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TUFTS COLLEGE LIBRARY.

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JAMES D. PERKINS,

OCT. 1901.

HôJJi^

REVUE

DES

DEUX MONDES

IMPUlMliRIE DE AUGUSTE AUFFRAY,

PASSAGE DU CAIRE , N" 5^.

KEVUE

DES

DEUX MONDES.

TOME HUITIEME.

... " .

PARIS.

AU BUREAU, RUE DES REAUX-ARTS, N" 6.

1832.

TDFTS CGLLBOa

libeaht.

POETES ET ROMANCIERS MODERB7ES

DE LA FllAîVCE.

HT.

LAMARTINE.

De tout temps et même dans les âges les plus troublés, les moins assujétis à une discipline et à une croyance , il y a eu des âmes tendres, pénétrées, ferventes, ravies d'infinis désirs et ramenées par un naturel essor aux régions absolues du Vrai , de la Teauté et de l'Amour. Ce monde spiiltuel des vérités et des essences, dont Platon a figuré l'idée sublime aux sages de notre occident , et dont le Clnist a fait quelque chose de bon , de vi- vant et d'accessible à tous , ne s'est jamais depuis lors écli])sé sur- notre terre : toujours, et jusque dans les tumultueux dé- chiremens, dans la poussière des luttes humaines, quelques té- moins fidèles en ont entendu l'harmonie, en ont glorifié îa lumière et ont vécu en s'efforçant de le gagner. Le plus haut type parmi ceux qui ont produit leur pensée sur ces matières divines, est assurément Dante, comme le plus édifiant parmi ceux qui ont agi d'après les divines prescriptions est saint Vincent de Paule. Pour ne parler ici que des premiers, de ceux qui ont écrit, des

TOME VIH. I

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théologiens, théosophes, philosophes et poètes (Dante était tout cela) , on vit par malheur, dans les siècles qui suivirent, un dé- membrement successif, un isolement des facultés et fonctions que le grand homme avait réunies en lui : et ce démembre- ment ne fut autre que celui du catholicisme même. La théologie cessa de tout comprendre et de plonger dans le sol immense qui la nourrissait : elle se dessécha peu à peu , et ne poussa plus que des ronces. La philosophie, se séparant d'elle, s'irrita et devint un instruisent ennemi , une hache de révolte contre l'arbre ré- véré. Les poètes et artistes , s'inspirant moins à la source de toute vie et de toute création , déchurent du premier rang ils siégeaient dans la personne de Dante , et la plupart finirent par retomber à ce sixième degré Platon les avait relégués au bas de l'échelle des âmes , un peu au-dessus des ouvriers et des la- boureurs. La théosophie, c'est-à-dire l'esprit intelligent et in- time des religions, s'égara, tarit comme une eau hors de son calice, ou bien se réfugia dans quelques cœurs et s'y vaporisa en mystiques nuées. C'est que les choses en étaient venues au dix- huitième siècle, principalement en France. Et pourtant les âmes tendres , élevées , croyant à l'exil de la vie et à la réalité de l'in- visible , n'avaient pas disparu ; la religion , sous ses formes ré- trécies, en abritait encore beaucoup; la philosophie dominante en détournait quelques-unes sans les opprimer entièrement. Mais toutes manquaient d'organe général et harmonieux , d'interprète à leurs vœux et à leurs soupirs , de poète selon le sens animé du mot. Racine dans quelques portions de son œuvre , dans les chœurs de ses tragédies bibliques , dans le trop petit nombre de ses hymnes imités de saint Paul et d'ailleurs , avait laissé échap- per d'adorables accens , empreints de signes profonds sous leur mélodieuse faiblesse. En essayant de les continuer , d'en faire entendre de semblables, non point parce qu'il sentait de même, mais parce qu'il visait à un genre littéraire , Jean-Baptiste éga- rait toute spiritualité dans les échos de ses rimes sonores : Racine fils, bien débile sans doute, était plus voisin de son noble père, plus vraiment touché d'un des pâles rayons. Mais trouver l'ame sacrée qui chante? Fénelon n'avait pas de successeur pour la tendresse insinuante et fleurie, pas plus que Mallebranche

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pour l'ordre majestueux et lucide. En même temps que l'esprit grave , mélancolique , de Y auveuargues , retardé par le scepti- cisme , s'éteint avant d'avoir pu s'appliquer à la philosophie re- ligieuse où il aspire , des natures sensibles , délicates , fragiles et repentantes , comme mademoiselle Aïssé , l'abbé Prévost , Gres- set , se font entrevoir et se trahissent par de vagues plaintes ; mais une voix expressive manque à leurs émotions ; leur monde inte'rieur ne se figure ni ne se module en aucun endroit. Plus tard, Diderot et Rousseau, puissances incohérentes, eurent en eux de grandes et belles parties d'inspiration; ils ouvrent des jours magnificpies sur la nature extérieure et sur l'ame ; mais ils se plaisent aussi à déchaîner les ténèbres. C'est une pâture mêlée et qui n'est pas saine que la leur. La raison s'y gonfle , le cœur s'y dérange, et ils n'indiquent aucune guérison. Ils n'ont rien de soumis ni de constamment simple : la colère en eux contrarie l'amour. Cela est encore plus vrai de Voltaire , c{ui toutefois dans certains passages de Zaïre, surtout dans quelqucs-mies de ses poésies diverses, a effleiué des cordes touchantes, deviné de se- crets soujîirs, mais ne l'a fait qu'à la traverse et par caprices ra- pides. Un honnne, un homme seul au dix-huitième siècle, nous semble recueillir en lui , amonceler dans son sein et n'exhaler qu'avec mystère , tout ce qui tarissait ailleurs de pieux , de lucide et de doux , tovit ce qui s'aigrissait au souffle du siècle dans de bien nobles âmes; humilité, sincérité parfaite, goût de silence et de solitude , inextinguibles élancemens de prière et de désir , encens perpétuel , harpe voilée , lampe du sanctuaire , c'était le secret de son être , à lui ; cette nature mystique , ornée des dons les plus subtils, éveille l'idée des plus saints emblèmes. Au milieu d'une philosophie matérialiste envahissante et d'un chris- tianisme de plus en plus appesanti , la quintessence religieuse s'é- tait réfugiée en sa pensée comme en un vase symbolique, soustrait aux regards vulgaires. Ce personnage, alors inconnu et bien ou- blié de nos jours, qui s'appelait lui-même à travers le désert bruyant de son époque le Robinson de la spiri/ualilc, que M. de Maistre a nommé le plus aimable et le plus élégant des théoso- phes, ci'éature de prédilection véritablement faite pour aimer, pour croire et pour prier , Saint-Martin s'écriait , en s'adressant

8 UEVUE DES DEUX MONDES.

de bien loin aux lioiumes de sou temps, dans ce langage fluide et coiniue ini{)iégné d'ambroisie, qui est le sien : « Non, lionnne, « objet cher et sacré pour mon cœur , je ne craindrai point de « t'avoir abuse' en te peignant ta destinée sous des couleurs si « consolantes. Regarde-toi au milieu de ces secrètes et intérieures « insinuations qui stimulent si souvent ton ame, au milieu de « toutes les pensées pures et lumineuses qui dardent si souvent « sur ton esprit, au milieu de tous les faits et de tous les ta- « bleaux des êtres pensans, visibles et invisibles, au milieu de « tous les merveilleux pbénomènes de la nature physique , au « milieu de tes propres œuvres et de tes propres productions ; « regarde-toi comme au milieu d'autant de religions ou au mi— « lieu d'autant d'objets qui tendent à te rallier à l'immuable vé- « rite. Pense avec un religieux transport que toutes ces religions « ne cherchent qu'à ouvrir tes organes et tes facultés aux sour- « ces de l'admiration dont tu as besoin Marchons donc en— « semble avec vénération dans ces temples nombreux que nous « rencontrons à tous les pas , et ne cessons pas un instant de nous « croire dans les avenues du Saint des Saints. » N'est-ce pas un prélude des Harmonies qu'on entend? Un bon nombre des psau- mes ou cantiques qui composent l'Homme de Désir, pourraient passer pour de larges et mouvans canevas jetés par notre illustre contemporain , dans un de ces momens d'ineffable él^riété il chante :

Encore un ii^nine, ô ma Ijie I Un hyni'.iC pour le Seigneur ! Un hymne dans ipon delir. , Un hymne dans mon bonheur !

/

Aux soi-disans poètes de son époque qui dépensaient leurs rimes sur des descriptions , des tragédies ou des épopées , toutes de convention et d'artifice , Saint-Martin [fait honte de ce matéria- lisme de l'art :

Mais voyez à quel poinK va votre inconséquence 1 Vous vous dites sans cesse inspirés par les cieux, Et vous ne frappez plus notre oreille, nos yeux ,

POliTIiS CONTEMPORAINS. C)

Que par le seul lableaii des choses de la terre; (Quelques traits copiés de l'ordre élémentaire , Les erreurs des mortels , leurs l'ausses passions , Les récits du passé i quelques prédictions Que vous ne recevez que de votie mémoire , Et qu'il vous faut suspendre s'arrête l'iiistoirc ; \ oilà tous vos moyens , voilà tous les trésors Dont vous fassent jouir vos plus ardens efforts !

Par malheur, Saint-Martin lui-niéme , ce réservoir immense d'onction et d'amour, n'avait qu'un instrument incomplet pour se répandre ; le peu de poésie qti'il a essayée , et dont nous venons de donner un échantillon, est à peine tolérable; bien plus, il n'eut jamais l'intention d'être pleinement compris. Lié à des doc- trines occultes , s'environnant d'obscurités volontaires , tourné en dedans et en haut , il n'est , en quelque sorte , que pour per- pétuer la tradition spiritualiste dans une vivacité sans mélange , pour protester devant Dieu par sa présence inaperçue , pour prier angéliquement derrière la montagne d tirant la victoire passagère des géans. J'ignore s'il a gagné aux voies trop détournées il s'est tenu, beaucoup d'ames de mystère; mais il n'a en rien tou- ché le grand nombre des âmes accessibles d'ailleurs aux belles et bonnes paroles et dignes de consolation. Il faut, en effet, pour arriver à elles, pour prétendre à les ravir et à être nonmié d'elles leur bienfaiteur, joindre à un fond aussi précieux , aussi excellent que celui de l'Homme de désir, une expression peinte aux veux sans énigme , la forme à la fois intelligente et enchanteresse , la beauté rayonnante, idéale, mais suffisamment humaine, l'image simple et parlante comme l'employaient Virgile et Fénelon , de ces images dont la nature est semée , et qui répondent à nos secrètes em- preintes; il faut être un homme du milieu de ce monde, avoir peut-être moins purentent vécu que le théosophe , sans que pourtant le sentiment du Saint se soit jamais affaibli au cœur ; il faut enfin croire en soi et oser, ne pas être Jiuinble de l'humilité contrite des solitaires , et aimer un peu la gloire comme l'aimaient ces poètes chrétiens qu'on couromiait au Capitole.

Rousseau , disions-nous , avait eu de grandes parties d'inspi- ration ; il avait prêté uti admirable langage à une foule de mou-

lO REVUE DES DEUX MONDES.

vemens obscurs de l'ame et d'haimonies e'parses dans la nature. La misanthropie et l'orgueil qui venaient à la traverse , les per- pétuelles discussions qui entrecoupent ses rêveries , le recours aux hypothèses hasardées, et, pour parler juste, un ge'nie politique et lop ique , qui ne se pouvait contraindre , firent de lui autre chose qu'un poète qui charme , inonde et apaise. El ^ïs c'était de la prose ; or , la prose si belle , si grave , si rhythmique qu'on la fasse (et quelle prose que celle de Jean-Jacques ! ) , n'est jamais un chant. A Rousseau, par une fdiation plus ou nroins soutenue, mais étroite et certaine à l'origine, se rattachent Bernardin de Saint-Pierre, madame de Staël et M. de Chateaubriand. Tous les trois se prirent de préférence au côté spiritualiste , rêveur , enthousiaste , de leur auteur, et le fécondèrent selon leur propre génie. Madame de Staël se lança dans une philosophie vague sans doute et qui , après quelque velléité de stoïcisme , devint bientôt abandonnée, sentimentale, mais resta toujours adoratrice et bien- veillante. Bernardin de Saint-Pierre répandit sur tous ses écrits la teinte évangélique du Vicaire savoyard. M. de Chateaubriand , sorti d'une première incertitude, remonta jusqu'aux autels ca- tholiques dont il fêta la dédicace nouvelle. Ces deux derniers, qui , sous l'appareil de la philanthropie ou de l'orthodoxie , cachaient mal un fond de tristesse chagrine et de personnalité assez amère , dont il n'y a pas trace chez leur rivale expansive , avaient le mérite de sentir , de peindre , bien autrement qu'elle , cette nature solitaire qui , tant de fois , les avait consolés des hommes ; ils étaient vraiment religieux par , tandis qu'Elle , elle était plutôt religieuse en vertu de ses sympathies humaines. Chez tous les trois , ce développement plein de grandeur auquel , dans l'espace de vingt années, on dut les Etudes et les Harmonies de la Nature, Delphine et Corinne, le Génie du Christianisme et les Martyrs , s'accomplissait au moyen d'une prose riche , épanouie , cadencée , souvent métaphysique chez madame de Staël , pure- ment poétique dans les deux autres, et d'autant plus désespé- rante , en somme , qu'elle n'avait pour pendant et vis-à-vis que les jolis miracles de la versification delilienne. Mais Lamartine était né.

Ce n'est plus de Jean-Jacques qu'émane directement Lamav-

POliTES CONTEMPORAINS. I I

tine ; c'est de Bernardin de Saint-Pierre , de M. de Chateaubriand et de lui-même. La lecture de Bernardin de Saint-Pierre produit mie délicieuse impression dans la première jeunesse. Il a peu d'ide'es , des systèmes importuns , mie modestie fausse , une pré- tention à l'ignorance, qui revient toujours et impatiente un peu. Mais il sent la nature , il l'adore , il l'embrasse sous ses aspects magiques, par masses confuses , au sein des clairs de lune elle est baignée ; il a des mots d'un effet musical et qu'il place dans son style comme des harpes éoliennes pour nous ravir en rêverie. Que de fois enfant, le soir, le long des routes, je me suis surpris répétant avec des pleurs son invocation aux forêts et à leurs ré- sonnantes clairières.' Lamartine, vers 1808, devait beaucoup lire les Éludes de Bernardin; il devait dès-lors s'initier par lui au secret de ces voluptueuses couleurs dont plus tard il a peint dans le Lac son souvenir le plus chéri :

Qu'il soit dans le zéphir qui frémit et qui passe, Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés, Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface De ses molles clartés !

Le génie pittoresque du piosateur a passé tout entier en cette muse : il s'y est éclipsé et s'est détruit lui-même en la nourris- sant. Aussi, à part Paul et J^irginie, que rien ne saurait attein- dre , Lamartine dispense à peu près aujomd'hui de la lecture de Bernardin de Saint-Pierre ; quand on nommera les Harmonies , c'est uniquement de celles du poète que la postérité entendra parler. Lamartine , vers le même temps , aima et lut sans doute beaucoup le Génie du Christianisme , René : si sa simplicité , sa droiture de goût ne s'accommodaient qu'imparfaitement de quel ques traits de ces ouvrages , son éducation religieuse non moins que son anxiété intérieure le disposait à en saisir les beautés sans nombre. Quand il s'écrie à la fin de V Isolement , dans la pre- mière des premières Méditations :

Et moi je suis semblable à la feuille flétrie

Emportez-moi comme elle , orageux aquilons !

12 REVUE DES DEUX MONDES.

il n'est que l'éclio un peu affaibli de cette autre voix impétueuse : Lei>ez-i^ous , orages désirés, qui devez emporter René, etc. Rous- seau, je le sais, agit aussi très-puissamment sur Lamartine; mais ce fut surtout à travers Bernardin de Saint-Pierre et M. de Cha- teaubriand qu'il le sentit. Il n'eut rien de Werther; il ne connut euère Byron de bonne heure , et il en savait peu de chose au-delà du renom fantastique qui circulait, quand il lui adressa sa ma- gnifique remontrance. Sou génie préexistait à toute influence loin- taine. André Chénier, dont la publication tardive ( 1819) a donné l'éveil à de bien nobles muses, particulièrement à celle de M. Al- fred de Yigny, resta, jusqu'à ces derniers temps, inaperçu et, disons-le, méconnu de Lamartine, qui n'avait rien, il est vrai, à tirer de ce mode d'inspiration antique , et dont le style était déjà de lui-même à la source de ses pensées. J'oserai affirmer, sans crainte de démenti, que, si les poésies fugitives de Ducis sont tombées aux mains de Lamartine, elles l'ont plus ému dans leur douce cordialité et plus animé à produire , que ne l'eussent fait les poésies d'André, quand elles auraient paru dix ans plus tôt, Saint-Martin, que j'ai nommé, n'aura jamais été probablement de sa bien étroite connaissance. Lamartine n'est pas un homme qui élal3ore et qui cherche; il ramasse, il sème, il moissonne sur sa route ; il passe à côté , il néglige ou laisse tomber de ses mains ; sa ressource surabondante est en lui; il ne veut que ce qui lui demeure facile et toujours présent. Simple et immense , paisible- ment irrésistible , il lui a été donné d'unir la profusion des pein- tures naturelles , l'esprit d'élévation des spiritualistes fervens , et l'ensemble de vérités en dépôt au fond des moindres cœurs. C'est une sensibihté reposée ,] méditative , avec le goiit des mouvemens et des spectacles de la vie , le génie de la solitude avec l'amour des liommes , une ravissante volupté sous les dogmes de la morale universelle. Sa plus haute poésie traduit toujours le plus familier christianisme et s'interprète à son tour par lui. Son ame est comme l'idéal accompli de la généralité des âmes que l'ironie n'a pas des- séchées , que la nouveauté n'enivre pas Immodérément , que les agitations niondaines laissent encore délicates et libres. Et en même temps, sa forme, la moins circonscrite, la moais mate- vielle, la plus diffusible des formes dont jamais langage humain

POÈTES CONTEMPORAINS. l3

ait revêtu une pensée de poète , est d'un symbole constant , par- tout lucide et imniodiateinent perceptible V

Alphonse de Lamartinp doit être à Maçon, tout à la fui de 90 ou au commencement de 91 : on était en pleine révolution. Son grand— père avait exercé autrefois une charge dans la maison d'Or- léans , et s'était ensuite retiré en province. La révolution frappa sa famille comme toutes celles c|ui tenaient à l'ordre ancien par leur naissance et leurs opinions : les plus reculés souvenirs de Lamartine le reportent à la maison d'arrêt on le menait visiter son père. Au sortir de la terreur, et pour traverser les années en- coi'C difficiles qui suivirent, ses parens vécurent confinés dans cette terre obscure de Milly , que le poète a si pieusement illus- trée , comu'.e M. de Chateaubriand a fait pour Combovirg , comme Victor Hugo pour les Feuillantines. Il passa , avec ses sœurs , une longue et innocente enfance, libre, rustic[ue, errant à la manière du ménestrel de BeaLtie, formé pourtr.nt à l'excellence morale et à cette perfection de cœur qui le cai-actéiise , par les soins d'une admirable mère, dont il est, assiue-t-on , toute l'image. Il ne laissa cette vie domestique c[ue pour aller à Belley,

' Cans un article inséré au Clobe, le 20 juin i 83o, lors de la publication

des Harmonies, on lit : « 31. de Lamartine, par cela même qu'il range

humblement sa poésie aux vérités de la tradition, qu'il voit et juge le monde et la vie suivant qu'on nous a appris dès l'enl'ance à les juger et i\ les voir, répond merveilleusement à la pensée de t- us ceux qui ont garde ces preuiières impressions, ou qui , les ayant rejetées plus tard , s'en sou- viennent encore avec un regret mêlé d'attendrissement. Il 'c trompe lors- qu'il dit en sa prcl'ace que ses vers ne s'adressent qu'à un petit nombre. De toutes les poésies de nos jours, aucune n'est autant que la sienne, selon le cœur des femmes, des jeunes filles, ,des hommes accessibles aux émo- tions pieuses et tendres. Sa morale est celle que nous savons : il nous ré- pète avec un charme nouveau ce qu'on nous a dit mille fois , nous fait re- passer avec de douces larmes ce que nous avons senti , et l'on est tout surpris en l'écoutant de s'entendre soi-même chanter ou gémir par la voix sublime d'un poète. C'est une aimable beauté de cœur et de génie qui nous ravit et nous touche par toutes les images connues, par tous les senti mens éprouvés, par toutes les vérités lumineuses et éternelles. Cette manière de comprendre les diverses heures du jour, l'aube, le matin , le crépuscule, d'interpréter la couleur des nuages, le murmure des eaux, le bruissement

1/| REVUE DES DEUX MONDES.

au collège des pères de la foi; moins heureux qu'à Milly , il y trouva cependant du clianne , des amis qu'il garda toujours , des guides indulgens et faciles , auxquels il disait en les quittant :

Aimables sectateurs d'une aimable sagesse , Bientôt je ne vous verrai plus !

Sans parler de tout ce qu'il y avait de primitivement affable dans la belle ame de Lamartine, on doit peut-être à cette éducation pa- ternelle de Belley de n'y avoir rien déposé de timide et de farouche, comme il est arrive' trop souvent chez d'autres natures sensibles de notre âge. Après le collège, vers 1809, Lamartine vécut à Lyon, et fit, je crois, dès ce temps , mi premier et court voyage d'Ita- lie. Il fut ensuite à Paris, s'y laissa aller, bien qu'avec décence, à l'entraînement des amitiés et de la jeunesse, distrait de ses prin- cipes , obscurci dans ses croyances , jamais impie ni raisonneur systématique ; versifiant beaucoup dès-lors, jusque dans ses lettres familières , songeant à la gloire poétique , à celle du théâtre en

des bois, nous était déjà obscurément familière avant que le poète nous la rendît vivante par le souffle harmonieux de sa parole. Il dégage en nous , il ravive, il divinise ces empreintes chères à nos sens , et dont tant de fois s'est peinte notre prunelle, ces comparaisons presque innées, les premières qui se soient gravées dans le miroir de nos âmes. Nul effort , nulle réflexion pénible pour arriver oii sa philosophie nous porte. Il nous prend nous sommes , chemine quelque temps avec les plus simples , et ne s'élève que par les côtés le cœur surtout peut s'élever. Ses idées sur l'Amour et la Beauté , sur la mort et l'autre vie, sont telles que chacun les pressent , les rêve et les aime. Sans doute, et nous nous plaisons à le dire, il est au- jourd'hui sur ces points d'autres interprétations non moins hautes, d'au- tres solutions non moins poétiques , qui , plus détournées de la route com- mune, plus à part de toute tradition, dénotent chez les poètes qui y attei- gnent, une singulière vigueur de génie , une portée immense d'originalité individuelle. Mais c'est aussi une espèce d'originalité bien rare et désirable que celle qui s'accommode si aisément des idées reçues , des sentimens con- sacrés , des préjugés de jeunes filles et de vieillards j qui parle de la mort comme en pense l'humble femme qui prie, comme il en est parle depuis un temps immémorial dans l'église ou dans la famille, et qui trouve en répé- tant ces doctrines de tous les jours une sublimité sans efforts , et pourtant inouïe jusqu'à présent , etc. etc.. «

POETES CONTEMPORAINS. l5

particulier; d'ailleurs assez mécontent du sort et trouvant mal de quoi satisfaire à ses goûts innés de noble aisance et de grandeur. La fortune , en effet , qu'il obtint plus tard de son chef par héri- tage d'un oncle , n'était pas près de lui venir , et , comme tous les fils de famille, il sentait quelque gène de sa dépendance. En i8i3, sa santé s'étant altérée, il revit l'Italie; un certain nombre de vers des Méditations et beaucoup de souvenirs dont le poète a fait usage par la suite datent de ce voyage : le Premier Amour des Har- monies s'y rapporte probablement. La chute de l'empire et la res- tauration apportèrent de notables changemens dans la destinée de Lamartine. Il était et avait grandi dans des sentimens op- posés à la révolution : il n'avait jamais adopté l'empire et ne l'avait pas servi. En i8i4, il entra dans une compagnie des gardes-du- corps. Son royalisme pourtant se conciliait déjà avec des idées libérales et constitutionnelles : il avait même composé une bro- chure politique dans ce sens , qui ne fut pas publiée , faute de li- braire. Après les cent jours , Lamartine ne reprit point de service : une passion partagée , dont il a éternisé le céleste objet sous le nom d'Elvire , semble l'avoir occupé tout entier à cette époque. Nous nous garderons de soulever le plus léger coin du voile étin- celant et sacré dont brille de loin aux yeux cette mystérieuse figure. Nous nous bornerons à remarquer qu'Elvire n'a point fait avec son poète le voyage d'Italie, et que le lac célébré n'est autre que celui du Bourget. Toutes les scènes qui ont pour cadre l'Italie , principalement dans les secondes Méditations , ne se rap- portent donc pas originairement à l'idée d'Elvire , à laquelle je les crois antérieures ; ou bien elles auront été combinées , transpo- sées sur son souvenir par une fiction ordinaire aux poètes. La mort d'Elvire , une maladie mortelle de l'amant , son retour à Dieu , le sacrifice qu'il fait , durant sa maladie , de poésies an- ciennes et moins graves, quoique assurément avouables devant les hommes , tels sont les événemens qui précèdent l'apparition des Méditations poétiques, laquelle eut lieu dans les premiers mois de 1820. Le succès soudain qu'elles obtinrent fut le plus éclatant du siècle depuis le Génie du Christianisme^ il n'y eut qu'une voix pour s'écrier et applaudir. Le nom de l'auteur , qui ne se trouvait pas sur la première édition, devint instantanément glorieux : mille

l(> rxEVUE I)KS LEUX MONDES.

lables, mille conjectures empressées s'y mêlèrent. Docile aux désirs de sa famille, Lamartine profita de sa réussite pour mettre un pied dans la carrière diplomatique , et il lut attaché à la léjjation de Florence. La renommée, un héritage opulent, un mariage con- forme à ses goûts , tout lui arriva presque à la fois ; sa vie depuis ce temps est trop connue , trop positive , pour que nous y insis- tions. Dans le peu que nous avons essayé d'en dire, relative- ment aux années antérieures, on trouvera que nous avons été bien sobre et bien vague ; mais nous croyons n'avoir i ien pré- senté sous un faux jour. Lamartine est de tous les poètes cé- lèbres celui qui se prête le moins à une biographie exacte , à une chronologie minutieuse , aux petits faits et aux anecdotes choi- sies. Son existence large , simple , négligemment tracée , s'idéa- lise à distance et se compose en massifs lointains , à la façon des vastes paysages qu'il nous a prodigués. Dans sa vie connue dans ses tableaux, ce qui domine, c'est l'aspect verdoyant, la brise végétale ; c'est la lumière aux flancs des monts , c'est le souffle aux ombrages des cîmes. Il est permis, en parlant d'im tel homme, de s'attacher à l'esprit des tenqis plutôt qu'aux détaUs vulgaires qui, chez d'autres, pourraient être caractéristiques. Tout lyrique qu'il est, il a peu de retours , peu de ces regards profonds en ar- rière qui décèlent toujours ime certaine lassitude et le vide du moment. Il décore ça et quelques endroits de son passé ; il ral- lume de lom en loin , au soir, ses feux mourans sur quelque colUne, puis les abandonne; l'espérance et l'avenir l'appellent incessammment ; il se dit :

Mais loin de moi ces temps ! que l'oubli les dévore ! Ce qui n'est plus pour l'I-.omme, ;i-t-il jamais été?

A l'ami qui l'interroge avec une curieuse tendresse , il répond :

Et tu veux aujourd'hui qu'ouvrant mon cœur au tien ,

Je renoue en ces vers notre intime entretien ;

Tu demandes de moi les lialtes du ma vie?

Le compte de mes jours?... Ces jours, je les oublie;

Comme le voyageur quand il a dénoué

Sa ceinture de cuir, etc. etc..

POETES CONTEMPORAINS. 1 7

A une distance plus rapprochée clos premières uiéclitations , il pouvait sembler du moins que l'image d'Elvire dominait sa vie , qu'elle en était l'accidentelle, la romanesque inspiration, et qu'à mesure qu'il s'éloignerait d'elle , tout eu lui pâlirait. Le public qui aime assez les belles choses, à condition qu'elles passeront vite, se l'était si fort imaginé ainsi, que, durant plusieurs années, à chaque nouvelle pubUcation de Lamartine , c'était un murmure peu flatteur l'étourderie entrait de concert avec l'envie et la bêtise : ou avait l'air de vouloir dire que l'astre baissait. Mais en avançant encore davantage , en contemplant surtout ce dernier et incomparable développement des Harmonies , il a bien fallu se rendre à l'évidence. Le poète chez Lamartine était ne avant El- vire et lui a survécu; le poète chez Lamartine n'était subordonné à rien, à personne, pas même à l'amant. D'autres sont plus amans que poètes : un amour particulier les inspire , les arrache de terre, les élève à la poésie; cet amour mort en eux, il convient qu'ils s'ensevelissent aussi et qu'ils se taisent. Lamartine , lui, était poète encore plus qu'amant: sa blessure d'amour une fois fermée, sa source vive de poésie a continué de jailhr par plus d'endroits de sa poitrine et plus abondante. Il existait avant sa passion, il s'est retrouvé après, avec ses grandes facultés inoc- cupées, irrassasiables , qui s'élançaient vers la suprême poésie, c'est-à-dire, vers l'Amour non déterminé, vers la Beauté qui n'a ni séjour ni symbole ni nom :

Mon ame a l'œil de l'aigle, et mes fortes pensées , Au but de leurs désirs volant comm;' des traits , Chaque fois que mon sein respire, plus pressées

Que les colombes des forêts , Montent, montent toujours, par d'autres remplacées,

Et ne redescendent jamais !

On a dit que Lamartine s'adressait à l'ame encore plus qu'au cœur : cela est vrai si par ame on entend , en quelque sorte , le cœur plus étendu et miiversalisé. Dans les femmes qu'il a aimées , même dans Elvire , Lamartine a aimé mi constant idéal, un être angé- lique qu'il rêvait, l'immortelle Beauté en un mot, l'Harmonie, la Muse. Qu'hnportent donc quelques détails de sa vie? Dans sa

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vocation invincible , cette vie n'était pas à la merci d'un heureux hasard : il ne pouvait manquer un jour ou l'autre de conquérir lui-même en plein et de faire retentir par le monde son divin or- gane. La nuée de colombes pressées dont il parle , devait tôt ou tard échapper bruyamment de son sein.

Cependant l'absence habituelle Lamartine vécut loin de Paris et souvent hors de France , durant les dernières années de la restauration , le silence prolongé qu'il garda après la publica- tion de son chant d'Harold, firent tomber les clameurs des critiques qui se rejetèrent sur d'autres poètes plus présens : sa renommée acheva rapidement de mûrir. Lorsqu'il revint au com- mencement de i83o pour sa réception à l'Académie française et pour la publication de ses Harmonies , il fut agréablement étonné de voir le public gagné à son nom et familiarisé avec son œuvre. C'est à un souvenir de ce moment que se rapporte la pièce de vers suivante , dans laquelle on a tâché de rassembler quelques impressions déjà anciennes et de reproduire , quoique bien fai- blement , quelques mots échappés au poète , en les entourant de traits qui peuvent le peindre. A lui, au sein des mers brillantes ils ne lui parviendront pas, nous les lui envoyons, ces vers, comme un vœu d'ami durant le voyage I

Un jour, c'était au temps des oisives années ,

Aux dernières saisons , de poésie ornées

Et d'art, avant l'orage tout s'est dispersé,

Et dont le vaste flot , quoique rapetissé ,

Avec les rois déchus , les trônes à la nage,

A pour long-temps noyé plus d'un secret ombrage ,

Silencieux bosquets mal à propos rêvés,

Terrasses et balcons , tous les lieux réservés,

Tout ce Delta d'hier, ingénieux asile,

Qu'on devait à quinze ans d'une onde plus facile !

De retour à Paris après sept ans , je crois ,

De soleils de Toscane ou d'ombre sous tes bois ,

Comptant trop sur l'oubli, comme durant l'absence,

Tu retrouvais la gloire avec reconnaissance.

Ton merveilleux laurier sur chacun de tes pas

Etendait un rameau que tu n'espérais pas;

POETES CONTEMPORAINS.

L'écho te renvoyait tes paroles aimées ;

Les moindres des chansons anciennement semées

Sur ta route en festons pendaient comme au hasard :

Les oiseaux par milliers , nés depuis ton départ ,

Chantaient ton nom, un nom de tendresse et de flamme ,

Et la vierge, en passant, le chantait dans son ame.

Non jamais toit chéri , jaloux de te revoir.

Jamais antique bois oîi tu reviens l'asseoir,

Milly, ses sept tilleuls ; Saint-Point, ses deux collines,

N'ont envahi ton cœur de tant d'odeurs divines ,

Amassé pour ton front plus d'ombrage, et paré

De plus de nids joyeux ton sentier préféré !

Et dans ton sein coulait cette harmonie humaine Sans laisser d'autre ivresse à ta lèvre sereine, Qu'un sourire suave , à peine s'imprimant; Ton œil étincelait sans éblouissement, Et ta voix mâle, sobre et jamais débordée , Dans sa vibration marquait mieux chaque idée !

Puis, comme l'homme aussi se trouve au fond de tout,

ïu ressentais parfois plénitude et dégoût.

Un jour donc, un matin, plus las que de coutume.

De tes félicités repoussant l'amertume ,

Un geste vers le seuil qu'ensemble nous passions :

« Hélas ! t'écriais-tu , ces admirations,

« Ces tributs accablans qu'on décerne au génie,

« Ces fleurs qu'on fait pleuvoir quand la lutte est finie ,

« Tous ces yeux rayonnans éclos d'un seul regard ,

« Ces échos de sa voix , tout cela vient trop tard !

« Le Dieu qu'on inaugure en pompe au Capitole ,

« Du Dieu jeune et vainqueur n'est souvent qu'une idole !

« L'âge que vont combler ces honneurs superflus ,

« S'en repaît, les sent mal, ne les mérite plus !

« Oh ! qu'un peu de ces chants , un peu de ces couronnes ,

« Avant les pâles jours , avant les lents automnes ,

« M'eût été dii plutôt à l'âge efflorescent,

« jeune, inconnu , seul avec mon vœu puissant,

« Dans ce même Paris cherchant en vain ma place ,

n Je n'y trouvais qu'écueils , fronts légers o»i de glace,

« Et qu'en diversion à mes vastes désirs ,

«< Empruntant du hasard l'or qu'on jette aux plaisirs.

20 REVUE DES DEUX MONDES.

n Je m'agitais au port, navigateur sans monde, « Mais aimant , espérant, ame ouverte et Jecondc ! « Oh ! que ces dons tardifs se heurtent mes yeux , « Devaient m'échoir alors, et que je valais mieux ! »

Et le discours bientôt sur quelque autre pensée Echappa, comme une onde au caprice laissée; Mais ce qu'ainsi ta bouche aux vents avait jeté, Mon souvenir proi'ond l'a depuis médité.

Il a raison , pensais-je , il dit vrai , le poète !

La jeunesse emportée et d'humeur indiscrète

Est la meilleure encor ; sous son souffle jaloux

Elle aime à rassembler tout ce qui flotte en nous

De vif et d'immortel ; dans l'ombre ou la tempête

Elle attise en marchant son brasier sur sa tête;

L'eracens monte et jaillit ! elle a loi dans son vœu ;

Elle ose la première à l'avenir en feu ,

Quand chassant le vieux Siècle un nouveau s'initie ,

Lire ce que l'éclair lance de prophétie.

Oui , la jeunesse est bonne ; elle est seule à sentir

Ce qui, passé trente ans , meurt , ou ne peut sortir.

Et devient comme une ame en prison dans la nôtre ;

La moitié d'une vie est le tombeau de l'autre ;

Souvent tombeau blanchi , sépulcre décoré ,

Qui reçoit le banquet pour l'hôte préparé.

C'est notre sort à tous ; tu l'as dit, ô grand homme !

Eh ! n'étais-tu pas plus celui que chacun nomme,

Celui que nous cherchons , et qui remplis nos cœurs,

Quand par de les monts d'où fosident les vainqueurs.

Dès les jours de Wagram , tu courais l'Italie ,

De Fisc à Nisita promenant ta folie ,

Es-ajant la lumière et l'onde dans ta voix,

El chantant l'oranger pour la première fois?

Oui, même avant !a corde ajoutée à ta lyre,

Avant le Crucifix, le Lac, avant Elvire,

Lorsqu'à regret rompant te» voyages chéris.

Retombé de Hœstum aux étés de Paris ,

Passant avec Jussieu tout un jour à Vincennes

A tailler en sifflets l'aubier des jeunes chênes ;

De Talma, les matins, pour Saùl , accueilli ;

Puis retournant cacher tes hivers à Milly,

Î'OKTES CONTEMPORAINS. 5.1

Tu condamnais le sort, oui , dans ce temps-là même, ( Si tu ne l'avais dit , ce serait un blasphème) , Dans ce temps, plus d'amour enflait ce noble sein , Plus de pleurs grossissaient la source sans bassin , Plus de germes errans pleuvaient de ta colline , Et tu ressemblais mieux à notre Lamartine l C'est la loi : tout poète à la gloire arrivé , A mesure qu'au jour son astre s'est levé, A pâli dans son cœur. Infirmes que nous sommes! Avant que rien de nous parvienne aux autres hommes , Avant que ces passans , ces voisins , nos entours , Aient eu le temps d'aimer nos chants et nos amours , Nous-mêmes déclinons ! comme au fond de l'espace Tel soleil voyageur qui scintille et qui passe, Quand son premier rayon a jusqu'à nous percé , Et qu'on dit : le voilà, s'est peut-être éclipsé i

Ainsi d'abord pensais-j« ; armé de ton oracle. Ainsi je rabaissais le grand homme en spectacle-, Je niais son midi manifeste , éclatant , Redemandant l'obscur, l'insaisissable instant. Mais en y songeant mieux, revoyant sans fumée D'une vue au matin plus fraîche et ranimée , Ce tableau d'un poète harmonieux , assis Au sommet de ses ans , sous des cieux éclaircis , Calme , abondant toujours , le cœur plein sans orage , Chantant Dieu, l'univers, les tristesses du sage, L'humanité lancée aux Océans nouveaux,.... Alors je me suis dit : non , ton oracle est faux , Non, tu n'as rien perdu; non, jamais la louange, Un grand nom , l'avenir qui s'entr'ouvre et se range , Les générations qui murmurent, C'est lui, Ne furent mieux de toi mérités qu'aujourd'hui. Dans sa source et son jet, c'est le même génie; Mais de toutes les eaux la marche réunie , D'un flot illirnité qui noierait les déserts, Egale j en s'y perdant, la majesté des mers. Tes feux intérieurs sont calmés , tu reposes; .Mais ton cœur reste ouvert au vif esprit des choses. L'or et ses dons pesans , la Gloire qui fait roi , T'ont laissé bon , sensible , et loin autour de toi

Répandant la douceur, l'aumône et l'indulgence, .

TOME VUI. 2

22 REVUE DES DEUX MONDES.

Ton noble accueil enchante , orné de négligence. Tu sais l'âge tu vis et ses futurs accords ; Ton œil plane; ta voile, errant de bords en bords , Glisse au cap de Circé, luit aux mers d'Artémise; Puis l'Orient t'appelle , et sa terre promise , Et le Mont trois fois saint des divines rançons.! Et de nous viendront tes dernières moissons, Peinture, hymne , lumière immensément versée, Comme un soleil couchant ou comme une Odyssée !..

Oh ! non , tout n'était pas dans l'éclat des cheveux , Dans la grâce et l'essor d'un âge plus nerveux , Dans la chaleur du sang qui s'enivre ou s'irrite ! « Le Poète y survit , si l'Ame le mérite ; Le Génie au sommet n'entre pas au tombeau , Et son soleil qui penche est encor le plus beau !

Depuis les premières Méditations jusqu'aux Harmonies , La- martine est allé se développant avec progrès, dérivant de plus en plus de l'élégie à l'hymne , au poème pur, à la méditation véri- table. Il y a bien de la grandeur dans son volume de 1820; il est merveilleusement composé sans le paraître; le roman y glisse dans les intervalles de la religion ; l'Elégie éplorée y soupire près du Cantique déjà éblouissant. Le point central de ce double monde , à mi-cliemin des Hauts lieux et du Vallon , le miroir complet qui réfléchit le côté métaphysique et le côté amoureux , est le Lac , le Lac , perfection inespérée , assemblage profond et limpide , image une fois trouvée et reconnue par tous les cœurs. Rien ne saurait donc être plus achevé en soi que ce premier vo- lume des Méditations. Mais, depuis lors, le poète n'a cessé de s'étendre aux régions ultérieures dans des dimensions croissantes. Les secondes Méditations en offrent assez de preuves , les Etoiles , les Préludes par exemple. Et avec cela , elles ont l'inconvénient de toute transition , moins bien composées et un peu indécises dans leur ensemble. Le roman n'a pas disparu, la nacelle flotte toujours; mais nous sommes à Ischia, mais ce n'est plus le nom d'EIvire que la brise murmure. Et pourtant Elvire elle-même revient : le Crucifix l'atteste en assez immortels accens. Pourquoi donc alors ce Chant d'Amour tout aussitôt après le Crucifix? Poé-

POÈTES CONTEMPORAINS. P.3

tiquenient, cela ne peul pas être. Les secondes Mcditalions ne finissent pas , ne s'accomplissent pas comme les premières; elles ouvrent un champ nouveau , indéfini , plus serein , plus paisible el lumineux ; elles laissent entrevoir la consolation , l'apaisement dans l'ame du poète ; mais elles n'apaisent pas le lecteur. Par beaucoup de détails , par le style , par le souftle et l'ampleur des morceaux pris séparément , elles sont souvent supérieures aux premières Méditations ; comme ensemble , comme volume défini- tif, j'aime mieux les premières. La Morl de Sacrale et surtout le Dernier Chant d'Harold sont d'admirables méditations encore, avec un flot qui toujours monte et s'étend , mais avec l'inconvénient grave d'un cadre historique donné et de personnages d'ailleurs connus : or, Lamartine, le moins dramatique de tous les poètes, ne sait et ne peut parler qu'en son nom. C'est donc aux Harmo- nies qu'il faut venir , pour le voir se déployer tout à l'aise, sans mélange ni entourage , dans FcfFusion de sa jjrande manièie. Là, l'élégie, la scène circonscrite , la particularité individuelle , n'exis- tent presque plus; je n'entends qu'une voix générale qui chante pour toutes les âmes encore empreintes, à quelque degré, de christianisme. Cette voix chante les beautés et les dangers de la nuit , l'ivresse virginale du matin , l'oraison mélancolique des soirs; elle devient la douce prière de l'enfant au réveil, l'invoca- tion en chœur des orphelins , le gémissement plaintif des souve- nirs en automne, quand les feuilles jonchent la terre, et qu'au penchant de la vie soi-même, on suit coup sur coup les convois des morts. Elle exhale enfin, elle exprime dans Noi>issima Verha ces quarts d'heure de navrante agonie, qui, comme une horrible tentation ou un avertissement salutaire, s'emparent souvent des plus nobles mortels au sommet de l'existence et les inondent d'une sueur froide, rappetissés soudain et criant grâce, au sein des félicités et de la gloire!

Lamartine avait d'abord une nacelle; il l'abritait , il la rame- nait au rivage ; il en détachait l'anneau par oubli , il s'y balançait tout le jour , au gré de la vague amoureuse , le long d'un golfe bordé de myrtes et d'amandiers. Bien des fois, sans doute, bercé nonchalamment, il regardait le ciel, et sa pensée planait dans l'abymc d'azur ; mais on avait toujours à deux pas la terre , les

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fleurs , le bosquet du rivage , le phare allumé de l'amante. Puis la nacelle est devenue une barque plus hardie , plus confiante aux étoiles et aux larges eaux. Le rivage s'est éloigné et a blanchi à l'horizon ; mais de la rade on y revenait encore , on y recueillait encore de tendres ou cruels vestiges : on y voyait à chaque approche comme plusieurs phares scintillans qui vous rappelaient : c'était trop s'éloigner ou trop souvent revenir. La barque a fait place au vaisseau. C'a été la haute mer cette fois , le départ majestueux et irrévocable. Plus de rivages qu'au hasard, ça et , et en passant; les cieux , rien que les cieux et la plaine sans bornes d'un Océan Pacifique. Le bon Océan sommeille par intervalles ; il y a de longs jours, des calmes monotones; on ne sait pas bien si l'on avance. Mais quelle splendeur, même alors, au poli de cette surface; quelle succession de tableaux à chaque heure des jours et des nuits ! Quelle variété miraculeuse au sein de la monotonie appa- rente ! et à la moindre émotion , quel ébranlement redoublé de lames puissantes et douces, gigantesques, mais belles; et surtout, et toujours , l'infini dans tous les sens , profundum , allitudo!

En même temps que la matière et le fond ont augmenté chez Lamartine, le style et le nombre ont suivi sans peine et se sont tenus au niveau. Le Rhythme a serré davantage la pensée; des mouvemens plus précis et plus vastes l'ont lancée à des buts cer- tains ; elle s'est multipliée à travers des images non moins natu- relles et souvent plus neuves. En faisant ici la part de ce qu'il y a de spontané et d'évolutif dans ce progrès du talent, nous croyons qu'il nous est permis de noter une influence heureuse du dehors. Si, en eff'et, Lamartine resta tout-à-fait étranger au travail de style et d'art qui préoccupait alors quelques poètes, il ne restait nul- lement insensible aux prodigieux résultats qu'il en admirait chez son jeune et constant ami, Victor Hugo. Son génie facile sai- sit à l'instant même plusieurs secrets que sa négligence avait igno- rés jusque-là. Quand le Cygne vit l'Aigle , comme lui dans les cieux , y dessiner mille cercles sacrés, inconnus à l'augure, il n'eut qu'à vouloir, et, sans rien imiter de l'Aigle, il se mit à l'étonner à son tour par les courbures redoublées de son essor.

Un des caractères les plus propres à la manière de Lamartine , c'est une facilité dans l'abondance, une sorte de fraîcheur dans

POKTKS (:O.NTEMPORAI>S. ?.5

l'extase, et avec tant de souffle l'absence d'écliauffeinent. S'il était possible d'assigner aux vrais poètes des heures naturelles d'inspi- ration et de chant , comme cela existe dans l'ordre de la création pour certains oiseaux harmonieux , nous dirions, sans trop de crainte de nous tromper , que Lamartine chante au matin , au ré- veil , à l'aurore : ( et réellement la plupart de ses pièces , celles même il célèbre la nuit , sont écloses à ces premiers momens du jour ; il ébauche d'ordinaire en une matinée , il achève dans la matinée suivante.) Il est presque évident, au contraire, qu'à part ce que la volonté impose à l'habitude , les heures instinctives la voix éclate chez Victor Hugo , doivent être celles du milieu du jour, du soleil embrasé, du couchant poudreux, ou encore de l'ombre fantastique et profonde. On devinerait également , ce me semble , que de Vigny ne réveille l'écho de son sanctuaire em- baumé qu'après l'heure discrète de minuit, à la lueur de cette lampe bleuâtre qui éclaire Dolorida,

Lamartine a peu écrit en prose : pourtant son discours de ré- ception à l'Académie française , sa brochure de la Politique ration- nelle, un charmant morceau sur les Devoirs civils du Curé , mi discours à l'académie de Mâcon , indiquent assez son aisance par- faite en ce genre , et avec quelle simplicité de bon sens jointe à la grâce et à l'inséparable mélodie , sa pensée se déroule sous une forme à la fois plus libre et plus sévère. La brochure politique , ou plutôt philosophique, qu'il a publiée sur l'état présent de la société , indépendamment de ce vif désir du bien qui respire à chaque ligne , révèle en lui un coup-d'œil bien ferme et bien se- rein au milieu des ruines récentes d'où tant de vaincus et de vain- queurs ne se sont pas relevés. Quoiqu'attaché par des affections antiques aux dynasties à jamais disparues , quoique lié de foi et d'amour à ce Christianisme que la ferveur des peuples semble dé- laisser et qu'on dirait frappé d'un mortel égarement aux mains de ses pontifes, M. de Lamartine, pas plus que M. de Lamen- nais ne désespère de l'avenir ; derrière les symptômes contraires qui le dérobent, il se le peint également tout embelli de cou- leurs chrétiennes et catholiques ; mais , pas plus que le prêtre il- lustre, il ne distingue cet avenir , ce règne évangélique, comme il l'appelle, du règne de la vraie liberté et des nobles lumières.

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Heureux songe , si ce n'est qu'un songe ! Consolante perspective cligne du poète religieux qui veut allier renchaîneiiient et l'essor, la soumission et la conquête , et qui conserve en son cœur le Dieu individuel, le Dieu fait homme, le Dieu nommé et prié dès l'en- fance, sans rejeter pour cela le Dieu universel et presque sourd qui régénère l'humanité en masse par les épreuves nécessaires ! Assez d'hommes dans ce siècle , assez de cœurs et des plus grands, n'admettent désormais à leur usage que ce dernier aspect de Dieu, cet universalisme inexoi'able qui assimile la providence à une loi fatale de la nature, à un vaste rouage, intelligent si l'on veut, mais devant lequel les individus s'anéantissent, à un char incompré- hensible qui fauche et broie, dans un but lointain , des généra- tions vivantes , sans qu'il en rejaillisse du moins sur chacun une destinée immortelle. Lamartine est plus heureux que ces hommes qui pourtant sont eux-mêmes de ceux qui espèrent : il est plus complètement religieux qu'eux; il croit aussi fermement aux fins générales de l'iuimanité , il croit en outre aux fins personnelles de chaque ame. Il n'immole aux vastes pressentimens qu'il nour- rit, ni l'ordre continu de la tradition , ni la croyance morale des siècles, le rapport intime et permanent de la créature à Dieu, l'humilité , la grâce , la prière , ces antiques alimens dont le ra- tionalisme veut enfin sevrer l'humanité adulte. Sa suprême rai- son, à lui , n'est autre que l'éternel logos , le verbe de Jean, in- carné une fois et habitant perpétuellement parmi les hommes. Il ne conçoit les transformations de l'humanité , même de nos jours, que sous la redoutable condition du mystère qui est le fond de tout acte vivant, création ou renaissance. Tel nous apparaissait Lamartine , lorsqu'hier sa voile s'enflait A^erS l'Orient; tel il nous reviendra bientôt, plus pénétré et plus affermi encore , après avoir touché le berceau sacré des grandes métamorphoses.

- Sainte-Beuve.

ASPIRANT ET JOURNALISTE

©(©qa^isîîiiias

DES CEIVT JOURS ET DE LA RESTAURATION.

N'allez pas croire que je vais écrire un chapitre de Mémoires- je n'ai point , grâce au ciel , la fatuité que cette prétention sup- pose. Pour écrire des Mémoires , il faut avoir été célèbre par son talent, ou par le rôle qu'on a joué dans le monde. Je ne sais pas si la Contemporaine , qui n'a été que belle et femme d'esprit , avait le droit de nous donner autant de volumes que madame de Genlis ! Or , je n'ai rien été , moi , qu'un pauvre aspirant de marine, je ne suis rien qu'un pauvre homme de lettres fort peu connu , excepté peut-être de quelques artistes et de quelques marins; je serais donc souverainement ridicule si je venais singer l'auteur des Confessions , et ajouter un tome aux cent mille vo- lumes de Mémoires qu'on a écrits et publiés depuis quinze ans. N'ayez pas peur que cette folle envie me prenne. J'ai trop d'a- mour - propre pour ne pas me tenir en garde contre les déman- geaisons d'une aussi sotte vanité !

J'ai vu cependant des choses curieuses , ou qui , du moins ,

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me semblent telles , et je voudrais bien vous les raconter. Fer- mettez-moi le rôle de narrateur. IVe faites pas attention à moi , je ne serai pas plus un personnage dans ce récit, que je ne l'ai été dans le drame comique et tragique qui s'est joué eu ma pré- sence. Une ou deux fois seulement, peut-être, je m'avancerai un peu sur le devant de la scène pour parler seul , connue font les acteurs secondaires qui ont aussi à expliquer leur position , leurs intérêts et leur participation au drame , mais à qui les con- venances interdisent de longues communications avec le public.

Ce sont les souvenirs de la fin d'une carrière que j'avais rêvée si belle , et qu'on m'a interdite si tôt , et ceux du commencement d'une autre j'ai été plus heureux , qui me reviennent aujour- d'hui.

C'est eu mai 1816 que cinq ou six cents jeunes officiers de marine furent licenciés , et privés par un caprice , ou plutôt par une combinaison ministérielle, du droit de servir la patrie. Deux hommes , dont l'un avait du moins l'excuse d'une véritable et aveugle passion politique , firent ce tort à nous et à la profession qu'on nous arrachait violemment : le vieux vicomte Dubou- chage et M. Portier. Pourquoi fûmes-nous renvoyés ? Je l'ai su hier seulement. Pendant seize ans j'ai cherché à connaître le motif de cette indigne exclusion , je l'ai demandé cent fois , ja- mais je n'ai pu obtenir de réponse ; hier enfin ( 8 septembre i832 ) , un ancien enqîloyé qui a eu les secrets du temps , m'a dit : (t C'est pour opinion que vous avez été renvoyé ; toutes les dénonciations les plus absurdes , anonymes ou signées , venues de haut ou de bas , issues des ports , de la cour ou de la police , ont été accueillies avec empressement. Vous avez été accusé de lîonapartisme ; on vous a reproché la part que vous avez prise aux Cent-Jours ; et comme vous étiez sans protections , on n'a jamais voulu vous réintégrer. Du reste , vous ne trouveriez plus «le traces de ceci ni dans votre dossier , ni dans aucun de nos cartons. Nous avons eu tellement honte de ce que nous avions fait, que nous avons tout brûlé , et que jamais nous n'avons osé avouer ce que je vous confesse aujourd'hui. »

ASPIRANT ET JOURNALISTE. 29

Ainsi , c'est l'opinion d'iioaunes de vingt ans que l'on consul- tait pour défaire leur avenir ! On les sacrifiait à une délation ou à une de leurs paroles étourdies! Et les Bourbons se sont étonnés de trouver ensuite leurs adversaires , ces mêmes hommes de vingt ans, à qui ils avaient appris leur importance , car aucun de nous ne s'était trompé sur la cause de sa disgrâce ; elle ne nous avait pas été avouée , mais au train dont allaient les choses , après la seconde restauration , nous l'avions deviner. Depuis long- temps j'ai pardonné au ministre extravagant de Louis XVIII la longue misère à laquelle il tne condamna ; c'est à lui que je dois la douce existence d'artiste dont je jouis , et cette médiocrité tranquille que me rendent si précieuse la constante amitié des officiers , mes anciens camarades , l'intimité de quelques hommes de lettres et de quelques artistes des plus distingués de notre époque , et la conscience que j'ai de n'être l'objet d'aucune malveillance de la part de qui me connaît un peu , parce que je n'ai jamais été jaloux de personne , et qu'autant c{ue je l'ai pu, j'ai été bienveillant pour tout le monde. Un critique fort spiri- tuel, et ordinairement moins indulgent, M. Gustave Planche, a dit : c'était trop de bonté de s'occuper de moi I « Il ne restera rien de cet écrivain ; mais il n'a point d'ennemis. » Et que m'im- portent après cela mes livres ! ai-je jamais compté d'ailleurs sur l'avenir? la mémoire des lecteurs , ai-je jamais espéré de la fixer plus de deux jours? Que mon souvenir reste au cœur de mes amis ; puis-je avoir un autre souhait à faire ?..

Et voilà que je me laisse aller à un mouvement d'orgueil; je m'étais bien promis pourtant de m'en défendre ! Mais n'y a-t-il pas de quoi être fier d'un éloge aussi rare? J'aurais fait le Contrat social, V Essai sur /es Mœurs , et tout ce que fera sans doute l'ingénieux flatteur à qui j'adresse ici mes remercimens , que je donnerais cela volontiers pour que M. Planche eût dit vrai.

Quand vint la première restauration , nous étions à Brest , sur le vaisseau l'empereur avait voulu que nous apprissions notre métier. Personne à bord du Toun-ille , pas même notre connnan- dant, jM. Faure de la Creuze , qui avait été membre de la con- vention, ne savait qu'il existât quelque part au monde des Bour-

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bons ; personne surtout ne pensait qu'un Bourbon pût succéder au trône de l'empeieur. Aussi, quand la première fleur de lis nous arriva à la tète d'un journal , quand on nous annonça l'en- trée à Paris d'un frère de Louis XVI , et le règne continuant du successeur de Louis XVII , mort au Temple , nous ne comprîmes rien à tout cela. Nous crûmes que Paris était devenu fou ; il y eut en nous un moment de doute et d'hésitation auquel succéda une morne tristesse. Cependant l'empire nous avait appris à obéir sans discuter, et nous obéîmes. Les derniers événemens ayant retardé le jour de notre promotion , nous espérions que bientôt le ministère songerait à nous. Nous attendîmes long- temps; et, à la fin, le lo février i8i5, nous fûmes nommés aspirans de première classe. Il y avait trois ans et demi que nous étions à l'école nous devions rester trois ans au plus. Nous quittâmes tous Brest pour aller dans nos familles.

J'étais à Paris quand la nouvelle s'y répandit du débarquement de Napoléon à Fréjus ; je me souviens de cela , comme s'il y avait huit jours. Le télégraphe avait apporté le 5 mars , vers l'après- midi , le bulletin de cet événement qui devait changer encore une fois la face du royaume ; le gouvernement le tint secret toute la soirée. Cependant de vagues rumeurs couraient dans les théâ- tres et dans cette vieille galerie de bois du Palais-Royal , se promenaient , chaque soir, un grand nombre d'anciens militaires assez peu amis de la covir. On ne savait ce dont il s'agissait , mais on était certain qu'il y avait cjuelque chose. L'événement était fort inattendu , au moins , de la majorité de la population , tel- lement que lorsque le 6, à huit heures du matin , tout Paris sut que l'empereur avait touché la côte de France malgré la croi- sière de l'île d'Elbe, personne n'y crut d'abord. L'aspect de la ville était étrange. Ce qu'il y avait d'inquiétude , d'assurance, de tristesse morne , de joie mal dissimulée , de crainte et d'es- pérance sur la physionomie de cette grande cité qui avait tant regretté Napoléon et si bien fêté Louis XVIII, ne saurait se dire. Il fallait voir les vieux courtisans des Bourbons accourir dès le matin aux Tuileries pour savoir si la rumeur publique

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ne les avait pas abusés ! Il fallait voir, allant de l'un chez l'autre, les anciens dignitaires de l'empii-e pour se féliciter du succès d'une entreprise dont ils avaient la confidence , et c£ue rien dé- sonnais ne pouvait empêcher de réussir! C'était un mouvement, une activité dont on n'a pas une idée I

Ce fut ce jour-là que nous vîmes reparaître les singuliers uni- formes que les émigrés rentrés en i8i 4 avaient fait faire pour se montrer aux Tuileries, à l'heure de la messe. Je n'oublierai jamais un ancien major de Champagne-infanterie , et un ci-devant mous- quetaire gris de Louis XV , cjui nous donnèrent la comédie dans le salon de la Paix, l'un étalait son long et vaste habit blanc à revers bleu de ciel , et l'autre sa veste courte de drap écarlate, cuirassée d'un spincer de drap gris à croix noire. Chacun de ces défenseurs de la monarchie menacée était plus que sep- tuagénaire. La traînante rapière du fantassin qui avait appris en Angleterre à suspendre son épée à deux tresses de soie ; le petit chapeau à la Saxe galonné d'or , la perruque à la brigadière , les jambes de vanneau dans les bottes hautes, larges et pointues, qui montaient jusqu'aux rotules saillantes du cavalier de Fontenoy, excitèrent le rire des spectateurs. Ils étaient pourtant bien affligés ces deux vieillards ! Le mousquetaire qui avait bercé à Versailles toute cette famille , que l'exil allait revoir peut-être pour la se- conde fois , pleurait de grosses larmes , des larmes de regret véritable ; car il n'avait rien gagné à la restauration que le droit de porter son antique uniforme , et une cocarde de ruban blanc qu'il avait faite d'autant plus énorme ce jour-là , que le péril lui paraissait plus grand ! Il n'avait eu pension, ni dignité, ni croix de Saint-Louis ; tout ce qu'il avait obtenu , le vieux soldat de Ri- chelieu qui avait pris part à cette belle charge de la maison du roi contre les escadrons anglais, c'était un brevet du lis ! Il nous dit cela en essuyant ses yeux avec le revers de sa main sèche, qu'il n'avait même pu ganter ; il nous le dit sans amertume , sans adresser un seul reproche au roi : bien différent en cela de tant de gens qui se réjouissaient aux Tuileries même de la ca- tastrophe prochaine, parce qu'elle allait renverser un pouvoir qu'on avait , disaient-ils, vu avare à l'égard des émigrés et des

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hommes de la révolution, ralliés aux Bourbons depuis un an. « Les Bourbons n'ont rien fait pour moi, mais c'est égal ; je les ai vus naître, je les sers depuis soixante ans, et ce n'est pas aujour- d'hui que je les abandonnerai! Ils ont besoin de moi, me voilà. Mon épée leur appartient , je viens mourir à côté d'eux sur les degrés du trône. » Et le bonhomme levait en l'air son chapeau, l'agitait avec enthousiasme et criait de toutes ses forces : « Vive le roi ! A bas le tyran corse ! » Cris impuissans qui trouvaient à peine deux ou trois échos dans ce salon , nous étions plus de deux cents personnes.

Jusqu'au 19 mars , le major du régiment de Champagne et le mousquetaire de Louis XV ne quittèrent pas le château; ils se retirèrent quand ils virent qu'on les avait trompés , et que roi ni princes n'étaient disposés à arroser de leur sang les marches du trône. Ils assistèrent au départ de Louis XVIII , et Gros les a oubliés dans le tableau il a représenté cette scène d'adieux qui fut si triste , et arracha des pleurs à ceux mêmes des témoins qui aimaient le moins les Bourbons , et les blâmaient le plus de cette nouvelle fuite. Il était écrit apparemment que la restauration n'au- rait pas un souvenir pour ces deux vieux officiers! rien pour eux, pas même une place dans une peinture liistoricjue , certaine- ment auront voulu figurer bien des gens qui n'étaient pas cette nuit-là dans l'escalier du pavillon de Flore î Ils y étaient pour- tant , eux , mais Gi-os ne l'aura pas su , et ils n'auront point été chez le peintre officiel pour réclamer leur rang dans cette proces- sion funèbre. L'artiste aurait peut-être été fort embarrassé de rendre convenablement ces deux personnages épisodiques ; mais la douleur ennoblit tout et jusqu'au ridicule. Un grand peintre fe- rait quelque chose de très-touchant de Don Quichotte rêvant Dulcinée infidèle; il aurait fallu que Gros fût ce grand peintre , car mes deux longs vieillards étaient bien autrement grotesques que Don Quichotte ! Quand je les vis pour la première fois entrer dans le salon de la Paix tout le monde parlait bas et d'un air < omposé , il me sembla voir deux masques se trompant de porte , et entrant dans uixe chandoie mortuaire, croyant se présenter dans une salle de hal.

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Du jour le débarqucmenUle Napoléon ébranla le sceptre aux mains de Louis XVIII , les consignes des Tuileries furent modi- fiées. Tout homme ayant un uniforme d'officier ou seulement de garde national fut admis à la salle des marécliaux ; on ouvrit bien large la porte au dévouement , et il faut dire que ce fut la curiosité qui profita de ces avances tardives faites à ce qu'il y avait d'énergique dans la société de Paris. On allait tous les jours là, comme à la bourse et au café, pour savoir des nouvelles, les nou- velles qu'on faisait dans le cabinet du roi pour soutenir le plus long- temps possible l'opinion. Elles étaient les plus étranges , les plus incroyables; aussi personne n'y ajoutait foi V Les hommes les plus importans de la cour se chargeaient de les propager et de les discuter pour en démontrer la véracité.

Je me souviens qu'au moment le roi revenait de renouveler son serment à la Charte , cérémonie qui ressemblait beaucoup à celle de l'extrême-onction , administrée à un mouvant, le vieux comte de Viomesnil vint dans l'embrassure d'une croisée je causais avec un colonel , mon compatriote , et dit à son glorieux camarade : <( Réjouissez-vous, colonel , Bonaparte est perdu ; il a « quitté Lyon les jacobins l'ont d'ailleurs assez froidement reçu, « et toute son escorte a déserté. Vous êtes bien sûr de cela, « général ? demanda le baron **'^ à M. de Viomesnil. Fort sur , « monsieur le baron ; c'est le roi qui nous l'a annoncé tout à « l'heure. J'en demande bien pardon à monsieur le comte, « dis-je alors étourdiment , mais on a voulu flatter le roi, ou « le roi n'a pas voulu vous décourager. Monsieur, répliqua « le vieillard d'un air sévère , on ne s'aviserait pas de trom- « per le roi, et le roi est trop gentilhomme pour vouloir tromper « personne. Encore une fois pardon, monsieur le comte, « mais le fait est impossible ; si un simple aspirant de marine « pouvait décemment proposer un pari à un officier -géne-

' Louis XVIII , malade d'un accès de goutte, se faisait rouler dans un fau- teuil jusque derrière la porte du salon de la Paix ; puis il se mettait sur ses pieds et disait en souriant : « N'ayez pas de craintes , nous avons de bonnes nouvelles; je me porte bien. » L'un était aussi vrai que l'autre.

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« rai , j'aurais l'honneur de parier avec vous que Bonaparte ne « marche pas seul vers Paris. Il est dans la partie de la France ■( qui lui est le plus dévouée. Lyon est fort napoléoniste , de- » mandez plutôt à monsieur qui est de cette ville aussi bien « que moi , et qui y a conservé des relations. Tout ce qui en- <( vironne Lyon pense à peu près de même ; loin donc que Bo- « naparte y ait perdu son escorte , il a l'y grossir. » Le général était fort en colère. « Croyez-vous ce que dit ce jeune homme? » Le colonel ne se hâtait pas de répondre. « En deux mots, monsieur « le comte, voici ce que je prévois comme certain : nous sommes « le i6 , eh bien ! le 30 , Bonaparte sera à Paris. Mais, iiion- « sieur , savez-vous bien que ce que vous dites-là est horrible , ou << tout au moins fort imprudent? Imprudent, pourquoi? ce n'est <i ni vous ni le colonel qui me dénonceriez sans doute , si j'avais « dit quelque chose qui pût me compromettre ! Bonaparte aime les « anniversaires ; son fils est le 20 mars, et je suis convaincu que « fût-il à St.-Cloud maintenant , il n'entrerait aux Tuileries que « le 20 mars. » Le colonel sourit , l'autre me regarda avec bon- homie et me dit : « Vous êtes fou , mon ami ; vos désirs seront « trompés. Bonaparte n'entrera pas dans la capitale, nous avons <i donné ordre qu'on l'arrêtât entre Paris et Lyon. »

Il n'y avait rien à répondre à cela ; aussi ne chercbai-je pas une jjarole. On avait donné ordre qu'on arrêtât Napoléon entre Paris et Lyon! Et qui avait donné cet ordre? à qui cet ordre avait-il été donné? On rirait de Darius s'il avait dit avec confiance : « J'ai « donné ordre qu'on arrête Alexandre. » Et Darius avait huit cent mille soldats ! et après tout c'était Darius ! Mais Alexandre et Bonaparte ne s'arrêtaient pas ainsi ! La confiance du bon M. de Viomesnil , les courtisans , dont l'événement dérangeait les habi- tudes , la partageaient , ou cherchaient à se la donner. Leurs pro- pos étaient à cet égard les plus plaisans qu'on puisse imaginer. N'avons-nous pas entendu au pavillon Marsan , madame de Ser- rent, femme tout-à-fait d'autrefois, qui apparemment était restée dans le sommeil de la Belle ait bois dormant pendant vingt-deux années , nous dire sérieusement : « On n'a pas idée de cela , mes- « sieurs I je ne comprends pas conunent M. le lieutenant de police

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« n'en finit pas tout de suite avec ce gueux de Bonaparte ; avant (t la révolution , si un polisson de cette espèce s'était présenté sur « les côtes de France , avec des intentions malveillantes , on lui « aurait envoyé un exempt et quatre soldats du guet , et tout « aurait été dit ! »

Yoilà on en était à la cour en 1814! Louis XVIII seul ne s'abusait pas. Quand il eut appris que Napoléon était débarqué, sans que les douaniers du golfe Juan et les paysans du midi eussent tiré sur lui un coup de fusil, il comprit qu'un basard seul pouvait empêcber une restauration impériale ; il fit alors préparer ses voitures et ses bagages. Cela se fit assez secrètement, mais tout se sait vite à Paris , et la nouvelle du départ futur du roi se répandit en même temps que celle de la défection des soldats de l'île d'Elbe, jetée par la police aux crédules du faubourg Saint-Germain et du Marais.

Tous les cbefs d'administration , pour faire preuve de dévoue- ment, chercbèrent à enrôler des volontaires qui devaient s'opposer à l'invasion des conquérans de l'île d'Elbe. Le ministre de la marine convoqua dans la cour de son hôtel ce qu'il y avait à Paris de marins des trois familles, militaire , administrative et médicale. Nous nous trouvâmes une soixantaine qu'on mit sous les ordres de l'amiral Missiessy ; puis , vieux et jeunes , officiers et pharma- ciens, chirurgiens et commissaires , enfans de la révolution et de la vieille France , nous nous rangeâmes sur deux rangs ; on nous fit mettre l'épée à la main et l'on nous mena par les rues voisines du château, faire une innocente promenade. Cette démonstration, qui , du reste, fut la seule , amusa assez les habitans. Quelques anciens serviteurs des Bourbons, qu'on avait fait rentrer dans le corps des officiers de vaisseau , ils étaient tout étonnés de se retrouver , essayèrent de réchauffer le royalisme éteint de la capitale ; on accueillit par de bruyans éclats de rire leurs cris d'amoui- et de fidélité. « Mon cher camarade , me dit un capi- « taine de frégate qui marchait à côté de moi , le peuple est un « ingrat. Louis XYIII a refait ou travaillait à refaire ce que la « révolution avait défait , et les Parisiens ne comprennent pas

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« cela. Ils ii'ont au-devant du tyran , et ils retrouveront bien « leurs voix pour crier : vive ! à cet empereur de la canaille! »

Le 20 mars vint, malgré les ordres de M. de Viomesnil, mal- gré le nouveau baiser donné à la Charte ; malgré l'argent distri- bué à Lyon par le comte d'Artois aux soldats qui attendaient l'empereur, des cocardes tricolores dans leurs gibernes ; malgré les volontaires royaux , et même malgré les souvenirs récens de la terrible campagne de Russie, qui devaient être plus forts contre Napoléon que toute l'armée royaliste. La nation ne se souvint de rien , ni du dix-huit brumaire , ni des libertés confisquées , ni de la conscription qui l'avait décimée, ni des longues guerres dont elle sortait à peine ; elle ne se rappela que l'occupation du terri- toire par les troupes étrangères , les prétentions de la noblesse , l'influence du clergé ; elle laissa partir le roi goutteux qui gou- vernait sur un fauteuil , et courut sous les pas du monarque à cheval.

On a beaucoup exagéré de part et d'autre l'effet que produisit l'entrée de Napoléon à Paris ; les passions y voient mal. J'ai cela pré- sent à la mémoire comme aux yeux , et je me souviens de la fausse- té des divei'ses relations. Depuis le matin le drapeau blanc avait été amené du pavillon de l'Horloge; les Tuileries attendaient les trois couleurs. A une heu.re après midi, un officier-général, célèbre dans les fastes de la guerre comme commandant de la cavalerie, prit possession du château au nom de l'empereur son maître cl le notre , comme il nous le dit dans son langage monarchique impérial. Quelque temps après, un lieutenant-colonel des ci-de- vant lanciers rouges vint dire que l'empereur serait à Paris dans quatre heures ; il était alors à Ville-Juif, et il laissait à Louis XVIII le temps de s'éloigner afin de n'être pas obligé de le prendre , cap- ture dont il ne se souciait pas apparemment. A la nuit tombante , Napoléon se présenta à la porte des Tuileries ; il y avait beaucoup de monde sur la place du Carrousel , mais étaient les indiffé- rens , les curieux ; les napoléonistes étaient dans la cour des Tui- leries et dans les appartemens dont ils avaient repris possession dès le commencement de la journée , comme si l'empereur reve- nait seulement d'un voyage à Fontainebleau. Napoléon et son

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cljeval furent portés, c'est le mot propre, de la grille à la porte <lu pavillon , comme ils l'avaient été huit jours auparavant dans la rue de la Barre à Lyon, en descendant du pont de la Guillotière. On pressait tellement l'empereui-, qu'il fut plusieurs fois obligé de prier qu'on s'éloignât un peu de lui , et d'avertir qu'on lui faisait mal.

Dans cette cour , l'eutliousiasme était au comble , mais tout se passait assez froidement sur la place. On criait peu, on regardait; on était plus surpris que joyeux , parce que tout cela avait l'at- trait d'un drame encore à sa péripétie. Et puis , ce peuple qui était sur le Carrousel se rappelait que très-peu de mois aupara- vant, il avait fait au comte d'Artois et à Louis XYIII vuie récep- tion où la joie était allée jusqu'au délire. Il Lui fallait voir l'empereur au grand jour ; il lui fallait un de ces regards fascinateurs dont Napoléon savait si bien l'effet sur les masses jnobiles du peuple parisien , pour prendre son parti d'une nou- veUe inconséquence , d'un retour à ses anciennes affections. Le temps était sombre, et la nuit close; il y avait des patrouilles dans les rues; beaucoup de boutiques s'étaient fermées, parce que l'opinion de la plupart des bourgeois était qu'un combat <levait avoir lieu dans la ville entre ce qui restait encore de la maison du roi, et ce qui arrivait de la vieille armée avec Napoléon : ce doute refroidit beaucoup l'entrée de l'empereur ; il n'y eut <jue peu de cris hors l'enceinte des Tuileries. La nuit ne fut pas sans inquiétude; Paris attendait le lendemain pour savoir s'il de- vait croire à l'empereur , ou si ce n'était qu'une apparition fan- tastique dont il avait été frappé.

Le jour vint enfin. Le peuple était allé en foule , dès six heures, voir le soleil se lever sur le pavillon tricolore. Quelques groupes de curieux étaient restés au Carrousel , amusés par le bivouac du bataillon d'Exceimans. L'empereur se montra au balcon de bonne heure ; un cri général : « Le voilà I le voilà ! Vive l'em- « pereur ! » salua son arrivée. Il était sans chapeau et remercia de la main. 11 avait sa capote grise , usée , trouée ; reste de cette tapote historique qu'il n'avait pas manqué de mettre aussi en en- trant à Lyon , pour frapper la population lyonnaise du spectacle

TOME VIII. 3

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(le la misère «ju'oji avait laite à sa royauté de l'ile d'Elbe. Je nie lappelle que plusieurs d'entre nous qui étions dans la cour des Tuileries, nous rendîmes naïvement complices de ce petit charla- tanisme. « Yoyez , disions-nous aux personnes qui se tenaient « pressées contre les grilles et passaient leurs visages entre les « barreaux , voyez, voilà pourtant à quel état de dénviment on » l'a réduit! une capote rapiécée ! Et si vous aviez vu ses bottes « sans talons , c'était à faire pitié ! Quant à son chapeau , dont « un fd de fer est la ganse , personne n'en voudrait pour deux « sous , à moins que ce ne fût pour faire une relique ! » Chacune de ces paroles produisait un effet extraordinaire. Compères de bonne foi, nous étions si émus, que nous propagions cette émotion profonde et que les vwat allaient croissans tie minute en minute, au point que Napoléon, assourdi par le bruit, se retira, après avoir dit quelques paroles qui ne descendirent pas jusqu'aux spectateurs militaires placés sous l'horloge. J'étais contre la grille de l'arc- de-triomphe quand l'empereur parut ; derrière moi était une vieille femme du peuple à qui je racontais quelcjues-uns des épi- sodes de la soirée de la veille ; elle pleurait à chaudes larmes à ces récits que l'enthousiasme d'une imagination jeune et fortement frappée colorait assez vivement , et tout en pleurant , elle me di- sait : « Ce cher empereur , je l'aime , m'sieur l'officier , encore « plus que je n'aimais Louis XYI ; cependant j'aimais ben » Louis XVI I C'est tout simple, il avait doté feu mon mari qu'é- » tait valet de garde-robe chez le petit dauphin , qu'est donc u mort àMeudon, le pauvre enfant ! Mais l'enqjereur a donné la « croix d'honneur à mon fils , de sa propre main , à Leipsicre ; et « ça c'est une bonté dont je lui saurai gré toute ma vie , parce « que mon fils est simplement le fils d'un portier ! Louis XYI ne « lui aurait pas donné la croix de St. -Louis, dans les temps! » J 'écoutais cette bonne femme , cjuand tout à coup elle pousse un cri : -* Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! voyez-donc , monsieur ! « Et qu'avez-vous , madame ? » Elle me montrait du doigt le ciel , au-dessus du balcon était l'empereur. « Des cor- « beaux!... voyez, juste au-dessus de la tète de l'empereur!... « l'pauvre cher homme! ça ne lui portera pas bonheur !... c'est

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« qu'on n'a jamais vu mentir ces pronostics-là ! . . . Bonne sainte <( Vierge , ayez pitié de lui et de nous ! . . . » Ses larmes redou- blèrent , mais ce n'était plus sa joie si vraie de tout à l'heure qui les provoquait. Je cherchai à la dissuader , à la consoler ; je ne trouvai aucune raison convaincante... Je ne suis pas plus super- stitieux que beaucoup d'esprits forts que j'ai vus se targuer de leur incrédulité sur le chapitre des présages , mais j'avoue que je fus frappé du ton de conviction de la vieille portière. Le soir je quittai Paris , poursuivi par cette idée fatale , qui me fit entre- voir comme très-menaçante la politique de la sainte-alliance , et comme très-prochaine une terrible guerre.

J'allai passer à Lyon le temps qui me restait de mon congé , et ne revins à Paris que pour assister à l'assemblée du Champ-de- MaiyXe. i*"' juin.

Ce fut un grand et triste spectacle que celui de cette fête ! Le Champ-de-Mars offrait un coup d'œil magnifique, mais que l'en- ceinte politique avait un aspect différent! , enthousiasme , ar- deur militaire, patriotisme exalté; ici contrainte, réserve, défiance. La garde nationale de Paris rivalisait de tenue avec la garde impé- riale qu'on avait réunie en un instant ; mais ce n'était pas le même élan d'amour pour Napoléon. Elle défila en beaux pelotons , bien formés , marchant à merveille , mais trop souvent muets. Cepen- dant elle n'y mit pas de froideur calculée ; elle ne voyait pas arriver l'impératrice et le roi de Rome qu'on lui promettait de- puis deux mois , et que retenait l'empei'eur d'Autriche ! Les cris qui partirent des rangs de cette garde civique étaient forts signi- ficatifs ; pour un : vive l'empereur ! dix : vive la garde impériale ! Napoléon ne s'y trompa point, il comprit bien que ces souhaits adressés à sa garde par les citoyens se résumaient tous dans une pensée de crainte pour l'avenir, et qu'il n'était plus considéré par la population parisienne comme le sauveur unique du pays. Aussi parut-il ennuyé et grondeur pendant la distribution qu'il fit des drapeaux sur l'autel de la patrie. Pour aller jusqu'à cette estrade , il passa au milieu d'une haie dont les deux rangs étaient si rap- prochés par la curiosité, que souvent il éloigna de sa main , adroite

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et à gauche , les personnes qui le touchaient de trop près : tout le monde voulait lire dans ses yeux les destins de la France, et cette investigation paraissait le contrarier un peu. Une chose qui le gênait aussi et lui causait une impatience assez mal dissi- mulée, c'était le grotesque costume dont il était revêtu. Figu- rez-vous l'homme à la capote grise ou au simple habit vert, .si beau comme cela , si noble , si bien coiffé de ce petit chapeau au- près duquel celui de Nansouty était un géant ; figurez-vous cet homme caché sous l'attirail d'un courtisan de François I^"", qui aurait mis son manteau comme le Crispin de la parade I quel dé- guisement ! Les soldats de la vieille garde, cjui brillaient avec leurs habits rougis par le soleil, avec leurs bonnets à poils rongés par une longue campagne avant l'exil dans la mer italique , ne purent s'empêcher de sourire en voyant leur général ainsi vêtu. La toque à plume blanche , à ganse et à bouton de diamant , allait mal à la figure grasse de Napoléon. Les artistes le remarquèrent, ce qu'ils remarquèrent aussi , c'est le mauvais goiit qui avait pré- sidé à la composition de ce costume de cérémonie , amalgame étrange du manteau court à la Henri III , de la tunique théâtrale qu'Elleviou avait mise en réputation dans Françoise de Foix , de la coiffure de Charles IX , du tricot de soie collant qu'on portait sous Henri IV , et des souliers de satin blanc dont se paraient tous les seigneurs du temps de Louis XII. Les royalistes se mo- quèrent, les artistes critiquèrent , bien que David eût passé par-là, les compagnons d'armes de l'empereur gémirent tout bas du ridicule qu'il se donnait; les représentans du peuple dirent assez haut combien un tel travestissement leur paraissait peu conve- nable. De l'hémicycle les députés étaient placés selon l'ordre alphabétique de leurs départemens , s'éleva un murmure désap- probateur quand Napoléon parut sur l'amphithéâtre l'on allait dire la messe ; je fus effrayé de cette rumeur.

La députation du Finistère avait eu la bonté de me faciliter l'en- trée de l'enceinte réservée , afin que je pusse bien voir ce spectacle qui m'avait fort tenté. J'étais placé presqu'en face de l'empereur, et je ne perdis pas un de ses mouvemens , un de ses fréquens froncemens de sourcils, un de ses gestes d'impatience; j'assi.ste

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encore aujoiud'liui à ce supplice auquel il était comlainné ; je le vois encore accuser par sa contenance la lenteur du prélat officiant ; je le vois regardant, d'un œil fixe , M. Dubois ' qui lui débitait le discours voté par la majorité des électeurs , discours se trou- vait cachée sous le dévouement une scission trop prochaine entre l'assemblée et l'empereur ; je le vois prenant, pour se distraire , du tabac à poignée dans les boîtes de l'archevêque de Uourges et de l'archichancelier de l'empire qui se tenaient debout à ses côtés. Ohl qu'il était malheureux I que tout cela le faisait souffrir! quelle vesponsabihté il avait assumée sur sa tête I Son génie suffi ra-t-il aux difficultés? La victoire sera-t-elle fidèle à ses aigles? Que de nuages sur ce vaste front! Cette haute confiance qu'avait jadis en lui le vainqueur de l'Europe , qu'est-elle devenue ? il est incertain, il hésite , il est timide ! Lui , timide ! Oui , écoutez-le. Il va répon- dre à M. Dubois.... Il paile de liberté sans éloquence, en honune qui n'y croit pas, qui la caresse et la prend comme une alliée nécessaire, dont il se défera quand il n'en aura plus besoin; il parle de gloire avec amour, mais de ses victoires futures sans conviction. Ce n'est plus Bonaparte si sûr de lui , si abondant en grands effets de poésie dont il réalisera les merveilleuaes pra- messes ; ce n'est plus le Bonaparte d'Egypte et d'Italie , le Napo- léon d'Austerlitz et même de Moscou ! Sa foi en lui-même n'est pas ardente comme autrefois; il est descendu Dieu du trône, il vient d'y remonter homme ; il sent cela , et s'en inquiète. Que fera l'homme ? Retrouvera-t-il quelque cliose du Dieu dans la péril- leuse entreprise le voilà lancé ? S'il faut qu'il i^este au-dessous de sa vaste renommée, que deviendra-t-il? Le voyage de Cannes à Paris est une aventure heureuse , mais ce n'est qu'une aventure ; la gueiTC déclarée , et qu'il faut bien accepter, est une autre chose ■vraiment! La nation aura-t-elle encore ce sentiment aveugle de dévotion à l'empereur qu'elle lui avait voué jadis ? Ne lui garde- ra-ton pasrancune defEspagne et de Moscou ? Les idées libérales que l'opposition aux Bourbons a développées déjà dans les classes élevées et moyennes, ne seront-elles pas exigeantes envers lui? Le

' M. Dubois d'Angers, aiijoiird'liiii aus^i députe de Maine-et-Loire.

4?, KEVUE DES DEUX MONDES.

peuple qui fut blessé de Toctioi de la cliarte ne le sera-t-il pas aussi de l'octroi de l'acte additionnel aux constitutions de l'empire? Une première parole violée ne j citera- t-elle pas le pays dans la défiance? 11 faudra vaincre d'abord, et cpiand on aura vaincu, il faudra gouverner ; gouverner pendant la paix, gouverner le petit empire, non plus le grand qui étendait ses bras de la Hollande à la pointe d'Italie pour lever les contributions dont s'enrichissait le trésor impi'rial ! La parole libre reprendra sa puissance , la presse aidera la tri!)une, la chambre des représentans oubliera les traditions du corps législatif pour remonter jusqu'à celles de l'as- semblée nationale , la chambre des pairs aura honte des souve- nirs du sénat ; il faudra enfin être empereur constitutionnel !

Qui pourra dire qu'en ce moment , lorsque tant de pensées déso- lantes l'assiégeaient, l'obsédaient, pâlissaient son front, contrac- taient ses lèvres et donnaient à ses yeux une effrayante immobilité. Napoléon n'ait pas jeté un souvenir de regret à son île d'Elbe! Oh! sans doute il la regretta; mais ce coup d'œil en arrière fut rapide ; c'est en avant qu'il avait besoin de regarder. En avant!... Il ne voit peut-être que trop bien l'événement futur ! Aussi , comme il voudrait toucher à la fin de cette cérémonie qu'il juge bien au fond du cœur , misérable parodie des vieilles assemblées du peuple ! Hatez-vous donc, hérauts d'armes à la dalmatique semée d'abeilles d'or , à la voix retentissante , hâtez-vous donc de proclamer au nom del'empereur que l'acte additionnel est accepté par le peuple français ! Grand chambellan , prince archi-chanceher , prince Jo- seph Napoléon, hâtez-vous; hâtez-vous, messeigneurs, d'apporter la table , et de présenter la plume à l'empereur qui doit signer l'acte de promulgation de la constitution ! Et le serment! Allons, vite, M. de Bourges, monsieur le premier aumônier, à genoux devant Sa Majesté; présentez-lui le livre des Evangiles. 11 jure. ^Répétez, monsieur l'archi-chancelier, et que nous jurions tous ! Au Te deum maintenant. Louez Dieu, remerciez Dieu ; mais ayez pitié de l'empereur ! Ne voyez-vous pas que son sang bout , qu'il veut partir ? Son œil vous demande un cheval ! Amenez-lui son cheval de bataille ! Comme le Richaid de Shakespeare, il donne- rait son rnyauinc pour un cheval ! Otez lui son manteau lie-dc-

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vin , son épée île théâtre , sa coiffure de velours à plumes ; ren- dez-lui son habit vert , et ses petites épaulettes , et son épée de oénéral et son petit chapeau sans panache si connu de ses gro- gnards ! Il n'entend plus vos tandjours ; les trompettes de Bulow , de Blucher et de Wellington résonnent seules à ses oreilles ; vos fanfares , vos cris , vos sermens ne le tireront pas de son rêve militaire ! Tout ce c{ui l'entoure lui reste étranger ; il court par la pensée dans les plaines de Belgique , augiand galop de son che- val blanc; il Ivresse ses régimens ; il parle aux soldats; il multi- plie ses ordres; il fait déployer ses longues colonnes pour opérer un grand mouvement, décisif peut-être !

Tout à coup l'empereur se leva, et nous nous levâmes tous. Près de moi était un nègre, un officier décoré , chef d'escadron de chasseurs à cheval , député de je ne sais quel département. Comme moi , il avait étudié avec un intérêt soutenu la figure de Napoléon. Pendant cette longue séance nous n'avions pas échangé une parole , mais quelquefois mes yeux avaient rencontré les siens se lisait un singulier mécontentement. Quand l'empereur descendit les gradins de l'amphithéâtre pour aller distribuer les drapeaux, le nègre franchit l'enceinte où«ious étions, pour se trouver mieux sur son passage ; je le suivis machinalement. J'étais à côté de lui au moment Napoléon passa ; il me prit la main le long de sa cuisse , la pressa bien fort , regarda fixement l'em- pereur, puis il me dit d'un ton qui ine fit une impression dou- loureuse : « 11 n'en a pas pour trois mois ! » L'officier noir remit son chapeau avec humeur , me regarda , me salua , et disparut. Je ne l'ai jamais rencontré depuis , et depuis seize ans je le cherche I

La journée du i^"" juin nous eûmes tant de vent, tant de

poussière, tant de chaleur et tant d'ennui , finit par des fêtes

Quinze jours après , c'était fait de l'empire et de l'empereur ! Alors me revinrent en mémoire la prédiction du nègre et les cor- beaux de ma bonne femme du 20 mars ! et je pleurai amèrement.

M. le baron Vouty de la Tour, premier président de la Cour impériale de Lyon , était président de la députation du Rhône au Champ~de-Mai. Je lui avais été adressé et recommandé par

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un oncle de mon père, magistrat de notre ville. Il m'avait fait un excellent accueil, et m'avait engagé à dîner pour le 2 juin. Je trouvai à son hôtel nombreuse et brillante compagnie ; il trai- tait plusieurs députés des départemens et quelques officiers-gé- néraux de ses amis. On faisait cercle au salon quand j'y fus introduit. La conversation était animée ; on parlait politique avec une liberté qui gênait beaucoup notre anq^liytrion , homme de beaucoup d'esprit , mais un peu méticuleux , et qui n'aurait pas voulu cju'on pût redire à l'empereur que chez lui on se permet- tait de faire de l'opposition à l'Acte additionnel. Il cherchait à mettre d'accord les opinions les plus divergentes; par politesse, par bienséance, presque tout le monde lui cédait ; il n'y avait qu'un homme intraitable , un homme d'un extérieur fort simple , espèce de campagnard éloquent , aux manières énei'giques , à la voix rude et forte; il ne concédait rien à personne. « \otru u Bonaparte, disait -il, je m'en défie. \ous ne me ferez pas « croire qu'il aime jamais la liberté et l'égalité. Quelle parade » il nous a fait jouer hier! Et toute cette cour, tous ces valets c( dans leurs costumes de saltimbanques ! Et puis des princes , « des ducs et des barons Le salon de M. Vouty de la Tour était plein de barons , de ducs et de princes , et le malin républi- cain leur jetait durement cette épigrannne au visage. « Ou il « étouffera la liberté, leur empereur, ou la liberté l'étouftera ; " et je parie pour la liberté ! » M. le baron de la Tour était fort embarrassé ; il fit hâter le dîner pour se tirer de la situation le mettait son malencontreux opposant.

On servit enfin. Chacun cherchait sa place à table ; je trouvai la carte qui portait mon nom entre celles de deux honnnes fort célèbres. Leur voisinage m'effraya. L'un d'eux était cet ennemi de l'empereur que je venais d'entendre discuter si vertement, et dont j'avais cherché à deviner le nom pendant qu'il parlait : c'était un membre de la Convention , un régicide. L'autre était aussi un conventionnel ayant voté la mort du roi , mais d'une trempe liien différente. Le premier, loyal, convaincu, sincère, incapable de transiger avec sa conscience , a laissé une mémoire honorable dans l'iiistoire de la révolution. Le second, jacobin à

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ailes clc pigeon , saiis-culoUe à lalons rouges , cruel par peur , courtisan de la guillotine, n'a jamais eu l'estime de ceux mêmes à la suite desquels il marchait en serviteur soumis. J'étais fort peu content d'avoir ce dernier à ma gauche , et son collègue à ma droite ; j'avoue que j'eus peur, et j'en ris aujourd'hui quand j'y songe. Mais figurez-vous un pauvre garçon de vingt ans, alors à vingt ans on n'était pas homme ; l'empire avait mis bon ordre aux prétentions des jeunes gens de cet âge qui auraient eu des velléités trop mâles en matière de politique! figurez-vous, dis-je , un garçon de vingt ans , à Lyon quelques mois après le siège de cette ville, pendant les horreurs d'une terreur locale qui a gardé le nom du représentant Réverchon , bercé par consé- quent avec les récits des funestes événemens de la veille , et voyez - le à table entre deux des hommes les plus fameux de la terrible époque qu'on lui apprit à détester en lui racontant son père cherché par la hache du bourreau, et sauvé par un gen- darme; son aïeul guillotiné après avoir été un des premiers partisans de la révolution ; un de ses oncles égorgé et empaillé par des furieux qui finissent par jeter ce mannequin de chair dans la Saône ! Elevé dans la crainte de Dieu et dans la haine de la Convention, dont je ne connaissais que les œuvres san- glantes, je frémis en m'asseyant sur cette chaise, que le hasard avait si mal placée ; je ne sais pas si , un instant , je ne me dis pas en moi-même : « Ces gens-là me mangeront pour leur dessert ! »

Je m'eftorçai cependant de faire bonne contenance, et je me résignai à tout ce qui pouvait arriver. Je dînai mal, très-mal, quoique j'eusse bon appétit. Je mangeais du bout des dents sans dire une parole , et en écoutant la conversation des deux vieux poUtiques. Je ne fus pas long-temps à m'apercevoir que ces mes- sieurs avaient peu d'affection l'un pour l'autre. L'homme aux bas de soie et à la coiffure poudrée n'aimait pas son ci-devant collègue , mais il affectait avec lui beaucoup de politesse , il le caressait de paroles flatteuses ; du reste , c'était un causeur spiri- tuel , assez gai et fin ; il appelait l'empereur : Sa Majesté Bona- parte. A ma gauche on avait un autre langage, on supprimait la

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qualité et le titre , on disait : AJonapai'te, tout court, ou quelque- fois M. Bonaparte. Louis XVIII , au moins, disait : M. de Bo- naparte ! La politique du moment fit le fonds de la conversation, dont je ne perdis pas un mot , parce qu'elle se croisait devant moi, gâtant tous les mets que je touchais. L'empire y était con- damné à mort. Napoléon était traité avec un mépris incroyable , on le prenait par force et comme pis-aller pour la guerre , mais on se promettait de lui faire violence à la paix , s'il durait jusqu'à la paix. J'étais indigné. Du moment présent aux temps passés , la transition n'était pas difficile pour des votans; la guillotine fut toute la précaution oratoire. Oh ! alors , je fus bien à plaindre , et je me hasardai à jeter une parole au milieu de ce dialogue qui courait railleur, insouciant , et à mon sens , féroce, comme s'il eût été question de fêtes, de spectacles ou d'histoire ancienne. « Encore un régicide, messieurs, dis-je d'une voix que la frayeur rendait discrète. Oh ! c'est une hypothèse lointaine , monsieur, et qui n'est peut-être pas réalisable , répondit le révolutionnaire marquis. Et pourquoi pas? répliqua l'autre. Vous voilà tou- jours avec vos timidités et vos temporisations ! Vous avez été cependant bon à l'œuvre , mais il fallut teri^ibleinent vous pous- ser. « L'autre resta froid à ce compliment ; celui qui l'avait fait , reprit : « Le peuple sait son droit contre les tyrans ; il en a usé une fois, et ne le laissera plus tomber en désuétude. Ainsi, ajoutai-je , rien ne plaiderait devant vous la cause de Napoléon , tyran pendant la paix , ni sa gloire , ni le souvenir des grands services qu'il a rendus à la patrie comme administrateur ? As- surément non. C'est un grand capitaine, je l'avoue, mais il a fait la guerre pour lui , pour faii-e de toute sa famille des boutures impériales plantables à Naples , en Espagne , en Hollande , en Westphalie, à Rome, que sais-je ? Quant à l'administrateur, qu'a-t-il inventé ? La Convention a tout fait avant lui ; il nous a imités , et voilà tout. Et quand il aurait trouvé quelque chose , peut-on inettre cela en compensation avec toutes les libertés per- dues ? C'est un tyran. Qu'il se tienne bien, car nous lui ferons une dure guerre , nous autres qui ne nous laissons pas facilement sétluirc , et qui ne nous sommes point pris par les pâtes dans la

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glu iinpciiale ! Moi , je n'aurai pas plus de ménagement pour lui que je n'en ai eu pour l'autre. »

J'ai eu toujours à cœur la mort de Louis XVI ; j'avais presque appris à lire dans le Cimetière de la Madeleine , et j'aimais ce roi faible et malheureux dont je ne comprenais pas les crimes , dont je comprenais moins encore le jugement: j'éprouvai donc le be- soin de protester contre ces dernières paroles :

Ah ! monsieur , peut-on se vanter de la mort d'un homme, d'un roi que j'ai tant vu pleurer ! n'était-ce pas... ?

Oui , répondit doucereusement celui des deux convention- nels que vous savez , oui , nous sommes peut-être allés un peu loin.

Un peu loin , interrompit l'autre en me prenant le bras , et en me le serrant avec une force que la passion triplait chez ce vieillard, vous n'y étiez pas, jeune homme, et vous ne pouvez comprendre la nécessité de cette mort 1 Qu'il vous suffise de sa- voir que l'arrêt était indispensable. Louis XVI trahissait ; soit faiblesse ou autrement , il entretenait avec l'étranger des corres- pondances coupables , j'en suis sûr ; nous avons dvi l'en punir. Je ne dis point que ce ne fût pas un honnête particulier , un ouvrier intelligent , mais c'était un mauvais roi pour une république , et la république était indispensable. Maintenant encore , vous me présenteriez cent fois Louis XVI avec toutes ses vertus , que cent fois je lui ferais couper la tête. »

Ce sang-froid à parler d'une tête coupée me confondit. Je regar- dai fixement mon tueur de rois, comme pour savoir si c'était en- têtement d'opinion , cruauté , faux point d'honneur , qui fait soutenir ce qu'on a fait de mal , même quand on a la certitude qu'on a eu tort , ou conviction profonde ; je vis qu'il n'y avait dans ce cœur ni remords , ni cruauté , ni obstination , mais fana- tisme sincère. Quant au marquis, je remarquai qu'il était mal à son aise de la franchise de notre interlocuteur; la mort de Louis XVI ne lui paraissait plus, sans doute , vue du point ovi nous étions placés , une chose aussi nécessaire qu'il l'avait cru jadis. Il était plus libre qu'autrefois , et ne se voyait pas obligé •l'obéir aux ordres dune majorité qui avait les cachots et les bour-

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leaux pour punir la minorité. Il sourit comme pour me dire : «c C'est un vieux fou, un niais qui conserve ses croyances de vingt- « deux ansi » Le vieux fou me faisait peur; mais j'éprouvais, pour celui qui le jugeait ainsi , un tout autre sentiment, celui du mépris le plus profond. Je sortis malade de ce dîner. Je n'ai ja- mais revu depuis celui que j'ai désigné par sa coiffure à frimas , mais j'ai retrouvé son inflexible collègue dans le inonde ; je l'ai vu bon, aimable, indulgent, toujours ferme dans ses principes ré- publicains. J'ai su qu'il était excellent père de famille, excellent ami. Cela ne me surprend pas aujourd'hui ; j'en fus alors très- étonné. Je m'étais fait d'un régicide l'idée qu'on a d'un de ces criminels vulgaires que la société rejette avec horreur de son sein ; l'éducation m'avait fait ces premières impressions qui ont eu beaucoup de peine à s'etlacer.

Le 4 jïtin , l'empereur devait recevoir dans la galerie du Mu- séum tous les députés du Champ-de-Mai ; je voulus assister à celte réception, et avant de me rendre au Louvre, je montai aux Tuile- ries. Il y avait beaucoup de monde dans la salle des maréchaux ; toutes les personnes qui avaient quelque chose à demander à Na- poléon étaient , le placet à la main. Je ne sollicitais rien , mais je tenais à voir de près l'empereur. Je pris mon rang dans une des deux files qui étaient formées obliquement , de la porte par il devait sortir à celle de la galerie vitrée qu'il allait traverser pour se rendre à la chapelle. J'étais à côté d'un soldat décoré qui venait prier l'empereur cie faire entrer son fils dans un des lycées ; il obtint cette faveur. Napoléon le reconnut très-bien ; il y avait dix ans pourtant qu'il ne l'avait vu. Quand l'huis- sier annonça l'empereur , le plus grand silence succéda au tumulte des conversations particulières ; il ne fut interrompu que par deux ou trois salves de vii>al poussées au moment pa- rut l'homme au frac vert. J'étais à droite dans la haie que par- courait Napoléon , le douzième environ des expectans. Je le vis très-bien venir: il était sérieux , tenait à la main son chapeau, parlait vite , s'arrêtait quelques secondes à peine devant chacun des pétitionnaires , se retournait de temps à autre vers les gcnc-

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laux Bertrand etDrouot, pour leur recommander les afl'aires dont on venait de rentretcnir , et continuait rapidement sa visite. Il s'arrêta à quelcjues pas de Tendroit j'étais, et se mit à rire. Il voyait venir ciuelqu'un à lui, c'était un homme vieux et maigre , marchant vite comme un courtisan attardé , af- fublé d'un habit de soie à la française, et d'une culotte couleur forge de pigeon. L'accoutremeAt était parfaitement ridicule. Un défenseur du tiers-état dans ce costume gothique de l'ancienne cour , il y avait de quoi se moquer jjendant un mois ! Tout le monde sourit en le voyant , et peut-être aussi en voyant sourire l'emperevu-. Napoléon reconnut à dix pas son visiteur essoufflé , et le montrant avec gaîté aux généraux de sa suite : » Tiens , dit- « il, c'est l'abbé Sièyesl » Il appuyait malignement sur le mot abbé comme pour faire une antithèse de l'habit avec la qualité. Au reste , toutes les fois que l'empereur voyait l'abbé Sièyes, ou prononçait son nom , il ne pouvait s'empêcher de rire , en se rappelant sans doute le bon tour qu'il avait joué à ce directeur si fin , si habile , qui avait eu la prétention de gouverner la France , et s'était laissé si facilement duper par le petit général Bonaparte, à qui l'on accordait bien des talens militaires , mais dont le di- rectoire , tout en redoutant son ambition , niait la capacité poli- tique. Après quelques mots échangés entre l'empereur et l'abbé faiseur de constitutions , Sièyes salua profondément , et Napoléon reprit sa promenade un moment interrompue : il arriva à mon soldat qui m'avait fait lire sa pétition , morceau d'éloquence sol- datesque vraiment fort remarquable, je vous assure. Ce vétéran d'Aboukir et de Marengo tremblait de tous ses membres. « Que veux-tu? lui demanda l'empereur. Sire, votre majesté... Eh bien! parle. Dame, sire... Quelles campagnes as-tu faites? Oh I pour ça , sire , toutes avec vous. Tu as la croix , que te faut-il de plus? Sire... sire., ce papier vous le dira » Na- poléon prit le placet , l'ouvrit , le parcourut , et se retournant avec bonté du côté du pétitionnaire : « Accordé , mon camarade , « ton fds sera élevé aux frais de l'empire. »

« Et vous , ajouta l'empereur en venant à moi , que voulez- vous? » Je n'étais pas préparé à cette question; je croyais que

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Napoléon ne parlait qu'à ceux qui cheicliaient à obtenir de lui une parole ; je restai interdit ; je tremblais encore plus fort que le soldat ; ma langue , soudainement épaissie , restait collée à mon palais ; mes yeux attachés à ses yeux se fermaient insensiblement comme ils auraient fait aux rayons du soleil ; j'étais magnétisé. Je n'avais pas pour me tirer d'embarras vingt campagnes à énumé- rer , et une pétition à présenter ; il fallait pourtant se décider ; j'a- vais entendu dire que l'empereur n'aimait pas qu'on hésitât de- vant lui, et cette pensée ajoutait encore à mon embarras. A la fin , il me semble qu'un siècle s'était passé depuis que l'em- pereur m'avait demandé : « que voulez-vous ? à la fin je ré- pondis : « Je sors de l'école de la Marine, et j'espère être em- barqué bientôt. » Et la garde ! parlez de cela à Drouot. » Il me salua de la tète, et passa à mon voisin de droite. Je restai immobile, stupéfait de ma bonne fortune. Peu à peu, je me rassurai et j'en vins à me demander pourquoi l'empereur m'avait proposé d'entrer dans les marins de la garde, quand je lui parlais d'un futur embarquement. J'étais jeune, grand et fort; et puis Napoléon avait pu être trompé par un sabre traînant que je por- tais , un grand sabre qui était devenu proverbe parmi mes cama- rades. J'allai rappeler au général Drouot la paiole de l'empe- reur ; mais cela ne put }')as s'arranger. Au lieu de rejoindre le corps des marins de la garde , je fus incorporé dans la compagnie des aspirans , à laquelle on confia la défense tle la butte Mont- martre. Nous restâmes à ce poste, que les transactions diplo- matiques rendirent tout-à-fait inutile , jusqu'au jour de la capi- tulation de Paris. On nous fit évacuer Montmartre avant que les troupes étrangères entrassent dans la capitale. Pendant le trajet que nous fîmes sur les boulevarts , encombrés par les femmes qui attendaient l'arrivée des Russes, et qui manifestaient une joie atroce, nous fûmes souvent insultés. Il nous fallut une grande modération pour ne pas tirer vengeance de ces igno- bles outrages. Je vis le lendemain un officier de cuirassiers , moins patient que nous , punir avec énergie , et d'une manière assez plaisante , un monsieur et sa compagne qui, en passant près d'un détachement que cet officier conduisait à pied, s'avisèrent

ASl'IllA.NT KT JOllU.NAI.ISTi:. (

de dire : « En voilà encore de ces briî^jands de soldats de Bona- parte I » Notre cuirassier s'approcha de l'impertinent duo , aji- pliqiia un vigoureux soufflet au cavalier , puis se plaçant côte à côte avec la dame, leva, très-grand qu'il était, son talon à la hauteur de la hanche de cette femme , et son éperon, déchirant du haut en bas la robe de mousseline blanche et le jupon , il la laissa demi-nue, fort embarrassée de sa contenance et obligée de chercher un refuge dans un fiacre.

Je ne voulais pas assister à la seconde entrée des Bourbons ; mais je ne pus quitter Paris que luiit jours après celui Louis XYIII s'y montra entouré de toutes les troupes étrangères qui l'escortaient comme un roi captif. Il était trop clair, à voir la composition de ce cortège , que c'était au nom de la sainte-al- liance qu'il était appelé à régner. La joie des fenniies et d'une certaine partie de la population fut d'une telle indécence à cette occasion, que Wellington se crut obligé de leur en faire affront en disant aux folle.s qui allèrent lui faire visite, l'embrasser et le re- mercier de la bataille de Waterloo , qu'en Angleterre , après un malheur public aussi grand , les femmes , loin de se parer de leurs habits de fête, traîneraient en pleurant des voiles de deuil. Je me souviens que l'empereur Alexandre , passant dans la rue de la Paix, il allait, je crois, empêcher qu'une centaine d'imbéciles , sous la direction d'un jeune enthousiaste qui depuis a donné un nouveau synonyme à naïveté, ne cherchassent à ébranler la colonne qu'ils avaient la prétention de renverser par flatterie , pour les cosaques et les grenadiers autrichiens ; l'empereur Alexandre se sentant pressé de tous côtés par des femmes qui le dévoraient des yeux , lui disaient qu'il était magnanime comme prince et beau comme homme , baisaient ses genoux , ses bottes , le bout de sa longue ceinture d'argent, sa main qu'il retirait avec modestie , et jusqu'à la croupe blanche de son cheval , sourit d'abord de pitié et finit par dire : « En vérité , c'est trop ; j'ai honte pour vous de « tant d'amour, vous me feriez rougir de la victoire. »

C'est à Lyon que je retournai. En arrivant à Roanne, j'appris que mon père était à quelques lieues de , à Saint-Alban , ou

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il prenait les eaux. Je m'y rendis. Cet établissement était tenu par un lie nos parens , M. Jailly. Lorsque je descendis de cheval, mon père et son cousin vinrent à moi d'un air contraint auquel je ne concevais rien. Cela m'inquiétait; je leur demandai la rai- son de cet endiarras qui me paraissait si peu naturel après une longue séparation. Après bien des précautions oratoires, bien des reconnnandations discrètes, mon père me dit : « H y a ici une personne qui a intérêt à n'être pas connue , apparemment ; elle est à Saint-AUian sous le nom du comte de Neubourg ; peut-être la reconnaîtras-tu , mais n'en fais pas semblant. Tu entends bien ! cela importe beaucoup. » Je n'eus pas de peine à promettre de respecter un incognito qui me paraissait, aU surplus, sans aucun intérêt pour ma curiosité. On sonna le dîner, et je vis tous les pensionnaires revenir du jardin à la maison. Parmi eux , je re- marquai , un livre à la main , sevd et dans une allée tournante , un lîonnne grand, enveloppé dans une longue redingote blanche, une toque de velours sur la tête. Je le reconnus tout de suite. C'était le maréchal Ney que j'avais vu souvent. Mon père me re- gardait avec inquiétude ; il s'aperçut que je savais le secret du prétendu comte de Neubourg , et , pendant tout le dîner, il veilla sur ma langue dont il redoutait cjuelque écart. Quand le repas fut fini, le maréchal reprit sa promenade et sa lecture. Il li- sait le Mérite des Femmes, de Legouvé ; je vois encore le volume entre ses mains. Je pris à part mon père et M. Jailly , pour leur demander conseil sur ce cpie je devais faire ; car le hasard m'amenait à Saint-Alban pour rendre un service au maréchal iVey. <i Votre comte de Neubourg , je le connais. Eh bien I Il faut que je lui parle. Que tu lui parles , et pourquoi ? Voici pourquoi. La veille de mon départ, j'ai rencontré dans un salon un homme qui a des relations avec la cour ; cet homme n'a pas voulu me tromper, j'en suis persuadé. Il est royaliste, et d'autant plus dévoué aux Bourbons , qu'il est sans naissance et qu'il veut faire un chemin rapide. Mais son dévouement n'exclut pas la générosité. Il a surpris aux courtisans une liste de proscrip- tion qui doit être publiée bientôt à Paris. « Vous partez, m'a-t-il dit , voici une liste de noms d'hommes qui seront proscrits avant

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huit jours ; si vous en rencontrez quelques-uns, prévenez-les du danger qu'ils courent. » Est-ce que sur cette liste...? Le maréchal Ney y est en tète. Il faut que je l'avertisse. Je tournai rapidement l'allée Ney marchait en lisant , et me trouvai face à face avec lui. Je l'abordai , j'étais eu uniforme, et je ne sais quel soupçon de déguisement lui vint à l'esprit , mais il s'arrêta , et sa figure exprima l'anxiété la plus grande. Rassurez-vous, monsieur le maréchal , votre secret sera gardé tout aussi bien que s'il n'était connu de personne. Ne soupçonnez aucune trahison de ma part ; je suis le fils et le parent de deux personnes qui vous sont toutes dévouées, le propriétaire des eaux et son cousin. voulez-vous en venir? Je lui dis ce que j'avais déjà confié à mon père. Bah! vous êtes sûr de cela? Très -sûr, mon- sieur le maréchal. Et en admettant que ce ne soit pas certain , n'est-ce pas probable? il faut donc agir en conséquence. Et, ajouta-t-il après un instant de silence, que pourront-ils me

faire ? Vous fusiller, par exemple Il réfléchit. Je partirai

bientôt, demain peut-être. Lyon et Grenoble vous offrent mi passage facile ; les autorités n'y ont pas encore été changées , elles vous assureront votre arrivée en Suisse. Je quittai le maréchal, persuadé qu'il serait la nuit même à Lyon. Il passa par Aurillac , et vous savez le reste.

Lyon était agité par les factions, à ce point que le séjour m'en devint bien vite insupportable. Je n'y restai pas long-temps; j'allai passer à la campagne deux mois avec mon père , qui com- mençait celte horrible maladie de poitrine, si prompte et si inopinée qui le ravit , jeune encore , à l'amour de toute une famille , à l'es- time de toute une ville. Je reçus ordre quelque temps après de re- joindre Brest ; mais on me faisait défense de passer par Paris. On alongeait ainsi ma route , en la rendant difficile ; j'étais malade , et c'était en novembre, la saison était très-froide. L'hiver de i8i5 fut aussi rigoureux que l'été de 1816 fut humide. Les voi- tures étaient rares et chères ; je fus souvent réduit aux pataches , invention diabolique qui augmenta beaucoup les accidens graves de l'hémoptysie dont je souffrais. Tout le long de la jetée de la I-.oire, je n'eus pour me transporter qu'une charrette à veaux; et, la TOME vm. ^

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tète pendante entre les deux liarreaux de l'arrière , je marquai cette longue route d'une trace de sang qui rougissait la neige. A Bourges, je fus logé, par billet de logement , chez M . le comte de Grandmaison, ancien garde du corps de Louis XVI , je reçus la plus touchante hospitalité , bien que nos opinions diiïérassent beaucoup. J'aime adonner ici un souvenir de reconnaissances ce couple de vieillards indulgens et empressés. Je regrette de ne pas me rappeler le nom d'un chaudronnier de Tours, qui me re- çut avec une cordialité qui prouvait ses sympathies, non pas pour moi qu'il ne connaissait point , mais pour l'armée dont il voyait passer depuis c|uel temps les débris. Je fus soigné dans cette mai- son d'artisan aussi bien que j'aurais pu l'être dans l'hôtel d'un riche. J'eus pour garde-malades les trois filles du chaudronnier, aimables et jolies personnes , qui traitèrent l'étranger en frère. Elles n'avaient jamais quitté la Touiaine, et tout leur bonheur était d'entendre parler de Paris qu'elles se mouraient d'envie de voir , et de la mer dont la seule pensée leur faisait une peur in- croyable. Je leur racontai l'empereur, Paris, la cour, Louis XVIII, la mer , la tempête, le calme, le naufrage, et cela avec cette gaîté, cette chaleur, cet enthousiasme , cette verve de raillerie , cette poé- sie qu'on a au cœur et dans la voix , lorsqu'on est jeune et qu'on éprouve le besoin de plaire. Plaire par des récits qui trouvaient un si charmant auditoire, était tout ce qu'espérait et pouvait l'aspi- rant malade. Je n'étais pas riche, et il m'était bien cruel de ne pouvoir, en partant, laisser à chacune de ces enfans si obligeantes un de ces petits présens c[ui sont plutôt une date dans la vie de celui qui les reçoit, qu'une valeur attachée à un seivice; je le leur dis naturellement , et forcé de prendre en plaisanterie une chose qui me paraissait sérieusement fâcheuse, je leur demandai si elles avaient jamais mis à la loterie ? << Non , et nous n'avons pas en- vie d'y mettre. Mais si vous étiez sûres d'y gagner? Est-ce qu'on est jamais sûr du hasard ? Si je vous donnais des numéros, vous gagneriez. Quelle folie ! Voulez-vous des numéros? les mettrez- vous? Donnez toujours, et si nous ne les mettons pas, nous verrons au moins si votre pressentiment était bon. J'écrivis trois numéros, le chilfre de mon ;ige, celui du jour de mon départ,

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etle nombre 9, qui marquait celui des nuits passées auprès de mou lit par ces excellentes illlcs. Je partis. A Blois, je me reposai près d'une semaine, je vis sur un journal le tirage de Paris ; quelle surprise! quel bonheur I 20, 17 et 9 étaient sortis ! .l'avais fait cadeau d'un terne à mes hôtesses! Elles avaient pu gagner quinze ou dix-huit cents francs! Je n'ai jamais su si elles avaient joué. Je l'aurais été demander à la boutique du chaudronnier , quand je suis passé à Tours en revenant d'Alger ; mais toute la ville était en émoi, pour l'arrestation de M. de Peyronnet, et d'ailleurs le conducteur de la diligence ne m'aurait pas donné le temps de faire cette visite qui aurait été longue. Que sont devenues ces trois belles filles depuis i8i5?

D'Orléans à Bourges, j'avais voyagé dans une grande voiture avec huit officiers de différentes armes de la garde impériale. Cette partie de ma longue l'oute me fut très-agréable ; je rencon- trai là un des hommes les plus gais et les plus spirituels c|ue j'aie

entendus de ma vie, M. Dur qui sortait des chasseurs à cheval

de la garde. C'est lui qui inventa la plupart des jolies histoires de M. de La Jobardicre, que M. de Loiirdoueix recueillit ensuite, et orna de ses dessins ; péché de sa jeunesse royaliste que la censure racheta plus tard.

