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REVUE

DE PARIS.

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REVUE

DE PARIS,

EDITION AOCJIENTEE

DES PRINCIPAUX ARTICLES DE LA REVUE DU \l\' SIÈCLE.

TOME 8BC0KD.

FEVRIER 1839.

SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE.

AD. WAHLE^ ET COMPAGNIE. 1800

UN PÈLERINAGE

A PORT-ROYAL-DES-CHAIIPS.

Il n'y a plus que des ruines à Port-Royal , mais ces ruines sont vivantes. Pour le jansénisme , on savait bien qu'il n'était pas mort; mais que dans la vallée s'élevait, avant 1709, le monastère de Port-Royal , il se trouve un homme qui conserve encore la tradition des solitaires; qui , avant de prononcer leurs noms , hésite un moment et regarde autour de lui ; qui, en montrant leurs portraits, poserait volontiers un doigt sur sa bouche; qui, enfin , parle d'eux et dans leur langue , comme s'il les avait connus , et qu'il eût appris le français de Nicole et le grec de Lancelot , voilà ce qu'on ne savait guère.

M. Silvy est un ancien auditeur au parlement, un de ces hom- mes qui , achevant dans le silence d'une studieuse retraite une longue carrière de vertus , ont le secret de faire que la jeu- nesse pardonne aux vieilles gens d'être venus au monde avant elle. Fidèle toute sa vie à la mémoire de ses amis de Port-Royal, M. Silvy, depuis son jeune âge , n'a pas eu de rêve plus ardent que de mourir moururent beaucoup d'entre eux. Il possédait une fortune assez considérable : il en dépensa la meilleure par- tie en bonnes œuvres , en fondations pieuses , s'efForçant sur- tout de donner aux pauvres le pain de l'intelligence , la plus belle aumône que la charité ait mise dans la main des hommes. Mais lorsqu'il eut fait ce noble usage de ses richesses , il <;rut pouvoir permettre à ses vieux jours une douce et louchante fan- taisie, en achetant ce qui restait de Port-Royal. Depuis douze ans il est le propriétaire de ces ruines , et aujourd'hui on dirait (pie lui-même il en fait parlie , comme Vold Mortality de Wal-

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ter Scott, dont il a plus d'un trait : « Au fond des retraites les plus solitaires des montagnes, le chasseur a souvent été surpris de le voir occupé à dépouiller les pierres funéraires de la mousse qui les couvrait, pour rétablir avec son ciseau les inscriptions à demi efiFacées et les emblèmes de deuil dont sont ornés les plus simples monuments. » Si Walter Scott etit connu M. Silvy, c'est de lui qu'il eût écrit ces lignes.

Peu de personnes aujourd'hui s'inquiètent des opinions du jansénisme , mais chacun a rapporté des études de sa jeunesse un religieux souvenir des hommes illustres de Port-Royal. Ils ont mis la main à tout ce qui fut écrit de grand dans le siècle de Louis XIV, et après que tant d'autres traditions ont perdu leur intérêt et leur éclat , celles qui se rattachent aux lettres partagent la popularité des chefs-d'œuvre que les lettres ont inspirés , et conservent le privilège d'enchanter aussi les imagi- nations. La main sur la conscience , me direz-vous si les cinq propositions étaient, ou non, dans Jansénius ? Pour ma part, je l'ignore, et je laisse au savant docteur Hermann Reuchlin , qui bientôt nous le dira, le soin devons l'apprendre; mais Pascal et les Provinciales , mais Nicole et les Essais de Morale , mais Racine et ses tragédies , quels noms , quelles œuvres !

Port-Royal est un petit vallon situé à trois lieues de Versailles, entre Chevreuse et Dampierre. Lorsqu'en 1658 Laubardemont vint au désert, interroger LemaîLre au nom de Richelieu : V N'avez-vous jamais eu de visions? demanda-t-il au solitaire. Quelquefois, répondit froidement Lemaîlre. Quand j'ouvre cette fenêtre, je vois Vaumurier , et quand j'ouvre celle-ci, je vois Saint-Lambert. « Ce mot charmant, il entre tout juste de ma- lice ce que peut s'en permettre un saint, définit à merveille la situation de Port-Royal. Saint-Lambert est tout près de Che- vreuse, et Vaumurier n'était pas loin de Dampierre. M. Silvy, en achetant Port-Royal, l'a empêché de redevenir ce qu'il était du temps de M-^e de Sévigné : « Un désert affreux, tout propre à inspirer le goût pour faire son salut. » Ce nom de désert qui lui Put donné, il le mérite encore aujourd'hui. Mais le temps a répandu sur sa solitude naturelle ce vide immense et cet air de noblesse déchue que l'histoire laisse après elle sur les lieux s'accomplirent de grandes choses. Ce lieu-ci est encaissé et comme caché entre plusieurs collines boisées; on dirait qu'il

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veut, comme autrefois, se dérober aux regards du siècle, et que le docteur Arnauld est encore , écrivant quelque fougueuse apologie de la fréquente communion.

J'arrivai par un petit sentier, et le bois qu'il traverse ne m'a- vait laissé rien voir de la vallée; depuis longtemps, je marchais sur les ruines de Port-Royal , et je ne savais pas que je fusse arrivé. Un jeune ecclésiastique , qui venait de mon côté avec un livre à la main , m'apprit que j'étais à Port-Royal. J'avais sous les yeux tout ce qu'avait épargné la destruction ; c'était à gauche, dans une cour j'entrai, un gros colombier à pied , à droite , et sur la même ligne , les deux ou trois bâtiments dont se compose une ferme ordinaire. J'avais à peine avancé de quel- ques pas , cherchant à me reconnaître et à rendre sa date à chaque chose, quand je me trouvai face à face avec le vénérable M. Silvy. Je le vois encore , son costume sévère , ses cheveux blancs, cette lente démarche d'un homme qui ne se presse plus, assuré qu'il est d'arriver toujours assez tôt, sa calme et sereine physionomie se lisait le contentement d'une belle âme , et qui, participant comme le reste de la poésie de ces lieux, avait comme eux son reflet de l'histoire. Avec un tel guide, et M. Silvy voulut bien m'en servir, ma visite devenait une véritable initia- tion à la foi janséniste. Il me manquait le Manuel des Pèlerins de Port-Roral , mais je venais de relire Fontaine, et j'avais encore présent à la mémoire le touchant récit de ce bon soli- taire. Port-Royal a eu , depuis Racine, de nombreux historiens, en attendant Sainte-Beuve qui maintenant écrit pour tous ce qu'il est allé, l'an dernier, raconter à Lausanne. Il n'est peut- être pas un solitaire qui n'ait voulu rendre témoignage à sa fa- çon. Tous ces écrits ont leur charme, à part même une cer- taine éloquence mystique qui leur est commune; mais le plus heureux , parce qu'il est le plus naïf, est encore celui de Fon- taine. Fontaine, à Port-Royal , ne passait pas pour un homme de génie; mais il en est parfois de la gloire littéraire comme du royaume des cieux : ce sont les humbles qui ont la vie. J'ai trouvé son livre et bien d'autres chez M. Jérôme, un vieux li- braire qui demeure sur Saint-Severin , si l'on me permet de parler la langue de M. Silvy.

Avant de commencer ce pèlerinage des ruines, j'essayai de me rappeler à moi-même quelle avait été l'histoire de Port-Royal.

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Ce n'était d'abord qu'un monastère de religieuses , apparte- nantà l'ordre de Cîteaux, et qui, au commencement du xviio siè- cle, avait grand besoin d'une réforme : elle s'accomplit glorieu- sement par le génie et l'autorité de la célèbre Warie-Angélique Arnauld. Pour écliapper aux exhalaisons malsaines des étangs de Chevreuse, la communauté démolit ses cellules et se réfugia dans une maison du faubourg Saint-Jacques , qui devint Port- Royal de Paris. Angélique ne put assister de si près au mouve- ment des esprits, sans y prendre part ; elle écrivit quelques pages qui, vivement attaquées par les jésuites , trouvèrent un rude défenseur dans la personne de Sainl-Cyran. Ce dernier, ami de Jansénius, avait cru remarquer une sorte de parenté entre les doctrines de la mère Angélique et celle de l'évêque d'Ypres; et voilà comment le jansénisme entraîna dans sa querelle non- seulement l'abbé deSaint-Cyran, mais toute la famille des Ar- nauld, qui, à la cour, à l'armée, dans l'Église, au barreau, par- tout enfin, tenait un rang élevé. Entre cette famille et les jésui- tes , la haine datait de loin : sous Henri IV , un Arnauld avait plaidé contre la société. Richelieu n'aimait pas le bruit, il en- voya Saint-Cyran à Vincenues. Cette persécution provoqua le zèle des esprits ardents; au milieu d'un plaidoyer, Lemaître s'arrête tout à coup , et se sauve du monde dans les cloîtres abandonnés de Port-Royal. Plusieurs l'y suivirent, et d'abord , parmi ses parents, de Sacy, son frère, plus tard son oncle d'An- dilly, en attendant Nicole, Lancelot et Pascal. A côté de ces empressements saints, il y en eut de profanes ; se retirer à Port- Royal fut pour beaucoup une affaire de mode. Les grands du siècle bâtirent au désert, et vinrent y chercher le repos dont ils croyaient avoir besoin; il fallut y construire , dans la clôture même, un château pour la duchesse de Longueville, dernier caprice de la plus capricieuse des femmes.

Il y avait donc trois sociétés bien distinctes , mais dont les solitaires étaient le lien. Les religieuses se placèrent peu à peu sous la direction de ces messieurs. Bientôt les seigneurs qui avaient quitté la cour pour abriter leur âme sous la science et la foi des solitaires , ne voulurent confier qu'à ces derniers le soin d'élever leurs enfants. Alors fleurirent ces fortes et saines écoles qui jetèrent un si grand éclat sur Port-Royal; alors fu- rent écrits tant d'excellents livres ; alors furent éprouvées ces

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belles méthodes d'euscifinement qui , sous beaucoup de rap- ports , nous gouvernent encore. Ceiiendant la polémique allait son train. JLibres de tout engagement , les solitaires pouvaient se porter partout besoin était; mais le camp était là. De partirent, comme la foudre , les trois premières provinciales. Toutes les réponses allaient droit à Port-Royal, et la fortune du couvent suivait tous les hasards de la discussion. Plus d'une •fois, il fallut quitter le désert, et'rentrer dans le monde pour s'y cacher; heureux encore si, par l'exil, on échappait à la prison ! De Sacy fut mis à la Bastille. Chaque dispersion de la colonie sainte ouvrait une source de larmes intarrissables , chaque re- tour était l'occasion d'un triomphe. La querelle des cinq propo- sitions n'était pas de celles qui se terminent par une bulle ; car ici, comme dans la plupart des luttes de ce genre, ce n'était pas la vérité qui étajt aux prises avec l'erreur, c'étaient deux esprits opposés, deux influences rivales qui se donnaient rendez-vous dans une question pour s'y combattre , et pour savoir à qui de- meurerait l'empire. La lutte se continua de la sorte pendant près d'un siècle , de 1638 à 1710 , que le monastère fut démoli par arrêt du conseil. L'année suivante les os des solitaires fu- rent exhumés et dispersés dans les cimetières des environs , à Magny, à Saint-Lambert, à Palaiseau. Depuis cette époque, l'histoire du jansénisme cesse de se confondre avec celle de Port-Royal. Port-Royal est devenu ce que nous le verrons tout à l'heure , une scène vide , mais le visiteur retrouve encoie quelque chose des émotions qui ont agité le drame.

L'Étang , les Prairies , les Bois , les Troupeaux, les Jar- dins, ce sont les titres de sept petites odes de Racine , dont la uiédiocrilé est bien faite pour avertir la critique de se tenir en garde contre ses propres jugements. Ces titres (ne parlons pas des vers ) résument tout le paysage. Il est tel encore que Racine l'a vu. Mais il y a de plus les ruines. Celles-ci ont, dans leur ensemble, une grâce triste, comme toutes les ruines qui sont faites de main d'homme; mais il faut les visiter : je l'ai fait; par une de ces belles journées d'automne, dont les teintes do- rées ajoutent encore à la douce majesté des souvenirs.

La cour d'abord j'étais entré, était une des cours intérieu- res du couvent , et les bâtiments qui la fermaient au nord avaient été exceptés de la destruction de tout le monastère pour

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être désormais la demeure du chapelain, et celle du fermier ou du jardinier. On passe de cette cour dans un jardin qui fut au- trefois le cimetière du dehors. Les Heurs et les melons qu'on y voit mériteraient, on en conviendra , d'être arrosés par la main d'un empereur déchu. La saison était trop avancée pour que je retrouvasse à Port-Royal aucun de ces beaux fruits qu'Arnauld d'Andilly offrait avec tant de grâce à ses amis de la cour, lors- qu'ils venaient le visiter; mais ces abricotiers en plein vent, mais ces pêchers relevés en espalier le long du mur, me fai- saient souvenir qiu'après avoir servi la France avec distinction , d'Andilly s'amusait à tailler des arbres, et consacrait à ce dé- lassement les rares loisirs que lui laissait l'histoire de Josèphe.

On voit au fond de ce jardin un petit étang qui a la forme d'une croix. Lorsque Port-Royal n'était encore qu'un simple couvent, la vallée était couverte d'étangs marécageux qui , étant élevés au-dessus du niveau de l'église , ne manquaient jamais de l'inonder quand les eaux étaient fortes. Le premier soin des solitaires, et leur premier bienfait, avait été de tarir ces eaux malfaisantes , et les religieuses avaient pu revenir. Les eaux s'écoulèrent dans un fossé creusé par ces mains savantes, ou , resserrées dans des lits étroits , elles se changèrent en sour- ces jaillissantes dont le murmure éveillait la muse de Racine. Mais Port-Royal ayant été de nouveau abandonné, il a fallu que l'héritier des solitaires recommençât l'œuvre de Lemaltre. .le passai ce fossé, précisément à l'endroit s'élevait jadis l'hôtel de Longueville , et je me trouvai au milieu d'un bouquet de bois qui doit avoir fait partie de la Solitude. C'est dans les petits sentiers de ce taillis que le jeune Racine aimait à s'égarer, Sophocle ou Euripide à la main , et que deux fois il se laissa surprendre lisant le roman de Chariclée. L'anecdote fait re- chercher le livre. Bléritait-il qu'on s'exposât deux fois aux sévè- res avertissements de Lancelot? On peut en douter. Mais sous ces ombrages , quel est le roman dont le cœur de Racine n'eût pas fait un poème enchanteur? Le grand poète jetait à son insu, dans ce cadre médiocre, tout un monde éclos de son imagina- tion de seize ans. Je pris au hasard l'un des sentiers , et, après quelques détours , je me trouvai au pied d'un bastion â demi écroulé; un \i(ux lierre qui enveloppait le reste l'empêchait seul de tomber. D'où venait celte image de la guerre dans un lieu de

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recueillement et de paix? Ce bastion n'était pas le seul. D'autres encore s'élevaient de distance en distance aux divers angles du mur de clôture. Fontaine alors me revint en mémoire. Lors- qu'en 1655 recommencèrent les troubles de la Fronde , les reli- gieuses prirent une seconde fois le chemin de Paris. Les solitai- res qui habitaient au nord , sur la hauteur, une ferme qu'on appelle encore les Granges, descendirent à Port-Royal, résolus à le défendre contre les partisans'qui couraient la campagne. Il y en avait parmi eux qui avaient fait la guerre , de vieux rou- tiers, comme parlent les Mémoires , qui n'étaient pas fâchés de trouver une occasion de reprendre le mousquet. On leva des fusiliers parmi les paysans des environs , on enrôla les solitaires, et il y eut des heures pour la manœuvre , comme auparavant il y en avait pour la prière. La position n'était pas des meilleures; raison de plus pour s'y fortifier. Le duc de Luines amenâtes ou- vriers qui construisaient son château de Vaumurier, et prit le commandement de la place. Alors furent élevées ces tours dont nous voyons encore les ruines. Le duc de Luines allait de l'une à l'autre , encourageant les travailleurs. Lemaître l'accompa- gnait partout, semant à propos quelques versets de l'Écriture, comme pour consoler de Sacy qui ne comprenait rien à la nou- veauté de ce spectacle, et « qui travaillait toujours, dit Fon- taine, à faire en sorte que si leurs mains paraisaient être les mains d'Esau, leur voix au moins fût toujours la voix de Jacob. » Fontaine nous a laissé une piquante description de ce monas- tère converti en place de guerre. Au moyen âge , cela s'était vu souvent , mais , au xvii<= siècle , la chose avait assez vieilli pour être redevenue nouvelle, et ce ne fut pas un des épisodes les moins curieux de cette curieuse guerre de la Fronde. Cependant le prince de Condé ne daigna pas s'apercevoir de tout ce mou- vement. Ses ennemis auraient bien voulu, sans doute, lui voir tourner contre quelques moines sa grande épée de Rocroy ; mais je ne sais trop comment Bossuet, dans son Oraison funèbre , se fût tiré du récit de cette campagne.

Hélas ! douze ans plus tard , Port-Royal eut un autre siège à soutenir, et celte fois malheureusement, c'est à l'ennemi que servirent les tours. En 1664, les religieuses ayant refusé de signer le formulaire les cinq propositions étaient condam- nées comme se trouvant dans Jausénius , l'archevêque Péréfixe

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se présenta, à la tête d'une compagnie crarchers , devant Port- Royal de Paris. Les plus anciennes religieuses furent enlevées et réunies à celles de Port-Royal-des-Champs, Cela fait , on mit la vallée en état de blocus. Jour et nuit , quelques archers rô- daient autour de l'enceinte, parfois même dans les jardins, les religieuses n'osaient plus descendre , de peur de les y ren- contrer. Les solitaires étaient en fuite, mais la charité les ren- dait ingénieux à tromper la vigilance de la garnison , et leurs lettres passaient à travers les lances. 11 se trouva aussi qu'au lieu d'un simple médecin, l'archevêque avait laissé dans le monas- tère un redoutable théologien. Hamon était un de ces bourrus bienfaisants qui maltraitent leurs malades , mais qui les guéris- sent, et qui, faisant entrer pour beaucoup dans la science la connaissance du cœur humain , savent guérir aussi les maladies de l'âme. Un homme de cette humeur était ce qu'il y avait de plus propre à entretenir les religieuses dans leur opposition. Il pouvait, au besoin, leur servir d'aumônier et même de confes- seur. Cette captivité dura plus de trois ans. Elle exalta à ce point la douleur des religieuses que , dans leur désespoir , elles adres- sèrent une requête à Jésus-Christ, et l'ayant rédigée, la dépo- sèrent entre les mains de l'une d'elles, qui venait de mourir. Ces mauvais jours aussi passèrent, mais lorsqu'on voit aujour- d'hui les fortifications qui les rappellent , on ne peut se défendre d'un sourire triste et d'un retour mélancolique vers cette époque ofi , pour contraindre de pauvres recluses à confesser ce qu'elles n'avaient pu lire dans un livre écrit en latin, la théologie faisait alliance avec le Châtelet, et produisait, pour sa raison dernière, le lieutenant civil.

En sortant du jardin pour aller du côté des cloîtres et de l'é- glise , on rencontre un beau noyer ([ui passe pour être le der- nier contemporain des solitaires. J'aurais voulu croire aussi que Nicole écrivit sous cet arbre quelques-uns de ses Essais. M. Silvy souriait en me racontant cette tradition. Pour lui té- moigner ma reconnaissance de ce précieux renseignement , je lui appris , à mon tour , qu'il y a quelque part , à Paris , dans la cour d'une maison Racine a demeuré , une vigne que l'on dit plantée par la main de ce grand poète. Elle couvre un mur tout entier, et embrasse de ses festons les deux fenêtres de la cham- bre où peut-être fut écrit Mithridale. La tragédie naquit aux

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fêles de Bacclius, el celte anecdole ne va point mal à la mémoire d'un poeie tragique.

Je passai donc à moitié convaincu devant le noyer janséniste, et me voici sur une petite plate forme de gazon fermée d'une haie vive el plantée de peupliers. La main intelligente qui planta ces arbres en croix , a voulu conserver par une image de l'église qui s'élevait à cette mêYne place. Elle avait cette forme. Ici les souvenirs se pressaient en foule. Dans cette église, la célèbre Angélique avait fait profession à l'âge de huit ans ; , elle avait reçu les mains de Saint-Cyran ; , D'Andilly avait déposé le cœur de ce même Saint-Cyran. Pas une pierre au de- dans, pas une pierre autour qui ne couvrit les os de quelque sainte tille , de quelque savant homme. , par une nuit la neige tombait à flots, avait été furtivement apporté, de Paris, le corps de Sacy. Les religieuses le voulurent voir une dernière fois , et son visage ayant été découvert, elles s'approchèrent tour à tour pour baiser ces tièdes reliques. Un soir , vers la fin d'octobre 1694, un étranger fait appeler l'abbesse à la grille. Cet homme venait de Belgique il avait fermé les yeux du grand Arnauld , et il apportait le cœur du proscrit à ses chères filles. Cette nuit-là fut passée en prières , et le lendemain le cœur fut présenté à la grille de la sainte communion les re- ligieuses le reçurent avec des cierges à la main. Que de scènes touchantes je pourrais rappeler encore ! A la place était jadis le chevet de l'église, on voit un petit sanctuaire avec une iii- scription qui est d'hier, et qu'on dirait retrouvée parmi les ruines de 1710. Je demandai à M. Silvy pourquoi il ne m'offrait pas d'entrer dans ce sanctuaire. « Ah ! me dit-il, avec un fin sou- rire , ce sourire des vieillards dont la grâce dit tant de choses , ceci ne s'ouvre que pour ceux qui le désirent. Il y a là-dedans des choses qui peuvent ne pas convenir à tout le monde. » Tout convient à un voyageur comme moi, et j'insislai pour entrer. Il fallut aller chercher la clef dans la maison. Les murs de cette petite chapelle sont couverts d'inscriptions , de portraits et de petits tableaux qui tous doivent venir de l'ancien Port-Royal , dont plusieurs retracent les derniers souvenirs. Ces peintures se distinguent surtout par la naïveté de l'expression. Étonné de ne pas y voir le portrait de Pascal , j'en fis tout haut l'observation; une voU répondit à côté de moi : « Monsieur l'a dans sa

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chambre , en gravure. « Je me retournai , c'était une servante qui parlait ainsi. Quand je disais , en commençant , que tout, à Port-Royal, conserve une teinte du passé! Ne voilà-t-il pas une paysanne qui sait le nom de Pascal et qui peut-être a lu les Provinciales. Je remarquai, en sortant, quelques fragments de tombes scellés dans la muraille. Je relevai aussi sur mon che- min un petit cippe à demi brisé , sur lequel je lus en vieux ca- ractères : Tecla. C'est le nom de cette tante de Racine qui fut abbesse de Port-Royal. Je donne ma découverte pour ce qu'elle vaut. Mais c'était une harmonie de plus dans l'ensemble, et il y a ainsi beaucoup de jouissances d'imagination qu'il ne faut pas approfondir.

Quand on quitte l'enceinte des peupliers, et que l'on traverse l'emplacement du cloître , dont il ne reste aucune trace , le ter- rain s'élève, et on arrive à un petit bosquet qui faisait partie des jardins de l'abbaye. Il y a une source qui porte encore le nom de la mère Angélique : l'eau en est pesante et fade au goût; mais, en revanche , allez, au retour, boire à la fontaine qui est dans la cour. J'ai visité la fontaine de Jouvence, et je vous as- sure que l'eau en est moins douce que celle-ci. Les jardins, l'on voit la source de la mère Angélique , prenaient tout un côté delà vallée, et passaient, au midi, sous la terrasse la du- chesse de Longueville allait s'entretenir avec les solitaires. Au delà de ces jardins, que terminait le mur de clôture, j'ai retrouvé, aussi verts, aussi calmes que jadis , ces beaux prés Racine s'oubliait à regarder les combats des taureaux. Quelques ouvriers, assis à l'ombre ou se levant pour retourner à leur ouvrage, m'ont rappelé Leraaître. « sciant les blés, dit Fon- taine , avec les autres ouvriers que l'on prenait à la journée, et qui étaient surpris de le voir au bout d'un sillon lorsqu'ils n'é- laient encore qu'au commencement. » Encore un pas , et la vallée , en s'élargissant, nous laissera voir, sur une des collines à gauche , les ruines du château de Chevreuse. « Mon père , dit Louis Racine en ses Mémoires , fut obligé d'aller passer quelque temps à Chevreuse , M. Vtiart chargé de faire quelques répa- rations au château, l'envoya , en lui donnant le soin de ces ré- parations. » Il ne dit pas si l'on vit se renouveler alors les pro- diges de la lyre antique ; mais il paraît , pour le dire en passant, que les réparations n'en valaient guère mieux , car elles n'ont

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pns empêché le château de tomber en ruines. Racine ne bâtis- sait pas encore l'inexpugnable monument au pied duquel tom- bent émoussées toutes les flèches de M. Granier de Cassagnac. Racine s'ennuyait fort à Chevreuse , et il datait de Babylone toutes les lettres qu'il y écrivait. On se demande , à voir un lieu si beau , comment on pouvait ne s'y plaire pas? C'est qu'il est un âge le silence et la solitude des champs ne satisfait pas le cœur de l'homme. La nature est presque toujours ce que nous la faisons : le jeune homme la voit à travers sa passion, le vieil- lard derrière ses souvenirs.

Je pris, au départ, la route de Versailles. Cette route serpente autour de l'enceinte de Port-Royal, et regagne, par de longs circuits , le haut de la montagne. Je m'arrêtai pour jeter un dernier regard sur le vallon ; je cherchai au midi quelque trace du château de Vaumurier, mais il n'en reste plus rien, et je me rappelai que la mère Angélique , ayant su que le dauphin se proposait d'y cacher une tille qu'il aimait , envoya des ouvriers pour disperser les ruines. Au nord , j'apercevais ces granges les solitaires tenaient leurs écoles. On y montre encore un gre- nier qui fut la chambre du grand Arnauld , et dans la cour, on peut voir, mais il est comblé , un puits dont l'eau montait à l'aide d'une machine de l'invention de Pascal. Mais je ne sais quelle séduction irrésistible ramenait sans cesse mes regards sur le tableau que j'avais à mes pieds. A ce point de vue et pris dans son ensemble , ce tableau avait un charme dont on ne pouvait se défendre : je croyais voir Port-Royal sortir de ses ruines , et ma pensée le reconstruisait pierre à pierre, tel que je l'avais vu dans les Mémoires, ici l'église, le cloître, ailleurs l'infirme- rie, autre part les dortoirs, le chapitre, le parloir, les cours , les jardins, et là-bas , tout au fond , l'hôtel de Longueville. Je voyais les religieuses se promener dans les jardins ou sous les arcades du cloître. Dans chaque sentier de la solitude , je pla- çais un de ces grands hommes, Nicole, Racine, Arnauld, Pascal; j'assistais aux phases diverses de cette destinée la gloire seule avait égalé le malheur : et, à part quelques beaux livres, voilà ce qui restait de Port-Royal ! J'aperçus encore une fois le bon M. Sihi'; il semblait me plaindre de retourner dans le monde , et ne pas comprendre comment on pouvait quitter Port-Royal , quand une fois on y était entré. M. Silvy l'eût

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mieux compris il y a quarante ans . Dans un âge troublé comme est le nôtre, on se surprend à regretter ces Théb aides, en com- parant les maux que l'on souffre avec ceux qu'elles ont guéris; mais la pensée du siècle ne tarde pas à reprendre son empire sur l'âme. On envie ce repos et cette solitude à ceux qui les ont achetés par une longue et honorable vie , mais on se dit que la solitude et le repos n'appartiennent pas à la jeunesse , et que ceux-là seuls peuvent s'arrêter avant la mort , qui ont maiché longtemps , et par les chemins les plus rudes.

ÂNTOinS DE LATOtlt.

LE DERNIER

DUC DE GUISE.

DEUXII^aiE PARTIE.

IV.

Le lenips élait fort noir, et la mer menaçante ; mais l'éqni- page avait le cœur ferme et l)onne confiance dans la fortune du l)rince. Quand le soleil se leva , les pilotes reconnurent les ro- chers de Terracine près desquels se tenait une partie de la flotte espagnole. Le bruit lointain d'un coup de canon avertit son ,tl- tesse qu'on avait aperçu ses voiles. Deux galères d'Espagne ré- pondirent au signal et se mirent à la poursuite des felouques ; mais la violence du vent les rejeta dans le port de Gaieté, et lors- qu'elles réussirent à reprendre le large , les barques françaises avaient déjà fait bien du chemin. Cependant ces galères en atti- rèrent d'autres à leur suite; l'alarme se répandit jusqu'à Napies, et bientôt les abords de la côte furent entièrement sillonnés par des chaloupes armées.

M. de Guise , pensant qu'il serait difficile d'achever le voyage sans une mauvaise rencontre, imagina un stratagème pour dé- rouler l'ennemi. Il prit les devants avec sa felouque , en com- mandant aux six autres de former un groupe , afin de donner à 2 2

Il REVUE DE PARIS.

croire , en cas de surprise , qu'il était au ceiilre de la flotille. Le vieux marin qui conduisnit le prince , senlaiil l'approche du danger et la corde qui menaçait son cou , nVtait i)lus aussi tranquille et regardait son altesse fort gravement en récitant ses prières.

Est-ce que nous avons peur? demanda M. de Guise.

Hélas ! répondit le marin , il n'y a que la Vierge et les saints qui nous puissent garder d'un malheur.

Cr(iis-tu donc que je me serais mis en celte passe si je ne savais que le ciel est pour moi ? Va sa crainte. Tu ne peux mou- rir sans que je sois pris , et je ne dois point l'être.

Le jour baissait, lorsqu'on découvrit une galère sous le vent; mais on la perdit bientôt de vue , à cause de l'obscurilé. Le prince ayant fait plier les voiles , ce navire ennemi traversa au milieu des Français sans les voir. Pendant la seconde nuit , la mer alla toujours grossissant. Les felouques en souffrirent con- sidérablement. Celle du prince eut son gouvernail brisé ; on y suppléa du mieux qu'on put avec une rame , et la marche de la flotille ne fut pas arrêtée. Vers six heures du matin, on se trouva devant Ischia , tout près de quatre galères espagnoles.

Jésus! s'écria le pilote , nous sommes perdus ! qu'allons- nous faire ?

Marche tout droit sur la capifane , dit M. de Guise. Quand ils furent à portée de la voix , une sentinelle leur cria :

Qui êtes-vous ?

Un courrier pour le vice-roi ! répondit le prince.

Avancez sur nous !

La felouque ne changea point de direction pendant le temps nécessaire pour concerter une manœuvre , puis elle tourna su- bitement et cingla vers Naples. La sentinelle déch;ugea son mousquet , une autre l'imita j il y eut un feu général. L'artillerie des foris joua au hasard. Les quais et les hauteurs se garnirent de monde et les Napolitains accoururent de toutes parts sur le rivage. Henri de Lorraine entra dans le port au milieu de la grêle des balles ennemies. Le |)rince , tenant d'un bras Je mât de la felou(|ue, agitait de l'autre son chapeau en criant:

Giiise! Guise! à nioi , braves gens de Naples!

La barque fut bieiilôt hosde d;)n[;er et vint toucher terre au faubourg do Lorelto était le peuple. Le lesle de la 0oliUe

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arriva de inêine sans avoir perdu un seul homme. Les applaii- dissemenls de la foule ('clatèreut alors .sur une ligne immense, ce <|ui était un spectacle fort singulier. Don Juan d'Autriche y a.ssistait de son vaisseau amiral, et dès ce moment il i)rit une grande estime pour l'ennemi qui venait de lui échapper par tant d'audace el de courage.

Comme on attendait M. de Guise à Naples depuis trois jours, on lui avait préparé une espèce de triomphe. On lui amena un cheval magnifiquement harnaché , sur lequel il fit son entrée dans la ville. En quelques instants , les rues il devait passer furent ornées de tapisseries. Les femmes agitaient leurs mou- choirs. Des enfants , tenant des branches d'arbres, dansaient devant le cheval. On brûlait de l'encens à toutes les portes. Il y eut des rues entières le pavé se trouva couvert de tapis ou de feuillages. Les fleurs qui étaient rares en cette saison pleu- vaient cependant des fenêtres.

On s'embrassait dans les rues en se félicitant d'avoir un prince très-beau et d'un grand nom. Le cortège marcha jusqu'à l'É- glise des Carmes la messe fut célébrée. En quittant l'église , Henri de Lorraine trouva les chefs du peuple qui lui firent leurs soumissions. Il y manquait seulement Gennare Annese , celui qui avait succédé à Masaniel. Annese envoya prier M. de Guise de le venir voir au Tourjon des Carmes il demeurait en- fermé.

M, de Guise passa bizarrement la matinée dans ce ce tourjon des Carmes. Il y mangea une cuisine détestable que la femme d'Annese prépara elle-même , avec des robes magnifiques , des diamants à son cou el des pendants d'oreilles qui venaient de la duchesse de Matalone que son mari avait tuée. Les chambres étaient encombrées de richesses provenant des maisons pillées, et le prince vit tout cela d'un fort mauvais œil, mais sans té- moigner son déplaisir.

î'on altesse n'était pas au bout. Un chef populaire, nommé Louis del Ferro et qui était plus qu'à moitié fou , servit à table comme un valet , el , se mêlant à la conversation , disait mille ordures. Le dîner fut interrompu par l'arrivée d'un boucher qui s'en vint accuser Annese de trahison et qui leva son couteau en déclarant qu'il le voulait tuer. D'autres bouchers étaient aux portes , criant qu'on leur jetât sa tète parla fenêtre. Un bandit,

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appelé Michel do Santis , entra brusquement et demantla pour- quoi on ne l'avait point invité. Pour le premier jour, M. de Guise voulut bien supporter ces impertinences ; il fit même en sorte de mettre tous ces miséral)los d'accord ; mais il sortit du tourjon des Carmes avec un grand dégoût et le dessein de se débarrasser bientôt de ces canailles.

Ayant pris possession du palais de l'ancien gouverneur, Henri de Lorraine se composa un élat-major des nobles qui n'avaient point encore fui de la ville, et le nombre n'en était pas fort grand. Il s'informa ensuite de l'état des finances , des provisions et du nombre des troupes armées. Il trouva les choses bien au-dessous de ce qu'on lui avait annoncé. Les chefs s'étaient partagé le trésor ; les marchés ne contenaient guère de vivres ; la plupart des soldats n'avaient que de méchantes armes et point de poudre. Quant à la discipline, elle n'existait pas; chacun abandonnait son poste ou passait à la fantaisie d'une troupe dans l'autre, ou même s'en retournait chez lui sans demander de permission à ses chefs.

M. de Guise ne s'aveugla point sur les difficultés qu'il avait à surmonter. Il vit les Espagnols entourant la place et fermant les portes ; des vaisseaux gardant la mer ; l'ennemi nombreux et approvisionné ; la ville menacée d'une disette, et pour lutter contre tant de dangers , il n'avait qu'une armée en guenilles , malaisée ri conduire, point d'argent ni de munitions , un peu- ple turbulent et extrême dans ses passions , qui l'adorait au- jourd'hui et pouvait l'abandonner demain; avec cela, pas un officier intelligent et pas un bataillon régulier. Il comprit que pour établir sa puissance, il fallait d'abord anéantir celle des chefs, sans fâcher le peuple, ce (jui demandait de la prudence et de l'énergie. Il fallait aussi mettre fin au blocus, emplir les magasins de provisions et obtenir de la France l'envoi d'une Hotte.

Le premier soin de M. de Guise fut de se faire connaître aux gens de Naples, de visiter à cheval tous les (juartiers de la ville <'t de passer en revue les troupes. Il eut quelque plaisir à rece- voir de si vifs témoignages d'amour qu'on n'aurait pu faire da- vantage s'il eût été un Dieu. On se jjroslcrnail devant lui sur son passage en l'accablant de bénédictions ; les malades lui ve- naient demander de leur imposer les mains. C'était comme une

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fêle universelle. Annese , qui en sentait de-la jalousie, accom- pagnait le prince sur un beau cheval noir (pi'il ne savait point conduire et caracolait en yrande parade , sans vouloir se tenir au second rang. Il fit tant que sa monture le jeta par terre et que le peuple se moqua de lui. Louis del Ferro courait à pied , en tête du cortège, avec une perruque en crins de cheval , comme une furie, et, soit par joie ou par folie, donnait aux passants des coups d'épée. 11 en blessa plusieurs. M. de Guise, perdant patience, l'appela sot devant tout le monde en lui com- mandant de se retirer.

Arrivé sur la place de la Concherie , le prince trouva une troupe de ces vauriens qu'on appelait lazares. Ils étaient con- duits par Michel de Sautis. Ce bandit s'avança devant le cheval du prince :

Altesse, dit-il à haute voix, je vous demande, au nom du peuple , pourquoi vous avez donné à un Français la garde de la porte d'Albe.

La foule du populaire tourna aussitôt les yeux vers M. de Guise pour voir comment il ferait sa réponse et s'il se laisserait perdre le respect.

Maître Michel , répondit le prince , je donnerai ici les com- mandements comme il me plaira de le faire et à qui bon me semblera. Ce n'est pas à vous que j'en rendrai compte, mais au conseil , quand il y en aura un. Si quelqu'un trouve mauvais ce que j'ordonne , il peut le dire; je l'enverrai pendre tout droit.

Je ne suis pas de ceux que l'on envoie pendre. Je suis un chef du peuple et j'ai six cents hommes qui m'obéissent. C'est plutôt moi qui vous couperai la tète , comme à Philippe CarafFa.

Michelremuaitenl'air un couteau avec des gestes de forcené; mais le duc l'interrompit dans cet exercice eu poussant sur lui son cheval et le renversa rudement par terre. Le bandit passa aussitôt de l'insolence à la prière , avec une soudaineté particu- lière aux Napolitains.

Grâce! grâce! altesse, criait-il à genoux. Ne me faites pas pendre. Je ne dirai plus rien. Je suis votre serviteur.

Relève-toi , dit M. de Guise. Je te pardonne pour cette fois ; mais que ce soit la dernière.

2.

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Puis, se loiirnvnnt vers les lazares :

Y a-t-il encore ici un drôle qui ait à parler ? denianda-t-il avec une figure terrible.

Un autre chef, apothicaire de son état et qui était un des plus féroces de ces bandits , se plaça devant Michel.

.Moi, dit cet homme j Je ne veux pas que les portes soient données à des Français.

Avant qu'il eut achevé, le duc lui brisa sa canne sur sa (ête.

Pardonnez! pardonnez, altesse! cria l'apothicaire; c'était pour badiner. J'aime votre seigneurie comme les autres, et je lui veux obéir.

Le vaurien baisait les pieds du prince et pleurait de tous ses yeux. Le peuple applaudissait et s'émerveillait du courage de M. de Guise.

Un bourgeois s'avança , et , prenant l'apothicaire au collet , déclara que cet homme lui avait pillé , le matin , sa maison avec six autres lazares qu'il désigna. M. de Guise fit un signe à qua- tre de ses gentilshommes français qui arrêtèrent les six lazares et leur prirent leurs armes.

Que ces scélérats soient pendus avant une heure, dit le prince.

Et s'adressant à la troupe déguenillée :

Rendez-vous au quai de Sainte-Lorette , et attendez-y mes ordres. Le premier de vous qui en bougera sera fusillé.

Les bandits firent retraite, sans murmurer, au milieu des huées du peuple et des bourgeois , qui étaient charmés de voir enfin leurs vies et leurs biens à l'abri du pillage. M. de Guise ac- corda pourtant la grâce des six lazarres et les envoya portera leurs camarades des paroles moins dures. Les officiers de l'état- major ne ppuvaient revenir de leur étonnement,

Savez- vous , altesse, dit l'un d'eux, que vous risquez beaucoup en traitant ainsi ces êtres sauvages .'*

Apprenez , répondit le duc , que le ciel , en se donnant la jteine de faire un homme de ma qualité , a soin de lui mettre entre les yeux quelque chose que la canaille ne peut soutenir.

Par le Christ! dirent les Napolitains entre eux, nous avons justement le maître qu'il nous fallait.

M. de Guise n'ignorait pas à quelles gens il s'adressait. Le peuple de Naples lui était connu; il savait bien que si on ne ré-

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prime pas tout d'abord son insolence , on ne s'en fait plus obéir, tandis qu avec des coups et de sévères paroles, on le mène coniuie on veul.

La porte d'Albe avait été confiée au sieur de Cérisantes, gen- tilhomme donné à M. de Guise par le marquis de Fonlenay. Son allesse trouva au i)alais un envoyé de Cérisantes qui venait an- noncer une révolte. Les soldats ne voulaient point se soumettre à un Français , à moins qu'on ne leur payât l'arriéré de leur solde. Le duc courut en hâte au lieu du tumulte. L'affaire était sérieuse. Les mutins, assemblés sur une place, avaient chargé leurs mousquets et s'allaient répandre dans la ville pour piller. Du plus loin qu'ils virent le prince et sa suite , ils soufflèrent sui' leurs mèches et se disposèrent à tirer sur lui. M. de Guise fit arrêter ses gens et s'approcha seul du groupe des révoltés.

11 faut pourtant qu'on m'obéisse, leur dit-il. Le peuple ne m'a pas appelé de Rome pour que des bélitres comme vous me donnent du souci. Qu'est-ce que vous demandez ?

De l'argent! de l'argent! crièrent les soldats.

Je voulais vous en envoyer aujourd'hui; mais puisque vous vous êtes mutinés, vous ne l'aurez que demain, et si vous ne rentrez à vos rangs tout à l'heure, c'est du plomb qu'on vous mettra dans la tète. Si tout le monde était aussi turbulent que vous ici , je partirais ce soir pour la France , et quand les Es- pagnols vous auraient passés au fil de l'épée , je dirais que vous l'avez méiité.

De l'argent! de l'argent! répétèrent les mutins.

J'ai promis que j'en distribuerais demain. Lequel de vous ne se veut pas fier à ma parole ?

Moi ! dit un soldat eu s'avançant.

M. de Guise lui asséna sur la tète un coup de canne si violent, qu'il rétendit au pied de son cheval.

Qui est-ce encore qui ne veut pas me croire?

Moi! dit un autre soldat en brandissant un épieu de fer. Le prince lui déchargea un de ses pistolets dans la poitrine et

le tua sur la place.

Lequel encore demanda son altesse.

La troupe entière tomba aussitôt à genoux en criant pitié ! à l'italienne. M. de Guise se montra plus dur cette fois que la pre- mière. Il s'informa des instigateurs de la révolte et en fit pendre

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sur riieiiie deux des plus coupables. Le reste ouL sa grâce et tout rentra dans Tordre. Le prince condamna encore plusieurs pillards ou séditieux ;\ être pendus; mais, leur voulant par- donner, il passa comme par hasard an lieu du supplice et les fil relâcher. On loua fort, dans Naples , cette conduite énergi- »iue , et l'autorité de M. de Guise s'en trouva établie en peu de jours , de telle façon, que personne n'eût osé lui résister. Les notables et les chefs du peuple s'assemblèrent solennellement et nommèrent Henri de Lorraine duc de la république, généralis- sime de ses armées et défenseur de sa liberté.

Les honnêtes gens, voyant son altesse disposée à les protéger utilement, lui vinrent offrir leur argent et leurs bras. Ils lui composèrent une garde nombreuse et fidèle pour sa personne ; le duc choisit ijarnii eux les officiers dont il avait besoin. Il fit crier par la ville cju'il recevrait à toute heure du jour les péti- tions et y donnerait réponse à l'instant même; qu'il accorde- rait des audiences ù cpii voudrait lui parler, à son palais et en tous lieux on le pourrait rencontrer. Dès cinq heures du ma- tin il était debout. Une foule de solliciteurs assiégeait ses anti- chambres. Des femmes l'abordaient en pleine rue et jusque dans les églises, il allait entendre la messe tous les jours. Son se- crétaire était sans cesse derrière lui l'écritoire ù la main. Le prince signait les pétitions sur les balustrades de la nef, sur le bord de la chaise ou le pommeau de sa selle. Le seul moment de repos qu'il eût dans la journée était celui du dîner, pendant lequel on lui jouait une musique, la meilleure qui fût en Eu- rope, comme dit Saint-Yon dans son mémoire.

M. de Guise avait surtout à cœur de ramener à lui la noblesse, qui ne s'était retirée de Naples qu'à regret, et voulait des Espa- gnols comme d'un pis-aller. 11 visitait souvent , dans ce dessein, le couvent des carmélites se tenaient les dames de qualité. II les comblait de soins et leur facilitait les moyens de corres- pondre avec leurs maris ou leurs frères, bien qu'ils fussent parmi les Espagnols ; comme il s'était mis le mieux du monde avec ces dames, elles disaient fi leurs familles tout le bien ima- ginable sur les qualités aimables , la courtoisie et le beau carac- tère de son altesse.

La noblesse en émigration éinblit par ce couvent une corres- pendance avec le prince pour ie reaiercier de la protection ac-

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cordée à ces dames. M. de Guise écrivait aux premiers et aux plus puissants, les priant de revenir dans leurs maisons, de prendre part à son gouvernement et de lui apporter le secours de leurs lumières. Sans oser encore se rendre à ses invitations , les nobles lui promirent de rentrer bientôt et de'j'avertir en des- sous main , par le couvent , des projets des Espagnols contre la ville.

Alin d'être aussi agréable au peuple, M. de Guise fit chercher la veuve de Masaniel , et lui donna une grosse pension, des ser- viteurs et un palais , ce qui produisit un excellent effet. Le prince allait tous les matins voir les travaux des fortifications, de sorte qu'en peu de jours les bastions et les portes furent à l'abri de toute surprise. Des bandes s'étaient établies dans les montagnes et inquiétaient fort les derrières de l'armée espa- gnole. On citait parmi leurs chefs un peintre nommé Salvator Rosa qui était un fort batailleur et un artiste habile ,• mais ses tableaux ne furent en grande estime qu'après sa mort. Le duc répondit gracieusement aux offres de services que ces brigands lui firent; mais il n'eût voulu pour rien au monde les recevoir dans ses murs.

Un matin, après avoir entendu la messe, M. de Guise retour- nait au palais ducal pour présider une assemblée des chefs no- tables, lorsqu'une femme, qui vint arrêter sa chaise, l'avertit qu'on le devait assassiner comme César.

Ne craignez rien , répondit-il ; je sens que mon heure n'est point sonnée.

Le prince eut soin, à son retour au palais, de tenir ses gar- des à portée de la voix , et de mettre derrière lui trois gentils- hommes français d'un courage et d'un dévouement éprouvés. C'étaient les chevaliers de Rouvrou , d'Orillac et de la Taillade.

Dès son entrée dans la salle , son altesse aperçut un groupe de gens à mines mauvaises. Un avocat, nommé Thomas îîasso, qui était au nombre des conspirateurs, prit la parole. Il fit un discours adroit et captieux il déclara que la république n'avait pas entendu se donner un roi ; que son altesse de- vait s'expliquer, et que d'abord on devait composer un sénat pour contrôler les mesures du prince et gouverner d'accord avec lui. M. de Guise répondit qu'on ne pouvait composer un sénat sans la noblesse qui était absente; que dans toutes les répub'i-

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ques il fallait, aux nioraents de crise l'ennemi élait aux por- tes , confier l'autoïKé entière à un seul homme ; que pour lui , il ne croyait point avoir encore rieu fait qui passât son pouvoir de généralissime des armées. Son altesse parla le mieux du monde pendant une heure entière, en déployant son air noble et loyal qui lui gagna tous les cœurs. L'assemblée applaudit fort à ses paroles éloquentes et mesurées. Les conspirateurs se levè- rent alors et dirent que si le prince ne voulait point tromper le peuple, il ne refuserait pas d'exposer devant le conseil tout ce qu'il avait dessein d'entreprendre pour le salut de l'État, et qu'ainsi on lui pourrait donner des avis en attendant la for- mation du sénat.

Rien de plus légitime , répondit M. de Guise : vous êtes mes conseillers jusqu'au moment la noblesse reviendra, je veux qu'on vous traite comme si vous étiez des sénateurs.

Le prince appela ses gardes qui se rangèrent le long des murailles.

Quand messieurs les notables viendront me voir, leur dit- il , vous leur rendrez les honneurs militaires.

Il ne doit pas entrer de soldats ici, crièrent les conjurés; on nous veut violenter ! à bas le tyran !

M. de Guise , sans s'émouvoir, fit un signe à ses gens qui ar- mèrent leurs mousquets , et les trois gentilshommes debout à son fauteuil tirèrent leurs épées. Les turbulents se calmèrent admirablement à cette simple manœuvre.

Messieurs les notables , reprit le duc avec sa bonne grâce française , je vous demande pardon d'introduire mes gardes dans cette enceinte; ce n'est point pour jouer le tyran ni pour usur- per des titres dont je n'ai pas besoin, mais seulement pour me garder des poignards de quelques ambitieux qui veulent faire les tribuns et ne sont au fond que des voleurs. Je savais leurs in- tentions avant d'entrer ici; ces petits Brutus en veulent à notre argent; faut-il les appeler par leurs noms? Ce sont maître Basso l'avocat, Vincent d'Andréa, Pierre Damico; tous gibiers qui ne peuvent échapper à la potence. Je ne les y enverrai pour- tant pas encore cette fois ; je leur épargnerai la honte d'être fouillés et traités comme des assassins. Voyez-les baisser les yeux et se troubler ! Eh quoi ! vous ne pouvez pas même sup- porter mes regards, et vous me vouliez tuer autrement que la

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nuit et par derrière! assurément, vous n'y songiez pns. Mes- sieurs les notables, je vous le dis une fois pour toutes : les Na- politains m'ont fort honoré en m'appelant pour les tirer du péril; mais s'ils ont de moi quelque ombrage, demain je piiis sans regret pour la cour de France ; je ne m'estimerais pas da- vantage roi de Naples que duc de Guise.

L'assemblée répondit d'une seule voix, qu'elle suppliait le prince de rester et que lui seul pouvait sauver le pays. Pendant ce temps-là , le peuple ayant ouï parler de la conspiration, était accouru devant le palais et demandait à voir M. de Guise.

II sortit avec les notables et fut accueilli par de grandes démonstrations de joie. La foule l'accompagna partout aux cris de :

Vive son altesse ! nous n'obéirons qu'à elle ! mort aux con- spirateurs !

Le duc , voyant les Napolitains en si belle humeur et son crédit sur leurs esprits monté au plus haut point, voulut prépa- rer un coup de main contre les Espagnols. Il envoya un chef populaire nommé Jacques Rosso, qui était homme de cœur , reconnaître les avants-postes ennemis sur la route d'Averse. Au lieu de suivre ses instructions, Rosso engagea la bataille avec cJes forces insuffisantes et y pensa laisser tout son monde. M. de Guise était à dîner quand on lui vint apprendre qu'on entendait le feu. Son altesse en renversa la table de colère et courut au combat; quelques minutes plus tard, c'en était fait de Rosso et de son corps d'armée : on le trouva dans une prairie , cerné i)ar les ennemis et défendant sa vie intrépidement. M. de Guise l'eut bientôt dégagé par une charge fort impétueuse. Comme il fai- sait sa retraite vers la ville , le prince aperçut au loin un gros de cavalerie qui s'avançait au galop et lui préparait un choc terri- ble. Il tît cacher dans un fossé tous ses mousquetaires et marcha au-devant des cavaliers avec ses meilleures troupes. La bataille y fut rude ; les Napolitains ne purent résister aux Espagnols qui étaient de vieux soldats fort aguerris ; ils furent culbutés et se replièrent sur l'arrière-garde en grand désordre. Alors, aux cris de M. de Guise, les fantassins cachés se montrèrent à l'impro- viste et firent une décharge sur l'ennemi presque à bout portant. Ils l'eussent anéanti si la peur ne les eût aveuglés; malheureu- sement , ils tirèrent en tremblant et le plus maladroitement du

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monde , car ils pensèrent tuer le prince qui eut à peine le temps de se baisser pour ne pas recevoir des balles dans la lète. Il eut même ses i)Iumes et ses cheveux brûlés par la poudre. Après cet exploit, les Napolitains s'enfuirent vers la ville de toutes leurs jambes ; mais les Espagnols, croyant (jue c'était une feinte , n'o- sèreiil risquer un pas de plus , sans quoi ils faisaient son altesse prisonnière. M. de Guise riait de tout son cœur ; il poussa l'au- dace jusqu'à défier l'ennemi avec ses trois gentilshommes fran- çais :

Holà ! cria-t-il,ne trouverai-je point parmi vous un homme de bonne maison , qui veuille faire le coup d'épée avec Henri de Lorraine?

Leduc de la Torella sortit des rangs; mais à dix pas, il tourna bride et regagna son monde. M. de Guise, qui le con- naissait , l'appela par son nom et lui dit que ce n'élait pas bien de refuser une partie d'honneur. Enfin , voyant l'ennemi qui rechargeait ses armes , il partit au galop avec ses trois gentils- hommes.

Son altesse eut alors le loisir de remarquer la couardise de ses Italiens. La moitié des officiers l'avaient abandonné. Les autres craignant d'avoir encore à se battre, feignaient d'être blessés. Un ceitain Prignani , qui s'était écorché la main, gé- missait et voulait courir à la ville. M. de Guise fut obligé de rester à l'arrière-garde pour repousser les Espagnols qui le har- celaient, et de faire le métier d'un simple cornette. Gennare, tout pâle d'effroi, lui vint dire :

Nous sommes morts ! voici des ennemis devant les portes de la ville !

Eh ! répondit le prince. Il faut que ce soit Paul deNaples avec ses lazares.

Jésus ! comme ils sont grands!

On envoya M. d'Oriilac en reconnaissance. C'étaient des ar- bres ! Les honneurs de la journée restèrent pourtant aux Napo- litains , et ce leur fut d'une grande utilité. M. de Guise fit élever pendant la nuit des fortifications avancées , de manière à tenir ouverte la porte d'Averse. On put ainsi communiquer avec la campagne; des vivres arrivèrent de tous côtés. Depuis ce jour on eut des volailles et du gibier à toutes les tables et on fit aussi bonne chère que si l'ennemi n'eût pas été à portée du canon.

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Durant quinze jours les escarmouches se succédèrent; mais on garda les positions qu'on avait prises. La face des choses en changea fort. Les paysans introduisaient leurs bestiaux dans la ville et ne vendaient plus rien au.x ennemis. Les gens de la flotte se mutinèrent contre D. Juan d'Autriche, qui avait les fièvres à J)ord du vaisseau amiral. Les soldats espagnols manquant de munitions , désertaient. Il y eut de ces transfuges qui vinrent trouver M. de Guise pour avoir à manger. Le duc d'Arcos élait au désespoir. 11 fit des tentatives de surprises nocturnes contre la ville; mais il fut repoussé si vertement, qu'il préféra demeu- rer en repos en attendant des secours.

C'était au courage , au bon esprit de M. de Guise que Naples devait tous ces avantages ; et l'on avouera qu'il était malaisé de reconnaître , à cette conduite habile et à celte prudence , la tète folle qui avait tant diverti la cour de France. Des courriers furent dépéchés à Rome, à M. Mazarin et à M"e de Pons. Le prince demandait au pape sa protection , à M. le cardinal, de saisir cette belle occasion de ruiner la puissance espagnole en Italie, et à sa maîtresse de lui conserver un amour dont jamais héros de chevalerie n'avait été plus digne.

V.

Le lendemain de la fête de Noël , M. de Guise eut avis que «les vaisseaux français avaient abordé à Sorrenle ; sur l'un d'eux élait l'abbéBasqui, dépulé par M. le cardinal Mazarin à la ville de Naples. Son altesse envoya au plus vile un sauf-conduit, et attendit en grande agitation la visite de l'ambassadeur. Vers midi, on apprit avec élonnement que Basqui élait entré dans la ville et s'était rendu au tourjon des Carmes, chez Gennare An- nese. Après quatre heures d'attente , on vit enfin arriver le dé- pulé au palais ducal. Basqui parla beaucoup âe la cour et Je l'admiration qu'on y avait pour la valeur du prince. Voyant qu'il ne venait pas au fait , M. de Guise l'interrompit pour lui demander une explication franche et dépourvue d'ambages. L'abbé répondit qu'il venait faire une simple visite à son altesse, lui rendre ses devoirs en passant , et qu'il n'avait point assez de monde pour lui être secourable ; mais qu'assurément M. le car- dinal allait prendre quelque mesure importante. Le prince ap-

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pelait la palience à son aide et faisait de gros soupirs. Il peignit avec de vives couleurs et fort exactement l'état misérable des Espagnols; il démontra que les Français pouvaient aisément détruire la Motte ennemie.

Oh ! s'écria Basqui , nous ne venons point dans l'intention de guerroyer. Je le voudrais ))our vous être agréable j mais les instructions de M. le cardinal me l'interdisent tout à ^fait.

Au moins, reprit son altesse, vous me donnerez de la poudre ?

Je n'en ai point apporté.

De l'argent?

On ne m'en a pas remis.

Des hommes ?

11 n'y en a pas un de trop sur nos vaisseaux.

Que diable venez-vous donc faire ici ?

Basqui recommençait les flatteries poussées jusqu'à l'hy- perbole. M. de Guise, hors de lui , renversa une chaise par terre :

Monsieur l'abbé, dit-il avec des yeux étincelants, vous au- riez mieux fait de rester à Paris et d'aller à la comédie , que de courir si loin pour vous moquer de moi. Vos belles paroles ne sauraient m'étourdir. En vérité ! si vous étiez venu pour favo- riser les Espagnols , vous n'agiriez pas autrement. Je serai plus franc que vous. J'ai deviné votre pensée. Je suis insîruit de votre visite à ce drôle d'Annese que je ferai pendre avant qu'il ait répondu aux lettres que vous lui avez remises. M. le cardinal se trompe grossièrement s'il doute de mon crédit à Nai)Ies. Les vieux démêlés des princes de ma maison avec le roi ne sont plus de saison aujourd'hui. Je suis dévoué à la reine et à Sa Ma- jesté. Je veux , avant toutes choses, que la France profite de ma conquête. Si vos instructions vous obligent à m'abandonner, dites au ministre que je persisterai seul à tenir tète à l'Espagne entière , parce que mon honneur et l'intérêt de notre jeune roi le veulent ainsi; mais ajoutez qu'il reconnaîtra bientôt son er- reur et que je le rends responsable de ma mort et du dommage que sa politique pourra causer à l'État.

Bas([ui reprit les protestations d'amitié , l'emphase de ses éloges et les cii'conloculions; mais le prince lui coupa une troi- sième fois la parole.

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Reslons-en , moiisieiii" l'abbé. Vous nVécbauffez les oreilles , et il me pourrait arriver de maïKjuer au roi en voire personne , en vous jetant par cette fenêtre.

l-'abbé fit trois saints, f;agna la porte à reculons et disparut. Avant que Basqui fût de retour à Sorrente, M. de Guise savait déjà que l'envoyé avait concerté avec Gennare son arrestation , et que M. de Mazarin mettait aux secours de la France la condi- tion que Henri de Lorraine serait déposé. Un autre eût sans doute perdu courage à ce coup terrible ; mais M. de Guise ne son- gea même pas à la honte d'une retraite ; il pensa , bien au con- traire , à l'amour que lui montrait le peuple napolitain, à la plus grande gloire qui rejaillirait sur lui , s'il triomphait sans l'appui d'aucun gouvernement. Il pensa aux applaudissements de sa maîtresse; puis il leva fièrement la tète et, frappant du talon par terre, il s'écria :

—Je mourrai plutôt l'épée au poing, que de reculer après un pareil début.

Le lendemain, on apprit que les Français faisaient voile sur Marseille ; mais le prince eut du moins une consolation : les meilleurs oflSciers, indignés de ce lâche abandon, avaient déserté la flotte; ils accoururent à Na pies se donnera M. de Guise, et apportèrent avec eux six barils de poudre et tout ce qu'ils possédaient en argent. C'étaient d'intrépides jeunes gens, tous de bonnes maisons. Il y avait parmi eux les cheva- liers de Forbin , de Gent, de Souillac, des Essarts et de Saint- Maximin ; le marquis de Chaban , les barons du Rang , de Malletet de Lagarde, et M. de Beauregard, un des plus habiles otiiciers d'artillerie qui fussent en France. M. de Guise ne tira rien autre du passage des vaisseaux de M. le cardinal ; mais on verra que son altesse dut la vie au dévouement de ces gentils- hommes.

Le o janvier 1648, veille des Rois, sans avoir prévenu ses gens, M. de Guise les fit sortir de Naples, décidé à frapper un grand coup. Il laissa dans la ville M. de Forbin , qui était un homme sûr et d'un caractère ferme ; tous les autres Français accompa- gnaient son altesse. La troupe n'était pas fort nombreuse parce qu'on n'y admit point les lazares; mais elle était composée des plus braves. On partit au petit jour et sans bruit. Un quartier d'Espagnols, établi à une lieue de Naples, fut surpris et taillé en

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pit^ces ; avant que l'alarme se fût répandue et que l'armée royale eût pris ses mesures, un second quartier fut culbuté. M. de Guise poussa résolument jusqu'aux portes d'Averse ; les sentinelles , ne s'attendant pas à voir les Napolitains , n'étaient point sur leurs gardes. La ville fut prise sans résistance. Son altesse y laissa cinq cents hommes commandés par le baron de Mallet, et s'en retourna. L'armée royale abandonna la partie et gagna les hauteurs ; le prince , voyant la route libre , fit demander à M. de Mallet d'envoyer à Naples les munitions des Espagnols qui étaient amassées dans Averse. A neuf heures du soir, on rentra dans la ville avec un convoi de trois cents mulets char- gés de poudre et de blé; on chanta le lendemain un Te Deum, et le peuple fut si transporté d'aise, qu'il demanda la permis- sion de voir son altesse pour l'adorer. Peu de jours après cette belle victoire , on enleva encore la ville de Noie par un coup de main; dès lors les Espagnols ne pouvaient plus espérer de re- prendre Naples autrement que par l'arrivée d'une armée nou- velle ou par quelque trahison.

Nous ne donnerons point ici les détails des autres exploits de M. de Guise, qui se succédèrent pendant quarante jours sans re- lâche. Il y eut dans cette petite guerre des faits d'armes admira blés qui composeraient à eux seuls une fort belle histoire et dont le récit nous mènerait trop loin ; ceux qui les voudraient connaître les trouveront dans le Mémoire de Saint-Yon. Le prince et les gentilshommes français firent des prodiges ; avant la fin de février , les environs de la ville étaient presque entièrement débarrassés des étrangers , les communications avec Averse régulièrement établies , et les Espagnols réduits à la défensive.

Au milieu de ses occupations, le prince écrivit à M. de Maza- rin, en faveur de M"e de Pons , qui avait eu à souffrir quelques tracasseries. Il parlait fort peu de son entreprise , afin de lais- ser comprendre qu'il n'ignorait point les mauvaises disposi- tions de M. le cardinal ; mais les amis du prince apprirent en même temps ses succès , et en firent du bruit à la cour. Les conversations ne roulaient plus à Paris que sur les aven- tures de M. de Guise; le ministre avait fort à faire pour répon- dre par des défaites et des politesses A tous ceux qui lui repro- chaitMit ral>andoii (h; ce jtnine héros. Les gens de guerre et les

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politiques murmuraient de l'occasion qui pouvait s'envoler bien- tôt ; ils se plaignaient des limidilés du gouvernement de la ré- gence , et disaient que le feu roi ou M. de Richelieu , n'auraient point tenu cette lâche conduite. Les femmes surtout ne cachaient pas leur indignation , et n'ajiprochaient guère du cardinal sans lui adresser des sarcasmes ; mais M. de Mazarin lui répondait en riant :

M. de Guise a fait mieux qu'un homme sage à force de fo- lie. Tout est possible à une cervelle brûlée; cependant, si nous nous mettions en frais pour lui assurer la couronne de Naples, nos vaisseaux , en arrivant , le trouveraient peut-être empereur des Turcs.

Un matin M. le cardinal vit arriver à la fois chez lui M"» de Monlpensier, le duc d'Elbœuf et d'autres princes , qui lui firent des remontrances et insistèrent pour qu'on secourût leur cousin. Le ministre para le coup de son mieux , en disant fout le bien imaginable de M. de Guise : que c'était un jeune homme aima- ble et pour les belles choses ; qui avait de l'éloquence et du courage; que lui particulièrement, il aimait le prince, et le voulait recommander à la reine ; que le temps prouverait qu'on n'abandonnait pas des personnes du mérite et de la qua- lité de Henri de Lorraine ; mais M. le cardinal ne prit au- cun engagement, et il écrivit à peu près dans le même instant , une lettre au marquis de Fontenay pour lui dire ses propo- .sitions à la ville de Naples. Il fallait, pour qu'on le secourût, que le peuple voulût renoncer à la république et choisir pour roi le duc d'Anjou, frère du roi de France, ou bien le prince de Condé. Sauf le respect que nous pouvons devoir ù la mémoire du cardinal Mazarin, c'était une sottise que sa proposition. Dans le moment le peuple de Naples avait tant d'obligations à M. de Guise , il ne pouvait commettre envers lui un acte d'in- gratitude aussi honteux et le rejeter pour appeler un inconnu. Aussi la lettre de Son Éminence à M. de Fontenay, bien qu'elle soit restée dans les archives des dépêches politiques, ne donna lieu à aucune délibération, et doit être regardée comme une chose nulle en histoire.

La fortune, qui fait mieux et plus que les ministres pour les gens qu'elle aime, servait Henri de Lorraine d'un autre côté. La lenteur et les hésitation-; de la cour de France avaient leur

3.

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peiulant ;"> celle crEspn,<îno. Le duo d'Arcos demandait en vain une flotte, et don Juan d'Autriche avait l)ien de la peine à se guérir de ses lièvres. Dans les combats et les sorties, M. de Guise passait miraculeusement au milieu des feux de l'artillerie; la mort ne le voulait pas toucher. Plusieurs fois les balles en- nemies l'atteignirent dans ses vêtements et jusque dans ses che- veux; mais il n'eut que des égratigoures. Cette faveur et ces bons services du hasard se prolongèrent ainsi jusqu'au mois de mars, la fortune fit pressentir son infidélité par quelques af- faires désagréables.

Le faubourg des Vierges était habité par des bourgeois mar- chands qui avaient un commerce étendu. Ces gens qu'on appe- lait capesnègres , parce qu'ils portaient des bonnets noirs , ne se mêlaient point de la politique et ne songeaient qu'à leur négoce. Comme ils avaient de grands biens , les lazares les voulurent piller. On vint dire un matin à M. de Guise que ces brigands mettaient le faubourg des Vierges à feu et à sang. Le duc y courut aussitôt; il trouva le mal fort avancé, les lazares en hu- meur féroce , et plusieurs maisons au saccage le plus horrible. Les pillards étaient au nombre de six cents; comme le prince n'avait amené qu'une douzaine de gentilshommes, son autorité fut méconnue. En approchant d'une maison l'on entendait de grands cris, il vit accourir un bourgeois poursuivi par un égorgeur, et qui se vint jeter à l'arçon du cheval en deman- dant secours. M, de Guise fut obligé de tirer l'épée pour défen- dre cet homme. Un autre capenègre , serré de près par quatre bandits , reçut des blessures jusque dans les bras de son altesse, qui était sautée à terre pour le protéger. Le prince tua trois lazares de sa main et fit pendre le quatrième. Au détour dune rue , on entendit un coup de mousquet ; une demoiselle accou- rait fort éplorée ; un lazare venait de tuer son père. On trouva le meurtrier dont le mousquet fumait encore , et on pendit ce misérable à une fenêtre. Avant que le chevalier de f orbin eût amené des troupes , le désordre fut épouvantable. On n'y mil fia qu'avec beaucoup de peine. On dressa cinq potences et deux roues au milieu du faubourg, dont les grilles furent closes et données à la garde de M. de Cent , avec deux pièces de canon chargées à mitraille. Le peuple de la ville se mit en fureur contre les lazares, et le sang aurait pu couler de nouveau si le prince

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n'eût fait de grands efforts et de beaux frais de harangue pour l'empêcher. Son allesse rentra au palais fort tristement affectée. On lui trouva tout le reste du jour un visage mélancolique. Un bandit nommé Paul de Naples l'étant venu voir , le prince lui tourna le dos sans le vouloir écouter.

Au moment M. de Guise s'allait mettre à table, on le pria de venir sur l'heure au couvent des dames ca»'mélites. , son altesse eut avis d'un complot formé par les chefs populaires et plusieurs prêtres, pour le faire enlever la nuit et le livrer aux Espagnols. Une conférence à ce sujet devait avoir lieu dans un aqueduc situé hors de la ville , vers dix heures du soir, entre les principaux personnages de l'armée ennemie et les conspira- teurs. M. de Guise prit aussitôt ses mesures, et donna mission au chevalier de Forbin de cerner cet aqueduc à l'heure mar- quée. Cependant les chefs populaires, ayant eu soupçon de la découverte , n'allèrent pas au rendez-vous. On n'y ar- rêta que le duc de Tursi , un fort puissant seigneur espagnol, avec don Prosper, son gendre, le prince d'Avella , et un moine italien nommé Scopa; quelques minutes plus tard , on y eût trouvé don Juan d'Autriche lui-même qui était en chemin pour s'y rendre.

Son altesse reçut les prisonniers avec toute sa courtoisie de prince français ; et comme le duc de Tursi répondait avec des paroles de mépris et des menaces , M. de Guise lui voulut mon- trer ses troupes en bon ordre, ses fortifications bien gardées, ses marchés pourvus de grains en abondance. On se promena par la ville avec des flambeaux , et son altesse fil galamment les honneurs en appelant les prisonniers ses hôtes; mais le vieux seigneur de Tursi , ayant continué ses discours amers et fait mine de vouloir parler au peuple , M. de Guise le pria de gar- der le silence , et le mit sous la surveillance du chevalier Des Essarts.

Au milieu de la nuit, il y eut des cris et du tumulte. C'étaient Annese et Paul de Naples qui venaient avec leurs lazares de- mander les têtes des prisonniers. Le prince parut en robe de chambre , au balcon , et répondit sévèrement :

Cela était bon du temps de Masaniel. Le règne des égor- geurs est passé. Si vous voulez du sang, je vous mènerai demain î> l'ennemi.

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Les vociférations ayant continué, son altesse cria d'iuie voix terrible :

Ce sont vos tètes que je devrais faire tomber! Vous étiez (lu complot, et vous venez lâchement demander la vie de vos complices ! Je vous donne cinq minutes pour vous retirer ; passé ce délai , je vous enverrai mes mousquetaires.

Le piince entendit encore parmi les clameurs plusieurs mots injurieux pour lui , et rentra dans ses appartements le cœur plein de chagrin et la bile cruellement remuée. A l'audience du lever , il reçut une dame , qui arriva , tout en larmes , se plain- dre que Paul de Naples lui avait enlevé sa fille et la tenait en- fermée chez lui. Dans l'instant même M. de Guise promettait justice à cette mère , Paul de Naples entrait dans le palais avec tous seslazares, s'emparait des issues, et poignardait plusieurs sentinelles françaises. 11 parvint ainsi jusqu'à la chambre à coucher, il se présenta tout ù coup suivi de douze bandits ar- més jusqu'aux dents.

A quel heureux hasard dois-je votre visite , maître Paul ? dit son altesse avec un air fort poli.

Le brigand , mal habitué aux belles manières , et n'ayant plus sous les pieds son terrain des ruisseaux, fit d'abord un air ti- mide , et passa par un grand effort à l'insolence :

J'ai plusieurs faveurs à réclamer de votre altesse , qu'elle ne saurait me refuser. Ce sont des choses toutes simples. Il me faut la vie des prisonniers espagnols.

On vous la donnera.

Je veux aussi pour moi les biens du duc d'.\velines.

Vous les aurez.

Je demande pour mes hommes la permission de piller le faubourg des Capes-Nègres pendant trois jours.

Avec plaisir, maître Paul.

Je ne comptais pas sur tant de complaisance ; mais on fait ce qu'on veut de votre altesse quand on a la force de son côté.

En effet , c'est la façon de s'y prendre et la grâce des pro- cédés qui est tout.

Donnez-moi donc trois écrits signés de votre main.

Bien volontiers. Entrez avec moi dans mon cabinet.

Je ue bouge pas d'ici.

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Comme il vous plaira. Je vais aller écrire ce que vous dé- sirez.

Par Bacchus ! ne me quittez pas !

Je ne puis cependant écrire dans le creux de ma main. Que craignez-vous ! Amenez vos gardes du corps dans mon cabinet, si vous voulez.

Eh bien donc ! entrez , je vous suis.

M. de Guise ouvrit une porte et traversa une galerie; il des- cendit un escalier, et voyant que les lazares hésitaient :

Venez, messieurs, leur cria t-i! ; nous voici arrivés au bout du voyage. C'est ici que vous trouverez ce qui vous est dil.

Ils se hasardèrent juscju'au bas des degrés. Alors le prince ouvrit la porte de la salle des gardes , étaient le chevalier de Forbin avec trente Français. M. de Guise lira un pistolet de sa ceinture, et le posant sur la poitrine de Paul de Naples , s'écria :

Vous êtes tous morts , si vous remuez un bras seulement. Livrez vos armes à mes gentilshommes ; je vais réfléchir à ce qu'on peut faire de vous.

En un instant les lazares furent dépouillés et garottés.

J'ai suffisamment rétléciii , ajouta le prince ; vous serez conduits à la vicairie , et jugés comme traîtres à la république , pillards et assassins.

Ou emmena Paul de Naples avec les douze bandits dans les chaises de son altesse , et on les sortit du palais ducal par une porte de derrière. Au bout d'une heure, ils étaient jugés par nu tribunal militaire et condamnés ù mort. Cent mousquetaires les couduisirent aux fossés , oii on les fusilla.

Pendant cette exécution , quatre cents lazares , couchés à l'ombre , dormaient dans la cour du palais , M. de Guise se pré- senta sur le perron.

Que faites-vous , dit-il aux bandits.

Nous attendons notre chef.

Il faudra que je vous en donne un autre, car je viens de l'envoyer luer. Si vous ne voulez pas finir comme lui , allez vous joindre aux troupes qui se battront ce matin à la porte de Capoue.

Les lazares s'esquivèrent sans mot dire, et marchèrent à l'en- nemi, qui en abattit une bonne moitié, tant l'escarmouche fut

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ûpre ce jour-là. Il reslait encore deux chefs populaires, dont la perfidie et les méchantes inlcntions n'étaient pas un mystère pour son altesse: c'étaient Gennare el Vincent d'Andréa. Ces misérables ne cherchaient que les désordres, et se cachaient au moment de tirer l'épée. M. de Guise avait dix fois reçu l'avis qu'ils le voulaient livrer à don Juan dAutriclie. Un jour qu'il envoya Gennare avec ses hommes soutenir un bataillon de bra- ves et fidèles gens commandés par Cerisantes , le prince eut soupçon que les lazares ne faisaient point leur devoir, et vint inopinément regarder quelle contenance ils avaient. 11 les trouva paisiblement assis au pied d'un mur qui les gardait delà raous- queterie , el mangeant des oranges. M. de Guise entra dans une furieuse colère, et se mettant à leur tète, il les conduisit en personne au plus épais de la mêlée, ils fi rent écharpés. C'est un vrai miracle que son altesse elle-même n'y ait point laissé sa vie.

Le soir , Henri de Lorraine, abreuvé d'ennuis, s'en alla dans la campagne voir le Vésuve , afin de cacher son mépris de cette lâche population qui n'avait d'ardeur qu'au pillage et à l'incen- die. L'air était fort doux, le paysage si beau que le prince en éprouvait du soulagement à ses dégoûts. Il visita les ruisseaux de lave, s'égara seul dans la montagne el contempla longtemps ce pays si favorisé de la nature ; son courage l'avait api)elé à commander. 11 voulut, à son retour, prendre la collation dans une villa située au bord de la mer. Les ombres commençaient à couvrir la plaine, elles dernières clartés du crépuscule rougis- saient au loin les clochers de la ville, quand M. de Guise, qui avait des yeux excellents , crut apercevoir, du haut d'une terrasse, une troupe de cavaliers qui étaient sortis de Naples par le pont de la Madeleine. Ces gens arrivèrent tout droit à la maison de plaisance et en cernèient les portes et le jardin; mais le prince venait d'appeler à lui M. deForbin.

Chevalier, lui avait dit son altesse, ce doit être Annese qui accourt ici avec quelque mauvais dessein. Partez à franc- élrier par un circuit. Ramenez deux cents hommes et lenez-vous en embuscade à l'entrée du pont. Ne craignez rien pour ma vie; mes trente gentilshommes suffisent , et d'ailleurs Gennare n'o- serait lever le bras sur moi. Je vous donne permission de le tuer comme un chien à son passage.

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Le chevalier avait saule sur son cheval et gagné la plaine au galop. Lu quart d'heure après on annonça Gennare.

Seigneur Annese , lui dit le prince avec son extrême civi- lité, je suis ravi de vous voir. Nous allons prendre quelque dé- lassement ensemble. Voici des pistolets que je me disposais à essayer et qui me viennent tout nouvellement de France. Ils sont chargés, seigneur Annese.

En parlant de la sorte, M. de Guise tournait les canons vers la poitrine du bandit.

Mais pourquoi donc , ajouta son altesse , avez-vous fait entrer quatre hommes de votre suite sur cette terrasse ? On ne peut tenir ainsi l'arme haute en ma présence , seigneur Annese. Commandez-leur de sortir , et venez avec moi dans ces jardins.

Annese , se voyant deviné , pâlit étrangement et donna l'or- dre à ses gens de s'éloigner. M. de Guise s'appuya familièrement sur le bras de Gennare et le conduisit au bout de la terrasse.

Vous êtes fou , reprit-il , d'avoir pensé me prendre au dé- pourvu. J'ai du monde caché dans une salle, et au bruit d'une détonnation , vos lazares seraient égorgés à la minute. Je pour- rais vous traiter comme Paul de Naples , car vous êtes en ma puissance ; mais j'espère que d'avoir vu ainsi la mort de près vous sera un salutaire avertissement. Croyez-moi, Gennare, si vous me vendiez à l'ennemi , son premier soin , en reprenant la ville , serait de vous faire pendre. Les Espagnols ne gardent point leur foi avec les princes , et vous vous imaginez qu'ils tien- draient parole à un bandit de votre espèce ! Assurément , vous perdez la raison. Votre trahison mériterait ma colère , si elle n'était si maladroite. Qui m'empêche de vous faire sauter la cervelle et de vous jeter du haut de ces murs dans la Méditerra- née? Allez , vous êtes un sol , seigneur Annese. A présent, sortez avec vos cavaliers . et souvenez-vous de la leçon.

Annese partit en effet, l'oreille fort basse. Le prince le sui- vit du regard dans la plaine; mais ce misérable avait trop peur de la mort pour ne point redouter les embûches. Son altesse le vit prendre un détour et gagner Naples par la porte de Noie.

Ce n'est pas encore pour cette fois , dit M. de Guise , mais lu ne m'échapperas pas.

Le lendemain , un prêtre se présenta aux audiences. Cet homme s'embarrassait et ne pouvait expliquer l'objet de ses de-

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inaiules. Il avait lic plus le regard faux et (imido , la physiono- mie fort palihulaire.' Sou allcssc, le voyant fflisser la main liroite dans sa soutane, eut idée qu'il en voulait tirer un poi- j;naid. M. de Guise saisit le prêtre d'une main au bras droit ,et de l'autre la gorge , et le jeta par terre. On trouva sous la sou- tane un couteau long et affilé. Ce coquin futi)endu; mais son altesse demeura fort sombre tout le reste du jour, et répéta bien des fois avec douleur :

Ce peuple , qui s'agenouillait sur mon passage comme de- vant un Dieu , il ne m'aime donc déjà plus !

En effet , M. de Guise ne farda pas à remarquer les premiers signes de l'inconstance populaire. On l'accueillait plus froide- ment dans les rues , et si on criait encore vive son altesse ! on y ajoulait quelque autre vœu contraire à ses intérêts , en deman- dant la paix quand c'étaient des bourgeois , ou le pillage quand c'étaient des lazares.

Les femmes seules n'avaient rien rabattu de leur estime ni de leur affection. Elles jetaient encore des fleurs et agitaient leurs mouchoirs. Toutes les fois que le duc eut des avis secrets sur les complots, ce fut d'elles qu'il les reçut. Les plus belles l'eussent bien volontiers consolé de ses ennuis par de l'amour j il y en eut même qui essayèrent de nouer avec lui un commerce de ga- lanterie ; mais JI. de Guise restait insensible aux billets doux et aux œillades , et si l'on pense à quel point ce prince avait tou- jours été vulnérable , c'est un grand sujet d'étonnement que celte fidélité prodigieuse pour une maîtresse absente, et qu'il n'avait pas vue depuis un an bientôt.

Un jour qu'il venait de s'asseoir à son fauteuil dans l'église des Carmes, M. de Guise s'aperçut qu'il avait oublié son livre de messe. H allait envoyer un de ses gentilshommes au palais, lorsqu'une très-jeune fille sortit de la foule, et, faisant une ré- vérence de l'air le plus séduisant du monde , présenta son livre d'heures, qui était richement relié. Les assistants virent bien que celte jeune personne en voulait au cœur de M. de Guise. Comme dans ce pays-'.à ce n'était point un aussi gros péché qu'en France, on trouva qu'elle n'avait pas tort de vouloir aimer un prince beau et galant. La demoiselle avait fait son petit manège fort gentiment j cependant, au sortir de l'église , ayant encore trouvé la jeune fille sur son chemin , son altesse lui rendit po-

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iimcnl le livre d'Iiciiies , avec un simple romercicinenl, cl s'é- loigna sans lui parler ilavantage. Une Française se fûl lenii pour dit que le prince ne désirait pas d'elle aulre chose , et même en eût senti quelque honte; mais dans ce beau pays de Naples, on ne s'amusait point alors à des raffinemenls comme à la cour d'Anne d'Autriche. Quand une tille avait un désir bien vif, elle s'en allait tout droit au but , et n'y voyait pas d'autre malice. A ses audiences du soir, le prince reçut la demoiselle au livre d'heures, accompagnée seulement d'une suivante.

Que voulez-vous ma mie? lui dit M. de Guise.

Pardonnez , répondit-elle en rougissant , si je viens inter- rompre mal à propos votre altesse. Je ne suis qu'une fille igno- rante ; je ne sais pas deviner ce qui arrivera , comme les politi- ques. On dit que votre altesse ne reçoit pas de secours de son pays , que la France l'abandonne , et qu'elle ne restera pas à Naples ?

Cela vous ferait donc de la peine , si je vous quittais ?

