dans le même auteur il y a une pièce intitulée Consolations à Caritée , sur le patron de laquelle J.-B. Rousseau a composé son Ode à une reuve. Le nom de Carile (igure aussi dans VAstrée d'Honoré d'Urfé. Enfin il a partagé avec celui de Diane, qui fut mis en honneur par Marot amoureux de Diane de Poitiers, le patronage de presque toutes les amours poétiques du temps.

Anne d'Urfé ne s'est pas borné aux poésies erotiques ou mo- rales, aux sonnets profanes ou spirituels ; il a essayé des poëmes plus étendus, et qui se rapprochent du genre épique. Dans la Hiéronyme, dont il ne reste rien ou peu de chose, il aborda le sujet du Tasse. M. Bernard veut reconnaître le germe du poëme deMilton, dans l'Hymne des Anges, et dans les Discours de la Judic. M. Bernard prend bien soin de mettre à sa pensée toutes les restrictions convenables. Malgré ces précautions , ce qui résulte surtout , de celte hypothèse, c'est qu'il y a des noms qu'il est toujours mieux de ne pas mettre à côté l'un de l'autre. Anne D'Urfé écrivit aussi divers opuscules en prose, et entre autres la description du pays de Forez, publiée par M. Bernard. Il fut successivement ligueur , comme nous l'avons dit , lieute- nant pour le roi, en Forez ; disgracié, et par suite gentilhomme champaistre,

Chassant et bâtissant , et composant des vers ;

et enfin, grâce à son divorce, aumônier du roi. Il mourut en 1621. Nous sommes loin d'avoir énuméré tous ses ouvrages ; ils peuvent être classés sous les quatre ou cinq chefs suivants , qui sont le programme qu'avait à remplir tout poète un peu complet de son temps : Amours, bergeries ou poésies pastorales et champêtres, psaumes ou hymnes, sonnets, épitaphes , complaintes, poésies diverses.

Honoré D'Urfé signala aussi son aptitude poétique par une

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supériorité précoce. Dès l'ûge de quinze ans (1585), les supé- rieurs du collège des jésuiles de Tournon le jugèrent digne d'être choisi comme rédacteur de la notice destinée à perpétuer le souvenir des réjouissances qui eurent lieu dans cet établisse- ment, à l'occasion du mariage de Magdeleine de Larochefoucauld avec le baron de Tournon. Il eut part îi la composition et à la représentation scénique d'une Moresque, et d'autres jjièces qui entrèrent dans le programme de ces fêtes, comme épithalames, <iialognes, odes, oiaisons, églogues, hymnes, emblèmes, énigmes, épigrammes, anagrammes, faicts en œufs, en tours, en balance, en coutelas, en hallebardes, lances, œsles (ailes) et en autres gentils inventions, en plusieurs langues, princi- palement en latin et en grec ; prose, vers lyriqites, héroï- ques, élégiaques et autres, en une infinité de sortes ; le tout sur les louanges de ceste alliance.

A peine sorti du collège , Honoré fut saisi par le torrent de la ligue dans lequel il disparaît pendant quelques années, pour ne reparaître que vers moment il fut fait prisonnier, par trahison, à Feurs, 1595. On lui assigna pour prison le château d'Usson en Auvergne, il trouva, à ce qu'il paraît, une seconde et plus douce captivité dans l'amour de Marguerite de Valois, femme de Henri IV , et l'une des saintes du légendaire de Bran- tôme. Ces royales amours qui aimaient à déroger avaient déjà honoré le poëte Pibrac, s'il faut en croire Bayle et un chroni- queur toulousain (Lafaille, Annales de Zbw/oî/se), contredits par dom Vaisset. Rendu à la liberté. Honoré ne voulut pas faire sa soumission au roi vainqueur de la ligue, et il se retira auprès du duc de Savoie son parent. Ce qui ne l'empêcha pas plus lard de recevoir des faveurs, titres, honneurs et dignités du roi. Ouand nous aurons ajouté qu'il épousa , malgré ses vœux de chevalier de Malte, dont il fut relevé, mais surtout malgré une différence d'âge de six à sept ans qu'elle avait de plus que lui , Diane de Chàleaumorand , répudiée par son frère aîné , et avec laquelle il ne i)ut guère mieux s'entendre que ne l'avait fait celui-ci, nous aurons relevé à peu près tout ce qui est resté, ou du moins tout ce qu'il y a de notable dans sa biographie.

Ses principaux ouvrages sont : un recueil iVÉpilrcs morales, il louche assez volonlieis la i)olilique de son temps. Elles sont adressées à un ami fictif, Agalhon, et supposées écrites de

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sa prison. 11 les réimprima en 1619, sous le titre assez bizarre d'Épitrea morales et amoureuses; mais cette addition n'ayant pas réussi, les épîtres détachées de VJsfrés furent supprimées dans les éditions suivantes. A ces épîtres succéda le Sireine, poëme pastoral, dont M. Bernard possède le brouillon original. C'est sur le vu de ce premier essai poétique de l'auteur, ou du moins de quelques fragments, que Malherbe, alors établi en Provence, lui conseilla, avec sa rudesse ordinaire, de ne plus se mêler d'écrire, attendu qu'il n'y réussirait jamais, et qu'un bon gentilhomme comme lui ne devait point s'exposer à l'affront de passer pour un mauvais poëte. En dépit de la prophétie de Malherbe, cet ouvrage eut un grand succès, attesté par un grand nombre d'éditions successives. Mais cela ne compromet que la prédiction et non le goût de Malherbe.

De même que VAstrée, ce poëme a été pris pour une allégorie l'auteur retraçait ses pro^îBS aventures. Le départ du berger Sireine, et son exil sur les bords du Pô, loin de Diane, sa bien- aimée, qu'on marie, durant son absence, à un rival riche, mais vieux et laid, c'est le voyage d'Honoré à Malte, dont on le fit recevoir chevalier, et le mariage de Diane de Chàteaumorand, qu'il aimait, avec son frère aîné. On avait dit également que ce dernier avait voulu désigner la même personne dans son poëme de Diane. C'est une pure hypothèse. Quant à ce qui legarde Honoré, l'hypothèse est de plus une absurdité, car à l'époque du mariage de son frère (1576, selon les uns, 1574, selon M. Bernard), Honoré n'avait que de six ù huit ans. Il faut donc, jusqu'à découverte nouvelle et plus vraisemblable , admettre le Sireine comme étant bel et bien un sujet d'invention. Ce poëme est le premier jet de l'idée qui s'épanouit plus tard dans VJstrée. C'est ce même idéal d'amour que pourchassait obstinément la poésie de cette époque, quand mieux elle n'aimait s'en tenir aux réalités les plus proches et les plus Pantagruéliques , comme nous en avons déjà fait la remarque.

Il n'y a rien à dire de la Savoysiade , poëme inachevé et inédit; l'auteur l'abandonna pour s'occuper de VAstrée , son principal, j'allais dire son unique ouvrage. C'est par là, en effet, et par uniquement qu'il vit dans la postérité. L'imaginaLion des peuples n'a pu oublier ce livre , qui depuis cent cinquante ans , n'a plus de lecteurs. A travers oiuq ou six générations 10 22

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interposées, nous le voyons (oujonrs subsistant dans la mémoire des générations nouvelles qui, non plus que leurs devancières, ne l'ont point lu et ne le liront point, mais transmettront fidèle- ment à leurs héritières le legs d'un impérissable souvenir. La langue elle-même s'en est emparée, et l'a gravé dans son voca- bulaire, gloire bien rare, qui a été un instant promise au Cid, qui est restée au Tartufe, et qu'on s'étonne de voir, à côté de tant de chefs-d'œuvre durables, sur lesquels elle n'a pu se fixer, fidèlement attachée à un livre qui n'a pas su se défendre contre l'oubli. Singulier caprice, si ce n'était qu'un caprice! Sans doute, une bonne partie de Corneille, sans doute, tout Molière, tout la Fontaine , tout Racine et quelques autres encore , sont des écrivains que nous lisons avec passion, sans nous lasser et jusqu'à les savoir par coeur. Sans doute encore, VAstrée est un livre dont on ne peut, au delà de vingt pages, soutenir la lec- ture qu'à l'aide d'une volonté persévérante et d'un courage puissamment cuirassé contre l'ennui. Mais à travers le fatras du détail percent la netteté, la simplicité, l'unité de la concep- tion ; sous l'inextricable fourré des paroles, il y a les grands traits du dessin qui frappent parce qu'ils sont grands, qui restent parce qu'ils sont vrais. Et puis l'on y sent profondément empreints l'ordre, le calme de l'esprit, qualités qui ne suffisent pas pour produire de ces œuvres qui franchissent impunément et le temps et l'espace, mais sans lesquelles on ne fait point un livre universel. L'instinct de la raison publique a donc fait, avec une justesse admirable de précision, le triage de la partie périssable et de la partie qui a reçu l'étincelle de vie dans l'œu- vre de D'Urfé. Pour avoir rejeté tout l'attirail que la conception de D'Urfé traîne après elle, il n'a pas voulu répudier cette con- ception elle-même ; et pour avoir consacré celle-ci par son adop- tion, il n'a pas voulu s'imposer tout l'entourage qu'on y avait attaché. Il a oublié le livre, il a retenu les images qui s'y dessi- nent, et justice a été faite.

Camus , évêque de Belley et auteur de l'Esprit de saint François de Sales , raconte qu'ayant un jour à dîner ce bien- heureux évêque de Genève et l'auteur de l'Astrée, celui-ci entre autres propos symposiaques , parlant de l'amitié qui l'unissait depuis longtemps à saint François et au président Faure, ajouta: « Chacun de nous trois a peint pour l'éternité et fait un livre

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singulier et qui ne périra point : notre iiienheureux, la Philo- thée, qui est le livre de tous les clé'vols ; M. Faure, le Code Fa- brian, qui est le livre de tous les barreaux ; et moi , l'Astrée , qui est le bréviaire de tous les courtisans. »

Patru qui , dans sa jeunesse se lia assez intimement avec D'Urfé, en passant par Turin pour aller en Italie, l'année même qui précéda celle de la mort du poëte, a consacré aux souvenirs de cette courte liaison une note qu'on trouve dans le second vo- lume de ses œuvres. Cette note , dont M. Bernard a eu connais- sance , donne la plus noble idée du caractère de D'Urfé et aussi du cœur de Patru. contre lequel on dit cependant qu'est dirigée l'épigramme de Boileau qui finit par ce vers :

0 la rare recoDDaissance \

On sait que Boileau lui avait acheté sa bibliothèque dans un moment difficile et qu'il avait refusé d'en prendre possession après l'avoir payée. Certes , Patru ne se montra pas ingrat en- vers D'Urfé, cet homme divin qui atirait vivre toiijours... qui l'aimait comme un père aime son fils... qui lui témoigna tant de tendresse et de bonté qu'il serait un ingrat s'il n'en gardait éternellement la mémoire. Mais peut-être Boileau s'entendait-il moins que D'Urfé à rendre la reconnaissance facile. On ne voit pas d'ailleurs qu'il ait à reprocher au malheureux Patru un acte d'ingratitude bien marquée , puisqu'il n'a d'autre grief à articuler contre lui que celui-ci : Sans peine il souffrait ma présence. Boutade de satyrique. Danscette note, Patru déchire en partie le voile emblématique de VAstrée. 11 nomme les personnes et explique les aventures qui y sont figurées \ il explique aussi les inventions symboliques telles que la fontaine de vérité d'amour. Cependant il avoue qu'il a réussi à tirer peu de choses de D'Urfé et que la mort l'a empêché de recevoir les confidences explicites qui lui avaient été promises pour l'époque de son retour. D'Urfé dit formellement dans sa préface en forme d'épître adressée à sa bergère Astrée : « Si tu te trouves parmi ceux qui font pro- fession d'interpréter les songes et découvrir les pensées les plus secrètes d'autruy, et qu'ils asseurent que Céladon est un tel homme et Astrée une telle femme , ne leurs responds rien , car

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ils sçavenl assez qu'ils ne sçavenl pas ce qu'ils disent... elc. » Il ne faut pas trop conclure de ces protestations qui se répètent souvent en cas semblable, mais il ne faut pas se hâter non plus d'accepter des interprétations souvent hasardées. Patru , qui savait son Astrée, n'en rapporte pas moins l'histoire de Céladon à celle de D'Urfé. Le voyage de Malte revient encore ici à propos du désespoir de Céladon , qui se précipite dans le Lignon. Heu- reusement, Patru a eu la bonne loi de nous prévenir que l'au- teur s'était refusé à toutes ses ouvertures. Au reste, il traduit aussi ce même saut dans le Lignon par la captivité dans le châ- teau d'Usson. Il devrait tâcher d'être conséquent avec lui-même et ne pas oublier si vite ce qu'il vient de dire.

D'Urfé n'a achevé et publié lui-même que les trois premières parties de V Astrée. Une quatrième a été éditée de son vivant par sa nièce, mais fort tronquée, fort imparfaite, et suivant une distribution qui n'est pas celle des précédentes. Elle fut refaite, d'après les notes et ébauches de l'auteur , par Caro, son secré- taire , et parut deux ans après sa mort , qui eut lieu â Villefran- che, en Piémont, le l^^juin 1623. Cette mort fut la suite d'une chute de cheval , qui força D'Urfé à abandonner le siège de la Piève, ville de l'Ktat de Gênes, soulevé alors par l'Espagne.

Il serait trop long de parler de son Sylvanire, fable bocagère en cinq actes et en vers blancs. Nous avons voulu lire aussi cette pièce , et nous aurions bien tenu à citer quelques vers que nous avons mis à part; mais il faut bien en tinir. Nous glisserons donc aussi sur ses opuscules , les Juristes amours de Floridon, les Fortunées anioitrs de Poliastre, les Paraphrases^ et nous passerons à son frère Antoine, évêque de Saint-Flour, abbé de la Chaise-Dieu, auteur de quelques dialogues subtils , duquel nous nous bornerons à citer , comme échantillon de son sa- voir-faire , cette anagramme mise en tête d'un quatrain qu'il avait composé au collège pour les réjouissances dont il a été parlé :

Magdaleine de La Rochefocaud. Dol n'a déceu la grâce de ma foi.

Un quatrième frère, Christophe, fut évêque ds Limoges,

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il a laissé de bons souvenirs. Un cinquième , Claude , mourut jeune.

Pour faire mieux connaître les personnages en reprodui- sant le milieu ils ont éié placés, M. Bernard a ajouté aux trois notices biographiques un récit à part des événements de la ligue dans !e Forez, une correspondance d'Anne D'Uifé avec les échevins ligueurs de Lyon, et une description du pays de Forez , par le même. Cet ensemble de morceaux comprend tout son volume, ouvrage d'un bon travail, plein de recherches patientes , nourri de faits et de documents positifs autant que curieux. Il donnera à M. Bernard une place honorable parmi nos bibliographes, et le pouvoir lui a déjà décerné une récom- pense intelligente et méritée , en lui accordant les honneurs de l'imprimerie royale.

ACGUSTE BUSSIÈRE.

22.

VIE ET AVENTURES

DE JOHN DAVYS.

CINQUIÈME ARTICLE (1).

XXV.

La maison de Constantin s'élevait , comme nous l'avons dit , solitaire, au milieu d'un petit bois d'oliviers, de mûriers et de citronniers , sur le versant nord-ouest de la montagne de Sainl- Éiio. De la plate-forme elle était placée, elle dominait, non-seulement le port et le village qui s'étendent en cercle , mais encore loute la mer du golfe d'Égine à Négrepont. Devant sa façade septentrionale et à la distance de huit ou dix lieues à peu près, venait mourir, à la pointe du promontoire de Sunium , la chaîne du Parnasse , derrière laquelle se cache Athènes. On arrivait à la porte par un sentier facile à défendre et qui, se continuant au delà de son enceinte, s'escarpait, après l'avoir traversée, jusqu'au sommet de la montagne.

(1) Voyez tom. IX, pag. 7ô.

REVUE DE PARIS. 255

s'élevait, pareille à une aire d'alf^le, un petite forteresse im- prenable, où l'on pouvait se retirer en cas d'alarme, et desti- née, en attendant, à loger une sentinelle, qui, de ce point élevé , découvre à vingt lieues en mer la moindre barque qui s'approche de l'ile. Comme toutes les maisons qui appartiennent à la classe aisée , elle avait une avant-cour entourée de hautes murailles , un rez-de-chaussée, et, au-dessus, un balcon qui faisait tout le tour du premier étage ; puis une seconde cour intérieure nul ne pouvait pénétrer que par un escalier dont le maître seul avait la clef, lequel conduisait à un pavillon isolé dont toutes les fenêtres étaient grillées à la manière des maisons turques avec des jalousies de roseaux. Ces jalousies, en vieillissant , avaient pris une couleur rosée qui s'harmoniait admirablement avec le blanc éclatant de la pierre. Enfin , der- rière ce pavillon mystérieux s'étendait un grand et beau jardin entouré de remparts , de sorte que ses habitants , même en se livrant au plaisir de la promenade, se trouvaient à l'abri de tous les yeux.

Le rez-de-chaussée, qui n'était, à proprement parler, qu'un immense portique, était occupé parles serviteurs de Constan- tin , dont le costume était celui des klephtes du Magne. Cette partie de la maison était leur domaine et ils y étaient établis comme dans un camp , y jouant le jour , y couchant la nuit. Les murailles et les piliers , qui soutenaient la voûte , étaient cou- verts d'yatagans ciselés, de pistolets aux crosses d'argent , et de long fusils incrustés de nacre et de corail. Au reste , cette antichambre guerrière donnait à la puissance de Constantin une grandeur sauvage qui rappelait la pompe féodale des barons du xve siècle. Nous traversâmes toute cette troupe, qui accueillit son chef bien plus comme des soldats reçoivent un officier que comme des valets reçoivent un maître, car on sentait dans l'o- béissance de ces hommes quelque chose de volontaire et d'indé- pendant qui agrandissait à la fois celui qui commandait et ceux qui recevaient les ordres ; c'était du dévouement, et non de la servitude.

Constantin adressa à chacun d'eux quelques mots affectueux , les nomma par leur nom et, autant que j'en pus juger, s'in- forma de leurs pères , de leurs femmes et de leurs enfants ; puis, ayant eu soin que chacun prît sa part dans les paroles du retour,

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il nio présenta à eux comme étant celui qui avait sauvé Fortu- nalo. L'un d'eux s'approcha alors de moi et me baisa la main , non point comme un lionieslique saluant un maître, mais avec la fierté d'un roi qui fait hommage à un empereur. Alors, comme Fortunato marchait encore avec peine, quatre hommes le pri- rent dans leuis bras et le porlèient au premier étage par un escalier extérieur aboutissant au balcon qui faisait le tour de la maison.

Ce premier étage offrait, avec le rez-de-chaussée, un con- traste complet. Il se composait de trois chambres entourées de divans el; pleines de fraîcheur et de silence. La seule décora- lion qui rappelât celle du rez-de-chaussée, était les armes magnifiques , les pipes d'ambre et les chapelets de corail sus- pendus aux parois. A peine fûmes-nous entrés dans la pièce principale, celle du milieu, que deux beaux enfants, aux vestes et aux bottines de velours brodées d'or , vinrent nous ap- porter le café et les pipes. ÎS'ous prîmes quelques tasses de café, nous fumâmes quelques pipes . puis Constanlin me con- duisit dans ma chambre , qui formait l'angle oriental de la mai- son, et après m'avoir fait remarquer un escalier qui descendait au rez-de-chaussée , et me donnait la liberté de sortir directe- ment , il rentra dans son appartement dont il ferma soigneuse- ment la porte.

Je restai seul et je pus méditer à loisir sur la nouveauté de ma situation. Tant d'événements s'étaient écoulés pour moi dans l'espace de quelques mois, qu'il me semblait parfois être sous l'empire d'un rêve, dont au premier moment je devais me ré- veiller. En effet, élevé sous la surveillance pleine de sollicitude d'un père et d'une mère qui me chérissaient, et n'étant sorti de l'esclavage du collège que pour me soumettre à la discipline d'un vaisseau , je me trouvais tout à coup libre, d'une telle liberté que je n'en savais que faire, et que je m'étais arrêté au premier endroit je m'étais posé, comme un oiseau qui se sent l'aile faible pour un trop grand espace. Maintenant, étais-je? Dans un repaire de pirates qui jusqu'à présent me rappelait assez la caverne du capitaine Rolando de GiL Blas. Et cependant irais-je en le (luillant? Je n'en savais rien; toutes les portes du monde m'étaient ouvertes, il est vrai; mais une devait me rester fermée à toujours ; et celle-l;'> , c'était celle de ma patrie.

REVUE DE PARIS. 2ô7

Je ne sais combien de temps je demeurai, ni surtoiU combien de temps je serais demeuré jjlongé dans mes rêveries, si un rayon du soleil, eu glissant à travers ma jalousie de roseaux, ne fût venu me chercher sur le divan j'étais couché. Je me levai pour échappera cette visite incommode ; mais, enm'approchant de la fenêtre, j'oubliai pourquoi j'y étais venu. Deux femmes, dont on ne pouvait distinguer aucune forme, tant elles étaient cachées dans leurs capes, mais qu'à leur démarche sûre et lé- gère, on reconnaissait pour jeunes, traversaient la cour, se ren- dant de notre corps de logis au pavillon, à l'une des fenêtres duquel j'avais vu, en entrant dans le port, s'agiter un mou- choir. Quelles étaient ces femmes, dont jamais, ni Constantin, ni Forlunato , ne m'avaient parlé? Des tilles de Constantin , des sœurs de Forlunato sans doute, car Fortunato était trop jeune pour être marié, et Constantin ne l'était plus assez pour avoir une femme de l'âge dont devaient être les deux inconnues, derrière lesquelles les portes du pavillon venaient de se refermer.

Je restai debout à ma fenêtre, et, au lieu de fermer l'ouver- ture incommode par laquelle filtrait le soleil, je cherchai à l'agrandir, atindevoir, et peut-être un peu pour être vu; mais je réfléchis qu'au moindre soupçon d'une pareille tentative, Con- stantin, pour peu qu'il fût soumis aux coutumes de l'Orient, pourrait bien me faire fixer mon domicile dans une contre-partie de la maison. Je demeurai donc immobile derrière mon châssis, espérant apercevoir Tune ou l'autre de mes voisines. Au bout d'un instant, deux tourterelles apprivoisées étant venues se poser sur le bord de la fenêtre, le châssis se souleva, et je vis passer une petite main blanche et rose, qui, s'étendant vers les oiseaux de Vénus , les fît rentrer l'un après l'autre dans l'intérieur de l'appartement.