J'arrivai à Brest, j'étais mourant. On me reçut à l'hôpital je fus condamné par tous les médecins. Je puis dire cpie j'ai été mort, et je pourrais écrire l'histoire de cette lente agonie de l'es- prit, plus cruelle que celle du corps. J'entendis, bien triste, M. Billard, dire au forçat infirmier qui me soignait : «Quand il sera mort, vous viendrez me prévenir. » Et je n'avais pas la force d'ouvrir les yeux, de soulever un doigt pour protester contre cet arrêt! Et j'avais toute ma raison! Oh! ce supplice, le compre- nez-vous ? c'est celui qu'endure l'individu qu'on a enterré vivant. François le forçat couvrit ma figure du drap fatal , que mon dili- gent docteur souleva promptement: quinze jours après, j'entrais en convalescence. A ma première sortie , j'allai rendre visite au préfet maritime, qui me reçut fort mal ; il se mit sur la hanche , et posant , lui , vieux sei-vitcur de la république , en partisan dé-

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voué des Bourbons , il me dit : « Je sais de vos nouvelles , mon- sieur ! quoi, vous vous pexmettez de tenir des propos outrageans et injurieux à la famille royale! Savez-vous bien que je pourrais vous faire mettre enti'e quatre murailles ! » Je ne cherchai pas à me justifier; mais le fait était faux. L'amiral me montra une dé- nonciation anonyme , qui lui avait été envoyée par la préfecture de Quimper; avec cela je fus condamné. Plus tard, je prouvai qu'il y avait une erreur matérielle, on la reconnut et l'on me dit: » C'est un malheur, la mauvaise note est partie , et elle restera. » Je rapporte ce fait parce qu'il est caractéristique de l'époque ; toute la justice du temps est formidée dans la réponse qu'on vient de lire. Voici, au surplus, ce qui donna lieu à la méprise dont en définitive je fus la victime. A Vannes je m'étais trouvé à table d'hôte avec tous les officiers d'une légion vendéenne qui faisaient de la politique , Dieu sait laquelle ! J'étais au service , je m'abstins de répondre aux motions sanguinaires qui couraient comme des toasts de Cannibales; tout le monde ne fut pas aussi prudent. Un garde du corps de la compagnie du Luxembourg , qui fuyait la France, était à table à côté de moi; il fit quelques plaisanteries dont on ne lui demanda pas raison, mais qu'on se rappela. Ce qu'on ne se rappela pas , ce fut le plaisant. Je dois dire pourtant qu'une ressemblance de costume put tromper nos délateurs : le garde du corps et moi avions capote , bonnet de police , bottes éperonnées, que je portais toujouis depuis qu'après le 20 mars, M. le maré- chal Grouchy m'avait donné à Lyon l'organisation et le com- mandement d'une compagnie d'artillerie qui devait marcher contre l'armée des paysans , sous les ordres du duc d'Angoulème ; com- mandement que je laissai bientôt à un officier aussi capable que je l'étais peu. Mais j'étais seul, et le maréchal avait compté sur mon zèle plus que sur mes connaissances, qui n'allaient pas alors au- delà des manœuvres de l'artillerie de mer. Les galons et les lioutons de nos uniformes étaient les seules choses qui nous distin- guaient; le garde du corps les avait d'argent, et les miens étaient d'or. TJn accessoue remarquable me signalait à l'attention des gens c|ui avaient intérêt à me reconnaître, des lunettes auxquelles on ne fit pas attention. L'offider de la maison du roi allait à Brest

ASPIRANT liT JOUllNALlSTii. !^n

s'enibaïquer pour l'Amérique ; il me l'avait dit. Lorsque je lus accusé du délit dont il s'était rendu coupal>le, je lui laissai le temps de partir avant de présenter ma justification complète ; il n'a ja- mais su cette circonstance , dont je ne prétends tirer avantage que contre les folles passions du parti qui tenait alors la France sous la terreur de ses prévôtés. Cet oflicier (;st mort dans la guerre des indépend ans.

On ne savait trop comment renvoyer de la marine ceux d'entre nous qui n'étaient pas nobles ou fils de vilains dévoués. Pourtant' on voulait épurer comme ailleurs ; on s'avisa d'un moyen jésui- tique. Nous fumes forcés de subir de nouveaux examens, et sous ce prétexte qui était véritablement odieux , on nous partagea en quatre catégories d'opinions. Je fus placé dans la dernière et ren- voyé. Ceci est de l'histoire, et il faut la voir ce n'est pas dans ce qui m'arriva à moi personnellement, car je ne suis rien, mai» dans ce qui advint à six cents officiers : on les cliassa pendant qu'on rappelait des hommes d'une ignorance et d'une incapacité révoltantes (il y a eu trois ou quatre exceptions parmi les ren- trons), et qui n'avaient pas vu la mer depuis vingt ans. Yoilù comme on avait à cœur les intérêts de la marine ; voilà comme entendaient le bien du service les hommes à qui les destinées du pays étaient confiées.

Quand on aime vme profession , quand on se sent une aptitude pour son art, quand on a fait des études et dépensé du temps , plus précieux que l'argent, pour se rendre propre à l'exercer, on n'y renonce pas tout de suite. J'aimais la marine, je l'aime en- core avec passion ; je n'avais pas d'autre avenir , je cherchai à me faire réintégrer : toujours je fus repoussé. On me traita comme on aurait traité un homme influent. Il me fallut chercher à vivre par une nouvelle industrie. Mon père était mort sans laisser de fortune ; son petit héritage était nécessaire à ma mère et à l'édu- cation d'un frère cadet qui commençait la médecine. Il était juste que je n'y prétendisse rien ; on avait dépensé beaucoup pour me iairc un état, et l'on devait autant au futur médecin., Quelle

58 REVUE DES DEUX MONDES.

carrière aborder ? Quelles études faire ? Comment vivre en atten- dant? Mon frère aîné se dévoua généreusement pour nous tous. Mais la fortune trompa ses espérances , elle se joua de sa cons- tance et de ses efforts. Je voyais à Paris bon nombre d'officiers qui supportaient mal leur infortune , s'adressaient à M. Lafitte ])our en obtenir des secours , et ciiaient ensuite contre le ban- quier libéral , s'il ne leur donnait que de faibles sommes , comme s'il devait sa fortune , laborieusement acquise , à qui ne voulait pas travailler de peur de déi'ôger ! Cette façon d'aumônes ac- cordées à l'opinion ne pouvait me convenir; c'est du travail que je demandais partout , sans en trouver. J'avais fait d'assez mau- vaises études , et j'étais parti du lycée débiteur envers mon pro- fesseur de rhétorique d'un pensum de six mille vers; je songeai à rap]>rendre : on ne rapprend pas c|uand on est tourmenté par le besoin , et qu'on n'a pas tout ce qu'il faut pour étudier com- modément. Ensuite, toute sa vie, on marche toujours, près de tomber, sur ce vide qu'on n'a pas su combler. Aussi , Dieu sait , depuis douze ans , quelles précautions il m'a fallu prendre pour marcher sur ce terrain miné. C'est l'art du danseur de corde qui consiste à paraître solide sur la voie étroite du funin.

J'avais le goût des arts, je m'y livrai avec bonheur , non pour produire, hélas! mais pour juger l'artiste. Je me fis critique, comme on se fait spécidateur à la Bourse; j'avais la même mise de fonds que la plupart des coulissiers ! Je n'avais qu'une excuse, la bonne foi et la nécessité. La nécessité ! elle était bien impérieuse !

J'avais frappé à tovites les portes , nulle part on ne m'avait dit : « Entrez , » excepté dans une bonne famille , qui est devenue la mienne, mais qui ne pouvait rien pour me faire vme position. Je ne puis dire tout ce que j'ai entrepris ; il n'y a peut-être que le valet de la comédie qui ait le droit de dire comme moi :

J'ai fait tant de métiers dedans le nalnrel , Qu'on peut bien m'appeler un homme universel !

J'ai dessiné des châles de cachemire chez M. Lupin , sous la di- rection d'un homme de talent dans ce genre, M. Glev... , ({ui

ASPIRAÎST ET JOURNALISTE. 5t)

n'a pu parvenir à faire de moi qu'un copiste malhabile. Je m'avi- sai un jour d'enseigner une langue que je n'ai jamais bien sue , et de donner à des étrangers des leçons de français : saint Jean donnait bien le baptême sans l'avoir reçu ! Un remords me prit et je quittai le professorat par respect pour la langue. Ce que je fis de mieux , le voici :

J'étais fort pauvre, et j'avais adopté pour mon restaurant, non pas leCafé Anglais je savais que certaines personnes dînaient tou- jours avec l'argent du respectable M. Lafitte , mais un petit caba- ret de la rue Montpensier, l'on dînait pour dix sou.s; et de bons dîners , je vous assure ! un morceau de bœuf excellent , du pain et quelquefois du vin ! Mes commensaux étaient des cochei's de cabriolets et cjuelques honnêtes ouvriers , presque tous anciens soldats. Je n'avais qu'un seul habit, un habit d'uniforme ayant des anci^es brodées au collet et aux retroussis ; il me donnait un peu de considération à cette auberge; seulement je n'y boutonnais pas mes épaulettes que je conservais pour faire mes visites dans quelques maisons j'étais fort bien reçu, mais l'on ignorait une misère que je cachais avec un col de chemise assez propre. Je n'étais pas si gai que les cochers , et leurs éclats de rire me fai- saient mal quelquefois , bien que je fusse assez philosophe pour ma position. J'allais donc prendre mon repas vers quatre heures, avant que la société fût nombreuse; et puis j'avais le choix des morceaux ! Un ouvi'ier me regardait souvent dans le coin obscur je me plaçais d'ordinaire. Un soir, il s'approche poliment de moi , pose son assiette , son pain et sa bouteille, ce jour-là je bus du vin I sur la toile cirée qui servait de nappe à ma table , et me dit:, « Excusez, mon officier, si je vous dérange; mais j'ai à vous parler. Asseyez-vous ^ monsieur , et causons. Vous êtes déplacé ici, mon officier. Mais non , je suis conformément à ma fortune , il y a ici d'honnêtes gens dont la société ne saurait me déplaire ; et quant à la vie animale I... Eh bien ! ça me fait de la peine , voyez-vous , vous n'êtes pas fait pour vivre avec nous autres , et il faut que chacun soit à sa place. La mienne est humble, que voulez-vous? je n'y resterai pas toujours , j'espère. Auriez-vous de la répugnance pour un état manuel ?--: A Hfuue.

6o REVLE DES DEUX MONDES.

Je ne répugne qu'à l'oisiveté. Voulez -vous venir avec moi tout à l'heure ? Volontiers. Achevons donc de dîner. »

Il ne m'en dit pas davantage. Nous finîmes notre repas en causant de choses indifférentes, et nous partîmes. C'est au fau- bourg Saint-Martin qu'il me conduisit. J'entrai après lui chez un tireur d'or. Il était à table avec sa femme , bonne et grosse mère de quarante ans , et leur tille , jolie blonde de dix-huit ans envi- ron. On se leva obligeamment pour me recevoir , et l'on m'offrit du café. « Bourgeois , dit, après ces politesses , mon inti'oducteur , voilà monsieur qui vous demande de l'ouvrage ; c'est un officier qui n'a pas d'argent de reste ; il a eu des malheurs; enfin suffit; il veut travailler, ce qui est très-bien, et j'en réponds. » Je serrai affectueusement la main à ce brave homme qui se portait caution pour quelqu'un qu'il avait deviné , mais qu'il ne connaissait pas. « Mais, répondit le maître tireur d'or, je ne sais pas à quoi je pourrais employer monsieur; il n'a jamais été dans la partie, à ce que je crois; et je pense , ajouta-t-il en regardant mes boutons timbrés d'une ancre , qu'il s'entendrait mieux à tirer sur une coi'de qu'à alonger un lingot. Cependant , si monsieur veut tourner la roue! Je tournerai la roue, monsieur, et je tâcherai de me figurer que c'est celle du gouvernail d'un vaisseau. Je ne pourrai vous donner que quinze sous par jour. Je suis à vous , monsieur. » Quinze sous , quand on n'a rien , c'est une fortune. Je soupirai tout en riant. « A demain donc , monsieur. On entre à sept heures à l'atelier. »

Je demeurais en haut de la rue de La Harpe; il me fallait trois grands quarts d'heure pour aller chez mon patron; je partis à six heuxes. Je mis de la coquetterie à ma toilette pour faire mon entrée. J'attachai mes épaulettes à mon habit , je ceignis mon épée : c'était fort ridicule , sans doute ; mais cela produisit un bon effet sur mes nouveaux camarades. Pas une plaisanterie, pas un mot grossier, pas une demande indiscrète, et cela tant que je restai à l'atelier du tireur d'or. Cette déférence , ce respect pour le malheur me touchèrent infiniment I

Me voilà tournant une roue , comme le chien de La Fontaine tournait la broche. La fonction était pénible, et je n'étais pas encore bien rétabli de ma longue maladie. Au bout de quelques

ASPIRANT ET JOURNALISTE. Gl

jouis , j'allai trouver le bour^jecis , et lui dis : » Je n'ai pas osé vous demander de m'eniployer mieux ; mais je puis faire autre chose que tourner la loue et étirer vos Larres d'argent doré. Je suis de Lyon, j'ai vu faire la passementerie ; donnez-moi des instrumens et vous verrez ! Je veux bien essayer. »

Mademoiselle Céleste, la jolie blonde, eut pitié de l'audacieux novice. Son père eut la bonté d'être un peu content , et je passai ouvrier à trente sous, heureux comme si j'avais été nommé en- seigne de vaisseau. Pour le coup j'étais riche , et je buvais du vin tous les deux jours ! J'avais l'amour du spectacle ; je n'y avais pas été depuis long-temps. Tous mes plaisirs se bornaient à de longues visites au musée du Louvre et à la galerie du Luxem- bourg, sur laquelle j'avais écrit une brochure pseudonyme. Je parvins à mettre de côté quatre francs , et j'allai à l'Opéra , les bottes bien cirées, mes mains d'ouvriers cachées dans des gants honnêtement propres , mes brillantes épaulettes sur le dos et le sabre trauiant au côté. Quel régal qu' Orphée , quand on aime la musique , la danse , et qu'on soupire après l'Opéra depuis un an! Je passai une soirée délicieuse! Lais, Nourrit père, ma- dame Alberl-Him , mademoiselle Bigottini , tout ce qu'il y avait de mieux , et le foyer entre les deux pièces !

Cette soirée changea mon sort. Je rencontrai au foyer un colo- nel de mes amis qui me demanda ce que je faisais à Paris ; je le lui dis , peut-être avec plus d'orgueil que de naïveté. Vous per- drez le reste de votre santé. Utilisez vos premières études et lais- sez la cannetille. Je ne demanderais pas mieux, mais que faire? Si je pouvais écrire quelque part. On écrit beaucoup à pré- sent, et les journaux sont très-courus. Si je pouvais domier quelques leçons de dessin à des enfans et de grammaire à des cui- sinières!— Ou à des étrangers? C'est une bonne idée. Je vous trouverai demain un écolier au moins. En effet, le lendemain j'avais un Espagnol qui me donnait cent sous par cachet et pre- nait quatre leçons par semaine : c'était un gentihomine pressé de lire nos auteurs. Je me rappelle une niaiserie du piofesseur que l'écolier prit pour une malice; le premier livre je le fis lire fut le don Quichotte de Florian. Pas mal choisi , n'est-ce

REVUE DES DEUX MONDES.

pas?... J'allai dire adieii à mon bourgeois du faubourg Saint- Denis ; j'embrassai sa femme en la remerciant ; j'embrassai aussi mademoiselle Céleste ; je dis seulement : à revoir, à Dupuis mon protecteur, que j'ai vu souvent jusqu'en 1820 il est allé s'établir en Allemagne , et j'engageai à dîner tout l'atelier pour la fin du mois. Alors j'achetai un habit bourgeois , un habit vert, un habit à la model C'est une époque dans ma vie. L'Espagnol m'amena un Portugais , et celui-ci un Brésilien. J'étais au comble de mes vœux; je ne devais rien à personne ; je dînais à vingt-deux sous tous les jours, et je voyais Talma une fois par semaine!

Comment je fus un instant commis delà guerre à la place d'un de mes amis qui avait été soldat du train, apothicaire, précepteur et qui depuis s'est fait prêtre, c'est ce qu'il est inutile que je dise. Comment je m'associai à un agent d'affaires qui gagnait de l'argent pendant que j'en perdais , moi , c'est ce qui serait trop long à ra- conter. Comment je devins journaliste... et parbleu comme tout le monde , par amour du théâtre je voulais avoir des entrées fran- ches, par désir de me voir imprimer, par vanité, et puis aussi par besoin d'avoir une existence stable. Le hasard me favorisa, et bientôt je fus associé à cinq ou six littérateurs de l'empire fort renommés. Ma nouvelle carrière fut heureuse ; elle m'a permis de payer une dette d'amour et d'élever un enfant!... Que de nuits j'ai passées! combien j'ai travaillé! que de tourmens d'amour-propre m'ont torturé! et les choses que j'ai vues, les hommes que j'ai connus, les intrigues politiques et les intrigues de coulisses qui se sont nouées devant moi ! si je disais cela , quel appendice je join- drais à certains mémoires! je m'en garderai bien. De tout ce qui m'est arrivé dans cette vie du journahste quotidien, si active, si diverse, si fatigante, si agréable, si désolante et si gaie, je ne veux vous raconter qu'une aventure.

C'était en 1823, si je ne me trompe. Louis XVIII avait donné à madame du Cayla la petite maison de Saint- Ouen , que tout le monde connaît. Le don était connu du public ; on jasait beaucoup dans les salons de cette libéralité; les femmes qui n'avaient pu obtenir l'honneur de l'amitié déclarée que le roi avait pour la jolie comtesse , en médisaient très-fort et se moquaient du vieux monarque qui affichait des prétentions de jeune homme, seule-

ASPIRANT ET JOURNALISTE- 63

ment parce que les courtisans lui avaient persuadé qu'un roi de Fiance , témoins tous ses aieux , ne pouvait se passer décemment d'une amie en titre. Ruse de courtisans qui voulaient battre en brèche le crédit de M. Decazcs. Louis XVIII savait bien qu'on murmurait, mais il était fier de ces attaciucs. Pour que le pavillon de Saint-Ouen dit mieux à tout le monde qui l'avait donné, le roi commanda à M. le baron Gérard un portrait en pied , qui devait être placé dans un des salons de madame du Cayla, et rester comme une signature au bas d'un contrat. M. Gérard fit le portrait, qu'on porta aux Tuileries et de à Saint-Ouen.

Pour l'inaugurer et pour pendre convenablement la crémaillère , comme nous disons , nous autres bourgeois , dans ce petit château royal, Louis XVIII, qui savait son Suétone, se rappela les fêtes de Bayes; mais il se rappela aussi Pétrone , et il eut peur. La presse l'effrayait, il hésita; les bons conseils de ses amis le raffermirent. Il fit arranger une fête au milieu de laquelle il devait paraître en personne et en peinture ; la musique de la chapelle et du Conser- vatoire reçut ordre d'embellir cette solennité: des invitations fu- rent faites; des tables furent dressées dans les jardins et chargées de rafraîchissemens ; à un signal convenu , un rideau vert , ca- chant le chef-d'œuvre de M. Gérard, c'était une expression con- sacrée alors pour tout ce que produisait ce peintre, devait s'ou- vrir aux cris de vive le roi! Tout était bien convenu et le jour pris. Ce jour c'était le 3 mai. La politique se trouvait aussi de la partie. Cependant, la veille, Louis XVIII fut ébranlé; on se moquait si ouvertement de cette parodie des galanteries de François I ' et de Louis XIV, qu'il résolut de ne pas aller à Saint- Ouen. Il avait prié le comte d'Artois de s'y rendre : autrefois, cet aimable seigneur, c'est le nom flatteur que les dames du Vaux- hall de Torré lui avaient donné unanimement en 1 779 , n'aurait pas manqué d'obéir à un ordre de cette nature. Mais il avait vieilli, il avait pris le rôle d'un homme revenu des folies de l'amour : il était sage , pieux , et puis il faisait de l'opposition ; il avait élevé le pavillon Marsan contre le pavillon de Flore , et M. de Latil contre M. Decazes. Il refusa net. Grand scandale à la cour, bonne matière à railleries pour les salons et les journaux. On se passera donc du comte d'Artois , et le roi n'ira pas. Ce sera

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seulement une femme amie des arts qui aura préparé un triom- phe à M. le baron Gérard , et donné à quelques amis le régal d'une bonne musique et d'une collation délicate.

Le jour arriva, il faisait un temps magnifique : beau, cliaucl, tout- à-fait propice à la fête. J'étais fort occupé au bureau du journal que nous publiions alors , journal qui a fait assez de bruit dans son temps. Je jetais bien vite en moule cette prose impro- visée que les iniprimeurs arrachent au rédacteur quand l'heure est venue de la composition ; j'avais grandement à faire , car j'étais seul et je voulais aussi aller à Saint-Oueu; on vint m'an- noncer M. le ducd'Escars. Cela me dérangeait beaucoup ; de quoi voulait me parler le vieux gentilhomme? Avait-il inventé quelque nouveau plat dans ses conférences culinaires avec son glorieux maître? Failes entrer. M. d'Escars entra. Vous êtes, me dit-il le rédacteur en chef du Miroir? Oui, monsieur, jusqu'à la fin de ce mois ; je suis même le seul rédacteur présent, car tous mes collaborateurs sont à la campagne aujourd'hui. Monsieur, je suis le duc d'Escars, et je viens. . . Qu'y a-t-il pour votre ser- vice, monsieur le duc? Je viens à vous de la part du roi... De la part du roi , monsieur ! Ne vous trompez- vous pas? Le roi a bien eu des relations avec le Miroir^ mais elles ont été se- crètes. Il lui a adressé des articles, peut-être un peu pour le com- promettre , mais dans tous les cas pour satisfaire à son besoin royal de moquerie contre ses courtisans... Monsieur, ce que vous me dites-là... Est très-vrai; le premier article que le Mi- roir ait publié contre M. Dudon était du roi. Tout se sait, surtout ces choses-là il y a une petite vanité d'auteur en jeu. Louis XVIII n'a pas gardé son secret, pourquoi le tiendrais-je? Mais enfin le roi s'est fait notre collaborateur , et c'est sans doute à ce titre qu'il nous fait demander un service. Sa Majesté m'a chargé de vous prier... Voyons, monsieur le duc , parlez sans hésiter. Eh ! bien, monsieur, vous savez qu'aujourd'hui à Saint-Ouen Oui , monsieur le duc , j'ai un billet, j'y vais y aller tout à l'heure et je réserve deux colonnes pour parler au public demain de ce spectacle de la cour. C'est justement ce que le roi redoute. Je le crois , monsieur , mais il faudra bien pourtant que cela soit. Le roi voudrait bien !... Je suis désolé de refuser le voi , mais

ASPIRANl KT JOURNALISTE. Gf)

c'est impossible. llefuseï- le roi , c'est hieii dur. C'est seule- ment raisonnable. Que voulez-vous qu'on pense du Miroir, s'il ne parle pas de cette fête qui est un scandale public , entre nous ? Ne dira-t-on pas qu'il est vendu au roi ? Mais il s'agit d'une af- faire toute privée. Auriez-vous le droit de divulguer ce qui se passe chez moi? Ce qui se passe à Saint-Ouen n'est pas davantage de votre domaine. C'est une question que les tribunaux pourront juger, monsieur le duc. Mais si votre voisin le boucher ouïe bou- langer venait vous dire : Monsieur , je donne une fête chez moi ; il y aura à ma porte des lampions et des gendarmes; cela fera de l'effet dans le quartier, cependant, je vous en prie, n'en dites rien dans votre feuille, que feriez-vous? Dès que le roi comprend assez bien sa position pour se comparer ici à mon voisin le boulan- ger, dès qu'il n'emploie ni la menace ni la séduction, je vous promets que j'arrangerai les choses de inanière à satisfaire Sa Majesté , sans déserter la cause des lecteurs du Miroir. M. Ter- naux donne aujourd'hui une fête industrielle à Saint-Ouen , par opposition à la fête de madame du Cayla ; je rendrai compte de celle-là, et quant à madame du Cayla et au portrait de M. Gérard, ils n'y seront que par allusion ou comme les statues de Cassius et de Brutus. Le moins possible, n'est-ce pas, monsieur? Soyez tranquille , monsieur le duc. Mais service pour service. Nous avons un procès, ridicule comme tous ceux qu'on nous a faits Jusqu'ici, pour des pointes, des épigrammes , des allusions ; peut- être parmi les articles incriminés y a-t-il quelques plaisanteries du roi lui-même ; que M. Marchangy ne poursuive pas, et ce sera justice. J'en vais parler au roi.

Le duc revint une demi-heure après, chargé des remercuiiens de Louis XVIII pour mon procédé de bon voisinage , et de sa promesse pourlasuspensiondespoursuitesdu parquet. M. d'Escars me dit en s'en allant et en n;e serrant la main : « Je vous en prie, tenez cela bien secret, monsieur , le roi vous en saura bon gre'. » Ce secret, je ne l'ai point divulgué ; un seul de mes collaborateurs l'a connu dans le temps. Le Miroir ne parla point de la fête de madame du Cayla ; notre procès fut appelé , jugé, et nous fûmes condamnés. Quinze jours après le M'ivir fut supprimé. Il avait commis un grand crime : M. Jouy et moi avions osé critiquer

66 REVUE DES DEUX MONDES.

Louis XVI 11 , poète et auteur de la Relation du Voyage a Co- blentz!

L'écrivain eut plus de vanité que le roi n'eut de cœur. Il avait échange' sa parole d'honneur contre la mienne par ambassadeur; il la retira , parce que M. Jouy s'était avisé de relever une faute de français dans l'écrit royal, et parce que moi, je louais trop mal ses vers.

A. Jal.

MOEURS DES AMÉRICAINS.

TROISIEME ARTICLE

En exposant un peu d'après la logique , et beaucoup d'après mistress Trollope , ce que devaient être et ce qu'e'taientles habi- tudes américaines, nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs , dans nos deux précédens articles, des fragmens assez considé- rables de son livre. C'est sans doute à ces fragmens que nous sommes redevables de l'honneur qu'on nous fait , de désirer que nous revenions encore une fois sur le spirituel ouvrage de cette dame. Aussi bien nous reprochions-nous de nous être beaucoup trop mis à la place de la voyageuse , et d'avoir mal à propos substi- tué nos fioides déductions à ses pittoresques récits. Nous sommes charmés d'avoir un prétexte de réparer ce tort , et nous le saisis- sons. Nous allons, dans ce dernier extrait, céder entièrement la parole à mistress Trollope, en nous contentant de jeter un fd entre ses narrations. S'il arrive que ses peintures soient parfois ou fausses ou exagérées , nous pensons en avoir assez dit dans nos pré- cédens articles , pour prémunir le lecteur contre ces exagérations et ces erreurs. Nous croyons à la bonne foi et au bon sens de mis- tress Trollope; mais nous croyons aussi à ses préjugés et aux

' Domestic maiiners of the Americans , by mistress Trollope. Voyez les livraisons du i6 juin et du i" juilUt.

68 REVUE DES DEUX MONDES.

bornes de son esprit. Nous croyons surtout qu'un grand peuple ne peut être jugé sur la déposition d'un seul témoin, et Dieu merci, l'Amérique ne manque parmi nous ni de sympathies ar- dentes, ni de défenseurs éloquens. La république des Etats-Unis a succédé dans nos admirations à la république de Lacédémone, et toutes les républiques seront toujours en bonne réputation parmi nous; ceci est dans notre génie et dans notre mission; j'engage beaucoup les républicains à se fier à cette tendance, et à ne pas trop s'inquiéter des coups d'épingle d'une femme : cela ferait peu d'honneur à leur galanterie et à leur prévoyance.

le peuple est souverain , toute autorité doit émaner de la sienne, et par conséquent chaque fraction du pouvoir, depuis la plus petite jusqu'à la plus grande , être déléguée par lui. De l'élection tous les jours et partout, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre ; et comme en vertu du principe de souveraineté , tous les citoyens participent au droit d'élire , on peut dire que l'Amérique n'est qu'une vaste salle électorale , et la vie de chaque Américain, une élection perpétuelle. Rien au monde ne peut être plus ennuyeux pour un ami de la paix , que cet éternel mouve- ment; mistress Trollope en est malheureuse, et cependant ne peut y échapper.

« Même dans le village retiré nous passâmes la belle saison , dit- elle , nous ne fûmes pas à l'abri de la fièvre électorale qui parcourt e( tourmente sans relâche toutes les parties du pays. Quand l'Aniériquci réunirait tous les agrémens que la nature et la société peuvent offrir, cette mononamie d'élection sulfirait pour me la rendre insupportable- elle envahit toutes les conversations, elle aigrit tous les caractères, en substituant partout les jugemens de l'esprit de parti à ceux du bon sens; en un mot, elle infecte et corrompt toutes les relations sociales. »

En effet, toute élection est accompagnée d'un certain nombre de circonstances qui en sont inséparables, et auxquelles il fau( savoir se résigner en considération de la chose elle-même. Touti la sagesse des lois et toute la vertu des hommes ne feront jamai> qu'une élection de ville ou de village , de député ou de garde-cham- pêtres, puisse être dégagée de ces circonstances qui sont comme la

MOEURS DES AMERICAINS. 6r)

loi du phénomène. Ecoutons mistress Trollope, et notons en pas- sant la mobilité essentielle au régime démocratique.

« Lorsqu'un candidat se présente pour une fonction quelconque, son parti le revêt de toutes les vertus et de tous les lalens. Il est prêt à arra- cher les yeux aux hommes du parti opposé , et souvent on en vient dans les états du sud, le soleil donne plus d'énergie aux passions. 3Iais à peine cet homme si prôné est-il é!u, que toutes ses vertus , tous ses lalens s'évanouissent , et sauf le petit nombre des électeurs qu'il place dans ses bureaux, tous les autres se mettent aussitôt en mouve- ment pour l'élection de son successeur. Lorsque j'arrivai en Amé- rique, M. Adams était président, et il était impossible de révoquer en doute, même à s'en tenir à l'opinion de ses ennemis, qu'il ne fût très- propre à honorer ces hautes fonctions : le seul reproche que j'aie depuis entendu faire contre lui, c'est qu'il était beaucoup trop gentilhomme. Toutefois, un nouveau candidat devait être mis en lumière, et M. Adams fut écarté, sans autre raison à moi connue que celle-ci qui n'en est pas une, à savoir qu'il était mieux de changer. Le cri n Jackson for ever » fut donc poussé à outrance par la majorité des électeurs, ivres ou non ivres , jusqu'à ce qu'il fût élu ; mais à peine le fut-il, qu'en vertu du principe qui l'avait porté au pouvoir, le vœu de l'opinion tourna, et l'on n'entendit plus qu'un cri : Clay for ei>er ! Clay for ever l »

Le respect des magistrats élus pour le peuple électeur, et l'ir- révérence du peuple électeur pour des magistrats éphémères qui n'ont d'autorité que par lui , sont une autre conséquence du prin- cipe électif. Nous avons vu comment le laitier de mistress Trol- lope parlait des représentans au congrès , et comment le président de la république était traité par les mariniers du bateau à vapeur. A'oici de quelle façon respectueuse un percepteur, eu Amérique, invite les contribuables à payer l'impôt; cette sommation sous forme d'homélie est curieuse.

AYIS AUX CONTRIBUABLES.

« Les personnes qui ne m'ont point encore payé les taxes sont ins- tamment priées de le faire d'ici au lei décembre prochain. Je les y ai déjà invitées bien des fois par avertissement et autrement, mais avec peu de succès. Aujourd'hui le moment est venu oîi ma situation exige que je sois immédiatement payé de ce qui m'est dû. Je prie les con- ÏOME VIII. 5

"O nCVUK DES DliUX MONDES.

tiibuables de considérer qu'il m'est impossible de verser le montant des taxes, et de rembourser les sommes qu'il m'a fallu emprunter, si je ne les recouvre pas de ceux qui les doivent. Je ne saurais imaginer la raison pour laquelle ceux sur qui les taxes sont impo.sées , négligent de les acquiter. A en juger par la négligence d'un grand nombre, on croirait qu'ils pensent que c'est pour moi que je les perçois , ou que j'ai assez de fortune pour les payer à moi seul , oîi que je puis attendre jus- qu'à ce qu'il leur soit commode de le faire eux-mêmes. Ce n'est pas pour moi que je perçois les taxes, et je ne suis pas assez riche pour les ac- quitter à moi seul; je ne suis chargé que de les recueillir. Il m'en coû- terait beaucoup d'être obligé, pour les recouvrer, de recourir à l'autorité que me donne la loi. Il me semble que ce devrait être le premier souci d'un bon citoyen de payer ses impôts, car c'est par que le gouver- nement est soutenu. A quoi servirait que les taxes fussent assises , si elles n'étaient pas perçues? Comptez donc que je procéderai selon la loi pour y parvenir, et gouveruez-vous en conséquence.

John Spencer, collecter.

P. S. MM. St- Clair et Dunn partent pour Indianapolis, le 27 du courant : je prie tous ceux qui pourront me payer d'ici de le faire» afin que je puisse m'acquitter autant que possible, et m'éviter, en partie du moins, l'amende de 21 pour cent dont je serai frappé après le 8 dé- cembre prochain. »

A en croire mistress Trollope , les lois en Amérique ne seraient guère plus respectées que les magistrats; il est vrai que ces deux choses se tiennent d'assez près. Entr 'autres passages, nous citerons le suivant.

« Quant à leur incomparable liberté , je ne la comprends pas davantage. Leurs common laws sont copiées des nôtres, et la seule différence, c'est qu'en Angleterre elles sont respectées , tandis qu'en Amérique elles ne le sont pas.

« Je ne dirai rien de la police des villes de la côte ; je la crois bien faite : celle de New-York du moins a cette réputation ; mais hors du rayon des villes, le mépris de la loi est si grand, qu'en le signalant je n'ai pas l'espérance d'être crue. L'injure, l'outrage, le vol, le meurtre même, sont journellement commis sans le plus léger essai de répression légale.

« Pendant l'été que nous passâmes au Maryland , nos promenades se

^'/^ 'y:^<tei.

■MOr.VlRS DES AMKRICAI.NS.

trouvaienl souvent circonscrites dans un étroit rayon, par l'avis de nos amis qui connaissaient le pays. Quand nous en demandâmes la raison , on nous répondit : « Il y a une auberge sur la route , et il ne serait pas prudent de pousser jusque-là. »

« Le canal de la Chesapeak à l'Ohio passait à quelques milles de l'ha- bitation de mistress S.. .. Il arriva deux fois, durant le séjour que nous y fîmes, que des cadavres furent trouvés dans le voisinage; on par- lait de ces événemens comme de choses très-ordinaires. Un jour que je demandais des détails: « Oh! probablement il a été assassiné, me dil- » on ; ou peut-être est-il mort de la fièvre du canal ; on dit au reste que » le cadavre porte des marques de strangulation. » Aucune enquête ne fut ordonnée, et la sensation ne fut pas plus grande que si le cadavre trou vc eût été celui d'un mouton. »

Cette négligence dans la répression des délits et des crin es vient de plusieurs causes; mistress Trollope signale d'abord la facilité avec laquelle les coupables échappent aux poursuites de la loi.

« L'abondance des subsistances et la rareté des exécutions sont deux textes favoris sur lesquels la vanité des Américains se plaît à s'appuyer pour prouver la supériorité de leur pays sur l'Angleterre. Que ce soient deux très-bonnes choses, j'en conviens, mais je ne saurais admettre la conséquence. Il est aisé de faire rendre à un territoire vaste et fertile, de quoi nourrir abondamment une faible population; et dans un pays les mauvais sujets savent qu'après avoir fait un mauvais coup il suffira qu'ils se transportent à quelques milles, pour trouver , ailleurs comme chez eux , du bœuf et du wiskey en abondance , sans le moindre danger d'y être suivi par la loi , il n'est pas extraordinaire du tout que les exé- cutions soient rares. »

Mais celte négligence tient beaucoup aussi au respect qu'ins- pire l'individu dans un pays l'individu joue un si grand rôle.

« Pendant mon séjour à Cincinnati, dit mistress Trollope, un meurtrier fut pris , mis en jugement et condamné à mort. L'instruction prouva que, quelques années auparavant , il avait assassiné sa femme et son enfant à la Nouvelle-Orléans ; mais ce crime n'avait point attiré l'attention de la justice. Le nouvel attentat qui l'avait mis entre ses mains était le meur- tre d'une seconde femme, et le principal témoin était son propre fils.

r2 REVUE 1>ES DEUX. MONDES.

«Jamais homme blanc n'avait encore été exécuté à Cincinnati; et le jour de rexéculion arrive , la sensation produite dans le pays par un événement aussi étrange avait fait accourir dans la ville de soixante milles à la ronde.

«Toutefois quelques personnes avaient conçu des doutes sur le droit de la société de donner la mort à un homme, et avaient adressé une pétition au gouverneur de l'état d'Ohio pour une commutation de peine. Le gouverneur résista quelque temps, ne voulant pas empê- cher l'exécution de la sentence du tribunal qui avait jugé ; mais à la fin, effrayé de la situation tout-à-fait nouvelle dans laquelle il se trouvait , il céda à l'imporlunilé du parti presbytérien , qui n'a- vait cessé de le tourmenter, et expédia un ordre au shérif. Cet ordre toutefois ne prescrivait pas la commutation de la peine; le shérif devait demander au condamné si cette commutation lui convenait; et, dans le cas seulement d'une réponse affirmative, il devait, au lieu de le pen- dre , l'envoyer dans la prison pénitentiaire. Le shérif se rendit donc auprès du criminel, et lui fit la proposition. Celui-ci lui répondit : « Si quelque chose pouvait me déterminer à accepter votre offre, ce serait l'espérance de vivre assez pour tuer mon chien de fils ; cependant je n'en veux point, et vous aurez, monsieur le shérif, la bonté de me pendre. )>

« Le digne sliérif sur qui retombait la mauvaise commission d'exécuter le condamné, n'épargna rien pour l'engager à signer l'acte de commuta- tion qu'il lui présentait : mais tous ses efforts furent inutiles ; il en fut pour ses frais d'éloquence.

« Le jour de l'exécution arriva donc. Le lieu elle devait se faire était le penchant d'une colline , la seule qui fût défrichée dans le voisinage de la ville, et long-temps avant l'heure fixée, nous la vîmes entièrement couverte par une immense multitude d'hommes, de fem- mes et d'enfans. A la fin , l'heure arriva ; on vit la fatale charrette s'avancer et gravir lentement la colline ; un silence solennel succéda au bruissement. de la multitude; le criminel monta sur l'échafaud , et le shérif le pria de nouveau de signer l'acceptation de la commutation ; mais il repoussa le papier avec mépris , et cria d'une voix forte : « Qu'on me pende ! »

. « Midi était l'heure fixée pour couper la corde. Le shérif était debout , sa montre dans une main et un couteau dans l'autre. L'heure sonna , et la main était levée , lorsque le patient s'écria brusquement : « Je signe. y> Il fut mené en prison au milieu des cris, des risées et des plaisanteries de la foule. »

MOEURS DES AMERICAINS. "j .}

Le passafje suivant prouve que c'est encore moins la vie de l'iioni- me que celle de l'Américain, qui excite le respect du magistrat.

« Pendant que j'étais à Philadelphie, l'attention publique fut vivement excitée par la situation de deux criminels condamnés à mort pour avoir arrêté et volé la malle-poste de Baltimore. Comme la peine capitale est rare en Amérique , la prochaine exécution de ces deux personnages était le sujet de toutes les conversations. Un gentleman qui mangeait à notre table d'hote nous apprit un fait qui augmenta cet intérêt. Un des deux condamnés avait déclaré à l'ecclésiastique qui allait le visiter en prison, qu'il était certain de sa grâce, et rien de ce qu'avait pu lui dire ce der- nier pour le désabuser de ce qu'il considérait comme une illusion , n'a- vait ébranlé sa conviction. Pendant plusieurs jours, la conversation roula sur ce fait dont l'exactitude ne tarda pas à se confirmer , et bien- tôt on commença à conjecturer que l'espérance du criminel pouvait bien n'être pas sans quelque fondement. Ces diseussions m'apprirent que l'un des condamnés était Américain et l'autre Irlandais , et que c'était le pre- mier qui avait une conviction si forte qu'on ne le pendrait pas. Quelques- uns de nos habitués soutenaient la thèse que , si l'un était pendu et que l'autre ne le fût pas , l'exécution du pi-emier serait un meurti-c et nul- lement une exécution légale. Un point admis comme constant dans ces discussions , c'est que presque tous les hommes de couleur blanche exé- cutés depuis la déclaration d'indépendance des États-Unis avaient été des Irlandais. Je n'avais aucun moyen de vérifier l'exactitude de ce fait; tout ce que je puis dire, c'est qu'il n'était point contesté. J'ajoute que dans le cas particulier dont il s'agit, l'Irlandais fut pendu et l'Amcri- cain gracié.»

Du reste, la détenlioa solitaire qui est ordinairement suLsti- lue'e à la peine de mort , est aux yeux de mistress TroUope un cliâtiment plus terrible eucore.

«Nous visitâmes à Washington la maison pénitentiaire qui venait d'être terminée: elle est destinée à recevoir les criminels condamnés pour la vie à la détention solitaire. Le spectacle d'une prison ordinaire produit une impression agréable, quand on la compare à celle qu'on éprouve en visitant ces effrayiuites cellules. Il n'y a point de miséricorde à subs- tituer une telle peine à celle de la mort, et pour trouver un motif légi- time de préférence, il faut l'aller chercher dans la plus grande terreur que la détcnlion solitaire produit sans doute sur les citoyens. Sur cent créatu- res humaines qui auraient subi pendant une année seulement cette terrible

n^ REVUE UJiS DKUX JilONUES.

peine, il n'en est pas une qui ne préférât une mort immédiate à la cer tilude de la subir pour la vie. J'avais écrit une description de ces hor- ribles cellules , mais celle qu'en a donnée le capitaine Hall est si exacte et si claire , qu'il serait superflu que je l'insérasse ici.»

La susceptibilité d'indépendance qu'engendi-e la démocratie est bien représentée dans le passage suivant :

« Tous les débats du congrès auxquels j'ai assisté roulaient sur un seul point , l'entière indépendance de chaque état par rapport au gouverne- ment fédéral. Cette jalousie d'indépendance me paraît une des passions les plus étranges qui se soit jamais emparée de l'esprit humain. Je n'ai point la prétention de trancher la question politique à laquelle elle se rattache ; je ne parle que de la singulière impression que produit le spectacle d'une assemblée dans laquelle chaque membre , l'un après l'autre, se lève impétueusement, pour déclarer que la plus grande in- jure, la plus criante injustice, la plus odieuse tyrannie qu'on puisse commettre ou exercer à l'égard de l'état qu'il représente, c'est de voter quelques millions de dollars pour y faire des routes , pour y dessécher des marais , pour y introduire une amélioration quelconque.

« Pendant mon séjour à Washington , on s'entretenait beaucoup de la non-réélection d'un membre du congrès qui, sous tous les rapports , était un des hommes les plus estimés de la chambre. Le crime qui avait fait perdre à ce gentilhomme les voix de ses meilleurs amis et de ses plus chauds admirateurs était d'avoir voté une somme sur le trésor public pour le dessèchement d'un marais qui répandait la fièvre et la mort dans un district de l'état qu'il représentait. «

Une extrême défiance des fonctionnaires qu'ils emploient , est un autre caractère des gouvernemens républicains qu'on retrouve en Amérique.

« La pureté du caractère américain , conséquence évidente de la pureté du gouvernement américain, est matériellement démontrée à la secré- tairerie d'état, par la cclîeciiou de toutes les bagues, tabatières, et autres présens ofïerts aux envoyés américains par les différens souve- rains de l'Europe, depuis la déclaration d'indépendance jusqu'à nos jours. Le but de la loi qui impose aux diplomates américains U; devoir ([e déposer ainsi à la secrétaircric d'état les présens qu'ils peuvent re- cevoir, nous fut expliqué. La république a voulu les sauver de la ten- tation de se laisser corrompre, et se préserver elle-même des conséquen- ces de cette corruption. 11 nie semble qu'il serait plus simple denecon-

MOEDRS DES AMERICAINS. 7^

fier de pareilles fonctions qu'à des hommes naturellement supérieurs à l'attraction que peut exercer une tabatière ou une bague. Mais ce sont les afifaires de la république, et sans aucun doute, elle les entend mieux que moi.j>

Mistress Trollope s'attache beaucoup à mettre en lumière les principaux traits du caractère national des Américains. Elle place au premier rang la vanité , probablement parce que c'est le défaut dont elle a le plus souffert, et comme Anglaise et comme femme. Parmi les exemples qu'elle en donne, nous ne citerons que les plus plquans.

o II existe au fond du cœur de tout véritable Américain une insurmon- table aversion pour tout ce qui est Anglais ; ce sentiment perce à tout propos; il se glisse même dans les relations les plus amicales, mais le plus souvent c'est sous une forme plus comique qu'offensante.

« Un jour on me disait : « Je ne comprends pas comment vos ministres ne se pendent pas après l'issue de la guerre qu'ils nous ont faite. Cette guerre a ruiner l'Angleterre , car elle a été sur le point de nous ruiner nous-mêmes.

«Un autre jour on me disait : « Je commence à comprendre un peu mieux votre mauvais anglais; mais je ne l'entendais pas du tout lorsque vous êtes arrivée; et c'était tout simple, car tout le monde sait que la prononciation de Londres est la pire qu'il y ait au monde. C'est une chose élrange que toutes les personnes qui habitent Londres placent \'h il n'est pas et ne le placent pas il est. »

« Je fus assez perfide pour demander à la dame qui me disait cela, si elle trouvait que je piononçasse ainsi.

« INon , me dit-elle , avec un sourire complaisant, vous ne le faites pas; mais il est aisé de voir la peine que vous prenez à cet égard. \ous avez vu combien cette faute nous choquait, et vous vous êtes eftorcéc d'apprendre notre prononciation. »

« Un soir une de mes amies m'efl'raya presque , en me disant d'un ton moitié atïecteux moitié compatissant : « Comment pouvez-vous vous ré- soudre à retourner en Angleterre , et à reconduire vos enfans dans un pays vous savez assez qu'on ne fait pas plus de cas de vous et d'eux que de la poussière des rues? »

« Je la suppliai de vouloir bien s'expliquer.

« ^Vous savez, me dit-elle, que je ne voudrais pour rien au monde vous faire de la peine ; mais le fait est que nous autres Américains, nous en

"jG REVUK VUS DEUX MONDES.

savons plus que vous ne pensez ; et certainement si j'étais eu Angleterre, je ne voudrais voir que des lords ; j'ai toujours fait partie en Amérique de la plus haute société, et si je voyageais, je voudrais qu'il en fût de même ailleurs. Ce n'est pas à dire que je ne vous allasse pas voir si j'étais à Londres, mais enfin voire mari n'est pas un lord, el je sais fort bien comment vous êtes traitée dans votre pays. »

« Il m'arrivait rarement de contredire de pareilles idées ; je trouvais plus commode et infiniment plus amusant de les laisser passer. Du reste j'y aurais perdu mon temps; je ne me souviens pas d'avoir jamais ren- contré un Américain qui ne pensât de bonne foi en savoir plus long que moi sur mon propre pays.

« Sur le sujet de la gloire nalionnale , je crois avoir subi plus que ma part d'allusions; étant femme, je n'étais pas reçue à opposer des objections à leurs fanfaronnades. Une dame, ardente patriote , fit preuve un jour d'une grande délicatesse à mon égard ; car comme quelqu'un parlait de la Nouvelle-Orléans , elle l'interrompit en disant : « Je désire que vous ne parliez pas delà Nouvelle-Orléans; » puis se tournant vers moi , elle ajouta avec une grande amabilité : « Il doit être si pénible pour vous d'entendre prononcer le nom de cette ville ! »

« Mais le sujet favori, le sujet constant, le sujet universel des railleries américaines , c'est notre stupide attachement pour les choses anciennes. S'ils avaient reçu du ciel une étincelle de ce qu'on appelle esprit , je suis persuadée qu'ils nous donneraient le surnom de ma grand' mère l'An- gleterre, car le ton queprennent les jeunes gens en parlant d'une vieille femme tombée en enfance, est préciséme;:t celui que prennent les Amé- ricains en parlant de nous ; et c'est ainsi qu'ils se consolent de la nou- veauté désolante de tout ce qui les entoure.

« -^Je m'étonne toujours que vous ne soyez pas malades de rois, de chanceliers, d'archevêques, et de tout votre bagage de longues perruques et de vieilles broderies, » me disait un malin gentilhomme, avec un bâillement affecté ; « je proteste que les noms seuls de toutes ces choses suffisent pour m'endormir. »

« Il est amusant de voir combien leur semble flatteuse l'idée qu'ils sont plus modernes et plus avancés que l'Angleterre; notre littérature clas- sique, nos anciennes familles, nos nobles institutions, tout cela n'est à leurs yeux qu'un débris des siècles de ténèbres.

« J'eus un soir une longue conversation littéraire avec un gentilhomme de Cincinnati , qui passait pour un des hommes les plus éclairés et les plus savans de la ville. Ce qu'il y a de sûr du moins , c'est qu'il avait le sentiment de sa supériorité, et ne doutait en aucune manière de ses

MOEURS DES AMÉRICAINS. ']']

droits à être écouté sur tout ce qui louchait à la littérature et aux arts. Je ne saurais décrire l'air avec lequel il voulut bien condescendre à cau- ser avec moi de quelques-uns de nos poèlcj: comme c'était la première fois que je rencontrais un Américain qui parlait littérature , je lui ac- cordai toute mon attention. »

Nous ne citerons que quelques traits uc celte conversation.

« li n'avait, dit mistress Trollope , qu'une connaissance très-imper- faite de nos auteurs ; mais sescriliques étaient fort amusantes. J^ lui parlai de Pope. «Il est si entièrement passé, me répondit-il, qu'il y a de la pédanterie chez nous à le nommer. »

«Au nom de Dryden, il sourit; et ce sourire disait aussi clairement qu'un sourire peut dire quelque chose : « La bonne vieille femme ! elle radote ! « Cependant il eut ia politesse de me répondre : « Nous ne con- naissons Dryden que par des citations, madame, et encore ces citations ne se rencontrent-elles que dans des livres qu'on ne lit plus depuis long temps. »

Et Shakespeare, monsieur?

Shakespeare , madame, est un auteur obscène; et, grâce à Dieu, nous sommes assez avancés 2>our l'estimer à sa juste valeur. Si nous tolé- rons encore les représentations théâtrales , au moins voulons-nous que le drame porte l'empreinte de la civilisation avancée de notre époque et de notre pays. »

« Un jour, dit ailleurs mistress Trollope, je me trouvais au milieu d'une société de dames parmi lesquelles étaient une ou deux jeunes filles; leur curiosité l'emportant sur leur patriotisme , elles me faisaient une foule de questions sur l'étendue et les merveilles de Londres ; je m'efforçais de les satisfaire , en leur donnant d'aussi exactes descriptions que je pouvais, lorsque nous fûmes brusquement interrompus par une respectable dame qui s'écria; « Taisez-vous, petites filles, et laissez « Londres. Si vous voulez savoir ce que c'est qu'une belle ville , allez « à Philadelphie ; quand mistress Trollope y aura été , elle avouera elle- « même qu'elle mérite mieux qu'on en parle , que cet informe amas de « maisons sales et de rues poudreuses qu'on appelle Londres. »

« A deux reprises différentes, on déploya devant moi un atlas, afin de me convaincre, par mes propres yeux, combien mon pays était peu de chose. Jamais je n'oublierai la gravité avec laquelle la dernière fois, un digne gentilhomme tira de sa poche son porte-crayon gradué , et me dé- montra, par une opération d'arpentage, que toutes les possessions de l'empire britannique n'égalaient pas les Élals-LTnis en étendue, .l'oublie-

•j8 UEVUIi DtS DEUX MONDES.

rai encore moins l'aii- de supériorité satisfaite avec lequel, la démouslra- lion finie , il plaça son pied sur le marbre de la cheminée , et se mit à siffler le Yanhee doodle. »

On comprend aisément que cette exclusive préocupalion d'eux- mêmes , et ce mépris pour tout ce qui est étranger, fassent des Américains un peuple peu aimable. Ainsi l'a trouvé notre voya- geuse , qui s'en plaint en mille endroits.

« Le défaut d'intérêt , de sensibilité , de chaleur d'ame pour tout ce qui ne touche pas immédiatement à leur intérêt particulier, est univer- sel parmi les Américains, et paralyse toute espèce de conversation. Tout l'enthousiasme de l'Amérique est concentré sur un seul point, son éman- cipation et son indépendance ; à cet égard , rien ne peut surpasser la viTacité de ses sentimens. L'Amérique ressemble à une jeune mariée, qui n'a d'yeux , d'oreilles et de cœur que pour son mari , et pour qui le reste est indifférent. La lune de miel n'est pas encore écoulée ; quand elle le sera , l'Améiique apprendra peut-être la coquetterie , et saura mieux se rendre aimable aux autres nations. »

Après la vanité, l'amour de l'argent est, aux yeux de mistress Trollope , le trait le plus saillant du caractère américain : elle dé- veloppe fort au long, et les causes qui rendent aux Etats-Unis cette passion si universelle et si ardente, et toutes les conséquences bonnes et mauvaises qu'elle engendre. Nous allons extraire quel- ques passages de son livre sur ce sujet important.

« Je ne partage pas , dit quelque part mistress Trollope , l'opinion de ceux qui regardent Cincinnati comme une des merveilles du monde; mais quand on songe que le sol oii elle s'élève était encore une forèl vierge il y a trente ans, on ne peut s'empêcher d'admirer son étendue et son importance. Cette ville croît, pour ainsi dire, à vue d'œil , et chaque mois ajoute à sa grandeur et à ses richesses.

« En cherchant la cause de celte rapide transformation d'un repaire de bêtes sauvages en une cité populeuse , les économistes indigènes n'hési- tent pas à en faire honneur aux institutions républicaines. Mais, sans être profonde en ces matières, j'en trouve une explication plus naturelle dans le double fait de la nécessité du travail , et de l'impossibilité delà paresse en un tel pays. Pendant un séjour de près de deux ans que j'ai fait à Cin- cinnati, je puis dire que je n'y ai jamais vu ni un mendiant, ni un liommc assez aisé pour se livrer au repos. Toutes les abeiilcs de cette

MOEURS DKS AMÉIUCAI-NS. 7i;)

Irlande ruche sont incessamment en quête de ce miel d'Hybla qu'on appelle argent, et nulle distraction de science ou de plaisir ne vient les détourner un moment de cette ardente poursuite. Qu'on ajoute à cette concentration ile toutes les facult(5s vers un seul but, l'esprit d'entreprise et la sagacité qui distinguent les Américains ; qu'on y ajoute surtout une absence de probité qui le dispute atout ce qu'on raconte des rusés habitans du York- shire , et l'on comprendra sans peine les effets qui en résultent.

« Rien ne saurait, dit-elle ailleurs, surpasser l'activité et la persévé- rance des Américains dans toute espèce de métier, de spéculation et d'en- treprise qui peuvent donner un bénéfice pécuniaire. J'ai entendu dire à un Anglais qui avait long-temps résidé aux Etats-Unis , que jamais il n'avait surpris deux Américains causant ensemble dans la rue , sur la grande route ou au milieu des champs , au théâtre , eu café , ou dans l'intérieur d'une maison , sans que le mot de dollaine lût venu frapper son oreille. Une telle unité de but , une telle sympathie de scntimens ne saurait, je crois, se rencontrer ailleurs, si ce n'est peut-être dans le iiid d'une fourmi. L'effet est conséquent à la cause. L'éternelle contemplation de ce but sor- dide doit rétrécir l'esprit, et ce qui est pire encore, endurcir la con- science. Je ne sais rien qui prouve mieux la dégradation morale engendrée par cette avidité universelle et continue , que la manière dont les Améri- cains parlent de leurs corapaîriotes des états du nord. Tous conviennent que ces états présentent un développement admirable d'industrie et de prospérité , et ils ne cessent de les citer quand ils veulent faire l'éloge de leur incomparable pays. Et, toutefois, je n'ai jamais rencontré un seul Américain , à quelque partie de l'Union qu'il appartînt , qui ne repré- sentât les habitans de ces mêmes étals comme les plus rusés , les plus artificieux, les plus cupides et les plus fourbes des hommes. Les Ya/ikecs, c'est le nom spécial qu'on leur donne, s'attribuent à eux-mêmes ces excellentes qualités, et se vantent, avec un sourire de complaisance, qu'aucun peuple de la terre ne peut lutter avec eux dans l'art défricher eu affaires. Je les ai entendus raconter sans rougir des traiis d'habileté de leurs amis et connaissances, qui suffiraient parmi nous pour bannir a jamais leurs héros de la société des honnêtes gens; et tout cela était dit avec une simplicité qui laissait douter si le narrateur lui-même savait ce que signifiaient les mots d'honnêteté et d'honneur. Cependant les Amé- ricains se proclament hautement le peuple le plus moral de la terre ; en conversation , dans les journaux , à l'église, j'ai entendu partout ré- péter cette assertion. J'ai passé quatre ans à en chercher avec conscience et bonne foi les fondemen?; , et mon opinion bien arrêtée est que la moyenne de la moralité américaine est de beaucoup inférieure à celle des peuples de l'Europe.

8o KËVUE DES DEUX MONDES.

Nous citerons encore le passa{>e suivant :

« Si je voulais consigner ici la dixième partie des actions peu délicates, que des Américains m'ont racontées de leurs concitoyens et de leurs amis , je suis persuadée que mes lecteurs suspecteraient ma véracité ; je ferai donc mieux de m'en abstenir. Mais je ue puism'empêcher d'expri mer une opinion dont quatre années d'observations attentives m'ont convaincue, c'est que le sens moral est moins développé dans la nation américaine que chez les peuples de l'Europe. Faites qu'un Américain soit parfaitement persuadé que son voisin est un malhonnête homme; j'ose af- firmer qu'il rompra avec lui, si toutefois il ne peut espérer aucun avan- tage de son amitié ; mais quant à la question de savoir ce qui constitue un malhonnête homme , il n'est presque pas un article du Décalogue sur lequel vous ne trouviez son opinion infiniment plus indulgente que la nôtre; en un mot, sa conscience est plus obtuse, moins délicate et moins susceptible en tout ce qui concerne le juste et l'honnête.

« Cervantes a tourné en ridicule l'exagération des senlimens cheva- leresques ; mais il en a respecté l'esprit. Ce qu'il y avait de noble et de bon dans ces sentimens vit encore dans le sang européen , sons la puissante protection des habitudes, infiniment plus sûre que celle du bouclier etdel'épée. Peut-être n'est-il pas donné aux nations qui n'ont point passé par l'époque chevaleresque , d'avoir jamais cette délicatesse de moralité qu'elle nous a laissée. Assurément je ne regrette point la chevalerie errante, et je ne changerais pas la sauve-garde des lois contre celle du plus loyal champion qui ait jamais manié la lance ; mais je crois fermement que la susceptibilité d'honneur introduite par la cheva- lerie et qu'elle nous a léguée, est le meilleur antidode à l'influence abrutissante des triviales occupations de la vie commune ; et que l'ab- sence absolue de cette susceptibilité morale dans la race américaine est précisément ce qui la rend si indifférente pour cette vertu vulgaire qu'on appelle probité. »

L'histoire suivante d'un petit garçon qui, à dix ans, est déjà possède' de cet esprit de spéculation et d'épargne eminement amé- ricain , nous paraît plus propre cjue toutes les réflexions du monde à peindjece côté remarquable du génie et du caractère des habi- tans de l'Union.

« Il y avait dans le village une maison que sa pauvreté faisait remarquer; elle avait un si grand air de misère , que cela m'empêcha pendant long- temps d'y entrer. Un jour cependant informée que j'y trouverais des poulets et des œufs dont j'avais besoin, je me décidai à le faire. Je

MOEURS D.KS AMÉRICAINS. Ht

frappai, et, quand la porte s'ouvrit, je fus sur le point de renoncer à mon entreprise. Jamais pareil repaire de misère et de saleté n'avait frappé mes yeux. Une femme , vivante image de la malpropreté et de la fièvre , tenait sur son bras gauche un sale enfant , tandis que de la droite elle pétrissait de la pâte dans une huche. Une grande fille maigre , de douze aus, était assise sur nn tonneau , rongeant une croûte de pain. Quand j'eus dit l'affaire qui m'amenait , la femme me répondit : « Je n'ai ni poulets ni œufs à vendre; mais mon garçon en a, et en abondance. Holà ! Nick ! s'écria-t-elle en se tournant vers le haut d'une échelle qui se perdait dans une ouverture du plafond , descends ; voici une vieille femme qui a besoin de poulets. »

« Au même instant , Nick parut au haut de l'échelle ; je reconnus en lui un des principaux personnages d'une troupe de polissons que j'avais remarqués dans mes promenades, jouant aux billes dans la poussière, et jurant à qui mieux mieux ; il avait l'air d'avoir une dixaine d'années.

Avez-vous des poulets à vendre, mon garçon? lui dis-je.

Oui , et des œufs aussi, et plus que vous n'en achèterez.

» M'étant informé du prix, je me rappelai que c'était précisément celui que je payais au mai'ché ; mais au marché on me livrait les poulets tout plumés et tout prêts à être mis en broche. Je fis part de cette observa- lion à mon jeune commerçant.

Oh! si ce n'est que cela, me dit-il, je puis vous retrousser vos pou- lets tout aussi bien qu'on le fait au marché.

—Vous , Nick ?

Oui certainement, et pourquoi pas?

J'imaginais que vous aimiez trop les billes pour être capable de pareille chose.

»I1 me lança un regard moqueur : 'Vous ne me connaissez guère, dit-il; quand avez-vous besoin de vos poulets?

» Je le lui dis, et à l'hevire indiquée il me les apporta fort bien pré- parés. Depuis, je fis souvent affaire avec lui. Lorsque je le payais, il plongeait toujours sa main dans le gousset de son pantalon. Comme c'é- tait là sa caisse, je présume que la citadelle était mieux fortifiée que les ouvrages extérieurs de la place, lesquels tombaient en ruines. Il avait coutume d'en tirer plus de dollars, de demi-dollars et de menue monnaie que sa sale petite main ne pouvait en tenir. Cela excita ma curiosité ; et quoique j'éprouvasse un dégoût involontaire pour ce petit juif, il m'arrivait presque toujours de causer avec lui.

En vérité, Nick, vous êtes bien riche , lui dis-je un jour qu'il étalait avec son ostentation ordinaire son petit trdsor. Il se mit à sourire avec

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une expression qui n'était nullement enfantine, el il me répondit : « Ce serait une mauvaise affaire pour moi , si je n'avais d'argent que ce que j'en montre. »

«Je lui demandai comment il menait son coramerce.il me dit qu'il ache- tait des œufs au cent et des poulets à la douzaine , des charettes qui al- laient au marché et qui passaient devant leur porte; qu'il engraissait les poulets dans une cage qu'il avait construite lui-même, et qu'après il en tirait le double , et que pour les œufs ils lui donnaient aussi un bon bé- néfice, vendus à la douzaine.

Et donnez-vous l'argent à votre mère ?

Ah ! bien oui , me répondit-il , en me lançant un autre regard sour- nois de ses vilains petits yeux bleus.

Eh! qu'en faites-vous donc, Nick? Son visage me répondit très- franchement: Qu'est-ce que cela vous fait? mais sa bouche fut plus discrète, et il me dit d'une manière assez gracieuse : « Je le soigne, madame. »

« De quelle manière Nick avait-il gagné son premier dollar? c'est ce qu'on ne savait pas. J'appris que lorsqu'il entrait dans la boutique du vil- lage, la personne qui était au comptoir regrettait toujours de n'avoir pas deux paires d'yeux ; mais une fois ce dollar gagné , l'intelligence , l'activité , l'industrie avec laquelle il réussit à le faire croître et multi- plier, aurait été charmante de la part d'un de ces petits héros irlandais de miss Edgeworth qui aurait porté le profit à sa mère, mais était détestable dans la personne de Nick. Aucun sentiment humain ne sem- blait échauffer son jeune cœur, pas même l'amour de sa propre perîonne; car il n'était pas seulement sale et déguenillé, mais il avait l'air à demi mort de faim , et je suis sûre que la moitié de ses dîners et de ses sou- pers servaient à engraisser ses poulets.

« Je ne donne pas cette histoire de Nick, le marchand de poulets, comme une anecdote dont tous les traits soient américains ; la seule partie de cette histoire qui soit caractéristique de l'Amérique, c'est l'indépendance de cet enfant de dix ans. C'est un exemple, entre mille, du caractère avide , sec et calculateur que cette indépendance engendre. Selon toutes les probabilités, Nick deviendra très-riche, et rien n'empêche qu'il ne soit un jour président de l'Union. Je fus un jour si chaudement relevée pour avoir demandé si tous les citoyens américains étaient également éligibles à cette place , que je ne me hasarderai de ma vie à le révoquer en doute. ^>

L'auteur met sur le compte de cette aviditt' américaine

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la mesure qui a expulsé les tiùbus indiennes des territoires qui leur avaient été concédés dans quelques états de l'Union. Voici comment elle s'explique sur cette mesure, qui a donné lieu à de si vives discussions entre les ennemis de l'Amérique et ses dé- fenseurs.

« J'étais à Washington à l'époque la mesure d'expulser des terrains qui leur avaient été concédés , les derniers restes des tribus indiennes , fut adoptée par le congrès et sanctionnée par le président. Si l'on devait juger du caractère américain par la conduite de la nation en cette af- faire , certes on aurait peine à compter les sentimens d'honneur et de justice au nombre de ses élémens. C'est au milieu des Américains et par des bouches américaines que j'ai entendu repiésenter leurs procé- dés à l'égard des infortunés Indiens , comme le comble de la perfidie et de la déloyauté. Quelque choquée que j'aie été des mœurs et des habitu- des des Américains, j'ose dire que, si durant mon séjour parmi eux , j'eusse observé dans leur caractère national quelques traits qui justi- fiassent l'éloge qu'ils ne cessent de faire de leur amour pour la liberté et la justice , les jugemens de mon goût n'eussent fait aucun tort à ceux de ma raison, et je leur aurais accordé mon estime en leur refusant ma sympathie. Mais il est impossible, pour quiconque porte un cœur d'homme, de n'être pas révolté de la contradiction de leurs principes et de leur conduite. Ils déclament sans cesse contre les gouvernemens eu- ropéens , dont la tendance, à les en croire, est de favoriser le fort et d'opprimer le faible; allez au congrès , pénétrez dans les tavernes , as- sistez aux sermons de l'église et aux représentations du théâtre , vous entendrez cette prétendue tendance de nos gouvernemens, signalée, accusée , tournée en ridicule et analhématisée sous toutes les formes possibles. Et cependant considérez ce que fait ce peuple qui parle si bien; vous le verrez d'une main élever le bonnet de la liberté, et de l'autre fouetter ses esclaves ; vous le verrez le matin prêcher à la tribune les imprescriptibles droits de l'homme , et le soir , chasser de leurs foyers les enfans du sol qu'il s'était engagé à protéger par les traités les plus solennels.

« Pour rendre justice à ceux des Américains qui n'approuvent pas cette honteuse politique, je transcrirai ici un passage d'un journal de New- York qui prouvera qu'il se trouve des hommes aux Etats-Unis qui ont en horreur les impudentes et odieuses mesures arrêtées à Wasghinton en i83o.

« Nous ne connaissons rien , dit ce journal , qui touche de plus près

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« à la répnt.ition île justice et d'intégrité du caractère américain, quel'af- « faire des tribus indiennes de la Géorgie et d'Alabama , et spéciale- « ment des Cherokees dans le premier de ces deux états. L'acte adopté « par le congrès à la fin de la session complète le statut odieux et « tyrannique de la législation de Géorgie, et imprime une tache ineffa- » cable sur la politique des Etats-Unis, lesquels viennent de violer )> ouvertement leur foi, clairement engagée à plusieurs reprises dans une )> multitude de conventions et de traités plus solennels les uns que les » autres. »

« Ce qui rend plus déplorable l'expulsion des Indiens de leur terre na- tale , c'est qu'ils cédaient rapidement à la force de l'exemple; c'est qu'ils avaient renoncé à leur vie de chasseurs et à leurs habitudes vagabondes ; c'est qu'ils devenaient des agriculteurs laborieux ; c'est que le pouvoir tyrannique et brutal qui vient de violer à leur égard la foi des traités, ne les bannit pas seulement comme autrefois de leursjterrains de chasse , deleurs cantons de prédilection, du voisinage des ossemens ensevelis de leurs pères , mais bien de leurs maisons que leurs pi'ogrès vers la civili- sation leur avaient enseigné à rendre commodes et agréables; mais bien des champs qu'ils avaient labourés et dont ils étaient fiers ; mais bien des moissons qui couvraient ces champs et qui étaient les fruits de leurs sueurs. Et pourquoi cette odieuse injustice? Pour ajouter quelques mil- liers d'arcs de territoire à l'état à moitié désert qui les louchait !

Parmi les différens chefs d'accusation portésparnolre voyageuse contre les Américains , il n'en est point sur lequel elle insiste da- vantnge et revienne plus souvent que la grossièreté de leurs habitudes, elle défaut de politesse et d'élégance de leurs manières. Cette culture du goût qui non-seulement sauve la bonne société européenne de toute habitude grossière , mais encore répand je ne sais quelle fleur de délicatesse, plus aisée à sentir qu'à définir, sur tous les sentimens, sur toutes les actions , et jusque dans les mou- vemens et le langage d'un liomme bien élevé ; cette culture du goût n'existe pas en Amérique. C'est une des choses qui ont ren- du le plus désagre'able à mistress TroUope le séjour de ce pays: aussi y revient-elle à chaque instant. La rudesse des habitudes américaines la frappe d'abord dans la société du bateau à vapeur, sur lequel elle remonte le Mississipi.

« Les gentilshommes de la cabine, à en juger par leur langage , leurs manières et leur tournure, n'auraient certainement pas reçu ce nom en

MOEUllS DES AMÉniCAI.NS. 85

Europe. Mais aux lilres de colonel , de géiuTaJ , do major qu'ils se don- naient, nous reconnûmes bicnlôt rju'ils avaient des droits bien fondés à celte dési!;nation. Tant de diîjnités militaires réunies sur un lialcau m'cHonnaient, et quelque temps après je demandai à un Anglais de mes amis ce que cela signifiait; il me répondit qu'ayant fait le même voyage dans la même société, et ayant remarqué que parmi tant d'olftciers supé- rieurs ii ne se trouvait pas un seul capitaine, il en avait demandé la raison à un des passagers. « Oli! monsieur , lui avait répondu celui-ci , les capitaines sont sur le pont. »

« Le défaut absolu de politesse à table , la voracc rapidité avec laquelle les viandes étaient saisies et dévorées, l'étrange conslrnction des phrases, et la prononciation plus étrange encore, l'insupporlable crachement dont il était absolument impossible de préserver ses vêlemens, l'effrayante habitude de se servir do couteau en guise de fourchette et de renfon- cer jusqu'au manche dans la bouche, et l'habitude non moins effrayante de nétoyer ses dents avec un canif, tout cela nous fit sentir que nous n'étions point environnés des généraux, des colonels et des majors de l'ancien monde, et que l'heure du dîner ne serait pas pour nous, durant la traversée, une heure agréable.»

Elle retrouve la même (grossièreté au tliéàtie Je Ciiicinnali.

« Le théâtre était assez passable à Cincinnati , bien que la pauvreté des recettes ne permît pas un grand luxe de décorations. Mais ce qui était infiniment plus choquant que des décorations fanées, c'étaient la tenue et les habitudes des spectateurs. Leshommes paraissaient aux premières lo- ges sans habits, et j'en ai vu qui avaient les manches retroussées jus- qu'à l'épaule. Le crachement était perpétue! , et la double odeur des ognons et du wiskcy aurait fait payer trop cher le jeu même d'un Talma ou d'un Kemble.

« Quant à la conduite et au!t altitudes des honorables spectateurs , elle estparfaitementindescriplible. Lestalonsdes unsposés sur le bord des lo- ges , le dos des autres tourné du côté de l'auditoire, plusieurs étendus tout de leur long sur les banquettes, telles sont quelques-unes des postures variées que rencontre le bon goût des Américains. Le bruit était con- tinuel et de la nature la plus désagréable; au lieu de battre des mains pour applaudir, ils jettent des cris et exécutent des roulemens avec les pieds , et lorsque un accès de patriotisme les saisit , et que le chant de Vnnkee Dnodlc est demandé , on croirait que la réputation civique de cliaque spectateur dépend de la quantité» de bruit qu'il fait. »

TOMF. vni. 6

8G KF.\ LU. Dl'.S I>t:uX MONDKS.

Même cliO'^e dniis tous les tliéàtves de l'Union , même dan;» celui de Washington.

« On crachait continuellement , cl sur dix hommes il n'y en avaitpas un qui lut assis comme une créature humaine. Les pieds de l'un étaientpo- sés sur le bord de la loge, ceux de l'autre appuyés contre un des côtés. Par ci, par xui sénateur couvrait de son corps loute la longueur d'une banquette, et sur plusieurs points le devant des loges servait de sièges à ceux qui les occupaient.

« Je vis un beau jeune homme d'une mise très-recherchée , et qui était certainement un personnage de distinction, introduire ses deux doigts dans la poche de son élégant gilet de soie, en extraire délicatement ce que je n'ose appeler de son nom , et le déposer gravement au fond de sa bouche. »

Contentons-nous de dire que ces habitudes et celte tenue sont celles des juges dans les tribunaux, des représentans du peuple dans la salle du congi'ès , et des hommes de la meilleure société dans les salons, et hàtons-nous de laisser ces formes extérieures pour en venir au défaut plus intimedont elles ne sont que l'expres- sion la plus choquante , la grossièreté du goût lui-même , l'ab- sence de rafinement , comme dit mistress Trollope ; et là-dessus , laissons la parler, elle est sur son terrain, et dira beaucoup mieux que nous,

« Avant mon voyage aux États-Unis, je n'avais point l'idée du retour que l'impôt fait à ceux qui le paient , non-seulement sous forme de salaire de leur industrie, mais encore sous forme de jouissance et de plaisir. Si j'avais l'honneur de siéger au parlement d'Angleterre , au lieu de mettre les séditieux à la Tour, je les enverrais faire une promenade aux Etats- Unis. J'étais moi-même assez séditieuse à mon départ pour l'Amérique, mais je puis bien dire que je me suis trouvée complètement guérie avant d'avoir parcouru la moitié du chemin que j'y ai fait.

« Comme une autre, j'ai lu dans les livres de fort belles choses sur les besoins simples et peu nombreux de l'homme de la >iûfurc, et comme une autre j'ai admis, avec une foi implicite, cette belle maxime, que cha- que nouveau besoin qu'on acquiert est une nouvelle source de privation et de misère. Mais j'ose dire que ceux qui raisonnent là-dessus , dans les salons parfumés de Londres, ne sont point du tout en position d'en bien juger. Si les besoins physiques étaient nos seuls besoins, ce qui suffit à

MOEUUS DKS AMÉKICAINS. 8^

ranimai suliliiMiL à l'honimc , et Dieu ne nous .'-urait pas donné cran- Ires facilités qu'à lui. Mais il n'en est point ainsi; si nous cherchoiis (lequoi se compose une heure de plaisir, nous trouverons qu'elle est faile d'une multitude de sensations agréables, produites par une niultiludc d'impressions, qui ont ému successivement presque toutes les fibres de notre constitution. Quand ces fibres, pourn'avoir jamais été touchées, sont encore endormies , les choses qui nous entourent importent moins parce qu'elles sont à peine senties ; mais lorsque toute notre nature est sur pied, lorsque chaque nerf éveillé est comme une touche qui rend un son , alors tout nous importe, parce qu'il n'est rien qui ne puisse être pour nous une occasion de souffrance ou de plaisir. Que les créatures humaines qui en sont , se gardent bien de visiter les Etats-Unis , ou du moins que si elles y vont , elles ne s'y arrêtent que ce qu'il faut , pour mettre dans leur mémoire des images qui leur rendront plusdouci s par le contraste les habitudes de leur pays. Guarda e passa ( e poi ) ragionam' di lor.

« J'ai fait connaissance à Cincinnati avec les beautés de la vie simple , et je puis dire qu'elle m'était plus dés^gréable encore par ses effets sur les manières des habitans que par les privations personnelles qu'elle m'imposait. Jusque-là , je ne m'étais pas fait une idée de la foule des sensations agréables que donnent la demi - élégance et la demi -civi- lisation auxquelles sont parvenues les classes moyennes en Europe. A toute minute nous nous sentions choqués d'une foule de petites cho.scs trop futiles même pour être consignées dans ces pages frivoles, et qui venaient péniblement nous rappeler que nous étions loin de notre chère patrie.

«Tous les besoins physiques trouvent abondamment de quoi se satis- faire à Cincinnati , et à très-bon marché. Mais hélas! ce n'est qu'un bien petit chapitre dans l'histoire d'un jour agréable. Le défaut uni- versel et absolu de manières dans les deux sexes est si remarquable, ([ue j'étais constamment occupée à en chercher l'explication. Assurément il ne vient pas d'un défaut d'intelligence : j'ai entendu en Améri.'jue beau- coup de conversations lourdes et ennuyeuses ; mais ( sauf la classe tou- jours privilégiée des jeunes personnes ) je puis dire que j'en ai rarement entendu desottes. Les Américains ont l'intelligence î.ette etl'esprit actif: s'il? sont ignorans, c'est plutôt sur les sujets qui n'ont qu'une valeur con- ventionnelle que sur ceux qui ont une importance réelle. Mais il n'y a ni charme ni grâce dans leur conversation ; à peine durant tout mon séjour parmi eux ai-je entendu une phrase élégamment tournée et correctement prononcée, snrtirdc la bouche d'un Américain : il y avait toujours, soi

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dans l'expression, soit dans l'accent, quelque chose qui blessait le sen- timent et choquait le goût.

'I Lapuelle vaut le mieux d'une personne qui a besoin d'élégance dans les manières et les habitudes de la société qui l'entoure, ou d'une autre qui est incapable delà sentir? c'est ce que je ne prétends pas dé- cider : mais ce qu'il y a de sûr , c'est qu'en Amérique , cette politesse qui consiste à ne pas laisser voir les sentimens de notre nature qui peuvent être désagréables aux autres, est complètement inconnue; on ne la rêve pas même. La vie matérielle est très-confortable dans les grandes villes; on y rencontre même quelque luxe. A n'en juger que par le dehors , ces villes sont, comme Londres et Paris , de vastes associations d'êtres actifs et intelîigens. Mais de près et sous le rapport moral , la différence est prodigieuse. Et que quelque Américain raisonnable (comme les Etats- Unis en renferment des millions) , ne vienne pas me demander ce que je veux dire par là? Il me serait difficile, probablement impossible de le lui expliquer : mais en revanche, il n'existe pas un seul Européen qui, après avoir visité l'Union, trouve la moindre difficulté à me comprendre. Je ne suispointun juge compétent des institutions politiques de l'Améri- que, et si je me hasarde de loin en loin à faire une observation sur leurs ef- fets , c'est en passant et comme une femme qui peut bien dire ses im- pressions, mais qui n'a point la prétention de les justifier. Mais les na- tions ozit une physionomie dont les femmes sont aussi bons juges que les bomraes, et on peut s'en rapporter à elles sur tout ce qui constitue la forme exlérieurc de la société.

« Le capitaine Hall nous dit que si on lui demandait ce qui con- stitue la différence entre un Anglais et un Américain, il répondrait, le défaut de loyauté. Cette réponse est celle d'un brave et loyal marin. Que si l'on me faisait la même question, la mienne serait : C'est le défaut d'e- le'gance.

«Si les Américains se résignaient à être ce qu'ils sont, et accep- taient francliement la vie toute unie des Suisses aux jours de leur pit- toresque simplicité (et remarquons cependant que les Suisses alors ne chiquaientpoint), ilseraittout-à-fait absurdeet de mauvais goùtdeles cri- tiquer. Mais il n'en est point ainsi. L'Américain a la prétention d'être gentilhomme accompli, et déplus celle de l'êlrc à sa manière; car n'est- il pas libre? Et cependant s'il veut entrer en rivalité avec l'ancien monde , l'ancien juonde a un droit dont il use et dont il continuera d'user, celui d'examiner les titres du nouveau it cette prétention.

« Je n'ai rien à démêler avec les heures que les Américains consacrent aux affaires . je ne doute pas qu'ils ne les emploient d'une manière sage

MOEUKS DES AMERICAINS. 8^

et proiilable; mais quant aux heiucs de récréation , à ces heures qui s'écoulent pour nous dans les jouissances des plaisirs réunis de l'art et de la nature , à ces heures dont la présence de la beauté et l'élégance des manières rachètent les excès passagers; quant à ces heures, elles m'appartiennent, et j'ai le droit d'examiner co qu'en [ont les Améri- cains. Les dîners môme ne sauraient être comparés dans les deux pajs : des Américains m'ont dit qu'ils ne pouvaient y apercevoir aucune diffé- rence; mais d'abord il est très-rare qu'on dine eu société aus Etats- Unis ailleurs que dans les tavernes et les pensions bourgeoises ; et de plus , tout le plaisir se réduit à manger avec la plus grande rapidité pos- sible et dans le plus profond silence. Des Américains m'ont avoué que l'heure de la plus haute volupté gastronomique pour les hommes était celle un verre de genièvre ou de punch aux œufs puisait dans l'absence de toute contrainte, et par conséquent des femmes, son plus haut degré de saveur.

« Malgré tout cela, les Etats-Unis sont un beau pays , digue d'être vi- sité par mille raisons. Sur ces mille raisons , neuf cent quatre-vingt-dix- neuf sont tirées de ses mérites même; le millième pour moi est l'atta- chement plus grand qu'il m'inspire pour le mien. »

Mistress TroUope clierclic les cûuses de cette absence Je f,oùt et d'élégance, et la trouve dans le rôle subalterne, pour ne pas dire servile, auquel les femmes sont condamnées en Amérique, et principalement dans l'éloignenient leurs maris les tiennent de tous leurs plaisirs. Continuons de citer.

a Les dispositions pour le souper me parurent liès-siugulières et cajac- térisent éminemment le paj'^. Une table magniliquement servie dans une vaste salle attendait les hommes ; ils allèrent y prendre place. Les femmes restèrent dans la salle de danse, et bientôt on leur apporta à chacune une assiette. Elles conlinîtèrcnt de se promener tristement celte assiette à la main , pendant qu'on était occupé des hommes. A la i'in , des domestiques parurent avec des pyramides de sucreries , des gâteaux et des crèmes. Alors toute la troupe s'assit sur une iile de chaises placées le long des rains , et chacune faisant une ta'ole de ses genoux commença à manger d'un air triste et ennuyé.

« Le contraste de ces pauvres femmes abondonnccsel de leur maigre souper, avec le splendide festin et la salle éclatante de lumières réservée aux hommes , était aussi absurde que comique.

«J'appris que je ne devais attribuer cet arrangement ni à des vues d'é-

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ronomie, ni au défaut d'une saile assez vaste pour contenir toute la société. La seule raison qu'on m'en donna , c'est qu'il était plus agréable aux hommes d'être seuls. Cette réponse qu'on me fit, me lut ensuite ré- pétée par une foule de personnes à qui j'adressai la même question.

« Jecilecet usage , non-seulement parce qu'il est général en Amérique , mais parce que j'y vois une des principales causes de cette absence ab- solue de bonnes manières et d'habitudes élégantes, si remarquable chez les hommes et chez les femmes de ce pays.

« On ne saurait s'attendre à trouver dans une république la recherche et l'élégance de manières que l'existence d'une cour qui en inspire le goût, répand à quelque degré parmi toutes les classes dans les monar- chies. Mais cette cause ne saurait suffire pour expliquer la rudesse de la société américaine; et la manière dont les heures consacrées au plaisir y sont employées, concourt sans aucun doute à la produire. Partout, les heures de délassement ont de l'importance aux yeux des hommes , et partout on les voit s'étudier à les employer le mieux possible. Ceux qui préfèrent la société s'attachent de préférence aux moyens d'y paraîtte aimables, et deviennent par cela même incapables de goi^iter les dou- ceurs de la solitude ; ceux au contraire qui sont accoxitumés à trouver leur plaisir dans la solitude , sont inhabiles à en mettre ou à en prendre beaucoup dans la société. donc les deux sexes se plairont surtout à la société l'un de l'autre, chacun d'eux se prépaiera à y paraître avec avantage ; et aussi nécessairement , les hommes s'abstiendront de mâ- cher du tabac et de craclier sans cesse, et les femmes de leur côté aspi- reront à quelque chose de mieux qu'à la gloire de faire du thé à la per- fection.

« En Amérique , sauf la danse qui n'est guère d'usage que pour les per- sonnes non mariées, tous les plaisirs des hommes impliquent l'absence des femmes. Elles sont exclues de leurs dîners et de leurs parties de jeux ; elles ne paraissent ni à leurs sociétés de musique ni à leurs soupers de clubs, ni à aucune de leurs réunions. Ajoutons que, quand on change- rait cet usage , il resterait à imaginer un expédient, pour débarrasser les femmes des soins grossiers du ménage qui sont à leur charge. Même dans les états à esclaves, si elles ne sont point occupées à savonner et à repasser, à pétrir des pudings et des gâteaux la moitié du jour, et à les faire cuire l'autre moitié, encore sont-elles trop prises par les autres soins du ménage et la surveillance de la maison , pour devenir jamais des compagnes élégantes et éclairées de leurs maris. J'ai rencontré à Balti- more, à Philadelphie et à New-York, quelques exceptions à ce fait ; mais il n'en reste pas moins exactement vrai dans sa généralité. »

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Cet isolement des ilevix sexes qui fait que l'un reste {grossier et l'autre insignifiant, est presqu'absolue en Amérique.

'( La séparation des deux sexes dont j'ai si souvent parlé , n'est nulle part plus remarquable qu'à bord des bateaux à vapeur. Parmi les pas- sagers se trouvaient un gentilhomme et sa femme qui semblaient souffrir beaucoup de cet arrangement. Cette dernière était malade, et le mari lui rendait tous les soins que les usages pouvaient lui permettre. Quand l'heure du dîner venait et que le maître d'hôtel ouvrait lapièce de communication entre les convives, il était toujours près delà porte pour lui donner la main et la conduire à sa place , et quand , le dîner fini , il fallait sortir, il la ramenaitet s'efforçait toujours de prolonger de quelques minutes le plaisjir d'être avec elle. Une ou deux fois quand nous étions toutes sur le balcon , et que sa femme restait seule dans la cabine, il se hasarda d'y pénétrer et de s'asseoir un moment à côté d'elle ; mais dès que l'une de nous revenait , il se levait tout confus et se sauvait comme un coupable.

«Les hommes fument et boivent beaucoup sur les bateaux à vapeur , et ces deux circonstances contribuent sans doute à rendre plus stricte l'exécution des règles du décorum américain ; car quoiqu'ils ne se gênent en aucune manière pour cracher et mâcher du tabac en présence des femmes, en général ils aiment mieux boire et jouer en leur absence. »

Ailleurs niistress TroUope laisse échapper cette observation :

«Je remarquai qu'il n'était pas rare, à Washington, de voir une dame donner le bras à un homme qui ne fût ni son père, ni son frère, ni son mari. Ce relâchement remarquable dans le décorum américain, est pro- bablement du à la présence des légations étrangères. »

Une autre cause delà rudesse deslionunes et de rinsignifianee des femmes, c'est que ni les uns, ni les autres , ne cultivent leiir esprit. Le goût des lettres et des arts est, pùur ainsi dire, inconnu en Amérique ; point de lectures, point de conversations littéraires, rien qui éveille l'imagination , étende la pensée , épvu-e et enno- blisse les sentimens; les liommes sont tout entiers à leurs affaires , et les femmes aux soins du ménage. INotre voyageuse sent et indique à merveille les conséquences d'un pareil régime.

« Les États-Unis sont le pays du monde qui démontre le mieux l'im- mense utilité des habitudes littéraires , non-seulement pour étendre les idées, mais ce qui est infiniment plus important . pour épurer et enno-

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hlii- les mœurs. Durant mon séjour en Amérique, il ne m'est pas arrive de rencontrer un homme de lettres qui mâchât du tabac et s'enivrât de whiskey ; mais en revanche il ne m'est pas arrivé de rencontrer, hors do celte classe, un seul Américain qui eût échappé à ces habitudes dé- gradantes. Cette iniluence est encore plus grande, s'il est possible, sur les remmes. Malheureusement, le goût des lettres est chose peu com- mune chez les Américaines, et pour en trouver des exemples, il faut bien chercher. J'en ai rencontré un vraiment admirable dans une jeune dame de Cincinnati. Entourée d'une société absolument incapable de l'appré- . cier et même delà comprendre , elle vivait au milieu de ce monde avec autant de simplicité et d'aisance, que s'il eût été composé d'êtres de son espèce. Jeune et belle, douée par la nature d'un esprit vif et d'un ju.qement pénétrant, elle avait eu le bonheur do trouver dans sa famille tous les moyens de cultiver les heureuses dispositions de son intelligence. Fiile d'un homme de lettres qui l'avait associée à ses études avec la tendresse d'un père et la confiance d'un ami, elle avait reçu de bonne heure ces lerons de goût et ces habitudes de pensée qu'il est difficile de ])uiser au même degré dans une autre sitiiation. Cette jeune dame était d'autant plus admirable , que ses éludes chéries ne la dérobaient à aucun des devoirs nombreux imposés aux femmes américaines. Compa- gne utile et assidue des travaux littéraires de son père, collaboratrice active de sa mère dans tous les soins du ménage, gouvernante attentive et tendre de l'enfant malade de sa sœur, faisant à elle seule tous les frais de son élégante garde-robe, ayant toujours avec cela du temps de reste, et toujours prête à recevoir avec la gaîté la plus aimable ses nom- breuses connaissances, la plus animée dans la conversation, la plus infatigable au travail, ;1 était impossible de la voir et d'étudier son caractère, sans comprendre que de telles femmes sont la gloire de tous les pays, et que, si l'espèce pouvait s'en multiplier en Amérique, elles ne tarderaient ])as à y eûacer jusqu'au dernier vestige de cette grossièreté d'habitude et de cette ignorance (jui la dégradent. Ima^ ginez dans un salon une cinquantaine de copies de ce charmant modèle, et demandez-vous après, si les hommes oseraient s'y présenter, les vète- mens parfumés de wiskey , les lèvres jaunies par le tabac , et l'esprit convaincu que ifs femmes ne sont ici bas que pour faire des confitures, coudre des chemisos , racv"ommoder des bas, et mettre au monde des présidens possibles? Assurément non; le jour les Américaines décou- vriront quelle influence il leur appartient d'exercer, et qu'elles la com- p.-ireront avec celle qu'elles exercent, ce jour-là il y aura quelque chose a espérer pour la civilisation de leur pays. Je n'ai pu vivre à Philadcl-

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phie , au i»ilieu des feiumes les plus jolies, les plus riches et les plus dis- tinguées de l'Amérique, sans que le contraste de leur rôle dans la société avec celui des femmes du même rang en Europe ne se présentât de lui- même et d'une manière frappante à mon esprit. »

Et toutefois l'éducatiou des femmes est loin d'être négligée en Amérique ; mais elle y est plus fastueuse que bien entendue, et manque le but pour vouloir trop embrasser, on en jujjera par le passage suivant.

« J'assistai aux exercices publics qui terminaient l'année scliolaire d'une des écoles de filles de Cincinnati, et je ne vis pas sans surprise que les sciences les plus élevées étaient comprises dans le programme des étu- des de ces charmantes créatures. Une jolie personne de seize ans prit ses degrés en mathématiques ; une autre fut examinée sur la philosophie mo- rale ; elles rougissaient d'une manière si gracieuse et se montraient em- barrassées ou interdites d'une façon si aimable, qu'un juge plus habile que moi aurait eu de la peine à décider jusqu'à quel point elles méi'i- taieut les diplômes qu'elles recurent.

« Cette coutume de graduer les jeunes filles et de leur accorder des diplômes à la fin de leurs études était tout-à-fait nouvelle pour moi, et je ne me rappelle pas qu'un pareil usage ait jamais eu cours dans au- cun autre pays. J'ai grand'peur que le temps accordé aux aimables gra- duées de Cincinnati , pour acquérir tant de sciences diverses , fût à peine suflisant pour en approfondir une seule; trois mois de mathématiques et sixd'éccnomie politique, de philosophie, d'algèbre et de sections coni- ques doivent rarement, si je ne me trompe, avec la meilleure volonté de la part du maîlre et de l'élève, produire pour celle-ci lui fonds de connais- sances «lans ces diverses sciences, capable de résister à la besogne de nictlre au monde une demi-douzaine d'enfans et d'apaiserleurs larmes.

Voici un passage qui donnera une idée nette des résultats de cette ambitieuse éducation.

a Qu'on me permette de décrire ici la journée d'une dame de la haute société à Philadelphie, et l'on comprendra mieux la vérité des observations que je viens de faire.

« Je suppose que cette dame est la femme d'un sénateur ou d'un avo- cat très-occupé et d'une grande réputation ; elle a une très-jolie maison, avec un très-joli escalier et une très-jolie porte de marbre blanc, laquelle est garnie d'un bouton et d'un marteau d'argent; elle a de très-jolis sn-

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Ions, Irès-jolinient meublés , dans l'un desquels se trouve un buffet très- joli , couvert de très-jolis cristaux ; elle a de plus une très-jolie voiture avec un très-beau nègre libre pour cocher; elle est toujours très-joliment mise, et par-dessus tout cela elle est elle-même très-jolie.

» Elle se lève , et la première heure de sa journée est consacrée à sa toilette, qu'elle fait avec un soin minutieux ; elle descend au parloir, tirée à quatre épingles , raide et silencieuse ; son valet de pied qui est aussi un nègre libre, place devant elle son déjeuner; elle mange sa tranche de jambon et son poisson salé, et boit son café dans le plus profond silence, tandis que son mari lit un journal, le coude appuyé sur un autre ; après quoi pour l'ordinaire elle passe à l'eau les tasses et les sou- coupes. Sa voiture est commandée pour onze heures; il y a loin d'ici ; elle se rend donc dans une petite pièce elle fait de la pâtisserie, après avoir placé sa robe de soie couleur de souris sous la protection d'un tablier blanc. Vingt minutes avant l'arrivée de sa voiture, elle se retire dans sa chambre, comme on l'appelle , secoue et plie son tablier blanc , met la dernière main à sa riche toilette , et couronne l'œuvre en plaçant avec précaution sur sa tête son élégant bonnet et tous les accessoires qui en dépendent. Elle descend l'escalier et en atteint la dernière marche au moment précis le nègre libre qui est cocher, annonce au nègre- libre qui est valet de pied, que la voitui'e attend. Elle monte en donnant pour mot d'ordre « à la Société Dorcas. » Son valet de pied reste à la maison pour nétoyer les couteaux ; mais son cocher est assez sûr des chevaux pour les abandonner à leur sagesse pendant qu'il ouvre la por- tière; et sa maîtresse qui n'est point accoutumée à rencontrer la main d'un homme en pareille occasion , peut très-bien , quoique l'une des siennes soit chargée d'un panier à ouvrage , et l'autre d'un énorme paquet de ces indéfinissables bagatelles que les dames ont coutume d'offrir en tribut aux sociétés de bienfaisance , sortir de voiture sans aucun secours étranger. Elle entre dans le parloir préparé jiour la rccnion; elle j trouve sept autres dames absolument semblables à elle, et prend sa place autour de la table ; elle présente son offrande , qui est reçue avec un sourire aimable parle divan circulaire; et ses coupons de draps, ses bouts de ruban , son papier doré , et ses cents d'épingles , vont se réunir aux coupons de draps, aux bouts de ruban, au papier doré et aux cents d'épingles qui couvrent déjà la table. Elle tire ensuite de son panuier à ouvrage trois pelotes laites de sa main, quatre essuie-plumes, sept alumettes en papier de couleur et une boîte de montre en carton, qui sont accueillis avec acclamations , et que la plus jeune dame de la société va déposer avec soin .sur des rayons, parmi une quantité prodigieuse d'ar-

MOEIUS DUS AMÉRICAINS. C)^

licles de la raênie espèce. Cela fait, elle tire son et demande son ou - vragcj ou le lui apporte, et les huit dames cousent ensemble pendant quelques heures. Leur conversation roule sur les prêtres et sur les mis- sions, sur le produit de la dernière vente et sur celui que la prochaine fait espérer; sur la queslion de savoir si ce sera le jeune M. A... ou le jeune M. B... qui eu recevra le montant, et qu'on mettra par en mesure de partir pour Libéria ; sur l'horrible bonnet que portait à l'office du malin , le dimanche précédent, madame une telle; sur le beau ministre qui occupait Ja chaire à l'office de l'après-diné , et sur la quête abon- dante de l'office du soir.

« Les aiguilles et les langues vontainsijusqu'à trois heures. A troisheu- I es, on annonce la voiture de madame, qui retourne au logis avec son pa- nier à ouvrage. Elle monte dans sa chambre, ôte et enferme soigneuse- ment son bonnet et tout ce qui en dépend , met son tablier de soie noire iestouné, va faire un tour dans la cuisine pour voir si tout est bien, et se rend de dans la salle à manger, oii, apès avoir jeté un coup d'œil attentif sur la table préparée pour le dîner, elle s'assied, son ouvrage à la main , pour attendre son mari. Il arrive, lui donne une poignée de main , crache et se met à table. La conversation n'interrompant pas l'opération , en dix minutes le dîner est fini.; le dessert et le vin de pal- mier, le journal et le sac à ouvrage succèdent. Dans la soirée, le mari, qui est un savant , se rend à la société Wister , et après , fait un whist avec un voisin , et jour serré. Un jeune missionnaii-e et trois membres de la société Dorcas viennent prendre le thé avec sa femme ; et ainsi (mit la journée. »

Le passage suivant prouve encore mieux, combien la vie de lamille est étrangère aux goûts et aux Ijabiludes américaines.

« Par des raisons qu'une intelligence anglaise n'e.st point capable de comprendre, un grand nombre déjeunes ménages, au lieu d'avoir une maison , se mettent en pension à l'année dans un hôtel, ils logent en garni, et mangent à table d'hôte.

« A la vérité, il est rare que les familles qui vivent ainsi, jouissent d'une fortune considérable ; mais un grand nombre du moins occupent un rang dans la société qui , parmi nous , semblerait incompatible avec une telle situation. Quoi qu'il en soit, je ne puis rien imaginer de plus propre à consolider l'insignifiance des femmes , que de les marier à 17 ans, et de les placer ainsi en pension dans un hôtel ; j'ajoute que je ne puis concevoir une vie d'une plus ennuyeuse monotonie pour elles. n semble toutefois qu'elles n'en jugent point ainsi , car plusieurs m'oui

y6 REVUE DES DEUX MONDES.

déclaré que c'était à leurs yeux ce qu'il y avait de plus agréable, de n'a- voir ainsi ni ordre à donner, ni souci à prendre. Mais elles ne m'ont point convertie, et en dépit delsurs assurances, j'ai toujours éprouvé un mélange de pitié et de mépris pour celles qui avaient adopté celte ma- nière de vivre, ou qui avaient du s'y résigner.

« en serait une jeune femme anglaise nouvellement mariée , si la tète et le cœur encore pleins des doux plans de bonheur domestique et d'arrangemens intérieurs qu'elle a formés , elle se voyait tout à coup con- damnée à subir une pareille vie. Quelle servitude que d'être obligée de se lever ponctuellement à l'heure du déjeuner, si l'on ne veut pas, en en- trant dans la salle à manger, être accueillie par une sèche inclination de la maîtresse du logis , et en s'asseyant à la table commune , ne plus trou- ver d'œufs et n'avoir que du café froid. Je me suis souvent amusée à observer les petites scènes qui ont lieu dans ces occasions, et dans les- quelles les signes muels ont beaucoup plus de sens que les paroles profé- rées. La retardataire atïamée jette un long regard autour de la table, et après s'être assurée qu'il ne reste point d'œufs , elle dit d'une voix haute et distincte : « Je mangerais volontiers un œuf. » Mais comme ces paroles ne s'adressent à personne en particulier, personne non plus ne répond, à moins que le mari ne se trouve à table , auquel cas il réplique : « 11 n'y a plus d'œufs, ma chère. » La maîtresse du logis fait semblant de ne point entendre cette observation, et le vorace coupable qui a avalé deux œufs ( car en Amérique il y a toujours autant d'œufs que de nez, ni plus ni moins ) laisse percer l'embarras dans lequel le jette la conscience de sa faute. Le déjeuner s'achève dans un sombre silence, sauf ((uelques notes timides du perroquet ou du canari de la maison. Lorsqu'il est terminé, les hommes courent à leurs afiaires, et les femmes désœuvrées regrim- pent l'escalier, les unes jusqu'au premier, les autres jusqu'au deuxième, les autres jusqu'au troisième étage, en raison inverse du nombre de dollars qu'elles paient, et se claquemurent dans leurs chambres respec- tives. Quant à ce qu'elles y font, il n'es! pas aisé de le dire; mais je suppose qu'elles y savonnent et repassent un peu, qu'elles y cousent beaucou]), et que le reste du temps elles se balancent sur leur chaise. J'ai toujours remarqué que les dames qui vivaient en pension , portaient des collerettes et des pèlerines plus soigneusement travaillées et plissées que les autres, La charrue est à peine un instrument plus honoré en Amé- rique que l'aiguille. Aussi bien, comment les fouîmes poiuraient-clles tuer le temps sans elle? Et toutefois raiguilie cl lo temps nuiraient par leur peser, si les matinées étaient aussi longues en Amérique que chez nous j mais par bonheur elles y sont courtes, quoiqu'on y déjeune à huit heures.

MOKliRS ors AMliiUCAINS. q'J

ic C'est généralement j deux heures que les pensionnaires mâles se réunissent de nouveau aux pensionnaires femelles pour dîner. Hormis quelques paroles murmurées entre les maris et leurs femmes , ce repas est aussi silencieux que celui du matin. Quelquefois une solitaire bouteille de vin flanque l'assiette d'un ou deux individus; mais elle n'ajoute rien à la gaîté delà réunion , et rarement plus d'une rasade à la bonne chère de son maître. Ce n'est ni ,: pareille heure, ni en pareil lieu que les gen- tilshommes de l'Union boivent. Le dîner est donc bientôt achevé, et si, quand la salle est évacuée, vous en sortez à votre tour et grimpez l'escalier par lequel se sont évanouis les convives, en passant succes- sivement devant les apparlemens des épouses indulgentes qui viennent de vous quitter, vous sentirez s'en exhaler une odeur de cigare, qui vous aidera à vous représenter le genre de plaisir auquel les aimables couples se livrent. Si l'homme est un mari poli, aussitôt qu'il a fini de boire et de fumer , il offre son bras à sa femme jusqu'au coin de la rue oîi ïon magasin ou son bureau est situé , et il la laisse , sauf à elle à tourner ses pas du côté qu'elle aime le mieux. Comme c'est l'heure les femmes sont en toilette , elle va oîi elle a quelques chances d'être vue; ou bien elle fait quelques visites; ou bien elle entre à l'église, ou dans quelque boutique avec laquelle son mari fait des affaires; puis elle rentre chez elle ! je me trompe , on n'est pas chez soi dans un hôtel. Non, elle rentre dans cette froide atmosphère d'une mai- son publique, oîi l'hospitalité est inconnue, que l'intérêt administre et non point l'affection , et l'intérêt seul vous accueille. Les habitans de ce caravansérail se rencontrent de nouveau h l'heure du thé , oii cha- cun s'efforce d'avoir le meilleur lot dans le partage du sucre et des gâteaux ; après quoi ceux qui ont le bonheur d'avoir des enî^gemens pour la soirée, se hâtent de sortir, tandis que ceux qui n'en ont point, ou se retirent de nouveau dans leur chambre solitaire, ou ce qui me paraît encore pis , demeurent dans la salle commune, au milieu d'une société qu'aucun lieu ne cimente, qu'aucune aflection n'anime, dont tous les élémens ont été rapprochés par le hasard et peuvent être séparés de nouveau par le plus léger motif. Je remarquais que les hommes avaient toujours après le thé quelques affaires qui les obligeaient de sortir, et je le comprenais sans peine.

n Ce n'est pas ainsi que les femmes peuvent obtenir l'influence sociale qu'elles ont en Europe, et dont les philosophes comme les hommes du monde s'accordent à reconnaître les salutaires effets. C'est en vain que de savans collèges sont fondés pour l'éducation des jeunes personnes ; c'e.st en vain qu'on leur confère des degrés académiques; une fois ma- riées, et toutes ces bribes d'une .science fastueuse oubliées, la déplo-

(|bi niiVUF. DI.S DliUX MONors.

rablc insignifiance des femmes américaines n'en apparait pas moins; cl j'ose dire qu'aussi long-temps qu'on ne les aura pas relevées de ce) état de nullité , rirn ne sera changé au ton et aux manières de la société américaine. »

Rien ne démontre mieux combien le goût est peu développé en Amérique, que les singulières idées qu'on y a de ce qui est décent, et de ce qui ne l'est pas. Les anecdotes suivantes quelcpie liUiies qu'elles soient, méritent d'être recueillies.

« Sur la porte d'une des salles dumusée, on lit cette inscription : Galerie des statues antiques. La porte était ouverte, mais un rideau tiré en do- dans masquait l'intérieur de la salle. Comme je m'ariêtais pour lire l'inscription , une vieille femme, qui probablement était la gardienne de la galerie , s'avança et s'adressanl à moi avec un air mystérieux : « Vile, << vite , madame; entrez, c'est le moment; personne ne peut vous voir, c dépêchez-vous. »

« Je demeurai toute surprise, et retirant mon bras dont elle s'était em- parée , sans doute pour bâter mes mouvemens , je lui demandai d'un air très-sérieux ce qu'elle voulait dire?

« Oh ! madame , me répondit-elle , c'esl que les femmes sont bien aises « d'entrer seules dans la galerie , et quand il n'y a pas d'hommes pour « les voir. »

« En pénétrant dans cette salle mystérieuse, la première chose qui me frappa, fut un avis au public par lequel on l'invitait à ne pas imiter le zèle de quelques visiteurs qui avaient mutilé de la manière la plus honteuse et la plus indécente un certain nombre de statues. Assurément, pareille I hose ne serait pas arrivée sans l'absurde usage d'introduire à des heures diffi'renles les hommes et les femmes. Aussi long-temps que les idées de ])udeur des Américains ne se seront point épurées, il me semble que le mieux serait d'interdire absolument aux femmes l'entrée de cette galerie. Je n'ai jamais senti ma délicatesse alarmée en visitant celle du Louvre; mais j'avoue que je me suis sentie oÉfensée à Phihidelphie, par le soup- çon que je pouvais attacher mes regards sur des choses estimées indé- centes. Du reste, toutes ces précautions grossières, et le? sentimens qui les inspirent, et les résultats qu'elles produisent, peuvent donner unr idée de cette fausse délicatesse dont les Américains s'enorgueillissent , el qui donne une couleur si particulière à leur société.

« Deux figurantes, probablemen t e xportées de l' Ambigu-Comique ou delà Gaîté, et du resteforl insignifiantes, débutèrent à Cincinnati pendant que j'y étais quand Mercure lui-même serait descendu duciel, et aurait dansé

MOiaiRS DKS AMEIilCAINS. C)( )

unsolo, sa divinité n'aurail pas produit une plus violente sciisaJiori. C'cpcn- danll'i lonncincnt et l'admiration ne furent ])as Ils seuls sentiineus que nos deux artistes excitèrent ; l'horreur et l'cfti-oi s'y joignirent à un degré presqu'égal. Personne que je sache n'hésitail k reconnaître en elles dadniirahles danseuses , mais tout le monde convenait avec la même una- nimité , que jamais la morale des états de l'ouest ne se relèverait du coup que ces fatales Sj rênes venaient de lui porter. Lorsqu'on me de- manda si j'avais vu ùe ma vie chose si horrible , je ne sus que répondre, car nos danseuses avaient pris tous les soins imaginables pour ne point choquer, soit dans leur mise soit dans leur danse , la goût susceptible des Américains. Mais Virginie dans sa plus transparente toilette , ou Ta- glioni dans ses pirouettes les plus hatdies, n'auraient pas excité une plus grande réprobation. Les dames abandonnèrent entièrement le théâtre, les hommes murmuraient et détournaient lu tète lorsqu'il était question de ce scandale ; le clergé dénonça les malheureuses du haut de la chaire ; et si on les nomniail dans les meetings , ce n'était que pour exprimer la profonde horreur qu'elles inspiraient. Quant k moi , je me demandais si la vertu était une plante qui croît dans un pays sous une certaine l'orme et qui fleurit ailleurs sous une autre? Quels misérables pécheurs nous sommes, si les Américains de l'ouest ont raison ! En vérité , c'est une question bien embarrassante.

« Mais ce ne fut pas le seul point sur lequel je trouvai mes idées du bien et du mal entièrement confondues; chaque jour m'apprenait que des actions qu'on m'avait enseigné k considérer comme aussi légitimes que celle déboire et de manger, excitaient l'horreur des personnes qui m'entouraient ; une foule de mois que j'avais toujours prononcés sans le moindre scrupule m'étaient interdits , et je devais y substituer les péri- phrases les plus étranges. Il me paraît, je l'avoue, que malgré une cer- taine pruderie de mœurs qui surpasse de beaucoup celle des Scribes c! des Pharisiens , l'imagination des Américains s'enflamme avec une alar- mante facilité; je pourrais citer beaucoup d'anecdotes, je me bornerai à un petit nombre :

«Un jeune Allemand, parfaitement bien élevé, vint un jour me trouver ; il était au désespoir; il .ivait , sans ie vouloir , offensé une des principales familles du voisinage ; et son crime était .d'avoir , devant les dames, imprudemment prononcé le mot de corset. Par amitié pour lui . une vieille dame lui avait révélé la cause de la froideur avec laquelle il était reçu depuis ce malheureux jour; elle l'avait fortement engagé à présenter ses excuses; il me dit qu'il ne demandait pas mieux, mais qu'il se sentait très-embarrassé , et il me pria de lui donner mon avis sui la manière dont il devait r,'y prendre.

lOO r.EVUt DES DEUX MONRES.

« Une Anglaise qui avait clé long-lemps à la têlc d'un pensionnat dan» une des villes de la côlc, me dit que ce qui lui coulait le plus de peine était de substituer dans l'esprit de ses élèves le sentiment de la vraie <lclicatesse à la pruderie toute puritaine dans laquelle elles avaient été élevées. Parmi beaucoup d'anecdotes qu'elle me raconta , je citerai celle d'une jeune personne de quatorze ans qui , en entrant au parloir venait de la faire demander une dame de ses amies, et y trouvant un jeune homme qui accompagnait cette dame, se couvrit les yeux de ses mains et s'enfuit en criant : Un homme! un homme! un homme!

« Une autre fois, une de ses élèves montant l'escalier, rencontra un garçon de quatorze ans qui le descendait; son agitation fut si grande, qu'elle s'arrêta tout court , jetant des cris et poussant des gémissemens , et qu'elle ne voulut point passer jusqu'à ce que le jeune homme eût con- senti à remonter l'escalier et à lui laisser le chemin libre.

« Il y a un jardin à Cincinnati les habitans ont coutumed'aller pour respirer l'odeur des roses et prendre des glaces. Afin que les promeneurs ne touchassent point aux fleurs , le propriétaire avait imaginé de placer à l'entrée du parterre un poteau avec une espèce d'enseigne représen- tant une paysanne suisse , laquelle tenait dans sa main une inscription exprimant l'invitation de ne point cueillir les roses. Malheureusement pour l'artiste ou pour le propriétaire, ou pour tous les deux à la fois, le jupon de cette figure ne descendait pas jusqu'au talon ; cela fit frémir les dames de Cincinnati , et l'on signifia au propriétaire qu'il eût à allonger la jupe de sa paysanne, s'il voulait que le beau monde delà ville vînt visiter son jardin. Le marchand déglaces effrayé se hâta d'expédier lin messager au malencontreux artiste, auteur du tableau. Celui-ci arriva fort empressé, mais malheureusement il avait oublié une partie de ses couleurs ; toutefois le cas était trop pressant pour admettre aucun délai ; une bordure bleue fut donc ajoutée à un cotillon rouge, et la fif;ure est encore pour attester à tous les passans l'immaculée délicatesse des dames de Cincinnati.

« J'étais quelquefois tentée, je l'avoue, de soupçonner que cette exces- sive pruderie n'avait pas des racines bien profondes. Elle me semblait moins indiquer une délicatesse vraie, qu'une grossièreté d'imagination qui avait besoin d'un voile , mais qui ne parvenait pas à l'ajuster avec grâce. Ces mêmes femmes que je voyais prêtes à s'évanouir h l'idée d'une statue , laissaient parfois échapper des saillies qui me confondaient et qui me faisaient comprendre que l'indélicatesse dont on nous accuse , nous autres femmes de l'Europe, a ses limites. J'éprouve quelque embarras à raconter l'anecdote suivante, mais elle explique trop bien ma pensée pour être omise.

MOEURS DES AMERICAIN». 101

« Une jeune dame mariée, appartenant à la haute société , de la pru- derie la plus sévère, et qui avait été élevée dans un des pensionnats les .plus distingués de l'Amérique, me raconta un jour que sa maison , siluce à un demi mille de la vilie , avait malheureusement pour vis-à-vis une autre maison d'une réputation plus que douteuse, s C'est une chose abo- minable , me dit-elle, de voir les gens qui entrent et de penser aux dan- gers auxquels ils s'exposent. Une de mes amies et moi nous jouâmes , l'été dernier, un beau tour à l'un d'eux. Elle passait la journée avec moi, et comme nous étions assises près de la fenêtre, nous vîmes un jeune homme de notre connaissance mettre pied à terre devant cet horrible lieu. Nous nous dépêchâmes bien vite de descendre au jardin et de nous mettre en sentinelles à la porte pour guetter son retour. Quand nous le vîmes reve- nir , nous sortîmes tout à coup et je lui dis : « N'êtes-vous pas honteux , monsieur, de passer et de repasser ainsi devant la porte de notre maison ? >• Je n'ai jamais vu un homme si déconcerté. »

n II m'arriva un jour de dire à une jeune dame qu'une partie de cam- pagne, dans un lieu que je lui désignais, serait délicieuse , et que j'a- vais le dessein de la proposer à quelques-uns de nos amis. Elle convint que rien ne serait plus agréable. « Mais je crains, ajouta-t-elie , que vous ne réussissiez pas ; nous ne sommes pas accoutumées à do pareilles choses, et je crois, pour ma part, qu'il n'est pas convenable à des fammes de s'asseoir sur l'herbe avec des hommes. »

« Parmi les exemples de cette espèce de modestie que nous n'avons pas, et qui est particulière aux Américaines, en voici un dont j'ai été fréquem- ment témoin , et qui , tout en manifestant la délicatesse des dames , a l'a- vantage d'être pour les hommes une occasion d'excellentes plaisante- ries. Une jeune femme est occupée à faire une chemise (je n'ai pas be- soin d'avertir que ce serait le comble de la dépravation de prononcer cet épouvantable mot ) ; un homme entre et commence le spirituel dia- logue que voici :

Que faites-vous , miss Clarice ?

Une camisole pour la poupée de ma sœur, monsieur.

Une camisole? impossible ! Il est évident que ce n'est pas une ca- misole. Allons, miss Clarice , confiez-mci ce que c'est.

Ne voyez-vous pas que c'est un tablier pour une de nos négresses , monsieur Smith ?

Comment pouvez -vous dire pareille chose, miss Clarice? pour- quoi, si c'était un tablier, réuniriez-vous ainsi les deux côtés de la toile ? En vérité , vous me devez une meilleure explication.

TOME VIII. 'J

loa HF.VUF, OKS DEUX MONDES.

Alors, monsieur, puisque on ne peut rien vous cacher, je vous (lirai que c'est une taie d'orcillcr.

Cela ne passera pas , miss Clarice. Ce serait donc l'oreiller d'un jjéant. Dcvinerai-je?

Finissez-donc , monsieur Smilh, et voyez vous-même; car je ne sais plus que vous dire.

Long-temps avant que la conversation arrive àce point, de longs éclats de rire sont échangés entre les interlocuteurs. Je vis un jour une jeune dame tellement mise aux abois par un spirituel dandy, que , pour prouver qu'elle faisait un sac , et pas autre chose qu'un sac , elle ferma par une bonne couture le bas de sa chemise, après quoi elle la lui montra d'un air triomphant en s'écriant : '< , maintenant! qu'avez-vous à répondre à cela? »

Nous terminerons ces extraits beaucoup trop nombreux sans doute, en mettant sous les yeux de nos lecteurs la conclusion du livre de mistress TroUope. Elle mérite d'être lue.

« Les choses qu'on a lues dans ce livre auront assez fait comprendre, je suppose, que je n'aime pas l'Amérique, Je l'avoue , et je m'en étoime moi-même. J'y ai laissé des amis qui ont toute mon admiration , et qui ne sortiront jamais de mon cœur ; le pays m'a paru beau , son territoire fertile , son industrie et son avenir pleins de grandeur et d'espérance. D'oii vient donc ce sentiment ? J'ai besoin de m'en rendre compte à moi- même et de l'expliquer aux autres ; j'ai besoin de découvrir et de dire ce qu'il y a au fond de mes souvenirs , qui neutralise tout ce que j'ai vu de beau , de bon et de grand de l'autre côté de l'Atlantique , et m'inspire pour l'Amérique une invincible aversion.