Plus que je ne saurais le dire.

Eh bien! rassurez-vous, ma belle , j'ai tout lieu de croire qu'en effet la cour de France m'abandonne,- mais je n'en reste pas moins ici, et je persisterai dans mes desseins jusqu'à la mort.

Si la sainte Vierge écoute mes prières , nous ne perdrons point votre altesse.

N'aviez-vous pas d'autre pensée en me venant voir, ma mie? Dites-le moi franchement. Si je vous parlais un peu d'a- mour, cela ne vous fâcherait point?

Ce serait un si grand honneur que je n'ose y prétendre.

Je neveux rien cacher à une aimable et belle fille comme vous l'êtes. J'ai laissé dans mon pays une maîtresse que j'aime avec passion. Elle me garde fidèlement son cœur et je lui dois aussi garder le mien. Sans cela je vous l'aurais donné plus vo- lontiers qu'à toute autre.

J'en aurais été bien heureuse ; mais je pensais qu'un prince comme Votre Altesse aimait certainement quelque grande dame plus belle que moi. Je n'en ai jioinl de chagrin et je prierai le ciel qu'il vous donne bientôt voire maîtresse.

Tenez-moi du moins pour votre ami , et si vous avez be- soin de mes services ou de ma protection , ne manquez pas de me les demander.

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L'aniilié de voire altesse me contente extrêmement. Je n'en espérais pas davantage et je songerai toute ma vie à cette visite.

Moi de même , ma belle enfant , car je vais écrire votre nom sur mes tablettes, et j'ajouterai que cette conversation est la plus agréable que j'aie encore eue dans mon séjour à Na|)les.

A peine la demoiselle s'était retirée , que M. de Guise fut averti d'une conspiration qui devait éclater le lendemain. Des lazares avaient juré de le tuer à coups de mousquets , en pleine rue , à sa première sortie. En réfléchissant à quel point il était malaisé d'échapper à la mort, le prince soupira et dit à ses gentilshommes :

Si j'étais assuré d'en être à ma dernière nuit , je regret- terais d'avoir perdu l'occasion qui s'offrait de la passer heureu- sement.

M. de Guise mangea son souper d'un air distrait. Quand vint l'instant de se coucher , il parla bas à son secrétaire, qui s'en alla courir la ville et rentra par les jardins accompagné d'une dame. Il n'est pas douteux que ce fût la belle tîUe au livre d'heures.

A trois cents lieues de sa maîtresse, et se croyant à la veille de mourir , il eût fallu de ces vertus comme on n'en pratiquait guère en son siècle, pour que le prince se refusât un plaisir dont bien des amants tîdèles eussent été friands. On l'en absou- dra sûrement lorsqu'on verra la conduite que tint M"e de Pons après ses malheurs.

Les amis de M, de Guise se jetèrent le lendemain à ses genoux pour l'empêcher d'aller entendre la messe en public; mais il avait retrouvé sa gaieté ; il se mit à rire en disant que , si les balles espagnoles n'avaient pu l'atteindre, cet honneur n'était point réservé aux armes de la canaille.

D'ailleurs , ajouta-t-il , ce serait une honte que de paraître avoir peur de ces lazares. C'est bien plutôt à eux de trembler devant moi.

Le prince sortit à l'heure accoutumée par la grande porte. II traversa les rues et s'en vint à l'Annonciade, ayant idée qu'on l'attendrait aux carmes. La messe allait commencer , lorsqu'un tumulte se fit entendre. Une décharge effroyable de mousquete- rie résonna dans l'égUse. Plusieurs balles vinrent frapper un pi*

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lier au-dpssiis de la tfle du prince et rejaillirent au milieu de la foule. Il y eut du monde blessé. Les gentilshommes français , mctiant l'épée ;"^ la main , fermèrent les portes et arrêtèrent les assassins. Ces bandits furent mis à l'instant au gibet sur une |)lace. M. de Guise reçut à celte occasion des témoignages d'a- mour fort vifs de la part du populaire ; mais cette fois il revint au palais accablé d'horreur et de mélancolie. On le vit tourner ses yeux remplis de larmes vers la France et s'écrier :

Cinq conspirations contre ma vie dans une semaine ! El je ne reçois pas de secours ! Que Dieu protège le nom de Guise !

Sur le soir de ce triste jour , le prince eut un accès de fièvre et se mit au lit un peu malade.

VI.

On était alors aux premiers jours d'avril de Tan 1648. Dans le moment M. de Guise échappait, par une grande faveur du ciel , aux balles des assassins , on ignorait encore à Paris que les choses eussent pris une mauvaise tournure. Les derniers courriers n'avaient aiiporté que des récits de beaux faits d'armes.

Le prince de Condé , qui donnait, avec sa cabale des petits- mnîtres, beaucoup d'inquiétude à M. deMazarin, fut prié, un matin , de venir au Palais-Royal.

Monsieur le prince , dit le ministre , j'ai dans l'esprit un petit projet qui vous concerne, Auriez-vous pour agréable d'être roi de Naples?

Un royaume n'est jamais à dédaigner, monsieur le cardi- nal. Est-ce que le peuple m'aurait élu de lui-même, ou bien M. de Guise aurait- il envie de revenir?

Les Napolitains connaissent votre grand mérite , et M. de Guise n'est pas leur affaire. Nous avons à Marseille des vais- seaux tout prêts à partir; mais ils ne bougeront du port que pour mener à Naples un roi choisi par nous. Voulez-vous être celui-là?

Comment l'entendez-vous? Je m'en irais donc m'imposer par la force à des gens qui ne m'ont pas demandé? Le pavillon du roi entrerait donc dans Naples pour en expulser un prinre français qui a risqué sa vie et donné de son sang pour défendre

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les Italiens di; l'oppression élrangère ? Eli ! monsieur le cardiaal, M. de Guise et ses amis baillaient des mains en me voyant, et s'écrieraient : « La France nous secourt, enfin? » Savez-vous alors ce qui arriverait? Je déchirerais vos dépêches; j'oublie- rais voire politique chétive et je meltais Henri de Lorraine sur le trône. Voyez si cela vous convient.

Ne nous échauffons pas sans motifs. Ces sentiments sont d'un noble cœur. Mais il ne s'agit pas déjouer ici une tragédie de Corneille. Ce que vous appelez une politique chélive, c'est de la sagesse , monsieur le prince. Depuis M. de Sully, les ministres du roi ont toujours gardé souvenir des paroles de ce grand homme : « Ne prêtez jamais les mains à l'élévation des Guise ; donnez-les toujours à leur abaissement. »

Quoi ! ce sont des mots d'un vieillard maussade du siècle passé, qui vous servent de préceptes !

.le sais bien que M. de Guise n'est pas fort dangereux , cause de sa folie et de sa tète chimérique; mais ce qui fait que nous le voyons sans crainte , est aussi ce qui nous empêchera de le soutenir.

Cependant, monsieur le cardinal, voilà cinq mois que Henri de Lorraine lutte contre l'Lspagne, avec ses domestiques, une poignée de gentilshommes et quelques centaines de gens indisciplinés. Savez-vous que cela commence à devenir fort re- marquable? L'histoire en fera mention. Ce qu'elle dira n'est pas obscur à deviner. Il n'y aura qu'une voix si M. de Guise y périt. Ce sera une mort héroïque, et votre abandon une tache sur le règne de Sa Majesté.

Vous ne voulez donc point de la couronne de Naples?

Non , assurément. Je me contenterai de demeurer ici pre- mier prince du sang; mais si je n'étais qu'un lieutenant d'in- fanterie, je n'en voudrais pas davantage à ce prix-là.

Eh bien ! ce pays retournera donc à l'Espagne.

M. de Gondi, qui aimait à chercher le méchant côté des cho- ses, ayant ouï le prince de Condé parler avec indignation de la conduite du ministre, à l'égard de Henri de Lorraine, s'en allait disant :

M. le prince veut qu'on secoure les Napolitains, par crainte que le duc de Guise n'ait trop de mérite à vaincre la fortune à

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lui tout seul ; ou qu'il n'en vienne, à force de mallieurs , à faire oublier pour un inoinenl le luirns do Rocroi.

Il serait trop facile , à ce compte , de donner une vilaine ex- I>licalion aux plus lionorables sentiments , et c'était d'ailleurs le faible du coadjuleur que la manie de vouloir pénétrer seul les intentions d'autrui.

Une plaisanterie pensa faire tourner les girouettes et mener le gonvernement plus loin <|ue cin([ mois d'événements de consé- quence. On appiit par les lettres de Rome (jue le cardinal Albor- nos avait dit au pape :

La Trance agit, avec M. de Guise , comme ces prêteurs sur gages qui vous refusent de l'argent quand vos affaires sont en mauvais état et qui vous offrent tout ce qu'ils possèdent silùt que vous n'en avez plus besoin.

Anne d'Autriche supportait mal les railleries; elle se fâcha et dit à M. de Mazarin qu'elle voulait tirer vengeance de ce pro- pos ; mais M. le cardinal n'était point d'humeur colérique ; il ne voulut pas mettre les vaisseaux et les gens du roi en pleine mer pour un bon mot.

Bien que nous ne soyons point portés à croire aux sciences oc- cultes , il nous faut mentionner ici une circonstance bizarre , dont parlent des historiens fort sérieux et qui a beaucoup étonné M. de Guise lui-même. Il y avait alors à Naples un certain Cu- curuUo, fort versé dans l'astrologie et qui s'était procuré un renom dans l'Italie entière , par ses prédictions. Le prince , que nous avons laissé souffrant et chagrin , reçut la visite de cet homme le lendemain de la conspiration de l'Annonciade. Son altesse était encore au lit, par ordre du médecin , quoique l'ac- cès de fièvre fût passé. Cucurullo , vêtu de noir et tout couvert de broderies cabalistiques, entra dans la chambre à coucher d'un air fort mystérieux, à la façon de ces devins.

Votre altesse , dit-il, n'aura point à entendre ce qu'elle pourrait désirer; mais la science a mission d'avertir les princes et non de les flatter.

Le duc commença par rire de ce ton prophétique.

Votre altesse, reprit le sorcier, n'a plus les astres pour elle.

Voilà une grande finesse ! Tu me viens dire cela quand je suis au lit, incapable du veiller à mes affaires et abjndonné de la France!

4.

42 REVIJK DE PARIS.

Votre allessc; est ;1 la veille de sa perte , et je vais lui dirt dans quel abîme elle tombera. J'ai passé la iiiiil dernière à exa- miner le ciel. I! y avait autour de la lune un cercle noir. C'est un signe qui ne m'a Jamais trompé.

Un signe de mort !

Je n'en crois rien, car je n'ai vu aucune tache rouge; mais un signe de prison.

La prison ! ce n'est point pour moi.

Pardonnez, Altesse; je tirais alors votre horoscope. Le cercle s'est formé à grande peine en se romj)ant à diverses re- prises , ce qui prouve que votre altesse fera une terrible résis- tance. Elle succombera enfin.

Je serai donc pris les armes à la main ?

Cela me semble probable.

L'oracle en aura menti. Je me ferai tuer plutôt que de me rendre à des Espagnols.

Votre altesse n'échappera pas à la prison , car le sort Ta résolu.

Je te croirais si tu me disais que la fièvre me va prendre ; qu'elle m'ôlera l'usage de mes membres et de ma volonté ; mais si tu me laisses le champ de bataille et mes armes, le diable ne m'empêchera point de mourir comme un Guise que je suis.

Votre altesse ira en prison , aussi vrai que voilà le ciel je l'ai lu.

On me prendra donc si criblé de blessures que je ne pour- rai plus remuer?

Altesse , ma science ne va pas jusqu'à connaître ces détails. Je vous redis pourtant que je n'ai point vu que votre sang dût couler.

Ceci me trouble. La prison est ce que je redoute le plus au monde. Ce malheur est-il encore éloigné ?

Ce sera fini avant que la révolution lunaire s'achève et nous sommes au dernier quart.

Et si je te mettais en prison toi-même , est-ce que l'oracle ne serait pas accompli.'*

Cela ne saurait changer en rien la destinée de votre al- tesse.

Le prince fut rétabli de sa maladie en quelques heures. Les fdrces cl l'îippi'lit lui rcviiiiiMil (oui à coup. Il voulut visiter les

REVUE DE PARIS. 43

postes importants et voir par lui-même comment le service de garde se faisait aux remparts. Il trouva toutes choses en bon état et la vigilance extrême. La porte de Noie était conSée à un Napolitain fidèle et de grand courage, nommé Mateo d'Amore. La porte d'Albe était remise à Gennare Annese; mais le marquis de Chaban y demeurait aussi et ne perdait point de vue le chef des lazares. D'ailleurs, M. de Guise s'assura, dans une prome- nade de nuit hors des enceintes, que les ennemis ne songeaient en aucune façon à surprendre la ville. Ils étaient si fort incom- modés par les brigands des montagnes , qu'ils semblaient crain- dre les attaques plutôt que d'en vouloir tenter.

On vit un matin rentrer dans la ville le comte de San-Seve- rino , qui était de la première famille du pays et fort respecté. Ce fut un grand sujet de joie pour M. de Guise , car les dames carmélites eurent des lettres oîi leurs parents disaient qu'ils vou- laient suivre l'exemple de ce seigneur. Six jours s'écoulèrent dans une tranquillité parfaite.

Lesoirdu sixièmejour, au moment le prince s'allait mettre au lit, son épée, qu'il venait desuspendre à la muraille, tomba par terre et sortit à demi du fourreau. En la relevant, son al- tesse toucha de l'épaule à sa cuirasse, et l'armure entière se détacha du mur pour rouler avec fracas par la chambre.

Corbleu , s'écria M. Guise, le palais entier me va-t-il donc tomber sur la tête?

Le chevalier de Forbin entra précipitamment pour savoir ce (fUi arrivait. En voyant ce désordre dans les armures du prince, il pensa aussitôt à la prédiction de l'astrologue, dont son al- tesse lui avait fait confidence , et devint tout pâle de terreur.

Ceci n'annonce rien de bon , dit-il. C'est demain que finit la lune. Songez au pronostic de Cucurullo. Croyez-moi, mon- sieur le duc, ne vous couchez point cette nuit.

Il me revient à l'esprit un étrange souvenir, chevalier. J'ai entendu conter à la duchesse , ma mère , que les armes de François de Guise étaient aussi tombées la veille du jour Pol- trot l'avait assassiné.

N'en doutez pas , altesse , il y a là-dessous un malheur. Quand le ciel veut bien nous donner des avis, on les doit écouter. Mettez cette armure sur vous et veillons jusqu'au jour.

M. de Gnise sentait quelque honte à prendre au sérieux ces

44 REVUK DE PARIS.

accid<'nls forluils ; mais il céda aux prières du chevalier et tous deux moulèrent sur une terrasse du palais pour regarder la ville.

Les douceurs du printemps se répandaient alors dans les airs. Un vent tiède soufflait de la mer. Les feux s'éteiynaient l'un après l'autre, et le calme delà nuit était profond. Cependant le prince et M, de Fori)in causèrent de ces visions eli)ressentimenls cju'ont eus souvent certaines personnes à la veille de leur mort. Son altesse en trouva deux exemples dans sa famille. En discourant sur ces matières, ils j-îagnèrent ces heures qui précèdent le re- tour du soleil , et pendant lesquelles la nature entière éprouve une sorte de malaise et d'horreur.

Au lieu de nous morfondre , s'écria le prince , il nous faut faire bonne chère.

Son altesse demanda une collation. Le frisson se dissipa aux fumées du vin de Chypre; les deux convives étaient en humeur fort réjouie quand le jour parut. Ils le saluèrent par une der- nière rasade , et voyant briller au loin les mousquets des senti- nelles , ils rirent ensemble des frayeurs de la nuit.

Nous avons été de vraies femmes , chevalier, dit le prince. Allons dormir à présent et que l'astrologie s'arrange comme elle pourra.

Sur le coup de midi , M. de Guise , en s'éveillanl, fil appeler Cucurullo et le railla fort de ses sinistres prédictions.

Il n'y a jamais de temps de perdu pour le mauvais destin, répondit l'astrologue. La lune d'avril ne finit d'ailleurs que la nuit prochaine à six heures du matin.

Cette fois , je ne m'embarrasserai point de tes contes de nourrices; et pour donner un démenti à ta science , je ferai ce soir même une expédition contre l'ennemi, je prétends lui tailler une rude besogne.

Votre altesse est libre de voler au-devant du malheur ; aussi bien , ni les craintes, ni la prudence, ne sauraient l'y soustraire.

Et moi , je te dis que ce jour sera heureux , car j'entends une voix qui me parle un plus clair langage que tes oracles , et cette voix me crie que je battrai les Espagnols.

Il n'est pas impossible que vous les battiez , altesse ; mais comme j'ai la persuasion que les affaires se vont gâter dans Na-

REVUE DE PAIIIS. 45

pies, qu'il y aura encore du désordre et du san,<î versé , ne per- mellrez-vous pas à un i)auvre homme de science , qui a besoin de vivre tranquille , de s'en aller ailleurs ?

Ah ! tu veux faire comme cet ancien que les dieux ont préservé de la mort en l'averlissaiil que le plafond d'une maison s'allait écrouler. Moi, je prétends soutenir l'édifice entier sur mes épaules.

Je dirais peut-être de même si j'avais l'honneur d'être Henri de Lorraine.

Va donc tu voudras ; voici un passeport. Je sais à pré- sent ce que vaut ta belle science. Tu présenteras mes civilités à don Juan et au comte d'Ognale.

Soit que celte assurance intérieure que sentait M. de Guise lui vînt de sa seule force d'âme, ou que ce fût un effet du vin de Chypre, elle ne mentait pas, et les gens de sa trempe ne vont point à l'action résolument sans y périr ou mener à bien leurs projets.

Il y avait dans l'île de Nisita une forteresse occupée par l'en- nemi et qui gênait fort la ville; le prince désirait ardemment s'en rendre maître. Après avoir donné des instructions par écrit à tous les chefs, et laissé le commandement à MM. de Forbin et de Chaban , son altesse partit avec ses meilleurs soldats et toute son artillerie. On traversa la plaine sans voir un Espagnol , et avant la nuit on dressa les préparatifs du siège de Nisita. M. de Beauregard conduisit les travaux avec tant d'habileté, que vers quatre heures du matin la tranchée était finie, et les pièces de canon prêtes à jouer. Le chevalier de Forbin arriva comme l'at- taque allait commencer. Ilannonça au prince qu'on répandait dans la ville le bruit de sa fuite , et que les rumeurs populaires avaient une fâcheuse apparence.

Ce n'est rien , répondit son altesse ; au point du jour je serai sur la place des Carmes. Annoncez cela au peuple, et priez- le d'écouter le bruit de mes canons.

M. de Guise ne doutant pas du succès , promena ses regards sur le ciel , qui était brillant et s'écria :

Je ne sais point laquelle de ces étoiles est la mienne; mais je gage bien qu'elle donne une aussi belle clarté que les autres. A vos pièces, mes amis! et commencez le feu !

L'arlilierie mena un bruit terrible. Tons les coups portaient

40 RKVUE DE PARIS.

juste, et ?on allesso, en voyant les pierres sYcrouleret In hn"^- elie s'onvrir, dis.iit en se frollnnt les mains :

Voici pourtant riuHire, maître Cucuriillo , la fortune selon toi me devait faire un méchant visaye , et jamais elle ne s'est monirée si gracieiice.

Dans ce moment, la garnison demandait à capituler, le feu s\urêta, on entendit alors les clocliesqiii sonnaient au loin l'an- gelus. Le soleil se levait à l'horizon, M. de Guise dirigea sa lor- gnette vers la ville et aperçut un cavalier qui accourait à toute bride; c'était M, Des Essarts; il se vint jeter éperdu devant le prince sans pouvoir parler.

O'avcz-vous, chevalier? dit son altesse. Pourquoi donc ce désordre et ces traits bouleversés?

Ah ! monsieur le duc, nous sommes perdus, trahis! courez à Naples ! la porte d'Albe est livrée aux Espagnols. Tout est peut- être fini à cette heure.

Non, par le diable! tout n'est point fini tant que je suis vivant ! à cheval, mes amis ! à Naples ! à Naples.

A Naples ! cria toute la troupe.

Et le prince, enfonçant l'éperon dans le ventre de son cheval, partit comme la foudre suivi par deux cents cavaliers.

Ou verra dans le chapitre suivant la catastrophe qui mit fin au règne de M. de Guise , et la suite de ses aventures.

Paul de Musset.

I

PRÉDICATEURS GROTESQUES

DU SEIZIÈME SIÈCLE.

II.

ROBERT MESSIER

ET LE DORMJ SECURE.

Il est facile de reconstruire l'histoire avec des pamphlets ; on l'a souvent essayé de notre temps. La méthode est piquante , et elle prête à coup sûr de la vivacité au récit. Mais n'est-il pas dangereux de se trop fier à des satires que les contemporains eux-mêmes ont le plus souvent suspectées d'exagération ou de mensonge ? La liberté de la presse est acquise à nos sociétés modernes? mais je ne crains pas de dire qu'on n'écrira point, dans quelques siècles, nos annales avec nos journaux. L'histoire, dès qu'elle veut devenir une science, et une science sérieuse, n'a recours qu'avec d'infinies précautions aux témoignages em- preints des passions contemporaines. Ce serait une grande er- reur de faire l'histoire d'Athènes avec Aristophane , l'histoire romaine avec Juvénal, l'histoire de la Ligue avec les pamphlets des Huguenots , l'histoire de la régence d'Anne d'Autriche avec les Mazarinades , mais en accordant une large part aux haines et ava. violences, en rédiusaut à des proportions probables les

48 FŒVUK DE l'AKIS.

assertions absolues tics partis, la vérité se délaye, les événe- ments el les hommes apparaissent clans leur vrai jour. Nous avons souvent songé qu'il serait curieux d'emprunter à la chaire chrétienne, au contrôle sévère et authentique du clergé sur la société, le tableau des mœurs fiançaises au moyen âge. L'église a eu une si grande part au développement moral et politique des civilisations modernes ; son inlluence , dans les siècles de foi comme dans les siècles d'hérésie, a été si profonde et si directe, que son témoignage à nos yeux est d'une haute gravité en his- toire.

L'école grotesque des prédicateurs du wi" siècle, que nous avons déjà étudiée dans Menot (1), n'a pas sans doute la même autorité que la parole austère de Bernard ou de Gerson. La ré- forme , par même qu'elle est devenue possible, par même que des moines révoltés , comme Luther et Calvin, ont la puis- sance d'enlever une partie de l'Europe au catholicisme, la ré- forme, disons-nous , montre à quel état d'abaissement moral et de dégradation intellectuelle était tombé le clergé. Il faudra près d'un siècle pour que l'Église retrouve un de ces docteurs qui l'a- vaient illuslrée au moyen âge, et ce n'est que sous Louis XIV que Dossuet écrira, avec la plume de Pascal et la dialectique de saint Thomas, V Histoire des yariations. Néanmoins les ser- mons catholiques du xvi» siècle ont, à nos yeux, une grande valeur historique , parce qu'ils montrent non seulement quelle était la situation morale du peuple , mais aussi quelle altitude le clergé inférieur, le clergé qui prêchait, prit à l'égard de la ré- forme, comme à l'égard des hauts dignitaires calholicpies, de la noblesse et des sommités du tiers état. Il serait peut-être de quelque intérêt d'étudier ces prédicateurs bizarres dont il faut le plus souvent récuser la valeur littéraire, mais dont il serait in- juste de contester historicjuement l'importance. Maillard, le vio- lent adversaire de Louis XI, Barletle, dont le souvenir fut long- temps proverbial (qui nescit Baiietisare , ncscit predicare) , Savonarole, qui expia sur un bûcher ses violentes attaques con- tre Rome, sont à peu près oubliés de nos jours, et il poiuTait paraître intéressant de les remettre en lumière. A leur école se rattachent i\c\}\ livres moindres , tout à fait inconnus, et don

(1) Voir la livraison du mois daoul 1838.

KEVUE DE PARIS. 49

quel(iues rares bihliofîfaplies ont seuls conservé les titres. L'é- lude (le Mcssier el du Dormi Secure , sans avoir riulérêt poli- tique de Maillard et de Savonarole, ne sera pas sans quelque utilité peut-être pour l'histoire des mœurs du wi" siècle.

§ I. ROBERT MESSIER.

Rabelais fait ainsi parler Grandgousier aux pèlerins que Gar- gantua avait été sur le point de manger en sallade :

« Qu'alliez vous faire à Sainct Sébastian près de Nantes? « Nous allions, dist Lasdaller, leur offrir nos votes contre la n pesle. 0 ! dist Grandgousier, paôvres gens, estimez vous « que la peste vienne de Sainct Sébastian? Ouy , vrayement , « respondit Lasdaller, nos prescheurs nous l'afferment. Ouy, » dist Grandgousier, les faulx prophètes vons annuncent-ilz telz » abus? Blasphèment-iiz en ceste façon les justes et saincls de n Dieu, qu'ilz les font semblables aux diables, qui ne font que » mal parmi les humains , comme Homère escript que la peste « feut mise en l'est des Grégeoys par Apollo, et comme les poêles » feignent un grand tas de vejoves et dieux malfaisants. Ainsi » preschoit à Sinays un caphart que sainct Antoine mettoit le » le feu es jambes, sainct Eutrope faisoit les hydropicques, « sainct Gildas les folz, sainct Genou les gouttes ; mais je le « punis en tel exemple , quoyqu'il m'appelast héréctique , que ■n depuis ce temps caphart quiconiiue n'est ausé entrer en nos i> terres. Et m'esbahys si vostre roy les laisse prescher par son « royaulme telz scandales ; car plus sont à punir que ceulx qui, » par art magicque ou aultre engin, auroyent mis la peste par » le pays ; la peste ne tue que le corps, mais telz importuns em- » poisonnent les âmes.»

Ces lignes de l'ami du cardinal Du Bellay nous semblent d'au- tant plus précieuses à recueillir , que l'opinion des contempo- rains sur les sermonnaires nous échappe, en général, par le petit nombre ou l'insignifiance des textes qui s'y rapportent. Ce que Rabelais dit, avec ce ton narquois qui lui va si bien , au su- jet des prédications superstitieuses, ne peut mieux venir qu'à propos de Robert Messier, frère de l'ordre des mineurs, provin- cial de France et commissaire du père général dans le couvent de Paris; car si Messier, d'après les traditions légendaires de 2 5

50 REVUL DK PARIS.

Jacques de Vorage, \y<\yc- quelquefois Irihul à celle faiblesse po- pulaire (comme ([uaiicl il parle sérieusement de plusieurs mil- liers de mouches dévastant une moisson en Angleterre, et por- tant sur une aile ira et sur l'autre Dei) (1). plus souvent il immole sous son sarcasme familier et incisif toutes les crédules aberrations de l'esprit. Messier esl le plus original continuateur de l'école de Maillard et de Menol, propagée par le Dormi se- ciire. Il a publié lui-même ses sermons lalins au commencement du XYF siècle, avec une préface euipreinle d'un insignifiant mys- ticisme.

On sent à la lecture du livre de Robert Messier, qu'il s'accom- plit quelcpie chose d'extraordinaire dans 'es esprits. Combien on est loin déjà du temps oîi saint Bonavenlnre écrivait de longs traités sur les blessures saignantes du flanc de Jésus! Messier, il est vrai, s'écrie, en un endroit, avec cette vague effusion qui fut la poésie des siècles mystiques : «C'est par l'amour qu'on peut retenir le Christ, le Dieu fort et jouissant. Si l'univers était de fer ou d'airain , on n'y pourrait fabriquer de chaînes assez épaisses pour rattacher , mais il ne peut rompre celles de la charité et de l'amour. C'est l'indissoluble lien |)ar lequel il a pu être enlevé du trône de son éternel père jusqu'en ce monde , jusque dans le sein de la Vierge, et du sein de Marie au gibet, et du gibet , lui, lils de Dieu , à travers les clous et les épines , à l'infernal séjour de la damnation. Et les élus se glorifient d'a- voir Dieu sous leur empire. Ainsi on dit aux femmes, en parlant de leurs amants : Vous les avez à vos pieds.» Bizarre rapproche- ment qui ravale l'extase des amours célestes au niveau des amours de la terre, après avoir , par un ascétique et surhumain transport, mis Tinfîni sous le joug du fini, après avoir proclamé l'absorption de l'être en soi dans l'être contingent, du Dieu dans la créature ! Mais c'est chez Messier un de ces rares souvenirs de foi ardente, auquel son esjirit, singulièrement positif, laissait d'ordinaire peu de place. Le plus souvent l'histoiiette et l'anec- dote font les frais de son éloquence naïve. Son procédé habituel est de ciler en commençaut une phrase de l'Écriture et d'en ap-

(1) l'olio 43, Sennoncs super ephtolas et evangelia quadragcsime. l'aiisiis, 1551, in-8o. Goth. extrènienient rare. On en trduve un exemplaire à lablbliolhèquc de lArseiial ; 6557, T.

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pliqiier allégoriquement chaque mol aux divers étals, aux choses usuelles de son temps.

Le moyen âge semble tout ii fait mourir avec François !«■■, dont le règne est rempli par l'avénement tumulliieux des idées nouvelles. En 1317, le catholicisme, pour lequel le temps des victorieuses épreuves était arrivé, se divise sous les déclamations de Luther. En 1324, la chevalerie, (jui bientiM , pour le grand Cervantes, n'était plus qu'une ridicule tradition, périt avec Bayard à la défaite de Rebec. Les élections canoniques qui, en conservant les principes de la démocratie dans l'Église, assu- raient l'indépendance du clergé de France par rapport au pou- voir royal et à la papauté, sont abolies avec la pragmatique ; la magistrature devient vénale sous le chancelier Duprat , et la royauté arrivant enfin à l'unité, par la destruction de l'organi- sation féodale et des gouvernements locaux, proclame pour la première fois dans ses ordonnances la formule du pouvoir ab- solu : Tel est notre bon plaisir. Nulle part peut-être on ne trouve plus de traces vivantes de ce singulier mouvement du xvie siècle, de cette situation étrange et confuse, que dans les monuments parénéliques de l'époque. On y rencontre par- tout des témoignages de cet esprit nouveau, inquiet et remuant , qui venait de donner l'imprimerie à l'intelliffence, l'Amérique au commerce, et qui devait se produire avec entraînement dans les luttes de Charles-Quint et de François Ie% dans les guerres de la Réforme et de la Ligue , comme dans la renaissance des lettres et des arts. L'état des mœurs est vivement reproduit dans les sermons du temps et particulièrement dans ceux de Robert Mes- sier. Le clergé est surtout l'objet des saillies et delà colère de ce prédicateur, et le tableau qu'il en trace est encore plus rem- bruni quecelui de Menot.

Sans doute (et toutes nos citations seront textuelles) , les es- prits du xvF siècle sont peu disposés à l'indulgence envers les prêtres. II font des fables à leur sujet, eu disant : maistres pres- tres , etc.; en nos curez nulz biens y a. On pille les terres sa- cerdotales comme les biens du peuple, plus vite qu'on ne ferait d'un territoire ennemi. Les nobles , qui vivent de rapines , ne mangent pas les autres nobles , mais bien les ecclésiastiques et les paysans; nobles qui tiennent leur rang, non de la naissance, mais de la fortune, et qui ont été naguère trésoriers ou clercs

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de finances. Mais ce mépris qu'on professe pour le clergé, n'est- il pas le résultat de ses vices? Messier n'hésite i)as à dire la vé- rité en ce point avec une âpre crudité, et pourtant la vérité est comme l'eau sainte à laquelle tous tendent le visage quand la main du prêtre la répand; mais si le goupillon , trop libéral , a jeté l'eau avec abondance, on se retire en murmurant et en se- couant la tète. C'est qu'il y a beaucoup d'ecclésiastiques aujour- d'hui, dit le prêcheur, qui savent les devoirs du peuple envers le clergé , mais qui ignorent ceux du clergé envers le peuple , et celte vérité les offense. Quelques docteurs ont prêché autrefois avec fermeté; mais, à cette heure, chanoines et bénéficiers , ce sont tous chiens muets, qui ne peuvent plus aboyer, parce qu'on leur a (jeté ungos en la gueiiUe. Comme ce n'est pas assez d'une faveur, arrive bientôt le cumul, et alors on oublie le nom qu'on a reçu au baptême pour se faire appeler monsieur l'abbé , mon- sieur l'archidiacre , monseigneur l'évêque. Les éperviers aussi , «piand ils voient un cadavre, crient fi, fi, et on dirait qu'ils n'en veulent point, bien qu'ils soient les premiers à s'en repaître. Nos ])rélats, cupides, avares, sans miséricorde, impies et cruels, font de la sorte. L'épouse du Christ, le Christ lui-même pour son père, doivent être offensés de se voir ainsi, comme en une halle, vendus aux plus vils ribauds, tantôt par le pape , tantôt par le roi, tantôt par quelque puissant seigneur séculier. N'est-ce pas un vol sacrilège? Puisqu'on donne ce nom à celui qui enlève dans une église un missel ou un calice, que sera-ce de celui qui s'empare de l'église tout entière et de ses biens ? Quel criminel outrage ne ferait point au monarque celui qui introduirait dans son royal alcôve des serpents, des crapauds et des vers? Et bien, ces vendeurs du temple n'ont-ils pas amené dans l'Église de Dieu (ies flatteurs rami»ants, gonflés du venin du péché, des brigands (]ui sont plutôt des vers et des reptiles que des hommes. Ainsi en serait-il encore de l'épouse qui, par art magique et par sorti- lège, donnerait à son mari pour famille des taupes, des serpents et des ânes cornus.

Étrange éloiiuence, si on peut donner ce nom à un bizarre assemblage d'idées incohérentes et barbares ! La croyance à l'Agla des cabalisles, à l'influence des astres et au grimoire , transportée dans la chaire; la nécromancie ainsi mêlée à la fol, c'est un bien nouveau spectacle , que seul le xvp siècle pou-

REVUE DE PARIS. 53

vait offrir. Si on en est réduit à appuyer la religion sur Flamel et Nostradamus , pourquoi ne pas proclamer , coinine va le faire bientôt Corneille Agrippa , le néant et la vanité de toutes les sciences ?

Mais revenons au cumul des bénéfices. Quand Lucifer , dit Messicr s'aidant d'tuie subtile ironie, naturelle chez un prédi- cateur qui n'a pas encore tout à fait rompu avec les traditions de la scolastique ; cpiand Lucifer voulait s'élever par son vol jusqu'aux deux , c'était i)Our chercher l'unité de substance. Vous faites mieux, messieurs du cumul ; aujourd'hui le premier ignorant , nouvelle Trinité, établit en lui trois substances : il est à la fois archidiacre, chanoine et abbé. Et, eu définitive, se demande le prêcheur avec une incroyable bonhomie, un che- val ((ui est à Paris , peut-il traîner un char à Amiens? un prélat peut il avoir à la fois plusieurs bénéfices en divers lieux ? Mes- sier montre ensuite comment cette pluralité des bénéfices a pour compagne la débauche et la gourmandise. La conduite des évè- ques est , dans leurs fréquents dîners , bien contraire à leur conduite spirituelle. Ils parlent avant de parvenir, et se taisent quand ils tiennent leur évèché. C'est l'opposé dans leurs repas : le commencement est silencieux , la fin est un orgie bruyante. Autrefois les évêques avaient une cloche pour engager les pau- vres à leur table ; maintenant ce n'est plus qu'une trompe pour appeler les chiens; car aujourd'hui les prêtres ont des chiens , des oiseaux de chasse et des femmes perdues ; l'édifice de l'Église s'ébranle sur ses bases , et le clergé est plus dissolu que les mondains, parce qu'il n'a pas devant les yeux la crainte salu- taire du Seigneur. Naguère on disait des confesseurs : Voilà un prêlre vénérable ; maintenant on dit : Voyez ce gros prélat. On ne s'augmente plus que par ia dilatation du ventre; on a des bé- néfices en Picardie, en Bourgogne, à Tours. S'il y a une va- cance , on ne demande pas combien il y a d'àmes à régir, mais combien d'argent à toucher , comme de cent éc7is d'or. Autre- fois aussi les évêques étaient savants ; à celte heure, ils ne savent rien, ils veulent seulement faire parler d'eux; ils veulent qu'on dise : Un tel est abbé ou évêque. Mais tous ces gens-là sont des idoles qui tiennent seulement la crosse ; ils ressemblent à ces figures sculptées aux piliers des églises , mannosetis in pila- ribus, sur lesquelles paraît reposer tout l'édifioe. Encore s'ils

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résidaient dans leur diocèse ? Mais au lieu d'être au milieu de leurs ouailles , ils viennent à Paris , sous le prétexte d'étudier , comme s'ils n'auraient pas s'instruire avant d'accepter des prélatines. Et ceux qui suivent la cour : «Mon père, répondent- ils, nous avons de bons chapelains. » Je crois quece sont chape- lains qui font de la toison du troupeau quelque habit à des femmes sans !iom. Les chanoines sont-ils meilleurs ? A .Metz , il avait fallu dés longtemps leur défendre de se servir de bûton pour s'appuyer durant l'office (1); au temps de Messier , ne se tiennent même plus debout dans l'église , ils se contentent de venir au chœur, ils ne disent rien et dorment lajmnhe estan- (iue en hault; ou bien ils viennent dans la nef causer et se pro- mener. Les vicaires chantent de la langue le menu fa, et quand leur grand'messe est vite finie, ils disent qu'ils n'ont rien passé. Mais ils ne répètent que le commencement et la tin de chaque verset, en supprimant le milieu, semblables à ceux qui volent des poissons et emportent les troncs, ne laissant que la tête et la queue. L'âme n'est pour rien dans leurs prières ; ils remuent les lèvres et disent la patenostre du singe. Seuls les petits en- fans de cueur sont pieux et recueillis. Et vous , moines, vous estes tousiours à rien faire, à gaudiret à faire bonne chière. Quand vous prêchez, en vrais pharisiens, vous ne manquez pas de parler des indulgences, et vous regardez comme damnés tous ceux qui ne vont pas baiser les reliques que vous déposez sur la table des tavernes, ne sont pourtant jamais entrés, durant leur vie, les saints dont vous dites que vous possédez les restes (2).

Le monde ne manque pas d'être docile à ces mauvais exem- ples du clergé. Comme lui , les laïques sont ignorants j ceux qui viennent à Paris n'y étudient guère qu'Ovide, Virgile et Té- rence ; ou bien , quand ils sont savants, ils n'ont pas la sagesse, qui ne leur est pas plus donnée par l'érudition , que la raison n'est accordée aux agneaux et aux veaux , sur les peaux des- (juels les livres de science sont écrits. Cette sortie contre l'igno- rance du temps me rappelle un sermon du bon Raulin , grand

(1) Grancolas , Traité de la Messe, Paris, 1713, ln-12, page 261.

(2) Tous les textes citéssurleclergése trouvent aux folio 17, 31,47, 24, 114, 57, 122, 64, 15, 23, 46, 109, 71 .

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maître du collège de Navarre, que Messier avait pu entendre prêcher dans sa jeunesse. Le tableau que le pieux sermonnaire trace de l'Universilé semble confirmer cette triste situation in- tellecluelle. 11 peint les étudiants dans le quartier sale et noir qui leur servait d'asile ; il les montre tour à tour sur la place Maubert, l'on vendait des sacs de charbon , se noircissant entre eux comme 1 écolier et le maître; sur la place des Halles, étaient étalés des poissons dont le nom emblématique pouvait (rès-bien s'appliquer aux écoliers ; il les montre sur la place de Grève, se débitaient des allumeltes et du bois , symboles des feux impurs de ces intrépides coureurs de clapiers ; il les montre enfin sur la place aux Baudets , logeaient les enfants ignares qui mangeaient l'argent de leurs parents sans rien apprendre (1). Que de douleurs, hélas! affligeaient le cœur du bon Raulin. Les solécismes de ses élèves le rendaient triste ; et lui , recteur de l'Université , conservateur des traditions classiques , lui qui écrivait marmouseti, s'étonnait d'entendre ses écoliers dire vir tnea , sponsa meus. Aussi ne manquait-il pas de le leur re- procher, dans une de ces processions solennelles dont Du Bou- lay et Crévier nous ont conservé le souvenir. Mais revenons à Messier.

Le luxe qu'on retrouve chez les femmes des bourreaux et des cureurs de ruisseau* (2) , l'orgueil qui pousse à traiter les la- boureurs de vilains , la flatterie qui fait dire je sue , quand le maître dit il fait chaud, et je tremble , quand le maître dit il fait froid ; tous les détails enfin de la vie pratique , que nous avons trouvés dans Menot, se montrent aussi chez Messier. Le prédicateur toutefois ne s'enferme pas dans ce sombre tableau de la moralité du xvi" siècle II croit à l'avenir de la religion du Christ ; et espérant convaincre son auditoire , il se sert souvent d'apologues et de fables qu'il entremêle de réflexions familières. Un peintre, dit-il, avait représenté les trois ordres de la so- ciété , à savoir : l'agriculture qui disait : » Je nourris les deux autres ; « l'Église qui disait : « Je prie pour eux ; » la noblesse qui disait : « Je les défends tous deux. » Survint un nouveau peintre qui ajouta l'image du barreau, et l'avocat disait : « Je

(1) Serm. Dominicales, Paris, 1542, in-4o, folio 115.

(2) Usores torforis et latrinanim curalons. (Folio 44.)

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les dévorerai lous les trois. » Ailleurs, c'est la fable du lion chas- sant avec le renard et le loup ; ailleurs encore , c'est une allé- gorie pleine d'une singulièi e tristesse et d'une naïve poésie : Un jour l'eau , le feu , le vent et la vérité se confiaient mutuelle- ment leurs douleurs : « Tous , disait le feu , m'éleignent en été, c'est pour cela que je me cache dans les veines du caillou. » Et l'eau dit : « Quand on a lavé avec moi la boue du fumier, on me jette , et c'est pour cela que je cherche un asile au pied du jonc des marais. » Et le vent dit à son tour : « L'hiver , les hommes me chassent de leur demeure , et je me cache sous la feuille du tremble. » Et comme la vérité seule n'avait pas parlé, elle dit : «Tous me poursuivent, je ne sais me réfugier, je mourrai sans confession , car personne ne veut me prêter l'oreille, et je fuirai dans le ciel au-dessus des nuées. » Ad nubes , Domine ^ Veri- tas tua.

On voit que Robert Messier , sur lequel nous n'avons aucun détail biographique , est un des types les mieux caractéiisés de l'éloquence populaire. Comme son contemporain Menot, il fait souvent allusion aux événements de son temps, par exemple aux' guerres d'Italie. On croirait même voir dans le passage suivant une indirecte louange aux tentatives d'organisation militaire de François l^^ Dans le combat de la vie , dit-il , le Christ a sage- ment disposé sa divine armée, comme faille roi de France. Jean-Baptiste fut son grand maîtie , les apôtres ses douze pairs, Paul son général de bataille ; il eut aussi un maréchal dans saint Etienne. Et Messier continue de la sorte à donner allégo- riquement à Jésus une cour.et une armée composées de capitai- nes , de secrétaires , de chanceliers , de familiers , de fils d'hon- neur , ainsi que l'était celle du roi très-chrétien. Comme Menot encore , Messier montre , en termes burlesques et plaisants , la Madeleine donnant les œullades tantôt à l'un, tantôt à l'autre. 3Iais la première partie de ses sermons est seule dans ce ton et dans celte manière ; les discours sur la Passion et le sang du Christ rentrent tout à fait dans le style scolastique, et si toute cette fin , écrite sagement et sans presque de trivialité , est quel- quefois bien sentie de cœur, elle n'a plus la force, elle n'a plus l'âpre crudité des premières pages.

Maillard , Menot , Messier et tous les sermonnaires du même genre, dont les œuvres nous ont été conservées , ne formaient

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pas , à coup sûr, une exception dans l'Église, et c'est ce qui donne leurs livres une grande importance historique. Le clergé des plus obscures paroisses . les prédicateurs des ordres men- diants qui parcouraient les villages , avaient céder nécessai- rement , comme les missionnaires appelés sur un plus grand théâtre, à l'entrainement général. Celte manière boutfonne, cynique , était celle de l'école ; tout l'indique. Les sermons gro- tesques, si souvent réimprimés , s'adressaient au clergé comme au peuple et lui servaient de manuel. Ce fait est précisé par les titres ; on lit souvent en tète de ces volumes gothiques : Ser- mons doctes et admirables, utiles à tous états et surtout aux trompettes de la parole divine. Nous allons examiner un de ces curieux recueils , dont le titre indique combien la paresse du clergé vulgaire se reposait sur ces sommes et ces program- mes, où il trouvait tout préparés le cadre et le sujet de son enseignement. Dormi secure , c'est-à-dire rfors e/i paix, ne te fatigue pas à préparer tes sermons ; tel est le litre bizarre de ce livre maintenant inconnu, et qu'on n'a guère feuilleté de- puis Henri Estienne.

§ II. LE DORMI SECURE.

Vers la fin du xv^ siècle, un théologien de Louvain , dont on ignore le nom, a colligé, dans le Dormi secxire, comme précé- demment le pape Grégoire et Jacques de Vorage, les plus singu- lières légendes de son temps. La scolastique est vivante encore, et ses formes les plus arides se retrouvent partout dans ce livre bizarre. Mais en général le récit domine la discussion ; l'auteur semble pressentir tout ce que la dispute va bientôt enlever de puissance à la foi. Aussi ne dispute-t-il ])lus : il affirme, îl ef- fraye, il cite à tous propos de terribles miracles. Chaque sermon est un drame complet. Satan y joue le principal rôle. C'est là, en effet, la grande figure dramatique du moyen âge, et Méphisto- phelès, rajeuni par Gœlhe, a causé moins de terreurs, à coup sûr , que tous les pieux acteurs des confréries , à qui les villes votaient une quenne de vin , comme récompense scénique, et deux sous pour aller se laver aux étuves quand ils avaient re- présenté le diable.

Homme de foi naïve , le théologien de Louvain semble avoir

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ressenti quelque chose de celte tristesse que saint Jt^rôme repro- cliait aux chrétiens de son siècle, et qui les livrait ;i de rêveusos terreurs. On croirait qu'il a peur de vivro. car pour luiieuionde n'est peuplé que de démons. Le soir ils s'envoient par essaims < t vont se percher sur les toits du couvent ; ils tourbillonnent dans l'air comme des feuilles. Toute ruse convient à leur perfidie; ils savent les secrets du bohémien et de la cour des Miracles, et le facile prêcheur raconte coinmeni l'éternel ennemi qui se défjui- sait en serpent pour séduire la femme, sait aussi se déguiser en femme pour séduire le prêtre.

Dans une ville d'.\llema[ïne vivait un vieil archevêque dont l.i vie entière avait été austère et sainte (1). L'ange déchu voulut avoir son âme; et , se changeant en une fille jeune et belle . il alla vers le soir trouver le prélat. Que me voulez-vous? lui demande l'archevêque. .le suis la fille d'un grand r(»i. répond Satan d'une voix molle et insinuante. Mon père veut m'unirmai- gré moi à l'un des princes voisins de .ses États. Mais j'ai fait vœu de virginité ; et pour sauver ce précieux trésor, je viens implo- rer aujourd'hui votre protection sainte. Soyez la bien-venue, mon enfant, répond le vieillard ; restez avec moi. Je vous pro- tégerai,— Satan refuse d'abord. Il craint, dit-il, en habitant sous le même toit qu'un prèire, d'éveiller des soiqiçons bles- sants. Mais le prélat insiste, le rassure; l'offre est acceptée, l'in- timité commence. Déjà l'œil de Satan s'allume, ses traits bril- lent d'une merveilleuse beaulé. Le vieux prélat sent revivre eu lui le redoutable aiguillon de la chair.... Le démon va tenir sa proie ; mais tout ù coup la porte tremble sur ses gonds, vio- lemment heurtée. Oui va là? demande l'arc'ievèque. Ou- vrez, répond une voix inconnue. On y va, dit Satan; mais nous voulons au moins savoir qui vous êtes. Et se tournant vers le i)rélat : 11 faut poser quelques questions à cet étran- ger. Nous saurons par à qui nous avons à faire. Volon- tiers, dit l'archevêque; mais je vous en laisse le soin, mademoi- selle, car personne ne parle mieux que vous. Dites-moi , je vous prie, demande alors la fausse princesse à l'étranger, dites- moi quelle est la dislance du ciel à la terre. Cette distance.

(1) Scrmo primiis de sancto Andréa.

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vous l'avez mesuiée, répond rinconiui d'ui;e voix sévère, le jour la colore de Dieu vous précipiia daus l'abîme. Et s'adres- saiil à larchevèque : Imprudenl qui recevez des femmes dans la demeure épiscopale, savez-vous que celle princesse, dont le regard vous inspirait des pensées mauvaises, c'était Satan qui venait pour vous séduire! A ces mots, le prélat épouvanté lit le signe de la croix. L'étranger disparut , et Satan, de son côté, s'abima dans la terre.

La légende, comme l'apologue, a toujours sa moralité, et de ce récit bizarre, le Ibéologien de Louvain conclut qu'il faut avoir confiance aux saints, car l'étranger qui avait sauvé le vieux prélat n'était autre que saint André, son patron.

Ainsi, d'après les croyances chrétiennes , s'incarnaient pour le mal ou le bien, la perte ou le salut de 1 homme, tous les êtres du monde invisible. Entre la créature et Dieu, le libre arbitre et la grâce , il y a l'ange et Satan, qui vont se disputant lésâmes pour le ciel et l'enfer; ils épient l'homme à son entrée dans la vie, à son dernier soupir j ils agissent, chacun selon sa puis- sance, sur ses bons ou ses mauvais instincts. Mais dans la lé- gende, la ligure de Satan , élément de terreur et de poésie, do- mine toujours. 11 travaille au mal dans le monde moral comme dans le monde physique. C'est le démon qui amasse sur les villes les tempêtes et les contagions. De là, dit le Dormi secure (1), l'usage de placer des cloches à l'endroit le plus élevé des églises, afin de mettre en fuite, par la peur et le bruit, les esprits ma- lins qui planent dans les nuages.

Après la légende vient le drame et le mystère ; après le récit, l'action. Ainsi, dans le sermon sur la résurrection, Jésus et les prophètes, le chœur des anges et le chœur des diables, parlent tour à tour comme sur un ihéâtre ; mais le théâtre, c'est la chaire, et le prêtre suflit à tous les personnages. Le Christ a rendu le dernier soupir. Le ciel se voile. La terre tremble. Sa- tan, roi de l'enfer, dit aux démons : « Malheur à nous ! Jésus, qui s'annonce comme le fils de Dieu, va descendre dans le royaume des ténèbres. Je n'ai que trop bien appris à le craindre. Il a guéri, par sa parole, des aveugles et des lépreux. Ceux que j'avais amenés morts dans mon empire, il les en a retirés vi-

(1~ Scrmo XXII, de rogationilnis.

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vanls. n L'enfer alors répond à Satan son prince : « Quel est tlonc ce Jésus ? Les puissances de la terre sont soumises à ma puissance, et cependant j'ai éclioué contre lui. Il m'a enlevé le Lazare. Garde-toi bien, Satan, de le conduire ici; car je sais qu'il est le Dieu fort. « En ce moment une voix terrible comme le tonnerre se fait entendre : « Princes des ténèbres, ouvrez vos portes. « C'était la voix du Christ. Et l'enfer répondit ; « Satan, tu es le roi des ténèbres, va combattre celui qui se dit le roi de la lumière. Gardes, fermez les portes d'airain , poussez les ver- rous de fer. « Mais le chœnr des bienheureux répondit à son tour à ce cri de l'enfer : « Confessons Dieu, sa miséricorde et les miracles de son fils. Le Christ a fait sortir le monde des voies de l'iniquité. « «Vous souvient-il, dit alors Isaïe en se tournant vers les ermites . vous souvienl-il de cette parole que j'ai dite sur la terre des vivants : Les morts qui dorment <ians le monu- ment, ressusciteront ? et il ajouta -. Enfer, ouvres tes portes, car tues vaincu.» En ce moment une lumière céleste inonda les lieux de ténèbres. Les réprouvés élevèrent, en sij^ne de joie, leurs mains au-dessus des flammes qui les brûlaient. Aux pleurs, aux {îémissements de l'abîme, succéda un chant d'espérance, et les âmes des maudits, les antiques sujettes de Satan , remontèrent comme l'âme du Lazare, vers Dieu leur sauveur (1).

Cette crédulité excessive peut blesser justement la raison sé- vère des âges modernes , mais elle n'a jamais offensé la plus stricte morale. En effet, que trouve-t-on dans ces légendes? Le précepte austère auprès de la rêverie, le sentiment du devoir, du renoncement, de la pureté chrétienne, l'exemple de la chas- teté des vierges, du courage dans la souffrance, des joies mys- tiques de l'extase, des morts résignées. Ici sainte Agnès refuse de sacrifier aux idoles; le juge païen la fait conduire nue dans lerei)aire des courtisanes, mais aussitôt sa chevelure grandit et l'enveloppe d'un pudique réseau qui la défend mieux que tous les voiles. Ainsi, la femme qui veut rester pure n'a point à redouter les outrages des hommes. Ailleurs, c'est saint Nicolas qui meurt en répétant des cantiques ; les anges descendent du ciel pour chanter avec lui, et ils emportent son âme au bruit d'une musique céleste. Ainsi doivent mourir les chrétiens, Thymnesur les lèvres.

(1) De ressurrectione Doniini , sernio sssi.

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Leprècheur veut-il défendre l'immanili'e conception de la Vierge contre des doutes fréquents dans PËgiise, contre les maîtres de l'école eux-mêmes, il raconte l'histoire d'un moine qui, venant chaque nuit prier à l'autel de la Vierge, entendait toujours une mouche hruire. Lassé de ce murmure, il s'écria : « Je t'adjure par notre Seigneur Jésus-Christ que tu médises quelle chose tu es. « Alors une voix répondit : « Je suis Donaventure et je fais ici mon purgatoire pour avoir soutenu que la Vierge fut conçue en péché mortel.» Saint Bernard, comme saint Dona- venture, avait aussi expié cette même opinion, et après sa mort il apparut avec un taciie noire.

Dans les premières années du xvrsiècle, Maillard elle Dormi secure avaient fait école; les prédicateurs populaires de l'épo- que, pour défendre le dogme ou la morale , s'armaient plutôt de la légende que de l'argument scolastique. Aux impatiences des moines contre la règle, à l'indifférence des bourgeois , à la vie molle et bien repue du clergé, ils opposaient d'efîrayanls exemples de la colère céleste. Ainsi, dans les Très-succulents Sermons stir le temps et les saints {]) , on lit qu'un moine de Citeaux, obsédé des souvenirs du monde , résolut de quitter son cloître; mais à peine avait-il formé ce projet coupable, qu'il fut conduit en enfer ; et il eut une vision : des diables présentaient à Lucifer l'âme d'un riche dont ils venaient de s'emparer. « Qu'on reçoive dignement cet heureux du monde, dit le prince des ténèbres à ses esclaves ; je veux qu'il soit traité avec dis- tinction. Donnez-lui ce fauteuil, c'est la place d'honneur. « Do- ciles à cet ordre, les démons s'emparent du damné, retendent sur un lit de fer rouge, et lui versent du feu dans le gosier. «Jongleurs, amusez-le comme autrefois. « et deux démons soufflent à ses oreilles dans des trompes ardentes. « Il a aimé les femmes , qu'on amène des femmes, » et des serpents de feu s'approchent en rampant , se roulent autour de son cou , l'embrassent, tandis que des crapauds lui mangent les lèvres. Justement effrayé de ces châtiments terribles, le moine de Cî- leaux ne quitta plus son cloître.

Ainsi, dans la littérature catholique du xvi^ siècle, serenco:i-

(1) Luculenlissimi sermones parati de tempore et de sauctls, Pari- sis , 1530, in-S", goth.

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lienl ç;"» et là, voilées sous une Liiigtie haibare, do poétiques vi- sions. Le serinonnaiie joue , comme DaiUe, sa divine comédie j mais déjà s'approchaient les jours du scepticisme. Les mêmes bourgeois qu'avaient prêches Raulin et l'auteur inconnu du Dormi secure, laissaient peul-êlre parmi leurs fils plus d'un fervent disciple aux hérésies. La génération suivante allait re- procher comme un crime aux hommes croyants des siècles an- térieurs, la pieuse facilité de leur foi, et la réforme, positive et sèche, devait proscrire bientôt la légende des saints, comraeelle brisait leurs reliquaires. Quelques années plus tard , le dévot conteur eût effacé peut-être de son livre ces merveilleux récits : les bourgeois de sa paroisse en eussent-ils mieux valu? il est permis d'en douter.

Ce procédé légendaire du Dormi secure, et surtout ces ten- tendances satiriques de Messier , eurent longtemps cours au xvi« siècle. Ayant pris tout leur développement pendant le règne de Louis XII, le roi populaire, elles se continuèrent nécessaire- ment durant la prodigue et chevaleresque administration de François I". D'où provenaient ces sorties violentes, cette ma- nière cynique et grotesque introduite dans la chaire? Il faut, je crois, les attribuer non-seulement à ce doute rao<iueur, à ce doute de Rabelais avec lequel semblait se clore, comme par un sinistre éclat de rire, le drame splendide du moyen âge, mais aussi à ces passions remuantes, à ces aspirations vers le pou- voir, qui se manifestaient dans le clergé inférieur, dorénavant avide de participer ainsi que le haut sacerdoce, aux affaires de l'Ëlal, et de remplir, à son tour, le rôle agressif que le tiers état avait joué à l'égard delà noblesse féodale. Cette intervention de la chaire dans les événements contemporains se manifestait de- puis longtemps. Dès 1479, Pie V s'était déjà fait amener vingt- deux prédicateurs , accusés de se mêler d'affaires d'État, et les avait envoyés aux galères (l); et , en 1498, Jérôme Savonarole était publiquement brûlé à Florence. En France, les privilèges de l'université, auxquels Louis XII porta de si funestes coups , ces privilèges qui donnaient aux gradués en théologie le droit de prédication , favorisèrent singulièrement l'envahissement de la

(1) Chronique de Louis XI, à la suite des Mémoires de Gomines , édit. de 1706, tom. H , pag. 245.

REVUE DE PARIS. ^

politique , et amenèrent même plusieurs fois rintervention du parlement (1). Ainsi, en 1525, le premier président Jean de Selve fut forcé d'avertir, avant le carême, les prédicateurs de se tenir dans les limites de l'enseignement catéchétitjue (2). La si- tuation religieuse, d'ailleurs, pi était par son désordre au désor- dre de la chaire. Les mœurs relâchées du clergé en étaient la plus triste cause. Ronsard s'écrie en un endroit de ses œuvres :

Et que diroit saint Paul , s'il revenoit ici.

De nos jeunes prélats qui n'ont point île souci

De leur pauvre troupeau , dont ils prennent la laine

Et quelquefois le cuir, qui tous vivent sans peine.

Sans prêcher, sans prier, sans bon exemple d'eux ;

Parfumés, découpés, courtisans amoureux,

Veneurs et fauconniers et avec la paillarde

Perdent les biens de Dieu dont ils n'ont que la garde.

Ainsi la poésie elle-même vient en aide à la chronique; Ron- sard s'unit à Brantôme pour déplorer cette corruption générale. La confusion était au comble : les i)rélats ne prêchaient plus, ou ils faisaient faire leurs sermons à des la'iques , pour les ré- citer ensuite dans les églises : l'abbé de Broviler, par exemple, a recours à la plume sceptique de Corneille Agrippa , dont nous possédons deux sermons sur les reliques et la vie clauslrale, sermons fort édifiants sans doute, mais qui font singulière figure au milieu des œuvres bizarres de ce hardi douleur. Les évèques et le haut clergé passaient leur temps à la cour, loin des dio- cèses, et on voit François l^'' assistera Paris à une procession, oi'i il y avait jusqu'à vingt-deux cardinaux (ô). Le saint minis- tère de la parole était donc abandonné au clergé inférieur, et cet abandon ne pouvait produire alors que deux résultats , à savoir : des prédications violentes et grotesques, cpiand par- laient des hommes de conviction qui, peu instruits et sortis des derniers rangs du peuple, voulaient lutter à armes égales contre le langage brutal de la réforme ; ou un enseignement supersti- tieux, lorsque montaient en chaire des moines ignorants qui

(l)Crévier, Hîsto'irede V Université , tom. VI, pag. 79.

(2) Longueval , Histoire de l'Eylise gallicane, tom. XVIII, pag. 3.

(3) Branlème, 4.5e discours sur François 1er, édit. de Rastien, V,2S4,

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iransformaieiit la foi éclairée des grands siècles chrétiens en une étroite crédulité. Par exemple, au dire de l'abbé de Choisi, (l;ins son Histoire ecclésiastique . beaucoup de cordeliers prè- ( liaient que saint François descend chaque année en purgatoire jour en tirer les âmes de ceux qui sont moris dans l'habit de son ordre. En 1502, Gilles Dauphin . général des cordeliers, en considération des bienfaits que son corps avait reçus de mes- sieurs du parlement de Paris , envoya, en eifet , aux présidents, conseillers et greffiers, la permission de se faire enterrer en habit de cordelier. En loOô, selon Saint-I'oix, il gratifia d'un semblable brevet le prévost des marchands et échevins. On con- çoit j)ar que le théâtre, qui avait quitté les cathédrales, et qui, devenu satirique en ses Moralités et sotties , osait , avec Pierre Gringoire , i)arodier le pape Jules II dans la pièce du Prince des Sots^ on conçoit que le théâtre n'ait pas tardé à lidiculiser ces bizarres traditions. Aussi les prédicateurs, tout en lui empruntant ses formes et son idiome , ne tardèrent pas à tonner contre l'art dramaliciue ; on eut même recours à l'auto- jité civile. En 1541 , dans un réquisitoire du procureur général du parlement, il était exposé, entre autres griefs contre les théâtres de la confiérie : « Que tant que les dictz jeux durent, le commun peuple, dès 8 à 9 heures du matin es jours de festes, délaisse la messe paroissiale , sermons et vespres . pour aller es diclz jeux garder sa place et y eslre jusqu'à 5 heures du soir, et cessent les prédications; car n'auroient les prédicateurs aucuns auditeurs (1). « Le théâtre était donc pour la chaire un ennemi nouveau qui , par ses pompes mondaines , détournait la curio- sité et la foi des pompes solennelles du culte religieux. Les at- taques de la réforme venaient encore se mêler, avec la déplo- rable situation morale du clergé, aux embarras de l'Eglise de France. L'alliance politique de François I"' et des confédérés protestants de Smalkalden , la contradiction de persécutions iso- lées à l'intérieur avec l'appui que prêtaient ouvertement à la léforme, plusieurs grands du royaume, compliquaient aussi cette situation difficile. On essaya en vain de pallier l'ignorance par la violence du langage. Si , en 1556 , Noël Béda, principal du collège de Montaigu, qui s'était déjà fait un nom par soii

(I) Sainte-Beuve, PoeWe française au seizième siècle, pa{j. 247.

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opposition à Érasme , à Lefebvce d'Élaples et au divorce de Henri VIII, osa en chaiie accuser le roi de favoriser l'hérésie, et fit ensuite , avant d'aller mourir dans les prisons du Mont- Saint-Michel , amende honorable de sa hardiesse devant le por- tail de Notre-Dame (1), celte condamnation ne put exciter un bien vif intérêt de sympathie chez les hommes instruits qui sa- vaient que Béda avait prêché contre l'enseignement public du grec , cette langue des hérésies, comme il la nommait.

L'église ne tarda pas à voir l'inconvénient de ces prédications trivales , de ces sorties violentes sur les puissances séculières et ecclésiastiques. EnloôO, au concile de Cologne, on ordonna aux prêtres d'enseigner simplement TÉvangile, en s'abstenant des plaisanteries grotesques , des récits diffus , surnaturels et apocryphes, des fables légendaires, ainsi que des injures et des attaques contre la magistrature et le clergé. Cependant cette réforme fut longue à s'opérer, puisqu'à l'ouverture du concile de Trente , de cette réunion qui était destinée à rendre sa sévé- rité à la discipline et à lutter contre l'hérésie, Tévêque de Bi- tonto donna le plus mauvais exemple aux orateurs de son temps, en un sermon dont le moins ridicule passage était la preuve de la nécessité des conciles , par cette raison que dans V Enéide Jupiter assemble les dieux, et qu'à la création de l'homme et à la tour de Babel , Dieu s'y prit en forme de con- cile. Différentes autres réunions sacerdotales, comme celles de Narbonne , en 1550 , et celle de Cambrai , en 15C3 , effrayées de cet état de la chaire , ordonnèrent aux prédicateurs de mettre toujours leurs discours sous l'invocation de la Vierge , et de s'éloigner des dogmes fabuleux, fabidoso dogmate, dans leurs discussions avec les schismaliques. Les avertissements vinrent aussi de la part des laïques, et le spirituel Reuchlin, ainsi qu'É- rasme, écrivirent sur l'art de la prédication; mais ce fut en vain. Les j'érées de Bouchel, le Cyvibalum mundi de Des- perriers , le singulier et fabuleux recueil des Gesta Romano- rum, le Passavant de Théodore de Bèze, le Baldus de Fo- lengo , le Moyen de parvenir, que je me garderai , par crainte de l'ingénieuse érudition bibliographique de M. Nodier, d'attri- buer à Béroalde de Verville ; tous ces livres satiriques, bizarres,

( 1) Ellies Du Pi» , Seizième siêcff, part , m , paj. 5ôÔ.

6G REVUE DE PARIS.

cyniques , qui npparurent en si {ïrand nombre au xvi« siècle, ot dont Rabelais devail élre l'admirable et monslrueux couron- nement , toutes ces débauches de l'esprit influèrent trop direc- tement sur la chaire pour ne pas lui laisser des traditions de parole bouffonne, ([ui ne devaient disparaître qu'après les pré- dications furieuses et sans frein delà Ligue.Quant aux sermon- naires qui fidèles aux restes mourants d'une scolaslique barbare, n'empruntaient pas le langage macaronique, et se bornaient à l'enseignement vulgaire plein de divisions et de subtilités, ils puisèrent tous dans les Thesauri, les Polyan- thœa et dans tous ces nombreux recueils d'érudition banale , dont la Gemma predicans de Deniise est l'ennuyeux et oublié modèle. Au commencement du xvie siècle, il y a donc dans la chaire deux écoles bien diverses : l'école scolastique et l'école grotesque. Leur durée devait être courte, parce que la première appartenait à une société finie, parce que la seconde était le résultat d'un de ces conflits d'idées , heureusement courts pour les sociétés qui y sont en proie.

Ca. Labitte.

LETTRES

SUR MUNIGH\

DÉCORATION INTÉRIEURE DE LA RÉSIDENCE.

VIII.

D*uii certain abn« de rarl.

La première chose qui frappe , lorsqu'on entre dans les nou- veaux appartements de la Résidence , c'est qu'il n'y a partout que de l'art. Il fut des époques, dans l'antiquité et pendant lo moyen âge , les ustensiles les plus ordinaires prirent des for- mes pleines de goût, et furent ornés de ciselures précieuses; les fouilles de Pompeï , et les cabinets de nos amateurs de vieil- leries gothiques fournissent des renseignements également inté- ressants sur cette application de l'art aux produits de l'industrie. Les travaux qui en portent l'empreinte nous paraissent méritei- la plus haute attention et les plus grands éloges. C'est en façon- nant les objets qui sont le plus souvent à la portée des hommes , que l'art atteint vraiment son but. (jui est de rappeler sans cesse un ordre d'idées et de sentiments supérieurs à l'inerte et imbécile matière. Mais ce n'est pas dans ce sens que l'art règne en maître absolu dans le palais des rois de Bavière ; il n'y a pas transformé

(1) Voir le premier volume, janvier 1839.

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l'industrie , il l'y a supprimée. Ce despotisme est-il aussi digne d'approbalion?

Lorsque le roi Louis demanda ù M. de Klenze le plan de ses nouveaux appartements , il lui manifesta la volonté expresse de ne voir fifîurer dans leur décoration ni tapis , ni draperies, ni tentures , ni bois , et de n'y admettre que les nu-ubles dont on ne pourrait absolument se passeï'. Les marbres ou les stucs , les peintures et les sculptures, étaient les seuls ornements qui fus- sent à la disposition de l'architecte. Pour comprendre fout sou embarras, il faut avoir vu cette immense suite de salles, dont la décoration était réduite à des ressources si bornées. Dans l'aile du midi, qui fut commencée la première, le nombre des salles qui composent les grands appartements du roi et de la reine ne s'élève guère à moins de vingt ; et quoique l'aile du nord , destinée aux grandes salles de réception , soit divisée en moins de compartiments, elle n'est pas moins étendue. Il était presque impossible de ne pas paraître froid et monotone , en ayant à fournir une si longue carrière avec des moyens si res- treints ; cependant M. de Klenze me paraît avoir résolu ce pro- blème avec un rare bonheur. Il est vrai qu'il a d'abord obtenu grâce pour certaines boiseries privilégiées qui ont quelques-unes des qualités des minéraux ; avec leurs vives couleurs naturelles, et leurs veines dures et résistantes, il a formé des parquets qui sont comparables aux plus belles mosaïques. 11 a varié de son mieux la forme des plafonds, qui sont tantôt étendus comme de grands dais chargés de caissons étincelants , tantôt arrondis, et couverts de peintures sur les arcs heureux de leurs voûtes. En- fin , la distribution et l'intérêt des compositions qui décorent les murailles, en font oublier la nudité; elles empêchent qu'on ne remarque Texiguité des tissus qui encadrent les fenêtres sans les voiler, et la médiocrité des meubles déguisée à peine sous une teinture blafarde que sillonnent de rares filets d'or. Les fres- ques , dont on a ménagé avec beaucoup d'art les sujets et le style, courent ordinairement eu frises au-dessus des stucs; d'autres fois, elles descendent dans le stuc, sous foime de ta- bleaux ; souvent, comme je l'ai dit, elles envahissent le plafond et les murs tout enlieis; puis, çù et \h , elles font place aux sculptures et aux reliefs de gypse blanc qui se détachent admi- rablement sur des fonds colorés. Vous allez ainsi d'un bout à

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Taiitre, toujours tenus en haleine par quelque modification nouvelle et inattendue de ce motif principal de décoration , qui semblait d'abord si peu susceptible de fécondité et de cha- leur.

Mais si l'artiste est sorti avec honneur de cette lutte difficile , ce n'est pas une raison pour louer de la même manière l'idée sous l'influence de laquelle il a agi. Ne vous semble-t-il pas que , précisément par l'effet de ce culte exclusif et exalté qu'on professe ici pour les arls, on a man([ué, dans cette circonstance, à leur véritable destination? En ([uoi le palais, ajusté comme je viens de vous de le dire, rcssemble-t-il à une demeure humaine? L'architecture des habitations a aussi sa poésie. Cette poésie a des modulations différentes , selon les climats et les époques elle se fait jour ; mais c'est la méconnaître que de vouloir lui ôtcr l'accent que lui donnent le mobilier ordinaire et les habitu- des caractéristiques des hommes dont elle abrite l'existence , et dont elle doit résumer l'esprit. Que de fois j'ai rêvé qu'on pou- vait écrire un livre plein de charme , et d'une émotion à la fois douce et élevée , en faisant l'histoire des formes et des orne- ments successifs que la maison, cette enveloppe de l'individua- lité humaine , a revêtus dejjuis le commencement du monde jus- qu'à nos jours? Avec quel plaisir on suivrait, à travers les variations de leur toit , et de leur industrie domestique, la civi- lisation des peuples qui ont laissé de si illustres monuments de leur vie publique , mais dont la vie privée est si inconnue? Et cependant c'est le culte des dieux Lares, qui peut seul nous faire bien comprendre le culte des divinités de la patrie ; c'est de la famille, comme d'une ruche pleine de parfums et de trésors cachés , qu'est sorti l'essaim de toutes les vertus politiques et de tous les grands dévouements qui ont changé la face du monde. Recevez , heureux amis , l'hommage d'une pensée que vous m'a- vez inspirée ; c'est dans cette retraite , vous passez des jours si calmes et si beaux, que j'ai appris à lier de grandes idées à des objets qui laisseraient la foule iiiditférente. Oh! dites-moi, dans les plus petits coins de votre demeure, parée avec une exquise simplicité , n'y a-t-il pas un écho de vos âmes pures et fidèles , et ces meubles délicats , que votre main touche chaque jour, ne réfléchissent-ils pas les charmantes visions de vos esprits ?

70 REVUE DE PARIS.

Je ne saurais rien lire d'analogue dans ce palais dont je viens de vous ouvrir le seuil ; mon œil est frappé par un profusion d'images qu'on retrouverait difficilement dans aucun château moderne j mais toutes ces peintures habilement ordonnées, que m'apprennent-elles sur les habitudes des hôles de celte demeure ? Je sais que je suis chez un prince , mais il m'est impossible de deviner qui il est. Je puis bien à ces tableaux juger de quelques- unes des tendances de sa politique ; mais son existence, le corps de sa pensée, la trace visible de son caractère , de ses mœurs , de son esprit , je ne saurais les apercevoir nulle part. Rien de ce qui est naturel et vrai ne se montre dans ce palais j tout y est figuré, solennel et d'autrefois ; l'art y a étouffé la vie.

Qu'on ne dise pas que l'industrie n'est point développée en Bavière comme en France, et que le roi a fait un acte de na- tionalité en refusant d'emprunter à des peuples étrangers ce luxe qu'il ne pouvait satisfaire chez lui; car je trouve hors du pa- lais, dans les perspectives qu'on lui a préparées, cette même absence de la nature que je viens de signaler dans l'intérieur. Votre retraite est si complètement entourée d'aspects sublimes et touchants , que vous avez éprouvé le besoin de tirer un voile , en certains endroits, entre vous et ces Alpes majestueu- ses , dont les aiguilles , les neiges, les lacs et les forêts viennent assaillir votre pensée de tous côtés. Vous savez si j'ai compris cette réserve et cette sorte de pudeur avec laquelle votre mai- sonnette s'est envelop|)ée dans son vêtement de feuillage , à la face de tant de magnificences. Il me semble qu'on aurait ici imiter votre délicatesse et ménager , à l'entour de ce palais l'art a tout envahi , des aspects qui pussent soulager les yeux ou les distraiie; mais lorsque , des appartements du roi, qui occupent l'aile florentine du midi , le regard tombe sur la ville, au lieu d'y rencontrer ces découpures libres et originales que les habilations humaines présentent ordinairement et qui fe- raient un agréable contraste avec la symétrie intérieure, il y trouve toujours les mêmes images et les mêmes préoccupations. De l'autre côlé de la place Max -Joseph , qui forme toute la vue, et indépendamment de sa statue de bronze et de la colonnade grecque de son théâtre, s'élève, vis â vis le palais , une façade qui n'a d'autre destination que d'offrir aux yeux du roi une si- lhouette architecturale. C'est un portique latin, dont les murs

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intérieurs, facilement visibles à travers leurs minces colonnes, sont teints de ce cinabre ardent, couleur favorite des anciens, répandue sur leurs vases et sur leurs peintures. Indifférente à l'édifice dont elle n'est que le côté, cette façade a , pour les Ba- varois , un mérite qu'on ne ferait pas facilement apprécier à des Français. Peut-être avons nous tort de ne trouver un monument à notre goût que lorsqu'il est blanc et net du haut en bas. Les anciens , à n'en pas douter , employaient la couleur comme or- nement accessoire dans l'archilecture et dans la sculpture; et je veu-Kbien admettre encore que leurs couleurs, plus fondamen- tales et moins nuancées que les nôtres, pussent choquer à tort nos yeux habitués à des teintes plus équivoques et plus fondues. C'est en quelque sorte pour montrer un spécimen des exemples qu'il a trouvés chez les Grecs , que M. de Klenze a donné A son portique cette couleur crue et hardie dont il a reproduit l'essai l.lusieurs fois. Mais était-ce devant les fenêtres de ce palais, qui n'a d'autre décoration que celle des peintures , qu'il fallait en- core placer celle-ci ?

Les sensations que donne l'art véritable sont d'une telle fi- nesse, qu'on ne saurait les concevoir sans une certaine sobriété; et , pour ne pas rechercher des modèles hors de la France , lors- que les rois ont prodigué dans leurs habitations le luxe le plus spleudide et le plus abondant, on a su leur conserver, au de- hors , des perspectives qui dussent toute leur beauté à un autre ordre de sentiments. Les forêts de Fontainebleau et de Compiè- gne, les admirables jardins que Lenôtre a dessinés à Versailles et aux Tuileries , n'onl-ils pas tempéré la magnificence de ces demeures, en jetant leurs paysages au milieu des œuvres du géiîie humain? Vous voyez que c'est un monument d érudition qui tient la place de la nature devant l'aile du sud de la rési- dence ; l'aile du nord , qui donne sur le jardin de la cour, offrait du moins l'occasion de prendre une nvanche; mais , je vous l'ai dit, c'est une forêt de châtaigniers et une caserne qui occupent, de ce côté , l'espace oii se dessinait autrefois la villa romaine de l'électeur Maximilien. Du haut des terrasses du second étage du palais, on aperçoit, au midi, les sommets du Tyrol. M. de Klenze, qui a visité Athènes et Corinlhe , a souvent deman- der au ciel pourquoi il n'avait pas rapproché de vingt lieues cette lointaine ceinture des Alpes , qui courounerait si bien les

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niDniiments de Miinicli, el qui ajouterait au sentiment élevé de l'art qu'on y respire , je ne sais (jucl parfum plus frais , plus libre et plus robuste , le souffle inspirateur des montagnes !

IX.

Siallcsi dos grandost solennités. llisfoirc du moyen âge allemand. l<*lliade.

II est temps de vous dire tout ce que la décoration du palais contient de choses excellentes et remarquables ; pour y trouver à louer, il suffit d'en considérer l'exécution. Du reste, celle analyse n'entamera en rien ce que j'aurai à dire plus tard sur la valeur générale de l'école de Munich ; préciser son caractf-re , apprécier ses principaux maîtres et leurs ouvrages , enlrer dans le détail de ses divisions . prévoir la part qu'elle pourra prendre dans le développement ultérieur de l'art européen , ce sera l'af- faire d'un plus long examen. Je ne prétends vous donner ici qu'une première vue de cet art dont les monuments les plus cu- rieux nous échapperont aujourd'hui , et dont il faudra estimer l'ensemble une autiefois.

L'aile du nord , dont les appartements sont encore en con- struction , est celle que nous visiterons la première. Elle est destinée, comme je vous ai dit, aux salles de représentation ; mais il ne s'y rencontre pas de ces grandes galeries comme on en trouve dans nos palais une aristocratie nombreuse se pressait sans cesse aux jjortes des appartements royaux. Deux vastes salles, l'une pour le trône , l'autre ponr les bals , séparées par trois avant-salles qui peuvent alternativement servir d'an- tichambres à chacune des deux grandes pièces , composent tout le premier étage des constructions récentes. L'une des extrémi- tés n'est pas élevée jusqu'au faîte, et de grands pans de brique n'ont pas encoie reçu l'enduit gris d'ardoise qui doit les faire ressembler aux pierres toscanes. Cependant, en entrant dans la salle du trône qui occupe le commencement de cette bâtisse nouvelle et le centre de toute la façade , vous pouvez voir que déjà on lui donne les ornements qui exigent le plus de ménage- ments et de soins. M. Schnorr est déjà installé dans les pièces suivantes qu'il commence à couvrir de fresques, tandis que les

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maçons n'onl pas encore couvert la salle de bal qui leur sert d'issue. Enfin M. Hillensperger exécute déjà les dessins de M. Schwantlialer sur les murs du rez-de-chaussée, avant qu'on ait achevé le plancher de l'étage supérieur. Il y a vraiment quel- que chose de magique dans la promptitude et dans la simulta- néité de tous ces travaux.

Le nom de M. Jules Schnorrqui est chargé de décorer les trois salles intermédiaires du premier étage , est à peu près inconnu en France ; je l'avais pourtant ouï prononcer à Paris, avec le sentiment de l'admiration , par un homme dont le jugement est aussi élevé que le talent , et dont le ciseau a popularisé, en France, la physionomie des artistes les plus remarquables de l'Europe. Le sujet que M. Schnorr doit traiter est vaste, il com- prend les trois grandes époques du moyen âge allemand. La première pièce , en partant de la salle de bal , sera consacrée au cycle de Charlemagne qui a créé le saint empire romain ; la se- conde au cycle de Frédéric Barberousse, qui mit aux prises la tiare et le globe, les deux puissances sur lesquelles reposait la mystérieuse unité de l'empire ; la troisième retracera la vie de Rodolphe de Habsbourg qui jeta, au xiii= siècle, les fondemenis de la maison d'Autriche, et avec lequel on considère ici que le moyen âge a fini. Pour nous, le moyen âge n'expire guère qu'aux pieds de Charles-Quint, sur le seuil du xvi" siècle : nous ne distinguons que l'aurore, les Allemands voient déjà ie jour; puisqu'ils savent lire au crépuscule , il ne faut pas s'éton- ner que nous ayons eu si peu, jusqu'à cette heure, l'intelligence de leur esprit, nous qui n'avons jamais assez de toutes les lu- mières du soleil. De ces trois salles, celle qui est la plus voisina du trône a seule reçu un commencement de décoration. Dans le peu que j'ai distingué , à travers les préparations de l'esquissa, je n'ai rien vu d'inférieur à ce que la réputation dont M. Schnorr jouit ici, me faisait attendre. J'ai trouvé une grande énergie jointe à la naïveté qui convient aux sujets du moyen âge ; les proportions colossales des tableaux de mur y sont soutenues avec une audace tout à fait virile. La frise , composée de génies symboliques qui dessinent une marche triomphale sur un fond d'or , m'a paru d'une très-belle couleur.

Voilà donc l'Allemagne qui commence à poindre dans ce pa- lais allemand, et, bien qu'ébauchée à peine, je n'ai pas été 2 7

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facile do l'y ï'encoiitrer entlii. Mais conimoiit vous ligurez-v»us «}u'on va décorer les salles du rez-de-chaussée ? L'endroit est humide, tourné au nord, dont la délétère intluence est encore augmentée ici i)ar rincoiistance du climat. N'importe, on y met- tra ajssi des peintures , j)our se conformer à l'ordre que vous savez . et non pas des toiles scellées dans les murs , mais bien des peintures faisant partie des murs eux-mêmes. Il est vrai qu'en Allemagne on fait usage d'un procédé des anciens, dont on a retrouvé le secret dans les fouilles de Pompéï et d'Hercula- num, etquiconsistailà délayer avec le pinceau delà cire fondue jiour donner à la couleur plus de solidité et d'éclat à la fois. Je ne sache pas(ju'on ait employé chez nous cette manière dépein- dre qui s'appelle à l'encaustique , et ([ui convient parfaitement y nos atmosphères toujours moites auxquelles les fresques or- dinaires ne sauraient résister. Mais quel est le sujet de ces pein- tures à l'encaustique du rez-de chaussée? Sous le drame de l'his- toire allemande, le roi a voulu qu'on peignît l'épopée de la Grèce; et vingt-quatre parois recevront la traduction de vingt- quatre chants de V Iliade.