0 fille et femme d'Adam, Eve, notre mère commune , péche- resse à qui tes enfants pardonnent si facilement ce péché auquel ils doivent la mort, combien est puissante la curiosité que tu as léguée au monde, puisqu'après tant de générations écoulées, elle fit à l'instant même oublier à l'un de tes fils patrie et fa- mille ! Tout cela disparut en voyant cette petite main, comme dans un théâtre disparaît, au sifflet du machiniste, une sombre fo- rêt ou une caverne terrible, pour faire place à un palais de fées. Cette petite main avait tiré le voile qui me cachait le véritable

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horizon ; Zéa n'était plus un misérable écueil jeté au milieu de la mer ; Constantin n'était j)lus un capitaine de pirates en hos- tilité avec les lois de toutes les nations; je n'étais plus moi- même un pauvre midshipman sans patrie et sans avenir. Zéa était Céos, l'île au doux nom, Nestor bâtit un temple à Atiiéna Néduséa ; Constantin était un roi, fondant comme Ido- ménée quelque Salente nouvelle, el moi j'étais un proscrit, cher- chant, comme le fîls d'Anchise, quelque amoureuse Didon ou quelque chaste Lavinie.

J'étais plongé au plus doré de ces rêves lorsque ma porte s'ouvrit, et que l'on m'annonça que Constantin m'attendait pour diiier. Je me félicitai de ce qu'il ne s'était pas acquitté de ce message lui-même, car mon hôte m'eîit trouvé devant ma fe- nêtre, immobile comme une statue, et eût facilement pu jugera mon trouble de que ce quej'y attendais. Par bonheur c'était tout simplement un de ses pages, qui, ne pouvant pas m'expliquer autrement qu'en romaïque la cause de son message , fut réduit à me la faire comprendre par gestes ; or, comme le geste qui correspond à la pensée qu'il exprimait est un des plus simples du vocabulaire mimique, je le compris à l'instant même, et m'em- pressai de suivre mon introducteur, espérant que la petite main aux colombes serait du dîner.

Je me trompais. Constantin et Fortunato m'attendaient seuls auprès d'un repas asiatique par sa composition, mais européen par son service. Au moment nous nous assîmes devant la table, elle était couverte pour entrée d'un monticule de riz formant une île conique au milieu d'un immense plat de lait caillé, et autour duquel s'élevaient deux plats d'oeufs frits dans l'huile, et deux plats de légumes cuits à l'eau. Ce premier service disparut pour liiire place à une volaille bouillie, assaisonnée avec une espèce de i)âte, qui, par sa fermeté, ressemblait à notre plumpudding, à un rôti de veau et à un plat d'entrailles de saumon et de sè- che assaisonnées avec de l'ail et de la cannelle, mets très-re- cherché dans le pays, et que je commençai par trouver détes- l.ible, mais au(juel au bout de quelques jours j'avais fini par m'habiluer. Puis vint le dessert, composé d'oranges , de ligues, de dattes et de grenades, les plus belles à l'œil et les plus déli- cieuses au goût qui se puissent trouver. Les pipes et le café ter- minèrent le repas.

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Pendant tout le diner , nous causâmes de choses différentes sans qu'une seule fois Constantin et Fortunato fissent le moins dn monde allusion à la seule chose qui me préoccupât. Puis , après que nous eûmes fumé notre troisième ou quatrième pipe. Constantin me rendit ma liberté, me disant que j'en pouvais user, soit pour chasser dans l'île, qui est très-giboyeuse en cailles et en lièvres, soit pour visiter les antiquités. Je préférai ce dernier plaisir; il ordonna aussitôt que l'on me sellât un cheval et que l'on me donnât une escorte et un guide.

Cet ordre de seller un cheval me paraissait assez étrange dans une île qui a à peine six ou huit lieues de tour. Je trouvais bizarre que des hommes aussi robustes et aussi habitués à la fatigue que me paraissaient l'être Constantin et Fortunato eus- sent besoin de chevaux pour se transporter d'un point à l'autre de leurs domaines. Je n'en acceptai pas moins l'offre , et je des- cendis dans la première cour avec Constantin, Fortunato étant encore trop souffrant pour quitter facilement la chambre. Kous étions à peine dans la cour depuis quelques minutes, lorsqu'on amena le cheval demandé. C'était un de ces charmants coursiers de l'Élide, dont la race vantée par Homère s'est perpétuée jus- qu'à nos jours; seulement le palefrenier avait, en le harnachant, commis une légère erreur : ne sachant pas pour qui était le cheval, il lui avait mis sur le dos une selle de femme, de velonrs rouge, toute brodée d'or. De ce moment tout me fut expliqué, les chevaux servaient de monture à mes mystérieuses voisines. lorsque l'envie leur prenait de sortir de leur pavillon ; et comme Constantin, en ordonnant de harnacher l'un d'eux, n'avait pas donné d'autres explications, le palefrenier l'avait amené dans son équipage habituel. Constantin lui dit quelques mots en lo- maïque, et un instant après le cheval reparut avec un harnais de palikare.

Il était deux heures de l'après-midi : par conséquent je n'avais pas le temps de faire le tour de l'île et il me fallait choisir entre les ruines de quatre puissantes villes , Carthée, Pœesse, Corésus et Youli, qui s'élevaient autrefois sur son rivage. Je me décidai pour Carthée d'après ce qu'en dit Tournefort, que pour voir quelque chose de superbe, il faut en prendre la route, ajoutant que les gens du pays endésignentles ruines par le nom de PoliSy c'esl-à-dire la ville.

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Tout le long de la route, je vis de jeunes Zéotes faisant la récolte des feuilles de mûrier, car sans avoir la célébrité dont jouissait autrefois la soie de Céos, qui, au dire de Varron, fai- sait des habits d'un tissu si fin et si délié, qu'on pouvait distin- guer toutes les parties du corps au travers, la soie de Zéa est encore en réputation d'un bout à l'autre de la Grèce; l'ile en- tière d'ailleurs était parfaitement cultivée, et je trouvai toutes les pentes méridionales couvertes de vignes et d'arbres fruitiers. Aussi peut-être à cause de celte fertilité même, les habitants sont-ils les plus casaniers de tout l'Archipel. Au reste, les Zéo- les tiennent de leurs ancêtres celte antipathie de la locomotion , antipathie qui avait augmenté la population , au point qu'il y avait une loi qui ordonnait de faire mourir tous les vieillards au-dessus de soixante ans. Il est vrai que ceux-ci étaient libres de quitter l'île s'ils voulaient se soustraire à cet arrêt ; mais leur dégoût du mouvement était tel, qu'ils préféraient ordinairement, lorsqu'ils étaient arrivés à l'âge falal , s'inviter à un festin, et là. couronnés de fleurs, au son des instruments joyeux, la coupe pleine de ciguë à la main , ils faisaient aux dieux un sacritîce dont ils étaient les prêtres et les victimes.

Les Zéotes, au reste, n'étaient pas beaucoup plus tendres pour ceux qui tenaient le jour d'eux, que pour ceux dont ils l'a- vaient reçu. Assiégés par les Athéniens, qui les pressaient vigou- reusement, ils proposèrent de massacrerions les enfants qui, par les soins qu'ils exigeaient, détournaient les parents des tra- vaux de la défense. Heureusement pour les objets de celle déli- bération que les Athéniens , l'ayant appris aimèrent mieux abandonner le siège de la ville, que d'être cause et témoins d'une pareille aclion.

Carthée était, comme nous l'avons dit, la patrie du poêle Si- monide , qui mérita le surnom d'aimé des dieux ; le sobriquet , au reste , n'était pas usurpé, car voici la circonstance à laquelle il le dut.

Scophas, vainqueur au pugilat, avait fait marché avec le poêle pour un chant en l'honneur de sa victoire. Celui-ci , après avoir loué de son mieux l'athlète , s'était étendu sur les mérites de Castor et de Pollux , les deux divins patrons des lutteurs , ce que voyant Scophas , il paya à Simonide le liers de la somme , el le renvoya pour les deux autres tiers aux enfans de Tyndare

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qu'il avait si bien chantés , invitant au res(e lepoëte au festin qu'il donnait le lendemain. Les poêles de celle époque , comme ceux de la nôtre , étaient habitués, à ce qu'il paraît , à ne pas être payés très-exactement, car Simonide prit le tiers et ac- cepta l'invitation. Au milieu du repas .[un serviteur vint dire à Simonide que deux hommes couverts de poussière et qui sem- blaient avoir fait une longue course, l'aHendaient à la porti;. Simonide se leva et suivit l'esclave. En effet , hors du portique , il aperçut deux beaux jeunes gens appuyés l'un sur l'autre ; il s'avança vers eux , mais à peine eût-il le pied hors du seuil , qu'il se retourna au bruit qu'il entendit derrière lui : la maison de Scophas s'était écroulée , écrasant le lutteur et les convives. Simonide jeta alors les yeux du côté des deux jeunes gens, mais ils avaient disparu. Ces deux jeunes gens étaient Castor et Pollux, qui avaient accepté la lettre de change tirée sur eux par Scophas , et qui venaient de payer leur dette au poëte.

Il est inutile de dire que toutes ces traditions , vivantes chez nous , sont mortes et ou])liées sur les lieux mêmes ; à peine si , par toute la Grèce , cinq ou six mémoires saintes, comme celle d'Apostoli, gardent religieusement le trésor des souvenirs anti- ques. Quelques faits historiques, tels que la mort de Socrate, le passage des Thermopyles, ou la bataille de Marathon, sont bien demeurés dans la mémoire des Spartiates et df-s Athéniens ; mais ils ne savent pointa quelle époque et sous quels dieux ces événements se sont passés; ce qu'ils vous en disent , ils l'ont appris de leurs pères, leurs pères de leurs aïeux , et leurs aïeux de leurs ancêtres. Aussi, toutes les questions que je fis, relati- vement à Carthée, furent-elles parfaitement inutiles. Il est vrai de dire que j'interrogeais en italien , et que mou guide me ré- pondait en romaïque; aussi , ne pus-je pas tirer de lui autre chose , quelques débris que je lui indiquasse, que le mot polis. Vers les six heures, je quittai la ville morte pour reprendre le chemin de la ville vivante. La soirée était délicieuse, et les derniers rayons du soleil donnant à l'atmosphère cette limpidité qui précède le crépuscule , j'apercevais jusqu'aux moindres dé- tails du rocher de Gyaros et de l'ile d'Andros , tandis que, de- vant moi, le mont Sainl-Élie , formait un immense rideau de verdure et de roches qui se détachait, en vigueur et au premier plan , sur deux lointains magniiiques , Négrepont avec ses 10 23

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niouts violâtres, et le golfe Saronicjue avec ses eaux bleues. Enfin, je tournai la base du mont, et j'arrivai à temps pour voir le soleil se coucher derrière la chaîne du Parnasse.

Constantin et Fortunalo m'attendaient pour souper. En voyant ce dont se composait le repas, et en sondant l'appélit que ma course m'avait donné, je regrettai jusqu'aux entrailles de saumon , et jusqu'aux sèches à l'ail que j'avais dédaignées le malin ; les castaneœ molles, du berger de Virgile, en faisaient le plat le plus substantiel ; le reste du service se composait de lait caillé et de fruits. Heureusement que mes deux convives; sobres comme des Orientaux , mangèrent fort peu , ce qui me permit de me venger de la qualité sur la quantité. Après ce rei)as fout bucolique nous prîmes une tasse de café et fumâmes quel- ques pipes ; puis , Constantin se levant me laissa maitre de me retirer chez moi.

Je profitai de la permission ; j'avais hâte de voir si rien n'é- tait changé aux jalousies de mes voisines , et la lune était si belle, que l'examen n'était guère plus difficile qu'en plein jour; mais j'eus beau regarder , je les vis parfaitement closes. Alors, je résolus de faire le tour des murailles , pour m'assurer s'il n'y avait pas quelque autre entrée, et je descendis dans la première cour. J'eus un instant la crainte que nous ne fussions soumis à la discipline des villes de guerre , et que . passé huit heures , nos portes ne se fermassent; je me trompais, le passage était libre toute la nuit ; j'en profitais pour mettre mou projet à exécution.

Cependant, si pressé que je fusse de procéder à mon investi- galion, je ne pusm'empêcher de m'arrêter un instant devant le paysage ravissant que j'avais sous les yeux, et auquel la nuit donnait un caractère de grandeur plus merveilleux encore. Au- dessous de moi , était la ville et le port ; puis , une mer si calme qu'elle semblait un immense rideau d'azur étendu et tiré de ma- nière à ce qu'il ne fît pas un pli ; toutes les étoiles du ciel s'y ré- fléchissaient scintillantes comme des flammes , et , de l'autre côté de cette nappe, sur une pente sombre, qui semblait un nuage et qui n'était rien autre chose que les côtes de l'Attique, brûlait un feu immense, quelque forêt , sans doute , à laquelle un pâtre avait mis le feu en préparant son souper.

Je restai un iustant immobile devant cette étendue, plus pro- fonde et plus mystérieuse encore , grâce à la nuit , puis jecom-

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inençai ma promenade autour du domaine de Constantin , cher- chant inutilement une porte, une ouverture, une meurtrière qui pût servir de communication à Tceil ou à la voix , entre l'ex- térieur et l'intérieur ; mais tout était hermétiquement fermé par des murailles de quinze pieds de hauteur. Je m'élançai alors sur la montagne , pour voir si je pourrais découvrir le jardin ; mais la maison était bâtie de manière à se trouver toujours en- tre les points dominants et le but les regards voulaient arri- ver. Je rentrai tristement dans ma chambre, réduit, pour l'a- venir , à ce que je pourrais surprendre à travers les jalousies j'avais déjà surpris la petite main.

J'étais sur le point de me jeter sur mon divan , et d'appeler le sommeil à mon secours , espérant quun rêve me montrerait ce que je ne pouvais voir en réalité , lorsque des sons, que je reconnus pour ceux d'une guzla , parvirent jusqu'à moi , mais si sourds et si étouffés, qu'il me fut impossible, d'abord , de de- viner de quel point ils s'élevaient. J'ouvris successivement la porte de mon escalier , les fenêtres qui donnaient sur le port et celles qui plongeaient sur la cour , sans que les sons parussent se rapprocher j enfin , en m'avançant vers la porte qui commu- niquait de mon appartement à celui de Constantin, il me sembla que les vibrations des cordes devenaient plus sonores. Je m'ar- rêtai écoutant : bientôt, je n'eus plus de doute, les sons étaient trop éloignées pour venir de la chambre voisine , mais , certai- nement, ils venaient delà pièce précédente, c'est-à-dire de chez Fortunato. Maintenant, était-ce le jeune homme qui chan- tait, était-ce une des deux femmes que j'avais vues? c'est ce que je ne pouvais dire , les sons de l'instrument arrivant seuls jusqu'à moi. J'essayai alors d'ouvrir la porte , dont l'épaisseur amortissait le bruit , mais la chose me fut impossible , elle était fermée du côté de l'appartement de Constantin

Je n'en restai pas moins immobile , retenant ma respiration , et bientôt, ma patience , ou plutôt ma curiosité, fut récompen- sée ; la porte qui conduisait de chez Fortunato chezConstantin, et qui était parallèle à la mienne, s'ouvrit un instant, et les sons ar- rivèrent alors jusqu'à moi, plus clairs et plus distincts, accompa- gnés, d'une voix, qu'à sa douceur, on nepouvait méconnaître pour celle d'une femme. J'eusse pu comprendre les paroles , tant elles me semblaient bien accentuées , si elles n'eussent appartenu à la

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langue roma'ùiue , il me parut, au reste , que ce devait être une (le CCS Icijentles populaires dans lesquelles la Grèce moderne cherchait la consolation par le souvenir et l'espérance, car ce n'était j>as la première fois que j'entendais ce chaut. Souvent, nos lameurs avaient laissé tomber , jtendant la nuit , quelques- unes des notes plaintives que je reconnaissais alors , comme on reconnaît au Vatican ou au palais Pitti une belle tête de Raphaël ou du Guide, dont on a vu une mauvaise gravure clouée au mur de quelque cabaret.

Au reste , l'audition ne fut pas longue , la porte qui avait laissé entrer la sauvage et plaintive harmonie de l'instrument dalmate, se referma , et je n'entendis plus que ces notes sour- des et étouffées qui m'avaient frappé d'abord et qui, bientôt, s'éteignirent tout à fait. J'en conclus que la chanteuse, qui était venue chez Fortunato pendant mon excursion autour des murailles, allait rentrer chez elle. Je quittai donc ma porte pour ma fenêtre , et , un instant après je vis , effectivement , passer deux femmes blanches et voilées comme des ombres derrière lesquelles se referma la porte du pavillon.

XXVI.

Le lendemain je trouvai ma porte de communication ouverte, et à l'heure du déjeuner, je passai sans obstacle de chez Con- stantin chez Fortunato. La première chose qui me frappa comme ornement nouveau fut , au milieu des yatagans et des pistolets, la guzla dont la veille j'avais entendu les sons. Je demandai alors à Fortunato , d'un air indifférent, si c'était lui qui jouait de cet instrument , et il me répondit que la guzla était aux Grecs ce que la guitare est aux Espagnols , c'est-à-dire que , plus ou moins fort , chacun en savait assez pour s'accom- pagner. Comme j'étais bon musicien et que le doigté de la guzla est à peu près celui de la viole et de la mandoline , je la détachai de la mui aille, et à mon tour j'en lirai quelques accords. Fana- tiques de la musique , comme tous les peuples primitifs ou qui ont retrempé leur civilisation dans une barbarie nouvelle, Constantin et Fortunato m'écoutaient avec délices; moi-même je trouvais un i)laisir étrange et infini à faire parler îi mon tour

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celle giizla qui, la veille , m'avait envoyé des sons si doux. lime semblait qu'il était demeuré en elle un reste de mélodie de la veille , et que c'était cette mélodie que je réveillais ; ma main touchait les mêmes cordes que j'avais entendues vibrer si douce- ment sous une autre main, et il fut un moment , après quel- ques mesures d'étude , l'air entier qui m'avait frappé la veille , me revint si complètement, que j'aurais pu, moins les paroles, l'exécuter à mon tour. Mais c'eût été me dénoncer moi-même, et au lieu de cet air , que je renvoyai dormir au fond de mon cœur , je chantai le Pria che spimti, de Cimarosa , qui me re- vint à la mémoire.

Soit que je chantasse avec une méthode inconnue de mes naïfs admirateurs, soit que, grâce à la disposition exaltée se trou- vait mon esprit, ma voix eût effectivement pris de l'âme, mon succès fut complet, et je crus même m'apercevoir qu'il ne se bornait pas à mes auditeurs visibles , mais s'étendait jusqu'aux habitantes du pavillon, dont il me sembla voir remuer les jalousies. Aussi, après le déjeuner, demandai-je à Constantin la permission d'emporter l'instrument dans ma chambre, ce qui me fut accordé sans difficulté aucune. Cependant je me gardai de m'en servir à l'instant même ; ce que je craignais avant tout, c'était d'éveiller les soupçons de mes hôtes, qui pouvaient, sous un prétexte quelconque, ou même sans prétexte, me faire chan- ger d'appartement. Je me serais vu privé ainsi de la seule chance que j'eusse de satisfaire un désir que je ne pouvais regarder encore que comme de la curiosité ; et qui, cependant, je ne savais pourquoi, éveillait déjà en moi toute la préoccupation d'un sentiment plus tendre. Je me décidai donc à faire, comme la veille , une nouvelle course dans l'île ; et comme , sous ce rapport, Constantin m'avait donné liberté entière, je descendis et demandai un cheval.

On m'en amena un autre que celui de la veille , plus léger et plus fin à ce qu'il me parut. Du moment je le vis, je fus con- vaincu, je ne sais pourquoi, que c'était celui de la petite main. Ne sachant pas son nom , c'était sous celui-là que je désignais dans mon esprit la jeune fille aux tourterelles ; car c'était sur elle que s'arrêtait toujours ma pensée, je ne songeais pas même à la seconde femme qui l'accompagnait. Ce sentiment fit que je voulus d'abord avoir pour la charmante petite bête que l'on

23.

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m'amenait, tous les égards que je crus devoir ù la monture de celle qui ne m'était apparue qu'un instant, et qui , comme la mère d'Éiiée, m'avait, par sa seule démarche, révélé sa divinité. Mais je m'aperçus bientôt qu'insensible à ces égards, elle pre- nait ma délicatesse pour de l'inexpérience, de sorte qu'il me fallut recourir au fouet et aux éperons, comme j'aurais fait pour un cheval de manège, afin de lui faire comprendre qu'elle se trompait grossièrement. Au reste, elle n'avait pas fait trois fois le lour de la cour qu'elle était complètement revenue de son erreur, ce dont elle me donna la preuve par une docilité qui ne pouvait émaner que d'une profonde conviction.

Celte fois, je ne pris ni guide ni escorte. Je sortis de la mai- son, et je laissai Pretly (c'est le nom que j'avais donné à ma monture ) suivre le chemin qu'elle voulait , convaincu qu'elle me conduirait dans quelque site charmant, sa maîtresse avait l'habitude d'aller. Je ne me trompais pas : elle prit dans la montagne un petit sentier , qui déboucha bientôt dans une val- lée délicieuse, au fond de laquelle roulait un torrent, tout ombragé de grenadiers et de lauriers roses. Les deux versants étaient couverts de mûriers, d'orangers et de vignes sauvages, el les chemins, bordés d'une délicieuse plante à fleurs purpuri- nes , nommée alhagi par les anciens botanistes, et dont je croyais la Perse la seule pairie. Quant aiix rochers qui, de temps en temps, perçaient de leur front nu ce riche tapis de verdure, ils appartenaient tous aux plus riches variétés de la géologie : c'étaient du mica nacré , du feldspath blanc ou rose, de l'am- phihole vert, ou de magnifiques échantillons d'euphotide. Au milieu de tout cela serpentaient des filons de fer, probablement pareil à celui que les anciens exploitaient à Syros et à Ghyoura. Cette route conduisait à une grotte, naturellement taillée dans la montagne, el toute tapissée d'herbes et de mousse. Je pensai que c'était le terme habituel de la course, car Pretly s'arrêta toute seule. Je descendis et voulus l'attacher à un arbre; mais je m'aperçus bientôt , à la magnifi(iue défense qu'elle faisait, qu'elle était habituée à paître en liberté. Je lui ôtai son frein, et j'entrai dans la grotte. Un livre y avait été oublié ; je l'ou- vris : c'était les Sépulcres d'Ugo Foscolo.