« On a coutume de dire que ce qui fait le charme d'un pays, ce sont moins les choses que les personnes. La vérité de cette observation m'a toujours frappée, et plus d'une fois elle s'est présentée à mon esprit en Amérique. Je ne parle ni de mes amis , ni des amis de mes amis. Le petit nombre de patriciens qu'on y trouve forment une race à part ; ils vivent entre eux et pour eux , ne se mêlent point aux affaires publiques qu'ils abandonnent avec une espèce de dédain à leurs cordonniers et à leurs tailleurs, et ne représentent pas plus la nation américaine que la tête de Byron celles des autres pairs anglais. Je ne parle point de ces hommes-là ; je parle de la population américaine en général, telle qu'on la trouve dans les villes et dans les campagnes, dans les classes riches et dans les classes pauvres , dans les état^; du midi et daas ceux du nord.

MOKl.RS DKS AMKRICAINS. 1 OO

Ur , cette race , je ne l'aime pas ; je n'aime ni ses principes , ni ses manières, ni ses opinions.

«Je voudrais avoir le droit de dire aussi que je n'aime pas son gouverne- ment, je le dirais; mais, comme femme et comme étrangère, je ne l'ai pas. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il leur plaît à eux ; et, après cela, il importe fort peu qu'il déplaise aux vieilles femmes du reste du monde . J'ai pénétré en Amérique par la Nouvelle-Orléans; j'ai passé deux an- nées entières à l'ouest des AUéganies, et une autre dans les villes de la côte. Durant ces trois années , j'ai conversé avec des citoyens de tous les rangs et de toutes les parties de l'Union ; et ce que je puis dire , c'est que je n'ai jamais entendu prononcer un mot , élever un doute, sur l'ex- cellence du gouvernement. Quand donc les liabitans du pays entendent des étrangers mettre en question la sagesse de leurs institutions et en désapprouver les effets, y a-t-il lieu de s'étonner qu'ils attribuent ou à l'incapacité ou à l'envie de semblables jugemens?

« Quoi ! vous mettez en doute l'existence d'un gouvernement qui nous régit depuis un demi-siècle, et que nous aimons mieux à mesure que nous le pratiquons davantage ! » Telle est l'exclamation bien naturelle de tout Américain à qui on conteste la bonté des institutions améri- caines ; et, sans aucun doute, la réponse est péremptoire. Je vais plus loin, et j'aime à croire que quiconque aura visité l'Amérique et connu les Américains , en reviendra avec cette conviction que ces insti- tutions sont de toutes celles qui conviennent le mieux à un tel pays et à un tel peuple, et le moins à tout autre peuple et à tout autre pays.

« Soit que le gouvernement ait fait le peuple à son image, ou le peuple le gouvernement à la sienne, toujours est-il qu'ils se conviennent par- faitement; et, si la dernière hypothèse est la véritable, jamais nation assemblée n'a fait preuve d'une sagesse aussi consommée et d'une aussi admirable sagacité.

« Tout le monde sait de quelle source est sortie la population de l'Amé- rique ; des émigrés volontaires et des bannis en formèrent le noyau primitif. Ces hommes trouvèrent une terre féconde qui récompensa géné- reusement leurs efforts. La colonie s'accrut et prospéra; les enfans suc- cédèrent aux pères , les petits-fils aux fils , et bientôt la race des premiers colons couvrit le sol , et y fit couler le lait et le miel. Qu'ils aient voulu que ce lait et ce miel fussent à eux , cela est tout simple ; car que faisait pour eux la mère-patrie? Elle leur envoyait de brillans oiliciers pour garder leurs frontières , et ils les auraient bien gardées sans ces officiers. Elle imposait lourdement leur commerce , et ne leur donnait en échange qu'une faible part de ses faveurs et de sa gloire. Ce n'était point parmi cn\ qti'elle venait choisir ses sénateurs , ses ministres, ses amiraux. Des

!()/[ REVUE DES DEUX JIONDES.

ïayons qui s'échappaient du trône britannique , Lien peu travei'saieiïf l'océan et venaient luire sur eux; ils ne savaient rien de nos rois et de nos héros; ils ne s'y intéressaient pas : leurs grands hommes à eux étaient leurs plus habiles négocians. Nos savantes universités n'étaient à leurs yeux que des foyers de superstition , la splendeur de notre aristocratie qu'un faux éclat entretenu par leur or ; la richesse, la science , la rau- jeslé de l'Angleterre, leur importaient peu; le droit de marcher dans leur propre voie , beaucoup.

« Ce droit , peut-on les blâmer d'avoir voulu le conquérir? Cette con- quête, peut-on regretter qu'ils aient réussi à la faire ? Et îe lendemain de leur triomphe que leur restait-il à faire et que firent-ils? Les anciens de la nation se rassemblèrent , et dirent : « De quoi s'agit-il ? Il s'agit de « nous donner un gouvernement qui nous convienne : qu'il soit donc « et rude et austère et turbulent comme nous ; qu'il n'affecte ni la « dignité , ni la gloire , ni la magnificence ; qu'il ne contrarie la volonté, « qu'il ne s'interpose dans les affaires de personne; n'ayons ni dîmes « ni impôts, ni lois de chasse ni taxes des pauvres; que tout citoyen « participe à la confection de la loi , et qu'aucun ne soit trop rigou- <( reusement tenu de la respecter; que la pourpre ne couvre point nos « magistrats, ni l'hermine nos juges; si un homme devient riche, ar- « rangeons-nous pour que son pelit-fils soit pauvre, et ainsi nous main- « tiendrons l'égalité; que chaque citoyen prenne soin de lui-même, et « si l'Angleterre vient de nouveau nous attaquer , alors chacun combat- « tant pour soi , nous saurons s'il est dans notre destinée de vaincre ou « de succomber. »

« Pouvait-on , je le demande, imaginer rien de plus parfait qu'un tel gouvernement pour un tel peuple ? Il n'est donc pas étonnant qu'il en soit satisfait , et il l'est encore moins que des gens accoutumés à la tranquillité d'un autre ordre de choses, convaincus que par cet ordre de choses leur patrie peut être heureuse et prospérer sans le secours des bavardages et des cris , des froissemens et des luttes dont l'Amérique est le théâtre, remercient Dieu avec ardeur de n'être point républicains.

v< Jusque-là donc tout est bien. Que les Américains préfèrent une con- stitution qui leur convient si bien à d'autres qui ne leur conviennent pas du tout , ils sont dans leur droit, et nous n'y voyons rien à reprendre ; que, d'autre part, nous ne nous sentions aucune inclination à échanger des institutions qui nous ont fait ce que nous sommes, contre aucun autre système de gouvernement possible , ils devraient à leur tour et le trou- ver bon et le comprendre.

« Mais lorsqu'un Européen visite l'Amérique , il n'en est pas ainsi. Une tyrannie do la nature la plus extraordinaire s'appesantit sur lui; une ty-

f,. V

MOEURS DET AMÉRICAINS. 1 ()jf

vamiie qu'un tHranger ne subit que là, et qu'on ne rencontre, si j'en puis juger par ma propre expérience , dans aucun autre pays civilisé.

«LeFrançais vient visiter l'Angleterre; il est abîmé d'ennui à nos longs dîners ; il hausse les épaules à nos ballets ; il rit à gorge déployée de notre passion pour les chevaux , de notre prédilection pour le roasl-Leef et le plum- pudding. L'Anglais lui rend sa visite ; en descendant de voi- ture, il court aux Variétés voir \e?, Anglaises pour rire, et si du milieu des éclats de gaîté qu'excite cette pièce , vous entendez un éclat plu» bruyant et qui dénote une sympathie plus cordiale , cherchez et vous trouverez qu'il sort de la bouche de cet Anglais.

« L'Italien débarque dans notre verte Angleterre , et tout d'abord , le climat lui en parait insupportable. Il jure que l'air qui altère une statue ne convient point à un homme; il soupire après les orangers et le ma- caroni, et sourit aux prétentions poétiques dune nation au sein de la- quelle l'épopée n'est point chantée dans les rues. Et cependant nous accueillons le délicat habitant du midi avec bonté , nous écoutons avec intérêt ses plaintes, nous cultivons dans nos serres les orangers de sa patrie , nous apprenons le Tasse à nos enfans, dans l'espérance de lui être plus agréables.

« El toutefois nous ne surpassons aucun peuple de l'Europe dans cette tolérance , et le désir de profiter de la censure des étrangers ne nous est point particulier. Nous rions de nos voisins , nous critiquons leurs ou- vrages aussi librement qu'ils font des nôtres, et ils se mêlent à notre gaîté et ils adoptent nos modes et nos coutumes. Ces plaisanteries réciproques n'engendrent entre eux et nous aucun mauvais sentiment ; et tant que les gouvernemens sont en paix , les individus des différentes nations de l'Europe se font un plaisir et nu point d'honneur de se visiter, de se voir, de comparer et de discuter les singularités qui les distinguent; et tous, d'une opinion unanime, considèrent comme une preuve de bon sens et de bon goût d'emprunter à leurs voisins ce qui peut embellir la vie et en adoucir les sentiers.

« Les heureux effets de ce sentiment se font remarquer maintenant plus

que jamais dans les différentes capitales de l'Europe. Vingt années de

paix ont donné le temps à chaque nation d'emprunter ce qu'il y avait de

bon dans les manières et les coutumes des autres , et il s'en est suivi un

. progrès rapide dans la civilisation et les idées de toutes.

« Pour quiconque est accoutumé à de telles relations et à un tel esprit, le contraste que présente le Nouveau-Monde est insupportable , et c'est sans aucun doute une des principales causes de ce sentiment pénible avec lequel on se souvient des heures qu'on a passées en Amérique.

« Prononcez un mot, et que ce mot indique un doute qr.e quelque chose

Jo() KEVllK Ui:S DKIIX MONDES.

en Amérique ne soit pas ce qu'il y a de mieux au monde , vous produi- rez autour de vous un effet qu'il faut avoir vu et senti pour le compren- dre. Et cependant si les citoyens des Etals-Unis étaient les patriotes dé- voués qu'ils ont la prétention d'être, à coup sûr ils ne consentiraient pas à s'enfoncer ainsi dans la conviction étroite qu'ils sont la première et la meilleure partie delà race humaine, qu'il n'y a rien qui vaille la peine d'être appris que ce qu'ils sont capables d'enseigner, et rien qui vaille celle d'être désiré que ce qu'ils possèdent eux-mêmes.

« Il serait difficile à l'intelligence humaine d'imaginer un plus puissant obstacle à tout perfectionnement qu'une telle conviction , et cependant je n'ai pas entendu un discours, je n'ai pas lu un livre adressé à la nation dans lequel on ne s'efforçât de l'imprimer dans son esprit.

« Ce n'est pas le moyen d'être agréable aux Américains que d'émettre l'idée qu'après tout , il n'est pas impossible que, dans sai marche silen- cieuse, le temps apporte un jour quelque modification à leur gouver- nement adoré, et en vérité cependant ils auraient tort de concevoir une pareille crainte. Aussi long-temps que par un commun accord ils pourront tenir abaissée la prééminence attachée par la nature aux facul- tés supérieures , et empêcher le respect et la considération de se fixer sur l'élévation du génie, la noblesse des manières et la grandeur de la po- sition sociale , ils peuvent être tranquilles ; leurs institutions subsis- teront.

« On m'a dit qu'il y avait en Amérique des hommes qui verraient un changement avec plaisir , des hommes qui ont assez de sagesse et de can- deur pour désavouer une égalité dont ils sentent et la fausseté et l'im- possibilité.

«Je ne sais si ces hommes existent, mais jamais de pareilles opinions ne m'ont été communiquées ; tout ce que je puis dire, c'est que je serais heureuse de voirie pouvoir passer dans de telles mains.

«Si cet événement airive un jour, si des idées plus libérales et des goûts plus élégansse répandent en Amérique, si ses habitansconsentent enfin à faire quelque sacrifice aux grâces, et à accorder quelque considération aux sentimens plus délicatsdes nations policées, alors nous éprouverons un double plaisir, celui de dire adieu à l'égalité américaine, et celui d'accueillir dans la communauté européenne une des plus belles con- Uées du monde. »

Th. Jouffroy.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

So scptcmlire iSivi.

Cette quinzaine dura bien été celle , sinon des grandes nouvelles , au moins des grandes mystifications.

C'est d'abord Sa Majesté catholique que l'on a fait mourir lélégraplii- quement. Là-dessus , tout le monde politique et financier de s'émouvoir ; les spéculateurs de se lancer dans de savantes opérations de bourse, et les publicistes dans de profondes discussions sur la loi salique. On avait fait déjà bien des marchés à terme et bien des combinaisons de ré- gence ; mais ne voilà-t-il pas que quatre jours après sa mort , Ferdi- nand VII s'avise de ressusciter ! Voyez un peu quel désappointement pour messieurs les publicistes et messieurs les spéculateurs ! Les pre- miers en sont pour leurs prévisions , ce qui ne les ruine pas en somme ; parmi les autres, beaucoup pour leurs fonds, ce qui leur coûtera da- vantage , assurément.

Autre mystification :

On avait fait aussi grand bruit d'une guerre contre la Hollande. De concert avec les Anglais , nous allions enfin attaquer le roi Guillaume par terre et par mer ; nos troupes et nos vaisseaux se mettaient en mouvement, et le maréchal Gérard était encore une fois parti pour l'armée du Nord. En grossissant ainsi la voix et avec tout ce vacarme , voulait-on seulement effrayer le monarque néerlandais et lui arracher par surprise une adhésion aux protocoles ? Je ne sais : mais nous n'a- vons pas long-temps brandi nos sabres eu l'air ; les voici déjà pacifique- ment rentrés dans leurs fourreaux; voici que nous nous sommes remis , comme auparavant , à promener nos patrouilles sur la frontière.

Quant au remaniement ministériel , c'est une tapisserie qui se fait chaque jour et se défait chaque nuit.

Il y a surtout M. Dupin q'ii donne bien du fil à retordre aux doctri-

Io8 REVUt DtS DEUX MONDES.

naires , qui s'efforcent de le prendre au piège de leur ministère. M. Dupiiî est à Paris. L'ordonnance qui lui inflige l'intérieur ou les sceaux est signée : on croit le tenir ; oh bien oui ! M. Dupin est déjà parti. Voici qu'il s'est réfugié dans la Nièvre; voici qu'il se cache dans sa terre de Raffigny. Elles autres Dupin, savans ou non, de courir après leur frère ; et 31. Persil , le procureur-général en personne, de se mettre en campagne pour essayer de rattrapper le fuyard !

Une mort malheureusement trop certaine , et qui ne sera pas dé- mentie comme celle du roi d'Espagne, c'est la mort de l'auteur de JPaveiiey. Ainsi donc encore un puissant génie, encore un grand poète, encore un grand homme frappé! Combien en quelques mois !..^ Cuvier, Goethe et puis Walter Scott ! Mais nous ne devons pas nous plaindre , a dit un malin journal , il nous reste notre bibliophile Jacob.

Charles X a quitter Hoiy-Rood, et s'embarquer pour aller cher- cher sur le continent un exil plus confortable. Qu'il aille en paix ! Il n'y a rien à dire sur une pareille misère; il faut s'écrier, avec M. Victor Hugo :

Pas d'outrage au vieillard qui s'éloigne à pas lents ! C'est une piété d'épargner les ruines.

La statue de James Watt , l'inventeur de la machine à vapeur, vient d'être récemment placée à Westminster, dans la chapelle Saint-Paul : c'est bien juste. Si les rois s'en vont, voici l'avènement de la machine à vapeur, le grand levier du siècle, sa vraie divinité. A la machine à vapeur donc les statues et les autels au Panthéon et à Westminster.

Le célèbre amiral Codringlon , appelé récemment en duel par un jeune homme au sujet d'une discussion électorale , n'a répondu à cette provocation que par l'offre d'un explication publique devant les élec- teurs. Pour que la conduite de l'amiral, dans cette circonstance, fût approuvée ainsi qu'elle l'a été généralement en Angleterre, il ne lui fal- lait assurément pas moins que ses autécédens de Wavarin.

A Paris , le plus magnifique scandale de la quinzaine a été, sans con- tredit, la Justification de M. Barthélémy.

Mais de quoi donc , m'allez-vous demander, était accusé M. Bar- thélémy, pour que lui , l'accusateur du siècle , se vît contraint de se justifier ?

Oh ! de peu de chose ; il va vous le dire lui-même. De méchantes langues voulaient qu'il eût vendu son génie à la police de 22,000 fr. à 157,000 fr. : les calomniateurs n'étaient pas d'accord sur la somme.

Mal leur en a pris, en vérité , de cherclier querelle à 3L Barthélémy :

REVDE. CHRONIQUE. I OQ

s'ils ont oublié à quel homme ils avaient affaire , il a soin lui-même de le leur rappeler. Rien que dans la préface de son plaidoyer, voyez un peu comme il traite ces pauvres gens ! « Ah ! Curius des Saturnales ! s'écrie-t-il , vous venez attaquer sous son chaume l'indigent et solitaire Juvénal ! eh bien ! Juvénal vous démolira. »

C'est bien lait, messieurs les Curius; ce sera pour vous une bonne leçon. C'est votre faute aussi; que ne saviez-vous que nous avions un Juvénal en iSSa !

Et puis, en 1832, créatures susceptibles que vous êtes, vous allez parler vertu, morale et probité à ce Juvénal, lorsque tout craque de cor- ruption , vous dit-il encore lui-même , lorsque tous les épidcrmes se dis- solvent sous le Champagne et les robes de satin ! Yous choisissez bien votre heure : Juvénal n'aurait jamais cru qu'on eût tant d'impudence à Paris. Cet anachronisme de pudeur et cette fanfaronnade d'incorrupti- bilité le changent en statue de sel.

Attendez quelques semaines , messieurs les Dentatus. Juvénal fondra votre masque de cire avec le tison de ses vers. Yous avez voulu des hé- mistiches personnels j eh bien! Juvénal vous en promet. II s'impose aujourd'hui des limites décentes; vous n'aurez pour cette fois que sept cents vers, ce qui fait bien, il est vrai, si je sais compter, quatorze cents hémistiches , somme déjà fort raisonnable. Mais ce n'est rien en- core , Juvénal ne se contente pas de si peu. Depuis le temps qu'il en fa- brique de ces hémistiches , vous concevez qu'il ne regarde pas au nom- bre ; cela ne lui coûte guère , voyez-vous ; il a un emporte-pièce avec lequel ils se font tout seuls.

En attendant ces hémistiches qu'il vous promet , voyous cependant ceux qu'il vous donne dès à présent.

Notre Juvénal s'adresse d'abord :

A ce public, juge équitable et sûr ,

Qui n'ose , sans raison , flétrir un homme pur.

Assurément, ce public-là n'aura garde de flétrir M. Barthélémy. Il s'adresse encore :

A ceux dont jusqu'ici les deniers populaires Ont acheté sa muse à cent mille exemplaires.

Les éditeurs de Rome à Paris savent sans doute à quoi s'en tenir sur ces cent mille exemplaires; quant à nous, nous ne nions point que la muse dont il s'agit n'ait été achetée avec les deniers du peuple.

iio KEVUL DiiS ni:v\ mondks.

Poursuivons. M. Bitrthélemy rappelle les grands Iravaux de sa vie, celle époque aventureuse

sa féconde rime

Fatiguait chaque mois le prote qui l'imprime.

Avez-vous oublié . s'écrie-t-il ,

.... Que d'une main ferme en stigmates marquans J'imprimai le remords sur le Judas des camps.

Celait fort bien fait à vous , monsieur le Juvénal; au moins , grâce à vous , ce Judas-là avait-il des remords : c'était quelque chose.

Après avoir énuraéré tous ses chefs-d'œuvre, depuis la J^Llltliadc jusqu'à la Nemcsis et les douze Journées de la Révolution , lesquelles, dit au bas de la page une note officieuse, se trouvent chez Perroïin , l'éditeur, rue des Filles-Saint-Thoraas , M. Barthélémy déclare modes- tement qu'il prendra pour jurés

Ceux à qui furent chers ces efiforts sans rivaux.

En suite de cet exorde arrive l'argumentation. Laissons encore parler M. Barthélémy :

Comme un coup de tam-tam un bruit inattendu, En signalant mon nom , a dit : il est vendu !

«Fade calomnie! » s'écrie-t-il. Fade calomnie, en effet : qu'un homme se vende en ce siècle oii tout craque de corruption , est-ce donc chose bien neuve et bien piquante ? Fade calomnie ! Le moyen d'ail- leurs de croire que Juvénal se soit vendu ! Sachez , vous dit-il ,

Sachez que mes vers seuls , satire , ode ou poème , Me font les revenus du ministre lui-même.

Sachez que jamais

« Cléon , Damis, "Valère, Ergaste son ami, N'ont conspué l'argent plus que Barthéltmy. »

Je n'ai jamais eu l'honneur de rencontrer ces messieurs Cléon , Du- rais , Ergaste et Yalère , si ce n'est à la comédie , , comme chacun sait , on n'est point chiche de bourses pleines. Quoi qu'il en soit , il pa- raît que M. Barthélémy n'est ni moins riche ni moins généreux que nos amans de théâtre , et qu'il est en mesure de subventionner les ministres, bien plutôt que de l'être par eux.

REVUE. CnaO.MQllK. III

Mais écoutons encore M. Barthélémy :

Si donc modifiant mes croyances p.issces , Je caresse aujourd'hui de nouvelles pensées , IVe dites pas que l'or, objet, de mon mépris , De ma route quittée a su payer le prix ; Chez moi l'honneur est sauf et cela seul m'assiste ; Je n'ai jamais brigué le nom de publiciste , Je ne suis qu'un poète , et ma changeante \'oix Emprunte ses accords aux choses que je vois. D'oii vient donc cet effet d'une clameur immense ! Quelle est de tous ces bruits la première .«^emence ? D'où sort cette vapeur dont mon œil est noirci ? Qui m'a fait si coupable à leurs yeux ? Le voici. Paris saignait encor d'une scène tragique , Quand un écrit parut, qui, nerveux de logique, Qui , bravant ceux à qui son courage déplut , Osa justifier une œuvre de salut.

Quel était donc cet écrit nerveux de logique ? La Justification de l'é- tat de siège? Une seconde note de M. Barthélémy a la complaisance de nous l'apprendre. « J'écrivis , dit-il , la justification de l'état de siège en deux heures , le jour que la Cour de cassation donna tant de joie aux Vendéens et à tous les hommes du drapeau blanc. J'ose dire que cette brochure , la conviction indépendante éclate à chaque ligne , a ébranlé bien d'autres convictions; son succès a été immense. >>

M. Barthélémy ose dire cela !

Aviez-vous d'ailleurs , par hasard , ouï parler de ce succès immense , voire raèiue de la brochure ? Non pas moi , je vous assure.

C'est que nous ne savions pas vraiment tout ce que nous devons de re- connaissance à M. Barthélémy ; nous ignorions encore, par exemple, que tandis qu'on se battait au cloître Saint-Merry , quand Paris entier allait périr, le poète s'est écrié :

Qu'on sauve cette ville !

A tout prix qu'on l'arrache à la guerre civile ! Qu'on donne le repos à mes conciioyens !

Ainsi M. Barthélémy cria le 6 juin : « Qu'on sauve cette ville et la ville fut sauvée ; mais s'il n'eût pas crié cela , que serions-nous devenus, dites? ne frémissez-vous pas, rien qu'en y songeant ?

1!2 REVUE DES DEUX MONDES.

Au surplus , c'est de cette grande époque que date la conversion de M. Barthélémy. Alors, dit-il,

Alors j'ai ramolli mon ancien caractère.

Je n'ai plus regardé pour voir au ministère

Quels hommes ou quels noms secondant mon désir,

Nous avaient fait à tous un merveilleux loisir ;

Je n'ai pas recherché quelle arme défendue

Rendait à tout Paris sa liberté perdue ,

Ni quelle main lançait le bienheureux édit

Qui brûlait l'arsenal du Vendéen maudit.

J'ai pris la plume ; un feu qui dévorait ma tête

A brûlé cette fois ma prose de poète ;

Dites s'il vient du cœur ce style inattendu ,

Et si pareil écrit part d'un homme vendu.

Oui , dites cela , si vous en avez le front , messieurs; dites si ce style n'était pas en effet bien inattendu; dites-le.

M. Barthélémy, qui, dans son prologue, avait promis de donner un supplément à Sénèque, à La Bruyère et à La Rochefoucauld, nous a tenu parole. Entr'aulres maximes et aphorismes de sa façon , en voici de fort remarquables :

Le crime d'aujourd'hui sera vertu demain.

L'homme absurde est celui qui ne change jamais. Le coupable est celui qui varie à toute heure.

Ainsi, selon la doctrine de M. Barthélémy, on peut changer tous les jours, mais non pas à toute heure : à toute heure , ce serait trop , ce se- rait fatigant; changer tous les jours , c'est bien assez, cela laisse une latitude suffisante.

M. Barthélémy dit plus loin que du temps de la Nemc'sis on l'a sup- plié bien souvent d'attaquer le roi , ce qu'il a prouvé , dit-on , irrécusa- blement , par la communication des lettres signées que lui écrivaient les provocateurs.

11 ajoute que le canon du 6 juin a brisé sa plume ; que

Quand la société s'écroule, les poètes ,

Pour avertir le monde, ont des muses secrètes.

qu'une comète a lui au fond de son âme.

Ayant ainsi, par toutes ces preuves, complété sa justification, il

REVUE. -^-CHRONIQUE. Il3

avertit ceux qu'elle ne satisferait point de se bien tenir. « Prenez garde , » leur dit-il ,

Si vous portez la main aux cendres du foyer, Je pourrai , moi fouillant de secrètes archives , Déployer contre vous mes armes corrosives.

« Allez, » déclare-t-il en terminant,

Allez, souvenez-vous que sans crainte j'agrafe Son histoire à tout nom dont je sais l'ortliographe , Et que pour mettre un homme à l'infamant poteau. J'ai conservé chez moi les clous et le marteau.

Au surplus, ne sera crucifié par M. BarthtUemy que qui le voudra bien , car il annonce formellement dans l'une des notes de son poème qu'il faudra désormais, pour qu'il se croie obligé de répondre, qu'on lui adresse un plaidoyer de sept cents vers ; et , vraiment , il aurait une furieuse envie d'être mis au poteau par M. Barthélémy , celui qui achè- terait cette faveur moyennant une dépense de quatorze cents hémisti- ches : ce serait la payer un peu cher.

Nous n'avons pas à nous occuper ici de la question morale que soulève ce plaidoyer. Sur cette question, M. Barthélémy s'est renvoyé lui-même devant MM. Carrel, Bert et Châtelain, qu'il a reconnus seuls pour ses juges naturels ; et nul n'ignore quel arrêt ont rendu dans la cause MM. Châtelain , Bert et Carrel.

En ce qui louche la question littéraire, également soulevée par la Justification de M. Barthélémy, et sur laquelle nous nous déclarons compétens , voici notre jugement motivé.

La Justification ne vaut ni plus ni moins que la Villéliade , que Napoléon en Egypte, que Némésis , que tous les autres poè- mes précédemment publiés par le même ou les mêmes auteurs ; c'est toujours la même pauvre et froide versification ; ce sont toujours des lignes d'égale longueur, bien rabotées , rimées avec opulence , el forte- ment clouées deux à deux comme deux planches. Les ouvriers qui fabri- quent celle marchandise ne manquent pas d'une certaine habileté; ils connaissent leur métier de rimeurs , et l'on conçoit aisément qu'ils aient pu faire de celte façon une Némésis par semaine ; ils étaient hommes à nous faire une feuille quotidienne, un Constitutionnel en vers. Ne leur demandez d'ailleurs ni pensée , ni véritable verve , ni poésie ; tout cela ■n'est point de leur ressort.

Quant au succès réel qu'ont obtenu quelques - uns des innombrables

)l4 REVUK DES DEUX MONDES.

poèmes sorlis de la même maiiufaclure , c'est à l'esprit de parti, nulle- ment à leur mérite, qu'il faut l'attribuer ; l'excessive indulgence de l'op- position avait seule transformé en poêles les auteurs de la Villcliade et de Neme'sis; la Jastificntion les fait l'cdescendre à leur rang.

Une autre brochure qui ne demandait assurément pas mieux que do faire aussi son petit scandale, c'est le pamphlet intitulé : A Louis- Philippe roi , Charles Maurice , homme de lettres. On a cependant à peine parlé de cet écrit. Il est vrai qu'il n'y est guère question que d'une querelle personnelle entre M. Charles Maurice et le roi! M. Charles Maurice paraît avoir sauvé , non point la France, ni même Paris, comme M. Barthélémy, mais seulement le Palais-Royal et tous les millions qui s'y trouvaient le 28 juillet 1830. Il était bien naturel, en vérité, que M. Charles Maurice comptât sur quelque reconnaissance de la part du propriétaire ; mais , s'il faut en croire le plaignant , Louis-Philippe ne se souvient pas des services rendus au duc d'Orléans. Non-seulement il n'a point remercié M. Charles Maurice comme il convenait , mais il l'a reçu à la cour plus que cavalièrement , et, ce qui est plus grave, il a poussé l'impolitesse jusqu'à faire discontinuer lesabonnemensque prenait autre fois la liste civile auCourrierdes Théâtres. O ingratitude des rois !

Ces griefs de M. Charles Maurice sont , au surplus , racontés dans sa brochure avec assez d'esprit et d'originalité, et surtout avec une naïveté de journaliste fort divertissante.

Jetons maintenant un coup-d'œil sur nos théâtres, qui nous font pour la saison d'hiver tant de magnifiques promesses.

Le Roi s'amuse , de M. Yictor Hugo , est aux Français en pleine répé- tition. Cet ouvrage se monte, dit-on, avec le plus grand soin et le plus grand luxe. Si, comme nous sommes fort disposés à le croire, il n'y a point d'exagération dans les éloges qu'on lui accorde d'avance , il doit nous dédommager amplement du succès de Clotilde.

A la porte Saint-Martin , M. Alexandre Dumas va faire jouer l'Echelle de Femmes , en expiation du Fils de l'Emigré.

On parle aussi d'un nouveau drame de M. Alfred de Vigny, dont le titre est encore un mystère, et dans lequel madame Dorval nous serait enfin rendue. Vienne donc vite ce drame , el avec lui madame Dorval ; que nous ayons encore cette double obligation à l'auteur de la Tilarc chalc d'Ancre, qui nous a donné déjà tant de belles et bonnes choses!

L'Opéra vient aussi de publier un programme qui ne nous promet rien moins pour cet hiver que deux opéras de MM. Scribe et Auber, deux ballets de mademoiselle Taglioni, le Don Juan de Mozart, et enfin un autre opéra \\\^\\x\[î\\ AliBaha ou les quarante Voleurs , dont la par

UEVL'i;. CHRONIQUE. l l5

tition est due à M. Clierubini , et sera probablement le dernier ouvrage de ce compositeur.

Hàtez-vous donc , mesdames du faubourg Saint-Germain et de la Chaussée-d'Antin. Si vous n'avez pas encore arrêté vos loges à l'Opéra , hâtez-vous, vous n'avez pas à perdre un moment; car chacun sait, voyez-vous , qu'il n'en sera pas du programme de M. Véron comme de celui de l'Hôtel-de-Ville.

Pour rOpéra-Italien , vous devez être assurément pourvues dès à pré- sent , sinon c'est votre faute. M. Robert vous a bien prévenues que l'ou- verture de son théâtre aurait lieu le 2 octobre ; et puis il vous a déclaré qu'il vous donnerait, entre autres nouveautés, la Straniera deBellini,et une Francesca diRimini, composée exprès à votre intention. Il a fait aussi pour vous de nouvelles et bien précieuses acquisitions. Vous aurez les deux demoiselles Grisi , madame Boccabadati et madame Ekerlin , toutes admirables personnes , dont les voix et la beauté sont , à ce que l'on assure, également merveilleuses. Vous aurez encore Tamburini, le Rubini des basses , et vous garderez Rubini lui-même, votre cher Ru- bini, cet incontestable roi des ténors.

Donc , mesdames , si vous n'avez point profité de l'avis qui vous était adressé ; si vous ne vous êtes point assuré pour cet hiver l'accès de la salle Favart , en vérité , je vous plains de tout mon cœur j mais , je vous le répète , c'est votre faute.

Quant à l'Opéra-Comique , si éminemment national dans la rue Saint- Martin et la rue Saint-Denis ; l'Opéra-Comique , ce vieil enfant à l'ago- nie , qui ne veut pas mourir et qui ne peut vivre , je ne vous en dirai vraiment point de mal : ce serait trop cruel à moi d'empoisonner ainsi ses derniers momens ; le pauvre malade sent bien , d'ailleurs , lui-même sa position. Pour s'étourdir, il a beau chanter encore ses refrains d'autre- fois ; il ne se peut plus dissimuler que son état est désespéré , et que tous les médecins l'ont abandonné.

On raconte que récemment encore, lorsque ce triste Opéra-Comi- que, ayant été contraint de fuir son désert de la rue Ventadour, faisait restaurer pour son usage la salle des Nouveautés , plusieurs des anciens sociétaires censuraient ces réparations, et que tous étaient d'avis que la salle était trop petite; mais le bon Opéra-Comique s'écria douloureuse- ment : Plût à Dieu que telle qu'elle est , elle pût être pleine de vrais amateurs ! »

Pour la morale de cet apologue , nous renvoyons à la fable de La Fontaine.

: La Rî-viTE.

DES OEUVRES

DE

M. CHARLES NODIER. '

On <T souvent reproché à M. Charles Nodier de dépenser son talent ïivec imprévoyance et prodigalité ; on a trouvé mauvais qu'il l'émieltât «n prospectus, et l'éparpillàt à plaisir dans les journaux.

Lorsque paraissait cette nouvelle édition , assurément c'était une belle occasion pour M. Charles Nodier de répondre à ces objections. Voici , pouvait-il dire, un choix que j'ai fait parmi mes œuvres. Ce sont les ti- tres que je produis ; quand vous les aurez vérifiés et discutés , si vous les avez jugés bons et valables , vous m'assignerez un rang selon mes mérites. Qu'importent d'ailleurs les pages plus légères qu'a semées en tout lieu ma fantaisie? Défendez-vous donc au riche d'employer à son gré le superflu de son bien.

Ne vous imaginez pas cependant que M. Charles Nodier se soit avisé de le prendre sur ce ton. Dans ses préfaces , anciennes ou nouvelles , il adresse bien vraiment la parole à ses critiques et à ses lecteurs; mais ce n'est que pour fuire amende honorable , et leur demander pardon d'avoir écrit les livres qu'il publie. On n'a pas d'exemple d'une abnégation pa- reille. Vous n'avez vu jamais de modestie si humble et si prosternée; jamais écrivain ne s'est montré de beaucoup aussi ingénieux et fécond à formuler les éloges qu'il se décernait, que M. Charles Nodier, le sar- casme et le blâme qu'il s'inflige ; jamais auteur ne s'est ainsi livré , pieds et poings liés , à la critique , et ne lui a tendu la gorge de si bonne volonté.

' Chez Rerduel et Levavasscur, au l'alais-Royal.

«EVUK. CHRONIQUE. I I ij

Picndroiis-nous néanmoins cCs préfaces au mot? Et quand même il serait bien prouvé que l'écrivain pense véritahlement de ses livres loul le mal qu'il en dit, faudrait-il donc par courtoisie se ranger de son avis, et ne le point contredire ?

A Dieu ne plaise ! Nous n'acceptons pas ainsi sans examen les opinions de M. Charles Nodier , surtout quand il parle de lui-même. Ne nous laissons donc pas influencer par ses préventions, et voyons si quelque réparation n'est point due par nous à ces ouvrages que traite si cavalièrement leur auteur.

Yoici d'abord le Peintre de Saltzboiirg. M. Cbarlcs Nodier avait vingt ans quand il fit ce livre : aussi c'est bien vraiment un livre de jeune homme, un livre quelque peu dcclamaloire, mais plein d'ardeur et de poésie. Évidemment inspiré par le Werther de Goethe , au moins venait-il l'un des premiers chez nous après l'ouvrage allemand. Si de- puis la cohue des imitations a suivi ; si l'on nous a donne Werther con- trefait et travesti de mille façons ; si récemment encore on nous en a produit un soi-disant original et neuf , parce qu'il était plus horrible et plus défiguré que les autres , qu'importe ? Le Peintre de Saltzbourg a paru sous l'empire, à l'époque florissaient Pigault-Lebrun , Ducray- Duminil et madame de Genlis. C'est un titre brillant pour lui que sa date. Et puis , si Charles Munster avait quelques-uns des traits de l'amant de Charlotte , sa physionomie était cependant loin d'être la même. C'est que les souffrances de ces malheureux ne sont pas non plus pareilles : ce sont deux nuances bien diverses d'une semblable douleur. Les tourmens qui déchirent Werther sont plus intimes peut-être, plus profondément creusés, plus inexorables. Il semble qu'il y ait pour le Peintre de Saltz bourg quelque douceur, au milieu de ses angoisses, dans l'exaltation poé- tique de sou ame et dans ses pleurs d'artiste.

Adèle, roman de la même famille , a moins de poésie peut-être, mais on y trouve plus de détails naïfs, plus de tristesse vraie. Doit-on blâmer les sorties philosophiques que s'y permet l'auteur contre rinfaillibilité des vertus nobiliaires? Vraiment non. Il commet trop rarement de ces péchés-là. Et puis , si ces sortes d'attaques ne sont aujourd'hui ni con- venables ni généreuses, sous la restauration , quand parut la première édition du livre, on les tenait pour mal séantes et téméraires. Ces illus- tres préjugés auraient, au contraire, à présent grand besoin d'être se- courus. M. Charles Nodier ne leur ferait pas faute à l'occasion; il sait mieux que nous qu'en ces temps , tout change si rapidement , il faut changer aussi bien souvent de courage.

Thérèse Aubert est , parmi les ouvrages de l'auteur, l'un de ceux qu'il

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juge avec le moins de sévériti!' ; c'est aussi l'un de ceux que nous prête- rons. Que de douceur et de cliarnie dans cette histoire si simple et si touchante ! Que de passion aussi ! Y a-t-il rien de suave et de gracieux comme la scène du départ au sommet de la colline , au bout du sentier de la croix? Y a-t-il rien de chaste et de ravissant comme ces baisers craintifs posés et recueillis sur des feuilles de rose ? et ce baiser d'adieu, si timide encore, que les lèvres des amans n'osent se donner qu'à travers le dernier débris de l'cglantine ? Ailleurs, au dénoûment du drame, quelle autre situation déchirante et passionnée ! Lorsque Adolphe re- trouve sa pauvre Thérèse aveugle et défigurée par la maladie, et la presse avec amour toute mourante entre ses bras, comment le dé- goût ne i'emporte-t-il point pourtant sur l'intérêt, et ne nous con- traint-il pas à fermer le livre ? Oh ! c'est qu'au milieu de son agonie cette jeune fille est plus belle encore; c'est qu'il semble que son ame se montre à nous plus pure et plus céleste au travers des plaies et sous les flétrissures de son corps; c'est que, comme son amant, nous vou- drions retenir aussi dans nos bras cet ange qui ouvre les ailes et va s'envoler.

Ce n'est point le même genre d'intérêt qu'il faut chercher dans Jean Sbogar. Jean Sbogar est, selon nous, bien moins un roman qu'un poème ; c'est un poème à la maniera de ceux de Walter Scott et de Byron, comme Marmion , comme la Dame du Lac , comme le Corsaire. Ce ne sont plus seulement les replis du cœur sondés et développés; ce ne sont plus ses froissemens et ses souffrances , naïvement étudiés et décrits : ici le drame domine ; l'action est pleine , rapide et pressée. On suit avec anxiété . les personnages; on court avec eux au dénoûment, fasciné, comme la pauvre Antonia , par le regard de celte sombre et mystérieuse figure de Jean Sbogar, apparaissant de loin à loin , et entrainant irrésistiblement la jeune fille à l'abîme. Il est k regretter que M. Charles Nodiei', qui pos- sède si bien l'instrument poétique, n'ait point écrit cet ouvrage en vers ; leur rhythme eût accusé mieux encore la beauté de ses proportions et de ses contours.

Smarrn , dont Apulée avait fourni l'idée première, n'est , à propre- ment parler, qu'une étude, mais c'estune étude philologique, bien savante et bien profonde; ingénieuse et patiente restitution de la phraséologie antique , heureuse importation de ses plus belles formes dans la nôtre , pensées habilement coulées dans les moules les plus purs de la construc- tion grecque et latine;— il y a vraiment d'inappréciables trésors de style.

C'est aussi surtout par celte richesse et ce fini d'exécution que Trilby

Sfararc^

feEVCt. CHRONIQUE. " ll()

se recommande. Seulement, dans celle dcrnièie peinture , l'arlisle , que ne préoccupe plus , comme dans l'autre , le soin de reproduire fidèlement la manière cl les tons d'un ancien tableau , et qui ne demande de modèle qu'à la nature et à son imagination, leur emprunte des couleurs encore plus éblouissantes. Aussi le Lutin d'Jrgail, si léger qu'en soit le fond, avec ses merveilleux détails , restera l'un de nos chefs-d'œuvre de grâce, d'élégance et de délicatesse.

Parmi les contes et nouvelles , et autres morceaux de moindre éten- due , qui ont été réimprimés dans celte nouvelle édition, il faut distin- guer l'histoire d'Hélène Gillet. Ce drame pathétique est encore un clo- quent plaidoyer contre la peine de mort. Non plus que M. Victor Hugo, M. Charles Nodier n'a point voulu manquer à la défense de cette belle cause ; il s'est hâté de venir appuyer de ses conclusions celles déjà prises par son jeune confrère au barreau poétique.

Avant de parler de la Fe'e aux Miettes, nous exprimerons le regret de ne point voir le Roi de Bohême figurer dans cette réimpression. Si ce curieux livre, l'un des plus distingués qu'ait écrits son auteur, n'a guère réussi que chez les artistes; je dirai mieux, si l'on ne s'est point ail- leurs donné la peine de le comprendre et de le juger, c'est que vraiment il s'est trouvé trop cher pour être acheté , et par conséquent pour être lu. La faute en était surtout à l'éditeur , d'ailleurs si éclairé et si con- sciencieux, qui l'avait publié. Il avait fait une édition de luxe , un riche volume , magnifiquement imprimé , et dignement illustré par le crayon si finement spirituel de Tony Johannot ; aussi l'a-t-il à peine vendu. C'était donc le cas, ce me semble, de réimprimer le Roi de Bohême^ et de le donner au public à meilleur compte. Il se serait très-fort ac- commodé , je vous assure , d'un bel ouvrage à bon marché.

Quoi qu'il en soit , voici la Fe'e aux Miettes , une reine aussi , quelque peu sœur du Roi de Bohême.

L'histoire de la Fée aux Miettes est une folle histoire , racontée par un fou dans un hospice de fous. Donnerons-nous l'analyse de ce joli conte? Cela nous serait, en vérité , bien maiaisé. Comment analyser un rêve? Nous vous dirons bien , si vous voulez, que dans celui-là toute l'action se passe entre un jeune charpentier, nommé Michel, et une petite vieille naine ; que cette petite vieille, mendiante etFce aux Miettes de son état, est en outre pourvue de deux dents démesurément longues, ce qui ne l'empêche point de toucher le cœur du jeuiic homme , et d'ob- tenir de lui une promesse de mariage en forme. Nous vous dirons en- core que ces deux amans, après s'être sauvé la vie mutuellement , je ne sais plus combien de fois, finissent par s'épouser. Ne plaignez pas repen-

120 REVU£ OtS DEUX AiOJNDES.

liant trop fort M. Michel de ce mariage. Pour consoler son époux , la vieille fée aux Miettes se métamorphose pendant les nuits en une jeune et charmante princesse Belkiss ; et, lorsqu'il aura trouvé la mandragore qui chante , la Fée aux Miettes, lout-à-fait désenchantée , sera pour lui !a belle Belkiss, non-seulement la nuit (ce qui d'ailleurs était l'essentiel), mais encore le jour.

Quelle folie! pensez-vous. Justement, c'est une folie. Ne vous ai-jc pas prévenu ? C'est un fou qui fait ce récit ; c'est 31. Charles Nodier qui l'écrit sous sa dictée. Et le secrétaire est bien pour quelque chose dans l'histoire ; il y met bien un peu du sien. Aussi combien de ravissans détails que n'eût point trouvés, j'en suis sur, M. Michel tout seul! Si M. Nodier ne l'eût aidé de sa plume , ce pauvre lunatique nous eût-il si merveilleusement décrit tant de jolies scènes de ses aventures? Au- rions-nous pris tant de plaisir à la pèche aux coques et aux fées sur les grèves de Saint-Michel? Nous serions-nous si fort divertis au bul des sœurs de la Fée aux Miettes, et à voir danser ces quatre vingt-dix-neuf petites poupées vivantes?

Oui, la Fée auxSIiettes est vraiment une folle histoire , mais non point une histoire fantastique. Ou bien , si c'est du fantastique , quoi qu'en dise M. Charles Nodier,"dont je n'admets pas les théories sur ce point, ce n'est assurément pas du fantastique plus vraisemblable que celui d'Hoff- man. Tout au contraire, je n'accepte les rêveries de Michel que comme la curieuse, mais impossible fantaisie d'un cerveau dérangé, tandis que je crois aux contes d'Hoffman avec convictioii , comme il y croit lui- même .

Au surplus, M. Nodier nous fait bon marché de sa théorie, car il l'abandonne et la désavoue lui-même à la fin de sa prélace.

Dans les divers contes et romans que nous venons d'examiner, si l'au- teur ne se montre pas précisément , au moins se laisse-t-il à peu près voir, et l'on reconnaît aisément que c'est lui qui parle , la plupart du temps , par la bouche de ses personnages. Jetons maintenant un coup- d'œil sur ceux de ses ouvrages il se met tout-à-fait en scène , et oii il raconte en son propre nom.

Les Souvenirs de la Révolution nous offrent une galerie de portraits d'après nature , sinon tous d'une parfaite ressemblance historique , au moins tous peints de main de maître ! Parmi ces tableaux, que distinguent surtout l'harmonie des tons et la suavité du coloris , il y a telles figures, celle entre autres du colonel Oudet , que l'on ne saurait comparer qu'aux merveilleuses têtes de Murillo , tant les nuances en sont chaleureusement fondues , ainsi que dans les poétiques créations du peintre espagnol.

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M. Charles Nodier dit de ses Souvenirs de Jeunesse, dans Itur dédi- cace à Lamartine , qu'ils sont le plus intime de ses livres , celui qui est le plus sien, celui qu'il aime le mieux, et nous partageons bien cette prédilection de l'auteur ; c'est que ce livre est pour nous comme le ré- sumé de tous ses livres ; et puis, c'est surtout qu'il faut étudier ces premières impressions du poète , source brûlante s'est colorée sa pen- sée, où s'est trempé son style. , nous retrouvons révélées avec plus de franchise et de naïveté ces situations personnelles qu'il avait prêtées déjà aux personnages de ses autres ouvrages.. Enlin, c'est qu'est le liicmc qu'il a tant de fois depuis et si heureusement varié; et chacun sais, combien de plaisir l'on éprouve à eufendre le simple motif d'un air après s'être laissé d'abord ravir aux brillantes fantaisies qu'y a brodées le musicien.

Les Souvenus de Jeunesse se composent de quatre nouvelles bien distinctes.

Sc'raphine est plutôt un souvenir d'enfance que de jeunesse ; c'est bien le premier amour , l'amour involontaire et qui s'ignore lui-même , celui dont le souvenir suffit à rajeunir encore une ame usée et flétrie. Il y a toute cette fraîcheur de la matinée qui embaume le cœur et les sens , et dont le mi'li, si radieux et si doré qu'il soit^ ne fera jamais oublier les timides parfums.

Dans Clémentine^ voici le jeune homme , le jeune homme inquiet et tourmenté, le jeune homme avec sa fougue indomptable, avec sa joie effrénée, avec ses larmes de feu. De quelle poésie passionnée, de quelle fantastique exaltation est remplie cette nouvelle, et surtout la scène qui la termine, cette dernière entrevue des amans à leurs croisées pendant l'orage, à la lueur des éclairs , au bruit du tonnerre !

Dans Amélie, c'est le jeune homme encore , le jeune homme aimant avec tout ce qui lui reste d'amour , mais abattu , mais découragé , mais n'osant plus croire à l'avenir, désespérant du bonheur. C'est qu'en effet son cœur, brisé déjà deux fois, va se briser de nouveau ; c'est que ces deux premières femmes qu'il avait aimées sont mortes , et que la troi- sième va lui mourir encore entre les bras. Séraphine , Clémentine , Amé- lie , doux fantômes ! Avec quelle religieuse tristesse, avec quelle mélan- colie profonde et touchante le poète évoque ces ombres chères , et les fait apparaître et glisser devant nous si pâles et si belles , voilées de leurs linceuls !

Mais pourquoi , quand nous avons pleuré de toutes nos larmes ces trois jeunes tilles ; pourquoi , quand nos yeux sont tout mouillés encore, pourquoi vouloir nous faire sourire? Ajtrès Séraphine , Amélie et Clé-

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inentine, pourquoi Lucrèce et Jeannette? Après les plus purs el les plus saints ravissemens de l'amour, après ses transes les plus poignantes et les plus cruelles , après le deuil et le désespoir , pourquoi soudain l'oubli du cœur et les grossières consolations des sens? La \ie est ainsi, direz-vous. Oh ! oui , peut-être. Pourtant il faudrait ne pas l'avouer avec tant de sincérité; il faudrait ne pas nous rappeler si hautement combien nous sommes ingrats envers ceux qui nous ont aimés et oublieux de nos plus chers souvenirs. J'aurais voulu que l'auteur ne se hâtât pas tellement de sécher lui-même les pleurs qu'il nous avait arrachés.

Mademoiselle de Marsan, qui fait en quelque sorte suite aux Souve- nirs de Jeunesse , est un livre beaucoup moins intime et beaucoup moins vrai , selon nous. Ce n'est pas qu'il n'y faille reconnaître de bien remar- quables morceaux , entre autres l'épisode de la Torre Maldctla , dans lequel le supplice d'Ugolin et de ses enfans se trouve peint avec une si effroyable vérité par l'écrivain qui en a subi lui-même toutes les an- goisses, toutes celles du moins qu'il eu pouvait supporter sans mourir. Mais , en somme , Mademoiselle de Marsan n'est guère qu'un roman de l'école d'Anne Radcliffe, un roman criblé de trappes et de souterrains , écrit seulement comme écrit M. Charles INodier, d'un style auquel on ne nous avait pas habitués dans ces sortes d'ouvrages. Considéré sous ce point de vue, c'est un essai curieux et vraiment bien original.

he?, Rêveries , qui viennent clore la série des œuvres de M. Charles JVodier , sont en général d'ingénieux et spirituels paradoxes, développés avec une apparence de candeur et de conviction qui séduisent et en- traînent irrésistiblement ; on se laisse aller soi-même aux caprices et aux fantaisies d'imagination de l'écrivain , et l'on se surprend ensuite bien étonné de tout le chemin qu'il vous a fait faire dans le pays des rêves et des utopies. Impatienté que l'on est d'avoir été mené si loin , on se reproche parfois alors la docilité naïve avec laquelle on a suivi le mystificateur , et l'on va jusqu'à malicieusement admirer combien dans ces pages brillantes , que l'on avait lues d'abord de si bonne foi , la pué- rilité du fond contraste souvent singulièrement avec la magnificence de la forme.

Si nous considérons maintenant dans leur ensemble les divers ou- vrages que nous avous rapidement passés en revue , il semble que ce qui les caractérise principalement et les classe surtout à part , c'est d'abord la profonde individualité dont ils sont empreints, et puis les qualités éminentes de leur style.

M. Charles Nodier se Raconte et se révèle en effet lui-même , non- seulement dans ses mémoires , dans ses souvenirs , mais bien aussi dans

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SCS poèmes, dans ses romans et dans ses nouvelles : c'est lui que nous reconnaissons dans tous ses personnages ; c'est lui toujours avec ses goûts simples et naïfs , avec sa science aimable ; c'est lui partout avec son amour des vieux livres et des fleurs. Ses héros et ses héroïnes sont tous botanistes, biblioraanes ou philologues; ils sont conspirateurs; ils sont proscrits; ils sont poètes; ils sont exaltés, mystiques; ils sont parïois exagérés et visionnaires ; ils sont tous un peu ce qu'est ou ce que fut leur auteur. En vérité , jamais écrivain ne s'est peint ainsi lui-même à cha- cune des pages de ses livres.

Quant au style de M. Nodier, ce style tout à la fois si savant, si pur, si élégant , si harmonieux , et dont l'étude ne saurait être trop recom- mandée , qui voudrait y reprendre quelque chose n'y trouverait à bhlmer peut-être qu'une excessive richesse et un peu de superflu dans sesorne- mens. Il y a tant d'or, de perles et de pierres précieuses, que l'étoffe disparaît parfois sous la broderie, et que l'œil a peine alors à en retrouver le tissu. Mais n'est-ce pas un très-pardonnable défaut qu'une semblable opulence? JNe jette pas qui veut sur sa pensée un pareil manteau.

A. FONTANEV.

Dans un article du dix-septième numéro du Phalanstère , intitulé : Obscurantisme au dix-neuvième siècle , M. Abel Transon, ex-saint-simo- nien, se plaint amèrement que la Revue des Deux Mondes ait refusé d'in- sérer un article de M. Yictor Considérant sur la doctrine de M. Fourier. La Revue des Deux Mondes n'a fait aucune difficulté d'annoncer en son temps le cours de M. Jules Lechevalier au sujet de cette même doctrine, et elle se réserve d'examiner, sous un point de vue critique , le système de M. Fôurier, dont elle observe avec intérêt le développement. La iîc- vue des Deux Mondes est amie de toute publicité , et il est faux d'imputer à ceux de ses rédacteurs dont les travaux ont un caractère spéciale- ment philosophique, aucune exclusion aveugle, qui serait bien plutôt le propre des sectaires et des fanatiques de tout genre. Mais, en même temps, la Revue des Deux Mondes ne se croit nullement obligée, sous peine d'obscurantisme , d'insérer les homélies de M. Transon , hier saint-simonien et aujourd'hui fourie'ristc : elle n'a pas jugé à propos d'insérer l'article de M. Yictor Considérant, parce que cet article de M. Considérant et d'autres encore, pour lesquels la Revue a été solli- citée, lui ont paru secs, sans critique, d'un jargon mathématique à la fois et métaphorique, sentant le disciple d'une lieue; en un mot , parce

I2A REVUE DES DEUX MONDES.

que ces articles n'étaient point à la convenance de la Revue. Mais il est permis à la Revue de ne pas insérer les articles de M. Victor Con- sidérant et de n'être pourtant pas obscurantiste. Il serait possible aussi, nous le croyons , aux jeunes et ardens philanthropes qui rédigent la Phalanstère, de vouloir le Lien de l'humanité , de le proposer selon les formes qui leur paraissent efficaces , et de n'être pourtant ni si âpres ni si haineux envers des hommes qui tendent au même but , et dont tout le tort est de ne pas admettre leur spécifique universel.

SOUVENIRS

D'UN COMMIS - VOYACxEUR

DANS

L'AMÉRIQUE DU SUD.

I.

ILh l^û^(^^m iS, (Ùhl^(B^^

Après ma moil, clicrs caniaraJos , Vous placerez sur mon tomhenii Un petit broc de viii nouveau , Des œufs avec luic salaile , Vu pain iV quai' sous, un snucissou, Four passer la barque à Caron.

La Barque à Caron était , il y a une quinzaine d'années , une chanson des plus à la mode dans les rues de Paiis. Il n'y avait pas un orgue de barbarie qui n'en répétât l'air, pas un carrefour un peu fréquenté l'on n'eu vendît les paroles imprimées dans le vrai goût des ballades, c'est-à-dire sur une simple feuille dont la vignette occupait le centre , tandis que le texte était re-

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126 REVOE DES DEUX MONDES.

jeté sur les côtés en deux colonnes serrées. Le sujet de l'image était on ne peut mieux choisi ; le graveur y avait représenté

« Un bon bourgeois dans sa maison Le dos au feu, le ventre à table ; Un bon bourgeois dans sa maison Caressant un jeune tendron. »

C'était, tant pour la pensée que pour l'exe'cution , un joli mor- ceau de calcographie ; aussi , quand la vogue fut passée pour la chanson , on ne put se résoudre à détruire l'image , et , au lieu d'envoyer le reste de l'édition au pilon, on le fit partir pour l'Amé- rique espagnole. Là, notre bon bourgeois, se pre'sentant sous le nom du mauuais riche de la parabole, eut accès dans maint oratoire, et vint prendre place impudemment près de Notre-Dame de Chiquinquira , la vierge des sept douleurs \

' Notre-Dame de Chiquinquira a pris sou nom du village dans lequel elle est honorée, village situé à vingt lieues au nord de Bogota. On vient de toutes les parties de la Nouvelle-Grenade implorer son intercession, et les riches dons qui ornent son image, ainsi que les ex-voto appendus aux murs de la chjpelle, témoignent assez de son crédit près du Père céleste. Les prières qu'on lui adresse , quand elles sont exaucées , le sont à la lettre , de sorte que l'on doit bien peser ses paroles et se garder de toute demande indiscrète. On en jugera par le fait suivant, qui est attesté aussi diîment que le fut jamais un miracle.

Un pauvre Indien revenait un soir vers son village par un étroit che- min , tracé le long d'un précipice. Il était gris comme tous les Indiens le sont après un jour de fête, et .s'avançant imprudemment trop près du bord , il sentit tout à coup la terre lui manquer sous les pieds. Voyant sa chute inévitable , sa première idée fut pour un bonnet neuf qu'il avait acheté le jour même à la ville. « Mon bonnet ! mon bonnet ! » s'écria-t-il en dis- paraissant au milieu d'un tourbillon de poussière; « bonne sainte Vierge « de Chiquinquira, sauvez mon bonnet! » Ses compagnons entendirent distinctement la prière, et ne tardèrent pas à en voir l'accomplissement. Lorsque le nuage de poudre se fut dissipé , ils aperçurent au fond du pré- cipice le malheureux étendu sans mouvement et la tête fracassée; mais le bonnet pour lequel la Vierge avait été invoquée , était préservé ; une branche l'avait arrêté dans sa chute, et il y restait suspendu , aussi bril- lant, aussi peu froissé que lorsqu'il était encore dans la boutique du mar- chand.

LA BARQUE A CARON, 12']

Ce fut dans le petit village de Pie de Cuesta, dans un lieu il ne s'était peut-être jamais prononcé un mot de français, que je rencontrai poui" la première fois mon Parisien établi comme je viens de le dire. Les honneurs ne l'avaient point changé , et il sem- blait rire lui-même des respects dont il était l'objet. A le voir ainsi avec sa mine réjouie , je ne me doutais guère qu'il eût causé la mort d'un homme et presque le soulèvement d'une province. Je ne tardai pas à l'apprendre.

Poursuivant ma route vers Angostura j'avais besoin d'ar- river très-promptement , je me trouvai dès le second jour forcé de Tn'arrêter à Pore, pour laisser reposer mes mules. Contrarié de ce retard et ne sachant que faire de ma personne jusqu'à l'heure la chaleur du jour m'amènerait le sommeil, je me rendis sur la place étaient déjà deux officiers en apparence aussi désœu- vrés que moi , et qui , pour passer le temps , s'amusaient à faire battre des chiens. Je reconnus l'mi d'eux pour un Piémontais avec lequel je m'étais trouvé l'année précédente à Guayaquil. Je n'a- vais pas grande envie de renouer connaissance ; mais avant que j'eusse pris mi parti, il m'aperçut, accourut vers moi les bras ou- verts , et m'adressant la parole en français : î monsieur Leca- cheux, est-ce bien vous que je vois? quelles affaires peuvent vous amener, cher ami , dans ce pays perdu?

Mais j'y viens peut-être pour régler ce petit compte que vous avez oublié de solder en partant.

Fi donc! je le croirais si j'avais à faire à quelque porte- balle écossais : vous êtes trop cauallero pour en agir ainsi; d'ailleurs vous savez qu'il n'y a rien à perdre , et qu'aussitôt que la loi sur les dotations militaires sera passée , vous serez le premier. . .

Brisons-là , et dites-moi si ce n'est pas le commandant du canton que vous venez de quitter.

Non , c'est un officier qui n'est ici qu'en passant , le major Hospina.

Quoi ! celui qui a fait la guerre dans l'Apure, et dont j'ai en- tendu conter tant de traits de bravoure !

Lui-même ; mais vous êtes bien bon d'appeler cela de la bravoure : c'est une brutalité poussée au point de ne pas voir même le danger. Du reste je vous le donne pour l'animal le plus boufton

128 REVUE DES DEUX MONDES.

qui soit dans toute la république , vous allez en juger par vous- même.

En disant cela et sans attendre ma réponse , Belmonte m'en- traîna vers le major, qui était toujours à la même place, essayant d'allumer son cigare avec un morceau de bouteille , comme il avait vu son compagnon le faire avec une lentille.

La présentation faite , et mon introducteur se cbargeant du soin de soutenir la conversation, je pus considérer à mon aise cet Hos- pina qui avait été si long-temps dans le Bas-Orénoque la terreur des Espagnols. C'était un homme de moyen âge, très-grand, très-fortement charpenté , et avec une tournure de tambour- major. Il avait la face basanée, ce qu'il devait en partie aux soleils des Llanos, en partie au mélange d'un peu de sang africain , comme l'indiquaient ses cheveux à demi crépus. Ses traits n'avaient rien de trop dur, et même ils auraient pu passer pour agréables sans un coup de sabre qui , lui éraillant l'œil droit , avait ramassé en boule sur le bas de sa mâchoire toutes les chairs de la joue. Dans ses manières on voyait l'intention d'être poh ; du reste , comme il sentait bien ce qui lui manquait sous le rapport de l'éducation , il se tenait sur ses gardes , parlait peu, et je ne lui aurais entendu dire aucune sottise, si Belmonte, avec un art perfide, ne l'eût en- traîné à lâcher quelques grands mots qu'il appliqua à la vérité de la manière la plus plaisante.

L'honnête Italien était dans un ravissement inexprimable d'avoir pu me montrer son camarade sous un jour ridicule. Vous voyez , me dit-il en français , que je n'ai pas été au-delà de la vérité ; mais c'en est assez pour une première représentation , en atten- dant la seconde, occupons-nous du dîner. J'ai reçu d'Angostura des provisions fraîches , et je veux vous faire manger aujourd'hui un fameux macaroni.

A peine ce mot était-il prononcé, que je vis apparaître, sur le visage du colonel , une rougeur qui semblait provenir autant de honte que décolère. Capitaine Belmonte, s'écria-t-il brusque- ment , qu'il ne soit plus question , je vous prie , du Caroni. Du moins en ma présence , choisissez un autre sujet de plaisanterie.

Je ne devinais pas la cause de tout cet emportement , mais \eqiu- proquo sevd était assez étrange pour que j'eusse quelque pciiie à

I.A BARQUE A CAROiN . 120

conserver mon sérieux. Pour Belmontc, il ne songea pas à se con- traindre, et pendant cinq minutes il rit à s'en rompre les côtes, répétant par intervalle les mots de Caroni et macaroni, qui à cha- que fois étaient le signal d'une nouvelle explosion. Il paraissait en avoir encore pour long-temps lorsqu'à un geste d'Hospina il s'arrêta tout court, et d'un ton presque suppliant : Non, colonel , non , dit-il , vous ne ferez pas usage de votre épée contre un com- pagnon , contre un homme désarmé. Je vous jure que je ne par- lais pas de la rivière Caroni , mais d'un mets de mon pays dont le nom sonne presque de même.

Jure tant que tu voudras, misérable bouffon, je ne t'en croi- rai pas davantage. Si tu n'avais pas eu à dire du mal de moi, tu eusses parlé mi langage chrétien , un langage que tout le monde entend. Mais souviens-toi bien de ce cjue je te promets ici : la première fois qu'eu ma présence tu te serviras de ton jargon d'hé- rétique, je t'enverrai le parler aux diables d'enfer qui l'ont in- venté.

Cela dit, le colonel tourna le dos et s'éloigna rapidement.

Belmonte, quand je l'avais connu dans le sud, ne jouissait pas d'mie excellente réputation , mais personne du moins ne l'accusait de manquer de bravoure , et j'avais tout lieu d'être surpris de la mollesse qu'il venait de montrer. J'imaginais qu'après toutes les choses dures qu'il s'était laissé dire en ma présence , il devait se sentir mal à l'aise avec moi , et je me préparais à le laisser à ses réflexions , lorsque devinant ce qui se passait dans mon esprit : Qu'avez-vous donc, dit-il, et pourquoi cet air embarrassé? je crois , Dieu me pardonne , que vous êtes honteux pour moi de la manière dont s'est terminée cette affaire.

Si vous êtes satisfait vous-même, je ne vois pas pourquoi j'en prendrais de souci.

Oui, jjarbleu je suis satisfait et très-satisfait d'avoir pu me tirer de ce mauvais pas. Quand je vois venir à moi un taureau furieux , je me jette, s'il le faut, ventre à terre. N'avez-vous donc pas remarqué que l'homme ne se connaissait plus et qu'il étendait déjà la main vers la poignée de son vilain sabre? Pour un rien, il me le passait tout au travers du coips. Monsieur Lecacheux , ajouta-t-il d'mi ton plus sérieux, songez bien que nous ne sommes

l3o REVUE DES DEUX MONDES.

pas en Europe , et qu'ici il ne s'agissait pas d'un duel. Ces gué- rilleros entendent le point d'honneur tout autrement que nous, et dans une querelle ils ne se feraient pas plus de scrupule de frap- per un lîomaie sans armes , qu'à la guerre d'attaquer un convoi séparé de son escorte. Hospina du. reste est un bon dialjle, qui n'a point de rancune. S'il ne s'est pas grisé en nous quittant , ce soir nous serons les meilleurs amis du monde. En attendant , allons manger notre macaroni , et je vous expliquerai chemin faisantpour- quoi ce mot l'a mis si fort en colère.

Hospina a eu toute sa vie la main moins lente que l'esprit , et ce fut pour un mouvement de vivacité du genre de celui dont vous venez d'être témoin, c]u'il se vit contraint, il y a cjuelques années, à quitter son pays natal , l'île de Porto-Rico, après avoir coupé le nez à un alcade. Il vint alors à la Terre-Ferme il n'avait rien à craindre des autorités espagnoles , et s'engagea comme soldat dans les troupes cjue Miranda conduisait contre Va- lence. Après la défaite des indépendans et le rétablissement du régime royal sous Monteverde , il se retira vers les Llanos des débris de l'armée patriote s'étaient formées de petites guérillas, d'abord insignifiantes , mais qui ne tardèrent pas à acquéi'ir de l'importance. S'étant fait remarquer par diverses actions d'une audace peu commune , il parvint à réunir autour delui une troupe avec laquelle , pendant près de deux ans , il harcela incessamment les royalistes. S'il avait eu quelques talens militaires, il aurait été maître de tout le canton; mais il ne sut jamais profiter d'un avan- tage , et il tomba dans toutes les embuscades qu'on voulut se don- ner la peine de lui préparer.

Très-souvent battu, mais jamais découragé, il parvint à se maintenir jusqu'à l'époque Bolivar entrant avec les troupes grenadines dans les provinces de Venezuela , y proclama la guerre à mort.

Vous savez que du côté des républicains comme les munitions étaient rares, au lieu de fusiller les prisonniers, on leur coupait la tète. Chaque soldat au besoin servait d'exécuteur, et il n'était pas rare de voir des officiers , surtout ceux qui appartenaient aux anciennes guérillas, mettre eux- mêmes la main à l'œuvre. Vingt

LA BARQUE A CARON. l3{

fois il est arrivé à Hospina d'arracher le sabre à la inain mal assu- rée d'un novice , et de se l'aire bourreau par compassion , car, je vous le répète , il n'a dans le caractère rien de cruel.

Quand Morillo eut relevé dans ce pays l'étendard royal, Hos- pina retourna à sa vie de guérillero, et servit utilement la cause républicaine. Du reste, il refusa constamment de se joindre aux autres chefs patriotes , qui , ayant des troupes plus nombreuses , prétendaient exercer une autorité supérieure. Il continua à faire bande à part jusqu'à l'arrivée de Bolivar, pour qui il avait vme profonde vénération , et aux ordres ducpvel il alla tout d'abord se placer.

L'armée réunie sous les ordres du libérateur ne trouvait pas pour subsister les mêmes facilités que les petits corps isolés qui jusque-là avaient tenu la campagne. Les province:; de Casanare et d'Apuré , théâtre d'une guerre longvie et destructive , n'oifraient plus que de minces ressources , et il fallut songer à faire venir du bétail des provinces situées sur la rive droite de l'Orénoque. Les habitans, qui voyaient le paiement fort incertain , et qui d'ailleurs étaient poussés sous main par les moines des missions , ne s'em- pressaient pas de fournir leur contingent , de sorte que le général en chef, afin d'activer un peu leur zèle , jugea convenable de leur dépêcher Hospina.

Peu de jours avant le départ de notre ami , il était arrivé à An- gostura un bâtiment français avec une de ces cargaisons que vous aviez alors l'insolence de nous envoyer. C'étaient de vieux habits mis à neuf, des vins tournés , des huiles rances , des olives pourries, et avec tout cela une édition complète du Guillaume -Tell de Florian, traduit en espagnol , et deux ou trois ballots d'un certain pont-neuf, la Barque à Caron. Toutes ces raretés furent enlevées dans trois jours. Hospina, cjui venait d'être élevé au grade de ma- jor, voulant avoir une tenue conforme à son rang, se donna un équipement complet , et se couvrit de clinquantde la tête aux pieds. Mais comme il ne songeait pas seulement à orner l'extérieur de sa personne , il fit aussi emplette d'un Guillaume-Tell , et reçut par- dessus le marché un exemplaire de la chanson. Un cuisinier fran- çais qu'avait le général , lui traduisit le titre , et lui expliqua que passer labarqueà Caron ou mourir, c'était justementla même chose.

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Notre lionime , ainsi initié aux métaphores des ponts neufs , partit pour remplir sa mission. Grâces à ces manières insinuantes que vous lui connaissez , il y obtint de grands succès ; mais ce ne fut pas sans peine , car ayant jusque-là borné ses excursions aux pro- vinces de la rive gauche , le pays dans lequel il se trouvait mainte- nant lui était presque complètement inconnu. Un beau soir , que se croyant libre de tout soin jusques au lendemain , il pesait avec une mûre attention les mérites relatifs d'un flacon de genièvre et d'une bouteille de rhum , voilà qu'un estafette arrive du quartier- ge'néral et lui remet une dépêche conçue à peu près en ces termes : « Le libérateur est informé que dans le village de San-Luis ou dans quelques fermes des environs , il se trouve maintenant un capu- cin catalan , le frère Jean de Dieu , dont les desseins sont plus que suspects , et dont les discours tendent à égarer l'opinion du peuple en lui faisant croire à de prétendus succès obtenus parles Espagnols; la présence de ce religieux dans mi canton peu aifectionné au régime républicain pouvant entraùier de graves mconvéniens , le major Hospina , aussitôt après la présente reçue ', fera saisir ledit capu- cin et lui fera passer immédiatement le Caroni ^ . Sous aucun pré- texte , il ne sera sursis à l'exécution de cet ordre. »

Le major n'avait jamais entendu prononcer le nom de la rivière Caroni, mais il avait encore la mémoire toute fraîche delà barque à Caron et de l'explication du cuisinier. Ha ! ha ! se dit-il à lui- même , le général jjarle en paraboles, c'est sans doute une précau- tion pour le cas on eût intercepté la dépêche ; d'ailleurs il sait bien que ses paroles ne tombent pas dansl'oreille d'un sourd. Holà! planton , qu'on me fasse venir l'alcade.

L'alcade arrive tout trembant d'être appelé à pareille heure.

Monsieur l'alcade, vous allez me trouver un guide qui parte ce soir même avec quatre hommes et un caporal, pour m'amenez le capucin qui se cache dans les environs de San-Luis.

Mais, monsieur le major, je n'ai pas connaissance...

Silence ! combien y a-t-il d'ici à San-Luis ?

' Le Caroni est une rivière qui se jette dans l'Orénoque à trente lieues environ au-dessous d'Angostura , et qui, anciennement, était une dos li- mites du territoire des Missions des capucins catalans.

LA BARQUE A CARON. l33

Quatre lieues et un bon bout. Mais , monsieur le major...

Silence ! nos hommes devraient être ici avant midi, mais met- tons jusqu'au soir. Si à l'angélus ils ne sont pas arrivés , il y aura pour vous une amende de 3oo piastres , et vos vaches laitières me répondront...

Mais, monsieur le major..,

Comment! chien de godo ' , manant, mal élevé, tu as l'audace de m'interrompre ! bien ! c'est toi-même qui serviras de guide , et si demain avant midi tu n'es pas ici avec le moine , je te fais fusil- ler. Allons, à cheval toutle monde, et qu'on m'attache ce gaillard- à la selle , de peur que le vent ne l'emporte.

Personne n'avait plus envie de faire d'observations, et en moins d'mi quart d'heure , l'alcade , bien amarré et bien escorté , était en route pour San-Lviis.

Le lendemain , Hospina en s'éveillant songea tout d'abord à la dépêche de la veille. La commission dont il se voyait chargé le tra- cassait, non qu'il eût le moindre doute sur le sens du message; mais il n'était accoutumé à traiter ces sortes d'affaires qu'avec des militaires , ou tout au plus avec des pékins , et ici il avait affaire à un homme d'église. Les impressions reçues dans son enfance lui revenaient alors , et il avait beau se dire que le moine était un Espagnol , un godo , il ne parvenait pas à se mettre l'esprit en repos.

Diable d'idée qu'a eue le libérateur, disait-il en grommelant, tandis qu'il parcourait sa chambre à grands pas. Je voudrais que la chose fût finie et n'avoir plus à y songer. J'espère qu'enfin ils vont arriver.

Alors il allait regarder à la porte ; puis par désœuvrement il al- lumait un cigare ou avalait4in trait d'eau-de-vie , et recommen- çait à se promener.

Sur le midi enfin , il aperçut au loin dans le Llano la banderolle tricolore des lances , et bientôt il vit paraître ses cavaliers , ayant

' Le mot de godo (Goth), en Colombie, est employé , depuis la révolu- tion, pour désigner les Espagnols en tant qu'attachés aux intérêts de la mé- tropole, et s'applique également aux créoles qui tenaient pour l'ancien ordre de choses.

l34 REVUE DES DEUX MONDES.

au milieu d'eux le capucin. C'était par pur hasard qu'on l'avait rencontré , car l'alcade , tout en étant bien loin de soupçonner les desseins d'Hospina, était fermement résolu à ne pas découvrir la retraite du révérend père, dès que celui-ci croyait avoir intérêt à la tenir cachée. Prévoyant donc que de nouvelles représentations ne seraient point écoutées, et sentant que toute résistance ouverte serait folie , il s'était borné à garder un silence absolu , et depuis l'instant du départ, ni les menaces ni les coups n'avaient pu lui arra- cher le moindre renseignement. Pour le moine, il savait fort bien que les républicains ne lui faisaient aucun tort en le considérant comme un ennemi, et d'ordinaire il se tenait sur ses gardes; mais il n'imaginait pas qu'on osât mettre la main sur lui un dimanche, et ce fut ce qui le perdit. On le saisit lorsqu'il se rendait à l'église il devait prêcher un beau sermon contre les insurgés et leur» alliés , les hérétiques anglais.

Hospina avait élé fort impatient de voir arriver le capucin, mais dcuis ce moment il eût donné beaucoup pour que les soldats ne l'eussent pas rencontré. Il se sentait à chaque instant plus irrésolu, et déjà il songeait à envoyer directement à Bolivar le prisonnier, lorsque celui-ci, sautant en bas de sa monture, comme eût pu. le faire un cavalier de profession , et s'avançant à pas précipités , lui demanda sans autre préambule depuis quand les religieux de St.- François relevaient de l'autorité militaire?

Il n'y a qu'un bandit comme toi , ajouta-t-il en s'échauffant , qui soit capable de troubler un prêtre dans l'exercice de son saint ministère ; mais sois certain que j'en écrirai à tes chefs, et que je te ferai casser ignominieusement.

Pour ce qui est de mes chefs , repartit Hospina à qui le ton al— tier du moine avait déjà rendu sa crémière résolution, pour ce qui est de mes chefs, je suis tranquillei^ et je n'ai agi que sur l'ordre exprès du libérateur.

Le libérateur, le libérateur! dis le libertin , l'athép. Ce sont les titres qui conviennent à un homme traître à son roi comme à son Dieu. Mais il n'en a pas pour long-temps encore à fouler les honnêtes gens, et cette fois-ci il ne s'enfuira pas comme il a fait tant d'autres. Il sera pendu, lui et tous les brigands qui l'entourent.

Ce ne sera pas toi qui vivras pour le voir, moinaillon du diable ,

LA BARQUE A CARON. I 35

cria le major tout hors de lui eu entendant parler si irrévérencieu- sement de Bolivar, car sur l'heure je te vais faire expédier ton passeport pour l'autre monde.

Le capucin se croyait trop bien protégé par sa robe , pour sup- poser que la menace fût sérieuse; aussi, après avoir jeté à son interlocuteur un regard de mépris : Va , dit-il , je sais bien que, tout pervers que tu es, tu n'oserais faire tomber un cheveu de ma tête ; ne pense donc pas m'effrayer , et garde pour tes pareils tes grossières plaisanteries.

Tu vas voir si je plaisante ; lanciers , emmenez le prisonnier dans la cour... halte... Allons, père, as-tu recommandé ton ame à Dieu?

Le moine , plein d'une folle confiance , se contenta de hausser les épaules , et ne daigna pas même tourner la tête vers le major, qui s'était placé derrière lui.

Allons, père, regarde ton nombril.

Le père , peu familier avec l'argot des camps , ignorait que c'é- tait là le mot d'usage pendant la guerre à mort pour avertir les prisonniers de tendre le cou. Il s'imagina qu'on avait par dérision attaché quelque chose à son cordon ; pour s'en assurer, il baissa la tête, et dans le même instant un coup de sabre, porté par mie main exercée , la fit voler loin du tronc.

La nouvelle de cette sanglante exécution se répandit prompte- ment dans tout le pays , et y excita la plus vive indignation contre le gouvernement, de qui on croyait l'ordre émané. Des murmures on passa bientôt à un soulèvement déclaré , et pour commencer on tomba de toutes parts sur les détachemens qu'Hospina tenait en campagne. Lui-même, attaqué àl'improvisle, ne parvint à s'échap- per qu'en sautant sur une cavallequi paissait par hasard devant sa maison. Il fit ainsi sans selle ni bride une traite de plus de dix lieues, aiguillonnant sa monture avec la pointe du poignard à défaut d'éperons, et entendant presque toujours distinctement le bruit des pas de ceux qui le poursuivaient.

En apprenant cette belle équipée et les suites qu'elle avait eues, Bolivar entra dans une effroyable colère. Au premier moment, il ne parlait de rien moins que de faire fusiller Hospina , et comme alors la justice était fort expéditive, on ne peut dire quel aurait été

l36 REVUE DES DEUX MONDES.

le sort du pauvre diable, s'il se fût présenté inopine'ment. Mais ayant un si mauvais compte à rendre du détachement qui lui avait été confié, il n'était nullement pressé d'arriver, et il le fut bien moins encore, lorsqu'ayant conté son aventure à un camarade, celui-ci lui fit apercevoir l'étrange bévue qu'il avait commise.

Tout honteux de sa sottise , Hospina n'en continua pas moins sa route vers Angostura , le gardien des capucins se rendait égale- ment pour demander justice de ce meurtre à Bolivar. Par un hasaixl singulier, il arriva que tous deux entraient dans la salle d'audience au même moment et par des portes opposées. En apercevant la robe grise , Hospina crut avoir devant les yeux l'ombre du nioine qu'il avait égorgé. Il recula de deux pas , poussa un faible cri et tomba à terre , agité d'effrayantes convulsions. Il fallut l'em- porter.

Cette scène inattendue divertit prodigieusement Bolivar. Il était déjà fort adouci par les explications que lui avaient données les amis du colonel , et il jugea que sa faute était suffisamment ex- piée par la belle peur qu'il avait eue. Le gardien donc fut renvoyé dans son couvent avec de belles paroles , et il ne fut plus question de cette affaire.

Quelques jours après, le général, qui avait entièrement rendu ses bonnes grâces à Hospina, voulut se faire conter l'aventure par lui-même. Notre homme fit son récit avec un sang-froid imper- turbable, au milieu des éclats de rire universels; puis, tirant son sabre et le présentant par la poignée : Voilà , dit-il , mon gé- néral, ce qui a servi à faire la barbe au pauvre capucin. Si j'osais prier votre excellence de l'accepter....

Pour le coup cela devient trop fort, s'écria Bolivar en sautant de son hamac , il faut que la frayeur ait enlevé à cet animal le peu de jugement qu'il avait... Homme de Dieu, me prends-tu donc pour le bourreau , que tu veux me faire présent de ton odieux tranche-tête ?

Non , mon général , je sais bien que vous ne vous mêlez pas de ces détails, comme nous autres pauvres officiers sommes quelque- fois obligés de le faire ; mais vous ne m'avez pas laissé achever, et il me reste encore à conter le plus plaisant de l'affaire.

Votre excellence saura donc que ce scélérat de moine portait

LA BARQUE A CARON. 187

autour du cou un paquet de linge comme un collier pour le goitre. Mais que croyez-vous qu'il y avait dedans? du sel d'Antioquia, de l'éponge brûlée? Pas du tout... Vingt-cinq bons doublons d'or, mon général, que le brigand y avait cousus. bien! cette mé- chante lame , dont on ne donnerait pas deux quartillos , a coupé le cou et les doublons comme elle eût fait d'une banane ; et pas une brèche ! on peut le voir.

Lecacheux, commis-voyageur.

ORIGINE

DE

L'ÉPOPÉE CHEVALERESQUE

DU MOYEN AGE.

SIXIÈME JLBÇON. III" ARTICLE. '

]â(DmiiSÎ^ 3>^(D^jSS!î<iiiI0^.

Les deux premières divisions de mon sujet ont été consacrées à donner une ide'e générale de l'épopée chevaleresque du xii'' et xiii' siècles, tant de celle qui roule dans le cycle carlovingien , que de celle comprise dans le cycle de la Table ronde. J'ai tâché, dans ces essais , d'indiquer soit les caractères propres et parti- cuUers de chacun de ces deux grands systèmes d'épopée , soit leurs cai-actères commvms. Je me suis soigneusement abstenu de toute prévention, de toute conjecture, de toute hypothèse ten- dante à attribuer aux Provençaux la moindre influence sur la ciéation ou la culture de ces deux grandes branches de l'épopée du moyen-âge; je n'ai rien dit dans la vue de contester l'opinion jusqu'à présent accréditée, suivaiît laquelle les fictions chevale- resques des deux cycles seraient d'invention française ou nor- mande, et dans l'un, comme dans l'autre cas, auraient été pri-

' Voyez les livraisons du i<' et du i5 septembre.

ROMANS PROVENÇAUX. 1 3q

mitivement rédigées en français. J'ai voulu uniquement noter les particularités caractéristiques des fictions dont il s'agit, ab- straction laite de leur origine , sauf à chercher plus tard si , de l'idée générale que j'en aurais d'abord donnée, ne résulteraient pas quelques lumières pour découvrir cette origine supposée inconnue, et pour constater la part qu'y pourraient avoir les Provençaux.

Le moment est venu, pour moi , de procéder à cette recher- che , mais je crois bien faire de rappeler et d'examiner aupa- ravant l'opinion généralement accréditée à ce sujet. En avoir démontré l'étrange fausseté , ce sera déjà avoir fait un pas vers la preuve de l'opinion contraire.

On ne s'est pas contenté de nier ou de méconnaître l'interven- tion des Provençaux dans la culture de l'épopée chevaleresque : on a avancé quelque chose de beaucoup plus absolu ; on a sou- tenu qu'ils n'avaient jamais eu d'autre poésie que leur poésie lyrique , qu'ils n'avaient jamais cultivé les genres épiques ; ce qui impliquerait , de leur part , une sorte d'aversion ou d'inca- pacité pour ces genres.

Ceux qui ont avancé les premiers une pareille assertion , ne se sont probablement pas aperçus de tout ce qu'elle avait d'invrai- semblable : ils n'ont pas eu l'air de soupçonner qu'ils affirmaient un fait qui , s'il était vrai , serait des plus extraordinaires , et même unique en son genre. Ce serait, en effet, un phénomène inoui que celui de populations douées de facultés poétiques in- contestables , et ayant une poésie à elles, qui n'eussent pas songé à faire entrer dans cette poésie ce qui en était le thème le plus naturel , le plus simple et le plus fécond , je veux dire le récit , sous une forme quelconcjue , des événemens locaux. Et l'omis- sion serait ici d'autant plus singulière , que les événemens sur lesquels elle aurait porté étaient de leur nature très-poétiques , très-propres à faire impression sur l'imagination vive et mobile des peuples au milieu desquels ils se passaient. Chez tout peuple fait pour avoir une poésie , c'est toujours par des tentatives pour perpétuer le souvenir des événemens nationaux qu'elle com- mence. La poésie lyrique supposant toujours un certain dévelop-

Î^O IREVUE DES DEUX MONDES.

pement de la réflexion , une certaine capacité de démêler et de rendre les diverses nuances , les divers degrés d'un même senti- ment, vient et se perfectionne d'ordinaire plus tard que l'épopée. Encore une fois , si les Provençaux avaient fait exception à ce fait naturel , cette exception serait un pliénomène à expliquer : on aurait eu tort de n'en être pas frappé , d'autant mieux cpie la surprise aurait probablement été bonne à quelque chose ; elle au- rait mené à examiner de plus près une hypothèse contraire à la marche ordinaire de l'esprit humain , et l'examen en aurait bientôt fait reconnaître la fausseté. On se serait bientôt assuré que les anciens Provençaux , même en les supposant étrangers à l'in- vention et à la culture de l'épopée chevaleresque proprement dite , n'en eurent pas moins beaucoup d'autres productions du genre épique , et que leur littérature ne s'écarta jamais , à cet égard, de la loi générale de toutes les littératures.

Il y a une grande légèreté à supposer , comme on le fait d'or- dinaire , du moins implicitement , que ce fut seulement aux xii " et xiii'= siècles , et seulement dans le nord de la France , que les incidens de la longue lutte des chrétiens et des Arabes d'Espa- gne , sur la frontière des Pyrénées , devinrent des sujets de poé- sie populaire. Les populations du midi avaient été infiniment plus intéressées que celles du nord aux chances de cette lutte ; elles y avaient pris une beaucoup plus grande part ; et il est évi- dent que si elle dut être quelque part , dans la Gaule , un thème de poésie , ce dut être d'abord dans la Gaule méridionale. Voilà ce que diraient le raisonnement et la vraisemblance, s'il n'y avait des faits pour le dire encore plus haut.

Deux monumens très-curieux prouvent, de la manière la plus incontestable , que déjà plusieurs siècles antérieurement à toutes les épopées du cycle de Charlemagne aujourd'hui existantes , il y avait , chez les peuples de langue provençale , des fictions ro- manesques qui roulaient sur les guerres et les relations habi- tuelles de ces peuples avec les Arabes d'Espagne , ou les Sarra- sins , comme ils disaient.

Le premier de ces monumens est une e.spècc do légende, com- posée dans la première moitié du ix" siècle , sur la fondation de

ROMANS PROVENÇAUX. X^l

la fameuse abbaye de Conques , dans le Rouergue. Cette légende est une fiction très-originale et très-poétique , fondée en entier sur riiypotlièse d'une guerre prolongée entre les Arabes et les montagnards du Rouergue , guerre qui n'eut jamais lieu que dans l'imagination du romancier légendiste.

Le second monument n'est pas aussi ancien que le précédent, on ne peut pas lui assigner une date plus reculée qite loio ; mais, à cette date , il est encore de près d'un siècle antérieur aux troubadours. Du reste, le texte de ce monument est perdu : on n'en a plus aujourd'bui qu'un extrait, mais cet extrait, si in- complet et si désordonné qu'il soit , n'en est pas moins curieux au-delà de toute expression.

Il ne s'agit , en effet , de rien moins que de l'histoire toute romanesque d'un chevalier toulousain , histoiie dans laquelle les pi'incipaux incidens de VOdj'ssée d'Homère sont entrelacés et coordonnés avec des fictions romanesques originales dans les- quelles il est expressément fait allusion à des faits de l'histoire des Arabes d'Espagne , dont la date et les personnages sont con- nus. Tout ce que l'on sait de cette fiction résultant de données si disparates entre elles , autorise à supposer qu'elle était assez dé- veloppée , très-populaire , et que l'intérêt en reposait , en grande partie , sur la curiosité et l'admiration qu'inspiraient alors aux populations du midi les Arabes d'Espagne , dont la culture et la grandeur n'étaient point encore déchues.

Il est un troisième et dernier document poétique qui , sans avoir l'importance des précédens , mérite néanmoins d'être rap- pelé ici. C'est une légende en vers provençaux sur sainte Foy d'Agen , vierge et martyre , particulièrement vénérée autrefois dans tout le midi de la Gaule , et sujet de beaucoup de narra- tions pieuses. Celle dont je veux parler fut , à ce qu'il parait , composée dans la seconde moitié du xi" siècle , et , dans ce cas , elle est antérieure à la période des troubadours. On n'en a plus aujourd'hui que les vingt premiers vers, cités par le président Fau- chet dans son ouvrage sur les Origines de la langue et de la poésie françaises. Si court qu'il soit, ce fragment ne laisse pas d'être d'un certain intérêt pour l'histoire littéraire du midi de la

TOME V!II. lO

1^1 REVUE DES DEUX iMONDES.

France. Il ne constate pas seulement qu'il y avait, au xi' siècle, des It'igcndes provençales de foiine épique ou narrative ; il nous apprend quelque chose de plus particulier : il nous apprend qu'il existait dès lors une classe de jongleurs anibulans qui chan- taient ces légendes de ville en ville dans les contrées de langue provençale, et même, à ce qu'il paraît, au-delà des Pyrénées, en Aragon et en Catalogne.

Ces faits auxquels je pourrais , au besoin, en ajouter plus d'un autre , ne laissent , ce me semble , aucun doute sur la conclusion très-générale que j'en veux tirer. Ils prouvent que, bien avant le xiie siècle , commence la période des troubadours , il y eut, dans la littérature populaire du midi , diverses compositions de forme épique , diverses fictions romanesques , les unes fondées sur des traditions gallo-romaines , les autres tirées de légendes de saints , plusieurs ayant rapport aux guerres et aux affaires des chrétiens avec les Arabes d'outre les Pyrénées.

Assez peu importe ici la question du mérite poétique de ces compositions : on peut toutefois observer que celles dont nous pouvons juger, supposent , dans leurs auteurs et dans les popu- lations parmi lesquelles elles circulaient , un sentiment épique assez développé. Maintenant, pour ramener ces faits divers à la question particulière qui nous occupe , ces populations proven- çales qui, aux ix"", x'' et xi" siècles, avaient des légendes pieuses, des fables héroïques entées eux des traditions nationales , des fic- tions romanesques dans lescjuelles les Arabes jouaient un grand rôle , ces populations perdiient-clles tout à coup , au xii'= siècle, le goût et la capacité épiques dont elles avaient fait preuve au- paravant ? Cessèrent-elles brusquement d'avoir besoin de fables , de fictions , de traditions historiques poétisées ? Ou bien les poètes de l'époque , les troubadours , bien que d'ailleurs beau- coup plus cultivés que leurs devanciers , n'avaient-ils plus la faculté de satisfaire ce besoin?

Ces questions ne sont pas sans intérêt , et il n'est pas difficile d'y répondre.

Il est vrai que les idées et les mœurs chevaleresques , qui , dès le XII» siècle , commencèrent à régner dans le midi de la France ,

ROMANS PROVENÇAUX. 1^3

furent roccasion d'une grande révolution dans la poésie. L'a- mour étant devenu le principe aljsolu de toute moralité , de tout mérite , et le culte des dames , le but idéal de tout homme qui vi- sait à la renommée , la poésie, organe de ces sentimens nouveaux , de cet enthousiasme de galanterie devenu l'ame de la haute so- ciété, prit de de nouvelles tendances et un nouveau caractère. L'expression délicate , ingénieuse , harmonieuse , élégante , de l'a- mour devint le but le plus élevé de cette poésie, cjui , se repliant, pour ainsi dire, du monde extérieur, sur le cœur humain , y cher- cha et y émut des points qui n'avaient pas encore été touchés. Les genres lyriques prirent dès-lors, dans le sentiment et le goût des classes cultivées , une prépondérance décidée sur les genres épiques. Toutefois , ceux-ci ne furent point abandonnés , et l'époque des troubadours n'eut pas seulement ses compositions narratives , ses fictions romanesques , ses fables héroïques , ses pieuses légendes , comme les époques précédentes ; elle les eut avec quelques-uns des raffinemens et des perfectionnemens qui s'étaient d'abord introduits dans les genres lyriques.

Le mouvement de la première croisade fut beaucoup plus gé- néral et plus profond encore dans le midi de la France que nulle autre part; et le génie épique eût-il jusque-là sommeillé dans ce pays . il s'y serait éveillé au bruit d'mi pareil événement, d'un événement qui ébranlait si fort toutes les imaginations.

Il y eut , en eft'et , en provençal , diverses tentatives poétiques pour célébrer cet événement , pour en perpétuer la mémoire ; et l'histoire a gardé le souvenir de quelques-unes de ces tentatives.

Je ne m'arrêterai point au poème dans lequel les historiens du temps nous apprennent que Guillaume YIII , comte de Poitiers, le plus ancien des troubadours connus , de retour de sa désas- treuse expédition de i loi , en tourna les malheurs en ridicule. Il n'est pas sûr que cette pièce de vers fût de forme narrative et d'une cûtaine étendue. Ce n'était peut-être qu'une saillie toute lyrique, d'humeur cynique et bouffonne , dans le goût de quelques autres pièces qui nous restent de lui.

Mais il y eut , en provençal , un récit poétique des événemens de la première croisade, infiniment plus regrettable que la pièce

1^4 UEVUIi DKS UEVK MONDES.

lie Guillaume de Poitiers , lyrique ou narrative: ce fut celui de Bechada.

La plupart des historiens de la poésie française ont parlé d'un Bechada de Tours en Touraine , auquel ils attribuent un poème en langue française sur la première croisade , et qu'ils signalent en conséquence comme le plus ancien poète français mentionné par l'histoire.

Il y a dans ce témoignage des méprises grossières désormais assez généralement reconnues. Le Bechada dont il s'agit était, non pas de la ville de Tours en Touraine , mais de la bourgade des Tours en Limousin. Il se nommait Grégoire des Tours, Be- chada n'étant qu'un surnom, ou sobriquet de famille. Le prieur de Vigeois , qui parle de lui dans son intéressante chronique , et qui avait pu le voir , ou du moins en entendre parler par des honrmes qui l'avaient vu, nous en apprend tout ce que nous en savons. Il le donne pour un chevalier de beaucoup de talent naturel , et qui avait même quelque teinture des lettres latines. Il ne dit point expressément cjue Grégoire ait été à la première croisade ; mais l'ensemble de ses paroles semble implic[uer ce fait particu- lier. Quoi qu'il en soit, frappé des grands événemens de cette expé- dition, Grégoire voulut en célébrer la mémoire dans un récit populaire, en vei's et dans sa langue maternelle. Jaloux de don- ner à son travail toute la perfection possible , il y mit douze ans entiers ; et l'on ne saurait douter que l'ouvrage ne fût très-con- sidérable , puisque le chroniqueur qui en parle , le qualifie d'énorme volume.

On ne sait pas si le récit de Bechada était purement et stric- tement historique, ou entremêlé de fables et de particularités merveilleuses. Cette dernière hypothèse est la plus probable.

Ce grand travail de Grégoire de Bechada des Tours embras- sait l'ensemble des événemens de la première croisade; mais d'autres poètes, doués d'un sentiment plus juste de la nature et de la destination de l'épopée et des chants épiques, traitèrent isolément les incidens les plus mémorables de la sainte expédi- tion. Ainsi, par exemple, le siège d'Antioche, si remarquable par les héroïques efforts qu'il coûta aux croisés, *''it chanté au

ROMANS PROVENÇAL I 4^

moins une fois el très-probablciuent plus d'une fois, par des ro- manciers inconnus voisins de l'événement.

Un de ces chants, sans doute un des plus anciens, est implici- tement désigné par un poète subséquent, et sous le titre de chro- nique d'Antioche , comme l'un des modèles des ronians épiques en tirades monorimes. C'était de cette chronique, ou dequel- qu'autre composition du même genre , que l'on avait tiré l'aven- ture fausse ou vraie , mais célèbre au moyen âge , de Golfier de Tours et de son lion. Ce Golfier, à peine connu des historiens, est fameux chez les romanciers provençaux. Il rencontra , dit-on, un jour un lion aux prises avec un énorme serpent enlacé au- tour de lui, et qui était sur le point de l'étouffer. Il tua le serpent, et le lion reconnaissant ne voulut plus le cjuitter , et lui tint plu- sieurs années fidèle compagnie. A la fin, Golfier s'étant embar- qué dans un vaisseau l'on ne voulut pas recevoir son lion , le pauvre animal se jeta à la nage dans la mer, pour suivre son li- bérateur et se noya. Les romanciers attribuent à ce même Golfier d'autres aventures et des exploits dont il n'est pas question dans l'histoire ; ils en font un des héros de la conquête d'Antioche : particularités qui semblent constater suffisamment le caractère plus ou moins romanesque des chants épiques il s'agissait de lui, et du siège d'Antioche.

Ces récits , ces chants provençaux , relatifs à la première croi- sade, n'étaient pas une nouveauté dans la littérature provençale du xii^ siècle. Ils n'y étaient que la continuation naturelle de ces autres chants, de ces autres récits plus anciens, destinés à rap- peler aux populations méridionales de la France , leurs guerres , leurs démêlés avec les Sai'rasins d'Espagne.

Le mouvement de la première croisade une fois ralenti , ces guerres et ces démêlés redevinrent, dans le midi, le principal mobile des vertus et de la bravoure chevaleresques. Les seigneurs du midi continuèrent à intervenir, comme ils y étaient accoutu- més depuis long-temps, dans les expéditions des princes chrétiens de la Péninsule contre les Arabes ou les Maures ; et ces expédi- tions restèrent un des thèmes favoris de la poésie narrative , des cliants épiques des Provençaux.

1^6 REVUE DES DEUX MONDES.

Ainsi , par exemple , G uillauine VI , seigneur de Montpellier , ayant marché en 1 146, au secours d'Alphonse VII , roi de Cas- tille , l'aida à prendre , sur les Arabes , la ville d'Almérie , et se distingua fort dans le long siège que soutint cette ville. Ses ex- ploits en cette occasion furent célébrés dans un poème provençal , dont Gariel , le plus ancien historien municipal de la ville de Mont- pellier , qui avait eu ce poème sous les yeux , a seul parlé. Il en dit à peine quelques mots, mais assez toutefois pour indiquer que l'auteur de ce poème avait relevé le fond historique de son sujet de traits et d'incidens romanesques. Il s'était, à ce cju'il paraît, particulièrement évertué à décrire un combat singulier dans lequel le brave Guillaume, après de grandes prouesses, avait à la fin vain- cu un guerrier maure , espèce de Goliath pour la force et la taille, et cjui, insolent comme tous les géans sarrasins, ses ancêtres et ses pareils , avait grièvement insulté l'armée chrétienne par ses bravades. Nul doute que diverses autres expéditions chevale- resques des seigneurs provençaux contre les Maures, antérieures ou postérieures à celles de Guillaume VI , n'aient été , comme celle-ci , le sujet de divers poèmes également historiques pour le fond, mais également entremêlés de circonstances fabuleuses.

Tous ces faits, fussent-ils les seuls à citer, pour prouver ^ue la littérature provençale du xn' siècle, celle des troubadours proprement dite , ne fut pas dépourvue de compositions narrati- ves, le prouveraient assez : ils suffiraient pour démentir le phéno- mène supposé d'un peuple exclusivement adonné à la poésie ly- rique, au milieu des circonstances les plus favorables, je dirais presque les plus urgentes , pour lui inspirer le goût de l'épopée. Mais il y a d'autres preuves et des preuves plus directes , plus irrécusables encore de ce que je veux dire. Je les trouve dans le témoignage des troubadours : leur poésie lyrique fourmille de ci- tations , d'allusions , de réminiscences , qui supposent nécessai- rement, et par conséquent démontrent de la manière la plus expresse la coexistence d'une poésie épique riche et variée. Je n'ai point cherché à faire un relevé complet de ces allusions des troubadours à des productions narratives, à des romans épiques longs ou courts, tous signalés comme plus ou moins célèbres

ROMANS PllOVENÇAUX. 1 47

/lans les pays de langue provençale, comme journellement récités ou lus dans les villes et les châteaux. J'ai pourtant tiré de celles de ces allusions que j'ai recueillies une liste fort nombreuse de compositions romanesques de divers genres , et les résultats de cette liste étant d'un véritable intérêt dans la question actuelle, je ne crains pas de m'y arrêter un instant.

Je dois d'abord prévenir que je ne comprendrai point, pour le moment, dans cette liste , les romans carlovingiens et de la Table ronde : je persiste à en supposer l'origine encore ignorée et en litige. Je n'y admettrai c|ue des romans sur l'origine provençale desquels il ne peut y avoir de contestation raisonnable , puisqu'il n'en est question que dans des monuniens provençaux , et chez des populations de cette langue. Or, ainsi réduite , la liste que j'ai dressée des productions romanesques connues et citées par les troubadours est encore de plus de cent.

Il faut dire d'abord que , de ces cent romans , il y en a beau- coup qui ne sont désignés que de la manière la plus vague , par les simples noms des liéros , ou de quelqu'un des personnages c]ui y figurent, personnages fantastiques , inconnus , dont le nom ne dit rien. Je ne m'arrête point à des indices si fugitifs; il n'y a aucun parti à en tirer.

Mais, à côté de ces allusions insignifiantes comme trop som- maires , s'en trouvent d'autres intéressantes pour l'histoire de l'épopée provençale , et même , comme nous le verrons un peu plus tard, de l'épopée du moyen âge. Ces allusions désignent, en eftet, les poèmes auxquels elles s'appliquent par des particu- larités caractéristiques , qui les distinguent nettement les uns des autres , qui enindic|uent parfois l'idée principale, la situation do- minante, celle autour de laquelle se grouppent toutes les autres. Le même roman revient plus ou moins fréquemment dans ces allusions , ce qui fournit un indice de son plus' ou moins de célé- brité. Enfin, les pièces lyriques dans lesquelles se rencontrent les allusions dont il s'agit, appartenant, pour la plupart, à des trou- badours dont l'époque est plus ou moins connue , on a les dates approximatives de ces allusions , et par des dates auxquelles on peut être sûr qu'existaient tléjà les romans désignés.

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Maintenant, ])our résumer en peu de mots les diverses consé- quences de ces allusions , relativement à la question particulière qui nous occupe, voici ce que je n'hésite pas à affirmer :

10 Parmi ces cent romans provençaux dont l'existence est dé- montrée par les citations qu'en font les troubadours , il y en a au moins une dizaine indiqués comme plus populaires , plus célèbres que les auties, et que tout annonce avoir été composés dans la première moitié du xïf siècle. De ce nombre étaient l'histoire amoureuse de Landric et d'Aia , la belle d'Avignon ; celle de Seguin et de Valence, et celle encore d'un certain André de France , mort d'amour pour je ne sais cpielle reine du pays , et fréquemment cité comme le plus parfait modèle des amans.

Outre ceux des cent romans cités qui roulaient ou semblaient rouler sur des sujets de pure invention , il y en avait d'autres ayant pour base des événemens tirés de l'histoire ou de la mytho- logie grecques , de l'histoire romaine , delà Bible. Quelques-uns peut-être se rattachaient à des traditions gauloises : tel, par exemple , sendDlerait avoir été celui dans lequel il était raconté , dit le troubadour qui le cite, comment les Rémois chassèrent Jules-César de leurs murs.

Plusieurs ont l'air de se rapporter à des événemens historiques qu'il est malaisé de déterminer. Il en est un , par exemple , au- cjuel Gancelm Faydit, troubadour distingué, fait allusion, et même une allusion assez détaillée , et dont je ne sais point devi- ner le sujet. L'empereur, dit-il, ayant vaincu et pris le roi allemand , le mit à traîner la charrette et le harnais ; et le captif, regardant tourner la roue, chantait sa misère, et pleurait le soir au manger.

Enfin , parmi tous ces romans perdus , il y en a quelques-uns dont le motif et l'argument piquent plus particuhèrement la cu- riosité , et font davantage regretter la perte. Yoici , par exemple, sept vers assez curieux de Perdigon, autre troubadour connu. Ces vers semblent faire allusion à quelque histoire romanesque de saint Nicolas de Barri , le patron des nautonniers .

« Nicolas de Barri, s'il eût vécu long-temps, serait devenu un savant honnne. Il était resté long-temps sur mer , entre les pois-

ROMANS PROVENÇAUX. 1 /^C)

sons, et savait qu'il y inourrail une fois ou l'autre. Il ne voulait pas cependant revenir de ce côté, et s'il revint, il retourna bien vite mourir là-bas sur la nier , sur la grande mer dont il ne put plus sortir. »

Je n'insiste pas davantag'e sur les allusions signalées : j'y revien- drai , pour en examiner et en préciser les conséquences relative- ment à la question particulière que je me suis donnée à résoiulre. Ce que j'en ai dit me paraît suffire pour démontrer d'une manière vague et générale qu'il y eut, aux xii'' et xni° siècles, dans la littérature des troubadours , des compositions romanesques , des romans épiques.

Mais peut-être y a-t-il ici une difficulté, une objection à pré- venir : peut-être la perte de tant d'ouvrages , répandus sur une assez grande étendue de pays , et qui ne remontent pas à des temps très-reculés , paraîtra-t-elle un fait ])eu vraisemblable , et peut- être cette réflexion jettera- t-elle de l'incertitude ou de l'obscu- rité sur la valeur historique des allusions relatives à ces ouvrages. Il est facile de dissiper ce scrupule. D'abord , les romans de tout genre diversement mentionnés par les troubadours n'ont ]>as tous péri; il s'en est conservé quelques-uns, assez pour ga- rantir, si cela pouvait être nécessaire, la propriété et le sens bis- torique des allusions qui s'y rapportent , et de toutes les allu- sions de même espèce.

Quant à ceux des romans en question qui sont véritablement perdus , il y a pour en expliquer la perte , autant de raisons que l'on en peut convenablement exiger. Je me bornerai ici à en signaler rapidement quelques-unes.

La monstrueuse guerre des Albigeois , qui détruisit la civilisa- tion du raidi , porta aussi un coup mortel à sa littérature. La do- mination française s'étant établie dans le pays , les classes élevées s'y trouvèrent bientôt dans la nécessité d'adopter le français pour langue : le provençal , l'idiome des troubadours , idiome très-dé- licat, et du système grammatical le plus raffmé, cessa d'être cul- tivé , d'être une langue écrite ; il resta l'idiome des masses , dans la bouche desquelles il devait se corrompre et se dénaturer de plus en plus.

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L'abandon du provençal par les hautes classes de la société était déjà une énorme chance de destruction pour les ouvrages écrits en celte langue , pour les romans comme pour les autres. Mais ce n'était pas la seule , ni même la plus grande. Sous les auspices de la domination française , l'autorité pontificale prit un grand pouvoir dans le midi : elle y trouva beaucoup à faire , et y fit beaucoup , surtout au détriment de la littérature.

Indépendannnent de ce qu'il y avait, dans la poésie des trou- badours , de nombreuses satires contre les papes , et une ten- dance générale fort hostile à la cour de Rome , il existait, en pro- vençal , une nudtitude de livres de croyance hétérodoxe , relatifs à l'hérésie albigeoise ou à d'autres. On avait traduit en cette langue des portions do la Bible , tout le nouveau testament , et plusieurs des évangiles apocryphes , entr'autres celui de l'enfance de Jésus-Christ. Tout cela , au jugement des papes , était pire encore que des satires. Ils essayèrent donc de se débarrasser de tous ces livres qui leur déplaisaient, et entreprirent contie la littérature déjà morte ou mourante à laquelle ils appartenaient, une sorte de guerre systématic{ue , dont l'histoire de ces temps , si incomplète cju'elle soit, a gardé quelques vestiges.

On peut compter parmi les actes de cette guerre l'institution d'une université à Toulouse, vers le miUeu du xiii^ siècle. Dans la bulle de cette institution , le pape Honorius IV recommande empliaticpiement aux étudians l'étude du latin, et l'abandon de l'idiome vulgaire , de cet idiome proscrit , dont la liberté , la sa- tire et l'hérésie avaient fait leur organe. A l'instigation des papes, diverses mesures furent prises par les autorités civiles, pour la destruction de tous les livres hérétiques en langue vul- gaire , et parmi ces livres , on comprenait les traductions de la Bible et des Evangiles, et tout ce qui pouvait porter quelque at- teinte à la considération de la cour romaine. On ne saurait éva- luer ce qui se perdit de raonumens de l'ancienne littérature pro- vençale , par suite de cette persécution inquisitoriale ; mais on ne peut douter qu'il n'en périt un grand nombre. Le temps , Tincurie , le vandalisme des guerres de religion au xvi*^ siècle , ont comblé ces pertes; et peut-être est- il plus étonnant d'avoii

KOMANS PROVENÇAUX. l5l

encore quelques ouvrages provençaux de tout genre, que d'en avoir tant perdu ; et il n'y a certainement rien à conclure de ces perles contre le fait que je veux établir, en affirmant que l'épo- pée romanesque fut un des genres de poésie cultivés par les troubadours.

Et l'assertion ne doit pas être restreinte aux principaux de ces genres ; elle s'étend à tous, jusqu'aux plus petits, jusqu'à ceux qui ont toujours passé sans contestation pour français d'o- rigine et de caractère , je veux dire jusqu'à ces petits contes si célèbres dans la vieille littérature française, sous le titre de fabliaux.

Les troubadours aussi firent des fabliaux , et je ne balance pas à croire qu'ils en donnèrent les modèles. 11 en reste en- core quelques-uns d'entiers , et de quelques autres des fragniens qui font singulièrement regretter tout ce qui s'est perdu de l'an- cienne littérature provençale en ce genre , comme dans tous les autres. Parmi ceux de ces contes que je connais, il y en a un très-piquant de Yidal de Bezandun , troubadour qui vivait dans la seconde moitié du xiii'= siècle. C'est l'histoire, peut-être vraie au fond , d'un seigneur catalan , d'humeur très-jalouse , et qui prend une femme , la plus belle , la plus aimable , la plus sage du monde. Cette femme est disposée d'abord à l'aimer plus qu'il ne mérite ; luais à la fin , piquée de se voir l'objet de soupçons injurieux, elle se venge en écoutant un des nombreux chevaliers qui lui font la cour , et se conduit si adroitement , qu'elle fait rouer son mari de coups par ses propres domes- tiques , dans un moment critique celui-ci s'était flatté de la surprendre.

Un autre fabliau à tous égards plus intéressant encore que celui-là , mais dont on n'a qu'un fragment , est attribué à Pierre Vidal de Toulouse , l'un des troubadours célèbres de la seconde moitié du xn'= siècle. C'est un récit allégorique , ou pour mieux dire , mythologique , dans lequel l'auteur a mis en scène , et décrit avec le plus grand détail les êtres fantastiques dans les- quels les troubadours avaient personnifié leurs idées d'amour et de galanterie. Car, suivant un penchant naturel à l'humanité ,

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ces poètes avaient traduit leurs doctrines en une sorte de mytho- logie qui en était l'expression symbolique.

Une notion plus détaillée de ces contes ou fragmens de contes serait ici liors de place , je ne voulais qu'en noter l'existence ; je me contenterai, pour ine rapprocher de mon objet, d'ajouter que l'élégance singulière , la légèreté , la grâce et la facilité mélo- dieuse de ces petites compositions supposent nécessairement une longue culture du genre auquel elles se rapportent.

Je pourrais me dispenser de citer un fait général et abstrait , en preuve d'une opinion que je viens d'établir sur des faits spé- ciaux. Toutefois, ne sachant bien s'il peut y avoir des raisons superflues contre des erreurs accréditées et invétérées , je citerai aussi le fait dont je veux parler, d'autant mieux qu'il est par lui- même d'un certain intérêt pour l'histoire de la littérature pro- vençale.

Les petits contes galans , folâtres ou sérieux , étaient si bien un des genres ordinaires de la poésie provençale des xii" et xiii*^ siècles , que les poètes qui les cultivaient formaient une classe à part , distinguée par vin nom particulier des troubadours pi'opre- meiit dits. Dans son acception rigoureuse, ce mot de trouba- dour ( trohaire en provençal ) ne désignait que les poètes adon- nés aux genres lyriques , et plus strictement ceux d'entre eux qui composaient des chants d'amour. Quant aux poètes adon- nés à la composition de petites pièces de forme narrative, on leur donnait un nom équivalent à celui de noiwellislcs. C'est ce qui résulte clairement d'une courte notice sur un poète proven- çal assez obscur, nommé Elias Fonsalada de Bergerac, en Péri- gord , qui fut , dit son vieux biographe , non pas un bon trouba- dour {trohaire) , mais un {bon) faiseur de nouvelles {noellaire).

Après des preuves si diverses et si directes de la culture des genres de poésie narrative par les troubadours, j'éprouve une sorte d'embarras d'en avoir encore une à rapporter. Ce qui me rassure un peu, c'est qu'elle est frappante et n'est pas longue.

J'ai déjà parlé des jongleurs, ou chanteurs ambulans des com- positions poétiques des troubadours. Tout ce qu'un trouljadour pouvait faire, un jongleur devait le chanter ou réciter en public.

ROMANS PROVENÇAUX. I 53

Ce que l'on sait de la variété des fonctions et des attributions du jongleur est donc une donnée certaine pour évaluer la diversité des compositions du troubadour. Or, il y a dans la poésie pro- vençale diverses pièces et une multitude de passages isolés qui constatent qvie la récitation de romans et de maintes autres com- positions du genre narratif" était dans les attributions du jon- gleur , et faisait une partie essentielle de son art. De tous ces passages , je n'en citerai qu'un seul , qui a le double mérite d'être court et précis. Je le tire d'une pièce de ce même Vidal de Be- zandun, dont j'ai parlé plus baut, et cette pièce est une espèce d'instruction ou de leçon en forme que Vidal est censé donner à un jongleur qui, en se présentant à lui, s'est annoncé dans les termes suivans :

u Je suis un bomme adonné à la jonglerie du chant, et je sais « dire et conter des romans , maintes nouvelles et d'autres contes « bons et gracieux répandus en tous lieux , aussi bien que des « vers et des chansons d'amour de Giraud de Borneilh et d'au- « très. »

Vous le voyez , s'il était vrai que les troubadours n'eussent été pour rien dans la création et la culture de l'épopée chevaleresque, ce ne serait du moins pas faute d'avoir connu , aimé et cultivé beaucoup d'autres genres de narration et de fiction poétiques.

SEPTIEME XEÇON.

]a(î)EîûB^ îPia(D^yisB(|iiisi«

Je crois avoir prouvé maintenant qu'à dater du ix"^ siècle ^ époque à laquelle remontent les premiers essais de leur littéra- ture, jusqu'à la période des troubadours inclusivement, les po-* pulations provençales eurent des compositions narratives , des romans épiques de divers genres. Il me faut maintenant aborder la question plus restreinte , plus spéciale , et par même plus importante et plus scabreuse , dont celle déjà résolue n'était que le préliminaire : il me faut prouver ce que je n'ai fait encore qu'affirmer , que les Provençaux ont eu part à l'invention et à la culture des romans épiques du cycle carlovingien et du cycle breton.

Je suivrai , dans cette nouvelle discussion , le même ordre dans lequel j'ai déjà parlé des romans chevaleresques. J'examinerai l'influence provençale , d'abord sur ceux du cycle de Cliarlema- gne , puis sur ceux du cycle breton; et, dans l'un et l'autre , je suivrai les sous-divisions que j'y ai précédemment établies, Ainsi, dans le cycle des romans carlovingiens , je considérerai, en premier lieu, ceux qui ont rapport aux guerres des chrétiens de la Gaule contre les Sarrasins ou les musulmans d'Espagne ; en second lieu viendront ceux qui ont pour sujet des révoltes des chefs de province contre les descendans de Charlemagne, ré- voltes qui amenèrent la dislocation de la monarchie carlovin- gienne.