On voit ici ce contraste à chaque pas ; nous avons observé déjà quelque chose d'analogue. Nous rencontrerons encore cette dou- ])le pensée dans les autres appartements ; nous la poursuivrons ensuite dans la ville. A côté de l'influence italienne que les voyages des princes bavarois au delà des monts , et le catholi- cisme de leurs peuples expliqueraient suffisamment, se rencon- trent l'influence allemande et l'influence grecque. Si on voulait chercher la raison de celles-ci, on en pourrait trouver, à la sur- face, une décisive aux yeux même des personnes qui ne voient rien au delà des faits de l'ordre matériel. Depuis que la Bavière a envoyé un roi au pied de l'acropole d'Athènes, elle tient un re- gard fixé sur la Grèce , tandis que , de l'autre, elle suit, avec sa défiance héréditaire , le mouvement secret de la vieille Alle- magne,

Mais si vous êtes étonnés de voir Agamemnon assis dans un palais germain à côté de Charlemagne, ne le serez-vous point davantage d'apprendre que M. Schwanlhaler, à qui la peinture colossale des vingt-quatre chants de VIliaile a été confitîe , est un sculpteur? Oui, c'est par ses statues déjà presque innom- brables que ce jeune homme a commencé sa réputation qui , je

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n'en (loiile pas, s'élendra bientôt d'un bout de l'Europe à l'autre. Je ne pense pas que la sculpture , qui est un art de maturité et de réflexion, ait jamais produit une fécondité semblable à celle de ce talent nouveau dont je tâcherai plus lard de vous présenter une fidèle analyse. Mais ce prodigieux statuaire est aussi , je ne dirai pas un grand peintre , nKiis un grand dessinateur. A Mu- nich, il n'est point rare de voir des peintres qui ne peignent point. M. Cornélius, par exemple, dont l'Allemagne s'étonne un peu de voir le nom prononcé par les nations étrangères, comme le résumé de son art renaissant , doit tout le bruit de sa gloire aux élèves qui peignent ses ouvrages, et le déclin inévitable de son talent au peu d'habitude qu'il a de manier lui-même le pinceau. Je pourrais vous citer d'autres traits du même genre. Louis Schwanlhaler ne peint pas ; mais son imagination est d'une verve intarissable , et son crayon est souvent d'une ravissante pureté.

A tous ces dons il nuit un bonheur plus grand ; il a un ami d'enfance , même àme dans un autre corps, qui a dévoué à sa gloire des qualités ((ui auraient pu l'immortaliser lui-même, et s'est consacré à revêtir des prestiges de la couleur les composi- tions d'un génie qu'une seule forme ne peut satisfaire. C'est M. Hillensperger qui peint les dessins de M. Schwanthaler ; il lit la pensé? de son ami comme la sienne propre, et pourrait y sup- pléer au besoin. Ces deux artiste jumeaux se complètent et se ressemblent si parfaitement , qu'on ne saurait distinguer le trait de l'un de celui de l'autre. Mais quelle touchante abnégation n'y a-t-il pas dans celui des deux ([ui semble ainsi dérober d'a- vance à son nom les hommages de la postérité pour augmenter la renommée de son ami? J'aurais grande envie de promettre aux pages de Y Iliade qu'il vient d'entreprendre, qu'elles éclip- seront tout ce qu'on a peint à Munich jusqu'à ce jour ; mais je veux pas analyser une ébauche. Quant à l'association des deux talents fraternels , nous en pourrons trouver d'autres exemples nombreux dans les parties achevées du palais.

La salle du Trône mérite de nous arrêter encore quelques in- tants dans celle-ci. Elle présente une des plus belles formes de parallélogramme qu'on puisse voir; mais sa grandeur même of- frait une difficulté sérieuse , car ici l'architecte était astreint à se passer non-seulement du secours des draperies, mais encore

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de celui des peintures. Pour dissimuler la nudité de ses vaste» murailles, il a dessiné à droite et ù gauche, daus le sens delà longueur, une double galerie , soutenue par des colonnes co- rinthiennes. Ces deux tribunes , en rétrécissant pour les yeux la partie inférieure de la salle, font admirablement valoir l'im- mense plafond qui s'élend sans obstacle dans tous les sens , et dont les beaux caissons l'or enlace le bleu et le blanc , cou- leurs nationales de la Bavière, produisent, à cette haute dis- lance , l'effet d'un firmament tout étoile. A l'extrémité orientale, l'issue a été habilement pratiquée entre de grandes colonnes corinthiennes , qui rappellent le motif principal de la décoration et qui encadreront merveilleusement le trône et la salle entière aux yeux des personnes placées au dehors.

Entre les colonnes qui supportent les deux galeries latérales , dans les espaces qui ne sont ])Oii)t occupés par les fenêtres, doi- vent être placées quatorze statues colossales en bronze doré, représentant les princes les plus illustres de la Bavière. Louis Schwanthaler est chargé de les modeler. Une de ces figures est déjà placée; c'est celle du grand électeur Maximilien, J'ai éprouvé une sorte d'éblouissement lorsque j'ai aperçu cette masse de quinze pieds de haut , toute resplendissante d'or La tête et les mains sont trempées dor mat, pour faire contraste avec l'éclat des armures et du reste de l'ajustement. Ce n'est qu'à Mu- nich qu'on a pu dorer, dans les temps modernes , des blocs aussi considérables; les dangers qui accompagnent le dégagement du mercure dans lequel on est obligé de mêler l'or qu'on veut atta- cher au bronze , ont borné jusqu'à ce jour l'application de ce pi'océdé aux plus petits objets du luxe domcsti(}ue. Mais la fon- derie royale de bronze . qui est un des établissements les plus intéressants de celte capitale , doit à M. de Klenze des appareils nouveaux à l'aide desquels on peut opérer sans crainte l'évapo- ration d'une énorme quantité de mercure. Grâce à ce résultat , qui mérite de fixer l'attention des autres gouvernements , on peut donner aux grandes œuvres de la sculpture une splendeur (|ui rivalise avec le luxe de l'antiquité. Plus prodigues que nous, les peuples anciens appliquaient l'or par feuilles épaisses aux travauxde la statuaire. En ce point , comme en beaucoup d'au- tres , nous ne saurions imiter leur magnificence.

J'ai vu à la fonderie royale la plupart des statues qui doivent

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accompagner celle de l'électeur Maximilieii ; et si c'était aujour- d'hui mon dessein de déterminer la valeur de M. Schwanthaler, je trouverais facilement un objet de comparaison fort propre à faire ressortir le talent du sculpteur bavarois ; car, à côté de ces mâles figures des princes du moyen âge , dont il a si noble- ment compris la rudesse, se rencontrait, auprès des mêmes fourneaux, la statue colossale de Schiller que Thorwaldsen a modelée pour la ville deStultgard, et(iue le roi de Wurtemberg a fait fondre à Munich. Schiller avait puisé dans sa conscience cette force que la barbarie des temps avait seule donnée aux des- cendants d'Othonde Wittelshach ; l'énergie et la pitié de son âme rayonnaient tout ensemble sur sou mélancolique visage ; et sa tête, si pleine de puissancedans son affaisement, était un admi- rable sujet d'étude. Thorwaldsen n'en a tiré qu'un médiocre parti; et tandis que la sécheresse des contours de celte statue, la maladroite négligence de ses draperies, et l'absence totale de sentiment dans toute sa composition , me conduisaient à de singuliers retours sur les réputations qui nous arrivent toutes faites d'Italie, j'admirais avec quel bonheur M. Schwanthaler a doué d'une vie originale les fantômes de ces princes que l'im- portance de leurs successeurs a seule tirés de l'oubli.

Mais j'aurais trop à faire si je voulais aujourd'hui m'engager davantage dans ce sujet. Je ne peux non plus vous parler que brièvement d'un travail en gypse dont le même artiste a orné le balcon de la salle du Trône. Au milieu de chacun des huit arcs qui surmontent ses fenêtres , un génie tient de chaque main un grand médaillon ; sur chacun de ces médaillons est sculpté, dans le style antique , un événement de l'un de siècles de l'histoire de Bavière. Ces petits reliefs, d'une forme très-élégante, se tachent en blanc sur un fond de peinture bleue , dont le motif se reproduit dans toute l'étendue du balcon, et (jui est un autre essai des réminiscences historiques de M. de Klenze. Les huit statues en marbre blanc , qui couronnent la corniche de ce bal- con , sont encore l'œuvre de Louis Schwanthaler.

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X.

iippartcmcnt» <lu roi*— ntstoire de la poésie g;i'ecque»

L'aile du midi est terminée depuis 1856. Les appartements du roi et ceux de la reine occupent tout le développement du pre- mier étage. Vous avez vu rAliemagne et la Grèce se disputer les fresques de l'aile du nord ; dans celle du sud , elles ont fait un partage égal. La décoration des appartements du roi représente l'histoire de la poésie grecque ; celle des appartements de la reine est consacrée à la poésie allemande

Qu'il me soit permis ici de ne faire ressortir que le côté sérieux et excellent de ces deux sujets : au lieu de remplir ses apparte- ments de ces images que la vanité commande , et que la flat- terie est toujours prête à prodiguer, le roi de Bavière a mieux aimé faire placer sous ses yeux la traduction vivante des poëtes qui ont reçu la mission élevée de donner des leçons aux peuples et aux princes. Qui se refuserait à louer une semblable pensée? En faisant peindre dans ses appartements les œuvres de ces poëtes grecs qui seront à jamais l'orgueil de la démocratie , le roi Louis a rendu , ce nous semble, un autre service aux arts. Si l'on en croyait les écrivains qui se sont placés chez nous à la tête de la réaction de l'art catholique, les Grecs ne mériteraient que notre dédain , et les glorieuses ruines du Parlhénon , qui ont inspiré tant de grands artistes , ne seraient plus qu'une muette et stérile poussière. En donnant un démenti solennel à ces misérables blasphèmes, l'école de Munich est d'autant moins suspecte qu'elle a plus de droits que la nôtre à représenter l'art du moyen âge. Pour moi , les travaux qu'elle a exécutés dans les appartements du roi, me semblent jeter un jour tout parti- culier et tout nouveau sur cette grande question de la Renais- sance qui agite aujourd'hui l'Europe, et dont je serai ameué à vous parler par la suite naturelle de mon sujet.

L'ordre qu'on a suivi dans ces peintures est , pour ainsi dire , un ordre biograjjhique. A chaque poète, on a consacré une salle, en commençant par les plus anciens pour arriver à leurs suc- cesseurs parla chaîne des temps. Le choix, qui était de toute

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nécessité, a été fiit avec beaucoup de goût ; on a supprimé les renommées parasites, et les illustrations scandaleuses; parmi celles-ci , je vous citerai avec i)laisir Euripide , que la France s'est enfin repentie d'avoir honteusement préféré, pendant deux siècles, à Eschyle et à Sophocle. Orj)hée et les Argonautes, Hé- siode et la théogonie , les hymnes d'Homère , les odes de Pin- dare , les chansons d'Anacréon , les tragédies d'Eschyle , celles de Sophocle, les comédies d'Aristophane, les pastorales de Théocrite , tels sont les motifs de la décoration de la première partie de l'aile du midi. Tous allez juger avec quelle habileté M. de Klenze , qui a présidé à fous les travaux . a su varier l'as- pect et la forme de ces peinlines.

La première antichambre , par laquelle nous commencerons notre visite , est couverte d'un stuc vert qui ne laisse qu'une assez petite place à la frise dont les quatre murs sont couronnés. Cette frise est peinte dans le style monochromatique des pre- miers temps de l'art grec. Les vases étrusques , les fouilles de Pompeï, quelques rares monuments de l'antiquité précédem- ment découverts , le texte des auteurs ont démontré que les an- ciens ont commencé à recouvrir d'une seule couleur le dessin de leurs admirables figures. Quelquefois cette couleur était blanche, plus souvent elle était rouge. Eschenburg pense que la dernière était préférée parce qu'elle rendait mieux le Ion des chairs, Mais ne faut-il pas se souvenir aussi que le soleil inonde les golfes de la Grèce. Et doit-on s'étonner que ce soit avec la pourpre de son manteau que les premiers artistes de ce pays ont revêtu les créations de leur génie ? La frise raonochromatique de la première antichambre est peinte avec une teinte un peu adoucie, je crois , du tnini'um antique.

C'est une heureuse idée d'avoir appliqué le procédé primitif des Grecs, à l'expédition des Argonautes , qui est leur plus an- cienne tradition. Comme dans les oeuvres antiques, les épisodes se suivent ici sans s'enchaîner autrement que par l'habile cor- respondance des lignes et par l'ordre chronologique. Contraire- ment à ce qui a lieu dans les bas-reliefs , on y remarque assez souvent des plans fort différents , leur éloignement est indiqué, non-seulement par le dessin , mais encore par une légère nuance de la couleur dominante qui laisse déjà prévoir le développe- ment ultérieur du coloris,

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Ce morceau a été peint à rencaustique , d'après les dessins de Louis Schwanthaler; il porte l'empreinte d'un haut sentiment de l'art grec , et je l'appellerais volontiers une expression ro- mantique de l'antiquité , si l'un de ces mots gardait chez nous le sens qu'il a en Allemagne, et s'il n'avait été corrompu par les exagérations et les violences de ceux de nos écrivains qui l'ont inscrit sur leur drapeau. Cependant, outre qu'il y a, comme j'aurai occasion de vous le faire remarquer, entre une certaine époque de l'art grec , et l'art du moyen âge , des points de res- semblance , j'ai trouvé dans plusieurs parties de la frise de M. Schwanthaler une animation et une réalité qui sortent tout à fait de l'idée que la routine nous a donnée de l'art antique, et qui , sans rien enlever à l'élévation des objets représentés , sem- blent ajouter à leur vie. Je citerai, pour exemple, le groupe des amis de Jason qui poussent son vaisseau à la mer, et celui qui nous les montre recevant l'hospitalité du prince des Dolopes. Il y a dans le premier une énergie de mouvement , et dans le se- cond , une familiarité naïve, qui à une pureté classique joi- gnent quelque chose de plus hardi et de plus vrai.

Dans la seconde antichambre , la décoration est plus abon- dante et plus variée; suivant les progrès de l'art grec, M. Hil- tensperger a peint cette salle d'après le système polychromati- que ; mais il n'y a employé que des couleurs fondamentales. Eschenburg , que je viens de citer , assure d'après Pline , que le blanc, le jaune, le rouge et le noir, furent les premières couleurs mêlées par les artistes qui s'acheminèrent ainsi vers une plus exacte imitation des diversités de la nature. C'est en- core M. Schwanthaler qui a donné les dessins qui couvrent la frise et les murs de cette seconde antichambre.

J'aurais de longues rétlexious à faire sur la frise qui repré- sente , d'après Hésiode, l'histoire des dieux. Je n'imagine pas qu'il soit possible à un artiste moderne de comprendre la théo- gonie grecque mieux cjue Louis Schwanthaler n'a fait dans ce morceau. Suivez-bien la disposition des peintures ; sur le mur, placé à la droite des fenêtres , est peint l'empire d'Uranus et de Gaïa (le ciel et la terre); autour de ces plus anciens maî- tres du monde hellénien , se groupent les éléments dont leur règne est formé , et les Titans , enfants de leurs entrailles. 11 n'y a pas une seule de ces figures qui n'indique clairement le

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malérialisrae de l'ère primitive dont elles sont les symboles. Cependant, bientôt les géants brûlent dans l'abîme; et le jeune Saturne , révolté contre Uianus , mutile ce père des dieux ; du sang de l'auguste victime naissent les Euménides et Vénus , tout ce qui doit faire le tourment et la vie des mondes posté- rieurs.

Sur le second mur, Saturne trône à son tour , comme fai- sait Uranus avant lui; sur sa face brille, avec la gloire du pouvoir , la maturité de la sagesse. Devant lui sont rassem- blées toutes les divinités de son époque; ce ne sont plus de sim- ples éléments, comme tout à Tlieure, dans le cycle d'Uranus ; ce sont des puissances. Ce progrès est merveilleusement ex- l)rimé par la figure de Gaïa (la (erre), qui tout à l'heure rayonnait dans le ciel, et qui apparaît ici sous les pieds de Saturne, domptée, dépouillée, et recouverte des pâles cou- leurs du limon. Ainsi , la matière qui était la gloire du système antérieur, n'est plus que la base du système actuel. Vous fe- rai-je part d'une autre réflexion qui m'a été inspirée par le panthéisme qu'on professe dans ce pays-ci ? Le monde, qui est la première divinité , a produit, en s'élevant vers un état su- périeur, un ordre nouveau qui s'est considéré, lui aussi, comme un être nécessaire; mais, victime de sa propre créa- tion , il ne continue pas moins à la nourrir dans son sein ; et lorsqu'il ne la domine plus , il lui sert encore de fondement.

Sur le troisième mur , Saturne devenu vieux tombe à son tour sous le pied des chevaux du jeune Jupiter, qui a conduit contre lui , nou-seulement toutes les divinités de l'avenir , mais encore les divinités du monde primitif qu'il a délivrées. Aux éléments avaient succédé les puissances ; c'est l'intelli- gence qui remplace maintenant celle-ci ; elle se manifeste par deux côtés , par l'absolution du passé et par la discipline savante et harmonieuse qu'elle imprime à l'ordre nouveau.

C'est surtout sur le quatrième mur , est peint le tranquille empire de Jupiter vainqueur , que cette dernière partie du sym- bole attaché à sa personne se développe. Les divinités qui en- tourent le sublime cavalier de la foudre, comme Pindare l'appelle , et qui forme sa cour sur l'Olympe , sont bien évi- demment de glorieuses personnifications des idées qui gouver- nent le genre humain. Les héros qui apparaissent dans le

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lointain , sont les instruments ou les venffeiirs de ces lois étemelles.

A mesure qu'on avance dans cette épopée tliéologique , la couleur prend plus de développement et plus d'étendue. Au temps d'Uranus sont réservées les couleurs fondamentales qui se rappr oclienl de Tanlique système monochromatique. Mais pour l'Olympe de Jupiter , l'arlisle a réservé un coloris plus nuancé, plus fondu, plus lumineux, qui peint pour ainsi dire aux yeux l'harmonie que son règne a introduite dans le monde antique. Cette dernière composition , plus calme que toutes les autres , est du reste relevée par une idée originale ; sous l'Olympe qui i)orle fous ces dieux, apparaissent les deux mains colossales du géant chargé de ce glorieux fardeau.

Je ne crois pas inutile de vous faire observer que , sur ces murailles, l'insurrection de Saturne fait face à celle de Jupi- ter , comme le triomphe de l'un à celui de l'autre ; ainsi , les bornes du ciel se déplacent et s'élargissent sans cesse devant la pensée humaine ; mais c'est par une défaite du passé que notre faible raison marque chaque pas qu'elle fait vers l'avenir. L'histoire de toutes les transformations religieuses est écrite sur celte frise ; et les formes triomphantes peuvent y voir, en deux exemjjles successifs , la prédiction de leur ruine inévitable. 11 est curieux de trouver cette protestation absolue et hardie dans le palais des rois de la Bavière catholique. Pour moi , je me ressouvins , en la voyant ici , que je l'avais lue, il y a quel- ques mois à peine , dans le poème de Proviéthée qui a plus d'une analogie avec les peintures dont je vous parle ; mais j'ad- mire , dans l'œuvre du poëte , une sobriété que j'ai regrettée dans quelques parties de celle du peintre. M. Quinet a choisi, parmi les idées antiques qui ont rapport à la métamorphose des croyances humaines , celles qui s'accordent avec les formes et le goût des modernes. M. Schwanlhaler, au contraire, voulant lutter corps à corps avec Hésiode , et ne reculer devant aucune de ses allégories, est quelquefois tombée dans le bi- zarre. Je ne doute pas que la symbolique d'Hésiode n'ait pu produire des œuvres d'un goût irréprochable, alors qu'elle était soutenue par la croyance, et interprétée par l'ingénieux esprit des Grecs. Mais aujourd'hui que le sens de la plupart de ces traditions est perdu , si l'art veut s'en emparer, il est dif-

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ficile qu'il ne crée pas, pour les exprimer , dos figures chimé- riques et des accouplements impossibles. Néanmoins , la com- position de M. Sciiwanlhaler mérite les plus grands éloges j c'est un admiiable effort d'intelligence tt une production au niveau de la science allemande. Ainsi ont été traduits les plus hauts résultats de l'érudition de Kreutzer et de tous ses rivaux. Ce n'est pas la dernière fois que je vous ferai voir , à Munich , comment les travaux les plus abstraits sont réalisés par la main des artistes.

Au-dessous de ce grand drame du ciel helléni(iue se trouvent des peintures qui représentent l'influence exercée sur la terre par tous les dieux dont la frise est pleine. C'est Jupiter descen- dant chez Alcmène ; c'est Pandore apportant aux hommes la boîte fatale; ce sont les saisons changeantes et les âges décli- nants auxquels les puissances célestes ont soumis la condition humaine. La théologie grecque fait des dieux les persécuteurs des hommes. La théologie chrétienne a pris le parli contraire.

Je veux prévenir une demande que vous ra'allez adresser sans doute. Je n'ai point oublié cette admirable collection des gravures de Flaxman que nous avons souvent feuilletée ensem- ble, et dans laquelle sont traités quelques-uns des sujets dont je viens de vous parler. Vous voulez savoir s'il y a quelque rapport entre Flaxman et Louis Schvvanthaler. Tous les deux ont commencé par être sculpteurs, chose assez remarquable; tous les deux aussi ont puisé dans l'étude des vases étrusques cette naïve beauté de ligne qui caractérise leurs dessins. Mais il y a dans Flaxman je ne sais quelle vision étrange et sublime <|i,il lui représente les objets sous des formes inconnues ; aussi a-t-il en général mieux réussi à reproduire les fantômes du Dante que les dieux d'Hésiode et d'Homère. L'imagination de M. Schwanthaler est, je crois, plus féconde, mais elle a moins de fantaisie et moins de précision tout ensemble. Flax- man n'a jamais enchaîné des groupes nombreux, des masses abondantes. Un homme en extase devant une forme qui passe , une famille pendant comme une belle guirlande entre deux ar- bres, un dieu enveloppé des signes mystérieux de sa puissance infinie, telles sont les scènes simples, mais ineffaçables, qu'il retrace ordinairement. M. Schwanthaler a une fougue «luiaime les mêlées , qui cherche les combats jusques parmi les dieux ,

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et qui hasarde dans le ciel le cheval , cet indomptable instru- ment de guerre. C'est par la rêverie (pie brille Flaxnaan ; c'est par la vie que M. Schwanthaler se distinf;ue : mais Flaxman n'est pas seulement plus fantasque , il est aussi plus pur. Il est vrai qu'une immobilité presque absolue est la condition de sa pureté. M. Schwanthaler doit admirer Flaxman , mais il ne l'a point imité : et on peut les citer l'un et l'autre , comme des exemples différents de l'influence que la Grèce peut encore avoir sur nos arts qui ont déjà si souvent puisé de nouvelles forces à son intarissable mamelle.

En passant de la seconde antichambre à la salle de service, nous allons observer un système différent. M. Schnorr , qui a été chargé d'y dessiner les hymnes d'Homère, s'est beaucoup plus familiarisé avec l'art chrétien qu'avec celui du paganisme. Aussi n'est-ce qu'à travers la renaissance qu'il a pu retrouver les Grecs : la toilette de Vénus , qui est peinte sur le premier mur, semble tracée par la main d'HoIbein en un jour oîi il aurait quilé le portrait d'une des femmes de Henri VIII, pour s'éprendre de quelque marbre grec. Cette alliance de la naï- veté propre aux modernes avec la pureté athénienne , pro- duit un effet curieux. Je citerai encore dans cette salle un Apollon qui est d'une grande élégance , et une Cérès qui, re- trouvant sa Proserpine aux portes de l'Érèbe, se précipite vers elle avec un de ces beaux mouvements qu'Aibrcclit Durer ren- contrait si souvent. M. Hiltensperger, quia peint la plu|)art de ces dessins, en a interprété la pensée avec une fidélité scru- puleuse. Ce que je remarque ici comme dans toutes les autres œuvres des Allemands , c'est la belle ordonnance philosophi- que des détails. Le plafond, la frise et les murs de cette salle se correspondent merveilleusement , et composent , pour ainsi dire , quatre chants qui représentent les principales directions du génie humain , la beauté et la poésie , la terre et le com- merce.

L'ancienne salle du Trône, qui suit immédiatement, est ornée d'une décoration qui tranche vivement avec les précédentes. Sur le fond d'or dont les murs sont couverts, se détachent des reliefs en gypse blanc exécutés par M. Schwanthaler, d'après les Iiymnes de Pindare. Les encadrements quienlourent ces figures se détachent eux-mêmes du fond sur lequel ils sont jetés, par

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le grain mat de leur sable plus épais et plus riche. La frise, qui est composée de la représentation de tous les jeux célèbres de l'ancienne Grèce, avait son modèle naturel dans cette admirable frise du Parthénon , sur laquelle Phidias a représenté les Pana- thénées. M. Schwanthaler a médité cet immortel exemple avec une intelligence élevée ; mais il a su résister au danger d'une servile imitation; il a compris la différence qu'il fallait mettre entre la gravité calme d'une cérémonie religieuse et la vivacité des luttes publiques. Entraîné par sa verve naturelle, il a trouvé encore dans les beaux marbres d'Égine l'indication du point le mouvement peut se concilier avec la majesté de l'art. Soutenu par l'étude de ces deux débris de l'antiquité, il a pris, en les combinant ensemble, une proportion à laquelle il a quelques effets excellents. L'ardeur des lutteurs y est très-bien rendue, et j'ai admiré surtout la fougue vraiment inspirée de quelques che- vaux. Mes éloges ne seront pas sans restriction. On sent que la main du maître n'a pas passé partout : la composition qui vient de lui est toujours remarquable ; l'exécution est souvent hâtive, négligée et incomplète.

Au-dessous de la frise, dans des cadres nombreux, sont re- présentées de la même manière les principales odes du Thébain. Jusqu'à présent , nous n'avons guère marché que dans le ciel ; ici se trouve écrite d'après Pindare toute l'histoire des hommes, depuis Deucalion et Pyrrha jusqu'aux guerriers qui sont morts devant Troie. Je veux vous faire une autre observation impor- tante : dans chacune de ces salles , consacrées à une des grandes traditions de la poésie grecque, on a eu soin de peindre le poète avant l'œuvre qui se rattache à son nom. Cette divini- sation de l'artiste ainsi élevé par la postérité sur le même rang que les dieux et les héros qu'il a célébrés, ne m'a point déplu ; on aime à voir Orphée chantant dans le vaisseau des Argo- nautes, et Hésiode ouvrant lui-même la marche de cette théogo- nie qu'il avait, pour ainsi dire , créée , en la façonnant au gré de ses idées morales. Dans la salle du Trône, on a représenté aussi Pindare lisant ses hymnes au peuple. Mais savez-vous on l'a placé? Seul au-dessus du trône. Dans les autres salles, on voulait honorer les poètes , en les rangeant parmi les dieux. En mettant ici Pindare au-dessus du roi , vous comprenez que ce n'est pas au poêle grec qu'on a voulu faire honneur; ce chantre 2 5

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inspire de la démocraiie [îieeque, <iiii avait un sentiment si ab- solu et si intraitable de sa gloire, ne se doutait pas qu'on l'obli- gerait un jour à partager ses couronnes avec un roi allemand.

Anacréon a fourni le sujet des tableaux de la salle à manger; c'est M. Zimmerman, l'un des représentants les plus habiles de l'école de M. Cornélius , qui les a dessinés et qui les a peints en grande partie. Le poëte de l'amour et du vin préside lui-même, du haut de la voûte , à cette traduction choisie de ses œuvres qui couvre le plafond et les murs. C'est une place convenable pour l'ami de Pisistrate ; et le parfum de la table royale doit ré- jouir ses narines aristocratiques. Quant aux peintures dont sa figure est entourée, je ne m'arrêterai point à analyser leur mé- rite; si elles ne déparent pas la décoration générale, elles n'y apportent aucun élément bien particulier.

Tout auprès de la salle du Trône est une petite salle de récep- tion, ornée de vingt-quatre tableaux tirés des tragédies d'Es- chyle , et dessinés par Louis Schwanthaler. Jnsqu'à présent , dans les appartements du roi, vous avez vu ce jeune artiste crayonner des frises qui rappellent jdus ou moins le bas-relief et qui se rapprochent de la sculpture; mais le voici qui trace sur les murs des sujets le drame domine , et qui sont de véri- tables pages de peinture. Il s'est tiré de cette charge nouvelle d'une manière si brillante, que je conçois que le roi de Bavière ait avoir le désir de lui faire composer une Iliade complète. Vous savez l'admirable parti qu'Eschyle a pris pour chanter la victoire de Salamine; il en a peiiU le retentissement au milieu de la capitale des Perses, pour que le lointain gémissement de cet écho augmentât encore l'effet du triomphe. Louis Schwan- thaler a voulu lutter de précision et de grandeur avec le poëte grec. C'est par une seule barque (ju'il a exprimé tout le mouve- ment du combat de Salamine; mais il faut voir cette barque symbolique ! Le retour d'Agamemnon, pressant la tête hypocrite de Clytemnestre sur sa poitrine qu'elle doit désigner au poi- gnard , produit une impression saisissante. Plus loin , Clytem- nestre. debout entre le cadavre d'Agamemnon et celui de Cas- sandre , est d'un sentiment qui agrandit toutes les proportions de cette petite page. Mais la perle de ce cabinet, c'est le sacri- fice d'Oreste et de Pylade sur le tombeau d'Agamemnon ; il me semble diflScile qu'on puisse donner plus de pureté et plus d'élan

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à la mélancolie grecque. Trois tableaux de Promélliée, qui cou- vrent les parties inférieures des murs, sont d'une belle compo- sition et d'une touche pleine de finesse. Ce dernier éloge s'a- dresse à M. Schilgen , qui a exécuté à l'encaustique les dessins faits par M. Scliwanthaler pour cette salle ravissante.

Remarquez l'abondance de tous ces sujets que je ne peux exa- miner les uns après les autres, et parmi lesquels je suis obligé de choisir les plus saillants; je voudrais aussi pouvoirvous faire admirer la convenance parfaite (}u'il y a entre le style des des- sins et le caractère des œuvres qu'il reproduit. M. Schwanthaler a donné à toutes ces compositions qu'il a tracées d'après Eschyle, cette simplicité auguste et cette familiarité élevée qui sont em- preintes dans les poëmes du père de la tragédie grecque. Chargé de dessiner les tragédies de Sophocle pour la chambre de tra- vail du roi, elles comédies d'Aristophane pour le cabinet de toi- lette , il a su conserver à ces deux poètes la couleur de leur gé- nie. Pour traduire les œuvres de Sophocle , il a emprunté à Phidias cette pureté sévère et cette majestueuse douceur que le sculpteur avait en commun avec le tragique. Mais comment ren- dre Aristophane? Comment à l'élégance, sans laquelle on ne saurait concevoir une œuvre grecque, unir l'énorme bouffon- nerie du poète satirique qui s'est emparé des formes les plus tri- viales de la vie et des fantaisies les plus bizarres de la pensée? Comment retrouver la caricature athénienne , s'il exista jamais rien de semblable? Comment l'inventer? Peut-être vous souve- nez-vous d'avoir vu dans quelques cathédrales, de vieilles sculp- tures comiques qui étaient tolérées au xive et au xve siècle, bien qu'elles osassent s'en prendre aux moines, aux abbés et aux saints eux-mêmes? Vous en avez vu de pareilles dans les stalles du chœur de cette église de Constance, Jean Huss fut con- damné au feu pour une irrévi rence moindre que celle de l'ar- tiste qui les a exécutées. 11 m'a semblé que M. Schwanthaler avait employé avec beaucoup de finesse et d'esprit le style de ces charges toujours gracieuses et naïves dans leurs grimaces. Je n'analyserai pas les vingt-sept compositions qu'il a tracées d'après Aristophane ; par leurs invenlions ingénieuses , par leur manière élégante et par leur esprit néanmoins grotesque , elles forment, une collection excessivement intéressante. L'exécution, qui est tout entière de M. Hiltensperger, est d'une verve entrai-

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liante et de l'aspect le plus vif. La pensée, qui préside à tous ces tableaux, a cependant quelque chose d'offensant pour notre or- gueil populaire ; c'est en voyant la philosophie et la démocratie raillées , sous le nom d'Aristophane , dans le palais d'un roi , que j'ai compris l'inexorable rancune que les philosophes du dernier siècle avaient conçue contre l'auteur des Chevaliers et des Nuées.

La chambre ii coucher , qui termine l'appartement du roi, est ornée de peintures qui représentent les principales idylles de Théocrite. Ici, comme dans la chambre à coucher que Louis XIV habita pendant sa jeunesse, c'est l'amour qui est le sujet de toute la décoration. Les dieux, les rois, les nymphes, les ber- gers, tout aime sur ces voluptueuses murailles; l'effroyable Po- lyplième lui-même n'est point exempt des ardeurs communes. La plupart de ces compositions ont été dessinées par M. H. Hess, l'un des maîtres qui rivalisent à Munich avec la réputation de Cornélius. Quelques-unes, comme le Défi de chant des Ber- gers et le Rêve du Pêcheur, sont pleines de cette grâce à la fois naïve et savante, qui lui ont valu tant de succès. Mais par son système qui est l'un de ceux que nous considérerons avec le plus de soin , et par son talent qui est à la hauteur de ses idées , M. Hess est, avant tout, un peintre religieux ; c'est dans la cha- pelle de la cour qu'il veut être jugé.

XI.

Appartemouts ctc la reine. Histoire de la lîoêsie aliemaiide*— lje!i( !Vie]>eluug:eii»

De la chambre à coucher du roi on passe immédiatement dans les appartements de la reine qui sont sur la même ligne; cepen- dant ceux-ci ont leur entrée particulière, à l'autre extrémité du palais. C'est dans les antichambres placées en cet endroit, que commence l'ordre chronologique des peintures qui viennent se terminer dans les pièces voisines des appartements du roi. L'histoire de la littérature allemande en est, coramejevousaidit, le sujet: on aurait, je crois, quelques lacunes considérables à signaler dans cette nouvelle série. Aucun des Meister-Sœngers ilii xvi« siècle n'y figure entre les Minne-Sœngers primitifs

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du xuie siècle, cl les poëfes de l'époque moderne. Je ne peux passer sous silence , par exemple , romission de Hans Saclise , dont Gœthe a si bien vengé la mémoire. Serail-ce parce qu'il fut cordoniiier à Nuremberg, que le Clément Marot de l'Allemagne aurait été jugé indigne de figurer dans ce palais? Des chants du troubadour allemand Wallher von der Vogelvveide, et du Par- cival de son contemporain Wolfranc von Eschenbach, on passe sans transition aux ballades de Burger , aux compositions épi- ques de Klopslock, au féerique Oberon de Wieland, à l'univer- selle poésie de Goethe , aux romans et aux drames de Schiller , aux contes de Louis Tieck, qui décorent les salles principales. Tel est l'ordre dans lequel ces peintures sont rangées ; mais en partant de la chambre à coucher du roi , je vous ai laissés, je vous les ferai visiter dans le sens inverse. Celui qui leur a été donné n'a rien d'assez important pour mériter d'être res- pecté.

Entrons donc aussitôt dans la bibliothèque de la reine; les murs en sont couverts par des armoires d'un goût excellent ; les peintures du plafond représentent des scènes tirées des poésies de Louis Tieck. Ce sont des contes , oîi les fées , les traditions du moyen âge, et la fantaisie se remplacent tour à tour. M. H. Schwind, qui a exécuté ces sujets , en a bien rendu la lé- gèreté et la finesse; mais après lui avoir donné les éloges qui lui sont dus, je ne peux m'empècher de vous signaler une étrange illusion qui a été sans doute suggérée à son esprit. Il y a, dans une des places les plus visibles de son œuvre, un Par- nasse moderne qui est touché d'une main habile et délicate. Mais croiriez-vous que, dans l'assemblage de tous les hommes illus- tres qu'il y a groupés , la France ne compte pas un seul repré- sentant? Il y a mis Danle, fasse, Arioste, Cervantes, Shake- speare, Gœthe , Schiller, "NVieland, Herder, Klopslock, et rien de plus. Malgré sa haine aveugle pour la France, Frédéric Schlegel n'eût pas osé prononcer contre elle une exclusion aussi absolue. Les passions politiques sont-elles donc assez insensées pour rayer ainsi, du nombre des gloires littéraires de l'Europe, celles qui ont brillé d'une telle lumière qu'elles ont airaché l'Allemagne elle-même à ses longues léthargies? J'ai lu une charmante chanson d'UhIand qui dit que la Belle au bois dor- mant est un symbole de l'interminable sommeil de la poésie al-

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leinande. II n'y a rien à reprendre à l'image du chansonnier j mais on peut ajoiiler que le son du cor qui a réveillé la belle endormie, c'est la grande voix du génie français qui a traversé les forêts germaniques à la suite des régiments de Turenne, de Luxembourg, de Villars et de Beile-Isle. Que la Bavière se range parmi les ennemis de la France, nous n'avons aucun intérêt à l'en détourner; mais elle devrait s'épargner à elle-même l'in- jure hypocrite d'un oubli impossible : il n'y a pas de gens qui aient une meilleure mémoire que les ingrats.

Après la bibliothèque vient le cabiitel à écrire de la reine. Le plafond et les murs de celte pièce sont ornés de compositions empruntées aux œuvres de Schiller. MM. Lindenschmilt et FoHz se sont partagé ce travail , qui est l'un des plus gracieux et des plus attrayants que le palais renferme ; tous les deux y ont em- ployé un coloris qui égale en vivacité et en fraîcheur ce que nos peintres de genre ont pu rencontrer de plus heureux. Quant à l'invention , elle est souvent de l'originalité la plus élevée; celt<; qualité se trouve surtout dans la forme fantastique que les Alpes prennent aux yeux du Chasseur, et dans l'entretien de Wallen- slein avec Séni son astrologue. Deux scènes de Fiancée de Messine, quelques situations des romans de Schiller, ont fourni le sujet de compositions charmantes. Dans les trois ta- bleaux de la Promenade à la Forge, brille une couleur d'une étrangeté merveilleuse; on ressent, en la voyant, l'espèce de sensation qu'on éprouve à la lecture des œuvres de Schiller, qui semblent toujours éclairées par l'intérieure et mystérieuse lu- mière de la conscience. Cette chambre , peinte avec un extrême bonheur, est décorée aussi avec un soin particulier; on sent que la présence de Schiller en a fait un lieu de prédilection. Ayant pu pénétrer jusque dans les petites pièces qui occupent le derrière des grands appartements , j'y ai découvert le portrait de Schiller placé au rang des plus intimes souvenirs , et associé, pour ainsi dire, à la famille de la reine. Vous partagez le culte que j'ai pour Schiller; souvent vous m'avez entendu invoquer son nom , comme l'honneur suprême de la poésie moderne et comme le plus noble représentant du spiritualisme littéraire; je vous l'avouerai, je n'ai pu voir sans émotion que cette âme gé- néreuse, si souvent implorée par nous , recevait aussi les adora- lions familières d'une reine.

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Gœlhe règne fastueiisement dans la chambre ù coucher qui précède le cabinet à écrire. Wilhehn Kaulbach , dont le pinceau a retracé les oeuvres de ce génie souverain, est un des artistes les plus remarquables de l'école bavaroise. Son nom , qui com- mence à percer à Paris , est ù Munich l'objet de l'admiration de toute une jeunesse enthousiaste. Je vous conduirai dans son atelier , et vous y saluerez avec moi cette haute alliance de l'i- magination et de la pensée qui forme les grands talents. Mais , lorsque vous aurez admiré le ton vigoureux des œuvres qui y sont exposées , vous serez plus étonnés encore de voir avec quel bonheur cet énergique crayon a su rendre ici les inspirations les plus gracieuses et les plus douces de son modèle. Je vous ferai remarquer surtout son d'Egmont auprès de Clara, composi- tion d'une éUgance et d'une mélancolie charmantes, que je ne m'attendais guère à voir sortir de la main du peintre de la Mai- son des Fous. Dans cette vaste salle , M. Kaulbach a eu plu- sieurs occasions de montrer d'autres aspects de son talent, Gcethe a tiré les mélodies les plus contraires de l'instrument universel que la nature lui avait donné; le scepticisme secret de son âme, qui l'empêchait de se tixer dans aucune voie, lui a permis de les tenter toutes. Wilheim Kaulbach était seul peut- être en état de le suivre dans ces transformations si diverses et si extraordinaires. Le naturalisme des ballades, le paganisme des élégies romaines, la naïveté et les superstitions des contes, la hardiesse des romans, l'élévation et l'incrédulité des tragé- dies , la Grèce d'Iphigéuie, l'Allemagne de Faust, la Flandre de d'Egmont, Kaulbach a tout embrassé dans les formes élastiques d'un slyle toujours fidèle à lui-même. Mais il est un point par lequel il est resté bien loin des poésies qu'il voulait interpréter ; la couleur la plus chaude et la plus abondante lumière sont ré- pandues sur toutes les œuvres de Gœthe ; on regrette trop ces qualités dans celles de M, Kaulbach. Je savais bien que ce n'é- tait |)as par le coloris que brillait l'école de Munich, et vous ne l'ignorez pas vous-même. Aussi m'aurait-il semblé puéril de me courroucer en voyant mon attente remplie , et de demander avec le ton du dédain , aux artistes allemands , ce que la nature ne leur a pas accordé ; il est cependant des circonstances je n'ai pu me défendre de désirer qu'ils eussent fait un peu plus d'efforts pour violenter la nature elle-même.

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Celle impression que j'ai ressentie devant les peintures exé- cutées d'après les œuvres de Gœlhe , m'a accompagné dans le salon de la reine , qui suit sa chambre à coucher , et M. Neu- reulher a représenté, sur la frise, VOberon de Wieland. Les dessins de M. Eugène Keureuther sont pleins d'une fantaisie intarissable et tout à fait sérieuse , qui aurait étonné Albrecht Duerer lui-même. Mais pourquoi ce jeune artiste , doué d'une imagination si riche et si féconde, n'a-t-il pas cherché à ravir au soleil d'Orient quelques-unes des parcelles dont Wieland a semé son poème ? La plupart des scènes d'Oberon se passent dans la patrie de la lumière ; pourquoi n'ai-je trouvé qu'un pâle crépuscule dans les peintures qui les retracent ?

La reine a aussi sa salle du TiOne ; elle a fait céder les pro- hibitions absolues du roi, pour la tendre d'une étoffe d'or. Au- dessus de la tenture règue une frise composée de panneaux coupés par des cannelures ; elle est ornée de peintures de Wil- helm Kaulbach , qui a choisi dans les poésies de Klopstock celles qui célèbrent la victoire d'Arminius sur les Romains. Les moulures qui interrompent la frise défendaient à l'artiste de se livrer à une grande composition suivie j aussi n'a-l-il peint , dans les panneaux dont elle est formée, que des groupes qui représentent symboliquement les exploits du héros germain. Le mérite dominant de ces figures , c'est l'expression. Elles por- tent un haut caractère de douleur et de violence , qui a quelque chose d'ossianique.

M. Philippe Foltz, dont je vous ai déjà fait remarquer le coloris dans le cabinet consacré aux poésies de Schiller , a décoré la chambre de service de la reine de vingt tableaux dont les sujets sont tirés des poésies de Burger. La ballade de Lénore, celle du Féroce c/iffsse«r, celle de Lénardo et Elandine , ont fourni les principales scènes de cet œuvre. Ce qu'il y a de vrai- ment remarquable dans la manière dont elles sont traitées, c'est une flexibilité de talent qui passe sans broncher des effets les plus gracieux aux plus terribles. Par celte souplesse par l'éclat de la couleur, par l'habileté de la composition, M. Follz se rapproche évidemment de l'école française : il n'y tiendrait pas une place inférieure ; car s'il a les qualités brillantes qui ont fait le succès des Johannot , il en possède aussi de plus sévères , qui sont propres au génie allemand , et qui le pré-

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serveraient des éciieils ordinaires de la peinture de genre. C'est M. Herman qui a peint les scènes du roman de Parcival par Jrolfranc von E sclienbadi , sur la frise de ranlichami)re dans laquelle nous entrons. Si l'on est blessé par les teintes un peu criardes de ces fresques , on ne peut s'empêcher d'ad- mirer l'ordonnance habile de l'ensemble, et l'ingénieuse com- position de chaque tableau. L'efîet général de l'invention est saisissant. La première scène est une bouffonnerie, la dernière une sorte d'apothéose. On y suit avec étonnement les progrès d'une vie qui commence dans la folie , que le sérieux prend en route , et qui finit par l'héroïsme. Cela révèle une intelligence de maître. Dans la première antichambre , M. Cassen a peint à fresque les poésies de Walther von der Vogehveide. Il a com- posé son œuvre de fragments détachés qui correspondent pour- tant entre eux. Dans le Combat de chant, il a dessiné de ces têtes de caractère comme on n'en trouve qu'en Allemagne. L'arrivée du pieux Minn^-Sœnger en face des murs de Jéru- salem, qu'il a tant souhaitée, son retour dans la malheureuse Allemagne, que déchirent les discordes du clergé et de la noblesse, forment deux pendants pleins d'énergie et d'expres- sion. Les chansons d'amour et de printemps sont aussi rendues avec beaucoup de grâce.

finit l'appartement de la reine , mais non pas la tâche que jo me suis imposée aujourd'hui. Il nous faut jeter un coup d'oeil rapide sur la salle de bal et sur les salles de jeu du second étage, qui sont ornées aussi de peintures et de reliefs. Dans les unes , M. Rottman a essayé, sur des sujets de la vie populaire des Grecs , son spirituel crayon , que nous reverrons ailleurs sous un jour plus favorable ; dans les autres , Louis Schwanthaler , en modelant l'histoire entière de Vénus , a donné une nou- velle preuve de la merveilleuse abondance de ses idées. Je ne vous arrêterai pas plus longtemps à admirer ce qu'il faudra que nous jugions une autre fois. Je ne vous conduirai pas non plus dans la chapelle de la cour qui fait partie du palais , et que nous visiterons plus tard avec toute l'attention qu'elle mérite. Je me hâte de vous faire descendre dans les salles du rez-de-chaussée , par nous terminerons ces longues visites faites au palais. Cinq grandes salles du rez-de-chaussée, placées sous les

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appartements de la reine, sont destinées à recevoir des pein- tures empruntées aux jSiehclnngen. Vous le voyez, Plliade de l'Allemagne fera ainsi le pendant de celle d'Homère, qui rem- plira le rez-de-chaussée de fade du nord. Par son sentiment élevé de l'antiquité, par ses familières études des monuments primitifs de la sculpture grecque, M. Schwanthaler était l'homme qui convenait à l'épopée hellénique. Il fallait à l'épopée germanique un artiste initié aux traditions de la peinture allemande, et inspiré par le vieux génie fudesque, si sauvage et si puissant dans son élrangeïé. M. Jules Sclinorr est aujour- d'hui à Munich le véritable représentant de l'art antique de l'Allemagne; unissant ci de fortes études des vieux maîtres de son pays une invention pleine de spontanéité , il était seul capa- ble de corriger leur bizarrerie par un goût plus pur, sans perdre de leur caractère.

A ne vous rien cacher, la première fois que je suis entré dans ces salles, dont il a commencé les peintures, j'y arrivais avec des préventions défavorables. C'est un si grand , un si terrible poème que celui des NiebeluHfjen ! Dans ce drame gigantesque , l'héroïsme est jjoussé à des projiortions si inusitées , et pour- tant, à travers toutes ces entreprises colossales et ces luttes effrénées, brille , du fond même de leurs mêlées les plus féroces, une lumière morale si étrange, si irrécusable et si aiystériensi', que je n'imaginais pas que la peinture pût jamais reproduire l'effet de ces violences sublimes et de ces aspirations infinies. Cependant, dans la première salle M. Schnorr a peint, pour ainsi dire , la préface des Niebelungeii, j'ai reçu une des plus hautes sensations d'art que j'aieéprouvées de ma vie. Cela était si différent de tout ce que j'avais vu à Munich et partout ailleurs , et en même temps si conforme à l'antique esprit ger- main et au style de l'épopée elle-même . que j'en demeurai tout saisi. Voici enfin , pensais-je, l'Allemagne que j'ai tant rêvée et tant cherchée ; la voici , conservant , sous le vêtement de notre siècle , l'audace de ses vieilles allures et l'enthousiaste énergie de ses inspirations natives ! Voici un élève de tous les maîtres de Cologne , de Bruges et de Nuremberg , qui ont posé les fon- dements d'un art particulier aux nations du Nord ! Voici un successeur d'Albrecht Duerer, ce grand homme qui, tout en persévérant dans l'originalité allemande , sentit cependant que

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le temps était venu de n'èlre inférieur par le yoût à aucune école et à aucun pays ! Oui , RI, Schnorr m'a fait espérer tout cela; et peut-être parviendra-t-il à réaliser plus que je n'ai attendu de lui ; car je croirais dépasser la hardiesse permise à un critique, si j'essayais de tracer des bornes au talent vigou- reux qui a i)einl la première salle des Niebelungen. Mais quel a été mon désappointement lorsque je suis entré dans la seconde salle! à côté d'une œuvre admirable, je trouvais une œuvre incomplète. Puis la troisième salle , la quatrième et la cinquième étaient vides; et les murailles , recouvertes à peine de mortier, attendaient encore les peintures que peut-être elles ne rece- vront pas.

Laissez-moi vous parler de la première salle. Dans cette introduction du poëme , M. Schnorr a peint le poète lui-même , et le portrait des personnes qui y jouent le principal rôle. Le poète est représenté sur la porte, assis et écrivant le premier vers de l'épopée ; à sa gauche sont deux vieillards qui signifient la Mœhre , ou la narration fabuleuse. Aucun mot ne peut rendre la caducité de ces deux têtes chauves; le Temps, cette image classique des peintres de la Mythologie , n'est qu'un jeune bar- bon auprès des deux figures sur lesquelles M. Schnorr a exprimé la vieillesse de l'éternité elle-même. A droite, la Saga , ou la chanson , est peinte sous les traits jeunes et inspirés qui con- viennent à la muse germaine. Ainsi le poète est entouré des deux sources oîi son imagination a puisé , de la tradition et de la poésie.

De chaque côté de la porte , dans toute l'élévation du mur , sont tracés les deux groupes principaux du poëme : à gauche , le roi Gunther et Brunhild , sa femme , dont les passions attirè- rent sur sa race les coups de la fatalité; à droite, Siegfried, l'Achille germanique , et Crierahild , son épouse, dont la ven- geance rendit aux Niebelungen d'effroyables représailles. Oh ! que le Siegfried est adorablement beau ! quelle mélancolie dans son courage! quelle sombre et divine fierté dans son regard levé vers le ciel , il semble chercher sou berceau et lire le terme prochain de sa vie! ^v\t voilà bien l'audace inspirée d'un soldat, prédestiné à connaître la gloire et la mort, avant le temps fixé pour le commun des hommes !

A gauche , sur le mur latéral , sont représentés les parents de

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Siegfried, Siegraund et Sigelinde , et la reine iJte, mère de Giinlher , entourée de ses deux jeunes fils , Gernot et Giselher. On ne peut se défendre d'une émotion profonde en face de ces figures, les plus vénérables que j'aie vues. Jamais on n'a peint la vieillesse avec ces traits augustes et cette simple et naïve majesté qui fait venir des larmes au bord des paupières. A leur aspect , on se sent pénétré de l'antique parfum des temps la bonne foi était la compagne d'une indomptable énergie. Vis-à- vis de ces beaux vieillards, le peintre a placé le furieux Hagen, l'agent brutal de toutes les perfidies, ^(>lner le musicien et Dankwart le maréchal , qui le suivirent dans la grande émi- gration des Niebelungen. Le quatrième mur, (jui est en face de de la porte , est percé d'une grande fenêtre ; de chaque côté de celte fenêtre sont peints les héros qui dominent dans la der- nière partie de l'épopée , comme autour de la porte ceux qui eu ouvrent la marche : ici ce sont , d'une part , Dietrich de Berne et maître Hildebrand ; de l'autre , le roi Ethel ( Attila ) et son fidèle vassal Rudiger. Dans l'arc qui surmonte la fenêtre , le fier Hagen s'élance au-devant des nymphes du Danube qui lui prédisent les grandes catastrophes dont la fin du poème est remplie. Cette composition est d'un jet hardi et vigoureux , que je ne saurais rendre, mais dont la seule pensée me fait frisson- ner. Au plafond, qui est en forme de voûte, quatre petits tableaux représentent les passages les plus importants du poëme : la querelle de Chriemhild et de Brunhild sur la pré- séance , la mort de Siegfried , la vengeance de Chriemhild et les lamentations d'Ethel. Ceux-ci sont d'un moindre style; mais tout le reste offre le plus grand aspect héroïque. Le dessin , qui est nerveux , et la couleur , qui a un sombre éclat , en font des morceaux de la plus haute distinction.

La seconde salle est décorée de quatre grandes pages, qui représentent les faits les plus importants de la vie de Siegfried : son retour de la guerre contre les Saxons , l'arrivée de Brun- hild à Worms , le mariage de Siegfried et de Chriemhild , enfin, la révélation du secret de la ceinture de Brunhild, d'où dérivent la haine des deux reines et tous les malheurs qui font le sujet du poëme. Ces compositions conservent , dans leur grandiose, un air de simplicité qui charme ; mais on sent que la main qui les exécutait a manqué de force ou de bonheur pour exprimer

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toute sa pensée. I.c dessin est indécis , ce qui ne l'empèciie pas d'être dur; la couleur est d'un rouge cru qui blesse l'œil. Il ne reste donc à louer que l'invention elle-même, et elle est non- seulement trahie , mais encore défigurée par l'exécution. Savez- vous la pensée que j'ai eue ? Je me suis représenté M. Jules Schnorr arrivant î) Munich avec ses éludes de la vieille Allema- gne, et entrant dans le palais du roi en invoquant Albrecht Duerer et les Cranach. Il s'y était à peine établi, que tous les génies grecs et italiens, qui avaient pris possession de la de- meure royale , se sont précipités sur ce tudesque qui venait les y déranger ; il s'est roidi contre leurs attaques , et, penché sur son ouvrage, comme saint Antoine sur sa Bible, il a délié l'as- saut de ces lutins étrangers qui éblouissaient ses yeux et qui bourdonnaient à ses oreilles. Mais , seul contre tous , il a été lassé et vaincu peu à peu; son esprit a fini par se troubler, et sa main déconcertée a laissé tomber le pinceau. Qu'elle le re- prenne donc, et qu'elle couvre de la vigoureuse couleur, qui est la sienne , les beaux dessins qu'elle a déjà tracés ! Et quand elle aura achevé de peindre riiistoire de l'Allemagne dans les grandes salles de réception, qu'elle vienne terminer ici cette traduction de l'épopée allemande ! Car c'est elle qui représente l'école vraiment nationale ; si la Bavière doit secouer un jour le joug des étrangers , c'est elle qui aura donné le signal de l'affranchissement.

H. FORTOUL.

LE DERNIER

DUC DE GUISE,

D12B]VIERE PARTIE.

VIL

Tandis (jue M. de Guise prenait Nisita . Gennare Aiinese avait donné avis aux Espagnols de son absence, et leur ouvrait la j)orte d'Albe. Don Juan d'Autriche et le comte d'Ognate, nou- veau gouverneur nommé i)ar le roi , entraient avec toutes leurs troupes à la faveur de la nuit. En quelques heures Naples fut entièrement reprise. Mateo d'Amore et plusieurs commandants français se firent (uer à leurs postes. M. de Forbin et quelques autres coururent au-devant de son altesse à travers les balles espagnoles. Le prince les rencontra comme ils sortaient par le faubourg de Chiaia. Un régiment royal les suivait de près. On lebroussa chemin à la hâte. Des Essarts proposait de gagner le Pausilippe et de s'embarquer pour Rome.

Je croj'ais que vous étiez mon ami, répondit M. de Guise.

Et il ne fut plus question de fuir. On suivit les murs de la ville au milieu d'un feu terrible , qui abattit beaucoup de monde. En arrivant à la porte de Kole, son altesse n'avait d'autre escorte

RKVUE DE PARIS. 99

que ses îîentilshommes français. Deux bohémiennes se présen- tèrent en dansant avec îles contorsions étranges et crièrent :

Prison ! prison !

Le prince demeura étonné un moment et répondit ensuite :

Point de prison ! Mais mort ! mort !

II courut à la porte Cai)uane ; elle élail fermée. Une décharj^e de mousquets répondit aux cris de son allesse. Il fallut se retirer. On arriva au pont de la Madeleine. M. de Guise laissa ses hom- mes derrière lui, et s'avança jusqu'à la slalue de saint Janvier. De il aperçut au bout d'une rue les troupes royales qui défi- laient. Il vit son drapeau jeté à bas du lourjon des Carmes et les couleurs d'Espague qu'on y ai borait. Il entendit les tambours battre delous côtés, les cloches en branle et la joie du populaire, qui semblait aussi exlrême pour l'enlrée de don Juan d'Autriche qu'elle l'avait été cinq mois auparavant à son arrivée. De tristes pensées roulèrent dans la tète du prince. Il resta longtemps im- mobile à contempler sa chute précipitée; puis il caressa son cheval couvert d'écume et lui dit :

Celui que tu portes n'a plus de royaume , mais c'est encore Henri de Lorraine; allons chercher une autre fortune.

M. de Guise salua la statue de saint Janvier et s'en fut rejoin- dre son escorte. Il forma le projet de se rendre aux montagnes et d'y appeler à lui les partisans ; mais le bruit de la prise de Naples s'était répandu dans la campagne, et les dangers crois- saient à chaque pas. On se battait dans les villages. M. de la Botellerie, qui commandait à Giugliano, arriva suivi de douze Français, et chassé parla population. M. deMalletfut obligé de quitter Averse. Les environs de Naples n'étaient pas plus sûrs que la ville même , et l'on ne savait traverser à gué le Vul- turne pour gagner le large. Les paysans qui avaient baisé cent fois les pieds du prince en l'appelant leur sauveur, s'assem- blaient pour le tuer au passage , et voulaient porter sa tète à don Juan; mais la Providence n'aurait eu garde de permettre une telle horreur, et M. de Guise rencontra de ces misérables auxquels il montra un si fier visage qu'il n'osèrent approcher. Le valet de chambre Caillet supplia le duc de changer d'habits avec lui. Au moment ou il mettait sur sa lête le chapeau de son altesse , qu'on reconnaissait aisément par le grand nombre et la beauté de ses plumes , une troupe d'Espagnols parut

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sur les bords d'un chemin creux marchaient les Français.

M. de Guise esl-il parmi vous? demanda le commandant.

Il n'est pas loio , répondit le prince lui-même.

Ces hommes tirèrent tous à la fois sur Caillet. Le malheureux tomba , si criblé déballes qu'il n'eut pas le temps de pousser un soupir.

En traversant la route d'Averse, M. de Guise aperçut un cour- rier qui venait de cette ville. On l'arrêta au passage , et on lui prit ses papiers. H était envoyé à don Juan par Philippe Palombe, l'un des chefs les plus animés contre l'Espaj^ne, et sur le dévoue- ment desquels son altesse avait le plus compté.

Que pensez-vous de ces Italiens? dit M. de Guise à ses amis. Leurs basses façons de sentir n'entrent point dans nos

esprits. Je n'étais pas pour régner sur un pareil peuple.

Des Essarts voulait tuer ce courrier ; mais le prince le fit seu- lement liera un arbre et poursuivit sa route. On rencontra un détachement de Napolitains d'environ deux cents hommes. Celui qui les menait vint saluer son altesse et faire serment de mourir avec elle. On mit ces gens à l'arrière-garde, et on se jeta au tra- vers des champs pour éviter les partis qui battaient les chemins. Comme on descendait un coteau d'une pente assez rapide , le prince entendit ces Napolitains crier : « A mort ! à mort les Fran- çais ! » Au lieu de fuir , M. de Guise lit volte-face et obligea les traîtres à reculer, puis il partit au galop. Trois fois il exécuta la même manœuvre et réussit à mettre ces lâches en déroule complète. On arriva devant un bois épais et marécageux. Le prince voulut s'y jeter : des fantassins espagnols en gardaient les bords. On reçut leur décharge presque à bout portant ; mais ils tirèrent mal , et les Français enfoncèrent le bataillon entier.

Cependant, aux bruits du combat, l'ennemi s'amassa sur ce point. Les bois furent cernés de toutes parts. Le tocsin sonnait dans la campagne, et les paysans se joignaient en grand nom- bre aux Esj)agnols. On n'avait plus qu'une demi-lieue à parcou- rir pour atteindre le Vulturne. 11 fallait marcher à découvert , et le feu de la mousqueterie devenait effroyable. Le cœur du prince saignait de voir que tout le monde avait quelque bles- sure. Le marquis de Chaban portait un bras en écharpe; le che- valier de Vissecietle avait un trou à la tète: La Hôtellerie fer-

REVUE DE PARIS. loi

mail avec son mouchoir une large plaie par le sang ruisselait de son épaule , el ces braves jeunes gens faisaient encore dos prodiges. Le cheval de M. de Rouvrou eut les reins cassés.

Chevalier, lui dit M. de Guise, allez vous rendre aux en- nemis et les prier de ma part qu'ils vous accordent bon quar- tier. Vous leur montrerez mon écharpe. Elle est aux couleurs de M'io de Pons.

Non , par Dieu ! répondit Rouvrou qui sauta en croupe derrière Des Essarls. Je ferai comme les dragons; je courrai à cheval et me battrai à pied.

Le baron de Mallet roula par terre avec sa monture. Des Espa- gnols s'allaient jeter sur lui. M. de Guise voulait revenir en ar- rière et le dégager ; mais ne le voyant plus remuer, il le crut blessé mortellement et continua sa retraite.

Desmarets , aumônier du duc , demanda si son altesse Déju- geait pas prudent de se confesser tout en marchant.

C'est inutile , répondit M. de Guise , je ne vois point que je doive mourir , et j'ai besoin de mon attention pour bien diriger nos manœuvres.

Le feu allait toujours augmentant. Quatre fois le prince sen- tit des balles effleurer son visage; il n'en parlait pas au bon- homme Desmarets qui, ne songeant guère à lui-même, priait Dieu intérieurement de ne point appeler à lui l'âme de son al- tesse dans un moment elle n'était pas préparée. On se trouva, au détour d'un rocher, en présence de deux cents paysans armés qui couchèrent enjoué M. de Guise.

Altesse! s'écria Desmarets, voici voire instant suprême. Souffrez que je vous donne l'absolution à tous risques.

Mais le prince avait poussé son cheval hors des rangs , et s'a- vançant seul, à dix pas des mousquets, il cria, en accompa- gnant sa voix d'un geste impérieux l'on reconnaissait l'âme altière de soi! aïeul François :

Paysans, baissez les armes ! je vous défends de tirer. Je suis Henri de Lorraine. Vous m'aimiez encore hier et vous vou- lez me tuer ! Fi ! méchante et vile canaille ! retournez à vos mai- sons et ne vous mêlez point des affaires des Espagnols.

Les paysans , dominés par l'accent de son altesse , baissèrent leurs armes et livrèrent le passage. M. de Forbin , racontant

9.

102 RRVUE DE PARIS.

plus lord à la cour celle périlleuse renconlre , disait qu'il ne re- venait de sa vie uu regard aussi beau que celui du priuce eu ce moment , et que , pour sa part, il s'était cru déjà dans les bras de la mort , tant elle lui avait paru inévitable.

A cent pas de là, on trouva des ennemis rangés sur une ligne fort étendue. M. de Guise, mettant son épée entre ses dents, tua deux hommes avec ses pistolets et traversa au milieu des Espa- gnols. La rapidité de ce mouvement ayant mis ces geus en con- fusion , ils tir'^rent en différents sens et si gauchement , qu'ils s'entre-tuèrent. Avant qu'ils eussent rechargé leurs mousquets, ce qui était alors uneopéralion fort longue, lesFrançais étaient loin.

Malgré tous ces efforts , la position ne tarda guère à devenir fort critique. Les froujies royales entourèrent M. de Guise si complètement , que la résistance était une folie. Le prince perdit son cheval. Un officier espagnol lui vint mettre la main sur ses aiguillettes. M. de Guise le poignarda; mais il comprit bien que tout était fini.

C'est le moment de mourir en gens de cœur, mes amis, dit son altesse à haute voix, non pour les Napolitains qui ne le méritent point , mais pour notre honneur et celui de la France. A présent, tirez sur moi, messieurs les Espagnols.

Ne tirez point ! cria un seigneur fort empanaché. Croyez- moi , monsieur le duc , il vaut mieux être prisonnier que de mourir. Si ce n'est pour sauver voire vie, que ce soit au moins pour celles de vos gentilshommes. Je vous reçois tous à quar- tier sans vous prendre vos épées. Ce n'est pas d'ailleurs à un Espagnol que vous vous rendrez ; je suis le duc de Visconti.

Allons ! répondit le prince , je vois qu'il en faut passer par cette exlrémit('. Je me rends à cause de votre courtoisie^ sei- gneur duc. m'allez-vous conduire?

A Capoue. Veuillez accepter un de mes chevaux. Chemin faisant , le prince et M. de Visconti causèrent fort

nmicaleiuent. Le chevalier de Visscclette les interrompit dans leur conversation pour pariera voix basse à son altesse.

Je vous fais mes adieux, dit-il ; ma blessure n'est pas dan- gereuse ; j'ai une béte dAnglelerre qui court admirablement. Je vais jouei' la chance de mourir contre celle d'être libre.

Vous ne le pouvez point sans me compromettre, chevalier : la parole que j'ai donnée vous engage comme moi.

RRVIJE DE PARIS. 1(13

Votre altesse a raison. Il faut que je demande à M. de Vis- conti la permission de m'eiifuir.

Le chevalier s'approcha de Visconti.

Monsieur le duc , lui dit-il , si l'un de nous essayait de s'é- chapper , est-ce que vous en feriez reproche à son alttsse?

Non , assurément. M. de Guise n'en saurait être responsa- ble ; mais gardez-vous de (enter cette folle entreprise, monsieur, car mes hommes ont leurs armes chargées et ils vous couche- raient parterre.

Je vous remercie , monsieur le duc ; vous pouvez leur commander le feu , car je vous souhaite bonne vie et santé.

Le chevalier partit comme un trait. On lira plus de vingt coups de mousquet sur lui sans l'atteindre. Au moment d'entrer dans un bois qui le mettait à couvert, il agila son chapeau en signe d'adieu et d'allégresse et disparut.

Tout est possible à vos Français , dit M. de Visconti. Ce jeune homme a joué son tour si gentiment , que je n'ai pas re- gret qu'on l'ait manqué. Puisse-t-il à présent gagner son pays sans accident !

A Capoue, M. de Guise fut bien joyeux de retrouver le baron de Maliet, qu'il croyait mort et qui était prisonnier comme lui. M. de Poderigo, gouverneur de celte ville, mit un genou en terre devant le prince, et le reçut avec des témoignages d'estime etd'admiralion.

Il y a longtemps, dit-il , que je brûle de voir ce héros qui nous a donné tant de peinra. Je voudrais partager le malheur de votre altesse à la condition d'avoir aussi la moilié de sa gloire.

Le prince embrassa ce galant homme, et l'on se mit à table l'on fit bonne chère. Pendant une semaine qu'il demeura dans Capoue , M. de Guise vécut aussi agréablement qu'il fût possible avec la pensée de sa mauvaise fortune. Un jour qu'on discourait sur les derniers événements, un officier qui arrivait de Naples assura que le peuple s'était cru abandonné de son alte-ï^se.

Pourquoi dire ces choses qui affligent monsieur le duc? s'écria Poderigo. IN'a-t-ii pas assez de soucis d'être prisonnier? N'en croyez rit-n, altesse; il se peut faire que le peuple ail eu cette idée; mais à présent qu'il doit savoir la vérité, je vous ré- ponds qu'il vous regrelte.

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L'ordre arriva de Naples d'envoyer le prince à Gaïette avec un seul de ses genlilsliouinies. On tira au sort pour décider qui l'accompagncrail et ce fut Des Essarts qui eut ce bonheur. La séparation ne se fit i)assans bien des larmes.

Mes amis, dit M. de Guise en eml)rassant ses compagnons, si je retourne en France avant vous, comptez bien sur moi pour payer vos rançons , dussé-je vendre pour cela mon argen- terie.

Une escorte de douze cavaliers conduisit son altesse à Gaïelle. Avant d'arriver dans cette ville , on s'arrêta au bord de la mer pendant les heures la chaleur était trop ardente. Ces hommes se couchèrent sous des arbres ù la mode de leur pays, et s'en- dormirent tandis que les deux prisonniers se promenaient sur la plage. Une felouque aborda ; elle était menée par des Napolitains. L'occasion de s'enfuir à Rome était belle. Des Essarts fit tout au monde pour engager le prince à en profiter ; mais M. de Guise n'y voulut jamais consentir :

Chevalier , dit-il , c'est une pensée cruelle pour moi que de savoir les gens de Naples disposés à croire que je les abandon- nais. Ils en demeureront persuadés si je me tire ainsi des mains de l'Espagne. Je préfère aller en prison afin qu'on ne doute point de ma loyauté. S'il doit m'en coûter la vie , l'histoire dira quelques mots en ma faveur.

Malgré tout ce qu'il eut à souffrir pendant sa captivité, nous n'avons jamais vu que M. de Guise se fût repenti d'avoir tenu cette noble conduite , bien qu'on le puisse avec raison trouver aussi fou en cette occasion que dans le reste de sa vie. On le connaît d'ailleurs assez pour ne point s'étonner de le voir agir, sinon mieux , du moins autrement que le reste des hommes.

A Gaïelte , les choses prirent une tournure fort sombre. On enferma les prisonniers dans la citadelle , et leurs armes leur furent ôtées. Le commandant do!i Alvardela Tore était un bru- tal. Il leur donna des chambres froides et étroites oîi le jour venait par des meurtrières. II eut soin d'avertir M. de Guise que la sienne était occupée la veille par un cousin de Masaniel qu'on avait mené pendre tout à l'heure.

Le lit, dit-il , est encore chaud ; mais on en ciiangera les draps , quoique je n'aie reçu aucune instruction à ce sujet.

Ce début promet , répondit le prince , et je vois qu'on ne

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laisse pas i\ votre seigneurie des pouvoirs fort étendus , puis- qu'on ne s'en rapporte pointa elle dans ces simples détails. ! dites-moi , don Alvar , est-il besoin d'envoyer à Naples pour sa- voir si vous pouvez me donner à manger?

Le commandant fit une méchante grimace et sortit. On ap- porta un dîner exécrable dont les prisonniers jetèrent la moitié par la fenêtre. Comme ils demandèrent des livres , on leur en- voya la Préparation à la mort , du savant Érasme, et V His- toire du prince Conradin avec la relation de son supplice et de ses derniers moments.

Des Essarls en devint pâle et ne voulait pas ouvrir ces volu- mes ; mais M. de Guise le rassura du mieux qu'il put , en lui disant que , si véritablement on avait dessein de les faire mou- rir, on ne s'amuserait pas ainsi à lâcher de les effrayer. Il prit ensuite l'histoire de Conradin et en fit lecture à haute voix. Don Alvar , qui l'écoutait , lui vint demander insolemment s'il ne pensait point que le trône de Naples lui porterait malheur comme à celui dont il lisait les aventures.

Je pense, répondit le prince, que ce sont des ques- tions d'État qui ne regardent pas un oflScier d'aussi bas étage que vous.

Il n'était pas de moyens que ce don Alvar n'employât pour vexer ou incommoder ses prisonniers. Il entrait ù toute heure du jour et de la nuit dans leurs chambres et venait voir s'ils ne cherchaient point à s'évader. M. de Guise avait naturellement peu de patience; il menaça cet homme de le battre, et lui jeta un flambeau à la tète, dont il faillit l'assommer. Le résultat de ces querelles fut que le prince mena une vie fort dure. La chère devint si mauvaise qu'il ne pouvait presque plus manger.

Henri de Lorraine était en plus grand péril qu'il ne le croyait. Le conseil de la vice-i'oyauté délibéra sur ce qu'on devait faire de lui. Le comte d'Ognate et les conseillers collatéraux opinèrent pour la mort , à l'exception du vieux duc de Tursi , qui se sou- venait des bons procédés que son altesse avait eus pour lui. Cependant l'arrêt eiit été prononcé si don Juan d'Autriche ne s'y fût déclaré contraire. Il représenta qu'on ne devait point faire tomber la tête d'un prince sans écrire au roi d'Espagne, et prit sur lui la responsabilité du délai. Tandis qu'on expédiait un courrier à Madrid, don Juan envova son secrétaire à Gaïette

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demander si M. de Guise n'avait j)oint envie de présenter un mémoire écrit pour sa défense. Son altesse répondit par le billet suivant :

« Vous êtes prince comme moi , et fort désireux de gloire. Si l'occasion s'offrait à vous, de faire comme j'ai fait, vous n'hési- teriez point. Descendez donc en vous-même et me jugez selon voire !;rand cœur. Ne voulant m'ahaisser jusqu'à demander ia vie à personne , je ne vous dirai i)as comment j'agirais en votre place. Je suis absous au tribunal de ma conscience et à celui du monde ; quelle justification i)ourrais-je donc donner? C'est de la politique espagnole que mou sort dépend , et je la connais mal , ayant l'àme française. Quel que soit l'arrêt du conseil , je vous prie de croire à l'admiration pourvos belles qualités et àl'estime particulière de votre affectionné

» HeJÏRI de LoRRAIKE. ))

Un second courrier porta cette épître à Madrid, accompagnée d'une lettre don Juan suppliait le roi de prendre en considé- ration le grand nom , le courage et le caractère aimable du pri- sonnier. Il ajouta que si on condamnait M. de Guise , il en au- rait un remords éternel , comme s'il l'eût tué de ses mains. La réponse fut longtemps à venir de la cour d'Espagne , en sorte que le prince demeura deux mois à Gaïelte dans une incertitude qui dut lui être fort pénible.

Lorsqu'on apprit , en France, la chute de Henri de Lorraine , un cri général d'indignation s'éleva contre M. de Mazariu. Sou altesse royale Gaston d'Orléans, qui venait d'épouser en troi- sièmes noces M'iede Guise, fit des plaintes à la reine et demanda qu'au moins on ne laissât pas périr son beau-frère. M. le cardi- nal avait de la répugnance à prendre des partis énergiques , mais non pas à mener les affaires par négociations. 11 fit tout au monde pour secourir dans son malheur celui qu'il avait aban- donné, puissant et heureux. On pria le pape d'intervenir, et on écrivit à Philippe IV que, malgré les divisions entre souverains, la vie d'un prince devait être respectée. L'amiral du Plessis eut mission d'aller à Kaples avec cette même flotte qui aurait pu mettre la moitié de l'Italie au pouvoir du roi de France , si elle

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fût partie plus tôt. Le jour de rAsceiision, le prisonnier reçiil la visite de don Juan, qui lui venait montrer les inslrucUoiis écrites du roi d'Espagne. Piiilippe IV ordonnait que M. de Guise lût en- voyé ù Madrid et qu'on le Irailàl selon son mérite et sa qualité. Dans l'instant même son altesse quittait Gaïetle, à bord d'un vaisseau espagnol . Gennare Annesse était décapité sur la place des Carmes , au milieu des insultes du peuple auquel on donnait la tête de ce misérable comme un gage de réconciliation. Avant de partir, le prince avait intercédé en faveur de trois chefs po- pulaires qui lui étaient demeurés fidèles, et on leur avait par- donné. Il obtint aussi la permission d'écrire à sa famille et à ses amis. Nous donnerons ici sa lettre à M"" de Pons. On verra bientôt pourquoi ce fut la dernière et dans ([uelles dispositions elle trouva cette maîtresse pour qui notre héros avait accompli tant de belles choses, couru de si gros risques, et perdu, en der- nier lieu, sa liberté.

« Ce n'est plus du haut d'un trône que je vous écris, ma chère àme ; mais du fond d'une prison , et dans l'instant l'on me va mener en pays ennemi. Vous qui vivez parmi ceux-là qui m'ont abandonné honteusement, vous n'aurez point de surprise en ap- prenant que j'ai perdu la partie après l'avoir eu si belle. Il ne me reste plus au monde que votre tendresse qui me puisse don- ner assez de force pour supporter mon malheur. Bien que j'eusse résolu de mourir l'épée à la main |)lutôt que de me rendre, je ne regrette point que les choses aient tourné d'autre manière ni de voir encore le jour si vous me conservez votre afFection. Vo- tre généreux cœur ne me voudra point quitter alors que j'ai le plus besoin de savoir que Ton m'aime. Vous verrez sans doute avec pitié mon infortune comme vous avez vu mes triomphes avec joie. J'ai f^iit tout ce qui était possible pour conserver celte couronne que j'espérais mettre sur votre front. Vos vertus et votre beauté étaient dignes d'un présent plus magnifique, et je voudrais avoir le trône du monde pour vous l'offrir. Par mal- heur, le courage seul était à moi et les événements à Dieu. Les destins contraires se sont joués de mes desseins; je me plais à penser qu'ils ne sauraient m'atteindre dans mon amour. A pré- sent que me voici tombé en des périls dont je ne suis point assuré de sortir vivant , il vaudrait mieux peut-être que je n'eusse ja- mais bougé d'auprès de vous. C'est une des plus dures conditions

108 REVUE DE PARIS.

de riiomnie que de faliguer et courir beaucoup pour travailler souvent à sa propre ruine. Je me veux fier pourtant dans la bonté du ciel et dans votre amitié pour attendre encore des jours heureux. Tant que vous me saurez vivant, ce sera le signe <iue je conserve respérauce de vous voir et ma passion pour vous.

n Je vous baise les mains un million de fois, et dépose mon cœur à vos genoux.

» Heîvrt de Lorraine.

» P. S. Ma sœur de Guise ayant épousé Monsieur, j'écris à M'^c la duchesse qu'elle vous donne le collier de perles qui me vient de ma grand'mère. Acceptez-le et le portez pour Tamour de moi (1).»

VIII.

Pendant les cinq mois qu'avait duré la puissance de M. de Guise, Gabrielle de Pons, se croyant assurée d'avoir le trône de tapies, avait pris des airs tout à fait royaux. Elle était naturel- lement glorieuse, et les prouesses de son chevalier la jetèrent si avant dans ce travers, qu'on en plaisantait à la cour. Les offi- ciers du prince n'avaient point cessé de la servir, et la demoi- selle avait toujours été redoublant de luxe et d'étalage. Dans un cœur bien fait , l'ambition eût augmenté la tendresse pour celui qui prenait tant de soins afin de la satisfaire. Ce fut tout le re- bours qui arriva dans l'esprit do M"« de Pons. Elle songea si fort à la couronne , qu'elle en oublia celui qui la devait donner. Un gentilhomme , nommé Malicorne, qui, sans être très-beau, avait de l'audace et des succès près des femmes, lui fit une cour empressée. On les vit beaucoup ensemble courir dans les car- rosses de son altesse . à des parties de plaisir, et régaler de la compagnie dans les hôtels et avec la cuisine du prince. M™<= la duchesse. Monsieur et la princesse de Montpensier n'avaient fait que rire des grandes manières de Gabrielle de Pons; ils trouvè- rent bientôt sa conduite indécente. Ils en parlèrent à la reine et

(1) Ce collier ne valait pas nioin* de 200,000 livres, c'est-à-dire environ 500,000 francs d'aujourd'hui.

REVUE DE PARIS, l09

au cardinal. On obligea la demoiselle à eiilrer au couvent. Elle poussa la hardiesse jusqu'à se plaindre de la rigueur dont on usait, et donna dans ses lettres une fausse apparence aux choses. C'est à ce sujet que son altesse écrivit au ministre pour deman- der qu'on la laissât en repos. Sur ces entrefaites, arriva la nou- velle de la catastrophe et de l'emprisonnement de Henri de Lor- raine. M"e de Pons en i)leura chaudement, mais ce fut par dépit et par colère; on l'entendit tenir sur le prince des discours élranges, par oii il fut évident qu'elle ne l'aimait plus. Elle ne s'en cacha pas longtemps. Tout le monde comprit que M. de Malicorne en avait su tirer avantage. M'"" la duchesse et S. A. R. Monsieur lui firent des reproches et lui retirèrent les oflficiers et la maison de M. de Guise. Elle eut pourtant l'impudence de faire demander le collier de perles qui lui était annoncé ; mais on ré- pondit qu'on allait écrire au prince à Madrid et que l'impor- tance du présent méritait bien que l'ordre fût confirmé.

Henri de Lorraine, habitué de bonne heure à faire tout plier à ses volontés, n'avait pas la patience et la philosophie qui sou- tiennent contre le malheur. Il eîit mieux valu pour son âme in- quiète et pleine d'ardeur, avoir à surmonter mille dangers et entreprendre l'impossible que de souffrir les ennuis de la capti- vité, car le besoin du mouvement était depuis cinq généralions dans le sang des Guise.

Le prince ne souffrit pourtant aucun mauvais traitement de ceux qui le menaient en Espagne. On eut pour lui tous les égards et la considération qu'il méritait; mais la seule pensée de sa po- sition suffisait à lui mettre du noir dans l'àme. En arrivant à Madrid, il descendit chez don André de Brignol, un vieux sei- gneur fort versé dans la politique, et dont on lui donna le logis pour prison. Ce n'était pas un séjour déplaisaiit, car don André avait une famille aimable, une table excellente, un intérieur d'un luxe honnête, et de plus un jardin oii son altesse avait le loisir de se promener. Un autre aurait pu prendre le temps en patience et s'arranger d'une vie assez douce ; mais la surveil- lance, pour se déguiser sous les couleurs d'une politesse minu- tieuse, n'en était pas moins insupportable. Le prince ne pouvait faire un pas sans que des valets lui vinssent demander ce qu'il désirait. On le suivait dans les jardins, et il n'avait de solitude que la nuit. Une fois qu'on se met à s'irriter des petites choses , 2 10

110 REVUE DE PAKIS.

i'iiuii^iiialiou les grandit bientôt et les change en grosses con- trariétés. M. de Gnise devint mélancolique; il perdit l'appélit et le sommeil. La pâleur lui gagna le visage, et l'on aurait diffici- lement reconnu à son air morne cet liomme si célèbre par son humeur remuante. 11 pria plusieurs fois le roi de lui accorder une entrevue; mais on lui répondit que les affaires d'État ne donnaient aucun loisir à Sa Majesté pour le présent et qu'il fal- lait attendre.