Je ne puis exprimer le plaisir que me fil celte trouvaille. Ce livre, qui venait de paraître il y avait (pielque temps à Venise,

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appartenait sans doute à ma voisine; donc elle savait l'Italien, et quand je pourrais la voir, si je la voyais jamais, nous aurions une langue commune dans laquelle nous pourrions nous enten- dre. Au reste, / Sepolcri était un livre national pour tout Grec, l'auteur étant de Corfou, et les regrets que sa muse fait entendre sur les monuments pouvaient aussi bien s'appliquer à l'abaissement grec qu'à la décadence italienne.

Je restai une heure dans la grotte, tantôt lisant quelques lignes de celte poésie passionnée, tantôt fixant les yeux sur une échappée par laquelle on distinguait la mer , pareille à un lac d'azur tout pointillé de voiles blanches , tantôt enfin jetant les regards sur un pâtre qui, appuyé sur un bâton recourbé, et drapé comme un berger antique , faisait paître son troupeau sur le versant de la colline opposée. Mais quelque idée qui vou- lût fixer mon esprit, ou quelque objet qui attirât mes yeux , il y avait toujours au fond de ma pensée, ou au delà de l'horizon, quelque chose de vague et d'indéfini qui ramenait ma rêverie vers cette petite main que j'avais vue passer sous la jalousie.

Enfin, je cachai le livre dans ma poitrine, et je rappelai Pretly d'un coup de siflElet, ainsi que j'avais vu faire à son palefrenier. Reconnaissante sans doute de la confiance que je lui avais mon- trée, elle revint aussitôt tendre sa bouche à la bride; deux heures après elle était réinstallée à l'écurie, et moi, je me trou- vais debout devant ma fenêtre oîi, à part le temps du dîner qui me parut liorriblemeut long, je restai jusqu'au soir, sans qu'au- cun signe direct ou indirect m'annonçât le moins du monde la présence de ma voisine.

Le soir, j'entendis dans la chambre de Fortunato les mêmes accords que la veille. J'avais, dans mon impatience, quitté un instant ma fenêtre pour essayer de lire quelques vers , et sans doute en ce moment mes deux voisines avaient traversé la cour. Je retournai à mon poste, me promettant de ne plus le quitter. En effet, à la même heure que la veille, je les vis sortir de nou- veau, toujours voilées et mystérieuses ; cependant il me sembla que 1 une d'elles, la plus petite, avait deux fois tourné la tête de mon côté.

Le lendemain , je descendis au village, que je ne connaissais que pour l'avoir traversé le jour de mon arrivée. J'entrai chez un marchand, et, pour lier conversation avec lui, j'achetai une

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pièce de soie. Comme il pai-lail la langui; Iraiiqiie, (jin est une «spôce de i)alois italien, j'en profilai pour lui demander quelles étaient les femmes qui habitaient le pavillon isolé de la maison de Constantin. 11 me dit que c'étaient ses deux lilles. Je deman- dai leurs noms : l'aînée s'appelait Stéphana , et la cadette Fatinilza ; l'ainée était la plus grande, et la cadette la plus petite. Ainsi, c'était Fatinitza qui s'était retournée deux fois pour me regarder. J'en fus bien aise ; il y avait quelque cbose d'étrangement doux dans ce nom, et qui me faisait plaisir îi répéter.

Le marchand ajouta que l'une des deux sœurs allait se marier. Je lui demandai avec anxiété laquelle; mais s'arrêtaient les renseignements qu'il pouvait me donner; tout ce qu'il avait à me dire, c'est que le futur était le fils d'un riche marchand de soie, son confrère, et s'appelait Christo Panayoti. Celle des deux sœurs qu'il devait épouser, il ne le savait pas, et il était proba- ble que le fiancé ne le savait pas plus que lui-même. Je lui de- mandai l'explication de cette ignorance qui me semblait au moins bizarre de la part de celui qui me paraissait si fort inté- ressé dans l'affaire, et le marchand m'apprit alors que rarement un Turc ou un Grec a vu, avant le jour de ses noces, la femme qu'il doit épouser. Il s'en rapporte ordinairement, pour cela , à des matrones qui , ayant connu la jeune fille chez ses parents ou au bain, lui répondent de sa beauté et de sa sagesse. Or Christo Panayoti s'était conformé à l'usage, et, sachant que Constantin avait deux filles, jeunes, sages et belles, il avait demandé l'une de ces jeunes filles , laissant aux parents le soin de désigner laquelle, la chose lui étant parfaitement égale , à lui qui ne connaissait ni l'une ni l'autre.

Cette explication n'était point de nature à me rassurer, car Constantin pouvait aussi bien accordera Christo sa fille cadette que sa fille aînée, les droits de l'âge n'étant aucunement recon- nus en Orient ; et je sentais, chose bizarre, que, si Fatinitza se mariait, j'en serais inconsolable. Cela pourra sembler absurde; car, moi non plus, je n'avais pas vu son visage, et elle, de son côté, ignorait même peut-être que j'existasse. Mais cela était ainsi : j'étais jaloux comme si j'eusse été amoureux.

Je n'avais pas autre chose à demander au marchand ; je payai donc et sortis. Une jolie petite fille , de douze A quatorze ans ,

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qui avait rcgaiùé d'un œil d'envie Ions les IrésoiS du magasin, me suivit, les yeux fixés, avec un désir sauvage ci une curiosité naïve, sur la pièce de soie que j'emportais, répétant, dans !a langue franque qu'elle m'avait eiiteniiu parler, bella, balla , bellissinia. 11 me vint l'envie de rendre celte enfant bien heu- reuse. Je ne savais que faire de mou ballot ; je lui demandai si elle le voulait. Elle sourit avec un air de doute, en secouant la tète, et en me montrant deux rangées de perles. Je lui mis l'é- toffe sur les bras, et je remontai à la maison de Constantin, la laissant immobile et muette, ne sachant si c'était un rêve ou une réalité.

Ce soir-là je n'entendis point la guzla ; Fortunato s'était senti assez bien pour descendre, et ce ne furent pas Sléphana et Fatinilza qui vinrent chez leur frère, mais Constantin et Fortu- nato qui allèrent chez elles. Je les vis traverser la cour, et je compris qu'à compter de ce soir-là le dernier bonheur qui me restait, c'est-à-dire de voir passer mes deux voisines , m'était enlevé. 11 était évident que contre les habitudes des femmes grecques elles n'étaient sorties de leur gynécée que parce que Fortunato ne pouvait pas les y aller visiter, mais que, du mo- ment oii il était guéri, il n'y avait plus de nécessité qu'elles com- missent une pareille infraction aux usages reçus, tant qu'il y aurait un étranger dans leur maison.

Le lendemain se passa sans amener rien de nouveau. Je de- meurai une partie de la journée à ma jalousie sans voir autre chose que les colombes qui voltigeaient dans la cour. Je semai du blé, et j'émietlai du pain sur le rebord de ma fenêtre. Voyant ma bonne intention pour elles, elles vinrent s'y reposer; mais, au premier mouvement que je fis pour les prendre , elles s'en- volèrent, et de la journée ne s'en approchèrent plus.

Les jours suivants s'écoulèrent vides de tout événement. Constantin et Fortunato me traitaient l'un comme un tîls, l'au- tre comme un frère , mais ils ne me parlaient aucunement du reste de leur famille. Un beau jeune homme, vêtu d'un su- perbe costume , était venu les voir deux ou trois fois; je de- mandai son nom, et j'appris que c'était Christo Panayoli.

J'avais épuisé tous les moyens pour entrevoir même le bout du voile de Fatinitza , et aucun ne m'avait réussi ; j'étais re- descendu au village pour interroger mon marchand , il ne sa-

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vait lien de nouveau. J'avais rencontré ma jeune Grecque , qui se promenait ori<îueilleusement dans les rues de Zéa , vêtue de la robe dont je lui avais fait cadeau; je changeai une guinée contre des sequins de Venise , et lui en donnai deux pour com- pléter sa parure. Elle y perça aussitôt un petit trou , et les at- tacha , de chaque côté de ses tempes , aux cheveux qui tom- baient en nattes sur ses épaules. Puis , enfin , j'étais revenu comme toujours à ma fenêtre , et comme toujours celle de ma voisine était restée hermétiquement fermée.

Je désespérais, lorsqu'un sou* Constantin entra dans ma chambre, et me dit, sans autre préparation, qu'une de ses filles étant malade, il me conduirait auprès d'elle le lendemain. Heureusement nous étions sans lumière , et je pus lui cacher ce qui se passa en moi lorsqu'il m'annonça cette nouvelle ines- pérée. Je fis un effort sur moi-même afin de maîtriser ma voix, et je lui répondis , d'un ton il était difficile de démêler autre chose que l'intérêt , que j'étais à ses ordres pour l'heure qui lui conviendrait. Je lui demandai s'il pensait la maladie dan- gereuse , mais il me répondit qu'il y voyait seulement une in- disposition.

Je ne fermai pas l'œil de la nuit; vingt fois j'allai de mon divan à ma fenêtre pourvoir si le jour paraissait , et vingt fois je revins de ma fenêtre à mon divan , cherchant vainement le sommeil , qu'écartait toujours mon agitation. Enfin les pre- miers rayons du soleil glissèrent à travers les roseaux de ma jalousie ; ce jour bienheureux était venu.

Je me mis à ma toilette; elle était toujours simple et ordi- nairement rapide : elle se bornait aux deux habits que m'avait vendus Jacob. Je tirai le plus beau , qui était un costume alba- nais , de drap violet avec des broderies d'argent ; un instant j'hésitai entre le turban de mousseline blanche qui encadre la figure en passant sous le menton, et la calotte rouge au long gland de soie pendant ; mais comme j'avais d'assez beaux che- veux blonds qui ondulaient naturellement , je me décidai pour la cilotte rouge. Cependant, il faut l'avouer, ce ne fut qu'après une délibération intérieure qui eût fait honneur à une coquette. A huit heures, Constantin vint me prendre. Il y en avait trois que je l'attendais.

Je le suivis le visage calme , mais le cœur bondissant. Nous

REVUE DE PARIS. 271

descendîmes par l'escalier du maître , et nous traversâmes cette cour tant de fois mes regards avaient si avidement plongé. En entrant sous la porte du pavillon , je sentis les jambes qui me manquaient. En ce moment Constantin se retourna de mou côté; la crainte qu'il ne s'aperçût de mon trouble me rendit tout mon empire sur moi-même, et je montai derrière lui un escalier couvert de tapis de Turquie dans lesquels les pieds en- traient comme dans de la mousse , et qui était déjà tout par- fumé d'une tiède odeur de rose et de benjoin.

Nous entrâmes dans une première chambre Constantin me laissa seul un instant. Elle était entièrement meublée à la turque, avec un plafond ciselé et peint de couleurs vives, re- présentant des dessins dans le goût bysantin. Tout le long du mur , peint en blanc , s'enroulaient de capricieuses arabesques représentant des fleurs , des poissons , des kiosques , des oi- seaux , des papillons , des fruits , le tout entrelacé avec un goût et une fantaisie admirables. Un divan de satin lilas , à fleurs d'argent, régnait tout autour de la salle, interrompu seule- ment par les portes, et des cousins de la même étoffe étaient empilés aux angles ou jetés çà et là. Au milieu de la chambre se découpait circulairement un petit bassin , reluisaient , sous un jet d'eau plein de fraîcheur et de murmure , des pois- sons de l'Inde et de la Chine , aux écailles d'or et d'azur , et venaient boire en roucoulant deux petites colombes d'un gris- rose si tendre et si nacré , que Vénus n'en eut jamais de pa- reilles dans son île de Paphos ou de Gythère. Dans un coin , brûlaient, sur un trépied de forme antique , du bois d'aloèset de l'essence de jasmin , dont la vapeur la plus lourde s'échappait par la fenêtre ouverte , tandis que la chambre n'en gardait que l'arôme le plus fin. Je m'approchai de la jalousie, elle donnait juste devant ma fenêtre, et c'était par celle-là même que j'a- vais vu passer cette petite main qui depuis ce jour m'avait rendu fou.

En ce moment Constantin rentra , me demandant pardon de m'avoir fait attendre, et rejetant celasur l'esprit capricieux des femmes. Fatinitza , qui avait la veille , et après trois jours de souffrance , consenti à me voir , avait fait au moment même mille difficultés pour me laisser entrer; enfin elle y consentait. Je prutitai de la permission . et de peur qu'elle ne aie fût retirée ,

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je priai Constantin de me montrer le chemin j il me précéda , je le suivis.

Je ne ferai pas la descripfion de cette seconde chambre , un seul objet fixa mes j'eux : c'était la jeune malade que je venais visiter et que je reconnus à l'instant même pour Fatinilza. Elle était couchée sur des coussins de soie , renversant sa tête contre le divan placé derrière elle , comme si elle n'eût pas eu la force de la porter ; je restai debout à la porte , et son père s'approcha encore une fois d'elle pour lui dire quelques mots en romaïque , de sorte que pendant ce temps j'eus tout le loisir de l'examiner.

Elle avait, comme les femmes turques, le visage entièrement couvert d'un petit voile de soie taillé en pointe , comme une barbe de masque , et tout brodé , par le bas, de rubis ; sa tête était couverte d'une calotte à fond d'or , brodée de fleurs de couleur naturelle , d'où pendait , au lieu de la houppe de soie , un gland composé de mille perles. Deux touffes de cheveux , frisées à la manière de nos dames anglaises , descendaient le long de ses joues, tandis que les cheveux de derrière, tressés en nattes , et recouverts de petites pièces d'or superposées les unes aux autres , comme des écailles de poisson , ruisselaient le long de ses épaules , et tombaient jusque sur ses genoux. Son cou était orné d'un collier de sequins de Venise , réunis les uns aux autres par de petits anneaux , et au-dessous du collier , qui ne descendait pas sur la poitrine, mais serrait le cou, un corset de soie dessinait si fidèlement la forme des épaules et du sein , qu'il n'en dérobait aucun contour et n'en voilait aucune grâce. Les manches de ce corset étaient ouvertes , au-dessous du coude, avec des attaches en fils d'or, d'un côté, et des boutons de perles , de l'autre; ces manches laissaient , par leur ouver- ture, voir un bras blanc et rond , tout chargé de bracelets , et terminé par cette merveilleuse petite main, dont les ongles étaient peints d'une couleur cerise , et qui tenait nonchalam- ment le tuyau d'ambre d'un narguilleh. Une riche ceinture de cachemire , plus haute derrière que devant , venait s'attacher au bas de la poitrine avec une agrafe de pierreries, laissât)! pa- raître, au creux de l'eslomac, les plis transparents d'une che- mise de gaze , h travers laquelle on voyait le rose tendre de la peau. Au-dessous de l'écharpe commençait un caleçon de mous-

REVUE DE PARIS. 275

seline des Indes , parsemé de petits bouquets de fleurs d'or , flottant à grands plis , descendant] usqu'à la cheville , et laissant sortir , comme d'un nuage brodé , deux petits pieds nus , aux ongles peints en rouge, ainsi que ceux des mains, et qu'elle ramenait sous elle, comme déjeunes cygnes effrayés qui se ca- chent sous les ailes de leur mère.

Je venais de finir cet examen , qui m'avait prouvé qu'elle aussi avait calculé sa toilette pour laisser voir tout ce qu'il ne lui était pas défendu de cacher, lorsque Constantin me fit signe de venir. En me voyant approcher, Fatinitza fit, pour se reculer , un mouvement qui ressemblait au frémissement d'une gazelle , et ses yeux, la seule partie de son visage que je pusse voir à travers son voile , prirent une expression d'inquiète curiosité , à laquelle la peinture noire de ses paupières donnait quelque chose de sauvage. Je n'en approchai pas moins, mais pas à pas, et presqu'en suppliant.

Qu'avez-vous donc ? lui demandai-je en italien , et souf- frez-vous?

Je n'ai plus rien , répondit-elle vivement , et je ne souffre pas.

Folle , dit Constantin , voilà huit jours que tu te plains , voilà huit jours que tu n'es plus la même , que tout t'ennuie , tes colombes , ta guzla , et jusqu'à fa toilette. Voyons, sois rai- sonnable , enfant ; tu avais le front lourd.

Oh ! oui , répondit Fatinitza comme rappelée à sa souf- france, et laissant retomber sa tête sur le divan.

Voulez-vous me donner votre main ? lui deraandai-je.

Ma main ? pourquoi faire ?

Pour que je juge de votre maladie.

Jamais, dit Fatinitza retirant sa main à elle.

Je me retournai vers Constantin, comme pour l'appeler à mon aide.

Ne vous étonnez pas de cela, me dit-il , comme s'il eût craint que les difficultés que faisait la malade ne me blessassent ; jamais une de nos filles ne reçoit chez elle un autre homme que son père et ses frères ; quand elle sort , à pied ou à cheval , c'est toujours escortée et voilée , et elle a l'habitude de voir tous ceux qu'elle rencontre détourner la tête jusqu'à ce qu'elle soit passée.

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274 REVUE DE PARIS.

~ Mais moi , lui dis-je , je ne suis pas entré ici comme un homme, je suis enlré ici comme médecin. Une fois guérie, je ne vous reverrai jamais , et il faut vous guérir vite.

Et pourquoi cela? demanda-t-elle.

Ne devez-vous pas vous marier ?

Ce n'est pas moi , c'est ma sœur, dit vivement Falinitza. Je respirai , et une grande joie me fit bondir le cœur.

N'importe , alors , lui répondis-je ; il faut vous guérir pour aller à la noce de votre sœur.

Mais je ne demande pas mieux que de me guérir , dit-elle en soupirant ; mais pourquoi faut-il que je vous donne la main?

^ Pour que je tâte votre pouls.

Ne pouvez-vous le tàter par-dessus ma manche ?

Non , la soie assourdirait trop les pulsations-

Cela ne fait rien , dit Fatinitza , car il bat très-fort. Je souris.

Eh bien, dit Constantin, voyons adoptons un terme moyen.

Lequel ? demandai-je ; je suis prêt à faire tout ce qui vous conviendra.

Pouvez-vous à travers une gaze ?

Parfaitement.

Eh bien ! à travers une gaze , alors.

Et Constantin me présenta un voile de cette étoffe , qui était jeté sur le divan avec mille autres objets de toilette. Je le tendis à Fatinitza, qui s'en enveloppa la main , et qui , après quelques difiBcullés , me la laissa prendre.

Nos deux mains, en se touchant, se communiquèrent un frémissement étrange ; de sorte qu'il eût été difficile de se dire laquelle était la plus fiévreuse. Le pouls de Fatinitza était inler- raittent et agité ; mais ce pouvait aussi bien être l'effet da l'é- motion que de la maladie. Je lui demandai ce qu'elle éprou- vait.

Mon père vous l'a dit , me répondit-elle ; j'ai mal à la tê(e , et je ne dors plus.

C'était absolument la maladie que j'éprouvais moi-même de- puis quelques jours , et dont , maintenant , plus que jamais , j'étais décidé à ne pas guérir. Je me retournai vers Constantin.

Eh bien ! me dit-il , qu'a-t-elle ?

REVUE DE PARIS. 275

A Londres ou à Paris , répondis-je en souriant , je répon- drais qu'elle a des vapeurs , et je traiterais la malade par l'O- péra , et les eaux \ à Céos , la civilisation est moins avancée , je vous dirai tout simplement que je crois ce mal de tête causé par le besoin d'air et de distraction. Pourquoi mademoiselle ne monterait-elle pas à cheval? Il y a aulour du mont Saint-Élie des vallées charmantes, une , entre autres , arrosée par un petit ruisseau , et terminée par une grotte délicieuse pour la rêverie ou la lecture. La connaissez-vous ? demandai-je à Fati- nilza.

Oui , c'était ma promenade favorite.

Eh bien ! pourquoi n'y allez-vous plus?

Parce que , depuis mon retour , dit Constantin , elle n'a pas voulu sortir , et se tient constamment renfermée ici.

Eh bien ! dis-je, dès demain il faut sortir. Alors, comme c'eût été donner une trop médiocre idée de la médecine que de réduire l'ordonnance à un traitement si simple , j'ordonnai , pour le soir , un bain de pieds aussi brûlant que possible. Puis je me levai , quelque envie que j'eusse de rester encore , et crai- gnant qu'une plus longue visite ne parût suspecte , je laissai la malade seule en lui recommandant l'air et la distraction. Comme je fermais la porte , je vis se soulever la tapisserie en face ; c'était Stéphana , qui , n'ayant probablement point osé assister à la consultation , accourait savoir comment elle s'était passée. Mais peu m'importait Stéphana ? toute ma curiosité , tout mon désir , tout mon amour étaient pour sa sœur.

Constantin me reconduisit jusque dans ma chambre pour excuser Fatinitza ; Dieu sait cependant si elle avait besoin d'ex- cuse. Celte crainte si inconnue de nos femmes d'Occident, au lieu d'être un défaut à mes yeux , était pour mon imagination un nouveau charme. Cela avait donné à notre première entrevue quelque chose de si étrange , qu'il me semblait que , quelque temps qui s'écoulât , aucun détail n'en sortirait de ma mémoire. En effet , aujourd'hui même que plus de vingt-cinq ans ont passé entre l'heure j'entrai dans cette chambre et celle j'écris , je n'ai qu'a fermer les yeux , et je la revois encore telle qu'elle était, couchée sur ses coussins, avec son bonnet d'or, ses longs cheveux écaillés de besants , son collier de sequins , son corset de soie, sa ceinture de cachemire, ses pantalons

276 REVUE DE PARIS.

brodés , puis ses mains si petites , ses pieds roses si mignons , et il me semble que je n'ai qu'à étendre les bras et que je vais la loucher!

Hélas ! mon Dieu ! le souvenir est quelquefois un don de votre miséricorde , mais plus souvent encore c'est le ministre de votre vengeance !

XXVII.

II me serait difficile de dire ce qui se passa en moi pendant toute celte journée. A peine étais-je rentré que les deux petites colombes se glissèrent sous leur jalousie et vinrent voltiger sur ma fenêtre. Tout est mystérieusement significatif dans un amour naissant; je les regardai comme des messagères de Fatinitza, et j'eus le cœur plein de joie.

Après le dîner je pris le poërae d'Ugo Foscolo. Je descendis à l'écurie et sellai Pretly moi-même ; puis . lui laissant suivre le sentier accoutumé , je m'acheminai vers la grotte Fatinitza devait venir le lendemain.

J'y restai une heure dans une rêverie délicieuse, baisant les unes après les autres les pages du livre que ses doigts avaient touché, que ses yeux avaient lu; il me semblait que, lorsqu'elle le rouvrirait, elle y retrouverait la trace de mes baisers. Puis je le laissai au même endroit je l'avais trouvé, marquant la place je m'étais arrêté avec une fleur de genêt.