Les premiers étant de beaucoup les plus nombreux , les ques-

ROMANS PKOVENÇAUX. l55

lions qui s'y lapportciU sont, naturellement les plus diHitiles et les plus compliquées. Pour cberclier , autant qu'il est en moi ^ à les simplifier et aies préciser, je dois rappeler ici les divers points de la grande fable liéroiquc qu'ils forment par leur liai- son, leur suite et leur ensemble.

Les fictions les plus célèbres des romanciers carlovingiens ont pour base quatre événemens , ou , pour mieux dire , quatre sé- ries d'événemens capitaux :

L'enfance et la jeunesse de Charlemagne, dont les roman- ciers et les poètes populaires s'emparèrent comme d'un tbème mystérieux , qui leur était abandonné par les chroniqueurs , les- quels n'en surent rien ou n'en voulurent rien dire ;

Des expéditions de tout point fabuleuses de Cbarlemagne devenu roi , expéditions ayant pour objet la conquête des re- liques de la passion de Jésus-Christ , d'abord sur les musulmans de la Terre-Sainte , puis sur ceux de l'Espagne ;

L'expédition historicjue du même monarque contre ces derniers , expédition terminée par le désastre fameux de Ronce- vaux ;

4" Enfin , les guerres divei'ses à la suite desquelles les chré- tiens de la Gaule conquirent sur les Sarrasins la Provence , la Septimanie, Narbonne et la Catalogne ; guerres toutes attribuées, par anachronisme , à Chailemagne et à Louis-le-Débonnaire.

Les romans dont les exploits des chrétiens dans ces der- nières guerres ont fourni le sujet, ont été groupés ensemble, et forment, dans le cycle général des romans carlovingiens, un cycle particulier désigné par le nom de Guillaume-au-court-Nez. Tous les héros de ce cycle ne composent qu'une seule et même famille dont Aymeric de Narbonne est supposé le chef, et dont Guillaume est le plus glorieux descendant.

Tel est , en résumé , le cercle dans lequel roulent les princi- paux romans épiques carlovingiens encore aujourd'hui subsis- tans , et dans l'invention et la culture desquels il s'agit de con- stater l'intervention des Provençaux.

Il me faut , pour cela , revenir aux allusions fréquentes qu'ont faites les troubadours , dans leurs chants lyriques , aux compo-

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sitions épiques qui foiinaient l'autre moitié de leur poésie. J'en ai dé)à cité, et en grand nombre, qui constatent l'existence d'une foule de compositions narratives de toute dimension et de tout genre. Mais j'ai fait abstraction de beaucoup d'autres, et préci- sément de celles qui prouvent qu'il y eut , en provençal , des ré- cits romanesques sur tous les mêmes points de cette même fable carlovingienne sur laquelle il existe encore des romans en vieux français.

Je trouve au moins quinze troubadours qui ont fait mention de romans provençaux sur les quatre séries d'événemens que j'ai distingués tout à l'heure , comme thème des romans carlovin- giens ; et chacun de ces quinze troubadours ayant fait plusieurs fois allusion au même roman , ou une seule fois à plusieurs ro- mans divers , il en résulte que la somme totale de ces allusions est d'environ cinquante, et je ne les ai point toutes recueil- lies ; je n'ai guère tenu compte c[ue de celles que j'ai rencontrées un peu fortuitement , en cherchant autre chose .

De ces allusions , les unes , comme on doit s'y attendre , sont vagues et fugitives , et il n'y a pas grand parti à en tirer pour l'his- toire. On doit seulement en conclure que les romans auxquels elles se rapportaient devaient être très-populaires et très-généra- lement connus , puisque les plus légers indices suffisaient pour les rappeler à l'imagination.

Mais plusieurs des allusions dont il s'agit sont , au contraire , assez précises et assez développées , pour constater que ceux des romansi provençaux auxquels elles s'appliquaient , étaient , sinon pour les détails et les accessoires , au moins pour l'ensemble et le fond , tout-à-fait conformes à ceux que l'on a encore aujour- d'hui sur les mêmes sujets.

Ainsi, par exemple, la fable singulière du séjour et des aven- tures de Charlemagne encore adolescent à la cour de l'émir des Arabes Andalousiens , est clairement indiquée dans le passage suivant d'une chronique envers provençaux écrite vers 1220. C'est un éloge de Charlemagne. « Lequel , dit le chroniqueur, vainquit Aigolan , et enleva de la cour de Galafre , le courtois émir de la terre d'Espagne, Galiane, la fdle du roi Bramant. » C'est ,

ROMANS PROVENÇAUX. 1 57

substance , l'histoire de la jeunesse de Charlemagne , développée dans d'auties romans encore aujourd'hui existans, et Tindice positif d'un roman provençal construit sur les mêmes données.

Je ne trouve , dans les poètes provençaux , qu'une ou deux al- lusions rapides à l'expédition supposée de Charlemagne , contre le géant Ferabras , pour reconquérir les reliques de la passion , que ce formidable géant sarrasin avait enlevées de Rome. Mais, sur ce point , nous avons mieux que des allusions ; nous avons le roman même, ou l'un des romans auxquels ces allusions se rap- portent.

Quant aux passages des troubadours relatifs à la déroute de Roncevaux , à la mort de Roland et des onze autres paladins , ils sont nombreux , et tous plus ou moins expressifs. Les uns , bien que fugitifs , ont quelque chose de solennel ou de passionné fjui atteste tout à la fois et la renommée de l'événement, et la grande popularité des romans auxquels il avait donné lieu. D'autres, plus détaillés , retracent les principales circonstances du fait, et font voir par que les romanciers provençaux avaient eu, pour matière de leurs récits , les mêmes fictions elles mêmes traditions que les romanciers français.

Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos de citer quelques-uns de ces passages , tant des plus énergiques et des plus vifs , que des plus circonstanciés. On jugera mieux par-là de leur caractère et de leur portée.

« Chevaliers , souvenez-vous de Roland , qui fut vendu pour de viles pièces de monnoie , » s'écrie Gavaudan-le-Vieux , trou- l)adonr, auteur de quelques pièces remarquables.

Pierre Cardinal , le plus élégant et le plus ingénieux des trou- badours satiriques , a rai3proché la trahison de Ganelon et celle de Judas. « Tous les deux , dit-il , trahirent en vendant: l'un vendit le Christ, l'autre les paladins. »

Giraud de Cabroiras , dans une pièce très-curieuse , qui est une instruction adressée à son jongleur , et dans laquelle il cite une multitude de romans, grands et petits , que tout jongleur devait être en état de réciter , poui' être réputé habile , parle aussi d'un roman qu'il tiésigiie par le titre des grands gestes, ou de la grande TOME vni. I I

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histoire de Charles , et dont il indique rapidement , en ces termes, les circonstances principales : « (Là est laconté) comment Charles, par sa valeur , entra de foice en Espagne ; comment , à Ronce- vaux , les XII compagnons frappèrent force coups mortels , et pé- rirent ensuite, injustement livrés par Ganelon le traître à l'émir ( d'Espagne ) et au bon roi Marsile. »

C'est un résumé aussi fidèle qu'il peut l'être en si peu de lignes, du roman français de Roncevaux.

Il me reste à signaler les allusions faites par les troubadours aux compositions romanesques de leur littérature ayant pour su- jet les exploits d'Aymeric de Narbonne et de Guillaume-au-court- Nez contre les Sarrasins d'Espagne.

Il n'y a rien de particulier à en dire : il en est de celles-là comme des précédentes. Elles sont assez nombreuses , assez va- riées , assez précises , pour démontrer les plus grands rapports entre les romans provençaux auxquels elles s'appliquaient , et les romans français que nous connaissons sur les mêmes person- nages. Elles témoignent hautement qu'Aymeric de Narbonne, Arnaut de Berlande et surtout Guillaume-au-court-Nez furent pour tout le midi de la France des héros presqu' aussi populai- res que Roland lui-même. Il y est question du siège d'Orange par les Sarrasins , de tout ce que le preux Guillaume eut à souf- frir durant ce siège, du secours qu'il fut obligé d'aller deman- der à Louis-le-Débonnaire , et à la tête duquel il revint battre les infidèles ; en un mot , de tout ce qu'il y a de plus important et de plus longuement développé dans le roman français de Guillaume-au-court-Nez.

Personne, je le présume, ne se figurera que les romans aux- quels les troubadours songeaient dans ces allusions , fussent des romans français, ou en tout autre langue que le provençal : l'hy- pothèse serait par trop aventurée. Les populations, les classes aux- quelles s'adressaient les pièces de poésie qui contiennent ces al- lusions , n'avaient , aux époques dont il s'agit , aucune connais- sance du français , ni le moindre motif de le savoir. Ce serait un fait inoui , inconcevable , que des allusions si fréquentes , si familières , se rapportassent à des compositions en une autre langue

KOMANS PROVENÇAUX. \ 5q

t't d'une autre littérature que celles même auxquelles appar- tenaient les chants lyriques elles se rencontrent, et elles ligurent comme un accessoire, comme un ornement convenu.

Les romans dont ces allusions supposent et prouvent l'existence, étaient indubitablement des romans en provençal, aussi bien que tant d'autres dont j'ai déjà parlé , qui ont donné lieu à des allu- sions de tout point semblables, et dont on ne peut douter qu'ils ne fussent bien provençaux , la littérature provençale étant la seule qui offre des vestiges de leur existence et de leur ancienne renommée.

Je n'insiste pas davantage sur la réfutation directe d'une hy- pothèse désespérée. Parmi les raisons et les faits qui vont suivre, il n'y en aura pas un seul qui ne soit une démonstration nouvelle de l'impossibilité d'une telle hypothèse.

Je reviens donc aux allusions citées des troubadours à des ro- mans provençaux sur les guerres des chrétiens de la Gaule avec les Sarrasins d'Espagne, pour essayer d'en préciser les résul- lats historiques.

Les romans provençaux dont il s'agit pouvaient différer, par les détails , par les accessoires , des romans français ou autres aujourd'liui existans sur les mêmes sujets. Mais , par tout ce qu'il y a de plus significatif dans les allusions citées , il est constaté que les romans correspondans des deux langues reposaient sur le mêjne fond , sur les mêmes données traditionnelles , historiques ou fabuleuses ; que , dans les unes et dans les autres , les mêmes actions et le même caractère étaient atti'ibués aux mêmes person- nages; en un mot, qu'il ne poiivait guère y avoir , entre les uns et les autres , que des variétés de rédaction.

Il y a donc ici une chose évidente : c'est que d'ouvrages ap- partenant à deux littératures différentes , et ayant de tels rap- ports entre eux , les uns devaient être les originaux, les modèles ; les autres des imitations , des traductions. Mais lesquels, des ro- mans provençaux ou des français, étaient les originaux , lesquels étaient les copies ? \oilà la question importante.

Je suppose un moment cju'il n'y ait, pour résoudre cette ques- tion , que des raisons générales de vraisemblance, raisons qui ,

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dans une question obscure et difficile, comme celle qui nous occupe , ne sont pas tout-à-fait sans importance , et voyons en fa- veur de qui , des Français ou des Provençaux , seraient ici ces raisons.

Les populations de langue provençale ayant toujours été plus directement intéressées que les Français aux guerres avec les Arabes, y ayant toujours joué un plus p,rand rôle, chez leciuel de ces deux peuples était-il le plus naturel que les traditions re- latives à ces guerres devinssent un tlième de poésie ?

Les Provençaux eurent des compositions romanesques les Arabes d'Espagne étaient rais en scène , ils célébrèrent la pre- mière expédition chrétienne contre les musulmans de Syrie, et tout cela , à des époques l'on ne voit encore , chez les Fran- çais, rien qui puisse passer pour l'ombre ou le germe d'une lit- térature.— Cela étant, auxquels, des Français ou des Proven- çaux , y a-t-il plus de vraisemblance historique à attribuer l'in- vention de compositions romanesques sur la lutte des chrétiens de la Gaule avec les musulmans d'outre les Pyrénées ?

Enfin , pour abréger un peu , à l'époque à laquelle appartien- nent les romans français du cycle carlovingien , les Français avaient pris des Provençaux tout le système de leur poésie ly- rique; ils en avaient tout adopté, les formes, le langage et les idées. Gela reconnu , lequel des deux partis est le plus historique , le plus rationnel , de supposer que celui de deux peuples qui avait devancé l'autre dans la carrière de la poésie , qui lui en avait donné les types lyriques , lui en donna de même les types épicpes ; ou de croire que les Provençaux , originaux et maîtres dans un genre, furent, dans l'autre, copistes et imitateurs ser- viles ?

Les faits précédens excluent rigoureusement cette dernière hypothèse : nous avons trouvé chez les Provençaux diverses compositions romanesques antérieures aux romans du cycle car- lovingien , et qu'il n'y a ni moyen , ni prétexte de prendre pour autre chose que pour un produit original , pour un dévelop- pement spontané de la poésie provençale.

Il serait facile de donner plus de poids à ces raisons gêné-

KOMANS PROVENÇAUX. l6l

vales en les dévelop])ant davantage ; mais j'aime mieux essayer d'en trouver de plus spéciales.

L'âge compaié des ronmns provençaux et français du cycle carlovingien , si on le connaissait avec une certaine précision , donnerait la solution de la question établie. Malheureusement on ne le sait ni des uns ni des autres. Il y a cependant des motifs réels de regarder les provençaux comme les plus an- ciens.

Parmi les divers troubadours qui y ont fait allusion , comme nous avons vu , les cinq plus anciens soii»t Bertrand de Born , Arnaud Daniel , Raymbaud de Vaqvieiras , Airaeric de Pegul- han et Gavaudan-le- Vieux. Ces cinq troubadours mourureiit , les uns avant la fin du xii*" siècle, les autres dans les dix ou quinze premières années du xii^'. Presque toutes les pièces que l'on a d'eux appartiennent au xii"^ siècle , et quelques-unes re- montent , selon toute apparence , assez haut vers son milieu. Or, ces pièces renfermant les allusions citées, elles en mar- quent ainsi la date, sinon précise, du moins approximative. J'ai la conviction de les faire plutôt trop récentes que trop anciennes en les renfermant dans l'intervalle de 1 190 à 1200.

Mais les romans auxquels se rapportaient ces allusions étaient nécessairement encore plus anciens. Il leur avait fallu un cer- tain laps de temps pour acquérir la célébrité , en c|uelqp.ie sorte proverbiale, dont ces allusions étaient la suite et la preuve. Je supposerai ce laps de quinze à vingt ans, et c'est, ce me semble, le faire aussi court que possible. Il y avait donc au moins quel- cjues-uns des romans provençaux du cycle carlovingien dont la composition devait remonter à 11 70.

Or , il est extrêmement douteux qu'à cette époque il y eût déjà en français , je ne dis pas des compositions en vers , il y en avait indubitablement , mais des compositions poétiques , des chants d'amour et de bravoure chevaleresque, formant, par leurs rapports et dans leur ensemble , un système de poésie. Chrétien de Troies est le premier poète français dont on puisse rattacher les ouvrages à des dates approximatives. Or, rien n'autorise à en faire remonter aucun aussi haut que 1J70. D'ailleurs, les

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fît-on tous remonter à cette dernière époque ou plus liaut en- core , ces ouvrages de Chrétien , loin de prouver l'initiative des Français dans le genre épique , prouveraient bien plutôt et beau- coup mieux celle des Provençaux. En effet, dans le roman épique comme dans les cliants lyriques , il est certain , et il serait facile de prouver , que Chrétien a subi l'influence des troubadours , et n'a été , en plusieurs choses , que leur imita- teur.

Les conjectures que l'on peut faire sur les époques respectives des romans provençaux et français du cycle carlovingien favori- sent donc l'opinion de l'antériorité et de l'originalité des pre- miers. Mais il y a , dans la substance même et dans divers traits de ces romans , d'autres raisons et des raisons plus intimes et plus directes encore en faveur de leur origine provençale. J'en ai déjà indiqué rapidement c|uelques-unes : j'y reviendrai ici d'une ma- nière plus formelle.

J'ai parlé à plusieurs reprises de cette expédition fabuleuse de Charlemagne en Espagne , entreprise dans la vue de recon- quérir les reliques de la passion , que le géant Ferabras , fils de l'émir arabe de l'Espagne, avait enlevées de Rome; et j'ai dit tout à l'heure que l'on avait encoi'e, sur ce sujet, un roman provençal, l'un de ceux que je dois vous faire connaître par la suite. J'ajouterai ici que ce roman existe aussi en français : or, il n'y a pas lieu de douter qu'il ne soit une version, je dirais piesque un calque du premier; et là-dessus du moins, sur ce point par- ticulier du cycle carlovingien , l'originalité du romancier pro- vençal relativement au français peut être établie d'une manière positive.

Mais il n'est pas , à beaucoup piès , si aisé de constater l'in- fluence que peuvent et doivent avoir eue les romans carlovin- giens provençaux aujourd'hui perdus sur les romans français du même cycle encore subsistans. S'il est possible de reconnaître l'origine provençale de ces derniers , ce n'est qu'autant qu'ils en renferment en eux-mêmes des signes et des vestiges. Or, ces ves- tiges ne sauraient être bien faciles à découvrir dans des ouvrages de la nature de ceux dont il s'agit , c'est-à-dire dans des ouvrages

ROMANS PROVENÇAUX. 1 63

le cosluine , la j^éoyrapliie et l'histoire sont violés avec une licence souvent si gratuite , qu'elle a l'air d'être volontaire et systématique .

Toutefois la chose n'est pas impossible. Il y a, par exemple , dans les romans français du cycle particulier de Guillaume-au- court-Nez, des particularités qui témoignent clairement qu'ils ont être , pour la plupart , primitivement composés dans le midi et en provençal. Un aperçu de l'histoire de ces romans , si incomplet qu'il doive être , tient de si près à la question pré- sente, qu'il me paraît devoir l'éclaircir un peu.

Guillaume , surnommé le Pieux , fut , comme vous le savez tous, un ancien chef, probablement de race franke , auquel Charlemagne donna le commandement militaire du royaume d'Aquitaine, en 783, dans un moment ce royaume était fortement menacé , d'un côté par les Arabes , de l'autre par les populations basques, vraisemblablement alors alliées avec les Arabes. Guillaume justifia {es espérances de Charlemagne et se conduisit en héros. Il repoussa ou contint les Basques dans les Pyrénées. Il perdit, il est vrai, contre les Arabes, la sanglante bataille d'Orbiek , près de Narbonue ; mais il en eut plus tard mainte revanche glorieuse , et finit par porter les armes aqui- taines au-delà des Pyrénées. Il prit, à la suite d'un siège mé- morable , l'importante ville de Barcelonne , dont la conquête devait entraîner celle de la Catalogne entière.

Dans le cours rapide de ces guerres avec les Arabes, Guil- laume se fit une renommée populaire de bravoure , et fut célébré par toutes les populations voisines des Pyrénées , comme le héros et le sauveur du pays. Cependant, bientôt dégoûté de la gloire et du monde, il se retira, en 8o5, dans un désert des Cévermes , il fonda un monastère qui prit son nom , et dans lequel il mourut , sous l'habit de moine , on ne sait bien à quelle époque.

Les populations du midi composèrent sur les exploits, les fatigues, les traverses et la retraite pieuse de ce brave chef, di- vers chants épiques qui se conservèrent long-temps par tradition, et qui, comme tous les chants de cette espèce, de vaguement

l64 REVUE DES DEUX MONDES.

et largement historiques qu'ils devaient être d'abord , devinrent de plus en plus romanesques et fabuleux.

Ce n'est que par une sorte d'accident heureux pour l'histoire de l'épopée cailovingienne , et plus strictement de l'épopée pio- vençale , que l'on a des notions positives sur l'existence de ces chants. C'est uu moine du monastère de Saint-Guillaume qui en a parlé en termes formels , bien qu'un peu paraphrasés , dans une vie latine de Guillaume-le-Pieux.

« Quelle est , dit l'agiographe , quelle est la danse de jeunes « gens , l'assemblée de gens du peuple , ou d'hommes de guerre « et de nobles , quelle est la vigile de sainte fête l'on n'en- « tende pas chanter doucement et en paroles modulées quel et « combien grand fut Guillaume ? avec quelle gloire il servit '<■ l'empereur Charles ? quelles victoires il remporta sur les infi- « dèles , tout ce qu'il en souffrit, tout ce qu'il leur rendit ? »

Il était difficile de mieux attester la popularité des chants épiques auxquels les exploits de Guillaume donnèrent lieu dans les contrées qui en furent le théâtre. Quant à la date de ce témoi- gnage , date qui implique celle des chants auxquels ils se rap- porte, c'est une question plus douteuse. Une seule chose est certaine , c'est que la biographie dont ce passage fait partie , est antérieure au xi" siècle : elle est donc au moins du x'' : c'est donc aussi l'âge des chants dont elle fait mention.

Oii s'aperçoit bien vite , en parcourant cette biographie , que son auteur en avait emprunté plusieurs traits de ces mêmes chants populaires dont il signale l'existence. Ainsi, par exemple, il sup- pose tout le midi de la Gaule , la Provence et la Septimanie oc- cupées pai- les Arabes , sous le commandement d'un émir , assez étrangement nommé Thibaut. Il fait résider ce chef à Orange; il fait assiéger et prendre cette ville par Guillaume. Tous ces faits, inconnus aux historiens , sont longuement développés dans le ro- man de Guillaume-au-court-Nez. Ils en font la base.

Or , les chants épiques , ces chants du siècle , dont ces faits avaient été tirés , étaient indubitablement d'origine méridionale: leur sujet , leur objet le disent assez, et le moine de St.-Guillem l'altcslc. On ne petit donc guère douter que du moins les données

ROMANS PROVENÇAUX. 1 65

rondamentales , les matériaux primitifs du roman de Guillaumo- au-court-Nez ne soient provençaux.

Maintenant, ce roman de Cluillaïune, tel qu'il existe aujour- d'hui en français , présente une singularité que j'ai déjà notée en passant, mais sur laquelle il importe de revenir d'une manière plus expresse. A une époque qu'il ne s'agit pas encore de déter- miner, toutes les traditions poétiques , tous les cliants épiques sur les exploits du duc Guillaume-le-Pieux, ont été amalgamés avec d'autres traditions , enveloppés et comme fondus dans d'autres chants populaires , dans d'autres fables romanesques , relatifs à d'autres incidens des guerres du midi contre les Arabes , relatifs à la conquête de la Septimanie et de Narbonne. Cette conquête a été attribuée à un comte , à un paladin du nom d'Aymeric , dont on a fait la souche d'une nombreuse lignée de héros qui se si- gnalent tous par de grands exploits contre les Sarrasins. On a fait de Guillaume-le-Pieux un des fils de ce comte Aymeric : on lui a donné pour frère le fameux Gérard de Roussillon. En un mot, les personnages romanesques les plus célèbres du cycle carlovin- gien ont été groupés autour d'Aymeric de Narbonne , comme ses proches ou ses descendans ; toutes leurs prouesses ont été ratta- chées aux siennes , et toutes les guerres postérieures à la con- quête de Narbonne ont été considérées comme le complément ou comme des épisodes de cette conquête. Il ne faut pas oublier de noter que cet Aymeric du roman de Guillaume-au- court-Nez meurt de blessures reçues dans une grande bataille contre les Sarrasins.

Il ne s'agit pas d'examiner ici jusqu'à quel point a été in- génieuse ou heureuse cette tentative pour coordonner , dans un seul et même ensemble , toutes les traditions poétiques , toutes les fables romanesques relatives aux guerres des chrétiens de la Gaule contre les Arabes d'Espagne. Je me borne à observer que cette tentative était tout-à-fait dans la nature des choses , et l'on peut être sur qu'elle ne fut faite que dans un pays il y avait déjà beaucoup de chants ou de romans épiques détachés sur les divers incidens de l'événement général auquel ces chants et ces ro- mans se rapportaient tous. Il n'est donc pas indifférent , dans la

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question actuelle , de savoir a été faite la tentative dont il s'agit : si c'a été dans le noi'd ou dans le midi. Or, c'est sur quoi il ne peut y avoir beaucoup d'incertitude.

Ce n'est pas sans motif que le nom d'Aymeric de Narbonne a été donné à ce père prétendu de Guillaume-le-Pieux , à ce chef imaginaire de toute la glorieuse lignée de héros chrétiens vain- queurs des Maures. Plus l'application de ce nom était arbitraire , fausse et bizarre , et plus il est évident qu'elle avait un motif privé et local. Nul doute que le romancier qui hasardait ce bap- tême romanesque , n'eût en vue par de flatter la vanité et de rehausser la gloire des seigneurs de la maison de Narbonne. Il y eut une multitude de romans chevaleresques inspirés par le même motif, c'est un fait auquel j'ai déjà touché ailleurs, et dont il serait aisé de donner beaucoup de preuves.

Cela étant , les époques l'on trouve , dans la maison de Narbonne , des seigneurs du nom d'Aymeric , doivent fournir des données pour découvrir celle ce nom fut employé comme une espèce de lien poétique , pour unir et rapprocher des traditions , des fables romanesques jusque-là détachées.

Il y a deux Aymeric , que le romancier , auteur de cette fic- tion, peut également avoir eu en vue. L'un est Aymeric I", déjà vicomte de Narbonne en 107 i , et qui de i io3 à i io4 alla guer- royer en Terre-Sainte, et y mourut au bout d'un ou de deux ans. Aymeric II , son fils , lui succéda , et fut tué en 1 1 34 , en Cata- logne , dans la sanglante bataille de Fraga, gagnée par les Arabes sur les chrétiens.

Ce fut la fille d'Aymeric II qui lui succéda , cette même Er- mengarde , célèbre dans l'histoire de la poésie provençale , et dont la cour fut fréquentée par les troubadours les plus renom- més du xii^ siècle. Tout autorise ou oblige à croire que ce fut quelqu'un de ces troubadours qui , pour flatter Ermengarde , et célébrer la gloire de son père et de son aïeul , morts tous les deux en combattant les infidèles , donna leur nom à un premier con- quérant de Narbonne , chef supposé de leur race, et vanta ainsi leur bravoure et leurs exploits , dans la bravoure et les exploits de ce dernier.

ROMANS PUOVENÇAUX. 167

Ainsi donc , ce n'est pas seulement le fond primitif du roman actuel de Guillaïune-au-court-Nez, qui doit être réputé provençal, c'est ce qu'il y a de plus caxactéristique dans sa composition ; c'est la fiction qui lui donne une sorte d'unité , en en rapprochant tous les personnages , en les faisant tous membres d'une seule et même famille.

Ce n'est pas tout, et j'ajouterai qu'en dépit de toutes les mo- difications , de toutes les altérations qu'il a dii subir pour arri- ver à sa forme actuelle , ce même roman présente encore , dans ses diverses parties , beaucoup de particularités qui confirment les preuves générales de son origine provençale. Ainsi, par exeni- ple , beaucoup de noms de lieux ou de personnes , qui sont si- gnificatifs et forges , ont été évidemment forgés en provençal.

Il y a aussi çà et , dans ce roman , à travers beaucoup de géographie imaginaire et fabuleuse , comme dans toutes les com- positions du même genre, quelques descriptions de lieux si exactes , ou circonstanciées de telle sorte , qu'elles n'ont pu être tracées que d'après nature et par des hommes qui avaient vu les objets dont ils parlaient. Telles sont , par exemple , les descrip- tions de Nîmes , d'Orange et de plusieurs localités voisines.

Enfin , on trouve , dans ce même roman , des incidens qui ne sont que l'amplification de traits historiques connus de la cour- toisie et des mœurs chevaleresques du midi. Un passage remar- quable en ce genre est celui qui a rapport au mariage d'Ay- meric de Narbonne avec une princesse , fille de Didier , roi des Lombards ( à laquelle , par parenthèse , le romancier a donné le nom d'Ermengarde). Aymeric l'envoie demander à Pavie, par une députa tion de ses plus braves chevaliers. Tout se passe selon ses vœux , et la belle Ermengarde lui est accordée pour femme. Mais la mission des chevaliers n'en a pas moins été un moment sur le point de tourner fort mal : il y a eu entre eux et le roi de Pavie un démêlé des plus étranges.

Le roi , pour faire preuve de magnificence et de générosité en- vers les députés d'Aymeric , veut les conraicr richement , c'est-à- dire leur fournir gratis tout ce qui peut leur être nécessaire ou agréable. Mais, dans les mœurs provençales, ce qu'il était beau

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et chevaleresque d'offrir , il était beau et chevaleresque de le re- fuser. Les chevaliers d'Aymeric déclarent donc qu'ils sont tous de riches et puissans barons , et n'ont que faire de l'hospitalité du roi. Le roi est piqué du refus ; mais il ne se tient pas pour battu , il essaie de contraindre les chevaliers à accepter ses offres, et voilà entre eux et lui une guerre d'un genre tout nouveau.

Il fait assembler les marchands de Pavie , et leur ordonne de vendre toute chose à si haut prix , que les chevaliers étrangers, n'y pouvant atteindre , soient réduits à tout accepter du roi. Les marchands ne se le font pas dire deux fois : ils se mettent à ven- dre leurs denrées à des prix extravagans. Mais les chevaliers achètent et paient tout , sans daigner seulement prendre garde que tout est un peu cher.

Le roi , de plus en plus blessé , fait alors publier dans Pavie une défense rigoureuse de vendre à aucun prix aux chevaliers d'Aymeric du bois pour leur cuisine. Pour le coup , ceux-ci sont un peu embarrassés. Ils mangeraient bien de la chair crue, plutôt que d'accepter la table du roi ; mais ils ont peur qu'une telle action ne leur soit reprochée comme une action de sauvages.

Un des chevaliers propose d'aller tuer le roi au milieu de sa cour. Mais cet avis paraissant un peu hasardeux , ou du moins prématuré , un autre en ouvre un meilleur qui est adopté. Les chevaliers achètent un tas prodigieux de noix et de tasses , de vases de bois de toute espèce ; ils font de tout cela un feu de cui- sine à brûler tout Pavie , et continuent à faire si bonne chère , qu'ils finissent par affamer la ville. Le roi est forcé de s'avouer vaincu ; et plein d'admiration pour les vainqueurs , il n'a dès ce moment plus rien à leur refuser.

Je le répète , ces luttes de fierté , d'orgueil et d'ostentation de magnificence étaient dans les mœurs provençales ; et le trait du roman d'Aymeric qui vient d'être cité , n'est que la paraphrase pure et simple d'une aventure racontée par le prieur du Yigeois , dans sa chronique , comme ayant eu lieu entre un vicomte de Limoges et le fameux Guillaume VIII , comte de Poitiers. Or, c'est dans les pays elle était arrivée , et dans les mœurs des- quels elle était , qu'une pareille aventure ilut naturellement en-

ROMANS PROVENÇAUX. I 6g

trer dans la poésie romanesque : il y a une invraisemblance manifeste à la supposer racontée , pour la première fois , dans un roman français.

Je ne pousserai pas plus loin ces sortes de preuves : il faudrait, pour leur donner toute l'autorité dont elles sont susceptibles , en- trer dans la discussion minutieuse de beaucoup de particularités sur lesquelles je pourrai revenir plus convenablement, quand j'en serai à l'analyse même des ouvrages elles se font remar- quer. Il me suffit de les avoir présentées ici d'une manière géné- rale.

Maintenant, je reviens à l'hypothèse dans laquelle j'ai raisonné et discuté jusqu'à présent , pour la rectifier un peu; car elle est susceptible de l'être et en a besoin. Dans les limites je l'ai prise , elle ne serait point assez favorable à l'opinion que je tiens pour la vérité. En effet , j'ai eu l'air de supposer jusqu'ici que les Provençaux n'avaient eu , sur les guerres des chrétiens de la Gaule avec les Arabes d'Espagne , que des romans , les mêmes , au moins pour le fond, que les romans français encore aujour- d'hui existans sur les mêmes sujets. J'ai paru admettre que , dans les deux littératures , le cycle de l'épopée carlovingienne était resté circonscrit dans les mêmes limites , avait roulé sur les mêmes argumens historiques , sur les mêmes fictions , sur les mêmes traditions populaires.

Il n'en est point ainsi : le cycle de l'épopée carlovingienne fut, en provençal, plus étendu et plus varié qu'en français. Il comprenait divers romans auxquels on ne connaît point de pen- dans en français , et dont il n'y a , par conséquent , pas lieu de révoquer en doute l'originalité. Ainsi donc , en admettant, contre toute vraisemblance et contre des faits positifs , que les Proven- çaux n'eurent aucune part à la création de ceux des romans car- lovingiens dont il a été question jusqu'à présent , il n'en serait pas moins constaté cju'ils en eurent d'autres. Les historiens en ci- tent plusieurs , tous divers de ceux dont il a été parlé , et qui tous firent partie d'un cycle carlovingien provençal.

Il existe une chronique sommaire des comtes de Toulouse , écrite au xive siècle. C'est une maigre et sèche notice des princi-

inO Hr.Vlir. DKS DEUX MONDES.

paux événeinens de la vie de chaque comte , à commencer par Torsinus , qui est un personnage fabulevix , et sur le compte du- quel le chroniqueur n'a eu , par conséquent , que des fables à titer. Il nous apprend lui-même qu'il avait tiré ces fables d'un livre des conquêtes de Charlemagne. Or, ce livre était un roman dans lequel il était amplement raconté comment Charlemagne , repassant les Pyrénées , après avoir conquis toute l'Espagne, vint conquérir successivement , en Gaule , les villes de Bayonne , de Narbonne , et toute la Provence. Torsinus ayant été son plus glo- rieux soutien dans toutes ses conquêtes , ce fut en récompense de ces seivices qu'il reçut le comté de Toulouse , il continua à faire bravement la guerre aux Sarrasins.

Chaque seigneur féodal un peu puissant trouvait aisément un romancier pour faire remonter son lignage jusqu'à quelqu'un de ces vieux héros qui avaient pris des villes ou gagné des batailles sur les Sarrasins. Je ne sais quel romancier flattait ici le comte de Toulouse de la même manière que d'autres flattèrent les sei- gneurs de Narbonne.

Je dis d'autres , car le roman de Guillaume-au-court-Nez n'é- tait pas le seul fussent célébrées les prouesses de ce premier Aymeric de Narbonne , le prétendu auxiliaire de Charlemagne dans ses conquêtes sur les Sairasins. Le savant Cattel possédait une copie et cite quelques vers d'un second roman sur les exploits de ce même Aymeric , roman qui avait été composé en 1212, par un troubadour nommé Aubusson , de Gordon en Quercy.

Un troisième roman dont Aymeric est encore le héros , et qui n'a rien de comnmn non plus avec celui de Guillaume-au-court- Nez , c'est le roman de Philomena , qui subsiste encore dans le texte provençal , et dans une version latine , récemment publiée par le professeur Ciampi de Florence. Ce n'est qu'une plate lé- fjende monacale, ayant pour sujet principal la fondation du mo- nastère de la Grasse , près de Narbonne , et dans laquelle sont ra- contés épisodiquement le siège de Narbonne et les batailles hvrées par Charlemagne , durant ce siège , aux Sarrasins de la Septima- nie et d'outre les Pyrénées.

Dans sa forme actuelle, ce roman ne remonte guère au-delà

ROMANS PROVKNÇAUX. 17I

du xiii" siècle. Mais il renferme diverses traditions historiques qui semblent remonter Jusqu'à l'époque même de la domination arabe en Septimanie. Il y est question , par exemple , d'émirs ou de rois sarrasins de différentes villes de cette contrée , d'Uzès , de Nîmes , de Lodève , de Beziers , etc. , c'est-à-dire précisément de toutes les villes il est constaté que les dominateurs musul- mans eurent des officiers civils et militaires. C'est à ma connais- sance l'unique vestige qui existe, dans notre histoire , d'une statis- tique de la Septimanie sous les Arabes.

Le président de Fontette cite , comme ayant appartenu à M. de Galaup , noble Provençal qui avait formé un recueil inté- ressant de curiosités littéraires , un roman épique , selon toute apparence , beaucoup plus important que tous ceux dont je viens de faire mention. Il roulait sur les guerres que Charlemagne était supposé avoir faites contre les Arabes , en Provence , aux environs d'Arles; et il paraît cjue l'un des principaux incidens de ces guerres était le siège d'une ville de Fretta , fameuse dans les romans car- lovingiens , et que l'on suppose être la même que celle de Saint- Remy.

Enfin, les troubadours aussi font allusion à des romans épiques en provençal , qui furent de même des extensions ou des variantes de l'épopée carlovingienne. Ils font allusion , par exemple, à des récits fabuleux sur la longue et dure captivité de Charlemagne en Espagne.

Vous le voyez , et t'est un fait qu.'il n'y a pas moyen de mécon- naître , le cycle de l'épopée carlovingienne a été plus large et plus complexe dans la poésie provençale que dans la poésie française. C'est dire, en d'autres termes, qu'il était plus original et plus an- cien dans la première que dans celle-ci ; car c'est , en général , dans les contrées les traditions et les fictions poétiques ont eu le plus de développemens et de variantes, qu'il faut en chercher le berceau.

Un fait particulier qui me paraît coïncider avec les faits litté- raires , pour prouver que les romans héroïques du cycle carlo- vingien furent plus répandus et plus populaires au midi qu'au nord, c'est qu'il y eut, dans le premier, plus de monumens et

in2 REVUE DES DEUX MONDES.

de localités décorés des noms des héros de ces romans. Ce se- rait une liste curieuse et assez longue , je crois , que celle des tours, des cavernes, des rochers et des sites remarquables qui portèrent, au moyen-âge, le nom de l'immortel paladin. Il n'y eut pas jusqu'à des portions mer auxquelles ce nom ne fût donné. Au douzième et au treizième siècle , par exemple , le golfe de Lyon fut appelé la mer de Roland.

Et il ne faut pas croire que ce soit uniquement à dater de l'é- poque des rouTans aujourd'hui connus sur le paladin , que l'on trouve des localités remarquables illustrées de son nom. Le f;iil remonte beaucoup plus haut ; il remonte à des temps l'on peut être sûr qu'il n'y avait guère sur Roland d'autres poésies que des chants populaires fort simples et fort grossiers. Ainsi, par exem- ple, dans un acte de donation de l'an 918, il est fait mention d'un lieu nommé la roche de Roland ( roca orlanda , en latin barbare) , dans le voisinage de Brioude , en Auvergne.

L'imposition de ces noms romanesques à des lieux , à des objets que l'on vovdait signaler, est la preuve certaine de l'existence d'une poésie populaire dans laquelle ces noms étaient célébrés . C'était comme une traduction de cette même poésie dans une langue plus solennelle et plus populaire encore que la sienne.

Dans tout ce que je viens de dire de l'influence des Provençaux sur l'invention et la culture de l'épopée carlovingienne , j'ai eu exclusivement en vue la portion de cette épopée qui roule sur les guerres des clnétiens de la Gaule avec les Arabes d'Espagne. Je n'ai point parlé de cette autre partie de la même épopée destinée à célébrer les querelles des monarques carlovingiens avec leurs chefs de province. Je n'ai point dit ce que les Provençaux avaient fait ou pu faire pour celle-là. Mais là-dessus , je n'ai que peu de mots à dire : il ne s'agit, pour moi , que d'appliquer rapidement à ce côté de la question les faits précédemment établis , les obser- vations déjà développées.

Et d'abord , quant au fait général sur lequel roulent les romans épiques de cette seconde classe , c'est dans le midi qu'il se ma- nifeste le plus tôt et avec le plus d'éclat. C'est que se trouvent les chefs entreprenans qui prennent les premiers les armes contre

ROMANS PROVENÇAUX. I-jS

leurs monarques. C'était donc aussi que les entreprises et les succès de ces chefs avaient naturellement le plus de chances de devenir des thèmes d'épopée ; et tout annonce que la chose se passa en effet de la sorte.

Les principaux romans carlovingiens de cette seconde classe sont ceux de Gérard de Vienne ou de Roussillon , ceux d'Elie de St-Gilles et de son fils Aiol, ceux de Renaud de Montauban ou des quatre fils Aymon.

Or, les troubadours ont fait à tous ces divers romans des allu- sions de la même nature et de la même valeur que celles qu'ils ont prodigués à propos des romans sur les guerres des Sarrasins et des chrétiens. Les nouvelles allusions dont il s'agit, sont des mêmes troubadours que les autres , elles sont des mêmes dates : elles assignent donc aux compositions auxquelles elles se rappor- tent une ancienneté égale à celle des précédentes.

Enfin l'un des romans signalés par ces allusions , et l'un des plus intéressans , existe encore dans son texte provençal ; c'est un monument de plus pour justifier les allusions qui s'y rapportent et par-là même toutes les allusions pareilles.

^A-OO-a

TOME VIII. 15-

HuxTinraz: IiEÇon.

ROMANS PROVENÇAUX.

Eu prouvant, comme je crois l'avoir fait, que les Provençaux eurent des épopées originales sur les divers incidens historiques ou fabuleux de la lutte des chrétiens des Gaules avec les Arabes d'Espagne , je n'ai prouvé qu'une chose d'elle-même très-vrai- semblable. Dès l'instant il y avait dans la littérature de ces peuples des épopées romanesques , il était parfaitement naturel que quelques-unes au moins de ces épopées roulassent sur des guerres importantes , et qui avaient été , durant près de deux siècles , pour le midi , un motif constant d'inquiétudes religieuses et politiques, et d'héroïques efforts.

Il n'en est plus de même quand il s'agit d'épopées dont le sujet est ou a l'air d'être pris de l'histoire de quelques peu- plades des Bretons insulaires du vi* siècle. On ne découvre pas si aisément quels motifs les populations méridionales de la Gaule pouvaient avoir d'aller chercher des sujets de poésie roma- nesque hors de chez elles , dans une histoire tout-à-fait étran- gère à la leur, histoire qui n'avait d'ailleurs rien de frappant , rien de merveilleux , rien qui dût naturellement porter d'autres peuples à s'en occuper, à la dénaturer par des fables. La natio- nalité est, comme nous l'avons vu, une des conditions, un des earactères de l'épopée primitive. Or, il n'y avait, pour les peu- ples de langue provençale , rien de national dans les traditions

ROMANS PROVENÇAUX. I "J 5

historiques des Bretons insulaires , ni niême de ceux de la Gaule.

Cette observation , je ne le dissimule point , est une difficulté à résoudre dans l'histoire de l'épopée provençale. Mais ce n'est point une difficulté insoluble , ni même aussi gi'ave qu'elle peut le paraître au premier coup-d'œil. J'essaierai d'abord de constater les faits , sans égard au plus ou moins de facilité qu'il peut y avoir de les expliquer. La raison en fût-elle encore plus obscure, il faudra bien les admettre, s'ils sont prouvés.

J'ai divisé les romans épiques de la Table ronde en deux classes : la première , de ceux qui n'ont aucun rapport à l'histoire du saint Graal ; la seconde, de ceux qui roulent sur cette histoire. Je suivrai cette division dans l'examen je vais entrer de la part qu'eurent les Provençaux à la composition des épopées de la Table ronde , en commençant par celles de ces épopées qui ne se rapportent point au saint Graal , et sont , selon toute appa- rence , les plus anciennes de tout le cycle.

Pour préciser, autant que possible , l'objet de cette discussion, je la bornei'ai d'abord à un point unique et spécial ; je la bor- nerai à l'histoire d'un seul des romans de la Table ronde , mais du plus célèbre de tous , et de l'un des plus anciens. Le résultat de cette discussion particulière m'abrégera et me facilitera la recherche d'un résultat plus général.

Le roman dont je veux parler est celui de Tristan. Il n'est pas aisé aujourd'liui de se faire une idée du succès et de la renommée <le cet ouvrage à l'époque de son apparition, et durant tout le reste du moyen âge. Il pénétra dans toutes les contrées de l'Europe sans en excepter la Scandinavie et l'Islande : dans tou- tes , il fut traduit , imité ou refait ; dans toutes , il fit les délices de toutes les classes , mais particulièrement dés plus élevées ; dans toutes , enfin , il fut pour les masses une source de chants populaires. On ne citerait pas, depuis ce que l'on nomme la re- naissance des lettres, une composition poétique qui ait eu la même fortune.

Indépendamment des pures et sunples traductions de l'histoire de Tristan , il y en a différentes versions , diverses rériactions qui

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varient entre elles par les accessoires et les détails , mais roulant toutes sur un même fond primitif , n'étant toutes que le déve- loppement des mêmes situations principales.

Sans prétendre avoir fait un compte exact de ces différentes rédactions , j'en puis indiquer sejit , dont les unes existent en- core aujourd'hui en entier , tandis que l'on n'a des autres que des fragmens plus ou moins longs. De ces rédactions soit entiè- res, soit incomplètes, deux sont en prose et cinq en vers. Toutes sont imprimées , les unes déjà dejDuis long - temps , les autres depuis des époques récentes , de sorte qu'il n'y a aucune diffi- culté particulière à se les procurer toutes pour les étudier et les comparer. Voici, avant de passer outre, la liste de ces sept différentes rédactions de la fable chevaleresc[ue de Tristan , avec quelc|ues désignations suffisantes pour les distinguer entre elles.

I ° Une rédaction anglo - normande en prose , généralement attribuée à Luce , seigneur de Gast , près de Salisbury .

Une abréviation allemande aussi en prose , qui parait avoir eu pour base la rédaction précédente.

La rédaction en vers de Godefroy de Strasbourg , un des minnesinger les plus distingués de son temps.

La rédaction écossaise de Thomas d'Erceldoim , en stances symétriques de onze vers chacune.

Restent trois fragmens des trois autres rédactions en vers , toutes trois en français.

Deux de ces fragmens , dont le plus long est d'environ mille vers , ont été tirés d'un manuscrit de M. Donce , savant Ecos- sais, possesseur d'une bibliothèque riche en raretés.

Le troisième fragment , appartenant à une septième rédaction du Tristan , a été publié d'après un manuscrit de la Bibliothèque du roi , à Paris. C'est le plus considérable des trois ; il a près de quatre mille cincj cents vers.

Que ces sept diverses versions ou rédactions du roman de Tristan ne soient pas les seules qui aient existé ou qui existent ]ieut-être encore , c'est ce cjue nous verrons mieux tout à l'heure. Tenons-nous-en , pour le moment , aux sept que je viens d'in- diquer. Aucune ne renferme en elle des particularités, des mar-

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ques auxquelles on puisse la reconnaître pour le texte primitif du roman, pour le fond original exploité et varié par les six autres rédacteurs. Mais les dates relatives des sept rédactions citées , si on les savait , fourniraient implicitement le même ré- sultat; or, l'on peut essayer de coordonner ces dates, ou du moins la plupart.

Des sept rédactions désignées de l'histoire de Tristan,' celle de Thomas d'Erceldoune , en écossais , est aujourd'hui celle sur laquelle on a le plus de lumières. C'est Walter Scott qui a pu- blié cette rédaction , en l'accompagnant de diverses notices , tant sur l'auteur que sur l'ouvrage ; notices qui ne laissent rien à désirer au goût ni à la critique.

Il résulte de ses recherches sur Thomas d'Erceldoune , que ce poète naquit vers l'an 1220, et mourut dans l'intervalle de 1286 à 1289. Si l'on suppose, comme il est naturel, qu'il écrivit son poème dans la vigueur et la matuiité de l'âge , de trente à qua- rante ans , par exemple , ce poème dut être composé de l'an t25o à 1260. Mais on ne peut guère le faire plus ancien que le milieu du siècle , et je le supposerai de cette époque.

Ce point convenu, il faut savoir lesquelles des six autres rédac- tions sont antérieures, lesquelles postérieures à celle de Tliomas. Or , il y en a deux sur lesquelles il ne peut y avoir doute à cet égard. En effet , les auteurs de l'une et de l'autre citent également un Thomas , qui , quand il s'agit d'un romancier , auteur d'une histoire de Tristan, ne peut guère être un autre que Thomas d'Erceldoune.

Les deux rédacteurs qui citent ce dernier comme leur devan- cier , sont Godefroy de Strasbourg , et l'auteur anonyme de la rédaction à laquelle appartient le premier fragment du manuscrit de M. Donce. Ces deux rédactions , à quelque époque précise qu'elles appartiennent , sont donc certainement l'une et l'autre postérieures à l'an i25o.

Le second fragment de manuscrit de M. Donce ne présente aucune donnée d'après laquelle on puisse lui assigner une date ; mais on s'assure aisément , à son caractère et à son objet , que le Tristan dont il fit partie devait être postérieur , non-seulement

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au Tristan de Thomas d'Erceldoune , mais à celui auquel ap- partient le premier fragment déjà cité. En effet, ce second frag- ment annonce un ouvrage ayant tous les caractères d'un abrégé , d'un résumé destiné à donner une idée vive et sommaire du sujet longuement détaillé dans le premier.

Reste maintenant à décider si l'énorme Tristan en prose est de même postérieur à celui de Thomas d'Erceldoune, ou si, au contraire, il serait plus ancien, et lui aurait seni ou pu servir d'original.

Pour ceux qui pensent que le Tristan en prose fut composé par l'ordre du roi d'Angleterre Henri II, par conséquent de 1 152 à 1 188, la question est bientôt résolue. Mais j'ai déjà montré ailleurs que cette opinion est de tout point gratuite. Il est vrai qu'un chevalier Luce, seigneur d'un château de Gast, se dorme pour l'auteur du grand Tristan en prose, et prétend l'avoir tra- duit du latin, par l'ordre et pour l'amour d'un roi d'Angleterre du nom de Henri. Mais il est vrai aussi que , dans le passage du roman il dit cela , messire Luce dit d'autres choses fausses et absurdes ; mais il est vrai aussi que Walter Scott a énoncé sur ce messire Luce des doutes fort graves et très-motivés. « Ce Luce, dit-il, ce seigneur du château de Gast, semble tout aussi fabuleux que 2on château et que l'original latin de son roman. Pourquoi aurait-on composé au xui* siècle une histoire de Tris- tan en latin? Pour qui cette histoire aurait-elle été une source d'agrément ou d'instruction ? »

Il y aurait encore plus d'un pourquoi à ajouter à ceux de Walter Scott; mais je veux, pour le moment, les laisser tous de côté , et prendre Luce , seigneur de Gast , pour un personnage réel qui dit quelque chose de vrai , en affirmant qu'il a travaillé pour un roi du nom de Henri. Mais au moins ne dit-il pas que ce soit pour Henri II, et c'est une invraisemblance de moins dans son témoignage.

Le roi Henri III, qui dans sa majorité régna de 1227 à 1272, patronisa beaucoup la littérature anglo-normande ; et ce fut , tout oblige à le croire , plutôt pour lui que pour Henri II , que put être composé le roman de Tristan. Mais comme ce règne

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comprend vingt-trois ans de la première moitié du xiii-^ siècle , il serait possible que le roman eh question eût été composé dans le cours de ces vingt-trois ans , et par conséquent avant 1 25o , date convenue de celui de Thomas d'Erceldoune.

Ce n'est que sur le rapprochement et la comparaison des traits caractéristiques des deux productions , que l'on peut asseoir une opinion motivée sur leur ancienneté relative. Mais du moins le résultat d'un pareil rapprochement est-il aussi clair et aussi cer- tain que l'on puisse le désirer. Le Tristan de Thomas d'Ercel- doune est une fable en vers , courte, simple et claire. Le Tristan attribué à Luce, seigneur de Gast, est une fable en prose, et en prose souvent recherchée et maniérée ; c'est une fable d'une longueur démesurée , toutes les données de la précédente sont ampUtiées , paraphrasées , compliquées , surchargées d'ornemens accessoires. Elle lui est donc certainement postérieure, ce qui du reste n'empêche nullement qu'elle n'ait été composée sous le rôgTie d'un roi nommé Henri , pour la satisfaction de ceux qui tiennent à cette particularité comme à une donnée historique positive. De i25o, époque de la composition du Tristan de Tho- mas , à 1272, année de la mort de Henri III, il y a un inter- valle de vingt-deux ans , intervalle bien suffisant à la rédaction du Tristan de Luce de Gast, tout colossal qu'il est, car messire Luce nous apprend lui-même qu'il n'y mit que cinq ans.

Maintenant la rédaction de ce même roman en prose allemande n'étant qu'une abréviation de celle en prose française , il s'ensuit que cette rédaction allemande est comme son modèle , et plus encore que son modèle , postérieure à celle de Thomas , en écos- sais.

Sur- six versions de la fable chevaleresque de Tristan , en voilà donc cinq que tout oblige à regarder comme postérieures à l'an i25o, époque la plus ancienne l'on puisse raisonnaljle- ment mettre celle de Thomas , tandis que l'on pourrait , sans invraisemblance , la mettre quinze ou vingt ans plus tard.

Il ne me reste plus à parler que de la sixième version , de celle que représente le grand fragment du manuscrit de la Bibliothèque du roi. C'est celle dont il est le plus difficde de déterminer

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l'âge , relativement à celle de Thomas d'Erceldoune. Toutefois , même là-dessus , il y a des conjectures très-plausibles à faire.

L'histoire littéraire ne fait mention que d'une seule rédaction de Tristan ;, que l'on puisse proprement et strictement qualifier de française , c'est-à-dire ayant été composée en France et par un Français. C'est celle de Chrétien de Troyes. Il paraît cer- tain que ce poète fécond composa aussi un Tristan ; il nous l'ap- prend lui-même , et il n'y a aucune raison de suspecter son témoi- gnage là-dessus.

Or, puisque l'on ne cite en français qu'une seule version de Tristan et une version attribuée à Chrétien de Troyes , ce n'est pas hasarder beaucoup que de regarder le fragment de la Biblio- thèque du roi comme une partie de cette version , et la représen- tant. Or , dans ce cas , bien que l'on n'ait aucun moyen de pré- ciser la date de cette même version , on peut être sûr qu'elle est antérieure à celle de Thomas d'Erceldoune. On peut la faire remonter jusque vers 1190, époque à laquelle il y a lieu de ci'oire que Chrétien commença à se faire connaître par ses ou- vrages. Dans cette hypothèse , le Tristan de Chrétien de Troyes aurait devancé de plus d'un demi-siècle celui de Thomas l'Ecos- sais. Mais assez peu importe ici le plus ou le moins ; il suffit d'êti'e sûr qu'il y eut une rédaction française de la fable de Tris- tan , antérieure à laSo ; que cette rédaction fut l'œuvre de Chré- tien de Troyes , et que le fragment cité de la Bibliothèque du roi appartient vraisemblablement à cette rédaction.

Nous avons donc maintenant tiois termes , trois époques ap- proximatives auxquelles rapporter sept des principales rédactions de la fable chevaleresque de Tristan.

Une de ces rédactions peut être de la fin du xii" siècle ou du commencement du xiii", de 1 190 à 1210. Une autre est de laSo au plus tôt. Les cinq autres sont toutes plus ou moins posté- rieures à cette dernière , mais toutes néanmoins dans les limites du XI 11^ siècle.

Je l'ai déjà dit , et c'est ici le cas de le répéter plus formelle- ment, les sept rédactions que j'ai citées de la fable de Tristan ne sont très-probablement pas les seules qui aient existé dans

ROMANS PROVENÇAUX. l8l

l'intervalle de temps , et dans les pays avixquels appartiennent celles dont j'ai parlé; mais ces dernières étant les seules qui sub- sistent , sont aussi les seules dont on puisse déduire quelques notions pour l'iiistoire de la fable célèbre sur laquelle elles rou- lent toutes. De tout ce que j'en ai dit jusqu'à présent , il résulte que Chrétien de Troyes est le plus ancien de tous les ré- dacteurs connus et désignés de cette même fable , et par consé- quent celui d'entre eux auxquels on doit en attribuer l'inven- tion, si l'on doit l'attribuer à l'un d'eux.

Mais il est une littérature dans laquelle personne n'a eu l'idée de chercher l'origine , la rédaction première de la fable dont il s'agit , littérature dans laquelle pourtant il est certain que cette même fable fit plus de bruit , et plus tôt que dans aucune autre : c'est la littérature provençale. Les résultats des allusions et des témoignages des troubadours sur ce sujet sont d'un grand intérêt dans la discussion actuelle , et je dois les indiquer nettement. Je suivrai pour cela la même méthode dont j'ai fait usage pour établir la part des Provençaux à la culture de l'épopée carlovin-

gienne.

Je trouve vingt - cinq troubadours qui ont fait , et plusieurs d'entre eux plus d'une fois , allusion à l'histoire de Tristan ; et leurs allusions sont , pour la plupart , précises et spéciales ; elles se rapportent aux points les plus célèbres de la fable , à ses inci- dens les plus caractéristiques , les plus minutieux , les plus déli- cats , de sorte qu'il ne peut y avoir aucun doute sur l'identité fondamentale de l'ouvrage auquel avaient trait ces allusions ,. et de toutes les rédactions de Tristan aujourd'hui connues. On pourrait, d'après tous ces passages de tant de troubadours, re- construire un roman qui différei-ait assurément beaucoup , quant à la rédaction et aux détails , des romans connus sur le sujet de Tristan , mais qui s'accorderait pour le fond avec ceux-ci , qui aurait le même nœud , le même dénouement , les mêmes aven- tures principales , et les mêmes acteurs. Il est évident, au nom- bre , à la précision , à la variété de ces allusions , que la compo- sition romanesque à laquelle elles avaient rapport, était te- nue pour la plus célèbre de son genre , pour celle dont il était

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à la fois le plus agréable et le plus facile de réveiller le sou- venir.

Maintenant cette composition si admirée , si répandue parmi eux , les Provençaux l'avaient-ils prise de quelqu'une des rédac- tions citées tout à l'heure ? C'est demander, en d'autres termes , à quelle date à peu près se rapportent les plus anciens passages des troubadours qui y font allusion. Or, c'est une question à laquelle j'ai déjà répondu implicitement ailleurs, et il ne s'agit guère ici que de répéter ma réponse.

Des vingt-cinq troubadours , auteurs des allusions citées , il y en a dix au moins du xii" siècle , et morts ou ayant cessé de faire des vers avant le xiir. Parmi ces dix , les cinq plus anciens sont : Raymbaud d'Orange . Bernard de Ventadour , Ogier de Vienne, Bertrand de Born , Arnaud de Marneilli.

Raymbaud d'Orange mourut vers 1 178 , à peine âgé de cin- quante ans. Les pièces de poésie par lesquelles il se distingua comme troubadour , sont des pièces d'amour , il y a plus de mauvais goût et de bizarrerie que de tendresse , et qu'il est beau- coup plus naturel d'attribuer à sa jeunesse qu'à son âge avancé. J'en supposerai les dernières seulement de dix ans antérieures à l'épocpie de sa mort, et les supposerai toutes écrites de 11 55 à ii65. Or, c'est dans une de ces pièces cju'il fait allusion au roman de Tristan , et une allusion qui se trouve être la plus dé- taillée , la plus spéciale , la plus stricte de toutes. Il existait donc , dans cet intervalle de n55 à 1 165 , un roman provençal de Tristan , et il est même très - naturel de croire ce roman de quelques années antérieur à une allusioji qui le suppose déjà célèbre et populaire. On peut donc, sans exagération et sans invraisemblance , l'admetti'e pour existant en 1 1 5o , époque Raymbaud d'Orange avait plus de vingt ans , et avait déjà fait la plupart de ses vers.

Les mêmes rapprocliemens et les mômes calculs sur l'âge et la date des pièces des quatre autres plus anciens troubadours qui aient parlé de Tristan , confirmeraient tout le résultat que je viens d'énoncer : ils prouveraient de même , et plus positivement encore, que vers 1 i5o, il y avait dans la littérature provençale

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un roiiiau célèbre intitulé Tristan, le même au fond quC les autres romans connus sous le même titre.

Par la même méthode , et avec le même genre de preuves , il serait facile de démontrer de mêjne qu'il y eut en provençal , dans le cours du xii'= siècle , plusieurs autres romans de la Table ronde presque aussi célèbres que le Tristan , et pour en nommer quelques - uns , ceux de Gauvain , d'Erec et du roi Arthur. Ce dernier surtout paraît avoir été très - fameux , puisqu'il donna lieu à une des expressions proverbiales les plus fréquentes dans les troubadours. D'après les romans composés sur ce roi, il n'é- tait point mort ; il avait seulement mystérieusement disparu de la Grande-Bretagne pour y revenir , un jour ou l'autre , régner de nouveau, et en expulser les Saxons. Les Bretons, à ce que l'on disait , s'attendaient chaqu^e jour et chaque année à le voir reparaître , et déjà bien des jours et des ans s'étaient écoulés dans cette attente toujours vive et toujours trompée. De les troubadours avaient nommé espéi'ance bretonne toute espé- rance cjui se prolongeait de même indéfiniment sams se réaliser jamais.

Maintenant, c'est d'une manière et par des raisons un peu différentes, que je vais tâcher de montrer la part qu'ont eue les Provençaux à ceux des romans de la Table ronde qui forment le cycle particulier du Graal.

Je suis obligé , et je crois bien faire de rappeler en pevi de mots quelques-unes des observations générales que j'ai eu déjà l'occasion de faire sur ce cycle du Graal et sur les romans qui le composent. J'ai dit qu'il était en quelque sorte double , l'un anglo-normand ou breton ; l'autre, français ou gaulois. J'ai dit, et je pei'siste à croire que ce dernier était le plus ancien des deux, qu'il avait servi de base , de fond à l'autre, qui n'en était qu'une énorme amplification. J'ai nommé , comme les trois principaux et les plus anciens romans de ce cycle français du Graal , le Per- cerai de Chrétien de Tioyes, le Percei^al et le Titiircl tie Wol- fram d'Eschenbach , en allemand. Ainsi donc , la manière la plus directe et la plus positive de constater et d'apprécier l'influence des Provençaux sur les romans de ce cycle en général, serait de

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démontrer l'origine provençale de ces trois derniers , auxquels semblent se rattacher tous les autres. Or, cela, n'est pas impos- sible; je dirai plus, cela n'est pas difficile.

Mais il me faudra pour cela revenir par intervalles, et en aussi peu de mots que je le pourrai , sur des choses que j'ai dites pré- cédemment, quand j'ai voulu donner une idée générale de la i'able du Graal. Ce sont les deux romans du Titurel et du Percerai de Wolfram qui renferment les particularités caractéristiques , au moyen desquelles il est possible d'arriver par degrés à la véritable origine de cette étrange fable , ou du moins à sa première ré- daction connue.

D'après ces romans, une race de princes héroïques, originaire de l'Asie , fut prédestinée par le ciel même à la garde du saint Graal. Perille fut le premier des chefs de cette race, cjui , s' étant converti au christianisme , passa en Europe sous l'empe- reur Vespasien. 11 s'établit au nord-est de l'Espagne, dans cette partie de la Péninsule nommée depuis la Catalogne et l'Aragon, et tenta le premier de convertir les païens de Saragosse et de Galice , auxquels il fit la guerre dans cette vue. Son fils , Titu- rison, poursuivit cette guerre, et y obtint de nouveaux succès. Mais c'était au fils de ce dernier, c'était à Titurel qu'était réservée la gloire de soumettre les païens d'Espagne, et de conquérir leurs divers royaumes , et entre autres celui de Grenade. Il eut pour auxiliaires, dans ces difféi-entes conquêtes, les Provençaux , les peuples d'Arles et les Karlingues , par lesquels il semble qu'il faille entendre les Franks ou les Gallo-Franks , sujets des princes Carlovingiens.

Jusqu'ici l'histoire de la race des gardiens du Graal a exclusi- vement pour théâtre la Catalogne et l'Espagne. Il ne s'agit, dans cette histoire , que des guerres faites aux païens du pays avec le secoui's des populations méridionales de la Gaule. La première idée qui se piésente à propos d'une pareille histoire , et dès l'instant l'on veut supposer un motif et un lîut à son auteur, c'est qu'elle a été composée pour célébrer la piété et l'héroïsme de quelqu'une des races de princes clnétiens qui dominèrent en Espagne, et s'y distinguèrent par des conquêtes sur les musul-

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inans , el l'idée des rois d'Aragon et des comtes de Barcelonne est celle qui se présente ici le plus convenablement , comme suite et complément de cette première hypothèse.

Cette hypothèse admise , une autre s'ensuit naturellement , c'est qu'une histoire fabuleuse comme celle-ci aura été plutôt inventée par quelqu'un des poètes qui fréquentaient les cours des rois d'Aragon et des comtes de Provence , que par tout autre poète étranger. Or , il n'y avait , aux époques et dans les cours dont il s'agit, d'autres poètes que les Provençaux,

Ce n'est encore , je l'avoue , qu'une présomption assez va- gue , mais qui prendra , je l'espère , peu à peu l'autorité d'un fait , à mesure que nous entrerons davantage dans les données caractéristiques et dans les motifs des singulières fictions dont je voudrais découvrir l'origine. "Je reviens un moment à Titurel , pour vous rappeler sommairement ce que je vous en ai déjà dit.

C'est lui qui est représenté comme le fondateur du service et du culte du Graal , et qui bâtit au saint vase le temple dans le- quel il fut précieusement gardé. Ce temple réunissait tout ce que l'on peut imaginer de merveilleux et de splendide ; il était con- struit sur le plan du fameux temple de Salomon à Jérusalem. Titurel choisit pour son emplacement une montagne qui se trouve sur la route de Galice , entourée d'une immense forêt , nommée la forêt de Saweterre. Quant à la montagne elle-même . l'auteur du Titurel et du Percerai la désigne presque indiffé- remment par deux noms significatifs , dont le son est à peu près le même , mais dont le sens est très-différent : il la nomme tantôt Montsah'at^ qui signifie mont sauvé, mont préservé , tantôt itfo/î/- sali'atge , c'est-à-dire mont sauvage.

Toutes ces désignations de localités , si on les prend dans leur ensemble , et si l'on considère qu'elles coïncident avec l'indica- tion de l'établissement de Titurel en Catalogne et en Aragon , ces désignations , dis-je , se rapportent clairement aux Pyrénées ; et si ces montagnes ne sont pas nommées par le romancier du Graal , c'est cpie les romanciers ne nomment presque jamais un lieu ou un pays par son propre et vrai nom.

Le temple du Graal une fois bâti dans les Pyrénées, Titurel

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institue pour sa défense et pour sa garde une milice , une cheva- lerie spéciale , qui se nomme la chevalerie du Temple , et dont les membres prennent le nom de Templiens ou de Templiers. Ces chevaliers font vœu de chasteté , et sont tenus à une grande pureté de sentimens et de conduite. L'objet de leur vie, c'est de défendre le Graal , ou pour mieux dire, la foi chrétienne, dont ce vase est le symbole contre les infidèles.

Je l'ai déjà insinué , et je puis ici l'affirmer expressément , il y a dans cette milice religieuse du Graal une allusion manifeste à la miUce des Templiers. Le but, le caractère religieux, le nom, tout se rapporte entre cette dernière chevalerie et la chevalerie idéale du Graal; et l'on a quelque peine à comprendre la fic- tion de celle-ci , si l'on fait abstraction de l'existence réelle de

l'autre.

Or, si l'on admet dans les romans cités une allusion à l'insti- tution des Templiers , c'est une nouvelle raison pour croire ces romans originairement composés dans le midi , et en langue provençale.

Bientôt après son étabhssement à Jérusalem , cette milice reli- gieuse se répandit dans le midi de la France et au nord-est de l'Espagne , elle ne tarda pas à devenir riche et puissante. Dès l'an II 36, Roger III, comte de Foix, fonda dans ses états une maison du temple , la première de celles qu'il y eut en Eu- rope. Six ans après, en ii^^i, Raimond Bérenger IV, comte de Barcelonne et roi d'Aragon , institua dans ses états , pour faire la guerre aux Sarrasins d'Espagne , un autre corps de milice reli- gieuse , à l'instar et sous la dépendance des Templiers. Il paraît que , de ces deux succursales du temple de Jérusalem , la pre- mière au moins fut fondée dans les Pyrénées , et qu'en peu d'années les châteaux , les églises , les chapelles de Templiers se multi- plièrent dans ces montagnes. Or, il n'y avait rien qui fut plus dans l'esprit de la poésie provençale que de célébrer une chevalerie guerrière qui se donnait pour tâche l'extermination des Sarrasins. Les deux noms de Mont.mlvat et de Montsahmtge , donnés à la montagne sur laquelle est bâti le temple du Graal , sont tous les deux en pur provençal. Divers autres noms , soit de lieu soit de

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personne, qui sont arbitraires et forgés, ont été de même forgés en provençal , tels que ceux de Floramia , à' Albajlora , de Flordwale.

Mais ce qui est remarquable en fait de noms et de langue , dans cette fable du Graal , c'est ce nom même de Graal donné au vase merveilleux confié à la garde des Templiers. Il n'est pas in- différent , pour découvrir l'origine de cette fal)le , d'examiner dans quel pays elle a recevoir ce titre qui est indubitablement son titre originel , qu'elle a gardé partout elle a pénétré. Or, ce titre, elle n'a pu le recevoir que dans des pays de langue pro- vençale ; car c'est indubitablement à cette langue qu'appartienent les termes de graal , gréai , formes particulières de celui de gra~ zal, qui signifie vase en général, et plus strictement écuelle.

Il y a une preuve certaine que les rédacteurs de l'histoire du Graal , en français , ont adopté et transcrit ce mot de grazal ou de graal, sans en connaître la signification , c'est l'étymologie et l'explication qu'ils en donnent. Un de ces rédacteurs dit expres- sément , en parlant du vase miraculeux , qu'il se nomme Graal , parce que nul ne le voit sans que la vue lui en agrée , parce qu'il est pour tous une chose que tous agréent. Une pareille étymolo- gie était, à ce qu'il semble, impossible dans des pays dans la langue desquels le mot grazal ou graal était l'un des plus familiers.

Ces diverses raisons pour prouver l'origine provençale des plus anciens romans du Graal , raisons tirées de la substance même de ces romans , fussent-elles les seules à alléguer en faveur de cette origine , mériteraient de n'être pas dédaignées. Il se pourrait qu'elles eussent à elles seules vme autorité supérieure à tel ou tel témoignage historique particulier, qui y serait opposé. Mais ici, non-seulement il n'y a pas de témoignage positif contraire à ces raisons ; il y en a un pour et l'un des plus décisifs et des plus in- téressâtes qu'il soit possible d'imaginer.

Lorsqu'au commencement du xiii* siècle. Wolfram de Eschen- bach composa les deux romans épiques du Graal , auxquels j'ai jusqu'à présent fait allusion, c'est-à-dire le Titurel et le Perceval , il existait déjà , bien que non encore terminé , un Perceval de Chrétien de Troyes ; et Wolfram, qui le connaissait, aurait pu le

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prendre pour base , ou s'en aider de quelque façon pour la com- position du sien. Il ne le fit pas , et il nous en a dit lui-même la raison. C'est qu'il connaissait un Perceval antérieur à celui de Chrétien, et dont Chrétien avait fait usage, mais très-librement, conservant certaines parties , en refaisant ou en modifiant beau- coup d'autres. Wolfram nous apprend que ce Perceval origi- nal, ainsi altéré par Chrétien de Troyes, était l'œuvre d'un roman- cier provençal , qu'il désigne par le nom de Kyot ou Guyot , nom inconnu parmi ceux des troubadours. Il réprimande sévère- ment Chrétien de tous les changemens qu'il s'est permis de faire à son modèle , prétendant qu'il a par-là gâté toute l'histoire originale , et déclare hautement l'intention il est , mettant cette histoire en allemand ou en teuton , comme il dit , de suivre exactement le rédacteur provençal , de préférence au français.

Il n'y a plus lieu, après un témoignage si exprès, si positif, de la part d'un juge ou d'un témoin si compétent , de révoquer en doute l'origine provençale de la fable du Graal. Peut-être néan- moins ce témoignage ne s'applique-t-ll qu'à la portion de cette fable contenue dans le Perceval , et non à celle contenue dans le Titurel. C'est ce que je n'ai pu vérifier, ne connaissant ce der- nier roman , encore inédit , c|ue par des extraits insuffisans. Mais une réflexion bien simple sufilt pour démontrer que le Titurel peut bien être d'un autre auteur que le Perceval , mais doit être de même provençal. Cette réflexion , c'est que le Perceval n'est que la suite , le complément du Titurel ; c'est que les deux romans ne forment ensemble qu'un seul et même tableau d'un seul et même sujet , que le premier renferme toutes les données du second. Or, ce second étant provençal , il faut de toute nécessité que le pre- mier le soit aussi.

Il y a plus : les vestiges , les indices intrinsèques d'une origine provençale , sont plus marqués et plus nombreux encore daiis le Titurel que dans le Perceval , et, s'il y avait lieu à disputer l'un des deux aux Provençaux , ce serait plutôt celui-ci que le pre- mier.

Mais , si l'on met de côté les subtilités et les subterfuges , et si l'on a égard à l'excessive difficulté qu'il y a de constater avec une

ROMANS PROVENÇAUX. t8y

certaine précision les faits de l'histoire littéraire des xiie et xiii'' siècles , on conviendra qu'il ne peut guère y en avoir de mieux ])rouvé que celui que j'ai voulu prouver , savoir que la plus an- cienne rédaction connue de la fable poétique du Graal , en tant du moins que cette fable est renfermée dant les aventures de Ti- turel et de Perceval , appartient aux poètes provençaux du xii^ siècle.

Je ne me figure pas que les preuves de ce fait puissent être con- testées : je ne crois pas que le témoignage d'un minnesingcr très- connu et très-distingué , se donnant sérieusement et à plusieurs repi'ises pour le traducteur (au moins quant au fond des choses) d'un poète provençal qu'il nonnne , ait besoin de confirmation. Toutefois , je citerai encore un fait à son appui , et le citerai moins pour le besoin de ce cas particulier , que pour mieux en faire ap- précier la valeur dans tous les cas analogues.

Je reviens une fois encore aux allusions des troubadours à des ouvrages épiques. Puisqu'il y a beaucoup de ces allusions qui se rapportent à des romans aujourd'hui perdus du cycle carlovin- gien ou de la partie profane du cycle breton , ce serait une sorte de fatalité qu'il n'y en eût pas aussi quelques-unes relatives aux romans religieux du Graal. Mais celles-là n'y manquent pas non plus. J'en ai trouvé cinq ou six qui ont rapport au Perceval, et qui , par une singularité peut-être assez frappante , comprennent les cinq ou six situations les plus notables du roman , d'après la rédaction de Wolfram d'Eschenbach. Ainsi donc , le témoignage de Wolfram déclarant qu'il a composé son Perceval d'après un modèle provençal , serait , s'il avait besoin de l'être , confirmé par les allusions citées ; et le roman fournit , de son côté , une nou- velle preuve que ces allusions disent bien , et en toute réalité , ce qu'elles semblent dire.

Je ne pousserai pas plus loin cette discussion ; je crois en avoir dit assez pour décider l'opinion du lecteur et justifier la mienne. Il ne me reste plus qu'à présenter sommairement, et sous forme de résumé historique, les principaux résultats de cette discussion dégagés de l'attirail du raisonnement, des conjectures, des hypo- thèses , des faits et des preuves de détail.

TOME vm. i3

iqo REVUE DES DEUX MONDES.

L'ancienne poésie provciirale ne fut point une poésie roinplète : elle ne connut point les formes dramatiques , ou n'en connut que les traits les plus grossiers , qu'elle n'essaya pas même de perfec- tionner.

Quant aux formes lyriques , c'est un fait généralement convenu qu'elle les eut très-développées et très-variées.

Je viens de prouver , je crois du moins de bonne foi avoir prouvé, qu'elle ne fut guère moins riche en compositions du genre épique.

De ces compositions épiques, les plus anciennes remontent aux connnenceniens du ix*" siècle , et furent, suivant toute apparence , en latin barbare. Dès le x' siècle , il y en eut en roman méridio- nal ou provençal. Elles roulèrent principalement sur les guerres des Aquitains avec les Sarrasins , et ne furent généralement que des espèces de chants populaires , simples , grossiers et peu dé- veloppés.

De la fin du xi^ siècle au milieu du xii'' , il se fit, dans la poé- sie provençale , une révolution de tout point correspondante à celle qui s'opéra , durant le même intervalle , dans les hautes classes de la société, par suite des institutions de la chevalerie. Cette poésie devint l'expression raffinée , délicate, exaltée, mélodieuse de l'amour chevaleresque ; ce fut une poésie toute nouvelle , une poésie de cours et de châteaux , qui n'eut plus rien de conunun avec la poésie de l'époque antérieure. Celle-ci resta ce cpi'elle avait toujours été , celle des places publiques , celle du peuple, expression franche, libre et grossière des sentimens naturels d'une époque de semi-barbarie , tempérée pai^ des réminiscences de l'antique civilisation gréco-iomaine.

Toutefois , la poésie nouvelle réagit sur l'ancienne , et plusieurs des genres de celle-ci participèrent plus ou moins aux raffinc- mens de la première. Les chants historiques, les fictions héroï- ques , les histoires romanescjues sur les guerres des Sarrasins , qui faisaient un de ces genres, et l'un des principaux, furent un peu plus développés , un peu plus ornés : on y mit un peu plus d'amour et de merveilleux. Mais ces modifications n'allèrent point jusqu'à changer le caractère primitif de ces vieilles compo-

ROMANS PROVENÇAUX. igt

sitions. Il y avait, dans la rudesse et la simplicité de leur ton, quelque chose d'éminemnient populaire ; il y avait dans leur su- jet un intérêt traditionnel, que les romanciers qui voulaient plaire aux masses , étaient obligés de respecter et de ménager. Ces compositions continuèrent donc à faire autant ou plus que ja- mais les délices des classes inférieures de la société.

Mais elles ne pouvaient plus avoir le même charme pour les classes supérieures , pour celles qui avaient piis au sérieux les idées nouvelles et les réformes de répoc[ue actuelle. Les Olivier et les Roland étaient des personnages trop rudes et trop simples , pour être désormais l'idéal poéticjue de la chevalerie , devenue le culte des dames et la passion des aventures. C'étaient des person- nages usés pour ceux auxquels il fallait du nouveau, pour les me- neurs de la société.

Dans cet état de choses , les plus élégans d'entre les trouba- dours , ceux qui avaient le plus à cœur le trioniphe de la cheva- lerie , durent chercher et cherchèrent en effet des héros aux- quels ils pussent prêter sans scrupule , et sans blesser les vieilles admirations poétiques , le langage et les sentimens , les impulsions et les actions chevaleresques : ces héros , ils les trouvèrent à la cour d'Arthur, le dernier roi des Bretons insulaires.

Cette découverte suppose, dans les romanciers provençaux , une certaine connaissance de l'histoire des Bretons , et une connais- sance datant de la première moitié du xiie siècle , ce qni porte à croire qu'ils la puisèrent dans de simples traditions orales , ou dans des monumens aujourd'hui perdus , plutôt que dans la chro- nique latine de Geoffroy de Montmouth , ou dans les traductions galloises de cette chronique.

Mais de quelque manière et dans quelques documens qu'ils l'eussent acquise , celte connaissance des traditions bretonnes se réduisait , pour les romanciers provençaux , à celle de quelques noms propres dépouillés de toute vie , de toute réalité histori- que. — Les idées , les sentimens , les actes qu'ils ont prêtés aux personnages désignés par ces noms , tout ce qu'il y a de caracté- ristique dans les compositions romanesques ils ont mis ces personnages en action , tout cela , dis-je , est méridional et pro-

JÛ2 UEVUE DES DEUX MONDES.

vençal ; tout cela est une peinture de la chevalerie à sou plu9 haut point d'exaltation et de développement.

L'épopée chevaleresque provençale se divisa donc , dès le mi- lieu du xii^ siècle , en deux branches parfaitement distinctes l'une de l'autre par la forme , par le caractère poétique , par la destina- tion , aussi bien que par le sujet. L'une fut l'épopée carlovin- gienne , nationale , populaire , austère et rude , développement spontané d'anciens chants historiques sur les guerres du pays contre les Maures. L'autre fut l'épopée de la Table ronde , toute d'un jet, toute d'invention, sentimentale, raffinée, principale- ment faite pour les hautes classes de la société. Ces deux bran- ches d'épopée formaient le complément naturel et nécessaire de la poésie lyrique des troubadours. Elles étaient, conjointement avec celle-ci, l'expression poétique de la civilisation provençale.

Lorsqu'à dater de la seconde moitié du xii* siècle , de 1 1 60 à 1 200 , la poésie provençale pénétra dans les diverses contrées de l'Europe , pour donner , dans chacune , le ton à la poésie locale , elle y pénétra toute entière, avec ses développemens épiques comme avec ses développemens lyricjues : il n'y a pas moyen de concevoir une division , une exclusion à cet égard. Il y a plus : les gemes épiques provençaux durent être et furent, à tout prendre, ceux qui eurent le plus d'influence et de popularité à l'étranger. Partout ils se trouvèrent en contact avec une épopée , ou avec des traditions épiques indigènes , ils les modifièrent. Partout ils ne trouvèrent point d'épopée nationale préexistante , ils en tinrent lieu.

Or , de tous les pays fut accueillie la poésie provençale , la France était indubitablement celui elle avait le plus de cliances d'un succès complet. Le voisinage , les relations politiques , l'affi- nité des idiomes, les souvenirs et les effets persistans de l'ancienne unité gauloise , tout cela facilitait en France l'adoption , et l'a- doption aussi entière que possible, du système poétique du midi. De toutes les raisons qui y firent recevoir dans son intégrité la poésie lyrique des troubadours , il n'y en avait pas une qui ne dût faire adopter aussi leur épopée. Tout ce qui se passa relati- vement à la première, dut se passer et se passa Indubitablement

ROMANS PROVENÇAUX. 1 g3

par rapport à la seconde. Par cela inèine qu'il y eut des trouvères pour imiter les chants amoureux des troubadours , il dut y en avoir aussi pour traduire et modifier leurs fictions romanesques, pour en inventer d'autres sur les mêmes types. - Prétendre que les choses se passèrent autrement , serait vouloir nier la moitié d'un fait de sa nature indivisible.

Telle est, messieurs, l'idée générale que j'ai pu me faire de l'histoire de l'épopée provençale. S'il reste, dans cet aperçu, quelques points obscurs, j'aurai naturellement plus d'une 'occa- sion d'y revenir, et j'y reviendrai dans les cas qui me paraîtront dignes de votre curiosité et de votre attention. Pour le moment, il ne me reste plus que peu de mots à ajouter à cette discussion plus longue et plus aride que je n'aurais voulu.

A propos des anciens romans épiques en provençal, aujour- d'hui perdus, j'ai avancé qu'il en existe encore quelques-uns. Je crois devoir en donner la liste : ce sera , s'il en est besoin , une nouvelle preuve qu'il en a existé. Si peu nombreux qu'ils soient, ils sont susceptibles d'être divisés en trois classes :

La première, de ceux qui subsistent dans leur texte pro- vençal ;

La deuxième , de ceux qui n'existent plus que dans des tra- ductions ou des imitations en un idiome étranger, et dont l'origine provençale est attestée par des témoignages historiques ;

La troisième, de ceux qui n'existent de même que dans des imi- tations étrangères , et dont l'origine provençale est attestée , non par des témoignages historiques , mais par des preuves et des raisons intrinsèques.

Cette dernière classe deviendrait aisément la plus nombreuse des trois ; mais , comme elle exigerait des recherches longues , compliquées et subtiles , je n'y comprendrai que deux ou trois des plus anciennes branches de Guillaume-au-court-Nez , le peti t joman d'Aucassin et Nicole tte , et le Tristan , compositions in- contestablement traduites ou imitées d'originaux provençaux.

Quant à la seconde classe, je n'y puis comprendre que trois romans :

Le Titurel et le Perceval de Wolfram d'Eschenbach ;

iq/|. REVUE DES DEUX MONDES.

Un Lancelot du Lac, d'Arnaut Daniel, traduit vers 1 184, en allemand, par un poète nommé Ulrich de Zachichoven.

La première classe , la plus importante , comprend les romans de Ferabras , de Gérard de Roussillon , de Philomena , et une vie très-curieuse de saint Honoré de Lérins, que l'auteur a ratta- chée à diverses fables du cycle carlovingien provençal.

Quant aux lomans de la Table ronde , les deux seuls qui exis- tent textuellement en provençal , sont Blandin de Cornouailles , Geoffroy et Brunissende , auxquels on peut joindie une histoire romanesque de la destruction de Jérusalem par Vespasien , his- toii'e qui se rattache à celle du Graal.

Parmi tous ces ouvrages , il y en a quelques-uns qui méritent à peine que j'en parle, ou dont il suffira que je dise quelques mots. Quant aux plus intéressans et aux plus curieux, j'en don- nerai des analyses et des extraits détaillés dans les prochaines leçons. '

Fauriel.

LE CLOU DE ZAllED,

HISTOIRE OlllENTALE.

Entre l'Arabie et la Perse , c'est-à-dire entre un désert de sa- bles et un désert de montagnes , se déroule une immense contrée illustrée par toutes les civilisations du monde ancien et du monde moderne. Cette contrée appuie au nord sa tète montagneuse sur l'Arménie , puis elle s'aplanit doucement et se coucbe dans les ro- seaux , entre deux fleuves impétueux qui , après une course de deux cents lieues , vont déboucher à ses pieds dans les eaux du golfe Persique. Cette contrée, les Arabes l'appellent Al-Djézira, c'est-à-dire l'Ile; les Grecs lui ont donné le nom de Mésopotamie ; rÉcriture-Saintel'a nommée la Syrie des rivières. Ces rivières sont l'Eupbratc et le Tigre. Elles virent autrefois fleurir sur leurs bords Babylonc , Séleucie , Ctésipbon , et plus tard la riche et populeuse Baghdad , qui fut le siège de la puissance des kalifes Abassides.

Jamais Damas, régnèrent les Ommiades , jamais le Kaire, cette somptueuse capitale des soudans d'Egypte , jamais Bioussa, le berceau de l'empire othoman , jamais Stamboul elle-même, malgré sa gloire et ses splendeurs, n'atteignirent à ce degré de puissance et de richesse Baghdad s'éleva sous le règne des Abassides. Baghdad était le comptoir de l'Inde, de l'Europe et de l'Afrique. L'Euphrate et le Tigre suffisaient à peine au transport des trésors que le monde entier venait chercher à Baghdad. Les Talares Mongols , les Turcomans , et le trop célèbre Timour-

|q6 REVUt DliS DEUX MONDES.

Lenk , le dévastateur de l'Asie, fuient poui ropulente Bajjhdad ce qu'avaient été pour Rome les barbares du Nord et Attila.

Plus de trésors, plus de commerce, plus d'arts, plus de luxe maintenant à Baghdad , qui semble une fée décrépite dormant au milieu des ruines de ses palais, sous la puissance d'un enchan- tement. C'est à peine, aujourd'hui, si quelques pierres, qu'on décore du nom de tombeau , vous rappellent le souvenir du kalife Haroun. On a bâti plusieurs centaines de villes avec les ruines de ces villes fameuses dont le cœvu- seul subsiste à présent, et qui ont semé de leurs membres mutilés un désert silencieux , peuplé de bitume et de roseaux. La seule végétation distingue ce désert de ceux de l'Arabie. Des dattiers aux lètos chevelues, quelques napcas , des salsolas au feuillage sombre , des pallasias qui conser- vent toute leur fraîcheur , malgré les brûlures du soleil , varient quelque peu la vue monotone de ces larges nappes de terre blanche et grise , partout imprégnée de sel , le bitume coule à fleur de terre.

Il faut voir la nuit , avec ses clartés blafardes et ses terreurs , se lever sur ces campagnes maudites. Il faut entendre les rauques mugissemens do l'Euphrate et du Tigre, les seuls habitans de cette contrée farouche. L'Euphrate et le Tigre sont deux enfans des montagnes qui semblent se disputer le pays qu'ils parcourent. L'Euphrate roule des sommets de l'Ahi-Dagh , près de Bayésid , dans l'Asie-Mineure. Il boit en passant la petite rivière de Mou- rad-Siaï etleLycus, et se précipite en cataracte écuuianteà quel- ques lieues de Samosat. Puis , le voilà qui se calme , le voilà qui coule à pleins bords dans les plaines immenses de Sennar, comme le sultan de ce plateau désert, sa voix seule commande et re- tentit. Mais bientôt il serpente , il frémit , il tourbillonne ; c'est qu'il vient d'apercevoir son rival, le fleuve Tigre, le seul de tous les fleuves de ces montagnes qui n'ait pas été perdre ses flots dans le lit de l'Euphrate. Echappé des rochers du Diarbékir, le Tigre, ce feudataire rebelle , bondit sur le revers de cette chaîne de ro- chers, renversant tout sur son passage. Il traverse comme une flèche la ville de Djesiré ; il baigne en passant l'opulente Mossoul et les ruines de l'antique Ninive. Il reçoit le tribut de toutes les rivières du Courdistan. Il traverse majestueusement Baghdad ,

I.K CLOi: 1)K ZAllKI). H)'J

puis il serpente à son tour, et semble s'arrêter un instant pour re- prendre baleine , quand les niugissemens de l'Eupbrate viennent lui révéler l'approcbe de son ennemi. Alors les deux fleuves s'ob- servent et se guettent. Ils s'éloignent , connue effrayés l'un de l'autre. L'Eu])lnate fuit dans la direction du sud , jusqu'à la yille de Samaouai, où, comme indigné de lui-même, il tourne brus- quement à l'est , et se précipite bravement sur son rival, à la bau- teur de Korna. C'est alors un combat acliarné, des cris de rage. Mais le Tigre, plus rapide et plus fort, entraîne bientôt son vieux suzerain dans le lit qu'il a creusé pour lui-même ; il le force à prossir ses Ilots majestueux et à lui faire cortège jusqu'au golfe Persique , tous deux s'abîment enfin , après avoir roulé quel- que temps dans le mènic lit.

Voyageur, prenez garde ; car dans l'ombre de la nuit tout est un piège ou une trabison dans les plaines du Djézira. L'iierbe est sil- lonnée de reptiles venimeux ; les lions rugissent dans les roseaux ; l'air est obscurci par des nuées de sauterelles ; le semoun souffle du sud ; et cette blancbeur mouvante que vous apercevez au loin , c'est le bournous d'un Bédouin , autre bête féroce qui rôde pour cbercber sa pâture. Votre cbeval lui-même ne pose qu'avec dé- fiance ses pieds sur le sable , ses oreilles se coucbent sur sa tête , il flaire le sol avec terreur, et vous sentez sa peau trembler sous la selle qui vous porte. Prenez garde , les lions de l'Euplirate sont traîtres et affamés , mais le Bédouin est plus redoutable encore.

Au milieu d'une belle nuit de la lune de Zilcade , un bomme s'avançait seul sur la côte occidentale du Tigre , à quelques nulles de Baglidad. Il clieminait sans crainte , et laissait son cbeval arabe longer d'un pas tranquille les sinuosités du fleuve. Les cris des lions , leurs yeux étincelans dans la nuit , les bonds bruyans du Tigre, ne paraissaient nullement préoccuper sa pensée. Les rayons de la lune tombaient à plomb sur son bournous , dont les pliô blancs et cotonneux l'enveloppaient de la tête aux pieds. Il pour- suivit long-temps sa route , immobile , absorbé dans sa rêverie profonde; son cbeval hennissait cependant , comme s'il eût senti l'approcbe de quelque danger. Il quitta bientôt la direction du fleuve et se mit à galopper à travers la plaine , sans que son maître fit mine de diriger sa marche et son allure. Il restait enfermé

)q8 revue des deux mondes.

dans son manteau , silencieux , les yeux fixes , et ne donnant pas plus signe de vie et de mouvement qu'un cadavre qu'on eût lié sur une selle. Après une heure de marche environ, le cheval s'ar- rêta de lui-même auprès d'un puits de pierre , et se mit à hennir de nouveau. Le cavalier qui le montait tourna la tête de côté et d'autre, comme s'il se fût réveillé d'un lourd sommeil, et rejetant sur son épaule les vastes plis de son bournous , il mit pied à terre et s'assit à la manière des Orientaux, laissant son cheval paître au- près de lui quelques brins d'herbages et de roseaux. Puis il chargea de tabac une pipe de bois de cerisier qui pendait à l'arçon de sa selle, enfermée dans un étui de drap ; et s'adossant contre le puits , il commença tranquillement à fumer.

Au bout de quelques iustans, le galop d'un cheval se fit en- tendre , et un second cavalier mit pied à terre à quelques pas du puits. L'Arabe , sans quitter sa pipe , passa sa main droite sous son bournous , et fit retentir un léger craquement d'acier qui ressemblait au son que produit en s'armant le chien d'un pistolet. Le nouveau venu lui donna le selam la main étendue sur sa poi- trine , salut de politesse musulmane que le fumeur lui rendit en l'imitant. Puis les deux chevaux broutèrent de compagnie , la bride sur le cou , et le second cavalier s'assit à côté du premier.

Tu vois , Zahed , lui dit-il après avoir aussi allumé sa pipe, tu vois si j'ai tenu parole. Me voici.

Jusqu'ici, interrompit l'Arabe, tu as rempli ta promesse. Voyons si tu la tiendras jusqu'au bout.

Qui pourrait te faire douter de moi? Il y a trois jours , je te rencontrai à ce puits pour la pi'emière fois. Je t'entendis te plaindre de ta pauvreté et faire des vœux pour devenir riche.

Oui , dit Zahed , ma pauvreté est extrême. Je m'ennuie de voir des gens opulens comme toi traverser Baghdad avec des robes de soie brodées d'or , bâtir des sérails semés de jardins pleins de verdure et d'eau fraîche , acheter au bazar de belles esclaves blanches et vierges, moi qui ne trouve pas une com- pagne parce que je suis pauvre et nu, moi qui possède pour tout sérail, pour toute fraîcheur, pour toute verdure, les sables de mon Arabie, et qui n'ai pour vêlement qu'une chemise de laine et un mauvais bournous dont le temps me dépouillera bientôt.

I,K CLOU DE /.AHED. 1 QQ

Tu voudrais donc devenir riche?

Tu le sais , pour cela je donnerais mon ame.

Et pour acquérir ces richesses, tu promets de m'obéir , tu jures d'exécuter tout ce que je vais te commandei;?

Tout, fût-ce de mettre le feu à Baghdad , ou de traverser à pied le Sahara , de Baghdad à la Mecque.

Eh bien donc! brave Zahed, réjouis-toi, car je te donnerai de l'or pour avoir aussi des coursiers , des esclaves , des sérails I . . Ecoute ! N'entends-tu pas le bruit de plusieurs chevaux qui hen- nissent du côté, de l'Euphrate ?

Non , c'est un lion qui passe dans les roseaux . L'étranger reprit:

Tu pourras alors abandonner ta vie errante , tu pourras venir à Baghdad déployer ce luxe que tu hais dans les autres hommes , tu pourras à ton tour exciter l'envie et disputer aux pachas de Moussoul et de Bassorah la possession des belles Mingréliennes que les marchands de Stamboul conduisent chaque année dans les bazars de l'Irack-Arabi.

Tais-toi , interrompit Zahed , ne fais pas briller à mes yeux les perles du paradis , si tes paroles doivent s'envoler au vent , aussi légères et aussi vaines que cette poignée de sable , car alors , vois-tu, je serais capable det'ôter la vie. Tu as excité en moi une fièvre qui me brûle jusqu'à la moelle des os; il me faut de l'or ou du sang pour l'éteindre.

L'étranger sourit en jouant avec la poignée d'un sabre magni- fique qui pendait à sa ceinture.

Tu auras l'un et l'autre , brave Zahed , pour calmer ta fiè- vre ; mais ce n'est pas sur ton bienfaiteur que tu dois prononcer cet anathème. Un autre... Ecoute, cette fois je ne me trompe pas , ce sont bien des voix d'hommes que j'entends. Remonte sur ton cheval , prépare tes armes ; tu es brave et habile à manier les armes. Prends ce fusil : il faut que cette foule de misérables es- claves tombe sous nos coups et se disperse. Seulement fais en sorte que cet homme à barbe blanche , que tu peux apercevoir d'ici , reste vivant entre nos mains ; alors je tiendrai ma promesse. C'est à toi maintenant de te montrer fidèle à la tienne.

Je ne reculerai pas devant le sang, dit Zahed en sautant

200 REVUE DES DEUX MONDES.

(l'un Ijoud sur sa selle , mais songe que ce sang va devenir un ci- ment qui liera ma fortune nouvelle à la tienne.

Le vieillard qui s'avançait paraissait , à la dignité de son main- tien, à la richesse de ses vètemens , un personnage d'importance. Une douzaine d'esclaves arme's le suivaient. Ils s'arrêtèrent lors- qu'ils se rencontrèrent face à face avec Zalied et son compagnon.

Allah! bas les armes, esclaves! cria le compagnon de l'Arabe en faisant voler d'un coup de sabre la tète d'un des serviteurs du vieillard.

Bas les armes! répéta Zahed, et d'un coup de pommeau de son pistolet il jeta sur le sable un autre des serviteurs du vieillard. Le vieillard tira son sabre et se précipita sur Zahed, qui, évitant le choc , le jeta lui-même en bas de son cheval. Dès que les servi- teurs du vieillard virent leur maître entre les mains de leur en- nemi , ils prirent lâchement la fuite après une inutile décharge de leurs armes. L'étranger, accourant aussitôt près du prisonnier, détacha son turban de mousseline, et lui lia les mains derrière le dos. '

' Vieillard! tu me reconnais, n'est-ce pas? Tu reconnais Hamdoun , l'amant de la fille. Maintenant, degré ou de force, il me la faut donner !

Que la volonté de Dieu soit faite, murmura le vieillard. Tu as ma vie entre tes mains; prends ma vie, mais que le prophète veille sur ma chère Ildiz !

Tu me la refuses encore?

Je te la refuserais quand l'ange Azraèl n'exigerait que ce consentement pour m'assurer le rachat de mon ame.

Eh bien ! prépare-toi donc à la mort.

A mon âge on est toujours prêt.

Ali-Ahmed, sais-tu bien que tes riches comptoirs de Damas, de Mossoul et de Baghdad seront perdus pour toi si tu t'obs- tines à me refuser ta fille. Toutes tes richesses ne te serviront de rien; je te tuerai. Ton corps restera sans sépulture, et fei'a le souper de quelque famille de vautours aux cous chauves. Ta fa- mille , tes amis , ne sauront t'aller pleurer ; et la fille , ta chère Ildiz , ne pourra pas de ses mains blanches arroser, chaque matin.

LE CLOU DE /.AHCD. 20 1

de beaux rosiers fleuris autoui- de ton nionumeut funèbre. Ali- Ahmed 9 voudras-tu mourir comme un chien ?

Dieu sait distinguer partout les fidèles , répliqua le vieillard en levant ses yeux au ciel.

Vieillard inflexible î reprit l'étranger avec une visible émo- tion, tu es toi-même ton bourreau; que ton sang ne retombe que sur toi! Encore une fois, veux-tu me donner ta fille?

Non , car tu es un infâme.

Un éclair de fureur brilla dans les yeux du jeune honune.

Eh bien ! je ferai plus que de te tuer. Tu pousses mon amour à bout; tu veux faire de moi un tigre implacable : sois satisfait , Ali-Ahmed. Ildiz, ta fille, est belle et brillante comme l'éloile du ciel dont elle porte le nom. Je couvrirai cette étoile pure d'un nuage sombre et rouge comme du sang. Je me vengerai de toi sur ta fille. Je violerai ta fille, Ali-Ahmed; j'en fais le serment so- lennel, et tu sais si je tiens mes sermens. Je la violerai, cette vierge pudique , l'orgueil de tes vieux jours, et puis après, mon poignard en fera justice.

Oh ! rétracte ce cruel serment , jeune homme, dit le vieillard en pâlissant ; tu as trouvé le seul côté par lequel la crainte puisse entrer dans mon cœur. Jeune homme, aie pitié de ma fille , s'il est vrai , comme tu le dis , que tu l'aimes ; elle est si belle , mon Ildiz! elle est si pieuse dans son respect pour son père! Deman- de-moi mes trésors, mes palais, mes esclaves; je t'abandonne tout. Quelques dattes , un peu d'eau , une poignée de riz, suffi- ront désormais , si tu le veux , à mon existence , mais laisse-moi ma fille ; grâce! grâce! au moins pour ma fille.

Le vieillard était aux pieds de l'étranger, qui, enveloppé dans son manteau , sa tète hâlée immobile dans son épais turban de mousseline blanche, laissait tomber sur sa victime un regard dédaigneux et cruel.

Grâce! pitié! en ai- je trouvé, moi, dans tes dédains quand tu me repoussais du pied, comme un chien impur, sans t'inquiéter si je pourrais ou non guérir de mon amour? Apprends que la vie m'est impossible sans ta fille ; qu'il me faut ta fille de gré ou de force, morte ou vivante, dans un voile de noce ou dans un lin- ceul. Pour l'honneur de ta fille , Ali-Ahmed , je te fais ce dernier

102 RliVUE DES DEUX MONDES.

appel. Doune-la-moi pour épouse, ou je l'aurai jîour maîtiesse. Je porte à ma ceinture tout ce qu'il te faut pour écrire. La lune est assez belle pour te servir de flambeau : écris ce que je vais te dire, et signe ce papier de ton cachet; je me charge du reste.

Le vieillard prit en tremblant le calame que l'étranger lui pré- senta , et il écrivit sous sa dictée une lettre à sa chère Ildiz , à la- quelle il ordonnait d'épouser sans délai Hamdoun-Effendi, et sans attendre pour cela son retour.

Hamdoun arracha la lettre des mains du vieillard.

Ali-Ahmed , je suis content de toi; mais il n'est pas juste que je sois seul à profiler de ta libéralité. Vois ce jeune homme, ajouta-t-il en désignant Zahed . qui attendait avec la patience d'un Arabe le résultat de cette scène. Tu vas le venger aussi des rigueurs du sort , et lui faire un abandon écrit et signé de tout l'argent que tes créatures gardent en ce moment dans ton comp- toir de Baghdad.

Ali-Ahmed laissa tomber sur Hamdoun un regard de mépris et de pitié; sans daigner lui répondre, il reprit le calame et l'écri- toire des mains du jeune homme , et jeta devant lui la donation qu'il lui avait demandée.

Que le ciel te récompense comme tu le mérites, Hamdoun ! Est-ce tout ce que tu veux de moi ?

En effet , dit Hamdoun d'une voix sourde et terrible , il est temps que nous nous séparions , mais ce n'est pas à Baghdad ni à Damas que tu retourneras; je te l'ai dit, il faut te préparer à un plus long voyage ; puisque tu fais des vœux pour mon bonheur, tu dois bien deviner que ta mort est le premier, le plus cher de tous mes souhaits. As-tu fait tes ablutions et ta prière à Dieu ?

En disant ces mots, Hamdoun tira son sabre hors du fourreau.

Misérable ! cria le vieillard en posant ses deux mains sur sa tête, en signe de miséricorde; oserais-tu bien encore m'assas- siner?

Veux-tu de l'eau, répéta Hamdoun, pour faire tes ablu- tions ?

Que le prophète m'assiste, murmura Ali-Ahmed! Adieu, ma iille!

I.K Cl.OU 1)K /.AHll). 2o3

11 n'eut pas le temps d'achever : ou entendit un siftlenient aigu, et la tête d'Ali-Ahmed roula sur le sable.

Zahed prêta le secours de son bras à sou compagnon , et ils je- tèrent dans le puits ce cachivre et sa tète sanglante. Puis ils déra- cinèrent un dattier pour retenir le cadavre au fond du puits.

Maintenant, dit Hamdoun , brave Zahed, j'ai rempli ma promesse. Retourne à Baghdad réclamer les trésors du vieillard; je pars pour Damas. Ton chemin est au sud, le mien est au nord : adieu , plaise au ciel que nous ne nous revoyons jamais !

Et les deux meurtriers se séparèrent.

Une année après le meurtre, on jeta les fondemens d'un palais magnifique sur ce même emplacement qui venait d'être témoin de cette horrible scène. Les vieilles ruines de Ctésiphon et de Baby- lone furent remuées par des esclaves et des ouvriers. Elles émi- grèrent sur le dos d'une troupe de chameaux pour- se transformer en un palais arabe , immense , si merveilleux à voir, que Baghdad n'en renfeiniait pas de plus somptueux. Les eaux du Tigre furent détournées de leur lit pour arroser des jardins embaumés de cé- drats, d'orangers et de lauriers roses. Les soies dorées de l'Inde et de la Perse revêtirent les divans ; les tapis de Trébisonde et de Constantinople couvrirent les parquets de cèdre ; les murs se ta- pissèrent de fleurs peintes et d'arabesques entrecoupées de légen- des du Koran, de ghazelles de Saadi et de Mésihi, écrites en lettres d'or. Une foule d'esclaves noirs et blancs peuplèrent cette ravis- sante demeure , Zahed , qui avait changé son nom de Bédouin pour le nom turc de Mohaunued-Ildérim-Tchélébi , fit transpor- ter son harem , rempli des plus belles femmes de la Mingrélie et de la Circassie. Les plus rares chevaux de l'Arabie firent retentir de leurs sauvages hennissemens ce désert, naguère si triste et si effrayant. La nuit, le jour, on n'entendait que des cris de joie et de bonheur. On ne distinguait plus que par intervalles le sourd mugissement des flots du Tigre, que des concerts d'instrumens étouffaient dans des harmonies sans fin. Des nuées de convives ac- couraient de Baghdad , et même de Mossoul et de Bassorah, pour prendre part aux orgies délicieuses que le nouveau maître de ce séjour enchanteur y faisait jaillir toujours nouvelles, comme les eaux d'une source limpide. On eût dit que la baguette d'une fée

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enfantait cliaque jour tous ces prodiges. Les caravanes qui ve- naient de la Syrie ou du grand désert s'arrêtaient avec délices aux liortes de ce palais magique; elles oubliaient leurs fatigues en écoutant la voix des chanteurs et les mélodies des instruniens.

Zahed ou plutôt Mohammed-Ilderim-Tchélébi inventait chaque jour de nouveaux plaisirs. Les vins de Schiraz et de l'Archipel cou- laient nuit et jour dans les coupes d'or de ses convives, et alter- naientavecle scherbetparfuméd'essencederose, de jasmin dePerse et de musc de Tartarie. Il respirait sur la bouche de ses belles es- claves des voluptés sans cesse renaissantes. Parmi ces belles filles demi-nues , aux cheveux noirs , aux seins plus fermes et plus roses que la chair savoureuse du melon d'eau, c'était à qui par ses grâces, par ses voluptueuses caresses, fixeraitun instantramour du maître, amour muable et changeant comme le reflet d'une robe de moire. C'était à qui ferait le mieux valoir ses charmes , à qui peindrait le mieux ses sourcils et le bord de ses paupières avec le suc du noir surmé , à qui donnerait à ses ongles la plus brillante couleur de pourpre , comme jadis l'aurore aux doigts de rose, tradition de l'Olympe qui s'est perpétuée sur la terre d'Asie.

Maisl'ame de Zahed restait toujours sombre comme une nuée d'o- rage au milieu de ses belles esclaves ; au milieu du parfum de l'air et des fleurs, son œil cave démentait le sourire forcé de ses lèvres. Quelquefois couché entre des fleurs et des femmes , il revoyait dans son sommeil son lit de sable du Sahara , son bournous gros- sier, son fusil arabe luisant comme un éclair et tonnant comme la foudre. Il se réveillait en pleurant ; il cherchait au-dessus de sa tête le dôme étoile du ciel que des lambris drapés d'or et de soie lui cachaient toujours. C'est que l'envie, cette passion qui ronge comme un cancer , n'est au fond qu'un désir creux et vide que l'homme ne peut jamais remplir; c'est que l'envieux est ainsi fait que le bien qu'il n'a pas prend seul de la valeur à ses yeux. Toutes les richesses de Zahed lui étaient indifférentes depuis qu'il les possédait. Sa passion n'attendait pour s'enflannner de nouveau qu'une étincelle, c'est-à-dire un objet qui pût réveiller dans son ame un désir, un souhait oublié.

Un soir , tandis que Zahed se livrait à la joie avec ses amis sous les voûtes harmonieuses de son palais, un homme, enveloppé dans

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les plis d'un bounious et monté sur un cheval syrien du plus beau sang, entra dans la première cour du sérail. Le tcliiaouch de Zahed , c'est-à-dire son maître des cérémonies ou son huissier , lui demanda s'il était invité à !a fête que donnait ce soir-là son maître.

Le Syrien répondit qu'il arrivait de sa patrie et qu'il voyait ce palais pour la première fois. Pour la première fois aussi le nom de Mohammed-Ilderim-Tchélébi venait frapper son oreille.

Etranger, veux-tu que je t'annonce à mon maître ? tu es fati- gué de ta route ; tu as peut-être faim et soif.

Tchiaouch, je te remercie. J'ai devancé de quelques heures la caravane qui va de Damas à Baghdad, et je dois continuer ma route jusqu'au terme de mon voyage. Tiens, prend cette bourse d'or qui te prouvera que je sais reconnaître les services. Ce palais me plaît. Dis à ton maître que j'offre de lui acheter son palais pour un million de piastres. Dans huit jours à pareille heure, je revien- drai. Trouve-toi à cette même porte , tu me donnex'as une réponse, et tu recevras de moi un pareil présent.

En disant ces mots , l'étranger lança son cheval au galop , et il disparut dans la direction de Baghdad au milieu d'un nuage de poussière.

Quand le tchiaouch vint rapporter à son maître les paroles du Syrien , Zahed fronça le sourcil et parut humilié qu'un autre que lui fut assez riche pour offrir de payer comptant une pareille somme.

Un million de piastres I murmura-t-il en jouant avec les tresses de cheveux blonds d'un jeune Grec qui lui versait à boire ! un million de piastres pour mon palais ! Il m'en a coûté plus du double ! Quand tu reverras ce Syrien, tu lui donneras cette réponse. Va-t'en, et toi, mon cher Odisseus, verse-moi de ce vieux Schiraz, et prends place à mon côté dans l'angle du divan. Et vous autres les chanteurs , les musiciens , les danseurs , les belles aimées aux seins nus , allons, des concerts, du vin, de la joie ! que le jour pâ- lisse demain devant nos flambeaux. Des cires! des résines ! des parfums ! Enivrons-nous au milieu des femmes et des roses.

Dans la nuit du huitième jour qui suivit cette nuit-là , le tchia- ouch de Zahed ne bougea pas de la première cour du palais il avait rencontré le Syrien. Les imans de Baghdad du haut de leurs

TOME VIII. i4

2o6 REVUE DES DEL'X MONDES.

minarets appelaient les iitlèles à la prière du matin , quand le pas d'un cheval retentit sur le pavé de la cour, et le Syrien, enveloppé dans son bournous , se présenta de nouveau aux regards du tchiaouch. Celui-ci transmit à l'étranger la réponse de son maître qui parut le contrarier vivement.

Tchiaouch, prends cette autre bourse, elle est du double plus grosse que la première, et va dire à ton maître que je veux absolument qu'il me cède la possession de son palais. Offre-lui , en mon nom, deux millions de piastres que je lui paierai sur l'heure, et il y aura en outre vingt mille piastres pour toi, si le marché se conclut. Dans huit autres jours je reviendrai de nouveau.

Lorsque Zahed connut les paroles du Syrien, il conçut une jalousie mortelle contre cet homme qui était assez riche pour sa- crifier une pareille somme à la satisfaction d'une fantaisie. Depuis ce jour, il ne dormit plus. La magnificence du Syrien était pour lui un poignard aigu qui, jour et nuit, lui perçait le cœur, son palais ne lui paraissait plus digne d'être habité. Ses belles tapisseries de Perse , ses beaux tissus de l'Inde , ses jardins si frais et si odorans ne lui semblaient plus c|ue de vils amusemens , d'insignifians plai- sirs , bons tout au plus pour distraire un planteur de coton ou un marchand de dromadaires. Il lui tardait que le Syrien se présentât de nouveau pour connaître enfin cet heureux mortel à qui l'or coûtait si peu. La veille du jour que l'étranger avait indiqué au tchiaouch, on vint avertir Zahed qu'une femme de condition , voilée , enfermée dans une magnifique litière , et suivie d'un nom- bre considérable d'esclaves , demandait à lui parler. Il revêtit ses plus riches habits , se fit arroser des plus exquis parfums , et des- cendit dans ses jardins la dame l'attendait. La dame, voilée de ses yachmaks selon l'usage de l'Orient, et enveloppée d'un large manteau qui cachait les contours de ses formes , descendit de sa litière et vint s'asseoir en face de Zahed, sous l'ombrage odorant d'un bosquet de lauriers roses et de jasmins sauvages. Elle fit signe à sa suite de se retirer. Quand elle fut seule avec Zahed : Très- illustre effendi! que Dieu et le prophète soient avec vous! voilà bientôt un mois que je suis arrivée de Damas à Baghdad avec mon mari. Notre intention est d'abandonner la Syrie pour ce pays , et de nous y fixer avec notre famille, nos esclaves, nos serviteurs qui

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sont fort nombreux , et nos richesses qui surpassent fout ce que ^ vous pouvez vous imaginer. En traversant cette route, mon mari ( que la faveur du ciel se répande sur lui comme la rosée du ma- tin sur les palmiers deBaghdad ) , mon mari a vu votre palais, et il a conçu aussitôt le plus violent désir de posséder ce palais. 11 vous a fait offrir en échange par votre tchiaouch la faible somme d'un million de piastres. Pardonnez-lui, seigneur, pour un aussi puissant et aussi opulent bey-zadé que vous êtes, un million de piastres c'est sans doute fort peu de chose , surtout si nous consi- dérons la magnificence de ce sérail et de ces kiosks , la beauté et la fraîcheur de ces jardins que des eaux vives et des arbres précieux coupent si merveilleusement. Il a compris son erreur involontaire, et il est revenu à votre tchiaouch qu'il a chargé de vous proposer deux millions de piastres en échange de votre palais. Vous allez encore le refuser sans doute ; mais apprenez que mon mari a un tel de'sir de posséder ce bien , et en même temps une crainte si vive de ne pouvoir parvenir à son but, qu'il est tombé depuis huit jours dans un chagrin mortel. Je ne sais quelle idée il attache à cette possession , mais je tremble pour sa vie si son désir n'est pas satisfait. Je viens donc vous supplier, ti ès-grâcieux eifendi, de fixer vous-même le prix que vous mettez à la cession de votre palais. Je vous serai éternellement reconnaissante de ce bienfait , puisque vous aurez sauvé les jours de mon maii , et acquis de la sojte des droits étei'nels à mon estime et à mon amitié.

La dame accompagna ces mots d'un coup d'oeil qui péne'tra jusqu'au fond de l'ame de Zahed. Au même instant, le vent vint à soulever les yachmaks ou les voiles de mousseline qui cachaient son visage , et Zahed crut plonger im regard dans le paradis de Mahomet : mie figure céleste , un cou plus blanc qu'un collier de perles , des lèvres de rose embellies du plus doux sourire. Il de- meura un instant immobile , comme subjugué par un enchante- ment. Enfin, il promit tout, et la dame se leva pour prendre congé de lui.

Zahed voulut connaître le nom de l'acque'reur qui se présentait.

Mon mari se nomme Hamdoun-Effendi , continua la dame.

Hamdoun! répéta Zahed en fronçant ses noirs sourcils. El n'êtes-vous pas la belle Ildiz ?

2o8 REVUE DES DEUX MONDES.

C'est mon nom.

J'aurais le devinei- au doux éclal de vos beaux yeux. Madame , disposez en tout de votre esclave , mon palais vous ap- partient. Je n'ai qu'une condition à mettre à mon marché, mais une condition à laquelle je tiens plus qu'à toute autre chose au monde. Qui voudra posséder mon palais, doit jurer de remplir fidèlement l'engagement que j'exigerai de lui à ce sujet. Dites à votre mari, madame, que je l'attends pour passer le contrat.

A peine la belle Ildiz eût-elle repris le cliemiu de Baghdad, accompagnée de ses serviteurs et de ses esclaves , que Zahed se re- tira tout soucieux dans sa chambre. Ce jour-là ne fut marqué par aucune fête. Les visiteurs et les convives reçurent, contre-ordre ; pas une lumière ne brilla pendant la nuit aux fenêtres du palais de Zahed ; pas une esclave n'obtint l'honneur de partagerla couche de son maître. Zahed méditait quelque projet sinistre ; la beauté de cette femme avait réveillé l'envie au fond de son ame. Dès lors il n'avait d'amouv que pour la femme de Hamdoun , de son an- cien complice dans le meurtre du vieux Ali-Ahmed. Maintenant il lui enviait sa femme après lui avoir envié ses richesses. Il avait résolu, même au prix de ces trésors qu'il avait tant souhaités, même au prix de son sang , de posséder Ildiz , maintenant la seule pensée de son ame, le seul but de sa vi<3.

Hamdoun ne fit pas attendre sa visite à Mohammed-lldérim- Tclîélcbi. Pendant la conférence des deux effendis , la belle Ildiz , accompagnée de ses femmes et de quelques amies, se promenait dans les jardins du palais, et visitait les merveilles de cette déli- cieuse habitation. Bientôt Hamdoun vint rejoindre sa femme les yeux rayonnans de joie, et il lui annonça que le contrat de vente était passé par devant un cadi, et que désormais ce palais tant sou- haité leur appartenait. Ildiz voulut connaître la condition que le vendeur avait fait stipuler dans le contrat.