Pour surcroît de malheur, le prince reçut une lettre de sa mère qui lui apprenait la vilaine conduite et l'infidélité de M"" de Pons. Ce fut un coup terrible auquel on doit s'étonner qu'il ait résisté. Lui qui avait souvent changé dans ses passions, il était plus éloigné qu'un autre de penser qu'une maîtresse lui pût manquer de foi. La vivacité qu'il mettait à sentir toutes choses , il l'appliqua uniquement à ôon désespoir amoureux. 11 tomba malade et fut à deux doigts de la mort. Cependant sa jeunesse et sa vigueur triomphèrent encore de la destruction. Il se rétablit à la longue; mais le chagrin étant un mauvais com- pagnon pour un convalescent , il demeura dans un état de lan- gueur qui faisait peine à voir.

Bien qu'il n'eût pas l'habitude de rélléchir beaucoup sur les intentions d'autrui, à cause de sa franchise naturelle , Henri de Lorraine eut soupçon qu'on le voyait avec plaisir s'éteindre len- tement. La sombre politique de l'Espagne s'épargnait peut-être ainsi l'odieux d'un emprisonnement ou d'un supplice. Il résolut de ne point donner ce beau jeu à ses ennemis et fît de louables efforts pour surmonter le mal qui le dévorait ; il répara le dés- ordre qui s'était introduit dans sa toilette, affecta plus de gaieté qu'il n'eu pouvait avoir, et se mit à chercher dans les livres une occupation pour son esprit.

Un jour qu'il lui échappa, en présence de don André de Brl- gnol, de s'écrier que ce n'était point la peine de vivre ni de se démener comme il l'avait fait pour une cour ingrate et une maî- tresse infidèle, M. de Guise surprit un sourire sur les lèvres de son hôte.

La Franco, répondit don André, c'est le pays des incon- stants; ce n'est pas le roi notre maître qui eût agi comme M. de Mazarin pour un serviteur aussi utile que votre altesse. Je ne me porterais pas garant ([u'une maîtresse d'Espagne vous eût

REVUE DE PARIS. 111

mieux tenu parole que M"" de Pons ; mais du moins elle vous aurait pu quitter par amour pour un autre, et non par d'aussi bas motifs qu'une ambition déçue.

Le prince , ayant redoublé d'amertume dans son lanfîajje, acquit la persuasion que , s'il se voulait détacher de la France, la cour d'Espaj^ne n'en serait pas fâchée. En effet, peu de jours après, M. de Guise fut mandé de l'Escurial. Il s'y rendit tout plein de joie , avec l'idée que sa captivité pourrait finir par suite de son entretien avec le roi; mais il était loin de compte en croyant que les choses marchaient en Espagne aussi vivement qu'à Paris. Sa Majesté Philippe iV reçut le prince avec politesse, s'informa obligeamment de sa santé, lui montra les travaux de la grande chapelle de l'Escurial l'on dépensait des millions, et ne lui parla en aucune façon ni de la cour de France , ni des affaires de Naples , ni du sort qu'il réservait à son prisonnier. 11 fallut attendre un mois entier la seconde entrevue; cette fois, voyant que la conversation ne tournait pas encore au sérieux , M. de Guise résolut d'entrer le premier en matière.

Je demande pardon à Voire Majesté, dit-il, si je lui parle de ce qu'elle n'avait peut-être pas dessein d'aborder avec moi ; si elle veut bien tourner sa pensée sur ma triste condition , elle comprendra mon impatience. Votre Jlajeslé désire-t-elle ma mort? elle n'a pour cela nulle peine à prendre , car je m'en vais mourant d'ennui et de douleur.

Je sais , répondit le roi, que vous souffrez beaucoup, mon- sieur le duc, et je désire apporter quelque remède à vos tour- ments , autant que le permettront les intérêts de lÉtat. Si j'étais bien assuré

Le roi Philippe IV avait de l'indécision dans le caractère et craignait toujours d'en trop dire ; c'était d'ailleurs une vieille règle traditionnelle, en usage depuis son grand-père Philippe II, que la réserve dans le langage. M. de Guise entreprit hardiment d'achever la phrase du roi.

Si Votre Majesté était bien assurée que je la dusse servir fidèlement, elle m'offrirai! peut-être de m'attacher à l'Espagne?

Sans doute, reprit le roi, ce serait une précieuse acquisi- tion pour moi qu'un prince tel que vous, mais

Mais c'est du sang de France qui coule dans mes veines. Il est vrai , sire , que j'éprouverais de la répugnance 5 renoncer

112 REVUE DE PARIS-

à mon pays; Votre Majesté ne me voudrait point forcer de por- ter les armes contre lui. Malheureusement il sera longtemps l'ennemi naturel do l'Espagne.

La cour de France vous a vilainement abandonné, mon- sieur le duc , votre cœur en doit être

Profondément blessé , sire ; cela n'est pas douteux. Ce- pendant, mon ressentiment n'ira pas jusqu'à faire de moi un rebelle ; le connétable de Bourbon n'a jamais eu la confiance de votre aïeul Charles V. Pourriez-vous m'accorder la vôtre si je l'imitais :' M. le cardinal avait de moi une mauvaise opinion; il a cru agir sagement en me refusant du secours; j'aime notre jeune roi comme vous i)ouvez désirer (pie les princes d'Espagne vous aiment. Je demande à votre générosité du soulagement à mes peines , mais je ne voudrais point me déshonorer.

-^ Nous ferons quekpie chose pour vous, monsieur le duc.

Ne tardez pas trop, sire , car je me sens dépérir par le manque d'air et de mouvement; la santé me quitte.

Eh bien! si je vous donnais notre capitale pour prison, sans surveillance ?

Votre Majesté peut se iier à ma parole. Je fais serment de ne point chercher à m'enfuir.

C'est accordé; vivez à Madrid comme il vous plaira; je vous invile à venir à ma cour. 11 faut que vous preniez part à nos plaisirs. Allez , monsieur le duc, et bannissez la tris- tesse.

Le prince mit un genou en ferre pour baiser la main du roi , et sortit le cœur tout palpitant d'aise. Son naturel ouvert l'avait bien servi cette fois , car il avyit tiré de Sa Majesté plus de dis- cours et de concessions que Philippe IV n'en eût fait en six mois à un autre qui se fût montré discret ou timide.

Pendant cet heureux jour, M. de Guise parcourut la ville avec une joie d'écolier, en compagnie de Des Essarts, Il se récriait à chaque pas sur les agréments, le luxe et les ressources de ce riche pays. Les femmes surtout lui donnèrent dans la vue, car il n'avait regardé depuis longtemps que la vieille comtesse de Brignol. Les filles de Madrid avaient de ces tournures coquettes et de ces yeux agaçants qui enlèvent le sang-froid aux gens d'a- moureuses manières , comme l'était le prince.

Chevalier, disait-il ;i Des Essarts . je ne sais^ce qui arrive

FIF.VUF. DE PVRIS. 113

en moi, mais il me semble que je n'ai plus aulanl de chagrin d'avoir élé trompé par M''^ de Pons.

Votre altesse, répondit Des Essarts , a passé bien du temps à soupirer pour une personne qui ne méritait guère cet hon- neur.

A. coup sûr elle ne le méritait point; mais hier encore, je ne pouvais prononcer le nom de cette ingrate sans avoir comme une lame de poignard qui me traversait le cœur. A présent , je le dirais cent fois que cela ne me causerait aucune peine.

Et M. de Guise se mit à répéter le nom de son infidèle avec des tons différents.

Il est clair, reprit-il, que me voilà guéri. Le bandeau me tombe des yeux , chevalier. Je me rappelle à cette heure qu'elle avait la main un peu forte , ce qui est fort laid pour une femme de qualité.

Votre altesse fera bien de se tenir en garde à l'avenir con- tre les pièges de ce sexe trompeur.

Assurément, je le ferai. Je ne veux plus être amoureux de ma vie , chevalier. Songeons désormais à la gloire et aux choses sérieuses.

Ils s'en allèrent , en discourant ainsi , au Prado , venait la belle société. Il y avait des dames en grand nombre , et tou- tes les plus jolies de la cour, avec des toilettes un peu étranges pour des yeux français , mais bien agréables à voir.

Vive Dieu! s'écriait M. de Guise , voici furieusement de doux visages et de pieds mignons , chevalier. C'est dommage de n'en pas connaître. Je me meurs d'envie de parler à ces beautés ; je me sens ébloui.

Calmez-vous, altesse, ou bien vous n'irez pas jusqu'au bout de la promenade sans être amoureux , et manquer à vos engagements.

De son côté , le prince , ayant des habits des meilleurs faiseurs de Paris , était examiné curieusement de ces étrangers , et l'on peut dire qu'il surpassait de beaucoup en bonne raine et en élé- gance de manières les jeunes cavaliers de Madrid. Comme on le devait bien prévoir, il se trouva parmi les dames une personne plus belle que les autres et qui perça le cœur de M. de Guise d'un seul regard. C'était une demoiselle d'une taille divine , avec !es plus grands yeux noirs du monde entier j elle marchait fort

10.

m REVUE DE PARIS.

environnée de jouncr, gens , de dnfïffnes et de valets. En passant le prince , elle le désifîna du bout de son éventail , d'un air il démêla qu'elle s'informait qui il était. Son altesse s'approcha d'elle aussitôt, et , la saluant avec sa grâce chevaleresque, lui dit:

Henri de Lorraine, duc de Guise, madame, pour vous servir, celui qui vient de Naples , i»risonnier du roi d'Espagne, et qui , n'ayant point d'amis à Madrid , serait charmé de con- naître nne aussi belle dame que vous.

Cela n'est point difficile pour nne personne du rang de votre altesse; je suis la nièce du ministre don Louis de Haro. Mon oncle m'a souvent parlé de vous , et je sais que nous vous verrons bientôt à la cour. Si vous voulez m'accompagner jusque chez moi, je vous présenterai don Louis et nos amis.

Les jeunes gens saluèrent respectueusement M. de Guise, qui prit le bras de la dame , et la reconduisit à son logis. Le prince avait eu le loisir de s'instruire assez pour faire la conversation en espagnol ; il conta des histoires sur son expédition qui amu- sèrent toute la compagnie. Le ministre lui fit bon accueil et le voulut retenir à souper. En rentrant chez lui le soir, M. de Guise déclara nettement à Des Essarls qu'il était amoureux de doua Elvire à en perdre la raison , et qu'il fallait qu'il en mourût ou qu'il réussît à lui plaire.

Henri de Lorraine, tout consolé de sa captivité, fit venir de Paris une somme d'argent considérable, prit un hôtel à Madrid, monta sa maison et ses équipages sur un pied magnifique , et ne tarda pas à faire une figure à écraser les premiers person- nages de la cour d'Espagne. On l'y aima moins qu'ailleurs , parce que les gens de ce pays, étant volontiers jaloux, en- viaient ses dehors séduisants; mais en revanche on le craignait davantage. 11 était d'ailleurs fort civil , comme on sait ; il avait aussi le cœur très-haut, et maniait l'épée de telle sorte qu'on lui montrait prudemment bon visage. L'étiquette avait atteint à l'Escurial un degré de perfection qu'elle n'eut jamais en France. M. de Guise en connut bientôt les moindres détails; il se con- duisit en véritable prince et comme s'il n'eût jamais été ailleurs qu'à Madrid.

La galanterie ne le cédait en rien dans ce pays à celle de la cour d'Anne d'Autriche. Hormis les filles d'honneur et la maison

RRVUE DE l'ARIS. 115

de la reine, qui inonaienl une vie assez sévère, les dames ne se donnaient pas beniicoiij) de falijiie pour cacher leurs amours. C'était forl heureux pour notre héros, qui se fût trouvé bien empêché de mettre une gaze sur soji cœiu". Quoique celle sincé- rité soit furieusement éloignée de nus mœurs, nous devons re- connnilre qu'elle donnait aux faihles de nos pères un air de grandeur et de loyauté près duquel nos délicatesses ne sont que de misérables comédies.

M. de Guise ne fit pas trois visites chez don Louis de Haro, sans qu'on le vît soupirer pour ia nièce du ministre-

Prenez garde à vous, altesse, lui dit un vieux gentilhomme; dona Elvire est une beauté dangereuse , qui connaît sa puis- sance et prend plaisir à en abuser. Elle a déjà tourné la cer- velle à deux cavaliers. L'un est parti de désespoir pour les Indes , et l'autre , entièrement fou , demeure caché par sa fa- mille.

On ne peut échapper aux volontés du ciel, répondit le prince. Je ne m'en irai point tout seul aux Indes; mais pour ce qui csl de ma raison , il pourrait m'arriver de la perdre , car je la sens prête à s'envoler quand je regarde les traits divins de cette aimable personne. Voyez un peu combien le sort me veut de mal ! Elle a justement une fossette comme BI"e de Pons, hors que c'est au menton au lieu d'être à la joue, ce qui est in- finiment plus joli.

Il faut . en effet, que votre altesse ait bien du malheur.

C'est ù en mourir.

Dona Elvire savait la musique et jouait très-bien de la man- doline. Un jour ([u'elle faisait entendre à la compagnie un air de sa composition , le prince était si ravi de plaisir qu'il en res- tait comme en extase devant ia demoiselle. Don Louis de Haro lui voyant les yeux au ciel vint lui dire :

Votre altesse aime prodigieusement la musique à ce qu'il me semble.

Ce n'est point cela, répondit M. de Guise; des notes ne suffiraient pas à me mettre en l'élat je suis. C'est la musi- cienne qui me tourne l'esprit avec ses doigts d'ivoire et sa grâce enchanteresse. Voilà le motif de mon trouble, seigneur don Louis. Je suis amoureux de votre nièce.

Eh bien ! altesse, faites lui votre cour.

116 REVUE DE PAtUS.

Je vais de ce pas lui peindre ma flamme. Croyez-vous qu*elle m'écoutora favorablement ?

Hélas ! monsieur le duc , vous savez comment est le beau sexe. Ma nièce a l'humeur capricieuse et mal aisée à conduire ; cependant je vous promets de parler en votre faveur.

Vous me rendrez un service signalé.

Le prince aborda la demorselle et lui déclara son amour avec ces expressions ardentes qui lui étaient particulières et que les femmes écoutent toujours volontiers , lors même qu'elles n'ont pas dessein de se rendre. Notre héros avait un avantage sur la plupart des hommes , c'est qu'il n'éprouvait point d'hésitation à dire ce que la passion lui inspirait ; nulle fausse honte ne pou- vait le retenir. Dona Elvire était une grande et belle brune de vingt ans , dont les yeux parlaient trop savamment pour qu'elle n'eût point déjà deviné le ravage elle avait mis le cœur du prince. Elle feignit pourtant la surprise suivant l'usage de ses pareilles. Si M. de Guise n'eût pas été aussi préoccupé de son propre état, il eût bien démêlé que la déclaration ne causait pas de chagrin à sa belle, malgré les airs d'insensibilité qu'elle vou- lait prendre.

J'engage votre altesse à réfléchir, disait-elle , avant de se ranger sous ma loi.

C'est comme si vous m'engagiez à réfléchir avant de me décider à prendre la fièvre. Le mal est à un point d'où je ne puis espérer de revenir autrement que par vos bontés.

Je vous avertis que j'ai le cœur enveloppé d'une armure. Si toutes vos prouesses de Naples eussent été faites en mon honneur, ce ne serait pas assez pour m'obliger à déposer les armes,

Faut-il entreprendre mieux encore pour vous plaire? Par- lez , et indiquez-moi les dangers que je dois courir.

Vous avez concpiis un royaume , afin de l'offrir à M''<= de Pons; mais pour moi, il faudrait escalader le ciel et devenir maître de la lune et des étoiles.

Ce n'est point facile . en effet ; mais il suffit que vous le désiriez j je verrai comme je pourrai m'y prendre pour vous sa- tisfaire.

La demoiselle se mit à rire du sérieux de M. de Guise.

En vérité, dit-elle, vous me feriez croire que j'ai commis

REVUE DE PARIS. 117

une imprudence et que l'épreuve est trop aisée à surmonter.

Ah ! n'allez pas revenir sur votre parole. Ce ne serait pas de bonne guerre. Je me le tiens pour dit : la lune et les étoiles , cela suffira.

Dona Elvire regarda le prince avec plus de douceur :

Je suis trop généreuse pour retirer ma parole donnée. Faites cette belle conquête et mon cœur est à vous.

En retournant chez lui , dans son carrosse , M. de Guise disait à Des Essarts :

Comment donc escalader le ciel? Je vois que je me suis beaucoup engagé. N'importe ! Puisque je l'ai promis , il faut ab- solument en venir à bout.

Et puis il secouait la tète d'un air inquiet en tenant ses yeux fixés sur la lune.

Est-ce que son altesse aurait un dérangement de cervelle ? pensait M. Des Essarts.

On verra tout à l'heure que le prince n'était pas si fou qu'il le paraissait. En attendant qu'il partit pour son expédition, il porta des aiguillettes aux couleurs de dona Elvire, et s'en alla partout disant , son amour et ses engagements , dont on s'amu- sait beaucoup. Le premier jour qu'il y eut danse à la cour , il brilla fort dans les quadrilles et figura le mieux du monde par une courante française , qu'il avait enseignée à sa maîtresse. Le roi prit plaisir à le voir et lui adressa des compliments.

Ce que j'aurais voulu faire avec ma politique, lui dit Sa Majesté , ce sera l'amour qui l'achèvera. Vous vous fixerez à Ma- drid pour les appâts de dona Elvire de Haro. Mais vous allez être encore arrêté dans vos projets par le besoin d'une dis- pense.

Oh ! cette fois , s'écria le prince , je dois me passer de Sa Sainteté. On m'a donné pour épreuve d'escalader le ciel , tt comme j'y entrerai en pays conquis , si je réussis , je ferai à ma volonté, sans avoir recours aux bulles. Ce sera plutôt au pape à demander mon appui.

Le roi riait de ces discours extravagants ; mais il dit tout bas à don Louis :

Veillez sur votre nièce , car ce jeune Guise est capable de vous la mener ù mal.

Ma nièce est maîtresse de ses actions, répondit le minisire,

118 REVUE DE PARIS.

sa fortune est indépendante de celle de mes enfants ; mais s'il lui arrivait de faillir, j'aurais recours à Votre Majesté pour obli- ger le prince à ré|)Ouser.

Avant de quitter les ballets, M. de Guise s'approcha de sa IiC'Ilo , et lui dit gravement :

J'ai dressé les plans de mon entreprise ; si je m'emparais du soleil , ne serait-ce point suffisant à vous contenter?

J'aurais désiré que ce fût la lune; mais je veux bien vous laisser le champ libre pour conquérir celui des astres qui vous conviendra le mieux.

Le lendemain soir vers minuit . son altesse conduisit sous les f'.'nèlresde dona Elvire une grande quantité de musiciens. C'é- tait un usage reçu alors que de donner des sérénades aux dames qu'on aimait. On ne faisait pas bien sa cour sans cela , et celles qui avaient pour agréables les recherches de leur galant , té- moignaient de leur plaisir en se montrant à la fenêtre. M. de Guise avait amené les i)lus belles voix de Madrid et les plus ha- biles violons. Les vers étaient du meilleur faiseur. Cette musi- que ayant joué délicieusement durant un gros quart d'heure , dona Elvire , en habits de chambre , vint sur le balcon , et fit un signe d'amitié en agitant son mouchoir. Elle se retira ensuite, mais elle laissa la fenêtre ouverte pour entendre la fin du con- cert ; M. de Guise saisissant l'occasion , dressa contre le mur une échelle qu'on lui tenait prête , et s'élança dans l'apparte- mont.

Voici le ciel escaladé , dit-il; avouez, madame, que j'ai pénétré par surprise au milieu du paradis , qui est pour moi cette chambre vous couchez. L'astre dont je m'empare en cet instant , c'est vous , et que je meure s'il n'efface pas en éclat le soleil lui-même !

On ne sait point ce que répondit dona Elvire ; mais on doit penser qu'elle prit l'affaire sans trop de colère , puisqu'elle n'ap- pela personne à l'aide. Il est vrai que violons et guitares me- naient à dessein un bruit d'enfer. M. Des Essarts , voyant la fenêtre se fermer, jugea que la paix était signée; il s'en alla doucement avec la musique . en rétléchissaut à part lui que les raisonnements du prince étaient admirablement ingénieux, et que la dame n'avait rien trouver de bon à leur opposer.

11 ne s'écoula pas trois jours sans que l'aventure fût connue.

KtVUii DE PAHIS. MS)

On se vit généralement forcé de convenir que M. de (juise avait la saine logique de son côté. 11 y eut des esprits courts qui ne saisissaient pas bien le sens de l'explication donnée par l'amant à samaitresse pour justifier sa surprise nocturne ; mais les gens profonds leur firent comprendre la fin de la chose, et tout le monde tomba d'accord que le tour était galamment joué. Pour y trouver le mot à redire , il fallait être de mauvaise foi. Cela n'empêcha point don Louis de monter sur ses grands chevaux. 11 courut fort animé chez M. de Guise , le prier de réparer, au moyen d'un bon mariage , le tort fait à son nom.

C'est le vœu le plus ardent de mon cœur, répondit son al- tesse. Puisse le pape consentir à briser mes liens ! je deviens aussitôt le plus heureux des époux , et je passe mes jours dans le sein de votre famille.

Parlez-vous sérieusement? demanda le ministre j dois-je supplier le roi d'intervenir en votre faveur auprès de Sa Sain- teté?

Je ne plaisante jamais sur le mariage et ne donne pas en vain ma parole , seigneur don Louis. Obtenez ces bulles que j'ai sollicitées de notre saint-père pendant deux ans , et votre belle nièce deviendi'a aussitôt ma femme.

Le moyen de se fâcher, après cette déclaration ! don Louis rendit son amitié à M. de Guise, et annonça les noces comme devant être prochames j mais le roi montra la sourde oreille lorsqu'il s'agit d'envoyer U Rome , et l'affaire traînait en lon- gueur. Pendant ce temps-là^ son altesse continua de vivre fort doucement dans les bonnes grâces de dona Elvire qui l'aimait de tout son cœur. Il n'y eut qu'une seule voix pour dire que ces amanls étaient dignes l'un de l'autre. Un jeune et beau prince ne pouvait pas vivre éternellement dans le célibat à cause des scrupules de la Rota, et la nièce du ministre devait assurément s'estimer heureuse d'avoir pu choisir un aussi grand personnage que Henri de Lorraine.

On disait à Paris, de toutes ces aventures, que M. de Guise jouait ses folies d'Espagne, et personne ne le plaignait de sa joyeuse captivité.

120 REVUE DE PARIS.

IX.

L'année 1G48 était alors avancée. On apprit à Madrid , au mi- lieu de ces romans , les premiers troubles de la Fronde. Le par- lement de Paris était en querelle ouverte avec le ministre. La reine se fâchait contre le tiers état, et la discorde gagnait la cour elle-même. S. A. R. Monsieur, le duc de Beaufort et le coadjuteur flattaient le populaire. On avait tendu les chaînes comme aux barricades, et les enfants avaient été conduits à Saint-Germain. Ce fut un sujet d'allégresse pour le roi Phi- lippe IV. 11 tint conseil, et résolut d'alimenter les dissensions autant qu'il le pourrait. Des agents furent dépêchés secrètement en France aux chefs du parti opposé à la cour, avec des instruc- tions ténébreuses. Mais il y avait cela de remarquable dans cette fronderie , que les rebelles les plus animés combattaient le gou- vernement de la régence sans avoir bien envie de le renverser. C'était pour le plaisir de se remuer, de se battre et de faire des cabales qu'on jouait cette révolte. Lorsque M. Bachaumont com- parait ces querelles aux tumultes des écoliers qui se jetaient des pierres aux fossés de la ville , on ne savait pas bien toute la vérité de cette image d'oil la guerre tira son nom. Hors une ou deux batailles meurtrières, il y eut plus de chansons rimées que de sang répandu. Cependant, vus de la distance était Madrid, les événements prenaient une apparence de gravité. Tant que le grand Condé resta au parti de la cour, on pensa qu'il serait le plus fort ; mais une fois que ce prince eut aban- donné la reine , on n'imaginait plus comment la guerre civile pourrait finir.

Les vieux politiques de l'Escurial se frottaient les mains en disant que cette France, qui avait prétendu mener l'Europe, mourrait de sa propre turbulence et se couperait la gorge à elle- même. On lisait à Madrid > avec des éclats de rire , la fameuse lettre impertinente de M. le prince : A l'illustrissime faquin Mazarin. Les figures changèrent lorsqu'on apprit que le grand Condéétait enfermé au donjon de Vincennes.

Un jour qu'on parlait de ces affaires au coucher du roi , assistait M. de Guise , Sa Majesté demanda de quel côté se jet- terait son altesse si elle était à Paris.

REVUE !>:•: PAIilS. 121

Je nVnsais troi) rien . répondit lo prince ; mais il est pro- bable que ce ne serait pas du côté de M. le cardinal.

Il est vrai , reprit le roi , que vous avez des comptes à ré- gler avec lui. M. d'Orléans , dont vous êtes le beau-frère, paraît d'ailleurs vouloir se prononcer contre la reine.

Oh ! son altesse royale mon beau-frère ne se prononce ja- mais qu'en paroles. Lorsqu'il s'agit d'en venir aux actions, on ne trouve plus personne.

Il manque au parli de la Fronde un chef qui soit jeune et entreprenant . et qui possède les trois grandes qualités néces- saires en ces occasions : le courage . l'éloquence et la généro- sité. Ce sont des dons que vous tenez de famille , monsieur le duc.

Votre Majesté me fait bien de l'honneur 5 cependant je pense que le peuple de Paris me verrait à sa tête plus volontieis que M. de Beaufort , qui est un important et un fat.

II n'y a pas longiemps que le duc Charles, votre père, a prétendu à la couronne de France.

Si Votre Majesté veut dire par lu qu'elle aurait la bonlé de me prêter son appui , je dois lui avouer , avant d'aller plus loin, la répugnance que j'éprouverais à me présenter sous la pro- tection d'une cour ennemie. Ce serait peut-être le moyen de mettre fin à la guerre en réunissant tous les partis contre moi.

Je vois , reprit le roi en riant, que les demi-mots ne valent rien avec vous. Puisqu'il faut s'expliquer, je vous dirai que je n'ai point de projet sur cette matière ; mais que , si je voulais vous soutenir , je saurais m'y prendre assez habilement pour ne pas donner ombrage à vos amis. Pensez-y , monsieur le duc ; j'y vais réfléchir aussi , et nous en reparlerons.

M. de Guise sortit de l'Escurial , agité par des idées contrai- res. D'un côté était le désir de revoir son pays et de recou- vrer sa liberté ; de l'autre était son amour pour dona Elvire , dont il n'osait songer à se séparer. La balance demeura ainsi en équilibre pendant quelques jours; mais la violencede l'amour se calmait par la satisfaction. L'inconstance naturelle du prince lui faisait adopter avec plaisir ce qui offrait les apparences d'une grande nouveauté. En outre , il commençait à entrer dans cet âge les passions se modifient. Bien que les ardeurs du sang ne se soient jamais apaisées remarquablement chez Henri de 2 It

122 REVUE DE PARIS,

Lorraine , pourtant Tambition parlait plus haut que le reste à certains moments. Les ouvertures du roi d'Espagne le touchè- rent profondément à l'endroit de son faible pour le chevaleres- que. L'esprit des Guise lui souffla aux oreilles qu'il pourrait se plongera son aise dans le bruit et les batailles , s'il retournait en France. 11 se reprocha comme une chose honteuse de perdre sa jeunesse dans les délices , tandis que ses parents et ses amis maniaient leurs épées en pleine rue au milieu de Paris. 11 ne rêva bientôt plus que guerre , et , dans son sommeil , il se voyait couvert de la cuirasse du grand Balafré, distribuant des horions de paladin, menaçant du fer de sa lance le trône chancelant, et faisant trembler la reine-mère au fond de son palais.

Le loisir de délibérer ne lui manqua point , car les choses al- laient avec une lenteur incroyable à la cour d'Espagne. La tem- porisation y était poussée jusqu'à la manie. L'opinion du roi était qu'on devait appuyer M. de Guise pour donner un surcroit d'embarras à M. de Mazarin; mais don Louis de Haro ne parta- geait pas cet avis. Il ne croyait point que la royauté fût sérieu- sement menacée en France. Il rappela que les tentatives de ce genre n'avaient servi , dans les siècles précédents , qu'à mettre le gouvernement en frais , sans amener aucun résultat. Le roi fut obligé d'en demeurer d'accord ; cependant il insista pour que le prisonnier fût lâché sur la France comme un nouveau bran- don de discorde. Don Louis fit la grimace en pensant que sa nièce avait tout l'air de n'être jamais duchesse de Guise. Il cacha son déplaisir , et redoubla ses lenteurs , dans l'espoir que les événements tourneraient ce projet en fumée. Philippe IV s'oc- cupait davantage de bâtir son église que de la politique; le mi- nistre pria bien fort Sa Majesté de lui laisser le soin de mener cette affaire , et se promit de payer M. de Guise avec des leurres et de la politesse. Henri de Lorraine une fois ému , on ne s'en débarrassait pas à si bon marché. Notre héros ne laissa ni paix ni trêve au roi jusqu'à ce qu'il eût une promesse.

Un soir qu'il suppliait Sa Majesté de le sortir d'incertitude , Philippe IV déclara que la liberté lui serait rendue à une condi- tion.

Laquelle ? demanda le prince avec empressement ; si l'hon- neur me permet de l'accepter, j'y souscris à l'instant.

II faut me jurer que vous prendrez parti pour la fronderie

REVUE DE PARIS. 120

et que vous y sorez le plus ardeiU et le plus acliariié contre M. de Mazarin. Voilà toute la rançon que j'exige de vous.

J'en fais le serment, siie. Donnez-moi un passe-port et je quille Madrid sur l'heure.

Attendez à demain ; je dois en causer avec don Louis.

Le lendemain il y eut contre-ordre. Le ministre avait obligé le roi de revenir sur sa parole. Trois autres fois encore M. de Guise arracha le consentement de Philippe IV, et vit les girouet- tes se retourner dans l'espace d'une nuit. 11 perdit patience et résolut d'en finir. II acheta vingt-quatre chevaux de selle , les meilleurs coureurs qu'il put trouver, elles envoya, deux à deux,par relais échelonnés, jusqu'aux Pyrénées. Un matin, son altesse écrivit à don Louis de Haro le billet suivant :

« Le roi m'a si souvent donné ma liberté , pour s'en dédire après, que je ne sais plus au juste si je suis ou non prisonnier. Dans le doute, je choisis d'être libre comme étant plus à mon avantage. Ne vous attendez pas à me voir servir la cour d'Espa- gne contre la France; je ne voudrais pas vous le promettre, n'en ayant pas le dessein. Lorsque vous recevrez ceci, je serai à vingt lieues devons, et votre grandesse m'excusera de n'avoir pas pris congé d'elle en considération du péril que je cours en m'échappant. »

Cette lettre fut remise trois heures après que M. de Guise se fut enfui en compagnie de Des Essarts.Don Louis envoya aussitôt à leur poursuite; mais il était trop tard , et on trouva qu'ils avaient tué leurs chevaux à chaque relai , de peur qu'on ne s'en servît pour les atteindre. Les deux prisonniers franchirent la frontière dans la nuit et arrivèrent sains et saufs en Béarn M. de Grammonl les reçut dans un de ses châteaux.

S'il fût revenu en d'autres temps , après ses aventures , ses batailles et sa fuite, Henri de Lorraine eût fait parler de lui la cour et la ville; mais il trouva Paris assiégé, le peuple en émo- tion, ses amis divisés et les querelle»' politiques emplissant les esprits. Avant de s'informer des causes de tout le bruit qu'on faisait , notre héros se remit avec quelque plaisir en possession de sa fortune. 11 remonta sa maison , et appela autour de lui les gentilshommes qui étaient dévoués à sa famille. Ayant ensuite réfléchi sur les questions du jour , il se résolut à se mettre dans le parti du duc d'Orléans et de la grande Mademoiselle , qui te-

124 REVUE DE PARIS.

naienl les Louis de la fronde , comme on disait alors. Il sorlit donc en bon équipage un matin , ixnii- aller au Palais du Luxem- bourg, où demeurait Monsieur. Sur le Pont-Neuf, il aperçut deux dames iju'on menait dans une chaise à porteurs et qui riaient de toutes leurs forces.

Excusez-moi , mesdames . de vous interrompre, dit-il en «'approchant de la chaise. Je suis M. de Guise et j'arrive d'Es- pagne, où l'on ne rit pas d'aussi bon cœur (|ue vous le faites ; vous plairait-il me dire ce (}ui vous cause tant de joie, afin que je me divertisse avec vous ?

Bien volontiers, monsieur le duc, répondit la plus belle des deux personnes. Je contais à M"" Lambert qu'on me veut chasser de Paris et m'excommunier pour avoir mangé de la viande un vendredi. M. de Miossens déjeunait avec moi ; il jela par la fenêtre une cuisse de poulet, qui tomba sur le nez du curé de Saint-Germain l'Auxerrois. Le digne homme mit la pièce dans sa poche, et s'en alla faire vacarme chez tous les premiers bon- nets ecclésiastiques en criant au scandale. Voilà le sujet de nos rires; mais au fond, je suis fort embarrassée ; car n'étant pas en odeur de sainteté, l'on me pourrait donner bien du tourment. Je suis 3I"e de Lenclos, monsieur le duc.

C'est le ciel qui m'envoie pour vous protéger , belle Ninon. Souffrez que je vous accompagne chez vous , et ne craignez rien. Je ferai en sorte qu'on vous laisse en repos.

Le prince, au lieu d'aller au Luxembourg, suivit M"e de Len- clos à la Place-Royale, elle demeurait. Il y trouva des beaux esprits et des poètes , une liberté agréable , et la conversation la plus charmante qu'il eût ouïe depuis deux ans. Molière y vint, qui travaillait alors à sa comédie de rLtourdi,ei n'était encore qu'un jeune homme. M. de Guise y demeura tout le jour. Comme Ninon se mit en frais de gentillesse , il en tomba aussi- tôt amoureux ù la fureur, et s'écriait à chaque bon mot qu'elle disait '-

Il n'y a que les Françaises au monde ! Les autres femmes sont des emplâtres aupiès d'elles.

Le soir, M. de Guise voulut manger sa part du souper, dont la demoiselle lit admirablement les honneurs. Vers minuit , les convives s'élaieiit retirés; mais le prince , animé par la bonne chère , disait qu'il ne pourrait jamais se résoudre à sortir.

REVUE DE PARIS. 125

Demeurez autant qu'il vous plaira, répondit Ninon; je tiendrai compagnie à voire altesse. Je dois pourtant l'avertir que nous aurons tout à l'heure la visite d'un tiers.

Voire amant , sans doute ? Et qui est-il , je vous prie ?

M. de Viliandry.

Dans ce moment un carrosse s'arrêta devant la maison. M. de Guise ouvrit la fenêtre.

Est-ce vous , Viliandry ? s'écria son altesse.

C'est moi-même, répondit-on.

Vous venez coucher ici ^

Je me berçais de cet espoir ; mais je vois qu'il en faut rabattre.

Comme vous le dites , chevalier : la place est prise ; c'est à chacun son tour.

Rien de plus juste. Puis-je au moins savoir qui est l'heu- reux mortel ?

Henri de Lorraine.

Le conquérant de Naples ! je baisse pavillon et vous sou- haite bonne nuit.

Adieu, chevalier! venez déjeuner avec nous demain.

M"": de Lenclos riait de la plaisanterie. Suivant la mode des personnes galantes , il suffisait d'un tour comique et bien joué pour lui inspirer un caprice. M. de Guise profita de la bonne humeur elle était , et demeura une semaine entière chez elle. Au bout de ce temps , Ninon ayant parlé d'une envie qu'elle avait de visiter Rouen , ils y allèrent ensemble. La mer n'était plus loin, ils la voulurent voir et gagnèrent le Havre-de-Gràce; le prince eut une fantaisie de pousser jusqu'à Nantes. Deux mois s'écoulèrent ainsi , pendant lesquels Henri de Lorraine oublia l'ambition, les guerres et la fronderie.

Cependant , un jour que M. de Guise trouva par hasard un pamphlet du coadjuteur , sur les affaires du moment, il résolut de prendre iiarti et de tirer l'épée contre la cour. En revenant à Paris dans ce dessein, il rencontra au Bourg-la-Reine des mous- quetaires de l'armée. Il y avait parmi les officiers plusieurs gen- tilshommes qui le reconnurent et le vinrent embrasser.

donc allez-vous ? lui dirent-ils.

Au Luxembourg, pour m'unir à Monsieur contre vous.

U est trop lard, M. de TurenJie a battu les rebelles et re-

U.

126 REVUE DE PARIS.

pris la capitale. M. de Mazarin rentre ce matin en triomphe au Palais-Royal ; venez avec nous lui faire votre cour.

C'était le lendemain de la bataille du faubourg Saint-Antoine, la fronderie avait reçu le dernier coup. M. de Gondi était prisonnier ; Gaston d'Orléans et Mademoiselle avaient fait leur soumission. M. de Guise arriva au moment de la réconciliation générale ; on le reçut à bras ouverts , et la reine lui fit conter ses aventures ; comme il parlait très-bien , on prit un grand plaisir à l'écouter.

Savez-vous , dit Monsieur au cardinal, que vous n'avez pas apprécié les mérites de mon frère de Guise?

Le ministre posa les mains sur ses yeux, et s'écria comme un vrai Italien :

Je suis un fou , un ingrat , un méchant ! monsieur de Guise , pardonnez-moi mes injustices. Il faut qu'on m'ait ensor- celé ; c'est aujourd'hui seulement que je vois briller vos vertus , votre courage et votre héroïsme. J'ai une dette à vous payer , et je veux m'aequitter dès que nous aurons mis ordre à nos af- faires ; ne seriez-vous pas en goût de faire un nouvel essai pour reprendre Naples?

Je ferai tout ce que voudra Votre Éminence.

Eh bien ! je vous donnerai une flotte et des troupes. Vous retournerez en Italie , et nous vous soutiendrons de toute notre puissance.

M. de Mazarin parlait sérieusement cette fois l'on devait croire cependant qu'il poursuivait son système de menteries et de fausses promesses. Des préparatifs considérables se firent à Marseille pour une expédition par mer. On ne regarda pas aux frais , et M. de Guise eut mission de reprendre Naples pour le compte de la France, avec le titre de vice-roi , dans le cas il réussirait.

Nous ne raconterons pas ici cette expédition , qui n'eut point de succès. On peut la connaître par un petit livre que Saint- Yon a écrit sur ce sujet (1). Avec des forces dix fois plus grandes qu'il n'eût fallu pour empêcher la chute du prince en 1648, on échoua cinq ans plus tard , parce que ce n'est rien que d'entre-

(1) Mémoires sur la seconde entreprise contre Naples', par son al- tesse Henri de Lorraine, duc de Guise ; 1 vol. )n-13, 1665.

REVUE DE PARIS. 127

prendre les choses avec de grands moyens, si l'on ne saisit le lemps opportun. Les Napolitains avaient oublié Henri de Lor- raine. Le gouvernement espagnol avait accordé au peuple ce qu'il désirait, et pris de telles précautions que c'eût été folie de persister. Le commandant des forces de mer, M. de Flosville , se mit d'ailleurs eu querelle avec son altesse dès le jour du dé- part, et ne visa qu'aux moyens de lui nuire, ayant d'autres projets en tête qu'il voulait faire adopter au cardinal. 11 fallut revenir comme on était parti , sans avoir livré bataille. L'Espagne ne s'effraya point, et l'on disait a Madrid que la France, reconnais- sant enfin le mérite de M. de Guise , remployai! à donner glo- rieusement un grand coupd'épée dans l'eau.

Avant de quitter l'Italie pour la seconde fois , Henri de Lor- raine entendit un jour la messe à Sorrente 5 et comme son au- mônier était malade , il fit venir un vieux prêtre du pays pour se confesser à lui. Quand il eut récité ses prières , il commença ses aveux de la sorte :

Mon ami , j'ai fait couler bien du sang dans ma vie....

Par Bacchus ! interrompit le bonhomme , n'allez-vous pas vous accuser d'avoir été trop cruel pendant votre séjour à Na- ples ! Moi, je vous dis que vous étiez trop doux pour ces ca- nailles ; si vous les eussiez traités comme ils le méritaient , on en aurait pendu les trois quarts , et nous ne serions point sous la tyrannie espagnole. Allez , altesse , votre belle âme n'a pas besoin de s'humilier à demander pardon. Je vous absous sans vous écouter davantage.

Mais, mon ami, j'ai d'autres péchés dont il faut que je vous entretienne.

Des bagatelles , des amourettes ! Qu'est-ce que cela ? Un héros comme vous , et un Guise , ne va pas en enfer. Pour qui donc serait fait le paradis ? Je vous dis que vos fautes vous sont remises. N'y pensez plus ; je prends cela sur moi. Si le ciel le trouve mauvais , qu'il m'en punisse.

Le vieux curé donna l'absolution au prince, et causa politique avec lui ; après quoi il lui baisa les mains en lui souhaitant tou- tes sortes de prospérités.

M. de Guise revint à Paris fort piqué au jeu par son mauvais succès. Il le voulait réparer dans une autre entreprise contre les provinces de Flandres. Il s'emplissait l'imagination de plans de

128 RF.VLE DE PARIS.

eanipîifjne , [.assait les joiirnées . étendu sur des caries géo- Ifiaphiciues. En dernier lieu , il songeait à une expédition har- die , i)Our transporter le théâtre de la {guerre au cœur de l'Espa- gne en j)énétrant jusqu'à Madrid, lorsque la paix avec Phi- lippe IV et le mariage du jeune roi Louis XIV vinrent l'arrêter dans ses rêves ambitieux. II voyait souvent alors Monsieur et la princesse de Montpensier ; il leur contait ses projets. La seconde fille de son altesse royale , qu'on appelait la petite Made- moiselle , se prit d'une admiration extrême pour notre héros. H l'épousa, et l'on voit, par les mémoires de sa belle-sœur, qu'il eut une fort grosse dot avec la moitié du palais du Luxem- bourg.

Le roi cherchait alors à rétablir l'ordre à la cour , qui avait été troublée au point que l'étiquette n'y avait plus de force. Chacun se livrait à des prétentions ridicules et cherchait à usur- per sur les droits de son voisin. Sa Majesté apprit que M. de Guise donnait lui-même la serviette à sa femme et lui portait le couvert avant de se mettre à table, parce qu'elle était plus prin- cesse que lui. Le roi en conçut une estime particulière pour Henri de Lorraine , et témoigna publiquement le plaisir que lui causait ce sentiment profond des devoirs et du respect pour le sang royal. Il en résulta que . le jour du grand Carrousel de 1662, son altesse eut l'honneur de commander le quadrille des Mores. M. le prince de Condé figurait à la tête des Turcs, et l'on sait ce que dirent les courtisans :

Voilà les deux héros de la fable et de l'histoire.

Il est certain que si la chevalerie n'eût pas été passée de mode, nous ne savons lequel de ces deux grands personnages eût effacé l'autre. Par ses brillantes aventures, ses prodigalités, ses amours et ses prouesses de paladin , M. de Guise était le plus beau modèle que pût trouver un faiseur d'.\madis. La Calpre- nède en aurait bien écrit douze volumes.

Pendant les longues années de paix qui suivirent le mariage du roi, la France jouissait d'une prospérité qu'elle n'avait pas connue depuis plusieurs siècles. On pourrait croire que Henri de Lorraine . placé à la cour au premier rang avec l'amitié du mouar(|ue. devait goûler les douceurs du repos. Persécuté par Richelieu ou abantlonné (;ar Mazcrin, il n'avait i»as adressé au ciel une plainte ; mais au sein dus honneurs, ciu calme et de la

REVUE DE PARIS. 129

richesse, il éprouvait de l'ennui. Dévoré par un étrange be- soin de mouvement, il allait et venait sans cesse, changeant tous les jours de résidence sans se trouver à l'aise nulle part. Le médecin Vallot lui conseilla les bains de mer et le croyait hypocondriaque ; cependant le prince ne tournait jamais sa mauvaise humeur contre les autres.

On parlait alors de cette expédition contre Candie, qui eut un si mauvais résultat. C'était bien la guerre la i)lus aventureuse qu'on pût imaginer. La jeunesse du roi doit seule expliquer cette entreprise folle , car il n'était pas autrement be- soin de prendre souci des affaires du Turc. Ce fui un reste des idées de croisades, qui jetaient leur dernier feu. La turbulence naturelle aux Français y entrait aussi pour quelque chose ; la maladie qui tourmentait notre héros est assez commune en notre pays.

Dès qu'il eut connaissance du projet , Henri de Lorraine cou- rut chez le roi.

11 faut , dit-il , que j'avoue à Votre Majesté une faiblesse de mon caractère. Depuis quatre ans que nous demeurons en paix, je me sens tout rongé par l'ennui. Les délices de la pUis belle cour du monde entier ne suflSsent point à occuper mes esprits. Si Votre Majesté doit faire tirer du fourreau quelque épée, je la supplie que ce soit la mienne. Je ne voudrais point finir comme feu mon oncle le chevalier de Guise , qui se tua lui-même par oisiveté.

Prenez patience, mon cousin, répondit le roi. Je vous piomets que votre bras ne sera pas longtemps au repos. Je ne dors guère plus tranquillement que vous , en songeant que la Franche-Comté nous manque et que le Rhin n'est pas notre frontière. L'expédition contre Candie n'est pas encore tout à fait résolue ; mais je vous en donnerai le commandement si elle a lieu.

Votre Majesté me rend la vie. Pour lui témoigner ma re- connaissance , je la conjure de souffrir que je mette du mien aux dépenses de la guerre , en équipant à mes frais une com- pagnie de gentilshommes.

Comme il vous plaira, monsieur le duc. Je vous laisse la carte blanche, et je voudrais voir tous ceux qui ont de grands biens comme vous, employer leur argent d'une aussi belle manière.

130 REVUE DE PARIS.

Henri de Lorraine acheta aussitôt trois cents chevaux ex- cellents , avec les armes et l'équipement complet d'une com- pagnie légère ; puis il s'en alla partout, recrutant les jeunes gens qui avaient réputation d'être braves. Il fit les choses avec une magnificence poussée à la profusion , donnant de grosses sommes à ceux qui avaient des dettes et tenant table ouverte. La plupart des gentilshommes qui l'avaient si bien servi à Na- ples le vinrent rejoindre. Des Essarts et M. de Forbin étaient du nombre. Son altesse y dépensa quatre cent mille écus d'or. Le roi , qui savait bien juger les hommes , n'eût point d'ombrage de la suite énorme qui accompagnait le prince , et disait aux courtisans :

Avec trente personnes aussi libérales que M. de Guise , je n'aurais pas besoin d'autre armée pour envoyer prendre Candie.

Au milieu de ces préparatifs , Henri de Lorraine avait re- trouvé et la joie et la santé. L'embonpoint lui était revenu au vi- sage. Cependant s'il avait pu consulter l'astrologue de Naples, il aurait appris que l'étoile des Guise était à son déclin. On doit regretter , pour l'honneur de ce beau nom , qu'il n'ait point fini sur un champ de bataille comme le permettait l'ordre naturel des choses , puisque le sort avait décidé que l'expédition de Candie serait le tombeau de tous ceux qui l'entreprenaient.

Un jour qu'il s'était fort échauffé à des exercices militaires , notre héros commit l'imprudence de boire de l'eau glacée. C'é- tait une habitude qu'il avait gardée de son séjour en ItaUe. En rentrant à son palais du Luxembourg, un grand frisson le prit, et , comme il se coucha sans vouloir appeler son médecin , on le trouva mort dans son lit le lendemain. Le livre de la guerre , de Machiavel , était sur ses genoux , et sa lampe de nuit brû- lait encore , ce qui prouve qu'il avait passé de vie à trépas su- bitement, sans beaucoup souffrir. Ses affaires étaient dans un ordre parfait , et , d'avance , il avait préparé son testament par lequel il laissait à ses gentilshommes une année de leur solde avec les chevaux et bagages qu'il leur avait fournis.

Après la mort de son altesse , on sait que le duc de Beaufort eut le commandement de l'expédition contre les Turcs , et qu'il y périt avec tout son monde , sans que l'ennemi lui-même pût le trouver parmi les cadavres. Il est évident par que Henri

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de Lorraine était marqué par un arrêt suprême comme une vic- time livrée à la destruction. Il était dans la quarante-neuvième année de son âge.

En jetant un coup d'oeil sur la vie étrange de notre héros , on peut se demander à quoi bon ces nobles qualités , cette beauté d'âme et ce courage , unis au plus glorieux nom de notre his- toire, pour qu'une destinée capricieuse et des faiblesses dé- plorables vinssent tourner tant de grandeurs en petites choses , et faire en sorte que ce fussent des trésors perdus. Si la foi ne nous obligeait à baisser la tête devant les volontés célestes , l'homme se pourrait croire abandonné sur la terre à un aveu- gle hasard , et ces exemples par lesquels la Providence impé- nétrable se plaît à dérouter nos intelligences , serviront plus d'une fois d'aliment aux réflexions du doute et de l'impiété.

On voit, par l'avant-propos du gros mémoire de Saint-Yon sur la première expédition de Naples , que M. de Guise lais- sait un fils âgé de cinq ans , et qui promettait de ressembler fort à son père. Cet enfant mourut dans sa septième année, d'une rougeole pourprée qui courait en France.

Les autres personnages de cette histoire sont tous de si haute volée qu'il n'est pas besoin de dire ce qu'ils sont devenus. M"e de Pons, après avoir fait mal parler d'elle par ses galan- teries étant lille d'honneur , attira les regards du jeune roi Louis XIV , et fut un moment rivale de M^'o de La Vallière. Mais si elle pouvait entrer en balance avec cette aimable femme pour la beauté , il n'y avait nulle comparaison à faire pour l'es- prit et les qualités du cœur ; elle devait perdre la partie , et la perdit en effet.

M, de Guise la revit à la cour , dans le temps qu'elle intri- guait pour devenir favorite , et n'eut jamais le moindre retour de sa faiblesse pour elle. On a vu que l'amour avait assez d'é- nergie quand il prenait possession de son altesse ; mais aussi, quand une fois il s'envolait, c'était pour tout de bon.

Gabrielle de Pons épousa le marquis d'Heudicourt , et vécut confondue parmi ces dames qui jouaient au château le rôle d'ornements. Elle serait moins ignorée si elle fût restée lidèle ù notre héros et qu'elle eût été la dernière duchesse de Guise.

Paul de Musset,

Critique littcrairr.

UNE LARME DU DIABLE.

Parmi les sources d'inspiration que les poëtes ont trop né- gligées en France , il faut assurément compter la fantaisie. Les œuvres qui peuvent être regardées comme des hommages ren- dus à cetle muse divine, ont des litres incontestables à l'indul- ijence de la critique, et c'est avec regret que nous exprimons un blâme sévère sur le recueil que vient de publier M. Théo- phile Gautier sous le titre d'Une Larme du Diable. C'est à la fantaisie évidemment que s'adresse le culte de l'auteur de For- tîinio; mais ce culte est aussi aveugle qu'il est ardent ; et si le r(Y,\w de riraaginntion pure devait marquer , après le règne de l'intelligence et celui des passiop.s politiques , une nouvelle épo- que de noire littérature , des livres comme Fortunio , comme Une Larme du Diable, tendraient plutôt . on peut l'affirmer sans crainte, à retarder ce règne qu'à en hâter la venue. La fantaisie, comprise comme elle l'est par l'auteur de ces livres , ne rallierait, en effet , à son culte que des enthousiasmes fri- voles, et le dédain des admirateurs du Pol d'or et du Songe d'une nuit d'été, protesterait toujours contre de tels hom- mages rendus à la muse sacrée d'Hoffmann et de Shakespeare.

Faire consister la fantaisie dans une folle adoration de la ma- tière , c'est méconnaître l'origine céleste de l'imagination. Il y a dans cette facultédeux tendances dont l'équilibre harmonieux doit être le but du poêle. L'imagination luiuiaine réfléchit avec

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complaisance la beauté matérielle; mais elle leiul avec non moins d'ardeur vers la beauté suprême, vers l'infini. Sansl'ac- cord de ces deux tendances, le poiite ne peut produire qu'une ceuvre incomplète. Il se perd dans le mysticisme ou dans la sensualité. Mais les divines créations qui transportent la pensée aux régions les plus sereines de l'art, sont dues à un concours harmonieux de ces forces rivales et reflètent pour ainsi dire à la fois dans leur double beauté le ciel et la terre.

Outre le mystère dont le titre est donné au volume, le recueil de M. Gautier contient plusieurs récits dont l'invention n'est pas moins variée que la forme. Une anecdote de boudoir succède à un conte fantastique. Les cathédrales du Nord s'élèvent en re- gard des nécropoles égyptiennes. On passe d'une imitation d'Jn- gola, d'un pastiche de Watteau, à un laborieux essai de sculp- ture antique. Toutes les parties de cette ordonnance bizarre ne sont pas également heureuses , et M. Gautier, en essayant tant de roules diverses, s'est trop confié dans la souplesse de son ta- lent. Nous aurions préféré une gerbe moins touffue, moins va- riée, mais dont l'arrangement modeste eût révélé un goût déli- cat et une main patiente.

Il est difficile de découvrir quelle intention a dicté le drame placé en tète du volume. Faut-il voir dans cette œuvre une sa- tire dirigée contre la mythologie chrétienne? Est-ce le supplice de Satan privé d'amour que M. Gautier a voulu peindre ? Le re- gard doit-il s'arrêter sur la faiblesse de la femme que personni- fient Alix et Blancheflnr ? La lecture la plus attentive du drame de M. Gautier ne donne pas la clef de ce problème. La satire, le monologue et le drame se déroulent avec une égale ampleur sous la main du poëte, et nous ne nous hasarderons pas à déci- der vers lequel de ces trois buts il a de préférence dirigé ses efforts.

Alix et Blancheflor vivent dans la retraite, et leurs anges gar- diens ne peuvent découvrir dans leurs âmes une pensée coupa- ble. Salan parie qu'il détournera de la route du ciel Alix et Blan- cheflor, et Dieu lui accorde deux jours pour consommer la tentation. Le terme fatal approche, et Satan est près de triom- pher, quand une larme coule de sa paupière sur l'ange qu'il veut séduire. Le temps fixé pour la tentation expire à cet instant, et les âmes d'Alix et de Blancheflor sont sauvées. Nous ne sa- 2 12

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vons ce que celte donnée eût pu devenir entre des mains poétiques, mais il est probable que le sens qu'elle renferme ne fût pas resté un mystère pour le lecteur. Dans l'œuvre qui nous occupe , il est impossible de décider si M. Gautier a voulu célébrer ou in- sulter le christianisme. La réconciliation de Satan avec Dieu, dont les dernières paroles du drame nous laissent prévoir la possibilité, n'est pas conforme, sans doute, aux idées chré- tiennes ; mais elle place du moins la supériorité du côté de Dieu. Dans le reste du drame, au contraire, Dieu est placé au- dessous de Satan, les élus sont tournés en ridicule , le ciel est constamment sacrifié à l'enfer. Pour que l'esprit céleste eût le droit d'accorder à la volupté son pardon, il ne fallait pas l'avilir devant elle. La conception de Satan n'est pas une énigme moins obscure. Les ressouvenirs du ciel, déchirant le cœur de l'ange déchu, ne sont qu'une réminiscence de Klopstock; mais nous ne serions pas difficiles pour la nouveauté de l'invention , si l'em- prunt fait à Klopstock, était racheté par l'habileté de la mise eu œuvre. Il n'en est rien malheureusement ; car l'ange rêveur de Klopstock est transformé, dans une scène importante du drame, en un railleur cynique, qui est une autre réminiscence , une ré- miniscence de Gœthe. Pour peu que M. Gautier eût médité sé- rieusement son œuvre , il n'eût pas jeté ainsi le manteau de Méphistophélès sur les ailes d'Abbadonna. L'indulgence que mé- rite la fantaisie, ne saurait aller jusqu'à tolérer de semblables licences. On permet au poëte de disposer à son gré de la nature, de l'humanité, du monde visible et invisible; on lui livre sans hésiter, la terre, le ciel et les étoiles, mais c'est à condition qu'il reproduira l'univers dans son harmonie , et qu'il ne sub- stituera pas le chaos de sa pensée à l'œuvre sublime du créa- teur.

L'imitation de Gœthe n'a pas, d'ailleurs, mieux réussi à M. Gautier que l'imitation de Klopstock. Dans le prologue de Faust , Gœthe a tracé , on le sait, avec une merveilleuse puis- sance, la figure cynique de l'esprit malin rampant aux pieds de l'Éternel, comme le valet aux pieds du maître. M. Gautier a essayé ses forces après Gœthe sur ce magnifique thème. 11 a transformé Dieu en un despote imbécile ; il a placé dans la bou- che des vierges et des anges le langage des mauvais lieux; il a peuplé le ciel chrétien , ce ciel chanté par Dante , de vieillards

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ioBrines et hébétés. Ici, encore, Télan de la fantaisie a emporté récrivain au delà des bornes qu'il devait respecter. C'est pous- ser, en effet, le caprice un peu loin, que de placer, dans le cadre majestueux emprunté à Faust, une esquisse licencieuse dans le goût de la Guerre des Dieux. Passer par Gœthe pour arriver à Parny , est une erreur bien grande ; mais celte erreur ne mé- rite pas un blâme sérieux; car l'insouciance la plus complète explique seule ce rapprochement bizarre.

Le récit qui succède à ce mystère montre le talent de M. Gau- tier sous une face plus originale. La Chaîne d'or est une es- quisse des mœurs antiques dont quelques détails ne manquent pas de charme. Toutefois la donnée de ce récit ne saurait être acceptée par le lecteur le moins délicat. C'est encore l'amour sensuel qui est glorifié dans cette histoire avec la verve intem- pérante qu'on a déjà blâmée dans Fortunio. On ne saurait ad- mettre d'abord que l'art antique se résume dans un culte désor- donné de la matière. Ensuite la poésie n'est plus aujourd'hui dans les conditions oh elle sc trouvait au siècle de Périclès. Elle ne s'adresse plus à ces générations heureuses dont le poétique matérialisme a marqué la jeunesse de l'humanité. Si les créa- tions païennes restent chastes dans leur nudité, c'est que le ciseau du sculpteur, la lyre du poëte, ont obéi à une inspira- tion naïve. Aujourd'ui, un zèle éclairé doit guider l'artiste qui veut s'inspirer de ces créations , ou le public aura raison de protester contre des œuvres dictées par un aveugle enthou- siasme.

Omphale et le Nid de Rossignols n'ont aucun titre à l'atten- tion de la critique. Il y a dans chacun de ces récits la matière d'une fantaisie gracieuse; mais l'exécution a fait défaut à l'in- vention, et le thème attend encore le musicien. Trois récits plus développés complètent le volume et méritent d'être examinés plus sérieusement.

Si dans le Petit Chien de la Marquise, M. Gautier a voulu surpasser les écrivains les plus maniérés duxvni« siècle, il peut s'applaudir, car ses efforts ont pleinement réussi. Auprès de cette esquisse, les poèmes de Dorât, les contes de Voisenon, sont des modèles de simplicité. Toutefois, ce badinage ne doit pas être confondu avec les essais malheureux qui viennent de nous occuper. La comtesse Eliante est un curieux pastiche l'on

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retrouve la grâce mignarde qui distingue quelques sonnets de la Comédie de la Mort. Le portrait du l)i(;hon Fanfreluche mé- rite le même élofje. Malgré ces détails d'une heureuse coquette- rie, nous ne saurions approuver cette laborieuse imitation d'un art frivole désormais oublié. Nous ne sommes pas assez près de retrouver l'amour de la beauté simple et pure , pour qu'il soit bon de mettre sous nos yeux de semblables réminiscences. Les emprunts faits au xyiii» siècle ne doivent pas dépasser, nous le croyons, le cercle des fantaisies de la mode. Introduire ces em- prunts dans la littérature , c'est accomplir , tout au moins, une tâche inutile; car l'inventaire des cabinets de curiosités ne sau- rait exercer sur notre i)oésie une influence plus sérieuse que l'in- ventaire des salles d'armes du moyen âge, rais en honneur il y a quelques années.

11 y a dans la Morte amoureuse une qualité qu'il est fort rare de rencontrer chez M. Gautier. Cette qualité, c'est l'intérêt dramatique. L'invention de ce récit ne se distingue pas, sans doute, par la nouveauté. Mais il intéresse vivement, et la curio- sité du lecteur est satisfaite. Nous ne reprocherons pas à la Morte amoureuse de rappeler la donné du Moine de Lewis ; de surprendre l'intérêt par des moyens analogues à ceux qu'em- ploie le mélodrame. Cette nouvelle marque dans la manière de M. Gautier un changement heureux qui demande grâce pour les défauts que nous signalons. La description , en effet , n'y rem- place pas constamment le récit ; le tableau du monde extérieur n'y détourne pasl'écrivain de l'élude attentivedel'âmehumaine. Nous ne savons si ce progrès doit se consolider, et nous n'osons trop le croire; car de tous les récils contenus dans le nouveau volume de M. Gautier, la Morte amoureuse est le seul qui le révèle. Mais, s'il en était ainsi, M. Gautier devrait s'appliquer à concilier la nouveauté de l'invention avec la richesse de la forme. La donnée de la Morte amoureuse rappelle un grand nombre de contes allemands et anglais. Pour rajeunir cette donnée, il fallait une puissance d'exécution que l'on cherche en vain dans cette nouvelle. Il serait injuste pourtant de ne pas excepter de ce blâme quelques détails par lesquels la souffrance du moine Romuald est énergifiueniput rendue. Qnelques pas- sages, celui suitout 011 Clarimonde supplie Romuald qui hésite

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à la suivre vers les îles inconnues, éveillent aussi dans Tàuie une tristesse mystérieuse, une émotion élevée.

Après avoir exploité tour à tour , clans les récits que nous ve- nons d'examiner, le mysticisme du moyen âge, les créations païennes, les fantaisies du xvni" siècle, M. Gautier a voulu, dans Une Nuit de Cléopâtre , compléter l'ordonnance de son recueil par une perspective de l'ancienue Egypte. On ne saurait guère encourager cette tendance vers la diversité , cette inquié- tude maladive qui excite certains écrivains à varier sans cesse l'horizon de leurs rêveries. Sans prétendre enfermer la pensée du poëte dans un cercle monotone , la critique peut blâmer un tel abus du caprice , car des tentatives sans cesse renouvelées , énervent un esprit qui eût puisé dans la persévérance les forces nécessaires pour produire une œuvre durable. L'exemple de quelques intelligences prédestinées, Voltaire ou Gœthe, ne sau- rait être invoqué ici à l'appui de l'opinion contraire. Les esprits étendus, qui embrassent le domaine de l'art dans sa plénitude, ne font qu'obéir aux lois de leur nature. Si cts lois étaient con- sultées par les talents secondaires, c'est vers l'unité, au con- traire, ce n'est pas vers la diversité qu'ils dirigeraient leurs efforts.

11 est aisé de voir, à la lecture à' Une Nuit de Cléopâtre, que les pompes sensuelles d'Alexandrie vont mieux à l'imagination de M. Gautier, que les austères douleurs du moine catholique, esquissées dans la Morte amoureuse. S'il nous fallai t consul- ter, non pas nos sympathies, mais celles de l'auteur du livre , c'est assurément cette vive esquisse que nous placerion:» au pre- mier rang parmi les autres morceaux du recueil. Tous les dé- fauts qui caractérisent Fortunio s'y retrouvent , il est vrai ; mais, au moins, l'inspiration qui a dicté cette fantaisie, est sin- cère. L'auteur n'a pas été préoccupé par les souvenirs de ses lectures ; la mémoire n'a pas joué ici le rôle de l'imfigination. Ce mérite une fois reconnu , il n'est pas plus possible d'approu- ver la forme A' Une Nuit de Cléopâtre, que la fornrie de For- tunio. L'auteur arrive sans doute à satisfaire les yeu;i; les tem- ples de granit inondés de lumière, les sphinx accroupis dans les sables, les dieux gigantesques, les vêtements splendit les , les or- nements bizarres , fournissent à son talent des mo lifs variés.

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Mais la pensée reste indifft'renle à l'effet que produit celte pro- fusion d'éclatantes perspectives. L'œil se fatigue , mais , en re- vanche, le cœur et l'esprit sont plongés dans un assoupissement profond. Le style qui doit reproduire les lignes précises des sculptures, et lutter d'éclat avec les couleurs les plus riches, a perdu, dans cette lutte opiniâtre, les qualités qui sont le prix de la sensibilité ou de la réflexion. Les paroles ne s'enchaînent plus au commandement de l'âme émue ou de l'esprit qui raisonne. L'émotion sensuelle guide seule l'écrivain, et le style porte l'em- preinte de cette servitude. Il est sonore, éclatant, d'une consis- tance bizarre, mais il n'a plus ni l'élévation qui distingue l'intel- ligence, ni l'abandon qui trahit le sentiment.

Dans Une Larme du Diable, on le voit , M. Gautier a conti- nué de pratiquer le système qui a déjà dicté la Comédie de la Mort et Fortunio. 11 n'a pas fait un pas vers le culte de la beauté morale, et le drame dont le titre est donné à son nouveau recueil est, au contraire , une insulte à cette beauté, sans laquelle il n'est point de poésie. Malgré les passages émouvants qu'on re- marque dans la Morte amoureuse , on ne saurait espérer de voir un changement s'accomplir dans la manière de M. Gautier. Après avoir poussé à de telles conséquences les théoiies litté- raires de M. Hugo, l'auteur d'i/we Larme du Diable aurait trop à faire pour pratiquer l'art selon les lois éternelles qu'il a méconnues jusqu'à présent. Un talent supérieur pourrait seul résister à une pareille épreuve, et il n'y a trace que d'une imagi- nation vive et facile dans la Comédie de la Mort et dans For- tunio. H'atlachement opiniâtre voué à une théorie , révèle d'ail- leurs, même dans le disciple, une certaine force , nous nous plaison;! à le reconnaître. La recherche de l'éclat, la préoccupa- tion de l'effet , ont pris , dans la littérature actuelle , un carac- tère qui mérite de fixer l'attention. Plusieurs écrivains obéissent à ces teiadances, et si la route qu'ils suivent est mauvaise, au moins y persévèrent-ils avec une ardeur qu'il est rare de ren- contrer .aujourd'hui. Heureusement , ceux qui s'intéressent à la grandeur , à la dignité de l'art , ne sauraient s'effrayer de cet enlhousia sme inspiré par la matière. La pensée seule offre à la poésie un appui solide, et ceux qui la dédaignent épuiseront vite les frivoles trésors qui les ont séduits. Il faudra choisir alors en-

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Ire les citernes bourbeuses et les sources limpides ont puisé avant nous les poctes de l'intelligence, du sentiment, de la rêve- rie, les seuls vrais poètes.

D. M.

LES CORBEAUX.

Un soir d'hiver, en l'année 17,., deux vieilles femmes traver- saient le port de Marseille pour regagner la rue Saint-Laurent elles demeuraient. Le temps était rude , une brise glacée sif- flait entre les raille cordages des navires , et faisait vaciller les lanternes qui jetaient leurs clailés douteuses le long du quai; les deux femmes se cachaient le visage sous le capuchon de leur mantelet d'indienne , et elles se réchauffaient alternativement les mains à une petite lanterne de corne dont la lueur rougeàtre jetaient sur leurs visages de sinistres reflets. Le batelier ramait de toute la vigueur de ses bras, en chantonnant d'un air effaré comme s'il voulait dominer une impression de terreur involon- taire, et de temps en temps il se hasardait à jeter les yeux sur ces deux ombres noires assises devant lui. Ces trois personnages ne dirent mot pendant le trajet du quai de Rive-Neuve au fort Saint-Jean. En abordant , le batelier sauta à terre et amarra sa barque ; puis il resta debout et immobile , n'osant tendre sa large main calleuse aux passagères qui descendirent sans aide sur le quai.

Tenez , Patron Tounin , dit l'une d'elles , en tirant un gros sou.

Non , répondit-il en reculant, faites-en l'aumône à quelque pauvre demain malin.

Il paraît que vous vous trouvez assez riche et que vous ramez pour voire plaisir, dit aigrement l'autre vieille ; feu votre

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père ne (ravaillail pas d'une façon si glorieuse , il se faisait l'aumône à lui-même, et ce n'était pas de trop dans la maison.

Je ne suis pas plus riche que lui , répliqua le batelier; mais, par Notre-Dame de la Garde ! je puis faire cette bonne œuvre sans me counlier à jeun ce soir.

Alors , faites-la par vos mains, patron Touniii , cela vous portera plus de bonheur, dit la vieille en lui tendant le gros sou d'un certain air mécontent et renfrogné,

Arrière ! s'écria-t-il avec une colère mêlée d'effroi; voire argent me porterait malheur ; par le saint nom du Christ ! je n'en veux pas, reprenez-le ! c'est l'argent des morts !

Oh ! oh ! dit la vieille irritée , prenez garde que nous ne gagnions bientôt de quoi faire une bonne œuvre en vous cou- sant dans un vieux drap de lit !

A cette espèce de menace, le batelier devint pâle et tremblant; puis , reprenant courage, il s'avança la main levée en criant : Vieille sorcière ! servante du diable ! tu ne me toucheras ni mort ni vivant !.., Ton âme ira en enfer avant la mienne!...

A ces paroles , et surtout à ce geste, les deux vieilles voulu- rent s'éloigner; mais le patron Tounin se mit devant elles en continuant ses malédictions. Un jeune homme remontait en ce moment le quai désert ; il dégagea son bras droit de dessous son manteau , et mettant la main ù la garde de son épée , il vint voir de quoi il s'agissait.

Ah! mon bon monsieur! s'écrièrent ensemble les deux vieilles, faites retirer cet homme qui nous insulte, qui ne veut pas nous laisser rentrer tranquillement chez nous.

Patron , dit le jeune homme , qui reconnut la profession de Tounin à son bonnet rouge et à son caban de drap brun, ce ce n'est pas beau d'insulter ainsi de pauvres femmes et de leur faire peur; si vous n'apparteniez pas à l'honorable corporation des bateliers du port, je vous aurais pris peut-être pour un va- leur, et traité comme tel.

Monseigneur, dit le patron, s'apercevant qu'il avait affaire à une personne de qualité , ces femmes m'ont menacé parce que je n'ai pas voulu prendre leur argent.

Cela n'est guère croyable, répondit le jeune homme.

C'est la vérité , dit l'une des vieilles en s'animant; le p.i- tron Tounin nous a mépriséts par celte façon d'agir; notre ar-

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gent vaut celui que sa révérence l'abbé de $aint-Victor distribue aux pauvres la semaine sainte : un argent bénit:

Oui, oui , l'argent des morts , interrompit le patron Tou- nin; monseigneur, ne les reconnaissez -vous pas? ce sont deux vieilles sorcières. J'attacherai demain une branche de buis béni à mon mât , afin de me préserver des malheurs qui pourraient m'arriver pour les avoir passées de ce,côté-ci ce soir.

A ces mots , il repoussa du pied , avec um espèce de ricane- ment, le gros sou que la vieille avait laissé tomber devant lui , et il se jeta dans sa barque.

Qu'est-ce que cela signifie ? dit le jeune homme un peu étonné j ce brave garçon me semble fou j pourquoi donc croit-il que votre présence va lui porter malheur?

Sainte Vierge, Notre-Dame ! Je n'en sais rien : nous n'a- vons jamais fait de mal à personne , dit la vieille en se baissant pour chercher le gros sou ; mon bon monsieur, vous êtes venu bien à propos à notre secours : que Dieu vous le rende !

Que Dieu vous le rende ! monsieur, répéta l'autre. Jésus Maria ! la lanterne s'éteint ! et il fait nuit ici comme dans un four! ma sœur, il ne nous arriva plus de nous attarder ainsi. Il n'y a pas loin d'ici chez nous; mais tantde malfaiteurs rôdent la nuit !

Vous avez peur? dit le jeune homme touché de compas- sion en voyant ces pauvres femmes se serrer l'une contre l'au- tre et regarder de tous côtés d'un air effrayé ; eh bien ! je vais marcher à côté de vous jusqu'à la porte de votre maison.

Que Dieu et sa sainte mère vous bénissent s'écrièrent-elles ensemble.

Il y avait à cette époque , à l'entrée de la rue Saint-Laurent , une petite maison dont la façade borgne n'avait pas été reblan- chie depuis cinquante ans; c'est laque s'arrêtèrent les deux vieilles. Tandis que l'une d'elles ouvrait avec son passe-par- tout, l'autre se tourna vers le jeune homme et lui dit avec une humble révérence :

Mon bon monsieur, je voudrais bien savoir votre nom ; certainement je ne l'oublierai pas dans mes prières le malin et le soir.

Je m'appelle le chevalier Gaspard de Gréoulx, répondit-il ; maintenant vous voilà chez vous : bonsoir et Dieu vous garde !

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Il s'éloigna d'un pas rapide, et les vieilles, arrêtées sur le seuil de la porte, le suivirent du regard jusqu'au détour de la rue. Toutes deux avaient tressailli en entendant son nom; mais elles ne se dirent rien , et, au bout d'un moment, elles rentrèrent ensemble dans la maison.

Il y avait au rez-de-chaussée une assez grande chambre dont la cheminée eût fait l'admiration d'un amateur de curiosités. Deux colonnettes accouplées soutenaient le chambranle sculpté avec un art et une patience infinis. Les murs étaient ornés de boiseries d'un assez bon goût ; mais ces traces de luxe dataient d'un siècle au moins , et le mobilier, plus moderne , était d'une simplicité presque pauvre. Un lit, garni de méchants rideaux verts, servait aux deux sœurs, et l'on pouvait voir du premier coup d'oeil qu'il ne venait pas grande compagnie chez elles, car il n'y avait d'autres sièges que les deux chaises elles s'as- seyaient au coin de la cheminée. Une grande armoire de noyer et une espèce de dressoir figurait une vaisselle ébréchée. complétaient l'ameublement de cette pièce qui servait tout à la fois de chambre à coucher, de salon et de salle à manger. Le reste de la maison était vide , entièrement démeublé et aban- donné aux rats qu'on y entendait trotter toute la nuit. Cela était ainsi depuis une trentaine d'années. Le plus pauvre pé- cheur du quartier Saint-Laurent, celui qui vivait avec sa famille dans une petite chambre enfumée dont la fenêtre n'avait pas une vitre , et qu'il payait assez chèrement , n'aurait pas voulu venir demeurer pour rien dans cette maison.

Les deux femmes qui l'habitaient seules étaient bien connues dans la ville de Marseille , et jamais on n'avait élevé aucun doute sur l'honnètelé de leur vie et sur leur entière probité ; cepen- dant elles inspiraient à tout le monde une espèce de terreur et d'éloignement II y avait une cinquante d'années qu'elles étaient arrivées dans le pays , pauvres et sans personne pour les aider. Ne sachant aucun travail qui pût les faire vivre , elles se mirent à garder des malades , et comme elles étaient intelligentes , soi- gneuses et zélées , leur clientèle devint fort nombreuse ; on les appelait dans toutes les bonnes maisons dès que quelqu'un était à la mort , et elles avaient vu trépasser tout ce qu'il y avait eu de gens considérables dans la ville, depuis un demi-siècle. De- venues vieilles , elles quittèrent leur premier métier de garde-

114 RKVUli m l'AKIS.

malades, el oa lU' les appela plus ((ue pour ensevelir et veiller les morts. Dès (ju'oii les voyait entrer dans une maison, on sa- vait qu'il y avait un malheur. Elles arrivaient toujours propre- ment vêtues de sergette noire , l'air attristé et im cierge bénit à la main. Leur deuil éternel , leur visage maigre et d'une pâleur livide, leur grande taille fluette, avaient quelque chose de saisis- sant et de lugubre ; le peuple qui traduit si facilement ces im- pressions par une figure énergique, les avait surnommées les Corbeaux , et l'on oublia peu à peu leurs noms patronymiques de Véronique et de Suzanne , pour les appeler comme ces oi- seaux de mauvais augure.

En rentrant ce soir-là, elles s'assirent machinalement devant le foyer il n'y avait que des cendres froides, et Véronique dit d'une voix troublée : Vous avez entendu , ma sœur, ce jeune homme s'appelle Gaspard de Gréoulx!

Eh bien ! qu'est-ce que cela nous fait? répliqua Suzanne en branlant la tête.

lly eut un silence. Véronique alluma une poignée de brous- snilîes el mit sur table du pain , une cruche d'eau et une assiette de fruits secs.

C'est aujourd'hui Ouatre-Temps , dit-elle , et , eu vérité , nous n'avons pas rompu le jeûne ; il n'y a jamais de feu à la cuisine, dans les maisons nous allons.

Avec deux doigts de café on passe la journée j demain, nous en prendrons avant de sortir. J'ai dans l'idée qu'on ne nous Inissera pas chez nous ; on sonne une agonie à Saint-Laurent.

En effet, de lugubres tintements se mêlaient au bruit du vent (pli grondait dans le tuyau de la haute cheminée. Véronique se signa en marmottant quelques prières.

Faisons collation et dépêchons-nous d'aller dormir, dit Su- zanne , cela ne nous arrive pas si souvent, de passer une nuit dans notre lit.

J'aime autant veiller un peu , répondit Véronique ; il me semble que nous ne dormirons pas 5 nous avons perdu l'habi- tude de nous coucher. Chauffons-nous.

Elles se rapprochèrent du foyer et promenèrent sur la flamme leurs longues mains ridées, d'un air de paresseuse satisfaction.

On est pourtant bien chez soi , surtout quand on vient sur l'âge , dit Suzanne; savez-vous, ma sœur, que vous n'êtes plus

jeune et que j'iii qiiairo ans de plus que vous? U oCic^it leinpj de nous reposer un peu.

.le ne dis pas non, répondit Véronique; mais je ne pour- rais pas perdre comme cela tout à coup Thabiludede travailler j il faudrait nous retirer peu à peu , ma sœur.

Malheureusement , la beso[;ne va en augmentant; jamais nous n'avions tant cousu que celte semaine.

Il y eut encore un silence ; puis Véronique dit, comme en se ravisant :

Ma sœur, qu'avez-vous donc fait de celte lettre que nous n'avons pas encore eu le temps de lire? Elle contient, sans doute , le mandat de trois cents livres pour la pension de Ga- biielle.

C'est vrai. Nous aurions pourtant pu la perdre! répondit Suzanne en fouillant dans ses poches ; la voici.

Véronique avança la lampe et mit ses lunettes pour lire la lettre suivante :

a Barcelone, ce 6 janvier 17..

n Mes respectables demoiselles i

» J'ai la douleur de vous annoncer la perte que nous venons de faire en la personne du sieur Gabriel de Lescale , négociant français, établi en celte ville. La veille de sa mort , il me fit ap- peler pour me confier le mauvais état de ses affaiies et ses der- nières volontés. Le pauvre homme n'a jamais été riche , et par suite d'une faillite qui lui a emporté quarante mille livres, il est mort insolvable. Sa fille unique étant restée en France , il avait jusqu'ici pourvu à son éducation en vous faisant passer chaque année une somme de trois cents livres. Par suite de tous ces malheurs , la jeune demoiselle va se trouver sans aucune res- source, et monsieur son père m'a expressément chargé delà recommander à vos bontés. N'ayant pas le moyen de lui écrire directement, je vous prie de lui annoncer la triste nouvelle.

» Je finis, mes respectables demoiselles , en recommandant le défunt à vos prières , et je vous supplie de me tenir pour votre plus humble et obéissant serviteur.

1) François Lepage. » 2 13

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Voilà une mauvaise nouvelle ! dit Véronique en laissant tomber la lettre ; ce pauvre M. de Lescale n'a jamais pu pros- pérer en rien ; il aurait porté malheur à un vaisseau chargé de reliques ! Je lui ai prédit son mauvais sort quand nous avons as- sisté sa défunte femme à ses derniers moments.

Il faudra faire dire quelques messes pour le repos de son âme. Mais , ma sœur, qu'allons-nous faire de Gabrielle ?

Nous ne pouvons pas la tenir au couvent.

Et quand même nous le pourrions , ce n'est plus sa place. Elle fera comme nous avons fait; elle travaillera pour vivre. 11 faudra la retirer près de nous , d'abord.

Suzanne hocha la tête d'un air d'assentiment et dit après ré- flexion :

II me semble que cette enfant pourra nous aider à faire notre besogne ; tandis que l'une de nous deux prendra un peu de repos , l'autre la mènera veiller. Peut-être qu'elle aura d'a- bord un peu de répugnance à toucher les morts; mais cela pas- sera.

On l'a élevée comme une demoiselle au couvent de la Vi- sitation, dit Véronique; qui sait si elle s'habituera docilement à faire ce que nous voudrons ?

Est-ce qu'elle pourra faire autrement? On ne la gardera pas pour rien à la Visitation ; si elle voulait se faire religieuse , il lui faudrait une dot. En sortant du couvent , que deviendrait- elle si nous l'abandonnions? Certainement, son pauvre père à bien fait de compter sur nous : nous ne la laisserons pas sur le pavé des rues; mais il faudra bien qu'elle travaille pour gagner son pain avec nous.

Demain , nous irons entendre la messe à la Visitation, et après nous irons parler à madame l'abbesse, dit Véronique en ramassant la lettre. Sainte Vierge! cette pauvre enfant ne se doute pas de la nouvelle que nous allons lui porter cette année ! Il y a un an, ma sœur, que nous ne l'avons vue, depuis que nous allâmes , pour les fêtes de Noël, payer sa pension.

Un an et deux mois, c'est vrai! grommela Suzanne, et ces deux derniers mois il faudra les payer de notre argent. Jésus Maria ! cela va faire une belle poignée d'écus,

Une grosse poignée d'écus ! dit Véronique avec un soupir ; depuis deux mois nous dépensions presque vingt sous par jour,

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saus nous en douter ; il faut couper court à cela dès demain.

Dès demain ! répéta l'autre Corbeau. Disons vite un De Pro- funilis pour l'âme du défunt, et allons dormir.

II.