Je rentrai vers le soir , mais je ne pouvais rester enfermé ; j'avais trop grand besoin d'air. Je lis le tour des murailles du jardin. Elles ne me parurent plus si hautes que la première fois, et il me sembla qu'avec une échelle de corde il me serait bien facile de les franchir. Je passai la nuit sans dormir; depuis (iuelque temps c'était mon habitude. Au reste , il y a des songes éveillés qui reposent mieux que le meilleur sommeil.

A huit heures Constantin vint me chercher, comme la veille, pour faire à Fatinitza notre seconde visite. Comme la veille il me trouva prêt ; car je l'espérais , si je ne l'attendais pas. Je le suivis donc sans relard, et nous nous rendîmes dans le pa- villon.

En ouvrant la porte de la chambre de Fatinitza , je restai un

REVUE DE PARIS. 277

momenl indécis. Sa sœur Sléphana était près d'elle , et toutes deux avaient un costume exactement pareil. Toutes deux étaient à côté l'une de l'autre , sur des coussins ; et , comme dans cette position on ne pouvait pas voir la différence de la taille , et que leurs visages étaient voilés , Constantin lui-même demeura in- certain. Quant à moi , j'avais , par l'ouverture même du masque, reconnu les yeux de Fatinitza , et j'allai droit à elle :

Comment allez-vous aujourd'hui? lui demandai-je.

Mieux , me dit-elle,

Voulez-vous me donner votre main?

Elle me la tendit sans faire de difficulté , et sans exiger ni soie ni gaze. Je vis que Constantin s'était plaint , et que ses plaintes avaient produit un bon effet. Je ne trouvai aucun changement ; la main était toujours aussi frémissante et le pouls aussi actif.

Vous vous trouvez mieux , lui dis-je , et moi je vous crois plus mal. J'ordonne donc positivement une promenade, une course à cheval ; l'air de la montagne et la fraîcheur du bois vous feront du bien.

Je ferai ce que vous voulez , me répondit-elle ; car mon père m'a dit qu'il vous avait transmis toute sa puissance sur moi tant que je serais malade.

Et voilà pourquoi vous essayiez de me tromper tout à l'heure en me disant que vous vous trouviez mieux.

Je ne vous trompais pas ; je vous rendais compte de ce que j'éprouvais. Je me sens mieux aujourd'hui , ma douleur de tête s'est dissipée ; je respire librement et à pleine poitrine.

C'était justement ce que je ressentais moi-même , et je com- mençais à croire que nos deux maladies avaient une grande res- semblance.

Eh bien ! lui dis-je , si vous vous trouvez mieux , il faut continuer le même traitement jusqu'à entière guérison. En at- tendant , repris-je en me retournant vers Constantin avec un air de tristesse qui contrastait avec la bonne nouvelle que je lui donnais , je crois pouvoir vous répondre que la maladie n'est pas dangereuse et ne sera pas longue.

Fatinitza poussa un soupir. Je me levai pour me retirer.

Restez donc un instant encore me dit Constantin ; j'ai dit 5

24.

278 REVUE DE PARIS.

Falinitza que vous étiez maître sur la guzla , et elle désire vous entendre.

Je ne me le fis pas dire deux fois. Que m'importait le pré- texte ; l'important pour moi était de rester le plus longtemps possible près de Falinitza. Je pris la guzla , incrustée de nacre et d'or , qui était pendue à la muraille , et après quelques ac- cords pour me remettre en mémoire , je me rappelai une chan- son sicilienne que j'avais entendu chanter par nos matelots de la Belle Levantine, et dont j'avais copié les paroles et noté 1 air doux et triste. La voici , mais traduite , el ayant perdu tout son parfum original :

Le moment arrive De quitter la rive ; Le vaisseau dérive Et fuit loin du bord; Mais la voile grise. Qui tombe indécise. Cherche en vain la brise , La brise s'endort.

La vague s'efface , Aucun air ne passe, Ridant la surface De l'immense lac , Et tandis qu'à peine La rame nous traîne , Notre capitaine Dort dans son hamac.

L'équipage' chante Une chanson lente Dont ma voix tremblante Cherche en vain l'accord. Car celle que j'aime D'un amour suprême, En ce moment même, Est au lit de mort.

J'ai pris sur la plage

REVUE DE PARIS. 279

Une fleur sauvage ; Comme son visage , Je la vois pâlir. Cest (jue loute plante De sa lige absente , Fanée et soufiFrante, Doit bientôt mourir.

Ainsi mourra celle Dont l'amour fidèle Vainement m'appelle La nuit et le jour. Pauvre fleur de grève Plus pâle qu'un rêve. Qui n'avait pour sève Que mon seul amour !

L'émotion que j'éprouvais avait donné une telle expression à ma voix , qu'au dernier couplet , Fatinitza souleva son voile pour essuyer une larme , et me laissa voir un bas de visage rond et velouté comme une pèciie ; je me levai alors pour me retirer , mais, au mouvi::ment que je as :

Je le veux ! dit Fatinitza.

Quoi ? lui demandai-je.

Cet air.

Je vous le noterai.

Les paroles aussi.

Je vous les copierai.

Vous avez raison , je crois que je suis mieux , et je suis prêle à monter à cheval.

Je m'inclinai et nous sortîmes , Constantin et moi.

C'est une enfant capricieuse et gâtée , me dit-il , qui boude , ou qui dit : je veux; sa pauvre mère Ta gâtée, et moi j'ai continué l'œuvre de sa pauvre mèrej vous voyez , continua-t-il , que je suis un singulier pirate.

J'avoue, lui répondis-je , que j'avais, parfois , entendu parler de ces anomalies qui n'existent que chez les peuples es- claves , ce sont les caractères les plus puissants et les plus généreux qui se mettent en dehors des lois ; mais je vous avoue que je n'y croyais pas.

280 REVUE UE PAKIS.

Oli ! ne faiidiail pas juger tous mes confrères d'après moi , reprit en riant Constantin j moi , je n'ai juré haine et ex- termination qu'aux Turcs. J'attaque bien , de temps en temps , quelque pauvre bâtiment qui me tombe sous la main , comme j'ai fait pour la Belle Levantine ; mais c'est quand la campagne a été mauvaise, et que je ne veux pas rentrer les mains vides , de peur que l'équipage ne murmure. Aussi, vous le voyez , je suis roi dans cette île , et , quand le jour marqué |)ar ia pro- phétie arrivera . il n'y a pas un homme qui ne me suive oïl je voudrai le mener , car , avec l'aide de la Vierge , les femmes suffiront pour garder la forteresse,

Et sans doute . en ce cas , répondis-je en riant , vous leur laisserez pour généraux Fatinitza et Stéphana.

Ne riez pas , me dit Constantin , mais Stéphana est une Minerve qui , dans l'occasion . pourrait bien revêtir l'armure et le casque de Pailas. Quanta Fatinitza , j'en ferais plutôt le ca- pricieux capitaine de quelque petit brigantin.

Vous êtes un heureux père.

Oui , me dit-il ; dans mon malheur , Dieu m'a béni. Aussi, quand je suis près d'elles et de Forfunato , j'oublie tout , et le métier que j'exerce , et les Turcs qui nous oppriment, et l'a- venir piomis et qui ne vient pas.

Mais vous allez vous séparer de l'une d'elles ?

Non , car Christo Panayoti habile Zéa.

Et peut-on , sans indiscrétion , vous demander quand se fait la noce ?

Mais , dans huit ou dix jours , je crois ; ce sera une chose curieuse pour vous qu'une noce grecque.

Y assisterai-je donc ?

N'ètes-vous pas de la famille?

J'y suis entré par une blessure.

Que vous avez refermée de la même main qui l'avait faite.

Mais , comment les femmes peuvent-elles assister au repas, voilées ?

Oh ! dans les grandes circonstances , elles découvrent leur visage ; d'ailleurs, c'est moins la jalousie (jue l'habitude qui leur fait conserver ce voile : la coquetterie y trouve son compte. Le voile cache la figure des laides , (.t les jolies savent bien, malgré

REVUE DE PARIS. 281

lui , raonirer la leur quand elles le veulent, vreiulrez-vous ù la promenade avec nous?

Merci , dis-je ; n'ai-je pas une commande ? Du caractère dont vous m'avez représenté Falinitza , si je ne lui copiais pas sa chanson à l'instant même , elle m'en voudrait à la mort, et je tiens , en vous quittant , à ne pas laisser de sentiments aussi mauvais dans votre famille.

Les sentiments que vous laisserez , comme ceux que vous emporterez , seront , je l'espère, d'excellents souvenirs qui vous ramèneront un jour , peut-être, dans notre pauvre pays, s'il jette enfin son cri de liberté. La Grèce est un peu l'aïeule de toutes les nations , et tous ceux qui ont un cœur filial doivent venir à son aide. En attendant, je vous laisse et vais vous faire porter, de chez Fortunalo , tout ce qu'il vous faut pour écrire. Vous savez qu'en mon absence la maison est à vous.

Je saluai Constantin et il me laissa seul.

Je courus aussitôt à la fenêtre, car Stéphana et Fatinitza al- laient sortir. J'y étais à peine depuis quelques minutes , que la porte du pavillon s'ouvrit , et que les deux sœurs traversèrent la cour ; ni l'une , ni l'autre , ne leva la tête; Fatinitza , comme moi , craignait donc de donner des soupçons.

La merveilleuse chose qu'un amour qui naît , et comme il a des interprétations joyeuses pour le même geste, qui désespé- rerait un ancien amour ! Fatinitza n'était point malade , elle avait employé ce moyen pour me voir; si je ne lui eusse inspiré que de la curiosité , le lendemain elle eût été guérie. Au con- traire , le lendemain elle n'éprouvait qu'un mieux qui nécessi- tait une troisième visite; ainsi, je pouvais espérer la revoir encore une ou deux fois ; ensuite viendrait la noce de Stéphana ; puis , après la noce , tout serait fini. Mais il y avait neuf jours jusqu'au mariage de Stéphana, et, en amour, on ne calcule que pour vingt-quatre heures.

On m'apporta l'encre, le papier et les plumes , et je me mis à copier la romance; pendant que je la copiais, je vis, devant ma fenêtre , l'ombre des ailes d'une des colombes ; je soulevai la jalousie , je la maintins écartée avec la règle que l'on m'avait envoyée pour tirer les lignes de mon papier. J'attachai à la règle un petit cordonnet dont je mis l'autre bout à ma portée ; puis, je semai du blé sur ma fenêtre ; un instant après, la co-

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lorabe y était ; je tirai le cordonnet , la règle le suivit, la ja- lousie se referma , et la colombe se trouva prisonnière.

Ce fut , pour moi , une grande joie ; je l'avais vue sur les ge- noux , je l'avais vue entre les mains de Fatinilza ; elle m'ap- portait un parfum de ses lèvres , qui l'avaient si souvent tou- chée ; ce n'était plus comme un livre , muet et sans vie , qui parle d'autre chose que de ce qu'on lui a confié. C'était un être frémissant, emblème de l'amour et plein d'amour lui-même, qui me rendait, en quelque sorte, les baisers que je lui donnais et qu'il avait reçus ; je gardai longtemps la colombe, et ne la lâchai que lorsque j'entendis rentrer la cavalcade. Mais , au lieu de s'envoler , elle demeura sur ma fenêtre comme déjà accou- tumée ; puis, lorsque Fatinitza passa dans la cour , elle s'envola sur son épaule comme pour lui porter , sans retard , les mille paroles d'amour qu'elle m'avait entendu dire.

Une heure après , on vint s'informer si la chanson était co- piée.

Le soir , comme je faisais le tour des murailles , j'entendis , dans le jardin , le son de la guzla : Fatinitza étudiait la chanson que je lui avais donnée, et , pour que je ne pusse pas savoir qu'elle s'occupait de moi , elle était venue l'étudier à un endroit elle croyait que je ne pouvais pas l'entendre.

Le lendemain , l'heure à laquelle Constantin me venait cher- cher se passa sans que je le visse. Je m'informai de lui ; il était sorti , dès le matin , pour régler avec le père deChristo Panayoli les apprêts du mariage. Je crus que je ne verrais pas Fatinitza de la journée , et j'étais déjà au désespoir , lorsque Fortunato entra dans ma chambre. Il venait me chercher à la place de son père.

Au reste , cette visite était une visite de remercîments. Fati- nitza était guérie ; la promenade de la veille lui avait fait grand bien; elle avait suivi mon ordonnance jusqu'au bout, et avait visité la grotte, car je trouvai près d'elle le volume d Ugo Fos- colo. Je cherchai des yeux la branche de genêt, mais je ne la vis pas.

Elle me remercia de la chanson sicilienne. Je lui demandai si elle l'avait étudiée, et, sans lui donner le temps de répondre, Fortunato me dit que la veille au soir elle l'avait chantée à lui et à son père. Je la priai de vouloir bien me la faire entendre ,

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convaincu que j'étais que , dans sa bouche , elle prendrait un nouveau charme. Elle s'en défendit un instant avec autani de coquetterie qu'aurait pu le faire une virtuose de Londres ou de Paris; mais je lui dis que je l'exigeais comme prix de ma con- sultation, et elle chanta.

Sa voix était un mezzo soprano très-étendu , avec des trilles inattendus d'une hardiesse sauvage, qu'une méthode plus ac- complie aurait peut-être supprimés, mais qui cependant don- naient à son chant, triste et doux dans le médium , quelque chose de déchirant dans les notes élevées. Au reste, pour chanter, elle avait été forcée de soulever le bas de son voile , de sorte que je pouvais voir ses lèvres pareilles à des cerises , et ses dents fines et blanches comme des perles.

Pendant ce temps , une des colombes s'était posée sur les genoux de Fatinilza et l'autre sur son épaule. Cette dernière était la privilégiée, celle-là même que j'avais apprivoisée la veille. En sa qualité de favorite , elle descendit de l'épauie sur la poitrine, de sorte qu'au moment Fatinitza , ayant fini de chanter, écartait le bras pour reposer la guzla , elle plongea sa tête dans l'ouverture du corset , et en tira non pas le rameau d'olivier, que sa compagne de l'arche apportait en signe de paix , mais la branche de genêt fanée que j'avais en vain cher- chée des yeux dans le livre.

Je fus prêt à jeter un cri. Fatinitza abaissa vivement la poin(e de son voile , car une rougeur si vive se répandit sur son visage que, quoiqu'il fût aux trois quarts voilé , je la vis se répandre sur le bas de ses joues comme le reflet d'une flamme. Stéphana et Fortunato, qui ne savaient rien de tout cela , ne s'aperçurent ni de l'émotion de Fatinilza ni de la mienne. Quant à Fatinilza, comme si elle eût voulu me punir d'avoir surpris son secret , elle se leva vivement et, s'appuyant sur le bras de Stéphana , elle me dit adieu. Puis, se repentant de ce mot, si dur quand il ne laisse pas Tespérance :

C'est-à-dire au revoir, ajouta-t-elle, car je me rappelle que mon père m'a dit que vous veniez dans huit jours à la noce de ma sœur.

A ces mots , elle entra dans la chambre de Stéphana , et nous sortîmes , par la porte opposée , moi et Fortunato. Ces huit jours furent étrangement longs, mais cependant

281 REVUE DE PARIS.

pleins de douceur, car ils étaient pleins d'espérance. Tous les matins j'étais visité par la colombe dénonciatrice , que je ché- rissais encore davantage depuis le moment elle avait en- couru la drsgràce apparente de sa maîtresse. Au reste , j'étais parvenu à faire, autant que cela était possible, un portrait parfaitement ressemblant de Fatinitza , au moment où, jouant de la guzia, on voyait ses yeux par l'ouverture du voile et le bas de sa tigure par le soulèvement de la pointe. Souvent, grâce à ces yeux et à ce bas de visage , j'avais eu envie de compléter un portrait, en devinant les traits qui m'étaient restés cachés ; mais, chaque fois , je m'étais arrêté comme si inventer autre chose que ce qui était, eût été commettre une profanation.

Enfin ces huit jours , qui me semblaient ne devoir jamais finir, s'écoulèrent, et le neuvième jour, qui était celui de la noce, arriva.

Alex.Dcmas. ( La suite à un prochain numéro. )

ÉCRlVÂiS CONTElPORim

III. M. DE BALZAC,

CNE FILLE d'Eve.

Il y a de cela cinq ou six ans , M. de Balzac imagina un sin- gulier moyen de se soustraire à la juridiction souveraine de la critique; il déclara hautement, avec un sang-froid impertur- bable, que ses romans ne pouvaient être jugés en dernier ressort, ni même d'aucune façon , par la critique existante, attendu que ces romans n'étaient point des œuvres distinctes les unes des autres , rivales , pour ainsi dire , procédant cha- cune d'une inspiration particulière et arrivant à des conclusions essentiellement diverses, mais bien autant de fragments d'un monument gigantesque, autant de pierres indispensables d'un colossal palais littéraire il voulait loger son pays. Médiocre- ment irritée de cet arrêt d'incompétence dont on la frappait, la critique se conlenla de hausser doucement les épaules en signe 10 25

286 REVUE DE PARIS.

de pitié indulgente; puis, pour montrer qu'elle était sans rancune , elle ne se hasarda qu'avec des ménagements incroya- bles à examiner la valeur absolue des pierres taillées par M. de Balzac , se réservant d'en discuter la valeur relative , en même temps que le mérite d'ensemble , dès que le palais serait achevé. Malheureusement , il semble en être du palais littéraire de M. de Balzac comme de ces monuments publics qui , commencés sous un règne, continués avec lenteur sous un autre règne , demeurent à l'état imparfait durant tant de lustres , que les générations survenantes, prenant pour des ruines ces charpentes vermoulues et disjointes, les livrent sans regret à la rouille du temps et de l'oubli. M. de Balzac n'avoue pas l'abandon de ses magnifiques projets , certes ! Au contraire , chaque fois qu'il roule sur la place publique une pierre de son édifice , c'est 5 son de trompe , à grand bruit de préface , et en ayant un soin tout spécial d'annoncer que , si le temple n'est point terminé encore , cela tient uniquement à l'immensité du plan conçu. Un an , deux ans tout au plus , et la foule pourra prendre enfin posses- sion définitive de la demeure que lui bâtit M. de Balzac. Cha- que année , cependant , le terme fixé recule ; si bien qu'à celte heure, M. de Balzac ne paraissant pas savoir lui-même au juste combien d'années nouvelles lui sont nécessaires, en raison des agrandissements et embellissements nouveaux qu'il projette, la critique , perdant enfin patience , prend la liberté d'interro- ger l'architecte pour savoir à quoi s'en tenir sur l'édifice en question.

Laissant ici le style métaphorique , et abordant le sujet fran- chement , nous avouerons naïvement à M. de Balzac que nous ne croyons pas à la sincérité de ses ambitieuses promesses ; car, après quelques minutes de réflexion , nous sommes arrivé à soupçonner que le chimérique espoir dont il nous berce pour- rait bien n'être qu'un ingénieux stratagème pour distraire notre attention de son impuissance et de ses défauts. En effet, pen- dant que de pauvres lecteurs naïfs tâchent , à chaque œuvre uouvelle , de pénétrer l'idée générale de M. de Balzac , M. de Balzac , riant sous cape , se dispense de donner une conclusion à ses livres, sous le spécieux prétexte que la conclusion arrivera plus tard, ailleurs. Or, comme ce qu'il y a de plus difBicile, en littérature de même qu'en politique, c'est de

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conclure; comme le dénoùment d'une invention dramatique est précisément ce qui nécessite le plus d'efforts, ce qui exige le plus d'art et de mérite, par l'excellente raison que toutes les parties qui précèdent le dénoîiment d'une œuvre sont simplement les degrés successifs de l'émotion atten- due et promise, il arrive que M. de Balzac , tout en prenant les airs d'un Atlas sur les épaules duquel pèse un monde , ne porte en réalité que les trois quarts au plus du simple far- deau qu'il devrait porter ; il arrive que M. de Balzac , tout en se posant en homme à conceptions formidables , emploie son temps à des préparatifs éternels qui n'aboutissent jamais à rien. Un autre avantage réel et incontestable que présente à M. de Balzac son innocente ruse de guerre, c'est de lui fournir, pour chacune de ces compositions diverses , des personnages tout trouvés, qu'il n'a plus, par conséquent, la difficulté de présenter au public , ni la peine de peindre. Il est vrai que le lecteur, n'étant pas obligé d'avoir lu toutes les productions de M. de Balzac, peut se trouver souvent très-embarrassé, au milieu de personnages qu'on lui donne comme d'anciennes con- naissances, et dont il ignorait jusqu'au nom la veille; mais ici M. de Balzac triomphe encore et s'applaudit sans doute du suc- cès de son ingénieux stratagème . puiscju'en pareille occurrence, pense-t-il , on sera nécessairement obligé de lire ses précédents ouvrages , ce qui servira du même coup tous ses intérêts , spi- rituels et temporels, moraux et matériels, ses intérêts de vanité et ses intérêts pécuniaires. Arrivé à ces conséquences, l'artifice de M. de Balzac change de nom; l'adresse , jusqu'à un certain point excusable , du romancier qui veut dissimuler sa faiblesse, devient charlatanisme de spéculateur.