C'est un enfantillage, dit Hamdoun , une bizarrerie à la- quelle il m'a fallu consentir sous peine d'un refus positif. Vous savez , m'a dit cet homme, que chacun a sa folie dans ce monde. C'est à mon grand regret que je me défais de cette habitation char- mante que j'ai bâtie et plantée moi-même, je ne consentirai jamais à me considérer comme entièrement dépossédé de ce châ-

LE CLOU DE Z.AHED. 509

leau. J'exige , comme clause essentielle du contrat, qu'il y soit sti- pulé que je conserve dans ce palais un clou , la place d'un clou , c'est bien peu de chose n'est-ce pas? mais je veux que cet espace, si étroit qu'il puisse être, m'appartienne dans votre palais. Je n'ai pu, tu penses bien, ma chère Ildiz, lui refusercette légère satis- faction, qui m'était d'ailleurs imposée comme une condition du contrat. J'ai signé.

Mon ami , dit Ildiz en passant amoureusement ses bras autour du cou de Hamdomi , pourquoi avez-vous consenti à cette clause? Dieu veuille que nous n'ayons pas à nous en repentir !

Comme ils rentraient dans le palais , les deux époux virent quatre esclaves hisser à grande peine une longue boîte de plomb sur le dos d'un dromadaire. Mohammed-Effendi , monté sur un magnifique cheval richement caparaçonné , examinait leur travail avec une attention particulière; Hamdoun s'approche de lui , et lui dit:

En prenant possession de ce palais, il est naturel que j'en connaisse toutes les parties. Des gens de Baghdad m'ont assuré qu'il y avait autrefois un puits célèbre par son antiquité sur l'em- placement qu'occupe aujourd'hui le magnifique palais que vous avez fait élever. Veuillez , seigneur , me montrer ce puits, si vous l'avez conservé.

A ces mots, le visage triste et sévère de Zahed sembla rayonner d'une joie infernale.

J'ai fait combler ce puits, répondit-il.

Et ne l'avez-vous point fouillé ? N'avez-vous point fait remuer les décombres ?

Dans quel but? et qu*aurais-je pu y trouver ? Quelque vau- tour desséché? Quelque cadavre sans nom, que des assassins y auraient jeté pour ensevelir leur crime et la vengeance des lois ?

Des ossemens 1 un cadavre ! répéta Hamdoun, qui pâlit et re- cula d'effroi.

Qu'avez-vous , Hamdoun-Efléndi? interrompit Zahed. Il faut que vous soyez un homme bien vertueux , pour qu'un seul mot vous trouble ainsi et vous mette en émoi. Rassurez-vous, on n'a rien retiré de ce puits , car je l'ai fait combler de pierres sans permettre que mes esclaves portassent leurs regards indiscrets dans les en-

2rO REVUE DES DEUX MONDES.

trailles de la terre. Ce que Dieu a caché doit rester caché. Quand ce serait le secret d'un crime , c'est à Dieu seul de le ramener à la surface de la terre, sous les yeux des hommes, et d'en faire jaillir la vengeance , si c'est l'arrêt de la destinée.

En disant ces mots, Zahed laissa pour adieu au pâle Hamdoun un riie sardonique et plein d'amertume, puis il fit passer de- vant son cheval le dromadaire chargé de la boîte de plomb , qui ressemblait quelque peu à un cercueil , et il prit avec ses esclaves le chemin de Baghdad.

Mon ami, dit Udiz après qu'il fut parti, la joie de cet homme me fait mal. Il y a dans son regard quelque chose qui me glace.

Je l'avoue , reprit Hamdoun , il y a quelque chose de surna- turel dans les yeux de cet homme, que je crois d'ailleurs ne pas voir ici pour la première fois.

Cher Hamdoun, tu l'auras vu dans tes voyages avant notre union, avant la mort de mon infortuné père, car je ne doute pas que mon père ne soit mort dans ce grand voyage qu'il fit aux Indes , au moment il m'ordonna de t'épouseï-.

Chère Ildiz , s'il a rempli sa destinée , devons-nous murmurer contre Dieu? Ohl ne rappelle pas de si tristes souvenirs dans ce jour qui doit être consacré au bonheur.

Hamdoun, mon cher Hamdoun, interrompit Ildiz en pen- chant voluptueusement sa tête sur le sein de son mari , tu as raison, ne pensons qu'au bonheur de nous aimer, tout ici semble nous présager le bonheur. Je vois le bonheur dans ce ciel pur comme ton anie, jele vois dans ces flems tendres et délicates comme notre amour. Un baiser, cher Hamdoun; viens, rentrons; car je t'aime, et dans tes bras seulement j'oublie l'inquiétude que me cause la trop longue absence de mon père.

Ils rentrèrent au palais. Hamdoun était pâle et soucieux.

Quelques jours après, il y eut une fête brillante au palais de Hamdoun. On avait fait venir de Baghdad des chanteurs , des mu- siciens et des danseuses. Les effendis les plus riches et les plus dis- tingués de la contrée s'étaient hâtés de répondre à l'invitation de l'opulent Syrien. Les femmes , voilées de leurs yachmaks , étaient admises , selon l'usage oriental , à voir les danses , à entendre les

l,E CI.OU Dt Z,AHED. 211

chants du fond d'un salon voisin. Au milieu de la fêle, on vit en- trer Zalied. Il salua gracieusement le maître du logis, et la main armée d'un petit marteau d'acier, il enfonça dans la muraille un clou long et aigu , auquel û suspendit un magnifique bouquet de fleurs.

Quoique ce grossier clou de fer fut planté dans les plis d'une ma- gnifique étoffe de Perse qui tapissait le mur du plus beau salon de la maison , la galanterie de Zahed fut approuvée , et vantée surtout par les femmes. Hamdoun vint le complimenter sur la manière dont il disposait de la propriété qu'il avait conservée dans le palais. Ildiz elle-même modifia quelque peu l'opinion qu'elle avait conçue de cet homme à la première vue.

Ilfaut, se disait-elle tout bas, se méfier de la première im- pression. Cet homme, pour lequel j'éprouve, malgré moi, une ré- pugnance invincible , est peut-être après tout un fort honorable seigneur. Je dois attendre pour le juger.

Ce soir-là, Zahed déploya dans la conversation beaucoup d'esprit et de gaîté. Hamdoun fut enchanté de lui : il ne regretta plus d'a- voir inséré cette clause bizarre dans son contrat , et s'il eût cru se rendre agréable à Zahed , il lui eût accordé la propriété d'un se- cond clou dans son sérail.

Zahed continua pendant plusieurs semaines à venir visiter chaque jour l'acquéreur de son palais, et chaque jour aussi les fleurs les plus fraîches et les plus rares étaient suspendues par lui au clou qu'il avait planté dans la muraille. Chaque jour, il entremêlait ses fleurs de ghazelles et autres pièces de poésie écrites en langue persanne , arabe et turque. Une pensée d'amour était toujours le fond et le refrain de ces ghazelles , qui semblaient s'adresser [aux étoiles du ciel. Mais le nom d'Ildiz , qui signifie étoile, en langue turque, rendait l'allusion assez palpable pour que personne ne pût s'y tromper. Les amis et les convives de Hamdoun lui rap- portèrent les bruits injurieux qui couraient à ce sujet sur son compte dans la ville de Baghdad. Hamdoun n'y fit d'abord au- cune attention, mais les visites de Zahed devenant de plus en plus longues et plus fréquentes , ses ghazelles à Ildiz ne daignant plus même emprunter le voile de l'allégorie , Hamdoun s'en plai-

215! REVUE DES DEUX MOIN DES.

gnit anièieiiient à Zalied , qui promit qu'à l'avenir il supprimerait les ghazelles et les vers.

Ce clou malencontreux était plante' par malheur dans le plus beau salon du palais. C'était ce salon que Hamdoun avait choisi à cause de sa fraîcheur et de sa magnifique situation pour y passer avec sa femme les nuits brûlantes de l'été. Zahed tint parole, et pendant plus de quinze jours, il ne suspendit à son clou que des fleurs, et ses visites devinrent plus rares et plus circonspectes.

Enfin, un soir, en entrant dans sa cliambre pour se coucher, Hamdoun trouva sa femme tout en larmes. Il voulut connaître le motif de son chagrin. Ildiz refusa d'abord de lui répondre ; il insista ; Ildiz lui montra du doigt un rouleau de papier suspendu au clou de Mohammed-Tchélébi. En déroulant ce papier, Ham- doun resta pâle et nmet d'épouvante : c'était un dessin colorié avec une finesse extrême; il représentait, dans une campagne nue et déserte , auprès d'un puits, un vieillard, les yeux et les mains levés au ciel , implorant la pitié de deux assassins , dont l'un tenait son sabre levé sur sa tête. Les deux meurtriers étaient placés dans l'ombre , et l'on ne pouvait distinguer leurs traits , mais la figure du vieillard, illuminée par un rayon de la lune, offrait la jilus parfaite ressemblance avec le père d'Ildiz, le vieil Ali-Ahmed.

Hamdoun consola sa femme en lui persuadant que cette pré- tendue ressemblance n'était qu'un effet de son imagination, et arrachant avec colère ce tableau accusateur , il le mit en pièces , et bientôt Ildiz s'endormit dans ses bras. Mais Hamdoun , lui , ne dormait pas ; ses yeux farouches luisaient dans l'obscurité comme des charbons ardens, car la crainte du châtiment contras- tait dans son cœur avec le désir d'assurer le secret de son meurtre. Il ne pouvait plus douter que Mohammed-Ildérim-Tchélébi n'eût connaissance de l'attentat horrible auquel il devait la possession d'Ildiz, mais toutefois, le changement de nom de Zahed, les traits hâlés du Bédouin , blanchis par la nonchalance et le repos , l'empêchaient de reconnaître, dans ce brillant Tchélébi, le pauvre Arabe au bournous troué. Hamdoun résolut néanmoins de se mettre sur ses gardes , et de chasser la crainte et le soupçon de l'esprit de son Ildiz bien-aimée.

LE CLOU DE ZAHED. 2i3

Pendant quelques jours, Zahed ne mit pas les pieds au palais. Mais le soir , en se couchant , les deux époux remarquèrent au clou de Mohammed-Elïendi un voile épais de mousseline blanche qui semblait envelopper et cacher quelque chose.

Hamdoun frémit involontairement , et colorant son effroi d'une pensée de respect pour la propriété d'autrui , il défendit à sa femme de chercher à connaître le secret de Mohammed-Effendi. Cette défense rendit plus vive encore la curiosité d'Ildiz ; elle entoura son mari de ses bras voluptueux , elle le couvrit de ses baisers et de ses caresses , elle le pria de lui permettre de soulever le voile qui cachait sans doute quelque nouvelle surprise; mais Hamdoun fut inébranlable dans son obstination : il ne répondit aux pressantes sollicitations de sa femme que par un refus formel. Enfin il s'endormit dans ses bras, en formant mille projets pour se mettre désormais à l'abri des persécutions de ce Mohammed-Ef- fendi , qui , à n'en pas douter , était éperdument épris des charmes de son Ildiz.

Mais qui peut se flatter de triompher de la curiosité d'une femme? Quel homme peut dire : J'éteindrai cet incendie qui, sem- blable au phosphore , brûle dans l'eau et ronge les obstacles? Le désir allumé dans l'imagination d'Ildiz s'accroissait à chaque ins- tant; ses beaux yeux, ouverts et fixés vers l'extrémité de la chambre, dévoraient , au milieu du silence de la nuit, ce voile mystérieux , que la pâle lumière d'une lampe faisait vaciller dans l'ombre , ainsi que l'ame d'un trépassé. Un affreux serrement de cœur lui disait en secret que ce mystère ne pouvait être éclairci que pour son mal- heur; mais la curiosité, plus poignante encore que la crainte , la poussait, comme en dépit d'elle-même , à connaître ce secret, que ses vagues pressentimens lui peignaient sous les couleurs les plus sombres. Enfin , pendant le sommeil de Hamdoun , la tremblante Ildiz se dégagea de ses bras , et , demi-nue , le sein haletant , re- tenant le bruit de son haleine , elle posa ses pieds délicats sur le parquet; puis , détachant la lampe qui se balançait doucement au plafond , et faisant à la flamme un transparent abri de sa belle main de rose, elle se glissa , pâle de crainte et, de désir , auprès de ce voile mystérieux , dont les légers plis , agités par le vent de son souffle, battaient silencieusement contre son visage , comme pour

2l4 UEVUE DES DEUX MONDES.

exciter sa main à les soulever. Ildiz céda à la tentation ; elle en- leva le'fjèrenient le voile de mousseline.

Horreur ! Une tête d'homme , toute noire de sang , était accro- chée au clou. Les cheveux blancs de cette tête se hérissaient comme des flèches, ses yeux creux et sans éclat semblaient chercher leur regard , et sa bouche s'ouvrait comme pour crier : Vengeance !

Ildiz tomba pâmée sur le parquet. Elle venait de i-econnaître , dans cet horrible tronçon, la tète de son père. Cette tète, embaumée selon l'ancienne coutume de l'Egypte , avait conservé sa couleur et la dernière expression de ses traits. Au cri que poussa Ildiz, Ham- doun se leva tout droit sur son lit, comme un fantôme. Son visage demeura quelques instans immobile et blême, pareil à une figure de marbre , en présence de cette effroyable dépouille , qu'il crut échappée au charnier de l'enfer. Au gémissement d'Ildiz répondit aussi une autre voix , une voix glapissante et ricaneuse comme la voix d'un démon. Un pan de la tapisserie se déchira tout à coup , et vm Bédouin s'avança dans la chambre nuptiale, vêtu de son bournous , et tenant à la main son sabre courbe , dont la lame nue étincelatt dans l'ombre.

Zahed! cria la voix effrayée de Hamdoun.

Et au même instant il se précipita sur ses armes.

Peine inutile , murmura l'Arabe , en le faisant retomber sur son lit , pâle , désarmé , et la terreur sur le front. Ham- doun, reconnais-tu maintenant, ,sous cet ancien vêtement, le Bédouin Zahed , qui t'aida , pendant une nuit splendide de la lune de Zilcade, à verser le sang du père de ton Ildiz.

-^ Oh ! les monstres , les monstres ! murmura lajeune femme eu arrachant ses beaux cheveux noirs qui retombaient autour d'elle tremblante et nue, comme les plis d'un manteau de deuil.

Oui, Zahed, je te reconnais ! murmura Hamdoun. Et sa main convulsive semblait chercher un poignard à sa ceinture.

Ainsi, parce que tu m'as donné de l'or pour du sang, poursuivit Zahed, tu crois être quitte envers moi. Insensé! ne porté-je pas un cœur aussi, moi., sous la mamelle gauche? Ce cœur, il est im- mense, insatiable et vide comme le désert! Tous les trésors de l'Inde , de la Perse et de l'Arabie ne rempliraient pas ce vide ! toi

LE CLOU DE ZAHED. 2l5

seul Ilviindoun , tu peux le combler! C'est mon bonlieur, c'est ma vie que tu tiens entre tes mains! Hanidoun ! pour la dernière fois, sois généreux envers moi , et je jure que tu n'auras rien à redouter désormais. Autrefois j'enviais tes richesses, tes palais, ta vie de luxe et de repos ; maintenant c'est ta femme que j'envie , c'est ton lldiz aux yeux célestes , c'est elle qu'il me faut pour ne pas mou- rir d'amour et de desespoir. Donne-la moi, et je me retire avec elle sous latente des Arabes mes frères, et jamais tu ne me re- verras venir troubler ton repos. Tu ne me réponds pas, le sourire du mépris est sur ta bouche ! Hamdoun, livre-moi ta femme , ou enfonce-lui ce poignard dans le sein. C'est mon dernier mot; choi- sis, ou je te poignarde toi-même!

Hamdoun ! cria la belle lldiz en se tramant sur ses genoux meurtris auprès du lit nuptial ! Hamdoun , tue-moi plutôt que de me livrera cet infâme!

Eh bien ! dit Zahed en tirant son khandjiar de son fourreau d'argent , Hamdoun as-tu choisi ?

Donne , répondit froidement Hamdoun , en laissant tomber un regard sur cette femme échevelée. lldiz ouvrit ses bras pour serrer son mari contre son cœur; elle retomba dans une marre de sang avec un poignard dans le sein.

Es-tu satisfait, Zahed?

Je le suis. Au moins tu ne la posséderas plus.

Retire-toi donc , infâme !

Je me retire , mais tu n'as pas oublié que ce cloum'appartient. Et d'un coup de sabre le barbare trancha la belle tête d'Hdiz

qu'il suspendit au clou par les cheveux.

Adieu maintenant , brave Hamdoun ! si tu en as le courage , reste dans cette chambre auprès de cette tête que tu as tant aimée. Je te déclare que jusqu'au moment l'air aura rongé ces chairs mamtenant si fraîches et si rosées, jusqu'au moment ces osse- mens blanchis tomberont d'eux-mêmes en pourriture , cette tête restera . et tu la regarderas comme tu regardais tout à l'heure la tète du vieillard, sinon je fais valoir notre contrat devant la justice.

Zahed ! interrompit Hamdoun , suffoqué par ses sanglots , Dieu m'a puni en me frappant avec ton bras. Ecoute , je te pro-

2l6 BEVUE DES DEUX MONDES.

pose maintenant un autre contrat. Tu viens de rompre le seul lien de bonheur qui m'attachait à la vie. Veux-tu me rendre ce corps et cette tête morte que tu ne m^envieras plus dans cet état? je te donnerai en échange ce palais dont je t'ai déjà payé le prix , car ce palais ne peut être à moi tant que tu y posséderas un clou. Ce- lui qui possède un clou dans un palais , possède autant dans ce palais que celui à qui appartient le palais tout entier. C'est pour- quoi je ne t'aurais pas cédé même un cheveu de ma femme. Elle sera moins morte pour moi maintenant enfermée dans le tombeau, que vivante entre tes bras. C'est par amour pour elle que je l'ai tuée. A moi le corps , à toi le palais !

Alphonse Royer.

LETTRES PHILOSOPHIQUES

ADRESSEES

A UN BERLINOIS.

IX.

DE L OPINION LEGITIMISTE. M. DE CHATEAUBRIAND

Paris , 3 octobre i83o.

S'il suffisait , monsieur , aux principes nouveaux de la civili- sation moderne de paraître pour triompher, le monde serait plus heureux , l'histoire plus courte , et l'homme moins grand. Mais quand une vérité jusqu'alors inconnue commence à poindre , veut se familiariser avec les hommes , et se répandre parmi eux , elle trouve la place prise et depuis long-temps occupée. Les idées anciennes sont en possession ; et la vérité sera contrainte à l'u- surpation , pour peu qu'elle veuille s'établir et s'asseoir. Alors commence la lutte : le génie novateur qui s'ignore lui - même , impatient de jeunesse , ivre de force et d'espérance , saisit la vic- toire au vol avec cette rapidité étincelante contre laquelle il n'y

' Voyez les livraisons du i5 janvier, i5 février, i5 mars, i5 avril, i^*" juin, i*"" juillet, i5 aoiit et j5 septembre.

ai 8 REVUE DES DEUX MONDES.

a pas de refuge. Les révolutions commencent toujours par un coup de tonnerre. Le passé recule, il est épouvanté, il se sent envahi : cependant la confusion se met parmi les novateurs ; les rangs sont mal gardés ; les cris se contredisent ; les volontés se heurtent ; la victoire n'est plus poursuivie avec cette unanimité qui l'a conquise : ce changement n'échappe pas à l'œil des vain- cus ; peu à peu ils reparaissent dans toutes les positions naguère abandonnées ; ils rallient leurs phalanges et viennent à leur tour offrir le combat. Alors la lutte recommence , elle n'est plus étourdie , pétulante et courte ; des deux côtés elle est réfléchie , sombre et acharnée. D'une part, c'est l'anticiuité , tout ce qui a autorité parmi les hommes par la possession et le temps , la coutume , les trachtions héréditaires , les ci'oyances réputées saintes , les idées estimées sages , les intéi'êts reconnus sacrés ; enfin l'esprit du passé , déployant tout ce qui lui reste de prestige et d'empire. De l'autre, c'est ce que l'esprit humain a de plus jeune, de plus vif et de plus^ frais , l'innovation pleine d'audace et de cœur, la pensée fière d'être libre, qui veut régner, quoique récente ; l'intelligence qui fait pleuvoir les plus sanglans mépris sur les puissances cjui ne relèvent pas d'elle , le génie des choses inconnues , le démon de l'avenir qui anime ses soutiens, électrise ses soldats et leur crie de mettre leur foi , leur religion , leur poésie dans leurs espérances et non pas dans leurs souvenirs. Voilà , monsieur , ce qui se passe en ce moment en France : vous ne pouvez plus nous apercevoir qu'à travei'S les nuages et la poudre de l'arène et du combat. Non , jamais chez aucun peuple, jamais à aucune époque du monde , le duel du passé et de l'ave- nir n'a été plus flagrant : tout est en présence ; tous les cœurs sont à nu , toutes les passions sont hardies et sincères ; elle n'est pas prête à se dissoudre, la société assez forte pour supporter ces schismes douloureux.

En vous parlant , monsieur , des prétentions et des doctrines des partisans de l'ancienne monarchie , je ne crois pas trop diftl- cile d'être juste : plus je suis loin de ces opinions , mieux je puis les découvrir et les voir , et l'on doit mieux compi'endre ses ad- versaires à mesure qu'on s'en sépare davantage.

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 2IC)

C'est une épreuve excellente pour les vérités dans lesquelles on a foi , qu'une confrontation sincère avec les propositions qui les contestent. Or le parti du passé a toujours professé que la ré- volution française n'avait été ni nécessaire ni légitime. Ainsi, sans nécessité, tout un siècle, le dix-huitième, aura rendu possibles et inévitables des cliangeniens éclatans; sans nécessité un homme d'état , Turgot , aura tenté dans l'état une réforme universelle ; sans nécessité un grand peuple, les Français auront consenti à démolir leur civilisation antique pour vivre quarante trois ans sous la tente , et se porter l'avant-garde du monde dans la pour- suite de destinées nouvelles ! Aveuglement ! illusion ! Mais la né- cessité est la maîtresse des choses humaines ; à son geste , tout obéit : tant qu'elle n'a pas parlé , tout demeure immobile : elle proclame ses décrets par les actes du genre humain , et elle dé- pose l'esprit de ses lois dans lesaccidens de l'histoire. C'est chez certains esprits le signe d'une cécité déplorable et d'une pitoyable faiblesse que la méconnaissance de la nécessité, les petites colères, les malédictions furibondes vainement opposées aux envahisse- mens invincibles de ce qui doit être. La nécessité est le langage que Dieu parle à la terre ; c'est le voile transparent à travers le- quel il se manifeste aux humains. Et en serions-nous si nous ne reconnaissions pas à ce qui est nécessaire un caractère sacré ? mais alors pourquoi nos pères ont-ils vécu ? pourquoi vivre nous- mêmes? En vérité si l'on perd la foi dans la nécessité progressive qui est la vertu impulsive du monde , il faut dépouiller la vie , comme un vêtement inutile. Je consens à trouver isolémentles hom- mes faibles et corrompus , je me résigne au spectacle et au con- tact des vices et des misères qui entachent leurs qualités et leurs vertus ; mais au moins laissez-moi croire à la dignité et à la for- tune de l'humanité , et que les petitesses de chacun me soient ra- chetées par la grandeur de tous. Or c'est nous insulter et nous calomnier, nous France, nous genre humain, que de nier la né- cessité de ce que nous faisons depuis environ un demi-siècle; c'est nous mettre au ban de l'histoire ; la tête nous a donc tour- né : ce n'est pas assez , si nous nous trompons , nous avons été précédés nous-mêmes par une longue suite d'erreurs, et depuis la

22b REVUE DES DEUX MONDES.

fin du xiii^ siècle , époque commence à être troublée l'o béissance uniforme à i'autorité qui se dégrade insensiblement , tout extravague et tout s'égare. La révolution française est soli- daire de toute l'histoire moderne ; il faut nous absoudre ou con- damner le monde.

Mais , monsieur , si la révolution française , quelle que fût sa nécessité , n'avait qu'un point de départ illégitime ; si par sa ma- nière de se manifester , elle avait violé un principe éternel , savoir que la révolte n'est jamais permise , si elle avait cessé d'être

juste le jour qu'elle devint insurrectionnelle Examinons.

C'est le christianisme qui a enseigné l'obéissance absolue aux puissances, et a voulu en faire une vérité de tous les temps et de tous les lieux. Avant lui , l'antiquité professait le respect aux lois de la patrie , mais elle estimait sainte la résistance à la tyrannie , elle punissait par le bras de chaque citoyen la violation de la cité. Si un usurpateur prenaitla place des lois, c'était bien de l'immoler. La liberté antique , sortie de l'exaltation de la force morale , de- mandait des vengeurs à cette même force : fondée par la justice qui civilise , elle mettait le poignard aux mains de la justice qui frappe. Quand Jésus-Christ vint prêcher les hommes, il leur trouva la tête vide, le cœur corrompu et petit : il n'y avait plus rien des vertus antiques ; l'homme ne vivait plus qu'au caprice de ses appétits ; il fallait le purifier et le changer ; il ne s'agissait plus de sacrifier des tyrans , le monde les méritait , d'évoquer la liberté de Sparte ou de Brutus, morte, morte à jamais. C'était la vérité morale qu'il fallait communiquer non pas au citoyen, mais à l'homme , la résignation , la foi à l'immortalité , un immense désir du ciel qu'il y avait à répandre dans les âmes. Aimez-vous, méprisez la terre , supportez la vie comme un fardeau pesant ; aimez les puissances bienfaisantes, supportez les puissances véné- neuses comme des épreuves nécessaires. Cependant le monde est changé, tout est chrétien depuis l'empereur jusqu'au serf; le spiri- tualisme de l'Evangile , plein de profondeur et d'humilité , règne dans tous les cœurs. Soyons attentifs ; comment vont marcher les sociétés? J'observe qu'une fois la théocratie romaine et la féodalité constituées, ni la féodalité ni la théocratie ne veulent s'améliorer

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 2?. I

el se réformer. En vain les peuples leur montrent leurs plaies dou- loureuses ; on leur répond en tirant la chaîne avec une dureté plus impitoyable , on leur signifie que par le silence seul ils peuvent obtenir une oppression stationnaire : que va donc devenir l'huma- nité? Je convoque ici tous les sophistes de l'esprit rétrograde, je les interpelle : qu'ils nous indiquent le remède ; les rois sont sourds, le cœur est endurci , l'esprit hébété,; le saceidoce est complice; l'homme se réfugiera-t-il , si ce n'est dans sa force ? Je veux, par une hypothèse, supprimer de l'histoire toutes les insurrections, et je demande compte du genre humain. en serait la liberté poli- tique sans la révolte des bourgeois et des communes? la liberté religieuse, sans la protestation armée de la moitié de l'Europe ? Et l'histoire ne nous offre pas seulement le fait énergicjue des résis- tances légitimes : elle nous donne à lire la déclaration théorique et solennelle du droit que se sent l'homme de secouer violem- ment les violences de la tyrannie. Ce fut le 4 juillet 1 776 que dans un monde nouveau, d'une civilisation récente, des hommes d'un esprit di'oit et d'un cœur ferme prononcèrent ces paroles devant leurs concitoyens et leurs semblables : <i Nous regardons comme '< incontestables et évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : « que tous les hommes ont été créés égaux ; qu'ils ont été doués « par le créateur de certains droits inaliénables : que parmi ces « droits on doit placer au premier rang la vie , la liberté et la re- « cherche du bonheur; que pour s'assurer la jouissance civile de « ces droits , les hommes ont établi parmi eux des gouvernen.ons « dont la juste autorité émane du consentement des gouvernés ; « que toutes les fois qu'une forme de gouvernement quelconciue « devient destructive de ces fins pour lesquelles elle a été établie, « le peuple a le droit de la changer et de l'abolir , et d'instituer « un nouveau gouvernement en établissant ses fondemens sur les « principes et en organisant ses pouvoirs dans la forme qui lui . « paraîtront les plus propres à lui procurer la sûreté et le boii- « heur. A la vérité, la prudence exige que l'on ne change pas, « pour des motifs légers et pour des causes passagères, des gou- « vernemens établis depuis long-temps. Aussi l'expérience de « tous les siècles démontre-t-elle que les hommes sont plus dis- « posés à souffrir tant que leurs maux sont supportables , quà se

ÏOME VIII. 1*3

222 REVUE DES DEUX MONDES.

« faire justice eux-mêmes en abolissant les formes de ^ouverne- < ment auxquelles ils sont accoutumés. Mais , lorsqu'une longue « suite d'abus et d'usurpations , tendant invariablement au même « but , prouve évidemment le dessein d'e'craser un peuple sous « le joug d'un despotisme absolu, alors il a le droit, c'est même « un devoir pour lui , de renverser un pareil ordre de choses et de « confier son avenir à d'autres mains '. « Il n'y a pas de sophis- me qui puisse ébranler le bon sens de ces paroles; c'est la con- science du peuple et du genre humain dans ce qu'elle a de plus simple et de plus e'vident ; c'est le redressement de la théorie du christianisme sur l'obéissance absolue ; c'est la déclaration écrite des progrès de l'humanité. Il y a donc eu, depuis saint Paul jus- qu'à Jefferson , un aggrandissement de l'esprit et du cœur de l'homme; depuis l'enthousiaste de la route de Damas jusqu'au fondateur de l'indépendance américaine , l'homme est devenu successivement plus pur , plus profond , plus réfléchi , plus libre , plus intelligent. Ainsi donc il n'y a pas jusqu'aux propositions du christianisme qui ne reçoivent du temps des commentaires plus larges ou des corrections nécessaires ; autrement , c'est mettre

' Cette déclaration solennelle est suivie de la série des griefs des Etats- Unis contre l'Angleterre , et se termine par ces mots : En conséquence, t( nous représentans des Etats-Unis , assemblés en congrès général, <n ap- te pelant au juge suprême de l'univers qui connaît la droiture de nos in- « tentions , nous publions et déclarons solennellement, au nom et de l'au- « torité du bon peuple de ces colonies , que ces colonies sont et ont droit « d'être des états libres et indépendans ; qu'elles sont dégagées de toute « obéissance envers la couronne de la Grande-Bretagne ; que toute union po- « li tique entre elles et l'état de la Grande-Bretagne est et doit être enlière- « ment rompue; et que, comme états libres et indépendans, elles ont « pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix , de contracter des « alliances, d'établir le commerce et de faire tous les autres actes ou « choses que les états indépendans peuvent faire et ont droit de faire. Et « pleins d'une ferme confiance dans la protection de la divine Providence, « nous engageons mutuellement au soutien de cette déclaration notre vie, « nos biens et notre honneur, qui nous est sacré. »

( Déclaration de l'indépendance par les représentans des Etats-Unis d'Amé- rique, assemblés en congrès, le 4 juillet 1776)

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 223

l'Evanfjile hors la loi de l'humanité, je ne veux pas prendre ma part d'une pareille impiété.

L'écueil viennent toujours se briser les soutiens du passé est l'obligation ils se trouvent d'injurier le présent et l'histoire de la patrie depuis quai'ante années. Cette révolution, qui a fait l'ad- miration et le salut du monde, n'a été ni nécessaire ni légitime ; nos grands hommes, orateurs et guerriers, sont des factieux; notre gloire est exceptionnelle ; on pourra la couvrir d'une am- nistie à force de clémence : notre émancipation est une folie ; il faudra retourner en 1788, relire les cahiers de nos pères, en ex- traire quelques humbles vœux et les présenter au bon plaisir de la légitimité triomphante.

Mais, disent les partisans de l'ancienne société, nous avons ab- diqué le droit divin ; seulement nous sommes restés fidèles à l'hérédité du pouvoir monarchique de mâle en mâle par ordre de primogéniture ; ce principe est à nos yeux le fondement de l'an- cien droit national français et doit vivre éternellement : voilà pour nous quelle est la légitimité. Cette proposition, qui semble plus modeste et plus laisonnable, n'a ni moins d'inconvéniens ni plus de vérité que la théorie du droit divin ; c'est toujours la né- gation des résultats de 1789 ; c'est toujours contester au peuple français sa souveraineté ; c'est lui refuser l'omnipotence il importe le plus qu'il la garde pour l'exercer au jour marqué. La constitution de 1791 maintint la royauté, mais elle abaissa le droit du trône devant le droit du peuple : elle lit du sceptre une magistrature utile , un ministère public ; elle n'abolit pas la mo- narchie, mais elle voulut la convertir et la tourner doucement en démocratie. Dans cette œuvre, la Constituante obéit à l'impulsion de son siècle et de la France : il n'y eut rien d'arbitraii'e. De- puis Louis XIV , le pouvoir royal avait constamment reculé de- vant les progrès de la société , devant les agrandissemens d'un peuple intelligent et laborieux. Voilà pourquoi aujourd'hui la France, qui a commencé son histoire par l'aristocratie féodale , qui s'est ensuite affermie sous l'autorité d'une monarchie glo- rieuse et forte , travaille à se développer et à s'asseoir dans les formes nouvelles d'une démocratie constituée. Hors de ce point de

3.24 REVUE DES DEUX MONDES.

vue, l'histoire de notre patrie n'estplus qu'un cliaos, un labyrintlie sans issue, un naufrage éternel.

Bossuet a dit qu'il n'y a pas de droit contre le droit- je m'em- pare à mon tour de cet adage et je maintiens que rien, ni race ni famille n'a un droit qui puisse en France primer le droit du pays. Et si l'on déplore la fatalité qui bannit du trône un enfant qui n'a rien fait , nous demanderons pourquoi il n'y aurait pas une solidarité pour les dynasties, quand on en reconnaît une pour les peuples, et pourquoi les nations au jour de leur justice ne s'ar- meraient pas des sentences dont on a voulu les accabler? Le fils de Napoléon s'est éteint dans l'exil ; pourquoi le fils d'un prince sans gloire, dont la mort tragique fut la seule distinction , serait- il plus Jiuereux ? Nous ne sommes pas acharnés contre un enfant ; nous savons tout ce qui s'attache de charme douloureux , dans l'ame des serviteurs fidèles , à une royale enfance qui commence la vie par la proscription : mais est-ce notre faute à nous? D'ail- leurs cette antique famille, qui depuis un siècle est stérile en hé- ros et ne peut se recommander auprès de nous que d'Henri I\ et de Louis XIY, a-t-elle bonne grâce à se plaindre? Dans ses pros- pérités, a-t-elle eu pitié des vaincus ? a-t-elle eu pitié de nos guerriers? a-t-elle eu pitié du grand empereur quand il se pro- menait sur les grèves de Ste-Hélène? Qu'elle se rende justice; que, rappelant un reste de fierté , elle ne veuille plus de nous quand nous ne voulons plus d'elle , et qu'elle laisse la France poursuivre en paix ses immortelles destinées.

En parcourant, il y a quelques jours, monsieur, la collection du Conservateur^ j'y ai trouvé cette proposition : La révolution française ne fera pas plus époque dans l'histoire générale, que les jours d'ii'resse d'un homme du peuple ne font époque dans l'histoire de sa vie (i). Vous reconnaîtrez l'aveuglement que je vous ai si- gnalé : il vaut la peine de relire les pages de ce receuil célèbre , pour constater à quelles aberrations s'abandonnèrent les défen- seurs de l'ancien ordre : à leurs yeux, la société est folle, im- pie; la philosophie moderne est une philosophie essentiellement

' Tome 111, page 53fi.

LETTRES PHILOSOl'HIQUES. 225

alliée \ La France est perdue si elle ne remonte violeuînient le cours de son histoire. Et la vérité est si ^grossièrement outragée , qu'on ne s'expliquerait pas l'influence exercée par cette feuille loyaliste, sans l'intervention d'un lionnne, M. de Chateaubriand, qui prit l'antique monarchie sous sa tutelle , et cacha quelque temps sous les splendeurs de sa gloire les taches de la coiuonne et les ruines du trône. Comment donc le premier écrivain de no- tre âge se trouve-t-il dans d'autres rangs que les nôtres ? D'où vient ce divorce entre les allures du génie et les mouvemens de la liberté ?

C'est la Bretagne , une des plus illustres provinces de la France, qui nous a donné M. de Chateaubriand. Dans les bruyères de Combourg s'éleva son enfance et sa première jeunesse; il y était le compagnon des vents et des flots, pour parler son langage ; il y contracta l'amour de la solitude et de la nature , le besoin des grands spectacles de la création , et par contre-coup des pathéti- ques émotioTT? qu'impriment au cœur les ruines de l'histoire. Cette enfance décida de sa vie ; elle éveilla cette imagination céleste qui a fait ses tourmens et nos délices , don divin et douloureux , irré- sistible enchanteresse qui ne commmiique ses secrets et sa jouis- sance qu'en déchirant l'homme dont elle fait un poète sacre', une lyre éternelle , un temple animé. Au printemps de 1791 , le jeune François de Chateaubriand quitta sa mère et la France pour com- mencer à voyager ; volontairement il se détourna du choc de la révolution pour traverser les mers , pour visiter l'Amérique , pour entamer cette course aventureuse qui se confond avec sa vie , qu'elle remplit presque tout entière , et dont elle est l'image. Désormais le voyageur ne se reposera plus ; c'est peu pour lui d'avoir serré la main de Washington , et contemplé les monumens de rOhio; après avoir touché le sol de la patrie, il repart, et je le vois dans Rome. Mais ce jeune homme est déjà rassasié dans son cœur , ou plutôt il a tout dévoré : il a tourné la tète vers rOrient, il aspire à Jérusalem , en prenant pour étapes Sparte et Athènes; eh bien! ni Jérusalem, ni Lacédémone, ni les cités de

' Tome V, paijc 443.

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Minerve et de Rémus ne le satisferont ; en vain le nomade Breton a poursuivi tous les souvenirs ; en vain il s'est penché sur tous les débris , il n'a rien trouvé qui pût combler le vide de cette anie qui se dévore et s'alimente sans relâche. Cette ame dépasse les proportions de tous les spectacles qu'il se donne , elle le fait plus grand que toutes les grandeurs accumulées à ses pieds ; il vêve au-delà d'elles; et mécontent de la terre qu'il a visitée, des hommes qu'il craint et qu'il connaît peu, triste, ramené h Dieu par cet ange de la mélancolie qui est sa muse , il n'a plus pour tempérer l'amertume des jours qui pèsent sur lui, qu'à faire écla- ter sur sa lyre ses douleurs et ses chants. Alors , à ces acceus nou- veaux, les peuples s'arrêtent, les générations s'émeuvent au fond de l'ame , on les dirait suspendues aux lèvres dujDoète pour boire avec ivresse une si délectable harmonie : jamais, avant lui, on n'a- vait entendu rien de si doux et de si magique ; il règne dans tous les cœurs, surtout dans celui des fennnes et des adolescens. Eh ! qui n'a pas enchanté sa première jeunesse avec les tiistesses de René? Il faut être Français, monsieur, pour comprendre entière- ment le culte que chacun de nous a voué au chantre des Martyrs^ il a doté la France d'une poésie qu'on s'opiniâtrait à lui refuser; il a innové sans l'altérer dans la langue de Bossuet et de Racine ; c'est un harmonieux mélange des formes d'Homère et de Tacite ; surtout c'est un poète divin ; je lui appliquerais volontiers ces j)aroles c[ui lui appartiennent : « La vie des poètes est à la lois « naïve et sublime , ils célèbrent les dieux avec une bouche d'or, « et sont les plus simples des hommes ; ils causent comme des « immortels ou comme de petits enfans ; ils expliquent les lois " de l'univers, et ne peuvent comprendre les affaires les plus « 'innocentes de la vie ; ils ont des idées merveilleuses de la mort, <( et meurent sans s'eu apercevoir, comme des nouveau-nés. » Aussi , monsieur, il n'y a pas de colère politic[ue dont les flots ne doivent venir expirer aux pieds de notre poète : dans tous les rangs il est révéré ; aussi la France s'est sovdevée de dégoût à l'as - pect des alguazils qui ont violé l'asile du serviteur des Muses. Toujours et partout le génie jouira de ses franchises , sui- tout en terre de France, M. de Chateaubriand est inviolable et .sacré.

LETTRES PHILOSOPHIC^UES. 22^

Il n'y a pas de meilleur exercice pour l'esprit que d'étudier un grand lionune ; tout sert de leçon , l'intelligence de ses dons les plus brillans comme celle de ses faiblesses. Je me suis souvent interi'ogé pour démêler la cause des sentimens contradictoires que suscitait en mon cœur le génie de M. de Cliateaubriand. D'abord une admiration ellrénee, des transports fougueux d'en- thousiasme, puis des regrets, je dirai presque des remords d'a- voir été mené si loin , un désabusement qui glaçait ma première ardeur, des avertissemens sévères de la raison qui me répriman- dait de mes fanatiques plaisirs. Pourquoi donc ces combats? Pour- quoi ces décliiremens? I^'adoiation du vrai, du beau, doit -elle donc porter dans l'ame tant de discordantes émotions ? Il y a quelque secret qu'il me faut percer; car, enfin, je suis de bonne foi , je me suis exposé avec naïveté aux rayons du génie ; il faut que le Dieu sous lequel je me débats porte en lui-même la cause de mes tourmens ; son action n'est pas toute bienfaisante ; sa lu- mière me brûle plus qu'elle ne m'éclaire : je suis fasciné, je ne suis pas heureux. Pourquoi donc, quand je relis ces pages que j'ai dévorées, ne subsiste-t-il guère dans moi que l'inébranlable ad- miration de la langue? Mais la foi à la pensée même a disparu. IManquerait-il quelque chose d'essentiel à M. de Chateaubriand ? Serait-ce qu'il n'a pas assez de bon sens en proportion de son génie? Serait-ce qu'à une imagination divine il n'a pu marier qu'une raison légère ? En effet, suivez son esprit, il ne s'est rien, proposé d'avance, il marche à l'aventure, au vent de l'occasion. M. de Cliateaubriand n'a pas, comme Voltaire ou Goethe, conduit et ])oussé son siècle dans les voies d'une éjnancipation qui s'agran- dit toujours : il n'a pas comme eux épanché avec une majestueuse persévérance les trésors salutaires d'une philo.sophie progressive; il semble plus occupé de lui que du genre humain, de ses pas- sions que des intérêts de tous ; et son esprit qui n'a rien de posé , de systématique, l'abandonne sans lest, sans résistance aux ca- pricieuses impulsions de sa fantaisie. Quel enseignement sait-il retirer de notre première révolution? Il n'y gagne qu'un ébran- lement de tête qui lui inspire ton Essai sur les Réi'olutions, ou- vrage où l'imprudent jeune homme se livre et trahit son secret. C'est une imagination furieuse qui bouleverse le ciel et la terre,

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débute par les jeux les plus bizarres, se permet les comparaisons les plus disparates , les plus monstrueux accoupleniens : il prend la révolution française pour une apparition fantastique , et il en compose avec l'antiquité un mélange adultère. Cependant une autre tentation le prend ; s'il chantait les autels relevés, le cliris- tianisme rétabli ! Jamais ouvrage n'offrit plus que le Génie du Christianisme le reflet de M. de Chateaubriand; descriptions magnifiques de poétiques circonstances, de cérémonies religieuses, des merveilles de la nature, résurrection oratoire et impétueuse des vieux souvenirs, sentiment profond des sublimités de la Bible et de Bossuet : mais est la pensée de l'ouvrage ? Faut - il la chercher dans la supériorité du passé sur le présent et l'avenir du monde ? elle serait fausse ; mais non , ne demandons pas à cette œuvre brillante une profondeur même erronée. M. de Chateau- briand s'est proposé d'écrire admirablement sur un thème adopté; voilà tout. C'est un habile orateur qui sacrifiera tout à un parti pris ; dans son panégyrique du catholicisme, rien ne l'embarrasse. La réforme, la philosophie , la révolution française , tout le mou- vement de la rénovation moderne sera oublié ou flétri , et à force de tableaux enchanteurs , de prétentions adroites , de poétiques ornemens, le lecteur est saisi , entraîné jusqu'au bout. C'est bien : mais aussi quand le temps a coulé, on expose ses ouvrages à de cruels retours si on ne leur a pas donné pour appui le bon sens du genre humain ; il ne suffit pas à la gloire d'être concédée une fois , elle doit pouvoir soutenir le regard des générations qui arri- vent, et sortir triomphante des révisions séculaires. Au Génie du christianisme je préfère de beaucoup les Martyrs et Y Itinéraire qui en sont comme les radieux corollaires. M. de Chateaubriand s'y trouve plus à l'aise qu'ailleurs , il n'a qu'à chanter et à décrire , et il n'est nulle part plus excellent et plus pur que dans son épopée et ses notes de voyageur : nouvelle preuve de l'originalité presque exclusive qui marque au front ce favori des Muses : il a été jeté sur la terre pour chanter, et ce n'est pas son affaire de conclure ou d'agir. Vous avez lu . monsieur , le dernier ouvrage de M. de Chateaubriand, ses Études historiques : tout ce qui est descriptions et tableaux resplendit d'un éclat incomparable ; mais dès que l'auteur veut se montrer philosophe , historien grave, dès

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qu'il affecte les généralités de la pensée , ses aperçus sont faibles , courts, ses distinctions arbitraires, ses considérations presque puériles. M. de Chateaubriand sera emporté au temple de Mé- moire sur ses ailes de poète : le chantre des Marljrs, des Nalchcz, de René, à^Alala, trouvera bon accueil auprès d'Homère, de Milton et du Tasse ; mais qu'ensuite il ne veuille pas passer du côté de Montesquieu , de Rousseau , de Voltaire ; il n'a ni la rai- son assez haute , ni le bon sens assez populaire ; il faut qu'il se tienne content avec la société de Racine et de Virgile.

Vous trouverez naturel , monsieur, que l'auteur des Martyrs ait porté dans la politique le même tempérament que dans la lit- térature. Ce sont les mêmes caprices et les mêmes inconstances du génie , c'est la même vocation à contredire et à s'opposer ; ce sont les mêmes incohérences , d'où sortent des effets et des posi- tions dramatiques. Mais au milieu de ces singularités s'élève et subsiste une grandeur d'ame peu commune; M. de Chateaubriand peut être inconséquent, mais il est toujours noble. Poursuivant intrépide de la gloire , il peut quelquefois la chercher mal , mais au moins il la cherche toujours : il n'a jamais laissé la fierté de son cœur échouer contre les petites convoitises et les cupidités ignominieuses. Si la révolution française le trouva pour elle sans amour et sans intelligence , il ne pouvait du moins échapper à l'empire qu'exerçait sur tous les hommes Napoléon. Il y a des affinités entre les diversités de la grandeur humaine. L'enthou- siasme qu'inspirait le premier consul à M. de Chateaubriand , leçut une vive atteinte des mêmes coups qui frappèrent le duc d'Enghien : l'écriveiin refusa courageusement de servir davantage 1 homme terrible qui, pour se sauver du parallèle avec Monk, s'était permis du sang. Plus tard, il se laissa ramener au pied du trône impérial , mais il ne put résister long-temps à la tentation périlleuse de le braver encore ; et le poète était contre le héros , en opposition ouverte , quand sur les débris de notre fortune les Bourbons reparurent.

Je relis à l'instant même , nionsieur, la brochure de Buojiaparte et des Bourbons : j'avais oublié les violences de ce pamphlet ; ja- mais la vérité n'a été plus éloquernment trahie ; dans cefactum .

23o REVUE DES DEUX MONDES.

le mensonge coule abondamment ; il y règne avec une éclatante effronterie ; sciemment l'écrivain est injuste , inique, sans pudeur et sans frein; sa plume n'est plus qu'une arme furieuse avec la- quelle il veut achever un adversaire abattu. Il envenime les plaies de la France , il les élargit, sans doute pour y faire entrer plus à l'aise cette main royale qui devait nous guérir de nos douleurs comme des écrouelles. Que de fois M. de Chateaubriand a gémir sur cette orgie du talent dont il a souillé ses œuvres pour des indignes et des ingrats ! Il est triste d'avoir calomnié le génie et la patrie , quand le génie abdiquait et quand la patrie était mourante.

Dès que commence la carrière politique du célèbre auteur avec le règne de Louis XVIII, conmience aussi pour lui une situation perplexe et compliquée , fertile en embarras et en contradictions. M. de Chateaubriand se propose une illustration nouvelle , il veut être homme politique comme écrivain et comme ministre ; il a devant les yeux Montesquieu, Fox et Pitt. Voilà son but : quel est sou point de départ? Il est l'espoir et l'orgueil des roya- listes et des soutiens du passé ; ils le considèrent comme l'adver- saire de la révoluîion française , comme le chantre et le fondateur dans l'esprit des peuples de la légitimité, connne l'instrument de leurs passions , comme le ministre de leurs intérêts ; ils le suivront s'il veut leur obéir. Mais le génie de M. de Chateaubriand le dis- pute aux préoccupations folles de son pai'ti , û n'est qu'à moitié dans l'erreur; en dépit de ses engagemens , des amitiés et des séductions qui l'entourent, il est attiré vers cette France jeune dont il attend la confirmation de sa gloire ; il n'est pas dans son humeur de se brouiller sans retour avec les grandeurs et les maximes de notre révolution ; il aimerait mieux , en y réfléchis- sant , être auprès de la postérité l'historien de Napoléon que son fléau littéraire; et cet homme formé par la nature pour tout ce qui est grand et vrai , qui , placé dans une situation simple , pou- vait être aussi utile à sa patrie qu'il avait été brillant, consumera quinze ans de sa vie, cette maturité précieuse qui sépare la jeunesse du tombeau , dans une suite d'avortemens et de mécomptes : trop hbéral pour les royalistes, trop royaliste pour les libéraux, ré- puté impie par les gens d'église, raillé comme cagot par les phi-

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 23 l

losopliej, gentilhomme républicain, démocrate amoureux des vanités de l'étiquette , et quelquefois le plus petit des hommes , s'il n'était pas , depuis la mort de Rousseau , le plus grand de nos écrivains.

Après avoir publié ses Réflexions politiques , en 1814, opuscule oîi il s'elïorçait de faire^accepter aux royalistes un peu de liberté, M. de Chateaubriand voulut , dans un ouvrage important , consi- gner sa politique et se mêler à l'élite des publicistes. La Monar- chie selon la Charte ne me paraît pas mériter la prédilection particulière que lui a vouée son auteur , et sans le style qui cepen- dant reproduit trop le calque et les habitudes de Montesquieu, la lecture en serait soutenable à peine ; c'est un assemblage de quel- ques principes constitutionnels, de futilités nobiliaires et de fu- reurs royalistes. M. de Chateaubriand dit vouloir fonder la li- berté , mais en même temps il veut écraser les principes et les intérêts de la révolution française. Rien n'accuse mieux que la RJ anarchie selon la Charte , l'insuffisance politique de cet espril toujours dupe et toujours léger.

Mais relevons, en passant, une inconséquence honorable pour M. de Chateaubriand. Dès i8i5, il se déclarait le partisan de la liberté de la presse, il U revendiquait avec de singulières res- trictions', j'en conviens, mais enfin il maintenait les droits delà pensée , stipulant pour lui , et ne consentant à servir le trône que si on lui laissait à lui-même son sceptre , sa plume. Le génie même , au milieu de ses plus désolantes aberrations , garde tou- jours quelque chose d'excellent et revient , à la vérité par quel- que endroit.

Cependant le moment est arrivé M. de Chateavibriand se servira, pour lui-même et pour son parti , de sa puissance; puis- qu'on leur refuse obstinément le pouvoir, ils le raviront , el 1<î demanderont, non plus au roi , mais à l'opinion. Quelle conces- sion au siècle 1 M. de Chateaubriand illustra de son nom le Con- sen>ateur, l'anima de sa verve et le revêtit de son éclat : il fut le général de cette croisade de gentilshommes qui se servaient de la liberté par vengeance et par ambition : tout était nouveau dans

' Il (U'mnnduit une loi rcpii'ssivc (jisi lût inunanis.

•7.3.2 REVUL DES DEUX MONDES.

cette entreprise; et la France , sans être convaincue, lisait avec curiosité le manifeste de cette démagogie aristocratique.

La légitimité a eu deux soutiens, M. de Villèle et M. de Cha- teaubriand , elle a commis la faute de les désunir et de sacrifier le poète à celui qui était plus qu'un homme d'affaires sans être un grand honmie d'état, M. de Villèle avait l'avantage de ne pas partager les superstitions de son parti ; il ne croyait qu'au pou- voir et à l'argent ; il répugnait à la Charte , parce qu'elle lui pai-aissait gêner l'autorité royale ; cependant il s'y était résigné dans l'espoir d'un budget plus facile et plus opulent. Mais s'il était sans fanatisme , il était aussi sans conscience ; les calculs du financier finirent par étouffer tous les sentimens du royaliste. Il ne prenait plus fort à cœur les traditions et les croyances du mys- ticisme monarchique , mais il alla trop loin dans ses mépris , et son ame qui était vide égara son esprit qui était fin. On ne fait rien, surtout on ne gouverne pas les hommes sans quelque grandeur et quelque sincérité dans le cœur ; et les ressources de l'habileté la plus déliée ne valent pas, en de certains jours, les grossières hardiesses de la conviction. En face de M. de Chateaubriand, M. de Yillèle, ayant pour complicesles antipathies de Louis XVIII, se montra petit, ingrat, mal élevé , et il l'outragea pour s'en dé- livrer irrévocablement.

C'en est fait, Coriolan passe chez les Volsques , et changera les destinées ; si l'injure fut sanglante, la vengeance sera vive; elle dépassera les espérances, et peu s'en faut qu'elle n'excite la pitié des plus cruels ennemis de la monarchie : elle en meurt , la vieille dynastie , holocauste offert à l'amour-propre blessé ; elle expire sous le genou et sous le fer de celui qu'elle a renié. Mais arrête, implacable tribun! suspends tes derniers coups; grâce pour l'ou- vrage de tes mains ; souviens-toi de toute ta vie ; retrouve-toi sujet fidèle aux pieds de ton roi ; pardonne l'outrage , redeviens chrétien . Impossible : le vieillard à la tête grise ' n'entend plus rien : il s'est poussé impétueusement à la tête des générations nou- velles ; il a fait passer à sa suite, sous les drapeaux du siècle et de la liberté, une défection qui laisse un vide funeste dans les rangs op-

' Expression de M. de Cliateaubriand.

r.ETTKES PHILOSOPHIQUES. 3.33

posés. Il célèbre , d'un tonde triouiplie, les funérailles de la mo- tiarchie ; nous ne sommes pas rois , s'écrie-t-il , ce n'est pas pour nous que nous parlons; il est enivré; pour la première fois , il se trouve populaire ; enfin , il n'est tiré de son inexplicable aveugle- ment que par le canon des barricades.

Si quelqu'un, monsieur, a précipité, par son impulsion person- nelle, la chute de la maison de Bourbon, c'est M. de Chateau- briand ; il a perdu ce qu'il avait élevé. Jamais polémique ne fit plus de ravage. Grâce à lui , personne de quelque sens et de quelque consistance n'osa plus s'avouer royaliste ; chacun briguait, sous sa conduite, les honneurs de la désertion, et passait à l'ennemi sous le fracas des applaudissemens publics.

Mais ne voilà-t-il pas que , par une péripétie nouvelle , celui qui s'est vengé, se lamente sur sa victoire ; après avoir donné quelques jours et quelques paroles à l'admiration de l'héroïsme populaire, il retourne au culte des débris de la légitimité : cela peut-être fort chevaleresque, mais cela n'est pas raisoiniable; car enfin, que veut M. de Chateaubriand? S'il désire sincèrement le développement des destinées du monde , s'il veut être l'agent de l'humanité et non pas d'une race de rois, comment ne comprend-t-il pas que la rup- ture avec l'ancien ordre est , pour nous , un progrès nécessaire , le seul , à vrai dire , que nous ayons fait? C'est abuser de l'autorité du génie que de nous présenter la légitimité monarchique comme une vérité sociale de tous les temps ; et nous offrir Henri V comme l'unique ressource de la France , voilà qui est fort ridi- cule. Que M. de Chateaubriand ne se méprenne pas à l'éclat de ses derniers pamphlets : s'il a satisfait la conscience de notre honneur par l'éloquente réprobation de la politique poltronne qui nous abaisse aux yeux de l'Europe , il a contristé tous ceux qui estimaient le moment , arrivé pour lui , de donner à sa bril- lante renommée la sanction du bons sens et de la solidité.

En vérité, M. de Chateaubriand s'est placé dans une situation comique entre les générations nouvelles et le parti rétrograde. Aux premières, il déclare accepter toutes les possibilités et toutes les aventures de l'avenir , il ne fait pas difliculté d'écrire : Et pourquoi donc la république serait-elle une chimère? Mais aussitôt il se sent ressaisi par *es vieilles habitudes , et il fait entendre le

■>,34 r.EVUE DES DEUX MONDES.

cri de Montjuie et Saint-Denis : de cette façon, il est en règle avec tout le monde; prophète de l'ordre nouveau , gardien fidèle du royal oriflamme.

On n'échappe pas à la fatalité de son caractère. M. de Cha- teaubriand est pour ébranler l'imagination de ses contempo- rains , mais non pas pour éclairer leur raison , mais non pas pour exercer sur les affaires publiques une influence utile : c'est un poète incorrigible. Il a poursuivi la gloire de l'homme d'état , il n'a pu trouver que celle de l'écrivain, et, par un singuher con- traste , il s'est approprié avec bonheur les formes du style poli- tique , sans être davantage un homme politique. Il a été de sa destinée de se trouver spectateur impuissant de nos deux révolu- tions: en 1789, il est trop jeune et trop sauvage; en i83o, il est trop vieux et trop engagé; dans l'intervalle , en i8i4, il travaille à la restauration de la vieille couronne; de iSaS à i83o, il la brise; aujourd'hui, il la pleure; toujours inconséquent, toujours chimérique, puissant dans l'opposition et l'invective, incapable d'asseoir les choses et de gouverner les hommes.

Harmonieux vieillard , repose-toi ; c'est assez de fatigu.es , d'é- preuves et de contradictions , le temps est venu pour toi d'entrer dans la majesté du silence : ou si tu veux encore distraire la renom- mée , illumine et colore de graves sujets avec les dernières lueurs de ton génie ; occupe-toi de l'humanité , parle-nous de Dieu, mais ne courtise plus les petites occasions et les circonstances frivoles ; ne te fais plus l'auxiliaire et l'apologiste des manèges d'ime cour qui ne te pardonnera jamais d'avoir besoin de ton patronage, et que tu n'as jamais aimée, même en la servant : ne songe plus qu'à la postérité , il importe que ta gloire fasse son salut ; pour cela, elle a besoin d'un retour irrévocable à l'autel de la liberté.

Pourquoi faut-il que tant de dissensions divisent encore les Fran- çais ? avoir passé quarante années de discordes civiles , pour se retrouver encore en présence et dans l'attente de déchiremens nouveaux! Le parti du passé ne souscrira-t-il jamais à la marche du temps? Je conçois tout ce qu'en 1 789 a pu avoir de saisissant, d'amer , et de désespérant pour les royalistes , cette insurrection subite qui peu à peu devint furieuse ; ils durent tomber dans le

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 235

même étonncment et la même douleur que les catholiques au xvi^ siècle devant la réforme de Lutlier, Mais depuis, n'ont-ils rien appris? prennent-ils encore notre jjlorieuse révolution pour une émeute ? Graml Dieu ! que leur faut -il donc pour leur dessiller les yeux? L'iiistoire n'est donc pas assez claire, assez vive? que gagnent-ils à déclarer impuissant et coupable le principe révolu- tionnaire , qui est le principe vital de la Fiance ?

Napoléon a dit un mot sévère et juste : la démocratie a des en- trailles, r aristocratie n'en a pas. Mais au moins l'aristocratie a toujours eu delà fierté, elle a de la grandeur dans son égoïsme, et quand elle a obéi à son génie , elle n'a jamais servi que sa propi'e cause en paraissant servir celle des rois. Eh bien ! puis- que le trône antique s'est écroulé , et puisc{u'elle n'a pu le sauver, qu'elle ne songe plus qu'à elle , à sa propre dignité. Que tout ce qui reste de noblesse française se jette à corps perdu dans la li- berté. Il était difficile d'être à la fois plus brave et plus ignorant que nos gentilshommes : cju'ils se montrent aujourd'hui éclairés, intelligens , citoyens. Pourquoi ne pas consentir et ne pas se for- mer à la vie politique ? pourquoi ne vivraient-ils pas avec orgueil et plaisir dans un état démocratiquement libre, la liberté serait générale , la naissance inutile, le talent nécessaire? Les co- mices et la tribune les attendent : qu'ils y viennent défendre leurs principes et leurs droits , qu'ils fondent , s'ils le peuvent, une nouvelle aristocratie cjui ait vme autre base que des mottes de terre. Dans toute démocratie vraiment constituée, les intérêts conser- vateurs doivent former un contre-poids à la mobilité envahis- sante des nouveaux intérêts qu'enfante chaque jour l'activité de l'homme : en ce sens , il y a toujours une aristocratie dans la société la plus nivelée ; et cette aristocratie concourt à l'harmonie du corps social.

Mais que peuvent espérer les partisans de l'ancien ordre , en s'obstinant dans la méconnaissance de leur siècle , en nous fati- guant par les pratiques de la guerre civile et de la conspiration ? Imprudens! par pitié pour vous-mêmes, ne prenez pas, dans la

' Trayez la cinquième lettre : Qu'exl-re qu'une résolution ?

v3(> KF.VUE DES DEUX MONDES.

iiiarclic de l'espril nouveau, un moment d'incertitude pour une insuffisance dont votis pourriez triompher ! Le p,énie de la révo- lution française ne craint ni les champs de bataille , ni la tribune: il ira partout l'appellera sa fortune ; il consentira à remettre ses destinées, autant de fois que le voudront ses ennemis, à la dis- crétion des combats et des suffrages : il écartera tous les obstacles pour arriver à son but ; car il est appelé à fonder un ordre aussi positif , une société aussi glorieuse que la monarchie de Louis XIV.

Lerminier,

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

i4 octobre i832.

Enfin nous tenons un ministère ! Enfin un ministère nous est ! Certes ce n'a pas été sans peine! L'accouchement a été laborieux et difficile. Plusieurs mois ont à peine suffi à cet enfantement ; qu'importe , au surplus? Le temps fait-il rien à l'affaire? Ce ministère introuvable , il est enfin trouvé ! Enfin le voici mis au monde et venu à terme !

Mais est-il viable ? Vivra-t-il ?

Oh ! patience , attendez ! Ne savez-vous pas que l'on vous annonce pour le 19 novembre, à la chambre des députés, une consultation de plus de quatre cents docteurs ? Ces messieurs-là, voyez -vous, pronon- ceront seuls et sans appel l'arrêt de vie ou de mort du nouveau-né. Jusqu'au mois de novembre , patience donc ! Attendez.

Quoi qu'il en soit , et provisoirement , on a fabriqué pour M. Thiers et pour M. Guizot de petits départemens de l'intérieur et de l'instruc- tion publique boîleux et démembrés. On leur donne petite part au gâ- teau , tandis que l'on fait bonne mesure à MM. Barthe et d'Argout , à la portion desquels on ajoute les cultes, la garde nationale et les préfets. MM. de Broglie et Humann démêleront, s'ils le peuvent, l'écheveau assez embrouillé de nos affaires étrangères et financières. M. de Rigny reste en panne à la marine ; le maréchal Soult présidant et brochant sur le tout.

Quant à MM. Louis , Montalivet , Girod de l'Ain et Sébastiani , que l'on avait tués déjà de leur vivant, comme le roi d'Espagne, ils sont morts bien décidément , après avoir joui de l'inappréciable avantage d'entendre eux-mêmes leur propre oraison funèbre.

D'ailleurs de convenables honneurs leur sont rendus.

A l'exception du général Sébastiani, qui se charge de s'ensevelir mo- destement lui-même dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré , on en- terre magnifiquement les autres à la chambre des pairs et à la liste ci-

TOME VIII. 16

5.38 REVUE DES DEUX MONDES.

vile. On leur dore la tombe autant que possible. C'est bien! Que l'oiï écrive encore sur le monument des défunts : « Aux grands ministres de l'intérieur, des finances, des affaires étrangères et de l'instruction pu- blique , l'Europe reconnaissante. »

Au surplus , en cette saison d'automne , en ce triste mois d'octobre , tous les ministères du monde semblent vouloir se flétrir et tomber comme les feuilles de nos arbres.

Ferdinand YII vient aussi de renouveler son cabinet. Pour éprouver ses fidèles conseillers, le rusé monarque s'était avisé de faire le mort comme Argnn dans It Malade imaginaire. Grâce à ce stratagème, ayant pu juger sainement du dévouement de ses favoris , il leur a rendu pleine justice selon leurs mérites.

Mais en Espagne, les cboses ne se passent pas avec autant de cour- toisie que cbez nous. Nous exilons au Luxembourg les ministres dis- graciés. De Madrid , c'est un peu plus loin ; c'est à Burgos qu'on les en- voie. Heureux encore ceux qui s'en tirent de celte façon !

Il est encore fortement question d'un remaniement du ministère an- glais. Puisse M. de Talleyrand , qui n'a voulu partir de Paris qu'après avoir vu s'écrouler le nôtre , ne pas arriver à Londres pour assister à la chute de celui de lord Grey !

C'est qu'en effet le sceptre de ce fondateur de la réforme pourrait, bien être avant peu brisé parla réforme elle-même.

Assurément du moins , quand notre ambassadeur de sinistre augure va descendre et reparaître à son hôtel, on dira dans le Hanover Square « Oh ! oh ! voici M. de Talleyrand ! Détrône-t-on quelqu'un ici ? »

Le premier acte de notre nouveau ministère a été de lancer dans la chambre des pairs soixante nouveaux membres. Il était temps, en effet , de repeupler quelque peu la salle du Luxembourg. En dépit de toutes, les fournées passées, ses bancs étaient encore une fois déserts. Vraiment ( que l'on nous passe cette vieille comparaison mythologique ) cette Chambre est comme le tonneau des Danaïdes; on a beau la remplir de pairs, elle est toujours vide.

Nous avons pu faire ces jours derniers un rapprochement bien hono- rable pour notre moralité , et qui l'est fort peu pour celle de nos voisins de l'autre côté de la Manche. Les crimes paraissent devenir si rares en ce moment chez nous, que les bourreaux ne nous servent presque plus à rien, et que l'on a dîi récemment mettre à la réforme et à la demi-solde quel- ques-uns de ces estimables fonctionnaires. C'est le contraire qui arrive maintenant en Angleterre, et les exécuteurs des hautes-œuvres ne peur- vent y suffire à leur besogne.

REVUE. CHRONIQUE. ^3.')

A îa dernière session des assises de Londres , le Recorder, d;tns son tliscours au {jrand jury, déclara aux membres qui en faisaient partie qu'à son grand regret il n'apercevait point encore de terme à leurs travaux. C'était une chose déplorable , ajouta-t-il, qu'en moins de deux mois les assassinats se lussent élevés, dans la -ville, à 89, ce qu'il ne se rappelait ])oint avoir vu jamais depuis les nombreuses années qu'il sié- geait en la cour , si ce n'était seulement à l'époque des troubles de ïn8o.

Dira-t-on maintenant que nous ne valons pas nos pères, ou bien que «OS voisins sont plus bonnêtes gens que nous?

La mère de Napoléon est toujours mourante à Rome. Voici sur elle quelques détails intéressans extraits du journal d'une dame anglaise de haut rang :

« J'ai vu madame Lctitia Bonaparte pour la première fois , dit cette dame, au commencement du mois de mai 1828, dans les beaux jardins de la Villa de M. Mills, sur le mont Palatin. Elle y était venue accompa- gnée de son fils Jérôme, l'ex-roi de Westphalie, et de sa femme la princesse Catherine, fille du roi de Wurtemberg, de son chapelain , de sa dame de compagnie et de quelques autres personnes de sa suite. Ayant entendu direque madame Bonaparte n'aimait pointrencontrer des étrangers, nous nous étions retirés dans un endroit écarté du jardin; mais Jérôme, qui avait vu ma voiture dans la cour de la maison, nous fit prier de le re- joindre, et nous présenta à sa mère et à sa femme. Madame Bonaparte était dune taille élevée et bien prise, son maintien avait beaucoup de grâce et de dignité ; ses traits étaient encore remarquablement beaux, et l'on reconnaissait parfaitement en elle le modèle de l'admirable statue de Canova. Et vraiment cette Hécube de la dynastie impériale était bien la plus belle personnification de la matrone romaine que l'on pût trouver. Elle était fort pâle , et l'expression de son visage avait quelque chose de pensif et de recueilli; elle s'animait cependant parfois soudainement, et ses yeux noirs lançaient alors pendant un instant de vifs éclairs ; sa con- tenance ne cessait d'ailleurs jamais d'être noble et majestueuse. Jérôme et son épouse lui témoignaient la tendresse la plus délicate et la plus respec- tueuse. Ilsla soutenaient ensemble, marchaient doucement, et d'aprèsson pas , écoutant attentivement ses paroles. Elle avait une robe de satin gris foncé, un bonnet de la même étoffe, avec un voile de blonde noire par-dessus. Elle portait ses cheveux blancs à la madonnn. Un superbe cachemire tombait gracieusement sur ses épaules, ses pieds étaient petits et bien faits , et ses mains admirables. En nous présentant à elle , Jérôme avait dit quelques mots des opinions libérales démon mari, ce qui nous valut un accueil plein débouté. Madame Bonaparte était convaincue que tous les membres libéraux de notre parlement avaient été favorablement

■2^0 REVUE UES DEUX MONDES.

disposés pour Napoléon, qui était encore l'unique idole de ses pensées. Lorsque je lui dis que l'Empereur avait en Angleterre un grand nombre d'admirateurs qui rendaient pleine justice à son génie , elle pressa douce- ment ma main, et je vis une hrme briller dans ses yeux. « Pourquoi donc alors, me répondit-elle , avez-vous laissé mourir mon fils sur un rocher? ne lui pouviez-vous trouver une prison moins cruelle? Mais excusez les regrets d'une mère que l'on a privée d'un pareil enfant, ajouta-t-elle , ce ne fut pas d'ailleurs la faute de votre nation , et je lui suis bien recon- naissante de sa sympathie pour Napoléon, o Jérôme détourna bientôt la conversation de ce triste sujet; mais madame Bonaparte ne se mêla plus guère à notre entretien que par quelques monosyllabes , quoique ses ma- nières continuassent d'être aussi bienveillanteset aussi gracieuses, et qu'elle conservât avec nous ce ton affectueux qui distingue les dames italiennes de haut rang, surtout lorsqu'elles sont avancées en âge. Lorsque nous eûmes fait le tour du jardin en marchant très-lentement pour ne pas la fatiguer, elle monta dans sa voiture , aidée de Jérôme et de mon mari. Jérôme et sa femme lui baisèrent la main , la princesse avec autant d'hu- milité que si Létilia eût eu sur la tête une couronne, et que si elle-même n'en eût jamais porté. Madame Bonaparte nous engagea à la venir visiter. En partant , elle m'embrassa sur le front et prit la main de mon mari , en nous disant à tousdeux des paroles pleines d'affabilité. Tous les hommes qui étaient présens , y compris Jérôme , restèrent découverts jusqu'à ce que la voiture de la princesse fût partie; alors ils montèrent dans la leur et s'éloignèrent aussi.

» Il y avait en vérité quelque chose de bien touchant dans cette entre- vue que nous venions d'avoir avec cette femme célèbre! C'était la mère de César marchant au milieu des ruines du palais des Césars , et pleu- rant un fils dont la renommée avait rempli le monde! C'était la mère de Napoléon soutenue par un autre fils dont le front avait ceint aussi le diadème, et qui , maintenant dépouillé de ses grandeurs, rappelait cette belle peinture du souverain détrôné , de l'un de nos poètes :

« He who has worn a crown , When less than lings, is less than other men. A fallen star extinguished , leaving blank Ist place in heaven. »

Puia une autre femme était là, soutenant aussi madame Bonaparte ; c'était la fille des rois des vieilles souches, la fille des rois légitimes, alliée avec la moitié des têtes couronnées du jour , qui , résistant aux brillantes offres de sa famille, avait noblement suivi son mari dans

REVUE. CHRONIQUE. 1^1

chute, et n'avait voulu rien autre chose que part;igcr la vie obscure à laquelle il était réduit.

1) Le colonel Tiburcc Sébastiani, frère du général du même nom, Corse de naissance, et parent éloigné des Bonaparte, me disait que madame Lélitia était accouchée de Napoléon dans un salon , sur un lapis qui représentait une scène de Y Iliade. Elle se trouvait à l'église lorsque les douleurs la saisirent , et l'on n'eut que le temps de la ramener dans ce salon, elle mit au monde un homme qui devait opérer de notre temps des prodiges plus grands que ceux des héros d'Homère.

» Le colonel Sébastiani nous dit aussi que lorsque ses enfans n'étaient encore qu'en bas âge, madame Bonaparte était citée déjà pour la vigueur et la dignité de son caractère et de sa conduite. Avec une nombreuse famille, n'ayantqu'un très-médiocre revenu , elle pratiquait une économie rigou- reuse, sans que sa maison cessât cependant d'être tenue sur le pied le plus honorable. Plus tard, lorsqu'elle vit son fils devenu non-seulement roi lui-même , mais le dictateur des rois , ni les palais qu'il lui donna , ni la pension d'un million qu'il lui fit, ne purent l'aveugler sur l'insta- bilité de la puissance de Napoléon , qui ne lui sembla jamais bâtie que sur du sable. L'économie sans avarice qu'elle continua de montrer alors lui a seule permis de soutenir depuis convenablement son rang.

» La mère de l'empereur semblait au surplus bien née pour cette haute situation , à laquelle l'éleva son fils. Toutes ses manières respiraient la vraie grandeur et la majesté. On raconte qu'un jour Napoléon se pro- menait dans l'une des salles du palais des Tuileries , recevant divers grands personnages qui étaient admis à l'entrée et venaient lui baiser la main. Plusieurs membres de la famille impériale se trouvaient de ce nombre. Madame Bonaparte arriva lorsqu'il ne restait plus que quelques- uns de ces derniers. Lorsqu'elle s'approcha, l'empereur, avec un gra- cieux sourire, lui présenta sa main à baiser, ainsi qu'il l'avait fait avec ses sœurs et ses frères. Mais elle, la repoussant doucement, et offrant au contraire la sienne aux lèvres de son fils, lui dit en italien : « Yous êtes l'empereur , le souverain de tous les autres , mais vous êtes mon fils! » Et l'empereur saisissant cette main qu'elle lui tendait, l'embrassa avec tendresse et respect, se montrant ainsi fils aussi digne qu'elle s'était montrée digne mère!

» Le duc de Reichstadt , surtout depuis la mort de Napoléon , occupait continuellement la pensée de madame Bonaparte. Elle a cependant en- core assez vécu pour le voir aussi mourir. »

A Paris, à l'Opéra , sans qu'on ait doublé pour cela le prix des places, nous avons eu double spectacle toute cette quinzaine.

D'un côté , dans le foyer , c'était la doctrine j la doctrine au teint

2/5. RKVUE DES DECX MONDES.

jaune et bilieux , se promenant les mains croisées derrière le dos , avec celte morgue et cette suffisance qu'on lui connaît; la doctrine avisant , devisant, revisant; la doctrine faisant et défaisant ses listes de pairs et de ministres; la doctrine infatigable, sans cesse ourdissant des trames sans cesse rompues; la doctrine méditant, complotant, tâtonnant, essayant de circonvenir la presse , et cherchant à faire tomber le Constitutionnel dans ses filets; la doctrine envoyant ses philosophes en campagne , par les couloirs et les escaliers dérobés , expédiant ses cour- riers à Strasbourg, et tendant ses pièges à la porte des loges des mi- nistres.

De toute cette diplomatie de coulisses et de foyer , vous savez ce qu'il est résulté.

Mais dans la salle, il se jouait d'autres scènes, plus intéressantes et plus aimables ; les oreilles et les regards étaient enivrés. On était heu- reux , on battait des mains. On écoutait madame Damoreau , ou bien l'on suivait au ciel mademoiselle Taglioni .

C'est aussi pendant ces soirées-là, que s'est établi et pleinement con- firmé le succès du Serment, opéra nouveau de MM. Scribe et Auber.

A l'occasion du poème de M. Scribe , nous ne nous engagerons pas assurément dans la guerre que font les feuilletons aux libretti , depuis un temps immémorial. Il serait sage pourtant d'en prendre son parti. Tant que les poètes ne viendront pas aux musiciens , il faudra bien que les musiciens s'arrangent de M. Scribe et consorts, et que nous nous en contentions nous-mêmes. Et puis , d'ailleurs , qu'importe ? MM. Auber , Rossini et Meyerberr mettent leur riche musique sur les pauvres poèmes de M. Scribe , comme on met un tapis magnifique sur une vieille et mauvaise table, et, Dieu merci! nous ne regardons alors et ne voyons que le tapis.

Ainsi , quant au Serment, nous n'avons ni compris ni essayé de com- prendre la fable et les paroles de cet opéra , mais nous avons pleinement joui de la brillante et gracieuse partition dont M. Auber l'a revêtu. Parmi les nombreux ouvrages de ce compositeur , il y en a peu qui offrent autant de chants spirituels et élégans. Dans une autre couleur , le final du second acte, morceau plein de chaleur et de caractère , est aussi l'un des plus vigoureux qu'ait écrit l'auteur de la Muette.

Nous qui venons tard souvent pour parler d'un nouvel ouvrage , nous qui venons souvent après tous les feuilletons qui l'ont examiné , nous devons au moins combattre et rectifier leur critique sur les points im- portans, lorsqu'elle nous semble injuste et mal fondée.

Beaucoup de journaux se sont élevés contre le bonnet de coton blanc

REVUK. CHRONIQUK. ^43

qui figure dans le Serment sur la tête de maître Andiol l'aubergiste. Ils ont trouvé que cette coiffure était indigne de paraître au grand Opéra, qu'elle en déshonorait la scène, et devait être reléguée au\ Variétés. Sur cette question , nous sommes d'un avis entièrement opposé. L'em- ploi du bonnet de coton dans l'opéra nous paraît au contraire une har- diesse digne d'éloge, et ne doit pas, selon nous, être moins encouragé que l'usage du mot propre dans la poésie. Le bonnet de coton , surtout quand il est frais et blanc comme celui de Dérivis , est très-fort de mise , et peut se produire partout. Il s'était , au surplus , déjà récemment ha- sardé, quoique timide et honteux, au troisième acte du ballet delà Tentation, sur le coin de l'oreille des diables cuisiniers, à tnrvers tes soupiraux du pavillon. Mais ce sera du Serment que datera l'avènement définitif du bonnet de coton à l'Académie Royale de Musique.

Le Théâtre-Italien nous a produit déjà quelques-uns des débuts qu'il nous avait promis. La marche a été ouverte par madame Boccabadali. Madame Boccabadati est une cantatrice habile et savante, dont flJatclda di Sabran n'a pu nous permettre d'apprécier encore bien le talent. Mais un succès incontestable et sans restriction a, de prime abord, accueilli l'apparition de madame Eckerlin et de Tamburini dans la Cenerentola.

Le chant de Tamburini tient du prodige. Nous n'avions pas jusqu'ici l'idée de tant de douceur et de flexibilité unies à tant de puissance. La grâce de la force est bien la suprême grâce.

La belle et touchante voix de madame Eckerlin émeut profondément. Elle est venue faire retentir en nos âmes des cordes qui ne vibraient plus depuis que madame Pasta nous avait quittés.

Félicitons-nous ! Quoi qu'il arrive , quelque poignantes que soient les inquiétudes qui pourront nous assiéger cet hiver, nous aurons des soirées de larmes , des soirées de consolation et d'oubli.

LE SALMIGONDIS '.

Nous avions eu déjà des contes bruns , des contes bleus, des contes noirs ; voici maintenant des contes de toutes les couleurs ; voici le Salmigondis.

Si nous en croyons sa préface , Salmigondis , c'est moins que rien ; c'est un livre qui n'en est pas un , et cependant c'est un livre glané dans toutes les intelligences et parmi toutes les célébrités ; c'est un li- vre sans conséquence, et pourtant c'est un livre qui a vingt chances pour une d'être amusant.

' Chez Fournier.

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Dans les cas ces définitions diverses ne vous donneraient point une idée parfaitement claire du Salmigondis , l'éditeur vous dit plus nettement, dans la même préface, qu'il sera trop heureux si, par la littérature galvanique dont nous sommes obsédés, il trouve assez d'ima- ginations fraîches , de cœurs naïfs et déjeunes esprits , pour ne pas rire aux simples récits de chastes et modestes passions, d'histoires très-vrai- semblables dont se compose son recueil.

Après cette formelle profession de foi , quelques lecteurs seront peut- être fort surpris de rencontrer dans le Salmigondis ^ la Danse des Morts, de M. Charles Rabou , et la Cheminée gothique, de M. Al- phonse Brot.

Qu'est-ce à dire , s'écrieront ces candides personnes , veul-on nous donner ces contes pour des contes couleur de rose?]\e voilà-t-il pas bien du galvanisme littéraire s'il en fut, et du plus complet?

Oh! répondra l'éditeur, faisant effort pour s'empêcher de rire, pourquoi , messieurs , prenez-vous les préfaces au mot , ou plutôt pour- quoi les lisez-vous? Je vous annonce au surplus des contes de toutes les couleurs. Or le fantastique est une couleur de contes fort à la mode , à moins de faire mentir mon titre , sinon ma préface, je ne puis donc en conscience vous dispenser du fantastique.

Soit. Il faut d'ailleurs en convenir, l'éditeur ne nous a administré qu'une dose très-raisonnable de fantastique ; le fantastique n'est point la couleur dominante de ce premier volume du Salmigondis.

Le Shelling , par madame de BaAvr , et d' Heureux jours en gZ , par M. X. , sont de petites histoires pleines de délicatesse , et dont le natu- rel et la simplicité n'ont nullement exclu l'intérêt.

jàntoine Pinchon est un conte améi icain écrit avec cette verve spiri- tuelle qui caractérise surtout le style de M. Jules Janin.

Un des meilleurs morceaux du volume , c'est assurément l'Episode de la vie d'un Pacha, par M. Edouard Disaut. Il y a de la vraie cou- leur de l'Orient.

Dire que le Comte Chabert , de M. de Balzac , se distingue par les qualités et les défauts ordinaires de cet écrivain , ce n'est en vérité ni le louer ni le blâmer médiocrement.

Lorenzo Dempierra , de M. Buponi , n'est évidemment qu'un pas- tiche d'Hoffmann, mais c'est l'un des mieux faits que nous ayons lus.

Quant à l'Ile des Fleurs, nous avouons humblement n'avoir rien com- pris à cette histoire, non plus qu'à son style. Son auteur, M. Sands, n'est pas , j'imagine , celui à'Indiana.

REVUE DE VOYAGES.

ï, VOYAGE DE L'ASTROLABE AUTOUR DU MONDE,

PAR M. DUMONT d'uRVILLE '.

II. VOYAGE AU CONGO,

PAR M. DOUVILLE.

m. FRAGMENTS OF VOYAGES AND TRAVELS,

BY CAPTAIN BASIL HALL.

A peine rentrée en France , après un voyage de trois ans dans rOce'anie et les mers adjacentes , la corvette la Coquille , sous le nom à^ Astrolabe , qu'elle reçut en mémoire d'un des bâtimens de La Pérouse , fut destinée à une expédition nouvelle sous le com- mandement de M. Dûment d'Urville, qui avait déjà participé glorieusement aux travaux de celle qui venait d'avoir lieu. Orga- nisée d'abord dans un but purement scientifique , cette expédi- tion acquit, au moment de son départ, un nouvel intérêt par la mission qu'elle reçut de cherclier les restes des bâtimens de La Pé- rouse que les récits d'un capitaine américain avaient fait renaître l'espoir de découvrir; plus heureuse que celle de d'Entrecasteaux, elle a retrouvé ces débris, objets de tant de regrets, qui, depuis quarante ans , dormaient au fond des eaux, et pu élever un mo- deste monument à la mémoire de l'illustre navigateur et de ses compagnons, sur les lieux mêmes témoins de leur naufrage. Déjà des personnes compétentes ont rendu compte des résultats im-

' 5 vol. in-8 avec atlas et planches , chez Roret , rue Hautefcuillc. TOME VIII. 17

2./\& REVUE DES DEUX MONDES.

menses de ce voyage dans toutes les branches des sciences natu- relles , et nous nous bornerons , en conséc|uence , à une analyse rapide des volumes que nous avons sous les yeux, et qui n'ont rap- port qu'à la partie historique. Les événemens qui se sont passés en France au moment même elle devait commencer à paraître, en ont entravé la publication ; mais, quoiqu'elle ne contienne en- core que les deux tiers de l'expédition, elle n'en est pas moins di- gne d'attirer l'atteiîtion publique.

Munie abondamment de tous les objets nécessaires aux recher- ches qu'elle doit entreprendre, l'astrolabe met à la voile de Tou- lon, le 22 avril 1826, et après une relâche à Algésiras nécessitée par les vents contraires, arrive le i4 juin à Sainte-Croix de Téné- rifFe. M. d'Urville, accompagné de M. Gaimard , l'un des natu- ralistes de l'expédition , monte au sonuiiet du Pic de Teyde , et la description qu'il en donne , sans ajouter de nouveaux détails scien- tifiques à ceux déjà connus , se fait lire avec intérêt , même après celles de ses devanciers. La relâche à TenerifFe ne dure que cinq jours dont tous les momens sont utilisés, et l'astrolabe se dirige sur La Praya , aux îles du Cap- Vert , elle rencontre l'expédition du capitaine Owen, revenant de relever une partie de la côte orientale d'Afrique , travail précieux qui a été publié dans le temps. De là, M. d'C^rville continue sa route, reconnaît l'île de la Trinité , cherche en vain celle de Saxembourg, et après une traversée de quatre-vingt dix-huit jours , découvre les côtes de la Nouvelle-Hollande sans avoir touché nuUe part. Malgré l'été qui règne en ce moment clans ces parages , cette longue navi- gation n'est qu'une suite presque continuelle de tempêtes qui semblent présager à l'expédition celles qui l'attendent plus tard. Le 7 octobre, elle mouille dans le port du Roi-Georges, situé à la partie méridionale de la Nouvelle-Hollande , à l'entrée du dé- troit de Bass , et commence ses relations avec les naturels de cette partie du globe , placés dans les derniers rangs de l'espèce hu- maine, et par cela même si intéressans à étudier. Elle visite en- suite le port Western , et touche sur plusieurs points de la côte orientale avant d'arriver à Sidney. La première partie du second volume est consacrée tout entière à l'histoire de cette colonie unique dans l'histoire du monde , et si mal connue en France

REVUE DE VOYAGES. 1^'J

olle n'est i'ep;ardée généialenient que comme l'égoùt de la popu- lation malfaisante de l'Anj^letene. M. d'Urville, après avoir dé- crit ses progrès rapides, nous la fait voir dans son état actuel, aspirant à se laver de sa tache originelle et à prendre rang sur un pied égal parmi les autres colonies de la métropole : il est cu- rieux de voir les distinctions aristocratiques, si vivaces dans cette dernière , partager les colons de la Nouvelle-Galles du sud en au- tant de castes rivales qu'ils comptent de motifs différens qui les ont conduits sur cette terre lointaine. Entre le coru>ict, vêtu de son liabit ignominieux , et l'homme du gouvernement, dépositaire du pouvoir , l'orgueil a trouvé moyen d'élever une foule de sépa- rations infranchissables parmi les rangs intermédiaires de la popu- lation. Comme partout ailleurs, il en résulte de vives résistances dont les journaux de Sidney sont naturellement les interprètes. Les nombreux extraits que donne M. d'Urville de ces derniers, ajoutent un mérite de plus à cette partie de sa relation.

L'expédition lève l'ancre le 17 décembre et se dirige sur la Nouvelle-Zélande, dont elle aperçoit les côtes, le 10 janvier 1827, à quelques lieues au sud du cap Foul-Wind, situé à la partie oc- cidentale de Tavaï-Pounamou. Les temps affreux déjà éprouvés précédemment par l'Astrolabe, semblent la poursuivre avec une sorte de fatalité pendant cette nouvelle traversée. Une mer ora- geuse lui interdit l'accès de la côte escarpée de Tavaï-Pounamou, qu'elle longe sans aborder la terre jusqu'au détroit de Cook, qui la sépare d'Ika-na-Mawi , l'île septentrionale de la Nouvelle-Zé- lande. Ici commencent d'importans travaux géographiques qui complètent ceux que Cook et ses successeurs avaient laissés impar- faits sur cette partie du pays. La baie de Tasman, que ce célèbre navigateur croyait séparée de celle dp l'Amirauté , communique avec cette dernière par un canal étroit l'Astrolabe parvient â passer en courant les plus grands dangers, et dont les cartes de l'ex- pédition offrent un relevé exact , ainsi que du canal de la Reine- Charlotte. Ces travaux terminés, elle fait route au nord et longea vue de terre toute la côte orientale d'Ika-na-Mawi jusqu'à l'im- mense Baie-des-Iles qui la termine près de sa pointe nord. Les dangers que court l'Astrolabe dans cette longue navigation, sur- passent tous ceux qu'elle avait éprouvés jusqu'alors, et deux fois

248 REVUE DES DEUX MONDES.

elle se voit sur le point de périr, sans laisser même une trace de son apparition , dans ces parages redoutables. La reconnaissance de cette partie de la Nouvelle-Zélande peut être considérée comme complète , excepté sur quelques points, que le mauvais temps n'a pas permis de relever avec la même exactitude que le reste.

Les missionnaires anglais , de la secte des méthodistes , qui se sont établis depuis quinze ans sur diftérens points de la Baie-des- Iles , avaient fait jusque-là peu de progrès sur l'esprit indomp- table des naturels qui l'iiabitent. Les relations qu'ils ont publiées, et les autres ouvrages qui ont paru récemment sur la Nou- velle-Zélande , ont fovirni à M. d'Urville , avec ses propres ob- servations , les matériaux du travail le plus complet qui existe à l'heure qu'il est sur ce pays ; on pourrait même lui reprocher la masse d'extraits qu'il donne sous le titre de Pièces justificalwes , et qui remplit le troisième volume tout entier. Les mêmes faits y sont rapportés un trop grand nombre de fois , et le peu d'oidre chronologique qui y règne jelte quelque confusion dans l'esprit du lecteur ; d'ailleurs , l'excellent résumé qu'en donne M. d'Ur- ville lui permettait de les abréger sans aucun inconvénient. Grâces à ces travaux, les Nouveaux-Zélandais sont mieux connus peut-être que les Indiens de l'Amérique méridionale , découverte depuis si long-temps, et, en comparant ce qu'on en sait aujourd'hui avec ce qu'en ont rapporté les navigateurs du siècle dernier, on peut ap- précier les erreurs dans lesquelles étaient tombés ceux-ci, sur un peuple dent ils ignoraient complètement la langue, et qu'ils offen- saient souvent mortellement, sans le vouloir, en violant ses usages. De les vengeances terribles exercées plusieurs fois sur les Eu- ropéens par ces sauvages irascibles , et par suite les rapports dans lesquels ils étaient représentés sous les traits les plus odieux. La conduite prudente du chef de l'expédition, et de tous ceux qui la composaient , lui a valu de vivre dans ime harmonie parfaite avec les naturels.

Des scènes moins paisibles , et la plus cruelle épreuve qu'elle ait eu à subir dans le cours de son voyage , attendaient l'Astrolabe à Tonga-Tabou , la principale des Iles-des-Amis , mieux désignées aujourd'hui sous le nom d'Archipel de Tonga. En y arrivant , le

nEVtlF. DE VOYAGES. 0,/|^Q

20 avril , elle s'engage entre les récifs madréporiques qui ceignent cette île , comme la plupart Je celles de la Polynésie, et , pendant près de quatre jours , la perte du bâtiment paraît inévitable ; il ne parvient à se dégager qu'après avoir perdu presque toutes ses ancres , et par un de ces hasards miraculeux dont est semée la vie de l'homme de mer. Quelques jours après cet événement critique, les naturels , qui n'avaient montre' jusque-là aucunes dispositions hostiles , donnent un exemple de cette perfidie qui a déjà été fa- tale à plusieurs navires , et enlèvent un canot de V Astrolabe avec son équipage. M. d'Urvdle ne parvient à délivrer ses hommes qu'en recourant à des actes d'hostilités qui en imposent à ces sau- vages intrépides d'ailleurs, et accoutumés à l'effet des armes à feu, devenues assez communes parmi eux depuis quelques années. C'est à elles probablement qu'ils devront un jour un changement dans leur état social , de même que l'Europe leur doit une partie de ceux qu'elle a subis depuis leur invention.

Ici , comme à la Nouvelle-Zélande , des missionnaires métho- distes se sont établis depuis plusieurs années , et , plus heureux que dans ce dernier pays , ils sont parvenus à convertir un certain nombre d'insulaires à la religion chrétienne , et , chose bien re- marquable , c'est à des naturels d'Otaïty que sont dus les plus grands succès dans ce genre. Leur île, convertie en entier par les missionnaires , est devenue le foyer de la civilisation qui doit un jour se répandre sur toutes celles de la Polynésie. On dirait , à voir le zèle infatigable des méthodistes sur tous les points du globe, que l'esprit de prosélytisme, si fervent dans l'église ro- maine aux temps de sa puissance , a passé tout entier dans ces hommes austères , les puritains de nos jours. Reste à savoir si leurs principes exagérés peuvent contribuer au bonheur des na- tions sauvages auxquelles ils s'efforcent de les inculquer.

Un résumé de tout ce qui est connu sur Tonga-Tabou, depuis sa découverte par Tasman jusqu'à nos jours, et non moins com- plet que celui sur la Nouvelle-Zélande , suit les détails person- nels à l'expédition, et termine la partie historique publiée jus- qu'à ce moment. Celle qui doit suivi'e, et qui contient les travaux exécutés sur les autres points de la Polynésie , à la Nouvelle- Guinée , aux Moluques , etc. , ne peut manquer d'offrir des ob-

a5o ' REVUE DES DEUX MONDES.

servations non moins importantes. Les auti'es pai'ties concernant l'histoire naturelle sont aussi avancées dans leur publication que le récit lui - même , et les cartes , ainsi que les planches qui accompagnent tout l'ouvrage , nous paraissent e'galer en ma- gnificence celles des expéditions de l' Uranie et de la Coquille , si supérieures à tout ce qu'on avait fait en France dans ce genre. Ce luxe est bien : il est digne d'une nation qui marche en tête de toutes les autres pour les sciences naturelles ; mais il a l'inconvénient de mettre ces ouvrages splendides à la porte'e d'un trop petit nombre de bibliothèques. Nous croyons donc qu'on doit savoir bon gré à M. Roret , devenu propriétaire de la partie historique , de l'avoir rendue accessible à tous , en en don- nant une édition à part , qui ne diffère de l'autre que par un papier plus modeste et par le nombre des cartes et des planches , réduites à vingt des plus importantes. Tout le reste s'y trouve reproduit, jusqu'à ces petits croquis intei'calés dans le texte , dont la plupart sont d'une exécution parfaite ; idée ingénieuse qui met sous les yeux du lecteur les objets dont il est question , sans l'obliger d'avoir recours à un atlas à part. Il serait à désirer que ce double mode de publication eût été suivi pour la Coquille et l'U- ranie; ces deux ouvrages eussent acquis par-là une popularité que leurs pi'ix élevés leur permettront difficilement d'atteindre.

Ce n'est pas sans un sentiment pénible que nous passons des nobles et loyaux travaux de V Astrolabe à ceux d'un homme dont le nom est destiné sans doute à quelque célébrité , mais d'un autre genre que celle dont il jouit en ce moment. Nous voulons parler de M. Douville et de son prétendu voyage au Congo '. Le succès étrange qu'a obtenu cet ouvrage en France , durerait encore dans tout son éclat, si une revue étrangère, le Foreign quarleiiy Re-

' La Rewue des deux Mondes croit devoir à ses lecteurs de se justifier d'avoir accueilli , dans un de ses numéros, quelques pages de l'ouvrage de M. Douville. A l'époque elle le fit, rien ne donnait à penser qu'un voyage, qui paraissait précédé d'un rapport favorable de la Société de géographie, pût n'être qu'un tissu de fictions incohérentes. A cette dernière donc ap- partient tout le blâme que peut encourir la Re\'ue à ce sujet, et qu'elle n'est pas , d'ailleurs , la seule à mériter.

REVUE DE YOVAGES. ?.5 1

vieiv ', dans un article reproduit en partie par le Temps, n'était venue arracher la couronne qu'on avait placée sur la tête de l'au- teur. Justice a donc été faite , mais elle ne l'a été qu'à moitié , et non par qui elle devait se faire- La première voix accusatrice eût s'élever du sein de la France , ou plutôt les corps savans à l'ap- probation desquels M. Douville présentait ses travaux, ne devaient- ils pas la prémunir contre cette mystification , préparée de longue main, avec une audace dont il y a peu d'exemples? L'un, la Société de géographie, non contente de donner son approlîation, a com- blé l'auteur de ses laveurs; l'autre , l'Institut, auquel M. Douville soumet les objets qu'il prétend avoir recueillis en Afrique , les reconnaît pour être américains , et croit devoir garder le silence sur un fait aussi important. Nous concevons , du reste , parfaitement le sentiment de dégoût qui a pu engager les hommes honorables qui composent ce dernier corps à se taire, et le respect que nous leur devons , nous interdit toute réflexion à cet égard. Quant à la So- ciété de géographie , malgré la considération personnelle que mérite chacun de ses membres, elle nous permettra d'approuver les réflexions sévères que le Foreign quarlerly Reneiu lui a adres- sées; c'est une affaire entre elle et l'auteur de l'article. Ce que ce dernier a commencé, nous allons tâcher de l'achever, en donnant sur M. Douville , qui nous est connu de longue date , quelques détails qui pourront servir de correctifs à la notice biographique que le Conslitutionnel a publiée sur son compte. Comment, à une époque les relations sont aussi multipliées entre toutes les par- ties du globe, M. Douville a-t-il osé espérer que les faits qu'on va lire resteraient dans l'ombre? Cela est aussi incompréhensible que l'énormité des erreurs dont son voyage est parsemé.

J'étais à Buenos-Ayres en 1826 et 1827, à l'époque la rade de cette ville était bloquée par une escadre brésilienne qui èmpê- cJiait toute communication par mer. Vers le milieu de décem- bre 1826, on aperçut tout à coup, un matin , un bâtiment de guerre ennemi se dirigeant sur la ville avec pavillon parlemen- taire. Le bruit se répandit aussitôt que ce navire était porteur de propositions de paix ; mais le lendemain les journaux annoncèrent

' Foreigi quarterly Keview, n'J ly.. August 18 2. Pages i()3--oG.

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que le parlementaire de la veille n'était venu que pour mettre à terre M. Douville, naturaliste envoyé par le gouvernement fran- çais , pour explorer l'Amérique du sud. M. Douville fut accueilli par ses compatriotes avec les égards que méritait la mission dont ils le croyaient chargé , et peu de jours après son arrivée , M. Ra- monLarrea, l'un des principaux négocians de la ville, pour lequel il avait une lettre d'introduction , donna en son honneur un grand dîner de vingt couverts auquel je fus invité. Je fus placé à côté de M. Douville. Pendant toute la durée du repas, il garda un si- lence modeste , chose assez rare parmi les voyageurs , et ne fit que des réponses évasives et polies aux questions que lui adres- saient les convives.

Plusieurs Français recherchèrent la connaissance de M. Dou- ville , et reçurent de lui quelques détails vagues sur ses précé- dens voyages. C'était une chose merveilleuse que le nombre et l'étendue des pays que ce voyageur avait déjà parcourus ; l'Europe presque tout entière, le cap de Bonne - Espérance , l'Inde, la Perse , l'Amérique du sud , avaient été tour à tour le théâtre de ses explorations. Il avait même pénétré, par terre, depuis le fleuve des Amazones jusque dans le sud des Pampas de Buenos-Ayres , il avait vécu parmi les Indiens farouches qui les habitent ; mais par une circonstance particulière , il n'avait pas visité Buenos- Ayres même , malgré la faible distance qui l'en séparait dans le cours de cet immense voyage. Personne dans le pays n'en avait jamais ouï parler, quoique M. Douville l'indiquât comme ayant eu lieu à une époque assez récente. Un soir qu'il en causait chez M. Roberge, pharmacien, se réunissait d'habitude l'élite des Français établis à Buenos-Ayres , on le pria de vouloir bien indi-^ quer sur une feuille de papier les principaux points de la Répu- blique Argentine , par lesquels il avait nécessairement passer. Il essaya de le faire , mais malheureusement il plaça à l'ouest ce qui devait être à l'est , au nord ce qui était au sud , et ainsi du reste. Ces erreurs parurent singulières chez un naturaliste et un géographe. Moi-même, quelque temps auparavant, j'avais reçu la visite de M. Douville , qui me fut présenté par M. Dutilleul ,. ancien payeur de l'armée d'Espagne, fixé depuis peu à Buenos- Ayres. Nous parlâmes naturellement de ses voyages, et j'appris

REVUE DE VOYAGES. 200

tle lui qu'il avait repassé sur les traces de M. de Huuiboldt, de l'Oré- noque dans le fleuve des Amazones. Sa mémoire le servait mal ; les noms d'Aturès, de Maypurcs, de Cassiquiare, etc., familiers à qui- conque a lu le voyage de M. de Humboldt, paraissaient lui être in- connus, et je fus plusieurs fois obligé, dans le cours de la conver- sation , de mettre fin à son hésitation en les prononçant moi-même.

Bientôt des Français, arrivés par terre de Montevideo, don- nèrent de nouveaux renseignemens sur M. Douville. On apprit par eux qu'il y était arrivé vers le milieu du mois d'octobre , sur le brick le Jules, capitaine Decombes , parti du Havre le 7 août 1826. Sa conduite, pendant la traversée , avait été loin d'être louable : il se plaignait sans cesse de la mesquinerie avec laquelle on traitait un homme comme lui , accoutumé à passer sur des bâ- timens de guerre , et reprochait surtout au capitaine d'avoir laissé engager dans la cale du navire , avec les marchandises de la car- gaison , une caisse contenant ses instrumeus , ce qui l'empêchait , disait-il , de faire des observations astronomiques. A l'arrivée à Montevideo , les effets des passagers furent visités à la douane , suivant la coutume ; la précieuse caisse fut ouverte , et présenta , pour tout instrument , un cabaret de porcelaine en assez mauvais état, et quelques autres objets de même nature. M. Douville des- cendit à la Fonda de las Cualro Naciones (Hôtel des Quatre Na- tions) , tenue par un Français nommé M. Himonnet. Ce dernier, bon homme au fond, quoique assez peu traitable , crut s'aperce- voir un jour que son hôte se préparait à sortir un peu trop brus- quement de chez lui , et poussa l'impolitesse jusqu'à le tenir en charte-privée ; cependant M. Cavaillon , vice-consul de France à Montevideo, parvint à le tirer de son erreur. C'est à la suite de cette affaire que notre voyageur s'adressa , au nom des sciences , à l'amiral brésilien, Pinto Guedez, pour être conduit, sur un bâti- ment de guerre , à Buenos- Ayres, faveur que lui accorda l'amiral.

Il est inutile de dire l'effet que produisirent ces renseignemens sur l'opinion publique à Buenos-Ayres. M. Douville avait d'a- bord fait semblant de s'occuper de quelques recheiches scien- tifiques', qu'il abandonna bientôt pour se livrer à une industrie

.' flntre autres découvertes intéressantes, M. Douville crut, un jour, avoir

254 REVUE DES DEUX MONDES,

plus profitable. Il loua un petit magasin, rue de la Cathédrale, n" 12g , qu'il quitta peu après pour un autre situé rue de la Piedad, n°9i, et, sous la raison de commerce Domùlle et Laboissière, se mit à vendre des livres , du papier, de la parfumerie , des pétards et autres articles de même espèce. Le nom de Laboissière était celui d'une femme d'une tournure tant soit peu commune, et d'un âge approchant de la maturité , qui accompagnait M. Douville : c'était elle qui tenait ordinairement le magasin, son associé s'oc- cupant plus spécialement des affaires du dehors et des travaux relatifs à une petite presse lithographique qu'il avait établie.

Ici, je me vois obhgé d'abandoimer un instant M. Douville pour me livrer à une digression sur un événement qui se passa pendant son séjour à Buenos-Ayres. Dans la première semaine du mois de juin 1827, un personnage fut arrêté et mis en prison , sous l'ac- cusation d'avoir contrefait les billets de la Banque nationale d'un réal et de deux réaux. M. Ramon Lai'rea ayant envoyé chez le personnage en question toucher le montant d'une lettre de change, le commis chargé de ce recouvrement reçut une masse de ces bil- lets, qui étaient évidemment faux; et sur la plainte de ce négociant, la police fit son devoir. L'accusé jeta les hauts cris dans sa prison, et publia, dans VEcho Français ', une lettre dans laquelle il se plaignait de son arrestation et de la manière horrible dont on le traitait dans son cachot : on lui refusait, disait-il, les objets de première nécessité , et jusqu'à de l'eau tiède pour se faire la barbe; il était obligé, pour s'en procurer, d'en faire chauffer dans une bouteille qu'il mettait entre ses cuisses , dans son lit; en outre , le soleil l'incommodait de ses rayons à certaines heures du jour , et sa vue , affaiblie par les suites d'une observation d'éclipsé de soleil qu'il avait faite autrefois en Sicile , ne pouvait en supporter l'éclat, etc.

trouvé de la pierre à chaux , substance qui luanque complètement dans les environs de Buenos-A.yres , on la remplace par des coquilles , qui sont abondantes dans plusieurs endroits. L'échantillon de ce prétendu calcaire, qu'il porta en triomphe à M. Ramon Larrea , chez lequel je l'ai vu, n'était autre chose qu'un morceau d'argile durcie , qui abonde dans le pa\s , ou elle est désignée sous le nom de tosca , tuf.

' Journal français qui paraissait, à cette époque, à Buenos-Ayres.

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Ces plaintes firent naître une polémique assez animée entre les journaux : la Gaceta Mercanlil, feuille de l'opposition , publia à ce sujet deux articles virulens contre le gouvernement , auxquels répondit la Cronica polilica y literaria ', journal semi-officiel, et par conséquent champion du pouvoir. Je traduis le passage sui- vant de sa réponse : « Le crime dont on accuse M. *** attaque les prérogatives du gouvernement et les intérêts de la société. En tout temps, la falsification des billets de Banque a excité la sévérité de la justice. Nous espérons que M. *'*'*^ prouvera son innocence. Mais n'y a-t-il pas quelque exagération dans le tableau épouvantable qu'il a offert au public? devons-nous ajouter foi à toutes les accusations qu'il dirige contre le chef de la police ? En lisant les deux articles de la Gaceta Mercantil, nous nous sommes dit : Quel intérêt peut-on avoir à imposer des privations à un homme à qui on laisse la liberté de s'en plaindre ? refusera-t-on une tasse de thé à celui qui peut communiquer à un journaliste les souffrances qu'il éprouve? etc. »

Le 2'j août 1827, je quittai Buenos-Ayres pour me rendre au Brésil. Peu de jours après mon arrivée à Rio-Janeiro , le 20 sep- tembre , je partis pour l'intérieur, et ne reparus à Rio que dans les premiers jours du mois de mars de l'année suivante. J'y re- trouvai M. Douville, qui se livrait à la même industrie qu'à Buenos- Ayres , et avait élevé un magasin que tenait madame Laboissière, habillée en homme , ce qui scandalisait fort les Brésiliens tout en les attirant chez lui. A partir de ce moment, je perds de vue personnellement M. Douville, et ne voulant rien aftiimer que ce dont j'ai été témoin moi-même, je tairai certains détails qui sont parvenus récemment à ma connaissance.

Quelques années s'écoulèrent. Je ne pensais plus à M. Douville, lorsqu'à mon retour à Paris , dans les premiers jours du mois de juin dernier, après une longue absence dans les colonies, le pre- mier ouvrage qui me tomba entre les mains fut le Voyage au Congo. Le nom de l'auteur retentissait dans les journaux , qui s'empressaient à l'envi de donner des extraits du livre ; la So- ciété de Géographie , après lui avoir décerné son prix et une

Cronica politica y literaria r? fhienos-^dyrcs, 19 de jiinio de 1S27V

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médaille, l'avait choisi pour son secrétaire; plusieurs audiences en haut lieu lui avaient été accordées ; enfin , c'était un concert de louanges qu'aucune critique n'osait troubler. Ce nom de Dou- ville me frappa : était-ce l'homme que j'avais connu cinq ans au- paravant à Buenos^Ayres et au Brésil ? Je fis part de mes soupçons à plusieurs personnes bien connues qui avaient vu M. Douville, et le leur dépeignis sans avoir encore vérifié l'identité. Le portrait que je fis de sa personne se trouva juste, et ce fut une question décidée pour moi. Cependant j'hésitais encore à donner suite à cette affaire , lorsque le Constitutionnel du i6 septembre dernier publia sur M. Douville un article biographique rempli de détails si extraordinaires , pour ne rien dire de plus , que , pour faire cesser une mystification parvenue à un tel degré d'impudeur d'une part , et de crédulité de l'autre , je résolus d'élever la voix. Je vis M. Douville , et , au premier coup d'œil , il me fut im- possible de le méconnaître : les années ne l'ont pas changé ; le soleil de l'Afrique n'a pas ajouté une teinte de plus à ce front pâle, et lorsque je lui appris que j'étais à Rio-Janeiro à la même époque que lui , ses yeux se troublèrent comme s'il eût vu le glaive de l'opinion publique suspendu sur sa tête. Si mon témoi- gnage ne suffit pas pour constater cette identité , il existe actuel- lement à Paris plusieurs personnes qui ont connu M. Douville à Buenos-Ayres; je m'engage à les produire.

Que dirai-je maintenant du voyage au Congo? Déjà le Foreign quarleiif Rei'iew a prouvé que les dates mentionnées dans le cours de l'ouvrage sont inconcdiables entre elles. Nous allons voir que la première de toutes , celle de l'arrivée de l'auteur au Congo, n'est pas moins fausse.

« A peine reposé des fatigues de mes précédens voyages dans diverses parties du monde, je quittai Paris le i<^'' août 1826, et je m'embarquai au Havre le 6 du même mois, dans l'intention d'aller visiter la presqu'île orientale de l'Inde, et ensuite de pénétrer en Chine, si c'était possible. " Vol. i , pag. i.

Je ne presserai pas M. Douville sur ses précédens voyages , et je reconnais que la date de son départ du Havre est exacte ; seu- lement il aurait pu indiquer le nom du navire et du capitaine comme je l'ai fait : cela ne nuit jamais dans ces sortes de matières.

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« Arrivé à Montevideo j'espérais trouver un navire partant pour l'Inde, des circonstances me firent renoncer à ce projet. Je pris passage sur un navire destiné pour Rio-Janeiro , je débar- quai au commencement de 1827. » Vol. I, pag. 2.

Je passe encore sur l'étrange idée d'un liomme qui , voulant s'embarquer pour l'Inde , s'en va chcrclier un bâtiment à Mon- tevideo, tandis que nos ports et ceux de l'Angleterre en offrent sans cesse pour cette destination. Les circonstances du séjour de M. Douville à Montevideo sont également connues. Quant à son départ pour Rio-Janeiro, et le séjour qu'il y fait jusqu'au i5 oc- tobre 1827, jour de son embarquement povu- Benguela ( vol. 1 , pag. ^), je suis en mesure de prouver qu'il a passé tout le temps en question à Buenos-Ayres. J'ai sous les yeux des journaux de cette ville contenant des annonces commerciales de Douville et Laboissière^ depuis le mois de mars jusqu'au milieu de juin. Que si M. Douville prétend qu'il n'y a pas identité entre lui et l'as- socié de M""^ Laboissière , j'ai déjà offert de la prouver par des témoins. Je le prierai ensuite d'expliquer par quelle singulière rencontre il se fait que ce nom de Laboissière se trouve mentionné dans l'épitaplie qu'il inscrit sur le tombeau de son épouse, morte, dit-il, le 10 juillet 1828, à Megna Candouri , et qui est ainsi conçue : Dounlle à son épouse , née Anne-Athalie Pilaut-Labois- sière. Vol. 1 1 , pag. 44-

Il est clair également que M. Douville ne pouvait pas> être au Congo en mars 1828, puisque je l'ai vu à cette époque à Rio- Janeiro, fait que j'affirme une seconde fois. Ainsi que je l'ai dit, il y tenait un magasin, et l'on peut voir dans les journaux brési- liens du temps des annonces commerciales de lui. Je n'ai pu me procurer de ces journaux à Paris , vu leur extrême rareté et leur date ancienne , mais je me souviens parfaitement de ce fait , et je prie les personnes qui auraient de ces papiers à leur disposition , de vouloir bien le vérifier. Je leur recommande surtout le Diario Fluminense.

Criblé de fausses dates comme il l'est , que devient l'ouvrage tout entier , et n'est-il pas permis de penser qu'il a été inventé à plaisir et maladroitement d'un bout à l'autre ? Dans ce cas , une seule difficulté subsisterait. Si M. Douville n'a pas été au Congo,

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d'où proviennent les renseignemens qu'il donne sm- le pays, et les cartes qui accompagnent son voyage? Ici, je l'avoue, je suis ré- duit à de simples conjectures, mais qui ont à mes yeux tout le poids de la réalité. Il existe à Rio-Janeiro un grand nombre de personnes qui ont été au Congo , et une foule de documens sur les possessions portugaises en Afrique, qui y ont été apportés en partie de Lisbonne , lorsque le roi Jean VI quitta le Portugal pour aller s'établir au Brésil. Ces documens sont déposés dans les archives publiques , et je conviens qu'il est presque impossible d'en pi'endre copie; mais pour les ouvrages appartenant à des particuliers, la même impossibilité ne subsiste plus. Or, M. Dou- ville n'a-t— il pas pu , par un moyen quelconque , se procurer un manuscrit accompagné de cartes , manuscrit qu'il aura arrangé à sa manière, et si j'accorde qu'il a été réellement au Congo , sans toutefois s'avancer dans l'intérieur des terres , ne lui a-t-il pas été plus facile encore qu'au Brésil de se procurer des renseignemens écrits ou de vive voix de la bouche des traitans portugais?

Cette dernière conjecture me paraît la plus probable , car je crois distinguer çà et , à traveis les fictions de l'ouvrage , quel- ques traits qui indiquent un homme qui a été sur les lieux. J'ac- corderai donc à M. Douville qu'il a mis réellement les pieds en Afrique, mais rien de plus. Il suffit, en effet, de la lecture du voyage pour reconnaître que l'auteur décrit presque partout des pays qu'il n'a pas vus , et raconte des événemens qui ne se sont jamais passés. D'abord , qu'est-ce que ces caravanes , ou plutôt ces armées à sa solde , et à l'aide desquelles il taille en pièces des armées ennemies , brûle des villages , fait leurs chefs pri- sonniers, et cent autres prouesses du même genre? Je lui ferai observer qu'à l'époque il prétend avoir entrepris son expédi- tion , il n'avait pas à sa disposition , je ne dis pas les i5o,ooo fr. qu'il assure y avoir dépensés , mais même la cinquantième partie de cette somme '. Ensuite on peut remarquer dans quelle

' M. Douville dit i5o,ooo francs ; mais si on calcule les dépenses qu'il a du faire d'après sa manière de voyager, on trouvera, avec le Foreiga Quarterly Reuiew , qu'elles ont s'élever à près de 4oo,ooo francs. C'est une des moindres contradictions de l'ouvrage.

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t'iiorine disproportion se trouvent dans l'ouvrage les événemens qui prêtent à la fiction , et les observations scientifiques que l'auteur annonce faire sans cesse, et qu'on ne trouve que de loin en loin. Disputes avec les nègres, vols de tafia, conversa- tions entre les chefs, mœurs, usages, combats, tout cela se trouve décrit avec une prolixité fatigante. Le reste, au contraire, qui était pourtant le principal, est d'une aridité et d'une maigreur telles , qu'on le renfermerait aisément dans un petit nombre de pages, et j'ose affirmer que nulle part on ne trouverait dans un même espace un pareil amas d'inepties et d'absurdités. On voit évidemment un homme qui voudrait bien parler le langage des sciences, mais qui, en connaissant à peine les premiers mots , les balbutie avec hésitation , et tourne sans cesse dans un cercle étroit d'expressions pareilles dont il ne connaît pas la valeur. Il suffit, pour se convaincre de la profonde ignorance de l'auteur , d'exa- miner ses travaux dans toutes les branches des sciences naturelles. Je dis toutes , car M. Douville n'a pas une prétention moindre que d'être , comme M. de Humboldt, un homme universel.

Voyons d'abord en astronomie. Le Foreign qiiarlerly Rei>leiu a prouvé que les observations astronomiques que prétend avoir faites M. Douville, étaient impossibles au moment il les indique , vu l'état du ciel; que, par exemple, la lune était couchée depuis quatre heures , à l'instant notre voyageur dit l'observer. Le passage suivant n'est pas moins curieux :

« Le temps était beau ; aucun nuage ne dérobait la vue des étoiles qui jetaient un éclat très-vifj je remarquai alors , pour la pre- mière fois , combien elles sont brillantes dans ces régions équi- noxiales, et je passai quelque temps à les observer avec mon télescope. » Vol. i , page i3i.