Le lendemain soir, à la même heure, il y avait trois person- nes devant l'antique cheminée , les Corbeaux se chauffaient en tcle-à-lête depuis trente ans. Entre ces deux visages pointus et parcheminés , dont les yeux éraillés étaient armés de grosses lunettes , apparaissait la tète blonde d'une jeune fille d'environ seize ans. Elle avait de grands yeux d'un bleu mourant , un petit nez fin et retroussé , une bouche étroite , et dont l'expres- sion naturelle était le sourire; c'était enfin une de ces ravis- santes figures dontGreuze a reproduit le type dans ses tableaux. Mais en ce moment cette jolie bouche ne souriait plus, et de grosses larmes roulaient lentement sur ces joues rondes et fraî- ches. La pauvre petite tenait entre ses mains la fatale lettre, et elle murmurait entre ses sanglots :

Mon Dieu ! c'est donc fini ! mon père est mort ! Mon pau- vre père, qui m'aimait tant!... 11 m'avait écrit qu'il viendrait me chercher, que j'irais avec lui, je l'attendais.... Et mainte- nant , il ne viendra jamais! jamais !

Les deux Corbeaux écoutaient sans rien dire ces plaintes d'un cœur désolé ; elles savaient qu'il faut laisser de telles douleurs s'épuiser d'elles-mêmes , et que toutes les consolations sont im- puissantes dans de pareils moments. Elles réfléchissaient tran- quillement à ce qu'elles allaient faire de Gabrielle , et calcu- laient les moyens de lui faire du bien avec le moins de dépense possible. Ces femmes n'avaient cependant pas l'âme méchante et dure j mais elles avaient tant vu de funérailles , elles avaient assisté à de si terribles scènes de désolation et de deuil , qu'elles étaient blasées sur l'expression de toutes les douleurs humaines.

Allons, mon enfant, dit Véronique , il faut se résigner à la volonté de Dieu. Depuis la résurrection de Lazare , on n'a vu aucun trépassé revenir au monde ; la mort est un malheur sans remède, et c'est pour cela qn'on s'en console plus vile que de tout autre. Essuyez vos yeux , et tâchez de tremper une croûte

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de pain dans ce demi-verre de vin ciiil; cela vous fera dormir celte nuit, certainement.

Merci! merci ! ma bonne demoiselle , dit Gahrielle en pre- nant le verre sans le porter à sa bouche, je ne puis... j'ai comme un poids qui m'étouffe....

Ne m'appelez |)as mademoiselle , interrompit la vieille avec une espèce de sourire grondeur, dites w;/sé Véronique, comme quand vous parlez aux gens du commun.

Nous sommes de pauvres tilles qui travaillons pour vivre . et non pas des demoiselles , ajouta l'autre ; chacun doit garder son rang; retenez ceci.

Oui, viisé Suzanne, répondit docilement Gabrielle.

Si vous êtes obéissante et bonne tille , reprit Véronique , vous ne serez pas mal avec nous , et même je puis dire que vous y serez bien. Nous n'allions pas vous voir au couvent, parce que nous savions que vous n'aviez pas besoin de nousj mais cela n'empêchait pas que l'on s'intéressât h ce qui vous regar- dait. Nous vous avons vue toute petite.

Gabrielle leva la tète, et dit avec une grande émotion :

Je le sais ! Je me souviens encore du jour vous m'avez menée au couvent dont je ne suis sortie que ce matin. Il y a douze ans de cela. Mais avant , je ne me rappelle rien ; je ne me rappelle ni ma mère , ni mon bon père , que je viens de perdre : vous les avez connus , vous !

Oui, mon enfant, répondit Suzanne, c'étaient des gens bien à plaindre.

Sainte Vierge ! ils eurent des malheurs?

Le plus grand de tous : ils étaient nobles comme le roi et pauvres comme Job.

Je croyais que la noblesse était un avantage , et que l'on pouvait élre heureux, quoique pauvre.

Oui , quand on peut travailler. Mais votre père s'appelait le vicomte de Lescale , pour son malheur; que vouliez-vous qu'il fît? Il vivait tant bien que mal des revenus d'une petite terre . lorsqu'un procès le ruina de fond en comble. Alors il vint à Marseille pour essayer de faire quelque chose; mais un Lescale négociant, commis, cela était-il possible? On lui avait promis une charge . il ne l'eut pas ; et comme il ne faisait pas bonne ligure dans le monde . loiiti' sa imhie pai'en!.- r.UTucjIlait avec

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des airs de pilié , pireà que totil le reste jjoui' un lioiiimc do ccsur. Voire mère , qiii était tière , ne put supporter ces cli.'igriiis-lù ; elle tomba malade j et, comme nous demeurions dans le voisi- nage, nousaliàmesla soigner, sur la fin.... Pauvre dame ! elle mourut le beau jour de Pâques. Votre père , qui l'aimait uni- quement, en eut une grande douleur j il i)assa plusieurs jours enfermé , ne voulant plus se montrer au monde , et le monde le laissa et l'oublia dans son malheur. Il disait qu'il voulait mou- rir ; mais , en attendant , il fallait vivre , et il n'avait pas de quoi. Alors il nous dit qu'il voulait aller travailler pour lui et pour vous en pays étranger, avec des gens qui , ignorant sa qualité , n'auraient pas à lui reprocher d'avoir dérogé. Celait un assez mauvais parti à prendre , d'autant plus que le digne homme n'entendait pas grand' chose au négoce , et qu'il n'avait pas de fonds pour entreprendre des affaires en grand. Nous lui conseillâmes , au contraire , de rester ici , de mettre tout or- gueil sous ses pitds, et de prendre une boutique. Mais il n'en eut pas le courage; il partit en vous laissant cliez nous. Ouehiue temps après . nous vous avons menée au couvent de la Visitation par son ordre; et pendant douze ans , il nous a fort exactement envoyé de <iuoi payer votre pension. Je croyais qu'il prospérait, et voilà qu'il meurt absolument ruiné. On ne peut compter sur rien en ce monde. Dieu n'y envoie que des afflictions. Que sa volonté soit faite !

Gabrielle avait écouté ce récit avec une morne attention. C'é- tait la première fois qu'elle entendait parler des malheurs de sa famille; jusque-là elle s'était cru la fille d'un bon négociant dont la position modeste et heureuse ne pouvait être sujette à aucun revers. Elle n'avait eu d'autre chagrin que celui d'être séparée de son père depuis tant d'années, et elle atteiulait avec un espoir impatient le moment oîi il l'appellerait enfin près de lui. Quand elle apprit qu'il était mort loin d'elle , après une vie dure et misérable ; quand elle se vit ainsi seule au monde , et sans autre appui que ces deux femmes , qui étaient bonnes pour elle, mais dont l'âge, la physionomie et les manières lui cau- saient un sentiment secret de répulsion et d'effroi, elle tomba dans une douleur passive et muette qui ressemblait à la rési- gnation.

Çà , venez près de moi , lui dit Suziinne en la voyant plus

15.

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calme; nous allons aviser ù vous faire un petit déshabillé de deuil qui ne nous revienne pas trop cher. Ma sœur a déjà cher- ché dans nos meilleures nippes; nous voulons que vous ne man- quiez de rien.

Véronique jeta sur la table un paquet de bardes à peu près neuves et toutes différentes de taille et de façon ; c'étaient les dépouilles des morts, que, selon l'usage , on abandonnait aux deux Corbeaux. Gabrielle regardait d'un œil indifférent ce pèle- mèle d'étoffes et de dentelles, tandis que Susanne en faisait la revue pièce à pièce , en grommelant :

C'est du fin , c'est du beau , cela 1 Voici une jupe de satin qui a bien coûté dix écus ; elle est neuve , mais la soie est petit deuil; ça ne convient pas. Voilà un gros de Tours broché noir sur noir ; c'est trop riche ! Voyons un peu , ma sœur, cette robe d'étamine que nous avons eue ces jours derniers.

C'était un vêtement de grand deuil à queue traînante , avec de grandes manches ouvertes qui ressemblaient à des ailes de chauve-souris.

Nous allons vous arranger cela, petite, dit Véronique; il n'y aura pas grand' chose à faire. La pauvre marquise de Flas- sans était à peu près de votre taille.

Tout à fait de votre taille , répéta Suzanne en jetant ce lugubre vêtement sur les épaules de la jeune fille.

Gabrielle frisonna ; il lui sembla qu'on la couvrait d'un lin- ceul.

Ah! misé Suzanne, s'écria-l-elle , c'est peut-être la robe d'une morte !

Certainement ! Mais qu'est-ce que cela vous fait ? La mar- quise n'est pas morte de la peste , répliqua sèchement le Cor- beau.

La jeune fille se hâta de ramasser la robe , qu'elle avait reje- tée , et Véronique , gagnée par sa docilité , lui dit doucement :

Nous arrangerons tout cela demain. Je vous ai dressé un bon petit lit au pied du nôtre; dites-vos prières et couchez- vous.

III.

Gabrielle passa une semaine dans la maison des deux vieilles

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femmes sans se douter de l'industrie qu'elles exerçaient. Elle ne sortait pas de celte grande chambre , pendant les plu- vieuses journées d'hiver, il faisait sombre en plein midi. Les fenêtres de cette espèce de prison donnaient sur une cour envi- ronnée de murs si hauts, qu'il fallait relever la tête pour aper- cevoir un coin du ciel. La pauvre jeune fille travaillait silen- cieusement, assise devant les carreaux de vitres opaques, qui laissaient tomber une lueur douteuse sur son ouvrage. Sans doute alors il lui arriva de regretter le couvent comme un sé- jour de joie et de plaisance. Les Corbeaux la laissaient seule au logis presque toutes les nuits, sans lui dire le motif de leur absence.

Le dimanche suivant , on la mena à la messe de grand matin, et , en rentrant , Véronique lui dit sans autre explication :

Gabrielle, mon enfant, cette semaine vous viendrez avec nous.

Le même jour, dans l'après-midi, on vint frapper à la porte de ce logis il n'entrait jamais personne , et , comme de cou- tume , Véronique alla ouvrir la porte. Elle revint aussitôt, et dit avec une certaine émotion dans la voix :

Jésus Maria ! savez-vous pour qui l'on nous demande , ma sœur? C'est pour ce brave jeune homme qui , un soir , nous a défendues, pour Gaspard de Gréoulx !... 11 est mort !... Si jeune! Seigneur , mon Dieu !

La malédiction du ciel est donc sur cette famille ? murmura Suzanne. Eh bien! nous irons veiller ce pauvre corps.

Ah ! ma sœur , s'écria Véronique , je ne sais pas si j'en aurai la force; nous avons beaucoup veillé cette semaine.... Seigneur, mon Dieu ! Gaspard de Gréoulx ! nous , chez Gaspard de Gréoulx !

Que nous importe ce nom? Qu'y a-t-il de commun entre nous et celte famille ? interrompit Suzanne en regardant fixe- ment sa sœur. Il faut aller partout l'on nous appelle; c'est notre métier... Avez vous demandé est mort ce jeune homme?

Il est mort comme un homme qui n'aurait eu ni feu ni lieu, dans l'hôtellerie du Coq iV Argent, entouré d'étrangers.... Mais il n'avait donc plus ni père, ni mère, personne pour l'as- sister ?

152 REVUE OF. PARIS.

Allons! iiilcrronipil Suzanne avec impaliencc.

Écoutez , dit Véronique après réflexion , j'irai vous aider; ensuite , quand nous aurons tout arrangé, Gabrielie veillera avec vous. Sur mon âme , je ne me sens pas la force de rester jusqu'à demain.

La jeune tille avait écouté ce colloque dans un muet saisisse- ment ; à ces derniers mots ; elle s'écria :

Jésus ! mon Dieu , près de qui passerons-nous la nuit ? qui allons-nous veiller?

Vous l'avez bien entendu , répondit Iranquillement Su- zanne, nous allons veiller un mort.

La pauvre enfant devint blanche comme le fichu de linon qu'elle avait au cou , et elle sappuya tremblante au dossier d'une chaise.

Cela n'est rien, reprit Suzanne avec son effroyable clignote- ment d'yeux, il faut un peu de bonne volonté; on s'habitue à tout, mon enfant ; est-ce que vous avez peur?

Oh ! oui , j'ai peur ! répondit-elle d'une voix éteinte.

Cela passera au bout d'un moment dès que vous aurez en- visagé un mort. Allez , ma fîlle , les vivants seuls sont à crain- dre , et les trépassés ne font mal à personne. 11 n'en est jamais revenu de l'autre monde, et tout ce qu'on en dit, ce sont des contes. Prenez votre mante , votre livre d'heures, votre chape- let, et partons.

Gabrielie obéit. Un sentiment profond de fierté vainquit ses répugnances : elle devait tout maintenant à ces femmes qui tra- vaillaient pour vivre, et le seul moyen de ne pas leur être à charge, c'était de les aider dans leur industrie. Elle s'arma de courage et suivit les Coibeaux , en priant Dieu pendant tout le chemin.

L'hôtellerie du Coq-d'Argent était un logis d'assez belle appa- rence . situé derrière le port. C'était que s'arrêtaient les gens comme il faut , tout à fait étrangers dans le pays. On n'y voyait jamais grand monde ; car, à cette époque-là, il y avait des habitudes plus hospitalières que les nôtres. On s'hébergeait mutuellement , et le moindre degré de parenté suffisait pour être cordialement accueilli dans une maison. Il fallait que Gaspard de Gréoulx n'eût à Marseille aucune relation de famille pour s'èlre arrêté dans celle auberge oii il venait de mourir.

RFVUE ItE PAHIS. 15'

Les Corbeaux trouvèrent In porte toiiîe jfrnnde oiivorle ; une» sppvanfe qui (lescendnit l'escnlier leur dit, en se rangeant d'nn air effaré : « Entrez lA, au premier, dans la seconde chambre. On va vous appoiter les cierges , l'eau bénite et les Meurs.»

Elle s'enfuit à ces mots. Un peu plus baut il y avait une autre servante qui tit le signe de la croix, en s'éeriant :

Jésus-Maria ! les voici , je ne les avais jamais vues ! On di- sait qu'elles n'étaient que deux, et en voilà trois.

Elle s'enfuyait aussi , mais Suzanne l'arrêta.

Ma mie, lui dit-elle avec un sang-froid railleur, ne cou- rez pas ainsi, l'escalier est sombre, vous pourriez vous rompre le cou , et puis on dirait que c'est nous qui vous avons [)orté malheur.

Et comme la servante restait clouée devant elle en ouvrant de grands yeux effrayés, la vieille ajouta :

Ma mie, faites-moi le plaisir de me dire comment est mort ce jeune bomme,

Sainte Marie-Madelaine , est-ce que je sais? répondit-elle brusquement. Il s'est mis au lit avant-hier, les médecins n'ont pas connu son mal, et ce matin il est trépassé.

On vient toujours nous chercher Iroji tard ! murmura le Corbeau ; il doit être déjà refroidi.

Et fouillant dans ses larges poches pour chercher son aiguille et ses grands ciseaux , elle se remit à monter. Il n'y avait per- sonne dans la première chambre. Les deux vieilles fermèrent la porte, et, faisant signe à Gabrielle de rester , elles entrèrent dans la seconde pièce.

La jeune ûïle s'accouda sur la cheminée et cacha son visage dans ses mains ; elle frissonnait , dominée par une invincible terreur. Ses préjugés d'enfance n'étaient pour rien dans ses im- pressions ; elle n'avait pas peur de voir quelque apparition sur- naturelle se dresser devant elle; mais elle éprouvait au plus haut degré cette horreur instinctive que tous les êtres animés ressen- tent à l'aspect de la mort. Sa raison luttait inutilement contre ses frayeurs ; elle savait bien qu'elle n'avait à craindre aucun danger, et pourtant elle éi)rouvail de plus terribles angoisses que si sa vie eût été en péril. Elle écoutait avec, des tressaille- ments involontaires les pas des Corbeaux qui allaient et venaient dans la seconde rhaml)ri' . et à mesure ([ui: le '\onv b:?i sait , elle

164 REVUE DE PARIS.

sentait augmenter celte terrible peur. Vingt fois elle fut sur le point d'ouvrir la porte, de s'enfuir, d'aller se réfugier pour une nuit au couvent de la Visitation ; mais le sentiment de ce qu'elle devait A ces deux femmes qui l'avaient recueillie , la retint.

Au bout d'une heure , Véronique ouvrit à deux battants la porte de la seconde chambre et dit à Gabrielle :

C'est fini , nous l'avons certainement bien arrangé. Mon enfant, ouvrez votre livre d'heures à l'office des morts et venez.

Elle essaya de chercher dans son Missel ; mais sa vue obscur- cie ne distinguait plus les caractères , et ses mains tremblantes ne pouvaient tourner les pages.

Allons ! reprit Véronique en la poussant doucement.

J'y vais ! répondit Gabrielle ; et , faisant sur elle-même un effort désespéré, elle se précipita dans la chambre.

D'abord elle ne vit rien ; un nuage était sur ses yeux, un bruit douloureux bourdonnait à ses oreilles, ellese sentait près de s'é- vanouir.

11 n'y a cependant pas de quoi avoir peur' dit aigrement Suzanne en la faisant asseoir sur un fauteuil près de la porte. Sainte Vierge ! ce n'est pas un vilain mort !

Gabrielle essaya de dominer ses terreurs; elle releva la tête et parcourut la chambre du regard. En effet, ce qu'elle vit était un spectacle plus triste qu'effrayant. Quatre cierges brûlaient aux coins du lit, dont les rideaux étaient relevés, et il y avait à côté un bénitier dans lequel trempait une branche de buis qui servait de goupillon. Au milieu de cet appareil funèbre reposait une figure immobile et blanche comme les belles statues de marbre qui dorment sur les tombeaux. Elle était ensevelie jus- qu'aux épaules dans un linceul , ses mains , ramenées sur la poitrine , tenaient une croix ; une couronne d'immortelles et d'oeillets blancs lui ceignait le front.

Peu à peu la terreur de Gabrielle fit place à un profond sen- timent de tristesse ; l'instinct fut dominé par la réflexion , et la jeune fille s'agenouilla pour commencer l'office des morts. Su- zanne se mit à côté d'elle et lui dit avec satisfaction :

Vous voilà tranquille à présent. Vous voyez que ça n'est pas plus terrible qu'autre chose. Allons, petite, dépêchez-vous de lii'i' l'office, Ji* vous ferai les répons : ensuite je vous don-

REVUE DE l'AKIS. 155

lierai un peu de café , cela vous liendra éveillée cette nuit.

Merci , misé Suzanne , répondit la jeune lîlle à voix basse, je ne prendrai rien jusqu'à demain. Prions pour cette pauvre àme !

Elle se mit à réciter avec ferveur le De Profundis , et Su- zanne répéta machinalement les versets en roulant son chapelet entre ses doigts. Gabrielle n'avait jamais prié d'un cœur si triste et si détaché du monde. Un retour vers ses propres malheurs l'avait saisie en face de cette image du néant j elle pensait à son père mort aussi , mort comme ce jeune homme loin de sa fa- mille, dans une maison ses derniers regards n'avaient ren- contré que des étrangers. Elle n'avait jamais réfléchi sur ce terrible mystère qui finit les destinées humaines : jusqu'alors elle n'y avait pas songé , parce qu'elle était pleine de vie et d'a- venir ; mais en présence de cette haute leçon elle courbait la tête dans une crainte profonde et répétait en son cœur : Mon Dieu ! nous ne sommes que cendre et poussière ! Vous seul êtes au-dessus de la mort !

Suzanne suivit exactement l'office jusqu'au dernier Requiem; puis, satisfaite d'avoir accompli ce devoir pieux, elle dit en s'installant dans un grand fauteuil devant la cheminée :

On n'est pas trop mal ici , les pieds sur les chenets j Ga- brielle , mon enfant, mettez-vous làj vous avez froid! Sainte mère de Dieu, quel temps ! Le feu du purgatoire ne serait pas de trop ce soir !

En effet, le vent nord-ouest faisait pressentir son âpre in- fluence, la flamme pétillait plus vive dans le foyer, et le ther- momètre avait baissé à zéro dans cette grande chambre.

Voici la nuit , reprit le Corbeau ; certainement ils sont tous transis de peur là-bas ; les servantes vont rêver qu'elles voient des revenants, et demain l'on en fera des histoires dans tout le quartier. Vous n'avez plus peur, Gabrielle?

Non , misé Suzanne , répondit-elle d'une voix triste et calme.

Elles restèrent longtemps sans échanger une parole ; l'une était livrée à ses tristes méditations , l'autre marmottait ses patenôtres en attisant le feu. Peu à peu les bruits de la rue ces- sèrent, un profond silence régnait au dehors comme dans la chambre mortuaire ; on n'entendait pluô que la voix des crieurs

J33 nKVLt bh l'AKlS.

tlo miil fini aiuioiiçaioiiL l'iiciire el l'iappiiiciil ic itavé de leur l)àloii ferré.

La vieille femme s'était assoupie. Gabiielle se rapprocha d'elle avec un léger frisson ; il lui sem])lail qu'elle était seule ainsi, et ses frayeurs lui revenaient. Un invincible malaise s'empara d'elle ; le cœur transi, pâle, et le front couvert d'une sueur froide, elle cachait son visage contre le chambranle de la che- minée pour ne plus rien voir. Alors son imagination peupla la chambre de fantômes; il lui sembla sentir sur ses épaules leur soufîle glacé. Cet étal violent ne dura que quelques minutes ; Cabrielle passa ses deux mains sur ses yeux , comme pourclias- ser ces horribles visions , et , se retournant brusquement , elle parcourut la chambre du regard. Tout ce qui avait appartenu au défunt était encore pêle-mêle; sa montre, accrochée au che- vet du lit, marchait encore , son épée était sur un fauteuil avec sou chapeau , et ses boucles de jarretières reluisaient sur la commode. Selon l'usage, on avait couvert les glaces, atinque la ligure du mort ne pût s'y réfléchir. Les cierges brûlaient lente- ment autour du lit, et jetaient une lumière blafarde, plus lugu- bre que les ténèbres.

Gabrielle considéra d'un œil fixe ce pâle visage , et pour la srconde fois ses terreurs s'évanouirent. Elle n'éprouva plus qu'inie mélancoliciue pitié, et elle pleura. Celui que la mort ve- nait de prendre était jeune, et ses traits n'avaient rien perdu de leur mâle beauté. Sa bouche paraissait enlr'ouvcrte par un fai- ble sourire; l'ombre de ses longues paupières semblait cacher un regard ; on eût dit qu'il dormait , tant il y avait de repos et de sérénité sur son front.

Mourir ! mourir si jeune ! est-ce possible? pensa Gabri«lle; pourquoi l'âme a-t-elle quitté ce corps ? S'il n'était ([u'endormi ! Le sommeil ressemble à la mort. Oh ! mon Dieu ! votre toute- |)uissance pourrait le réveiller ! Il ne lui manque que voire souf- île pour se relever ! Et pourtant, demain , on va le jeter dans la fosse; il disparaîtra de ce monde pour toujours ! Demain il sera ccuché dans la terre, sous les pieds des vivants. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que la mort est affreuse !

La jeune tille , immobile et pâle comme celui dont elle déplo- rait la fin i)rém;)turée, ne détourna plus ses regards du lit mor- tuaire ; des larmes muettes coulaient le long de ses joues ; elle

REVUE DE PARIS. 157

était comme perdue dans la conteinplalion de ciUte scène funè- bre. Mais l'empire des idées religieuses se réveilla bientôt en elle ; ses pensées se tournèrent vers l'autre vie ; elle songea que l'àme n'était point morte comme le corps, et que celui pour le- quel elle priait la regardait d'en haut avec reconnaissance. Une foi vive, une soudaine espérance, la ranimèrent. Il lui sembla qu'au delà de ce monde elle le reverrail sons sa forme hu- maine, plein de force et de jeunesse pour l'éternité. Elle leva les yeux au ciel, comme s'il allait s'ouvrir devant elle et lui mon- trer la fin de ce mystère dont elle voyait ici-bas le commence- ment.

En ce moment le crieur de nuit passa , et sa voix monotone répéta sous les fenêtres : Il est minuit ! Le regard de Gabrielle s'abaissa de nouveau vers le lit, et aussitôt elle s'écria , en se rejetant violemment en arrière :

Oh ! mon Dieu ! le mort a bougé !! Suzanne s'éveilla en sursaut :

Qu'est-ce donc? dit-elle, qu'avez -vous? Sainte Vierge! qu'avez-vous ?

Gabrielle, droite, le regard tîxe, les lèvres tremblantes, mon- tra le lit du doigt, en répétant :

Le mort a bougé !

En effet, les mains qui tenaient la croix s'étendaient avec un faible mouvement.

Cet homme n'est pas mort! s'écria Suzanne en se précipi- tant vers le lit.

Cette voix sembla réveiller le trépassé ; il se dressa de lui- même et promena autour de lui un regard lent et comme égaré. Gabrielle se jeta à genoux près du lit, les mains étendues vers cet homme qui ressuscitait. Elle était sous l'influence de celle joie pleine de terreur que dut éprouver la Madeleine en voyant son frère Lazare sortir du tombeau. La vieille femme n'était pas sans une certaine émotion; mais elle ne perdit pas la tête.

C'était une léthargie ! dit-elle , en renversant d'un coup de pied l'appareil funèbre , et en jetant au loin la couronne d'immortelles ; c'est la seconde fois que je vois cela depuis cin- quante ans. Allons, monsieur, courage ; reprenez vos sens !

lia froid! s'écria Gabrielle en osant toucher les mains qui retombaient inertes aux côtés du lit.

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15S REVUE DE PARIS.

AiTière, petite fille! laissez-moi faire, s'écria Suzanne en déchirant le linceul et en soulevant ce corps inerte d'un bras encore vigoureux. Monsieur, venez vers la cheminée, je vous aiderai ; le feu va vous ranimer... Gabrielle , mon enfant , son- nez à tout rompre; appelez du monde... Faites-moi monter un peu de bon vin... 11 faudra peut-être une saignée : qu'on aille éveiller le médecin et le barbier. Monsieur, vous voilà plus chaudement... Mettez les pieds dans le feu, si vous avez bien froid ; cela ne vous fera pas de mal !

Que m'est-il donc arrivé? murmura le jeune homme en refermant les yeux ; oîi suis-je?

Dans votre chambre, d'où vous n'êtes pas sorti. Souffrez- vous ?

Non ; je sens seulement une grande fatigue , répondit-il en laissant aller sa tête sur l'épaule de la vieille femme.

Gabrielle avait ouvert toutes les portes en appelant du se- cours; les servantes, qui veillaient encore dans la cuisine, ac- coururent jusque» au bas de l'escalier ; mais personne ne voulut monter. Au nom du ciel! cria Gabrielle , apportez un peu de vin , cela sauvera la vie à ce pauvre jeune homme.

C'est le Corbeau qui veut nous faire monter pour nous faire peur ! dit une vieille servante.

J'aimerais mieuxvoir les cornes du diable que son visage ! ajouta une autre.

Ceux qui passent par ses mains sont bien morts, et s'ils re- viennent, c'est pour tourmenter les vivants , reprit la vieille; c'est l'àrae de M. Gaspard de Gréoulx qui revient !

Allez du moins chercher un médecin , s'écria Gabrielle désespérée.

Nous irons plutôt à la paroisse chercher un prèlre.

Gabrielle ! Gabrielle ! cria le Corbeau.

Jésus ! mon Dieu ! l'entendez-vous ! s'écrièrent les servan- tes en s'enfuyant ; c'est le diable qui lui tord le cou là-haut î

Personne ne veut venir! dit Gabrielle haletante et en re- gardant avec une craintive joie le ressuscité.

C'est égal , mon enfant , répondit Suzanne avec le plus grand sang-froid , donnez-moi les couvertures, les oreillers. Bien ! je vais arranger notre malade devant le feu, il sera mieux que dans son lit; je lui ferai prendre le bouillon que j'avais

REVUE DE PARIS. 15 '.)

apporté pour moi. Demain il sera en élal de recevoir les visites et (le remercier ceux qui viendront pour son enterrement.

Sainte Vierge , c'est un miracle ! s'écria Gabrieile en s'ap- prochant doucement et les mains jointes. Elle fut cependant ef- l'rayée en voyant la pâleur et l'immobilité de cette tête renversée sur le bras de Suzanne.

Hélas ! reprit-elle en retenant sa respiration , il ne donne pas signe de vie !

Vous ne savez pas ce que vous dites, répliqua brusquement le Corbeau ; le pouls qui était presque insensible , il n'y a qu'un moment, s'est relevé, la peau devient d'une chaleur moite , la lespiration s'est tout à fait rétablie j il est sauvé, je le sais bien. Voyons, ne me regardez pas comme cela avec des yeux pleu- reurs , et tâchez de m'aider un peu. Je pense que vous n'avez plus peur à présent ! Tenez çà et soutenez l'oreiller.

Gabrieile obéit , mais dans ce mouvement la tête du jeune homme retomba sur sou bras et y resta appuyée. Ce contact la rassura entièrement.

Ah! dit-elle à voix basse , il dort à présent! Je sens son souffle sur mes mains. Alors il ouvrit les yeux et la regarda.

Je ne dors pas, dit-il avec un long soupir, je me repose... Ma tête est bien faible; je ne me souviens plus... 11 me semble que j'ai été bien malade et que j'ai eu grand froid...

Taisez-vous , monsieur , interrompit Suzanne , cela vous fatigue de parler ; demain vous ferez la conversation : à pré- sent, dormez , ou si vous ne pouvez pas dormir, pensez à tous les bonheurs qui doivent vous arriver : il faut avoir l'esprit con- tent pour que le corps soit en santé.

Si je ne dois guérir que quand il m'arrivera quelque bon- heur, je mourrai bientôt, murmura le jeune homme avec un soupir encore plus profond.

Puis fatigué, il referma les yeux, et le souffle plus lent qui soulevait sa poitrine , annonça qu'il allait se rendormir. Suzanne le replaça doucement sur l'oreiller , et s'assit à côté de lui.

La jeune fille se retira un peu à l'écart ; elle éprouvait à la fois une vive surexcitation morale et un anéantissement physi- que qui donnaient à toutes ses sensations l'apparence d'un rêve ; toutes ses facultés étaient absorbées dans une espèce d'extase

160 REVUE DE PARIS.

mélancolique; courbée sur elle-même , les yeux à demi fermés, les mains jointes , elle ne bonseait plus. Suzanne crut qu'elle dormait ; la nuit s'acheva ainsi.

Vers le malin, deux figures de femmes curieuses et épouvan- tées parurent à la porte de la chambre, et la maîtresse de l'au- berge du Coq il' Argent s'écria en voyant le lit mortuaire vide et le trépassé couché devant la cheminée :

Jésus ! qu'est-il arrivé ? Seigneur mon Dieu ! est-ce qu'il est encore vivant?

Comme vous et moi, répondit le Corbeau; allez deman- der pour lui une messe d'actions de grâce au lieu d'une messe de mort.

L'hôtesse se signa; puis, les bras levés au ciel , elle se mil à appeler du monde.

—Oui, oui, reprit Suzanne avec sa grimace froide et ironi- que, faites monter vos coquines de servantes qui se sont enfuies quand on leur a demandé secours ! Qu'elles viennent voir si le revenant m'a tordu le cou! Faites-les donc monter, misé Bouin.

A ce bruit le malade s'éveilla ; plusieurs heures de repos et le peu d'aliments que lui avait fait prendre Suzanne lui avaient rendu ses forces ; il se releva de lui-même et dit vivement :

Ah ! je me sens bien à présent ! Quel désordre il y a ici ! Pourquoi ne suis je pas couché dans mou lit?

Puis apercevant Gabrielle, il ajouta en lui souriant :

Vous étiez cette nuit, vous avez pris soin de moi, je l'ai bien vu, mais j'étais trop faible pour pouvoir vous remercier. Qui étes-vous, mademoiselle?

Votre garde-malade ainsi que moi, monsieur, répondit brusquement le Corbeau. Petile fille, reprenez votre mante, baissez vos coiffes et retournez à la maison. Vous direz à ma sœur de venir, et vous vous coucherez jusqu'à ce soir.

Gabrielle se leva et obéit lentement ; en passant au pied du lit, elle ramassa la couronne d'immortelles que Suzanne avait jetée au moment le mort s'était relevé, et elle la cacha sous sa robe. Elle allait sortir; mais en passant le seuil, elle s'appuya défailhmle an chambranle de la porte , et murmura en portant une main à sa tète : Mon Dieu ! que je me sens mal !

La vieille femme accourut et la reçut inanimée dans ses bras.

HEVUE DE PARIS. 161

Jésus ! dit-elle avec iiKiiiiélude , celle enfant a cpioiivé un grand saisissement , cela peut avoir de mauvaises suites ; misé Bouin, tâchez de faire venir une chaise à porteurs pour la rame- ner à la maison.

IV.

Environ quinze jours plus tard , Gabrielle était couchée dans le grand lit , sous les rideaux de serge verte ; elle reposait trop faible encore pour pouvoir se lever : une fièvre nerveuse avait failli la mettre au tombeau, et depuis la veille seulement , elle était hors de danger; les deux Corbeaux s'entretenaient à voix basse près de la cheminée.

Nous ne pouvons plus la mener avec nous , disait Véroni- que en hochant la tête j elle est trop jeune pour le mélier que nous faisons.

Certainement, je suis de votre avis, répondait Suzanne; pourtant, si elle reste ici sans rien faire, cela va nous coûter gros,

A la rigueur, nous pouvons faire cette dépense, nous ga- gnons assez, sans compter...

Voilà , voilà comme vous êtes ! interrompit Suzanne ; à vous entendre ; on pourrait croire que nous roulons ici sur l'or, et les voleurs n'auraient qu'à venir.

Ne diles donc pas cela si haut ! répliqua Véronique, est-ce que je parle d'argent, moi? Jésus ! les voleurs savent bien qu'il n'y a chez nous que de rouges liards. Mais eiilin , il faut bien que nous fassions quelque chose pour celte petite.

Je ne dis pas le contraire, ma sœur.

Nous irons toujours bien au bout de l'année, et si nous ve- nions à manquer, eh bien ! nous ferions une visite à M. Vincent.

En prononçant ce nom , Véronique avait un certain air, et ses yeux rouges et clignotants achevaient sa pensée mieux que des paroles.

Nous n'aurons pas besoin de cela , dit Suzanne ; tout bien calculé, nous n'en aurons pas besoin. Gabrielle est très-sobre, et nous avons de quoi l'habiller pendant longtemps, sans qu'il nous en coûte une pièce de douze sous. Elle gardera la maison quand nous serons dehors ; elle travaillera. Grâce à Dieu . la

14.

162 REVUE nE PARIS.

voilà mieux à présent ; elle va reprendre ses forces à vue d'œil : la santé revient vite quand on est jeune; mais aussi les mala- dies sont plus violentes. Si cette enfant n'avait pas été entre nos mains , je crois bien qu'elle serait morte. Cela m'aurait affligée.

Et moi aussi. Je ne regrette pas l'argent que sa maladie nous a coûté , et nous pouvons dire que rien n'a été épargné. Il faut que j'aille encore ce soir chez l'apothicaire pour des pi- lules d'opium J'en donnerai deux à Gabrielle; autrement la

nuit ne serait peut-être pas tout à fait bonne.

Un coup légèrement frappé à la porte lit tressaillir la malade, et interrompit l'entretien des deux vieilles femmes. Suzanne alla ouvrir.

Sainte Vierge ! c'est vous , monsieur ! dit-elle en faisant la révérence; vous avez peut-être eu tort de quitter sitôt la cham- bre... Comment allez-vous maintenant?

Assez bien , quoique encore faible, répondit M. de Gréoulx ; mais j'étais impatient de vous voir et de venir vous remercier.

Entrez , entrez , monsieur, s'écria Véronique en venant à la rencontre du jeune homme. Ma sœur, apportez une poignée de broussailles , qu'on voie luire le feu... Monsieur, je suis cer- tainement bien contente de vous voir... Jésus! vous voilà remis à présent... Je vous trouve tout à fait bonne mine.

Je l'avais si mauvaise quand vous m'avez vu pour la pre- mière fois, que vous devez à peine me reconnaître , dit le jeune homme avec un triste sourire

En effet, il avait maintenant fort bel air; ses cheveux, légè- rement poudrés , selon la mode du temps , devaient être d'un beau noir, à en juger par la couleur de ses yeux et de ses sour- cils. A sa façon de saluer et de parler aux gens , on reconnais- sait tout d'abord un gentilhomme; l'aisance et la dignité de ses manières donnaient encore plus de relief à sa physionomie douce et un peu triste. Il s'assit devant la cheminée , entre les deux Corbeaux, et reprit, regardant autour de lui : Comment va cette jeune fille? J'ai envoyé chaque jour savoir de ses nou- velles , et quand elle était si mal , j'en ai éprouvé une grande peine...

Elle est très-bien à présent , interrompit Suzanne en met- tant un doigt sur sa bouche et en tournant les yeux vers le lit; elle est tout à fait hors de danger.

REVUE DE PARIS. 163

Que Dieu en soit loué ! Je me reprochais d'élre la cause involontaire de son mal : c'est le saisissement , la frayeur qui l'ont jetée dans cet état ; pauvre enfant ! Je me figure ce qu'elle a éprouver pendant cette terrible nuit!... Moi qui suis un homme , j'aurais eu peur.

Oui, cela se conçoit , dit Suzanne j il faut être habitué comme nous à ces veillées-là pour conserver son sang-froid en entendant parler un trépassé.

Vous m'avez sauvé la vie ; sans votre présence d'esprit , sans vos soins , je serais mort de froid dans mon suaire, s'écria M. de Gréoulx en frissonnant à ce souvenir... Je ne l'oublierai jamais. Quelque jour j'espère pouvoir m'acquilter envers vous. En attendant, prenez ceci.

A ces mots , il posa sur les genoux de Suzanne une bourse assez ronde.

C'est beaucoup d'argent ! s'écrièrent les deux Corbeaux,

Et cette jeune fille ? je voudrais faire quelque chose pour elle, reprit M. de Gréoulx ; sans doute elle appartient à des pa- rents pauvres et je pourrais la bien placer près de quelque dame de ma famille.

Grand merci pour elle, monsieur, répondit Suzanne en se redressant d'un certain air qui dut paraître étrange au jeune gentilhomme ; cette jeune fille est pauvre , il est vrai , mais elle s'appelle mademoiselle Gabrielle de Lescale....

Que dites-vous là! interrompit M. de Gréoulx, la maison de Lescale est des meilleures du pays ; elle a des alliances avec toute la noblesse provençale.

C'est précisément ce qui a obligé le dernier de celte fa- mille à s'expatrier pour gagner tranquillement sa vie , répliqua Suzanne; le digne homme a eu du malheur, il est mort à la peine.

Elle raconta brièvement et à voix basse les malheurs de M. de Lescale et la position de Gabrielle; le jeune homme écouta ce récit avec un étonnement plein de tristesse.

Est-il possible ! dit-il , une fille noble réduite presque à l'aumône !

Mais nous sommes , répliqua Véronique avec une cer- taine fierté ; elle restera avec nous et elle n'aura jamais besoin de personne. Dieu la garde qu'un jour quelque parent par al-

164 REVUE DE PARIS.

liance s'avise de vouloir lui faire du bien; il n'y a rien de plus dur que la compassion des gens riches auxquels la misère d'un parent fait honte !

M. de Gréoulx regarda vers le lit avec inquiétude et fil signe ù la vieille femme de parler plus bas.

Si elle vous entendait , dit-il , elle pourrait s'afHiger qu'un étranger fût dans la confidence de sa position.

Elle dort , répondit Suzanne, sans cela elle nous aurait déjà demandé qui est ici avec nous.

Il y eut un silence ; les Corbeaux ne délournaient pas leur regard louche du jeune homme, (jui semblait absorbé dans une triste rêverie. S'il avait cru à la puissance du mauvais œil, sans doute dès ce moment il aurait pu se considérer comme ensor- celé. Pourtant la physionomie des deux vieilles femmes n'avait rien de menaçant; elle exprimait, au contraire , un certain de- gré de bienveillance.

Monsieur, dit tout à coup Véronique , vous demeurez or- dinairement au château de Gréoulx?

Oui , avec le baron de Gréoulx , mon grand-père...

Ah! il vit encore! murmura Suzanne , Je le croyais mort depuis longtemps.

Vous le connaissez? demanda Gaspard avec quelque sur- prise.

Oui , je l'ai vu , pour la dernière fois , il y a une cinquan- taine d'années, répondit-elle froidement; c'étail un bel homme! et son fils , le chevalier, comme on l'appelait déjà?

Mon père?

C'était un joli enfant blond comme sa mère et qui échap- pait souvent à M. l'abbé Jollivet , son précepteur, pour aller courir avec les petits paysans du village.

Hélas ! il est mort depuis près de vingt ans, je l'ai à peine connu ; ma mère aussi est morte , je suis resté orphelin sous la tutelle de mon grand-père.

Vous êtes ainsi le seul héritier du nom et de la fortune des barons de Gréoulx ?

Oui, j'ai été fils unique comme mon père , répondit le jeune gentilhomme avec un accent presque douloureux; je n'ai plus d'autres i)roches parents que mon aïeul.

Alors il doit avoir mis en vous toute son ambition , il doit

REVUE DE PARIS. 165

se complaire A vous donner tout ce qui peut satisfaire la vanité d'un gentilhomme?

Oui , jusqu'ici j'ai mené la vie d'un grand seigneur. M. le baron ne quitte jamais le château de Gréouix; mais il y reçoit magnifiquement toute la noblesse de Provence. L'an dernier, Je suis allé, par son ordre, à Paris, et il m'a fourni de quoi y faire fort bonne figure. Un de nos parents par alliance , M. le duo de R., est genlilhomme de la chambre. J'ai été présenté par lui à Versailles et j'y ai passé deux mois pour prendre, comme on dit , l'air de la cour. Me voici de retour depuis les dernières fêles de Noël seulement , et je n'ai passé que huit jours au châ- teau de Gréouix.

Ah ! dit Véronique, ce voyage vous avait mis en goût de liberté , et quand il a fallu reprendre le joug, vous n'avez pas pu plier?

Il est vrai , répondit-il avec une expression pleine d'abat- tement et de fierté, j'ai eu tort ; mais cette vie m'était insuppor- table. Mon aïeul m'a déclaré des projets, des volontés qui ne s'accordaient pas avec les miennes. Je liens de lui un carac- tère ferme, opiniâtre peut-être. J'ai résisté. Alors il m'a traité comme un enfant indocile, il m'a accablé de ses reproches, de ses menaces. Pour ne pas manquer au respect que je lui dois , je suis parti, je suis venu ici...

Sans argent? interrompit Véronique.

J'avais une cinquantaine de louis , c'était suffisant pour vivre comme un mince bourgeois , sans carrosse , sans laquais. D'ailleurs je songeais à prendre du service j mais je suis tombé subitement malade....

Malade de chagrin ? interrompit encore le Corbeau.

Oui, c'est encore vrai, répondit le genlilhomme avec un soupir. Je suis jeune, je suis noble, je suis l'unique héritier d'une grande fortune , et pourtant j'ai mené une vie dure, mi- sérable.

Comme tous ceux qui sont sous la dépendance du baron de Gréouix, dit Suzanne avec l'accent d'une amère compassion j allez, vous pouvez tout nous dire , nous connaissons de longue main votre famille.

Vous avez donc vécu autrefois dans le château de Gréouix?

Oui , répondit assez brusquement Suzanne ; il est inutile

166 REVUE DE PARIS.

que je vous raconte tout cela. Sachez seulement que nous avons vu (le près votre famille ; ceux qui sont morts , celui qui reste , nous les avons tous connus , et vous pouvez avoir confiance en nous.

Le jeune homme pensa que ces deux femmes avaient sans doute servi feu M^^e la baronne de Gréoulx , sa grand-mère , morte depuis près d'un demi-siècle ; et bien qu'elles fussent à ses yeux de si bas étage, il ne dédaigna pas les marques d'intérêt qu'elles lui donnaient à leur ma- nière.

Si vous connaissez mon aïeul , dit-il, vous devez compren- dre ce que j'ai souffrir eu vivant sous sa dépendance. C'est un homme dont les volontés absolues et violentes n'ont jamais éprouvé de contradiction. Il a toutes les qualités qui donnent du renom dans le monde; il est généreux, magnifique , plein de grâce dans ses manières; tous ceux qui viennent le visiter trou- vent chez lui l'hospitalité d'un prince , et s'en retournent char- més de ses politesses ; pour quiconque ne l'approche pas autre- ment, il paraît , malgré son âge , d'une humeur égale et d'une amabilité parfaite; mais pour moi , pour tous les siens, il a été dur, inflexible jusqu'à la cruauté. Quand j'étais enfant, je trem- blais à son moindre signe ; je savais que la plus légère étourde- rie . un manque d'exactitude à mes devoirs , un oubli , m'atti- raient les plus sévères punitions , et je vivais dans des terreurs continuelles de sa colère. Plus tard, il a fallu plier mes goûts, mes idées , mon caractère ; toute contradiction lui eût semblé une offense , toute observation un manque de respect ; j'étais comme les moines qui font vœu d'obéissance passive , et n'ont rien à eux, pas même la volonté. D'année en année, cette con- trainte me devenait plus insupportable ; vingt fois j'ai été sur le point de m'enfuir , de renoncer à tout. Ce voyage à Paris me donna un peu de répit ; mais il me fit comprendre encore mieux ce que le despotisme permanent de mon grand-père avait d'in- tolérable. Je revins avec des idées de résistance , même de ré- volte. Le soir de mon arrivée, M. le baron me retint après sou- per, et me dit avec son accent bref : Gaspard , je vous marie avec M"« Louise de la Verrière ; c'est le plus grand parti qu'il y ait actuellement en Provence. Depuis la semaine dernière , je travaille avec des gens de loi pour rédiger les clauses du con-

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tiat; le jour de la signature, vous saurez ce que je fais pour vous. Maintenant, vous pouvez vous retirer.

Voilà comment il a toujours parlé ! s'écria Véronique ; vous aviez entendu sa volonté, et alors ?

Alors je le saluai profondément, et je m'en allai. M"c delà Verrière est une petite personne boiteuse des deux jambes cl fort laide dévisage ; elle passe pour une sotte , et sa physionomie n'annonce pas la bonté. Je fus pendant quelques jours dans des perplexités affreuses. M. le baron me parlait de ce mariage comme d'une chose entièrement conclue. J'essayais de me rési- gner à lui obéir, mais tout en moi se révoltait contre celte union ; je crois que j'aurais mieux aimé me faire capucin que d'épouser M"e de la Verrière. Un jour, je pris brusquement mon parti, j'allai trouver mon grand-père, et je lui déclarai mon refus en termes positifs et respectueux. A dire la vérité, j'étais tremblant.. ..

Jésus ! je le crois bien , dit Véronique, et ensuite?

Ensuite... je ne peux pas dire ce qui s'est passé; j'étais hors de moi , car le premier mot que j'avais entendu était la menace de me faire enfermer. Le même soir je quittai le châ- teau; j'avais peur de me laisser aller à quelque violence, et je pris au hasard le chemin de Marseille. Depuis, je n'ai eu au(;une nouvelle de M. le baron; je le connais bien , il ne me pardon- nera jamais ; il mourra en me laissant pour tout héritage sa malédiction !

Tout cela peut encore s'arranger, dit Suzanne en hochant la tête, il n'y a qu'une chose sans remède en ce monde , c'est la mort, et encore on en revient, puisque vous voilà.

Nous tâcherons de vous être utiles selon nos petits moyens , ajouta Véronique; si vous vous trouviez sans argent, nous pourrions vous en prèler un peu; cela vaudrait mieux que de recourir à des usuriers.

Et d'abord , voici une somme que nous ne voulons pas ac- cepter , reprit Suzanne en mettant entre les mains du jeune homme la bourse -qu'elle avait gardée sur ses genoux ; non , certainement, nous n'en voulons pas. Tant d'argent pour une nuit ! Si nous le prenions , on aurait raison de nous appeler les oiseaux de proie ! les Corbeaux !

16S REVUE DE PARIS.

Vous savez qu'on vous a surnominéos ainsi ? dit Gaspard avec undemi-souiire.

Sans doute; mais qu'est-ce que cela nous fait ! On a peur de nous, on nous montre au doi^jt ; patience! nous savons bien que nous n'avons jamais fait de mal et nous vivons tranquilles, en attendant que Dieu nous mette dans son saint paradis.

M. de Gréoulx fut louché de ces paroles d'une philosophie si simj)Ie et si pleine de foi.

Je reviendrai, dit-il en touchant la main aux deux Cor- beaux, je reviendrai souvent vous voir. Gardez cet argent ; vou« me le prêterez si j'en ai besoin plus lard.

En disant ces mots . il remit la bourse dans le tablier de Suzanne , qui lui dit : Ceci n'est pas à nous, nous vous le gar- dons.

Vous avez du reconnaître notre porte, dit Véronique : ua soir nous étions seules sur le quai, un batelier nous menaçait, vous nous avez défendues et ramenées chez nous.

Oui, je m'en souviens , c'était le jour de mon arrivée , ré- pondit-il avec distraction , car il avait cru voir un léger mou- vement derrière les rideaux du lit.

Elle dort toujours, dit Véronique en devinant sa pensée.

Alors il se leva et partit promettant de revenir bientôt. Tan- dis que les deux vieilles le reconduisaient , G.ibrielle entr'ouvrit les rideaux et avança la tète; elle s'était agenouillée sur son lit, et depuis une heure elle écoutait et regardait le beau Gas- pard de Gréoulx. Quand les Corbeaux revinrent , elle se recou- cha et lit semblant de dormir.

Ma sœur, dit vivement Véronique, ce jeune homme aura besoin d'argent i)eul-èlre bientôt ; il ne faut pas attendre qu'il nous en demande : nous lui rendrons d'abord ceci ; mais qu'est- ce qu'une cinquantaine d'écus? Il faudra joindre à cela tout ce qui est dans le petit sac de toile bleue.

J'y avais pensé ; il y a quelques bons écus au fond de l'ar- moire, et, s'il le faut, nous irons chez M. Vincent.

Comme il est beau, comme il a l'air bon gentilhomme, un air de famille, dit Véronique en soupirant.

Allons, allons, interrompit Suzanne, vous prenez trop à cœur tout cela ! Que nous importe la famille de Gréoulx? Qu'y a-t-il maintenant de commun entre elle et nous ? Quant à Gas-

REVUE DE PARIS. 16»

parti, c'est différent ; il ne nous a pas méprisées parce que nous sommes de pauvres femmes ; il a le cœur reconnaissant ; je veux que quelque jour il puisse dire : Les Corlieaux m'ont fait du Lien !

M™« Charles Reybauo.

SAINT-LAZARE

LA SALPÊTRIÈRE.

I.

Saiul-Lazare esl une prison de femmes et la Salpêlrière un hospice de femmes ; bien que ces deux établissements ne puis- sent guère se confondre , ils ont néanmoins certains traits de rapprochement et se tiennent par un lieu commun, qui est celui de l'infortune et de la pénitence. Il forment les deux extrémités de la vie de la femme prise dans ce qu'elle a de misérable et de dégradé. A Saint-Lazare , une femme incarcérée , souvent fort jeune encore, débute en quelque sorte dans le repentir , et ré- pand sa première larme sur la route maudite elle s'est jetée j à la Salpêlrière , elle vient s'éteindre, infirme, paralytique, aliénée ou incurable, elle verse sa dernière larme et pousse son dernier gémissement. On rapporte de ces deux visites de lugu- bres images et de pénibles réflexions sur la position que le monde assigne à un grand nombre de femmes et sur l'origine et les suites de leur avilissement.

Beaucoup de gens seraient peut-être fort embarrassés de dire est située la prison de Saint-Lazare; car il est assez dans l'habitude des habitants des grandes villes dépasser devant les monuments publics sans y faire attention , ou sans s'informer de l'usage auquel on les consacre. C'est au sommet du faubourg Saint-Denis, dans un des quartiers de Paris les plus populeux,

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qu'est située cette prison. L'extérieur du bûtinient a quelque chose (le sombre qui semble bien convenir au caractère d'une maison de détention; car on ne peut guère approuver ces pri- sons modernes qui, loin de porter à l'effroi , ressemblent à des maisons de plaisance , et forment uu contraste injurieux avec les taudis habités par la plus grande partie des journaliers et des artisans. L'aspect d'une prison doit toujours éveiller dans l'âme une sorte de terreur et de tristesse, et, sous ce rapport , on peut dire que la maison de Saint-Lazare remplit parfaitement son but.

Saint-Lazare fut prieuré avant d'être prison; cette destinée lui est commune avec un grand nombre de lieux de détention qui ont été dans l'origine châteaux forts ou monastères. On l'acheva de bâtir vers 1460 , à la place de l'ancienne basilique de Saint-Laurent. Elle était en même temps un de ces lieux que l'on nommait alors Léproseries, c'est-à-dire lieux de refuge des personnes atteintes de la lèpre. Plus tard, en 1052, quand la don.ition en fut faite à saint Vincent de Paule, qui devait y éta- blir le chef-lieu de la congrégation des missions , on lui imposa Tobligation d'y recevoir des lépreux, comme par le passé. Au xviF siècle, le couvent devint maison de correction : on y en- fermait les jeunes gens de mauvaises mœurs. Saint-Lazare con- serva cette destination pendant le siècle suivant; il en est parlé dans le roman de Manon Lescaut. En 93, ce ne fut plus que la maison Lazare; Riouffe a fidèlement décrit, dans ses mé- moires , ce qu'était alors celte prison ; il a donné la liste des personnes qui s'y trouvaient enfermées et qui en partirent pour être exécutées le 6 et le 7 thermidor par un décret du tribunal révolutionnaire. On lit sur cette liste funèbre le nom du poète Roucher, celui d'André Chénier, qui composa à Saint-Lazare , pour M"e de Coigny, son ode intitulée la Jeune Captive, les noms de l'abbesse de Montmartre , âgée de soixante-douze ans, du duc de Saint-Aignan , de la duchesse, alors enceinte, etc. Du reste , un poëte de notre temps , l'auteur de Stella, a raconté ce qu'était la prison de Saint-Lazare à cette époque , et a écrit sur ce sujet des pages dictées par un sentiment si noble , ornées d'un si beau langage qu'on ne saurait mieux faire que de ren- voyer le lecteur à son livre.

Aujourd'hui , tout ce que Paris contient de femmes perdues ,

17i REVUE DE PARIS.

prévenues, condamnées ou malades, forme la population de Saint-Lazare. Les femmes qui se trouvaient autrefois réparties entre les prisons de la Pelile-Force ou des Madelonnelles, et les hospices de Saint-Lazare et du Midi , sont maintenant toutes réunies dans une même prison et dans un même hospice. Bien qu'il y ait en apparence une certaine immoralité à enfermer sous la même clef des condamnées et des femmes qui ne sont que malades, il faut songer néanmoins que ces malades n'a|)par- tiennent qu'à la classe des prostituées proprement dites, ce qui diminue les inconvénients d'un pareil rapprocliement. D'ailleurs, les maisons propres à recevoir ce genre de destination sont rares , et c'est assurément déjù un grand pas de fait que d'avoir pu réunir sur un même point et coloniser, en quelque sorte, des vices, des délits et une classe de femmes dont la dispersion of- frait de si grandes difficultés de répression et de surveillance.

Le nombre des femmes enfermées à Saint-Lazare, se monte, terme moyen, à mille. La totalité des malades et des recluses jteut se diviser et se divise effectivement dans l'intérieur de la prison en quatre classes, savoir :

Les condamnées civiles à un an de prison et au-dessous, environ deux cents ;

2" Les prévenues , deux cents ;

Les prostituées condamnées et malades, cinq cents ;

Les jeunes prostituées et détenues au-dessous de dix-huit ans , de cent à cent cinquante.

Ces quatre quartiers de femmes forment dans la maison comme autant de peuplades diverses qui n'ont entre elles au- cune communication et ne se voient absolument que le di- manche, à la messe, et encore dans ce moment sont-elles sou- mises à la plus active surveillance. Chaque quartier occupe à la chapelle des places séparées. Les repas , les promenades dans les préaux, le coucher, se font à des heures différentes. Ces précautions pallient, comme on le voit, si elles ne détruisent pas entièrement l'inconvénient de la réunion de ces diverses classes de prisonnières dans un même local. Afin de rendre la distinction encore plus sensible, on a eu soin aussi d'assigner à chaque quartier un habillement d'une couleur distincte. Ainsi, les prosliluées portent la blouse on laine bleue , sabots , bon- nets de laine 5 les condamnées ont la camisole et la jupe en

REVUE DE PARIS. 173

drap gris ; les jeunes recluses el les jeunes prostitU(''es ont éga- lement un costume particulier qui les dislingue des autres quar- tiers. On voit d'après cela que l'uniforme est généralement adopté à la prison de Saint-Lnzare j c'est U(ie amélioration qu'on ne saurait trop encourager; car on conçoit la nécessité d'un costume uniforme dans toutes les prisons , mais surlout dans une prison de femmes la coquetterie qui ne perd jamais ses 'droits , ne manquerait pas d'établir entre les prisonnières des rivalités d'habillement tout ù fait contraires il l'esprit d'un lieu de correction. On n'est pas exposé ainsi à voir telle recluse cou- verte de haillons, et telle autre étaler le luxe insolent des bijoux et de la soie ; et puis il semble que ce mot seul d'uni forme doive produire une réaction salutaire sur la masse des condam- nées et leur inspirer quelques-unes de ces idées de discipline et de bon ordre qui tiennent au régime ordinaire des armées et des maisons d'éducation.

11 faut avoir soin de se reporter, en visitant Saint-Lazare, à la destination de la maison el au degré qu'elle occupe dans l'ordre hiérarchique des lieux de détention. Elle porte le nom de prison départementale, maison dite de correction. Toute con- damnée à plus d'un an , est dirigée sur la maison centrale de Clermont. Saint-Lazare est donc principalement destiné au châ- timent de ces myriades de petits délits , de ces contraventions journalières qui pullulent sur le i)avé de Paris, comme des lé- gions de fourmis. Les délits les plus ordinaires sont la mendi- cité, le vagabondage, les vols passibles de la police correction- nelle, et pour les prostituées, l'infraction aux ordonnances de police. Le mouvement annuel des femmes enfermées à Saint- Lazare, est de dix mille; en 1837 il s'est élevé jusqu'à onze mille soixante-lrois, chiffre énorme, duquel il faut déduire toutefois les femmes incarcérées pour cause de maladie. Ce chiffre indique assez la position précaire de ces malheureuses qui, se trouvant exclues une fois de la société, privées de sou- tien et de relations honnêtes , n'ont plus guère d'autre res- source , en sortant de prison , que le vagabondage , le vol ou la prostitution. Il en est qui reviennent à Saint-Lazare jusqu'à soixante et soixante-dix fois , et lorsqu'on leur fait des remon- trances sur le nombre de ces récidives , elles répondent : « Que voulez-vous que nous fassions, une fois libérées? Toutes les

15.

1T4 REVUE DE PARIS.

maisons nous sont fermées, chacun nous repousse, nous nous trouvons sans pain, sans asile, il faul bien que nous nous ré- signions à mendier ou à voler de nouveau. » Et, en effet, elles disent vrai pour la plupart. Quel est l'homme qui consentirait à prendre chez lui , je ne dis pas seulement à titre de domes- tique de confiance , mais même pour remplir les fonctions les moins relevées de sa maison , une femme qu'il saurait avoir fait un temps de réclusion à Saint-Lazare ? 11 faut dire cependant que c'est une prévention quelquefois injuste , car plusieurs détenues libérées , ayant été secrètement placées dans des ate- liers ou dans des maisons particulières , s'y sont conduites de manière à ne faire soupçonner en rien leur origine. La réci- dive est donc presque une nécessité attachée à la position de libérée, surtout si l'on répète ici ce qui a déjà été dit tant de fois, qu'une ouvrière des villes, honnête, active, appliquée, gagne à peine , souvent en travaillant douze ou quinze heures par jour, de quoi suffire à ses premiers besoins. Que sera-ce donc lorsque les difficultés de sa condition viendront se compliquer des obstacles terribles que lui suscite ce seul nom de libérée 1 C'est alors que l'on conçoit l'importance d'une société de pa- tronage instituée en faveur des malheureuses que le besoin a précipitées dans le libertinage. H existe bien , pour les femmes de cette classe , une sorte d'asile protecteur, la maison du Bon Pasteur, l'on recueille les filles repentantes qui veulent faire profession; mais celte maison est fondée dans un but de prosé- lytisme religieux et non de protection sociale. Un des premiers sacrifices qu'on impose aux femmes qui y entrent, est de laisser couper leurs cheveux; or on sait que pour la plus grande partie d'entre elles , c'est un supplice véritable et contre le- quel viennent échouer les plus sincères conversions. D'ailleurs , de ce qu'une femme n'est point douée de cet esprit particulier de mysticisme et de foi qui constitue une vocation claustrale , faut-il pour cela renoncer à cultiver en elle les vertus et les qualités qui font la mère de famille et l'honnête femme , selon le monde? Disons-le : la plus grande partie des prostituées et, comme on dit , le commun des martyrs, se trouve, à son élar- gissement, entièrement isolé, privé de ressources et d'appui. Ce fait seul explique , s'il ne justifie pas toujours , le nombre consi- dérable des récidives.

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Le régime de Saint-Lazare , si on le compare à celui des au- tres prisons , a quelque chose de doux et d'indulgent qui s'ac- corde avec la nature des délits et surtout le sexe des détenues ; car enfin , ce titre de femmes ne peut être entièrement abjuré, même au point de vue pénitentiaire. Les femmes, comme on l'a foit bien dit, sont, à 1 égard des hommes, dans un état perpé- tuel de minorité , et , s'il est vrai que la pénalité confonde trop souvent les deux sexes dans un même ordre de châtiments , ne convient-il pas qu'à l'égard du sexe mineur il y ait dans l'ap- plication de la peine une certaine douceur, un peu de relâche- ment et de modération qui lui rappelle, même sous les verroux, les titres et les prérogatives qu'il lui est permis peut-être de re- conquérir par la conversion et l'amendement?

Les prisonnières de Saint-Lazare se couchent à la nuit et se lèvent avec le jour ; elles font deux repas par jour et mangent de la viande deux fois par semaine. On est en train de construire au rez-de-chaussée delà maison un fort beau réfectoire oui toutes les détenues pourront manger , réunies par quartier , et seront assises commodément, de façon qu'elles ne seront plus dans la nécessité de se tenir debout dans les corridors ou dans les cours, leur pitance à la main , comme cela se fait encore à présent. Leur coucher est bon; il se compose d'un matelas, d'une pail- lasse, d'un traversin, de deux couvertures en hiver et d'une seule en été ; tous les lits sont en fer. Une chaleur de dix ou douze degrés règne constamment depuis le mois d'octobre jusqu'au mois de mars dans les ateliers et les corridors des dortoirs ; il y a même des chauffoirs spéciaux dans toutes les parties de la maison. Sans nul doute, ce sont des détails que l'on peut qua- lifier de soins et d'égards, si on les compare à ce qu'était le ré- gime des prisons il y a dix ans seulement, et même à ce qu'il est encore aujourd'hui dans la plupart de nos provinces. Maisquelle que soit la douceur du règlement actuel de Saint-Lazare , on n'éprouve pas pour cela moins de tristesse et de pitié en rap- prochant la position de luxe et de splendeur qu'ont occupée quelques-unes des recluses , de la vie qu'elles mènent mainte- nant. Au milieu de ces femmes aux traits décolorés par le cha- grin ou la maladie, le regard s'arrête sur quelques figures vrai- ment gracieuses, et cette vue provoque de bien pénibles impres- sions. C'est surtout sous ce point de vue que cette prison mérite

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d'être atlcnlivemeiu observée ; elle représente la partie doulou- reuse et lamentable de l'existence de la femme, telle que la font les besoins , la misère , les pièges , les pertidies, les séductions de toutes sortes «jni entourent son inexpérience. Si ces murs ve- naient à parler, ils feraient, je crois, d'étranges révélations ; ils pourraient fort bien se convertir en un tribunal redoutable se verrait traduite une partie de la société, et ce ne serait peut- être ni la moins brillante, ni la moins éclairée.

Autrefois les détenues avaient des hommes pour geôliers. C'était un abus grave et dont le moindre effet était d'éteindre en elles les derniers instincts de la pudeur sans lesquels il n'est guère permis d'espérer de réhabilitation ni d'amendement chez une femme. Cet abus n'existe plus aujourd'hui. La surveillance entière de la prison est confiée à des femmes , et ce n'est que dans les cas urgents de rébellion ouverte que l'intervention des hommes est requise à titre de force armée. Cette substitution de surveillance ne peut manquer d'exercer une grande influence sur la moralité des détenues ; il existe d'ailleurs entre les per- sonnes chargées de les garder un certain ordre hiérarchique qui donne du poids et de l'autorité à cette institution nouvelle.

On a nommé d'abord des gardiennes en chef, avec le litre à^ inspectrices. On exige que ces inspectrices aient reçu une certaine éducation, et c'est même à la classe distinguée qu'elles appartiennent généralement ; de celte façon, elles peuvent exer- cer sur les recluses un ascendant intellectuel et moral , les in- struire, les ramener vers le bien. L'usage de la prison est de faire plusieurs fois par jour des leclures religieuses et morales dans les ateliers ; on a déjà obtenu de ces lectures , de bons ré- sultats. On choisit pour les places d'inspeclrices des personnes sans maris, sans enfants, de façon qu'elles ne soient point dé- tournées de leurs fonctions par des relations de famille. Les inspectrices sont payées mille francs ; elles ont la haute main sur les autres employées , et ne relèvent que du directeur même de la prison; elles portent un costume uniforme, la robe noire et sur la poitrine une médaille attachée au cou par un ruban bleu. Bien que ces places imposent à celles qui les remplissent une vie toute d'esclavage et de réclusion , elles ne laissent pas d'être fort recherchées. Deux places se trouvent vacantes en ce moment, et il y a plus de quarante demandes. Une femme peut,

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il est vrai, ne pas voir dans ces fonctions une tâche purement mécanique; elle peut s'y proposer aussi un but honorable et pieux à remplir, elle peut y voir un moyen d'exercer sa charité, son intelligence et son cœur ; car on conçoit que les occasions de faire le bien ne manquent pas dans une maison de ce genre.

Après les inspectrices, viennent les surveillantes; elles ont huit cent francs, et portent le même costume que les inspec- trices, si ce n'est que leur médaille est placée différemment. Elles sont chargées surtout de surveiller les ateliers, d'y main- tenir le bon ordre et le silence. Enliii, après les inspectrices et les surveillantes , viennent les <70/'^/e««es, qui sont payées six cents francs , et sont chargées de l'inspection des dortoirs, des corridors et des préaux.

Cette subslilution des femmes aux hommes , dans la surveil- lance de la prison, n'est en vigueur à Saint-Lazare que depuis le mois de juillet seulement, et déjù on se plaît à reconnaitre les services rendus par cette innovation. 11 serait à souhaiter qu'une pareille mesure pût être également appliquée dans les maisons centrales, car c'est surtout que l'on peut espérer agir sur les recluses par voie d'amendement. Les détentions prolongées per- mettent d'adopter à leur égard un système d'éducation complet ; cependant on ne saurait nier qu'il ne faille du temps pour opé- rer cette réforme, et plier le caractère des femmes aux difficiles fonctions de geôlière el de guichet re . La maison de correction de Saint-Lazare, avec sa population flottante , passagère et plus habituellement inconséquente que pervertie, était du reste celui de tous les lieux de détention qui devait se prêter le mieux à ce genre d'essais. La première difficulté est vaincue, il ne s'agit plus maintenant que d'en étendre l'application.

A Saint-Lazare, comme partout ailleurs , le travail joue un grand rôle et remplit les trois quarts des journées. Les recluses s'y occupent aux travaux ordinaires des femmes : couture, car- tonnage, dévidage de cachemires, fleurs artificielles; les jeunes recluses au-dessous de seize ans ont la broderie pour principale occupation. Le prix moyen des journées est de quarante à soixante centimes, que l'on emploie de la manière suivante : un tiers reste à l'entreprise , un tiers ù l'ouvrière comme quolilé disponible, et un demi-tiers est déposé entre les mains du direc- teur, pour être remis à chaque détenue à sa sortie Le silence le

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plus absolu est imposé dans les ateliers ; le châtiment employé à

réyard des rebelles et des délinquantes est rinearcéralion pour un temps plus ou moins long dans une cellule, avec une nourri- ture de privation. Il existe même des cachots grillés, il ne se trouve absolument que les quatre mins, un lit de paille, et un soupirail donnant sur une de ces cages en bois placées devant les fenêtres, et appelées abat-jour. Mais il est bien rare que l'on en vienne à de pareilles mesures de rigueur, car ces ca- chots sont humides, malsains et à peine habitables.

Le temps que les détenues passent à Saint-Lazare est trop court pour qu'on puisse arriver à des conséciuences bien appro- fondies sur leurs mœurs elleur caractère. Ou peut établir cepen- d;inl des distinctions de moralité assez tranchées entre les di- vers quartiers dont la prison secompose. Ainsi, il est à remarquer que les prévenues forment en général une espèce indocile, dan- gereuse et qu'il est fort difficile de contenir; cela tient peut-être au fait même de la prévention qui excite toujours une certaine révolte dans le cœur de l'individu qui peut se croire innocent on détenu injustement, tant que son jugement n'est pas pro- noncé. Ensuite, il existe à Saint-Lazare un usage qu'il serait bon, je crois, de modifier : on accorde indistinctement à tout le monde l'autorisation de visiter les prévenues tant que dure l'in- struction. 11 suffit pour cela d'adresser au juge d'instruction une demande à laquelle il fait toujours droit. Il s'en suit que souvent les prévenues sont exposées à recevoir d'étranges vi- sites : les voleurs viennent publiquement au parloir de la prison pour avoir des conférences avec elles, et souvent pour y orga- niser de nouveaux coups qui s'exécutent à leur sortie. On pour- rait, je crois, remédier à ce scandale en prenant quelques infor- mations sur la position sociale et les antécédents des personnes qui demandent à visiter les prévenues. A Dieu ne plaise qu'il faille imprimer à la prévention un caractère d'anticipation péni- tentiaire et répressive entièrement contraire à son esprit ; mais il me semble qu'en i)urifiant en quelque sorte les relations des prévenues, on ne peut qu'agir même dans l'intérêt de leur in- nocence et offrir une garantie morale à leur acquittement.

Les condamnées , proprement dites, appartiennent presque toutes aux dernières classes du peuple ; elles ont été amenées à Saint-Lazare par de petits vols, des délits correctionnels. S0U5

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le rapport des qualités du caractère et du cœur, on remarque une grande différence entre les condamnées et les prostituées , et ce qui surprendra sans doute beaucoup de personnes, c'est que cette différence est à l'avantage des dernières. Les condam- nées sont généralement possédées d'un esprit de rapine, de fraude et de corruption invétérée qu'il est bien difficile de déra- ciner et de combattre ; les prostituées au contraire, plus fran- ches, plusexpansives, douées d'un cœur plus simple, sont rela- tivement plus morales, si l'on prend ce mot de moralité dans un sens de conversion et de repentir. Le défaut d'éducation, la né- cessité, une intelligence des plus bornées, une légèreté d'enfant, tels sont les traits généraux et presque constants du caractère de ces malheureuses. Elles se feraient un grand scrupule souvent de commettre une action qui ressemblât à un vol ou à aucun des délits qui sont devenus chez les condamnées une affaire de per- sévérance et d'habitude. Ces femmes ont été perdues de bonne heure ;' entretenues dans la honte par la pauvreté , elles vou- draient en sortir et y retombent malgré leurs efforts.

Mais parmi les divers quartiers des détenues de Saint-Lazare, il en est un qui mérite de fixer plus particulièrement que tous les autres l'intérêt et l'attention. Je veux parler des jeunes déte- nues au-dessous de dix-huit ans ; on a introduit dans ce quar- tier deux classifications ; la première comprend les petites va- gabondes, les petites mendiantes , les petites voleuses que nous voyons sans cesse errer dans les rues de Paris et que les tribu- naux acquittent en raison de leur âge. La deuxième catégorie comprend les jeunes prostituées, celles qui ont été livrées au li- bertinage par leurs parents , ou s'y sont livrées d'elles-mêmes avant l'âge prescrit par les règlements de police. Lorsqu'elles se présentent pour se faire inscrire, l'usage est de leur deman- der leur nom, leur domicile et de les renvoyer à leurs parents. Si les parents refusent de s'en charger, on les place alors à la prison de Saint-Lazare , elles reçoivent, ainsi que les jeunes détenues, des leçons de lecture, d'écriture , de calcul , de géo- graphie, d'histoire, de couture et de catéchisme, enfin à peu près l'instruction d'un externat ordinaire.

La différence qui existe entre les condamnées et les prosti- tuées se reproduit entre les jeunes condamnées et les jeunes prostituées. Les premières ont déjàl'inslinct du vice et de la dis-

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simulai ion porté ;i un certain degré, elles mealenl sans cesse, se cachent, se détournent et se montrent rebelles aux exhortations qu'on leur adresse; les autres sont . au contraire, plus conlian- tes,plus naïves, plusieurs d'entre elles ont même conservé ce charme de la douceur et de l'ingénuité qui donne tant de grâce à l'adolescence de la femne. Elles méritent d'ailleurs d'être ju- gées avec indulgence, car elles ont été pour la plupart vendues à l'ignominie sans participation directe de leur intelligence et de leur volonté.

C'est un tableau touchant que cette troupe déjeune filles tra- versant le préau en se tenant la main deux par deux, riant et causant entre elles. On se sent pris de tristesse et Ton médite malgré soi sur la destinée humaine, en songeant îi ces virginités orphelines, à ces jeunesses dépouillées de leur printemps, à ces liges fragiles qui ont subi l'attaque de cruels orages, au moment elles allaient fleurir. Comment ne pas être pénétré à la fois dedouleur et d'indignationen songeant que sur ces figures, cou- vertes encore d'un chaste duvet et colorées des doux rayons de la jeunesse, sur ces fronts enfantins et fraîchement épanouis, un hideux stigmate se trouva déjà gravé? C'est alors qu'on se re- tourne avec un juste sentiment de révolte vers le monde, pour lui demander compte de ces enfants qu'il a laissé se flétrir pré- maturément, qu'il a abandonnées sans protection, sans surveil- lance, exposées à toutes les embûches du vice et de la dé- bauche, lien est parmi ces pauvres petites qui n'ont guère plus de onze ans à douze ans. Se peut-il qu'une femme ait le pouvoir de se vendre à cet âge, que chez elle le déshonneur puisse devan- cer l'âge de raison, qu'elle se trouve émancipée par un avilisse- ment précoce , et que son acte social doive être entaché d'une souillure indélébile , lorsque la candeur et l'ignorance habitent encore son cœur?

On éprouve quelque soulagement quand on songe qu'il y a d'une part un reste de barbarie des temps anciens qui ne résistera pas, sans doute, aux idées nouvelles, et que, d'ailleurs, il existe, sinon un remède efficace, du moins un palliatif à de si tristes maux. En effet, s'il est vrai que ce mot seul de prostituée ex- cite dans le monde un juste sentiment de répulsion, il faut dire que le monde ne juge guère cette classe de femmes que par ouï dire ou sur son déplorable Ihéàtre de honte et d'effron-

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(crie. Mais dans la prison , le masque loini>e, et l'un (isl alors à même de démêler les pensées , les instincis de ces malheii- Mises , de lire dans leur cœur et d'apprécier les ressources morales qu'une vie dépravée ne leur a pas entièrement ravies. Si donc quelqu'un nous adressait cette question : Les prosti- tuées sont-elles susceptibles d'amélioration? Peut-on espérer de retirer quelques-unes d'entre elles de l'état honteux elles se trouvent, et de les ramener au bien ? IS'ous répondrions sans hé- siter : Oui, ces femmes sont susceptibles d'être améliorées, et même beaucoup plus qu'on ne le croit généralement. Il n'en est presque pas une, même parmi les plus corrompues, qui n'ait au fond du cœur quelque bon germe qui n'est qu'étouffé et qu'il ne s'agit que de faire revivre sous l'influence delà charité, du par- don et des bons conseils. C'est un tort de les considérer comme un vaste corps intégralement gangrené duquel il n'y a plus qu'à désespérer ; il n'est point vrai que la souillure de la condition in- fecte tout l'individu, le mal n'est souvent qu'à la superficie des choses. Il est bien rare qu'en creusant on ne trouve pas de bonnes natures qui ne sont qu'égarées, des repentirs sincères, des de- mandes de recours en grâce qu'il est du devoir de la société d'encourager et d'accueillir. Comment veut-on que ces femmes ne persévèrent pas dans leur métier? Elis n'ont absolument rien au monde, point de ressources, et elles sont si pauvres pour la plupart, que les habits qu'elles portent ne leur appartiennent même pas.

Plusieurs d'entre elles se montrent charitables, compatissan- tes; on sent que si elles n'étaient point enrôlées forcément et dès leur jeune âge dans la prostitution (car c'est un enrôlement véritable que cet afFreu.x métier) elles eussent pu faire d'honnêtes femmes, de bonnes mères de famille. Lorsque l'une d'elles vient A accoucher, c'est une fêle dans la prison, on dirait un jour ds IS'oêl, elles se pressent autour de la crèche du nouveau-né, c'est à qui l'entourera, le caressera, lechoyera, il est leur tils atonies ; il semble qur ces pauvres femmesveuillent par leurs démonstra- tions et leurs signes de tendresse, consoler cet enfant d'être venu au monde au milieu d'elles. Ce sont de bons sentiments et dont on peut assurément tirer parti. Il paraît constant et il est établi d'après les rapports de tous les inspecteurs, que, de- puis dix ou quinze ans, la prison de Saint-Lazare n'est pas re-

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connaissable. Autrefois, la conduite et le langage des i)rosti- tuées offraient un perpétuel scandale ; l'aspect des cours et des dortoirs représentait les tableaux de corruption de Sodoine et de Gomorrhe. Dulaure dans son Histoire de Paris, appelle les dé- tenues de Saint-Lazare, des bacchantes enivrées. Aujourd'hui tout a changé de face. Plus de discours obscènes, de regards effrontés; chaque jour, à force de douceur, d'attentions, on ob- tient de la part de ces femmes des preuves de repentir et de sou- mission qui font bien voir qu'elles ne demandent souvent qu'ù se réconcilier sincèrement avec le bien; mais pour cela, il faut qu'on les seconde. Presque toutes détestent leur métier et témoi- moignent un vif désir d'en sortir, : » Aii ! maudite vie ! quand donc pourrai-je la quitter ! Quel malheur d'être obligée d'y rentrer! » Telles sont les exclamations qui leur échappent sans cesse. N'est-il pas cruel de penser qu'elles n'ont presque toutes en sortant de prison, d'autre ressource que de se livrer de nou- veau à ce métier dont elles comprennent la honte ? Pour appré- cier le malheur d'une alternative pareille, il ne faut qu'avoir assisté aux scènes de larmes, de désespoir et de contrition qu'excitent souvent en elles les exhortations religieuses qui leur sont adressées ou les retours qu'elles font sur elles-mêmes. Mais pour bien les juger, pour connaître au juste l'action que l'on peut exercer sur ces cœurs égarés , c'est surtout à la cha- pelle qu'il faut les voir, car elles se montrent en quelque sorte sous leur bon côté et, sinon entièrement telles qu'elles sont, du moins telles qu'elles pourraient devenir. On a pris à Saint-Lazare une mesure qui, je crois, est adoptée aujour- d'hui dans toute les prisons, c'est de rendre le culte entièrement volontaire ; les détenues n'assistent à la messe que lorsqu'elles le veulent bien ; c'est le moyen le plus sûr de maintenir parmi elles le bon ordre et la décence que le service divin réclame. Un étranger qui assisterait le dimanche à la messe que l'on dit à Saint-Lazare, ne croirait jamais se trouver au milieu de jH-osli- luées détenues, tant elles se montrent attentives, pieuses et ani- mées d'un zèle véritable pour les pratiques de la religion. Il n'y a point d'hypocrisie dans leur fait : quel serait leur but en affi- chant des sentiments qu'elles n'éprouveraient pas ? Le temps n'est plus le bigotisme devenait même dans les prisons un titre aux faveurs et aux gi âces ; on sait d'ailleurs qu'en général les

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femmes de celte classe ne se donnent guôre la peine de dis- simuler.

L'an dernier, l'archevêque de Paris est venu leur donner la confirmation, et il a été surpris et presque édifié des sentiments de ferveur qu'elles ont montrés en recevant ce sacrement. Il a dé- claré en sortant n'avoir point rencontré, dans un grand nombre de paroisses, plus de zèle ni de pieux recueillement. Elles com- munient, se confessent volontiers. Le dimanche, à la messe, on chante des cantiques à la chapelle, mais non pas des cantiques de missions arrangés sur des airs vulgaires; on a soin de choisir des morceaux tirés des bons maîtres, de Palestrina , de Léo, de Pergolèse. Les chanteuses, ou pour mieux dire les chantres, sont prises dans le quartier des jeunes prostituées ; une des inspec- trices,- qui est bonne musicienne, se charge de les discipliner et de les faire chanter en parties. Il n'est point difficile de trou- ver, sur cent ou cent cinquante jeunes filles , douze ou quinze jolies voix. Or n'est-il pas touchant d'entendre, sous la voûte de cette chapelle impure, s'élever ces voix douces qui semblent im- plorer l'oubli des premiers égarements dont le cœnr n'a pas en- core été complice? On croit entendre l'écho des tendres plaintes de la fille de Jephté, mêlées aux accents des anges qui demandent grâce pour elles.

C'est en pareil lieu que la religion triomphe ; c'est quand le monde ne peut plus rien pour soulager et consoler des créatures qu'il a flétries , puis rejelées , c'est alors que la religion, cette tïlle du ciel que rien ne rebute, accourt pour leur offrir les se- cours de la sublime miséricorde. Elle seule peut-être a le pou- voir de faire revivre ces cœurs qui n'ont plus d'autres espérances et d'autres illusions que celles delà foi. Il existe à Saint-Lazare un fonctionnaire dont nous nous sommes réservé de parler en dernier lieu, car il est, suivant nous , le plus important de tous par la mission à la fois apostolique et morale dont il est revêtu, et les bienfaits qu'il est à même de répandre; ce fonctionnaire, on l'a nommé déjà sans doute, c'est l'aumônier.