A ceux qui conserveraient encore quelque illusion sur les pro- messes de M. de Balzac, nous présenterons une observation à laquelle nous ne croyons pas qu'il y ail réponse. Nous leur de- manderons s'ils croient à la possibilité d'un monument, litté- raire ou autre , dont les parties se déplacent incessamment, se substituent les unes aux autres sans raison évidente, dont l'équilibre et l'économie, en un mot, sont perpétuellement remis en question. Nous leur demanderons si , la main sur la conscience, ils peuvent avoir grande confiance en un architecte qui change hebdomadairement la distribution de son œuvre ,

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qui bouleverse chnque semaine ce qu'il a fait et donné comme définitif la semaine précédente, dont la volonté, livrée sans cesse à des projets qui se heurtent , sans cesse en travail de combinaisons qui se contredisent, transforme une façade phi- losophique en un parquet parisien ou en un plafond intime , du soir au lendemain. Personne, assurément, parmi les admira- teurs les plus aveugles de M. de Balzac , n'hésiterait à dire avec nous , le cas échéant, que la confusion des idées est le plus triste des augures , et qu'il n'y a aucun fond solide à faire sur la versatilité de l'esprit. Notre opinion serait partagée avec d'autant moins de réserves par les admirateurs de M. de Balzac, que M. de Balzac lui-même deviendrait leur chef de file en celte occasion , lui qui n'a pas écrit un seul livre sans une pré- face où il explique à satiété de quelle importance il est, pour l'intelligence de son œuvre, de ne pas confondre les divers fragments dont l'œuvre est composée. Le monument qu'il édifie, s'écrie-t-ilsans relâche, a quatre côtés importants; qu'on y i)renne garde ! Les Scènes de la Fie parisienne, les Scènes de la Fie de Province, les Scènes de la f^ie privée et les Scènes de la Vie de Campagne , sont tout simplement les quatre mu- railles fondamentales du temple appelé ^^MJes(/e3/œMr5; voilà ce qu'il ne faut jamais oublier, si 1 on veut saisir le fil de ses idées et les entrevoir d'avance. A merveille ! Mais alors M. de Balzac nous confiera-t-il le motif secret qui le pousse à donner d'inces- sants et grossiers démentis à ses théojies et à ses programmes? nous dira-t-il parquelle série d'idées contradictoires il arrive, lui qui professe les vrais principes de Tarchitecture littéraire , à se rendre précisément coupable des fautes qu'il proclame impardon- nables, les fautes de transposition et de confusion? M. de Balzac nous accusera vainement ici de mauvaise foi et d'injustice. Trouvant fout simple qu'avec des préoccupations pullulantes, au milieu de mille projets en germe ou en ruine , un écrivain ne puisse , du premier coup , se rappeler dans leurs moindres détails tels ou tels de ses actes , nous lui pardonnerons volon- tiers sa mauvaise humeur. Après quoi , remuant avec lui les cendres de tant de résolutions avortées , venant au secours d'une mémoire malade de fatigue , nous lui rappellerons que les Choîians et César Birotteau, donnés comme parties des Contes philosophiques , à l'époque fui écrite la préface de

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la seconde édition du Père Goriot, ont pris rang, depuis, d'après un devis publié , en manière d'ordre du jour , dans une autre préface : César Birolteau, parmi les Scènes de la Vie privée, les Chouans, parmi les Scènes de la Vie mili- taire, provisoirement encore, sans dou(e , et en attendant mieux. Nous lui rappellerons que la Femme à deux Maris, autrement dit le Colonel Chabert, n'a pas cessé de figurer dans les Scènes de la Vie privée, malgré la nécessité qu'il y aurait, par respect pour le bon sens et la logique , ù l'intro- duire dans les Scènes de la Vie militaire; que madame Fir- miani , personnification de la conscience, au dire de l'au- teur , repoussée du sein de la bruyante foule parisienne , elle languit et souffre , est réclamée par les héroïnes des Contes philosophiques , à côté desquelles elle eut déjà place autrefois , si nous nous souvenons bien. Nous lui rappellerons enfin, pour ne pas insister davantage sur ce ridicule jeu de muscades littéraires, que la Feintne vertueuse, qui remplit un rôle officiel , aujourd'hui , dans les Scènes de la Vie pari- sienne, a passé huit années entières dans le calme profond de la vie privée. Ce recensement sommaire une fois livré aux médi- tations des admirateurs les plus enthousiastes de M. de Balzac, uous écouterons d'une oreille indifférente M. de Balzac vanter à outrance les merveilles architectoniques dont il rêve. Qui pour- rait songer sans rire, désormais, à la future cathédrale de M. de Balzac?

Et ce qui nous confirme encore dans la conviction nous ont conduit les tours de passe-passe pratiqués par M. de Balzac, c'est la frappante uniformité de ses compositions. Comment, en effet, ne pas s'apercevoir du peu d'importance réelle des caté- gories désignées par l'auteur, et douter qu'il en ait lui-même conscience, quand on retrouve dans tous ses romans , en quel- que lieu que se passe la scène , soit en province , soit à Paris , soit à la campagne , les mêmes personnages reproduits avec une exactitude rigoureuse et des accidents scrupuleusement pareils? M. de Balzac nous accordera bien que , s'il exige de nous une admiration toute particulière pour chacun des quatre côtés de la vie qu'il veut peindre , nous avons droit d'exiger de lui, en échange , une quadruple variété ; car, enfin, le cadre n'est pas tout, en cette affaire. Il ne suffit pas de placer tour à tour ses

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personnages clans une chambre ridiculement meublée , ou au fond d'une vallée verdoyante , au milieu d'un salon du grand monde , ou derrière un paravent , pour revendiquer la gloire d'avoir pénétré les secrets de la vie provinciale et de la vie cam- pagnarde , de la vie parisienne et de la vie privée , pour se pré- tendre quatre fois moraliste et quatre fois historien. Une ambi- tion si haute , pour échapper au ridicule , a besoin d'être élayée solidement et assise sur une base quadrangulaire , et c'est ce qui n'a pas lieu dans le cas présent. Si M. de Balzac veut prendre la peine de jeter avec nous un simple et rapide coup d'oeil sur ses livres , il reconnaîtra combien nous lui adressons un reproche juste , quand nous l'accusons de se contrefaire lui-même avec une rare obstination. Il verra si la provinciale M^^e de Barge- ton , des Illusions perdues , et la campagnarde M^^ de Mort- sauf , du Lys dans la Fallée , la parisienne M™« de Nucingen, ûu Père Goriot, etVintime M™» de Vandenesse , d'une Fille d'Eve, ne forment pas un seul et même type, une seule et même femme , chez qui l'amour et le dévouement sont le fonds du caractère ; tout comme Lucien et Félix, Rastignac et Raoul- Nathan, les amants de ces dames , représentent un seul et même jeune homme, ardemment et mélancoliquement ambitieux. Oui, eu quelque coin du monde que M. de Balzac s'arrête, on est sûr de rencontrer une femme éprise et un génie refoulé, en pré- sence ; couple fatalement condamné , par le romancier impi- toyable , à recommencer sans paix ni trêve une même histoire amoureuse qui rappelle le supplice d'Ixion.

On serait mal venu à nous opposer Eugénie Grandet , ou la Recherche de l'Absolu , comme preuves de la fausseté de notre assertion, car, outre que deux objections isolées ne suf- fisent point à détruire un raisonnement, quand les faits parti- culiers sur lesquels ce raisonnement s'appuie n'en demeurent pas moins souverainement vrais et irrécusables; outre que l'exception , si spécieuse qu'elle soit, ne saurait jamais prévaloir contre la règle, nous tenons encore l'objection, considérée en elle-même, pour pitoyable de tout point. Dans Eugénie Gran- det, scène de la vie de province , n'avons-nous pas , en effet , le père Grandet , grand homme en son genre , poussant l'art de l'avarice jusqu'au sublime , selon l'auteur? et en face de cette sombre figure , comme pendant inévitable , n'avons-nous pas la

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tendre et rayonnante figure d'Eugénie? Balthazar Claes, dans la Recherche de l'Absolu , scène de la vie privée , n'est-ce pas un autre grand homme, pour continuer à nous servir de i'épi- thète que l'auteur prodigue à tous ses héros avec une si infati- gable complaisance? n'est-ce pas un génie aux prises avec l'Impossible, protégé dans la lutte par le dévouement inalté- rable de sa femme, de sa fille Marguerite? Quelle distance si considérable y a-t-il donc entre ces deux situations identiques et les situations énumérées tout à l'heure? aucune; pas plus qu'entre Eugénie Grandet et V Histoire des Treize, scène de la vie parisienne, Ferragus , galérien de génie , a M™« Jules , sa fille , pour ange consolateur. Ce qui distingue parfois entre eux quelques-uns des personnages de M. de Balzac , ce n'est donc pas , comme le donneraient d'abord à croire certaines appa- rences trompeuses, la différence radicale des caractères pris à leur source, mais l'âge, avec les modifications ordinaires qu'il apporte tout simplement. Et une remarque très-importante à faire , à ce propos , c'est que tous les héros de M. de Balzac sont invariablement fous , toutes ses héroïnes invariablement méchantes et vicieuses , aux environs de la cinquantaine. Bal- thazar Claes dans la vie privée , le père Grandet en province , M. de Mortsauf à la campagne , sont atteints de l'aliénation mentale la plus prononcée ; tout comme M^^s d'E8pard,Dudley, de Grand-Lieu , et autres , chacune dans sa résidence respec- tive , sont gonflées de haine contre tout ce qui est jeunesse et amour. Cela n'est sans doute pas surprenant , si l'on songe aux désenchantements terribles , et de toute nature , que M. de Balzac procure à ses héros et à ses héroïnes par la débauche intellectuelle et morale il les retient durant leur jeunesse; mais cela ne saurait prouver , cependant , que nous ne disions pas juste. Au contraire ! La désespérante ressemblance de ces agonies romanesques , et leur rapport forcé avec le début des existences qu'elles terminent, n'est-ce pas la logique naturelle s'aliiant au fait pour montrer , jusqu'au bout , l'imagination de M. de Balzac en flagrant délit d'uniformité ?

En remontant avec patience le torrent des productions de

M. de Balzac , on arrive directement à deux figures mères , pour

ainsi dire ; on découvre à leur origine les deux caractères dont

l'auteur nous a donné tant de copies plus ou moins heureuses,

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l'homme de génie impuissant et la femme vouée à tous les sa- crifices; on trouve Louis Lambert et BI^o de Vieumesnil. Les Souffrances ititellechielles de Louis Lambert et la Femme de trente ans , ces deux charmantes nouvelles qui méritèrent à l'auteur tout le succès auquel il pouvait prétendre , sont de beaucoup supérieures, et sans aucune espèce de comparaison , à tous les gros volumes qu'elles défrayent depuis plusieurs an- nées sans profit. Il y a dans ces quelques pages une vérité de sentiments, une naïveté d'impressions, un charme que , plus tard, l'abus et la prolixité entamèrent, et qui finirent par dis- paraître complètement : ainsi s'effacent peu à peu les lignes et les teintes d'un dessin dont, après un tirage raisonnable , les exemplaires se multiplient. Louis Lambert et M™e de Vieu- mesnil, pour continuer une comparaison très-juste, sont des épreuves avant la lettre des deux seuls portraits qu'ait gravés M. de Balzac. Malheureusement pour M. de Balzac , l'invention de ces deux portraits lui est tout à fait étrangère ; il n'a que le mérite de reproducteur habile , en cette occasion. Comme le graveur imprimant sur la planche de bois ou d'acier l'idée du peintre , ou comme l'élève dirigeant un crayon timide sur les traces qu'a laissées le pinceau du maître , il a imité des images créées par d'autres cerveaux que le sien.

Vainement M. de Balzac , au moyen de toutes sortes de dégui- sements et de ruses, a tenté de légitimer sa paternité menson- gère ; sous les noms et les vêlements d'emprunt qu'ils portent , les deux personnages adoptés de vive force par lui trahissent le secret de leur naissance , et c'est à la fois devoir et justice de les rendre à leurs foyers. Ce jeune homme , baptisé Louis Lambert , et affublé d'un lourd manteau de philosophe , nous ne saurions un seul instant le méconnaître; car, il y a quelques années à peine , tandis que nous prêtions une oreille émue et charmé à ses premiers accents poétiques , le son de sa voix et les traits de son visage prirent une place, désormais inaliénable, dans notre souvenir. A ce désordre d'idées oii Ta jeté une mélancolie trop exclusive et trop ardente , à ces rides précoces de son front pâle , nous reconnaissons bien le jeune rêveur malade qui s'en allait , nuit et jour , le long des bois et des étangs solitaires, méditant sur les incertitudes et les désabusements de la vie hu- maine. C'est Joseph Delorme ; qui s'y tromperait !

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Cet(e Femme blanche et frêle, dont le lojig regard, doux et triste, relève une exislence froissée en sa lleiir , une destinée a jamais douloureuse, nous l'avons rencontrée jadis ailleurs, en Allemagne , dans le froid et sombre château de R... sitten, du Majorât. Plus jeune alors , mais déjà martyre de la foi conju- gale, elle avait soif de ces jouissances mystiques aussi néces- saires aux âmes tendres , que les brises parfumées de l'Italie aux poitrines menacées. La jeunesse déclinante et la sécheresse du sol elle est transplantée n'ont rien pu contre l'ardeur inépui- sable de ses espérances. Aujourd'hui , comme alors, ses illusions sont saintes, quoique déflorées légèrement par le contact inévi- table de certaines réalités. Mais ce qu'elle a conservé surtout, dans l'exil oii nous la revoyons plus que jamais languissante , c'est ce beau voile de mélancolie qui , l'enveloppant tout en- tière , lui donne les apparences d'une créature surnaturelle , d'une vaporeuse apparition. On a eu beau resserrer le voile autour de cette taille divine, le coller presque sur des formes qui ne perdaient rien au mystère , notre vue n'a point été trou- blée , ni abusée. Le premier jour le ravisseur nous présenta sa conquête sous le pseudonyme de M°>o de Vieumesnil, nous la nommâmes tout bas de son doux nom de Séraphine ; car , sur les belles épaules nues de la femme française , nous avions aperçu tout de suite les deux blanches ailes de l'ange allemand.

M. de Balzac, toutefois, n'a pas été aussi soigneux de dissi- muler ses larcins , quand , au lieu de caractères principaux, il s'est agi de personnages secondaires et de détails. Pour ue le combattre que sur un terrain qui lui soit favorable, nous cite- rons , à l'appui de notre assertion , ses deux livres les plus po- pulaires, Eugénie Grandet et le Lys dans la Vallée : le premier , l'Avare et Melmoth , un peu grimaçants et con- trariés, il est vrai, posent constamment devant l'auteur, à tour de rôle ; le second , qui , comme dispositions générales et comme effets de scène, est fabriqué avec les rognures de Volupté. Molière! Maturin ! Hoffmann! Sainte-Beuve! 11 faut être juste , M. de Balzac n'y va pas de main morte; et ce n'est pas aux pauvres qu'il s'adresse, lorsqu'il éprouve le besoin de dévaliser quelqu'un. Mais cependant , tout ce qui précède por- tant uniquement sur l'ensemble des écrits de M. de Balzac , il convient d'examiner particulièrement un de ses ouvrages,

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puisqu'un peintre, après lout, quoique incapable de décorer un édifice, pourrait être capable de produire un tableau excellent. Le meilleur moyen de mettre tout à fait notre impartialité à couvert, c'est, ce nous semble , de choisir le dernier roman qu'ait publié l'auteur : Une Fille d'Eve. Nous courons le ris- que, évidemment, de voir notre échafaudage critique renversé de fond en comble, si M. de Balzac, ce qui est dans l'ordre des choses possibles , a fait des pas de géant sur le chemin du pro- grès; ce parti, néanmoins , étant le plus loyal et le plus sage, nous nous y arrêtons volontiers.

Les deux acteurs principaux d'une Fille d'Eve sont, ainsi que nous l'avons déjà laissé pressentir, le même homme de génie et la même femme passionnée, acolytes inséparables, dont M. de Balzac a fait jusqu'à ce jour les monotones échos de sa pensée. Raoul-Nathan et la comtesse Marie-Angélique de Vandenesse se livrent, dans ce nouvel ouvrage, aux amoureux exercices que nous connaissons pour en avoir été si souvent les ennuyés témoins.

Raoul-Nalhan est un homme de premier ordre , capable des plus merveilleux exploits en tout genre. Général d'armée, il battrait certainement, avec une poignée de soldats, toute l'Europe coalisée , et laisserait bien loin les lauriers usés de Bonaparte; homme politique, il transformerait avant peu la tribune en trône héréditaire , au moyen de ([uelques phrases magiques au fond desquelles la société haletante trouverait son salut. Malheureusement , Raoul-Nalhan, malgré la meilleure volonté du monde , est dans l'impossibilité de réaliser tant de merveilles , par cette unique raison qu'un levier vulgaire lui mnnque: il n'a pas d'argent. En attendant qu'un héritage de quelque oncle d'Amérique, unique chance qui lui reste depuis l'abolition de la loterie , le mette à même de donner une forme à ses rêves , il prend le parti d'écrire , dans le but, bien mes- quin pour un homme de sa trempe , de faire ressemeler ses bottes et de payer son loyer. Remarquons en passant que les héros de M. de Balzac n'ont jamais cent sous dans la poche , et que cette misère est l'éternel prétexte de leur impuissance, ou de leurs vices , ou de leur inaction. Qui est moins excusable qu'un homme de génie , cependant , si la pauvreté lui est un obstacle , puisque la Providence l'a doué de facultés propres au

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succès ? Nous ignorons Topinion de Fauteur sur cette idée très- simple; mais le fait est qu'il n'y a pas complètement de la faute de Raoul-Nalhan si son gousset reste vide , car les romans qu'il improvise ne se vendent guère , et les vaudevilles qu'il fait re- cevoir avec peine sont siffles et tombent à plat. Que prouvent de pareilles chutes? se dit-il en lui-même. Le volume et le théâtre sont des cadres sufiSsants , sans doute , pour l'exposilion d'idées médiocres , mais le génie se hasarde en pure peite , obligé qu'il est de se couper bras et jambes pour entrer. Donc, Raoul-Nathan se console , non sans garder rancune à l'ingrate société, d'une disette d'argent et de gloire dont l'immensité de son mérite est la seule cause. Riche d'orgueil et d'espérances, en échange , il attend les sourires de la fortune au milieu du monde aristocratique , auquel il donne le divertissant spectacle d'une vanité affamée et fiévreuse , et entre les bras d'une fille de théâtre , qui partage charitablement son pain avec lui.

La comtesse Marie-Angélique de Vandenesse est une femme jeune , belle , riche , jouissant de ces mille privilèges qui con- stituent le bonheur aux yeux de la foule, triste et malheureuse néanmoins. Le comte de Vandenesse, son mari / est un excel- lent homme , jeune encore, affable , de très-bon goût , de très- bonnes manières, plein d'exquises prévenances et de délicates attentions , mais dont le tort , évidemment impardonnable , est d'être le mari de sa femme. Aussi la comtesse qui, à l'exemple de toutes les autres héroïnes de M. de Balzac , a lu de bonne heure et médité la Physiologie du Mariage , sent-elle un be- soin irrésistible d'être appréciée et comprise , en dehors du cercle étouffant oii la loi l'enferme , par un homme d'élite , souffrant comme elle , plus malheureux même , et dont le front en feu, qu'on nous pardonne cette métaphore de circonstance, implore la rosée rafraîchissante d'une affection exclusive et dévouée.

La Providence , par l'intermédiaii e de M. de Balzac , ne tarde pas à mettre en face l'un de l'autre ces deux membres de la société parisienne, martyrs de la vie privée. Un soir , dans une réunion figure le monde le plus élégant et le mieux , Raoul-Nathan , chez qui on était peut être venu au rembourse- ment, ce jour-là, pour un effet de librairie, ou qui avait éprouvé au théâtre un récent échec , s'emporte en déclamations

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furibondes et risibles contre les injustices de l'opinion ; il s'in- digne en style de préface, il bondit, il gesticule; et quand il a fini sa harangue , il se trouve avoir gagné, sans y songer, le cœur d'une charmante jeune femme qui l'écoutait. M^o Félix deVandenesse, mal disposée par le trouble personnel de ses idées î» distinguer la fausse éloquence de l'éloquence véritable, s'est lais- sé prendre à cette indignation emphatique derrière laquelle elle a cru voir une haute intelligence froissée et méconnue. Si la pomme mordit notre première mère n'était i)as plus enga- geante que la prose qui tenta l'Ève parisienne . il faudrait pro- clamer que les femmes ne sont vraiment pas difficiles à séduire, et que le serpent de la Bible ne mérite pas sa réputation. Mais disons bien vite, pour excuser cette pauvre i\l"'= de Vandenesse, que sa chute était dès longtemps inévitable; grâce aux manœu- vres habiles de quelques femmes sur le retour, anciennes maî- tresses de son mari , qui , heureuses à l'idée de troubler dans son ménage le perfide échappé à leurs chaînes, ne cessaient de tendre sur le chemin de la jeune femme des pièges sous forme de bienveillants conseils. Pour ces femmes , tout moyen était bon, tout homme aussi , qui réaliserait leur projet de donner un amant à M™^ de Vandenesse. Leur vengeance devait même trouver mieux son compte à ce que l'amant fiit quelque peu ridicule ; ce qui explique l'appui qu'elles prêtent d'un commun accord à Raoul-Nathan.

Aimé et amoureux, Raoul-Nathan songe h se créer d'impor- tantes ressources pécuniaires, voulant faire figure dans le monde, et suivre l'équipage de sa maîtresse autrement qu'à pied. Raoul-Nathan, s'il avait le sentiment de sa dignité et des convenances, accepterait et avouerait franchement une position sociale honorablement inférieure ; dévoré par une vanité mes- quine, il ambitionne de paraître riche aux yeux de M™^ de Van- denesse, ne s'apercevant même pas, dans son délire, que ce mensonge devient une grossière injure pour la femme qui en est le sujet. Est-ce donc à dire que M^Je de Vandenesse n'aime- rait pas Raoul , si , à défaut de tilbury , Raoul arrivait jiar Vomnibus aux rendez-vous du bois de Boulogne? Raoul , ce- pendant, ne s'est procuré des chevaux et tous les accessoires d'une opulence factice, que par la création d'un journal politi- que ; la direction de ce journal venant un beau jour à lui

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échapper, il retombe dans les embarras d'où Ufl crédit provi- soire l'avait tiré la veille , et il y retombe chargé de dettes énormes qu'il ne peut payer. Il se résout alors à s'asphyxier vulgairement, lui homme de génie , comme un garçon coiffeur le pourrait faire. Seulement, avant d'exécuter son suicide ridi- cule, il a soin de prévenir JI""» de Vandenesse par une lettre lamentable: d'où il résulte que &!""<= de Vandenesse, survenue assez à temps pour empêcher son amant de rendre l'âme , se met en devoir d'emprunter cinquante ou soixante mille francs dont l'ex-journaliste politique a besoin. Mais, dans l'intervalle datons ces événements, M de Vandenesse, ayant appris le danger qu'il court, instruit adroitement sa femme de la liaison secrète de Raoul avec une fille de théâtre. Justement indignée alors, et, d'un autre côté , reconnaissante de l'indulgence ma- gnanime dont son mari fait preuve, la jeune femme s'arrête tout à coup sur le bord de l'abîme elle n'a pas roulé encore, et applique sur les blessures de son cœur, comme un fer rouge, le mépris.