Quepenser d'un astronome qui ne s'aperçoit qu'après delongues années passées à voyager dans toutes les parties du globe , de l'éclat particulier que jettent les étoiles sous les tropiques? Quant au téles- cope, c'est la première et la dernière fois , à ma connaissance, qu'il en est fait mention dans le cours de l'ouvrage.

En géographie physique, la science ne doit pas de moins rares découvertes à l'auteur. Il fait, par exemple, remonter des mon- tagnes à certaines rivières, partir d'un point commun plusieurs

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autres dont chacune coule dans une direction opposée , et parle du cours paisible de fleuves qui ont sept toises de pente par lieue , etc.

Mais c'est certainement en chimie que M. Douville peut se flat- ter d'avoir fait une découverte qui surpasse toutes les autres ; écou- tons-le parler lui-même :

« Mes observations m'ont fait connaître que l'air atmosphé- rique, près de Loanda, consiste en quatre cinquièmes d'azote et un cinquième d'oxigène. Au contraire, dans la campagne éloignée de celte ville , les arbres très- hauts sont nombreux , l'air atmos- phérique se compose de trois cinquièmes huit douzièmes d'azote, et d'un cinquième quatre douzièmes d'oxigène ; ce qui confirme la remarque que les arbres sont nécessaires à la formation du gaz oxipène , et que les terrains ils manquent sont plus propres à la formation de l'azote.

u Dans les forêts épaisses que j'ai traversées, où, sous les grands arbres , les terres sont partout couvertes de broussailles , les feuilles tombent et pourrissent , le feuillage touffu des grands végétaux empêche le renouvellement continuel de l'air, et vivent une infinité d'insectes, de reptiles et d'animaux divers, j'ai trouvé l'air atmosphérique composé d'un cinquième sept dou- zièmes d'oxigène , et de trois cinquièmes cinq douzièmes d'azote. Ces animaux me parurent consommer, pour leur existence, une plus grande portion d'azote , d'où il résultait que l'oxigène était en quantité plus considérable. Un nuage de vapeurs plane continuellement au-dessus de ces forêts : il doit être occasionné par la putréfaction des feuilles tombées , et des reptiles morts. » Vol. I , page 5o.

On conviendra que Vauquelin ou Davy n'auraient jamais trouvé celle-là. L'honneur tout entier en appartient à M. Douville.

Si nous passons ensuiie à la zoologie, nous verrons que M. Dou- ville dissèque des animaux et les étudie avec toute l'attention dont il est capal)le : mais les descriptions qu'il en donne de temps en temps sont d'une nature telle que celles des anciens voyageurs peuvent passer pour des chefs-d'œuvre auprès des siennes. Dans ces occasions, les termes scientifiques l'abandonnent complète- ment , et il laisse son lecteur dans une obscurité désespérante sur le genre , la famille ou la tribu à laquelle appartient l'animal dont

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il parle. On lui doit aussi quelques observations nouvelles dans cette partie. Ainsi, par exemple, sur les bords du lac Qui- lunda, il tue un hippopotame en lui fracassant le crâne d'une balle ( vol. i , page 85 ) ; chose qui , bien certainement , n'est ja- mais arrivée qu'à lui.

Voici maintenant un échantillon de description :

« Je rencontrai , tout près de la Régence , un lac qui peut avoir une lieue de circonférence Les bords sont couverts d'une foule d'oiseaux qui vont saisir au fond un petit animal amphibie. Cet animal est bipède , se nourrit de très^petits poissons , et se meut avec une vitesse prodigievise. »

Dans une note , l'auteur complète la description de cet animal amphibie , en commençant par donner ses dimensions , ayant ouï dire probablement que tel était quelquefois l'usage parmi les na- turalistes :

« Il est d'un vert clair , il court très -vite , il est ovipare : cepen- dant j'ai pris une femelle avec sept petits dans le corps , qui prirent la fuite avec beaucoup de célérité au moment avec un instrument tranchant j'ouvris le ventre de la mère. Cet animal n'est certainement point un quadrupède estropié. » Vol. I , pages 66 et ô'j.

J'en suis parfaitement convaincu, ainsi que M. Douville , et je suis au moins aussi embarrassé que lui pour savoir à quelle famille rapporter un animal aussi extraordinaire. Toutes ses descriptions zoologiques sont à peu près dans ce genre.

Le livre tombe des mains lorsqu'on songe qu'un homme a osé imprimer de pareilles choses de nos jours , et les présenter à l'ap- probation de corps savans. Je fatiguerais la patience du lecteur en continuant de citer les passages de la même nature que ceux qui précèdent; c'est donc assez. Je n'ai pas besoin de dire qu'aucun motif d'intérêt personnel ne m'a engagé à révéler les faits qu'on vient de lire : jamais M. Douville ne m'a donné personnellement le plus léger sujet de plainte; mais pour l'honneur de la France, pour l'honneur d'un corps savant qui finirait par devenir un objet de risée , si son erreur se prolongeait davantage , il faut que cette mystification inouie ait un terme; elle n'a déjà duré que trop long- temps , et n'est-ce pas même une chose déplorable qu'elle ait pu

TOME VIII. j3

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avoir lieu ? Que M. Douville réponde à l'accusation que je viens de porter contre lui ; mais qu'il réponde sur le même ton que j'ai em- ployé à son égard , sans emportement , sans divagations , par des dates et des faits précis. Je suis en état de soutenir le combat , et s'il interroge ses souvenirs, il verra que je n'ai pas épuisé la ma- tière. S'il m'en croit donc, il se dépouillera discrètement du rôle qu'il a usurpé , en gardant un prudent silence ' .

L'auteur des Fraginenls of Voyages and Travels est depuis long- temps connu en France de tous ceux pour qui ime relation de voyages faite avec talent est un des livres les plus intéressans qui puissent charmer leurs loisirs. M. Basil Hall a commencé sa réputa-

' Cet article devait paraître dans la livraison du i5 octobre dernier; mais ùes circonstances indépendantes de la volonté du directeur delà /Je. ue et de la mienne en ont retardé la publication jusqu'à ce jour. Dans cet intervalle , M. Douville a fait paraître une mince brochure de quelques pages, intitulée Ma Défense, etc.; et il en a adressé à la /îei^ue deux exemplaires, accompagnés d'une lettre, pour l'inviter à la reproduire, di- sant que l'iionn :iir national exigeait cette publicité.

J'ai lu avec attention la Défense de M. Douville, et je ne perdrai pas mon temps à la discuter. Ses réponses ne sont pas des réponses, mais bien une suite de cercles vicieux , de pétitions de principes, d'assertions qu'il donne comme des preuves, et qui, elles-mêmes, auraient besoin de preuves. D'ailleurs , la question a changé de face. Ce n'est plus son ouvrage , mais Lien ?a moralité, et , par suite, la confiance que méritent ses récits , qu'il faut que M. Douville défende. Qu'il prouve que dans le cours de l'an- née 1827 il était à Rio-Janeiro et non à Buenos-Ayres , et en mars 1828 au Congo et non au Brésil; que ses preuves soient aussi positives que les miennes ; qu'il oppose des dates aux dates, des faits aux faits, des journaux aux journaux , des témoins aux témoins; et quand il aura fait tout cela , il n'y aura pas une erreur de moins dans son ouvrage.

Je n'ajouterai plus i^u'un seul mot sur la proposition qie fait M. Douville au gouvernement de se charger d'entreprendre un second voj'iigc en Afri- que. Il y a deux moyens de se tirer d'un mauvais pas dans lequel on s'est imprudemment engagé, l'un, el c'est le plus vulgaire, consiste à reculer, en sauvant , tant bien que mal , les apparences ; l'autre à redoubler d'au- dace et marcher en avant , en bravant les blessures qu'on a reçues dans le combat. Je laisse au public à décider si ce dernier parti est le meilleur, et si M. Douville a eu raison de le prendre.

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tlon parmi nous par son voyage sur les côtes du Chili et du Pérou; celui à Loo-Clioo, quoique un peu moins populaire, n'est pas moins digne d'intérêt, et le dernier qu'il vient de publier sur les Etats-Unis mériterait aussi bien que les pre'cédens les honneurs de la traduction. Il acquerrait même un nouvel intérêt par le livre que mistriss Trollope vient de publier sur le même sujet. L'auteur pense comme cette spirituelle dame sur beaucoup de points , mais il n'est pas tout-à-fait du même avis qu'elle sur beaucoup d'au- tres qui concernent plus particulièrement les mœurs américaines ; il est de ces choses délicates et exquises pour lesquelles, nous au- tres hommes, nous n'avons pas grâce d'état. Ces deux ouvrages peuvent être considérés comme le complément l'un de l'autre . et doivent être lus de tous ceux qui veulent connaître les mœurs de l'Union.

Les fragmens de voyages dont nous avons à parler ne sont pas d'un ordre aussi élevé que les autres productions de l'auteur. Ainsi qu'il nous l'apprend lui-même , ils sont adressés aux jeunes gens qui se destinent à la carrière aventureuse de la mer ; et certes , ils ne pouvaient avoir un meilleur guide que lui pour leur montrer à la fois les charmes et les privations de la vie du marin. M. Hall n'emprunte ses exemples qu'à lui-même, et se met en scène depuis son début, comme midshipman , jusqu'au moment de longs services lui ont valu le grade dont il est revêtu aujourd'hui, et expose avec une égale candeur les fautes et les actions honorables de sa carrière. Il possède en outre mie inépuisable provision de conseils pleins de sens et de raison , faits non pour les circonstances extraordinaires de la vie, mais pour ces situations communes , tri- viales, où la plupart des hommes s'embourbent tous les jours de leur existence. Il les développe avec une abondance , une lucidité , une rectitude de jugement qui ne l'abandonne jamais, et quel- quefois avec une certaine profondeur. Ces qualités solides n'ex- cluent pas chez lui celles plus brillantes de l'imagination : on voit, à chaque instant , percer dans ses récits l'enthousiasme de sa pro- fession , son amour fdial pour le vieux vaisseau qui lui a servi pendant de longues années de toit paternel , et au milieu de tout cela , des souvenirs du ciel de l'Inde, des mers équatoriales , qui le poursuivent , comme tant d'autres, dans le fond de sa retraite ,

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et lui échapjieiït , pour ainsi dire , à son insu. Il n'y a guère , néanmoins , que ceux à qui toutes les parties d'un navire et de ses manœuvres sont familières . qui puissent lire cet ouvrage d'un bout à l'autre. Tout ce qui a rapport à ce sujet serait ou inintelligible , ou sans intérêt pour le lecteur qui n'a jamais navigué , ou qui ne connaît de la mer que quelques lieues près de ses rivages. Biais , à côté de cela , il se trouve des chapitres entiers faits pour plaire à toutes les classes de lecteurs. L'auteur y raconte quelques-unes de ses aventures , ou dépeint les usages des pays qu'il a visités ; et l'on sent que la matière ne peut mancjuer à un homme que vingt-cinc| ans d'une vie errante ont conduit tour à tour sur tous les points du globe. Plusieurs de ces récits ont été mis à profit par nos feuillespériodiques, aussitôtl'apparition de l'ouvrage, et sont probablement connus de nos lecteurs; aussi éprouvons-nous quelque endDarras à choisir parmi ce qui reste à glaner quelque passage qui puisse donner une idée de la manière de l'auteur. Celui qui suit nous paraît remplir ce but : la scène se passe à Vigo et à la Corogne , à l'époque Napoléon en personne comman- dait ses armées en Espagne , et Madrid , tremblante devant son génie, lui ouvrait ses portes après deux jours de résistance. M. Hall faisait alors partie d'une division de bâtimens anglais chargée de prêter aide aux Dons , comme il les appelle, suivant le sobriquet en usage parmi nos voisins.

« On reçut, un jour , la nouvelle à la Corogne que le général espagnol Blake avait livré une bataille générale à un nombre très- supérieur de troupes françaises , dans laquelle il avait mis l'en- nemi en déroute complète et fait quatre mille prisonniers , qui tous, assurait-on, étaient en route pour se rendre sur la côte. En conséquence de ces nouvelles, nouvelles en effet! tout fut joie et bonheur dans la ville ; et le soir à l'opéra , on donna une pièce intitulée : Le plus beau Jour de l'Espagne , spectacle patriotique appioprié à la circonstance , et dans lequel figurait l'étrange réunion des personnages suivans» D'abord , au lever du rideau , parut notre bien-aimé monarque Georges III, assez bien repré- senté par un acteur d'une corpulence peu commune , et donnant la main à Ferdinand VII. Ces deux souverains étaient, comme on peut le croire, sur un pied amical ensemble, se faisant des

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offres mutuelles de service , et fulminant des menaces de ven- f[eance contre les Français , d'une manière (out-à-fait théâtrale. Le premier acte roulait presque entièrement sur la nécessite d'ar- mer la population des campaj^nes, équiper convenablement les troupes réj^ulières , et tirer des secours d'Angleterre.

« Le groupe qui parut ensuite, se composait d'un antre couple de hautes parties contractantes, pareillement fort bien ensemble. On devinera sans doute que l'une d'elles était Bonaparte; mais qui eût imaginé , si ce n'est un singulier peuple comme les Espagnols, de le mettre sur la scène , traits pour traits, avec le vieux Satan lui-même? Ces dignes personnages s'avancèrent sur le théâtre , qui représentait, comme de raison, les rég ons infernales , avec l'accompagnement obligé de flammes et de soufre. La discussion entre eux , sur le meilleur moyen de réduire la Péninsule en escla- A'age , occupa tout le second acte.

« Au troisième , les choses avaient changé de face , car Ferdi- nand et Georges III avaient eu le dessus sur les deux confédérés, et le diable ayant pris leur parti, livrait tous les secrets de Napo- léon , et le laissait dans le bourbier. Par manière de justice distri- butive, le pauvre Napoléon était confié à la garde de son ex-as- socié, qui , après l'avoir fouléaux pieds, haranguait son prisonnier ainsi que l'audience, en récapitulant tous les méfaits de la poli- tique passée du monarque abattu , afin , disait-il avec un sourire vraiment satanique, de rafraîchir sa mémoire impériale.

« Le lendemain même de cet édifiant et patriotique spectacle , arriva un courrier qui apprit que Blake , au lieu d'être vainqueur, avait été complètement taillé en pièces , après s'être battu pen- dant o«ze/o?;ri- , contre soixante-dix mille Français! Les Espa- gnols , comme on voit, ne sont jamais à court d'hyperboles. Le messager déclara eiï outre qu'il avait compté lui-même six mille Espagnols morts sur le champ de bataille , tous rangés en ordre , donnant parla à entendre que ces patriotes avaient été' assez intré- pides pour mourir dans leurs rangs, au lieu de rompre leurs files.»

« Des rapports arrivèrent de toutes parts à Vigo , contenant l'heureuse nouvelle d'une longue suite de succès patriotiques. Les Français , disaient ces papiers , avaient attaqué Madrid , mais

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avaient complètement échoué. C'était une affaire claire; personne n'en doutait, et sans prendre de plus amples informations, toute la population se livra à la joie. La vérité cependant était que , le 4 décembre, Madrid, quoique pourvue d'une forte garnison et de tout ce qui était nécessaire pour une longue résistance , avait tranquillement cédé à Napoléon en personne.

« Comment les liabitans de la Péninsule trouvaient-ils moyen de changer la nouvelle d'une défaite honteuse en celle d'une bril- lante victoire? Eux seuls le savent. Mais je défie quiconque ne connaît pas de longue date leur habileté dans cette alcliimie po- litique , de résister à l'espèce d'évidence avec laquelle ils savent dénaturer leurs levers et les présenter à leur avantage. Cela n'a lieu , toutefois , qu'à distance ; car quand le théâtre des événemens est proche , ils suivent une autre pratique. De quelque manière que cela se fût fait , il est certain que le 24 décembre, nous nous réjouissions à Vigo des beaux faits d'armes de Madrid. Des lettres écrites de la capitale elle-mêi le décrivaient la manière dont les liabitans s'étaient défendus contre les ennemis. Avant que les Français entrassent en ville, le jour de l'attaque, les habitans, disaient ces lettres, avaient jeté par la fenêtre tout ce que conte- naient leurs maisons , sofas, pianos, tableaux, chaudrons, gui- tares , en un mot, tous les objets, sans exception , qui leur appar- tenaient. Au moyen de cette pluie de meubles et d'ustensiles, les rues, qu'on dit très-étroites, avaient été barricadées si complè- tement , que le grand Napoléon et ses légions jusque-là invincibles avaient été subitement mis à quia par cet ingénieux stratagème. Les portes des maisons étant fermées à double tour, comme de rai- son, les audacieux assaillans avaient perdu la tête dans cet océan de pots et de casseroUes , sans savoir comment s'ouvrir un passage au milieu de ces montagnes de lits et de cartons qui s'offraient à eux de toutes parts. La masse entière de la population , ajoutait- on , depuis le premier jusqu'au dernier , s'occupait, pendant ce temps, à défendre la ville. Les femmes et les enfans s'étaient éga- lement distingués, les femmes surtout, qui étaient représentées , dans plusieurs lettres que je vis, comme ayant combattu avec un courage et une fureur sans égale.

" Non-seulement cette histoire tout entière était fausse , mais il

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t

n'y avait pas même l'ombre d'une ombre de quelque événement qui pût lui servir de base. Les résultats de cette étonnante affaire étaient détaillés dans les lettres en question , avec toutes leurs cir- constances : dix-huit niilk- Français avaient élé tués dans la grande place, ils avaient pénétré en escaladant les montagnes de chaises et de tables empilées dans les rues. Les premiers rapports évaluaient la perte des Français, dans cet endroit, à trente-deux mille hommes; non, trente en nombre rond, mais trente-deux. Les plus récens réduisaient néanmoins les morts à dix-huit mille , quantité plus raisonnable. »

M. Hall rapporte , dans un autre endroit, un fait assez curieux, qu'il raconte avec une rare modestie , ayant peur , dit-il , de ne pas être cru de ses lecteurs : il s'agit d'un saut de vingt pieds de haut , qu'il vit exécuter à une baleine dans la rade de Saint-Geor- ges, aux Bermudes. Ce fait, quoique rare, n'a rien de bien ex- traordinaire , et nous avons été nous-même témoin d'une cir- constance analogue et encore plus intéressante. Etant, au mois d'octubre iSiS, sur les côtes du Brésil, près de Bahia , par un temps et une mer superbes, deux baleines vinrent se livrer sous nos yeux , pendant près d'une heure, à des jeux c|ui étaient proba- blement des préludes amoureux. Gfs deux monstres se dressaient à chaque instant sur leurs queues, de manière à découvrir leur corps en entier , puis se laissaient retomber avec un bruit pareil à celui du canon. Ils se poursuivaient, se frottaient l'un contre l'autre, et nous les vhnes à plusieurs reprises bondir à une hau- teur qui égalait au moins celle mentionnée par M. Hall. Insensi- blement ils s'éloignèrent , et nous les perdîmes de vue.

L'ouvrage du capitaine Hall pourrait être très-utile à la classe de jeunes gens qui , parmi nous , se destinent à la même carrière que ceux pour lesquels il a été composé ; ils y trouveraient d'excel- lens conseils pour leur conduite future, connue officiers, car si le régime de la marine anglaise diffère quelque peu du nôtre, les offi- ciers des deux nations n'en ont pas moins des devoirs parfaite- ment analogues à remplir. Ces six petits volumes deviendraient également les compagnons du passager , et contribueraient à lui faire oublier la longue monotonie de la plupart des traversée? sur mer. Théodore Lacobdairi-..

ORIGINE

DE

L'ÉPOPÉE CHEVALERESQUE

DU MOYEN AGE.

HHJJVJÈME IiEÇON. lY"^ article '.

EXTRAITS ET ANALYSES

mm ^(^m^mê iPia(D^iâîî(gi\ia.s

M. Fauriel a donné, dans la suite de son cours, les analyses des prin- cipaux romans dont il a été question dans les leçons précédentes. Le défaut d'espace empêche de les insérer toutes , on devait se borner à une pour chaque genre , et l'on a choisi pour le cycle carlovingien Gérard de Rousillon , pour le cycle de la Table ronde , G eoffroi et Brunissande , enfin un monument exclusivement provençal , la Chro- nique des Albigeois. On les fait précéder par une leçon qui concerne la littérature provençale antérieure aux troubadours , et qui contient des indications sur les premières origines de la poésie épique chez les Provençaux. Il a paru convenable de l'intercaler ici , en supprimant quelques pages de préambules, qui se rapportent à d'autres parties du sujet général.

' f^ojez les livraisons du i'"' et i5 septembre, celle du i5 octobre.

ROMANS PROVENÇAUX. 269

C'étaient les guerres des clirétiens avec les Arabes

«l'Espagne, sur la frontière des Pyrénées, qui devaient fournir à l'épopée du moyen âge ses sujets les plus populaires. Je ne crois donc pas inutile de donner ici un aperçvi sommaire de l'histoire de ces guerres.

l^es Arabes , déjà maîtres de l'Espagne , entrèrent pour la pre- mière fois hostilement dans la Septimanie, en 71 5. En 10 19, ils tentèrent de reprendre Narbonne ; c'est leur dernière irruption connue en-deça des Pyrénées. Entre ces deux expéditions , il y a un intervalle de trois cents ans , durant lequel les conquérans mu- sulmans de la Péninsule espagnole et les populations de la Gaule furent presque sans relâche en guerre ouverte les uns contre les autres. Cette longue lutte présente quatre périodes distinctes.

De 7 i5 à 782 , année de la bataille de Poitiers , ce furent les peuples du Midi, et particulièrement les Aquitains, alors indé- pendans de la monarchie franke , qui , sous le commandement de leur brave duc Eudes, eurent à guerroyer contre l'islamisme : ils remportèrent sur les Arabes plusieurs grandes victoires , et les re- poussèrent maintes fois de l'Aquitaine, jusqu'à ce qu'en 732, Abderrahman (le fameux Abdérame des chroniques), ayant battu le duc Eudes , sous les murs de Bordeaux , se répandit , comme un torrent, dans tout le midi de la Gaule.

De cette époque à 778, ce sont les Franks qui , sous le com- mandement de Charles Martel, de Pépin et de Charlemagne , soutiennent la guerre contre les Musulmans. Dans cette seconde période de la lutte , Charles Martel chasse les Arabes de la Pro- vence ; Pépin leur enlève la Septimanie , qu'ils avaient conquise sur les Goths ; et Charlemagne fait sa fameuse expédition dans la vallée de l'Ebre. Mais , battu à Sarragosse , il se retire , et perd la fleur de son armée à Roncevaux.

En 778, Charlemagne persistant, malgré sa défaite, dans ses plans relativement à l'Espagne , crée un royaume d'Aquitaine , plus vaste que n'avait été précédemment le duché indépendant de ce nom. Les Gallo-Romains méridionaux et les Aquitains repren- nent alors , sous des chefs de race franke , la tâche de repousser les musulmans. Ce sont eux qui conquièrent les premiers, sur

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les Arabes , quelques cantons et quelques villes de l'Espagne orientale , et y forment de nouveaux établissemens chrétiens.

Enfin , lorsque les provinces du midi se détaclient de la mo- narcLie carlovingienne, les chefs et les peuples de ces provinces continuent à guerroyer contre les Arabes, mais plutôt par zèle de religion et par un commencement d'impulsion chevaleresc[ue, cjue pour la nécessité de la défense. On ne craignait dès-lors plus guère ces Maures , ces Sarrasins , d'abord si terribles ; la dynastie des Ommiades touchait à sa fin , et l'Espagne était sur le point de retomber dans l'anaichie dont l'avaient tirée les chefs de cette glorieuse dynastie.

On voit , par ce résumé , qu'à l'exception de la courte péi'iode Charles Martel et Pépin firent la guerre aux Arabes , en per- sonne et à la tète des Franks , cette guerre fut toujours soutenue par les Gallo-Romains méridionaux. Auxiliaires naturels des Es- pagnols de la Galice et des Asturies , les Aquitains , les Septiina- niens, les Provençaux partagèrent avec eux la gloire et le devoir de résister aux efforts que fit successivement l'islamisme , d'a- bord pour pénétrer au cœur de l'Europe , puis pour se maintenir en Espagne.

Rien ne manquait à cette lutte de ce qui pouvait développer et ennoblir l'instinct poétique , déjà alors éveillé dans le midi de la Gaule ; tout s'y combinait pour en relever l'importance : l'en- thousiasme de la religion et celui de la bravoure , les brusques alternatives de victoires et de revers , les incidens de guerre im- prévus ou singuliers, aisément pris pour des miracles , dans des temps de foi, d'ignorance et de simplicité. Il n'y avait pas jusqu'à l'antique renommée des pays, des montagnes, des cilés, théâtres habituels de cette guerre, qui ne contribuât à y répandre une sorte d'intérêt et d'éclat poétiques.

Aussi braves que les chrétiens , les Arabes étaient beaucoup plus civilisés ; et ce fut incontestablement d'eux que vinrent , dans le cours de la guerre , les premiers exemples d'héroïsme , d'humanité , de générosité pour les adversaires , en un mot , de quelque chose de chevaleresque , bien avant que la chevalerie eût un nom et des formules consacrées.

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De telles guerres étaient de la poésie toute faite , dont l'ex- pression la plus simple et la plus grossière devait atteindre et garder quelque chose. Qu'il y aiteu de très-bonne heure , dans le midi, des pièces de vers composées sur ces guerres, et dans la vue d'en l'etracer les principaux incidens , ce n'est pas une chose dont on puisse douter. Mais nous n'avons point ces pièces , nous n'en avons pas même d'échantillon , et Ton est embai'rassé à s'en faire une idée.

A en juger par analogie avec ce que l'on sait de l'origine et des développemens de la poésie épique en d'autres temps et en d'autres pays , les pièces de vers dont il s'agit ne pouvaient être que des chants populaires, ayant chacun pour sujet , non une suite complexe d'événemens , mais un seul événement isolé , et destinés tous à être chantés dans les rues et sur les places , à des foules d'auditeurs rassemblés au hasard.

Ce sont ces chants qui , conservés par tradition , et successi- vement accrus de nouveaux accessoires de moins en moins histo- riques et de plus en plus merveilleux , devinrent peu à peu les épopées carlovingiennes du xii" siècle.

Et ce n'est pas seulement sur des raisons de vraisemblance générale que je me fonde pour attribuer cette origine à ces épo- pées. Il y a, à l'appui de cette opinion, des faits particuliers que j'ai cités en leur lieu, et qui, peu importans par eux-mêmes, n'en sont pas moins d'un grand intérêt , comme se rattachant à un fait général dans l'histoire de la poésie épique. J'ai fait voir, en parlant du fameux loman de Guillaume-au-court-Nez, que, dans l'état nous l'avons , ce roman n'est qu'une dernière am- plification faite vers la fin du xixi^ siècle , d'un seul et même sujet, amplifié successivement plusieurs fois, et qui, dans l'ori- gine, se réduisit à un petit nombre de chants populaires com- posés dans le midi , sur les lieux même qui furent le théâtre de la gloire et de la piété du héros.

Il n'est personne qui n'ait lu, ou n'ait entendu citer la fameuse chronique dite de Turpin. C'est une relation latine de la grande expédition de Charlemagne dans la vallée de l'Ebre, relation laussement attribuée à Tur]iin on Tilpin, archevêque de Reims,

ans REVUE DES DEUX MONDES.

mort en l'an 800 , quatorze ans avant Charlemagne. Sa composi- tion ne remonte pas au-delà de la fin du xie siècle , ou des com- niencemens du xii" ; l'auteur en est inconnu ; il y a seulement beaucoup d'apparence que c'était un moine. L'ouvrage n'est pas long : il a moins de 80 petites pages. Il serait difficile de ramasser plus d'énormes faussetés et de platitudes qu'il n'y en a dans ces 80 pages. Mais elles renferment aussi des traits curieux pour l'histoire de l'épopée du moyen âge.

Elles contiennent d'abord la preuve qu'avant l'époque elles furent écrites , il circulait en France des cLants épiques popu- laires, de l'espèce de ceux dont je viens de parler. Le chapitre xn est un recensement des forces avec lesquelles Charlemagne des- cendit en Espagne , et des différens chefs sous lesquels ces forces marchèrent. Parmi ces chefs est nommé Hoel , comte de Nantes, à propos duquel l'auteur ajoute : « Il y a sur ce comte une chanson que l'on chante encore aujourd'hui , et dans laquelle il est dit qu'il fit des prodiges sans nombre. » Une telle circonstance est de sa nature trop indifférente , trop insignifiante , pour être vme fiction ou un mensonge. D'ailleurs, il existe à propos de la même légende d'autres preuves du même fait.

Jauffroi , moine de Saint-Martial , prieur du Yigeois , en Li- mousin , qui vivait au xii<^ siècle , nous a laissé une chronique extrêmement intéressante pour l'histoire de son pays et de son temps, et même en général pour celle du moyen âge. Il dési- rait lire l'œuvre du prétendu Turpin , que tout le monde prenait alors au sérieux, et pour de l'histoire. Il en fit venir d'Espagne une copie , qu'il reçut comme un vrai trésor. Voici le commencement d'une lettre qu'il écrivit à ce sujet à ses confrères du monastère de Saint-Martial :

« Je viens de recevoir avec reconnaissance l'histoire des glo- rieux triomphes de l'invincible roi Charles , et des- faits glorieux du grand comte Roland en Espagne. Je l'ai corrigée avec le plus grand soin , et je l'ai fait copier, par la considération que nous n'avons su jusqu'ici de ces événemens , que ce que les jongleurs en ont rapporté dans leurs chansons. »

Ces chants de jongleurs que le prieur du Vigeois trouvait si

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incomplets, comparativement à l'histoire de Turpin , cependant assez courte , ne pouvaient être que des cliants du genre de ceux dont j'ai i)arlc, c'est-à-dire plus courts encore et plus sommaires que la fameuse histoire , probablement aussi faux , mais parfois du moins plus poétiques.

Maintenant , j'irai plus loin , et me permettrai une conjecture qui , je l'avoue , me paraît spécieuse et motivée. Je ne puis m' em- pêcher de regarder la prétendue chronique de Turpin comme une sorte d'interpolation et d'amplification monacale , en mauvais latin , de quelques chants populaires en idiome vulgaire , sur la descente de Charlemagne en Espagne. Une fois entrés dans le corps de l'insipide légende , la plupart de ces chants , les mauvais et les médiocres , ont dvi aisément s'y confondre , et il serait im- possible de les signaler aujourd'hui sur un fonds avec lequel ils se sont trouvés, pour ainsi dire , en harmonie par leur platitude et leur fausseté. Mais il se rencontre çà et là, dans cette chro- nique , des tiaits isolés , des passages qui , si altérés qu'on les suppose , sont encore empreints de je ne sais c|uel caractère de poésie enthousiaste et sauvage, par lequel ils ressortent \dvement de la paraphrase monacale qui les enveloppe ou les sépare.

Tel me paraît , entre autres , le passage sont décrits les der- niers momens et la mort de Roland. J'essaierai d'en donner une idée. Il faut dire d'abord, pour bien établir la situation du héi'os, que Charlemagne a repassé les Pyrénées, et se trouve déjà, avec le gros de l'armée, dans les plaines de Gascogne. Vingt mille chrétiens, restés en arrière , ont été exterminés à Roncevaux, à l'exception d'une centaine qui se sont dispersés et cachés dans les bois ; Roland les rallie au son de son fameux cor d'ivoire, se jette une seconde fois parmi les Sarrasins , dont il tue un grand nombre, et entre autres le roi sarrasin Marsile. Mais, dans ce second combat, les cent chrétiens qui restaient du premier car- nage , succombent, à l'exception de Roland et de trois ou quatre autres, qui se dispersent de nouveau dans les bois. Maintenant, je vais traduire le passage, en imitant, autant que me le permettra le besoin d'ètie clair, le vieux style de la chronique.

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« Charles avait déjà passé les ports avec son liost , et ne savait la moindre cliose de ce qui était arrivé derrière lui. Alors Ro- land , hors d'haleine d'avoir si longuement bataillé , meurtri de coups de pierre, et blessé de quatre coups de lance, se retira à l'écart , dolent outre mesure de la mort de tant de chrétiens, et de tant de vaillans hommes. Il gagna, par bois et par sen- tiers, le pied de la montagne de Cezère. , il descendit de cheval , et se jeta sous un arbre , à côté d'un gros quartier de rocher, au milieu d'un pré de belle herbe, au-dessus du val de Roncevaux. Il avait à son côté Durendal , sa bonne épée , ouvrée à merveille , à merveille luisante et tranchante ; il la tira du fourreau , et la regardant, il se prit à pleurer, et à dire : O ma bonne, ô ma belle et chère épée , en quelles mains vas-tu tomber? Qui va être ton maître? Oh ! bien pourra-t-il dire avoir eu bonne aventure, celui qui te trouvera ! Il n'aura que faire de craindre ses ennemis en bataille : la moindre des blessures que tu fais est mortelle. Ah ! quel dommage , si tu allais aux mains d'homme non vaillant! Mais quel pire malheur, si tu tombais au pouvoir d'un Sarrasin I » Et là-dessus , la peur lui vint que Durendal ne fût trouvée par quelque infidèle, et il voulut la briser avant de mourir. Il en frappa trois coups sur le rocher qui était à côté de lui , et le rocher fut fçndu en deux de la cime au pied, mais l'épée ne fut point brisée. » Si ce fragment peut , comme je le présume , être tenu pour un reste plus ou moins altéré , ou tout au moins pour un reflet de quelque ancien chant de jongleur, sur les guerres entre les Arabes et les chrétiens de la Gaule , il prouve quelque chose de plus que l'existence de pareils chants à une époque très-reculée ; il prouve qu'il y avait, dans les guerres dont il s'agit, quelque chose de favorable aux inspirations de la poésie.

Je pourrais , je crois, en fouillant avec soin dans cette étrange chronique de Turpin, y trouver encore çà et quelques traits isolés d'une poésie populaire antérieure. Mais ce tâtonnement deviendrait aisément minutieux et arbitraire , et je l'abandonne. J'aime mieux chercher, dans des chroniques plus anciennes, plus graves, et vraiment historiques dans leur ensemble, des

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jireuves plus certaines et plus singulières du genre d'influence que j'attribue aux Arabes d'Espagne sur l'épopée du moyen âge.

Les Arabes flrent , de -791 à 796, plusieurs grandes irruptions eu Septimanie. Les populations épouvantées s'enfuirent de toutes parts du bas pays , avec ce qu'elles purent emporter de leurs biens, et se retirèrent dans les montagnes. Unç bande de ces fu- gitifs traversa plusieurs embrancbemens des Cévennes , et se porta jusqu'au fond d'une vallée déserte, nommée Conques, non loin du confluent du Lot avec le torrent de Bordun. A la tête de cette bande se trouvait un clief , nommé Datus ou Dado, qui, en 801 ou 802 , fonda une cliapelle , destinée à devenir quelques années après le monastère de Conques, l'un des plus célèbres de tout le midi , et dont j'aurai tout à l'iieure l'occasion de vous re- parler. Jusqu'ici tout est historique ou très-vraisemblable. Mais voici maintenant les motifs par lesquels Datvis est supposé avoir fondé cette chapelle, et ici commencent, selon moi, la poésie et la fiction.

Les Sarrasins ayant fait une invasion dans le Rouergue, Datus prit les armes avec ses compagnons de refuge , pour aider les chefs du pays à repousser les infidèles. Mais à peine fut-il sorti de Conques , qu'un détachement de Sarrasins y pénétra de son côté , et y enleva tout , personnes et biens. Cependant l'armée dont ils faisaient partie finit par être repoussée du Rouergue ; les chrétiens qui avaient pris les armes contre elle retournèrent dans leurs loyers, et ceux de Conques, comme les autres. Mais quelle ne fut pas la douleur de Datus et de ses compagnons , lorsque, revenus à leurs demeures , ils trouvèrent que les Sarra- sins n'y avaient rien laissé I Ils avaient emmené tous les habi- tans prisonniers, et parmi eux la vieille mère de Datus, sa seule compagnie, son unique consolation.

Emporté par la colère et le désespoir, Datus, à la tête de ses compagnons dépouillés et furieux comme lui , se met à la pour- suite des ravisseurs ; il en suit quelque temps la trace , mais il ne peut les joindre en pleine campagne : il les trouve letirés déjà dans un château fortifié , ils avaient mis leur butin en sûreté. Il essaie de prendre la place ; mais la place est forte , elle est bien

^n() REVUE DES DEUX MONDES.

pardée, et les assaillans, en trop petit nombre, sont bientôt re- poussés.

« Leur chef Datus s'était fait remarquer parmi eux par sa « valeur, par l'éclat de son armure et par la rare beauté de son « cheval, richement sellé et harnaché. Un Maure qui, du haut « d'une tourelle , l'a bien regardé , lui adresse ainsi la parole : « Dis-moi , jeune et beau chrétien, qu'es-tu venu faire ici ? Es-tu « venu chercher, es-tu venu racheter ta mère ? Tu le peux aisé- « ment, si tu veux : donne-moi ton beau cheval, sellé et harnaché « comme il l'est , et ta mère va t'ètre rendue , avec tout le butin « que nous avons fait sur toi. Mais si tu refuses, tu vas voir ta « mère égorgée sous tes yeux. »

Datus ne crut pas la proposition ni la menace sérieuses , ou peut-être les prit-il pour une insulte. Quoi qu'il en soit , il y ré- pondit avec démence : « Fais de ma mère ce que tu voudras , « méchant Maure ; je ne m'en soucie nullement. Mais ce cheval « qui te fait envie , ce bon cheval ne sera jamais le tien : tu n'es « pas digne de lui toucher la bride.»

« Là-dessus , le Maure disparaît et reparaît en un cUn d'œil , u amenant sur le rempart la mère de Datus. , le furieux , « après avoir coupé les deux mammelles à la vieille fenmie , lui « abat la tête qu'il jette à Datus, en lui criant : Eh bien donc! <i garde ton beau cheval, et reçois ta mère sans rançon ; la voilà !

A cette vue et à ces paroles, Datus, saisi d'horreur, va, vient

« et s'agite par la campagne , tantôt pleurant , tantôt criant , « comme un homme hors de lui. Il passe plusieurs jours dans « cette frénésie, et n'en sort que pour tomber dans le plus « sombre abattement. » C'est alors qu'il forme la résolution de passer le reste de ses jours dans la solitude et la pénitence , et qu'il fait bâtir l'ermitage destiné à devenir le monastère de Conques.

Ce récit se trouve , avec toutes ces circonstances et tous ces détails , dans une biographie de Louis-le-Débonnaire , écrite en vers latins par un moine aquitain , connu sous le nom d'Ennol- dus Nigellus, qui vivait au ix<= siècle. C'est un ouvrage très-cu- rieux , et bien qu'en vers , purement et simplement historique.

ROMANS PROVENÇAUX, 2nn

ïl ne s'aj^il pas d'exaiuiner ici Erniolcliis a puisé cet épisode , qu'il n'a point inventé. Mais, d'où qu'il vienne , un tel épisode n'est certainement qu'une pure fable.

A l'époque l'événement est censé se passer, les Arabes ne poussèrent point au-delà de Carcassone, ils ne s'arrêtèrent que pour piller et dévaster le pays. Ils ne s'avancèrent point cette fois jusque dans les montagnes du Rouergue, ils n'eurent, en au- cun temps , d'établissement ni de forteresse. La fiction poétique ressort de tous les détails de l'aventure, et en ressort avec vigueur et originalité. Une telle fiction est un fait de plus pour prouver combien les imaginations du midi avaient été frappées des inva- sions des Arabes , combien elles étaient disposées à rattacher à l'existence et à l'influence de ces ennemis redoutés et admirés , le merveilleux poétique auquel elles aspiraient.

Cette aventure de Datus n'excède point les dimensions d'un chant populaire des plus courts , de sorte que nous n'avons jus- qu'ici aperçu, dans la période que nous parcourons, aucun indice d'une composition épique d'une certaine étendue , et d'une in- vention un peu complexe. Mais , à la fin du siècle , je trouve des traces certaines de l'existence d'un ouvrage auquel, s'il n'était point en vers , aurait convenu la dénomination de roman , dans son sens moderne, et même très-moderne, car c'aurait été im roman historique. Mais, roman ou poème , la composition dont il s'agit roulait , en grande partie , sur les Arabes d'Espagne , et ce que j'ai à en dire viendra à l'appui de tous les indices que j 'ai déjà donnés de l'influence littéraire de ces derniers sur le midi de la France.

A la fin du x^ et au commencement du xi'" siècle, vivait à Angers un prêtre nommé Bernard, qui était à la tête de l'école épiscopale de cette ville. Ce prêtre avait une grande dévotion à sainte Foi , vierge et martyre , particulièrement honorée dans la ville d'Agen et en beaucoup d'autres lieux du midi. Etant allé à Charties , dans les premières années du xi'^ siècle , il y passa un certain temps, durant lequel il visita fréquemment une chapelle située hors des murs de cette ville , chapelle dédiée à sa sainte favorite. , il eut l'occasion d'entendre beaucoup parler et de s'cntrete- TOME VIII. 19

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nir souvent avec Fulbert , évêque de cette ville , des miracles que faisait journellement sainte Foi au monastère de Conques , dont elle était la patrone. Ces miracles faisaient alors grand bruit, et passaient tellement la mesure des autres miracles qui se faisaient çà et dans le pays , que Bernard lui-même hésitait à y croire. Toutefois , la renommée de ces miracles se maintenant , Bernard était de plus en plus tourmenté de ses doutes. Il résolut de les éclaircir, et de se rendre sur les lieux pour s'assurer par lui-même de ce qu'il pouvait y avoir d'exagéré ou de faux dans les récits qui l'avaient frappé ; et non satisfait de cette résolution , il s'en- gagea , par un vœu solennel , à faire le pèlerinage de Conques , dans les âpres montagnes du Rouergue. Ce monastère est le même que celui sur la fondation duquel je viens devons donner une lé- gende poétique , à laquelle , comme vous allez voir, correspond assez bien ce qui suit.

Après avoir écarté divers obstacles qui s'opposèrent d'abord à l'accomplissement de son vœu , Bernard partit, à sa grande satis- faction, et arriva sain et sauf à Conques. Une fois là, il commença à s'enquérir des miracles de sainte Foi ; il en sut bientôt une infi- nité de plus ou moins surprenans, qui lui furent sans doute bien attestés , car il ne montre plus la moindre difficulté à les croire. Il écrivit , sur les lieux mêmes , le récit de vingt-deux de ces miracles, récit qu'il dédie à Fulbert , évêque de Chartres , on ne sait précisément à quelle époque , mais avant 1026 , année de la mort de cet évêque.

Ces vingt-deux miracles forment autant d'histoires détachées , la plupart insignifiantes et triviales , et telles que Bernard pou- vait effectivement en avoir entendu beaucoup à Conques et par- tout. Il donne toutes ces histoires , comme lui ayant été contées par les personnes mêmes auxquelles elles étaient arrivées, ou par des témoins sinon oculaires , du moins contemporains , et ayant été à portée de se convaincre de la vérité des faits racontés. Enfin , à l'exception d'une qu'il affirme avoir écrite sous la dictée du héros , et sans en retrancher la moindre chose , il déclare les avoir toutes fort abrégées.

Cette histoire , la seule qu'il donne en entier, est la première

ROMANS PROVENÇAUX. Q.'JC)

(lu recueil; et tout insipide qu'elle soit, je suis obligé d'en dire quelques mots , parce qu'elle renferme peut-être la clé de plu- sieurs autres, et de celle même sur laquelle je me propose d'at- tirer votre attention.

Bernard signale d'abord dans son récit , comme vivant encore à l'époque il écrit , un prêtre de Rhodez ou du voisinage , nommé Géraud. Ce Géraud avait dans sa maison , comme inten- dant ou homme d'affaires , un jeune homme nommé Wibert ou Guibert, son parent et son filleul.

Guibert , voulant, comme tant d'autres, faire une visite à sainte Foi , prit l'habit de pèlerin ou de roniieu , comme on disait dans le temps et dans le pays , et s'achemina pieusement devers Conques. Il eut le malheur de rencontrer en chemin son parrain Géraud , qui , pour des raisons que l'histoire ne dit pas , fut courroucé outre mesure de le trouver en habit de pèlerin , sur la route de Conques. Avec l'aide de deux ou trois personnes dont il était accompagné , il arracha au malheureux Wibert les deux yeux qu'il jeta tout sanglans à terre. Mais sainte Foi ne devait pas souffrir qu'un de ses serviteurs fût si cruellement traité pour l'amour d'elle : une colombe blanche s'abattit aussitôt du ciel , prit dans son bec les deux yeux arrachés , et les porta droit à Conques. J'abrège les détails du mii'acle. Qu'il vous suffise de savoir que Wibert resta aveugle tout un an , mais qu'au bout de l'an sainte Foi lui apparut en rêve , pour lui dire que s'il voulait ravoir ses yeux, il n'avait qu'à aller les chercher à Conques. Il y alla , et les rapporta , non pas à la main , mais dans la tête , dans leur orbite, et aussi bons que jamais.

Il n'est pas indifférent de savoir ce qu'avait fait Wibert durant l'année qu'il passa sans y voir. « Il avait , dit son historien, exeicé la profession de jongleur, suljsistant des rétributions du public , et gagnant tant d'argent , vivant si bien , qu'il ne se souciait , di- sait-il, plus guère de ses yeux. » Ce trait de l'aventure de Wi- bert est le seul qui ait quelque rapport à l'histoire de la littérature : il pourrait y avoir quelque incertitude sur la signification très- variée du mot jongleur ; mais , chez un homme privé de la vue , coimne l'était Wibert, la jonglerie ne pouvait être que la pro-

aSo REVUE DES DEUX MONDES.

l'ession do clianleur ou de récitateur ambulant de pièces de vers de divers genres , de légendes , de chants héroiques , de récits des anciennes guerres plus ou moins entremêlés de fables.

Ce Wibert avait conté lui-même , et sans doute arrangé son histoire à Bernard , qui n'avait eu que la peine de l'écrire sous sa dictée. Mais cette aventure fut-elle la seule que le jongleur raconta au crédule Bernard ? Ce jongleur savait indubitablement d'autres histoires encore plus merveilleuses que la sienne ; et si parmi celles que nous a laissées le bon écolâtre , il y en avait quelqu'une qui offrit des caractères évidens de fiction poétique , ce serait précisément celle-là qu'il serait le plus naturel de sup- poser venue de la bouche du jongleur aveugle. Or, parmi les vingt-deux histoires dont il s'agit , il y en a une qui porte toutes les marques d'une fiction romanesque que Bernard dut trouver écrite quelque part , ou qui provenait médiatement ou immédia- tement de la récitation de quelque jongleur.

Malheureusement Bernard n'a donné de cette histoire que des traits épars sans développement et sans liaison ; mais ces traits sont encore suffisans pour faire de cette fiction une singularité des plus frappantes, La voici tout entière , et autant qu'il sera nécessaire , dans les termes mêmes de l'auteur.

A la fin du x'' siècle, ou au commencement du xi", Raimond, riche et noble personnage , seigneur d'un village ou d'une bour- gade , nommée le Bousc|uet , aux environs de Toulouse , entre- prit le pèlerinage de Jérusalem. Il passa d'abord en Italie, dont il traversa une partie ; et voulant achever son voyage par mer, il se rendit à Luni , ancienne ville maritime de la Ligurie italienne , détruite en 924 par les Hongrois , mais dont il faut supposer qu'il subsistait encore des restes à l'époque du pèlerinage de Rai- mond.

S'étant donc embarqué selon son désir, notre pélei'in eut d'a- bord la mer et les vents propices ; mais une tempête s'étant élevée tout à coup , son navire fut poussé contre des écueils il se brisa. Pilote, matelots, passagers, tout le monde périt, à l'ex- ception de Raimond et d'un esclave ou serviteur que ce dernier avait emmené avec lui. L'esclave, accroché à un débris du navii'e ,

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UOMANS PROVENÇAUX. 58l

fut l'ejeté sur les côtes d'Italie, d'où il retourna dans le Toulou- sain. Il se rendit auprès de la dame du Bousquet, à laquelle il conta ses propres aventures , et annonça la mort de leur comnmn seigneur, ne doutant ])oint que Raimond n'eût péri dans le nau- frage,

La dame feignit l'affliction convenable en cas pareil ; mais c'était une femme d'iiumeur volage , qui fut charmée au fond du cœur d'être débarrassée d'un mari qu'elle n'aimait pas. Elle se vit bientôt entourée d'amans nombreux , parmi lesquels il s'en trouva un dont elle devint éperdument amoureuse , et auquel elle livra les biens et la seigneurie de Raimond.

Cependant celui-ci n'était point mort , comme l'avait cru et annoncé son serviteur. Il avait saisi une des planches du navire fracassé , et avec l'aide de sainte Foi qu'il avait invoquée sans relâche, il avait flotté trois jours entiers sur les vagues, sans apercevoir ni créature humaine , ni monstre marin , toujours poussé par les vents vers les côtes d'Africjue. Hors de lui-même, et comme anéanti d'épuisement , il était sur le point d'expirer , lorsqu'il fut rencontré par des pirates du pays de Turlande , pays probablement de la création de notre légendiste. Les pira- tes étonnés le prennent, le recueillent dans leur navire, et lui demandent son pays et son nom. Mais, dans l'état de faiblesse et de stupeur il était , Raimond, bien loin de pouvoir répon- dre à leurs questions , ne les entendait même pas. Bon gré mal gré les pirates lui laissèrent le temps de revenir à lui ; et regagnant la côte , ils l'y descendirent avec eux.

La nourritui'e et les soins qu'on lui donna , lui ayant rendu un peu de force , il fut de nouveau questioxiné , et répondit qu'il était chrétien; mais, au lieu d'avouer son rang et sa profession d'homme de guerre , il se donna pour un villageois , pour un homme ac- coutumé au travail des champs. A cette déclaration , on lui mit une bêche à la main, et on lui donna un champ à exploiter. Bientôt accablé d'un travail auquel il n'était point accoutumé, et auquel se refusaient ses mains enflées et déchirées , il s'ac- quitta mal de sa tâche , et fut en conséquence sévèrement fustigé. Si' ravisant alors , il avoua ne savoir d'autre métier que la guene,

282 REVDE DES DEUX MONDES.

et n'avoir jamais manié d'autres instrmnens que la lance et l'é- pée. Ses maîtres voulurent savoir sur-le-champ à quoi s'en tenir sur cette nouvelle déclaration , ils le mirent à l'épreuve, et l'ayant trouvé merveilleusement expert dans tous les genres d'exercices guerriers, ils l'admirent dans leur milice. Il alla plusieurs fois en guerre avec eux , et se conduisit toujours avec tant de bra- voure , que l'on finit par lui conférer un commandement.

Cependant une guerre vint à éclater entre ces Africains de Tur- lande, dont Raimond était le prisonnier, et d'autres Africains auxquels l'auteur donne le nom de Barbarins. Ce sont, selon toute apparence , les Berbères , les indigènes de l'Afrique septen- trionale , que l'auteur entend désigner par ce nom , d'où il suit implicitement que les Turlandais doivent être des Arabes. Dans cette guerre , les Barbarins ont le dessus ; ils anéantissent ou dis- persent les Turlandais , et font Raimond prisonnier.

Les nouveaux maîtres du seigneur toulousain ne tardèrent pas à reconnaître son Uiérite et sa vaillance ; ils le traitèrent dès lors avec honneur, et le menèrent à toutes leurs gueri'es. Mais ce ne devaient point être les dernières aventures de Rai- mond.

Les Berbères , qui avaient battu les Turlandais , eurent à leur tour affaire aux Arabes ou Sarrasins de Cordoue, qui les battirent et leur enlevèrent Raimond.

Chez ces nouveaux maîtres , Raimond eut encore plus d'occa- sions que chez les premiers de donner des preuves de sa valeur , et il y monta encore en plus haute estime. Il n'y avait point de circonstance périlleuse dans laquelle on ne comptât sur lui, et jamais on n'y compta vainement. Entre autres ennemis que les Sarrasins vainquirent par son secours , notre légendiste compte les Aglabites , chefs arabes d'une partie de l'Afrique fréquem- ment en hostilité avec les rois Ommiades de l'Espagne.

Mais la guerre ne tarda pas à éclater entre les Arabes de Cor- doue et don Sanche de Castille , comte puissant et vaillant homme de guerre. Celui-ci fut vainqueur, et fit à son tour Raimond pri- sonnier. Raimond lui dit son nom, son pays, et tout ce qui lui était arrivé. Don Sanche , émerveillé et touché de ses aventures ,

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lui rendit la liberté, le combla de présens et d'honneurs, et le retint quelques jours auprès de lui.

Au moment Raimond , charmé d'être libre , allait retourner dans ses foyers , une figure céleste lui apparut en songe , et lui dit : « Je suis sainte Foi que tu as assidûment invoquée dans ton naufrage. Parts, et sois tranquille, tu recouvreras ta seigneurie. » Réjoui de cette vision , sans néanmoins bien comprendre ce qu'elle signifiait, il prit congé du comte Sanche, et s'achemina vers les Pyrénées, en costume de pèlerin. Arrivé près du Bous- quet , il fut informé que sa femme avait pris un autre mari , qui habitait avec elle dans son château. Troublé de cette nouvelle , et n'osant se découvrir, il résolut d'attendre ce que sainte Foi vou- drait bien faire encore pour lui, et se tint caché dans la chaumière d'un de ses paysans qui ne le reconnut pas, changé comme il était par quinze ans d'absence et de fatigues, et déguisé en pèlerin.

Il avait déjà passé quelque temps dans cette chaumière , lors- qu'une femme, qui avait été autrefois sa concubine , le servant un jour qu'il prenait un bain , le reconnut à certaine marque qu'il avait sur le corps. « N'es-tu pas, s'écria-t-elle , n'es-tu pas ce Raimond , autrefois parti en pèlerinage pour Jérusalem , et que l'on disait avoir péri sur mer ? » Raimond voulut nier ; mais sûre du témoignage de ses yeux , la femme persista à le prendre pour ce qu'il était. Maîtresse d'un tel secret , elle ne put le gar- der , et courut au château annoncer à la dame du Bousquet que son premier mari n'était point mort , qu'il était de retour , et caché dans une chaumière voisine qu'elle lui indiqua.

La nouvelle fut des plus désagréables pour la dame , qui songea aussitôt à quelque manière de se débarrasser du revenant ; mais sainte Foi veillait à sa sûreté. Sur les avertissemens qu'elle lui donna en songe , il sortit de sa chaumière , et alla trouver au plus vite un seigneur du voisinage, nommé Escafred , homme puissant et généreux , qui avait toujours été son ami , et qui le fut en cette rencontre plus que jamais.

Il rassembla ses vassaux , ses parens , ses amis , à la tète des- quels il fit la guerre à l'usurpateur du Bousquet. L'usurpateur fut vaincu , chassé , et Raimond recouvra son château.

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Quant à sa l'eiiinie , il lui aurait bien pardonné d'avoir pris un autre mari en son absence ; mais il ne lui pardonna pas le projet de le faire périr, quand elle avait appris son arrivée, et la répudia.

Tel est le canevas , le sommaire grossier d'une histoire dont le légendiste n'a donné que les traits principaux , les dépouillant 'de l'intérêt ou du caractère qu'ils pouvaient avoir par leur liaison et leur développement 11 n'y a pas un de ces traits la main aride de l'abréviateur ne se fasse sentir ; et si l'on pouvait avoir quelque doute à cet égard , ce doute serait dissipé par la conclu- sion de l'extrait. C'est une espèce de post-scriptum , dans lequel l'auteur revient sur une au moins des particularités sans nombre qu'il a omises dans son récit. Voici comment il s'explique : « Pour ajouter, dit-il , quelque peu de chose à ce qui précède , on raconte que les premiers pirates qui rencontièrent Raimond, lui firent boire une potion d'une plante puissante , et d'une vertu si magique , que l'oubli s'empare de ceux cpii en boivent , et qu'ils perdent toute mémoire de leur famille et de leur de- meure. »

La singularité de cette fiction tient au disparate des diverses données qui s'y font reconnaître au premier coup-d'œil. Je ne parle pas de l'invocation et de l'apparition des saints : ce sont des choses de droit à toute époque du christianisme , et plus encore à celle dont il s'agit ici qu'à toute autre. Il est plus impor- tant de noter cju'il s'y rencontre des allusions historiques assez intéressantes. Telles sont celles aux guéries perpétuelles des Arabes et des Berbères, des chefs Ommiades de Cordoue avec les Aglabites d'Afric|ue. La bataille dont il est fait mention entre les Arabes de Cordoue et le comte don Sanclie de Castille , est cer- tainement la bataille de Djebal - Quinto, que ce comte et son allié musulman , Soliman ben el Hakein , chef des milices afri- caines de la Péninsule , gagnèrent sur le roi de Cord-oue , Mo- hamed el Moadhi , en loof) ou 10 10.

A ces données chrétiennes et modernes , il faut en joindre de païennes, d'antiques, d'homéricjues ; le fait est étrange, mais hors de doute. Les principaux incidens de l'histoire de Raijnond du Bousquet, telle que je viens de vous la dire, sont enqiruntés

ROMANS PROVENÇAUX. 285

de l'Odyssée. C'est à riinltation d'Ulysse que le chevalier toulou- sain est ballotté trois jours sur les flots , suspendu à un débris de son navire, invoquant sainte Foi, comme le Grec, Minerve. Ce sont les pirates arabes qui, pour le retenir à leur service quand ils ont découvert sa bravoure à. la guerre , lui font boire le breuvage d'oubli que Circé verse au héros grec , pour lui ôter le souvenir de Pénélope et d'Ithaque. De retour chez lui, et trouvant un rival en possession de son château , Raimond se cache chez un de ses paysans , comme Ulysse chez son bon pâtre Eumée. Les deux héros , un moment déguisés et comme étran- gers chez eux, sont reconnus à peu près de la même manière. Dans le dénouement , la ressemblance est plus indii'ecte et plus vague. Raimond a besoin des secours d'un ancien ami , pour re- couvrer son château et punir son rival, tandis qu'Ulysse se venge seul des prétendans qui se sont rendus maîtres chez lui. Il s'en faut aussi de beaucoup que la dame du Bousquet soit ime Pénélope. Mais l'on n'en était pas encore aux temps de la chevalerie , et les dames pouvaient avoir tort dans les récits des romanciers.

C'est bien assez sans doute de ces traits évidemment calqués sur l'Odyssée, pour frapper et embarrasser l'historien de la litté- rature. D'où notre auteur connaissait-il le poème d'Homère? Ce poème n'avait jamais été, que l'on sache, traduit en latin; et l'eût - il été , comment supposer une copie de cette traduction dans les montagnes du Rouergue ou dans les campagnes du Tou- lousain , à la fin du x'' siècle ou au commencement du xi" ?

Il y a beaucoup plus d'apparence que les ressemblances signa- lées ne provenaient pas d'imitations immédiates et directes , mais de simples réminiscences traditionnelles. Il n'est pas même né- cessaire de faire remonter ces traditions jusqu'à l'époque les rapsodes massaliotes récitaient les poèmes d'Homère dans les villes grecques du midi de la Gaule. On peut les rattacher à l'épo- que moins ancienne l'Iliade et l'Odyssée servaient de base à l'enseignement du grec dans les écoles de cette langue , écoles qui subsistèrent dans le midi jusqu'à la fin du iv"", et même du v"" siècle.

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Quoi qu'il eii soit, et de quelque .manière que l'on explique cette sinoularité , la légende de Raimond du Bousquet , prise en elle-même et dans son ensemble , est évidemment l'extrait d'une fiction romanesque inventée dans l'intention de plaire et d'amu- ser et dont l'intérêt reposait principalement sur l'admiration et la curiosité qu'inspiraient alors les Arabes d'Espagne à tous les peuples de leur voisinage , et particulièrement à ceux du midi de la France , qui n'avaient plus guère avec eux que des relations volontaires de commerce et d'affaires. Je n'hésite donc point à citer cette fiction comme une nouvelle preuve de l'influence que les Arabes andalousiens exercèrent directement ou indirectement sur l'imagination de ces derniers.

Elle est plus curieuse encore à citer en confirmation de l'espèce de filiation par laquelle j'ai montré ailleurs que les premières tentatives littéraires du moyen âge remontent et se rattachent aux réminiscences, aux traditions de la littérature classique. Ici, l'antique et le nouveau , le dernier écho de l'épopée païenne et les premiers bégaiemens de l'épopée chrétienne et chevaleresque , sont encore confondus. Mais c'est un pur accident : il existait déjà alors des légendes , des chants épiques la transition était complète, et dont le développement ou l'assemblage devait donner des épopées de tout point originales et distinctes de celles de l'antiquité.

DIXIÈME XEÇON.

GÉRARD DE ROUSSILLON '.

Vous vous souviendrez, messieurs, de la division que j'ai faite des romans carlovingiens en deux grandes classes ou sections : la première , de ceux relatifs aux guerres avec les Arabes d'Es- pagne ; l'autre , de ceux ayant pour sujet les révoltes des chefs de province contre les monarques issus de Charlemagne. Le roman de Ferabras , dont je vous ai parlé précédemment , appartenait à la première classe ; celui de Gérard de Roussillon , dont je vais vous parler maintenant , appartient à la seconde : c'est le tableau poétique de l'une de ces grandes rebellions qui amenèrent la dis- solution de la monarchie franke. Il y est bien question de guerre contre les Sarrasins , mais seulement d'une manière épisodique et tout-à-fait secondaire.

Gérard de Roussillon, le héros de ce roman, est un personnage et même un grand personnage historique. Il fleurit sous Louis- le-Débonnaire , auquel il survécut de longues années. Personne n'ignore les étranges démêlés de ce faible empereur avec ses trois fils, qui le détrônèrent deux fois. Ce- fut dans ces démêlés que commença la fortune de Gérard. Elevé à la cour de Louis-le-

' Cette analyse est tirée d'un manuscrit provençal inédit du fond de Cangé, n" 24, bibl. du roi, T^j^i,

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Débonnaire, il prit naturellement son parti contre ses enfans; et après l'avoir aidé d'abord à les vaincre , il s'interposa pour le réconcilier avec eux. L'empereur , empressé de reconnaître les services qu'il en avait reçus, lui donna le comté de Paris.

Après la mort de Louis-le-Débonnaire, ses trois fils se divisè- rent en deux partis contraires. Lotliaire, à qui étaient éclius l'est de la Gaule et l'Italie , avec le titre d'empereur, fit la guerre à ses frères, Chavles-le-Cbauve et Louis. Il voulait ôter à celui-ci la Germanie, et au premier la Neustrie et l'Aquitaine. Dans ce démêlé , le comte Gérard se déclara pour Lotliaire , et s'en trouva mal ; Lotliaire fut vaincu dans l'effroyable bataille de Fontanet, et ses partisans furent persécutés par les vainqueurs. Gérard fut dépouillé, par Cliarles-le-Cliauve, du comté de Paris. Mais la paix ayant été enfin conclue entre les trois frères , Lotliaire le fit duc ou comte de Bourgogne. Ce fut sans doute alors qu'd fit bâtir sur le mont Lassois , près de Cliâtillon-sur-Marne , son fameux châ- teau de Roussillon , dont il prit et a gardé le nom dans la tradi- tion et dans les romans.

A la mort de Lotliaire , la Provence fut érigée en royaume par- ticulier pour Charles , le plus jeune de ses fils, auquel on donna pour tuteur Gérard , cjui ne cessa pas pour cela d'être duc de Bourgogne. Charles était un enfant infirme et stupide; ce fut donc l'habile et ambitieux tuteur qui fit les fonctions de roi , et en eut les pouvoirs. Il établit le siège principal de son autorité à Vienne-sur-le-Rhône , ville se voyaient encore alors de magnifiques restes de la grandeur et de l'opulence à laquelle elle était parvenue sous les Romains. Entre les divers exploits par lesquels Gérard se signala en Provence , il faut , à ce qu'il paraît, compter une expédition contre les Normands qu'il chassa de la Camargue ils étaient descendus, et avaient essayé de s'établir vers 860.

Charles-le-Chauve convoitait ardemment le nouveau royaume de Provence , et ne négligea aucune occasion d'en faire la con- quête ; il se trouva de nouveau par-là en guerre avec son ancien ennemi , Gérard de Roussillon , intéressé à bien défendre une contrée il régnait de fait, et il paraît qu'il s'était créé un

GÉRARD I)K ROUSSILI.ON. aSq

parti puissant. Cette guerre , commencée , suspendue et reprise plusieurs fois, est très-mal racontée par les historiens du temps, historiens cjui ne racontent rien exactement ni complètement. Il est seulement constaté que les armées de Charles-le-Chauve furent plus d'une fois battues et repoussées par Gérard. Mais à la fin , la fortune se déclara pour le roi contre le chef adroit , qui , tout en paraissant soutenir la cause des enfans de Lothaire , son ancien seigneur, ne défendait en effet c|ue la sienne propre.

En 869 , Charles-le-Ghauve envahit brusquement le royaume de Provence avec de grandes forces , assiégeant en même temps et Gérard dans une de ses forteresses que l'histoire ne nomme pas , et Berthe, la femme de Gérard, dans Vienne. Berthe était une héroïne digne de son époux : elle soutint bravement le siège , et aurait , selon toute apparence , repoussé toutes les attaques de Charles, si les habitans avaient répondu à ses exhortations ; mais ils craignaient les suites d'un assaut , et obligèrent Berthe à ren- dre la ville au roi. Gérard, ayant perdu sa capitale , et selon toute apparence , essuyé d'autres échecs dont l'histoire ne parle pas , abandonna la Provence à son adversaire , et se retira en Bour- gogne , dans son château de Roussillon , il mourut vers 8'j8 ou 87g.

Voilà le peu que l'on sait de positif sur Gérard de Roussillon , et sur sa longue lutte avec Charles-le-Chauve ; c'est cette lutte même qui fait le sujet du roman provençal de Gérard. Mais le romancier, qui , comme tous ses pareils , n'avait des événemens qu'il voulait célébrer que des notions ti'aditionnelles , on ne peut plus imparfaites et plus grossières , a fait de lourdes méprises dans la portion histoiique de son sujet. Je n'en citerai qu'une dont il est bon d'être prévenu d'avance , afin de n'en être pas trop choqué. A Charles-le-Chauve il a substitué Charles Martel; c'est avec ce dernier qu'il met son héios en conflit.

On ne connaît du roman de Gérard de Roussillon , en pro- vençal , qu'un seul nranuscrit incomplet par le commencement. J'ai tout heu de croire cjue cet ouvrage, tel que nous l'avons aujourd'hui dans le manuscrit unique dont il s'agit , est moins une composition régulière et suivie que le recueil assez mal coor-

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donné de fragmens divers de plusieurs romans sur le même sujet.

De tous les romans héroïques connus , tant en provençal qu'en français , celui-là est incontestablement l'un de ceux qui présen- tent dans leur rédaction les signes d'ancienneté les plus nombreux et les plus marqués. Le fond en appartient , selon toute appa- rence , aux premières années du xii° siècle. La langue en est dure , sèche et peu correcte , mais énergique et pittoresque ; le ton en est on ne peut plus simple , plus brusque et plus austère. Les tableaux des batailles et des délibérations des deux antago- nistes avec leurs conseillers respectifs sont les seuls qui soient développés avec un certain soin et dessinés avec quelque détail. Hors de tout est ébauché à grands traits , indiqué plutôt que décrit. L'auteur s'arrête à peine assez aux situations les plus tou- chantes ou les moins ordinaires pour donner au lecteur le loisir de les remarquer et de s'y prendre. Tout en un mot dans ce roman porte l'empreinte d'un génie vigoureux , mais inculte et grossier, qui , en s'essayant à peindre une époque qu'il ne connaît pas , nous donne une idée fidèle et vive de celle à laquelle il appar- tient, et qu'il peint sans s'en douter. D'après cela, messieurs, vous ne trouverez pas extraordinaire que je cherche à vous don- ner de cet ouvrage des notions un peu détaillées.

La partie du roman qui manque dans le manuscrit ne sau- rait être considérable , et la portion restante s'y rattache aisé- ment.

Charles , qui sera , si l'on veut, Charles Martel ou Charles-le- Chauve, aime et épouse , à ce qu'il paraît, d'autorité, une dame que le romancier ne nomme pas , mais dont il fait la fille ou la parente d'un empereur de Constantinople. Cette dame et Gérard s'aimaient depuis long-temps , et le comte aurait pu la disputer au roi ; mais par générosité , et dans l'intérêt même de celle qu'il aime, il croit ne point devoir la priver de la couronne impériale; il consent à ce qu'elle épouse l'empereur, et se résigne à prendre de son côté, pour fennnc , Berthe, la sœur de son amie. Les deux mariages se sont faits, à ce qu'il paraît, en même temps et dans le même lieu , et le moment est venu les deux cou-

GÉRARD DE ROUSSILLON. 201

pies vont se séparer pour se rendre chacun à sa demeure et à ses affaires respectives.

Ce moment donne lieu à une scène doublement remarquable par l'importance qu'elle a dans la suite du roman , et comme un exemple frappant de ce que la galanterie chevaleresque était au xii° siècle dans les mœurs et les idées provençales.

Sur le point de se séparer pour un temps indéfini de son ami Gérard , la nouvelle impératrice veut du moins lui donner une assurance solennelle de sa tendresse ; elle veut s'unir à lui par une espèce de mariage spirituel. Le manuscrit de Gérard com- mence par la description de ce mariage , qui en est indubitable- ment un des morceaux les plus curieux et les plus caractéristi- ques. Je vais le traduire avec tout«e la fidélité que comportent la concision de l'original et la nécessité d'être compiis.

« Au poindre du jour Gérard conduisit la reine sous un arbre l'écart), et la reine menait avec elle deux comtes (de ses amis), et sa sœur Berthe. Que dites-vous, femme d'empereur (fait alors Gérard), que dites-vous de l'échange que j'ai fait de vous pour un moindre objet? (Bien est-ce vrai) seigneur, TOUS m'avez fait impératrice , et vous avez épousé ma sœur pour l'amour de moi. Mais ma sœur, est-il vrai aussi, est un objet de (haut) prix et de grande valeur-. Ecoutez -moi, comtes Gervais et Bertelais , vous , ma chère sœur, la confidente de mes pensées, et vous surtout , Jésus , mon rédempteur , je vous prends tous pour garans et pour témoins , qu'avec cet anneau je donne à ja- mais mon amour au duc Gérard, et que je le fais mon sénéchal et mon chevalier. J'atteste devant vous tous que je l'aime plus que mon père et que mon époux ; et le voyant partir , je ne puis me défendre de pleurer.

« Dès ce moment dura sans fin l'amour de Gérard et de la reine l'un pour l'autre , sans qu'il y eût jamais de mal , ni autre chose que tendre vouloir et secrètes pensées. »

Charles haïssait et craignait depuis long-temps Gérard comme trop puissant et trop fier ; et le romancier fait en effet du comte un vassal auquel il ne manque guère d'un roi que le nom. Outre la Bourgogne entière , il possédait la Gascogne , l'Auvergne , la

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Provence, les comtés de Naibonne et de Barcelonne. Il avait pour vassaux Odil ou Odiloii , son oncle , et ce qui est plus sin- gulier encore , le vieux Drogon , son père , c[ui commandait pour lui les pays au-delà des Pyrénées. Il avait à ses ordres une multi- tude de braves chevaliers , à la tête desquels , comme les plus braves et les plus dévoués , brillaient ses quatre neveux , Foul- ques , Bos ou Boson , Gilibert et Seguin , et un cousin nommé Fouchier.

Le rapprochement momentané de Gérard et de Charles n'avait fait qu'aigrir encore leurs anciennes haines : aux raisons politi- ques que l'empereur avait de craindre le comte, se mêla un peu de jalousie d'amour, de sorte qu'une rupture entre l'un et l'autre était devenue inévitable.

Toutefois , avant d'en venir à une guerre ouverte , le roi veut essayer de la ruse et de la trahison. Au retour d'une grande chasse dans les Ardennes , il vient , avec un cortège qui est une armée, camper sous les murs de Roussillon, et à la vue d'un si bon et si fort château , il sent redoubler sa haine pour Gérard. « Si j'étais là-haut , au lieu d'être çà-bas , le comte Gé- rard ne serait pas si fier. » Or, il y avait un damoiseau , en- core jeune garçon , qui , entendant ce propos du roi , lui ré- pond hardiment : « Si les traîtres portaient des marques de ce « qu'ils sont, vos cheveux, au lieu d'être noirs, seraient rouges. « Mais faites ce que vous voudrez , Gérard est si bon maître de «guerre, qu'il n'aura jamais peur de la vôtre. »

Charles, apparemment accoutumé à s'entendre dire des choses pareilles , ne s'arrête pas à celle-là , et envoie un jeune cheva- lier de ses amis sommer Gérard de lui rendre le château de Roussillon. Le message est fait en termes très-fiers : Gérard y répond en tei'mes plus fiers encore , et la guerre est décidée.

Les deux adversaires convoquent leurs forces , l'un pour pren- dre le château de Roussillon , l'autre pour le défendre. Mais le sort de la forteresse se décide d'une manière imprévue. Gérard avait pour maréchal un vilain , nommé Riquier , qu'il avait fait chevalier et comblé de biens. C'était un misérable qui , pour trahir son seigneur, n'en attendait que l'occasion , et cette occa-

GÉRARD DE ROUSSILLON. 2n3

sion était venue. Le perfide livre de nuit, à Charles Martel, uhe des portes du château , qui est aussitôt occupée par ses troupes impériales. C'est avec peine et blessé grièvement que Gérard s'échappe à cheval.

Il se retire à Avignon : le joignent les forces qu'il avait déjà convoquées , et à la tête desquelles il se met en campagne : il reprend Roussillon et bat complètement Charles , qui s'enfuit , avec le peu d'hommes qui lui restent , à Orléans , il fait en toute hâte de grands préparatifs pour prendre sa revanche.

Informé de ces préparatifs , Gérard délibère avec ses vassaux sur le parti qu'il doit prendre. Il est décidé qu'un message sera envoyé au roi pour lui exposer que Gérard n'a point manqué à son devoir de vassal , qu'il n'a fait que reprendre de force ce qui étant reconnu pour sien , lui avait été enlevé par trahison ; qu'il désire la paix , mais que , si on lui fait la guerre , il se dé- fendra de tout son pouvoir. Foulques , un des neveux de Gé- rard , chargé du message , s'en acquitte avec une fierté qui ne fait qu'accroître le dépit et la colère du roi. On se défie de part et d'autre, et les deux partis se donnent rendez -vous dans la plaine de Yaubeton en Bourgogne. Là, la victoire décidera du droit , et le vaincu , selon l'expression du vieux poète , n'aura plus qu'à prendre un bourdon de pèlerin , et à passer outre mer pour ne plus revenir.

Les deux armées , fidèles au rendez-vous , se livrent une ba- taille sanglante. La victoire n'était point encore déclarée lorsque les combattans sont séparés par un prodige qui change leur fureur en épouvante. L'enseigne royale parait subitement toute en feu , et une pluie de tisons ardens tombe de celle de Gérard. La mêlée cesse , les combattans se retirent , chacun de son côté , et la guerre est un moment suspendue par un signe si manifeste de la colère du ciel ; les deux adversaires , passagèrement réconci- bés , réunissent leurs forces contre les Sarrasins, qui viennent de faire irruption en-decà des Pyrénées , et remportent sur eux de grandes victoires.

Mais la concorde ne devait pas être longue entre deux chefs ombrageux , jaloux l'un de l'autre , et le moindre incident pou-

TOME VIII. 20

2q4 ke\'UE des deux mondes.

Tait à chaque instant ramener la guerre. Boson , un des neveux de Gérard, jeune homme du caractère le plus fougueux, n'ai- mant et ne cherchant que des occasions de combattre, veut venger la mort de son père Odilon , tué à la bataille de Vaubeton , par le vieux duc Thierry, un des chefs du parti royal ; il tue par repré- sailles deux neveux du duc. Gérard est impliqué dans cette que- relle; les vieilles rancunes se raniment, et la guerre recommence entre le roi et le comte. Les incidens de cette guerre ne sont ni assez variés , ni assez intéressans pour supporter la sécheresse d'un résumé en langue modei'ne et en prose. 11 me suffira de dire qu'à travers diverses négociations orageuses et superflues , la gueri'e se prolonge plusieurs années avec des désastres et des succès à peu près égaux pour les deux adversaires. Mais à la fin Gérard essuie une défaite dont il ne peut plus se relever, et son imprenable château de Roussillon est une seconde fois livré au roi par trahison. Il s'échappe à grande peine de la mêlée, suivi d'un petit nombre de chevaliers blessés , que la mort éclaircit à chaque pas de la fuite. Il se dirige vers les Ardennes, et quand il y arrive , il n'a plus avec lui qu'un seul homme mortellement blessé , et sa femme Berthe , qui l'a rejoint à l'issue de la ba- taille.

C'est dans des situations bien différentes de celles nous avons vu jusqu'à présent le fier Gérard , que le romancier va nous le montrer désormais ; c'est au degré le plus bas de l'humiliation et de la misère , mais gardant au fond de son ame son orgueil , sa haine pour Charles , et l'espoir de se venger.

Arrivé dans la forêt des Ardennes , et après avoir erré quelque temps à l'aventure , il fait halte chez un pauvre ermite , et passe la nuit autour d'un feu allumé au pied de la croix de l'ermitage. , épuisé d'émotions douloureuses et de fatigue, Gérard tombe endoi-mi , incapable de s'apercevoir de rien de ce qui se passe autour de lui. Il ne voit point le dernier de ses compagnons ren- dre le dernier souffle ; il n'entend point les voleurs cpii , s'appro- chant à petit bruit , lui enlèvent ses armes , son cheval et celui de Berthe. Tant que Gérard avait eu des armes et un cheval, il s'était cru encore quelque chose , il n'avait point désespéré de sa

GÉRARD DE ROUSSILLON. 2^5

destinée ; on imagine donc aisément sa désolation , lorsqu'il se voit à son réveil livré sans défense à la merci des hommes et du sort. Le bon ermite qui lui a donné l'hospitalité , le console de son mieux , et le renvoie, pour des consolations plus efficaces que les siennes , à un savant et vénérable prêtre qui mène aussi la vie d'ermite , à quelcjue distance de dans la forêt.

Gérard et Berthe prennent le sentier qui leur est indiqué , et trouvent en effet le vénérable personnage qui leur a été annoncé , et qui ne s'aperçoit de leur px'ésence qu'après avoir achevé une longue prière. Il demande alors à Gérard qui il est, et Géi'ard lui conte rapidement toute son histoire, en ajoutant : « J'ai pourchassé (maintes fois le roi) Charles, de si près qu'il n'aurait pas donné son éperon pour la ville de Paris. Et voilà qu'à la fin il m'a rendu la pareille : il m'a dépouillé de mes honneurs , et m'a pris mes terres. Mais je vais trouver Othon , le roi de Hon- grie, et solliciter ses secours. »

L'ermite lui offre un gîte pour la nuit; et le jour venu, il adresse au comte de pieuses exhoitations , l'engageant à se re- pentir de sa vie passée, et à en faire pénitence. Je ferai pénitence quand j'aurai donné la mort à Charles, lui répond Gérard. Je n'attends pour cela que d'avoir retrouvé vuue lance et un écu.

Eh quoi ! clîétif, lui crie alors l'ermite d'un ton austère, dans l'état tu es , tu parles de te venger de Charles qui t'a vaincu dans ta force et dans ta puissance! Je ne le nie point, ré- plique Gérard; mais que j'arrive seulement auprès du roi Othon , que je recouvre un cheval et des armes , et aussitôt , che- vauchant nuit et jour, je repasse en France. Je connais toutes les forêts où. Charles va chasser, et je sais bien je me vengerai du félon. »

Le pieux ermite réprimande vivement Gérard d'une haine si obstinée , mais sans obtenir de lui qu'il se rétracte et revienne à des sentimens plus doux et plus chrétiens. Berthe peut seule faire ce miracle par ses supplications ; elle se jette aux pieds de son époux , et ne se relève qu'après en avoir obtenu l'assurance qu'il pardonne à Charles et à tous ses autres ennemis. L'er-

2q6 REVUE DES DEUX MONDES.

mite , enchanté de cette conversion , absout le comte de ses pé- chés , lui donne maints pieux conseils , et l'autorise à avoir bon espoir dans l'avenir. -dessus, il lui enseigne les sentiers à suivre , et le renvoie un peu plus calme et plus résigné qu'il ne l'avait vu la veille.

Les deux époux poursuivent leur route , et rencontrent à quelque distance de des marchands revenant de Hongrie et de Bavière , et qui , s'adressant à eux : Quelles nouvelles dans ce pays? disent-ils. Que fait ce maudit Gérard de Roussillon? Il est mort , répond aussitôt Berthe , inquiète de la ques- tion; il est enterré. L'empereur Charles l'a fait mourir. Dieu en soit loué ! répondent les marchands ; s'il vivait encore , il ferait encore la guerre et ravagerait tout. Le propos ne plait guère à Gérard ; mais il n'a point d'épée , et il passe sans ré- pondre.

Il continue à errer de forêt en foi'èt , d'ermitage en ermitage ^ et ai'rive à la fin à une ville ou bourgade il n'y a plus que des enfans et des femmes. Les mères ont perdu leurs fils , les épouses leurs maris , les enfans leurs pères : tous les hommes ont péri dans les guerres de Gérard de Roussillon , et Gérard n'entend de toutes parts , parmi ces restes d'une population désolée y que des inrprécations et des malédictions contre lui. Il est sur le point de suffoquer de douleur ou de colère ; mais la tendre et pieuse Berthe lui rappelle les leçons du saint ermite , et l'engage à sup- porter ce qu'il voit et ce qu'il entend , comme une juste punition du ciel, qui le châtie d'avoir trop aimé et trop fait la guerre. Ces paroles consolent un peu Gérard ; mais le courage et la résignation sont toujours près de l'abandonner : il regrette sans cesse de n'être point mort sur le champ de bataille , les armes à la main , et , à chaque instant , Berthe est obligée de lui faire de nouvelles exhortations , de nouvelles prières.

Les deux infortunés continuent à cheminer au hasard ; arrivés à un endroit se croisent plusieurs chemins, ils apprennent une nouvelle qui les touche de près. Charles Martel vient d'envoyer, dans toutes les directions , cent messagers , chargés d'annoncer que la personne de Gérard est mise à prix , que qui-

GÉRARD DE ROCSSILLON. iQ"]

conque livrera le comte au roi recevra en récompense sept fois le poids en or et argent du corps du prisonnier. Plusieurs des cent messagers viennent de passer par , et la terrible nouvelle est répandue dans tout le pays. « Seigneur, croyez-moi, dit alors la comtesse à Gérard ; évitons les châteaux et les villes , tous les lieux il y a des chevaliers et des hommes en pouvoir ; la foi est rare et la cupidité grande. » Ce conseil est aussitôt adopté, de même que celui non moins nécessaire de changer de nom. Dès ce moment, Gérard de Roussillon ne s'appelle plus que le pauvre loland.

Je suis obligé d'abréger le détail des humiliations et des souf- frances qui attendent les deux proscrits partout ils se pré- sentent. J'observerai seulement que , dans toutes ces épreuves , le courage et la tendresse de Berthe ne se démentent jamais. Elle sauve , pour ainsi dire , à chaque instant , la vie à son époux ; à chaque instant , elle relève son courage abattu.

Un jour, Gérard et Berthe se trouvent à l'entrée d'une grande forêt , dans l'intérieur de laquelle ils entendent un grand fracas , comme de marteaux et de cognées. Ils s'avancent du côté d'où vient le bruit , et arrivent à un grand feu autour duquel tra- vaillent deux hommes noirs et hideux ; ce sont des charbonniers auvergnats , en possession de fournir de charbon la ville d'Au- rillac. Voyant Gérard en haillons , de haute taille et avec toutes les apparences d'une force de corps extraordinaire , ils croient avoir trouvé l'homme dont ils ont besoin , et lui proposent de porter vendre à Aurillac le chai'bon fait par eux. Gérard accepte, comme par une sorte de curiosité de voir jusqu'où peut aller sa misère. Il charge sur ses épaules un énorme sac de charbon qu'il porte à Aurillac, et sur la vente duquel il gagne sept deniers. Il y a long-temps que le puissant Gérard n'a touché une si forte somme : le métier lui paraît bon , et il s'y dévoue , tandis que la comtesse exerce , de son côté , celui de couturière , dans un faubourg de la petite ville d'Aurillac .

Il y avait déjà vingt-deux ans que Gérard et Berthe vivaient de la sorte ; ils semblaient avoir perdu tout souvenir de leur condi- tion première, et tout désir comme tout espoir d'y revenir ja-

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2C)8 REVUE DES DEUX MONDES.

mais , lorsqu'un événement imprévu vint tout à coup changer leurs idées.

Deux puissans seigneurs , le comte Ganceln et le duc Aiglan , donnaient aux chevaliers du pays le divertissement d'un de ces exercices guerriers alors désignés par le nom de quintaine , et qui consistaient à abattre , à coups de piques ou de traits lancés à la main, une armure ou un écu placé très-haut, à l'extrémité d'un poteau. Toute la population de la contrée était accourue à ce spectacle, et Gérard et Berthe avaient cédé , comme les autres , à la tentation d'y assister. La fête était brillante ; il y avait une multitude de chevaliers en splendide attirail et en belle ar- mure , cherchant à se surpasser les uns les autres , et à faire parler d'eux.

A ce spectacle , la mémoire d'un temps qui n'est plus se réveille vivement dans Berthe ; elle se souvient de l'époque fortunée de sa vie Gérard donnait de telles fêtes , et s'y distinguait par sa force et par son adresse, tandis qu'elle-même y jouissait avec orgueil de sa gloire et de sa renommée. A ce souvenir, elle est saisie d'une vive douleur ; ellfi se laisse aller, comme évanouie , dans les bras de Gérard , inondant de ses larmes la barbe et le visage du guerrier, ou pour mieux dire , du charbonnier. Gérard sent alors , sinon pour la première fois , du moins plus fortement que jamais, tous les sacrifices que la tendre Berthe fait depuis si long -temps à sa mauvaise destinée. « Chèi'e épouse, lui dit-il, ton cœur, je le vois, s'est lassé de ma misère. Eh bien! retourne en France , et je te jure , par Dieu et par les saints, que vous ne me verrez plus , ni toi ni tes parens. Seigneur, vous parlez en enfant , lui répond Berthe ; à Dieu ne plaise que je vous quitte jamais tant que je^^vivrai ! J'aimerais mieux être brûlée vive que séparée de vous. Oh ! seigneur, ne proférez plus de si dures pa- roles. » A ces mots, le comte, ému jusqu'aux larmes , la presse en silence sur son cœur.

Cependant il est vrai qu'une nouvelle idée, qu'un nouveau désir viennent de s'emparer de Berthe. « Seigneur, poursuit-elle , si vous daignez écouter mes conseils , nous retournerons dans cette douce France nous sommes nés. Voilà vingt -deux ans

GÉRARD DE ROUSSILLON. 299

que vous en êtes sorti , et je vous vois brisé par la fatigue et la douleur. Vous fûtes autrefois l'ami de l'impératrice, et je suis sûre que , si elle intercédait aujourd'hui pour vous , l'empereur n'est ni si dur ni si cruel qu'il ne vous pardonnât le passé. » Gé- rard ne se rend pas sans peine à ce conseil ; mais enfin , il l'ac- cepte par pitié pour sou épouse , et le voilà qui prend avec elle le chemin d'Orléans , se trouvait pour lors Charles avec sa cour.

Ils y arrivent le jeudi saint, le jour de la cène. Dans l'espoir de pouvoir dire un mot en secret à la reine , Gérard va bien vite à l'église , se ranger au nombre des pauvres pèlerins, des men- dians , des estropiés , auxquels elle doit ce jour-là distribuer des vêtemens et de l'argent. Mais un prêtre , qui le voit grand et vi- goureux parmi cette foule de pauvres infirmes, le prend rudement par la main et le chasse avec des injures et des menaces. Gérard regrette alors sa forêt , son charbon et ses sauvages compagnons ; mais Berthe est toujours , comme son bon ange , pour le con- soler et le conseiller.

Seigneur, ne vous déconcertez pas, lui dit-elle ; faites plutôt ce que je vais vous dire. C'est demain le vendredi-saint : l'impé- ratrice se rendra seule à l'église , pour prier. Attendez -la , et dès que vous l'apercevrez , approchez -vous d'elle , et présentez-lui cet anneau. C'est celui par lequel elle vous engagea autrefois son amour, en présence du comte Gervais. Vous me le donnâtes, et moi je l'ai précieusement gardé au milieu de nos détresses. Gérard, charmé de ravoir cet anneau , n'hésite pas à faire tout ce que sa femme lui a conseillé.

La journée du vendredi-saint passée , à l'heure commence la solennité des ténèbres, la reine arrive nu-pieds à l'éghse , et se retire , pour prier, dans une chapelle solitaire , faiblement éclairée par une lampe. Gérard , qui l'a vue entrer et qui a suivi de l'œil tous ses mouvemens, se glisse à pas lents aussi près d'elle qu'il peut , et lui adresse timidement la parole : Dame , lui dit-d , pour l'amour de ce Dieu qui fait des miracles , de ces saints que vous venez ici prier, et pour l'amour de ce Gérard qui fut votre ami, je vous conjure de venir à mon secours.

3uO REVUE DES DEUX MONDES.

Pauvre homme, lui répond la reine , que savez-vous de Gérard, et qu'est-il devenu?

Reine, dites-moi d'abord une chose , reprend Gérard : par le Dieu que vous adorez, parles saints que vous priez, que feriez- vouS , dites-moi , de Gérard , si vous le teniez en votre puis- sance ? Pauvre homme , dit la reine , c'est grande hardiesse à vous de me faire pareille question. Néanmoins, sachez que je donnerais quatre villes, pour que le comte Gérard fût vivant, et eût recouvré les terres et les honneurs qu'il a perdus. A ces mots , Gérard lui présente son anneau , en se nommant. La reine le considère déplus près et le reconnaît. Il n'y eut plus alors de vendredi-saint pour elle , s'écrie naïvement le vieux poète ro- mancier , et Gérard fut baisé cent fois sur la place. Après bien des questions faites à la hâte , et des réponses également pressées , la reine appelle un prêtre qui lui est dévoué , et met juscju'à nouvel ordre Gérard sous sa garde.

A partir de , la suite du roman , y compris le dénouement , est extrêmement obscure et présente peut-être des lacunes. On voit seulement qu'à force de zèle , d'adresse et de caresses , la reine dispose peu à peu le roi à faire grâce à Gérard, et à souffrir qu'il rentre dans la jouissance de ses domaines. Mais elle sent que son ami, son chevalier, serait trop humilié, s'il devait unique- ment ce retour de fortune à la clémence du roi; aussi, tout en négociant pour lui auprès de son époux, l'aide-t-elle de tout son pouvoir à se faire un parti à la tête duquel il a bientôt recouvré de vive force son bon château de Roussillon , et la plus grande pai'tie de ses anciennes possessions. Charles , apprenant ces nouvelles , en est indigné : il a un accès de sa vieille haine contre Gérard , et la guerre est un moment sur le point de se rallumer. Mais la reine s'inteqiose , avec son adresse et son autorité ordi- naires, entre les deux adversaires, et les détermine à conclure une trêve de sept ans, durant laquelle elle espère que s'effaceront les anciennes inimitiés. Ses prévisions ne sont point trompées , et Gérard meurt paisiblement dans son château de Roussillon.

Tel est , isolé de ses développemens , de ses accessoires , et ré- duit à ses données fondamentales , le roman provençal de Gérard

GÉRARD DE ROUSSILLON . 3u I

de Roussillon, l'un des plus curieux , et je le répète , proljable- nient le plus ancien de son genre. Quelques observations sont in- dispensables pour compléter cet aperçu.

On voit d'abord , par tout ce que j'ai dit de ce roman , non- seulement que le fond s'en rattacbe à des traditions historiques , mais que tous les détails , tous les accessoires ont quelque chose de grave et de vraisemblable , qui sort naturellement et sinqîle- nient du fond des mœurs et des relations féodales , et je ne doute pas qu'avec un peu de patience et de sagacité , on n'y démêlât diverses particularités véritablement historiques, sinon pour l'é- poque à laquelle se rapporte l'action du roman , du moins pour l'époque de sa composition.

Les noms géographiques y sont assez fréquemment défigurés par les erreurs des copistes , mais toujours reconnaissables , et faciles à rétablir dans leur exactitude. On n'y aperçoit aucune trace de cette géographie arbitraire et fantastique des romanciers des époques subséquentes , et l'on y découvrirait probablement, au contraire, çà et là, quelque notion curieuse pour la géographie de la France au moyen âge. Ainsi, par exemple, il y est question de la ville de Rame , mansion romaine , dont on ne voit plus depuis long-temps que les ruines, sur les bords de la Duiance, entre Briançon et Embrun , et qui existait encore , selon toute apparence, du temps de l'auteur de Gérard.

Les caractères sont une des parties remarquables du roman. Ce n'est pas qu'ils soient bien variés, ni délicatement nuancés ; mais ils sont tracés avec vigueur, et contrastés avec un véritable instinct poétique. Foulques, l'un des neveux et des principaux officiers de Gérard, pourrait passer pour son bon grénie. Tant qu'il y a lieu à délibérer, il vote toujours pour le parti le plus juste et le plus modéré : quand il n'y a plus qu'à agir, il se dévoue sans considération des obstacles et du péril. C'est l'idéal du chevalier provençal au xii'' siècle. Yoici le portrait qu'en trace le roman- cier : je vais tâcher d'en traduire une partie , et de la traduire fidèlement, au risque d'être bizarre et sauvage.

« Youlez-vous entendre les qualités de Foulques : donnez-lui toutes celles du monde ; ôtez-en seulement les mauvaises ; il n'y

3o2 REVUE DES DEUX MONDES.

en a pas une en lui. Il est preux, courtois , poli, doux, franc, de nobles manières et bien parlant. Il est bien enseigné de bois et de rivières , sait jouer aux échecs , aux tables et aux dés. Il n'a jamais refusé de son avoir à personne ; tous en ont eu , les bons et les médians. Il aime fortement Dieu, sachez bien ; et depuis qu'il est et vit en cour, il n'a jamais vu faire tort à personne , sans en être au moins affligé , s'il ne pouvait rien de plus. Il aime mieux la paix que la guerre ; mais quand il sent une fois son heaume lacé , son écu au col et son épée avi flanc , il devient su- perbe, farouche , impétueux et sans merci. Plus est grande la foule des ennemis qui le pressent , et plus il est fier et terrible. Il ne reculerait pas alors de la longueur de son pied. Et sachez que cette guerre lui déplaît fort et qu'il en a fait cent fois querelle à son oncle; mais il n'a jamais pu l'en détourner, et l'a toujours foi'tement aidé au besoin. Il n'en sera point blâmé par moi , car faillir à son ami, c'est chose inhumaine, méprisée en toute bonne cour. J'aimerais mieux être Foulques , et doué comme lui , que seigneur de quatre royaumes. »

Boson , le frère de Foulques , est le favori de Gérard , et l'on pourrait dire son mauvais génie. Sauf la bravoure, il ne ressemble en rien à son frère ; il n'aime que la guerre , et juste ou inique , il la conseille toujours. C'est le type du seigneur féodal, mettant les passions et les penchans de sa condition à la place des devoirs et des idées de la chevalerie.

Fouchier, qui est aussi un des principaux vassaux de Gérard , est un autre caractère pris innnédiatement dans la vérité et la réalité des époques féodales. « Il n'y eut jamais , dit notre ro- « mancier, en parlant de lui , si bon espion , ni si bon voleur ; « il a volé plus d'avoir qu'il n'y en a dans Pavie. Mais il est de « trop haut lignage pour vendre ce qu'il vole ( il le donne); « et de France en Hongrie , il n'y a pas de meilleur comte que « lui. »

Deux femmes seulement interviennent dans l'action du roman de Gérard ,Berthe et la reine , sa sœur. Il n'est point question de Berdie, et le poète n'a que faire d'elle, aussi long-temps que la guerre dure. Mais , une fois Gérard vaincu , et réduit à la vie de

GÉRARD DE ROUSILLON. 3o3

mendiant et de vagabond , c'est elle qui devient le personnage principal de l'action, la providence de Gérard. C'est le modèle de l'épouse tendre et dévouée. Mais , dans ce caractère même , il y a quelque chose de l'époque , quelque chose d'austère et de fort qui se mêle à l'expression de l'amour, qui le contient , pour ainsi dire , au fond de l'ame. C'est par des leçons , par des exhor- tations pieuses , plutôt que par des paroles molles et caressantes, que Berthe témoigne son dévouement à son époux.

Mais ce qu'il y a incontestablement , dans tout le roman , de plus remarquable , sous le rapport des mœurs , c'est la conduite delà reine envers Gérard, cju'elle aime incomparablement plus que son époux , et dont elle prend le parti d'une manière direc- tement opposée aux intérêts et aux intentions de celui-ci. Tout cela , nous l'avons vu dans le temps, était parfaitement conforme aux idées de la galanterie chevaleresque. Aussi à peine le roi a-t-il un moment d'humeur et de colère , quand il vient à savoir tout ce que son épouse a fait pour Gérard , son ancien ennemi ; il sait bien que tout cela est dans l'ordre , et son mécontente- ment tombe au premier sourire de la reine , qui se garde bien de le prendre au sérieux.

Il y a de fort beaux traits dans les longues descriptions de ba- tailles qui font la majeure partie du roman. Mais, comme je l'ai déjà observé , c'est dans les conseils fréquens Charles et Gé- rard déhbèrent sur leurs demandes , sur leurs propositions et sur leurs droits respectifs , que le romancier semble se complaire davantage , et réussir le mieux. C'est qu'il aime à mettre ses personnages en évidence et à les représenter faisant preuve d'un autre courage que celui du champ de bataille , de celui de la pensée et de la parole. Je choisis, pour donner un exemple , l'audience que Charles accorde à Foulques , lorsque celui-ci va , de la part de son oncle Gérard, réclamer contre l'injustice de la guerre que le roi est résolu de faire à ce dernier, pour avoir repris son château de Rousslllon , qu'il n'avait un moment perdu que par une insigne trahison.

Foulques est parti , accompagné d'un cortège de cent barons , parmi lesquels se trouve Fouchicr, ce comte si excellent , qui n'a

304 REVUE DES DEUX MONDES.

que le défaut ou le caprice d'être un grand voleur. Ils arrivent tous à la cour de Charles, sous la conduite et la sauve-garde d'Aymes , comte de Bourges , ami de Gérard , bien que fidèle vassal du roi , et qui , introduit devant ce dernier : Seigneur, lui dit-il , voici Foulques , arrivé hier soir. Oui , poursuit Foulques, et qui viens demander pour Gérard , mon oncle, une justice que j'espère. Pourquoi, ô roi, voulez-vous mouvoir guerre à Gérard ? Ne vous laissez point aller à votre colère ; car, si vous détruisez ce que vous devez maintenir, Dieu vous abandonnera. Vous avez excité la guerre ; faites-la taire ; laissez à Gérard ce qui est à lui , et ne croyez point les flatteurs qui ne peuvent faire les grandes choses qu'ils promettent.

Si Dieu m'aide, duc Foulques, répond le roi , vous discourez à merveille ; mais je ferai ce qu'il me convient de faire. Si Gérard a jusqu'ici tenu Roussillon et la Bourgogne, il les a tenus de moi , et je les lui ôterai , si je puis. Il n'aura point de si fort château que je ne l'escalade, ni de si haute tour que je ne la renverse et ne la brise.

« Là-dessus, don Begon, fils de Basin , prend la parole : Sei- gneur roi , nous méprisons les menaces , et Gérard pourra bien vous mettre tel frein par lequel on vous tiendra mieux que l'on ne tient mulet rétif. Si vous voulez la guerre , si vous voulez ba- taille en champ clos, vous l'aurez; et maint puissant baron y recevra tel coup de lance ou d'épée qui lui mettra le cœur à jour. Mais le comte Gérard n'y perdra ni un moulin , ni un four, ni un coin de pré, ni une poignée d'herbe. »

Seigneur roi , reprend Foulques , écoutez ce que Gérard vous propose en toute justice. S'il vous a forfait en quelque chose , nous sommes ici cent chevaliers pour vous en faire droit de sa part, et pour être ses otages entre vos mains. Mais je sou- tiens que Roussillon est à lui , si ce n'est que le long de la Seine, sur l'autre rive, dans la forêt de Montargout, vous avez, en l'an, une chasse de quatorze jours par froid , et de quinze par chaud , et que Gérard vous doit défrayer les quatorze jours , à raison des quatre châteaux qu'il a dans le pays , des châteaux de Quarène et de Chatillon , de Sonegart et de Montaloi. Si quelqu'un trouve

GÉr.AUD r>E ROUSSILLON. 3o5

que la chose n'est point comme je dis , j'en offre la preuve, et en voici mon gant que je vous présente.

Maudit soit , dit le roi , qui prendra ce gant avant que je n'aie mis Gérard hors d'état de parler de guerre.

C'est ce que vous ne ferez point du vivant de Gérard , ni des siens , répond Foulques. Celui-là ne mérite ni honneurs , ni ma- noir, qui taxera le comte de félonie , et ne voudra pas nous en rendre raison. C'est bien plutôt vous, ô roi ! qui avez été traître et parjure au sujet de Gérard. Des comtes , des ducs, des hommes renommés, le pape lui-même, à qui Rome obéit, avaient reçu votre serment de prendre en mariage la fille du puissant em- pereur d'Orient , en même temps que Gérard épouserait sa sœur. Mais vous avez fait acte de traître et de faussaire ; vous avez laissé celle qui devait être votre femme , pour prendre la bien- aimée de Gérard. Si quelqu'un de vos flatteurs , à langue tran- chante , soutient que vous avez bien fait , qu'il s'avance , et je vous le rends mort ou recru.

Vous n'aurez point de combat ici , reprend le roi ; vous en aurez assez d'un , de celui les plus vaillans des vôtres tombe- ront par milliers, morts et sanglans.

<i Là-dessus s'avance Fouchier, le cousin-germain de Gérard. Jamais chevalier plus brave que lui ne fut baisé par dame ; ja- mais lance ne fut rompue par un plus vaillant. Il va proférer des paroles dont le roi sera courroucé, Par Dieu , Charles Mai- tel , c'est grande folie à vous de vouloir épouvanter tout le monde. Puisque vous avez faim de guerre , que je sois proclamé couard si je ne vous en rassasie ! Je mènerai contre vous mille chevaliers , dont le moindre vous fera perdre la tête de souci , et j'espère bien accroître mes domaines et mes châteaux d'une part des vôtres.

« A ces paroles , le sang monte au visage du roi , et il pro- nonçait déjà l'ordre de faire pendre tous les messagers de Gé- rard , lorsque Enguerrand , Thierry, Pons et Richard prennent soudainement la parole. 0 roi , disent-ils, tu es un roi perdu, si tu commets une pareille bassesse. Il n'y a aucun de nous qui ne t'abandonne aussitôt.

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« Hervin de Cambrai parle à son tour , et bien devrait-il être cru, car ses paroles sont sages, et ses conseils sont bons. Messager de guerre est mauvais propbète : je vois , dans ce pays , deux dogues furieux , l'un roi et l'autre comte , qui se déchire- raient plus volontiers qu'ours et chien Oh! que bien pi'end

aux Sarrasins que nous ne leur fassions pas la guerrre que nous nous faisons les uns aux autres !

« Quand Charles entend ces mots , il s'en couxTOuce. Sei- gneur Hervin nous a fait un beau sermon , dit-il ; et il n'y a pas un de ces moines de Saint-Denis qui convertissent le peuple, qui soit meilleur prêcheur que lui. Mais il a beau dire : nous ne quitterons ni nos blancs hauberts , ni nos casques brunis, que je n'aie traité comme il convient ce Gérard qui m'a pris ou tué mes hommes.

Seigneur roi, nous allons donc nous retirer, dit Foulques, et parler en Bourgogne de ce que nous avons vu ici ; et ce ne sera ni de droit, ni de justice, ni d'amour. Yotre host est prêt; nous allons assembler le nôtre ; et nous nous reverrons là-bas , à Yau- beton, dans la plaine court l'eau de TArce.

Je vous en donne ma parole , dit Charles ; et que celui qui cédera s'en aille en exil aussi loin qu'il pourra ; qu'il passe la mer en barque ou en navire , et ne reparaisse plus.

« Là-dessus Foulques prie Aymes de Bourges, sous la sauve- garde duquel il est venu , de vouloir bien le reconduire.

Je suis tout prêt à vous reconduire , lui dit Aymes , mais j'ai le cœur triste et noir de voir la férocité de cet empereur. O roi , entendez encore une pai'ole , une dernière parole : acceptez les offres de ces chevaliers, et prenez -les pour otages. Ce n'est point ma pensée , répond Charles ; ma pensée est d'entrer ee mois-ci ou le prochain sur les terres de Gérard. Je veux être son moissonneur: je taillerai ses vignes et ses vergers. Je verrai les mille chevaliers que Foucliier doit mener contre moi , lui qui n'a pas mille pas de terre. Mais qu'il prenne bien garde , le larron , à ne point se laisser prendre par chemin ni par sentier ; car je le ferai pendre plus haut que le plus haut clocher.

Roi, lui répond Foulques, vous parlez trop follement, et n'a-

GÉRARD DE BOUSSILLON. 3o7

vez que méchantes pensées dans le cœur. Vous aurez la bataille , puisque vous l'avez voulue ; mais gardez-vous d'y rencontrer P^ouchier : il n'y a point d'épervier plus redoutable aux cailles que lui à ses adversaires. S'il a de l'or et de l'argent, il ne l'a point enlevé à pauvres passagers , à bourgeois , à vilains , ni à marchands , mais à des barons avares et usuriers , seigneurs de quatre ou cinq châteaux. Ceux-là n'ont ni cachette si profonde, ni cofhe d'acier leur trésor soit à l'abri de Fouchier. C'est à ceux-là qu'il prend de quoi donner et dépenser largement. »

Cette scène, pleine de mouvement, peint avec énergie et vérité la diplomatie un peu sauvage , mais du moins ouverte et directe , des temps féodaux , et la brusque franchise avec laquelle les vassaux parlaient souvent à leur chef.

Parmi les nombreux héros des romans carlovingiens , il n'y en a peut-être pas de plus célèbre et de plus populaire que Gérard. Sous les noms divers de Gérard de Roussillon , de Gérard de Vienne et de Fretta , il figure diversement et avec plus ou moins d'éclat dans presque tous ces romans.

Dans celui de Roncevaux , il est compris au nombre des pala- dins de Charlemagne , et périt de la main du fameux roi sarrasin Marsile. Dans le roman de Gaydon , qui est censé faire suite à ce- lui de Roncevaux, il ressuscite pour briller à nouveaux frais entre les douze pairs. L'auteur du grand roman du Loherain donne Gé- rard de Roussillon pour mort à la suite d'une irruption des Sar- rasins en Champagne. Mais Gérard reparaît dans le roman célèbre de Renaud de Montauban , et dans cet autre roman cyclique si populaire en Italie , sous le titre des Réali di Francia. Enfin on le voit , dans celui d'Aspremont , âgé de cent-vingt ou trente ans, et pourtant capable encore de prendre une partie très - active à l'expédition contre les Sarrasins d'Italie , et en partagea la gloire avec Charlemagne.

Tous ces romans , il ne figure qu'en sous ordre ou épisodi- quement , en supposent de toute nécessité beaucoup d'autres dont il était le héros principal , et qui sont aujourd'hui perdus , à l'exception de trois, dont l'un est celui en provençal dont je viens devons parler. Les deux autres sont en français.

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De ces deux derniers , je ne citerai que celui intitulé Gérard de Vienne. Son auteur connaissait très-probablement le Gérard de Roussillon provençal , dont il n'est au fond et en substance qu'une sorte de parodie assez plate. Un rapprochement scrupu- leux de ces deux compositions pourrait être assez curieux , en fai- sant voir comment les romans carlovingiens les plus div^ei-s dans leurs développemens peuvent néanmoins n'être que des variantes d'une seule et même donnée première. Mais l'espace me manque pour un rapprochement qui en exigerait beaucoup. Je ne puis que~ répéter que des trois romans épiques aujourd'hui subsistans sur Gérard de Roussillon , le provençal est , sans compai'aison , le plus intéressant , comme le plus ancien.

Je ne suppose point toutefois qu'il soit le premier composé sur ce sujet: je suis au contraire persuadé qu'il a été précédé de plu- sieurs autres , auxquels appartinrent , selon toute apparence , les passages ou couplets doubles qui sont en grand nombre dans ce

roman.

Fauriel,

CHRONIQUES DE FRANGE '.

LA TERRASSE DE LA BASTILLE.

IV.

Mon pèic , TOUS dormirez tranquille , je pense, quoique ce soit la première veille d'armes de votre fils !

Ainsi , Paris imprenable pour le puissant duc de Bourgogne , et sa nombreuse armée , avait , comme une courtisanne capri- cieuse , nuitamment ouvert ses portes à un simple capitaine commandant de sept cents lances. Les Bourguignons, la flamme d'une main , le fer de l'autre , s'étaient épandus dans les vieilles rues de la cité royale , éteignant le feu avec du sang , séchant le sang avec du feu. Perrinet-Leclerc , cause obscui-e de ce grand événement , après y avoir pris ce qu'il en désirait avoir , la vie du connétable, était rentré dans les rangs du peuple, l'histoire désormais le cherchera vainement, il mourra obscur comme il y était inconnu , et d'où il était sorti une heure pour atta- cher à l'une des plus grandes catastrophes de la monarchie son nom populaire , tout ébloui de l'immortalité d'une grande tra- hison.

Cependant par toutes ses portes fondaient sur Paris , comme des vautours sur un champ de bataille, les seigneurs et les hommes d'armes qui voulaient emporter leur part de cette grande

' Ployez la livraison du i5 janvier.)

TOME VIII. 21

3lO REVUE DES DEUX MONDES.

proie, que jusqu'à cette heure la royauté seule avait eu le pri- vilège de dévorer. C'était d'abord L'Ile-Adam , qui , arrivé le premier, avait pris la part du lion ; c'étaient le sire de Luxem- bourg, les frères Fosseuse, Crèvecœur, et Jean de Poix ; c'étaient derrière les seigneurs, les capitaines des garnisons de Picardie et de l'Ile-de-France ; enfin , c'étaient à la suite des capitaines , les paysans des environs, qui, pour ne rien laisser après eux, pil- laient le cuivre, tandis que leurs maîtres pillaient l'or.

Puis quand les vases des églises furent fondus j quand les coffres de l'état furent vides , c{uand il ne resta plus une frange ni une fleur de lis d'or au manteau royal , on en jeta le velours nu aux épaules du vieux Charles ; on le fit asseoir sur son trône à demi brisé , on lui mit une plume à la main , quatre lettres pa- tentes sur la table. L'Ile-Adam et Chatelux furent maréchaux; Charles de Lens , amiral ; Robert de Maillé , grand-pamietier , et quand il eut signé , le roi crut avoir régné.

Le peuple regardait tout cela par les fenêtres du Louvre. Bon, disait-il, après qu'ils ont pillé l'or, les voilà qui pillent les places, heureusement qu'il y a plus de signatures au bout de la main du roi , qu'il n'y avait d'écus dans ses coffres. Prenez , prenez , messeigneurs.Mais Hannotin de Flandre va venir, et s'il n'est pas content de ce que vous lui aurez laissé, il i)ourra bien se faire une seule part avec toutes les vôtres.

Cependant Hannotin de Flandre ( c'était le nom qu'en liant le duc de Bourgogne se donnait quelquefois lui-même ) ne se pressait pas de venir ; il n'avait pas vu sans jalousie un de ses capitaines entrer dans une ville aux portes de laquelle il avait deux fois frappé avec son épée sans qu'elle les lui ouvrît : il reçut à Montbelliard le message qui lui annonça cette nouvelle inatten- due , et aussitôt , au lieu de continuer sa route , il se retira à Dijon , l'une de ses capitales. La reine Isabeau était, de son côté, demeurée à Troyes , toute tremblante encore du succès de sou entreprise; le duc et elle ne se voyaient pas , ne s'écrivaient pas ; on eût dit deux complices d'un meurtre nocturne , qui hésitaient à se retrouver face à face à la lumière du soleil.

Pendant ce temps, Paris vivait d'une vie fiévreuse et convulsive.

SCÈNES HISTORIQUES. 3ll

Comme on disait que la reine et le duc ne rentreraient point dans la ville tant qu'il y resterait un Armagnac , et qu'on désirait re- voir le duc et la reine , chaque jour ce jjruit , auquel leur double absence paraissait donner quelque fondement , était le prétexte d'un nouveau massacre. Chaque nuit on criait: « Alarme! » Le peuple parcourait la ville avec des torches. Tantôt les Armagnacs, disait-on , rentraient par la porte Saint-Germain , tantôt par la porte du Temple. Des groupes d'hommes à la tête desquels on distinguait les bouchers à leurs larges couteaux luisant au bout de leurs bras nus , parcouraient Paris dans toutes les directions ; puis quelqu'un disait-il : Holà ! les autres ! voici la maison d'un Armagnac, les couteaux faisaient justice du maître , et le feu de la maison. Il fallait, pour sortir sans crainte , porter le cha- peron bleu et la croix rouge. Des adeptes, renchérissant sur le tout, formèrent une compagnie bourguignone qu'on nomma de Saint-André; chacun de ses membres portait une couronne de roses rouges , et comme beaucoup de prêtres y étaient entrés, soit par prudence soit par sentiment , ils disaient la messe avec cet ornement sur la tête. Bref, en voyant de telles choses, on aurait pu croire Paris dans l'ivresse des fêtes du carnaval , si l'on n'a- vait pas rencontré dans chaque rue tant de places noires des maisons avaient été brûlées , tant de places rouges des hommes étaient morts.

Parmi les plus acharnés coureurs de nuit et de jour, il y en avait un qui se faisait remarquer par son impassibilité dans le massacre et son habileté dans l'exécution. Il n'y avait pas un incendie il ne portât sa torche , pas un meurtre il n'en- sanglantât sa main ; quand on l'apercevait avec son chaperon rouge, sa huque sang de bœuf, son ceinturon de buffle serrant contre sa poitrine , une large épée à deux mains , dont la poignée touchait son menton , et la pointe ses pieds , ceux qui voulaient voir décoller proprement un Armagnac, n'avaient qu'à le suivre , car il y avait un proverbe populaire qui disait que maître Cap- peluche faisait sauter la tête, sans que le bonnet eût le temps de s'en apercevoir.

Aussi Cappeluche était-il le héros de ces fêtes ; les bouchers

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mêmes le reconnaissaient pour maître , et lui cédaient le pas. C'était lui qui était la tête de tous les rassemblemens , l'ame de toutes les émeutes ; d'un mot il arrêtait la foule qui le suivait , d'un geste il la jetait en avant : c'était une magie de voir comme tous ces hommes obéissaient à un homme.

Tandis que Paris retentissait de tous ces cris , s'éclairait de toutes ses lueurs , et chaque nviit se réveillait en sursaut , la vieille Bastille s'élevait à son extrémité orientale , noire et silencieuse. Les cris du dehors n'y avaient point d'écho, la clarté des torches point de reflets; son pont était haut, sa herse basse. Le jour, nul être vivant ne se montrait sur ses murailles ; la citadelle semblait se garder elle-même ; seulement lorsqu'un rassemblement s'ap- prochait d'elle plus que cela ne lui paraissait convenable, ou voyait sortir de chaque étage et s'abaisser vers cette foule autant de flèches qu'il y avait de meurtrières , sans qu'on put distinguer si c'était des hommes ou une machine qui les faisaient mouvoir. A cette vue , la foule, fût-elle conduite par Cappeluche lui-même, touinait le dos en secouant la tête ; les flèches rentraient au fur et à mesure que le rassemblement s'éloignait , et la vieille for- teresse avait repris, au bout d'un instant, un air d'insouciance et de bonhomie pareil à celui du pOfc-épic , qui , lorsque le danger s'éloigne , couche sur son dos , comme les poils d'une fourrure , les mille lances auxquelles il doit le respect que lui portent les autres animaux.

La nuit, même silence et même obscurité; vainement Paris éclaiiait ou ses rues ou ses croisées , nulle lumière ne passait der- rière les fenêtres grillées de la Bastille , nulle parole humaine ne se faisait entendre à l'intérieur de ses murs ; seulement de temps en temps, aux fenêtres des tours qui s'élevaient aux quatre angles passait la tête vigilante d'une sentinelle , qui ne pouvait que dans cette posture veiller à ce qu'on ne préparât point quelque surprise au pied des remparts ; encore cette tête une fois passée, restait-elle tellement innuobile, qu'on aurait pu, lorsqu'un rayon de lune l'éclairait, la prendre pour un de ces masques gothiques que la fantaisie des architectes clouait comme un ornement fantas- tique aux arches des ponts ou à l'entaljlement des cathédrales.