Ce n'est pas sans raison que nous employons , pour le dési- gner, ce mot de /bnc^îonnaire qui ne s'accorde guère, en appa- rence, avec le titre et le caractère du prêtre; mais c'est que, dans l'aumônier d'une prison comme Saint-Lazare, il faut qu'il y ait, non-seulement du prèlre et de l'apôtre, mais aussi de

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l'homme, du père de famille, du consohileur, du bienfaiteur, de l'ami. Il ne s'adresse point à des fidèles ordinaires , ce sonl des paroissiennes, des pénitentes , des communiantes d'un nouveau genre. Il est souvent beaucoup plus nécessaire de consoler et d'instruire que de prêcher et de catéchiser. La religion bien en- tendue sait parlera chacun le langage qui lui convient, c'est une bonne mère qui ne désespère jamais de ses enfants égarés : die sait que si elle parvient à adoucir leurs cœurs, ù les rame- ner à elle, elle peut compter sur leur attachement et leur pieuse gratitude.

L'aumônier actuel de la prison de Saint-Lazare est parfaite- ment dans ses fonctions. C'est un homme d'un caractère doux , conciliant, qui comprend les devoirs et les exigences de sa mis- sion. Il connaît assez le monde pour être au fait de ses égare- ments et de ses abus ; il est doué surtout de cette qualité qui est, chez un prêtre , la plus essentielle de toutes peut-être : la tolé- rance. Il a su se faire aimer des femmes qu'il est chargé d'éclai- rer et d'instruire, gagner leur confiance en se mettant à la por- tée de leurs sentiments et de leur position; aucun péché, au- cune confession ne l'épouvante ; l'oubli du passé est d'avance gravé en tête de son Évangile. Autrefois, l'aumônerie de Saint- Lazare était une place de corvée et de rebut; les prêtres qui la remplissaient n'y apportaient qu'un esprit de dégoût et d'intolé- rance; l'un d'eux allait même jusqu'à taxer d'animaux' ùn- inondes les détenues confiées à sa tutelle. Plus intelligent et plus charitable que ses prédécesseurs , l'aumônier actuel a compris qu'il y avait du bien à faire dans cette place, des consolations et des paroles de paix à apporter dans une enceinte qui réunit sou- vent plus de pénitentes et de victimes que de vraies coupables. Il s'est dit que le ministre de Dieu triomphe comme l'opérateur dans les cures les plus difficiles , que son premier devoir est de s'attacher surtout à répandre le baume sur les plaies de l'huma- nité les plus vives. Il ne nomme jamais les prisonnières autre- ment que : « Mes enfants, mes tilles, mes amies. » Il compte peu, comme il le dit, sur les instructions solennelles du prône, il pré- fère prendre les détenues en particulier , leur adresser des re- montrances , des exhortations faites spécialement pour elles : « Allons ! mes filles, leur dit-il ; du courage ! revenez au bien, il en est temps encore, la route qui doit vous y ramener vous est

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ouverte. Vous avez mené, diles-voiis, mu; mauvaise vie? Eli bien ! c'est un malheur ((ui j)eutse réparer avec une l)onne conduite, de la persévérance et de la bonne volonté. Le bon Dieu n'aban- donne jamais ses enfants, le bon Dieu (il n'emploie jamais le Dom duClirist afin d'élre mieux compris) est venu sur la terre , non pas pour visiter les riclies, les bienheureux et les grandes dames de ce monde, c'est pour les pauvres, les malheureux qu'il est venu. Madeleine n'était pas antre chose qu'une pauvre femme comme vous, elle avait péché, elle s'était égarée; mais elle s'est lepentie de bonne foi et elle est devenue, par la suite, une grande sainte. Allons, mes filles, travaillez à vous corriger ; en sortant de la prison, devenez honnêtes femmes et on vous tien- dra bon compte de vos efforts. Vous verrez combien il est doux de jouir de l'amour de Dieu , du contentement de soi-même et de l'estime de son prochain; tout cela , mes enfants, peut vous être rendu si vous le voulez bien. »

Ordinairement ces petits sermons i)roduisenl un très-bon effet; ils sont accueillis par des soupirs, des larmes, des protestations de retour au bien , des promesses de bonne conduite qui s'ac- compliront s'il plaît à Dieu , ou, pour mieux dire , s'il plaît aux hommes.

Un vicaire de paroisse qui n'a guère que quelques messes à dire , à escorter les convois et à prononcer de loin en loin quel- ques sermons, c'est-à-dire huit ou dix heures de travail par se- maine au plus, est payé de quatre à cinq mille francs par an. Un aumônier de prison (|ui fait, comme on dit, ses preuves jour- nalières, puisqu'il est en rapport continuel avec mille ou douze cents détenus , n'est payé que 2,000 francs. Il a déjà , lien que d'aumônes à distribuer dans la prison, près de cinq cents francs ù dépenser par an. Restent donc quinze cents francs , somme in suffisante et qui d'ailleurs ne s'accorde pas avec les fonctions d'un homme chargé d'assainir moralement et d'améliorer la par- lie de la population regardée généralement comme la plus cor- rompue. Il existe dans le clergé des fonctions de pure représen- tation, d'autres au contraire toutes sociales, toutes militantes; ne pourrait-on pas retrancher le superflu aux unes pour accor- der aux autres le nécessaire? Ce serait , je crois , une bonne ré- forme ù introduire. Les aumôniers de prisons et de régiments ressemblent aux soldats. Quand ils font bien bur devoir, il ne

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faut pas lésiner sur leur salaire. Ils payent à la fois de leur personne et de leur croyance j ils se trouvent tous les jours sur le champ de bataille , et il serait injuste de ne pas leur tenir compte de leurs états de service.

S'il est vrai qu'on rencontre en visitant la prison de Saint- Lazare de bien tristes tableaux, on peut du moins en rapporter cette vérité consolante : c'est que si Paris voulait, il n'y aurait point de ville en Europe la prostitution serait plus circon- scrite, plus amortie, réduite enfin à ce qu'elle devrait être, l'uni- que ressource et le pis aller clandestin du libertinage et de la débauche. S'il est vrai qu'il n'y ait point de population le vice et la corruption s'insinuent plus facilement que dans celle de Paris, il n'en est pas non plus dont la guérison morale s'opère plus aisément j car elle est douée de beaucoup d'instinct, de franchise, et même, dans ses plus vicieuses exceptions, d'un certain point d'honneur vivace qui ne la quitte jamais. Anéantir la prostitution est une utopie dont l'accomplissement immédiat serait, non-seulement impossible, mais probablement dangereux. II s'agit seulement de la cerner, de la circonvenir, de l'arracher des classes pauvres pour la confiner uniquement dans les classes vicieuses ; et quel progrès, quel beau trophée de civilisation et de morale à étaler aux yeux des autres nations qu'une prostitu- tion purement volontaire, sans taxe forcée de nécessité ni de misère ! C'est en France, sur cette terre où, par suite du carac- tère national, la destinée de la femme se développe le plus com- plètement dans ses splendeurs et ses infortunes, qu'une pareille réforme doit prendre l'initiative. Mais, pour arriver là, il ne faut point que cette tâche reste seulement confiée aux soins de quel- ques philanthropes ou de quelques publicisîes ; il faut que chacun y coopère individuellement dans son commerce et sa vie privée. Il ne suffit pas d'agir sur les masses, si les efforts particuliers ne viennent pas en aide au concours général ; il faut considérer cela comme une dette onéreuse que la société a contracté vis à vis d'elle-même j chacun de ses membres doit; suivant son pou- voir, contribuer à l'acquitter.

A. Fremy.

Critique SitUvaiu.

L'HOMME ET L'ARGENT,

PAR M. EMILE SOCVESTRK.

Après la lecture du nouveau roman de M. Emile Souveslre, il nous semble qu'il est possible de déterminer rigoureusement le caractère du talent de l'auteur. Ce n'est pas que nous voulions assigner des bornes infranchissables à ce talent si vrai, si parti- culier et si fécond ; mais nous pensons que , d'après les preuves qu'il a faites jusqu'à ce jour, on peut dire avec quelque certi- tude dans quel cercle on aura désormais à constater ses progrès, et vers quel idéal il s'avancera de plus en plus dans le cours d'une carrière commencée avec tant de succès.

A voir au fond des choses, un poëte n'a jamais qu'une idéej ce qui , aux yeux des gens superficiels , paraîtrait constituer sa faiblesse, est peut-être ce qui fait sa force. Être poëte, c'est avoir une certaine manière persévérante de sentir et de comprendre la vie. Cette constance que le poëte garde à sa muse, n'implique point la monotonie. Les événements sont infinis, les passions diverses, les phénomènes changeants, et la poésie doit repro- duire celte variété incessamment renouvelée des faits extérieurs; mais considérer le mobile spectacle du monde d'un point de vue original , et partout retrouver les reflets d'un moi toujours le même, voilà le secret de l'art. Si nous voulions citer des exem- ples à l'appui de celle assertion^ notre époque nous en offrirait

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d'irrécusables. Depuis la Méditation sur la montagne jusqu'à la Chute d'un Amje , ne suit-on pas , dans l'œuvre de M. de Lamartine, l'unité d'une pensée qui se développe sans s'inter- rompre? Ne voit-on pas la cliaîne qui joint RtiyBlas à Han d^ Islande ? Mais, à ne considérer que les plus grands poètes des plus grandes époques, et ceux dont la lyre est à toutes cordes, je montrerais volontiers que leur instrument complet a toujours reproduit une mélodie dominante et fidèle ù elle-même. Sliak- speare, dont le génie n'a guère été admiré, jusqu'à ce jour, qu'à cause de sa diversité, a aussi une identité jirofonde et soutenue. Hamlet donne la clef de son tliéàtre, qui, depuis Roméo et Ju' /ie//e jusqu'au Roi Lear, poursuit, à travers tous les âges et toutes les passions de la vie humaine, la pensée constante du doute. La reine Elisabeth fut, avant le prince d'Orange et Henri IV, le champion de la révolution religieuse et politique qui changea , au \.\\<^ siècle , la face de l'Europe ; et c'est par l'esprit, plus encore que par sa date, que Shakspearefut le petite d'Elisabeth.

Pourquoi n'en serait-il pas des romanciers comme des poëtes? Faut-il établir entre eux une ligne de démarcation absolue? Le roman , dit-on , est l'expression exclusive de la réalité ; pour soutenir cette définition, il faudrait prouver qu'il y a un ordre complet de sentiments dans lesquels la réalité n'a rien à faire. Mais l'homme voit toutes choses à travers les événements de sa vie ; et, comme le roman, la poésie emprunte d'eux sa donnée el sa forme. René n'est-il pas aussi idéal que Lara ? et Lara n'a- t-il pas , comme René , un pied posé sur la terre réelle de ce monde? Quand même on contesterait la fraternité de ces deux chefs-d'œuvre et des deux genres auxquels ils appartiennent, nous trouverions encore dans les faits de l'histoire littéraire des preuves à l'appui de l'assertion que j'ai avancée. Si on faisait avec soin l'analyse et en quelque sorte la physiologie des con- ceptions de Walter Scott , ne trouverait-on |)as dans son œuvre, toute considérable qu'elle est, et malgré la variété irrécusable de physionomies qu'on y admire , un motif fondamental qui se reproduit sans cesse sous des rhythmes différents?

Avant d'être romancier, M. Emile Souvestre a commencé par être poète; des vers , pleins de ce sentiment élégiaque qui carac- térise les Bretons, lui ont valu les i»remières amitiés qui ont

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décid»^ (le sa carrière. Cependant il esl un des écrivains qui , au premier regard , sembleraient avoir le plus respecté cette an- cienne division de la poésie et du roman , universellement adop- tée, avant que Rousseau n'eût donné de nouveaux exemples imités par notre siècle. La prose de M. Souvestre est simple, sa pensée est tournée vers les applications positives , son imagina- tion paraît s'être imposé le devoir de traiter de préférence des questions d'économie politique. Mais, même au milieu de ce cercle tout industriel dans lequel on dirait qu'il veut désormais retrancher sa pensée, on sentie retentissement de ses vers d'au- trefois; ses romans ne sont qu'une transformation de sa poésie, el il ne sera pas, je pense, diiïicile de mettre en lumière l'unité de l'œuvre qu'il a accomplie jusqu'à ce jour.

C'est dans le caractère breton que je trouve la source de cette unité. Ce n'est pas par une vaine ostentation de provincialisnte que M. Souvestre a placé en Bretagne la scène de tous ses ou- vrages; le légitime amour de la terre natale ne justifierait pas sa persévérance en ce point, s'il n'y avait entre ce pays el lui de plus fortes attaches que celle du sang. Sa pensée n'a pas de moins profondes racines que sa vie, dans cette terre mélanco- lique de ses ancêtres.

Paris nourrit une véritable pléiade de poëtes bretons; il faut leur rendre celte justice qu'ils ont entre eux , sinon des amitiés plus vives , du moins des analogies plus grandes que celles qui unissent les écrivains des autres provinces. Le Midi, par exemple, compte dans la jeune littérature parisienne des repré- sentants aussi nombreux que ceux de la Bretagne ; mais quelles affinités décisives pourrait-on constater parmi ceux-là? Terre foulée par toutes les invasions du monde antique et du monde moderne, la Provence a gardé la trace de toutes les nations de l'Europe : la rudesse des Ligures, l'inccmstance des Grecs, la vigueur romaine, la souplesse italienne, la gravité espagnole; tels sont les dons (lu'elle a reçus des aïeux, et le soleil de ses rivages exalte tour à tour toutes ces qualités chez les descen- dants de toutes ces races. La Bretagne, au contraire, est une arène dans laquelle les plus anciennes populations de l'Occident ont su faire respecter leur défaite; les transformations qui ont changé la religion et modifié les mœurs des Kimris n'ont pas altéré l'essence réelle de leui' sang.

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Quel est donc le signe particulier du caractère breton? On a recueilli en Angl(!lerre des chants allribués aux vieux Armori- cains : ce sont des modulations simples , courtes , tristes, et dont la fréquente réi)étition imprime fortement dans l'àme l'image d'une désolation indicible. Soit que ces cantilènes re- produisent le deuil d'un dernier Druide , soit qu'elles rendent le dernier cri de guerre du dernier chef, soit qu'elles peignent la transmigralion des âmes à travers les plaines brumeuses de l'Océan breton, elles sont toutes marquées du sceau de cette douleur profonde , qui est avare d'expansion, et dont la plainte est f'U quelque sorte muette. La nature du pays qui a vu naître ces chants ne suffit pas pour les expliquer. Sans doute les bruyères et les aulnaies, que 31. Souvestre a si bien fait gémir dans sou dernier roman , ne devaient pas enfanter une poésie capricieuse, passionnée et sensuelle; mais dans l'esprit breton on sent encore plus la voix d'un peuple en souffrance que le vent de l'Océan du Nord et l'écho de ses plages arides. Il faut remon- ter jusqu'aux temps reculés pour surprendre le secret de cette tristesse native des habitants de l'Ouest ; débris des plus antiques races qui couvraient le sol primitif de la Gaule, ils ont conservé, en face des vainqueurs de leurs pères, je ne sais quelle atti- tude dolente et réservée se cache l'héréditaire ressentiment de leur déchéance.

Ce caractère plaintif et douloureux a deux aspects , dont l'un est la conséquence de l'autre. Dans son premier état , que j'ap- pellerai élémentaire , le Breton se réfugie dans une sorte d'en- veloppement et de tristesse voilée , il semble chercher l'oubli des maux que les siècles en s'écoulant n'ont pas effacés de sa fidèle mémoire. Cette situation de son âme se trouve parfaite- ment rendue dans la plupart des monuments originaux de la poésie bretonne que le premier livre de M. Souvestre nous a ré- vélés ; elle a produit aussi les chants les plus purs de ces jeunes enfants de l'Armorique , déserteurs de sa vieille langue, mais non pas de son génie , et qui ont enrichi la littérature française, tout en paraissant exprimer le regret d'avoir subi sa civilisa- tion. Mais s'il arrive à l'esprit breton de rompre la solitaire inaction de sa tristesse , alors il éclate en protestations hardies contre le présent ; il descend de ses bruyères , comme autrefois le sublime paysan vint des bords du Danube pour faire entendre.

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au milieu des conui»Uoiis de Roint', la voix de son iioiinèlelé indignée, el de son bon sens longteini)s condamné au silence. Quelquefois même il reprend la robe prophélique des Druides et sort de ses forêts pour ramener dans le monde la notion de l'ordre et le culte mystérieux de l'infini qui semblent s'y éteindre chaque jour. Deux bretons, dans notre siècle, se sont attribué celte grande mission : M. de Chateaubriand et M. de La Men- nais ont voulu restaurer parmi nous le sentiment de la religion dont la tradition semble s'être conservée plus vivace aux pieds de leurs chênes antiques.

M. Emile Souvestre ne prétend point aux honneurs d'un si haut sacerdoce. Mais ce qui le caractérise , c'est la protestation naturelle de l'humeur bretonne. Ce Kimri , au parler nef et sobre, à la pensée pleine de justice, de tristesse et d'énergie tout ensemble, semble s'être chargé des vengeances que ses an- cêtres avaient à exercer contre les Romains , contre les Ger- mains, contre les Francs, contre tous les hommes venus du Midi ou du Nord pour les refouler sur les rives de leur sombre Océan. Il leur demande compte de la légitimité de leur con- quête , de l'usage qu'ils ont fait de la force , et de leur organisa- tion non moins violente que leurs victoires; il se sent prédestiné par sa naissance et par l'histoire de son pays, à être le frère de tous les opprimés, et le défenseur de toutes les intelligences qui ont subi , comme ses aïeux , la loi de l'invasion et le joug inévi- table du présent. Tout ce que M. Augustin Thierry et ses élèves ont dit sur la transmission et la solidarité des races , je le trouve parfaitement vérifié dans le talent de M. Souvestre.

Mais l'auteur des Derniers Bretons est trop homme de sens pour prendre la question dans ses profondeurs historiques, ainsi que nous la présentons. Il sait trop jusqu'où le public d'aujour- d'hui peut suivre la rêverie des poètes et l'éloquence des tribuns j etila, ce dont personne ne l'admire plus que moi, assez d'empire sur lui-même pour mesurer aux lecteurs la juste portion d'en- thousiasme ou d'amertume qu'il faut leur donner. Après avoir rassemblé , pour son début , les traditions les plus originales et les plus élevées de son pays natal , et avoir ainsi fixé son point de départ en pleine poésie, il s'est hâté de se mettre à la portée des préoccupations actuelles et des goûts positifs du public. II n'a point sevré ses lèvres et soti cœur des sources pures U les

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avait iioiims ; mais il en a méiiayé le Hol à sos lecteurs, et il Ta fait couler au milieu de leurs habitudes les plus familières et les plus réelles.

Son premier essai dans ce genre fut l'Échelle de Femmes, re- cueil de petits romans il avait voulu esquisser les différentes fortunes que Porganisalion sociale avait faites aux femmes de noire temps. Il n'y avait dans ce livre aucune de ces questions qu'on soulève aujourd'hui sur les changements qui pourraient s'introduire dans les relations de la vie privée; une pareille in- novation serait trop contraire à l'esprit des saintes et vieilles mœurs que tous les écrivains bretons défendent comme une partie de l'héritage de leurs pères. Montrer l'inégalité des con- dilions, en peignant le sort que les femmes rencontrent selon qu'elles soni placées en haut ou au bas de l'échelle sociale; telle avait été, si je ne me trompe, la pensée de M. Souvestre.

La même idée se développa sous une autre forme , et d'une manière plus large à la fois et plus précise, dans le roman de Biche et pauvre. Le double succès de ce livre, qui a eu la contre-épreuve du théâtre, a sans doute déterminé la carrière de l'auîeur; il a exercé une telle influence sur les productions ])os(érieures de son talent , que celles-ci ne semblent être que les conséquences naturelles d'un principe une fois posé. Les nouvelles nombreuses qui sont sorties de la plume de M. Sou- vestre, les pièces qu'il a fait applaudir au théâtre, et le nouveau roman que nous allons examiner, relèvent d'une pensée com- mune dont renchaînemenl n'est pas difficile à saisir.

Dans Riche et Pauvre, la thèse de l'opprimé et de l'oppres- seur, du conquérant et de l'homme contiuis, se déi)at dans toute sa netteté. Mais ce n'est pas, comme Waller-Scolt en a donné l'exemple, dans son roman d'/roM/ioë, sous la forme à demi épique de l'histoire , que M. Souvestre pose cette question ; il en comprend, sans nul doute, toute l'élévation; il en sonde, dans son propre cœur et dans celui de son pays , les racines mystérieuses. Cependant, de ce qui serait un rappel ù des sou- venirs trop solennels, à des éludes trop particulières, il n'en trahit pas le roleutissement ; et , traduisant sa pensée jilus qu'il ne l'exprime, il montre au public, dans l'oppresseur et l'op- primé, non pas le Romain et le Kimri, mais un homme riche de noire temps dont l'oisiveté déveloitpe toutes les qualités c(

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loiis les vices , cl un homme pauvre que l'ombre de son puis- sant voisin étouffe, et qui ne peut trouver dans le tiavail une issue honorai)le A i'éneryie de son àine. Ainsi un sentiment poé- tique est passé à rélat de réalité populaire; et, grâce à cette transformation, nous avons un romancier de plus.

Le riche, c'est le conquérant romain ou Franck, possesseur de la terre, délt'uteur de la fortune publique , alîranchi du labeur, voluptueux, insolent; le pauvre, c'est le Kimri soumis, serf de la j;lèbe , dépouillé de la j)ropriété et de l'argent qui en est le signe, condamné au travail éternel, à une vie dure, humble, consternée. Le riche a des liens au dehors , il s'appuie sur toute une hiérarchie extérieure; le pauvre, c'est l'homme du .sol; il n'a de rapports qu'avec le champ il est né, qu'il laboure sans le posséder, il mourra. Un esprit cultivé ne saurait niécon- naitre ces similitudes , et il en tire un genre d'intérêt qui a de la grandeur. Cependant , à prendre le roman au pied de la lettre , que renferme-t-i! , sinon la peinture vraie , éloquente , amère quelquefois, de la lutte de deux classes de la société? Ce tableau suffit pour attacher bien des gens, même parmi les plus diffi- ciles ; et pour ne pas rester inaccessible aux lecteurs les plus incultes et les plus nombreux, l'auteur a soin d'environner ses personnages de tout l'attirail de la réalité la plus solide et la plus pesante; en sorte que ceux-ci ne voyent i)lus que des clercs de procureur, des avocats , des marchands, des grisettes, des articles du code, une mansarde et un réchaud, je cher- chais tout à l'heure la prêtresse Velléda, les brumes de l'Océan, les pierres druidiques, et la séculaire protestation de toute une race décimée par l'épée civilisatrice de César et des Mérovin- giens. H faut estimer la fortune des écrivains qui peuvent four- nir matière à des interprétations aussi variées.

Les deux pièces que M. Souveslre a fait représenter au Gym- nase, sont évidemment conçues d'après le même sentiment. Dans V Interdiction, un protestant à qui on a ôté sa liberté , à qui on tente de ravir encore sa fortune et sa raison même , de- vient l'expression de cette critique du droit de conquête, pour- suivie sous toutes les formes par iU. Souveslre. Henri Hamelin n'est-il pas esclave du comptoir, comme l'Armoricain était es- clave de la glèbe ? Son esprit n'est-il pas enveloppé dans les li- sières du travail, comme le génie breton demeurait muet dans

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les chaînes de la servitude? Sa force cachée n'éclale-t-elle pas enfin par sa vertu, pour protester aussi contre la supériorité mal acquise d'une intelligence dépravée par l'oisiveté? Je borne- rai à ces exemples une analyse qui deviendrait trop minutieuse en s'étendant davantage.

Je retrouve l'unité du talent de M. Souvestre , non-seulement dans le sentiment excellent et soutenu de ses compositions, mais encore dans la forme qu'il a l'habitude de leur donner. Son es- prit, dont la logique, la clarté , l'observation , sont les qualités les plus apparentes , sait prêter un vif intérêt de drame et d'ac- tion à toutes les questions qu'il agite. Si j'ai pénétré le secret de ces conceptions que le public accueille avec tant d'empresse- ment, je ne craindrai pas de le divulguer; je m'en fie à la fé- conde imagination de M. Souvestre , du soin de déguiser celte identité inévitable , qu'un esprit habitué aux comparaisons peut Lien découvrir, mais qui , aux yeux du public, constitue l'unité du talent , et non pas son uniformité.

Entre les deux lutteurs que M. Souvestre introduit en scène, entre le Romain et le Kimri, il place ordinairement un person- nage qui est chargé de porter le poids des malheurs qu'enfante leur rencontre. Les hommes sont d'une nature énergique et per- sévérante dans les romans de M. Souvestre; si le vainqueur et le vaincu sont inégalement partagés par le sort, ils sont également doués par la nature. L'un des deux plie nécessairement, mais il ne rompt pas ; après sa défaite , il se survit encore; et l'on sent qu'en touchant la terre , il a reçu des forces nouvelles qu'il tient en réserve pour reprendre plus tard et perpétuer le combat. Cette observation me paraît très-importante ; le Romain est fort parce qu'il triomphe; le Kimri ne l'est pas moins, puisqu'il doit succomber et protester toujours. Placés en face l'un de l'autre, et sans intermédiaire , ces deux types seraient donc invulné- rables par la raison qu'ils sont absolus et éternels ; il leur faut une victime dont les douleur s expriment la victoire de l'un et la chute de l'autre; un être faible, accessible aux blessures, aux an- goisses, à la mort, peut seul remplir la cruelle mission d'être la mesure de leurpuissance. Une femme occupe toujours cet emploi dans les concei)lions de M. Souvestre; attachée au plusfaiblepar une naturelle sympathie, c'est en elle que celui-ci est immolé. Il y a , dans ce sacritice , quelque chose de profondément lou-

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chanl ; et je iip crois pas m'avancer beaucoup eu disant que cVsl une des sources de palliétique les plus naturelles et les plus sûres qui aient été découvertes par notie époque. Mais, pour être fidèle à la réalité des faits, ce symbole ne manquerait-il pas à celle des sentiments ? Peindre la femme essentiellement faible, entre deux hommes essentiellement forts, c'est venger notre sexe des élo- quentes attaques dont il a été l'objet de nos jours; mais ne faut-il pas prendre garde aussi d'exagérer, par cette image con- stamment reproduite, la débilité de ce sexe en révolte? Je ne crois pas non plus qu'il soit inutile de faire observer ici que cette peinture de l'infériorité décisive de la femme est d'un sen- timent tout à fait breton. Entre le Romain et le Kimri qui lut- tent, la femme tremblante et oisive auprès du foyer, n'est que la proie du vainqueur.

Après avoir donné une définition rigoureuse de la pensée et do la manière de M. Souvestre , il nous sera aisé de constater le progrès que son dernier livre marque dans la marche de son talent. L'Homme et l'Argent tsi une nouvelle transformation de cette lutte sociale qui fait l'objet de toutes les études et de toutes les conceptions de l'auteur. Son idée dominante s'y pré- cise de plus en plus; les moyens mis en œuvre pour l'exprimer deviennent de plus en plus simples, mais aussi de plus en plus positifs. Pour la forme , il m'a semblé y sentir l'influence de ce répertoire du Gymnase , que M. Souvestre est destiné à enrichir encore, et qui n'agit qu'avec une grande économie de person- nages et d'incidents. Pour le fond, l'antique génie breton s'y résout de plus en plus en applications présentes; et l'histoire y abdique en faveur de l'économie politique. Sous ce rapport , on dirait que les romans industriels que l'Angleterre nous a en- voyés , dans ces dernières années , ont achevé de révéler M. Souvestre à lui-même. Puisque cette place devait être occu- pée chez nous , je ne sache pas d'esprit qui pût la remplir plus dignement , ni en tirer un plus honorable parti pour le soulage- ment des misères du peuple.

Mais ne croyez pas que M. Souvestre puisse être infidèle à la donnée poétique qui forme la base de toutes ses inventions. L'a- nalyse de son nouvel ouvrage montrera suffisamment qu'il ne s'en est jamais moins écarté. Au début du roman , la diligence de Paris amène au fond de la Bretagne , près de Morlaix , parmi

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d'autres voyageurs, trois hommes, qui jouent des rôles impor- tants dans la suite de la ooraposilioii. Deux sont Bretons, le troisième est Parisien ; celui-ci, encore mystérieux , brille dans la conversation par une aptitude universelle et pai' une élégance qui n'exclut j)as la profondeur. Mais (|ue vient-il faire à Mor- laix? Celte question préoccupe vivement M. Dubois, médecin de la vallée , argus de village , dont la manie est de prendre le diagnostic complet de tous les commérages et de tous les secrets de ses clients. L'autre Breton est une i)hysionomie i)lus austère; directeur d'une usine de papeterie dans le vallon de Penboàt , il n'annonce encore qu'un bon sens plein de réserve et de fermeté. Séverin . c'est son nom . dit adieu , ;^ Morlaix , à ses compagnons de voyage, et prend à pied la route de son moulin. Anna , sa fille, accourt au devant de lui; et. au bonheur avec lequel il la serre dans ses bras, on sent qu'elle est toute .sa famille et oute sa joie.

Quelques jours ai)rès , Séverin et Anna, surpris par l'orage dans la campagne , renconirent le mystérieux Parisien, qui leur offre son cabriolet et <iui les force à l'accepter. 11 ne peut, à son tour, refuser l'hospitalité qu'ils le prient de recevoir au moulin. Voilà une liaison commencée sous des auspices qui ne laissent |)as de place à la défiance. Ce jeune Parisien s'a|)pelle Élie de Beaucourt, Mais M. Dubois, (jui l'a revu chez Séverin, se de- mande toujours quel est le but de son voyage. Le rusé médecin finit par découvrir qu'Élie est le neveu de M. Caillot, riche ban- quier de Paris, qui se propose de fonder ù Penhoàt un établis- sement rival de celui de Séverin. Élie est-il donc un espion envoyé par son oncle? Conçue par Dubois , cette pensée n'é- chappe point à Anna. La communi(juera-t-elle à son père? Déjà éprise d'Elie à son insu, elle trouve l'occasion de l'inlerroger. Cette explication lui ù!e toutes ses craintes et redouble sou afifec- tion. 11 est vrai qu'Élie est venu avec la commission expresse de calculer, sur les lieux, toutes les chances de succès d'une entreprise industrielle ; mais il a été tellement touché du bon- heur de Séverin et de sa fille, et il est si bien convaincu de l'ir- réparable piéjudice <iue leur causerait une concurrence, qu'il s'est rangé de leur coté, et qu'il écrit à Paris pour rendre inu- tiles tous les i)rojels de son oncle.

L'orage, que la bonté d'Élie voulait conjuier. accable pour-

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lanl le moulin de Penhoât. M. Gaillol, le banquier, avait une femme quis'ajjpelait Eulalie, et que M. Souveslre, faisant allu- sion à ces révoltes domestiques dont nous avons parlé, a classée dans la caléjîorie des femmes incomprises. Créature dolente, nerveuse, et en insurrection contre l'esprit positif de son mari, ce n'est pas seulement par des rêveries poéliques quEulalie s'est vengée de la jirose de son ménage; son dernier scandale a été plus bruyant que les autres. Il faut qu'elle quille Paris , qu'elle rompe avec ses connaissances, qu'elle se dérobe, non pas à leur indignalion , mais à leur ironie; pour faciliter son départ, elle abandonne une parlie de sa dol à son mari; et avec cet argent, M. Gaillot va pouvoir poursuivre les projets que les mesures prises par Élie auprès de ses préteurs, n'avaient que suspendus.

Déjù, vous le voyez, se déroule nettement la pensée familière de M. Souvestre. Séverin , c'est toujours le Breton, propriétaire primitif du sol , c'est la race originelle, forte de son droit et de sa conscience; Gaillot, c'est l'homme de race moderne et étran- gère; il va quitter Paris, emportant avec lui les armes qu'une civilisation nouvelle a forgées , et qui, dans les mains de l'injus- tice . vont faire plier une volonté plus énergique, plus morale et plus légitime que la sienne. Voilà donc ce grand fait histo- rique de l'invasion qui se reproduit ici sous des formes transpa- rentes. Quelle sera la victime destinée aux traits du conquérant? Vous l'avez déjà nommée. C'est Anna.

Surpris par l'arrivée inattendue de son oncle en Bretagne, Elle compte sur sa lante pour déjouer ses plans encore une fois. Eulalie éprouve une naturelle sympathie pour tous les oppri- més ; elle entre dans les vues de son neveu ; mais M. Gaillot , qui découvre leur conspiration , s'en fait un moyen d'arracher à sa femme les derniers lambeaux de sa fortune. Quant à son neveu , il le destine à un grand mariage qui doit assurer à sa f.nnille la protection de l'aristocratie, et pour lequel il compte sur le consentement d'Élie. Puis, tout cela réglé, il va trouver Séverin. Avant que d'engager la lutte, il veut mettre de son côté toutes les apparences de la justice. Il demande à Séverin de lui vendre son moulin ; autant aurait valu demander la vie à cet homme, dont toutes les affections, tous les souvenirs et toutes les espérances, reposaient dnns ce lieu. Séverin ne j)eut pas

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renoncer à son usine ; alors le combat commence. Caillot a plus de capitaux que Séverin ; il le ruinera. C'est une grande question d'économie politique qui se débat dans la concurrence de ces deux ennemis; cest la question des banques et des capitaux.

Déjà la papeterie Gaillot s'élève, et le vallon, autrefois si pai- sible, est dévasté par les ouvriers qui l'ont changé en atelier. Les avantages paraissent d'abord balancés; il n'est pas facile de créer une entreprise , même lorsqu'on a un trésor inépuisable. Les machines de Gaillot vont d'abord très-difficilement ; le pays murmure et prend parti pour Séverin. Mais le malheur se range enfin de son côté. Le feu prend à son usine ; c'est Éiie qui l'éteint; son oncle se fait de la générosité de son neveu un bou- clier contre toutes les attaques. Dès lors Gaillot poursuit sa lutte avec moins de gêne et plus de hardiesse ; il embauche les principaux ouvriers de Séverin, et lui enlève ses meilleurs bras; d'un autre côté, il réunit dans ses mains tous les papiers signés par Séverin. Il est sûr de la ruine de son rival , en devenant son créancier. Élie , que M. Gaillot a souvent forcé à de lointains voyages pour se débarrasser d'un surveillant incommode, arrive à temps pour prévenir Séverin de ce nouveau danger; mais le Breton, en courant chercher, loin de son pays, le crédit dont il a besoin pour se sauver, laisse sa fille exposée aux involontaires séductions d'une nature aussi généreuse que celle d'Élie. De- meurées seules, à l'improviste , dans un moment décisif , ces deux jeunes âmes s'enlr'ouvrent l'une à l'autre, et elles font des serments de bonheur, au moment même l'orage redouble autour d'elles. Élie tombe malade; Anna expose son secret, pour veiller même de loin sur l'état de son amant. Enfin, la convalescence étant venue , elle peut le voir de ses yeux ; mais la tante d'Élie survient , Anna se cache dans un pavillon ; de cet endroit, elle peut entendre Eulalie blâmer la passion de son neveu , que des confidents indiscrets lui ont révélée ; la pauvre enfant se croit perdue, déshonorée. Élie la rassure en l'appelant sa femme à l'avance. Malheureusement M. Gaillot est instruit de tout ; sous de faux prétextes il éloigne son neveu ; il inter- cepte sa correspondance; et Anna a le droit de se croire trahie.

Dans son lointain voyage, Séverin s'est adressé en vain à tons ses banquiers, à tous ses amis; il revient à Penhoàt, sans autre ressource que celle de se livrer à la discrétion de Gaillot. Il va

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droit à l'usine tle son heureux rival; il inlerroinpt ses fêles, pour lui demander ses conditions. Un esclave n'en reçut jamais de plus dures de son maître : abandonner non-seulement son moulin , mais son pays, et la France même; s'engager à passer en Amérique, et à n'en pas sortir avant dix ans, voilà ce que M. Caillot exige. Pour se faire obéir, il n'a qu'à rappeler à Sé- verin qu'il a une fille. Que deviendrait Anna après la ruine que le banquier tient suspendue sur la tète de son père? Celui-ci consent donc; et lorsqu'il rentre au moulin pour apprendre à Anna la nouvelle de leur défaite , il en reçoit une confidence plus cruelle encore que celle qu'il lui apporte. La pauvre enfant ne peut plus cacher à son père l'amour qu'il a ignoré jusqu'à ce jour; et, trompée par sa propre innocence et par les paroles d'EuIalie entendues au dernier rendez-vous , elle s'écrie à ge- noux qu'elle est perdue. Sans pouvoir, ni demander, ni attendre l'explication de ce fatal aveu , Séverin vole de nouveau chez Caillot; cette fois il n'implore plus, il ne se courbe plus; il se dresse , au contraire , au nom de son honneur ravi , et demande à l'oncle d'Élie la seule réparation qui puisse sauver la réputation de sa fille. Peu maître de lui lorsqu'on la lui refuse , aigri par une lutte si longue et par cette péripétie imprévue , il s'emporte au delà des menaces; M. Caillot a été tout juste assez effrayé pour accuser son rival d'une tentative de meurtre. Séverin est arrêté, et sa fille tombe malade. Au bout de quelque temps , on déclare qu'il n'y a pas lieu à poursuivre Séverin et on le rend à la liberté. Il court au moulin; il trouve sa fille défigurée par une maladie qui a failli l'enlever, et dont la convalescence n'est point encore arrivée. Mais il n'est pas au bout de ses épreuves, et voici venir, sans contredit, la plus belle scène du livre.

Un jour, pendant qu'Anna dort, les huissiers envahissent l'usine , au nom de M. Caillot qui fait exécuter les anciens ju- gements obtenus contre son débiteur; il faut que Séverin sorte à l'instant de sa maison ; mais il ne peut emmener sa fille , dont le moindre déplacement compromettrait la vie. Cependant , poussé à bout par la basse cruauté des agents de son persécuteur, et, dans un moment de désespoir stoïque, préférant même la mort de son enfant à la honte de supplier ces âmes viles, il leur déclare qu'ils peuvent faire leur devoir sans qu'il y mette au- cune opposition. Alors les huissiers reculent et demandent le

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lemps d'aller clierchei' de nouveaux ordres. Gaitlot reparaît hieiilùl à leur télé ; il avait espéré ([ue celte démonstration aciieverait de vaincre Séverin qui seinl)lait avoir envie de se re- dresser encore du fond de sa ruine. Séverin n'avait pas attendu sa présence pour se reprocher d'avoir été cruel envers Anna; aussi , dès qu'il le voit i)araUre , il lui déclare qu'il est prêt à tout. Mais la cham!)re d'Anna s'ouvre ; et la jeune fille paraît à demi vêtue; elle a tout entendu ; mourante, elle s'est levée ; elle n'a pas voulu exposer son père à une dernière humiliation; et soutenue un moment par l'énergie de son indignation, elle dé- clare qu'elle veut sortir à l'heure même. « Vous le vojez, mon- sieur, s'écrie Séverin , les mourants aiuient mieux se lever de lein- couclie, que de recevoir votre hospitalité !... Maintenant , prenez ce qui reste ici; j'emporte tout le honlicur de cette de- meure, car l'ange ([ui la gardait, me suit. » Tandis que le père H la fille s'éloignent, Élie de Beaucourt arrive en grande hâte de Paris.

Eloigné du théâtre de sa tyrannie par les artifices de Caillot, Élie y est rappelé par les nouvelles indirectes que la vanité blessée du médecin Dubois lui a fait parvenir. Arrivé trop tard pour s'interposer entre l'oppresseur et les opprimés , c'est h ceux-ci qu'il consacre tous ses soins. Bientôt non-seulement Caillot met fin à ses persécutions , mais encore il demande une entrevue à Séverin et à Élie, et leur propose le traité de paix le plus inattendu ; son neveu épousera Anna , et il recevra pour dot les deux usines réunies; il ne pose qu'une condition : on ajournera le mariage au printemps. Au printemps la fille de Sé- verin était morte ; le banquier en avait d'avance reçu l'assurance du médecin. Élie veut s'attacher à Séverin ; mais il ne peut lui faire agréer son projet; privé de sa fille, dépouillé rie sa for- tune, de son honneur, de toute sa joie et de tout son être, ne tenant plus à la terre par aucun lien , au ciel par aucune espé- rance , Séverin est encore debout; il va partir, mais seul. Rendu avare par tant de calamités, il ne partagera avec per- sonne sa douleur qui est sou dernier trésor ; il veut creuser solitairement sa tombe dans son désespoir. Élie est jeune; et en faisant du bien à ses semblables , il peut encore se consoler du regret de n'avoir pu sauver ses amis. Caillot a toujours donné à ses violences les formes d'une légalité irréprochable; et il re-

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paraîtra dans le monde , sans qu'on puisse l'accuser d'aulre chose que d'avoir rais quelque enlèlement à chercher son intérêl au détriment d'autrui.

Celte analyse, je le sens, ne saurait donner qu'une idée iii- complète du nouveau roman de M. Souvestre. Elle n'a pu rendre compte, ni de la coupe de son invention, ni des mille petits événements réels qui y tiennent lieu de ces grandes scènes toujours faciles à faire . parce qu'elles ne sont pas dans la na- ture , ni des horizons finement sentis, décrits sans faste, rame- nés à propos, dans lesquels tous ces faits se déroulent, ni du style dégagé de toute affectation, coulant, comme une eau claire , sur la pensée sans la voiler jamais, et laissant voir, çii et , dans son cours, quelques-uns de ces diamants bruts , comme on en trouve dans les vrais écrivains, et qui font oublier bien des répétitions. Si la pensée du romancier reste la même , im sent que son goût devient plus exigeant; l'auteur semble, par ce juste retour de la maturité qui ne saurait consentir, comme la jeunesse , à se duper elle-même, aspirer de plus en plus à l'état sérieux et vraiment viril, c'est aux choses et non aux mots qu'on suppose le pouvoir d'intéresser les hommes, IN'ous n'avons que des éloges à donner à une pareille tendance ; mais nous croyons qu'il est de notre devoir de critique, tout en félicitant M. Souvestre de chercher à se rapprocher de cette sobriété précieuse, de lui rappeler que, de toutes les méthodes d'écrire, celle qu'il a adoptée exige le plus de patience, de vigilance et de scrupules.

11 y a deux classes de romanciers , les uns peignent le monde comme ils le rêvent, les autres tel qu'il est. Les premiers font subir à la nature la transformation qui est l'objet de leurs désirs ; et ce n'est pas seulement pour en tirer des conclusions nouvelles , mais pour lui prêter des couleurs plus voisines de l'idéal, qu'ils la façonnent au gré de leur pensée. Avides du mieux en toutes choses , ils emploient toute leur force à l'at- teindre; mais, en sortant du cercle ordinaire de l'observation, ils se créent une route périlleuse ils ne sont suivis que par les gens qui ont le mérite ou le délaut d'être, comme eux , dé- tachés des illusions inférieures du monde sensible. Les seconds, au contraire, rÈ{',nent sur la matière, et dans cet ordre de sen- sations circonscriles et d'apparences fugitives qu'on a l'iinhitude

20S REVUE DE PARIS.

d'appeler la réalité ; ils ne regrellent et ne souliailent ordinai- ment aucun changement; pour eux le passé et l'avenir sont comme s'ils n'élaienL pus; le présent suflil à leur enlliousiasme et à leur esprit ; toute leur curiosité se réduit à étudier ses travers et ses qualités , et ils ont assez de l'admiration ou de la moquerie qu'il leur inspire. Copiant un modèle qui est sous les yeux de tout le monde, ils sont facilement compris ; et plus ils liornent leur ambition , plus ils voient croître leur gloire.

Par un bonheur vraiment singulier, M. Souvestre tient de chacune de ces deux classes de romanciers. Placé entre les deux écoles qui partagent la littérature contemporaine , il a pris f> la dernière sa réalité , à la première ses désirs, et il a su acqué- rir la popularité de l'une, sans renoncer à la moralité de l'autre. Il n'a pas d'autre costume que celui du présent, et il ne semble pas afficher d'autres mœurs que celles de la foule qu'il se fait un plaisir de coudoyer; mais sa pensée plane sur elle , devance les temps et interroge des horizons plus élevés. La foule vante la vérité, le philosophe estime la portée de son esprit, le rêveur même suit à travers sa réalité et sa logique l'écho lointain d'un idéal plus poétique ; en se rangeant dans cette dernière catégorie, on pourrait regretter quelquefois que M. Souvestre n'ait pas ouvert plus largement son âme aux vagues et sombres harmonies que les harpes druidiques font encore entendre dans les brumes de l'Armorique. Mais former des vœux pour que M. Souvestre donne un peu plus à la poésie, et un peu moins à la réalité, c'est souhaiter peut-être qu'il mette lui-même une limite à ses succès. Peut-on désirer de voir restreindre le cercle des lecteurs d'un écrivain qui a de si excellentes leçons à faire et de si nobles convictions à propager ?

H, FORTOUl-.

LES CORBEAUX.

DERNIERE PARTIE.

V.

Lorsque M. de Gréoulx revint quelques jours plus tard dans cetlH maison dont personne autre n'aurait volontiers passé le seuil , il trouva Galjrielle assise près du feu avec les deux Cor- beaux. Véronique l'avait affublée d'une grande robe noire qui paraissait avoir servi à quelque docteur ; ses mains blanches et délicates ressortaient d'une paire de manches d'une ampleur énorme ; sa tète blonde était perdue dans un immense capuchon de soie, et une espèce de rocheten velours lui couvrait les épau- les. Cet étrange costume de malade avait été tiré de la garde- robe des Corbeaux , qui depuis longtemps entassaient toutes les défroques de leurs morts. C'était à faire peur; mais la douce et charmante figure de Gabrielle se détachait du milieu de ces noires draperies , comme une fleur dans son feuillage obscur j elle était tournée vers le foyer , et la flamme jetait de fugitives rougeurs sur ses joues pâlies ; elle était ainsi d'une beauté calme et souffrante qui frappa vivement M. de Gréoulx.

Elle va mieux , n'est-ce pas? dit-il tout bas à Véronique; et, comme elle tournait lentement les yeux vers lui , il ajoula en s'approchant avec autant de respect que s'il l'eût abordée dans le salon d'une duchesse : Je savais, mademoiselle , que vous étiez en pleine convalescence, et personne n'a ressenti plus de joie que moi de votre rétablissement.

204 PvliVLE DE PARIS.

A CCS i)aroles , au sou de ceLlc voix , Gabi ielle devint encore pins pâle , lanl son éniolion fui vive ; mais elle ne savait encore si c'était de joie ou d'épouvante que son cœur liatlait si violem- ment. Depuis trois semaines , elle n'avait eu qu'un souvenir , qu'une pensée, c'était celle de cet homme qu'elle avait vu mort et qui était revenu à la vie , comme si ses pleurs , ses ardentes l)rières l'eussent rappelé du tombeau ; elle vivait avec celte idée fixe, elle s'y complaisait par un besoin naturel d'émotions. Les paroles lui manquèrent pour répondre à M. de Gréoulx ; elle s'inclina en lui souriant faiblement, et se renfonça dans l'espèce de fauteuil Véronicpie l'avait assise.

Elle est un peu fatiguée, dit Suzanne en donnant son propre siège au jeune gentilhomme; cela va plus lentement que nous ne croyions. L'autre soir, quand vous nous avez quittées , elle re- posait ; eh bien ! la nuit a été mauvaise , la fièvre est revenue , nous avons été sur pied jusqu'au jour; enfin , avec l'aide de J)ieu , elle s'est tirée de cette rechute , la voilà rétablie , et je crois que dimanche prochain nous pourrons la mener à la messe ; mais c'est le contentement d'esprit qui ne vient pas, elle n'a point de courage, on dirait qu'elle est toujours dans les limbes. Allons , mon enfant , ranimez-vous un peu et parlez à M. le chevalier, il a envoyé tous les jours savoir de vos nou- velles.

Monsieur, je suis bien reconnaissante , dit Gabrielle d'une voix faible, je suis mieux, je suis guérie... On a eu pour moi tant de soins... Oh ! jamais , jamais je n'oublierai cela !... Misé Véronique et misé Suzanne m'ont sauvé la vie !...

En disant ces mots, les larmes la gagnèrent; mais ce n'était pas seulement une émotion de reconnaissance qui remuait si l)rofondément son cœur ; elle avait besoin d'un prétexte pour pleurer.

Çà ! taisez-vous donc ! je vous défends de vous attendrir ainsi, s'écria Véronique avec une bonté grondeuse , cela vous fait mal ; et puis ne voilik-t-il pas un bel accueil i)Our M. le che- valier ! Voyons, séchez vite vos yeux , et ne |)arlons plus de ce qui fait peine : une année de mal passé est moins pénible qu'une minute de mal à venir, dit le proverbe. Songez que dimanche prochain, s'il fait beau temps, vous viendrez avec nous à la dernière messe pour remercier Dieu de votre guérison.

REVUE DE l'ARIS. 205

A ces mots , elle passa sa longue main devant le front de la jeune fille comme pour en écarler un nuajje de tristesse, et elle l'arrangea plus commodément dans son fauteuil. M. de Gréoulx la regardait avec un singulier intérêt ; jamais femme ne s'était montrée à lui environiu e de si puissants contrastes ; cette têle d'une beauté si Juvénile ap|)araissait entre les visages parche- minés des deux Corbeaux , comme une fleur au milieu de brous- sailles épineuses ; son aspect semblait éclairer cette demeure tout avait l'apparence d'une pauvreté si sombre. M. de Gréoulx soupira en détournant les yeux de Gabrielle, et son regard se leva par hasard sur une couronne d'immortelles et d'œillels flé- tris, suspendue au-dessus de la cheminée.

C'est Gabrielle qui a apporté cela ici , dit Véronique; j'ai trouvé celte couronne passée à son bras quand on l'a ramenée ; voyez un peu celte fantaisie...

On dit que cela porte bonheur d'avoir les fleurs d'un mort! interrompit vivement la jeune fille ; j'ai cru pouvoir prendre sans permission...

Vraiment ! vous avez eu une idée !... dit Suzanne avec une raillerie pleine de bonne humeur; mais la chose aurait vous paraître sans vertu , 31. le chevalier étant redevenu vi- vant.

Oui, c'est que..., il m'est venu alors une autre pensée...

Voyons, dites-nous ce que c'est.

C'est que..., reprit-elle en hésitant , c'est que je me sen- tais fort malade, et... je pensais que la couronne servirait pour moi...

Si j'avais su cela , je l'aurais jetée au feu ! interrompit Vé- ronique en faisant un mouvement.

^'on, non , je vous en prie ! s'écria Gabrielle; je voudrais garder celte couronne pour..., cela ne fait pas mourir de son- ger à cela ! Eh bien ! quelque jour, dans longtemps, je voudrais qu'elle me servît...

Mais, mon enfant, vous comptez donc mourir fille? répli- qua Véronique ; voilà une résolution fort prématurée.

Gabrielle baissa la vue et ne répondit pas ;^nais le mouvement léger de ses sourcils , l'expression de sa bouche , indiquèrent une affirmation.

Elle a raison ! pensa JM. de Gréoulx; si belle, si distinguée

2 18

206 REVUE DE PARIS.

et si pauvre ! une famille noble la dédaignera , elle ne voudra pas épouser un manant, et la voilà seule pour toute sa vie.

La jeune fille ferma les yeux comme si cet entretien l'eût fati- guée, et les Corbeaux se mirent à parler tout bas avec M. de Gréoulx.

Eh bien ! lui demanda Véronique , ayez-vous tenté quel- (lue démarche auprès de M. le baron?

Aucune ; le seul moyen d'obtenir mon pardon, ce serait de lui annoncer que je suis prêt à épouser Mi'« de la Verrière , et à ce prix je ne le désire pas.

Pourtant les choses ne peuvent demeurer ainsi...

Je le sais, répondit-il avec une triste décision ; je prendrai mon parti , j'écrirai à M. le baron une lettre qui ne servira de rien , je le sais. Il ne m'en déshéritera pas moins ; mais je veux l'assurer qu'en toute autre circonstance j'aurais fait sa volonté, que je suis toujours plein de respect pour lui , et que mon plus grand désir est que sa vieillesse soit longue et heureuse. Ensuite, je partirai, j'irai servir le roi, et peut-être je ferai mon chemin par les armes ; si une balle m'arrête court , eh bien ! je m'en irai sans regret, car il n'y a personne à qui ma vie soit nécessaire.

Gabrielle abaissa son capuchon comme si la lumière l'eût fati- guée, et resta ainsi le visage à demi caché , les mains jointes et serrées sur sa poitrine.

Voilà quelle est ma résolution , continua M. de Gréoulx ; je n'ai pas d'autre parti à prendre.

Mais M. le baron ne peut pas vous déshériter entièrement , dit Véronique; vous êtes son unique descendant en ligne directe, et, selon la coutume de Provence, aucun autre parent ne peut être substitué à vos droits...

11 est vrai , répondit le gentilhomme un peu étonné d'en- tendre cette vieille femme lui parler de la coutume de la Pro- vence ; mais nos fiefs nobles ne sont pas inaliénables.

Et vous croyez qu'il irait jusqu'à dénaturer sa fortune, jus- qu'à vendre ses biens pour vous déshériter,

Vous ne le connaissez guère si vous en douiez; il n'a ja- mais manqué d'accomplir aucune menace; je lui ai résisté, je lui ai désobéi ; il n'y a qu'un moyen de rentrer en grâce, et je le refuse ; allez , je sais bien après tout cela ce que je dois attendre de lui.

REVUE DE PARIS. 907

Il faudrait pourtant ne rien précipiter , dit Suzanne après réflexion j M. le baron vous laisse tranquille ici, restez-y, et puis on verra ; nous vous aiderons de tous nos petits moyens ; le chevalier de Gréoulx ne peut pas vivre comme un clerc de procureur : nous vous prêterons de l'argent.,.

Mais qui sait si je pourrai jamais m'acquitter? interrompit le chevalier ; songez que mon avenir est fort incertain , et que je puis mourir sans avoir de quoi me faire enterrer; alors, qui payerait mes dettes?

Ne vous inquiétez pas de ça ! répliqua brusquement le Cor- beau , vous pouvez accepter nos offres sans scrupule ; c'est moi qui vous le dis.

Gabrielle écoutait la tête baissée, le visage caché sous son oapjichon ; la peine qu'elle éprouvait s'était tout à coup calmée ; elle aurait voulu pouvoir embrasser ces deux vieilles pauvres femmes qui venaient de détourner M. de Gréoulx de ses projets. Elle ne dit mot tant que dura sa visite ; mais , quand il fut parti, elle se leva , et s'écria avec un doux sourire en prenant la main de Véronique :

Que vous êtes bonne ! je me sens très-bien ; qu'il me tarde d'être entièrement rétablie ! Je vous ai donné tant de peine ! comme je serai contente de travailler pour vous maintenant, de vous être utile à quelque chose !

A dater de ce jour , M. de Gréoulx retourna souvent chez les Corbeaux. Il n'y avait pas grande mortalité dans la ville , les deux vieilles avaient du temps de reste pour recevoir ses visites; il venait ordinairement le soir ; Véronique avait soin alors de faire bon feu et d'avancer une table boiteuse sur laquelle on étendait un tablier de serge en guise de tapis. Suzanne tirait de l'armoire un vieux jeu de cartes , et Gabrielle apportait une grosse bourse de peau il n'y avait que de rouges liards. Les Corbeaux avaient le goût de battre les cartes ; c'était une inno- cente distraction qui , les jours de veine , leur faisait gagner à M. de Gréoulx quelques gros sous. Le jeune gentilhomme faisait de fort bonne grâce leur partie , et Gabrielle , assise à l'angle de la table était la lampe , l'écoutait parler et le regardait sans cependant lever les yeux de dessus son ouvrage.

M. de Gréoulx ne tarda pas à éprouver un attrait très-vif pour ces soirées : il trouvait que la partie était fort amusante , et

208 REVUE DE PARIS.

c'était toujours ;> regret qu'il entendait l'horloge de Saint-Lau- rent sonner neuf heures. Gabrieiie était si belle, et quand il arri- vait, elle levait sur lui ses grands yeux modestes avec une si douce expression ! 11 avait aussi pour les deux vieilles femmes un sen- timent de reconnaissance et d'affection qui lui faisait aimer leur société ; elles avaient , à travers leurs formes bizarres et sou- vent vulgaires , un sens fort droit et une bonté de cœur vérita- ])Ie. Parfois même elles semblaient retrouver un langage au- dessus de leur éducation et de leur état, et elles exprimaient des idées qui contrastaient singulièrement avec les habitudes mes- quines de leur vie ; elles ne manquaient ni d'esprit ni de finesse ; pourtant , elles ne se doutèrent pas que ce beau jeune homme , cette charmante jeune tille , qui se parlaient à peine, qui se re- gardaient souvent , et qui semblaient si heureux tandis qu'elles jouaient aux cartes , pouvaient s'aimer d'amour. Elles ne pou- vaient pas s'en douter parce qu'elles n'avaient aucune expérience des passions, parce que personne ne les avait aimées.

M. de Gréoulx se laissait aller à cette vie obscure et paisible sans s'inquiéter du passé ni de l'avenir. Jamais il n'avait été si heureux , car il commençait à éprouver, pour la première fois, une de ces passions qui absorbent complètement les facultés de l'âme, et à travers lesquelles passent toutes les impressions de joie ou de peine. Son aïeul n'avait fait aucune réponse k la lettre très-respectueuse qu'il lui a\ait écrite, et ce silence ne l'inquié- tait pas ; il lui semblait une preuve que son indépendance était à jamais conquise, et il ne regrettait pas le prix auquel il l'avait achetée. Les Corbeaux s'en inquiétaient plus que lui, et alors il leur disait :

Quand je serai sûr que M. le baron m'a déshérité, eh bien ! je prendrai mon parti, je travaillerai, tout gentilhomme que je suis, et certainement je serai plus heureux que si j'eusse épousé M"« de la Verrière.

Un dimanche , les Corbeaux revenaient avec Gabrieiie d'en- lendre vêpres à la Major. La journée avait été magnilique; on sentait dans l'air comme un parfum de printemps mêlé à l'odeur salée des jilantes marines. Les trois femmes traversaient lenle- menl la i)lac.; iirégulièn; (jui s'étend entre le fort Saint-Jean et la Major. Celte promenade est une terrasse immense soutenue par les remparts dont la mer baigne le pied. Pendant les temps

REVUE DE PARIS. 209

calmes, on entend le murmure profond de la v,i{ïiie, qui se brise faiblement contre les récifs , et les cris joyeux des enfants as- semblés sur le rivage. Mais , quand le vent souffle du larpe, la mer bat ces hautes murailles avec un bruit furieux, et ses flots d'écume , blancs comme la neige des montagnes , lavent les pierres rongées par l'air salin. Les voiles blanches des bateaux pêcheurs sortent du port dés que le temps est beau , et sillon- nent la rade au fond de laquelle sont assises tant de jolies bas- tides couronnées de pins. Un groupe de rochers grisâtres et pelés forme une île en face du port de Marseille; c'est sur ces écueils qu'est bàli le château d'If, antique prison d'État plus sûre que la Bastille ; ou aperçoit du rivage ses bastions et ses fours percées de rares fenêtres ; puis , à l'horizon, le phare de Planier s'élève comme un mât, et souvent cette forme indécise, suspendue entre le ciel et l'eau, s'efface sous le regard.

Oh! dit Gabrielle en s'appuyant au parapet et en parcou- rant des yeux cette magnifique scène , c'est beau !

Oui , voilà un beau temps pour la pêche, dit Véronique, le poisson ne sera pas cher demain.

La jeune lille soupira et regarda encore le ciel , la mer d'un bleu calme, et le soleil couchant voilé de nuages.

N'est-ce pas M. de Gréoulx que je vois bas , assis sur le parapet? dit Suzanne; regardez un peu , petite ; mes mauvais yeux peuvent me tromper.

^ Gabrielle tressaillit , et se retourna vivement :

Oui, c'est M. le chevalier, dit-elle; il ne nous voit pas.

Jésus ! que contemple-t-il donc ainsi ? Il est droit comme un saint dans sa niche , dit Véronique.

Elles s'approchèrent du jeune gentilhomme; en les aperce- vant, il s'écria :

Je viens de chez vous; j'ai reçu une lettre... une lettre de M. le baron.

Enfin ! s'écrièrent ensemble les deux Corbeaux.

Puis, s'apercevantque M. de Gréoulx avait une physionomie fort triste , elles ajoutèrent avec inquiétude :

C'est donc une mauvaise nouvelle ?

Vous allez voir , répondit-il en leur donnant la lettre. Elle était ainsi conçue :

18.

210 REVUE DE PARIS.

Au chàleau de Gréoulx , ce 16 avril 17,.. « Moî^SIBUR ,

» Vous n'épouserez pas M"" Louise de la Verrière. Je vous ordonne de revenir sur-le-champ près de moi. C'est à celle seule condilion que je puis pardonner votre conduite. Je compte qu'à l'avenir votre soumission réparera vos torts, et sur ce, je prie Dieu qu'il vous garde.

» G., baron de Gréouix. »

Eh bien ! il faut partir , partir sur-le-champ, s'écria Vé- ronique. La chose tourne à bonne fin : pour la première fois de sa vie, M. le baron renonce à sa volonté.

Il est bien changé ! dit Suzanne.

Allons , tout va pour le mieux , reprit Véronique , rentrons à la maison, nous parlerons plus tranquillement qu'ici. Jésus ! M. le baron a cédé ; il renonce à ce mariage ! C'est comme un miracle, et je ne le croirais pas, s'il ne l'avait écrit et signé de sa main.

Gabrielle s'était enveloppée de sa mante ; elle marchait un peu à l'écart et sans rien dire. En arrivant à la porte, M. de Gréoulx resta un moment en arrière avec elle, et il lui dit à voix basse, avec l'accent d'un triste reproche :

Mademoiselle , vous seule ne prenez point part à ce qui m'arrive !....

Elle écarta samante, et leva sur lui un regard plein de larmes .

Ah ! dit-il avec une expression indicible de tendresse et de joie, ma chère Gabrielle !

Qu'est-ce donc , petite ? dit Véronique en revenant ; vous êtes toute pâle ! C'est la fraîcheur du soir qui vous a saisie. Ren- trez bien vite.

La soirée s'écoula tristement. Les Corbeaux ne voulurent pas jouer aux cartes, ces adieux les affligeant. Les deux amants étaient recueillis dans le bonheur amer de ces derniers mo- ments. Ils écoutaient avec terreur chaque coup de l'horloge, et lorsque neuf heures sonnèrent à Saint-Laurent , tous deux fris- sonnèrent ; l'instant fatal de leurs adieux était venu.

Le lendemain, M. de Gréoul.\ partit. Le même soir, on vint

REVUE DE PARIS. 211

chercher les Corbeaux pour veiller un mort , et la pauvre Ga-

brielle resta seule au logis. Alors elle fui saisie de celle horrible Irislesse , de cel abalteraenl profond que laisse la perle de tout ce qui intéresse et anime la vie. La nécessité de contraindre sa douleur l'avait soutenue; pendant tout le jour, elle avait agi el parlé comme la veille, quand elle était heureuse, quand elle at- tendait le soir M. de Gréoulx ; mais lorsqu'elle fut seule , elle s'assit à la place il était ordinairement , et la tête baissée , les bras pendants , morne et éplorée , elle resta jusqu'au matin.

VI.

Quatre jours plus tard , la jeune fille et les Corbeaux veil- laient tristement autour de la table. Les deux vieilles mêlaient machinalement les cartes , et ne commençaient pas leur partie. Un grand coup frappé à la porte les fit toutes trois tressaillir.

C'est la manière de frapper du chevalier ! s'écria Véro- nique.

C'est lui ! murmura Gabrielle devenue pâle. En effet , il était de retour.

Ah ! mon Dieu, vous voici ! s'écria Suzanne d'un air plein de crainte et de joie. Jésus ! Qu'est-ce que cela veut dire?

Cela veut dire que M. le baron m'a chassé, déshérité , ré- pondit-il avec un contentement qui contrastait singulièrement avec ses paroles ; à présent , je n'ai plus ni famille , ni fortune , ni rien : je suis libre !

Sainte Vierge.' mère de Dieu; eh ! comment? Que s'est-il donc passé ?

M. de Gréoulx regardait Gabrielle, qui, muette et tremblante de joie , n'osait lever la vue.

Mais que s'est-il passé? répéta Suzanne; vous voilà triom- phant comme saint Mitre , quand il se promenait avec sa tète à la main ; il n'y a pourtant pas de quoi. Asseyez-vous , et racon- tez-nous comment tout cela s'est passé.

Quand je suis arrivé au château, dit Gaspard , M. le baron m'attendait dans la grande salle qui est près de sa chambre.

La salle des portraits? dit Véronique.

Oui, c'est cela même, 31. le baron était assis sur son grand

212 REVrE DE PARIS.

f;iu(eiiil de cuir noir, comme quand il reçoit ses vassaux et te- naiicitTS , et le jifre Josepli, son aumônier, était assis à ses côtés. Je ni'ai)i)rocliai le cœur un peu troublé, et je restai de- bout devant lui, attendant qu'il me donnât la main ; mais il n'en fit rien. Monsieur, me dit-il en fionçant ses longs sourcils blancs , il était temps que vous revinssiez faire acte de soumis- sion. — .le me rends à vos ordres, monsieur, lui répondis-je; croyez que je sens vivement la condescendance dont vous venez d'user à mon égard en renonçant à ce mariage... Certaine- ment, interrompit-il avec lui certain ai!' de fière ironie; j'y ai renoncé parce qu'il ne pouvait plus se faire, M"<' Louise delà Verrière étant morte d'une fièvre maligne.

Ah ! s'écria Suzanne, Dieu seul est au-dessus des volontés de M. le baron ! C'est heureux qu'il ait mis dans son saint para- dis cette pauvre demoiselle de la Verrière.

Elle serait encore de ce monde . que je ne me trouverais ni plus heureux, ni plus A i)laindre . reprit le chevalier; car je ne l'aurais pas épousée. Après m'avoir ainsi annoncé cette nou- velle , M. le baron me congédia ; mais je vis bien à son air qu'il lui restait quelque chose à me dire. Effectivement, le lendemain, après la messe, il me fit appeler ; le révérend père Joseph élait encore là.

Gaspard, me dit M. le baron d'un air assez gracieux, j'ai résolu de vous marier avant la fin de l'année, et, pour la seconde fois, je vous ai choisi une femme. Vous épouserez M^^ de Chà- teauredou ; feu son mari lui a laissé un bien immense ; c'est un très-grand parti. Remerciez sa révérence qui a fait la demande et donné parole en mon nom et au vôtre.

Je restai tout stupéfait el consterné....

Cette M"»" de Chàteauredou et donc une personne mal plai- sante et laide ? demanda Véronique.

Au contraire, c'est une belle brune, d'humeur vive et agréable. Le nom qu'elle porte n'est pas fort beau, feu son mari ayant acheté, i)0ur l'anoblir, une de ces charges qu'on appelle savonnettes à vilain ; pourtant les meilleurs gentilshommes du pays se sont mis sur les rangs; il ne tiendrait qu'à elle d'épouser un Siame, un Ponlevcz...

Eh ! pourquoi pas vous .'' interrompit Suzanne étonnée.

Parce (jueje n'ai jjoinl d'inclinalion pour elle.

REVUE DE PARIS. 213

Voilà qui ne me paraît guère raisonnal)Ie, dit Suzanne en clignoltant et en secouant la tête; mais voyons aprùs : comment avez-vous répomlu à 31. le baron?

J'ai répondu que je ne voulais pa.s nie marier encore ; j'ai supplié mon grand-père de me laisser encore un ou deux ans de liberté. Alors... Mais je n'ai pas besoin de vous dire ce qui s'est passé, puisque vous connaissez M. le baron. 11 m'a donné sa malédiction, il m'a chassé de sa présence. .le lui ai obéi, je me suis retiré, et me voici.

Jésus ! mon Dieu ! s'écrièrent les Corbeaux ; perdre un si bel héritage ! un titre si ancien ! Cela ne se peut pas !

Cela sera pourtant, j'en ai grand'peur, dit tranquillement le chevalier.

11 n'y a pas apparence que celte belle M'"<^ de Châteaure- dou vous fasse le plaisir de mourir aussi.

A Dieu ne plaise que je le désire î

Cette fois vous feriez peut-être bien d'obéir à M. le baron, car enfin , il n'y a pas grand'raison dans votre refus ; vous n'ai- mez pas cette belle veuve : eh bien ! cela viendra plus tard , quand vous serez marié...

.Tamais, répondit M. de Gréoulx en regardant Gabrielle; d'ailleurs, j'ai un autre motif, qui ne m'est pas personnel, pour refuser ce mariage. Paul de Gillaret , mon ami d'enfance , est amoureux de M™e de Châteauredou , il en est aimé peut-être, et vous sentez que je ne puis pas aller sur ses brisées après avoir reçu toute la confidence de ses sentiments ; je ne pouvais pas dire cela à M. le baron.

Oui , oui , j'entends, dit la vieille femme , qui ne compre- nait rien à tous ces raffinements ; ne pas trahir un ami, même quand il s'agit de perdre le litre et les revenus de la baronnie de Gréoulx, c'est d'un bon gentilhomme comme vous ; cepen- dant...

Allez , je ne regrette rien ! interrompit le jeune homme avec une joie impétueuse ; jamais je ne me suis trouvé aussi plein d'espoir et de courage. Oh ! que la liberté est une belle et douce chose ! qu'il fait bon vivre ainsi , content et maître de soi-même! si vous saviez quelle triste jeunesse j'ai eue au mi- lieu de toutes ces prospérités ! eh ! que m'importe de travailler, d'être pauvre ! je sens que je vais être heureux !... Vous avoue-

214 REVUE DE PARIS.

rai-je tous mes tourments depuis bien des années ? J'étais comme un captif qui soupire après sa délivrance ; je ne pouvais pas m'empêclier de penser que la mort de M, le baron me ren- drait libre : certainement, je ne l'eusse pas pleuré, et j'en avais de grands remords de conscience ! que Dieu lui donne longue vie à présent !

Il a soixante-quinze ans , dit Véronique, et feu M. le ba- ron son père, qui lui ressemblait fort, est allé à quatre-vingt-dix- luiit ans. C'était aussi un terrible homme, et qui avait fait mourir ses trois femmes de chagrin.

Est-ce que vous l'avez connu aussi? demanda M. de Gréoulx étonné.

Certainement, répondit Suzanne d'un ton sec, et comme si elle ne se fût pas souciée de répondre à d'autres questions.

J'ai du courage et bon espoir, reprit le jeune gentilhomme, j'ai gagné vingt années peut-être d'indépendance et de bonheur ! misé Suzanne, tnisé Véronique, plus tard , je vous dirai tout ce que j'ai dans le cœur; à présent, il faut songer d'abord à ce que je vais entreprendre pour gagner honorablement ma vie ; j'irai servir dans les armées du roi.

Gabrielle changea de couleur à ces paroles , et les Corbeaux s'écrièrent ensemble : Ne songez pas à cela , monsieur le chevalier ; la guerre est un mauvais métier.

Il faut pourtant bien faire quelque chose; ce n'est pas avec une centaine de louis que pourra me rendre la vente de (juel- ques bijoux superflus, qu'on peut vivre longtemps, même sans carrosse et sans laquais.

Ne vous inquiétez pas de cela , répondit Véronique, et sur- tout n'allez pas vendre vos bijoux à quelque juif qui vous en donnera moitié prix. Restez tranquillement à votre hôtellerie du Coq d'Argent...

Mais, interrompit-il, je ne puis pourtant plus vivre tout à fait en gentilhomme , et je ne veux pas attendre d'être forcé d'accepter les offres que vous me fîtes si généreusement ; je n'aime pas les dettes.

Quand je vous dis de ne pas vous inquiéter de cela ! répéta le Corbeau ; un de ces jours nous reparlerons de vos affaires , et, Dieu aidant, elles pourront bientôt prospérer mieux que vous ne pensez, n'est-ce pas, ma sœur?

REVUE DE PARIS. 21o

C'est mon avis , répondit l'autre Corbeau.

Que je vous remercie de l'intérêt que vous prenez à moi ! dit M. de Gréoulx en souriant de la confiance avec laquelle ces deux vieilles pauvres femmes lui prédisaient qu'il ferait for- lune , et touché jusqu'au fond de Târae du désintéressement avec lequel elles mettaient à sa disposition leurs petites res- sources.

Gabrielle se taisait; mais , en ce moment, elle eût volontiers baisé ces grandes mains ridées qui, le premier jour, lui faisaient horreur.

Quand le jeune gentilhomme s'en fut allé et que Véronique eut fermé toutes les portes, la jeune fille se relira au fond delà chambre pour dire ses prières à côté du petit lit qu'on lui avait dressé derrière le grand lit de serge verle; les Corbeaux reslè- rent devant la cheminée l'on ne faisait plus de feu , quoique les soirées fussent encore fraîches.

Ma sœur, dit Véronique , ne pensez-vous pas que Gaspard de Gréoulx peut encore faire aussi grande figure dans le monde que si M. le baron ne l'eût pas déshérité?

Si fait, répondit tranquillement Suzanne; c'est une idée qui m'est venue ce soir. Nous irons voir M. Vincent , et puis...

Chut ! interrompit Véronique eu tournant la tête ; cette enfant pourrait nous entendre.

M. de Gréoulx revint les jours suivants, et tout se passait comme avant son départ. Seulement la partie durait quelquefois jusqu'à dix heures , et le gentilhomme avait des distractions qui lui faisaient perdre beaucoup de rouges liards,que les Corbeaux enfermaient joyeusement dans leur grande bourse.

Un malin , les vieilles femmes sortirent de très-bonne heure pour aller chez ce M. Vincent dont elles parlaient quelquefois. Quand elles rentrèrent pour dîner , vers midi , elles trouvèrent le feu éteint, la table nue, et Gabrielle tout en larmes.

Sainte mère de Dieu ! qu'est-il arrivé ici ? s'écria Véroni- que ; pourquoi pleurez-vous ainsi, mon enfant?

Il est perdu, et moi aussi, mon Dieu! je vais tout vous dire.... Misé Véronique, misé Suzanne, me pardonnerez-vous ! répondit Gabrielle en se jetant impétueusement à leurs genoux. Ah ! je suis si malheureuse !...

Pour l'amour de Dieu ! parlez , mon enfant ! interrompi-

216 r.tVUt DE l'AHlS.

leiil les Corbeaux; nous vous pardonnons . nous vous pardon- nons (ont; raais qu'avez-vons fail?

llélas ! lien , rien de mal , et i)Ourlanl Mais ce n'est

pas de moi qu'il s'agit, c'est de M. de Gréoulx. 11 est en prison ; il est au château d'If.

Comment! comment! que diles-vous?

Oui, par ordre du roi.... Une lettre de cachet.

C'est M. le baron qui l'a obtenue, s'écrièrent ensemble les Corbeaux. Jésus ! mon Dieu ! quel malheur !

Il y eut un silence ; les deux vieilles femmes étaient conster- nées. Gabrielle , à genoux devant elles , leur serrait les mains avec de muels sanglots.

Jésus ! Marie ! calmez-vous donc, mon enfant, dit Véroni- que en la relevant. Voyons , dites-nous comment vous avez appris cette mauvaise nouvelle?

Je l'ai apprise par quelqu'un qui est venu ici de la part de M. le baron.

Ici! Et pourquoi? interrompirent les Corbeaux avec une surprise extrême. Que nous voulait-on?

C'était à moi qu'on voulait parler.

,i vous? s'écriérent-elles , de plus en plus étonnées. Et quel était cet envoyé ?

C'était un laquais, répondit la jeune fille avec une amère fierté. Il a exécuté les ordres de son maitre; c'est bien, c'est son devoir.

Elle passa son mouchoir sur ses yeux , et reprit d'une voix brève :

Cet homme est entré, il s'est assis , il m'a dit, en regar- dant autour de lui d'un air insolent : « sont vos tantes , vos cousines, ces femmes avec qui vous vivez?» Et comme j'ai ré- pondu que vous étiez sorties . il a ajouté: «Tant pis! J'ai à vous parler, et je n'aurais pas été fâché qu'elles fussent présen- tes. Depuis tantôt deux mois , M. le chevalier de Gréoulx vient ici tous les jours ; vous ne pouvez i)as le nier , je l'ai vu. M. le baron de Gréoulx, son grand-père, fâché de ces visites , a solli- cité une lettre de cachet en vertu de laquelle M. le chevalier a été arrêté ce malin. Quant à vous , ma mignonne, M% le baron , au service duquel j'ai l'honneur d'être, m'envoie pour vous faire savoir ses intentions....

REVUE M l'ARlS. -217

l'iijfrariti coup fraind'; à \;\ porte coupa la p;iroie à Gabiicllc.

C'est cet homme «jui revient , s'écria-t-el!o ; sans doute il va répéter devant vous ses abominables menaces!...

Elle se réfugia tremblante au fond de la chambre. Véronique alla tranquillement ouvrir la porte, tandis que Suzanne , qui n'avait pas comi)ris grand'chose A tout cela, disait :

Ne craignez rien, mon enfant! Vrai Dieu ! nous allons voie (le quoi on ose vous menacer !

Le personnage qui entra était un grand drôle portant livrée ; il avait l'air insolent et bête d'un laquais de bonne maison.

Voyons un peu, commères , s'il y aura moyen de s'enten- dre avec vous , dit-il d'un ton de boniionije et en s'asseyant en face des Corbeaux; tantôt cette petite m'a presque jeté à la porte. Je ne lui ai pourtant rien dit de trop décousu...

Voyons, que nous voulez-vous? interrompit Suzanne avec cet accent sec et cassé qui lui était particulier.

D'abord ce n'est pas de mon chef que je viens ; c'est par Tordre de M. le baron de Gréoulx. Il m'a envoyé ici pour ni'in- former de la vie que menait M. le chevalier son petit-fils, et je lui ai fidèlement rapporté ce qui se passe. D'après cela , M. le baron a tout de suite compris d'oîi venait la rébellion de M. le chevalier à ses volontés , et il m'a ordonné de venir vous trou- ver pour vous dire ses intentions. Je le sers depuis cinq ans...

Après, après, interrompit Suzanne; nous n'avons pas besoin de vos certificats , venons au fait; que nous veut W. le baron?

Il veut que celte petite quille le pays et ne revoie jamais monsieur son petit-fils . sinon il la fera enfermer aux filles du I5on-Pasteur. Comme monseigneur sait qu'il faut de l'argent pour voyager , Il m'a chargé pour elle d'une cinciuantaine d'é- cus; les voici. ^ ous voyezqn'il n'y a pas de quoi jeler les luuils cris.

Gabrielle s'était rapprochée, le regard animé, la rougeur au front; elle ne pleurait plus.

Eh bien! dit-elle en se tournant vers les Corbeaux, vous entendez !

Est-ce tout ce que vous aviez à dire ? demanda Suzanne en se tournant vers l'envoyé.

îsoii. je veux de mon '-hef vous faire une autre proposi-

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âl8 REVUE DE PARIS.

tioii, répondil-il d'un air prolecleiii' cl empicssé j loule cette histoire peut finir autrement. 11 m'est venu une idée. Cette pe- tite raignonne-ià me plaît infiniment. Cordieu! je suis un brave garçon et j'ai des économies ,• que veut M. le baron ? ôter cette chimère de la tète de son petit-fils. Eh bien ! il sera satisfait, si j'épouse la maîtresse de M. le chevalier....

A ce mot , Suzanne se redressa avec un geste inexprimable d'indignation et de grandeur ; son vieux visage prit une expres- sion singulière de hauteur et d'autorité :

Hors d'ici, faquin, dit-elle en montrant la porte, hors d'ici! Tu viens d'insulter Mi'" Gabrielle de Lescale ; je te défends de jamais reparaître en sa présence! Hors d'ici , te dis-je !

Le laquais obéit sans réplique à cet ordre impérieux ; le nom de Lescale, cette colère hautaine comme celle d'une grande dame , l'avaient jeté dans une extrême confusion. Il s'en alla à reculons en faisant la révérence. Gabrielle s'assit en cachant son visage de ses mains.

Voilà donc pourquoi vous pleuriez, mon enfant? dit Suzanne; mais je ne comprends pas de quoi vous nous deman- diez pardon.

La jeune fille lui prit les mains et répondit d'une voix profon- dément émue :

Je vous ai demandé pardon, parce que , dans ce que vient de dire cet homme , il y a quelque chose de vrai j'aime M. le chevalier et il m'aime aussi....

Est-il possible ! s'écrièrent les Corbeaux avec uu grand étonnement.

Oui, nous nous sommes aimés, reprit la jeune fille avec plus de calme ; nous nous sommes aimés sans le vouloir , sans le savoir, sans songera ce qu'il pouvait en arriver.... A présent je vois.... je comprends.... il faut que cet amour finisse.... Je veux entrer dans un couvent... on me recevra sans dot comme sœur converse.... Oh! misé Suzanne, misé Véronique, je n'ou- blierai jamais vos bontés ! Je prierai Dieu pour vous tous les jours.... Vous seules m'avez fait du bien en ce monde!... M. de Gréoulx obéira, il le faut... autrement il resterait dans sa pri- son.... Qu'il soit heureux, mon Dieu ! moi, je m'en vais, je m'en vais.... Que ferais-je dans le monde les méchantes gens me méprisent et m'insultent? Demain vous me ramènerez à la Visi-

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talion... et vous ferez savoir à M. le baron que je ne reverrai ja- mais M. de Gréoulx, que je suis comme morte; que je suis re- ligieuse!....

Ce désespoir, cette fierté d'àme, ces résolutions touchèrent au cœur les deux vieilles femmes ; pour la première fois depuis bien des années les larmes leur vinrent aux yeux.

Ma fille , s'écria Suzanne avec une subite détermination , laisse-nous faire ! On t'a insultée , tu auras réparation ! M. le ciievalier est prisonnier , bientôt il sera libre ! Demain je pars avec ma sœur pour le château de Gréoulx ?

VII.

Le château de Gréoulx est un antique édifice situé dans les montagnes de la haute Provence. Il fut bâti par les Templiers au commencement du xiii^ siècle , et , lors de la destruction de l'ordre, cette seigneurie passa dans la famille dont le chevalier Gaspard de Gréoulx était le dernier descendant. Le château avait l'aspect extérieur de toutes les forteresses du moyen âge. Ses remparts, qui dominaient les misérables maisons du bourg , étaient liés à chaque angle par des tours crénelées , et au milieu de ces constructions irrégulières s'élevait le donjon l'on gar- dait les archives et le trésor. Mais les seigneurs de Gréoulx avaient arrangé l'intérieur avec un luxe plus moderne. L'ensem- ble avait toujours le caractère religieux des constructions pri- mitives ; le cloître subsistait encore autour du vaste préau se promenaient jadis les chevaliers du Temple ; mais , au-dessus de ces sombres arcades s'ouvraient de larges fenêtres à corni- ches sculptées , et derrière lesquelles retombaient de lourds ri- deaux de soie. Le premier étage, entièrement rebâti sous Louis XIV , était meublé avec toute la magnificence de cette époque, et depuis cinquante ans on n'y avait rien changé.