Et maintenant, à quelle résolution décisive vont s'arrêter les divers acteurs d'une Fille d'Eve ? demandera-t-on sans doute. Raoul entreprendra-t-il de se justifier auprès de la comtesse? Les vieilles protectrices du jeune homme lui viendront-elles en aide et achèveront-elles leur ouvrage? M™e de Vandenesse , si naturellement indulgente et afîeclueuse , se laissera-t-elle flé- chir ? Comment , enfin , se terminera cette intrigue ? 11 est abso- lument impossible que les choses en restent , puisqu'à pré- sent, à présent seulement, l'action vient de s'engager d'une manière sérieuse. Reprendre son empire sur M™^ de Vande- nesse , ou se faire sauter une bonne fois la cervelle , ou se vouer à la haine et à la vengeance , tels sont les trois seuls partis en- tre lesquels Raoul-Nathan ait à choisir. Quel que soit celui des trois auquel il s'arrête, il importe qu'on nous en instruise. Nous voulons assister aux derniers actes de ce drame, dont nous avons si patiemment écouté le languissant prologue. L'autetir n'a pas le droit de nous laisser en chemin.

Réclamations inutiles ! clameurs vaines ! L'auteur trouve son

roman très-bien terminé de In sorte , et il n'y ajoutera pas une

seule ligne; il faut que nous nous contentions de ce qu'il nous

adonné. Eh bien! soit; n'insistons pas lâ-dcssus davantage,

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par égard pour les habitudes de M. de Balzac en matière de dé- noûment. Réflexions faites , nous ne tenons pas du tout à im- poser à M . de Balzac une tâche qu'il ne remplirait qu'avec dégoût, persuadé quenous serions la première dupe de notre exigence , à en juger par le plaisir que nous procurent les travaux aux- quels M. de Balzac se livre de son plein gré ! Toutefois, pour reconnaître comme il convient cette complaisance excessive , M. de Balzac ne se refusera certainement pas à nous édifier sur plusieurs points de sou livre qui nous paraissent obscurs. Et par exemple , nous serions curieux de savoir si Raoul-r^alhan aime ou n'aime pas M™« de Vandenesse. Nous avons vainement in- terrogé lehéros à plusieurs reprises; rien dans sa conduite , non plus que dans ses paroles , n'a éclairé nos doutes à ce sujet . Il aime, car il est circonspect, peu entreprenant et timide; il n'aime pas , car il conserve des relations avec Rosine la comé- dienne. 11 aime, car, pour se rapprocher plus aisément de Mme (je Vandenesse, il engage sans réflexion son présent et son avenir ; il n'aime pas , car , lorsqu'il veut mourir , il n'est poussé au suicide que par un motif égoïste. Avant de continuer, adressons ;'^ M. de Balzac une petite question incidente : Com- ment fait Raoul , dès que la fantaisie lui en prend , pour avoir des chevaux, un tilbury, un groom et un banquier à ses or- dres? Fonder un journal politique n'est pas , que nous sachions, une recette infaillible pour se procurer des douceurs pareilles , puisque tant de gens, capables ou habiles, en sont encore à se coudoyer sur le pavé. Il faut que Raoul-Nathan ait fait usage de quelque sortilège que l'auteur ne dit pas. Singulier moyen de simplifier l'art de la composition , cependant, que d'avoir re- cours à une sorte de baguette enchantée et invisible, pour sur- monter ou créer à volonté les obstacles , pour résoudre ou ap- peler les diflacultés ! que M. de Balzac daigne nous en croire j s'il veut , ainsi qu'il l'affirme d'un ton très-sérieux dans la pré- face d'Une Fille d'Eve , que les Éhides de J/œî</-s laissent \i\&n\o'\n les Mille et une Nuits, il fera bien de ne plus em- prunter au roman arabe, ils sont légitimes , pour en faire usage dans la peinture de la vie ordinaire , ils sont faux et intolérables, des procédés fantastiques dont ne saurait, sous aucun prétexte s'accommoder la réalité. Autre question plus sé- rieuse : Quel est , dans les circonstances diverses l'auteur le

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place, le but précis que poursuit Raoul-Nathan? A de certains moments , Raoul laisse percer le désir de jouer un grand rôle littéraire j un instant après, son ambition tourne à la politique; deux chapitres plus loin , il oublie complètement la politique et la littérature pour l'amour. Veut-il cumuler? qu'il le dise! veut-il être à la fois Shakespeare , Richelieu et Werther ? qu'il confesse cette volonté à voix haute ! Mieux vaudrait encore pour lui, après tout , inspirer tout de suite la compassion ou la co- lère , en prenant effrontément les allures folles, mais franches, d'un génie multiforme , que de se rendre ridicule en détail par des prétentions contradictoires qui avortent successivement. Malheureusement , pour dire ce qu'il veut, il faudrait d'abord que Raoul-Nathan le sût lui-même, et son embarras n'est pas moins grand que le nôtre sur ce point.

Tous les personnages à' Une Fille d'Eve , chacun dans sa sphère, procédant avec la même hésitation et la même incerti- tude que Raoul , nous comprenons maintenant , sans que M. de Balzac prenne la peine de nous répondre, pourquoi l'auteur se fatigue d'eux dès les premiers pas. Le moyen , en effet , de sui- vre jusqu'au bout de leur carrière des gens qui ne savent ni ce qu'ils sont ni ce qu'ils veulent, dont le caractère et la conduite séparément entachés de faiblesse et d'irrésolution , malgré l'em- phase qui les environne, offrent encore le spectacle du plus profond désaccord ! Le même fait explique également à mer- veille, selon nous , un autre défaut habituel à M. de Balzac, et plus frappant que jamais dans le nouveau livre ; nous voulons parler de l'absence de proportions qui règne entre les diverses parties à'Une Fille d'Ère, de la confusion des scènes , des ti- raillements en sens contraire auxquels l'action est soumise pres- que à chaque page , du manque de composition en un mot. C'est ainsi que le roman s'ouvre par une interminable conversation entre deux jeunes femmes, sur un sujet qui servira tant bien que mal de dénoùment tout à l'heure; après quoi vient un long chapitre sur l'enfance et l'éducation première des deux jeunes femmes , le tout en matière de préparations. Puis commence enfin la préparation réelle , dont nous avons essayé la difficile analyse, à des événements qui ne nous seront pas racontés. Dans l'intervalle des soubresauts en avant ou en arrière aux- quels se livrent les principaux acteurs du drame - l'autetu' nous

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peint des pieds à la tête , physiquement et moralement , des per- sonnages qui, cliargés de rôles tout à f;.it secondaires, ne jus- tifient pas le sinjïulier intérêt qu'il prend ù eux. C'est d'abord la comédienne Rosine, maîtresse en titie de Raoul, il est vrai, mais maîtresse condamnée parle sujet même à rester dans l'om- bre , et , conséquemment , ne pouvant prétendre à partager éga- lement avec M""" de Vandenesse l'attention du lecteur ; ce à quoi elle réussit cependant. Après Rosine, c'est le tour de M. de Van- denesse et de quelques autres, parmi lesquels un malheureux musicien allemand nommé Schmuke , déniché dans une man- sarde par M. de Balzac, veut-on savoir à quelle intention ? d'ob- tenir qu'il endosse le billet de 60,000 francs souscrit par M™e de Vandenesse et destiné à sauver Raoul. Vraiment, si M. deBal- zac ne nous paraissait pas avoir cédé ici au désir de peindre minutieusement un vieux musicien et l'intérieur d'une man- sarde, nous ne lui pardonnerions pas , à lui qui a retrouvé pour les menus plaisirs de ses héros les sources du Pactole , de faire monter un sixième étage à M™« de Vandenesse, et de troubler le repos d'un pauvre homme, pour une bagatelle comme 00,000 francs. Tant est-il , au demeurant , que le rôle du musi- cien Schmuke se borne à donner une signature. Encore une fois, nous comprenons que M. de Balzac arrive promptement à la confusion la plus déplorable , qu'il perde la tête et fasse halte avant terme, quand les chefs de sa phalange romanesque donnent eux-mêmes l'exemple de la débandade ; mais à qui la faute s'il en est ainsi , à qui la faute ? sinon à l'auteur, qui ne sait pas façonner d'avance ses personnages au joug nécessaire d'une discipline sévère et intelligente, A qui la faute ? sinon à M. de Balzac , qui , manquant de tact et de prévoyance , trop conlîantdans la soudaineté de ses inspirations , se faisant illu- sion sur ses forces , dédaigne toute règle , toute méthode, toute mesure, et se complaît dans une ignorance absolue des lois et des avantages delà concentration.

Il reste donc démontré, jusqu'à l'évidence, qu'Une Fille d'Eve est une œuvre sans valeur au point de vue de l'inven- tion , puisque c'est simplement une reproduction nouvelle des caractères et des événements que M. de Balzac a depuis si long- temps à son service. Au point de vue de la composition , ce livre ne mérite pas une condamnation moins rigoureuse , puis-

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qu'il est la négation même de l'esprit d'ordonnance et du sens commun. De quelijiie façon qu'on l'examine , pièce ù pièce , ou dans son chiniéiique ensemble, le monument littéraire deM.de Balzac oflFre les mêmes vices arrivant au même résultat déplo- rable. La définition du talent de M. de Balzac se réduit donc inflexiblement à celte formule : union de l'indécision et de l'in- conséquence produisant la nullité.

Si le style doit être compté pour quelque chose, comme nous ne balançons pas à le croire , dans une question de littérature , nous pourrions nous donner beau jeu encore contre M. de Balzac j car M. de Balzac ne se doute littéralement pas de ce que c'est qu'écrire. Sans parler des néologismes innombra- bles et absurdes , pour ne pas dire barbarismes, que l'auteur des Contes drolatiques et des Contes philosophiques entasse dans ses livres avec une négligence si prétentieuse, nous pour- rions prendre M. de Balzac , vingt fois au moins par page qu'il écrit, en faute irrémissible d'ignorance grammaticale. M. de Balzac est parfaitement étranger aux notions les plus vulgaires de la syntaxe; il n'y a pas, dans l'art d'écrire, de principe si élémentaire dont il paraisse avoir même une vague idée. Selon son bon plaisir , il met au régime de l'activité les verbes de la nature la plus passive, et réciproquement; ou bien, il range dans la catégorie des irréguliers ou des absolus des verbes dont la condition est de rester neutres. Presque tous les mots sont forcés, sous sa plume , à des associations impossibles. Avec une audace et une assurance véritablement fabuleuses, il établit violemment, entre des substantifs dont il ne connaît ni la si- gnification précise , ni l'origine, et des adjectifs dont il ignore les obligations particulières, des alliances que réprouvent tout à la fois la tradition, le vocabulaire et le goût. Quant aux pro- noms, relatifs ou possessifs , et aux adverbes , le romancier s'en sert comme de ces détachements de cavalerie légère qu'on lâche au milieu dune armée en déroute , pour accroître le dés- ordre et le carnage; c'est son corps de réserve, destiné, aux heures décisives , à rendre le massacre de la langue plus com- plet. iVI. de Balzac parait, au reste, avoir le sentiment secret de son néant en fait de style. Dans sa nouvelle préface, il dresse une liste détaillée des félicitations qu'il recueille cha- que jour sur la variété et la profondeur de ses connaissances ,

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nous avons vainement clierché, parmi qninze on vingt témoi- gnages anonymes d'une admiration diverse , un éloge qui s'a- dressât directement à l'écrivain. Le médecin , le philosophe, l'homme politique, le naturaliste et autres individus spéciaux, figurent sur cet étrange catalogue ; seul , le grammairien n'y paraît pas. M. de Balzac convenant implicitement par là, lui- même , qu'il n'a rien à démêler avec la science des lois du lan- gage , nous jugeons inutile d'insister davantage sur ce point.

Mais une prétention de M. de Balzac pour laquelle nous serons imi)itoyable, c'est celle que révèle hautement le titre général de ses œuvres, de connaître à fond les mœurs du siècle et de les peindre avec une rigoureuse vérité. Quelles sont donc les mœurs que peint M. de Balzac? des mœurs ignobles et dégoûtantes, ayant pour seul mobile un intérêt sordide ou crapuleux. S'il faut en croire le prétendu historien philosophe, l'argent et le vice sont le moyen et le but unique pour tous les hommes d'aujourd'hui ; les passions perverses, les goûts dépravés, les penchants infâmes animent exclusivement la France du xix» siè- cle, cette tille de Jean-Jacques et de Napoléon. Nul sentiment honorable, nulle idée honnête , de quelque côté que se tourne le regard. La France, car c'est le portrait de la France que l'au- teur se propose, est peuplée de goujats galonnés , de bandits plus ou moins déguisés par un masque, de femmes arrivées aux dernières limites de la corruption, ou en train de se corrompre : nouvelle Sodome dont les iniquités appellent le feu du ciel. C'est-à-dire que les cachots, les lupanars et les bagnes seraient des asiles de vertu, de probité, d'innocence, comparés aux cités civilisées de M. de Balzac. Descendez dans cet abîme, prenez l'un ai)rès l'autre ceux qui l'habitent, et jugez ! Le banquier est un homme enrichi par le vol secret et par l'usure ; l'homme d'État est un intrigant qui doit son élévation au mépris de tous les principes et au nombre de ses perfidies; l'industriel est un escroc prudent et habile, qui roule carrosse quand il devrait traîner le boulet ; l'homme de plume est un misérable sans âme, occupé à ourdir trahisons sur trahisons, toujours en mar- ché de ses opinions et de sa conscience; et ainsi de suite, sans exceptions, depuis le haut de l'échelle jusqu'au bas. Les salons les mieux famés sont des lieux perdus, les prostituées elles- mêmes, si elles comprenaient la métaphysique immorale qu'y

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débitent les belles dames, se boucheraient les oreilles par pudeur. Le monde, tel que nous le représente M. de Balzac, est, en un mot, un coupe-gorge et un bourbier. Après la lecture d'un de ces livres que M. de Balzac donne comme autant de miroirs fidèles de son époque, on a l'esprit plein d'idées échauffées et malsaines, la tète embarrassée et lourde, comme si l'on sortait d'une caverne où, autour de deux figures étrangères et de plus en plus pâlissantes, tourbillonnerait en désordre une ronde infâme de princesses de contrebande, de grands seigneurs bâ- tards et de laquais parvenus.

Eh oui! sans doute, il y a dans la société contemporaine des infamies et des hontes, des fortunes dont la source est inavoua- ble, des positions usurpées, des métiers exercés bassement, des industries déshonorantes, des égoïsmes poussés jusqu'à la lâcheté et à la scélératesse, des turpitudes sans nom ! Mais dire qu'il n'y a que cela, voilà l'impardonnable mensonge ! Mais se plaire dans la mise en œuvre de pareils éléments, les grandir, les portiser, les caresser, en composer un éternel spectacle pour la foule, en vouloir faire des sujets d'admiration et d'enthousiasme, voilà le tort criminel ! Heureusement, il y a, aujourd'hui plus que jamais, dans le cœur d'une certaine jeunesse dont M. de Balzac ne soupçonne pas l'existence , des instincts désintéressés et nobles , des passions généreuses, des convictions sincères et ardentes, que ne terniront ni ne déracineront les mauvais exemples, non plus que les pernicieuses leçons. Sous ce fumier que M. de Balzac remue de deux mains amoureuses, au sein d'une terre vierge et féconde, se développent en silence, à cette heure même, des germes précieux j moisson future de fruits savoureux et de fleurs odorantes, quoi que disent et fassent les aveugles et les malveillants. Mais à qui parlons-nous ? et l'auteur de la Fille aux yeux d'or pourrait-il nous comprendre ? Tout ce que nous devons dire à M. de Balzac, c'est qu'il n'a rien de plus à démêler avec l'esprit philosophique de son siècle qu'avec la littérature sérieuse. S'il peint la société d'après ses souvenirs, nous ne saurions lui faire compliment sur le goût particulier qui le dirige dans le choix de ses modèles; s'il invente, nous ne saurions le féliciter ni de l'élégance, ni de la noblesse de son imagination. Quoi qu'il en soit, M. de Balzac n'évitera pas le sort réservé à tous les talents faux et nuisibles, l'oubli et le mépris.

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Placé, de son vivant même, entre M"e de Scudery , dont il a la fécondilé maladive, et le marquis de Sade, qu'il continue, dans un autre ordre d'idées, avec un bonheur rase . il pourra voir avant peu, de ses fenêtres, le cadavre de sa réputation traîné aux Gémonies.

Nous aurions, volontiers, assisté en témoin aussi impassible que peu curieux à la décadence de M. de Balzac, faux météore prêt à replonger silencieusement dans la mare d'in-octavos sinitres d'où il est sorti, si M. de Balzac, à mesure qu'il décline, ne prenait à tâche de lasser la patience publique par l'excès de sa personnalité. M. de Balzac, à force de se trouver semblable, sinon supérieur, à tous les plus grands personnages anciens et modernes, en est arrivé à se placer si haut dans sa propre estime, qu'il ferait preuve d'une modestie incroyable, s'il se mettait, comme on l'assure , sur les rangs pour l'Académie. Consentir ainsi à partager l'empire des lettres avec trente-neuf rivaux, vouloir troquer un trône contre un fauteuil, serait, nous en convenons, une abdication véritable, à propos de laquelle, du reste, comme dédommagement, l'auteur des Contes drolatiques ne manquerait probablement pas de se comparer à Charles- Quint. Peu flattés du rôle de capucins que M. de Balzac leur réserve, MM. de l'Institut ne donneront pas lieu, nous l'espé- rons, à l'une de ces bouffonneries dont le public est las. Que M. de Balzac se proclame, par la voie des annonces, un auteur incomparable, le plus excellent des romanciers modernes, le premier fabricant de chefs-d'œuvre en gros ou en détail, c'est un ridicule, sans doute , qui rappelle la grenouille de la Fon- taine, mais que les libraires, à tout prendre, ont le droit de donner à l'auteur pour leur argent. Que M. de Balzac se pose, dans une préface, en écrivain près de qui Richardson, Walter Scott et autres sont une petite monnaie vulgaire, cela, est jus- qu'à un certain point, tolérable, comme sujet précieux d'hila- rité ; mais que M. de Balzac, non content d'imposer son nom au public, au moyen de la préface et de la réclame payante, saisisse toutes les occasions de se prodiguer l'encens ù hii- mêrae, et fasse naître ces occasions, au besoin ; que, sous pré- texte, aujourd'hui, d'éclaircir une question de droit littéraire j demain, de signaler le tort fait à la libraiiie française par la contrefaçon belge; après-demain, de réfuter une opinion émise

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sur lui, dans un ailicie ciili(!iie; un autre jour, de proposer une modification du Code civil ou du Code {:éiial, M. de Calzac, incessamment préoccupé de son importance individuelle, expli- que le double rôle de maréchal de France et d'empereur qu'il joue tour à tour dans la société sans que la société s'en doute ; qu'à propos de la moindre chose, ou à propos de rien, M. de Balzac, citant avec éloge la raagniticence de François I"', qui envoyait à Raphaël cent mille écus sur un plat d'or, offre la propriété de ses œuvres complètes au gouvernement, pour la modique somme de deux millions, en lui garantissant des béné- fices; que M. de Balzac, se donnant pour l'héritier légitime de Corneille, demande indirectement un bouillon aux chambres, au nom de son aïeul ! voilà qui n'est plus tolérable, voilà qui n'est plus risible ; car ceci est de l'orgueil poussé jusqu'à la folie. Opposer l'exiguïté du mérite à l'extravagance de l'arabi- lion était, en pareil cas, un devoir dont la critique moraliste ne pouvait se dispenser; l'étal inquiétant de la littérature, ravagée de plus en plus par la fièvre contagieuse de l'orgueil, nous fai- sait même de la sévérité une loi impérieuse. Dans le paroxisrae violent, se trouvent, à l'heure présente, certains malades, nous croyons, malgré l'avis de M. de Balzac, l'eau fraîche plus salutaire que le bouillon.

J. Chaudes-âigces.

LE

Ceux qui sont amoureux d'anecdotes héraldiques , se trans- mettent le récit d'une petite aventure qui fît quelque bruit à Versailles, un peu avant le mariage de Louis XVI.

Il s'agissait , chose grave dans la cour la plus cérémonieuse de l'Europe , après la cour de Madrid , de régler le nombre et le rang des personnes qui monteraient dans les carrosses du roi. Après des conférences aussi longues et aussi orageuses que celles qui avaient eu lieu , un peu moins d'un siècle auparavant, entre le duc de Médina Sidonia et le comte de Marchin , pour savoir si le repas de noces du roi d'Espagne, Philippe V , et de Marie de Savoie , serait fait par des cuisiniers espagnols ou par des cuisiniers français , on s'arrêta lâchement à un moyen dilatoire, qui écartait la difficulté des désignations personnel- les , et l'on rédigea un projet d'ordonnance portant qu'on ne serait admis dans les carrosses du roi , que sur l'exhibition de titres établissant clairement trois cents ans de noblesse.

Les gentilshommes de la cour furent fort satisfait d'un pro- jet de décision qui les mettait , dans leur idée, en possession incontestée d'un i)rivi!ége fort beau un jour de noces royales ;

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et l'avis de l'ordonnance future circula , par l'intermédiaire des gouverneurs des provinces , du château de Versailles à la der- nière bicoque du royaume en possession du droit de girouette et du droit de mare empoissonnée. Or , vingt-cinq ou trente jours après l'avis , juste le temps qu'il fallait , en ce temps-là, pour franchir les boues qui séparaient la ville de Paris des montagnes du Dauphiné ou des bruyères de la Bretagne , il arriva de tous les côtés , à Versailles , une nuée de gentilshom- mes campagnards , crottés et inconnus , vêtus la plupart à la vieille mode, et portant d'énormes havresacs remplis de par- chemins enfumés , lesquels établissaient des généalogies clai- res et triomphantes de quatre , de cinq , de six siècles révolus ; si bien que les carrosses du roi n'auraient même pas suflB à con- tenir cette noblesse sortie de terre , offrant deux ou trois siè- cles de luxe, par delà les quartiers exigés par le projet d'or- donnance.

Il n'y avait plus , dans le nouvel état de la question , dix gen- tilshommes de la cour qui pussent monter dans les carrosses. On lenvoya les hôtes malencontreux qu'on s'était attirés de si loin , et Ton abandonna l'ordonnance.

Cette population étrange, évoquée ainsi tout à coup par lui débat d'étiquette , et effrayant Versailles par une invasion de parchemins; ces mines sérieuses et roides, empanachées de vieux titres , comme un orme de lierres grimpants ; ces hommes qui traînent a[irès eux un long passé de gloire modeste , qui ont assisté , par quelqu'un de leurs ancêtres , à toutes les ba- tailles de l'Occident , depuis Bouvines , se contentant d'hono- rer la France et de mourir inconnus, comme ces artistes sans nom qui ont ciselé les clochetons des cathédrales ; cette race dont la raillerie moderne gourmande les fières allures , comme les mignons de Louis XIII faisaient du pourpoint de Suily, n'est pas encore disparu du sol que ses ancêtres ont conquis par la lance , gouverné par la seigneurie , civilisé par la loi. Elle af- fectionne toujours une demeure en pleine campagne , comme ces nobles de l'Attique que Thèses attira sur l'Acropolis ; elle vit toujours isolée , à la manière des grandes espèces de la création , tour à tour aigle sur son rocher , lion dans ses bois.