SCÈNES HISTORIQUES. 3l3

Cependant, par une nuit soniVtre , vers la fin du mois de juin, taudis que les sentinelles veillaient aux quatre coins de la Bas- tille , deux hommes montaient l'escalier étroit et tournant qui conduisait à sa plate-forme ; le premier qui ]>arut sur la terrasse, était un liomme de quarante-deux à quarante-cinq ans ; sa taille était colossale , et sa force tenait tout ce que promettait sa taille. Il était couvert d'une armure complète , quoique pour arme offensive , à côté de la place manquait l'épée , son ceinturon ne supportât qu'un de ces poignards longs et aigus , qu'on ap- pelait poignards de merci; sa main gauche s'y appuyait par habitude , tandis que de la droite il tenait respectueusement un de ces bonnets de velours garnis de poils, que les chevaliers échangeaient, dans leurs momens de repos, contre leurs casques de bataille , qui , quelquefois , pesaient de 4o à 45 livres. Sa tête nue laissait donc voir, sous d'épais sourcils , des yeux bleus fon- cés ; un nez aquilin , un teint bruni par le soleil , donnaient à l'ensemble de cette physionomie un caractère d'austérité , qu'une barbe longue d'un pouce , taillée en rond , de longs cheveux noirs qui descendaient de chaque côté des joues , ne contribuaient nul- lement à adoucir.

A peine l'homme que nous venons d'esquisser, fut-il arrivé sur la plate-forme , que , se retournant , il étendit le bras vers l'ou- verture à fleur de terre qui venait de lui livrer passage; une main fine et potelée en sortit pour s'attacher à cette main forte et puissante, et aussitôt, à l'aide de ce point d'appui , un jeune homme de seize à dix-sept ans , tout de velours et de soie , à la tête blonde , au corps aminci , aux membres délicats , s'élança sur la terrasse , et s'appuyant sur le bras de son compagnon , comme si cette légère montée eût été une longue fatigue , parut chercher par habitude un siège sur lequel il piit se reposer. Mais voyant qu'on avait jugé cet ornement inutile sur la plate- forme d'une citadelle , il prit son parti , forma avec sa seconde main, qu'il attacha à la première, une espèce d'anneau, au moyen duquel il fit supporter au bras athlétique auquel il se suspendit plutôt qu'il ne s'appuya , la moitié au moins du poids que la nature avait destiné ses jambes à soutenir, et commença

3l4 REVDE DES DEUX MONDES.

ainsi une promenade qu'il paraissait faire plutôt par condescen- dance pour celui qu'il accompagnait, que par une décision de sa propre volonté.

Quelques minutes se passèrent sans que l'un ni l'autre trou- blât le silence de la nuit par une seule parole , ou interrompît cette promenade que l'exiguité de la plate-forme rendait assez rétrécie. Le bruit des pas de ces deux hommes ne formait qu'un seul bruit , tant la marche légère de l'enfant se confondait avec la marche alourdie du soldat , on eût dit un corps et son om- bre , on eût cru qu'un seul vivait pour les deux. Tout à coup l'homme d'armes s'arrêta , le visage tourné vers Paris , et força son jeune compagnon d'en faire autant : ils dominaient toute la ville.

C'était précisément une de ces nuits de tumulte que nous avons essayé de peindre : d'alDord , on ne distinguait de la plate- forme qu'un amas confus de maisons , s'étendant de l'orient à l'occident , et dont les toits , dans l'obscurité , semblaient tenir les uns aux autres , comme les boucliers d'une troupe de soldats marchant à un assaut. Mais tout à coup , et quand un rassem- blement prenait un chemin parallèle au cercle que pouvaient embrasser les regards , la lumière des torches , en éclairant une rue dans toute sa longueur, semblait fendre un cjuartier de la cité; des ombres rougeàtres s'y pressaient confusément avec des cris et des rires ; puis, au premier carrefour cpii changeait sa direction , cette foule disparaissait avec ses lumières , mais non pas avec son bruit. Tout redevenait sombre , et la rumeur qu'on entendait send^laitles plaintes étouftées de la cité , dont la guerre civile déchirait les entrailles avec le fer et le feu.

A ce spectacle et à ce bruit , la figure du soldat devint plus sombre encore que de coutume ; ses sourcils se touchèrent en se fronçant , son bras gauche s'étendit vers le palais du Louvre , et c'est à peine si ces paroles, adressées à son jeune compagnon, pu- rent passer entre ses lèvres , tant ses dents étaient serrées.

Monsei^jneur, voilà votre ville , la reconnaissez-vous ?. . .

La figure du jeune homme prit une exj)rcssion de mélancolie dont, un instant auparavant , on l'aurait cru incapable. Il fixa ses

SCÈNLS HISTORIQUKS. 3l5

yeux sur ceux de riionnue d'annes , et , après l'avoir regardé un instant en silence :

Mon brave Tanne^juy , dit-il , je l'ai souvent re^jardée à pareille heure des fenêtres de l'Iiôtel Saint-Paul , comme je la regarde en ce moment de la terrasse de la Bastille; c|uelquelois je l'ai vue tranquille , mais je ne crois pas l'avoir jamais vue heu- reuse.

Tanneguy tressaillit : il ne s'attendait pas à une pareille ré- ponse de la part du jeune dauphin. Il l'avait interrogé , croyant parler à un enfant, et celui-ci avait répondu comme l'aurait fait un homme.

Que votre altesse me pardonne, dit Duchatel; mais je croyais cjue jusqu'à ce jour elle s'était plus occupée de ses plaisirs c[ue des affaires de la France.

Mon père (depuis cjue Duchatel avait sauvé le jeune dau- phin des mains des Bourguignons , celui-ci lui donnait ce nom), ce reproche n'est qu'à moitié juste : tant que j'ai vu près du ti'ône de France mes deux frères , qui maintenant sont près du trône de Dieu , oui , c'est vrai , il n'y a eu place en mon ame que pour des joyeusetés et des folies; mais depuis que le Seigneur les a rappelés à lui d'une manière aussi inattendue que terrible , j'ai oublié toute frivolité pour ne me souvenir que d'une chose : c'est qu'à la mort de mon père bien-aimé (que Dieu conserve ! ), ce beau royaume de France n'avait pas d'autre maître que moi.

Ainsi , mon jeune lion , reprit Tanneguy avec une ex- pression visible de joie, vous êtes disposé à le défendre des griffes et des dents contre Henri d'Angleterre et contre Jean de Bour- gogne.

Contre chacun d'eux séparément , Taniîcguy , ou contre tous deux ensemble .

Ahl monseigneur. Dieu vous inspire ces paroles pour sou- lager le cœur de votre vieil ami. Depuis trois ans, voilà la pre- mière fois c|ue je respire à pleine poitrine. Si vous saviez cjuels doutes passent dans le cœur d'un homme comnae moi , lorscjue la monarchie , à lacpielle il a dévoué son bras , sa vie , et jusqu'à son honneur peut-être , est ûapjiée de couj^s aussi rudes c^ue l'a

3l6 REVUE DES DEUX MONDES.

été celle dont vous êtes aujourd'hui l'unique espoir ; si vous sa- viez combien de fois je me suis demandé si les temps n'étaient pas venus cette monarchie devait faire place à une autre , et si ce n'était pas une révolte envers Dieu , que d'essayer de la soutenir, quand lui paraissait l'abandonner; car.... que le Sei- gneur me pardonne si je blasphème , mais , depuis trente ans , chaque fois qu'il a jeté les yeux sur votre noble race , ce fut pour la frapper , et non pour la prendre en miséricorde. Oui , continua - 1 - il , on peut penser que c'est un signe fatal pour une dynastie quand son chef est malade de corps et d'esprit , comme l'est notre sire le roi ; on peut croire que toutes choses sont bouleversées , quand on voit le premier vassal d'une cou- ronne frapper de la hache et de l'épée les branches de la tige royale , comme l'a fait le traître Jean à l'égard du noble duc d'Orléans , votre oncle ; on peut croire , enfin , que l'état est en perdition quand on voit deux nobles jeunes gens, comme les deux frères aînés de votre altesse , tomber, l'un après l'autre, de mort si subite et si singulière , que si l'on ne craignait d'offenser Dieu et les hommes , on dirait que l'un n'est pour rien dans cet événement , et que les autres y sont pour beaucoup ; et quand, pour résister à la guerre étrangère, à la guerre civile , aux émeutes populaires, il ne reste qu'un faible jeune homme comme vous. Oh! monseigneur, monseigneur, le doute qui tant de fois a manqué me faire faillir le cœur est bien naturel , et vous me le pardonnerez. Le dauphin se jeta à son cou.

Tanneguy, tous les doutes sont permis à celui qui , comme toi , doute après avoir agi , à celui qui , comme toi , pense que Dieu, dans sa colère, frappe une dynastie jusqu'en son dernier héritier, et enlève le dernier héritier de cette dynastie à la colère de Dieu.

Et je n'ai pas hésité , mon jeune maître , quand j'ai vu en- trer les Bourguignons dans la ville. J'ai couru à vous comme une mère à son enfant ; car, qui pouvait vous sauver si ce n'était moi , pauvre jeune homme ? Ce n'était point le roi votre père; la reine , de loin , n'en aurait pas eu le pouvoir, et de près (Dieu lui

SCÈNES HISTORIQUES. 3 I ij

pardonne ! ) n'en aurait peut-être pas eu le désir. Vous , mon- seigneur, eussiez-vous été libre de fuir , eussiez-vous trouvé les corridors de l'hôtel Saint-Paul déserts, et sa porte ouyerte , qu'une fois dans la rue , vous auriez été plus embarrassé dans cette ville aux mille carrefours, que le dernier de vos sujets. Vous n'aviez donc que moi ; en ce moment , monseigneur, il m'a bien semblé aussi que Dieu n'abandonnait pas votre noble fa- mille , tant j'ai senti ma force doublée. Je vous ai enlevé , mon- seigneur , et vous ne pesiez pas plus à nres mains qvi'un oiseau aux serres d'un aigle. Oui , eussé-je rencontré toute l'ar- mée du duc de Bourgogne , et le duc à sa tête , il me semblait que j'eusse renversé le duc , et tiaversé l'armée , sans qu'il nous arrivât malheur ni à l'un ni à l'autre , et à cette heure , certes , Dieu était avec moi. Mais depuis, monseigneur, depuis que vous êtes en sûreté derrière les remparts imprenables de la Bastille , quand , chaque nuit , après avoir contemplé seul , du haut de cette terrasse , le spectacle que ce soir nous regardons à deux ; quand , après avoir vu Paris , la ville royale , en proie à de telles révolutions, que c'est le peuple qui règne, et la royauté qui obéit; quand, les oreilles pleines de tumulte, les yeux fa- tigués de lueurs, je redescendais dans votre chainbie , et que, silencieux et appuyé sur votre chevet , je voyais de quel som- meil calme vous dormiez , tandis que la guerre civile courait par votre état, et l'incendie par votre capitale , je me demandais s'il était bien digne du royaume , celui qui dormait d'un sommeil si tranquille et si insouciant, tandis que son royaume avait une veille si agitée et si sanglante.

Une expression de mécontentement passa comme un nuage sur la figure du dauphin.

Ainsi , tu épiais mon sommeil , Tanneguy ?

Monseigneur, je priais près de votre lit pour la France et pour votre altesse. ^

Et si ce soir, tu ne m'avais pas trouvé tel que tu le désirais , quelle était ton intention ?

J'aurais conduit votre altesse en lieu de sûreté , et je me serais jeté , seul et sans armure , au milieu de l'ennemi à la pre-

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mière rencontre; car comme je n'aurais plus eu qu'à mourir, le plus tôt aurait été le mieux.

Eh bien î Tanneguy , au lieu d'aller seul et sans armure au- devant de l'ennemi , nous irons tous deux et bien armés : qu'en dis-tu ?

Que le Seigneur vous a donné la volonté , qu'il faut mainte- nant qu'il vous accorde la force.

Tu seras pour me soutenir.

C'est une guerre longue que celle que nous allons faire , jnonseigneur , longue et fatigante , non pas pour moi qui de- puis ti-ente ans vis dans ma cuirasse , comme vous dans votre velours. Vous avez deux ennemis à combattre dont un seul ferait trembler un grand roi. Une fois l'épée hors de la gaine et l'oriflamme hors de Saint-Denis , il faudra que ni l'une ni l'autre ne rentrent dans leurs fourreaux , que de vos deux ennemis , Jean de Bourgogne et Henry d'Angleterre, le premier ne soit sous la terre de France , et l'autre hors de la terre de France. Pour en venir là, il y aura de rudes mêlées. Les nuits de guet sont froides, les journées des camps sont meurtrières ; c'est une vie de soldat à prendre , au lieu d'une existence de prince à con- tinuer ; ce n'est point une heure de tournois , ce sont des jours de combat ; ce ne sont point quelques mois d'escarmouches et de rencontres, ce sont des années entières de luttes et de batailles. Monseigneur, songez-y bien.

Le jeune dauphin, sans répondre à Tanneguy, quitta son bras, et marcha droit à l'homme d'armes qui veillait dans l'une des tou- relles de la Bastille ; en un instant le ceinturon qui soutenait la trousse de l'archer fut serré autour de la taille du dauphin , l'arc de frêne du soldat passa entre les mains du prince, et la voix da jeune homme avait pris un accent de fermeté que personne ne lui connaissait, lorsque se tournant vers Duchatel étonné, il lui dit:

Mon père , tu dormiras tranquille, je pense , quoique ce soit la première veille d'armes de ton fds.

Duchatel allait lui répondre , lorsqu'un développement de la scène qui se passait au pied de la Bastille vint changer la direc- tion de ses idées.

SCÈNES HISTORIQUES. 3ig

Depuis quelques instans le bruit s'était rapproché , et une grande lueur montait de la rue de la Cerisée ; cependant il était impossible de découvrir ceux qui causaient ce bruit, ni de deviner la véritable cause de cette lueur , la position transversale de la rue et la hauteur des maisons empêchant les regards de pénétrer jusqu'au rassemblement qui les occasionnait. Tout à coup des cris plus distincts se firent entendre , et un homme à moitié nu s'élança de la rue de la Cerisée dans la grande rue Saint- Antoine , fuyant et appelant du secours. Il était poursuivi, à une faible distance , par quelques hommes , qui, de leur côté, criaient: « A mort! à mort l'Armagnac! tue l'Armagnac. » A la tête de ceux qui poursuivaient ce malheureux, on reconnaissait maître Cappeluche à son grand sabre à deux mains qu'il portait nu et sanglant sur son épaule , à sa huque sang de bœuf et ses jambes nues. Cependant le fugitif, à la course duquel la peur donnait une rapidité surhumaine , allait échapper à ses assassins en gagnant l'angle de la rue Saint-Antoine, et en se jetant der- rière le mur des Tournelles , lorque ses jambes s'embarrassèrent dans la chaîne que l'on tendait chaque soir à l'extrémité de la rue. Il fit cjuelques pas en trébuchant , et vint tomber à une portée de trait des murs de la Bastille ; ceux qui le poursuivaient, préve- nus par sa chute même , sautèrent par-dessus la chaîne , ou passèrent par-dessous, de sorte que, lorsque ce malheureux voulut se relever, il vit briller au-dessus de sa tète l'épée de Cappeluche. Il comprit que tout était fini pour lui , et retomba sur ses deux genoux en criant : merci , non pas aux hommes , mais à Dieu.

Dès le premier moment la scène que nous venons de ra- conter , avait eu pour théâtre la grande rue Saint-Antoine , aucun de ces détails n'avait pu échapper ni à Tanneguy ni au dauphin. Celui-ci surtout, moins habitué à de semblables spectacles, y prenait un intérêt que trahissaient ses inouvemens convulsifs et les sons inarticulés de sa voix , de sorte que lorsque l'Armagnac tomba , Cappeluche n'avait pas été plus prompt à se précipiter sur sa victime , que le jeune homme à tirer une flèche de sa trousse , et à l'assujétir sur la corde de l'arc avec les deux doigts tic la main droite. L'arc ])lia conime un roseau fragile , s'a-

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baissant dans la main gauche , tandis que la droite ramenait la corde jusqu'à l'épaule du jeune homme , et il eût été bien dif- ficile de juger, quelle que fût la différence de la distance, laquelle arriverait le plus vite à son but de la flèche du dauphin ou de l'épée de Cappeluche , lorsque Tanneguy, étendant vivement son bras , saisit la flèche par le milieu , et la brisa entre les deux mains de l'archer royal.

Que fais-tu , Tamieguy? que fais-tu? lui dit le dauphin en frappant du pied ; ne vois-tu pas que cet homme va tuer un des nôtres , qu'un Bourguignon va assassiner un Armagnac ?

Meurent tous les Armagnacs , monseigneur, avant que votre altesse souille le fer d'une de ses flèches dans le sang d'un pareil homme.

Mais, Tanneguy! Tanneguy! ah! regarde!....

Au cri du dauphin , Tanneguy jeta de nouveau les yeux sur la rue Saint - Antoine ; la tète de l'Armagnac était à dix pas de son corps, et maître Cappeluche faisait tranquillement égoutter sa longue épée , en sifflant l'air de la chanson si connue :

0 Duc de Bourgogne ,

« Dieu te tienne en joie. »

Regarde , Tanneguy , regarde , disait le dauphin en pleu- rant de rage; sans toi, sans toi!... mais regarde donc

Oui, oui, je vois bien, dit Tanneguy... mais, je vous le répète , cet homme ne pouvait pas mourir de votre main.

Mais sang Dieu , quel est donc cet homme ?

Cet homme, monseigneur, c'est maître Cappeluche, le bour- reau de la ville de Paris.

Le dauphin laissa tomber ses deux bras, et pencha sa tête sur sa poitrine. .

O mon cousin de Bourgogne, dit-il d'une voix sourde, je ne voudrais pas, pour conserver les quatre plus beaux royaumes de la chrétienté , employer les hommes et les moyens dont vous vous servez pour m'enlever ce qui me reste du mien.

Pendant ce temps , un des hommes de la suite de Cappeluche

SCÈNES HISTORIQUES. 321

ramassait d'une main par les cheveux la tète du mort , et l'ap- prochait d'une torche qu'il tenait de l'autre ; la lumière porta sur le visage de cette tète , et les traits n'en étaient pas tellement dé- figurés par l'agonie , que Tanneguy du haut de la Bastille ne pût reconnaître ceux de Robert-le-Masson , son ami d'enfance , et l'un des plus chauds et des plus dévoués Armagnacs , le même qui lui avait donné son cheval au moment il enlevait le dau- phin de l'hôtel Saint-Paul : un profond soupir sortit de sa large poitrine.

Pardieu, maître Cappeluche, dit l'homme du peuple, en por- tant cette tête au bourreau , vous êtes un rude compère de dé- coller la tête du premier chancelier de France aussi proprement et sans plus d'hésitation que si c'était celle du dernier truand.

Le bourreau sourit avec complaisance ; il avait aussi ses flat- teurs ' .

' Si l'on nous accusait de nous complaire à de pareils détails , nous répon- drions que ce n'est ni notre goût ni notre faute , mais seulement la faute de l'histoire. Une citation prise dans les Ducs de Bourgogne de M. de Barante prouvera peut-être que nous n'avons choisi ni les teintes les plus lugubres , ni les tableaux les plus hideux de cette malheureuse époque. Quand les rois et les princes arment les peuples pour des guerres civiles, quand ils pren- nent des instrumens humains pour trancher leurs différens et démêler leurs intérêts , ce n'est plus la faute de l'instrument qui frappe , et le sang versé retombe sur la tête qui commande et sur le bras qui conduit.

Revenons à notre citation ; la voici :

« On avait du sang jusqu'à la cheville dans la cour des prisons; on tua « aussi dans la ville et dans les rues. Les malheureux arbalétriers génois « étaient chassés des maisons ils étaient logés, et livrés à la populace fu- o rieuse. Des femmes et des cnfans furent mis en pièces , une malheureuse « femme grosse fut jetée morte sur le pave, et comme on voyait son enfant « palpiter dans ses flancs , tiens , disait-on , le petit chien remue encore. « Mille horreurs se commettaient sur les cadavres, on leur faisait une écharpe « sanglante comme au connétable ; on les traînait dans les rues , les corps du « comte d'Armagnac , du chancelier Piobert-le-Masson , de Raimond de la « Guerre , furint ainsi promenés sur une claie dans toute la ville , puis <i laissés durant trois jours sur les degrés du palais. »

M. de Barante avait puiser lui-même ces détails dans Juvénal des Ursins, auteur contemporain avec lequel nos lecteurs ont fait connaissance dans notre dernière scène historique.

322 REVUE DES DEUX MONDES.

La même nuit, deux lieuies avant que le joux- ne parût, une troupe peu nombreuse , mais bien montée et bien armée , sortit avec précaution par la porte extérieure de la Bastille , prit en silence le chemin du pont de Charenton , et après l'avoir tra- versé , suivit , pendant huit heures à peu près , la rive droite de la Seine , sans qu'aucune parole fût échangée , sans qu'aucune visière se levât. Enfin , vers les onze heures du matin , elle vint en vue d'une ville de guerre.

Maintenant, monseigneur, dit Tanneguy au cavalier qui se trouvait le plus près de lui , vous pouvez lever votre visière , et crier saint Charles et France , car voici l'écharpe blanche des Armagnacs , et vous allez entrer dans votre fidèle ville de Melun.

C'est ainsi que le dauphin Charles , que l'histoire surnomma deipuisle victorieux , passa sa première veille de nuit, et fit sa première marche de guerre.

Alexandre Dumas.

FRAGMENT.

Canaris ! Canaris ! nous t'avons oublié !

Lorsque sur un héros le temps s'est replié ,

Quand le comédien a fait pleurer ou rire ,

Et qu'il a dit le mot que Dieu lui donne à dire ,

Quand , venus au hasard des révolutions ,

Les grands hommes ont fait leurs grandes actions,

Qu'ils ont jeté leur lustre, étincelant ou sombre,

Et qu'ils sont pas à pas redescendus dans l'ombre ,

Leur nom s'éteint aussi. Tout est vain ! tout est vain !

Et jusqu'à ce qu'un jour le poète divin

Qui peut créer un monde avec une parole ,

Les prenne , et leur rallume au front une auréole ,

Nul ne se souvient d'eux , et la foule aux cent voix,

Qui , rien qu'en les voyant, hurlait d'aise autrefois ,

Hélas ! si par hasard devant elle on les nomme ,

Interroge et s'étonne et dit : Quel est cet homme ?

' Nous sommes heureux de pouvoir donner à nos lecteurs ces beaux vers que nous devons à une indiscrétion d'ami ; nous connaissons trop l'intérêt que M. Victor Hugo porte à notre Revue, pour craindre qu'il nous sache mauvais gré de les publier.

324 REVUE DES DEUX MONDES.

Nous t'avons oublié. Ta gloire est dans la nuit.

Nous faisons bien encor toujours beaucoup de bruit ,

Mais plus de cris d'amour, plus de chants , plus de culte ,

Plus d'acclamations pour toi dans ce tumulte !

Le bourgeois sait plus épeler ton grand nom.

Soleil qui t'es couché , tu n'as plus de Memnon.

Nous avons un instant crié : « La Grèce ! Athènes !

Sparte ! Léonidas ! Botzarjs ! Démosthènes !

Canaris , demi-dieu de gloire rayonnant ! . . . »

Puis , l'entr'acte est venu , c'est bien , et maintenant

Dans notre esprit , si plein de ton apothéose ,

Nous avons tout rayé pour écrire autre chose!

Adieu les héros grecs I leurs lauriers sont fanés.

Vers d'autres orients nos regards sont tournés.

On n'entend plus sonner ta gloire sur l'enclume

De la presse , géant par qui tout feu s'allume ,

Prodigieux cyclope , à la tonnante voix ,

A qui plus d'un Ulysse a crevé l'œil parfois.

Oh ! la presse ! ouvrier qui chaque jour s'éveille,

Et qui défait souvent ce qu'il a fait la veille ;

Mais qui forge du moins , de son bras souverain ,

A toute chose juste une armure d'airain !

Nous t'avons oublié !

Mais à toi, que t'importe ? Il te reste , ô marin, la vague qui t'emporte , Ton navire , un bon vent toujours prêt à souffler , Et l'étoile du soir c|ui te regarde aller. Il te reste l'espoir, le hasard , l'aventure.

FRAGMENT. 32^

Le voyage à travers une belle nature ,

L'éternel chang'enient de choses et de lieux ,

La joyeuse arrivée et le départ joyeux ,

L'orgueil qu'un Iionime libre a de se sentir vivre

Dans un brick fin voilier et bien doublé de cuivre,

Soit qu'il ait à franchir un détroit sinueux,

Soit que, par un beau temps, l'océan monstrueux

Qui brise , cjuand il veut , les rocs et les murailles ,

1^ berce mollement sur ses larges écailles ,

Soit que l'orage noir , envolé dans les airs ,

Le batte à coups pressés de son aile d'éclairs !

Mais il te reste , ù Grec , ton ciel bleu , ta nier bleue ,

Tes grands aigles qui font d'un coup d'aile une lieue ,

Ton soleil toujours pur dans toutes les saisons ,

La sereine beauté des tièdes horisons ,

Ta langue harmonieuse, ineffable , amollie ,

Que le temps a mêlée aux langues d'Italie ,

Comme aux flots de Baia la vague de Samos ;

Langue d'Homère Dante a jeté quelques mots!

Il te reste , trésor du grand homme candide ,

Ton long fusil sculpté , ton yatagan splendide ,

Tes lai'ges caleçons de toile , tes caftans

De velours rouge et d'or , aux coudes éclatans !

Quand ton navire fuit sur les eaux écumeuses ,

Fier de ne côtoyer que des rives fameuses ,

Il te reste , ô mon Grec , la douceur d'entrevoir

Tantôt un fronton blanc dans les brumes du soir ,

Tantôt, sur le sentier qui près des mers chemine,

Une femme de Thèbe ou bien de Salamine ,

TOME VIII. 22

326 REVUE DES DEUX MONDES.

Paysanne à l'œil fier , qui va vendre ses blés , Et pique gravement deux grands bœufs accouplés , Assise sur un char d'iiomérique origine Comme l'antique Isis des bas-reliefs d'Egine !

YicTOR Hugo.

LE MARIAGE DU MAJOR.

11 y a quelques années , la note suivante fut insérée dans un journal de Batli :

« Lady Janet M'Cleure est arrivée et descendue hier soir à l'hôtel d'York. Cette noble et honorable dame est la fdle unique et la seule héritière du comte de Dingleford , décédé il y a envi- ron six mois. L'illustre et ancien titre de Dingleford s'est éteint avec lui; mais la totalité de ses immenses pi'opriétés, tant mobi- lières qu'immobilières , a passé à lady Janet. »

Cette note fut lue avec un certain degré d'intérêt par tous les hommes non mariés qui se trouvaient alors à Kath. On compulsa avec soin les archives de la pairie écossaise, et l'on sut, grâce à ces recherches , que lady Janet venait d'entrer dans sa cinquante- deuxième année. Quelques-uns la trouvèrent trop vieille ; beau- coup d'autres la trouvèrent trop jeune.

Quoi qu'il en soit , un nombre prodigieux d'individus s'em- pressa de se faire présenter à elle dès la première semaine de son ai'rivée.

Lady Janet était douée de la plus complète originalité qui se puisse rencontrer. Bizarre dans sa personne , bizarre dans sa toi- lette , bizarre dans ses habitudes , et bizarre par-dessus tout dans ses manières, c'était d'ailleurs, au fond, une bien fine et bien malicieuse créature.

Rien n'était moins aisé que de gagner le cœur d'une telle dame. Beaucoup de galans tentèrent néanmoins sa conquête, et lady Janet eut tant d'amans à éconduire, que cette besogne l'eut bien- tôt singulièrement lassée. Elle aurait mènxe probablement perdu

328 REVUE DES DEUX MONDES.

d'abord patience , n'eût été le charitable plaisir qu'elle prenait chaque soir en racontant à sa vénérable femme de chambre toutes les gentillesses que lui avaient débitées , durant le jour , ses adorateurs, et les aimables réponses qu'elle leur avait faites.

Au bout d'un mois, elle en eut cependant assez , même de ce divertissement , et un soir , en se couchant, elle signifia, avec un long bâillement , à mistress Margery qu'elle était fatiguée outre mesure de Bath et de tous les impertinens qui s'y trouvaient, et que comme elle jugeait son rhumatisme suffisamment guéri, elle allait retourner immédiatement en Ecosse , laissant toutefois à ses amans pleine licence de se pendre de désespoir, si tel était leur bon plaisir.

Lorsque ces dispositions de départ lui furent annoncées , mistress Margery prit un air grave et triste , bien qu'elle n'eût auparavant jamais manqué d'accueillir par des éclats de rire im- modérés les joyeux récits que lui faisait sa maîtresse des mal- heureuses passions qu'on lui avait déclai'ées.

Mais que signifie cette grimace , Margery? dit lady Janet

Oh ! ma foi , madame, répondit la suivante, je ne puis vous le cacher, mais c'est vi'aiment pitié de voir qu'après avoir pu choi- sir parmi tant d'adorateurs, vous vouliez absolument mourir vieille fille.

Hum ! fit lady Janet , et elle n'ajouta rien auti'e chose. Mistress Margery se repentit bien vite d'avoir parlé comme elle

avait fait , car sa maîtresse lui tourna brusquement le dos , se jetant soudain du côté de la ruelle de son lit, en levant les épaules, puis s'enfonça le nez dans son oreiller. Ce fut en vain que la pauvre fille alla et vint près de l'alcôve , toussa doucement , ar- rangea maintes fois les draps, les couvertures et les rideaux ; elle n'obtint pas un mot de plus , de sorte qu'elle sortit de la chambre à coucher , pleine d'inquiétude et d'effroi sur les suites de sa hardiesse.

Le letidemain matin, en entrant chez sa maîtresse à l'appel de la sonnette , Margery s'attendait à la trouver d'une détestable humeur ; mais elle fut bientôt rassurée, car la dame se montra au contraire d'une gaîté folle.

LE MARIAGE DU MAJOR. 02C)

Durant toute la seuiaiiio qui suivit , il ne fut plus nullement question de quitter Bath. Les moqueries sur le compte des ado- rateurs de lady Janet avaient aussi complètement cessé , et son principal divertissement consista dès-lors à faire chaque jour une lonpjUe promenade en voiture dans la campagne. Puis enfin un beau matin elle déclara brusquement à mistress Margery , qu'elle allait se marier.

Notre fille de chambre préparait à ce moment, pour sa maî- tresse, un confortable posset au vin de Madère. A cette décla- ration inattendue , la pauvre Margery , frappée coiume d'un coup de foudre , voulut poser d'abord la tasse sur une table qui était près d'elle ; mais pour exécuter le geste involontaire qu'elle ne manquait jamais de faire , depuis soixante ans , chaque fois qu'elle était assaiUie par un profond étonnement , trop empressée sans doute d'aller rejoindre sa main gauche , sa main droite qui tenait la tasse l'abandonna avant d'avoir atteint la table.

La porcelaine se brisa , le posset fut renversé sur le tapis , et en même temps mistress Margery poussa un long cri de détresse. Mais lady Janet , ne témoignant nulle impatience , se mit au contraire à rire de grand cœur.

N'aie donc pas l'air si effrayé , Madge , dit-elle ; peut-être ne me marierai-je point après tout: et puis cette tasse ne valait rien ; essuie donc le tapis , apporte-moi un verre de vin et viens m'écouter.

Margery obéit à ces divers ordres , et la dame ayant vidé son verre , en buvant à petits coups , continua ainsi :

J'ai pris décidément mon parti, Madge, et mon choix s'est enfin fixé sur un homme que j'aime; je veux donc, mais va voir , Margery, si la porte est bien fermée , et si nulle oreille curieuse n'épie nos paroles : maintenant viens t'asseoir, et ne me regarde pas ainsi avec tes gros yeux stupéfaits , vieille folle ; assieds-toi, je vais te confier un secret.

Margery s'étant assise près de sa maîtresse , les deux vieilles femmes rapprochèrent tellement l'une de l'autre leurs deux vieilles têtes , que quand bien même il se fût trouvé une dou- zaine d'écouteurs , pas lui d'eux n'eût pu entendre un mot.

33o REVtE DES DEUX MONDES.

Cette mystérieuse conférence dura dix minutes , après quoi la fidèle fille de chambre se leva de sa chaise , mit un doigt sur sa bouche , comme les sorcières de Macbeth , secoua la tête comme lord Burleigh et sortit. Lady Janet sembla , de son côté , fort satisfaite , et pendant un instant sa physionomie fut éclairée par un sourire qui , je dois le dire puisque je suis en veine de com- paraisons , aurait pu lutter sans désavantage conti'e celui que l'on place d'ordinaire sur les lèvres de Méphistophélès.

Ce fut trois jours après cette conversation , qu'une voiture de louage vint prendre , de grand matin , lady Janet et mistress Margery dans une petite boutique du bas quartier de la ville , et les conduisit à un village distant de quelques milles.

Le lecteur n'exigera point que nous lui révélions le secret de l'entretien que nos dames avaient eu entr 'elles. Nous l'ignorons absolument, et personne ne l'a jamais connu. Tout ce que l'on sait , tout ce que l'on peut dire, c'est qu'en revenant, le cocher de la voiture qui les mena , déclara au valet d'écurie que les deux vieilles femmes étaientbien les créatures les plus joyeuses qu'il eût jamais vues , car depuis le moment il les avait prises jusqu'à celui il les avait laissées à leur destination , elles n'avaient pas un instant cessé de rire aux éclats.

Elles descendirent , au surplus , de voiture à la porte d'une petite maison d'assez médiocre apparence , et dont il est inutile d'ailleurs de donner une description bien exacte , attendu que s'il prenait fantaisie à quelque curieux lecteur d'en chercher une pareille dans un rayon de douze milles aux environs de Bath , il ne la découvrirait point. C'est que cette habitation a totalement changé d'aspect. D'obscure et misérable qu'elle était alors , elle est devenue maintenant fort élégante et des plus confortables.

Quoi qu'il en soit, un respectable gentleman d'une quarantaine d'années avait reçu nos dames à la porte de cette maison , et les avait fait entrer dans son cabinet. se trouva , sans qu'elles en témoignassent la moindre surprise, un autre gentleman, haut de six pieds , et pourvu de magnifiques moustaches rousses.

Le premier gentleman , c]ui paraissait être une manière de vi- caire, proposa bientôt une promenade. Lady Janet n'ayant opposé

LE MARIAGE DU MAJOR. 33 1

nulle objection , le gentleman aux moustaches rousses lui ofTi it galamment son bras qu'elle accepta, et mistress Margery les suivit.

Ils firent quelques tours dans le jardin du niinistre , ils allèrent voir ses foins , ils montèrent sur une petite butte pour regarder le paysage , puis ils se rendirent à l'église. Si ce fut un mariage qui s'y célébra , tout s'arrangea si bien pour ménager, sans doute, la pudeur et la délicatesse de la mariée , que pas un être vivant ne se douta de la chose. De l'église ils retournèrent chez le vi- caire , puis de , lady Janet et sa suivante repartirent pour Bath, se séparant du gentleman aux moustaches rousses.

Le soir même de son retour à Bath , lady Janet paya ses gens et les congédia tous à l'exception de mistress Margery , puis le lendemain matin sa voiture de voyage vint la prendre , et elle partit en poste pour Paris , n'emmenant avec elle que sa femme de chambre.

A Douvre, nos dames trouvèrent le major Rattle O'Donageugh, le gentleman désigné ci-dessus comme doué du double avan- tage d'une taille de six pieds, et d'une énorme paire de mous- taches rousses, attendant sa femme avec toute l'impatience d'un nouveau marié.

Les deux époux passèrent immédiatement à Calais , l'actif et intelligent major s'occupa, sans délai, de faire toutes les dépenses convenables au rang de sa femme. Ils se dirigèrent en- suite vers Paris à petites journées, et au bout d'une semaine ils s'y trouvaient établis déjà dans un splendide hôtel garni.

Le major était aimable , et sa femme généreuse. Tout se passa donc à merveille pendant un mois. Mais l'inconstance de la lune exerce incontestablement une grande influence sur la destinée des mortels. A peine cet astre changeant avait-il une fois par- couru ses diverses phases depuis l'arrivée à Paris de nos époux, lorsque les affaires commencèrent à changer d'aspect dans l'hôtel O'Donageugh. D'abord il arriva que le major resta dehors toute une nuit. Lady Janet ne s'était point couchée et avait veillé en l'attendant avec mistress Margery.

A cinq heures du matin, le gentleman rentra pourtant, mais

332 REVUE DES DEUX MONDES.

il se fit ouvrir par son valet une chambre qui n'était point celle de sa femme. Mistress Margery, que sa maîtresse avait renvoyée aussitôt que l'on avait entendu la voix du major, revint vite conter à lady Janet ce qui se passait dans l'hôtel.

Hum I fit la dame.

Cette fois cependant elle n'enfonça point son nez dans son oreiller, mais elle exécuta devant sa suivante une grimace des plus significatives ; puis se tournant du côté de la ruelle de son lit, elle s'endormit.

Nous n'avons pas le loisir de suivre cet aimable couple à tra- vers les nombreuses scènes conjugales du même genre dont cet événement fut l'origine.

La libéralité de lady Janet était grande , mais l'avidité du ma- jor était excessive. Ce qui devenait plus grave , c'est qu'il ne dai- gnait point prendre la peine de cacher que le jeu n'était pas la seule tentation qui l'attirât et le retînt la plupart des nuits hors de la maison.

Cependant, voyez combien ces femmes étaient étranges! clia- que fois que quelque nouveau méfait du major venait à leur être révélé , elles tombaient dans d'incroyables accès de gaîté.

Enfin le prodigue gentleman ayant épuisé les derniers mille francs que lady Janet avait mis à sa disposition, crut un matin de- voir honorer sa femme de sa présence à déjeuner, afin de réquérir d'elle une nouvelle allocation de fonds. Lady Janet le laissa fort tranquillement exposer sa demande , puis elle sonna et fit appe- ler sa femme de chambre. Margery étant accourue, sa maîtresse lui ordonna , avec un grand sang-froid , de préparer ses malles , attendu qu'elle allait immédiatement repartir pour l'Ecosse.

Vous pourrez cependant laisser tout le linge de table et celui de la maison, ajouta la dame avec un gracieux sourire; c'est un petit cadeau que je fais au major, et qu'il voudra bien conserver , je l'espère , en mémoire de notre amour.

Le gentleman demeura d'abord stupéfait. Recouvrant bientôt pourtant toute sa dignité d'homme, il usa amplement, durant quelques minutes, de cette liberté de paroles que la loi n'inleidit point aux maris.

LE MARIAGE DV MAJOR. 333

Lady Janet répondit par un nouveau sourire, plein d'une dou- ceur qui eût été viaiment exeuïplaire, si quelque malice ne s'y était mêlée quand elle ajouta :

C'est bien, major Rattle O'Donageugh, vous parlez con- venablement et en véritable époux. Il est bon pourtant de vous le dire : vous n'êtes pas plus mon mari que celui de Madge que voici. Si vous êtes assez habile pour produire l'acte de notre ma- riage, olil je vous donne alors volontiers tous mes bieiïs à man- ger, car vous savez si je suis généreuse , et je n'ignore point que vous avez grand appétit. En attendant, au revoir, major Rattle O'Donageugli ; au revoir.

Et les deux bonnes vieilles se mirent à rire aux éclats et sans pitié.

Il faudrait un volume entier pour raconter les fureurs et le désespoir du gentleman, ainsi que les vains efforts tentés par lui afin de prouver la réalité d'un mariage qui n'avait jamais existé. Nous ajouterons seulement que lady Janet voulut faire la paix avec sa conscience en passant le reste de ses jours dans son château d'Ecosse , et en appelant tous les pauvres du pays au partage de ses immenses revenus.

M'-s Trollope.

REVUE SCIENTIFIQUE

DO

TROISIEME TRIMESTRE.

Séance du n. juillet. M. de Humboldt adresse un traité de météo rologie de M. Kamtz , professeur à l'université frédérique de Hall. Cet ouvrage est écrit en allemand.

L'Académie reçoit la sixième livi-aison de la Flore de la Séne'gambie, comprenant une partie des légumineuses et une partie des mimosées. Les auteurs, MM. Richard, Guillemin et Perrotet , sont entrés dans de grands détails toutes les fois qu'ils ont eu à parler des espèces dont les produits servent à la médecine ou aux arts industriels. C'est ainsi que la sixième livraison présente la description très-complète du P/e/o carpus erinnceus, qui fournit la gomme Kino , celle de V Herminiera Elaphro- xylon, dont le bois qui a la légèreté et presque l'élasticité du liège peut être substitué en bien des cas à cette utile écorce ; celle du Dal~ bergia flJelanoxjlon, dontlebois porte dans le commerce le nom d'ébène du Sénégal, etc. Plusieurs des espèces décrites dans cette livraison sont entièrement nouvelles; d'autres qui n'étaient qu'imparfaitement connues sont mieux caractérisées , et ces additions comme ces changemens ont forcé les auteurs à établir quelques genres nouveaux,

REVUE SCIENTIFIQUE.. 335

M. Warden présente à l'Académie le tableau de la population des États-Unis, d'après le cinquième dénombrement, revu et certifié parle secrétaire d'état.

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M. Guerry , avocat , adresse à l'Académie un Essai sur la Statistique morale de la France , qui présente, d'après des documens officiels, pour chacun des départemens, la distribution des crimes contre les personnes et contre les propriétés , les motifs connus des crimes capitaux, l'état de

336

RKVUE DES DEUX MONDES.

l'instruclion, la désertion, les legs et donations au clergé, aux pauvres et aux écoles, les naissances illégitimes, le produit de la loterie et les suicides.

Lorsque l'on sait s'arrêter aux faits bien constatés, et les grouper de manière à les dégager de ce qu'ils offrent d'accidentel, on fait de la sta- tistique criminelle une science aussi positive , aussi certaine que les au- tres sciences d'observations. Les résultats généraux se présentent alors avec une si grande régularité, qu'il n'est pas possible de les attribuer au hasard; chaque année voit se reproduire le même nombre de crimes dans le même ordre, dans les mêmes régions; chaque classe de crimes a sa distribution particulière et invariable, par sexe, par âge, par saison; tous sont accompagnés, dans des proportions pareilles, de faits accessoi- res , indiffércns en apparence, et dont rien encore n'explique le retour.

Pour montrer jusqu'où va celte fixité , cette constance dans la repro- duction de faits que l'on serait porté à considérer comme n'étant as- sujétis à aucune loi, nous reproduirons ici quelques-uns des tableaux contenus dans le mémoire de M. Guerry..

DISTRIBUTION DES CRIMES SELON LES REGIONS.

Pour comparer à plusieurs époques la distribution des crimes dans les diverses parties du royaume, l'auteur embrasse à la fois un certain nom- bre de départemens , de manière à affaiblir l'inlluence des causes acci- dentelles. Il divise donc la France en cinq régions naturelles, du nord, du sud, de l'est, de l'ouest et du centre, formées chacune par la réunion de 17 départemens limitrophes.

Si l'on représente par 100 le nombre des crimes commis en France chaque année , les cinq régions offrent les proportions suivantes :

CRIMES CONTRE LES PERSONNES.

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REVUE SCIENTIFIQUE.

337

CRIMES CONTRE LES PROPRIETES.

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Moyenne.

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On voit que , pour les crimes contre les personnes, la plus grande dif- férence observée dans chaque région n'excède jamais de plus de quatre centièmes la moyenne des six années, et que, pour les crimes contre les propriétés, elle n'est pas de plus de deux centièmes au-dessus ou au- dessous de celte moyenne.

Sur 100 individus accusés de vol, dans tout le royaume, le nombre des hommes et des femmes a été successivement dans les proportions ci-après :

SEXE DES ACCUSÉS.

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182C

1827

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Hommes.

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78 22

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Femmes.

.

22

Le rapport du sexe est donc connu pour ce crime , à deux centièriies près.

AGE DES ACCUSES.

Sur 100 individus accusés de vol , il y en a eu chaque année :

Année 1826 1827 1828 182U i83o

Agés de 16 à 25 ans. . . 37 3) 26 à 6~i ans. . . 3i 3i

Jo

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Moyenne. 3r

La plus grande variation n'a pas excédé uti centième au-dessus ou au-dessous de la moyenne.

Non-seulement les crimes sont commis dans une proportion connue, en un lieu déterminé , par des individus dont le sexe et l'âge sont prévus, mais une saison est encore affectée à chacun d'eux. Ainsi les attentats à la pudeur sont plus fréquens pendant l'été , on le soupçonnerait aisé- ment; mais ce qu'il est plus difficile d'imaginer, c'est qu'ils y reparaissent

338 REVUE DES DEUX MONDES.

dans la même proportion chaque année. Les crimes de coups et blessures n'offrent pas moins de régularité dans leur distribution.

INFLUENCE DES SAISONS.

Année 1827 1828 1829 i83o Moyenne.

Sur TOC attentats à la pudeur, il en a été commis successive- ment pendant le trimestre d'été. 36 3C 35 38

Sur 100 crimes de coups et blessures , il en a été commis pendant la même saison 28 27 27 97

La plus grande différence n'a été que de deux centièmes au-dessus de la moyenne.

Si nous considérons maintenant le nombre infini de circonstances qui peuvent faire commettre un crime, et les influences extérieures ou pu- rement personnelles qui en déterminent le caractère , nous ne saurons comment concevoir qu'en dernier résultat, leur concours amène des effets si conslans , que les actes d'une volonté libre viennent ainsi se développer dans un ordre fixe , se resserrer dans des limites si étroites. Nous serons forcés de reconnaître que les faits de l'ordre moral sont soumis, comme ceux de l'ordre physique, à des lois invariables , et qu'à plusieurs égards, la statistique judiciaire présente une certitude presque

complète.

Voici quelques-uns des résultats les plus singuliers auxquels M. Guerry a été conduit dans les recherches qui font l'objet de son mémoire.

Sur 100 crimes contre les personnes commis par des femmes , on compte six empoisonnemens ; il ne s'en trouve qu'un sur un pareil nombre d'attentats commis par des hommes.

Plus des trois cinquièmes des empoisonnemens entre époux sont com- mis par la femme seule ou aidée de complices.

Sur 100 attentats à la vie de l'un des époux par l'autre, on en compte environ 60 par le mari et 40 par la femme ; mais pour la femme les quatre cinquièmes de ces attentats sont prémédités, tandis qu'il n'y en a que les trois cinquièmes de prémédités par le mari.

Sur 100 crimes d'empoisonnement, de meurtre et d'assassinat, com- mis par suite d'adultère , on en compte 9G contre les époux outragés, et 4 seulement contre les époux coupables; encore cette proportion est-elle uniquement relative à la femme infidèle. Il est à remarquer que sur trois attentats de ce genre, deux seulement sont commis par l'époux, lautre l'est par le complice.

REVUE SCIENTIFIQUE. 339

Les attentats à la vie du mari outragé se présentent dans cet ordre ; ils sont commis d'abord par le complice seul , par le complice et la femme , par la femme seule, puis par la femme et un tiers.

Plus des trois cinquièmes des attentats à la vie des femmes outragées sont commis directement par le mari adultère ; un cinquième est com- mis par la complice du mari , un autre cinquième environ par le mari et sa complice.

Si la vie des époux adultères n'est presque jamais menacée , il n'en est pas de même de celle de leurs complices , qui d'ailleurs est trois fois moins exposée que celle des époux outragés.

Après les époux et les complices , les enfans sont les premières vic- times, d'abord ceux qui sont le fruit d'un commerce adultère, ensuite ceux qui sont nés d'une union légitime ; les premiers sont tués par la mère qui veut faire disparaître la trace de sa faute , ou par le mari , pour venger son injure. Les autres, objet d'aversion ou de jalousie, et dont l'héritage est convoité pour des enfans préférés, sont frappés par l'époux adultère et sa complice.

La débauche , la séduction , le concubinage , font commettre à peu près autant de crimes que l'adultère, mais la proportion du nombre des hommes avec celui des femmes est différente. Dans le premier cas , plus des trois quarts des attentats sont dirigés contre la femme , tandis que dans l'adultère , le nombre des attentats à la vie des hommes est le plus grand.

Un sixième des crimes d'empoisonnement, de meurtre et d'assassinat , par suite de séduction, de débauche et de concubinage, est commis pour se venger de concubines infidèles ou qui veulent rompre leurs habi- tudes; précisément un autre sixième, pour se débarrasser de filles sé- duites ou d'amantes délaissées , qui deviennent un obstacle au mariage des accusés.

Dans le mariage , l'infidélité de la femme ne fait commettre qu'envi- ron un trente-troisième des attentats contre ses jours , elle en détermine un sixième dans les unions illicites.

En jetant les yeux sur les cartes les divers ordres de faits sont représentés par des teintes plus ou moins obscures, on reconnaît que jusqu'ici l'on s'était formé une idée assez inexacte des rapports qui exis- tent entre la distribution géographique des crimes et celle de l'instruction. On croyait généralement que les départemens le moins éclairés étaient ceux se commettait le plus de crimes contre les personnes, c'é- tait, disait-on, la meilleure preuve de l'heureuse influence de l'instruc- tion. Or , les départemens de l'ouest et du centre sont ceux il y a le

34» REVUE DES DEUX MONDES.

moins d'instruction, et l'on commet en même temps le moins de crimes contre les personnes. C'est dans les départemens du sud que les crimes de cette nature sont proportionnellement les plus nombreux ; quant aux crimes contre les propriétés, en général ils se rencontrent surtout dans les départemens éclairés. Du reste, ces faits, maintenant bien constatés , prouvent, non pas l'inutilité de l'instruction, mais la né- cessité de la joindre à l'éducation morale.

Les dispositions en faveur des étaldisscmens religieux catholiques et protestans forment presque la moitié du nombre total des donations et des legs. Les hommes donnent plus que les femmes aux établissemens de bienfaisance. Ils donnent aussi plus aux établissemens religieux, bien qu'on ait souvent dit le contraire. On a prétendu aussi que les libéralités au clergé se faisaient surtout par testament , qu'elles étaient dues à l'in- fluence exercée sur l'esprit des mourans, et qu'il fallait par conséquent restreindre davantage la faculté de disposer de celte manière. Or, ce n'est point par testament que l'on donne le plus auclei'gé, mais par donations entre vifs. Ce serait donc sur ces donations que devrait de préférence se porter l'attention du législateur, s'il voulait rendre plus difficiles et moins fréquentes les dispositions en faveur du clergé.

Les donations aux établissemens de bienfaisance se trouvent surtout dans le Languedoc, le ÏDauphiné, la Provence et les départemens du sud- est; les donations aux prêtres, dans la Bretagne, la INormaudie et une partie des départemens du nord ; les donations aux écoles , et les fonda- tions de prix, danslaFi-anche-Comté, l'Alsace, la Lorraine, la Champagne, la Bourgogne, et précisément dans les départemens l'instruction est le plus répandue.

Les donateurs anonymes sont cinq fois moins nombreux parmi ceux qui donnent au clergé, que parmi ceux qui donnent aux écoles.

C est dans les départemens du centre il y a le moins de crimes contre les personnes , el surtout contre les ascendans, que se trouvent en géné- ral le plus grand nombre de désertions et le moins de naissances illé- gitimes et de suicides.

Le nombre des suicides constatés, qui est cependant bien inférieur à celui des suicides commis, s'élève en France chaque année à près de 2 ,000 ; il est trois fois aussi considérable que celui des meurtres et des assassinats. Le département de la Seine, qui entre pour un sixième dans la produc- tion des enfans illégitimes , voit commettre également le sixième du nombre total des suicides. On y en compte autant que dans trente-deux départemens du sud et du centre.

M. Bureau de La Malle fait connaître les résultats de ses recherches

RKVDE SCIENTIFIQUE. 34 1

sur le papyrus et les divers usages auxquels celte plante servait chez les anciens. Ces recherches ont été d'abord entreprises dans le but d'arriver à bien déterminer le sens des sept chapitres du huitième livre de Pline, qui se rapportent à ce sujet ; chapitres qui ont jusqu'à présent servi de texte iinx plus étranges bévues de la part des traducteurs et des com- mentateurs.

Le papyrus ne croît pas seulement en Egypte, on le trouve en Italie , et il a été vu près du lac ïrasimène par M. Bureau lui-même, et près d'Ostie par M. Petit-Radel. En Sicile, les environs de la fontaine d'Aré- thuse le présentent en abondance , et c'est de que provient celui qu'on cultive aujourd'hui au Jardin-des-Plantes. Le papyrus existe en Abissynic et en Nubie, et l'assertion d'Eschyle sur ce point est confirmée par le témoignage de Bruce. Selon Strabon, on en trouve dans les Indes, el selon Pline dans la Chaldce. Cependant il ne paraît pas que dans tous les pays que nous venons de nommer, on ait tiré du papyrus un bien grand parti. En Egypte au contraire , on lui trouvait une foule d'emplois, on se servait des racines comme de bois de chauffage , on en construisait même de petits meubles à peu près comme on fait encore aujourd'hui dans plu- sieurs pays de l'Orient, avec les petites espèces de bambous. Les tiges dans leur entier servaient à construire des nacelles dans lesquelles on naviguait sur le Nil. Leur partie succulente fournissait un aliment au- quel les paysans égyptiens ont encore quelquefois recours maintenant. Enfin, avec la moelle filandreuse dont ces tiges sont pleines, on faisait le papier. >

La fabrication du papier constituait une branche d'industrie très-éten- due, et dont les procédés nous ont été transmis par les auteurs anciens, en termes assez clairs, pour qu'il ne soit pas possible de s'y méprendre, du moment l'on a vu la plante. Malheureusement c'est de quoi les com- mentateurs ne se sont pas mis en peine. De ce qu'on trouvait dans le pa- pyrus les matériaux propres à la construction d'une barque, à la fabri- cation d'un meuble , ils se sont figuré une plante ligneuse et dont le liber constituait le papier égyptien , tandis que la partie la plus grossière de l'écorce était employée à faire des cordages. Rien n'est plus éloigné de la vérité , le papyrus est une plante herbacée , et ce qu'on employait à la fabrication du papier, c'était la moelle filandreuse contenue dans ses tiges, lesquelles s'élèvent comme de grands joncs à trois côtes.

Voici quelle était la suite des opérations par lesquelles il y avait à passer. D'abord, à l'aide d'un instrument bien tranchant, on divisait les tiges en lames minces ; on rapprochait ces lames de manière à ce que leurs bords se touchassent et contractassent une adhérence en rai- son des sucs gommeuï dont la plante fraîche était imprégnée. Pour fa-

TOME VIII. 23

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cililer celle union , on imbibait quelquefois d'eau du Nil les lames qui avaient subi un commencement de dessication; mais cette eau ne pos- sédait ceitainemeut pas la vertu agglutinalive que Pline lui attribue. On donnait le nom de scheda à la feuille qui résultait du rapproche- ment d'un certain nombre de lames. Cette première feuille rognée aux deux extrémités, mise sous presse, puis séchée au soleil, était ap- pliquée sur une autre feuille semblable , mais de manière à ce que la direction des fibres de la première croisât à angle droit celle des fibres delà seconde. La feuille formée ainsi de deux rangs de lames prenait le nom de plagida. Elle était de nouveau soumise à la presse, puis battue, ensuite satinée ; on l'encollait avec une colle faite de mie de pain et d'eau h laquelle on ajoutait un peu de vinaigre ; on battait de nouveau , on grat- tait, on lissait avec de l'ivoire, et enfin on unissait les feuilles qui devaient servir à un même écrit.

Ce genre de fabrication paraît s'être conservé en Egypte jusqu'à une époque assez rapprochée de nous, puisqu'on a des passeports musul- mans du second siècle de l'hégyre, écrits sur un papier h fibres croi- sées qui ne diffère en rien de celui qu'on trouve dans les anciens tom- beaux.

M. Dureaude La Malle, en achevant la communication dont nous ve- nons de donner l'extrait, présente un fragment de papyrus sur lequel il est aisé d'apercevoir les résultats du procédé décrit. Ce papyrus, qui pro- vient de la collection de Turin, porie , dit M. Bureau , une date certaine, cl a élé écrit l'an 1822 avant l'ère chrétienne. On ne peut douter par conséquent, ajoute-t-il , que l'usage de l'écriture ne fut très-commun en Egypte, lorsque les Grecs commencèrent à avoir des relations avec ce pays. Or, il serait étrange que nul homme parmi eux n'eût songé à faire connaître à ses compatriotes une invention aussi précieuse. Tout porte à croire, au contraire, que l'art de l'écriture fut introduit en Grèce dès le x"^ siècle avant Jésus-Christ , et employé à conserver la mémoire des événemens importans. Si ce fait était bien constaté , il en résulterait que les historiens que nous considérons comme les plus anciens, auraient été précédés par des chroniqueurs plus grossiers, et auraient pu puiser dans leurs écrits des renscignemens plus digues de foi que s'ils avaient suivi seulement, comme on a coutume de le dire, des traditions orales qui se défigurent toujours en passant d'une génération à l'autre.

M. Duvernoy lit des considérations sur divers points de l'organisation des serpens. En traitant de la rate , il fait voir que c'est «î toit que Meckel a nié l'existence de cet organe dans le genre coluber. La rate, chez un certain nombre de serpens , est assez étroitement unie au pancréas , près-

BKVUE SCIENTIFIQUE 3z|3

que de la même couleur et de la même consistance, et c'est à cela sans doute qu'il faut allrilmcr l'erreur de Meckel et de quelques autres ana- tomisles d'ailleurs bons observateurs.

Le pancréas forme une masse globuleuse divisde en lobes distincts, les canaux excréteurs qui sortent de cbaque lobule marchent quelque temps À découvert avant de se rendre à l'intestin , et donnent ainsi l'idée d'un passage aux cœcians pancrcntiques des poissons.

Le foie chez les serpcns à langue enfermée dans un fourreau et chez quelques autres espèces offre cette particularité , qu'il est complètement séparé de la vésicule biliaire. Celle-ci est située au commencement de l'in- testin grêle, en arrière de l'estomac par conséquent, tandis que le foie reste en avant de ce sac membraneux.

L'estomac et l'œsophage, considérés à l'extérieur, n'offrent aucune trace de séparation distincte; mais intérieurement ils présentent une diflercnce sensible dans l'aspect de la membrane muqueuse qui les revêt, et surtout dans l'arrangement de ses plis.

L'estomac et l'œsophage, pris ensemble, occupent quelquefois les deux tiers de l'espace compris entre la bouche et l'anus ; cette grande extension était nécessaire chez des animaux qui avalent, sans la diviser, une proie souvent très-volumineuse.

L'estomac .chez les ophidiens présente toujours deux parties bien dis- tinctes : le sac proprement dit poche dilatable , susceptible de se prêter à la forme de la proie qui s'y loge et qui y séjourne jusqu'à ce qu'elle soit dissoute; puis la partie pylorique, boyau étroit qui ne donne passage qu'aux parties digérées.

La limite entre cette portion de l'estomac et l'intestin est marquée par un bourelet saillant, ou par un pli en manchette de la muqueuse. Les descriptions de plusieurs anatomistes qui ont traité de ces organes offrent touvent une confusion provenant de ce qu'ils ont confondu le pylore proprement dit avec îa partie pylorique de l'estomac.

Le canal intestinal est court chez les ophidiens comme chez tous les êtres qui vivent de proie animale , et l'est même plus , toute proportion gardée , que chez la plupart des autres carnassiers.

La longueur du canal, comparée à celle de tout le corps chez les serpens , offre de grandes variations suivant les genres et même suivant les espèces ; ces variations sont beaucoup moindres quand on ne com- prend pas la queue dans la mesure de l'animal, et que l'on considère seulement la distance de la bouche à l'anus. Du reste, les espèces qui ont un canal intestinal relativement très-court , rachètent ce désavan- tage, tantôt par une plus grande largeur du canal, de sorte que, quoi-

3/|4 REVDE DES DEUX MONDES.

que les proportions soient différentes , l'aire de la surface absorbante est équivalente pour deux serpens de même poids , et tantôt par la pré- sence de nombreuses valvules conniventes , qui étant formées par des replis de la muqueuse , augmentent l'étendue de la surface absorbante , et retardant la marche du bol alimentaire , laissent à l'absorption le temps de s'opérer d'une manière plus complète.

M. Duvernoy termine son mémoire en faisant voir comment la forme générale , chez les ophidiens , a nécessité les différences qu'on remarque dans la disposition des organes, lesquels, en raison de l'extrême allonge- ment du tronc, n'ont pu se placer qu'en série , au lieu d'être en groupe comme dans les classes oîi les cavités splanchniques offrent peu de diffé- rences dans leurs dimensions en longueur et en largeur. Quelques dévia- tions du plan général en ce qui tient à la disposition des parties paraissent aussi en rapport avec le mode de progression propre à cette classe.

Séance du (j juillet. Le ministre de la marine envoie pour la bi- bliothèque de l'Institut les cartes et plans publiés par le département de la marine.

M. Vallot combat l'opinion émise par M. Cagniard-Latour à l'occa- sion d'une pierre que ce physicien a trouvée dans sa maison , et qu'il considère comme un aérolithe. Suivant M. Yallot , il ne saurait tomber des pierres de l'atmosphère ; et si on a cru quelquefois en voir tomber, un examen plus attentif eût fait reconnaître qu'elles avaient été lancées de quelque lieu voisin.

M. Arago fait remarquer qu'il serait difficile d'expliquer , d'après les idées de M. Vallot, d'où avaient été lancés les aérolithes qui sont tom- bés sur des bâtimens en pleine mer.

M. Despretz annonce que des expériences qu'il a entreprises tou chant la densité et le point de congélation de l'eau de la mer et des. dissolutions salines l'ont conduit à reconnaître :

Qu'il existe pour l'eau salée comme pour l'eau pure un maximum de densité qui seulement a lieu à une température plus basse ;

Que le point de congélation de l'eau de mer ou d'une dissolution saline est variable , et qu'il en est de même pour l'eau pure et peut_ être pour tous les corps fondus , du moins cela est constaté pour le soufre, le phosphore et l'étain. Ces recherches sur le maximum de densité et le point de congélation de l'eau salée se rattachent à u ne grande question de géographie physique , celle de l'état se trouvent les eaux de la mer à de grandes profondeurs dans les régions polaires.

On procède à l'élection d'un secrétaire perpétuel en remplacement de M. Cuvier. M. Dulong réunit la majorité des suffrages.

REVUE SCIENXU-iyiJE. 345

On procède ensuite à l'élection d'un candidat pour la chaire d'ana- loinie coinparce,au Jardin-dcs-Plantos. Le nombre des votans est de 45. M. Duvernoy obtient 20 suffrages, M. de Blainville en obtient 22 et est déclaré élu.

Séance du \6 juillet. M. Thénard l'ait un rapport verbal très- favorable sur lin mémoire de M. Dumas , relatif à la composition chi- mique du minium.

31. Duniéril fait, en son nom et celui de M. Geoffroy, un rapport sur un ouvrage de M. le docteur Breschet , ayant pour titre : Etudes ana- (omiques et pathologiques de l'œuf dans l'espèce humaine, et dans quel- ques-unes des principales familles des vertébrés.

Dans la partie de ce travail soumise au jugement des commissaires , l'auteur n'a considéré que les membranes de l'œuf, et les principaux résultats de ses recherches peuvent être résumés dans les propositions suivantes :

A partir du moment de la fécondation , il commence à se former dans l'utérus une fausse membrane analogue à celle qui est sécrétée dans un grand nombre d'inflammations. C'est la caduque primitive des auteurs, le périone primitif de M. Breschet.

Cette membrane forme une poche complètement close , et qui renferme dans sou intérieur un liquide que M. Breschet désigne sous le nom d'hydropérione.

Quand l'ovule arrive dans l'utérus, il s'adosse à cette poche qu'il repousse en lui faisant perdre sa forme sphérique pour prendre celle d'une double calotte dont les deux lames sont séparées par l'hydro- périone.

Cette double calotte s'étend sur la surface de l'œuf, se réfléchit autour de lui , et finit par l'envelopper complètement.

A cette époque , les deux membranes caduques sont apppliquées presque immédiatement l'une sur l'autre , le liquide qui les séparait n'existe plus , et le placenta a déjà commencé à se montrer.

Le périone a servi à la nutrition du fétus jusqu'au moment oii la communication entre lui et sa mère a été établie par l'intermédiaire du placenta. Ce mode de nutrition de l'embryon pendant les premières phases de la vie semble devoir être rapporté aux phénomènes d'endos- mose et d' exosmose , signalés par M. Dutrochet.

Les membranes caduques se forment partout oii se développe l'œuf lorsque la grossesse est extra-utérine.

Toutes les dispositions que nous venons de signaler s'appliquent à l'œuf de tous les mammifères comme à celui de l'homme.

346 RE\DE DES DEUX MONDES.

L'Académie , sur la proposition de ses commissaires , décide que le mémoire de M. Breschet sera inséré dans le recueil des savans étrangers.

M. Flourens lit des recherches sur la symétrie des organes vitaux con- sidérés dans la série animale.

Bichat , qui ne s'était guère occupé que de l'anatomie de l'homme et des animaux dont l'organisation se rapproche le plus de la nôtre , avait avancé qu'un des caractères distiuctifs des appareils de la vie organi7 que était le défaut de symétrie contrastant avec la parfaite régularité des appareils de la vie animale.

Cette proposition, énoncée d'une manière absolue, ne pouvait se soute- nir sans quelques sublerliiges , même quand on n'en faisait l'application qu'aux espèces que Bichat avait considérées; ainsi, il était un peu étrange de prétendre que les poumons de l'homme n'étaient pas symé- triques à cause d'une fissure qui se trouve de plus à un des côtés qu'à l'autre , tandis qu'on passait sous silence l'irrégularité si frappante des yeux chez les pléronecles , celle des organes de la voix chez plusieurs oi- seaux, etc. On avait depuis long-temps remarqué combien Bichat s'était éloigné delà vérité, en donnant comme loi générale uneVemarque déduite d'un assez petit nombre de faits, mais on s'était contenté de signaler quelques-unes des exceptions les plus apparentes; aussi M. Flourens ne s'est-il pas proposé seulement de mettre plus en évidence cette erreur d'un anatomiste d'ailleurs si justement estimé, mais de prouver qu'il faut croire en quelque sorte le contraire de ce qu'il a avancé , c'est-à- dire qu'en considérant l'ensemble des animaux , on trouverait plutôt comme condition générale des appareils de la vie de nutrition, la symé- trie que l'irrégularité. Pour cela , il considère successivement les orga- nes dans tous les degrés de l'échelle animale , et de cet examen , il dé- duit les propositions suivantes :

1" La symétrie se montre , comme tendance générale, dans les organes de la vie animale , aussi bien que dans ceux de la vie organique ; seu- lement, dans le premier cas, les exceptions sont plus nombreuses.

La symétrie dans ces deux cas emporte, pour les organes doubles , la nécessité de la position latérale, et pour les organes simples, celle de la situation sur la ligne médiane. ^

5" Ainsi, non-seulement la vie de l'animal se compose de deux vies (vie de nutrition et vie de relation], mais encore chacune agit au moyen d'appareils égaux et symétriques; chacune a son côté droit et son côté gauche.

Cette dualité de la vie et cette dualité des appareils s'étendent jus- qu'au système le plus important de l'économie , puisque , dans tous tes

UEVUE SCIENTIFIQUE. 347

animaux vertébrés, il y a deux systèmes nerveux (le cérébro-spinal pour la vie de relation , le grand sympathique pour la vie de nutrition, et que le système de la vie de nutrition dans tous ces animaux est double, comme le système nerveux de la vie de relation.

Les irrégularités que présentent les organes des deux vies tiennent toujours à des circonstances accidentelles.

Scance du ili juillet. L'Académie reçoit l'annonce de la mort d'un de ses membres , le docteur Portai.

Le secrétaire de l'institution royale de la Grande-Bretagne adresse au nom de cette institution , à l'Académie des sciences, une lettre de con- doléance sur la mort de M. Cuvier.

M. A. St-Hilaire fait, en sou nom et celui de M. Labillardière, un rap- port très -favorable sur un mémoire de M. A. Moquin ayant pour titre : Considérations sur les irrégularités de la corolle dans les dicotilé- dones.

L'auteur commence par rappeler les divers genres de déviations ad- mis jusqu'à ce jour pour les fleurs irrégulières, et dont les deux princi- paux sont les formes labiées et papilionacées. Il s'occupe ensuite des pliénomèncs qui altèrent la régularité du type primitif de la coroilc. Enfin, il t'ait voir que même dans les corolles qui semblent s'éloigner le plus de ce type régulier, il s'en conserve toujours des traces manifestes. Ainsi, dans une corolle pentapétale, l'irrégularité ne portera jamais sur les cinq pétales à la fois, mais suivant qu'il en affectera quatre, trois, deux ou une seule, on aura quatre genres de déviations d'un même type tous différens les uns des autres.

M. Becquerel lit un mémoire sur le carbonate de chaux et ses com- posés.

Le carbonate de chaux est une des substances les plus répandues dans la nature; on le rencontre dans les terrains de tous les âges depuis les plus anciens jusqu'à ceux qui se forment maintenant à la surface du globe : il entre aussi, comme on sait, dans la composition d'un grand nombre de corps organisés. Les formes sous lesquelles il peut se présen- ter , sont très-nombreuses , mais elles constituent deux groupes bien distincts : le premier, comprenant toutes les formes ramenables au rhom- boèdre, appartient au calcaire proprement dit; le second appartient à l'arragonite ; sa forme primitive est le prisme droit rhomboïdal. On ignore encore les circonstances qui déterminent la cristallisation dans le système rhomboïdal, ou dans le système prismatique. Tout ce que l'on sait à cet égard, c'est que l'arragonite se trouve ordinairement dans des gîtes particuliers, dans dos lorrains volcaniques ou métallifères.

348 REVUE DES «EUX MONDES.

Lorsque le carbonate de cliaux est en cristaux, on peut toujours aisé- ment distinguer l'arragonite du calcaire proprement dit à l'aide du cli- vage et de la mesure des angles, mais jusqu'à présent on n'avait aucun moyen de faire cette distinction lorsque le clivage n'était pas praticable. M. Becquerel a trouvé un procédé par lequel on peut reconnaître à la- quelle des deux variétés appartient une concrétion confuse , ou même une masse pulvérulente. Il a trouvé également un moyen pour faire cristalliser l'arragonite en mettant en jeu de petites forces électriques. La l'orme qu'il a obtenue est celle d'un prisme quadrangulaire terminé par deux sommets dièdres. Le même appareil lui a servi pour obtenir, crista- lisés, le double carbonate de chaux et de magnésie (dolomie), le pro- toxide de cuivre et les carbonates bleus et verts de cuivre.

M. Pelletier lit un mémoire sur l'analyse de l'opium , et fait connaître un procédé à l'aide duquel, agissant sur une seule et même quantité d'o- pium , il en isole tous les principes immédiats. Il en reconnaît douze dans cette substance, savoir : morphine, narcotine, méconine, narcéine, acide méconique, acide brun, matière grasse acide , résine, caoutchouc, gomme, bassorine et ligneux.

La narcéine , principe immédiat qui n'avait encore été signalé par personne , offre les propriétés suivantes : elle cristallise en aiguilles qui sont des prismes à quatre pans très-déliés; elle aune saveur amère et styptique, elle est insoluble dans l'éther , insoluble dans l'eau, mais elle se dissout dans l'alcool. Elle se fond à une chaleur de 92° cent., et ne se volatilise point. Son caractère principal est de prendre, en se com- binant avec les acides un peu concentrés, une belle couleur bleue, et de pouvoir ensuite être retirée sans altération de cette combinaison.

La narcéine distillée à feu nu donne, entre autres produits, un acide cristallisé en aiguille qui semble être de l'acide gallique.

Séance du 3o juillet. Le président annonce la mort de M. Chaptal. M. Latreille présente des fragmens d'os qui semblent appartenir à un plesio-saurus, etqui ont été trouvés dans une carrière de la commune de Sainte-Vertu, canton de Noyers, département de l'Yonne.

M. Quoy adresse l'ensemble des observations qu'il a faites sur les mol- lusques pendant la durée du voyage scientifique de V Astrolabe.

MM. Audouin et Milne-Edwards présentent à l'Académie le premier volume de leurs recherchespourservir à l'histoire naturelle du littoral de la France. Ce premier volume se compose de trois parties distinctes : la première est l'historique du voyage des deux auteurs , avec la des- cription topographique et géologique de plusieurs des localités qu'ils ont visitées, et des détails sur certaines branches d'industrie propres à ces cantons.

REVDK SCIENTIFIQUE. 349

La seconde partie contient deux mémoires de M. Milue-Edwards sur l'élat actuel de la pêche maritime en France. L'auteur, dans ce travail, n'a pas eu en vue seulement des recherches d'histoire naturelle, mais encore des recherches statistiques. Il établit, d'après les documensles plus dignes de foi , le nombre des bâtiraens employés dans les différens genres de pêche , celui des hommes qui y trouvent leur moyen habituel de subsistance, et leur rapport numérique avec la masse totale des ma- rins, etc.

La troisième partie contient des recherches statistiques sur les naufrages qui ont eu lieu le long de nos côtes; l'auteur, M. Audouin, s'attache à bien apprécier l'influence des saisons sur la fréquence de ces événemens. L'u- tilité de ce travail, qui n'avait encore été fait par personne, sera sentie par tous ceux qui peuvent avoir intérêt dans les assurances maritimes. Séance du 6 août.— M. Larrey fait rapport très-favorable sur un nou- veau procédé à l'aide duquel M. Velpeau a guéri une fistule laryngienne qui offrait une grande perte de substance.

M. de Blainville fait, en son nom et celui de M. Latreille, un rapport sur les travaux de malacologie présentés par M. Quoy dans la précé- dente séance. Ces travaux , qui sont la rédaction définitive des recher- ches que M. Quoy a faites sur les mollusques pendant les trois années qu'a duré la navigation de l'Astrolabe, ne sont cependant annoncés , dit le rapporteur , que comme des matériaux propres à éclairer l'his- toire des animaux appartenant à ce type. Aussi, quoique l'auteur en ait donné une classification , il faut seulement regarder comme provisoire cette partie de son travail. Toutefois, comme il a été obligé , pour cette distribution , de porter une grande attention sur les animaux aussi bien que sur leurs coquilles et leurs opercules , il en résultera nécessairement de grands avantages pour l'établissement ultérieur d'une bonne mé- thode malacologique.

Passant à l'analyse des différens travaux de M. Quoy , le rapporteur indique les différentes additions que ce laborieux naturaliste a faites à la somme des espèces connues. 4ii espèces nouvelles sont le fruit de son voyage. 5o5 espèces ont été étudiées vivantes, souvent sur un grand nombre d'individus mis dans les circonstances les plus convenables pour l'observation. Plus de mille figures ont été dessinées et coloriées d'après la nature vivante par M. Quoy lui-même.

Dans l'impossibilité oii nous sommes , disent en terminant les rap- porteurs , de demander , pour un recueil aussi considérable , l'impres- sion dans le recueil des savans étrangers , nous nous bornerons à propo- ser que l'Académie témoigne aux naturalistes de V Astrolabe, et à M. Quoy

S'ÏO REVUE DES DEUX MONDES.

en particulier, toute sa satisfaction pour avoir si bien accompli dans le travail définitif tout ce que M. Cuvier avait pressenti de sa valeur réelle dans le rapport général qu'il a fait sur la zoologie de l'Astrolabe.

Ces conclusions sont adoptées.

L'Académie procède à la nomination d'un nouveau membre, pour remplir dans la section de chimie la place vacante par le décès de M. Serullas. M. Dumas, sur 44 suffrages, enréunitoG et est déclaré élu.

Séance du \Z août. M. de Humboldt adresse de Berlin le pre- mier volume d'une géographie comparée de l'Asie et une grammaire sanscrite. Le premier ouvrage , écrit en allemand, est de M. Ritter, le second est de M. F. Bopp et écrit en latin.

M. Payen communique un nouveau moyen , qu'il a imaginé, pour pré- server de la rouille les ouvrages en fer et en acier ; ce procédé consiste à plonger les objets qu'on veut préserver dans un liquide obtenu en étendant de trois fois son poids d'eau une solution concentrée de soude impure , solution désignée dans les manufactures par le nom de lessive caustique.

M. Duméril est élu membre de la commission chargée d'examiner les pièces envoyées au concours pour le prix de physiologie Montyon , en remplacement de M. Cuvier.

M. Becquei'el lit une note sur la cristallisation de quelques oxides mé- talliques.

M. Guibourt lit un mémoire sur les caractères distinctifs des casto- réums de Sibérie et du Canada. Le dernier, qui est presque le seul que l'on trouve dans le commerce, en France, en Espagne, en Italie, en Angleterre et dans une partie de l'Allemagne , est en poches allongées pyriformes applaties par la dessication , jointes le plus souvent deux à deux : il est dur, cassant, non friable , roux , d'une odeur fétide et d'une saveur amère et nauséabonde ; le castoréum de Sibérie , employé plus particulièrement dans l'est de l'Europe, est en poches doubles arron- dies et tellement accolées l'une à l'autre , que la trace de la séparation n'est le plus souvent pas visible ; il est friable , jaunâtre, graveleux sous la dent, peu aromatique, d'une saveur qui d'abord très-faible devient ensuite Irès-amère. M. Guibourt le croit toujours mêlé de quelque sub- stance étrangère. Son prix, rendu dans nos pays, est de lo à 12 fois plus élevé que celui du castoréum du Canada.

M. Gauthier de Glaubry lit un mémoire sur les calcaires uitriliables du bassin de Paris.

Lorsqu'on suit la Seine à partir de Vertheuil , l'on exploite le cal- caire grossier comme pierre à bâtir, et qu'on descend jusqu'à Tripleval ,

REVUE SCIENTIFIQUE. 35 I

on rencontre des bancs de craie uniformes dans leur épaisseur et dans leur slralilication alternative avec des couches de silex.

Ces couches de craie d'une épaisseur de 70 à 80 centimètres sont sé- parées par des lits de silex , dont les dimensions sont aussi très-cons- tantes. Depuis un grand nombre d'années, les habitans du voisinage en extraient du salpêtre, soit en recueillant les efïlorescences salines qui se forment sur leurs flancs escarpés , soit en enlevant avec de petites hachettes quelques millimètres d'épaisseur delà craie, et traitant ensuite ce qu'ils en ont ainsi enlevé d'après les procédés ordinaires.

Après un temps plus ou moins long, une nouvelle récolte peut être effectuée, et l'on en obtient au moins deux dans l'année.

Les efflorescences qui apparaissent à la surface des couches , sont de deux espèces aisées à distinguer, même au goût. Les unes, très-franche- ment salées, contiennent beaucoup de muriate de soude, les autres ont une saveur nitreuse bien prononcée et ne contiennent guère , en effet,, que des nitrates.

Dans quelques points , on rencontre des couches de craie qui ne se nitrifient point : dans ces points, à la partie supérieure des couches, on voit toujours quelques traces du calcaire grossier. Au-delà de Tripleval, la craie s'enfonce sous le calcaire grossier, et la nitrilication disparaît.

Lorsque l'on chauffe jusqu'au rouge les craies nitrifiables , il s'en dé- gage un peu d'ammoniaque, et c'est à la présence de cette substance qu'on a voulu attribuer la formation du nitre. Mais elle y est en trop faible proportion pour qu'on puisse admettre cette explication du phé- nomène. Qu'on songe , en effet , que des trois salpétrières exploitées de la Roche-Guyon àTripleval, on obtient par année 5,6oo kilogrammes. Or, l'acide nitrique qui entre dans la composition de cette quantité de sel exigerait, pour la formation , plus de i ,900 kilogrammes d'une sub- stance animale sèche, contenant vingt pour cent d'azote. L'auteur se croit autorisé à conclure d'expériences qu'il a publiées, il y a trois ans, que le carbonate de chaux pur humecté agit sur l'air de manière à produire de l'acide nitrique , et que c'est ce qui a lieu dans le cas dont nous par- lons. Il pense aussi que l'influence du soleil dans cette opération est très-grande , et en effet, la nitrification n'a guère lieu que dans les couches qui sont exposées au midi; elle est très-peu sensible dans celles, qui regardent le nord.

M. Breschet présente plusieurs mémoires d'anatomie comparée rela- tifs à l'audition chez les vertébrés et plus spécialement chez les poissons. Dans le premier, après avoir bien nettement établi la distinction entre le labyrinthe osseux et le labyrinthe membraneux, rappelé qu'outre la hjmphc de cotugno , située en dehors des canaux membraneux et des

352 REVUE DES DEUX MONDES.

poches du vestibule , il y a dans l'intérieur de ces mêmes cavités mem- braneuses un isulre liquide désigné par M. de Blainville , sous le nom de vitrine auditive , il fait voir que celte vitrine auditive renferme chez tous les reptiles , chez les oiseaux , les mammifères et chez l'homme lui-même, de petites masses pulvérulentes qui y sont suspendues et qui sont analogues aux ])ierres auditives des poissons osseux. Chez les pois- sons cartilagineux, la substance pierreuse n'est plus agglomérée en masse solide , et sur ce point ces animaux se rapprochent de l'organisation des êtres supérieurs.

M. Brcschet fait voir que le labyrinthe osseux n'est point en contact avec les parois osseuses, d'où il résulte que c'est par l'intermédiaire d'un liquide, la lymphe de cotugno {perilymphe de l'auteur), que les ondes sonores sont transmises au labyrinthe membraneux, à la vitrine au- ditive et aux concrétions qui y sont contenues.il fait remarquer que c'est toujours dans des points correspondans au siège de ces concrétions que viennent se terminer les filets des nerfs acoustiques ; d'où il conclut que leur usage est d'arrêter les vibrations de la vitrine auditive , afin d'évi- ter la prolongation des sons et leur confusion dans l'oreille. Suivant lui, le liquide de cotugno agit aussi à la manière de l'étouffoir d'un piano , en arrêtant les vibrations des parois membraneuses du vestibule et des canaux semi-circulaires.

Dans trois autres mémoires, l'auteur traite encore de l'organe de l'au- dition , mais en la considérant seulement chez les poissons , êtres qui ne présentent pas dans cette partie de leur organisation des formes aussi constantes que les mammifères et les oiseaux. On peut, suivant M. Brcs- chet, rapporter à cinq types les modifications principales de l'organe de l'ouïe chez les poissons.

Le premier type est propre aux cyclostômes , et M. Breschet l'a dé- crit précédemment pour la lamproie. C'est une simple poche contenant un liquide et une concrétion pierreuse. Nul vestige d'ailleurs de canaux semi-circulaires membraneux ou osseux.

Le second type se rapporte à l'oreille des raies, des chimères, etc. Ici on trouve une poche contenant des concrétions lithoïdes et des ou- vertures qui sont, les unes fermées par une simple cloison membra- neuse , les autres constamment béantes et communiquant avec l'ex- térieur.

Le troisième type comprend l'oreille des squales, des lamies , des mormyres, etc. , chez qui l'on trouve des fenêtres vestibulaires fermées par des expansions membraneuses, et, chez quelques sturioniens, des rudi- mens de chaîne osseuse, enfin deux poches lapidifères et des tubes semi- circulaires membraneux. Il n'y a plus, comme dans le type précédent.

REVUE SCIENTIFIQUE. 353

conimunicalion libre entre l'itilcricur du labyrinthe et l'extérieur; une membrane ferme l'ouverture.

Le quatrième type, le plus simple et le plus commun, appartient presqu'exclusivementnux poissons osseux. Il offre deux poches vestibu- laires et trois tubes semi-circulaires. Mais jusqu'à présent il a été impos- sible d'y découvrir l'existence d'aucun pertuis , soit fermé , soit ouvert, en rapport avec l'extérieur.

Dans le cinquième type enfin se rangent tous les poissons dont le la- byrinthe membraneux communique plus ou moins directement avec la vessie aérienne : les chipes , les cyprins , les spares , les cobites , les si- lures , etc.

Séance du 10 août. —M. le général Rognlat fait un rapport verbal sur un ouvrage écrit en allemand et en français, et ayant pour titre Atlas des plut mémorables batailles des temps anciens et modernes. Les cartes destinées à faciliter l'intelligence du texte sont lithograpUiées et exécutées avec une habileté très-grande; du reste, cette exécution est la seule chose qu'il y ait à louer dans tout l'ouvrage.

M. Dey eux fait, en son nom et celui de M. Chevreuil, un rapport fa- vorable sur le mémoire dans lequel M. Guibourt a exposé les caractères distinctifs des deux espèces de castoréum.

M. Mathieu fait, en son nom et celui de MM. Puissant et Prony, un rapport très-favorable sur un mémoire ayant pour titre : Exposé des Observations astronomiques et geodesiques , exécutées eu 18-26, 1827, 1828 et 182g , par le colonel Brousseaud, sur l'arc du parallèle moyen qui traverse la France.

M. Couerbe lit un mémoire ayant pour titre : Histoire chimique de la me'conine.

Cette substance, reconnue pour la première fois dans l'opium par l'auteur du mémoire , est blanche, inodore, peu sapide au premier ins- tant , puis sensiblement acre ; elle est soluble dans l'eau , l'alcool et l'éther, et se cristallise également bien dans ces trois liquides. Les cris- taux sont des prismes à six pans dont les deux faces parallèles sont les plus larges , et dont le sommet est formé par un angle dièdre.

La méconine fond à (,0° '^''"t. ^ mais une fois fondue, elle conserve sa li- quidité jusqu'à ce que la température soit descendue à yS" par une cha- leur de 155" "^"'- ; elle se volatilise comme un liquide aqueux et reparaît dans le récipient sous forme liquide transparente. Elle se prend en re- froidissant en une masse blanche, semblable à de la graisse très-pure.

La méconine est dissoute par la plupart des alcalis. L'ammoniaque ne la dissout ni à chaud, ni à froid; le carbonate ammoniacal U précipite de ses dissolutions dans les alcalis caustiques.

354 r-^.VDE DIS DEUX MONDES.

Des acides, lesi'ns la dissolvent sans l'allérer, quel que soit leurdegré de concentration; d'autres l'altèrent au contraire et avec des circon- stances très-remarquables. Ainsi l'acide sulfurique étendu du quart ou de la moitié de son poids d'eau dissout à froid la méconine. La solution limpide et incolore étant exposée à une douce chaleur, on voit s'y for- mer des stries verdâtrcs qui se multiplient à mesure que la concentration augmente, et enfin tout le liquide prend un beau vert foncé ; la méco- nine dans cet état est complètement décomposée et ne peut plus se re- constituer. Maintenant , si dans celte liqueur verle on verse de l'alcool , le mélange prend une couleur rose clair ; chassc-t-on l'alcool par la va- peur, le beau vert foncé reparaît de nouveau. Si, au lieu de l'alcool, c'est de l'eau qu'on verse dans le sulfate de méconine, il s'y produit un précipité brun floconneux qui ne se dissout pas dans la mélange porté jusqu'au point de l'ébullitiou. Lorsqu'eu filtrant on a enlevé ces dépôts, la liqueur se montre d'un rose peu ioocé, mais bien franc ; la concentra- lion par une douce chaleur y fait paraître la couleur verte , et ce double changement se reproduit autant de fois que l'on veut, tant que la matière organique de la solution n'est pas épuisée.

Api'ès avoir exposé les principales propriétés de la méconine, l'au- teur fait connaître sa composition, qui, selon lui, est représentée par 9 atomes de carbone, 9 d'hydrogène et 4 d'oxigène.

Le mémoire est terminé par la description du procédé à l'aide duquel on obtient la méconine. Comme celte substance n'entre guère pourplus de un deux millièmes dans la composition de l'opium, on sent qu'il faut, lorsqu'on veut s'en procui'er, agir sur de grandes quantités. Mais le pro- cédé indiqué par M. Couerbe a cela d'avantageux, que se combinant très- bien avec les opérations à l'aide desquelles on se procure la morphine , on peut, quand on procède à celle fabrication, obtenir à Irès-peu de peine et de frais la méconine.

Séance du 27 août. M. Quoy adresse l'ensemble des observations qu'il a faites sur les zoophytes pendant le voyage de Z'^,y//o/«Z»e. Ce tra- vail est renvoyé à l'examen de MM. de Blainvillc et Duméril.

M. Thcnard fait un rapport favorable sur le procédé proposé par M. Payen pour garantir de la rouille le fer et l'acier, et indique plu- sieurs applications qu'il serait bon de tenter. Ainsi, pour la conserva- tion dos armes, on pourrait, après s'être servi d'un fusil, et sans le dé- monter, se contenter de passer sur le canon une éponge imbibée d'une dissolution alcaline. Si le fer n'était pas h l'abri de la pluie, on pour- rait , après avoir applique la solution alcaline gommeuse , passer par- dessus, après dessication, une couche de vernis. Les fils de fer dont on se sert pour les ponts suspendus pourraient être préservés de l'oxida-

RUVDE SCIENTIFIQUE. 355

lion par un moyen analogue, et il en serait de même probablement pour les pièces de fer qui entrent dans des constructions d'une autre nature.

M. Gauthier de Claubry adressé des observations sur les cbange- mens que les cornalines éprouvent au feu ; il conclut de ses expé- riences que la matière colorante de ces silex est de nature organique. Ce fait , dit l'auteur de la lettre , paraît très-important pour la géologie, et jusqu'à présent on n'en avait pas observé d'analogue.

MM. Thénard et Gay-Lussac feront à l'Académie un rapport sur ce travail.

Séance du 5 septembre. M. Victor Audouin fait hommage à l'Aca- démie d'une brochure ayant pour titre : Matériaux pour servir à l'his- toire des insectes.

Le ministre des travaux publics et du commerce demande qu'il soit fait un rapport sur un mémoire de M. L'Homme, qui a pour objet de proposer un moyen facile, sur, prompt et peu coûteux pour la purifica- tion des matelas et de toutes les substances filamenteuses qui peuvent être reçues dans les lazarets. MM. Deyeux , Thénard et Chevreul sont chargés de prendre connaissance du procédé.

M. Hachette communique verbalement la description d'un appareil imaginé et exécuté par M. Pixii fils. Au moyen de cet appareil, on peut faire tourner un aimant en fer à cheval , autour d'un axe qui le divise- rait en deux parties symétriques. Un morceau de fer doux , aussi recourbe en fer à cheval , est placé symétriquement au-dessus du premier, et ses branches sont entourées d'un fil de cuivre revêtu de soie dont une des extrémités plonge dans un bain de mercure , l'autre extrémité étant un peu au-dessus de la surface de ce liquide. Lorsqu'on imprime à l'aimant un mouvement de rotation , on voit une série d'étincelles entre la sur- face du mercure et l'extrémité libre du fil de cuivre.

Le président annonce la mort de M. de Zach , un des correspondans de l'Académie.

M. Thénard fait, en son nom et celui de M. Chevreul, un rapport favorable sur un mémoire présenté daris la séance précédente par M. Gauthier de Claubry , et tendant à prouver qu'il existe dans les cor- nalines une quantité très -appréciable de matière colorante à laquelle ces quartz devraient leur couleur.

M. Gauthier de Claubry ayant calciné dans une petite cornue de por- celaine des fragmcns de cornaline avec du bi-oxide de cuivre, a retiré pour 100 grammes de la première substance, environ 2g centimètres cubes de gaze carbonique. L'opération terminée , les fragmens de corna- line avaient perdu leur couleur. Cette expérience , dit l'honorable aca-

356 IIEVUE DUS DECX MfJNDKS.

démicien , n'ayiiiil pas paru suffisante à vos commissaires, ils ont cru devoir engager l'auteur du travail à opérer la calcination sur la corna- line pulvérisée et sans addition de bi-oxide. L'expérience a été faite. Cent grains de cornaline réduite en poudre ont éprouvé une perte de I gramme 169 milligrammes , et ont fourni uneliqueur acide rougissant fortement le tournesol , du gaz inflammable et du gaz acide carbonique. La liqueur traitée par la cliaux n'a laissé dégager aucune trace d'ammo- niaque. Le résidu de la calcination était d'un blanc grisâlre.

Cette expérience confirme pleinement l'assertion émise par M. Gau- thier (leClaubry; mais quoiqu'il soit prouvé que la couleur delà cornaline est duc k la présence d'une matière végétaie, il reste à déterminer la nature de cette substance , et de plus il sera nécessaire de constater si une partie de la perle qu'éprouve la cornaline par la clialeur n'est pas due en partie à l'évoparation de l'eau contenue dans la pierre.

L'Académie , conformément aux conclusions des commissaires , ac- corde son approbation au mémoire de M. Gauthier de Claubry.

M. Dupuytren fait un rapport très-favorable sur un ouvrage de M. Des- genetles , candidat pour la place d'académicien libre , vacante par la mort de M. Henry de Cassini. L'ouvrage est la relation médicale de l'armée d'Orient.

M. Dupuytren ayant , dans son rapport, fait allusion au trait si sou- vent cité comme un des litres de la gloire de M. Desgenettes , l'inocu- lation de la peste que cet habile médecin aurait pratiquée sur lui-même dans le but de rassurer les malades, M. Costaz, académicien libre, qui faisait aussi partie de l'expédition d'Egypte , commence à détailler les circonstances de cet événement, et désigne M. Larrey comme en ayant été témoin avec lui. M. Larrey, sans nier positivement le fait, déclare qu'au moins il ne s'est pas passé en sa présence, et demande que son nom ne soit pas invoqué k l'appui. M. Costaz interrompt son récit.

Séance du 10 septembre. M. de Mirbel annonce la mort de sirEve- rardHome, correspondant de l'Académie dans la section d'anatomie et de zoologie.

M. de Humboldt adresse, de Berlin, une brochure écrite en allemand ayant pour titre : Deuxième lettre de M. Elie de Beaumont , sur l'âge re- latif des chaînes de montagnes.

M. Sellier, qui avait déjà adressé précédemment des considérations sur l'électricité de l'atmosphère , envoie comme addition k son premier mémoire, les détails d'une expérience qu'il a faite récemment et qui se rapporte au même sujet. « Dorther, dit-il, a fait connaître, dans un mémoire publié dans le second tome des anciennes Annales de chimie, la manière dont se dépose l'humidité exhalée dans l'intérieur d'un ballon

REVUE SCIENTIFIQUE. 357

de verre. Si le ballon est dans l'ohscurilé, le dépôt s'opère également sur toutes les parties de la surface interne ; mais si le ballon reçoit la lumière et la reçoit inégalement, c'est toujours sur le côté le plus éclairé que l'humidité vient se déposer. Si la lumière étant égale sensiblement de tous les côtés , il y a différence dans la température , la vapeur se dé- pose sur les parois les plus froides.

« Ce fait, poursuit M. Sellier, était inexplicable à l'époque oîi il a été observé, mais il tient certainement à ce que le verre, en s'électrisant sous l'influence de la lumière, attire la vapeur électro -négative de l'eau. En effet, si l'on suspend au milieu du ballon une mèche de coton imbibée d'huile de thérébentine , il ne se dépose aucune vapeur, tant que la température de l'intérieur du ballon ne diffère pas sensiblement de celle de la chambre. Cette expérience semble une confirmation de l'idée émise par Franklin sur ce genre de phénomène, et obligera probablement à mo- difier la théorie de la rosée admise depuis les expériences de Weels. »

Cette lettre est renvoyée à la commission mixte , chargée d'étudier les rapports entre la succession des phénomènes météorologiques et la marche du choléra-morbus.

M. Mathieu fait, en son nom et celui de M. Damoiseau, un rapport très- favorable sur un mémoire dans lequel M. Daussy a donné les détermi- nations astronomiques de Srayrne , Constantinople et Palerme , etc. La longitude de l'observatoire de cette dernière ville , célèbre par les travaux de Piazzi , n'était pas fixée de manièi-e à ne plus laisser de doute. M. Daussy l'a trouvée de 44'-4" en temps ; la latitude conforme à celle donnée par Piazzi est de 38 6' 44". Les longitudes des prin- cipaux points indiquées dans le mémoire de M. Daussy ont été dé- terminées au moyen d'occultations d'étoiles, les autres par le transport du temps au moyen du chronomètre.

L'Académie , conformément aux conclusions de ses commissaires, ac- corde son approbation au mémoire et engage l'auteur à continuer ses travaux dont elle a déjà en plus d'une occasion fait ressortir l'utilité.

Séance du l'j septembre. MM. Caperon et Boniface-Albert annon- cent qu'ils ont trouvé un moyen facile et économique de conserver les corps , moyen qui a sur les procédés ordinaires des embaumemens l'avan- tage de n'exiger aucune application externe, de sorte que les traits du visage, qui ne sont nullement défigurés, restent parfaitement apparens. Leur procédé n'exige la soustraction d'aucune partie, il peut s'exécuter dans la maison du mort, et être terminé en huit jours. Les auteurs deman- dent à mettre sous les yeux de l'Académie un corps ainsi préparé.

M. de Humboldt communique, de Berlin, l'extrait d'une lettre qui lui TOME VIII. 24

358 REVUE OES DEUX MONDES.

a été adressée de Buénos-Ayres par M. Bonpland, en date du 7 mai 1832- Ce naturaliste, pour lequel on commençait à avoir de Houvelles inquié- tudes, anuonce qu'il a écrit plusieurs fois, mais ses lettres ne sont pas parvenues. Il parle des travaux auxquels il s'est livré avec une nouvelle ardeur depuis sa sortie du Paraguay, ainsi que de ceux qu'il se propose de terminer avant son départ pour l'Europe, qui doit cependant être prochain; il annonce l'envoi des collections formées par lui, tant de celle qu'il a pu sauver au milieu de ses nombreux revers que les fruits des récoltes qu'il a faites depuis deux ans : dans le nombre est une suite géologique appartenant à son premier voyage avec M. de Humboldt. Plusieurs plantes découvertes par lui semblent devoir oÉfrir des appli- cations utiles à l'industrie ou à l'art de guérir. Les fatigues de ce cou- rageux savant n'auront pas été entièrement perdues, comme on avait lieu de le craindre. Le gouvernement lui tiendra compte sans doute des efforts qu'il a tentés pour la science , et le dédommagera des pertes qu'il a essuyées.

M. de Humboldt, dans la lettre qui contient ces extraits , donne aussi communication d'un fait très-important pour l'histoire des révolutions du globe , de la découverte de fragmens de grauwake empâtés dans le granité. M. de Seckendorf a fait cette curieuse observation dans le Hartz (vallée de Radau). Une autre communication comprise dans le même envoi, et relative à une observation de la comète de Encke, faite à Buénos-Ayres , par M. Massoti , le 2 juin i832 , à 5 h. 3o', temps civil à Buénos-Ayres. L'ascension droite de l'astre était de 56) 07' , 5' et sa dé- clinaison (australe) de im 20', i'. Les résultats calculés d'avance, par M. Encke, ne diftèrent pas de plus de deux minutes de ceux qui ont été ainsi obtenus par l'observation directe.

M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire adresse la première livraison de ses études zoologiques; cet ouvrage contient des recherches fort intéressantes sur beaucoup d'animaux entièrement nouveaux ou jusqu'à présent mal connus. L'auteur discute la place que chacun d'eux doit occuper dans les cadres zoologiques, en donne une description fort complète, et dans la- quelle il fait bien ressortir les caractères distinctifs tant internes qu'ex- ternes ; enfin il donne des renseignemens souvent très-curieux sur l'ha- bitation , le genre de nourriture et les diverses habitudes de ces êtres. Plusieurs lui ont été communiqués par un voyageur français, M. Dor- bigny, qui, depuis plus de quatre ans, explore le sud de l'Amérique mé- ridionale.

M. Herschell fait hommage à l'Académie de ses recherches sur l'orbite des étoiles doubles à révolutions.

REVUE SCIENTIFK^UK, 35^

M. Geoffroy dépose sur le bureau un nouveau mémoire sur les or- ganes (lu kangourou thétis. J'avais, dit l'honorable académicien, retardé jusqu'à présent la publication de ce travail, espérant le rendre plus complet par la dissection d'autres marsupiaux. Tant que M. Cuvier a vécu, il a mis à ma disposition, avec la plus grande libéralité, tout ce qui pouvait m'être nécessaire pour la continuation des études que j'avais commencées. Maintenant la direction des travaux anatomiques est passée dans d'autres mains , et quoique la mort récente d'un pbalanger m'eût fait concevoir l'espoir de pouvoir bientôt confirmer mes premières vues ou au moins les modifier, je me suis vu frustré dans mon attente , et c'est avec un vif sentiment de regret que je présente aujourd'hui un travail que j'aurais voulu , et que j'aurais pouvoir rendre plus complet.

M. Thénard annonce qu'il a reçu de M. Vicat une réclamation relative au rapport qu'il avait fait dans une des précédentes séances , sur la pro- priété qu'ont les alcalis de préserver le fer de la rouille, propriété décou- verte par 31. Payen. L'auteur de la lettre réclame la priorité d'invention, en montrant que dans les Annales des jwnts-et- chaussées , janvier et février i83i , il a parlé de l'action qu'exerçait la chaux sur le fer, en s' opposant à son oxidation. Ce que M. Vicat avait remarqué pour une seule substance, dit l'honorable académicien, M. Payen l'a constaté pour toute une classe de corps : ainsi quand même il aurait eu , ce qui n'est nullement prouvé , connaissance du fait consigné dans les Annales des ponls-et-chaussées, il n'en aurait pas moins le mérite d'avoir fait une découverte plus générale, et d'avoir indiqué des applications qui peuvent être fort utiles.

M. Duméril fait un rapport très- favorable sur la monographie du genre colombelle , de M. Duclos ; il donne des éloges à l'esprit qui a présidé k ce travail et à la sagacité dont l'auteur a donné de nombreuses preuves , tant dans cette monographie que dans d'autres ouvrages de même genre , déjà honorés de l'approbation de l'Institut. Les figures jointes au texte sontde la plus belle exécution, et elles offrent ceci de tout-à-fait neuf et d'intéi'essant pour le naturaliste, que beaucoup des coquilles sont repré- F.entéesavecleur drap marin, partie qui manque le plus souvent même dans les collections les plus judicieusement formées, et qui cependant peut fournir de très-bons caractères de distribution. Chaque espèce, en effet, a, pour ainsi dire, dans celle partie, une texture qui lui est propre, les filamens sont tantôt longs , tantôt courts ; l'étoffe est quelquefois très- velue, d'autres fois avec l'aspect du velours, ou légèrement tomenteuse ou enfin entièrement lisse. Les fibres offrent dans certains cas des lamelles égales entre elles, tantôt garnies d'aspérités régulièrement placées, et

36o REVUE DES DEUX MONDES.

dont l'ensemble forme des lignes droites ou ondées, parallèles ou croisées sous des angles divers.

Nous proposerions d'insérer ce mémoire dans le recueil des savans étrangers , si le nombre des planches qu'il contient et la destination que lui a donnée son auteur n'y mettaient obstacle, mais du moins il nous paraît mériter complètement l'approbation de l'Académie.

Ces conclusions sont adoptées.

L'Académie procède à l'élection d'un candidat pour la place de pro- fesseur d'histoire naturelle à l'école de pharmacie; sur 43 suffrages, M. Guibourt en obtient aS et est déclaré élu.

On passe à l'élection d'un candidat pour la chaire d'histoire naturelle, vacante au collège de France; sur 42 suffrages, M. Elie de Beaumont en réunit 24, et est déclaré élu.

Séance du 24 septembre MM. Maximilien Casa Murata et André Lombardo annoncent qu'ils ont trouvé un nouveau moyen de faire mou- voir les bâlimens sans l'aide du vent, de la vapeur, et sans avoir recours à des moyens mécaniques.

M. Baudelocque présente un nouvel instrument de son invention, des- tiné à terminer certains accouchemens laborieux en divisant l'enfant mort dans le sein de sa mère. L'instrument est renvoyé aux commissaires qui ont déjà été appelés à prononcer sur une autre invention du même mé- decin , le forceps pour broyer la tête du fœtus.

M. le docteur Fabré-Palaprat présente un instrument qu'il propose de substituer aux brosses en crin ou en fil de laiton, pour les frictions élec- triques. L'intérieur de l'instrument est creux de manière à recevoir de l'eau , et à être portée ainsi à une température qui peut approcher , si on le juge nécessaire, de celle de l'eau bouillante; servant ainsi à commu- niquer à la fois aux parties avec lesquelles on le met en contact, la cha- leur et l'électricité. Cet instrument est désigné par son inventeur sous le nom d'électro-tliermophore.

M. Payen écrit, à l'occasion de la réclamation de M. Vicat , qu'il n'avait pas eu connaissance de la publication dans laquelle cet ingénieur fait connaître la propriété de la chaux pour préserver le fer de la rouille ,. mais que depuis ayant recherché ce qui s'était fait avant lui sur ce sujet, il a trouvé que M. Vicat n'avait pas non plus de titre à la priorité de la découverte. Cette propriété de la chaux était depuis quinze ans connue par M. Cagniard de Latour : elle a été sigpaalée dans un ouvrage anglais dont l'extrait se trouve reproduit dans le Journal des connaissances utiles. Du reste, comme l'a déjà fait remarquer M. Thénard, la propriété de préserver le fer de la rouille n'appartient pas à la chaux seulement.

REVUE SCIENTIFIQUE. 36t

mais à toute une classe de corps, et c'est ce qui n'avait été soupçonné ni par M. Vicat, ni par M.Cagniard de Latour, ni par l'auteur anglais.

Dans les cas la proportion des alcalis est trop faible , l'oxidation se manifeste , mais sur quelques points seulement : elle y présente une cou- leur verdàtre , et est formée en grande partie de bi-oxide. On hâte l)eau- coup cette formation, comme l'a reconnu M. Payen, en ajoutant du chlorure de sodium. On voit alors apparaître, quelquefois en moins d'une minute, des traits prononcés d'oxide brun verdàtre qui rendent mani- feste la texture variable du fer grenue ou fibreuse. Il paraîtrait donc que cette oxidation dépendrait d'une action électro-chimique entre les portions d'une même masse de fer imperceptiblement écartées.

M. Payen dépose un paquet cacheté contenant la description d'un nouveau procédé pour la conservation des viandes alimentaires.

M. de Humboldt fait hommage à l'Académie, au nom de l'auteur, M. Grimm, géographe à Berlin, d'une carte de l'Hymalaya , dans laquelle les parties des montagnes couvertes de neiges perpétuelles sont indiquées par une couleur particulière. Les bases de cette carte se trouvent dis- cutées dans un mémoire de M. Ritter, inséré dans le dernier volume des Mémoires de l'Académie de Berlin.

La carte de M. Grimm est lithographiée et offre une netteté et une harmonie comparable à ce que l'on pourrait obtenir de plus satisfaisant du travail du burin. Il paraît qu'en Allemagne l'application de la litho- graphie aux dessins topographiques a été plus soignée qu'en France ; du moins dans un autre ouvrage envoyé récemment d'Allemagne à l'Aca- démie des sciences ( l'Atlas des batailles les plus mémorables), ou remar- quait la même perfection.

M. Geoffroy Saint-Hilaire dépose sur le bureau un mémoire imprimé , ayant pour titre : Observations sur la concordance des parties de l'hyoïde dans les quatre classes d'animaux vertébrés. Le mémoire est terminé par la phrase suivante : « En être venu au sujet des études si compliquées de la structure animale , c'est avoir grandi dans la pre- mière des sciences philosophiques de l'enfance à la virilité. » Si cette phrase, dit l'auteur, en présentant son ouvrage, n'indique qu'un mou- vement déplacé d'orgueil, le public en fera bonne et sévère justice; mais si elle est fondée au contraire sur une conviction légitime, sur de justes droits, elle aura l'autorité d'un txegi monumentum , le public l'approuvera,

M. Duméril fait un rapport verbal très-favorable sur les six dernières livraisons de l'Histoire générale et particulière des mollusques terrestres et fluvialilos, par M. de Férussac. Le rapporteur donne de grands éloges à la conception de l'ouvrage comme à son exécution matérielle , et ter-

362 REVUE DES DEUX MONDES.

mine en exprimant io désir que le gouvernement encourage par ses libé- ralités la continuation d'un ouvrage pour lequel l'auteur a fait des frais immenses.

M. de Blainville fait , en son nom et celui de M. Duméril, un rapport sur les travaux de M. Quoy, ayant pour objetlesannélides elles zoophytes. Après avoir montré combien cette branche de la science des animaux était restée en arrière, et fait voir qu'elle ne pouvait avancer que par les efforts de naturalistes qui vont observer sur les lieux mêmes les êtres qui en font l'objet , le rapporteur entre dans le détail des addi- tions nombreuses dues au zèle infatigable de M. Quoy. L'Académie sait déjà combien l'histoire des mollusques s'est étendue, grâce aux recherches de ce naturaliste ; celle des autres invertébrés qui font l'objet de son second travail ne lui sera pas moins redevable. On peut même dire que la lacune qu'il remplit ici était plus vaste et plus dii&cile à combler ; en conséquence nous proposons , non d'inscrire dans le recueil des sa- vans étrangers les nouveaux mémoires de M. Quoy qui ont déjà une destination forcée, mais d'adresser à l'auteur de nouveaux encourage- mens et de nouveaux remerciemens.

ROUJLIN.

CHRONIQUE DE LA QUINZAmE,

3o octobre i832.

Depuis l'avènement du nouveau ministère, malgré tout le hruit que l'on a fait à la frontière , malgré les cris menacans qu'on a jetés ; bien que l'on ait entonné chaque jour, matin et soir, le Chant du Départ, la guerre n'est devenue ni plus ni moins imminente ; le glaive est de- meuré, comme il était auparavant, suspendu sur l'Europe. On a seu- lement agité quelque peu le fil qui le retient en l'air. Qu'on se rassure d'ailleurs, le fil est bon. L'épée ne tombera point, et ne blessera per- sonne.

Mais une révolution discrète et paisible s'est accomplie silencieuse- ment en Espagne , sous les auspices de la reine. L'exil de Calomarde et d'Alcudia a été promptement suivi du renvoi de toutes leurs créatures. La régente n'a pas balancé non plus à s'entourer des principaux repré- sentans de l'opinion constitutionnelle modérée. Nouvelle Marie-Thérèse, elle a parcouru leurs rangs , sa fille dans les bras. C'était une heureuse et habile inspiration.

Parmi les hommes honorables que l'Espagne voit avec le plus de con- fiance consultés en ce moment sur ses vœux et ses besoins , il convient de distinguer le comte Ezpeleta et Cambronero , l'éloquent et coura- geux avocat qui se dévoua si noblement à la défense des victimes poli- tiques sacrifiées à Madrid en i83o.

Il faut le dire aussi. Ce ne fut pas non plus la faute de la jeune reine si Miyar et La Torre furent à cette époque livrés au bourreau. Chacun sait que , pour obtenir leur grâce , elle n'épargna ni les supplications ni les larmes, et qu'elle se jeta même aux genoux du roi. Mais Ferdinand VII ne souffrait pas alors de la goutte. Il eut assez de force pour aider son épouse à se relever, tout en lui refusant le p'us gracieusement du monde,

364 REVUE DES DEUX MONDES.

et pour le salut de ses sujets, le pardon des condamnés. Or, il arrive aujourd'hui que ce bon prince est malade , et garde le lit ; l'Espagne , il est permis de l'espérer, ne s'en portera pas moins bien.

Quant à la France , sa santé n'est devenue ni meilleure ni plus mau- vaise , quoique ses nouveaux médecins ne lui épargnent point les ordon- nances , et se déclarent seuls capables de la traiter, elle ne leur accorde qu'une médiocre confiance , et semble croire que , pour guérir complè- tement, elle aurait besoin de suivre un rJgime tant soit peu contraire à celui qu'ils lui prescrivent.

En attendant les représentations prochaines de la chambre , pendant cette quinzaine , nos théâtres ont fait de leur mieux pour nous distraire et nous divertir.

Désespérant de rien imaginer déplus hideux que ses derniers drames, afin de varier nos plaisirs , la Porte-Saint-Martin a eu l'heureuse idée de nous donner de la laideur physique , comme elle nous avait donné de la laideur morale. Elle nous a donc montré un Anglais , nommé, je crois, Tom-Rick , qui imite tour à tour, avec une horrible perfection, le singe , la limasse, l'araignée, le lézard et le crapaud. C'est un spectacle odieux assurément , et qui soulève le cœur ; cependant , à tout prendre , Tom- Rick dégoûte moins profondément que Dix Ans de la Vie d'une Femme; mieux valent encore les grimaces et les contorsions du corps que celles de l'ame.

Aux Italiens , mademoiselle Julie Grisi a débuté d'une manière bien brillante dans la Semiram,ide , et l'on ne doit pas attribuer uniquement ce triomphe à son admirable beauté : il en faut rapporter la meilleure partie à l'élégance de son jeu , àl'étenduede sa voix, et à Texcellence de sa méthode.

L'Opéra ne nousapas révéléseulementle talent de deux jeunes et jolies danseuses, mesdemoiselles Filz-James et Varin; mademoiselle Falcon n'y a pas seulement continué ses débuts avec le même succès dans Moïse que dans Robert le Diable ■■ nous y avons pu voir encore messieurs les Saint- Simoniens, majestueusement assis, en grand costume, sur les bancs de l'amphithéâtre, comme nous les avions vus sur ceux de la police correc- tionnelle. I

Après nous avoir montré tant de divinités païennes, et jusqu'au paradis chrétien, c'était bien le moins que l'Opéra nous montrât aussi les dieux sainl-simoniens. L'olympe de Ménil-Montant manquait à son répertoire.

Vous le voyez donc, cette religion n'est pas morte, comme on l'avait dit. On la rencontre encore dans les rues et dans les passages. Elle se promène et se crotte sur le boulevart , en pantalon blanc, en jaquette noire, et en

REVUK. CHRONIQUE. 365

casquette rouge. Elle chante, elle prêche, elle écrit et fait des circulaires.

En voici par exemple une toute nouvelle qu'elle vient d'adresser par la petite poste , aux grands hommes du siècle qui se trouvent en ce mo- ment à Paris.

Celte circulaire a pour sii']ell' attente du père.

Qu'est-ce donc que le père attend? m'allez-vous demander.

Toujours la même chose, le père attend la femme libre, la femme de gloire et d'enthousiasme , la messie.

« Que fait-elle à cette heure? s'écrie le père , depuis si long-temps je l'aime et je l'attends; dis-moi, mon Dieu, dis-moi si déjà elle m'aime aussi; dis-moi surtout si elle veut encore quelque chose de moi. »

Ceci laisserait supposer que la femme libre n'est pas entièrement in- connue au père, et qu'il lui a donné déjà quelque chose. Il n'en est rien pourtant, comme on le verra tout à l'heure.

Plus loin, le père implorant aussi des femmes libres à l'usage de ses fils, s'écrie encore :

« Ils souffrent mes enfans, ô mon Dieu, car parmi les hommes tu les as choisis hommes de désir ; ils souffrent, car ils ne peuvent vivre long-temps privés de la moitié de leur vie. »

Que toutes les femmes libres se hâtent donc d'accourir. Vous le voyez, mesdames! le père et les fils attendent. Les hommes de désir sont pressés ; ils souffrent , ils vont mourir peut-être. Accourez ; il y a péril en la demeure.

Mais ne songeant plus bientôt qu'à la femme libre dont il a besoin personnellement, le père dit encore :

« Dieu puissant , elle me connaîtra. Tu n'as pas voulu fatiguer mon corps par de rudes travaux , tu m'as fait homme ; tu m'as donné ta vie de force ; elle me connaîtra. »

Puis , tout d'un coup faisant un brusque retour sur lui-même , le père se trouve indigne de la femme de gloire et d'enthousiasme que le Seigneur avait promis d'attacher à sa vie d'homme. « Elle ne me con- naît pas , ajoute-t-il triste et découragé. Je ne te la demande plus , ô mon Dieu, elle ne me connaît pas ! »

Elle ne connaît pas le père, cela est positif; donc il ne lui a jamais rien donné. Mais comment a-t-il pu dire tout à l'heure : Veut-elle en- core quelque chose de moi? Vraiment je m'y perds.

Quoi qu'il en soit, le père se ravise bientôt, et redemande à grands cris la femme qu'il ne voulait plus. Il s'indigne , il s'emporte. Il trouve étrange que Dieu ait mis ses fils privilégiés à de si rudes épreuves : Moïse au désert , Jésus sur une croix , Mahomet dans les combats , Robes- pierre à l'échafaud , Napoléon à Saint-Hélène, et Saint-Simon au gre-

366 REVUE DES DEUX MONDES.

nier. Qu'il ait cependant ainsi traité ceux-là , à la bonne heure encore. Aucun de ces hommes n'avait prétendu sauver la femme de son escla- vage, et s'unir à elle par le libre lien du divin amour. Aucun d'eux n'avait été vraiment aimé d'elle. Aucun d'eux surtout ne l'avait aimée comme l'aime le père. Aucun d'eux n'avait confessé le nom de Dieu dans la passion qui fait vivre le père. Eh bien ! Dieu n'a pas eu plus d'égards pour le père que pour le vulgaire des grands hommes. Dieu a mis le père , sinon sur la croix , au moins à la cour d'assises , et ce qui est plus mal , il ne lui a pas donné la femme qu'il lui avait promise ! Dieu a manqué de parole au père !