En arrivant à Gréoulx , les deux Corbeaux s'arrêtèrent dans l'unique auberge du village pour se rhabiller proprement avec leurs robes de sergette et leurs grandes coiffes bien blanches et bien plissées ; puis elle prirent lentement le chemin du château. A mesure qu'elles gravissaient cette pente roide, au bord de la- quelle étaient échelonnés de vieux ormes rabougris, elles recon-

2J0 RF.VUE DF, PARIS.

naissaient avec une certaine émotion chaque site , chaque dt- lour, chaque arbre, chaque pierre.

Voyez-vous Ifi-bas le grand noyer qui fut frappé du ton- nerre le jour de l'.\ssomption de Notre-Dame, à l'heure de vê- pres? dit Véronique; il fait toujours un bel omhiage.

Et ici la sainte Vierge dans sa niche de pierre . enfer- mée sous le grillage nous attachions de si l)eanx bouqiiel.s blancs ?

Et le petit .jardin entre les tours? Comme les vignes qui tapissent la min-aille sont vigoureuses ! Que de roses, que de belles fleurs ! c'est comme autrefois !

Et là-bas, les bois, les prairies, comme tout cela est vert , comme tout cela est encore jeune et beau !

Elles se regardèrent en soiijtirant et dirent ensemble :

Mais nous !...

Il y avait à Tenlrée du chàleau un garde en livrée auquel s'a- dressa Véronique ; il ne daigna pas se lever pour répondre h ces deux femmes qui arrivaient à pied , et dit en croisant les bras d'un air bourru :

Vous venez pour une (luèle , penl-è(re? Tous les jours on importune comme cela M. le baron! C'est une procession à l'é- poque des bonnes fêtes ! Je ne sais pas si vous pourrez parler à monseigneur. Montez par le grand escalier ; il y a du monde dans l'antichambre, on vous répondra...

Il nous prend pour des mendiantes ! murmura Suzanne avec une espèce de sourire et en jetant autour d'elle un long regard.

Le grand escalier est là-bas au bout du cloître , ajouta le garde.

Nous le savons, dit sèchement Suzanne ; allons , ma sœur. Elles arrivaient heureusement après le dîner à l'heure le

baron de Gréoulx donnait ses audiences. Un valet les introduisit dans la grande salle après avoir été prendre les ordres de son niaîlre. Le terrible vieillard était assis dans son grand fauteuil à dossier armorié. 11 était vêtu, à la mode de l'autre siècle , d'un pourpoint galonné et d'une veste de dessous sur le devant de laquelle retombait un rabat de dentelles. Une ample perruque, H frisure étagée, encadrait dans ses boucles symétriques un vi- sage dont les grands traits rappelaient ceux de Louis XIV dans

f'.FVIJE DE l'AlUS. 2-21

sa vieillesse j o était le même a-il noir cl couvert <le larges sour- cils , la même houclie rculiée , le même port de tête; mais il manquait à la physionomie du baron l'expression de noblesse et de bonté sévère qu'avait celle du feu roi. 11 y avait une sombre fierté dans son attitude et uiw sorte d'emportement dans ses moindres gestes ; on devinait au premier aspect un homme de- vant lequel toutes les volontés pliaient.

Les Corbeaux s'avancèrent d'un air calme et firent la révé- rence en jetant un coup d'oeil autour de la salle.

Qui ètes-vous , et que me voulez-vous? demanda le baron en les regardant avec une hauteur dédaigneuse, car il les trou- vait horriblement vieilles et laides.

Je m'appelle Suzanne.

Et moi Véronique, répondirent simplement les deux vieilles femmes.

Le baron fit un mouvement ; puis, se remettant presque aus- sitôt, comme quelqu'un qui revient , après un moment de ré- Hexion , d'une frayeur chimérique , il dit d'un ton sec : .\près? qu'avez-vous à me dire ?

C'est une longue histoire qui. pour l'honneur de la famille deGréoulx, doit être racontée devant vous seul, monsieur le baron, réponditSuzanne : faites ferraerles portes,- que personne ne vienne écouter ou nous interrompre.

Il les regardait sans répondre et comme frappé de quelque terrible apparition. Suzanne prit la clochette posée sur la table et sonna. Un valet parut.

Ne laisse entrer personne ici, lui cria le baron , et va-t-en dans la première antichambre.

Quand il se fut retiré, les deux Corbeaux s'assirent. . Monsieur, dit Suzanne, il y a cinquante ans passés que deux jeunes filles sortirent par force de cette maison elles étaient nées. Vous étiez devenu le chef delà famille par la mort de feu M. le baron de Gréoulx, leur père et le vôtre, vous vou- liez être son unique héritier, et, pour cela, il fallait que vos sœurs fussent religieuses. Elles étaient jeunes , elles avaient été élevées dans la crainte et la soumission, cependant elles osèrent vous résister : elles refusèrent de prendre le voile au couvent des bénédictines d'Aix vous les aviez enfermées. Alors vous eûtes recours à la violence. Elles furent conduites dans une autre

19.

322 REVUE DE PARIS.

maison religieuse, chez les carmélites d'Arles, et il se passa des choses qui, si elles avaient été divulguées, eussent fait citer la prieure devant les tribunaux ecclésiastiques , et vous devant le lieutenant criminel. Les deux jeunes filles passèrent l'année de leur noviciat dans une cellule murée ; on leur donnait à peine assez de pain et d'eau pour qu'elles ne mourussent pas de faim ; on les menaça de les laisser dans celte prison toute leur vie. Elles feignirent de se soumettre , et alors elles furent traitées plus doucement. On crut à leur vocation , vous en répandiez le bruit dans le monde ; elles allaient prononcer leurs vœux. Mais un jour, on ne les trouva plus dans leurs cellules; elles s'étaient évadées, et depuis, personne n'en a plus entendu parler.

Elles sont mortes, murmura sourdement le baron, qui était devenu pâle à ce récit ; elle sont mortes depuis longtemps.

Elles vivent, répondit Suzanne, elles vivent toutes deux....

Je ne vous crois pas ! interrompit violemment le baron ; après tant d'années , d'où reviendraient-elles ? sont les preu- ves? Ces malheureuses filles sont mortes! vousdis-je.

Mon frère, s'écria Suzanne en le regardant en face d'un air de fière ironie, vous ne voulez donc pas nous reconnaître !...

Et comme le baron détournait la vue avec un geste de confu- sion et de rage, elle ajouta : En effet, nous ne sommes plus les belles demoiselles de Gréoulx ; le travail , les soucis nous ont donné, de bonne heure , des rides. Vous aussi, vous avez vieilli dans le bonheur et l'oisiveté; mon frère, je vous ai reconnu pourtant !...

Taisez-vous ! sur le salut de votre âme , taisez-vous ! in- terrompit le baron hors de lui.

Je n'ai pas achevé noire histoire , reprit froidement Su- zanne en se rasseyant. Il est cependant à propos que vous la sa- chiez tout entière. Après nous être ainsi sauvées du couvent, nous ne savions que devenir. Nous aurions pu vous traîner en cour de parlement , et nous faire rendre justice; mais nous son- geâmes à l'honneur de notre maison , et c'est ce qui nous arrêta. Tandis que vous espériez peut-être que nous nous serions noyées dans le Rhône , nous marchions à travers champs, habillées en paysannes , et avec un écu de trois livres dans la poche pour toute ressource. Nous avions été élevées à ne rien faire, comme les demoiselles de grande maison ; nous ne possédions aucune

REVUE DE PARIS, 223

industrie qui pût nous faire vivre, comme tant d'autres femmes, en exerçant un métier; mais le pain ne manque jamais à qui veut travailler. Nous prîmes le chemin de Marseille ; c'est une grande ville nous ne connaissions personne, et l'on se perd aisément dans la foule. En arrivant, ma sœur eut l'idée de se faire garde-malade ; il ne faut point d'apprentissage pour cet état-là ; il suffit d'avoir du courage , de la force , de la patience, de la discrétion et de l'honnêteté, pour réussir : nous réussîmes. Depuis cinquante ans, nous sommes connues dans la ville de Marseille ; mais personne n'a jamais su de quelle famille nous sortons. Notre réputation est faite. 11 n'y a point de maison dont on ne nous confiât volontiers toutes les clefs , tant on est sûr de notre probité. A pj-ésent nous n'avons plus assez de vigueur pour servir les malades ; mais nous ensevelissons les morts. Le peuple nous a surnommées les Corbeaux , et les petits enfants ont peur de nous; cela ne nous empêche pas de continuer notre métier et de travailler à notre salut par de bonnes œuvres; c'est ainsi que nous avons été veiller notre petit-neveu, Gaspard de Gréoulx....

Gaspard sait qui vous êtes? interrompit le baron avec terreur.

Il n'en a pas le moindre soupçon ; il croit, comme tout le monde , que nous sommes de basse origine , les filles d'un la- quais de votre maison peut-être , car il sait que nous vous avons autrefois connu. Lui, savoir qui nous sommes ! non, non, ni Gaspard , ni personne n'y songe. Qui pourrait se douter que les Corbeaux sont de la noble famille de Gréoulx , et que vous êtes leur frère , monsieur le baron ?

Vous avez déshonoré votre nom ! s'écria-t-il violemment , je vous renie... Mais que venez-vous faire ici? par le sang de Dieu , est-ce pour me demander de vous reconnaître?

Nous le pourrions , répondit tranquillement Suzanne, nous pourrions aussi réclamer notre légitime avec les intérêts depuis cinquante ans , ce qui triplerait à peu près la somme ; mais nous renonçons à tout sous une condition , c'est que Gaspard de Gréoulx soit libre et que vous le laissiez lui-même choisir une femme...

Vous êtes folles ! interrompit le baron avec une explosion de colère ; sachez que le chevalier s'est épris d'une petite péron- nelle , d'une fille sans nom , sans fortune...

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Vous VOUS trompez , sa noblesse vaut la vôl.e, répliqua fiùremenl Véronique ; elle s'appelle Gabrielle de Lescale; elle est orpheline, nous l'avons adoptée...

Par le corps du Christ ! c'est donc chez vous que j'ai en- voyé Saint-Jean? s'écria le baron stupéfait.

Oui , mon frère , un laquais qui a menacé Mi'e de Lescale de votre part , en lui disant que vous la feriez mettre au cou- vent des Filles-Repenties, ((ui , l'a insultée par une proposition de mariage. Sur mon salut^ il lui faut une réparation ; je la lui ai promise , elle l'aura !

Il y eut un silence : le baron s'était levé d'un air qui eût inti- midé des femmes moins résolues que ses sœurs; la colère lui avait fait reuionlerle sang au visage; il se promenait à grands pas dans la salle comme un homme hors de lui ; les deux vieilles femmes , roides et impassibles , le suivaient du regard.

Mon frère , dit tout à coup Suzanne avec une fermeté calme , décidez-vous , décidez-vous sur-le-champ ; nous ne pou- vons pas, nous ne voulons pas attendre...

En effet , interrompit-il avec une sombre ironie, vous êtes pensant me tenir le pistolet sur la gorge !... Vous me faites des conditions , des menaces. Allez, vous êtes folles!... Je ne vous crains pas !...

Il avait peur pourtant, en son àmc : il reconnaissait son sang, il comprenait qu'il luttait contre des volontés aussi fermes , aussi hautes que la sienne , et il baissa la vue lorsque Suzanne, «avançant vers lui avec une froide résolution , lui dit lente- ment : Vous refusez? vous nous refusez justice et satisfaction pour M"» de Lescale et pour Gaspard ? Eh bien , nous la leur fe- rons rendre nous-mêmes! Mon frère, vous vous repentirez de ceci dans ce monde et dans l'autre ! les hommes vous mépriseront, Dieu vous punira ! Oui , mon frère , dans huit jours , vous serez cité à comparaître devant des juges , pour reconnaître vos sœurs , les Corbeaux, comme on les appelle dans tout Marseille; nous fournirons nos preuves devant messieurs du parlement ? Ah! vous voulez nous traîner jusque-là, nous irons!... Nous rentrerons ici , monsieur, non pas comme aujourd'hui, hum- bles et méprisées , mais sous notre véritable nom. Adieu , mon frère , nous nous reverrons bientôt !

Il se mit devant la porte avec un geste violent, et fit signe aux Corbeaux de se rasseoir.

BRVDK DE PARIS. "2'i5

Écoutez , «lit-il en essayant de reprendre un peu de sanp- froid , et de plier son orgueil aux nécessités de cette lerrihle situation ; écoutez , ce n'est pas moi qui veux déshonorer notre maison par un si grand scandale... mais je ne puis pas vous satisfaire , non, je ne le puis pas, vous ne savez pas tout... ni Gaspard non plus...

Elles le regardèrent d'un air déliant et surpris ; il restait de- bout , morne, les bras croisés , et comme torturé par la néces- sité d'en venir à d'autres explications.

Parlez! s'écria Suzanne avec impatience, parlez; sinon, nous allons nous retirer.

Alors , pour la première fois de sa vie , le baron de Gréoulx humilia son orgueil et sa volonté.

Vous voulez que cette jeune fille , M''^ de Lescale , de- vienne une grande dame? dit-il amèrement; vous voulez qu'elle soit riche? Eh bien! sachez que je suis ruiné , que si Gaspard ne relève pas sa fortune par quelque grand mariage, mes créan- ciers vendront la baronnie de Gréoulx.

Nous la rachèterons ! répliqua froidement Suzanne.

Vous ! s'écria le baron , croyant qu'elle avait perdu l'es- prit; par la vraie croix ! auriez-vous gagné cet argent? ù servir les malades et à coudre les morts dans leur suaire ?

Il s'interrompit avec un éclat de rire convulsif , et en haus- sant les épaules d'un air de pitié.

Je vais vous raconter encore cette histoire , dit Suzanne sans s'émouvoir. Il y a trente ans environ , nous fûmes appelées pour soigner un négociant qui avait tenté de s'ôter la vie en s'empoisonnant; le pauvre homme était fort mal et refusait toute espèce de secours; comme nous lui représentions qu'il se perdait ainsi corps et âme , il nous avoua qu'il voulait mourir, ne pouvant supporter le déshonneur de voir protester sa signa- ture. II s'agissait de 10,000 livres, nous les avions en réunis- sant toutes nos économies ; nous les lui prêtâmes , cela lui porta bonheur; nous avons laissé cette somme dans son commerce , nous avons participé A ses bénéfices. Aujourd'hui, la maison Vincent est l'une des plus riches de Marseille, et nous avons près de quatre cent mille écus ; ce sera la dot de Gabrielle si elle épouse notre petit-neveu ; ne croyez-vous pas qu'elle suftise pour racheter la baronnie?

83$ REVUE DE PARIS.

Elle suffira cerlaiiieraent, répondit le vieux baron suffoqué d'élomiemenl et prts d'en perdre la tète.

Il faut remercier Dieu qui a conduit à bien tout ceci , re- prit Suzanne. Jusqu'au moment nous avons connu Gaspard, uotre intention avait élé de laisser celte fortune aux pauvres ; nous n'en aurions jamais joui, elle est trop au-dessus de l'état nous avons vécu si longtemps. Elle relèvera les affaires de la famille. Monsieur le baron , ces enfants ne doivent rien savoir de tout ceci. Vous donnerez par contrat de mariage la seigneu- rie de Gréoulx à Gaspard.

Le baron fit un mouvement.

Aimez-vous mieux qu'il la rachète ? reprit Suzanne ; je crois qu'il serait plus convenable de vous éviter cet affront. Vous réu- nirez vos créanciers; nous les payerons , et le monde ne saura pas que vous aviez dissipé l'héritage de notre père.

Le baron demeurait confondu. On devinait en lui lui les souf- france d'une âme orgueilleuse, forcée de choisir entre deux hu- miliations ; cependant il ne pouvait hésiter longtemps.

Je consens à tout, dit-il; mais je ne veux me mêler de rien. Que ce mariage se fasse , que Gaspard amène ici sa femme : elle y sera la bien-venue , elle y sera dame et maîtresse. Je suis vieux , et je ne veux plus m'occuper que de mon salut.

Les Corbeaux se levèrent.

Adieu , mon frère, dit Véronique en lui tendant la main , nous ne nous reverrons plus ; nous allons rentrer pour toujours dans notre petite maison de la rue Saint-Laurent. Ces enfants ignoreront qu'ils nous appartiennent de si près ; mais je les connais, ils ont bon cœur, ils sont reconnaissants, ils ne nous oublieront pas dans le bonheur, et nous les reverrons quelque- fois.

Les deux vieilles femmes semblèrent adresser aussi un muet adieu à tout ce qui les environnait ; elles parcoururent une der- nière fois du regard cette vaste salle chaque place , chaque meuble leur offrait un souvenir. Leurs yeux suivirent lente- ment la série de portraits suspendus à la muraille, et s'arrêtè- rent sur celui de leur mère morte à la fleur de l'âge. La noble dame était représentée tenant dans ses bras deux belles petites filles toutes roses et pomponnées de rubans :

Nous voilà poiirtanl! murmura Suzanne avec un soupir.

KEVUE DK HAKIS. •il!

Allons, allons, ma sœur ! dit ^ éioniquu en essuyant une laime.

Le baron s'était levé aussi. II avait l'air impatient et les yeux secs.

Adieu! mon frère, répéta Suzanne; tout est dit entre nous ; monsieur le baron , vous pouvez laisser entrer vos gens ; il n'y a plus ici que deux vieilles femmes étrangères,

A ces mots , les Corbeaux firent une humble révérence et s'éloignèrent lentement. Le baron avait sonné.

Bourguignon , dit-il au laquais, accompagne jusques en bas ces demoiselles

Trois semaines plus tard , le mariage de Gaspard de Gréoulx et de Gabrielle de Lescale fut célébré à l'église de Saint-Lau- rent sans aucune pompe ni cérémonie. Les Corbeaux assistè- rent à la messe, et ramenèrent ensuite les nouveaux époux dans leur maison. Le carrosse qui devait les conduire au château de Gréoulx , était déjà à la porte. La mariée quitta ses belles coif- fes de dentelles blanches , pour prendre un mantelet de voyage ; et, avant de partir, elle détacha la couronne d'immortelle, sus- pendue à la cheminée , pour la mettre avec son bouquet de noce.

La jeune femme embrassa les Corbeaux en pleurant j elle les aimait de toute son âme , et c'était maintenant un grand chagrin pour elle de les quitter. Gaspard leur serra les mains en disant :

Je vous dois fout ! Vous m'avez sauvé de la mort; vous avez fléchi la volonté de M. le baron ; vous m'avez donné Ga- brielle.... Comment pourrais-je jamais reconnaître de si grands bienfaits?... Vous ne me deviez rien; et vous avez plus fait pour mon bonheur que de proches parentes, qu'une mère....

C'est que nous vous aimons comme si vous nous apparte- niez , répondit Suzanne avec un certain attendrissement , tandis que Véronique pleurait tout à fait ; soyez heureux, mes enfants ;

i-'8 RtVLit UE PARIS.

revenez nous voir queltiiiefois. Ouand nous seron» mortes , sou- venez vous de nous , cl dites au milieu de votre bonheur : Ces pauvres vieilles femmes , qu'on appelait les Corbeaux , nous oui pourtant fait du bicu !

M«e Charles Retbaiu.

LES

BOIS DU NIVERNAIS

ET

liES FORÊTS» DE l,\ IVOBWECiE.

Dans toutes les maisons anciennes , aux murs bâtis solide- ment de pierres et de briques , aux planchers recouverts de car- reaux rouges à quatre , six ou huit faces , dans ces maisons ofi les parquets étaient un luxe dispendieux et rare , s'il vous eut pris fantaisie d'interroger les matériaux de l'édifice sur leur ori- gine et leur histoire , la réponse eût été brève et uniforme. Les pierres venaient de la carrière voisine, les briques et les car- reaux , de la tuilerie , et les i)arquets , de nos forêts de chênes. L'imagination d'un Parisien d'autrefois n'eût pu aller au delà des catacombes de Montrouge, des tuileries que Médicis rem- plaça par un palais , et du bois de Vincennes. Mais aujourd'hui que le sapin joue un si grand rôle dans la construction de nos demeures , aujourd'hui qu'il forme la moitié des murs et toutes les boiseries , qu'il multiplie les parquets depuis le rez-de-chaus- sée jusqu'aux mansardes , et entreprend de reléguer le carre- lage dans les chaumières; si vous voulez bien demander i\ celle humble planche que vous foulez aux pieds, sa naissance et son histoire, elle a tout un roman à vous dire , plein de souvenirs orgueilleux et de vicissitudes étranges, Née sur les Alpes de Kor- 2 20

230 REVUE DE PARIS,

wége , elle fut un arbre qui bravait la tempête ; dressée aux flancs des monts, ou penchée sur un abîme, ses branchages rendaient au souffle du vent un murmure semblable à celui du torrent qu'elle couvrait de son ombre; elle recevait sur ses ra- meaux pendants la poussière humide des cascades , et, du- rant les hivers , voilait sa noire verdure sous des masses écla- tantes de neige. Depuis , abattue parle vent, ou par la main des hommes , livrée au torrent, heurtée à tous les rochers de ses bords , jetée sous les dents grinçantes de la scie , emprison- née dans les flancs d'un vaisseau qui longtemps l'a ballottée sur les mers , elle a passé par mille mains pour venir se faire meu- ble , muraille , plancher, parquet et lambris ; car telle est l'his- toire de la plus grande partie des sapins qui servent à nos usa- ges. Qui n'aimerait à suivre celte histoire dans ses détails ; à s'attacher aux traces de ce commerce qui va aux solitudes les plus reculées prendre un arbre parmi ses frères , le marque de son timbre , l'envoie à la mer, le recueille sur le rivage , le di- rige vers une lointaine contrée de l'Europe , et le façonne , le divise et l'éparpillé à sa guise? On aurait à se transporter au milieu des montagnes et des forêts immenses, au bord des fleu- ves et des lacs , s'élève le bruit criard des scieries mêlé au bruit solennel de la chute des eaux , et sur les flots bondissants des mers de la Norwége. On recueillerait çà et là, dans ce poé- tique voyage , des particularités curieuses sur ces simples plan- ches dont la destinée a tant de phases , et des notions générales sur le commerce du bois dans le Kord, sur sa nature, ses moyens et son étendue ; notions intéressantes pour nous, car ce com- merce est fait en grande partie avec la France. Cette pensée , je l'ai réalisée. J'ai parcouru les forêts de Norwége et de Suède, des rives du Cattégat et de la Baltique, l'arbre puissant étreint les rochers dans ses racines, comme un aigle qui com- prime sa proie, jusqu'aux pleines marécageuses et aux mon- tagnes de Laponie, le pin disparait , le bouleau nain et rabougri se traîne sur le sol humide , et rampe parmi le lichen des rennes. J'ai vu les torrents bondissent les troncs dépouil- lés de leur écorce , les lacs ils flottent; j'ai visité les tra- vaux, souvent immenses, que le flottage des bois a rendus néces- saires; j'ai mélangé dans ma pensée ce ([ui se mélange dans la réalité , les scieries et les cascades, le commerce et les paysages,

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les notions techniques du négoce et les sensations que donne l'aspect d'une admirable nature, et dans cette observation dou- ble du pays et de son commerce , il y avait , pour moi , plus qu'un intérêt ordinaire de plaisir et de curiosité; j'y trouvais tout un intérêt de comparaisons et de souvenirs.

Il est, vers le centre de la France , un pays riche en forêts , en aspects solitaires, en graves et verdoyants paysages. Des mon- tagnes couvertes de bouleaux , de hêtres et de chênes , ombra- gent leurs sommets arrondis sous d'immenses dômes de feuilles. Des ruisseaux coulent avec rapidité sur toutes les pentes, sans cesse alimentés par les nuages et les rosées que le feuillage at- tire ; ils forment, au fond de chaque vallon, des étangs entourés d'ombres et de silence. Les doux reflets qu'envoient dans l'eau les aulnes et les trembles, le calme qui vous environne, le bruit des ruisseaux qui courent sur le gravier en froissant les herbes de leurs bords, les chants multipliés des oiseaux , les clochettes des bestiaux qui errent dans les bois et paissent l'herbe humide des vallées; tout a une simplicité sévère, une rêveuse mélan- colie, le charme de la fraîcheur, le parfum de la solitude. Ce pays, c'est le Nivernais. Il offre, en quelques endroits, des cam- pagnes riantes, des coteaux chargés de vignobles et de villages qui s'étendentle long des rives de la Loire. Mais ailleurs, et sur- tout dans le Morvan, sa partie montagneuse, on trouve une con- trée austère, boisée, peu habitée , semée d'étangs et de rochers, coupée, en tout sens, de ruisseaux, de ravins, de vallons retirés et sauvages ; Norwége en miniature, nous allons trouver plus d'un sujet de parallèle.

Tout Parisien a quelquefois regardé du haut des ponts ces étroits et longs radeaux de bûches liées ensemble, qui descen- dent la Seine. L'adresse des deux hommes qui dirigent le radeau et l'empêchent de se rompre en se heurtant aux piles , attire d'ordinaire l'attention des passants. Ces radeaux , on le sait, amènent du Nivernais à Paris les bois qui, sous le nom de bois flottés, fournissent plus de la moitié de la consommation de la ville. On n'a pas oublié qu'il y a quelque temps un discours de M. Dupin et une fêle publique inauguraient, sur le pont de Cla- raecy, la statue de Jean Rouvet , inventeur ou plutôt introduc- teur du flottage ; mais les détails de ce commerce ne sont peut- être pas bien connus, et on trouvera curieux les rapprochements

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qui , d'un canton de France, transportent la pensée aux vastes solitudes du Nord.

Un élraiiffer, éf;aré dans les bois du Nivernais, rencontre un chemin la boue profonde et délayée, et des ornières presque impraticables, attestent le passa^je de nombreuspsvoitures.il suit ce chemin, tout en le maudissant, assuré qu'il aboutit à un village. Mais, après avoir tournoyé dans la forêt, il aperçoit dans un fond un étang, puis un vaste emplacement couvert de bois empilés, alignés, rangés comme des bûchers funéraires. Au delà, le voyageur cherche sa roule : elle n'existe plus ; elle venait là, et pas plus loin, et tout autour s'étend un cercle im- pénétrable, un sombre amphithéâtre ; la forêt ne présente pas une issue. Ct-t endroit se nomme un port. De tous les environs , le bois coupé y vient et s'y accumule. Les bœufs du Morvan l'y conduisent. Comme toutes les races de montagne, races petites mais infatigables , attelés par couples à i\\\g charrette, on les voit s'avancer processioiinellement luttant avec patience contre les ornières, mettant invariablement le pied à la même place l'ont mis ceux qui les précèdent, tandis que le bouvier chante sans lin le chant des bœufs. Cependant le bois a été coupé, on l'a divisé en charbonnages pour les forges du pays, en moules pour Paris; il est entassé sur le port. Voilà la première phase de son histoire.

Deux fois par an, vers avril et novembre, lorsque la neige fondue et les pluies abondantes ont remiili les étangs et gonflé les ruisseaux, le silence des forêts est troublé par de grandes rumeurs, des cris, des chansons, des appels de voix qui se mê- lent et se répondent. Chaque sentier est parcouru par des pay- sans à pied, cl)a<ine chemin par des propriétaires et des mar- chands à cheval. Il y a peu de femmes. C'est le dimanche, c'est les jours de foire que vous rencontrez les femmes parées de leurs plus beaux atours pour se rendre à la ville. iMais ici ce sont des hommes armés de longs épieux terminés par un crochet de fer; ce sont tous les gardes forestiers du pays, grands digni- taires de la circonstance ; ce sont les marchands de bois de Paris ou de la province, revêtus d'une blouse bleue et d'une casiiuetle de peau de loutre. Ces i)Otentats, élevtrs d'autant plus haut dans l'estime publique qu'ils comptent sur le port pus de bois qui leur appartienne, ont une coui' nombreuse à leur suite et voient

REVUR DE PARIS. 233

devant eux chapeaux et bonnets de paysans se l)aisser en signe de profond respect. Ils distribuent Télttge, le blAme , les encou- raî^ements, circulent parmi le labyrinthe de leurs cordes de bols, comme des généraux parmi les rangs immobiles d'une armée, et les gardes, leurs aides de camp, vont porter leurs ordres sur toute la ligne. Le flottage va commencer. On lève la bonde des étangs, l'eau sort avec force, et les bûches sont précipitées pêle- mêle dans cette rivière improvisée. L'air affairé des gardes qui pressent les travailleurs et courent de tous cotés voir si chacun est à son poste; les cris des hommes qui , placés de distance en distance, s'avertissent (jue tout va bien ou réclament de l'aide; les enfants qui guettent les petits poissons que le courant em- mène ; les femmes qui apportent le repas de midi; le bruit du ruisseau sur une pente rapide; l'aspect de ces bîlches en désor- dre qui courent sur les ondes : tout cela, tantôt dans les forets, tantôt dans les prairies, forme une scène animée, bizarre, agréa- ble et gaie d'ordinaire, mais qui peut avoir ses moments drama- tiques. 11 est des aqueducs en bois qui transportentd'une colline A l'autre le ruisseau du flottage; il est des ravins profonds ce ruisseau n'a qu'un lit très-étroit; il est des rochers qui le barrent en partie. Des hommes sont placés pour surveiller le passage du bois, mais toutefois une bûche peut s'arrêter , et soudain les autres viennent et s'amoncellent : la digue se forme plus rapidement qu'on ne peut la détruire. L'eau surmonte ses bords ; l'inondation menaçante fait fuir tout le monde, mugit entre les arbres, couvre au loin les prés , et ne cesse que si la digue s'écroule ou si tous les étangs sont fermés à la hâte. Une fois on vit ainsi dans un de ces ravins nommé la f^'aux-Cieuse, le courant s'encaisse entre deux rochers , le bois s'arrêter, s'amasser à plus de cinquante pieds de hauteur, des hommes ne l)as fuir assez vite, et des bestiaux, dans les campagnes voisines,, périr emportés par les eaux. Si la digue vient enfin à céder, un bruit horrible annonce au loin sa chute , et malheur à qui se trouverait sur le passage de cet amas de bûches roulées par un torrent.

Tous les ruisseaux, se fait le flottage, aboutissent à deux rivières, qui viennent à leur tour se confondre. Ce sont les deux grandes artères, se rendent les petites veines ; et le point dé- finitif de réunion, le cœur, est la ville de Cianiecy. Là, au con-

•20.

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fluent (lu Beuvron et de l'Yonne, un barrage est établi dans les eaux. Sortis des ruisseaux oîi s'est brisée leur écorce,et flottant doucement sur les deux rivières, les bois arrivent au barrage , des hommes descendent à mi-coips dans ces eaux froides du printemps et de l'automne, et jettent chaque bûche sur le ri- vage, d'autres les divisent suivant la marque du marchand, d'au- tres les empilent à la hâte; et de tous ces chantiers dispersés dans les forêts, il se forme au port de C'.amecy un chantier uni- ([ue, immense, de vingt, de trente mille cordes de bois. Enfin, on dispose les radeaux, et sept à huit mille trains de bois sont dirigés vers Paris.

Le commerce des bois occupe une partie des habitants du Ni- vernais. Ciamecy a une population de flotteurs , dont l'état est de passer à peu près leur vie dans l'eau. Les paysans, dans le reste de la province , sont agriculteurs l'été , mais bûcherons l'hiver; et même durant la bonne saison , le charroiement em- ploie une partie des habitants et des bœufs. Tous les bois ne viennent pas à Paris. Beaucoup sont trop éloignés des ruisseaux se fait le flottage , et servent aux nombreuses forges que le pays possède. Mais voulez-vous d'un seul coup d'oeil embrasser les forêts qui alimentent la capitale? A quelques lieues de Cia- mecy , vous trouverez une éminence abrupte que domine une vieille tour en ruines. Là, vous aurez à vos pieds les deux ri- vières du flottage ; le Beuvron dans un val étroit et tranquille ; l'Yonne dans une vallée semée de nombreux villages, de vieux châteaux, de champs fertiles, de pâturages, qui le disputeraient à ceux de la Normandie. Puis vos regards découvriront toute la chaîne du Morvan, dont les sommets s'élèvent et se creusent en s'arrondissant comme des flots. Les défrichements ont changé la face des autres contrées; mais ces montagnes qui naissent à Sept-Fonts et finissent à Vezelay , ainsi placées entre deux sou- venirs de saint Bernard , vous les verrez comme elles étaient alors, comme le moyen âge les a vues, avec leurs bois, leurs aspects sauvages et leur solitude.

Passons maintenant à la Norwége. Aucun de ces détails ne lui est étranger. Seulement , au lieu des éminences du Nivernais, on rencontre ici de colossales montagnes. Les ruisseaux se chan- gent en torrents; les étangs, en lacs de dix à vingt-cinq lieues, d'une profondeur que la sonde n'a pu connaître ; les bûches sont

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des sapins entiers ; un flottage de deux ou trois cents lieues , à travers mille obstacles, remplace le trajet du Nivernais à Paris; au lieu de radeaux , le bois est confié à des floltes que la mer porte à toutes les régions de l'Europe ; car les bois sont la grande richesse du Nord. Partout on voit des forêts; partout des pins flottants; partout des scieries ; partout des vaisseaux occupés à charger les poutres et les planches. Ouvriers qui s'emploient aux différents travaux que l'exploitation des bois exige, proprié- taires de bois, marchands de bois , cela forme presque la popu- lation entière. Le bois , c'est en grande partie la propriété fon- cière et l'industrie de la Norwége. Arrivé à ces proportions, ce commerce intéresse par sa grandeur, sa généralité, de même que l'immensité des forêts prend un caractère dont un taillis de quelques arpents ne peut donner l'idée.

La nature a divisé la Norwége en deux parties bien distinctes, et assigné à chacune d'elles invariablement son commerce et son caractère. Sur ces rivages étranges de la mer du Nord , des golfes sinueux et profonds s'avancent à quarante et cin- quante lieues dans l'intérieur des montagnes, se développent quatre à cinq cents lieues de côtes jusqu'au voisinage du pôle, la mer fourmille de harengs et de morues , les peuples sont pêcheurs, et la pêche forme un commerce aussi étendu que celui des bois, mais bien plus curieux encore. Sur ces bords, tout n'est que granit aride et rochers basaltiques. Les monts gigan- tesques ne portent que de misérables bouleaux battus par les vents, des bruyères, des neiges et des glaces éternelles. C'est dans les bassins intérieurs formés par la grande chaîne des Dofrines, sur les pentes de ces montagnes, le long des torrents qu'elles envoient à la mer, dans les deux provinces de Christiania et de Christiansand, un peu dans le nord vers Trondhiem, nul- lement à l'ouest dans le sauvage Bergen, que les arbres couvrent le sol, et que le commerce des bois occupe toute la contrée. On sait la terreur secrète , la religieuse horreur qu'inspiraient aux peuples celtiques l'ombre des grands chênes , sanctuaires du culte des druides. Ou'était-ce pourtant , comparé à ces forêts du Nord ? Les feuillages variés des bois de la Gaule et de la Ger- manie sont plus gracieux que sévères ; la fraîcheur de leur ver- dure plaît au regard et ne l'attriste pas ; les bras lourds et mas- sifs des hêtres et des chênes ne sont même que faiblement agités

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par les orages ; dans leurs feuilles, le vent soupire plutôt qu'il m; mugit, et se plaint plulôt qu'il ne gronde. A leurs pieds cou- lent, avec un léger bruit, de faibles ruisseaux, et les rivières ne sont que de paisib'es méandres. Mais en ÎSorwége, voyez le noir feuillage des sajiins, leurs bras pendanis et Uexiblcs, toujours prêts à s'agiter au moindre souffle, à s'entrechoquer avec un bruit lugubre ; voyez ces brumes épaisses qui cachent la tète des arbres, et semblent les faire communiquer avec la nue. Écoutez celte bise du nord qui court parmi ces forêts téné- breuses, comme une voix solennelle et terrible, et. sous la voûte ries i)ins, le retentissement continu de ces eaux, qui. parmi les rochers et les précipices, ne cessent de bondir, d'écumer, de tonner, de rugir; voilà vraiment régnent l'horreur et la majesté; voilà vraiment des sanctuaires pour des divinités fa- rouches, et là, saisi d'un etîroi involontaire, d'une tristesse pro- fonde, le voyageur comprend toute la mythologie Scandinave. A peine venu des champs plats et sablonneux du Danemark, la mer vous a-t-elle porté au golfe de Christiania , que vous êtes initié à ces aspects solitaires , à cette nature rude et grave , mé- lancolique et sublime ; parcourez toute cette côte méridionale : les mêmes aspects, les mêmes impressions vous suivront par- tout. Ce ne sont pourtant que les buissons et les collines ; mais avancez : autour de vous tout va bientôt grandir. .le ne décrirai point ces mille horizons qui viendront déployer successivement à vos yeux des chaînes de montagnes et des provinces de forêts. Je suis resté bien des heures à les contempler, soit au malin , quand , les vapeurs s'élevant des vallées , les arbres des hau- teurs semblaient portés sur les nuages ; soit au déclin du jour, quand le soleil colorait le dôme obscur des sapins dune teinte lumineuse; mais je parlerai seulement des cantons de AValders et de rOsterdal. le commerce des bois se fait avec une acti- vité particulière. Là, comme dans toute la ÎVorwége, des lacs sinueux , longs et étroits , occupent les vallons, reçoivent les ruisseaux des montagnes environnantes , et par le lit d'un tor- rent déchargent la surabondance des eaux descendues des hau- teurs jusqu'au bord de ces lacs. Les pins, les sapins se marient aux bouleaux, et dans celte agréable union de couleur tendre et foncée, d'écorce blanche, polie, et d'écorce rude et brune, de formes souples . Hexihles , et de formes roides et allières . il

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semble voir l'image des guerriers chevelus et de leurs blondes compagnes. Mais ce qui caractérise Osterdal et Waiders , c'est l'immensité, le sauvage, le grandiose des perspectives. Ou con- temple avec effroi ces vallées il semble qu'on ira se perdre dans le désert des bois ; on compte avec stupeur vingt gradins de montagnes qui se coupent , s'entrecroisent , se dominent l'une l'autre , et toutes sont recouvertes de forêts à perte de vue. Il y a une beauté lugubre , une majesté effrayante dans l'étendue de ce bleu somI)re qui va se dégradant jusqu'aux derniers hori- zons. Puis couronnant tout cela d'une blanche auréole, les plus hauts sommets do ces Alpes, les Fillefields en Waiders, les Dovrefields en Osterdal , font briller dans les cieux l'éternel éclat de leurs neiges.

Les bois de pins , comme on sait . ne se coupent pas en masse, mais par éclaircies. On choisit çà et un arbre suivant la grosseur qu'on désire ; comme le tronc des arbres verts ne re- donne pas de nouvelles liges , ainsi que le tronc des arbres de nos bois, raser une forêt, ce serait la détruire. Une partie des arbres demeure, les pommes de pin tombent à terre et repeu- plent le sol : la forêt est donc de tous les âges. Les pygméessont à côté des géants , les jeunes arbres , à l'ombre et sons la pro- tection des vieux , les espérances de l'avenir mêlées aux richesses du présent , aux débris du passé. Dans ces pays le corps de l'arbre a seul de la valeur ; on prend la tige , on laisse le bran- chage. Que de fermes isolées, que de rares villages entassent le b()is dans les foyers durant les longs hivers. Avec les débris des arbres que le marchand de bois dédaigne, on établit , autour de chaque champ, le long de chaque sentier, ces haies débranches sèches qu'on trouve dans tous les pays de montagnes. Des ra- meaux accumulés n'en encombrent pas moins la forêt, jusqu'à ce que, pourris sous les pluies et les neiges, ils recouvrent le rocher d'une légère couche formée par le détritus du bois et du feuillage.

Dans ces bois de Norwége , il est pourtant un genre de beauté dont on remarque l'absence quand on songe à ces forêts d'Amé- rique , forêts vierges , n'a point passé la hache , et dont les descriptions de la poésie ont rendu si célèbres les vieux troncs centenaires. Ici manquent les siècles ; ici la main avide des hommes ne permet pas auv arbres de vieillir; on calcule avec

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impatience le moment ofi l'arbre sera assez fort pour fournir des planches de tant de pouces de largeur, et des poutres de tant d'équarrissage. On ne laisse même point venir de ces beaux ar- bres que l'œil, en les voyant , se figure déjà dressés sur le pont d'un vaisseau , et portant dans les nues leur élégant édifice de cordes et de voiles , car ces mâts ne pourraient être transportés à la mer : le cours sinueux des torrents , les rochers semés sur la route les auraient bientôt brisés. 11 faut dire toutefois que si même les hommes respectaient la nature le sol de la Norvvége ne produirait pas en grand nombre de très-beaux et de très- vieux arbres. sur le rocher, le pin croit et prospère quelque temps ; ses racines, longues et tortueuses , vont chercher, dans chaque fente du roc , la terre végétale qu'elle recèle, mais, de- venu plus fort, il ne trouve pas à alimenter sa sève, il languit, sa cime se dessèche, et il n'a point atteint sa pleine croissance, qu'il porte déjà les signes de la faiblesse et de la décrépitude.

Le Norwégien a tracé avec peine des sentiers parmi ces monts abruptes. Trois ou quatre routes pour des voilures, bien que leurs pentes soient souvent fort roides , ont coûté des soins et des travaux persévérants. Mais pour les bois , si reculés qu'ils soient dans l'intérieur des terres, à cinquante, cent, cent cin- quante, deux cents lieues , la nature a creusé des routes rapides et pittoresques , mais parfois d'une effrayante rudesse. Ce sont les torrents et les lacs. Au fond de chaque vallon un lac, entre la vallée supérieure et la vallée inférieure un torrent, voilà les grands chemins parcourus chaque année par des raillions d'ar- bres.

C'est du mois d'août aux derniers jours de novembre que les pins et les sapins tombent sous cette hache dont l'image forme , avec autant de raison aujourd'hui que jadis , les armoiries sym- boliques de la Norwége , aujourd'hui arme pacifique d'un peuple de bûcherons , jadis arme guerrière de ces Normands qui rava- gèrent le monde. L'hiver, les arbres abattus glissent avec facilité sur la neige, et sont amenés au bord des rivières et des lacs. Viennent les crues subites du printemps , ces ravins plonge le regard , l'eau les comble ; ces rochers que toutes les forces de la mécanique ne feraient pas mouvoir, l'eau les roule comme de faibles cailloux ; ces abîmes de granit que semble avoir creusés un tremblement de terre, l'eau , plus puissante que l'acier et la

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poudre , les mine el les approfondit sans cesse, il faut se %urer cinq cents lieues de montagnes le sol est couvert de six mois de neige , cha([ue sapin en soutient sur ses branches un amas qui les fait plier et rompre; il faut se figurer tout cela cédant en quelques jours aux rayons du soleil ! 11 est des cours d'eau le flottage ne se fait ainsi qu'à la fonte des neiges , d'autres il se continue toute l'année. Du haut des monts . sur des pentes de mille à quinze cents pieds, redoutables modèles de nos montagnes russes de trente pieds , les arbres sont lancés, glis- sent et roulent, laissant à chaque pierre un débris de leur écorce. Nus et dépouillés , ils tombent dans les flots. Quelle route bizarre à parcourir ! Tantôt le torrent s'engouffre et disparaît sous une voùle de rochers , tantôt des rocs isolés obstruent son cours , tantôt les deux parois qui forment ses bords se rappro- chent et ne laissent entre elles qu'un passage étroit, tortueux , l'eau se ploie et se reploie comme un serpent. C'est que les troncs s'arrêtent et s'amoncellent. Des hommes ne sont pas pla- cés tout le long de cette rivière au long cours ; la population norwégienne n'y pourrait suffire. Cependant on ne tarde pas-à connaître l'amoncellement , et il faut le détruire. Ouvrage dif- ficile; car, ici , ce n'est point un ruisseau qu'on arrête et qu'on détourne. L'eau monte toujours , toujours de nouveaux pins arrivent. Quelques intrépides , une corde autour du corps , et tenus par leurs compagnons restés sur la rive, vont démolir l'échafaudage. Qu'il se fasse quelque travail dans cette pile , que l'eau emporte une poutre inférieure, et soudain tout s'écroule. C'est en vain quelquefois que la corde relient l'ouvrier. Emporté par ces bois qui fuient sous ses pieds , par ce torrent un moment contenu , mais dont on a brisé la chaîne , le malheureux est en- traîné dans l'immense ruine. Son corps disparaît , mutilé , brisé^ mis en pièces. C'est aux pointes des rocs semés sous les ondes qu'il faut demander ses lambeaux.

Les passes de rochers arrêtent les bois; les cascades les bri- sent. Je ne sais vraiment si ce n'est pas être au-dessous de la réalité , que d'évaluer, en Norwége , par lieue , une chute d'eau qui parfois est de neuf cents à mille pieds. C'est chose ordinaire que les cascades de cent, deux cents, trois cents pieds. Celles de neuf cents sont dans la province de Bergen. Les plus hautes, dans les provinces de Christiania et Cluistiansand , ne dépassent

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pas six cenls. Oii'on se iransporle en idée devant ces effroyables cliutes au niomenl les troncs flottants des sai)ins apparaissent à leurs sommets. Perdus dans des tourbillons d'écume et d'eau vaporisée , engloutis dans le gouffre , avec un bruit épouvan- table et une rapidité que rien n'égale, ils ressortent, bien loin de , en bondissant parmi les vagues.

Après avoir subi ces commotions violentes , les pins viennent se rei)Oser sur l'eau tranquille des lacs. Us s'amassent en si grand nombre sur les rives , que de loin , l'œil, abusé par la couleur de ces troncs jaunis, croit voir des plages sablonneuses. Le lac n'a-t-il que deux, trois, quatre lieues de longueur, la force du courant se fait assez sentir pour entraîner les arbres. Mais sur les grands lacs , le cours d'eau n'a |)lus de puissance , et le vent imprime sans cesse à la vague une direction contraire. Former des radeaux que plus loin il faudrait défaire, serait trop coûteux et trop pénible. On a simplifié. Une chaîne de sapins . attachés les uns aux autres, forme un cercle plusieurs douzaines d'arbres se trouvent emprisonnées. Bien qu'on les enferme ainsi pèle-mèle , cette forme circulaire finit par les faire rayonner du centre à la circonférence, ainsi qu'un parquet arrangé avec goût dans une salle ronde. On ne peut marcher sur ce plancher mobile chaque arbre roule sous le pied et s'enfonce, mais j'ai vu des flotteurs le traverser en courant, l'arbre effleuré n'ayant pas le temps de se couvrir d'eau. Ainsi disposés, les pins sont remorqués par un radeau porteur d'une ou deux voiles. Parfois plusieurs radeaux rangés sur une ligne ont chacun leur suite et voguent de conserve. C'est un singulier spectacle que de voir ces voiles déployées , qui semblent ne porter sur rien , et .s'élever du sein même de l'onde, car le radeau disparaît dans les rides du lac. Un jour, je remarquai , debout et ses vêtements colorés se détachant sur une blanche voile , une jeune fille telle qu'on s'étonne de les voir dans les pays froids , le cou tout découvert et ses blonds cheveux épars. Deux flotteurs , placés près d'elle , se mirent à bêler quelques-uns de leurs camarades , avec une corne de bœuf recourbée et sonore. Pour peu qu'on eût souvenir de Fénelon ou de Raphaël , ce ne pouvait être moins que Gala- lée , les tritons et leurs conques. Mais le paysage de Norvvége , et la bise glacée du nord, avaient bientôt dissipé l'illusion. Souvent il arrive que le vent et la vague poussent les bois dans

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quel(|ue baie abritée. Il faut alors traîner les sapins un à un près du bord , jusqu'à ce que les ayant tous amenés au delà des promontoires , et sous la prise du vent , on puisse de nouveau tendre les voiles.

Au mois d'août de cette année , deux lacs ont vu avec stupeur une machine inconnue refouler et sillonner leurs eaux. Rien ne peut mieux faire juger de la grandeur et de l'aclivilé du com- merce des bois. Un bateau à vapeur, sur un lac, pour remor- quer des arbres , et des arbres en telle quantité que le bateau à vapeur n'y peut suffire. C'est sur les deux magnifiques bassins du Tyre-Fiord, long de douze lieues , et du Randes-Fiord , de vingt-quatre , que M. le comte de Wedel-Jarlsberg, vice-roi de la Norwége , et M. Thorne , riche marchand de Drammen, ont fait en commun construire deux bateaux à vapeur. C'est une belle idée, digne, au point de vue civilisateur, de l'esprit émi- nent du vice-roi; au point de vue commercial, de l'intelligence active de M. Thorne. Les bords du Cattégat, peuplés de villes sans cesse en relation avec le reste de l'Europe , sont les foyers de la richesse et de l'industrie norwégienne. Ces bateaux à va- peur y conduiront les rudes montagnards qui, auparavant, ne quittaient guère le sombre horizon de leurs vallées ; et de la mer aux cantons reculés , ils transporteront , je ne dirai pas des ob- jets de luxe , mais le pain , mais le vin , qu'on trouve dans tous les ports , et que l'intérieur du pays ne connaît pas ; le vin que le paysan remplace par la pernicieuse liqueur du genièvre ou de l'orge fermentée ; le pain auquel il substitue un triste mélange d'avoine non mûrie et d'écorce d'arbres mise en poudre. Quant au point de vue commercial , qui est ici le |)lus vital , puisque ces bateaux à vapeur sont faits pour remorquer les bois , les arbres séjourneront moins longtemps dans l'eau , qui les pénètre et en gale toujours une partie. Us ni; seront plus confinés dans quelque crique abritée ; on gagnera du temps, ce qui déjà est un gain. Toutefois , la vapeur ne déblaye pas le lac aussi vite qu'on pourrait le croire. Les arbres flottants déplacent sur leur passage une telle masse d'eau, que la machine a bientôt atteint la limite de sa puissance. C'est donc tout au plus si le bateau , employé la saison d'été sans relâche , suffira à la quantité de bois que les torrents de l'Etnédal, de Torpen et de Walders, amènent aux eaux du Randes-Fiord. Peut-être faudra-t-il se 2 21

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servir encore des radeaux à voiles , remorqués par le bateau -. la vapeur et le vent, deux grandes forces ; la constance de l'une dirigeant et maîtrisant l'inconstance de l'autre.

Enfin les bois arrivent à des barrages chacun les recon- naît à sa marque. sont les chantiers. Le plus célèbre est celui de Bingen , non loin de Christiania. Si le port de Clamecy, en Nivernais , contient vingt mille cordes de bois , sur le port de Bingen, en Norwége , on peut voir jusqu'à cent mille douzaines de sapins.

Parvenus au terme de leur course , ces arbres ont laissé bien des frères en route. L'évaluation en est faite , mais diflFère par- tout suivant la nature des torrents , le nombre des chutes d'eau, et les dépenses faites pour leur amélioration. Dans le tracé de ses routes aquatiques, la nature n'a pas pris de soins minutieux. Ses déblais et remblais sont fort gigantesques, mais peu com- modes; ses pavés solides, mais terriblement inégaux; et ses pentes sont souvent perpendiculaires. Aussi n'était-ce pas à la nature à faire seule tous les frais , et l'intérêt du commerce l'a bien compris depuis quelques années. On a brisé des rochers , ou a creusé certains endroits, on en a élargi d'autres. Durant la saison des eaux basses , on a détourné des cascades et construit des pentes en bois, sur lesquelles la rivière est venu glisser , au lieu de se précipiter sur des rochers à pic. Ailleurs , des aque- ducs prennent les bois au-dessus de la chute , et ne les rendent au torrent que bien loin au-dessous. Par , telle ville qui jadis éprouvait un quart de perte dans le cours du flottage , ne perd maintenant qu'un dixième. Dans ces quarante années, il en a coûté à la seule fortune du comte de Jarlsberg plus de 600,000 francs pour faciliter l'arrivage des bois. Mais devant cette furie des torrents, à laquelle s'oppose en vain la masse des rocs les plus durs , que peuvent être les ouvrages de main d'homme ? Une fonte de neige arrive , et des dépenses les mieux faites, des plus solides travaux , il ne reste pas un vestige.

Tel est le flottage des bois en Korwége. Il me resterait à parler des scieries , des marchands . de Thistoire du commerce des bois , des populations et des vaisseaux qu'il emploie , entin des forêts de la Suède comparées à celles de la Norwége ; mais je m'arrête, car ce sujet m'entraînerait au delà des limites que je me suis imposées pour aujourd'hui.

A. DE SaINTE-MaR1£,

SAINT-LAZARE

ET

LA SALPÊTMÈRE.

IL

L'hospice de la Salpêtrière est vaste, bien construit, et situé dans le fond d'une beJle place bien aérée. Une grande tranquil- lité règne à l'entour ; le jardin des plantes est à deux pas de la Salpêtrière ; la Seine est à la fois assez rapprochée de cet hospice pour être à la portée du service et en même temps assez éloignée pour ne point faire redouter de malsaines influences. Bien que le boulevard sur lequel l'hospice est situé porte un nom d'assez mauvais augure (le boulevard de l'Hôpital), les gens qu'on y rencontre, habitants pour la plupart du faubourg Saint-Antoine et du Marais, paraissent en général sains et bien portants; ils doivent leur bonne constitution à l'air pur que l'on respire dans un quartier éloigné du centre de Paris. L'entrée de l'hôpital de la Salpêtrière a d'ailleurs quelque chose d'imposant , de gran- diose et de conforme à la destination d'un établissement de charité sur le fronton duquel on lit : « Hospice de la Vieil- lesse. »

Ce nom de Salpêtrière vient de ce qu'on fabriquait autrefois le salpêtre dans ce quartier. La maison fut fondée en 1650 par ordre du président du parlement de Paris qui obtint du roi un édit pour faire construire un hôpital général qui servirait de lieu de refuge à tous les mendiants répandus dans Paris, ù la

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suite des désordres de la ligue et delà fronde. Depuis ce temps, le bâtiment de la Salpètrière a changé plusieurs fois de destina- lion : il a été tour à tour dépôt de mendicité , maison de refuge pour les enfants en bas âge, maison de force pour les filles pu- bliques. Aujourd'hui il est l'hospice spécial de la vieillesse; les femmes seules y sont admises.

L'hôpital de la Salpètrière est le plus vaste de l'Europe : on a dit avec raison qu'il y avait beaucoup de villes qui n'occupaient pas un aussi grand emplacement en superficie et comptaient un moins grand nombre d'habitants. Les cours , les salles, les jar- dins, tout est vaste, commode et fort bien distribué. La moyenne des femmes qui sont admises chaque année à la Salpètrière se monte environ à six mille. On y reçoit des malades de toutes sortes : des fiévreuses , des paralytiques , des épileptiques , des aveugles , etc.... Mais, au milieu de cette ville uniqueuient habi- tée par les malades et les personnes chargées de les garder, il est un quartier qui se recommande à l'attention plus particuliè- rement que tous les autres : c'est la portion de bâtiment que l'on appelle la cinquième division , celle sont enfermées les aliénées. Les émotions, la singularité, les observations philo- sophiques et morales que semble promettre l'idée dun pareil spectacle, suffisent pour attirer les visiteurs et les étrangers vers ce quartier de l'hospice. Mais , depuis quelque temps . l'on ob- tient difficilement la permission de visiter les aliénées de la Sal- pètrière. De trop fréquentes visites et la présence de personnes étrangères au service augmentaient l'exaltation des aliénées, nuisaient à la règle et à la discipline qu'il est nécessaire de maintenir au milieu d'elles. Souvent même, quelques gens in- considérés, comme il s'en trouve presque toujours parmi les oisifs, ne se faisaient point scrupule de les exciter, de les effa- roucher , de s'amuser à leurs dépens ; ces diverses raisons ont fait supprimer les permissions, et cela d'après la demande même des médecins attachés spécialement au service de la cinquième division.

Quiconque entre à la Salpètrière pour la ])remière fois , ne peut guère se défendre d'un sentiment de vague tristesse, en traversant cette cour d'hôpital si vaste, si calme, et l'on ne rencontre de loin en loin que quelques pauvres vieilles femmes loiite.-! malades et loules cassées, qui se traînent sur d(^s béquilles

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pt s'asseoient de temps en temps sur les bancs de pierre placés dans la cour, de distance en dislance. L'aveugle vient aspirer un peu d'air et dire adieu à la douce chaleur du jour ; la paraly- tique essaye encore de marcher, et les pas qu'elle fait maintenant seront peut-être ses derniers ; tristes et languissants débris d'existences qui s'avancent péniblement vers la fosse, et dont on se surprend parfois à souhaiter le terme en soi-même. Mais il est d'autres images plus affligeantes encore et mieux faites pour exciter l'intérêt et la pilié , c'est le spectacle étalé par les com- bats et l'agonie de l'intelligence aux prises avec un mal qui dé- possède l'humanité de ses plus beaux titres, et la range au niveau de la brute.

A la Salpétrière comme dans tous les établissements publics , la journée commence de fort bonne heure. Dès le point du jour, on voit les employés circuler dans les cours j les médecins n'ar- rivent guère que de huit à neuf beures du matin. Trois méde- cins sont attachés spécialement à la section des aliénées. Autre- fois, chacun d'euxavaitàvisiler une certaine partie des malades, qui se divisaient en trois quartiers ; aliénées en traitement j 2" incurables 5 ô" idiotes. Aujourd'hui, chaque médecin visite des malades prises dans les trois catégories , ce qui donne moins d'uniformité à la visite. Lorsque l'un d'eux traverse la cour pour sortir de l'hôpital ou pour y entrer, il lui arrive souvent d'être accosté par quelque parent d'aliénée qui lui demande, les larmes aux yeux, des nouvelles d'une sœur, d'une mère ou d'une fille en traitement; pieux et triste devoir qui montre bien que rien ne décourage ni ne rebute les affections du cœur, même lorsqu'elles n'ont plus d'échange à espérer. Lorsqu'on adresse à l'uu des médecins quelque question de ce genre : « Comment est-elle ? Serable-t-elle plus calme? Peut-on espérer bientôt l'emmener?» Ces demandes obtiennent de lui toujours à peu près la même ré- ponse : Elle est mieux. Ce qui peut le plus souvent se traduire par cette autre phrase : Elle est plus mal , ou , pour mieux dire , elle ne va ni bien ni mal, car on sait que l'état des aliénés est presque toujours stalionnaire. Les guérisons sont plus fré- quemment fortuites que prévues ; elles appartiennent autant à l'empirisme qu'à la thérapeutique proprement dite ; tout est obscur, incertain dans les maladies mentales; point de causes sensibles le plus souvent , de lésions organi<iUPs; conformation

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parfaite du cerveau , de la lête el des autres organes. Il semble que rinlelligence, dont les secrets et les sublimes opérations nous échappent, veuille se dérober aux investigations humaines, même dans ses convulsions et ses désordres. Aussi , lorsqu'un parent demande à emmener une aliénée enfermée depuis quel- (jue temps dans la maison , sans qu'on ait obtenu de bien nota- bles améliorations , il est rare qu'on ne cède pas à son désir. II sutfit quelquefois d'un déplacement , d'une autre atmosphère . d'un ordre différent d'objets, d'impressions et d'idées, pour pro- duire une révolution salutaire dans l'état des aliénés. On en a vu par le fait seul d'une translation d'un dortoir dans un autre, manifester des signes subits de rétablissement. Une folle retrou- vera la raison le lendemain même du jour elle sera entrée à la Salpètrière; la conduite, le langage, la vue seule des aliénées ((ui l'entourent, produira en elle une réaction favorable et la piéchera, en quelque sorte, d'exemple. Souvent aussi, lorsqu'on retire une aliénée de l'hospice , le retour dans sa famille produit un effet tout contraire; car les rechutes sont toujours à crain- dre, et rien n'est plus commun que de voir revenir à la Salpè- trière une aliénée qui a passé un mois ou deux hors de l'hospice, et a joui, pendant ce temps, de l'exercice complet de sa raison.

Cependant , quelles que soient les impressions de tristesse et d'effroi qu'éveille la pensée de pénétrer dans les cours , les cel- lules et les dortoirs habités par des êtres privés de raison, il ne faut pas trop se préparer d'avance à ce spectacle, sous peine de trouver la réalité au-dessous del'image qu'on s'en était faite. Je dois même dire que la premièreimpression que l'on ressent est une impression de surprise, quand on se trouve au milieu d'êtres enfermés pour cause d'aliénation et qui se montrent si calmes et si raisonnables. On se croirait au milieu de malades ordinaires. Chaque aliénée est assise dans l'espace qui sépare son lit de celui de sa voisine ; celle-ci tricolte, celle-là coud , une troisième travaille avec les filles de service. Ce n'est qu'en pénétrant plus avant et en s'ar- rêtant quelque temps au milieu d'elles , que l'on se trouve en quelque sorte face à face avec leur maladie, et que par suite on assiste à ces scènes d'agitation et de fureur qui ne sont que les cas les plus rares et même souvent les crises accidentelles de l'aliénation.

Les dortoirs forment de longues galeries très-claires, dispo-

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sées les unes à la suite des autres , de façon que l'on marche quelquefois une heure ou deux en ne rencontrant sur son che- min absolument que des aliénées qui vous saluent, vous font des révérences, vous sourient, vous adressent quelques paroles pres- que toujours relatives à l'idée qu'elles poursuivent; car il est à remarquer que rarement il leur vient à l'esprit des idées appli- cables à la situation du moment ; elles ne parlent presque jamais que d'après leurs souvenirs ou ce qu'elles prennent pour leurs souvenirs. Elles sont douces en général , et leurs ruses , sauf <iuelques exceptions , ne révèlent pas une méchanceté bien pro- fonde. Avec quelque habitude, il est aisé de les pénétrer. Une grande monotonie d'actions, de pensées, de gestes et d'attitudes, peu ou point d'activité, une apathie presque invincible, tels sont les signes les plus communs qui les caractérisent. Celles qui travaillent obéissent bien moins à une impulsion spontanée qu'à un mouvement presque passif qu'on leur imprime. Le travail est un pli qu'on leur fait prendre; ce sont des automates que l'on organise, dont on monte les rouages et qui accomplissent leur mouvement. Les travaux qu'elles exécutent n'exigent point d'ail- leurs de grands frais d'intelligence ni d'attention ; ce qu'on cherche surtout à prévenir en elles , ce sont les funestes effets de l'oisiveté. 11 en est d'ailleurs toujours un certain nombre qui se refusent à toute espèce de travail. Celles-là restent toute la journée assises près de leur lit, ou rangées autour des poêles des chauffoirs, la tête inclinée, ne donnant souvent pas signe de vie; elles ne répondent que par oui ou par non aux questions qu'on leur fait, et il est rare que le bruit des pas, le mouvement, les paroles des allants et des venants , les arrachent à leur si- lence et à leur immobilité.

Les folles de la Salpètrière appartiennent surtout à la classe populaire. Le prix de la pension est de 400 francs par an; celles qui se trouvent posséder une somme supérieure à cette renie, jouissent du surplus et l'emploient en achats de tabac, de frian- dises ou de divers objets qui peuvent flatter leur fantaisie; car on sait que les aliénées ont, en grande partie , des goûts et des caprices d'enfants. L'argent qui leur appartient passe entre les mains de surveillantes qui préviennent, en ne le leur remettant que par petites sommes, le mauvais usage qu'elles en pourraient faire.

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Parmi les folles , le noaibre des vieilles ou de celles qui ont atleiiU déjà l'âge mûr l'emporte de beaucoup sur celui des Jeunes. Dans ces dernières, on en citerait difficilement de jolies; l'affaissement généra! des traits ou les contractions musculaires qui accompagnent presque toujours l'aliénation , suffisent pour ôter à une physionomie tout son agrément. D'ailleurs, en France, les femmes sont plus généralement jolies et agréables que belles; on y remarque bien i)eu de ces types de beauté arrêtés et précis, (|ui constituent le caractère national des femmes d'Italie , d'Es- pagne, ou même d'.'Vnglelerre. Les Françaises ne sont peut-être plus réellement gracieuses que les femmes des autres peuples , que parce qu'elles veulent, parce qu'elles savent être jolies; chez elles le charme résulte autant de la volonté de plaire et de l'attention qu'elles attachent sur elles-mêmes, que de la correc- tion même et de la pureté nalurelle des lignes de leur visage. On conçoit donc que les aliénées qui n'ont plus en elles les images de l'agrément et de la grâce , n'aient plus la faculté de les retracer sur leur physionomie. Elles ont , pour la plupart, les traits mornes ou effarés, les regards immobiles ou furibonds, point d'expression tixe ni de sentiment saisissable. On peut re- marquer que le goût de la coquetterie, qui est comme inné dans le cœur de la femme . est chez les folles entièrement perverti. Elles se placeront un bouchon de paille au côté, en guise de bouquet de fleur d'oranger . sur la tète quelques brins d'herbe , croyant se mettre une guirlande; elles n'ont plus la connais- sance de ce qui leur sied ; ce sont ordinairement les objets les plus ridicules et les plus vulgaires qu'elles choisissent pour se parer. On remarque même qu'en grande partie elles se mon- trent tout à fait indifférentes à ce qui concerne leurs ajuste- ments. Elles ont cela de commun avec les aveugles qui vivent aussi dans une sorte de négligence et d'abandon de leur exté- rieur ; mais cette négligence ne part point d'une même cause ; ici, ce sont les yeux du corps qui sont éteints ; et là, les yeux de l'intelligence.

On peut noter, en parcourant les dortoirs, les variétés de phy- sionomie qui caractérisent les diverses espèces d'aliénation men- tale. Ici , la maniaque attache sur vous ses yeux sanglants , qu'elle roule dans leur orbite avec une effrayante vivacité ; plus loin, la mélancolique attriste pai son air d'abattement, son atti-

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tilde presque toujours immobile, ses regards liébétés, sa lèvre molle et pendante; ailleurs , vous reconnaissez l'idiote au mur- mure inintelligible qu'elle fait entendre, et à la gloutonnerie toute bestiale avec laquelle elle engloutit les aliments qu'on lui présente. Outre ces classifications génériques, chaque aliénéL' a ensuite certains traits de caractère qui la distinguent. L'orgueil- leuse, par exemple, se reproduit à l'infini dans les hospices d'a- liénées ] car on sait que l'orgueil est un des traits les plus com- muns de l'aliénation, et souvent même une des causes qui la rendent incurable. L'orgueilleuse s'annonce d'elle-même par l'air de contentement qui se manifeste sur ses traits et l'affecta- tion qu'elle meta se pavaner, à se rengorger, lorsqu'on passe devant elle. Les médecins ont grand soin de recommander aux visileurs ou aux gens de service de n'attacher jamais que des regards d'indifférence, et, s'il se peut même, de dédain , sur les folles de ce caractère.

Il en est qui se montrent tour à (our taciturnes ou démons- tratives; elles vous examinent avec confiance et colère, ou bien elles vous prennent les mains , les embrassent , vous caressent, vous entourent de cris de joie, de transports que rien n'ex- plique. Il est cependant un sens, un goût qu'elles ne perdent ja- mais, c'est celui de l'argent ; il est bien rare que la vue d'une pièce de monnaie ne les fasse pas tressaillir d'aise. Ce mot argent se reproduit sans cesse dans leurs plaintes, leurs dis- cours, et elles emploient pour y revenir les routes souvent les plus détournées. Une aliénée adressera, par exemple, à toutes les personnes qu'elle verra, la phrase suivante : Monsieur ou madame , comment se porte M. le docteur Richerand ? Ti (m lui demande le motif de cette question qu'elle répète sans cesse et à tous propos, elle répond : C'est qu'il est de mon pays, et que je lui ai déjà écrit plusieurs fois pour qu'il m'envoyât de l'argent, car je manque de tout; on me refuse mon néces- saire , etc....

On remarque, et cela est pénible à dire , que les aliénées ne sont plus guère susceptibles de sentiments ni d'affection. Quel- quefois la vue d'un parent, d'un frère, d'un mari, les fera sauter de joie, s'agiter comme si elles éprouvaient un bonheur véritable; mais une autre fois elle resteront enfermées en elles-mêmes gar- deront un silence obstiné, cl ne témnigiieront point ((iie celle

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visite leur cause ni plaisir ni peine. Le meilleur moyen de se les atlacher est de leur faire de temps à autres quelques petits ca- deaux. Un chef de service avait l'habitude de remettre tous les jours un sou ou deux à une aliénée, et il en était résulté de la part de celle-ci de si vifs sentiments de reconnaissance que, lors- qu'il paraissait dans les cours, sa favorite, qui y remplissait les fonctions de balayeuse, lui faisait faire place avec son balai , marchait devant lui comme pour lui servir d'avant-garde, et im- posait en sa présence , aux autres folles, des actes extérieurs de délérence et de respect.

Souvent aussi, on risque fort d'être la dupe des sentiments que ces malheureuses expriment, et qui ne sont en elles que le ré- sultat même de leur manie. Une aliénée ne cessait, l'année der- nière, de parler de ses enfants, se plaignait de ce qu'on les laissait mourir de faim, demandait à tout le monde du pain, du lait, des fruits pour les nourrir. Ces cris étaient d'autant plus incompréhensibles qu'on savait dans l'hospice, du mari même de cette femme, qu'elle n'avait jamais eu d'enfants. Lorsqu'on voulait faire son lit, elle opposait la plus vive résistance, mon- trait le poing ou se tordait les bras avec désespoir. Enfin , au bout d'un mois, on se décida à l'arracher de son matelas, et l'on eut alors l'explication de ces prétendus enfants pour lesquels elle montrait tant de tendresse et d'anxiété. On découvrit dans sa paillasse huit ou dix poupées qu'elle avait fabriquées avec du linge, et que probablement elle se tîgurait avoir à nourrir. Pour calmer l'agitation de cette folle, on prit le parti de lui laisser ses chères poupées qu'elle soignait avec une sollicitude et une tendresse vraiment maternelles.

Du reste, ces cas de folie attachée ainsi à un même objet sont plus rares qu'on ne le croit généralement; on a fort bien désigné les aliénés en disant qu'ils jouissent de toutes leiu's facultés moins une] ou peut dire aussi que souvent ils sont doués de toutes leurs facultés plus une, mais qui suffit pour obscurcir'et dénaturer toutes les autres. Les ligures que l'on rencontre dans les dortoirs de la Salpêlrière, annoncent assez fréquemment la santé; on remarque que l'aliénation, qui exerce dans l'intelli- gence de si cruels désastres, respecte presque toujours le corps et produit même cet embonpoint qui est l'indice d'une excellente santé. Triste et illusoire indemnité que le destin des aliénés

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semble leur offrir en échange des prérogatives morales dont il les dépouille.

Les incurables et les folles en traitement forment les deux grandes divisions des aliénées enfermées à laSalpélrière.Les in- curables, de même que les aliénées en traitement, habitent les dortoirs ou les cellules isolées, suivantleur état de calme ou d'a- gitation. Du reste, ce serait à tort que l'on croirait rencontrer dans le quartier des incurables, des aliénées plus furieuses et plus agitées que dans les autres quartiers. L'incurabilité d'une folle est prononcée d'après des symptômes qui ne tiennent le plus souvent en rien à sa manière d'être extérieure. La caducité, l'i- dioslisme et surtout la paralysie rendent l'aliénation presque toujours inguérissable, mais la paralysie qui accompagne la fo- lie porte un caractère tout particulier. Elle se se manifeste or- dinairement par un embarras de prononciation presque insensible, et une certaine pesanteur de langue qu'il est quel- quefois fort difficile de distinguer. Elle se propage et finit par envahir progressivement toutes les parties du corps. Mais il arrive souvent qne, lorsqu'on fait l'autopsie des aliénés para- lytiques, on ne découvre en eux aucun des signes ni des symptô- mes qui indiquent la paralysie ordinaire.

C'est, du reste, un bien triste coup d'œil que de contempler cette double rangée de malades privées à la fois de la faculté de raisonner et de se remuer, que l'on pourrait comparer A un peuple de momies qui n'ont plus conservé que la forme et l'as- pect de l'enveloppe humaine , muets témoins d'un monde dont elles ne font déjà plus partie. 11 semble, en traversant ces salies peuplées d'hôtes immobiles, que l'on assiste à quelque scène de pélrilication ; quelles pénibles réflexions n'inspirent pas ces sta- tues qui vivent et respirent encore , ces âmes éteintes enchaî- nées dans des corps engourdis et qui offrent une si frappante ima^e de la mort et du néant !

Des dortoirs on passe dans les cours se trouvent les cel- lules destinées à recevoir les folles agitées. C'est que l'on commence à avoir sous les yeux des tableaux de folie tels que l'imagination a l'habitude de se les figurer. Les folles en plein air sont en général plus bruyantes que celles qui sont enfermées ; elles courent, elles chantent, elles poussent des cris sauvages ; mais le grand air, en même temps qu'il produit en elles une cer-

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laine affilatiun. semble lamener l'activité au milieu de leurs fa- cultés. Il est bleu rare que l'on retrouve dans les cours ces êtres engourdis, abattus, que l'on a vus dans les dortoirs. On sait, d'ailleurs , que les folies accompagnées d'accès de fureur et de grands mouvements ne sont point les plus difficiles à guérii'; les aliénations aloniques et inertes se montrent presque toujours rebelles à toute espèce de traitement.

Pour essayer de la double influence du grand air et de l'iso- lement sur l'état des aliénées en traitement, on a fait récemment construire dans une des cours de la Salpèlrière plusieurs petites cabanes en bois, séparées les unes des autres, et ([ue l'on a sur- nommées les loges suisses. On ne paraît pas, jusqu'à présent , avoir obtenu rien de bien satisfaisant de cette innovation ; il en est résulté souvent plus d'obstacles dans le service, attendu que les loges sont situées dans une cour non pavée quil est difficile de traverser dans un temps de neige ou de pluie. Les aliénées (|u'on y a confinées, sont, d'ailleurs, restées à peu près dans le même état que lorsqu'elles habitaient les dortoirs ou les cellules ordinaires.

Mais, pour connaître au juste le degré d'abrutissement ou de fureur peut tomber un èlre atteint d'aliénation mentale.il faut entrer dans ces loges, et j'avoue qu'on a besoin d"une cer- taine résolution pour y pénétrer. L'aliénée à demi nue est ordi- nairement couchée sur un lit scellé à la muraille; ce lit ne se compose guère que d'une paillasse sur laquelle la malade se roule, se démène, jette par instants des cris aussi terribles que ceux d'une bête féroce. On a soin de lui couper les cheveux, et il est aisé de deviner l'efFel de ces cheveux hérissés, de ces yeux ttincelants, de cette bouche béante, de ces traits renversés qui I eprésentent l'image que les anciens nous ont laissée de la tète lie la Gorgone. Il se trouve parmi les aliénées de la Salpè- lrière plusieurs campagnardes, et c'est toujours dans le patois de leur pays qu'elles expriment leurs plaintes et leurs blas|>Iiè- mes. Ces phrases inintelligibles ajoutent à l'horreur de la scène ; on dirait des damnées qui parlent d'avance le langage de l'enfer.

Que l'on rapproche l'état d'une femme tombée dans cet excès d'infortune, des instant heureux et des jours calmes qui, sans doute, ont été le partage de sa jeunesse ; <iue l'on replace sur

r,i;v( [•: he pakis. 'i5S

celle lèU; tlo duiiioiiiuqiie la (ciicire yiiirlaiidi! de la jmme époiiso ou de la jeune mère, ou même les fleurs trompeuses de la dissi- pation et du plaisir, et Ton se pardonnera peut-être d'avoir cédé, en visitant ces loges, à un sentiment de simple curiosité; car il est impossible que la pensée ne s'élance pas au delà de ce triste asile pour rechercher dans le monde les causes et les jiréludes de semblables tortures. Malheureusement, lorsqu'on vient à s'in- former delà vie antérieure des aliénées et des causes qui ont pu amener la perte de leur raison, on n'obtient guère que des ren- seignements vagues et qui se résument presque toujours eu quelques circonstances indifférentes.

Cequ'onsailseulement, c'est qu'à la Salpêfrièreon comi)te sur la totalité des aliénées un vingtième de filles publiques. Les au- tres folles ont été amenées par des pertes d'argent , des excès de table, des chagrins domestiques, mais le plus grand nombre par àes peines de cœur. Quelles sont ces peines de cœur? En quoi consistent-elles ? Voilà ce qu'on ignore et ce que sans doute on ignorera toujours , car lorsqu'une femme se laisse dominer par une \mne de ce genre au point d'en perdre la raison, il est bien rare qu'elle n'ensevelisse pas ce secret en elle-même par nu sentiment de pudeur dont rien ne peut triompher. Lorsqu'une fois elle atteint le degré d'aliénation qui nécessite la léclusion , il est trop tard pour l'interroger. Il existe d'aillesiis chez la plu- part des aliénées une si grande différence entre ce qu'elles sont mainlenantet ce qu'elles ont été, qu'il est bien difficile de rien conclure de i)récis, des l'.aroies ou des nclions (jui leur échappent dans l'intérieur de l'hôidtal.

Quant à leur condition, aux diverses espèces d(! folies dont elles sont atteintes, on retrouve àla Salpêlrièrelcs h'pes généraux d'aliénation que l'on cite et (jue Ton est babilué à renconlrci- dans les maisons de ce genre. Là, comme partout ailleurs , o.i voit des duchesses imaginaires, des marquises, des reines, des impératrices, des saintes, et puis les manies qui varient suivant les individus : les craintes d'assassinat , d'empoisonnement, de vol, les aliénées qui ont peur du soleil, d'autres de leur ombre; celle-ci qui se croit millionnaire et demande à tous lesgens qu'elle voit un sou pour acheter du tabac ; celle-là qui écrit , compose des vers , rédige des pélilions pour solliciter sa sortie. Enfin les diverses formes ((ue peut [uendre l'aliénation mentale sont 2 22

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Iropconmies ou trop nombreuses pour <iu'il soit nécessaire de les énumérer ; mais ce qui paraît avéré, c'est qu'en France le nom- bre des aliénées femmes est constamment supérieur d'un quart à celui des aliénés hommes. Si l'on pense que les causes d'aliér nation , telles qu'abus des liqueurs fortes, revers de fortune , calculs ambitieux , sciences exactes, etc. , sont infiniment plus fréquentes chez les hommes que chez les femmes, on a tout lieu de s'étonner que le chiffre des folles l'emporte ainsi sur celui des fous, et l'on se voit forcé d'attribuer cette disproportion à la destinée même de la femme, aux circonstances si sou- vent fausses et malheureuses elle se trouve placée au milieu du monde.

Si maintenant on interroge les médecins sur le nombre d'a- liénées qui sortent radicalement guéries de la Salpêtrière, on obtient des réponses différentes suivant le caractère et la fran- chise des hommes qui les traitent. Les médecins exempts de char- latanisme , et qui aiment mieux confesser sur certains points l'insuffisance de leur art que de porter atteinte à la vérité, déclarent que le chiffre moyen des guérisons que l'on obtient ne s'élève guère à plus du tiers ou du quart. Les guérisons sont souvent chancelantes , incertaines, et exigent les plus grands ménagements; il est nécessaire d'éloigner de l'esprit de la con- valescente les objets qui pourraient toucher, même de (rès-ioin, aux idées el aux impressions de sa folie. Les moyens curatifs que l'on emploie sont ou très simples, ou très-compliqués, sui- vant les systèmes; les calmants, les réfrigérants réussissent quelquefois et souvent ne produisent point d'effet ; les douches ne s'emploient guère que comme moyen de punition. Les dis- tractions telles que la musique, la campagne, les spectacles, peuvent aussi quelquefois opérer d'heureuses diversions dans les idées des aliénées, mais il n'y a rien de fixe à ce sujet. On a essayé, il y a déjà quelques années, à Charenton, de faire assis- fer les aliénées à un spectacle et l'on a pu se convaincre de l'in- utilité d'un pareil essai. Les aliénées en traitement n'ont pu se figurer assister à un spectacle véritable et sont restées dans le cercle de leurs préoccupations habituelles. Celles qui entraient en convalescence ont déclaré éprouver une agitation , des mou- vements intérieurs, qu'elles regardaient comme les précurseurs infaillibles d'une rechute. On conçoit du reste que l'influence de

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pareilles jouissances ne puisse guère se faire sentir sur un cer- veau dérangé que d'une façon en général fort imparfaite et purement accidentelle, car le goût et le sentiment des beaux- arts exigent une sensation très-fine et Irôs-développée, et lors- que la sensation se trouve pervertie au point de ne pouvoir même se créer une idée nette des objets, il paraît difficile qu'elle se place au point de vue de fiction et d'isolement nécessaire pour goûter un beau morceau de peinture, de musique ou de poésie. C'est pourquoi les gens qui ont l'habitude d'établir de certains rapprochements entre la manière d'être des musiciens, des pointes , des grands artistes en général , et celle des aliénés, se trompent. Rien n'est plus éloigné de l'aliénation, et rien n'exige des combinaisons d'idées plus fortes à la fois et plus sûres que l'état d'un cerveau enfantant de grandes conceptions et de bel- les images. Il est vrai qu'il arrive souvent que les gens adon- nés ù la culture des arts finissent par l'aliénation, ou donnent dans le courant de leur vie des signes non équivoques de folie; mais cela tient non pas tant à une excitation intellectuelle, qu'à des excès de régime, et à une existence presque toujours mal or- donnée à laquelle, il faut le dire, les artistes s'abandonnent assez fréquemment.

S'il est vrai que l'on ne rapporte, en sortant de la Salpêtrière, que peu d'illusions et peu d'espérances sur le compte des alié- nées qui y sont enfermées, du moins on éprouve quelque soula- gement lorsqu'on songe à la salubrité du lieu, à la beauté des cours, à la commodité des dortoirs, aux soins, aux attentions de toutes sortes dont on entoure ces pauvres êtres qui ne peuvent plus, hélas ! se montrer sensibles qu'à des secours purement matériels. Dans le régime de douceur, qui est aujourd'hui la base du traitement des aliénées de la Salpêtrière, on reconnaît l'heu- reux effet du passage, dans cette maison , de l'homme que l'on peut appeler à bon droit, le bienfaiteur des fous, du médeciif Pinel, qui, le premier, a délivré ces inforlunésdes chaînes et des menottes dont on les accablait autrefois. Bien que le traitement de l'aliénation mentale ne soit guère, encore aujourd'hui, qu'un problème qui se résout éventuellement et sans système arrêté, c'est avec raison cependant qu'on entoure ceux qui sont atteints de cette maladie, de tous les secours de la médecine. En effet, un temps viendra peut-être l'expérience médicale pourra

05G REVLE DE PARIS,

rendre à la société ces parias de riiUelli^ïenoe, rallumer le flam- beau de ces raisons éteintes , ressusciter des âmes, et avec elles les sentiments, les affections des autres âmes qui les i)leurenl, et sont éteintes comme elles. Quel beau résultat des efforts et des recherches de la médecine ! Ne peut-on i)as dire (ju'à ce point de vue cet art prend un rôle vraiment divin ? En présence de pa- reilles pensées, on oublie ce qu'il peut y avoir de restreint, de stérile et même, disons-le, de peu scientifique dans le traitement des maladies mentales; la grandeur de la mission en relève la simplicité, et l'on se voit forcé de payer un tribut particulier d'hommages et d'actions de gi Aces aux hommes qui consacrent à de pareilles cures les efforts de leur intelligence et de leur zt'Ie.