Il faut même dire que ce qui a distingué extérieurement , en tout temps et en tout \)ays i '«^ gentilhomme du bourgeois, c'est

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que le gentilhomme vit seul, et que le bourgeois vit par trou- pes. Celle différence radicale dans les mœurs s'est reproduite jusque dans les institutions et jusque dans les monuments. Au mo\'en âge . la justice noble des villages était rendue par un seigneur ; la justice bourgeoise des villes était rendue par un jury. A toute époque , les gentilshommes ont bâti des châteaux séparés, et les bourgeois des maisons réunies par un mur mi- toyen. L'un s'isole , l'autre s'associe ; l'un croît espacé : comme le chêne , l'autre croît dru comme le roseau.

Le trait caractéristique des gentilshommes , c'est donc d'habi- ter la campagne. La présence des gentilshommes dans les villes est un fait anormal , qui tient à des révolutions dans la constitu- tion historique des sociétés , comme la présence de coquillages sur le sommet des montagnes lient à des révolutions dans la constitution physique du globe.

Il faut bien comprendre , en effet , qiie le gentilhomme cam- pagnard est le type primordial de la noblesse, et que le gentil- homme des villes est une dégénérescence et un abâtardisse- ment. Si l'on veut suivre à la trace, rien que dans Paris, les établissements qu'y a faits la noblesse , on verra qu'elle y a accompagné la royauté, entraînée sur la courbe de son orbite comme les planètes par le soleil. Sous la première et sous la seconde race , quand les rois habitaient le Palais , la noblesse s'installa dans la Cité ; aussi Victor Hugo , ce merveilleux his- torien des choses bàlies , sculptées , parlées et pensées au moyen âge . met-il encore , sous Louis XI, en un coin du par- vis Kotre-Dame . le logis blasonné par la fenêtre duquel Fleur- de-Lys de Gondelaurier volt la Esméralda danser et mimer avec sa chèvre. Sous la troisième race , lorsque les Valois habitent la Bastille ou le palais des Tournelles , la noblesse s'installe dans le quartier du Marais, depuis le Temple jusqu'à l'orme Saint-Gervais. Enfin, lorsque les Bourbons habitent le Lou- vre, la noblesse s'éparpille autour de Saint-Germain-l'Auxer- rois , et , de l'autre côlé de l'eau , eu face du Louvre, depuis l'ab- baye de Sainl-Germain-des-Prés jusqu'à la tour de Nesle.

Du reste, celle noblesse qui s'attachait servilement à la royauté , qui acceptait à la cour toutes les charges de chambel- lan , de pannelier. de veneur, de grand-queux, inventées par Constantin pour consoler la noblesse romaine abattue , venait

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à Paris de ious les côtés de la France. Los Noailles étaient du Quercy , les Cessé de la Provence, les d'Uzès du Roussillon , les La Trémoille du Poitou , les Eohan de la Bretagne. Ils avaient tous quitté la vieille demeure de leurs ancêtres , les populations qu'ils avaient toujours protégées et qui les avaient toujours aimés; si bien , qu'au bout de quelques siècles, ces familles expatriées n'eurent plus ni amis , ni défenseurs. Paris ne les connaissait que par leur faste, la province que par leurs besoins; ici, c'étaient des fournisseurs qu'on ne payait pas, là-bas, c'étaient des fermiers qu'on pressurait ; et lorsque se leva la tempête populaire, le tourbillon les emporta sans effort, car elles étaient à Paris sur un sol étranger, plantées en terre comme les pieux d'une tente , au lieu d'être enracinées comme les arbres d'une forêt.

Dans les autres villes du royaume , la noblesse avait été pa- reillement attirée par des motifs divers. A Toulouse , à Aix , à Rennes, à Dijon, elle s'était pressée autour des parlements, séduites par des sièges de conseillers ou par des mortiers de président; ailleurs, c'étaient les coniiétablies des maréchaux , ailleurs les simples sénéchaussées , ailleurs même les généra- lités des finances; car la noblesse française, si grande et si belle sous le chêne seigneurial , s'était débandée à la longue , A la poursuite de conditions étrangères à sa nature , et qui ne lui ont pas profité.

Un jour, la royauté, les parlements, les connétablies , les sénéchaussées, les généralités, tous ces faits, toutes ces insli- tutions, tous ces leurres, qui avaient attiré la noblesse dans les villes , disparurent à la fois ; les flots de la vieille monarchie qui l'avaient portée çà et là, loin de ses aïeux morts, la laissèrent à sec en se retirant sur la place publique des cités ; et elle y est encore, se débattant dans une atmosphère d'idées qui la tuent , comme ces phoques éperdus et essoufflés , que l'océan des équi- noxes oublie au loin sur les grèves.

Vous seuls, simples gentilshommes des campagnes , vous êtes restés jusqu'au bout fidèles à votre carrière sociale ; vous seuls , vous avez conservé et labouré le domaine qui échut au- trefois à vos aïeux. Vous avez bien , comme les autres , laissé les cadavres de vos enfants sur tous les champs de bataille , à Bouvines , à la Massoure , à Crécy , à Marignan ; mais vos 10 27

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rudes épaules, habituées à porter leur charge d'acier ciselé, n'ont jamais pu se faire à porter des casaques brodées ; votre main, dressée au maniement des masses d'armes et des lourdes épées , ne s'est pas efféminée à diriger la sarbacane des mi- gnons. Saint-Germain et Versailles ne connaissent peut-être pas vos noms et vos titres ; mais vos noms sont bien connus des populations qui ont vécu et grandi avec vous , depuis des siè- cles j et vos titres, qui sont fort simples et fort courts, comme tous les beaux titres , qui ne leposent ni sur des concessions de cour, ni sur des lettres de chancellerie, comme tous les vrais titres . se retrouvent aux cartulaires des antiques prieurés et des primitives abbayes ; et si quelque miracle faisait sortir du tombeau , comme Lazare , la royauté des carrousels et des tètes que l'histoire y a couchée depuis longtemps, si vous pouviez jamais être conviés encore à monter dans les carrosses au ma- riage d'un dauphin , vous reviendriez de toutes parts, en nuées, portant chacun votre histoire domestique, remontant d'ancêtre en ancêtre jusqu'au temps de cette monarchie pauvre, auslère et forte , qui savait, comme Charlemagne, le compte des poules de ses métairies , et qui s'habillait de la laine de ses brebis , lilée et lissée l'hiver par la main de ses filles , comme César Auguste, premier empereur des Romains.

Si l'on nous permet de choisir la province nous étudierons plus à l'aise les mœurs du gentilhomme campagnard , nous prendrons l'ancien Armagnac. D'abord nous choisissons une province éloignée de l'ancien duché de France , parce que la royauté, qui y avait son siège , associait à ses querelles et à sa fortune toute la gentilhommerie environnante qu'elle avait sous la main , et la dénaturait ainsi peu à peu, lui ôtant le goût de la vie seigneuriale et lui donnant le goût de la vie de cour j ensuite nous choisissons une province ayant une frontière fer- mée, et ne se trouvant pas , comme l'Artois ou la Lorraine , sur le grand chemin des guerres perpétuelles, afin que le gentil- homme , libre dans tous ses intérêts , ne se tienne pas claquemuré dans sa tour, comme un vautour dans son aire, et vive, mêlé aux populations , de toute la vie des campagnes , à la fois pas- torale et guerrière.

Il n'y a guère de paroisse en Armagnac qui n'ait sa maison seigneuriale, maison grave et magistrale dans son attitude , et

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ii'corée du nom de château. Les autres maisons se tiennent tou- jours autour d'elle à une distance respectueuse , plus modestes dans leur mainlie» , plus simples dans leur parure, et silen- cieusement rangées le lon^j des chemins qui se dirigent, de divers côtés, vers la demeure du gentilhomme. Il y a en effet celte première différence, extérieurement visible, entre la maison seigneuriale d'une paroisse et les autres maisons ordi- naires , que les chemins se dirigent vers l'une , et ne font que passer devant les autres. Du reste , il est à observer que quel- que chose d'indéfinissable et de frappant trahit toujours les abords de la maison seigneuriale j les routes y sont meil- leures, les maisons plus propres, les populations plus intelli- gentes; on sent, en avançant, qu'on s'approche de quelque piincipe de vie , dont les rayonnements réchauffent et transfor- ment tout autour d'eux les faits et les idées , les hommes et les choses.

Quoique ferme et assurée dans sa pose , comme il convient à ceux qui ont l'habitude de la domination, la maison du gentil- homme a pourtant ses aspects dérobés et rêveurs. Le paysan, qui ne comprend et qui ne pratique que le travail du corps, ne ménage jamais, autour de sa demeure , de ces sables dorés ou de ces commodes pelouses , qui invitent aux méditations péri- patéliques ; il passe du champ à la table, et de la table au lit , sans intermédiaire. La maison du gentilhommea toujours, autour d'elle , quelque recoin silencieux le maître se promène et rêve, car le promeneur fait le rêveur.

On arrive d'ordinaire , à la maison du gentilhomme , par quelque sombre allée de chênes , d'ormes ou de châtaigniers. La cour, ceinte d'étables et de vacheries, s'ouvre sur l'avenue pr r un haut portail à plein ceintre , pratiqué dans une tour qui sert de pigeonnier. Un perron à larges dalles, se rétrécissant de marche en marche, comme un autel , conduit au pied d'une j)orte massive, à panneaux en bois d'orme et de noyer, la- quelle s'ouvre avec un retentissement sonore , sur un long cor- ridor qui sé|)are, à droite et à gauche, ce qu'on appelle, en province , les appaitements. Derrière la maison , A l'ouest , se déploie une haute futaie séculaire, entrecoupée d'allées sinueuses et garnies de bancs; au midi, s'étend le jardin, miniature charmante de la culture complète , la bordure de

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lavande encadre le carreau de fraises , la rose ombrage le chou, le muscat grimpe, par-dessus les jasmins, aux plus Jiaules branches du pêcher, éployées et appliquées contre les murailles ; entre le bois et le jardin , un petit sentier dérobé , descendant jusqu'à mi-côte, s'arrête à un massif de saules, d'hièbles et de glayeuls , cachette ombreuse et fraîche s'abri- tent le lavoir et la fontaine. Là, quand le jour baisse, une belle fille du Béarn ou du pays Basque , sa svelte et fine jambe dans un bas bleu , son pied mignon et arqué dans un sabot h talon de fer et à pointe recourbée, descend en chantant .une ballade de Despourrlns , le bras passé dans le goulot de sa cru- che; et puis, dans l'attitude de Kébecca écoutant jes paroles d'Éliézer auprès du puits de Balhuel, elle roule en bourrelet la serviette qu'elle portait en sautoir , élève et pose sans efforts sa large cruche sur sa tète , et s'en revient à pas comptés , tandis que les ombres descendent d^ns les vallées, qu'une sorte de fumée s'élève du fond des prés humides , et que la bergère gour- mande, de sa petite voix courroucée , la génisse indiscrète qui a glissé son museau dans la haie de buis du jardin.

C'est donc l'heure la famUle des champs rentre après les fatigues de la journée. Le gentilhomme , qui est laboureur aux époques il n'est pas soldat , descend dans la cour , se mêle aux ouvriers qui rentrent , interroge celui-ci sur l'essai de sou attelage , celui-là sur la nature du terrain mis à nu dans une friche, tandis que la châtelaine, familière comme Pénélope avec les oies de ses viviers , fait verser l'orge dans les auges, et que l'aïeule retient et gronde les petits enfants , conjurés après les poules blanches et les pintades tachetées qui mon- tent, avec un petit gémissement plaintif , dans les ruches du perchoir.

Quand tout ce bruit s'est fait silence, quand toute cette agi- tation s'est faite repos, les serviteurs se réunissent dans la grande salle, et là, comme dans la tente des vieux patriarches ou comme dans le palais du roi AlcinoUs, le même brasier ré- chauffe le paysan et le gentilhomme, d'autant plus rapprochés par cette douce et noble familiarité du foyer, qu'ils ont l'un et l'autre toujours présent à l'esprit le sentiment de leur dignité respective.

Celte pièce du château de province . qu'on nommerait ici la

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cvisiite, se dislingue toujours par son étendue. Une des faces , presque tout entière, est occupée par l'âtre , si spacieux et si large, que deux grands sièges fixes en occupent les coins, place des paresseux, c'est-à-dire place chaude et douce , surtout durant les longues soirées de décembre , avec un tronc de charme mis en travers du foyer. Vis-à-vis du foyer est une lon- gue et massive table de chêne, autour de laquelle les serviteurs sont rangés , et quelquefois , aux jours d'intimité et d'expansion joviale , le gentilhomme soupe lui-même à l'un des bouts ; repro- duisant, avec assez d'exactitude, cette belle gravure d'après Rubens , le roi Ilérode Antipas , fourré de martres comme un bourgmestre de Flandre, tient le haut bout de sa table monu- mentale, tandis qu'une belle esclave, au torse cambré et vain- queur, sert , dans un plat d'argent, la tète de saint Jean-Bap- tiste à la jeune princesse Salomé.

Celte digne familiarité des maîtres et des serviteurs est en- core un des caractères de la vie domestique dans les grandes et vieilles maisons de province ; les parvenus des villes , qui ne sont messieurs que de la veille , et qui ont toujours peur qu'on se souvienne de les avoir vus garçons de café ou marchands de cirage, affectent, pour les gens de service, un hauteur roide et dédaigneuse qui se complique, chez mesdames leurs épouses, de toutes sortes d'exigences tyranniques , souvenirs survivants de leurs primitives habitudes. 11 faut dire aussi que les servi- teurs des villes , avenluriers ramassés de toutes parts , sans sym- pathie possible pour le maîlre , espions envieux des familles ils entrent, inconnus admis par nécessité à l'initiation des mystères du ménage, ne sont jamais tenus trop loin. En pro- vince et dans les vieilles familles, les serviteurs sont presque toujours nés et meurent presque toujours dans la maison. Les anciens étaient compagnons d'enfance de l'aïeule, et portèrent le maître dans leurs bras , en ses jeunes années. Ce sont donc moins des serviteurs qu'on paye que des amis que l'on soutient; ils savent votre vie et vous savez la leur , double motif d'indul- gence , d'affection et de dévouement. Ce sont de ces servantes et de ces valets que l'on trouve dans les comédies de Molière, ils se mêlent toujours du mariages des filles , et procurent quel- ques écus au fils du maître delà maison. La race s'en est depuis longtemps perdue dans les villes , et elle n'a survécu qur-

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ont survécu les familles patriarcales, c'est-à-dire au milieu des landes e( au fond des bois.

Ce n'est pas néanmoins que la genlilliommière de province n'ait aussi ses appartements de cérémonie. Lorsque le curé et le chirurgien , deux dignitaires de la paroisse, font résonnerie soir le lourd marteau du corridor, le gentilhomme, qui n'ou- blie jamais les choses cérémonieuses en pra(i(|uant les choses familières, va les recevoir dans son salon. C'est une grande pièce , au foyer haut et large , couverte de quelque vieille tapis- sei'ie des Amours de Gombaud et de Macé , comme en vendait maître Simon. Un bahut en bois de noyer, sculpté du temps d'Henri IV , avec quelque frise bien hardiment fouillée , des chiens fantastiques poursuivent, à travers des bois fabuleux , \\n gibier imaginaire , et des fauteuils appartenant aux diverses époques du xviiie siècle, sont rangés le long des murs ; et çà et Ift pendent, accrochés aux panneaux entre les fenêtres, des por- traits d'aïeules entremêlés de toiles guerrières , sur lesquelles quelque compagnon de Montluc aux guerres à'oultre monts , présente sa face cicatrisée par l'ouverture de sa salade.

C'est dans cette salle que sont conviés à s'asseoir les hôtes qu'un hasard quelconque égare, le soir, aux environs de la demeure du gentilhomme , et auxquels, ainsi que dans Homère, on ne demande leur nom que lors(iu'ils se sont réchauffés et repus. Mais le moment est venu , moment hàtif ù la campagne , oïl les heures de veillée sont courtes, parce que les heures de travail y sont longues, de s'aller refaire des fatigues du jour. Déjà la soirée d'automne s'avance ; l'œil du taureau flamboie , poursuivant sans jamais l'atteindre , dans sa courbe du Zodia- que, le guerrier Orion , à la ceinture d'étoiles; la nuit est fraî- che, et la chasse sera bonne demain.

La chasse de province n'a plus aujourd'hui le côté chevale- resque ou épique qu'elle avait avant la révolution. L'abolition des (troits seigneuriaux , et l'établissement général du droit de port d'armes, ont peuplé les campagnes de Méléagres de pacotille, «rrant çà et , en toutes les saisons et à toutes les heures , atteignant la nuit ce qu'ils manquent le jour , et enveloppant du filet ce qu'épargne le plomb. La grosse bête a donc été généra- lement détruite. Les vallées profondes du 3Iidi , autrefois peu- plées de sangliers , nourrissent à peine la caille passagère , la

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bécassine hyperboréenne et le paisible lapin. Les meules rogues el hurlantes ont aussi disparu peu à peu, et l'aristocratie ca- nine a cédé le pas à la bourgeoisie du basset.

Il y a trois chasses favorites du gentilhomme campagnard , pour lesquelles il ne cesse jamais d'avoir vingt ans; ce sont la chasse du perdreau et du ramier au mois d'octobre ; la chasse du lièvre au mois de décembre , et la chasse de la caille verte et de la tourterelle au mois Je mai.

Quiconque a brûlé une amorce en pleine campagne sait que le perdreau quitte son nom et prend celui de perdrix , à la Saint- Martin. Donc , passé le 11 novembre, le perdreau a l'aile liès- forle , part à de grandes distances et ne se chasse plus. Depuis son éclosion, au mois de mai , jusqu'au mois de septembre, i! se tient dans les vignes et dans les maïs , creusant sur le sa!)Ie des sillons toutes sortes de petits nids il vautre ses plumes ; heureux quand le braconnier , couché sur le talus des conlre- allées , ne le foudroie pas lâchement dans ses ébats enfantins. Au mois de septembre , chassé un instant des maïs et des vignes pendant la récolte, il se réfugie dans les prés , choisissant avec goût ceux qui sont couverts d'un regain plantureux et verdoyant. Les vendages faites , il regagne les vignes , pour y vendanger à son tour les verjus et les labrusques pendues au bout des sas- menls , el faire sa récolte des plantains et autres herbes à graines succulentes, qui mîirissent après le raisin. C'est alors que com- mence véritablement la chasse au perdreau.

Le gentilhomme part à huit heures , après déjeuner, car le chasseur ne sort jamais sans cette précaution. Au moment il entre dans les vignes , le soleil , déjà élevé sur l'horizon , com- mence à pomper la rosée ; à neuf heures , tout est sec. Le chas- seur n'a alors qu'une idée , c'est de placer les perdreaux entre une lande el lui, de manière à les jeter dans l'ajonc. Son épa- gneul à longues soies traque à vingt pas devant lui , se retour- nant de minute en minute , et obéissant au doigt du maître , qui le porte successivement à droite et à gauche , à bonne portée de fusil. Cette sorte de chiens , à fourrure épaisse , les seuls qui aillent bien au fourré pour la bécasse , et à l'eau pour les canards , chassent ordinairement le nez au vent , et sans ja- mais poser le museau à terre. Quand la vivacité et la pétulance du chien signalent le voisinage de la compagnie , le chasseur

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l'appelle du fîesle , et le lient derrière lui. A quelques pas de lA , les perdreaux parlent tous à la fois comme un tonnerre . et le chasseur tire d'ordinaire , même à longue dislance , pour les séparer. Il suit de l'œil les remises , et il y court droit et vite, en tenant toujours son chien à ses côtés.

Le perdreau, isolé et jeté dans de hautes bruyères, fait ferme d'ordinaire et part à petite portée. Le massacre, commencé au départ , se poursuit ainsi sur la lande , s'entremélant de quelques loutterelles de passage en octobre, et de crapauds-volants, ou gorgibus , qui se tiennent sur les lisières sombres et boisées , et sont fort gras en celte saison. La chasse du perdreau finit à midi ; à cette heure le gibier part très-loin et le flair du chien s'émousse. Elle recommence quelquefois à qualre heures ; mais le chasseur de perdreaux moissonne le matin et giane le soir.

C'est au contraire à qualre heures que commence la chasse de la palombe et du ramier. Les forêts du Midi se couvrent en cette saison de myriades de pigeons sauvages. Quand ils s'a- battent sur les chênes, ou quand ils s'élèvent , on dirait d'une formidable artillerie foudroyant quelque bastion. Ils partent le malin , voyageant toujours du nord au sud , et se dirigeant vers les Pyrénées. Quelques instants avant le coucher du soleil, ils s'abattent , par grandes volées , sur la faîne des hêtres ou la glandée des yeuses , et la fusillade les fait alors rebondir d'un l)Out h l'autre de la forêt. Le gentilhomme ne trempe d'ailleurs jamais dans aucune perfidie de filet ou de trappe , et autres in- slrumenls de bourgeois paralytique ; il chasse pour tuer et non l)nur manger.

L'automne lout entière se passe ainsi à poursuivre le per- dreau, le ramier et la tourlerelle errante. Pendant ce temps , le levreau grandit , devient lièvre , et se jelle dans les bois et dans les landes , quand les givres de la Saint-André ont abattu la feuille des vignes. La chasse du lièvre , en décembre , est encore le i)!us noble exercice du gentilhomme campagnai'd. M. de S)- t"nville le savait bien, lui qui invitait l'amant de Mn'c George D;uidin à courre un lièvre sur ses terres.

Le gentilhomme qui chasse le lièvre , en décembre , se lève à cinq heures et déjeune avant le jour. Comme, à celle heure , toute la maison est sur pied , et que les domestiques mangent leur soujte avant l'aube , le maître prend sa part de choux

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verts , et les arrose de ce vin blanc nouveau du terroir , qui est le neclar du propriétaire de vignobles. Il part alors, faisant craquer sous ses pieds les pailles gelées , et le petit jour le trouve déjà au bord de la lande qu'il veut battre ou du bas fond boisé qu'il veut explorer. Autant la chasse du perdreau est vive et pétulante , autant celle du lièvre , en hiver , est pleine de calme et de gravité; elle est à la première ce que le menuet est au boléro.

Quand le basset, balayant la mousse de ses longues oreilles, fait entendre des reniflements rapides, et grommelé doucement avec un petit son craintif, comme s'il voulait bien s'assurer de son fait avant de pousser son hurlement vainqueur, le chasseur attend, l'arme élevée. Si l'air est calme et la matinée sèche, le lièvre se laisse ordinairement lancer dans son gîte, regardant quelquefois fixement le chien qui ébranle en passant la ronce sous laquelle il est abrité. Une fois parti, il remonte toujours les côtes de préférence, et si le chasseur le manque ou ne l'aperçoit pas, il fait vivement une pointe d'une lieue, et se couche en attendant les chiens. A mesure que la musique formidable des trois ou quatre noies aiguës et graves delà meute s'approche, le lièvre médite son plan de retour. C'est ce retour qui lui est toujours funeste, car il s'exécute d'après une route parallèle à la première ; et le gentilhomme tacticien, campé dans quelques thermopyles redoutables, ébranle tout à coup l'écho des ravins d'une triomphante explosion, suivie du hallali qui rappelle la meute attardée. Le gentilhomme bien appris n'est d'ailleurs jamais dupe de certains lièvres cosmopolites, chevaliers errants qui cherchent les aventures, comme le roi Joconde, et qui, uns fois troublés dans leurs poursuites galantes, et lancés au i)oint du jour par les chiens, trouvent prudent de faire trente lieufs d'un trait, pour retourner dans leur pays. Ces lièvres, expatriés par le désordre de leurs mœurs, sont faciles à reconnaître aux rotions géométriques dont ils se montrent remplis, au sujet du plus court chemin opéré par la ligne droite. Le lièvre sédentaire et rangé décrit toujours une ligne courbe en fuyant, tournant avec amour autour du serpolet qui a nourri son enfance, et plus sage en cela que Scipion l'Africain, qui disait en mourant à Linterne, auprès de ses laitues : «Ingrate patrie, lu n'auras pas mes os ! »

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Resle la chasse du mois de mai, chasse toute fleurie, sui' la lisière des seigles et dans les sentiers des bois. C'est, en réalité, moins une chasse qu'une promenade; on y tue moins qu'on n'y rêve, et l'àme s'y dépouille de tous ses instincts destructeurs, sous l'inUuence des tièdes zéphyrs qui dispersent dans l'air l'arôme des prairies.

Quand les rayons obliques du soleil ont soulevé le manteau brumeux que la nuit a étendu sur les herbes, le gentilhomme, désœuvré en une saison oii les grands travaux de l'agriculture sont finis, à égale distance des semailles et de la moisson, sort nonchalamment, l'àrae pleine de ces vagues envies qui viennent au printemps. 11 prend son fusil , par celte habitude incarnée des races guerrières, qui fait dormir l'Indien sur son tomahawk, et qui entoure l'Arabe d'une ceinture éternelle de pistolets et de cimeterres. ira-t-il ? il l'ignore ; mais comme les prés sont verts, et que les marguerites émaillent le sentier, il descend vers les prés. Alors, il lui vient une idée de chasse. Il entend pépier dans la plaine ces cailles du mois de mai, que les chas- seurs ont nommées cailles vertes, à cause de la verdure générale des champs et des bois ; et il en lue par-ci par-là quelques-unes, regagnant peu à peu les hauteurs, et visitant les bords de ses blés, dont les tuyaux amples et pléthoriques laissent poindre déjà la barbe soyeuse des épis.

La lisière des bois est peu|)lée en celte saison de tourterelles amoureuses qui se voient de très-loin, perchées, comme les merles siffleurs du mois de mars , sur les branches sèches des yeuses, et qui roucoulent avec une douceur infinie, au milieu du gazouillement général des champs qui s'éveillent. De temps en temps, après une stauce tendrement chantée sur le mode ionique , ces Saphos emplumées vont s'abattre sur la pointe des seigles, et se laissent couler jusqu'à terre le long des tiges qu'elles ploient, à la recherche des graines hâtives et des larves déjà écloses aux premières ardeurs de la saison. L'infatigable épagneul , qui furette incessamment parmi les herbes , les relance tout à coup avec un grand bruit d'ailes, et le chasseur averti les abat d'un coup de son tonnerre , au grand épouvan- teraent des bergeronnettes, en promenade matinale dans les sillons.

Quelquefois, et surtout vers raidi, après l'heure de la picoréc,

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les tourterelles, montées au i)lus haut des chênes , se répondent d'un bois à l'autre, comme les bergers de Virgile, Damétas et Wénalque, jugés par Palémon. C'est au plus entraînant mor- ceau de celte idylle sicilienne , c'est lorsque l'âme de l'oiseau s'épanche en fugues plaimives, que le chasseur s'avance sous les branches, protégé dans sa marche par le bruit de la chanson, et-tju'il vise la pauvre tourterelle à cette belle gorge mordorée, toute palpitante de notes harmonieuses. L'oiseau tombe, enve- loppé d'un léger nuage de feuilles brisées, et les gouttelettes de son sang, échappées de ses narines roses, vont rougir les fleurs radiées des fraisiers sauvages, éparses dans les clairiè- res , et qu'on prendrait pour des marguerites, ces belles reines des prairies, qui portent d'or sur champ d'argent, comme les rois de Jérusalem.

Hélas! hélas ! le gentilhomme désœuvré, cruel par noncha- lance et destructeur par ennui, a beau poursuivre et tuer tout ce qui chante et tout ce qui aime; le temps est aussi venu pour lui d'aimer. Le soleil du printemps se lève pour tout le U7onde, et l'ardeur qu'il allume n'épargne pas le cœur de l'homme, après avoir ravagé le cœur de l'oiseau. Pendant qu'il lançait son plomb à la cime des chênes, l'amour, qui est un habile archer , lui lançait aussi sa flèche barbelée , et il était tout à la fois vainqueur et vaincu. Pour une tourterelle qui ne chante plus au bois , il y a dix bergères qui chantent sur le coteau; et quoique leur chanson, inconnue des muses, soit agreste et grossière , comme celles qu'Apollon , esclave dans sa jeunesse, adressait aux bœufs du roi Admète, elle a ce qu'ont les voix des jeunes femmes , au mois de mai , dans les landes du Béarn ; elle a ce qu'ont les vers de Lucrèce et de Tliéo- crite , ce que chacun a senti au moins une fois, et regrettera toujours.

Peut-être nous reprochera-t-on de faire tomber notre gen- tilhomme en ces faiblesses. Que voulez-vous? l'historien ra- conte tout. Dieu , qui a fait le jour , a fait la nuit ; il n'y a pas de lumière qui n'ait sa pénombre , et l'homme le plus grand par l'idée touche toujours à terre par le corps. Après tout , la pire condition ici-bas n'est pas de trouver belles, un jour de printemps , les charmantes filles des Pyrénées , tout ce qui nous reste aujourd'hui des antiques races pastorales, qui disaient

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aux clièvres el aux génisses les vers de Bioa et de Moscluis.

Allez , noble liérilier des ohàtelains du moyen âge , vous dont les pères avaient de belles vassales qui peuplaient leur seisneuiie , nul ne vous blâmera d'avoir trouvé que les hautes fougères du mois de mai couvrent la lande d'un tapis «har- maiit , moucheté çà et lu de bouquets de genêts sauvages ; que l'heure de raidi , avec le doux miroitement du soleil sur le satin lustré des herbes , avec le silence des oiseaux qui s'endorment dans les bois, avec les premiers accords de la cigale perchée sur les nerpruns des baies, et cirant les crins de son archet, est une heure admirable , sous l'ombre des yeuses , pour dire à une femme qu'on l'aime, et que, malgré les vers de Virgile, les zé|)hyrs sont des confidents fort discrets.

Demain, vous recommencerez vos courses, vos chasses , vos amours , peut-être; demain, vous veillerez , comme toujours, sur cette terre , débris modeste des possessions immenses de vos {)ères, que leurs mains avaient conquise, et que les vôtres ont fertilisée; demain, vous serez encore laborieux, simple, hospitalier; et après une vie passée dans vos calmes retraites, comme la royauté ne; vous appelle plus pour aller mourir sur quelque lointain champ de bataille, vous mourrez à l'ombre de vos chênes séculaires, et vous reposerez, sans marbre et sans inscription , dans le petit cimetière de campagne, au ga- zon si frais et aux haies d'aubépine si fleuries que les rossi- gnols trom])és y font leurs niJs et y chantent , comme dans les jardins i!u Delta.

A, Gracier de Cassagivac.

Les causeries de salon , les entretiens du monde n'ont guère , en attendant naieux, d'autre aiimenl que la politique et la litté- rature. — A peine si les dernières vacances sont finies ; le dis- cours de rentrée n'a pas cessé de nous poursuivre ; Saint-Martin a ramené quelque tiédeur dans l'atmosphère et (juelque séréniié dans le ciel : aussi la belle saison parisienne n'est-elle pas en- core définitivement constituée. Dans ce moment critique , qui n'est plus l'été depuis longtemps et qui n'est pas encore l'hiver, les plus petits événements obtiennent, sinon une grande impor- tance, du moins un assez grand retentissement. Nous ne devons donc pas nous étonner si la dernière promotion à la pairie a produit une espèce de sensation, et si le fauteuil vacant par la mort de M. Michaud préoccupe les esprits , même en dehors du monde littéraire.

Un spirituel causeur nous a dernièrement raconté dans un journal des mots charmants et de piquantes anecdotes sur Mi- chaud. Nous ne sommes pas aussi bien en fonds que notre con- frèie sur ce chapitre ; voici cependant une petite histoire que le futur quarantième immortel pourra , si bon lui semble , placer dans l'éloge de son prédécesseur.

M. Michaud a beaucoup écrit sur l'Orient , et contre l'usage de la plupart de ses confrères, les voyageurs de l'Institut, il a daigné visiter les lieux qu'il voulait décrire. Au retour d'une

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322 REVUE DE PARIS.

promenade à Jérusalem , racadémicien venait de débarquer à Marseille, lorsqu'une «laine en {jrand deuil se présenta chez lui de bon malin et lui dit :

Cl J'ai appris hier que le célèbre Michaud était arrivé dans notre ville , et aussitôt je suis venue avec confiance vous de- mander un service.

Parlez , madame.

Je suis une femme bien ihalh,eureuse, monsieur. J'ai perdu le mois dernier mon mari , le seul soutien de notie famille. Il m'a laissée pauvre avec trois enfants. »

M. Michaud, dont la bienfaisance n'était jamais implorée en vain , s'approcha de son secrétaire et ouvrit un tiroir. La solli- citeuse devinant son intention, reprit vivement :

« Je suis plus indiscrète que vous ne le pensez , monsieur j ce n'est pas à votre bourse que je m'adresse, c'est à votre talent.

Je ne vous comprends pas. Peut-être voulez-vous que je rédige une pétition en votre faveur, une demande de secours ?

Mieux que cela, monsieur.

Expliquez-vous.

Mon mari était attaché au Grand-Théâtre de Marseille. Pendant vingt-deux ans il a rempli avec succès l'emploi de père- noble. En mémoire de ses bons services, l'administration m'a accordé une représentation à bénéfice qui doit avoir lieu après- demain. J'ai pensé que vous voudriez bien être utile à la veuve d'un de vos confrères et consentir à jouer dans celte représenta- tion le rôle du capitaine Kopp , de la Jeunesse de Henri V, ou de voire homonyme le meunier Michau de la Partie de chasse d'Henri I(^ . Votre nom et votre talent m'assureront une recelte magnifique !... »

Après avoir ri de ce quiproquo , l'historien des Croisades (it entendre à la solliciteuse qu'il était Michaud, de l'Académie , et non pas Michot, de la Comédie , et une généreuse offrande dé- dommagea de ce mécompte la veuve du père-noble.

On assure aujourd'hui que M. Berryer accepte sa candidature. Les gens de lettres s'affligent d'être ainsi évincés de leur do- maine et de voir l'espril politique régner à l'Instilut. Les j)arti- tisans delà candidature favorisée continuent à soutenir que l'élo- quence doit avoir accès à TAcadémie , et à ce propos , voulant

REVUE DE PARIS. 323

invoquer des antécédents, ils citent fort lé^jèrement Palru, Mas- sillon, Flécliier.

Palru, nous l'avons dit , faisait profession d'appartenir à la littérature. De plus grands avocats que lui, mais purement avo- cats, tels que Cochiu et Gerbier, n'ont jamais eu le fauteuil. Quant à Massillon , il avait été professeur de belles-lettres ; Vol- taire l'appelait le Racine de la chaire , et il ne fut reçu à l'Aca- démie qu'après avoir pdblié son Petit-Carême. D'ailleurs cet orateur a écrit une vingtaine de volumes. Fléchier, Fénelon et Bossuet ont de même été élus académiciens pour leurs titres littéraires. Les amis de M. Berryer font sonner bien haut ses dis- cours à la chambre des députés 5 mais en cette occasion l'élo- quence de la tribune ne peut soutenir le parallèle avec l'élo- quence de la chaire.

L'orateur sacré parle sur un texte divin , il développe des vé- rités éternelles , des pensées inaltérables; sa parole longuement élaborée a de la valeur dans tous les temps. L'orateur politique exploite la circonstance ; ses discours empruntent leur retentis- sement aux passions qu'ils agitent; ce ne sont que des premiers- Paris rapidement improvisés ou récités couramment. Aussi, qu'en resle-t-il? Lisez un de ces discours dans le Moniteur et comparez-le à un sermon de Massillon ou à une oraison funè- bre de Bossuet, et puis vous nous direz est la véritable élo- quence.

Que chacun reste donc à sa place et marche dans sa voie ; que les beaux diseurs de la tribune entrent à rinstitut,mais ne se trom- pent pas de porte, et qu'ils aillent s'asseoir dans la section des sciences morales et politiques , qui a été créée pour eux , qu'ils composent seuls, et jamais la place ne leur a été disputée par les poètes, les romanciers et les auteurs dramatiques. L'Acadé- mie n'a pas besoin d'un député de plus ; l'éloquence française est représentée chez elle par ses organes les plus éclatants et les plus littéraires ; elle possède M. de Chateaubriand, M. Villemain, M. Frayssinous, M. Thiers, M. de Lamartine, les plus puissantes paroles de ce temps-ci. Que voulez-vous de plus, puisque l'Aca- démie a déjà intronisé sur ses fauteuils tous les genres d'élo- quence , tous, jusqu'au silence éloquent, représenté par MM. *** et ****, immortels véhémentement soupçonnés de n'avoir jamais rien écrit ni rien dit.

52 i r^EVUR DE PARIS.

Les écrivains ont l)esoin <le s'appuyer et de S( outeiiir cfttie eux, et ici les nouveaux font un appel à la fiaternu'é et aux bons sentiments des anciens. Déjà l'association porte de bons fruits; la Société des gens de Lettres consolide ses bases et obtient des résultats bonorables et précieux. Deux membres de la commis- sion , MM. Gozlan et Alphonse Royer, ont été délégués derniè- rement chez le ministre , au nom de la Société , dans l'intérêt de M'"" Blardelle , veuve d'un homme de lettres ; l'objet de la démarche a été accordé immédiatement. La Société des Auteurs dramatiques a le projet de faire une démarche semblable en fa- veur de la mère de Fontan.

La semaine dernière, la commission des auteurs s'est officiel- lement prononcée contre un abus révoltant. On a demandé au ministre <|ue par une clause formelle de leur privilège, les di- recteurs de théâtres fussent désormais tenus de ne point faire de pièces pour le théâtre qu'ils dirigent. L'avidité de certaines exploitations, le scandale des coliaborations imposées, des ré- pertoires accaparés; des chutes effrontément soutenues sur l'af- fiche , des bons auteurs éloignés [wur céder la place entière à la médiocrité régnante , avaient rendu cette démarche nécessaire. L'hilérêt des auteurs et des théâtres , des actionnaires et des spectateurs réclamait une mesure protectrice.

A ce sujet il serait assez plaisant d'entendre les directeurs- auteurs revenir à invoquer l'exemple de Molière!

« Ainsi, si Molière vivait, vous lui interdiriez la faculté de faire des pièces?

Non , messieurs , si Molière vivait, nous le prierions de ne plus être directeur de théâtre. Il n'hésiterait pas sans doute à choisir entre deux emplois dont le cumul serait défendu par le vœu unanime de ses confrères. Nous y gagnerions quelques co- médies de plus du grand écrivain débarrassé des tracas de l'ad- ministration. Comprenez-vous bien cela ? à chacun selon ses œuvres : à Molière nous demanderions à se borner â être au- teur, et nous vous demandons à vous de n'être que directeurs. >'

Le ministère a pris en considéralion la requête des écrivains dramatiques, et la presse leur doit en cette occasion un concours unanime.

Le monde civilisé a été doté depuis peu d'une nouvelle indus- trie : nous avons aujourd'hui les (toviptcnrs , qui remplacent

REVUE DE PAIUS. 525

fort agré.ildemcnt les raaffiiéfiseurs. Taiidià que Van Ainburgii Taisait frissonner nos parisiennes nerviiuses, Carter, ijui bientôt se montrera an Cirque, aiguillonnait le sang-froid I)ritannique. Tel a été le succès de Carter qu'il s'est formé à Londres un club pour V améliorât ion de la race des bêtes féroces , de même qu'il y eu avait déjà pour l'amélioration de la race chevalin;;. Nous ne doutons pas (|ue nos dandys parisiens ne s'empressent d'imiter cette innovation a;iglaise.

On raconte qu'après la mort du beau lion noir qui a procuré tant d'émotions au public de la Porte-Saint-Marliu, M. Harel voulant remplacer cet acteur, pria les administrateurs de la ménagerie royale de lui 'prêter le grand lion d'Afrique , que M. Van Amburgh se chargeait de dompter en trois jours. L'ad- ministration du jardin des plantes refusa, sous prétexte que le lion demandé, appartenant à l'État, était fonctionnaire public, ei ne pouvait, par dignité, paraître sur un théâtre et se montrer pour de l'argent.

« Du reste, ajoulail-on à la suite de ce refus, nous ne dou- tons pas que M. Van Amburgh ne fût parvenu aisément à domp- ter notre lion et à jouer avec lui, car ses gardiens et une dou- zaine de personnes entrent habituellement dans sa loge, le jour et la nuit, lui donnent à manger, le caressent et le châtient sans le moindre inconvénient. On en use de même avec toutes les autres bétes féroces de la ménagerie. »

Si ce document est exact (et nous le tenons d'une personne ordinairement bien informée), \;oilà MM. Van Amburgii et Carter quelque peu compromis; voilà V Histoire romaine et la Morale en action passablement discréditées. La fascination ex- plique l'anecdote d'Androclès et du lion de Florence. C'est ainsi que les découvertes de la science tournent toujours au détriment des cbroniques inventées pour les esprits faibles qui ont besoin d'être saisis par le drame et par le prodige.

Après avoir tiré profit de la curiosité et de l'étonnement pu- blics , Van Amburgh et Carter finiront par donner des leçons de leur art et se feront professeurs de fascination. Nous aimons à penser que le gouvernement n'hésitera pas à acheter leur secret, qui vaut bien pour le moins celui de MM. Niepce fils et Daguerre. Fasciner un lion est une chose tout aussi extraordinaire, tout aussi profitable que le daguerréotypage. 11 est (ont aussi bon de

326 REVUE DE PARIS.

ne pas être dévoré par une bête féroce que de dessiner un mo- niiment par un procédé mécanique.

Dès que le secret des dompteurs sera vulgarisé, les animaux les plus redoutés aujourd'hui deviendront des animaux domes- tiques. On verra des léopards porter des fardeaux, des loups garder des moutons, des fiacres traînés par des panthères comme le char de Bacchus , le chat tigre remplacera la race éteinte des carlins, et l'on regardera en pitié ces temps d'ignorance et de barbarie les hommes étaient assez simples et assez bornés pour se laisser dévorer par des ours, des lions et des hyènes.

Du reste , le club pour l'amélioration des races de bêtes féro- ces ne peut manquer d'avoir du succès à une époque les au- tres cercles sont menacés dans leur élément. Un arrêt de la cour royale, chambre des appels correctionnels, vient de se dé- clarer contre la bouillotte et l'écarté joués dans des établisse- ments publics.

La littérature n'a rien produit de remarquable depuis Babel, dont le premier volume a été promptement enlevé. Le théâtre, qui depuis longtemps s'abstient de chefs-d'œuvre nouveaux , nous promet merveille pour cet hiver, surtout le Théàlre-Fran- çais , qui ressuscitera M"e Rachel avec plusieurs tragédies iné- dites. M'io Doze, qui a débulé dans la comédie, a reçu un gra- cieux et brillant accueil. Le feuilleton a même dépassé à son égard les bornes de la galanterie et de l'admiration. Au milieu de tous ces feuilletons , M"« Doze ressemblait à Suzanne envi- ronnée d'une douzaine de vieillards.

Du reste, malgré ses succès passés et ses succès futurs, le Théâtre-Français est toujours en proie à la discorde. Vingt partis s'agitent dans son sein. Il est question de nommer un nou- veau directeur et les opinions se partagent et luttent avec achar- •nement. Chaque jour donne l'avantagea un nouveau candidat; celui qui a le plus de chances aujourd'hui est M. Planard, un de nos bons auteurs d'opéras-comiques.

Pierre Durand.

TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

Le Piano , 5c arlicle ; par M. Castil Blaze 5

Le cam|) de Fontainebleau ; par M. C.-r 25

Louis Ariosle, 4^ et 5^ satires; par M. Deléciuze. ... 39

Procès et mort de Théohald Wolf-Tone 55

Les amours du chevalier de Plénoclies et de M'^^ Ouatre-

Sous; par M. Paul de Musset 85

Les bateaux à vapeur , en Orient ; par M. Baplistin Pou-

joulat 155

L'Italie telle qu'elle est ; par M. P. L. Jacob , bibliophile. 192

Au pied des Alpes; par M. Victor de Laprade 215

Critique littéraire. Les Tourelles, par M. Léon Gozlan;

par M. Arnouid Frémy 221

Les D'Urfé, par M. Bernard; par M. Auguste Bussière. 254 Vie et aventures de John Davys , 5^ article ; par M. Alex.

Dumas 254

Ecrivains contemporains. IIL M. de Balzac. —Une fille

d'Eve ; par M. Chaudes-Aiguës 285

Le Gentilhomme campagnard ; par M. A Granier de Cassa-

gnac ôOG

Chronique; par M. Pierre Durand 321

FIN DE LA. TABLE.

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