Une visite à la Salpètrière n'est donc pas seulement un acte d'étude et d'observation, c'est aussi, disons-le, une œuvre de mi- séricorde et de charité sociale. S'il est vrai que le temps des pérégrinations religieuses soit passé et qu'on n'aille plus guère aujourd'hui faire de visites à Sainte-Geneviève de Nanterre, il est d'autres pèlerinages plus profitables, et peut-être , au fond, plus conformes ;\ l'esprit de la religion. Visiter une ou deux fois j)ar mois certains établissements de charité et certains hospices, est-ce donc une trop forte tâche? Ce n'est qu'en pénétrant dans ces asiles de misère que l'on peut se rendre un compte exact des plaies qui affligent l'humanité ., remonter à leur source et coopérer à leur soulagement en les contemplant dans leurs tris- tes effets. C'est ainsi qu'en sortant de l'hospice de la Salpètrière on apprend à envisager la destinée des femmes , sous un point de vue qui n'est plus seulement celui de l'égoïsme ou de l'indif- férence. L'esprit sort de lu retrempé ainsi que le cœur, et dés- ormais on ne verra plus avec indifférence tant d'existences in- conséquentes, éphémères, briller et céder aux i)ompes et aux séductions du monde; on aura devant les yeux le terme troj) souvent inévitable elles aboutissent : une cellule de correc- tion à Saint-Lazare ou une loge suisse à la Salpètrière.

Ar?îoci.i> Fuemy.

îl une 3func SiHc |)octe ^^\

Quand assise le soir au bord de la fenêtre Devant un coin du ciel (jui brille entre les toits. L'aiguille matinale a fatifjué tes doigts , Et (|ue ton front comprime une âme qui veut naître; Ta main laisse échapjjer le lin brodé de fleurs Qui doit parer le front d'heureuses fiancées , Et de peur de tacher ses teintes nuancées Tes beaux yeux retiennent leurs pleurs.

Sur les murs blancs et nus de ton modeste asile , Pauvre enfant ! d'un coup d'œil tout ton destin se lit. Un crucifix de bois au-dessus de ton lit , Un réséda jauni dans un vase d'argile , Sous tes pieds délicats la terre en froids carreaux , Et près du pain du jour que la balance pèse Pour ton festin du soir le raisin ou la fraise Que partagent tes passereaux.

Tes mains sur tes genoux un moment se délassent , Puis tu vas t'accouder sur le fer du balcon le pampre grimpant , le lierre au noir tlocon , A tes cheveux épars, amoureux s'entrelacent; Tu verses l'eau de source à ton pâle rosier. Tu gazouilles son air à ton oiseau fidèle Qui béquète ta lèvre en palpitant de l'aile A travers les barreaux d'osier.

(1) Cette belle élégie, adressée par l'illustre auteur des Mèdilationt à une jeune fille de Dijon, qui lui avait envoyé plusieurs pièces de vers, fait partie d"un nouveau volume du grand poète, publié par la Société Typographique Belge, sous le titre de ; liecueillement.v poéliques.

22.

258 REVUE DE PARIS.

Tu contemples le ciel que le soir décolore , Quelque dôme lointain de lumière écumant, Ou plus haut, seule au fond du vide firmament L'étoile comme toi que Dieu seul voit éclore ; L'odeur des champs en fleurs monte à ton haut séjour , Le vent fait ondoyer tes boucles sur ta tempe , La nuit ferme le ciel , lu rallumes ta lampe , Et le passé t'efface un Jour.

Cependant le bruit monte et la ville respire. L'heure sonne appelant tout un monde au plaisir, Dans chaque son confus que ton cœur croit saisir C'est le bonheur qui vibre ou l'amour qui respire. Les chars grondent en bas et font frissonner l'air ; Comme des flots pressés dans le lit des tempêtes , Us passent emportant les heureux à leurs fêles , Laissant sous la roue un éclair.

Ceux-là versent au seuil de la scène ravie Celle foule attirée aux vents des passions Et qui veut aspirer d'autres sensations Pour oublier le jour et pour doubler la vie ; Ceux-là rentrent des champs, sur de pliants aciers, Berçant leurs maîtres las d'ombrage et de murmure j Des fleurs sur les coussins , des festons de verdure Enlacés aux crins des coursiers.

La musique du bal sort des salles sonores , Sous les pas des danseurs l'air ébranlé frémit , Dans des milliers de voix le cœur chante ou gémit, La ville aspire et rend le bruit par tous les pores. Le long des murs , dans l'ombre, on entend retentir Des pas aussi nombreux que des gouttes de pluie , Pas indécis d'amant l'amante s'appuie Et pèse pour le ralentir.

Le front dans tes deux mains, pensive, tu te penches. L'imagination te peint de verts coteaux

REVUE DE PARIS, 259

Tout résonnants du bruit des forêts et des eaux, s'éteint un beau soir sur des chaumières blanches , Des sources aux flots bleus voilés de liserons, Des prés quand le pied dans la grande herbenage , Chaque pas aux genoux fait monter un nuage D'étamine et de moucherons.

Des vents sur les guérets ces immenses coups d*ailcs , Qui donnent aux épis leurs sonores frissons , L'aubépine neigeant sur le nid des buissons , Les verts étangs rasés du vol des hirondelles ; Les vergers allongeant leur grande ombre du soir. Les foyers des hameaux ravivant leurs lumières , Les arbres morts couchés près du seuil des chaumières les couples viennent s'asseoir ;

Ces conversations à voix que l'amour brise, le mot commencé s'arrête et se repeut, l'avide bonheur que le doute suspend S'envole après l'aveu que lui ravit la brise ; Ces danses l'amant prenant l'amante au vol. Dans le ciel qui s'entr'ouvre elle croit fuir en rêve Entre le bond léger qui du gazon l'enlève , Et son pied qui retombe au sol !

Sous ta lente de soie ou dans ton nid de feuille Tu vois rentrer le soir, altéré de tes yeux, Un jeune homme au front mâle, au regard studieux j Votre bonheur tardif dans l'ombre se recueille. Ton épaule s'appuie à celle de l'époux , Sous son front déridé ton front nu se renverse, Son œil luit dans ton œil pendant que ton pied berce . Un enfant blond sur tes genoux !

De les yeux dessillés quand ce voile retombe , Tu sens ta joie humide et tes mains pleines d'eau ; Les murs de ce réduit flottait ce tableau Semblent se rapprocher pour voûter une tombe j

260 REVUE DE PAIUS.

Ta lampe y Jette j'» peine un reste de clarté, Sous tes beaux pieds d'enfant tes parures s'écoulent Et les cheveux épars et les ombres déroulent Leurs ténèbres sur ta beauté.

Cependant le temps fuit , la jeunesse s'écoule, Tes beaux yeux sont cernés d'un rayon de pâleur, Des roses sans soleil ton teint prend la couleur, Sur ton cœur amaigri ton visage se moule, Ta lèvre a replié le sourire , ta voix A perdu celte note oii le bonheur tressaille ; Des airs lents et plaintifs mesurent maille ù maille Le lin qui grandit sous tes doigts.

Eh ! quoi ! ces jours passés dans un labeur vulgaire A gagner miette à miette un pain trempé de fiel. Cet espace sans air, cet horizon sans ciel , Ces amours s'envolant au son d'un vil salaire, Ces désirs refoulés dans un sein étouffant. Ces baisers, de Ion front chassés comme la mouche Oui bourdonne l'été sur les coins de ta bouche , C'est donc vivre , ô belle enfant !

Nul ne verra briller celte étoile nocturne ! Nul n'entendra chanter ce muet rossignol ! Nul ne respirera ces haleines du sol Que la fleur du désert laisse mourir dans l'urne? Non , Dieu ne brise pas sous ses fruits immortels L'arbre dont le génie a fait courber la tige ; Ce qu'oublia le temps , ce que l'homme néglige , 11 le réserve à ses autels !

Ce qui meurt dans les airs , c'est le ciel qui l'aspire. Les anges amoureux recueillent flots à flots , Cette vie écoulée en stériles sanglots. Leur aile emporte ailleurs ce que la voix soupire,

RKVL'K DE PARIS. 561

El ces lanfîiieiirs de l'àme {gérait Ion dcsdii. Et les iiU'urs sur la .joue, liélas ! jamais cueillits El ces espoirs trompés, et ces mélancolies , Qui pâlissent ion pur malin.

lis composent tes chants, mélodieux murmure, Qui s'échappe du cœur par le cœur répondu , Comme l'arbre d'encens que le fer a fendu Verse eu baume odorant le sanfj de sa blessure. Aux accords du {jéuie , à ces divins concerts, Ils mêlent étonnés ces pleurs de jeune tille Qui tombent de ses yeux et baiffnenl sou aiguille , Et tous les soupirs sont des vers !

Savent-ils seulement si le monde l'écoulé? Si l'indiffence énerve un génie inconnu? Si le céleste encens au foyer contenu Avec l'eau de ses yeux dans l'argile s'égoutte? Qu'importe aux vois du ciel l'humble écho d'ici-bas' Les plus divins accords qui montent de la terre, Sont les élans muets de lame solitaire Que le vent même n'entend pas.

Non , je n'ai jamais vu la pâle giroflée , Fleurissant au sommet de quelque vieille tour Que balle vent du nord ou l'aile du vautour, Incliner sur le mur sa lige échevelée; Non ; je n'ai jamais vu la stérile beauté , Pâlissant sous ses pleurs sa fleur décolorée. S'exhaler sans amour et mourir ignorée , Sans croire à l'immortalilé !

Passe donc les doigts blancs sur les yeux, jeune fille, Et laisse évaporer ta vie avec leschanls; Le soiifîledu Très-Haut sur chaque hei Ite des champs Cueille la perle d'nr l'auroie àcinlille;

262 REVUE DE PARIS.

Toute vie est un flot de la mer de douleurs ; Leur amertume un jour sera ton ambroisie ; Car l'urne de la gloire et de la poésie Ne se remplit que de nos pleurs!

Alphonse de Lamartine.

Saint-Point, 27 août 1838.

1

Critique Cittcrairc-

ARTHUR,

PAR EUGÈNE SUE (I).

Peu de livres aujourd'hui paraissent sans l'exposition des principes qui tourmentent intérieurement la conscience de l'au- teur. Ce sont les préoccupations sérieuses de notre époque qui semblent imposer une telle exigence aux esprits les plus irré- fléchis, et M. Eugène Sue , quoique romancier, n'est pas de ce nombre; il possède naturellement, au contraire, une certaine humeur philosophique qui ajoute quelque portée de plus à ses meilleures inspirations de verve dramatique , à ses peintures les plus animées des mœurs de la société contemporaine. Tou- tefois , les préfaces de M. Sue, d'ordinaire, sont moins heureuses que ses romans. Celle A' Arthur, sous prétexte de nous donner l'explication historique du sujet, s'est laissée entraînera des considérations qui ne seront pas du goût de bien des moralistes. Pour le public aussi, et M. Sue lui-même le prévoit , ce sera chose difficile d'admettre celte vérité éternelle ^ que la vertu est malheureuse et le vice heureux ici-bas. Mais s'il n'a pu jusqu'ici prouver efficacement à ses lecteurs la logique essen-

(1) 2 vol, in-18, Société Typographique belge, Ad. Wahlcn et com- pagnie

264 l\LVLi'; 1>E l'AKlS.

(iclk de tons ses livres , railleur s'en console du moins par l'exemple de Galilée , s'écriant dans son cacliol : E pur si m Hove !

Il ne doit pas être permis à la critique de douter que la fable principale à'Jrthnr ne soit un essai biographique. M. Sue consacre d'abord quelques lignes de sa préface à l'aftinner, et quelques chapitres de sa publication à nous raconter comment il est devenu possesseur du Journal d'un inconnu. Nous pou- vons avouer néanmoins que son récit , tel qu'il le livre au lec- teur, contient des détails assez romanesques pour que celle histoire ait les apparences d'une invention d'ailleurs ingé- nieuse.

C'est un notaire qui entre en scène avec l'écrivain. L'auteur cherchait ù acquérir une propriété dans un de nos départe- ments du Midi ; un homme de loi lui apprend qu'il y a un bien (le campagne à vendre , sur le littoral de la Méditerranée. Ce n'est pas un presbytère , quoiqu'il faille s'adresser, sur les lieux, à un curé; mais, du reste, on i)0urra s'arranger à l'a- miable cl avantageusement , car il s'agit d'une vente par suilo de mort subite, et l'on a fait dans cette maison des dépenses folles. Ces renseignements piquent la curiosité du romancier «|ui monte en chaise de poste et trouve un nouvel inlerloculeur dans son postillon.

Cet homme est allé , deux fois en sa vie , au village ignoré de ***. Les deux voyageurs ne se ressemblaient guère, dit-il. La première fois , cent sous de guide ; six chevaux à une ber- line dont les stores étaient soigneusement baissés; un homme et une femme de confiance, sur le siège de derrière ; un courrier muet , mais {fénéreux , qui payait tout avec de l'or ! Cependant , ( liose étrange, la berline n'a jamais repassé , de|)uis bientôt deux ans , quoi(|u'il n'y ait aucune autre issue à ce défilé reculé contre la mer. Le second voyage a été bien différent. Il n'y a que trois mois, dans une mauvaise calèche à rideaux de cuir et couverte de boue , le postillon a conduit un faux vieillard qui lutoyait chacun et nommait chacun son ami, mais (jui ne payait les guides qu'îi vingt-cinq sous; (|ui faisait l'agonisant et qui défendait d'aller trop vite , mais qui n'était pas fâché d'arriver plus vite encore, seulement avec économie! Ce même vieillard por>îait une boile de pistolets , (juand il descendit au terme fataL

REVUE DE PARIS. 96S

Il a disparu tout A coup à travers les bois, en abandonnant sa calèche pour ne plus revenir, car personne ne revient de ce vil- lage de*"* ! Telle est la contre-partie du premier voyage; telles sont les mystérieuses confidences que M. Eugène Sue reçoit avant de se rendre au presbytère , le reste de ce grand secret va se faire connaître.

Le curé d'abord est absent, et jugez comme le visiteur s'im- patiente. La sœur du jeune abbé soupire et manque de se trou- ver mal , dès que M. Sue s'informe de la propriété à vendre. Le prêtre, à son tour, pAle et défait, n'aborde le seuil de la pro- priété qu'en tremblant, et ne pénètre dans les appartements que les larmes aux yeux. Si toutes ces préparations étaient présen- tées dans un style moins prolixe , elles seraient assurément très- intéressantes ; mais le romancier manque peut-être de réserve en sa manière d'écrire et surtout de raconter.

Des meubles de femme, une harpe, un volume A'Obermaim encore ouvert , le portrait d'un enfant , la miniature d'un homme de la plus parfaite physionomie : un autre portrait , celui d'une femme semblable à un ange et de la beauté la plus ravissante arrachent enfin au curé , longtemps discret , l'aveu d'une pro- fonde douleur et d'un secret terrible. Aussitôt , comme il fait une grande tempête au dehors, le romancier profite de l'hospita- lité du presbytère. Nous arrivons enfin à Thistoire du comte Arthur, qui ne s'interrompt plus qu'à la tin des deux volumes déjà publiés, et dont le dénoûment définitif est promis dans une seconde livraison.

Lors de ce complément de l'œuvre, nous reviendrons sans doute nous-même à notre tâche. Mais s'il est inutile de déflorer ici , par l'analyse, une intrigue dont le mystère est une des plus attachantes qualités , nous pouvons du moins apprécier, en ce qu'elle est déjà , cette première partie, si importante. La don- née , après tout, s'en détache avec une suffisante évidence, et les combinaisons, qui nous ont ému jusqu'à présent, doivent être, dans leur cadre relatif, indépendantes de l'ensemble. Quant aux caractères des personnai;es avec lesquels l'auteur semble, il est vrai , n'en avoir pas encore fini , ce n'est pas une injustice cependant de les soumettre, dès ce moment, à l'examen de la critique.

La donnée du roman CC Arthur est désolante par l'équivoque 2 23

265 REVUE DE PARIS.

qu'elle renferme. Nous le sentons à regret , les faits y dessinent l'idée dans un jour douteux, et sous des conditions artificielles de ressemblance avec la réalité. Le comte Arthur, dont personne ne sait l'autre nom , se confesse ainsi dans un journal qui rend compte , non pas de tous les faits , mais de tous les sentiments de son existence :

A vingt ans , le comte revient d'un long voyage en Espagne et en Angleterre , pour revoir son père devenu vieux et malade , qui s'est retiré dans une de ses terres. Les gens du château por- tent le deuil de ia mère du comte, morte avant l'âge durant son absence , et une grande désolation plane encore dans tous les souvenirs. A l'arrivée de son fils, le père, tout à fait mécon- naissable , ne peut se lever de son siège pour l'embrasser, et le comte Arthur frémit d'une crainte instinctive devant lui. Un jugement droit et infaillible, longtemps appliqué aux hommes et aux choses, a développé dans ce vieillard une insensibilité stoïque , et , par logique d'égoïsme humain , il n'a jamais lutté contre cette seconde nature. Il aimait son fils; mais , à la veille de mourir, il se contente de lui faire récapituler sa fortune , de l'engager à vivre toujours seul , et il lui donne pour souverain conseil , de se rappeler sans cesse que tout est dans l'or, hon- neur et bonheur. Après quoi , le comte fondant en pleurs et jurant des sentiments de piété éternelle , l'inexorable vieillard va plus loin : il répète qu'il sera oublié tout à l'heure lui-même , qu'il le sait et ne s'en afflige pas , car l'unique morale , supé- rieure aux préjugés de société , est de tout pardonner et de tout comprendre. Or ces mots expirent à peine sur ses lèvres, qu'il s'éteint; et cette triste expérience est recueillie par Arthur avec le dernier soupir de son père. Fatalité bien autrement ino- culée aux veines du jeune homme que ne le serait, pour nos imaginations , celle de la destinée antique ! Cette donnée nous paraît heureusement conçue au point de vue dramatique; mais nous la trouvons monstrueuse , à vrai dire. Aussi prenons-nous nos réserves contre cet arrangement , l'intervention de la volonté du romancier est trop évidente. Une semblable péripétie, qu'on peut supposer sans doute , répugne toutefois aux convic- tions les plus profondes de l'âme du lecteur. Si un père existait, par hasard , capable de léguer à son fils des révélations aussi meurtrières, ce mauque de i)rcYoyauce serait expliqué par la

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dégradation morale ,et le fils, à qui l'on ferait des adieux , se consolant d'une si funeste leçon , pourrait l'entendre impuné- ment. Mais il n'«n est pas ainsi du comte Arthur.

Durant quelques mois , celte impression des paroles du mou- rant paraît s'elFaoer dans l'esprit du fils. Il s'éprend d'amour pour sa cousine Hélène , qui est la plus sainte des femmes. Il la voit si affectueuse pour lui , il est témoin de tant d'actes secrets de dévouement , que , bien loin de la soupçonner d'a- bord de quelque vil intérêt , il croit , en l'aimant , ne lui payer qu'une dette de reconnaissance. Mais le doute fatal qu'il a hérité de son père se réveille. Dès lors la passion d'Hélène ne devient plus , à ses yeux , qu'une comédie jouée par la convoitise. Cependant il chérit sincèrement sa cousine j mais il la tourmente , il la maltraite , et il finit par l'humilier telle- ment qu'elle arrive avec lui au mépris , à la haine et à une rupture décisive.

Le comte Arthur vient à Paris. Il y promène fastueusement sa coquette mélancolie. On le regarde , on veut le connaître , on cherche à le séduire. Les élégants, aux sympathies rares et difficiles, se disputent son intimité. M. de Carnay, un des hommes les plus distingués de la bonne compagnie , l'emporte sur tous les autres. M. de Carnay le conduit à une course qui va faire scandale dans le monde. On se raconte à l'oreille que deux élégants ont fait un pari à se casser le cou, pour les beaux yeux de la marquise de Penafiel. La marquise assistera à ce charmant spectacle , et le soir, elle se montrera encore dans sa loge de l'Opéra , quelle que soit l'issue de la lutte. Et , en effet , les choses se passent comme elles ont été prédites. Seulement la marquise a eu l'impertinence, ajoute-t-on, de s'amouracher d'un certain Ismaïl , Arabe de bonne mine. Heureusement le comte Arthur est le seul à ne pas croire ces calomnies, ou du moins à faire semblant de les démentir. Sa protégée le sait à la longue et veut lui en témoigner sa gratitude. Ils se rencontrent par un hasard prévu. Tout à coup, dès les premières explications de la marquise , c'est une grande passion qui se déclare de la part d'Arthur lui-même. Il renonce à ses plus chers caprices pour celte adorable M^e de Penafiel , qui a été si longtemps et si indignement calomniée. Il lui sacrifie tout, ses amis et même ses chevaux. 11 se fâche avec M. de Carnay, qui voulait épouser

268 REVUE DE PARIS.

la marquise , et ne la détériorait ainsi dans le public que pour chasser les concurrents. Arthur va donc être heureux ! Mais que deviendrait la fatalité de l'expérience paternelle?

Mille incidents surviennent , tous très-bien développés par l'auteur, dans un style plein de chaleur, et racontés avec le tact d'un homme qui sait le monde. A la fin , le doute s'empare de nouveau d'Arthur, qui rompt avec M"'^ de Penafiel. Et là-dessus, Hélène reparait sur le chemin du comte ; mais un de ses amis, étrange original qui voyage à tous les bouts de la terre pour éviter l'ennui, lord Falmoulh, emmène Arthur ù Marseille; ils doivent s'y embarquer ensemble vers un pays dont le jeune lord cache le nom. Le roman se clôt donc sur un secret de plus.

Toute celle première intrigue A^Artlmr est vraiment filée avec un art particulier. L'épisode de la marquise de Penafiel mérite surtout de réussir. U serait à désirer seulement que le style de M. Sue perdît un peu de sa verbosité.

L.-Y.

LE PAGE

D'ARTHUR DE BRETAGNE.

I.

Au treizième siècle , la bonne ville de Rouen , capitale de la Normandie, ce joyau brillant delà couronne d'Angleterre , n'é- tait pas comme aujourd'hui une ville commerçante et riche , paisible et mollement étendue sur la rive du fleuve qui lui ceint amoureusement la taille. Les ondes vertes et capricieuses de la Seine ne disparaissaient pas sous une multitude de bâtiments de toutes sortes, sloops, cutters, trois-mâts, gabarres hollandaises, ou chasse-marées bretons ; le port n'était pas animé par cette fbule de marins et de carruyers qui transportent les produits des deux mondes des magasins mobiles et chanceux qui les ont apportés dans de vastes et obscurs magasins dont les voûtes éle- vées résonnaient autrefois des chants imposants du catholicisme. Rouen n'était pas la sœur cadette de Paris , l'anneau intermé- diaire qui la rattache au Havre de manière à ne former qu'une seule ville dont le fleuve est la grande rue. Rouen avait de hautes et solides murailles flanquées ça et de grosses tours sur les- quelles la bannière anglaise flottait sans humilier l'orgueil des habitants ; car celte bannière n'était pas le signe d'une conquête oppressive, car Guillaume le Conquérant était parti de sa capi- tale, duc de Normandie, y était rentré roi d'Angleterre et avait rapporté son drapeau humide encore des brouillards de la Tamise. Les habitants n'étaient ni Anglais ni Français, ils étaient sujets du duc de Normandie, roi d'Angleterre, vassal des rois de France. La ville avait une physionomie toute guerrière, et, outre son enceinte de granit, elle s'était encore bâti des forteresses sur les points culminants, surtout une qui, debout sur la côte Sainte- Catherine, semblait une sentinelle avancée placée pour sur- veiller les approches de l'ennemi.

25.

270 REVUE DE PARIS.

Ce n^esl pas tout encore ; du milieu même du fleuve une noire et sombre tour se dressait comme un bras décharné prêt à maudire. Cette tour avait une garnison particulière, commandée par un chevalier anglais dévoué à Jean sans Terre, qui disputait alors, à Arthur de Bretagne, son neveu, l'Angleterre et ses dé- pendances sur le continent. Arthur, fils deGeoffroi, frère aîné de Jean, et de Constance de Bretagne, avait des droits incontes- tables au trône, et prouva, par la manière dont il se servait d'une épée , qu'un sceptre ne serait pas trop lourd à son bras.

Philippe-Auguste, le roi de France, était un politique trop ha- bile pour ne pas sentir que la guerre entre les Anglais laisserait reposer la France et affaiblirait son ennemie j en conséquence il accorda à Arthur assez de secours pour rendre la lutte égale en- tre les deux rivaux, et attendit patiemment le jour oii il pourrait consolider son trône des débris échappés des mains défaillantes de l'oncle et du neveu.

Arthur jeta dans la balance ses bandes redoutables de fidèles Bretons et sa lourde épée ; Jean sans Terre se servit contre son neveu d'une arme empoisonnée qui lui était familière, de la per- fidie. La Normandie fut l'arène se mesurèrent les deux rivaux; Jean perdait l'un après l'autre ses châteaux et ses villes , lors- qu'Arthur , surpris dans une embuscade, tomba entre les mains de son oncle.

Dès ce jour la guerre fut terminée. Jean demanda pour ran- çon de son neveu la cession absolue de tous ses droits. Arthur refusa ; trop jeune encore et trop novice en politique pour savoir que les traités que l'on scelle avec l'écrou d'une chaîne se dé- chirent avec la pointe d'une épée. Jean essaya, mais en vain, de briser par une dure captivité la ferme volonté d'Arthur, il le pro- mena de cachots en cachots, mais l'âme du jeune homme se re- trempait dans l'adversité. En l'an 1201 , le roi anglais donna l'ordre de transporter son prisonnier dans la tour de Rouen, iso- lée au milieu du fleuve, et le peuple, qui s'intéresse toujours à la jeunesse, au malheur, au courage réunis dans le même homme, s'habitua dès lors à regarder la sombre tour comme une prison qui serait bientôt ensanglantée.

Les bateliers mêmes osaient à peine pendant le jour passer au- près de la tour silencieuse ; et ceux qui s'étaient hasardés ù s'en

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approcher le plus près avaiont raconté qu'un homme au visage sinistré, se montrant à la seule ouverture qui pût mériter le nom de fenêtre, leur avait d'un geste ordonné de s'éloigner, et que le mot de mort était venu frapper leurs oreilles comme un mur- mure lugubre. Outre cette fenêtre il y avait à la tour quelques ouvertures bien étroites mais tellement garnies de barreaux de fer que le regard même ne pouvait s'y glisser, et que jamais per- sonne n'avait vu par laquelle de ces meurtrières le prisonnier recevait un peu d'air et de soleil.

Une seule fois un pêcheur en train de retirer ses fîlels vit tom- ber au fond de sa barque une pièce d'argent enveloppée d'une feuille de parchemin, et se baissa vivement pour la ramasser; presqu'aussitôt un coup de hache lui fendit la tête , la Seine roula dans ses ondes un cadavre de plus , et deux barques , de l'une desquelles sortit un homme bardé de fer qui disparut dans la tour, furent amarées côte à côte à un anneau scellé dans la pierre.

Depuis cette terrible exécution , la curiosité des habitants de Rouen et des pêcheurs établis sur l'autre rive respecta la mysté- rieuse horreur de la tour.

Mais la toute-puissance de l'écrivain ouvre de force ces livres de granit auxquels les rois confient souvent des épisodes digues de l'Enfer du Dante.

Dans une chambre obscure, humide, située au haut de la tour au-dessous de la plate-forme sur laquelle résonnaient les pas monotones d'une sentinelle anglaise, un homme jeune et beau, assis sur une lourde escabelle de chêne, auprès de l'étroite em- brasure, regardait d'un œil triste la Seine qui se déroulait au pied de la tour, calme et unie comme un miroir. Un rayon du soleil se glissant furtivement entre les barreaux alla se briser à l'angle opposé de la chambre et jeta une lueur incertaine et va- cillante sur une masse confuse qui s'agita d'abord, se dressa peu à peu , et devint enfin un homme d'une taille athlétique. Après avoir étendu en tous sens ses longs bras rausculeux, cet homme parvint en deux enjambées auprès de son jeune compagnon, et le voyant abimé dans sa rêverie secoua la tête, tandis que ses traits durs et sauvages prenaient une singulière expression de respect et d'amour qu'on ne les aurait pas crus susceptibles d'ex- primer.

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Oui.,.! oui! monseigneur, dit-il d'une voix basse, je con- çois voire Irislesse , je comprends que la perte de tant de do- maines qui étaient à vous puissent vous arracher une larme , quoique le vieil Yvon, le ménestrel de Ploërmel, dise souvent : Oue des larmes déshonorent la barbe d'un homme. Je sais bien

qu'Arthur de Bretagne peut pleurer des sujets qui l'aiment

Mais tout est perdu, vous n'êtes plus roi que dans cette chambre et de tous vos sujets , de tous vos soldats il ne vous reste que votre écuyer Kerdolle, dont Jean sans Terre a rasé le château... Vos regrets ne vous rendront rien, il faut vous résigner et at- tendre.

Après ces consolations qu'il croyait propres à calmer la dou- leur de son maître, le fidèle écuyer se tut comme fatigué du pro- digieux effort de son éloquence; Arthur sourit amèrement en montrant ù Kerdolle une barque qui se laissait dériver au cou- rant du fleuve.

Vois , Kerdolle, dit-il d'une voix douce , à l'une des extré- mités de cette barque est un pécheur qui jette son lîiet, sa femme ou sa maîtresse tient les rames, tout à heure le pêcheur l'a em- brassée , je l'ai vu , et cette pensée m'est venue : Que ne suis-je pêcheur?

Jamais cette pensée ne me viendrait à moi , répondit brusquement l'écuyer, vous oubliez, monseigneur, que c'est un noble sang , que c'est le sang des rois qui coule dans vos veines.

Et tu oublies , toi , Kerdolle , que si le sang des rois est plus pur que celui du manant, il y a bien des ennemis sur cette terre qui désirent en ouvrir les sources avec la lame d'un poi- gnard.

Par un reste d'habitude, le Breton fit un brusque mouvement comme pour saisir la garde de son épée.

Oh ! tu n'as plus d'épée, mon brave, dit Arthur , mon oncle sait trop bien que si le fer enchaîne, le fer délivre aussi, et qu'un noble cœur craint plus le déshonneur que la morl... Son nom lui pèse, vois-tu, il ne veut plus être Jean sans Terre, il veut que je lui vende mon royaume pour un peu de soleil, dont une prison étroite fait sentir tout le prix... Oh! Kerdolle, Kerdolle! si ce qu'il me demande n'était pas une lâcheté flagrante , une rébellion conlre la volonté de Dieu qui lient dans sa main les

I

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destins des rois, si je ne craignais pas que mon peuple ne me maudît un jour de l'avoir volontairement livré aux appétits de bête fauve de Jean sans Terre, je donnerais l'Angleterre et la Normandie qui m'appartiennent par mon père Geoffroi, la Bre- tagne que me garde Constance ma mère, pour pouvoir vivre ne fût-ce qu'une heure dans la barque de ce pêcheur et me laisser bercer par le fleuve... Kerdolle, c'est quelque chose d'horrible que celle prison ; l'eau ruisselle sur le mur, et ces barreaux, ces horribles barreaux ne me laissent pas apercevoir le ciel.... Je donnerais dix ans de ma vie pour les voir se détacher et tomber dans le fleuve.

En disant cela Arthur frappa de son poing fermé les barreaux de l'embrasure jusqu'à ce que la douleur l'obligeât à laisser tomber sans force sa main meurtrie et ensanglantée. Kerdolle stupéfait de la violence pétulante de son mailre l'avait laissé faire, et le vit retomber accablé sur son siège , les deux mains appuyées sur son front. Alors il s'avança, se mit à examiner at- tentivement les barreaux , secouant en même temps la tête d'un air de doute. Peu à peu cependant il mit plus d'intérêt dans sa recherche, et un éclair de joie brilla dans ses yeux, lorsqu'il re- connut que la pierre supérieure, dans laquelle étaient scellés les barreaux, avait été déjà ébranlée par les efforts continus d'un ancien prisonnier, que la mort ou un changement de cachot avait sans doute interrompus. Kerdolle se débarrassa de son pourpoint qu'il jeta à l'autre bout de la prison, promena un re- gard de satisfaction sur ses bras velus , le long desquels se des- sinaient en relief des muscles puissants , empoigna les bar- reaux , les secoua rudement et poussa un cri rauque en les sentant trembler.

Ce cri lit lever la tête à Arthur, il posa la main sur les bras de Kerdolle et murmura le mot : impossible.

Peut-être, fit Kerdolle.

H traîna au milieu de la chambre le lit d'Arthur pour en faire un point d'appui à son pied , ensuite il saisit les barreaux de ses deux larges mains ; bientôt ses muscles se roidirent, craquèrent avec bruit ; les veines du front se gonflèrent au point de se briser, tandis que de larges gouttes de sueur tombaient une à une de son visage sur ses bras. Arthur regardait avec un intérêt mêlé de crainte , il lui semblait à tous moments que les bras de Ker-

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dolle allaient se biiser ; mais la pierre céda , se détacha entière- ment du mur , et , son poids se joignant aux efforts de Kerdolte, trois des barreaux se brisèrent, le quatrième ploya et la pierre resta suspendue à Textrémilé de ce barreau au-dessus du fleuve. Une vive lumière inonda toute la chambre, l'air j)énélra , et Arthur, se penchant à demi en dehors de l'embrasure , attacha ses regards sur les belles campagnes de Rouen, et ne vit pas que Kerdolle épuisé était tombé sans forces sur le lit.

Viens, viens près de moi, mon bon Kerdolle, criait Arthur, ivre de joie , viens , j'aime voir flotter sur la tour de Rouen la bannière anglaise quoique ce ne soit pas la mienne; peut-être pourrons nous fuir par ici ; peut-être que le ciel nous réserve encore de glorieux périls ! Comme ces campagnes sont riches , comme le ciel est beau avec ces nuages légers que la brise pousse devant elle! Je vois là-bas la barque de tout à l'heure; voici deux autres barques qui se détachent du rivage, l'une d'elles vient de ce côté, il me semble même que l'on agite un mouchoir en signe d'amitié.,.. Mais ce n'est pas au prisonnier de Jean que ce signal s'adresse.

Étonné de ne pas recevoir de réponse , Arthur se retourna et s'aperçut alors que Kerdolle était sans connaissance. Une pâleur mortelle s'était répandue sur tous ses traits , et ses bras, parse- més de taches livides, pendaient de chaque côté du lit; les yeux étaient fermés, les lèvres étaient blanches.

Ah ! dit Arthur à demi voix, faut-il qu'un caprice d'enfant ait coûté la vie à mon dernier ami... Non, son cœur bat encore... Kerdolle !...

Naturellement la pensée vint à Arthur d'appeler du secours ; mais il se dit que si le geôlier apercevait les barreaux brisés de la croisée, le gouverneur de la tour ferait transférer son prison- nier dans un autre cachot , et il ne voulut pas détruire le bon- heur dont il avait si peu de temps à jouir... Il jeta de l'eau au visage de Kerdolle , lui frappa dans les mains , lui frotta les tempes avec un peu de vin , et respira avec force, soulagé d'un fardeau qui lui écrasait la poitrine , lorsqu'il vit le fidèle Breton ouvrir les yeux, sourire, et se précipiter avec ardeur à l'embra- sure débarrassée de ses horribles défenses.

Kerdolle , dit Arthur , si nous pouvions cacher celle brèche jusqu'à ce soir , dès que la nuit sera venue , nous nous

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précipiterons dans la Seine, et nous nagerons jusqu'à Tautre bord.

Nous nous briserons sur les masses de pierre et de bois qui portent la tour....

Ces mots, prononcés d'une voix calme et ferme, étouffèrent dans l'âme d'Arthur toute lueur d'espoir, et n'y laissèrent que le découragement. L'imagination avait pour un moment créé (ont un avenir de gloire et de puissance au jeune duc déchu , et la réalité revint à son tour sous des couleurs rendues plus sombies encore par le contraste.

Pourquoi donc as-tu brisé ces barreaux , dit-il à Ker- doUe?

Vous auriez donné dix ans de votre vie pour voir un instant le ciel et la terre de Normandie...

Et, maintenan, je voudrais mourir !

Parce que vous avez vu par cette ouverture une couronne royale au bout de l'horizon?

Tu n'espères donc plus, Kerdolle?

Votre rival se nomme Jean sans Terre.

Et j'ai en vain souhaité de le trouver au bout de ma lance sur le champ de bataille.

Richard Cœur de Lion l'avait bien jugé; c'est un lâche qui n'ose tenir une épée , mais le poignard est moins lourd. Dieu vous garde de la présence de votre oncle. Il viendra encore vous solliciter ici de renoncer à vos droits.

Jamais... Je mourrai roi d'Angleterre.

Kerdolle ne répondit plus rien , et Arthur se laissa aller à de pénibles réflexions dont il fut bientôt tiré par un chant mono- tone et lent qui troubla le silence de la prison. L'étonnement se peignit sur les visages des captifs; ils étendirent tous deux la main en même temps pour commander Tattention , et enten- dirent alors distinctement les paroles naïves d'un lai breton.

C'était une chanson d'amour, et la voix qui la faisait entendre semblait être une voix de femme ou d'enfant... Le dernier mot de la chanson était : espoir !

Espoir ! répéta machinalement Arthnr , en faisant signe à Kerdolle de regarder sur le fleuve.

Mais la voix s'était tue, et Kerdolle ne vit rien.

Ce u'est pas un hasard, Kerdolle, qui a fait retentir ici«

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dans ce pays notre lanfîue est inconnue , un des lais de nos ménestrels?... Nous avons un ami.

C'est un enfant ou une femme, dit Kerdolic.

Presque aussitôt un bruit de pas retentit sur l'escalier de pierre de la tour , et le verrou extérieur fit entendre sa voix rauque.

Kerdolle, se jetant alors du côté de l'embrasure, .s'y appuya de manière A la masquer entièrement; mais la précaution était inutile, car la porte s'ouvrit à peine. Une forme svelte se glissa dans la cbambre, et la porte se referma.

Un page de la duchesse de Bretagne, s'écria Kerdolle...

Non , Kerdolle , dit le prétendu page en se jetant dans les bras d'Arthur.

C'est elle, cria celui-ci, c'est elle!... Yseult, Yseult.... Je l'attendais!

II.

Ce fui un roman bien simple et malheureusement trop court que l'histoire des amours d'Yseult et d'Arthur. 11 n'y avait eu dans leur liaison ni obstacles à vaincre, ni jalousie, ni rivalités à craindre. Trois mois environ avant de tomber dans les pièges de son oncle , Arthur, dans une rencontre avec un parti d'An- glais , allait être tué par deux hommes d'armes qui s'achar- naient après sa personne ; quoique renversé de cheval, il se dé- fendait avec toute l'énergie d'un homme qui, sûr de périr, veut au moins vendre sa vie cher, lorsqu'un chevalier breton se jeta entre Arthur et les assaillants , fit mordre la poussière à celui qui pressait le jeune duc de plus près, força l'autre à reculer, donna au prince le temps de se dégager, mais paya de sa vie ce Irait de force et de courage. Le gentilhomme breton laissait une fille unique, pauvre et seule au monde ; Arthur jura de l'adop- ter. Il se rendit au manoir solitaire du chevalier, vit Yseult, l'aima et ne lui cacha pas son amour. Arthur était beau, brave, loyal, et de jilus prince et presque roi. C'était plus qu'il n'en fallait pour réussir auprès d'une jeune fille orpheline, dont le cœur ne pouvait rester vide. Elle accepta Arthur pour son che- valier, et ne compta plus parmi ses jours de jours heureux que ceux qu'Arlhur venait passer auprès d'elle dans le manoir soli-

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(aii'C. , tous deux oubliaient le monde cl ses sanglantes que- relles; dans le cœur d'Arllnir, l'amour était assez puissant pour étouffer l'ambition et la soif des combats; Yseult , de son côté, se livrait tout entière à cette science du bonheur que les femmes comprennent mieux que nous , et à laquelle elles savent nous initier. Mais ce n'était pas Arthur qui voulait une couronne, c'é- tait un peuple entier qui voulait un roi ; la guerre civile était debout, et les mille voix de ceux qu'elle entrainail à sa suite ar- rachaient Arthur à ses extases, à son délicieux égoïsme. Pen- dant son absence, Yseult, retirée dans une petite tourelle confi- dente de tous ses secrets, passait le temps à rêver de son cheva- lier, à soupirer doucement des lais d'amour que lui avait appris Arthur. Jamais les absences n'étaient bien longues, et Arthur savait les adoucir par de fréquents messages qu'il adressait à Yseult. Souvent ce n'était qu'une fleur sauvage en échange de laquelle elle envoyait une rose, une violette, un ruban, et les lettres des deux amants n'avaient quelquefois que deux mots : je /a/wie; quelquefois un seul, Arthur ou Yseult. Quediredeplus! 11 arriva pourtant qu'une de ces absences fut plus longue que de coutume et plus triste aussi. Arthur n'avait envoyé per- sonne , Yseult pleura beaucoup d'abord, puis elle ne pleura plus : elle souffrait trop. L'idée d'un lâche abandon ne vint pas à la candide jeune fille, elle crut qu'Arthur était mort; et, comme il lui avait souvent parlé de sa mère Constance, Yseult alla trouver la duchesse à Rennes pour parler de lui. Ce fut alors qu'elle apprit sa captivité. Yseult ne concevait pas la vie sans Arthur, elle ne s'occupa plus que de le rejoindre pour souffrir avec lui , pour l'aider à porter ses chaînes. Elle frappa à la porte de toutes les prisons, et fut partout repoussée; mais la vie l'eût abandonnée avant le courage.

Dans ses courses elle apprit le véritable motif de la dure dé- tention d'Arthur. Son projet fut bientôt arrêté. Elle jirit les babils d'un page à la livrée des ducs de Bretagne, et se présenta au gouverneur de la tour comme un messager chargé de trans- mettre des paroles de paix à Arthur de la part de sa mère.

Le monarque anglais comptait, pour vaincre la fermeté de son neveu , sur toutes les affect ons qui le rallachaient à la vie, et l'ordre avait été donné au gouverneur de la tour de laisser parvenir Jusqu'au prisonnier tout envoyé de sa mère.

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YsenU pénétra donc facilement dans l'api^aitemenl, ou plu- tôt dans l'antre du gouverneur ; elle vit auprès de lui un homme d'une physionomie à la fois doucereuse et cruelle. YseuU se sentit glacée lorsque cet homme , la couvant de ses regards de chat, lui demanda à voix basse :

Que venez-vous lui dire de la part de sa mère ?

Qu'il renonce à la couronne d'Angleterre , et qu'il vive pour ceux qui l'aiment.

Craint-on donc réellement que son oncle le tue?... Tu le vois , dit tout bas cet homme au gouverneur, elle a bien com- pris que cela devait être, notre sœur Constance. Elle sait comme nous que les morts seuls ne reviennent pas.

Yseult chancela en entendant parler de meurtre, ce n'était pas le sens qu'elle avait attaché à ces mots :

Qu'il vive pour ceux qui l'aiment. Sa pensée était : « Qu'il oublie tout excepté ceux-là... »

Enfant , quand dois-tu retourner à la cour de la duchesse? dit le chat-tigre à face d'homme qui avait déjà parlé.

Dès qu'Arthur aura consenti.

Dis-lui donc qu'il se hâte..., car d'autres que Constance de Bretagne attendent sa réponse... et sont las de l'attendre.

Il fit un signe, un geôlier prit une clef parmi plusieurs qui étaient sur la table , et, suivi d'Yseult , gravit lentement l'esca- lier de la tour.

Eh bien , Percy, dit au gouverneur son lugubre compa- gnon dès qu'Yseult fut sortie , cette bourse d'or te semble-t-elle assez lourde.

Je la refuse , dit froidement Percy, Votre Majesté peut , si bon lui semble , faire un geôlier d'un capitaine des gardes..., mais non pas un bourreau....

Veux-tu que je double cette somme?

Je ne me vends pas...

Je veux pourtant...

Je ne veux pas , moi, dit Percy en redressant fièrement la tête, si le prisonnier cherchait à s'évader de force je lui barre- rais le passage avec mon épée; mais l'assassiner sans dé- fense....

Il faudra doue que je cherche quelqu'un de moins scrupu- leux que toi.

REVUE DE PARIS. 991

Dans ces sortes d'affaires, murmura Percy, les rois font bien de ne s'en rapporter qu'ù eux-mêmes.

Jean entendit sans doute ces paroles, car son front se rem- brunit, ses yeux lancèrent de sombres éclairs, et sa main se crispa plusieurs fois sur la garde de son épée. Percy jetait sur le roi des regards de mépris et de dégoût.

Lâche et cruel..., pensa-t-il.

Qu'une barque soit prête à la nuit tombante , dit le roi , je veux que le prisonnier soit transféré secrètement ailleurs; Arthur a des partisans nombreux et entreprenants.... Mais que peuvent-ils se dire? le message de Constance doit être rempli.

Alors il se leva brusquement, monta sans bruit l'escalier, colla son oreille à la porte de la prison d'Arthur et écouta :

Pauvre Yseult, disait Arthur, la même année lu seras or- pheline et veuve..., nous avons été trop heureux pendant quel- ques jours. Dieu n'en accorde pas tant à tous les hommes; si j'ai désiré le trône , mon Yseult , c'était pour te voir reine aussi....

Une femme! c'était une femme ! pensa Jean. Ah! beau neveu , vous étiez trop amoureux pour un compétiteur au trône. Vos rêvereries vous ont nui.

Et que lui as-tu dit, pour pénétrer ici....

Que ta mère m'envoyait vers toi avec des paroles de paix...

Yseult, ma mère aimera mieux apprendre ma mort qu'une lâcheté.

•Tean souriait en écoutant toujours , mais les amants parlaient trop bas , le bruit d'un baiser parvint seulement aux oreilles de l'Anglais.

Qu'as-lu donc à tressaillir, reprit Arthur après quelques instants de silence.

Je me souviens , dit Yseult.... A côté du gouverneur il y avait un homme couvert d'une cotte de mailles ; la figure de cet homme était basse et féroce... Il me dit en me parlant de toi : Dis-lui que d'autres que Constance, sa mère, attendent une réponse.... et sont las de l'attendre.... Ta vie est en danger.

Peut-être ; Yseult , tu retourneras dès ce soir auprès de ma mère....

Oh ! pas encore..., pas encore , dit Yseult.

292 REVUE DE PARIS.

Tout à l'heure ifs viendront t'arracher de mes bras..., tu porteras à ma mère cette boucle de mes cheveux; tu garderas celle-ci pour loi.... Si mon oncle m'assassine, et cela est pro- bable , il se lassera d'attendre ; que ma mère aille demander jus- tice à Philippe-Auguste, et justice sera faite.

Kerdolle , pendant tout ce temps , était resté immobile dans un coin de la prison....

La nuit sera sombre, dit-il à Arthur, l'orage est au ciel, Jean n'osera pas défier la foudre. Yseult, revenez demain matin chercher la réponse d'.irlhur; vous direz au gouverneur qu'une nuit n'est pas trop longue pour rétléchir à la perle d'un trône.

La barque est-elle prête? dit Jean Sans-Terre en reparais- sant pâle, mais calme , dans la chambre du gonverneur.

J'y ai fait placer deux rameurs....

Vous m'accompagnerez, Percy....

Le prisonnier sera-t-il transféré seul à Rouen?...

Seul , oui, seul..., dit vivement le roi.

Que fera-t-on de l'écuyer qui est avec lui et du page... Le roi réfléchit un instant et dit enfin :

Qu'ils partent ! désormais Arthur mon neveu restera seul jusqu'à ce que je le traîne en Angleterre.... Vous avez deux bar- ques , l'une servira pour Arthur et nous..., l'autre pour Técuyer et le page.... Patrick les attend , conlinua-t-il tout bas avec un sourire de tigre, Patrick les attend...

Tout est prêt..., dit le gouverneur.

Faites-les venir, dit le roi , et il se mit à marcher à grands pas dans la chambre.

Arthur , Kerdolle et Yseult entrèrent. Arthur fut entraîné au bout de la chambre , et le gouverneur montra silencieusement la porte au page et à l'écuyer.

Souvenez-vous ! leur cria Arthur.

Une barque se détacha de la tour et commença à descendre le courant, Arlhur tint son regard attaché sur cette barque tant qu'il put apercevoir ceux qu'elle emportait, enfin lorsqu'elle disparut dans l'ombre épaisse d'une nuit d'orage , il fit quel- ques pas et se trouva face à face avec son oncle.

La tempête grondait au dehors, le tonnerre faisait entendre h de courts intervalles sa voix menaçante , et de fréquents éclairs, illuminant la chambre et ceux qui s'y trouvaient de

REVUE DE PARIS. 2^3

lueurs fantasliques cl rapides , semblaient la peupler de dé- mons... Les Hols de la Seine se soulevaient, se couronnaient d'écume et se heurtaient contre les parois de la tour avec un bruit sourd et plaintif qu'on eût dit formé des soupû-s lugubres des victimes que l'onde avait englouties.

La lueur d'un éclair se refléta sur le visage du roi , il était pâle et agité , ses lèvres laissaient échapper des cris inarticulés ; Arthur était calme ^ et un sourire de mépris errait sur ses lèvres.

Des torches , dit le roi d'une voix faible.

Aussitôt qu'elles furent apportées , il commença la lecture d'un acte de cessation qu'il avait fait rédiger d'avance , mais il ne put achever, et il le donna à lire à Percy....

Puis-je examiner si cet acte est en bonne forme , dit Arthur froidement en prenant le parchemin que le gouverneur avait posé sur la table.

Sans doute , dit le roi.

Rien n'y manque , dit Arthur , que ma signature , et quel serait le prix de ma lâcheté?...

La liberté..., dit le roi , et plus bas il ajouta : Et la vie....

Voici ma réponse, cria Arthur d'une voix forle, et déchi- rant le parchemin il en jeta les morceaux au visage de son oncle. Cet outrage devant témoins fit monter la rougeur au front du roi, mais le sang retJua vers le cœur, une pâleur livide suc- céda au feu de la colère. Jean porta la main à son épée et la fit sortir à demi du fourreau....

Frappe si tu l'oses , dit Arthur en s' avançant aussi près que possible , et fixant sur son oncle un regard fier et hautain que celui-ci ne soutint pas.

Qu'on lie les mains de ce fou..., dit Jean j mes ordres sont- ils exécutés..., Percy ?

Les rameurs attendent....

Entraînez le prisonnier.

Mais la rivière est houleuse, il y a du danger pour une barque aussi légère....

C'est bien..., laissez-moi seul. Dès que la tempête sera un peu calmée , prévenez-moi..,. Envoyez ici les deux rameurs que vous avez choisis....

Percy se relira avec Arthur, et les deux soldats entrèrent d'un pas lourd dans la prison. Jean affçcla de compter l'or que le

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gouverneur avait rejeté sur la table , et sourit en voyant les deux soudards dévorer du regard le précieux métal. Pourcet or, frapperiez-vous chacun un bon coup'dehache?...

Deux , votre honneur..., dit le plus hardi des soudards avec un rire féroce..,.

Le prisonnier me gêne....

Ah ! c'est pour assassiner le jeune homme....

Tu hésites....

Je refuse..., il ne fait pas bon verser le sang royal, il re- tombe toujours sur la tête du meurtrier....

Maudits soient leurs sots scrupules, se dit Jean..., il fau- dra que moi-même....

La tempête se calme , dit Percy en entr'ouvrant la porte.

Allez donc, dit le roi,... Attendez! vous êtes Anglais tous deux?

Du comté de Derby, votre honneur....

Prenez cet or..., et si vous voulez en gagner le double , vous serez aveugles toute cette nuit.

En un clin d'oeil, l'or disparut dans les poches des soldats, et ils se retirèrent avec un grognement qu'un peu de bonne vo- lonté pouvait faire prendre pour un remercîment. Le roi les suivit.

allons-nous, dit Percy?,..

Descendez le courant , dit le roi , quand il sera temps de gagner le rivage je vous le dirai ; puis il tira son épée, la plaça nue auprès de lui , et ramassant une corde qui était au fond de la barque , il s'occupa machinalement à l'attacher autour d'une grosse pierre qui servait de lest.

Abandonnons un instant cette barque , et revenons à celle qui , malgré la tempête, emportait Kerdolle et Yseult sous les poi- gnards de Patrick. Deux hommes seulement avaient à lutter contre l'orage alors dans toute sa violence , et la barque ne fai- sait que tournoyer sans avancer. Kerdolle semblait abîmé dans ses réflexions , et prenait , en apparence , peu d'intérêt à ce qui se passait autour de lui. Cependant son regard étincelant était fixé sur les deux soldais , et ne se détachait d'eux que pour se porter rapidement sur Yseult dont on entendait les sanglots. Kerdolle chercha la main du page et la serra doucement,

Ayez bon courage ! murmina-t-il bien bas....

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S'il meurt , je veux mourir, dit Yseult.

Et croyez-vûus donc que Jean veuille nous laisser vivre? On nous mène à la mort..., reprit tout bas Téouyer....

Qu'ils se hâtent alors.

Qui vengerait Arthur, dit Kerdolle d'une voix sombre ?]

Holà , camarade , cria en ce moment un des soldats , vous me semblez homme à tenir un aviron j le courant nous emporte si vous êtes pressé d'arriver, prenez une rame, l'un de nous pourra se reposer un instant...,

Il fallait le dire plus tôt , cria Kerdolle ; que le plus fa- tigué me cède sa place....

Un des soldats se leva.

Cette rame est mal placée, dit Kerdolle en la faisant sor- tir du taquet et la brandissant comme une baguette de saule.

Ne perdez pas le temps en discours , l'ami , dit le soldat appuyé sur l'autre rame.

Tu as raison, cria Kerdolle.

D'un revers de son bras , il précipita dans l'eau le soldat qui s'était levé ; l'autre fit un mouvement , mais la rame de Ker- dolle descendit sur sa tête avec une telle violence , que le mal- heureux tomba assommé sur son banc... Kerdolle l'envoya re- joindre son compagnon , et se saisissant aussitôt des rames , malgré la violence du courant, il fit voler la barque avec la ra- pidité d'une flèche. En quelques minutes il atteignit la rive op- posée à celle attendait Patrick.

En ce moment un épouvantable cri résonna dans les airs , et le nom d'Yseult fut prononcé deux fois. Yseult reconnut la voix d'Arthur, et tomba sans force entre les bras de Kerdolle. Pour lui , il essuya deux grosses larmes , et plaçant ensuite ses mains aux côtés de sa bouche en guise de porte-voix , il cria de toute sa force :

Kerdolle pour Arthur de Bretagne.

Jean , lorsque celte voix éclata , achevait de pousser hors de la barque le corps de son neveu qu'il avait assassiné lui-même , après avoir mis une pierre au col du cadavre ; il se releva con- vulsivement, tomba à genoux malgré lui, et, joignant les mains, répéta le nom d'Arthur d'une voix altérée...

La barque toucha le rivage , Patrick interrogé répondit qu'il n'avait rien vu....

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Jean rentra dans son palais suivi de Percy et de Patrick , et se jeta sur son lit en proie à un délire terrible. Percy le montrant à Patrick lui dit :

Fais comme moi , Patrick, quitte dès demain le service de cet homme, car Dieu l'a maudit....

Et il sortit du palais , tandis que le roi , fou et furieux , criait avec des accents de rage et de frayeur :

Kerdolle.... pour Arthur de Bretagne.

III.

Le dernier cri d'Arthur n'éveilla pas seulement la colère et la soif de vengeance dans l'âme de Kerdolle. Repercuté d'abord par les rives de la Seine , il résonna bientôt de châteaux en châ- teaux ; les bannières furent arborées , les glaives sortirent du fourreau, et cette même année 1201 , vit tous les vassaux bre- tons d'Arthur se lever à la voix de Kerdolle , et fondre sur la Normandie , comme un torrent impétueux destiné à purger le sol de France des hordes de Jean sans Terre.

Par crainte ou par haine de leur roi tout sanglant , bien des barons normands tendirent la main aux Bretons ; Jean vint en Normandie avec une armée presque entièrement composée de hordes mercenaires ramassées en Flandre j mais il apprit bientôt à ses dépens tout le poids d'un seul homme dans la balance des nations. Retiré derrière ces bandes flamandes , Jean vit cent fois la lance de Kerdolle trouer les rangs épais pour arriver jusqu'à lui , et les Bretons , qui s'étaient associés à la vengeance d'un simple écuyer, eurent cent fois la joie de voir le roi anglais fuir éperdu , lorsque retentissait le cri de guerre de Kerdolle.

Mais ce n'était pas assez contre le meurtrier, de celte guerre d'extermination que lui livraient les Bretons : Constance, mère d'Arthur, porta ses plaintes au pied du trône; la cour des pairs fut assemblée pour juger Jean sans Terre. Celui-ci ne comparut pas , sa conscience lui avait sans doute déjà dit tout bas quelle serait la sentence des juges; un Montmorency, arbitre de l'hon- neur, déclara au nom des pairs, Jean , duc de Normandie , vas- sal de Philippe II, roi de France, coupable de foi mentie, traître, parjurée! assassin , et comme tel condamné à mort. La Nor-

REVUE DE PARIS. 297

roandie fut confisquée , réunie à la couronne , et les armées de Philippe envahirent le duché.

Le jour même du prononcé de ce jugement mémorable, qui consolidait le pouvoir royal , Philippe, monté sur un cheval gris , suivi de plusieurs seigneurs du royaume , visitait les nom- breux ouvriers occupés à construire la nouvelle enceinte de Paris , que ses accroissements continuels mettaient trop ù l'étroit dans son armure primitive. Une joie secrète , tempérée cepen- dant par de profondes réflexions , se peignait dans les yeux du monarque ; il avançait lentement , sans faire attention à ce qui Pentourait. L'agrandissement de la France causait la joie du roi, jaloux d'avoir sa place dans Phistoire , mais il était plus facile de prononcer la sentence que de Pexéculer, et Philippe méditait sur les moyens de réaliser sa conquête. 11 était arrivé devant la grosse tour du Louvre , autour de laquelle il faisait élever un palais , lorsque son cheval, au lieu de passer outre , s'arrêta tout à fait et se cabra un peu. Philippe , brusquement tiré de sa rêverie , aperçut alors un homme couvert d'une armure , qui tenait la bride du cheval, tandis que devant lui , à quelques pas, un page était à genoux. Le premier mouvement du roi fut de porter la main à son épée ; mais voyant le page à genoux et son compagnon immobile , incapable d'ailleurs d'éprouver la crainte, il se contenta de dire :

, l'ami ! le roi vous écoute ; par ainsi lâchez la bride de notre palefroi. Qui êles-vous? Que veut ce gentil page aux traits de femme ?

Sire , je suis le dernier serviteur d'Arthur, cet enfant est un de ses pages. Nous étions tous deux dans la tour de Rouen , nous avons vécu avec Arthur, tout son dernier jour.

Que me demandez-vous ?

Justice !

Justice a été faite. Notre cour des pairs a prononcé.

Je sais tout cela. Je sais que le roi de France veut avoir sa part de l'héritage d'Arthur, je sais que le lion veut arracher au léopard un lambeau de sa proie sanglante. Mais ce n'est pas assez.

Jean a été condamné A mort.

Qui est chargé d'exécuter celte sentence?

Le roi ne répondit rien ; cf 11*^ clause du jugement était roai-

29» REVUE UE PARIS.

plétement illusoire, puisque Jean était à la tèle d'une armée, puisque la tour du Louvre était vide ; Kerdolle continua.

Celle sentence est exécutable en tous lieux, et je me charge, moi, de l'exécuter. J'ai poursuivi Jean dans les combats, mais il fuit toujours. S'il retourne en Angleterre, j'irai en Angleterre, si je ne peux pas le renverser sur un cliamp de bataille, je l'as- sassinerai. Mais je ne suis qu'un pauvre gentilhomme du comté de Bretagne . je voudrais, sire, être admis parmi vos hommes d'armes, car je ne puis faire la guerre à mes dépens. Et comme dernière grâce je vous supplie, monseigneur le roi, de m'autoriser à ne respecter ni trêve, ni capitulation, afin que partout, à toute heure, en tous lieux , fût-ce au pied d'un autel , fût-ce sur les marches du trône , je puisse tuer le roi Jean.

Je t'accorderai tout ce que je puis accorder, et si l'Église te poursuivait un jour pour n'avoir pas respecté l'asile inviolable d'un temple du Très-Haut, je te défendrai contre l'Église. Et loi . beau page... Tu es bien jeune pour être admis dans les gardes du roi.... Que me demandes-tu ?

D'être associé à la vengeance de Kerdolle.

Ton bras est bien faible , enfant.

Sire , il n'y a pas que le fer qui tue.

Le roi , se tournant alors vers un capitaine d'armes de sa suite, lui donna rapidement quelques ordres à voix basse, et congédia Kerdolle et le page en leur disant avec bonté :

Allez, et maintenant plus que jamais, je veux punir le meurtrier d'Arthur, car ce devait être un bon maître celui dont la mémoire est gardée par de tels serviteurs.

Et le roi ne se repentit pas de sa nouvelle acquisition , Ker- dolle était , il est vrai , moins noble que les autres gardes , il ne se mêlait pas à leurs jeux , il ne cherchait pas à briller dans les fêtes ; mais dans les intervalles de repos que laissait la guerre , on le voyait partir seul suivi d'un page , cherchant toujours à s'ap|)rocher des avant-postes ennemis , et rapportant au camp des nouvelles certaines de l'endroit l'on trouverait Jean sans Terre. A tous les sièges il était le premier à l'assaut , son âme était sans pitié, sou bras était infatigable, et son épée se brisa vingt fois à force de frapper avant que son ardeur se ra- lentît. Avec ses camarades , il était sombre , peu communicatif , toujours triste, excepté les jours on rencontrait les bandes

REVUE DE PARIS. 299

de Jean. Alors une joie sauvage animait ses traits , il se plaçait au premier rang , enfonçait ses éperons dans le ventre de soa cheval , et sans que rien pût résister à son élan impétueux , à sa force prodigieuse, il volait droit à la bannière royale. On sa- vait où combattait KerdoUe au bruit des coups , au cri des mou- rants, et on jugeait qu'il avait pénétré jusqu'au roi lorsque les bandes brisées se convertissaient en nuées de fuyards. Lorsqu'il attaquait des troupes que Jean ne commandait pas , KerdoUe n'était plus qu'un guerrier ordinaire , mais cela était rare , car il jouissait du privilège de choisir son poste de combat ; aussi son indomptable énergie le fît bientôt sortir de la foule : les deux partis le surnommèrent le fléau ; et jamais surnom ne fut mieux mérité , car KerdoUe était un terrible moissonneur qui dispersait comme des fétus de paille les bandes sur lesquelles tombait sa masse de fer.

En 1205, Jean perdit la Normandie, et retourna en Angle- terre cacher son humiliation ; il devint un tyran soupçonneux et cruel, rêvant toujours de poignards suspendus sur sa tète , réveillé dans son sommeil par le nom d'Arthur de Bretagne , que prononçait un spectre évoqué par le remords.

Peu de temps après que Jean eut quitté le sol de France, Ker- doUe et le page disparurent , et quoique le page ne se mêlât jamais aux combats de KerdoUe , on crut que tous deux avaient péri dans une escarmouche, et le peuple, toujours supersti- tieux, expliqua tout naturellement cette disparition, en disant que la mission de KerdoUe était remplie et que le fléau devenait inutile lorsque la moisson était faite.

Jusqu'en 1214 on n'entendit parler ni de l'un ni de l'autre.

Mais à cette époque les grands feudataires de la couronne s'aperçurent que le pouvoir royal s'agrandissait chaque jour aux dépens de la féodalité. Les communes formaient ligue avec le roi contre les grands vassaux ; les terres réunies à la couronne par la conquête et la confiscation lui donnaient une suprématie dangereuse sur les comtes et ducs déjà mal à l'aise sous les chaînes bien légères pourtant de leur hommage au suzerain. L'appel à l'étranger retentit , l'Allemagne et les Flandres , l'An- gleterre et les comtes de Bar et de Boulogne se levèrent ensemble, et se firent à Valenciennes un partage de la France. Ferrand prenait l'île de France et Paris sa capitale j Renaud de Bou-

Soe REVUE DE PARIS.

logne , le Vermandois; Jean, les pays d'outre-Loire 5 Olhou, l'empereur d'Allemagne , tout le reste. Les provinces ainsi par- tafiées, il n'en coulait pas plus de distribuer les châteaux aux chefs de bandes flamandes et de routiers de tout pays ; pour Philippe-Auguste et ses chevaliers, on prépara des fers , on creusa d'avance des cachots et des tombes. Mais on ne coupe pas ainsi par lambeaux un empire rivé par l'épée de Clovis et de Charlemagne, Philippe le savait bien. Les communes prouvèrent alors qu'elles aussi avaient de l'or comme le roi anglais . et du fer comme l'empereur d'Allemagne; dès que le roi eut déployé l'oriflamme , elles remplirent les coffres du trésor et les cadres des armées. La noblesse l'ailla ces soldats d'un jour, qui mar- chaient au combat contre l'aristocratie en armure , tête et poi- trine nues , bien décidés à faire respecter l'intégrité du lerri- Coirc. On vit alors trois puissances debout sur le sol : le roi , la noblesse . les communes; le roi et les communes liguées contre Parislocratie pour lui livrer un combat à outrance.

Olhon pénétra en France par l'est , Jean par l'ouest. Mais tous deux furent arrêtés dans leur marche, le premier à Dou- vines , par Philippe-Auguste , roi de France ; le second à Chinon , par Louis , qui devait l'être , et le roi et son fils commandaient chacun une armée dont la mission était de vaincre ou de mourir.

Comme nous l'avons dit, Kerdolle, depuis que Jean sans Terre était sorti de France , avait disparu. Lorsque l'Anglais reparut dans le Poitou, quelques gardes à la suite du prince Louis, qui avaient connu Kerdolle, ne manquèrent pas de dire que sans doute le ^éo?< ne manquerait pas à la moisson nouvelle.

Louis ayant entendu ces propos résolut de se les faire expli- quer, et manda auprès de lui deux chevaliers qui le mirent bientôt au courant.

C'était le juillet 1214. Quatre armées étaient en présence le même jour : deux à Bouvines , deux à Chinon.

Lorsque le prince eut entendu le récit des deux chevaliers, il les congédia en leur disant :

Alors il est temps qu'il se hâte , car j'epère que demain le fléau n'aura plus rien à faire.

Comme il achevait ces mots , un chevalier se présenta à l'en- trée de la tente ,plia le genou et présenta à Louis un parchemin scellé du sceau royal.

REVUE DE PARIS. SOI

•— Vive-Dieu! s'écria le prince ; ceci est de bon augure. Mes- sires , voici le fléau. Notre victoire est assurée. Mais é(ais-lu donc , Kerdolle?

En Angleterre. Je faisais la guerre à Jean quand ses barons se révoltaient contre sa tyrannie. Je le suivais seul quand le royaume haletant reprenait haleine. Mais le palais du tyran est inabordable.

On m'avait aussi parlé d'un page.

Il est resté en Angleterre. Moi , je poursuis ma proie.... il l'attend , lui.

Les deux batailles de Bouvines et de Chinon se donnèrent le même jour. Le même jour, l'Angleterre écrivit deux désastres dans ses annales , la France deux victoires. A Bouvines , Othon prit la fuite; Jean prit la fuite à Chinon , et l'on trouva dans les deux camps des chaînes et des cordes pour les prisonniers.

Après l'action , Kerdolle fut mandé auprès de Louis. Il se présenta couvert de sang. Son épée était ébréchée dans toute sa longueur, son armure était faussée en deux endroits.

Une grande joie pour vous , Kerdolle , dit Louis. L'écuyer secoua la tète.

Non, non , dit-il , ce roi a trouvé encore deux sujets dé- voués qui se sont jetés entre lui et moi. Us sont morts, et Jean est vivant. Il se rembarquera demain pour l'Angleterre, je vais me rembarquer aussi. Kerdolle pour Arthur de Bretagne !

Tu ne veux pas t'embarquer avant d'avoir porté à mon père la nouvelle de ma victoire ; tu ne laisseras pas à ton roi le regret de ta perle.... D ailleurs , continua Louis en baissant la voix tu ne partiras peut-être pas seul pour l'Angleterre. Moi aussi je veux aller à Londres.

Kerdolle leva la tète , et un vif étonnement se peignit dans tous ses traits ; Louis mit le doigt sur ses lèvres , puis il prit une bourse pleine d'or sur sa table , et la donnant à Kerdolle , lui présenta sa main à baiser, et lui dit :

Le roi t'attend. Tu le trouveras à Tournay.

En effet , le 23 juillet le roi devait passer à Tournay une revue de ses troupes, mais craignant d'être entouré par les deux cent raille hommes des confédérés, il recula jusqu'à Bouvines . petit vil- lage ignoré, perdu dans un coin du territoire de Lille, sur les bords de la Marque, et qui fut immortalisé par une victoire éclatante, 2

502 REVUE DE PARIS.

Sans prendre le temps de se reposer, Kerdolle partit pour se rendre auprès du roi, espérant sans doute pouvoir, aussi, donner quelques bons coups d'épée. Aux portes de Senlis , Ker- dolle rencontra un courrier qui en sortait.

Victoire ! cria ce courrier, en passant rapidement.

Victoire ! cria Kerdolle de son côté.

Tous les deux s'arrêtèrent , et la même question sortit en même temps de leurs bouches : Quelle nouvelle ?

Le roi Philippe a été vainqueur à Bouvines , Ferrand est prisonnier, ainsi que Renaud de Boulogne et vingt-cinq gentils- hommes bannerets , outre une multitude de chevaliers et bache- liers.

Le prince Louis a vaincu à Chinon. L'armée anglaise a été dispersée comme les feuilles d'automne par l'ouragan. Le roi Jean ne s'est arrêté dans sa fuite que sur les bords de la mer oit ses vaisseaux l'attendaient.

Dieu soit loué , vive le roi ! vive France ! crièrent en même temps les deux courriers , et chacun continua sa route.

A l'heure nous écrivons , à l'endroit même les deux courriers se rencontrèrent , le voyageur contemple tristement les ruines d'une abbaye fondée en ce lieu en commémoration des deux batailles , et nommée l'abbaye de la Victoire. Le temps de sa faulx meurtrière a jonché le sol de débris , des générations ont passé, la tombe s'est refermée sur Philippe et Louis et beaucoup de leurs descendants ; des moissons ont germé sur les deux sanglants champs de bataille ; et de tous ces hommes , de tous ces monuments , il n'est resté que des noms et des ruines. Tout est soumis à la destruction , excepté le burin de l'histoire.

Lorsque Jean reparut en Angleterre en fugitif, les barons, mécontents et opprimés, se rappelèrent que ce tyran , qui ne sa- vait manier que le poignard , leur avait ravi leurs droits et pri- vilèges ; ils les réclamèrent à main armée , et appelèrent à leur tête Louis , vainqueur de Chinon et fils du juge souverain de l'as- sassin d'Arthur.

Louis se rendit aux vœux des Anglais et descendit en Angle- terre à la tête d'une armée portée par sept cents vaisseaux , Jean fut battu à la première rencontre, chassé de Londres son rival fut salué roi , et comme si Dieu l'eût condamné à justifier toujours son nom de Jean sans Terre , il ne lui resta plus riea

I

REVUE DE PARIS. 303

de tout ce royaume qu'il avait acheté au prix d'une infâme tra- hison.

Tous ses barons l'abandonnèrent , le peuple lui ferma ses villes 5 mais lâche et cruel jusqu'au bout, il s'enfuit de places en places, marquant son passage par des dévastations, ne laissant derrière lui que des ruines calcinées et sanglantes. Mais un homme s'était attaché à ses pas , le premier jour de sa fuite , Jean avait entendu le cri de Kerdolle , et souvent au moment il se croyait hors d'atteinte et libre de respirer quelques heures, le cri retentissait , et Jean recommençait à fuir.

Chaque jour la troupe des sicaires, ou plutôt des complices du tyran, diminuait en marquant par des cadavres la route du fu- gitif. Dieu avait marqué dans le comté de Norfolk la place de- vait éclater son courroux , mais la lance de Kerdolle n'en de- vait pas être l'instrument.

Un soir, harassé de fatigue, mais heureux pourtant d'avoir passé tout un jour sans entendre les menaces du châtiment in- carné qui s'attachait à ses pas , Jean , suivi seulement de quel- ques lances flamandes , frappa à la porte d'un monastère que les rayons de la lune revêtaient d'un manteau d'argent, et dont les larges portes semblaient prêtes à s'ouvrir au moindre appel que transmettrait aux moines une cloche dont la chaîne pendait le long d'un pilier de pierre grise. Jean se pendit à la chaîne et la cloche résonna avec violence, Presqu'aussltôt le pas lent et mal assuré du moine-portier retentit sur les dalles sonores du cloitre , et la lueur d'un flambeau se montra comme un rayon d'espoir à travers les fentes de la porte.

Ouvrez, cria Jean impatient, ouvrez au roi d'Angleterre poursuivi par la rage de ses ennemis.

Quel roi ? dit la voix aigre du moine.

Le seul légitime , Jean d'Angleterre , frère et successeur de Richard,

Le roi d'Angleterre se nomme Louis, fils de Philippe de France , notre asile est ouvert aux malheureux, mais point aux meurtriers , répondit le moine.

Puis les pas résonnèrent de nouveau sous les basses voûtes , la lueur s'éteignit tout à coup, et le silence le plus profond ré- pondit aux tintements de la cloche agitée avec violence par le

304 REVUE DE PARIS.

Plus d'asile, plus d'asile..., dit-il avec un sombre déses- poir....

Si la cabane d'un paire peut convenir pour une nuit à ce- lui qui commanda dans un palais , je vous offre la mienne , dit en s'avançant un paysan dont les traits étaient cachés par un chapeau à larges bords.

Est-elle loin , ta cabane?

Dans ce bourg dont l'abbé du monastère est le seigneur.

.\llons-y donc, peut-être un jour, enfant, pourrai-je me rappeler et récompenser ; en ce moment je ne puis ([ue punir.

Il fit un signe, deux de ses gens s'éloignèrent, allèrent frapper aux premières maisons du bourg , et en revinrent presque aus- sitôt; un instant après, des nappes de flamme et de fumée s'é- tendirent en roulant avec des mugissements sinistres, sur la vieille abbaye , et le lugubre éclat de l'incendie éclaira la fuite de Jean.

Vous avez eu tort, dit le pâtre ; si on vous poursuit on vous reconnaîtra à votre aigrette.

.l'ai un jour d'avance sur mes ennemis , que je puisse re- poser une nuit , et demain je serai hors de leurs atteintes.

Il était temps , murmura le pâtre à voix basse. A la dernière maison du bourg , le pâtre s'arrêta.

C'est ici, dit-il , mais ma chaumière ne peut contenir tant de monde ; les gens de votre suite trouveront un abri dans ces masures abandonnées ; pour moi, je n'ai rien à vous offrir que de l'eau, du pain noir et quelques fruits.

Avec l'aide de saint Michel, nous trouverons bien quelques brebis égarées pour la dent des loups, dit un Flamand ; quant au reste, il y a longtemps que nous avons la terre pour lit et le ciel pour rideaux.... Jean et le pâtre entrèrent seuls dans la ca- bane, mais toujours soupçonneux et défiant, le roi promena ses regards sur les murs dépouillés et nus de l'unique chambre, fouilla dans la paille le jiâtre sans doute s'étendait pour dor- mir, posa la table contre la porte , et se laissant tomber sur un banc, il demanda d'uire voix altérée : \ boire !

Le pâtre ne répondit rien, il priait prosterné le front dans la poussière. Jean nitera sa demande. Le pâtre se leva alors, et le roi fut éloimé de trouver sous un habit grossier des traits pâles, réguliers et si délicats qu'on eût dit des traits de femme.

REVUE DE PARIS. 305

Vous êtes bien jeune , dit le roi, et pourtant le chagrin a laissé des traces sur votre front.

C'est que j'ai connu le malheur en entrant dans la vie , c'est que tous ceux que j'aimais m'ont été cruellement en- levés.

Par la guerre?

Et par l'assassinat.

Ces mots furent prononcés d'une voix si vibrante, que Jean eut peur et balbutia:

Priez Dieu qu'il fasse grâce au meurtrier.

Non ! j'ai prié jour et nuit pour que le meurtrier fût puni, et pour que Dieu me fit l'instrument de sa justice.

Et Dieu vous a exaucé.

Pas encore, dit le pâtre en souriant amèrement.

Jean respira et essuya avec sa main une sueur froide qui cou- lait de son front. Ses lèvres s'agitèrent convulsivement, ses yeux hagards suivirent avec terreur un objet invisible qu'il cher- chait à écarter de ses mains ; et plusieurs fois le mot grâce sortit de sa bouche.

Pas de grâce! dit le jeune paysan bien bas.

Peu à peu l'accès du roi se calma, mais sa soif, devenue plus impérieuse, le tourmentant de nouveau, il demanda à boire !

Aussitôt l'enfant plaça devant lui une coupe qu'il emplit d'eau jusqu'au bord. Le roi la saisit et la porta à ses lèvres , mais ses yeux recontrant les yeux de son hôte qui élincelaient d'une joie étrange, il se leva en criant : Tu veux m'empoisonner !Le pâtre sourit, prit la coupe, la vida à moitié et la remplit de nou- veau, sans cesser de regarder leroiavec calme et dédain. Celui- ci perdant alors tout soupçon prit la coupe à son tour et la vida d'un seul trait. Le pâtre s'était laissé tomber à genoux, et priait en pressant sur ses lèvres une boucle de cheveux. Jean ne put s'empêcher de regarder attentivement les traits pâles de son compagnon, et tout à coup d'une voix altérée il lui demanda ?

vous ai-je vu ?

A la tour de Rouen.

Kerdolle pour Arthur de Bretagne ! ! cria en ce moment une voix bien connue, le cliquetis des épées retentit et fut cou- vert aussitôt par des clameurs et des imprécations. Jean en-

7.

306 REVUE DE PARIS.

lendit une seconde fois , mais plus près de lui , le terrible aver- tissement

11 est venu trop tard.. , dit le paysan se laissant tomber et se soulevant avec effort sur un coude.

Il faut combattre encore, dit Jean.

Il faut recommander tonàme à Dieu, dit le pâtre... Assas- sin, tues...

Il ne put, achever et tomba étendu sur le sol, mais ses yeux iL'Mies restèrent fixés sur le roi

Empoisonné..., dit Jean tout bas!... Empoisonné, repéta-t- il en criant.... Puis il se leva..., fit un pas en avant..., chancela et tomba à côté du pâtre, se tordant dans d'horribles convul- sions. Cependant le cliquetis des épées cesse, la porte de la ca- bine est enfoncée, une troupe d'hommes armés se précipite dans la chambre; à leur tète est Kerdolle, qui brandissant sonépée, cria une troisième fois : Pour Arthur de Bretagne !

Mais à la vue de cesdeux corpsétendus auprès l'un de l'autre, il s'arrêta stupéfait; il saisit d'un bras nerveux le roi Jean, le souleva de terre, le montra à ses compagnons en s'écriant : C'est lui. Puis il le rejeta sur le sol, la tête frapa lourdement la mu- raille. Jean était mort.

Le pâtre qui l'avait conduit ici l'a empoisonné sans doute, dit un soldat....

Un pâtre ! dit Kerdolle, et saisissant une torche, il l'appro- cha de la figure déjà livide et décomposée du second cadavre, et poussa un cri terrible ; il venait de reconnaître Yseult.

Oh ! tu n'avais qu'une vie à me donner, misérable Jean... , dit-il en appuyant son talon ferré sur le front de l'Anglais.... Que ne puis-je te ranimer pour te tuer une seconde fois !

Puis, il se fit apporter un boyau et une pelle, creusa une fosse profonde dans le sol même de la chaumière.

Deux soldats avaient déjà pris le corps du roi pour l'y dépo- ser, mais Kerdolle, relevant son visage sillonné de grosses lar- mes, les repoussa violemment, prit seul le cadavre d'YseuIt, le descendit au moyen de cordes dans la fosse, y jeta son épée et la combla aussitôt

Vous connaissez donc ce manant? dit un soldat.

Ce manant, dit Kerdolle ce manant était.... 11 hésita un

REVUE DE PARIS. 307

un instant avant de terminer sa phrase, enfin il dit : J'ai connu cfi manant à la tour de Rouen, c'était alors le page d'Arthur de

Bretagne.

Georges Jarétt.

TABLE DES MATÈRES.

Pages. Un pèlerinage à Porl-Royal-des-Champs. par M. Antoine

de Lalour 1

Le dernier duc de Guise, deuxième parlie, par M. Paul de

Musset

Prédicateurs grotesques du seizième siècle. II. Robert Messier et le DorwusecMre; par M. Ch. Labitfe. . . 47 Lettres sur Munich, par H. Fortoul. Décoration infé- rieure de la résidence. VIII. D'un certain abus de l'art 67

IX. Salles des grandes solennités. —Histoire du moyen

âge allemand. L'Iliade 72

X. Appartements du roi. Histoire de la poésie grecque 78

XI. Appartements de la reine. Histoire de la poésie allemande. Les Niebelungen 88

Le dernier duc de Guise, dernière partie, par M. Paul de

Musset 98

Critique littéraire. Une larme du Diable, par M, D. M. 131

Les Corbeaux, par M'"o Charles Reybaud 140

Saint-Lazare et la Salpêlrière, par M. A. Fremy. . . 1C9 Critique littéraire. L'Homme et l'Argent, par M. Emile

Souvestre;par M. H. Fortoul 187

Les Corbeaux, suite et fin, par M™e Charles Reybaud. . 203 Les bois de Nivernais et les forêts de la Norwége , par

M. A. Fremy 229

•A une jeune fille poète, par M. Alphonse de Lamartine. 257 Critique littéraire. Arthur, par M. Eugène Sue ; par

M. L.-Y 265

Le Page d'Arthur de Bretagne, par3L Georgea Janély. 281

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