Jugeant bien , sans doute , qu'il ne gagnerait rien à se fâcher , le père se calme cependant, et revient au ton de la prière. Il essaie de prendre Dieu par la douceur. A-t-il donc tort de réclamer l'exécution d'une pro- messe que Dieu lui a faite? N'est-ce pasDieu qui l'a inondé à l'avance des pacifiques parfums que la femme exhale ? N'est-ce pas Dieu lui-même qui lui a fait venir la femme à la bouche? Comment le père ne serait-il pas altéré, lui qui a tant besoin de boire la tendresse?

Le père ne se plaint donc plus ; il se résigne. Il a bien soif, mais il attend, mais il attendra.

« J'attendrai, » s'écrie-t-il en terminant sa circulaire.

Ainsi soit-il !

Comme nous avons l'habitude de tenir nos lecteurs au courant de toutes les religions nouvelles , nous ne pouvons nous dispenser de leur parler de celle que construit en ce moment M. Amable Bellée.

M. Amable Bellée est, que je sache , le dernier prophète qui ait sur- gi. Sa doctrine se trouve consignée et développée dans une lettre aposto- lique et prophétique, adressée par lui, non point aux grands hommes comme la circulaire du père Enfantin , mais tout simplement à messieurs les rédacteurs du journal l'Européen.

Si M. Amable Bellée ne se trompe pas dans ses prophéties, un im- mense bien-être matériel doit résulter pour l'humanité de leur accom- plissement.

Il nous annonce d'abord que de grandes compagnies industrielles des- sécheront incessamment les mers intérieures et l'Océan lui-même. On ne conservera de ces immenses réservoirs que la quantité d'eau nécessaire pour former de petits ruisseaux ou des rivières d'agrément Le surplus de leur lit sera livré à l'agriculture. La terre , embellie alors partout ou presque partout de bosquets , d'arbres contournant des carrés , po- lygones et serpens de verdure, produira des fruits de moins en moins terreux . *

Il est évident que nos desserts gêneront singulièrement à cette nou-

REVUE. CHRONIQUE. 36']

velle organisation du globe ; mais la marine et la littérature maritime que deviendront-elles, bon Dieu? M. Amable Bellée n'y a donc point songé !

Ecoutons ce qu'il nous prédit encore.

La femme, poursuit- il , ne parlera jamais , parce qu'un passé déplus de quatre mille ans dépose contre l'espérance qu'on pourrait avoir qu'elle le fît.

Ainsi donc la femme a été muette, est encore muette , et demeurera muette jusqu'à la fin des siècles. L'arrêt est prononcé, la femme est muette. Voilà qui réfute et pulvérise tant de mauvaises plaisanteries qui de temps immémorial lui attribuaient une vertu toute contraire.

Revenant à la terre, le prophète déclare que Dieu, s'en réservant comme par la passé la nue-propriété , continuera d'en accorder aux hommes l'usufruit , mais qu'il ne les établira sur ce grand domaine que comme des fermiers auxquels il le louerait. Dieu fixera lui-même an- nuellement et déterminera le prix du fermage et les redevances en ar- gent ou en nature auxquelles il aura droit.

Dieu sera également propriétaire de toutes les villes et de toutes les maisons. C'est à Dieu seul que l'on devra payer son terme de trimestre en trimestre. Ces divers arrangemens sont excellens. Dans les années difficiles, Dieu , j'en suis sûr, accordera quelques remises à ses locataires, et ne fera pas d'abord saisir et vendre leurs meubles , ainsi que cela se pratique maintenant.

Mais laissons le prophète continuer :

Ce qu'on appelle commerce aujourd'hui n'aura plus lieu, dit-il.

Le commerce, bien qu'assez utile quelquefois, étant en général la source de mille fraudes et d'innombrables banqueroutes , il est sage et moral de le supprimer entièrement. Ceci doit servir d'avis à M. d'Ar- gout. S'il tient à garder un porte-feuille, qu'il s'occupe donc dès à pré- sent de se procurer quelqu'autre ministère que celui du commerce.

Quant à la liberté de ce qu'on nomme la presse , elle sera entière, se- lon M. Amable Bellée. Seulement quiconque s'avisera de publier dans un journal un fait inexact sera lapidé sur-le-champ par le peuple as- semblé.

Que direz-vous de ceci, messieurs les journalistes, qui trouvez déjà trop rigoureuse la législation actuelle de la presse ? Vous regretterez as- surément bientôt les six mois d'emprisonnement et les deux mille francs d'amende. Plus de saisies dorénavant , plus de poursuites contre vous ; aussitôt pris, aussitôt lapidés. Nulle autre forme de procès. Le prophète est formel là-dessus. Il va même jusqu'à retirer au souverain le droit de

368 REVUE DES DEUX MONDES.

grâce en ce qui touche les crimes de la presse , et n'admet pour eux au- cune commutation de peine.

M. Amable Bellée nous promet encore une loi religieuse universelle qui se prépare en ce moment dans le conseil d'état du ciel.

En attendant qu'elle soit promulguée , il se fera une fusion de tous les peuples de l'Europe sous la direction d'une seule dictature démocratique; puis l'Europe ainsi constituée s'en ira conquérir l'Asie dans la direction de la Russie , de la mer et de la Perse.

Celte dernière prophétie présente , ce nous semble , quelque contradic- tion avec l'une de celles qui précèdent. M. Amable Bellée oublie que les mers seront supprimées. Nous n'insistons pas au surplus sur cette ob- jection. Si l'Europe est embarrassée, elle se fera montrer le chemin et finira toujours bien par arriver en Asie.

Quoi qu'il en soit , les diverses révolutions que nous prédit M. Amable Bellée s'accompliront dans les trente ans qui auront suivi la publication de sa lettre apostolique et prophétique. Il aurait bien voulu que cela se fît plus vite, car il déclare que la terre et les peuples se trouvent à l'heure qu'il est entre les mains de tout ce qu'il y a de plus sale , ce qui , par parenthèse n'est guère poli pour les dynasties régnantes et pour leurs ministères ; mais chaque chose demande son temps. Ayons donc en- core quelque patience et nous verrons le monde se réformer de fond en comble. M. Amable Bellée nous en donne sa parole , après quoi s'étant écrié qu'il a fini , il nous apprend qu'il est du département de la Manche et qu'il demeure à Paris , rue Traversière-Saint-Honoré , n. i5.

Les autres religions nouvelles au prochain numéro.

REVUE. CHRONIQUE. 36g

SCÈNES DE LA VIE MARITIME, PAR A. lAL '. GOD-RU\.

La litlératuie maritime coule à pleins bords. C'est un rapide et nou- veau courant qui nous arrive et va tout submerger d'abord , comme avaient l'ait déjà le moyen âge et le fantastique, jusqu'à ce que son onde étant tarie, quelqu'autre littérature nous vienne et lui succède. Je ne sauraisdireparexemplelaquclle.Unelittérature aérienne et céleste, peut-être! Car, quant à la littérature terrestre, la littérature souterraine et infernale, il n'y faut point songer, non plus qu'à la liltéiature bisto- rico-romanesque. Ce sont toutes mines complètement exploitées par nos romanciers de pacotille, et dont ils ont épuisé jusqu'au dernier filon. Mais avant qu'il soit besoin de recourir au ciel, quelques loisirs nous seront sans doute laissés , car le réservoir de la littérature maritime ne semble pas devoir être de si tôt mis à sec.

Sans parler de l'innombrable foule des livres à la suite qui ne se fe- ront pas attendre, j'imagine, une longue série d'ouvrages maritimes nous est promise par M. Eugène Sue , le plus heureux , le plus fécond et le plus original des imitateurs de Cooper.

M. Edouard Corbière, dont les romans se traduisent, assure-t-on , dans toutes les langues de l'Europe, et que ce succès encouragera peut- être à faire traduire en Français le Négrier, ne s'en tiendra pas , proba- blement non plus , à ce dernier ouvrage.

Et puis voici M. Jal qui déjà nous donne des scènes maritimes comme sous le règne de Walter Scott on nous donnait des romans histori- ques. ^.-

Empressons-nous de le dire , le livre de M. Jal est l'un des plus con- sciencieux et des plus recommandables que nous ayons eu dans le genre maritime. C'est un livre fait avec amour et maturité. Chacune des scènes qu'il contient se trouve accompagnée de notes pleines d'intérêt qui lui servent de complément , et en outre , d'un vocabulaire dans lequel les termes de marine sont expliqués et définis avec une parfaite clarté.

Nous ne dissimulerons pas que cette dernière attention de M. Jal pour ses lecteurs nous a surtout vivement touchés et prévenus d'abord en sa faveur. C'est que seul entre tous les écrivains maritimes , M. Jal a pris en pitié notre ignorance. S'il nous parle foc, trinquette, bastin- gage, bouline, godille, rousture, hublot et faubert , il daigne, par son appendice, nous donner la clé de cet idiome et ne nous traite point

' Chez Gosselin.

3no REVUK DES DEUX MONDES.

avec un superbe mépris comme ses confrères , comme M. Corbière sur tout, qui nous écrase sans pitié sous les enflechures , les drailles, les culs de-porc , les queues-de-rat et les drisses.

Le livre de M. Jal n'est donc pas seulement un livre agréable et amu- sant ; par la littérature maritime dont nous sommes inondés , c'est un livre essentiel. C'est un manuel nécessaire; c'est le dictionnaire indis- pensable d'une langue qu'il nous faut étudier à fond et par principes , sous peine de ne rien absolument comprendre à tous les chefs-d'œuvre qu'elle nous menace de produire.

En s' embarquant aussi dans la littérature maritime , M. de Lansac , l'auteur de God-Run , a pris, selon nous, un excellent parti. Tant qu'il navigue et tient la mer , cet écrivain se montre de mœurs douces et ne verse qu'avec une louable économie le sang de ses personnages. Mais touche-t-il le rivage , aborde-t-il un instant , c'est un tout autre homme. Il ne se plaît plus qu'aux scènes de carnage. S'il descend à terre , s'il fait quelques pas sur le pavé, ce n'est jamais que pour y écraser inhu- mainement les belles têtes de ses héroïnes.

Parmi les divers contes qui composent le volume de M. de Lansac , nous avons trouvé cependant un morceau moins frénétique et moins ensanglanté que les autres.

Ce morceau , c'est la Duchesse. Voici l'histoire :

Plus heureux que le père Enfantin , dans l'essai de ses regards sur M. Delapalme , l'avocat-général , un capitaine de vaisseau séduit irré- sistiblement, par la puissance des siens, la femme d'un certain duc , et l'enlève sur un joli yacht.

Mariez-vous dojic l s'écrie là-dessus M. de Lansac, en concluant.

Mariez-vous donc ! réflexion non moins profonde qu'ingénieuse et fine, et qui termine dignement ce piquant récit maritime.

Mariez-vous donc en effet , pour que des corsaires viennent fasciner vos femmes et vous les voler I

DEUX MOIS DE SACERDOCE , PAR M. A. LABUTTK '.

En ce siècle de livres in-octavo , nous , que notre état condamne à les lire , pauvres reviewers que nous sommes , disposés d'abord pour les humbles in-dix-huit , à une complète bienveillance, nous voudrions vraiment pouvoir déclarer que l'imperceptible volume de M. Labutte dit plus de choses qu'il n'est gros, et se distingue par la qualité, sinon

' Chez Abel Ledoux.

REVUE. CHRONIQUE. 3^1

par la quantité ; mais notre conscience ne nous permet malheureuse- ment pas ce mensonge.

Qu'est-ce que Deux mois de sacerdoce? F.st-ce une nouvelle? est-ce une dissertation philosophique ? Ce n'est , il nous semble , ni l'un ni l'autre.

Le récit , s'il y a toutefois un récit , se trouve constamment absorbé par les réflexions morales de l'auteur. Cependant oîi veut-il en venir par tant de digressions et de rêveries? Que cherche-t-il à prou- ver? Je me le demande encore.

Ce qu'il y a peut-être de plus remarquable et de plus neuf dans ce petit livre, c'est la peine qu'on s'y est donné de numéroter à peu près chacune des phrases qui en composent les chapitres. A-t-on cru qu'elles ressembleraient mieux ainsi à des strophes d'odes ? A-t-on pensé que cela serait plus lyrique ? Je ne sais.

l'enfant de choeur 1 PAR M. AMÉdÉE DE BAST '.

M. Amédée de Bast dit lui-même de son livre , qu'on aurait tort de le juger comme on jugerait un roman. Il a voulu choisir, ajoute-t-il , les points culminans de la vie d'un homme, et s'est efforcé de les enlu- miner à sa manière.

L'auteur ne nous ayant pas donné d'instructions plus précises , nous ne nous hasarderons pas à porter, sur son ouvrage , un jugement trop formel et trop arrêté.

Nous dirons seulement à M. Amédée de Bast , pour nous servir de ses propres expressions , qu'il a en effet bien plutôt enlumine' que peint véritablement les points culminans de la vie de son Enfant de Chœur, et , selon nous , ce n'est pas le bon procédé , quand on veut faire un beau tableau.

Quoi qu'il en soit , ce livre , roman ou non , n'est pas sans mérite. Il est écrit surtout avec une impartialité politique digne d'éloges.

Et puis , nous y avons compté au dénouement , un nombre assez sa- tisfaisant de personnages tués ou suicidés. L'auteur pouvait assurément profiter de cet avantage , et , sans nuls remords , intituler son histoire : les Cinq Cadavres. Il faut lui savoir gré de la discrétion de son titre. Il a tenu plus qu'il n'avait promis.

' Chez Hippolyte Souverain.

Sna REVUE DES DEUX MOxNDES.

M. Victor Hugo est infatigable. Hier, il nous a donné les Feuilles d'automne, demain il nous donnera le Roi s'amuse, drame qui met déjà en rumeur tout le public de nos théâtres ; aujourd'hui, il nous donne Notre-DaniR-de-Paris , augmentée de trois chapitres nouveaux, qui suffiraient presque à faire un livre , et d'une préface le grand artiste continue cette rude querre qu'il fait aux démolisseurs. Celte réimpres- sion de Notre-Dame , qui est la huitième édition depuis quinze mois, est en trois volumes , et fait partie de la collection complète des OEuvres de T ictor Hugo , que le libraire Rendue! publie dans le beau format in-octavo. Notre-Dame-de-Paris est, sans contredit, un des plus ad- mirables monumens de notre langue. C'est aujourd'hui un livre euro- péen. Nous reviendrons sur Notre-Dame , à pr&pos des additions im- portantes que l'auteur y a faites. H y a, dans ces additions, un chapitre bien curieux sur Louis XI , et un autre chapitre l'auteur expose des idées tout-à-fait neuves sur l'avenir de l'architecture. Nous exami- nerons ces idées. Les opinions de M.Victor Hugo méritent toute atten- tion. A peine âgé de trente ans , il s'est fait , dans notre littérature, une place unique et immense. Drame, roman, poésie, tout relève aujourd'hui de cet écrivain , qui n'est pas moins grand prosateur que grand poète ; esprit singulier et persévérant , qui ploie son public à sa guise , et finit toujours par vous amener à lui , quelquefois à votre insu , et malgré que vous en ayez.

M. Alexandre Dumas nous arrive d'Italie avec un beau travail , pour faire suite à ses Chroniques de France C'est promettre de véritables jouissances à nos lecteurs. M. Dumas publiera aussi dans les premiers mois de l'année, un ouvrage important sur les grandes époques de notre histoire. Nous pouvons lui prédire un grand succès.

DE LA CHINE

ET

mm ^laii^yiiis^ idis iisisiL lailmiB^ii^a

PREMIER ARTICXE.

En écrivant cette notice, on s'est proposé un double but : con- tribuer à faire connaître généralement ce que l'érudition doit au savant qu'elle aura tant de peine à remplacer , et , à cette occa- sion , entretenir le public d'un sujet qui , grâces surtout à M. Re'- musat, a souvent piqué sa curiosité, mais sur lequel il reste en- core dans plusieurs esprits de grandes incertitudes et bon nombre de préjugés. On a beaucoup déraisonné sur la Chine , et les Chi- nois ne se font pas de l'Europe des idées plus ridicules que celles que nous nous sommes formées souvent de leur empire. A l'igno- rance et à l'esprit de système s'est joint le dédain qui leur va si bien, et l'on s'est dit : A quoi bon savoir le chinois? Des personnes instruites du reste sont portées , faute de notions précises , à ne voir dans cette étude que l'amusement d'une vaine curiosité , tout au plus l'inutile mérite de la difficulté vaincue , ou une sorte de manie bizarre comme le goût des magots. On n'oserait s'écrier : Peut-on être Persan ! car on a lu Montesquieu , mais on se sur- prend à penser : Peut-on être Chinois ! Quelle estime faire alors d'une vie vouée tout entière à l'étude d'une langue et d'une litté- lature auxquelles on attache si peu d'importance? Cependant la mort de M. Rémusat est une perte des plus sérieuses que pouvait

TOME VIII. 25

3^4 REVUE DES DEUX MONDES.

faire la science ; il est possible que des progrès de l'ordre le plus élevé soient arrêtés par cette mort , qui l'a frappé dans la force de l'âge, et pour ainsi dire au cœur de ses travaux.

C'est que la Chine est tout un monde. On pourrait dire que c'est la planète la moins différente de la nôtre; peut-être les ha- bitans de Saturne seraient-ils plus cui'ieux à connaître que Yem- pire du milieu, encore je n'en voudrais pas répondre. Une nation dont la population est aujourd'hui à peu près égale à celle de l'Europe , qui compte plus de quarante siècles d'antiquité bien avérée et de traditions historiques non interrompues , dont le langage et l'écriture sont fondés sur des procédés entièrement difterens de ceux qu'emploient les autres peuples , dont l'orga- nisation politique, les mœurs et jusqu'à la tournure des idées et du style ne diffèrent pas moins de tout ce que nous connaissons; une nation qui possède une littérature immense, qui connaît tous les rafïinemens de la vie sociale la plus compliquée , en un mot qui présente un développement de civilisation complet, à la fois parallèle et opposé au nôtre ; une telle nation mérite bien qu'on l'étudié pour elle-même; et si j'ajoute, ce dont au reste les preuves s'offriront dans ce travail, que l'on peut emprunter aux Chinois, comme on l'a fait déjà avec succès, des documens que seuls ils possèdent sur l'ancienne bistoire du haut Orient, et par éclairer d'une lumière que rien ne saurait remplacer toutes les grandes invasions qui ont poussé les peuples d'Orient en Occident, depuis Odin jusqu'à Gengis ; enfin que se trouvent de précieux matériaux pour l'histoire du bouddhisme , histoire encore à faire , bien que cette religion ait joué depuis trois mille ans un rôle immense dans le monde et compte actuel- lement plus de sectateurs qu'aucune autre , on conviendra que l'étude du chinois n'est ni sans intérêt ni sans importance, et méritait qu'un des esprits les plus déliés et les plus fermes de notre temps y consacrât ses rares facultés.

Il n'est presque aucune portion du vaste ensemble de recher- ches que la Chine peut ofTrir, sur laquelle ne se soit portée l'at- tention de M. Rémusat. Parcourir ses principaux travaax, c'est faire, pour ainsi dire, le tour de ce vaste sujet. Sa sagacité choi- sissait en général, dans chaque matière, le point délicat et es-

DE LA CHINE. 3']5

sentiel pour s'y appliquer. Dire ce qu'il a fait, c'est toucher aux plus curieux produits de la science qu'il cultivait; indiquer ce qu'il voulait faire encore , c'est indiquer sont les problèmes les plus intéressans qui restent à résoudre.

D'après cela , ayant pour but de faire de cette notice comme un compte rendu du degré auquel M. Rëmusat a porté et de l'état il a laissé nos connaissances sur la Chine, je diviserai ses travaux d'après l'ordre des matières auxquelles ils se rap- portent, ainsi qu'il suit :

10 Langue et écriture chinoise;

20 Langues tartares, japonais, coréen;

3o Histoire littéraire , belles-lettres ;

4** Sciences naturelles, arts mécaniques;

5o Géographie , histoire ;

6o Philosophie et religion.

On voit que c'est presque le plan d'une encyclopédie; mais que ce mot n'effraie pas mes lecteurs, je n'ai ni l'mtention ni les moyens d'être profond. Mon désir est seulement de choisir sous ces différens chefs les résultats qui peuvent offrir l'intérêt le plus général et souvent le plus piquant : heureux si je trouvais pour les exposer un peu de cette clarté vive que leur autour savait si bien y répandre. Quoi qu'il en soit , faire con- naître les travaux de M. Rémusat est une obligation pour qui- conque a profité de son admirable enseignement. D'autres sau- raient beaucoup mieux que moi s'acquitter de cette tâche, mais les plus faibles de ses élèves doivent contribuer à la remplir.

§ I. Langue et écriture cmNoisE.

Ce point a été un des plus controversés; c'est celui qui a donné naissance aux plus grandes confusions et aux préjugés les moins fondés. Je crois utile de dire ici quelques mots touchant la langue et l'écriture chinoise; l'une étant à peu près indépen- dante de l'autre , il est bon de les envisager séparément. Com- mençons par l'écriture.

On sait généralement que les Chinois n'ont pas d'alphabet. Cette circonstance , qui n'est pas particulière à leur écriture , a

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fait naître dans certains esprits les plus étranges imaginations. On a pensé qu'une langue qui ne pouvait s'épeler devait être bien barbare; de le préjugé de l'incroyable difficulté de l'é- criture cbinoise. On rencontre encore quelqvies personnes qui vous disent comme un fait reconnu , que les Chinois passent leur vie à apprendre à lire et ne savent écrire que sur leurs vieux jours, tout juste à temps pour faire leur testament. Quelques mc'tapliyslciens, dont ils avaient négligé de consulter le système en inventant celui de leur écriture , ont été plus loin : ils ont nettement refusé à tout un peuple la possibilité d'entendre les livres qu'il imprime. D'autres, à peu près aussi bien au fait de ce dont ils parlaient , ont porté dans l'admiration la même sagesse que les premiers dans le blâme : ils ont vu dans les caractères cliinois de merveilleux hiéroglyphes, formés d'a- près de profondes associations d'ide'es et une savante analyse de la pensée humaine. Au lieu de tout cela, tâchons de dire quelque chose d'exact, ce qui, après les travaux de M. Rémusat, n'est pas un grand mérite, et tâchons d'être clair, ce qui est toujours difficile.

Dans l'écriture chinoise, chaque signe, au lieu de rappeler un son comme dans nos systèmes alphabétiques, représente immé- diatement l'idée ou l'objet : c'est ce qu'on appelle une écriture idéographique, c'est-à-dire peignant les idées. Le mot me semble un peu ambitieux et un peu inexact, car, à un certain nombre d'exceptions près, les caractères chinois, dans leur état actuel , ne sont point des peintures ressemblantes des objets et encore moins des idées, dont il n'est pas facile de faire le portrait, mais des assemblages de traits, en grande partie arbitraires, par les- quels on est convenu de désigner les objets ou les idées. Quoi qu'il en soit, ces signes n'offrent point, comme nos mots écrits, la représentation d'un mot parlé dont ils contiendraient les élé- mens. Chacun d'eux a sa valeur propre pour l'œil , indépendam- ment de toute combinaison de son qu'on y peut rattacher ; c'est exactement ce qui a lieu chez nous pour les signes des nombres : le chiffre 2 , par exemple , nous donne immédiatement l'idée de dualité , sans que nous ayons besoin de penser au mot deux. Ce chiffre n'a aucun rapport avec le mot , cela est évident ; eh

DE LA CHINE. 3']']

bien! il en est ainsi pour tout à la Chine. Chaque objet de la pensée a son chiffre : c'est ce qu'on appelle un caractère. On pourrait donc, à la rigueur, ne pas savoir articuler une syllabe chinoise et comprendre un livre chinois , de même qu'un Alle- mand n'a pas besoin de savoir un mol de français pour lire un numéro dans une rue de Paris.

Le terme clef a aussi beaucoup servi à embrouiller les idées touchant l'e'crilure chinoise ; cependant rien de plus simple : les caractères chinois sont composés d'un nombre plus ou moins considérable de traits plus ou moins compliqués; les ranger par clef, c'est grouper ensemble ceux qui contiennent une partie conmiunc. Les clefs sont pour les mots-signes de la langue chi- noise ce que sont les radicaux pour les mots parlés de nos langues. Ce sont de véi'itables radicaux dont le nombre, comme celui de toutes les racines , peut varier, selon que l'on pousse plus ou moins loin l'opération analytique par laquelle on recherche la partie radicale d'un mot. Ces clefs n'ont pas été inventées d'a- bord, comme le croyait Fourmont, puis combinées d'après des règles constantes etraisonnées pour former les caractères. Ij'esprit humain ne commence pas ainsi par une analyse savante; il ne s'en avise qu'après coup , pour classer les produits d'une synthèse instinctive. C'est ce qui est arrivé à la Chine : on a d'abord inventé les caractères; puis, pour les ordonner, on a cherché quels étaient ceux qui avaient une partie commune ; on a nommé cette partie conunune clef ou radical, et on a placé dans les diction- naires, les uns à côté des autres, les caractères qui avaient le même radical ou la même clef, comme ou range quelquefois les mots de nos langues d'après les racines.

Voilà tout le mystère des clefs.

Je n'ai considéré jusqu'ici que la langue écrite. Si les Chinois étaient sourds et muets, cette langue leur suffirait complètement, et ils pouri-aient par elle se tout dire , sans avoir idée de ce que nous appelons un mot.

Mais comme ils ne sont pas sourds et muets, ils ont une langue parlée : cette langue parlée désigne par des sons ce que la première désigne par des traits; elle s'adresse uniquement aux oreilles, comme la première uniquement aux yeux. Ces deux langues ,

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comme je l'ai dit , n'ont aucune relation essentielle. Cela est si vrai, que des nations de l'Asie, qui parlent des idiomes très- différens, se servent également des caractères chinois, comme tous les peuples de l'Europe, malgré la diversité de leurs langues, font usage des chiffres arabes.

La langue parlée offre une particularité remarquable; elle est composée d'environ trois cents monosyllabes ; au moyen de divers accens qui en font varier l'intonation d'une manière très-sen- sible pour des oreilles chinoises , on obtient environ douze cents mots : c'est le vocabulaire tout entier de la langue parlée.

Pour la langue écrite, elle est d'une richesse illimitée. Les ca- ractères ou mots-signes dont elle se compose ont été portés dans certains dictionnaires chinois jusqu'à cent mille : on voit que, s'il fallait les connaître tous , la vie suffirait à peine en effet pour apprendre à lire , mais ce luxe de lexicologie est heureusement aussi superflu qu'il est effrayant. Au nombre de ces cent mille ca- ractères, il est beaucoup de synonymes, d'archaïsmes , de termes inusités , ou réductibles à des termes usuels , et la connaissance de quelques milliers de signes suffit pleinement pour la lecture des ouvrages qui ne demandent pas une étude spéciale.

Des jeunes gens qui ont reçu même une éducation médiocre , lisent et écrivent très-correctement ces caractères. C'est ce dont ont pu s'assurer ici ceux qui ont conversé la plume à la main avec quelques jeunes Chinois , qui n'étaient rien moins que des lettrés consommés.

Après avoir brièvement indiqué la vraie nature de la langue singulière à laquelle M. Rémusat s'était voué , c'est lui mainte- nant que nous allons suivre, et ses recherches ingénieuses nous fourniront le moyen de compléter nos idées sur ce sujet.

Au commencement de ce siècle, l'étude du chinois était complè- tement abandonnée en France, à tel point qu'on fit venir, en 1809, un étranger (Hager), pour publier un dictionnaire chinois à Pans, entreprise au reste qu'il ne fut pas en état d'exécuter. Il fallut à M. Rémusat un rave courage pour concevoir la pensée d'appren- dre cette langue sans maître, sans grammaire et sans dictionnaire; il eut besoin d'une persévérance plus rare encore pour atteindre çon but, malgré la rareté des secours dont il pouvait disposer,

M'. LA CHINE. 3';g

et la malveillance de ceux qui , au lieu d'encourager ses travaux , les entravaient. Occupé alors d'études médicales qui remplissaient ses jours , il donnait au chinois ses nuits. Cette notice n'e'tant pas biographique , je n'entrerai pas dans le détail des difficultés qu'il eut à vaincre : j'y ai regret , car c'est toujours un attachant spec- tacle que celui d'une vocation énergique aux prises avec les obsta- cles qu'on ne manque jamais de lui opposer, et qui ne font que l'affermir en l'éprouvant. Je rappellerai seulement comme un fait cui'ieux dans l'histoire de l'érudition française , que, vers le temps M. Rémusat devinait, pour ainsi dire, le chinois, un autre savant s'initiait aux secrets d'une langue non moins difli- cile, le sanscrit, pour laquelle il n'existait point encore de gram- maire. Quand la première, celle deWilkins, parut, il se trouva en France un homme en état de la juger, et d'en relever les imperfec- tions ; c'était M. Chézy , qui vient de suivre de si près Rénmsat dans la tombe.

En i8i I, M. Abel Rémusat fit paraître le premier résultat de cinq années d'études. C'était une brochure portant pour titre : Essai sur la langue et la littérature chinoise. Ce petit ouvrage , devenu assez rare, et que les travaux postérieurs de son auteur ont laissé bien loin derrière eux , n'en est pas moins curieux aujour- d'hui , considéré comme leur point de départ. On sent bien dans quelques parties l'inexpérience et l'incertitude d'un premier essai; on y rencontre même quelques inexactitudes : par exemple, les quatre livres moraux sont donnés comme formant, par leur réu- nion, le cinquième king; cependant prescjue toutes les notions ren- fermées dans ce petit livre sont justes, et attestent déjà la pénétra- tion et la sagesse de l'esprit qui les avait recueillies. Seulement elles sont exposées avec une certaine confusion, l'on sent le désordre d'une acquisition récente, et un empressement bien naturel à pu- blier des découvertes difficiles. Il est picjuant de surprendre les mouvemens d'une admiration passionnée dans cet homme , dont plus tard nous n'avons connu que l'intelligence ferme et froide, et l'esprit tourné à l'ironie. Il cite avec complaisance quelques- uns des caractères dont la composition est la plus ingénieuse, tels que Ming, lumière , formé du soleil et de la lune réunis ; Chou , livre , exprimé par la clef du pinceau et celle de la parole , comme

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qui dirait parole peinte ; Non , colère , composé du caractère cœur et du caractère esclaç>c , passion qui asservit le cœur. Le jeune auteur, dans son enthousiasme, se garde bien de dire que les caractères dont on peut ainsi rendre compte par des associa- tions d'idées plus ou moins heureuses , sont infiniment peu nom- breux en chinois, en comparaison de la foule des mots insigni- fians , et il ajoute , avec toute la ferveur admirative d'un novice : « En Usant, dans le Chou-King, la description du Déluge d'iao, les gouttes de la clef de l'eau ( caractère composé de 3 gouttes ), accumulées et combinées avec les caractères des ouvrages publics, des montagnes, des collines, semblent, si j'ose ainsi parler, trans- porter sur le papier les inondations et les torrens qui couvraient les montagnes, surpassaient les collines, et inondaient le ciel ! Tel est un des principaux mérites de la langue chinoise , que lui ont reconnu tous ceux qui ont fait quelque progrès dans son étude , et qui n'a pas contribué pou à l'enthousiasme dont celle même étude est inséparable. »

Vingt ans plus tard, il eût souri de cet enthousiasme qu'il ex- primait alors avec un abandon dont la naïveté n'est pas sans grâce. Alors il n'eût plus vu, comme à son début, le déluge trans- porté sur une page du Chou-King, par un prodige de l'écriture chinoise. Ce n'est pas qu'il n'y ait en effet souvent une intention pittoresque dans le choix des caractères qu'elle emploie , et une sorte de poésie de style qui parle aux yeux. Cela tient à la nature même de la langue écrite ; mais il est difficile, à moins d'y mettre un peu de bonne volonté , que nous puissions jouir de ces beautés si étrangères à nos habitudes littéraires. Je croirais aussibien qu'un Chinois peut se mettre en état , à Canton , de goûter l'harmonie d'une phrase de Chateaubriand , ou d'un vers de Lamartine. Il n'importe ; les illusions de ce genre sont le dédommagement des études difficiles, et ont quelque chose de respectable quand elles font entreprendre ce que sans elles on n'aurait pas tenté. Si M. Rémusat n'eût pas , à vingt ans, cru voir tant de belles choses dans le caractère chinois, peut-être il n'eût pas publié plus tard sa grammaire, ou commencé sur le bouddhisme ces beaux travaux que la mort l'a empêché d'achever.

Dans les Mines d'Orient^ recueil pubUé à Vienne , par M. de

DE LA CHINE. 38i

Hammer, parut, de i8i3 à i8i4, un opuscule que M. Rémusal avait d'abord écrit en latin , et qu'il a depuis traduit en français. L'auteur n'en est déjà plus à l'enthousiasme du noviciat , mais la jeunesse se trahit par une certaine tendance à l'exagération qui touche au paradoxe. C'en est un véritable de contester au chinois sa nature monosyllal)ique. D'abord, et c'est la plus mauvaise rai- son de M. Rémusat, il est, dit-il, certains mots qu'on ne peut prononcer sans les diviser en plusieurs syllabes , tels que ihsi-ao- phie-e-ou, etc. C'est arguer très- à tort de notre écriture contre la prononciation chinoise , qu'alors il n'avait eu aucune occasion de connaître ; il suffisait , pour ne pas tomber dans cette erreur, de remarquer que ces mots et leurs analogues ne comptent dans les vers chinois que pour des monosyllabes. Les autres allégations sont plus spécieuses , et contiennent même une vérité , savoir que les Chinois ont formé, par la réunion de plusieurs mots mo- nosyllabiques, des expressions qu'on peut appeler, si l'on veut, po- lysyllabiques. Il n'en est pas moins vrai que chacune des syllabes dont elles sont composées est un mot à part , auquel correspond un caractère distinct ; car qui distingue un mot d'un autre mot , si ce n'est l'écriture qui les sépare ? Jusqu'à ce qu'on trouve en chinois un mot de deux syllabes, représenté par un seul caractère, il sera donc vrai de dire que le chinois est une langue monosylla- bique.— J'ai insisté sur ce point, parce que M. Rémusat n'a ja- mais assez complètement abandonné ce paradoxe sans importance, qui avait séduit sa jeunesse.

Du reste, dans ce mémoire , M. Rémusat montrait beaucoup de justesse d'esprit en défendant la langue chinoise de l'imputa- tion d'obscurité forcée dont on l'avait chargée sans la connaître. Il faisait voir par quels artifices les Chinois réparent les incon- véniens d'une langue dont chaque mot est inflexible, comment, au moyen de particules ajoutées aux substantifs et aux veibes, ils parviennent aux résultats qu'atteignent d'autres peuples par des désinences ou des prépositions. Il faisait voir que , quoi qu'on en eût dit, partout les hommes parlent et écrivent, ils s'y prennent de manière à s'entendre. A cette époque, les idées de M. Rémusat, sur le parti à tirer de l'étude de la langue chinoise , n'avaient pas la précision qu'elles ont acquise depuis; mais elles

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avaient peut-être, avec un peu plus de vague, encore plus de lar- geur et d'étendue. C'est ce qu'on observe en lisant son plan d'un dictionnaire chinois, qui parut en i8i4- Ce plan gigantesque con- tient des parties cju'il serait peut-être impossible et certainement inutile d'exécuter jamais.

L'auteur de ce plan ' ne se dissimulait pas quelle immense lec- ture il exigeait , et on voit qu'il ne s'effrayait pas de la pensée que lui-même pût être appelé à le remplir. Mais ce projet n'eut pas de suites, et on peut se féliciter que M. Rémusat n'ait pas usé ses forces dans une entrepi'ise si démesurée. Depuis ce temps, deux dictionnaires chinois ont été imprimés, celui du père Basile de Glémona en France , et celui du révérend Morrison à Macao.

Le dictionnaire laissé manuscrit par le père Basile a été im- primé sous l'empire par les soins de M. de Guignes fils, .soins qui, à vrai dire, ne furent pas très-diligens , ni surtout dirigés par une connaissance bien profonde du chinois. Composé sur une échelle beaucoup plus modeste, ce dictionnaire, malgré ses imperfections et celles dont l'a enrichi son éditeur, est fort utile pour l'étude, surtout si l'on y joint l'excellent supplément de M. Klaproth, qui en complète les lacunes et en rectifie les erreuis; en tête de ce sup- plément est un examen critique du dictionnaire en question, dont M. Rémusat s'est avoué l'auteur. C'est un modèle de savoir, de finesse et de malice. M. de Guignes fils ayant oublié de mettre sur le frontispice de l'ouvrage qu'il publiait, le nom du père Ba- sile qui l'avait composé, M. Rémusat commença son examen cri- tiquerai- une anecdocte chinoise, dans laquelle figurent un lettré, pauvre et savant, auteur d'un dictionnaire, et un bibliothécaire ignorant qui, après avoir mis son nom à ce dictionnaire , est re- connu pour plagiaire , et solennellement flétri comme tel ; suivait immédiatement le récit de ce qui s'était passé à l'occaGion de la pu- blication du manuscrit du père Basile , et le soin de faire le rap- prochement et de tirer la conclusion était laissé au lecteur.

Quant au dictionnaire de M. Morrison, il semblait être conçu d'après le plan que huit ans auparavant M. Rémusat avait indi- qué dans l'opuscule dont j'ai parlé plus haut. Aussi, lorsqu'en 182a

' Mélanges asiatiques, tome II, pag. f;6.

DE LA CHINE. 383

la première livraison du dictionnaire de Morrison parut, M. Ré- musat se lidta de rendre cet hommage à son auteur. « Le lexico- graphe anglais pourrait adopter la brochure du Français pour le prospectus de son travail , et en réalisant les vues qui y sont pré- sentées, dire comme l'architecte athénien : Ce qu'il a proposé, je le ferai. »

Mais les difficultés d'une si vaste entreprise ne tardèrent pas à se faire sentir, et il faut avouer que le révérend missionnaire ne fit pas de grands efforts pour les surmonter. L'écueil à éviter était l'abondance même des matières qu'il avait à coordonner. M. Mor- rison parut prendre plaisir à faire cette difficulté plus grande qu'elle n'était naturellement; car, dans la seconde livraison , il se mita insérer, au lieu d'articles, de véritables traités, de sorte que son dictionnaire tournait à l'encyclopédie. Ainsi , il ajouta à l'ex- plication du caractère hio, étude, un article qui occupe quatre-vingts colonnes in-quarto, il fit entrer tout ce qu'il avait pu recueil- lir de cui'ieux sur la manière dont les Chinois font leurs études , et sur le système d'examen établi au huitième siècle , d'après le- quel on choisit les lettrés pour occuper toutes les places de l'ad- ministration. M. Rémusat louait M. Morrison d'être entré dans quelques détails à ce sujet. Quoi de plus frappant, en effet, qu'un grand pays de l'Orient sans pouvoir sacerdotal et pi'esque sans aristocratie militaire, qui est gouverné par un corps toujours mobile de gens de lettres, toutes les fonctions publiques se donnent d'après des examens de morale, et sont mises au concours de la science? Mais il faut avouer, comme M. Rémusat en con- vient aussi, que ces détails, tout intéressans qu'il sont en eux- mêmes , étaient fort déplacés dans un dictionnaire; il est vrai que M. Morrison ne mériia pas long-temps le reproche de trop dé- velopper les articles du sien ; se fatiguant tout à coup de son im- mense travail, il passa brusquement de cet excès de richesse à un autre excès beaucoup plus fâcheux, et la maigreur extrême de la troisième partie de son dictionnaire par clefs égala l'ampleur ou- trée de la seconde. Ainsi le plan tracé par M. Rémusat n'a pas été rempli, peut-être ne pouvait-il pas l'être; espérons qu'il est ré- servé à celui qui lui a succédé dans l'enseignement de nous donner un dictionnaire complet, ce qui peut s'obtenir en renonçant à

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quelques-unes des richesses inutiles dont M. Re'inusat avait en- combré son programme , comme tout ce qui tient aux variations de l'écriture, aux altérations locales de la prononciation, et en donnant en revanche le plus possible d'exemples du style poé- tique et fleuri, partie difficile de la langue chinoise, M. Jul- lien a déjà fait tant de progrès , et sur laquelle nous appelons la continuation de ses efforts et de ses succès.

Enfin deux chaires furent créées pour les deux hommes qui avaient créé une étude , une branche de savoir dans leur patrie. M. Rémusat vint au Collège de France fonder un enseignement qui ne s'éteindra plus parmi nous. Dans son discours d'ouverture, il rendit un hommage, que personne ne peut désavouer , à cette il- lustre mission de la Chine, qui a produit tant d'hommes distin- gués , et d'où sont sortis tant de travaux utiles ; il apprécia avec impartialité le zèle et les efforts de Fourmont, admira sans restric- tion DesHauterayes et de Guignes, et réclama en leur nom pour la France la suprématie dans un district de l'érudition les étran- gers n'étaient entrés que quand nous l'avions quitte', et ils n'a- vaient paru que pour rehausser notre gloire par leur infériorité. Il attaquait avec chaleur les préjugés si répandus sur la difficulté de la langue chinoise et son peu d'importance. Il s'écriait : « Une lit- térature immense, fruit de quarante siècles d'efforts et de travaux assidus, l'éloquence et la poésie s'enrichissant des beautés d'une langue pittoresque, qui conserve à l'imagination toutes ses cou- leurs ; la métaphore , l'allégorie , l'allusion concourant à former les tableaux les plus rians , les plus énergiques ou les plus imposans; d'un autre côté, les annales les plus authentiques que nous te- nions de la main des hommes , déroulant à nos yeux les actions presque ignorées, non-seulement des Chinois, mais des Japonais, des Coréens , des Tartares , des Thibetains , ou des habitans de la presqu'île ultérieure de l'Inde , ou nous développant les dogmes mystérieux de Bouddha, ou ceux des sectateurs de la Raison, ou consacrant enfin les principes éternels et la philosophie politique de l'école de Confucius : voilà les objets que les livres chinois of- frent à l'homme studieux qui, sans sortir de l'Europe, voudra voyager en imagination dans ces contrées lointaines. Plus de cinq mille volumes ont été rassemblés à grands frais à la Bibliothèque du

DE LA CHINK. 385

Roi ; leurs titres ont été à peine lus par Fourmont; quelques ou- vra^^es historiques ont été entr'ouverts par de Guignes et Des Hauterayes , tout le reste attend encore des lecteurs et des traduc- teurs. »

Tout cela était vrai et l'est encore.

Tandis que M. Rémusat se préparait à puLlier dans sa gram- maire les fruits de son enseignement, il fut amené , par une étude toujours plus approfondie de l'écriture chinoise, à examiner les caractères figuratifs qui lui ont servi de base. Les résultats auxquels cette recherche le conduisit sont assez curieux pour nous y arrêter quelques momens.

Tous les caractères chinois sont formés par la combinaison d'un certain nombre de signes que la fantaisie des écrivains a grouppés, brisés et entrelacés de mille manières , mais dont le nombre ne s'élevait pas originairement au-delà de deux cents. Ce sont les élé- mens fondamentaux de la langue écrite; ce sont les molécules pri- mitives qui constituent cette énorme aglomération. M. Rémusat eut l'idée simple et féconde de prendre un à un ces signes élémen- taires , d'examiner successivement chacun d'eux sous sa forme la plus ancienne , et de demander à cet examen des lumières sur l'é- tat primitif de la société chinoise, que nul autre monument ne pou- vait lui fournir. Il est évident en effet que les images primordiales qui depuis ont servi à former toutes les autres, devaient contenir l'expression fidèle et comme le registre exact des idées et des con- naissances possédées par ceux qui les avaient tracées. Cette vue était ingénieuse : M. Rémusat procéda à l'analyse des signes fon- damentaux de l'écriture chinoise avec l'excellente méthode qui le caractéi'isait ; voici à quels résultats il fut amené.

D'abord, le nombre seul de ces signes est une chose frappante, car il ne passe pas deux cents. C'est déjà une induction pour un bien petit nombre d'idées et de besoins , par conséquent pour un degré de civilisation bien peu avancé à l'époque ils furent in- ventés. Toute la suite du travail le confirma dans cette présomp- tion. Ainsi , il reconnut que le ciel n'avait fourni aux inventeurs de l'écriture chinoise que sept caractères ; on voit qu'ils n'étaient pas grands astronomes ; ils n'étaient pas non plus bien avancés en métaphysique et en théologie. Toute idée abstraite de Dieu est

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absente de ce vocabulaire figuratif , mais on y trouve la repré- sentation d'une victime offerte en sacrifice, et la tête d'un démon ou mauvais génie. Ainsi , comme l'observe l'auteur du mémoire , ils étaient superstitieux avant d'être religieux; il ajoute : « Cela sans doute n'a rien d'étonnant pour qui connaît la marche de l'esprit humain. » Je crois au contraire que plus on l'a étudiée, plus on a lieu d'être surpris d'un pareil résultat ; mais le fait , pour être embarrassant n'en est pas moins certain. Ce n'est pas du reste le seul cas la Chine semble une exception en dehors des lois gé- nérales de l'humanité.

On ne trouve parmi ces signes primitifs ni tours , ni jardins , ni ville , ni rempart, ni roi , ni lettré, ni généx-al, ni militaire, mais la figure d'un homme qui se courbe en avant, laquelle a fourni depuis le caractère qui signifie sujet ou ministre, et celle d'un sorcier; l'une emblème de souplesse servile, l'autre de superstition craintive , elles annonçaient le peuple des lettrés et des bonzes. Il est curieux de trouver dès-lors un homme faisant la révérence , je ne sais pas devant qui, car il n'y a pas encore de roi, mais il y a déjà un sujet qui s'incline en attendant; peut-être est-ce de- vant le sorcier.

Les vêtemens sont extrêmement simples. C'est la pagne et le bonnet; le seul ornement qu'on trouve ici consiste en deux grains enfilés semblables au collier dont se parent les sauvages. Du reste, ni instrumens de musique, ni monnaies, ni verre , et ce qui est le plus significatif, point de métal.

Les armes ne manquent pas cependant; il y a, pour cet article, neuf à dix signes , mais rien n'y indique l'emploi des métaux. Même à présent, le'caractère de hache contient l'image àe pierre, comme pour rappeler de quoi furent faites les premières haches : probablement elles étaient en silex comme celle des Germains et de tant d'autres peuples barbares.

Les animaux désignés par un signe simple sont , parmi les ani- maux domestiques, le chien, le cheval , le mouton , le cochon et le bœuf, les premiers serviteurs de l'homme ou ses premières victimes ; parmi les animaux sauvages, le léopard, le cerf, le rat, l'élan, le rhinocéros, deux sortes de lièvres. Cette distinction entre deux espèces d'un même genre, dans un temps l'on dis-

DF. LA CHINE. 38i^

lingue si peu, me semble indiquer les habitudes et la sagacité exercée d'un peuple chasseur. Du reste , point encore de ces ani- maux fantastiques qui , depuis , ont joué un si grand rôle dans les traditions chinoises. Parmi les végétaux, on ne trouve ni le fro- ment, ni l'orge, mais le riz, le millet, et un petit nombre de plantes potagères , ce qui semble indiquer de faibles commence- mens de culture.

Tel est le degré de civilisation peu avancé ovi en étaient les Chi- nois , quand ils inventèrent l'écriture. M. Rémusat remarque avec raison que les deux cents images distribuées en dix ou douze groupes, suivant la nature des objets qu'elles expriment, et considérées isolément, ramènent toujours au même résultat et conduisent à des conclusions qui se confirment réciproquement, sans que rien vienne les infirmer ouïes démentir. « On voit, dit-il, que ceux qui employaient ces signes étaient à peu près au même degré d'habileté en astronomie, en économie rurale, en histoire naturelle; qu'ils n'étaient ni plus savans, ni plus ingénieux, ni meilleurs , qu'il ne convient de supposer une réunion de familles sauvages sur un sol encore couvert de forêts dont nulle main n'a fouillé le sein ni fertihsé la surface. On croirait voir les tribus de la Nouvelle-Zélande ou des Iles des Amis s'essayant , dans l'en- fance de la société , aux arts qui marquent la naissance de la civi- lisation. »

Mais faisons une remarque impoi'tante. Ces tribus sauvages , dont parle M. Rémusat, n'ont point inventé un système d'écriture qui subsiste depuis quatre ou cinq mille ans , qui , en se perfec- tionnant, s'est accommodé aux besoins d'un grand empire civilisé et d'une littérature immense. C'est un résultat prodigieusement curieux du travail de M. Rémusat de voir l'écriture naître , pour ainsi dire, avant la société. Il serait fort intéressant de suivre l'in- fluence de cette précocité de l'écriture, et d'une écriture idéogra- phique , sur la langue parlée. Il me semble probable que est l'origine du monosyllabisme et de la pauvreté de cette langue. Eu général, l'écriture est inventée plus tard, quand les langues sont déjà plus riches; d'ailleurs, un système alphabétique se plie à toutes les variations , à toutes les flexions , à toutes les combinai- sons nouvelles de la parole ; il les suit et les reproduit par sa mo-

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bilité. Au contraire, un système idéographique n'ayant aucun égard au langage, ne se prête point à ses transformations, et par les arrête. Un tel système fixe et stéréotype, pour ainsi dire , chaque mot, qui demeure comme incrusté dans le signe unique et immuable auquel il est attaché. Les mots qui existaient quand l'écriture a été inventée , dureront à jamais immuables comme leurs signes. On n'ajoutera point de mots nouveaux au vocabu- laire, car comment les peindrait-on ? et même si de nouveaux ca- ractères se forment , on leur appliquera , pour les désigner , des mots déjà existans ; en effet , pour en inventer de nouveaux , il faudrait combiner autrement les élémens de la parole, et ces élé- mens ne sont pas analysés par l'écriture. En outre, comment ces mots s'uniraient-ils , se fondraient-ils , pour passer de la nature monosyllabique à la nature polysyllabique , quand les signes qui leur correspondent sont nécessairement distincts les uns des au- tres? comment s'infléchiraient-ils selon les cas et les temps, quand les signes se refusent, par leur nature, à exprimer la moindre flexion ?

On voit donc , selon moi , que les principaux attributs de la langue chinoise parlée , savoir : le monosyllabisme, le petit nom- bre et l'inflexibilité des-mots, dérivent de cet accident si curieux d'une écriture idéogi-aphique inventée à une époque très-primi- tive et toujours conservée depuis, fait que M. Rémusata su lire dans cette écriture elle-même.

En 1821 , M. Rémusat publia ses élémens de grammaire chi- noise, et l'étude du chinois fut complètement établie en l'rance. C'est aussi de cette époque que date l'institution de la Société et du Journal asiatique à laquelle il coopéra si ardemment. Dans une letti'e adressée au rédacteur de ce journal , il s'applaudissait, avec un juste orgueil et une convenance parfaite , des progrès qu'a- vait faits en France la connaissance du chinois depuis huit années, des préjugés vaincus, des entreprises commencées des élèves qui s'étaient déjà formés autour de lui. Heureux s'il n'avait jamais mis son ambition d'influence et son activité qu'au service de si nobles intérêts ! lui et la science y auraient gagné. Mais reve- nons à sa grammaire.

Les Chinois , qui ont un grand nombre de dictionnaires , dont

DE l.A CHINE. 38()

un surtout, le Dictionnaire impérial de Kan^jhi , fait sur un plan analof^ue à celui do Johnson et de laCrusca , n'est pas inférieur à ces modèles de la lexicographie européenne , les Chinois n'ont pas de granunaire de leur propre langue. On le conçoit d'après la nature de celte langue ; ils apprennent une partie de ses règles en apprenant à parler, et l'autre en apprenant à écrire. Dès i8i2, M, Re'musat avait placé à la suite du Plan d'un Dictionnaire chi- nois, dont j'ai parlé, un plan de grammaire chinoise plus vaste que celui qu'il a rempli, mais dans lequel , obéissant à une dis- position d'esprit que j'ai déjà signalée en lui à cette époque , il donnait une trop grande place aux variations de la prononciation et de l'écriture. Ce plan était précédé d'un compte-rendu succinct des travaux européens sur la grammaire chinoise; il y jugeait ces travaux avec impartialité , ne négligeant pas les anecdotes qui pouvaient amuser la malice de son esprit. Dans cette notice , telle qu'elle a été insérée par son auteur dans les Mélanges asiatiques, on peut voir comment le grave Fourmont, qui, à l'en croire, avait tiré tout ce qu'il savait des livres chinois lus et pénétrés à force de travail et comme par divination , s'était toutefois aidé de la grammaire d'un père Varo qu'il eut l'audace de pul>lier sous son nom, quoiqu'il n'evit eu d'autre peine que de la traduire d'espa- gnol en français et de français en latin. On est confondu de la candeur effrontée avec laquelle Fourmont raconte que lui et un père Horace de Costerano s'exprimèrent réciproquement leur étounement de l'extrême ressemblance de leurs deux ouvrages. Il y avait à cela une explication bien simple qu'a mise en lumière M. Rémusat, c'est que le jîère Horace avait , comme Fourmont , pillé le père Varo , et mes bons savans admiraient la similitude de deux copies , faites sur le même original. Cependant ils de-r valent connaître cet axiome des mathématiques éléiuentaires : deux quantités semblables à une troisième sont semblables entre elles.

Le procédé de Fourmont, au sujet de la grammaire du père Prémare, n'est pas non plus très-édifiant. Voici le fait : le père Prémare , un des plus savans missionnaires , avait envoyé, de la Chine à Fourmont, une grammaire de sa composition. L'arrivée de cet ouvrage , qui pouvait être d'un grand secours à Fourmont ,

TO^II■. YIU. 26

3qo REVUi: PliS DtbX MOJNDliS.

et aurait lui faire crand plaisir , lui perça le cœur. Son siège était fait, avec les troupes du père Varo, il est vrai; n'importe, au lieu d'étudier l'ouvrage du père Prémare , il n'eut de repos que quand il eut persuadé à tous ceux qui ne savaient pas le chi- nois , et à lui-même qui ne le savait guère , que sa grammaire , ou du moins celle qu'il appelait ainsi, était beaucoup meilleure que cet ouvrage, qui arrivait si mal à propos de la CLine pour troubler son triomphe. Enfin , il s'avisa de ce que M. Rémusat appelle une délicatesse étrange : ce fut d'adresser au père Prémare une critique de la grammaire que celui-ci avait composée en partie pour lui faciliter l'étude du chinois. Cette singulière épître dédicatoire est de la comédie toute pure.

« Que pensez-vous vous-même, lui dit-il, de la division gé- nérale de votre livre , mon très-cher ami ? elle n'est assuré- ment pas très-philosophique vous détruisez de la main gau- che ce que vous avez voulu élever de la droite Je vous ai

excusé tant que j'ai pu , mais j'ai perdu ma peine j certains hom- mes doctes trouvent que votre ouvrage manque de méthode , qu'il est ti'onqué, non pour ne pas avoir été achevé , mais parce que les choses essentielles y sont passées sous silence... Tout ce que vous dites de quelques verbes et particules leur semble su- perflu... Ce qui abonde, leur dis-je , ne vicie pas... mais ils vou- draient que vous eussiez été plus concis , en cela je ne suis pas tout-à-fait de leur avis...»

Il est impossible de ne pas penser à certaine scène du Misan- thrope :

Hier j'étais chez des gens de vertu singulière, sur vous du discours on tourna la matière.

Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre.

Certainement, si Arsinoé eût su le chinois, elle eût écrit au père Prémare une lettre dans le goût de celle de Fourmont.

Du reste , ni la grammaire du père Yaro , publiée sous le nom de Fourmont , ni celle du père Prémare , infiniment meilleure , mais manquant, à ce qu'il paraît , de méthode et de choix , ni la dissertation publiée en 1809, à Sirampour , par M. Marsbman,

DE LA cui.nl:. 3qf

ne remplissaient le cadre que M. Réinusat avait tracé. Lui-même n'a pas atteint complètement le but qu'il s'était d'abord proposé. Ses Elémens offrent des défauts qu'aurait pu corriger le progrès de son enseignement , mais cet ouvrage n'en est pas moins une base excellente pour l'étude du chinois. L'exposition est pleine de clarté et de netteté; l'ordre des règles et le clioix des exemples sont parfaits ; seulement on peut trouver quelques lacunes dans les premières , et reprocher aux seconds trop de sobriété.

§ IL Langues tartares , japonais, coréen.

L'utilité de la langue cliinoise ne se borne pas à nous faire con- naître le peuple qui la parle ; elie peut encore servir à nous mettre en relation avec d'autres nations qui entourent le royaume du milieu, et sont comme les satellites de cette grande et lointaine planète. Nous en aurons la preuve quand nous parlerons des tra- vaux de M. Rémusat sur l'histoire du haut Orient; nous Talions voir dès à présent à propos de diverses langues auxquelles il a étendu ses recherches en s'aidant pour leur étude de la connais- sance du chinois. Tels sont les idiomes tartares, le japonais et le coréen. N'oublions jamais, en effet, que nous sommes à la Chine, chez un peuple savant et lettré, curieux de tout ce qu'il ne méprise pas trop , qui d'ailleurs , malgré son me'pris pour ses conquérans, a été forcé d'apprendre la langue des différentes nations qui l'ont soumis. En dépit du rempart qu'élèvent autour de lui ses préjugés nationaux, rempart plus difficile à surmonter que la grande muraille, il n'est pas resté sans contact avec les autres peuples. Il a négocié avec des nations tartares et gothiques , il a soumis le Japon , il a reçu dans son sein des popidations mahométanes et bouddhistes; enfui , il a traduit des livres sanscrits , thibetains et arabes; il possède des grammaires mantchoues, des dictionnaires mongols, des dictionnaires polyglottes, et entre autres un voca- bulaire philosophique en cinq langues, sur lequel nous revien-, drons.

Dans son beau travail sur les langues tartares , dont malheu- reusement il n'a publié que la première partie, M. Rémusat a donné une idée juste et souvent nouvelle des principales d'entre

3û2 REVUE DES DEUX MONDES.

ces langues ; un des premiers, il a montré les ressources que l'his- toiie devait trouver dans un sage emploi de la philologie com- parée. Sa préface renferme sur ce sujet des aperçus aussi ingé- nieux que solides, alors assez neufs en France , et que la critique historique a entièrement adoptés.

M. Rémusat avait à cœur de combattre les hypothèses vagues et sans fondement sur l'histoire de la haute Asie qui avaient cours avant lui. Par un examen approfondi des langues tartares , il a montré que ce n'étaient point ces langues ni les peuples qui les parlent, qui avaient pu être dépositaires d'une antique civilisation , communiquée ensuite par eux à l'Inde et à la Chine. L'hypothèse du peuple primitif, du moins telle que l'avaient rêvée Bailly et quelques autres, s'est évanouie devant l'évidence des faits. Le Thibet, qu'on avait particulièrement désigné comme le point de départ de ce peuple imaginaire , n'a plus conservé aucun droit à cet honneur. Ce n'est pas au moins dans les tra- ditions nationales qu'il faut en chercher la trace. Le thibetain, idiome assez barbare et yraie langue de montagnards long-temps isolés sur leurs plateaux neigeux , ne paraît posséder d'autres monumens littéraires que des monumens bouddhiques, venus de l'Inde et traduits du sanscrit. Son alphabet n'est qu'une cor- ruption de l'alphabet sanscrit accommodé à la peinture de quelques sons qui lui sont propres; en un mot, la langue et l'écriture, comme la civilisation et la rehgion du Thibet , ont reçu l'in- fluence dp l'Inde, et l'Inde n'a rien reçu de lui. En attendant qu'on pénètre librement dans ce pays curieux et ignoré , voilà que des comparaisons d'alphabets, des investigations faites à Paris , dans des historiens chinois , renversent un des systèmes auxquels avaient prêté le plus de vogue les deux complices de tout système qui réussit, l'ignorance et le talent.

L'iiistoire de l'alphabet des Mantchoux n'est pas moins cu- rieuse : ceux-ci l'ont reçu des Mongols , leurs devanciers dans la conquête de la Ciiine. Les Mongols l'avaient reçu des Oigours, population turque voisine des Mongols ; car il n'y a pas des Turcs seulement à Constantino])le : les Osmanlis ne sont qu'une fraction célèbre d'une grande famille dont les tribus obscures

DE l.A CHINE. 393

sont dispersées à travers presque toute l'Asie. Or ces Oigours , qui donnèrent aux Mongols l'écriture que ceux-ci ont passée aux Mantclioux , de qui l'avaient-ils reçue ? L'étude de cette écriture a montré qu'elle n'était autre chose que l'alphaljet sy- riaque, porté au fond de l'Asie, dans les premiers siècles de notre ère , par des prêtres chrétiens. En effet , certaines sectes dissi- dentes , les Manichéens , les Nestoriens , s'enfoncèrent de bonne heure dans l'Orient, fuyant le siège de l'orthodoxie et de la persécution. Un des résultats de ces émigrations religieuses fut de donner aux nations tartares un alphabet qui , sous une de ses formes, devait être celui de Gengiskan. Or cet alphabet des langues tartares, qui s'est légèrement modiûé pour s'accommoder à chacune d'elles , cet alphabet , syriaque d'origine , était lui- même une forme de l'alphabet des peuples sémitiques, dont les caractères hébreux et les caractères arabes sont des variations en apparence bien diverses , mais au fond identiques , dont le type le plus ancien fut cet alphabet phénicien qu'adopta la Grèce , et qui a été le père de tous ceux qu'emploient les peuples européens, tant ceux d'origine latine que ceux d'ori- gine germanique , celtique ou slave. Ainsi voilà une transfor- mation de plus ajoutée à la série des métamorphoses qu'a subies l'alphabet de Cadmus , et la Tartarie jointe à son vaste em- pire.

L'écriture mantchoue avait été l'objet d'une prétention singu- lière de la part d'un homme dont les prétentions dépassaient quelquefois le savoir. M. Langlès avait cru découvrir la nature alphabétique des caractères mantclioux , ignorée , selon lui , des Mantclioux eux-mêmes ; malheureusement quelques passages, tra- duits par M. Rémusat, d'une grammaire chinoise de la langue mantchoue, ne purent laisser à M. Langlès l'illusion d'avoir découvert que les conquérans de la Chine avaient un alphabet sans le savoir.

A côté des résultats importans auxquels peut conduire l'étude comparée des langues, il en est qui ne sont qu'un caprice piquant du hasard : telle est l'analogie bien probablement fortuite entre certains mots mongols et certains mots français. L'exemple le

3q4 RE\IIE DES DEUX MONDES*

plus frappant, c'est le- mot amour , qui est le mèine dans les deux langues. Il est bizarre que cette ressemblance de nom se rencontre on l'attendrait le moins ; car il est à croire que la chose est assez différente au bord de la Seine et aux rives du lac Baikal.

Des rapprocliemens moins frivoles se sont présentés à M. Ré- musat : telle est l'histoire du mot bey. N'est-il pas curieux qu'il vienne du chinois Pe , et que ce soit une expression empruntée à la Chine qui serve à désigner en Turquie une fonction politique. Les mots sont des voyageui's qui font le tour du monde et se naturalisent bien loin de leur berceau.

Un peuple remarquable à plus d'un égard, c'est le peuple japonais. On connaît la bizarrerie de son double gouvernement, et comment le pouvoir temporel et le pouvoir ecclésiastique y siègent à côté l'un de l'autre ; on connaît ce caractère sombre et violent qui forme un si parfait contraste avec la douceur humble et souple des Chinois ; on sait cet usage auprès duquel notre duel n'est que de la demi-barbarie , ce point d'iionneur étrange qui commande à un Japonais offensé de proposer à son ennemi de s'ouvrir le ventre au même instant que lui , comme en Angleterre on s'adresse entre convives la proposition de boire ensemble lui verre de vin. Le langage de ce peuple extraordinaire offre aussi des particularités dignes de remarque ; au fond essentiellement difféi^ent du chinois et des idiomes tartares, on voit cependant que le voisinage de ces langues n'a pas été sans influence sur lui : civilisés par les Chiiiois, les Japonais ont subi le joug de leur grammaire ; ils ont conservé les mots indigènes , mais ils ont appris à les construire à la chinoise et à les décliner à la tartare. De plus, le bel usage a introduit dans le japonais l'usage du mot chinois un peu défiguré par la pro- nonciation , à côté de celui des mots nationaux , de sorte qu'il y a deux noms pour toutes choses , le nom japonais et le noni chinois. On emploie de préférence la dénomination chinoise dans les sujets qui tiennent à la politique , à la législation , à la religion , aux belles-lettres, aux sciences, et le terme japonais pour tout ce qui se rapporte aux métiers, aux occupations du

PE 1,.\ CHINE. 3g5

peuple cl aux liabitudes nationales. Il en résulte quelque chose d'assez singulier, dit M. Rémusat, .< c'est que les ouvrages dont la matière n'est pas bien déterminée , ou qui ne sont pas spécia- lement destinés soit aux gens de lettres soit au vulgaire , offrent vui assemblage bizarre de mots chinois et japonais qui se com- binent entr'eux dans la même page , dans la même ligne , et bien souvent dans la même phrase. »

Ainsi ces deux langues se pénètrent, pour ainsi dire, l'une l'autre, comme s'entrelacent les deux nationalités qu'elles représentent ; mais cette confusion est la moindre de celles que le japonais présente, et la diversité des systèmes d'écriture appliqués à cette langue produit une bien autre complication. Ces systèmes d'écriture sont au nombre de trois.

D'abord les Japonais se servent souvent , pour leurs ouvrages scientifiques , des caractères chinois ; comme ces caractères sont de leur nature indifférens à tout mode d'articulation , les livres ainsi écrits sont pour nous de véritables livres chinois , car il nous importe peu de quelle prononciation les Japonais peuvent se ser- vir en les lisant; et s'ils écrivaient toujours de cette sorte, l'étude des Japonais serait à peu près inutile en Europe ; mais ils ont deux autres systèmes d'écriture , l'un très-simple , l'autre très- embrouillé.

Dans ce dernier, on semble avoir pris plaisir à multiplier les difficultés de la lecture, à tel point que la simple exposition de ces difficultés en est elle-même une assez .grande. Qu'il suffise de dire ici que les caractères chinois sont employés, dans ce système, à représenter , non les idées dont ils sont le signe , mais le son qui leur est arbitrairement attaché. De plus, les caractères, pris ainsi comme signes phonétiques , ne représentent pas toujours le son qui leur correspond en chinois , mais quelquefois le syno- nyme japonais, qui n^ aucun rapport avec le mot chinois ; c'est, comme on voit , à la fois un rébus et un calembourg perpétuel. Ainsi , le caractère qui désigne en chinois un arbre représente tantôt la syllabe mo , nom chinois , tantôt la syllabe ki , nom ja- ponais de l'arbre. On conçoit dans quel embarras doit jeter ce double emploi dont rien n'avertit. Ce n'est pas tout , il y a en

3q6 revue des deux mondes.

chinois beaucoup de caractères entièrement diftérens et expri- mant des idées entièrement différentes , auxquels une même syllabe correspond dans la prononciation. Eh bien ! chacun de ces caractères peut être employé à peindre le son des divers mots japonais , synonymes des nombreux mots chinois auxquels cor- respond une syllabe commune. Ainsi le même signe peut servir à écrire des mots qui diffèrent entre eux à la fois par le son et par le sens. Je n'ai pas l'espoir de rendre bien sensible cette obscurité , quoique j'omette à dessein diverses circonstances qui la redoublent encore ; j'espère seulement cjue l'impuissance même de mes efforts pour exprimer toute la difficulté que présente ce second système d'écriture , la fera sentir jusqu'à un certain point. Quant au troisième , il est beaucoup plus aisé à comprendre. Pour le former, il a suffi de prendre un certain nombre de carac- tères chinois, sous une forme abrégée, de faire complètement ab- straction de leur sens , et de charger chacun d'eux de représenter d'une manière constante , dans la langue japonaise , le son de la syllabe à laquelle il correspond en chinois. Ceci est un véritable syllabaire. Ce qu'il offre d'intéressant, c'est de montrer comment s'opère le passage d'une écriture qui représente les idées et les objets, à une écriture qui représente les .sons. On surprend ici l'esprit humain s'élevant de l'hiéroglyphe à l'écriture syllabique. Une fois airivé , il ne s'arrêtera pas en chemin ; il n'aura qu'à choisir parmi les signes attribués aux syllabes un plus petit nom- bre de signes, et les appliquer aux lettres , pour que l'alpliabet soit trouvé. Tel a été probablement partout la marche des choses. Il est vraisemblable que partout les lettres ont été, dans l'origine, des hiéroglyphes , d'abord idéographiques , puis phonétiques , d'abord signes d'idées , puis de syllabes ou d'articulations sinr- ples ; ce qui n'était qu'une hypothèse au temps de Court de Gebelin , s'est réalisé en fait par le passage de l'écriture chinoise au syllabaire japonais: on pourrait objecter qu'un syllabaire n'est pas un alphaloet , et que le dernier terme de la progression n'a pas été atteint ; mais M. Rémusat a complété ce tableau du dé- veloppement progressif de l'écriture , en trouvant chez les Coréens un véritable alphabet de vingt-quatre lettres, construit avec des

UE LA CHINE. 897

taractcres chinois , par un procédé analogue à celui qui donne naissance au syllabaire japonais. On voit ce qui peut se cacher d'important pour l'histoire des procédés de l'esprit humain dans les régions les plus lointaines, les moins connues, dans le Japon et la Corée. C'est cpi'on devait découvrir le secret de la for- mation de l'alphabet. Ajoutons que sur un autre terrain, M. Cham- pollion arrivait à des résultats parallèles , et voyait en Egypte s'accomplir, suivant la même loi, la transformation do l'écriture hiéroglyphique en écriture alphabétique.

^ IIÎ. Histoire littéraire, belles-lettres.

L'un des grands avantages qu'offre l'étude de la littérature chinoise, c'est qu'au lieu d'avoir à faire à des manuscrits rares et d'une lecture difficile, on a sous la main, et l'on peut facilement faire venir du pays même des milliers de livres imprimés. Quel- ques personnes parlent encore par habitude des manuscrits chinois; elles ne réfléchissent pas que l'imprimerie a été inventée à la Chine environ cinq siècles avant qu'elle fût connue en Europe. Dans ce pays immense et si anciennement civilisé, la littérature se confond avec le gouvernement et presque avec la société , on doit s'attendre à rencontrer tous les secours dont la philologie aide et parfois accable l'érudition.

C'est ce qui a lieu en effet : renseignemens bibliographiques et littéraires de toutes sortes, préfaces, notes, commentaires, vé- ritables éditions variorum, voilà ce qu'on trouve à la Chine, voilà ce cpie , pour des sommes fort modiques , on peut faire venir en Europe et qu'on y possède déjà en fort grande abon- dance. On n'a véritablement que l'embarras de la richesse. Comment s'orienter au milieu de ces ouvrages, qui procèdent par centaines et par milliers de volumes? témoin cette collec- tion d'auteurs choisis qui n'en a pas moins de cent quatre vingt mille. Il est vrai que nous n'en sommes pas encore , et que la Bibhothèquc du Roi ne possède guère que huit mille vo- lumes chinois ; mais c'est encore un fonds assez considérable pour que notre curiosité et notre patience ne risquent pas de

3o8 REVUE DES DEUX MO.NDES.

répuiser si lût : c'est une masse qu'il est assez dilHcile d'en- tamer. On sent combien y aiderait un bon catalogue de ces livres. M. Rémusat l'avait senti; en 1816, il avait conçu le plan d'un catalogue qui eût été un véritable traité de bibliographie raisonnée et de littérature chinoise.

Il était d'autant plus urgent de s'en occuper que cent soixante- quinze articles, formant environ 2,000 volumes n'avaient pas été catalogués, et que le reste l'avait été par Fourmont, qui, à la ma- nière d'un autre savant, quiprenaitlePiréepour un homme, voyait toujours un nom d'auteur ou de personnage dans le titre d'un livre cliinois, qu'il voulût dire énigme, guitare ou mariage, et donnait un recueil de mémoires scientifiques pour un ouvrage de cabale.

M. Rémusat s'occupait de ce catalogue depuis plusieurs an- nées, quand il fut nommé conservateur des manuscrits orien- taux de la Bibliodièque du Roi, et dès lors conduit par la nature même de son emploi à s'occuper plus spécialement de l'his- toire littéraire de la Chine.

A cette époque, ses idées s'étaient encore étendues, son cata- logue devait avoir pour base les soixante-seize livi'es de l'histoire littéraire de Ma-touan-lin , auteur d'une espèce d'encyclopédie critique, dont nous allons parler tout à l'heure. M. Rémusat se proposait de traduire les soixante-seize livres du savant chinois , d'en faire comme le texte auquel il voulait rapporter, sous forme d'annotations, toutes les observations bibliographiques qu'il pourrait se procurer, et d'y joindre tous les éclaircissemens que lui auraient fournis d'autres ouvrages historiques. Ainsi on au- rait eu non plus un simple catalogue déjà précieux, mais, comme disait M. Rénmsat , un tableau vaste et complet de la littérature de tous les âges ; des index étendus contenant les noms des au- teurs et les titres des livres et une histoire sommaire des monu- mens bttéraires de la Chine eussent été l'utile complément de ce grand travail ; il devait former deux volunies in-foho , et être terminé dans l'espace de deux années.

Cet ouvrage est un de ceux que M. Rénmsat n'a pas ternunés ; mais on a lieu d'espérer qu'on pourra profiter des matériaux que dans ce but il avait déjà recueillis.

DE LA CHINE. 0(JC)

Ondoiuonsidérer, comme un JéJomiuagcnientde cette îiistoire littéraire de la Cliine qu'avait conçue M. Rémusat, et qu'il n'a pas eu le temps d'achever, les notices biographiques sur quelques auteurs chinois , qu'il a rédigées d'après les sources nationales. Telles sont celles qui ont pour objet la famille des Sséma , fa- mille vouée au ministère d'historien, comme à un sacerdoce héréditaire , qui , au second siècle avant Jésus-Clirist, renouvela ^ et perfectionna l'histoire presque aussi ancienne que l'empire. Environ cent ans auparavant (21 3), avait eu lieu le fameux in- cendie des livres. Dans ce pays, si plein de respect pour la tradi- tion , il s'était rencontré sur le trône un esprit despotique et no- vateur tout ensenJjle ; il avait compris que la secte des lettrés, à l'aide des idées morales et politiques de Confucius , s'achemi- nait vers le pouvoir qu'ont mis entre ses mains dix siècles de plus d'efforts et de patience, et ne se souciant pas de partager avec eux l'autorité qu'il exerçait, ou de l'exposer à leur contrôle, il fit un jour brûler tous les livres et tous les lettrés qu'on put trouver . Com- me Hoang-ti était un honnne positif et pratique, il avait excepté les ouvrages de médecine, et de divination d'agriculture. Mais une mesure aussi atroce heurtait trop violemment des habitudes déjà enracinées pour pouvoir produire un effet durable. Le tyran mort, une réaction puissante se manifesta en faveur de la science qu'il avait proscrite. On déterx-a les ouvrages qu'avait enfouis la piété courageuse de quelques lettrés. D'autres s'étaient conservés dans la mémoire des vieillards , d'où les bourreaux n'avaient pu les aller arracher. C'est ainsi cju'ont été sauvés les Rings, les livres moraux de l'école de Confucius, et enfin tous les ouvrages qu'on possède , et dont la date est antérieure au iii^ siècle avant J.-C. Mais que de trésors avaient péri !

Il fallut alors rassembler les débris des anciennes chroniques, recueillir les vestiges des vieilles traditions pour recomposer l'histoire. C'est ce que fit Ssé-ma-tîisian, qu'on a appelé l'Héro- dote de la Chine.

Les pertes causées par l'incendie des livres sont d'autant plus à déplorer pour l'histoive, que, de tout temps, chaque empereur, et même chaque prince indépendant , avait son historiographe ;

i^OO REVUE DES DEUX MONDES.

pour garantir la véracité de ce fonctionnaire des séductions du pou- voir, on avait sagement établi que les documens recueillis chaque jour par l'historiographe, témoin de tout ce qui se passait, ne seraient publiés que sous la dynastie suivante. A partir de Ssé- ina-thsian jusqu'à la dynastie actuelle, on a une suite non in- terrompue d'histoires , dont les matériaux ont été rassemblés par des contemporains, et dont la rédaction est postérieure , ce qui réunit toutes les conditions d'exactitude et d'impartialité qu'on peut désirer.

Au nombre des auteurs dont les travaux composent cette série historique , la plus longue et la plus authentique que puisse of- frir aucune nation, se trouve Sé-ma-Rouang, qui vivait au onzième siècle de notre ère ; il appartenait probablement à cette famille dont les diverses générations semblaient toutes avoir la vocation et comme la mission de l'histoire. Celui-ci réunissait, à la charge d'historiographe , les fonctions de censeur, fonctions honorables à la Chine , car les devoirs qu'elles imposent s'étendent au sou- verain comme au peuple. Son biogi-aphe rapporte un trait qui fait honneur à l'indépendance de Sé-ma-Kouang. C'est une opi- nion reçue en Chine , que l'influence du gouvernement s'étend non-seulement à la société, mais à l'harmonie et à l'économie de l'univers ; on rend le pouvoir responsable de tous les désor- dres de la nature. Un tremblement de terre fafit murmurer le peuple, une inondation fait détrôner l'empereur, une éclipse est un sujet grave de mécontentement. Du temps de Sé-ma-Kouang, la flatterie avait exploité ce préjugé à l'occasion d'une éclipse de soleil qui eut lieu en 1 06 1 . Cette éclipse , selon l'annonce des astronomes , devait être de six dixièmes du disque du soleil ; elle ne fut que de quatre dixièmes : les courtisans vinrent en céi'émonie en féliciter l'empereur, comme d'une dérogation formelle que le ciel avait permise aux lois de ses mouvemens , et qui faisait le plus grand honneur à la sagesse du gouvernement. Sé-ma-Kouang eut le courage de les interrompre, et de dire, en présence de l'empereur, qu'il n'y avait nul sujet de lui adres- ser des félicitations , et que si l'éclipsé était moindre qu'on ne l'avait annoncée , c'est que les astronomes s'étaient trompés.

I>E l.,\ CHINE. 4oi

Grande hardiesse qui aurait pu perdre Sé-nia-Kouaug, et ])our- tant lui réussit !

Tel était l'iionirae qui composa une vaste histoire, embrassant un espace de 1 362 ans , les faits , disposés chronologique- ment , forment, suivant l'expression chinoise, comme un vaste tissu, dont la chaîne suit l'ordre des temps, et dont la trame s'étend à tout l'empire. C'est, dit M. Rémusat, expliquant cette métaphore , une chronicjue tous les faits sont ramenés à un ordre unique, au lieu d'être classés, comme chez Ssé-ma-thsian, en différentes parties, consacrées à la biographie , à l'histoire des arts et des institutions. Mais, des lettrés chinois auxquels M. Ré- musat a consacré des biographies, nul n'en était plus digne que Ma-Touanlin, qui vivait au xiii"' siècle, au commencement de la dynastie des Mongols. Ce savant, après vingt ans de travaux as- sidus , publia un ouvrage en cent volumes , qui contiennent la valeur d'environ vingt ou vingt-cinq de nos in-quarto, et dans lequel toutes les parties de l'érudition chinoise sont traitées avec une profondeur et un savoir sur lesquels il n'y a qu'une yoix en Chine et en Europe. Cet ouvrage, intitulé Recherches approfon- dies des anciens Monuniens, dit M. Rémusat, vaut à lui seul toute une bibliothèque, et quand la littérature chinoise n'en offrirait pas d'autres, il vaudrait la peine qu'on apprît le chinois pour le

lire

On voit que l'attention de M. Rémusat était tournée surtout vers la partie grave et positive de la littérature chinoise , vers tout ce qui tenait à l'érudition et à l'histoire ; quant à la littérature proprement dite , aux ouvrages d'imagination, il les estimait moins, pas assez peut-être. Il est vrai que ce n'est pas la poésie qui est le côté brillant de la Chine ; point de ces vastes épopées, qui, comme dans l'Inde et la Perse, contiennent d'antiques tradi- tions nationales. L'écriture a été trouvée trop tôt, on n'a pas eu le temps de chanter; l'histoire a suivi de près l'écriture, l'histoire a ab-

' On ne trouvera pas cet éloge exagéré, si on parcourt les titres des livres donnés par M. Rémusat [niél. as. t. 11, p. 41^ , et surtout le sommaire des objets qu'ils contiennent, inséré par M. Klaproth, dans le journal asiatique de 1882. ( Numéros de juillet et août. )

i^oa REVUE DES DEUX MONDES.

sorbe le domaine de la poésie. Le peuple cliinois a été comme ces enfans précoces, raisonnables de bonne heure, qui seront des sa- vans peut-être, jamais des poètes. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela , c'est le peuple qui a fait le plus de vers ; faire des vers est à la Chine l'occupation et l'amusement journalier de tout homme cultivé : on fait des vers pour passer le temps quand on est ensemble , comme on joue, comme on fume , comme on boit. Mais à juger de cette poésie d'impromptus, d'acrostiches, de bout-rimés , par ce que nous en connaissons, elle est ce cju'elle doit être chez une société raffinée et blasée par une civilisation de tant de siècles. Ce qui lui agrée surtout, c'est l'emploi d'un lan- gage contourné, auprès duquel celui des précieuses et de l'hôtel de Rambouillet est une merveille de simplicité ; ce sont des allu- sions d'autant plus goûtées qu'elles sont plus détournées et plus obscures, c'est une élégance molle et recherchée , c'est le re- tour constant des mêmes images empruntées de préférence à ce que la nature offre de plus pâle et de plus frêle, la fleur du pêcher, la feuille du saule, l'eau ridée par la brise, la neige éclairée par la lune ; le genre descriptif domine dans ces com- positions, et la description y est à la fois minutieuse et vague. Cette poésie fleurie, précieuse, mignarde, a été portée à sa per- fection par deux poètes du viii* siècle, à l'un desquels (Tou-Fou) M. Rémusat a consacré une trop courte notice.

Je conçois sans peine que cette sentimentalité fade ne dut pas avoir un grand attrait pour un esprit judicieux et solide. Mais il est à regretter qu'il ait étendu son indifférence à des monumens poé- tiques d'une autre importance. Ainsi, il n'appréciait pas assez celle du Iwre des vers (Chi-King) : n'est-ce rien qu'un recueil de poésies fait par Confucius, cjui étaient déjà très-anciennes de son temps, et dont plusieurs étaient certainement populaires au moins douze cents ans avant Jésus-Christ ; il faut dire cependant qu'il encouragea la publication de la traduction latine du livre des vers par le père Lacharme, que nous devons aux soins de M. Mohl.

Il est deux genres d'ouvrages d'imagination qui ont pour nous un intérêt particulier eu ce qu'ils nous offrent une peinture fidèle et vivante des mœurs chinoises, ce sont les drames et les romans.

t>F. LA CHlNi. ^o3

Tous deux sont dédaignés à la Chine et mis en dehors de la lit- térature savante. Cette exclusion même est un mérite pour des Européens, car elle nous garantit que les auteurs n'ont eu pour guide que leur goût ou celui de leurs lecteurs, et n'ont point été obligés de soumettre leurs idées et leur style à des données de convention ou à une symétrie pédantesque. Il y a chance pour qu'il se glisse quelque vérité dans ces compositions vulgaires qu'on n'estime pas assez pour les fausser entièrement. M. Ré- musat n'a point traduit de drame. Les drames chinois sont com- posés de prose qu'on récite et de vers cpi'on chante. Cette seconde j>artie, comme tout ce qui est en vei'S à la Chine, est fort difficile à entendre. IM. Rémusat avait fait peu d'efforts pour surmonter ce genre de difficulté c[v\'il ne tenait pas beaucoup à vaincre ; d'autre part il sentait qu'on ne pouvait , comme l'ont fait le père Amyot et M. Davies qui nous ont donné chacun la version tl'un drame chinois, passer entièrement la portion versifiée et chantée, celle à laquelle les spectateurs et les auteurs chinois attachent le plus d'importance. M. Jullien est le premier qui ait traduit une pièce chinoise toute entière, vers et prose ; c'est un tour de force qu'il renouvellera, nous l'espérons , pour quelques portions du réper- toire chinois dont il a cent volumes à sa disposition, et qui en con- tient des milliers. ' /

Quant aux romans , tout le monde a lu les deux Cousines et la spirituelle préface de M. Rémusat, mais on a élevé des doutes sur la fidélité de la traduction. Mettant à part les vers placés à la tête des chapitres ou jetés dans le récit, etcpieM. Rémusat con- fessait ne pas entendre toujours , on peut affirmer qu'il traduit non-seulement avec exactitude, mais encore avec minutie et scrupule, calcjuant autant qu'il est possible la phrase française sur la phrase chinoise, et suivant pas à pas son original. Il est même supérieur, sous ce rapport, au traducteur anglais d'un autre roman chinois, l'L mon bien assortie, cjui de son côté entend mieux les vers.

La conscience du lecteur étant mise en repos sur ce point , il peut chercher avec toute sécurité dans /c^ deux Cousines une t^gwï- ture des mœurs d'un grand peuple au moins aussi fidèle que celle

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que lui présenterait le roman le plus historique. N'a-t-on pas dans celui dont je parle le spectacle de cette vie oisive , efféminée , corrompue, qu'une civilisation très-ancienne et depuis long-temps immobile a faite au plus vieux peuple de la terre ? Yoyez ces let- trés, qui, dans une bibliothèc{ue élégante, entourés de livres et de fleui's, riment et boivent tour à tour ou conversent indolem- ment, un imperturbable sourire sur les lèvres. Voyez-les toujours ffraves et posés, même dans l'abandon de l'intimité, s'adresser froi- dement des révérences et descomplimens sans fin. Voyez, sous cet air de politesse et de réserve , les plus basses passions triomphant sans combat , les plus honteuses manœuvres employées sans hé- sitation et sans remords , ne déshonorant pas même quand elles échouent. Ne découvrez-vous pas quelque chose de raide, de glacé, de compassé , dans les mouvemens et les discours de tous ces personnages? On dirait qu'ils ne sont pas faits d'os et de chair, mais de bois ou de fa'ience. Qui ne sera curieux de passer quel- ques momens au milieu de ce monde il serait insupportable de vivre? L'impatience même qu'inspirent le flegme de ces êtres cau- teleux et douceâtres et l'impassible sécurité de leur pédanterie , cette impatience donne un vif sentiment de leur manière d'exis- ter. Enfin, si l'on s'ennuie de leurs courbettes, de leur bavardage littéraire, de leurs petites allusions et de leurs épigrammes émous- sées ; cet ennui même est instructif, il complète l'illusion, il ré- vèle le vide que recouvre cette pâle élégance, la mort qui est sous cette ombre de vie.

Une chose me frappe en lisant ce roman, c'est combien ce qu'il nous montre nous ressemble et en même temps diffère de nous. C'est une civilisation complète comme la nôtre. C'est une hiérar- chie administrative comme la nôtre , c'est une société oisive cor- romjîue et polie comme la nôtre , c'est de l'esprit subtil et de la conversation maniérée, de la poésie artificielle comme les nôtres; ce sont des sentimens et des passions alambiqués comme les nôtres. Mais cette société, elle est immobile, et nous marchons ; mais cette hiérarchie, elle repose sur le principe tout oriental de l'omnipo- tence suprênie de l'empereur fils du ciel, roi du monde ; mais ce qui liinite cette puissance, ce n'est ni une aristocratie, ni un clergé,

DE LA CHINE. 4o5

îiî la propriété : c\>st un corps de letti'és dont le lien est une doc- trine purement morale et politique, et qui se recrute par l'exa- men. Cette société, au lieu de parler politique, fait des vers et les- pire le parfum des marguerites ; elle est pédante au lieu d'être .<i[alante , enferme les femmes et s'entoure de livres, attache plus de gloire à l'étude qu'à la guerre, à une thèse bravement passée qu'à un fait d'armes; ses finesses et ses recherches de langage ont aussi un cachet tout particulier ; et quant au sentiment dont les conditions et la nature sont le mieux fixées en Occident, l'amour n'est-il pas soumis à d'étranges lois ? D'abord ce qui touche une beauté , ce sont de brillans examens et des bout-rimés , comme ailleurs d'héroïques aventures : ce qui perd un soupirant, c'est de ne pas bien posséder ses classiques et de prononcer par exemple dans un vers du Chi-King ko pour koii. Mais que dirons-nous de ce singulier partage du sentiment chez nous le plus exclusif, cjui fait que dans ce roman, comme dans j^lusieurs autres, le héros épouse , à leur grand contentement, les deux héroïnes , et avec leur agrément trouve encore moyen de récompenser la soubrette qui a servi ses amours? On pense rêver en lisant tout cela, et tout cela est à côté de ces conversations qu'on croirait tenues à Paris en i832, si tout à coup une formule bizarre de politesse, une com- paraison étrange, dite comme la chose la plus simple , ne venait vous avertir que vous n'êtes pas chez vous et vous renvoyer au bout du monde. Tel est sur moi le double effet tUi roman chinois. Par momens je m'étonne de me sentir si complètement dépaysé, un instant après je m'étonne encore plus de l'être si peu, et il me semble que ces deux impressions contraires me révèlent , mieux que quoi que ce soit , cette civilisation c|ui est à la nôtre comme sont deux pôles similaires et opposés , deux lignes tirées parallèlement, à une distance infinie.

J. J. Ampère.

■JOME VIII.

27

ESQUISSES DU COEUR,

III.

îPiK^iaiîiia

He ^voiild not play and gambol wilh a hcail; he would not love for a dny , Imt fur lifo and tlirough lifc.

Lord Feelisg,

Depuis six mois qu'il était revenu à Ségovie après avoir achevé ses cours de théologie à l'université de Salamanque, Lorenzo menait une vie dont chacun admirait la sagesse et l'austérité.

A le voir traverser sur le soir YJlameda avec de gros livres sous le bras , sortant de la bibliothèque des moines du Parmi , chez les- quels il passait habituellement ses journées ; à le voir dans son costume noir à'cstndianie, le visage pâle, la tête et les yeux baissés, les seiioritas se disaient tout bas eutr' elles que c'était grand dom- mage qu'un si jeune et si beau garçon s'exténuât ainsi d'études et de veilles , et se cloîtrât d'avance avec les Hyéronimites , comme s'il était déjà de leur ordre.

Lorenzo était-il en effet bien pour l'état monastique auquel le destinait sa mère , veuve âgée et sans fortune ?

Certes , quiconque eût observé avec soin quel feu brillait dans

PAQIJITA. 407

le regard humide et voile de ce jeune homme eût au moins douté que ce fût sa vocation.

Et puis son front rougissant , sa voix mourante sur ses lèvres décolorées , toutes les fibres de son corps qui tressaillaient cha- que fois que l'on venait à prononcer devant lui le nom de Paquita; ces symptômes-là ne trahissaient-ils point quelque vive et ardente passion , quelque violent amour que les verroux d'un cloître au- raient un jour grande peine à retenir captif?

Mais qu'était-ce donc que cette Paquita dont l'influence sem- blait si puissante sur l'anie de Lorenzo ?

Oh! c'était bien , en vérité, la plus belle enfant de la ville. C'é- tait une délicieuse brune de quatorze ans , la fille de l'alcade de Ségovie, qui demeurait rue San Esieban^ justement vis-à-vis du logement cfu'habitait Lorenzo avec sa mère. Cependant, bien que cette dernière , continuant d'anciennes relations de voisinage et d'amitié, qui unissaient les deux familles, se rendît habituelle- ment le soir aux lerlulias ' qui se tenaient dans la maison de l'al- cade , son fils ne l'y avait pas accompagnée une seule fois depuis son retour de Salamanque. Jusqu'à ce qu'elle rentrât, il restait seul enfermé avec ses livres, et nul n'y trouvait à redire. N'était- il pas tout simple que par une retraite anticipée il se préparât à celle qui devait bientôt cadenasser sa vie entière ?

Mais chaque nuit , plus ou moins tard , lorsque toute la ville dormait , lorsqu'on n'y apercevait plus de loin à loin que quelques j-e7e«oi' accroupis à l'angle desi'ues, leur lance et leur lanterne eu mains, qui donc, sortant de chez Lorenzo enveloppe' d'un man- teau noir, s'approchait doucement d'une croisée étroite et grillée au rez-de-chaussée de la maison de l'alcade ? cjui donc restait des heures entières et bien souvent jusqu'au jour , causant à voix basse et tendrement avec une jeune fille à travers les barreaux? Qui donc était si mystérieusement heureux?

Il faut bien vous le dire , car vous ne le devineriez point. C'était l'austère Lorenzo devisant d'amour et couvrant de baisers les blan- ches mains de Paquita.

Mais ce ne fui pas tout. Il y eut pour eux des nuits moins in-

^ Réunions, soirées.

/Jo8 lïKVl-lE DES DEUX MONDES.

nocentes. Une clé coinplaisante se trouva qui ouvrit à Lorenzo une porte dérobée de la maison de l'alcade. Avant d'avoir pu prévoir et comprendre leur faute, les deux enfans s'étaient déjà donnés tout entiers l'un à l'autre.

II.

Lorenzo et Paquita s'enivraient ainsi d'amour, insoucieux de l'avenir et ne songeant qu'à profiter de leur bonheur. Mais il se préparait des événemens qui menaçaient , sinon de le détruire tout-à-fait , au moins de le traverser pour long-temps.

Une nuit, c'était le lendemain de celle de la Sainte-Christine, Paquita épiait, depuis une heure à sa croisée, l'arrivée de Lorenzo , qui se faisait attendre contre son ordinaire.

Enfin , quelcju'un parut dans la rue , se glissant le long des maisons. C'était lui. La jeune fille descendit doucement lui ouvrir la petite porte.

Comme tu viens tard, dit-elle, se jetant à son cou , voici qu'il est minuit ! Et puis je ne t'ai pas vu sortir de chez toi ; étais-tu donc allé à pareille heure ?

Lorenzo avait pris dans ses mains la petite tête de la charmante enfant , et, la pressant sur son cœur, sans répondre , lui baisait les cheveux et le front.

Mais elle sentit que des larmes tombaient sur son visage.

Oh! mon Dieu, est-ce que tu pleures? s'écria-t-elle , se renversant en arrière , et levant vers lui ses beaux yeux.

Oui , je pleure , et j'ai bien sujet de pleurer , mon amour I on nous se'pare , je viens du Parral , et le père supérieur veut que je parte demain. Il m'envoie à Madrid , faire mon noviciat dans un couvent de son ordre.

Eh bien! est-ce que tu me laisseras? s'écria Paquita, assez vivement émue d'abord , et effrayée de ce pi'ojet , qui menaçait de déi'anger sa vie, qu'elle trouvait douce et heureuse.

Non , mon bien , je ne t'abandonnerai pas. Tu viendras avec moi. Nous fuirons ensemble. J'y ai songé déjà, vois-tu, je ne possède rien ; mais, avec notre amour, avons-nous besoin d'une autre fortune ? Nous irons à Salamanque , et nous nous y

PAQUIÏA. 4^9

marierons. Et puis, du produit des leçons que je donnerai aux écoliers de l'université , nous en aurons bien assez pour vivre pauvres et cachés. Mais il faut nous luUer, Paquila! Il faut par- tir cette nuit même I Veux-tu venir maintenant ? Dis , veux-tu ?

Et déjà, dans son exaltation passionnée, l'impatient et foujjueux jeune homme l'attirait dans ses bras, et voulait l'entraîner ; mais elle résistait doucement , et demeurait pensive et silencieuse.

C'est que Paquita , fille , à vrai dire , des plus tendres et des plus caressantes , de celles surtout qui savent pleurer et se désespérer à volonté, était, d'ailleurs au fond , pleine de prévoyance et de rai- son , et n'avait absolument rien de romanesque dans l'esprit. Elle avait donc embrassé , avec une sagacité merveilleuse , et d'un seul coup d'reil , tous les inconvéniens de la brusque proposition que Lorenzo venait de lui faire.

Elevée dans l'aisance et folle de la parure, elle qui ne serait jamais sortie à Ségovie , soit pour aller à la messe ou se promener à \ Alamcda , autrement qu'en fine mantille de blonde , et chaus- sée de satin, elle sentait bien qu'en partageant le sort de Lorenzo, il lui faudrait renoncer à ces douces habitudes de todette et de coquetterie , et que la femme d'un petit pédagogue ferait ù Sala- manque une très-mince figure.

C'étaient assurément ses plus sérieuses objections contre le projet de son amant; elle fut cependant assez habile pour le com- battre par d'autres plus spécieuses. Elle appela de grands mots à son secours. Elle parla du désespoir de sa famille, du déshonneur qu'elle attirerait sur son père. Enfin elle parla si bien , et accom- pagna ses paroles de tant de baisers, de caresses et de larmes , que le pauvre Lorenzo n'eut rien à répondre. Il fut seulement con- traint de s'avouer à lui-même que sa maîtresse raisonnait à mer- veille , et qu'elle était douée de beaucoup de sagesse et de pru- dence.

Il comprenait bien aussi cpie cette épreuve n'était guère hono- rable pour elle , et qu'il ne devait point désormais compter de sa part sur un grand dévouement et beaucoup de sacrifices.

Cette révélation était triste, mais elle venait trop tard. Il était de ceux qui ne peuvent retirer leur amour une fois qu'ils l'ont donné, cl son destin avait été d'aimer cette femme.

'' - ~ REVUE DES DEUX MONDES

La nuit avançait, ou plutôt c'était déjà le jour. Nos deux amans avaient beaucoup pleuré.

Il faut donc nous se'parer, dit Lorenzo , et cette fois , c'est pour bien long-temps. Je partirai , Paquita , je partirai ce jour même. J'irai à ce couvent l'on m'envoie ; je ne puis rester plus long-temps à la charge d'une mère infirme et pauvre. Mais j'ai un oncle riche à Madrid. Je l'y verrai sans doute. S'il me donnait un peu de son or, j'aurais bien vite quitté le cloître. Je pourrais t'épouser. Promets-moi donc de demeurer libre pendant un an , un an entier.

Oh ! qu'est-ce que tu dis ? un an ! toujours î toujours ! mon bien-aimé, s'écria Paquita, l'interrompant par des baisers et des sanglots.

Je ne te demande qu'un an, mon amie. C'était hier la Sainte- Christine. Tu es allée à la fête qu'on a donnée le soir dans le jardin du château de Saint-Ildefonse. Promets-moi de t'y trouver aussi l'année prochaine. J'y viendi'ai moi-même, quoi qu'il anive. Si ce n'est avant, ce sera donc ce soir-là que nous nous reverrons. Alors notre sort sera fixé. Nous nous réunirons , ou nous nous dirons adieu pour toujours.

Paquita promit en sanglotant de se trouver à ce lointain ren- dez-vous. — Que n'aurait-elle pas alors promis ?

Après de nouveaux et bien longs embrassemens , comme le soleil se levait déjà, Lorenzo s'arracha enfin des bras de Paquita.

Dans la journée même , il partit pour Madrid.

IIL

Dix mois s'étaient écoule's.

La mère de Lorenzo était morte. D'ailleurs on n'avait point eu, à Ségovie, de nouvelles de son fils. Seulement le père supérieur du couvent du Par rai avait dit, assurait-on, que la ferveur du j eune moine était si grande depuis son entrée au couvent , qu'on songeait à le dispenser des dernières semaines du noviciat, et qu'il serait admis à faire ses vœux avant le temps requis.

Paquita , qui s'était montrée fort triste pendant tout un mois après le départ de son amant , avait cependant insensiblement re-

PAQUITA. 4^^

trouvé sa bonne humeur et sa gaîté habituelles. Pour se distraire un peu, sans doute, elle avait mis j)lus de recherche et de soin que jamais dans sa toilette , et sa coquetterie était devenue chaque jour plus ingénieuse et plus raffinée.

Aussi combien de lechuguinos ^ de Ségovie furent pris aux fdets qu'elle tendait tous les soirs à Vyilameda !

La plupart se bornèrent pourtant aux œillades et aux soupirs.

Quelques-uns hasardèrent les sérénades la nuit sous ses fe- nêtres.

Ce furent des regards et des concerts perdus. Paquita n'était point femme à trahir son amaiit pour si peu.

Mais un escribano '' se mit aussi sur les rangs , et avec plus de chances de succès. Celui-là n'était pas seulement jeune et bien fait de sa personne , il était fort riche ! Lui seul , à Ségovie , il avait un carrosse à draperies bleues, attelé de quatre mules ! Quel moyen pour plaire à Paquita! Comme ce luxe devait la tenter ! Combien la femme de cet escribano serait heureuse et fière d'aller au silio * se pavanant dans cet équipage sur la route de Saint-Ildefonse !

Ne faites pas cependant à Paquita l'injure de croire qu'elle fut infidèle à son amant , et séduite par le seul appât de cette opulence.

Don Inigo,— l'escribano se nommait ainsi, n'avait pas tardé à la demander en mariage. C'était un de ces partis qui ne se refu- sent point. Elle lui fut accord-ée.

En fille soumise , Paquita dut obéir à son père , et accepter le jeune et riche escribano pour époux.

Ce n'est pas que sa conscience, sinon son cœur, ne lui eussent fait d'abord quelques reproches. Mais son confesseur, excellent casuiste , auquel elle confia le secret de sa promesse à Lorenzo , se chargea de lever ses scrupules , et lui prouva clairement que la volonté paternelle annulait de plein droit tous les engagemens qu'elle avait pris.

Paquita fut fort aise de se persuader qu'elle était une victime de

' Lechuguino , merveilleux , dandy. Notaire. Résidence royale .

/^12 REVUE DES tîEUX MONDES.

la tyrannie des païens. Ce fut donc comme contrainte et forcée, que la veille de l'Ascension , elle se laissa conduire par don Inigo à San Estehan, son mariage fut célébré en grande pompe au maître-autel; ce fut sans doute aussi bien malgré elle qu'elle pa- rut le soir radieuse et magnifique à Yy^lameda, près de son mari , dans le beau carrosse à draperies bleues , attelé des quatre mules , à l'indicible admiration de toute la ville.

IV.

La fête delà reine, la Sainte-Christine, approchait. Il n'était bruit à Ségovie que des préparatifs qui se faisaient au .ftVio pour ce jour de baise-main et de grand gala. Les eaux des fontaines devaient jouer dans la matinée, le parterre et la grande cascade devaient être illuminés le soir en verres de couleurs. Aussi chacun se pro- mettait bien d'aller passer cette journée à Saint-Ildefonse , afin d'y voir toutes ces belles choses.

Paquita ne songeait pas , sans une assez vive inquiétude, à cette fête , son mari voulait la conduire. Elle pensa même d'abord à ne point s'y rendre !

Mais les dames les plus élégantes de Ségovie y allaient à pieds ou en calesin^ ! Elle seule irait dans une splendide voiture !

Et puis elle avait promis à Lorenzo de s'y trouver, et cette pro- messe-là , nul ne l'empêchait de la tenir ! Elle pouvait le faire d'autant mieux qu'il n'y avait guère de chances pour elle de re- trouver là son ancien amant! Si elle le rencontrait pourtant, combien ne se sentirait-elle pas confuse et troublée ! Biais il ne viendrait pas assurément I Depuis un an qu'elle n'en avait plus en- tendu parler, ne semblait-il pas à jamais enseveli dans sou cloître ?

Quoi qu'il en soit, et quel que fût le motif qui l'eût décidée, le dimanche vingt-quatre juillet, jour de la Sainte-Christine, dès le matin , Paquita était arrivée en grande toilette à Saint-Il- defonse , et le soir, vers huit heures , donnant le bras à son mari ,

1 Petit cabriolef.

PAQUITA. 4^3

elle entrait avec la foule y ])ar la grande grille du château , dans les jardins inondés déjà de curieux.

Le grand parterre qui s'étend devant la façade du palais , of- frait à ce moment un bien éblouissant spectacle.

A droite , à gauclie , au-dessous des ormes et des tilleuls , le long des charmilles de toutes les allées environnantes, couraient et se croisaient mille guirlandes de lanternes et de verres de couleurs ; puis , du fond de ce vaste amphithe'àtre de feuillages et de lumières , s'élançaient des gerbes et des bouquets d'eau qu'on eût dit enflammés, et descendait, illuminée par enchantement, la grande cascade , précipitant ses larges nappes étincelantes comme la lave d'un volcan.

Placés de distance en distance , les musiciens des régimens de la garde du roi jouaient tour à tour des symphonies et des mar- ches militaires.

Cependant , sous les arbres , dans les allées du partei're , au bord des bassins de la cascade, se promenait, épaisse et confuse , une foule étrange et nrerveilleuse. Il n'y avait nul travestissement, mais c'était bien la plus curieuse bigarrure de costumes qui se soit vue jamais.

C'étaient les chambellans aux chapeaux à plume blanche , aux bas de soie blancs , aux habits cousus d'or , la clé d'or sur la poche ; les dames d'honneur de la reine , les cameneras, couvertes de pier- reries , en toques de gaze, en robes de satin avec leurs longues queues tvaîiiantes ; puis les Ségoviennes aux manieras garnies de boutons, les femmes de Zamarramala aux larges jupons de serge jaune, aux bas de laine rouge, aux blanches chemises bro- de'es en cordonnet noir sur les manches.

C'e'taient des arriéras avec la cuirasse et la ceinture de peau , les larges pantalons ,1e chapeau rabattu; puis des moines, des officiers, des soldats, de tout ordre , de toute arme, de tout rang, de toute couleur, avec ou sans barbe, sapeurs, cuiras- siers , capucins, grenadiers, chartreux, carabiniers, bénédictins, volontaires royalistes, gardes-du-corps, et uiille autres ; puis des évèques violets , des cardinaux rouges , des curés, des escribanos

^1/j. REVUE DES DEUX MONDES.

et des alcades iioiis, des majos et des majas, desMadrilenas^ enbas- quines et en mantilles ; puis enfin l'innombrable cohue des livrées.

Tout ce monde pêle-mêle , se croisant en tous sens , se pres- sant, se confondant à la clarté des illuminations , et mêlant son bourdonnement au bruit des chutes d'eau, aux accords de la mu- sique , tandis que la pleine lune planait sur le jardin entier, sus- pendue à la voûte du ciel comme le grand lustre de la fête ; oh! c'était quelque chose d'étourdissant et de magique; c'était de la féerie ; c'était un conte de l'Orient en action.

Après avoir fait plusieurs fois le tour du parterre en suivant la file des promeneurs , Paquita venait d'être séparée de son mari dans la foule. Le cherchant des yeux, elle marchait au hasard, inquiète et effrayée d'être ainsi perdue au miheu de cette épaisse mêlée.

Elle se trouvait à l'extrémité du parterre et derrière le cenador, lorsqu'un moine blanc, qui la suivait de loin depuis quelque temps, s'approcha d'elle rapidement et lui pressa la main.

Elle tressaillit et leva les yeux. Le moine avait écarté son ca- puchon , et la regardait fixement. Quoiqu'il fût bien défait et bien changé , elle le reconnut d'abord : c'était Lorenzo.

Sans lui avoir fait le moindre signe , sans lui avoir dit un seul mot, sans lui avoir autrement parlé que par ce regard, sor- tant de la foule , il s'enfonça soudain dans l'une des allées sombres et solitaires qui mènent au grand bassin.

Paquita hésita un instant. Elle avait bien compris ce que lui demandait ce regard ; elle avait bien compris qu'il la sommait de venir au rendez-vous promis. Mais ne valait-il pas mieux qu'elle y manquât? Qu'allait-elle dire à Lorenzo? N'était-ce pas pour- tant le moins qu'elle lui avouât elle-même qu'elle n'était plus à lui? N'était-ce pas le moins qu'elle implorât son pardon, et lui dit adieu?

Irrésistiblement entraînée par ces remords et cette pitié de son cœur, voyant qu'elle n'était obsei-vée par personne, elle suivit Lorenzo.

Le jeune moine l'attendait au bout de Vallée.

' Femmes de Madrid.

PAQUITA. 4' 5

N'allons pas plus loin , lui dit-il d'abord , dès qu'elle fut près de lui; je vous remercie d'être venue, Paquita. Je ne devais pas vous espérer.

Lorenzo s'interrompit un instant; sa voix tremblait.

Oh ! vous savez donc?... dit Paquita.

Oui, je sais tout, reprit -il avec calme, je sais que vous n'avez pu vous conserver à moi ; je sais que vous êtes mariée ! vous le voyez , vous n'avez rien à m'apprend re.

La jeune femme avait baissé la tête et pleurait. . Ne pleurez pas , continua-t-il en lui prenant la main : je ne vous accuse point. Nous n'avons nul reproche à nous faii'e; je ne suis plus libre moi-même , j'ai fait mes vœux.

A ce moment on entendit des voix au bas de l'allée et des pas qui s'approchaient.

Nous ne pouvons nous entretenir plus long-temps ici sans danger pour vous et pour moi , dit Lorenzo, entraînant doucement Paquita dans une autre allée qui descendait au parterre; mais puisque nous devons renoncer l'un à l'autre , puisque nous devons nous quitter à jamais, avant de nous séparer, n'avons-nous pas quelques souvenirs à repasser ensemble? N'avons-nous pas d'au- tres adieux à nous dire? Dans deux jours je retouï'ne à Madrid et je rentre à mon couvent, dont j'espère bien ne plus jamais sortir; ce jardin que la foule remplit aujourd'hui sera demain désert ; voulez-vous m'y donner un dernier rendez-vous? Youlez-vous vous trouver demain soir , après le coucher du soleil , au bord du grand bassin , au pied de la montagne?

Oui , je viendrai, répondit-elle sans hésiter. ^

J'y compte , Paquita. Demain donc.

Demain !

Et prenant chacun une allée différente , ils redescendirent ait parterre.

Paquita marchait plus légère et moins oppressée que quand elle était venue. Enfin, cette soirée qu'elle redoutait si fort en en- trant dans le jardin, s'était passée sans orage. Elle avait revu Lo- renzo ! Elle lui avait tout dit, et il ne s'était montré ni furieux ni désespéré ! Il avait pris son parti. Il était raisonnable et résigné comme elle. Et puis c'était encore pour elle un grand soulagement

^l6 REVUE DES DEUX MONDES.

de savoir qu'il s'était engagé lui-même et séparé du monde. Ils étaient ainsi quittes l'un envers l'autre. Elle se sentait justifiée. Elle ne se trouvait plus coupable. Le rendez-vous qu'elle avait promis pour le lendemain ne l'effrayait pas ! Cet adieu devait achever de dissiper ses inquiétudes et assurer la paix de sa vie.

De son côté , Lorenzo revenait d'un pas rapide et pressé; mais je ne sais quel espoir éclairait son front pâle. Je ne sais quel éclair brillait sous son capuchon dans le regard perçant de ses yeux, noirs.

V.

Le lendemain du jour de la Sainte-Christine, vers sept heures du soir, un jeune garde du corps du roi, arrivant à cheval par la route de Ségovie , entra au grand galop à Saint-Ildeionse.

S'arrêtant bientôt à la porte d'une petite posada vis-à-vis de l'an- cienne manufacture de glaces , il mit pied à terre , parla bas quel- ques instans à l'oreille d'un mozo, ' auciuel il laissa son cheval, puis il gravit à la hâte les rues escarpées qui conduisent à la grande place.

Arrivé là, on le vit se promener assez long-temps les bras croisés devant la façade du palais.

La soirée avançait. Le soleil se couchait sur Ségovie dans des nuages de pourpre et d'or, et ses derniers rayons venaient frapper les croisées du château, dont les vitres reluisaient comme du feu.

Le jeune officier, dont le chapeau à cornes rabattues cachait presqu'entièrement le visage , tournait souvent la tête vers la grande grille de la place ; mais il ne semblait point que ce fût pour admirer la magnificence de ce coucher du soleil , c'était bien plutôt avec une impatience marquée , comme s'il eût trouvé la nuit trop lente à venir.

Sur la place , s'étaient cependant formés des groupes assez nombreux. C'étaient les promeneurs qui, de la route de Ségovie et de celle de Madrid, remontaient dans la ville, et venaient, avant de rentrer chez eux , écouter la sérénade que donne chaque soir la musique de la garde du roi.

' Valet , domestique.

IMQU TA. 4'7

Le jeune officier se tenait A l'écart près de la chapelle du palais , et semblait craindre d'être abordé et reconnu.

Enfin le soleil s'était entièrement caché derrière Ségovie. De larges nuages gris accouraient du couchant rapides et pressés , et gagnaient tout le ciel.

Le jeune homme jeta autour de lui un regard inquiet , puis il se dirigea précipitamment vers la porte du jardin il entra.

Sauf quelques factionnaires près delà grille et devant le palais, il ne s'y trouvait pas une ame. Tout était silencieux et désert.

Il traversa, presque en courant, le parterre et les allées qui le dominent ; puis quand il fut arrivé au bas de celle qui monte vers le grand bassin , il se trouva contraint de s'arrêter et de s'appuyer contre un arbre , tant il était essouflé , tant son cœur battait avec violence.

La Ivme, qui s'était levée , n'éclairait que bien faiblement le jar- dm à travers les nuées épaisses dont le ciel s'était voilé. A peine du bas de l'allée en eùt-on pu distinguer l'extrémité.

L'officier se remit en marche, et monta vers le grand bassin.

Une femme, vêtue de noir, était assise au bout de l'un des bancs de marbre blanc placés sur ses bords ; elle avait les bras croisés et la tète inclinée.

Au bruit que fit Te jeune homme en approchant , elle se leva , et apercevant l'uniforme d'un officier, elle parut vouloir s'éloigner; mais lui , saisissant soudain son bras :

C'est moi , dit-il à voix basse ; ne me reconnaissez-vous point, Paquita?

Vous , Lorenzo , sous cet habit! répondit Paquita tremblante de sui-prise , d'où vient que vous avez pris ce déguisement?

Je vais vous le dire ! Nous sommes bien seuls ce soir , et nous pouvons enfin causer en toute liberté ! Mais le vent souffle vers la montagne , je crains que vous n'ayez froid; voulez-vous prendre mon bras , nous marcherons un peu.

Paquita prit son bras , et ils se promenèrent quelques instans en silence sous les ormes le long du bassin. Enfin , Lorenzo s'arrêtant :

Mais ne comprenez-vous point pourquoi je viens ainsi dé- guisé, Paquita? s'écria-t-il. Vous êtes triste et silencieuse comme

4l8 REVUE DES DEUX MONDES.

s'il s'agissait entre nous d'un adieu véritable ! Un adieu! y étiez- vous donc résolue ? ou bien si vous y consentiez , aviez-vous pu

penser que je m'y résignerais , moi ?

Que voulez-vous dire ? expliquez-vous , Lorenzo. N'est- ce pas vous-même qui m'avez hier parlé le premier d'a- dieux et de séparation? et d'ailleurs , ne le faut-il pas , en effet , nous quitter? Ne sommes-nous pas malheureusement déjà séparés ?

Oh non! pas encore, au moins, dit Lorenzo avec passion et attii-ant la jeune femme sur son cœur ; non I pas encore. N'est- il pas vrai que tu ne le crois pas non plus , que nous puissions nous quitter et vivre l'un sans l'autre? Non! tu ne le croyais pas , ma Paquita! Ne vois-tu pas que je te viens chercher, que je t'emmène? Cet habit que j'ai pris favorisera notre fuite; j'ai des chevaux qui nous attendent; j'ai de l'or maintenant, je suis riche , viens donc. Dans quelques heures nous avons traversé la montagne , nous sommes à Madrid ; en quelques joui's nous som- mes hors de l'Espagne , libres , à nous pour toujours.

Etes-vous insensé , mon ami? dit Paquita, repoussant dou- cement le jeune homme , qui la pressait convulsivement dans ses bras. Oubliez-vous que je suis maintenant la femme d'un autre , et que vous appartenez à Dieu?

Oh non ! je ne l'ai pas oublié ; mais que nous iinporte ? Ces engagemens-là ne sont-ils pas nuls ? Quand nous les avons con- tractés, ne nous appartenions- nous pas l'un à l'autre? Ne perdons pas , mon amour , de précieux momens en de vains scrupules. Voici que déjà l'on nous attend dans la montagne. Avant de re- joindre nos chevaux , nous avons presque une lieue à faire à pied. Oh! viens, partons

Mais vous m'épouvantez , Lorenzo ! Quelle fuite me propo- sez—vous là? Voulez-vous donc me perdre?

Oh! je t'épouvante , s'écria le jeune homme , serrant for- tement le bras de Paquita , je veux te perdre ! Mais tune m'aimes donc plus , malheureuse !

Vous payez mal la confiance que je vous ai montrée en ve- nant vous trouver seule ici à pareille heuie. Et cette violence

PAQOITA. 419

avec laquelle vous me traitez , est-ce que vous la prenez pour de l'amour?

Ôh! pardon , mon ange, dit Lorenzo, se jetant aux pieds de la jeune femme, et lui embrassant les genoux, pardon, si je m'emporte ainsi ! Mais ne voilà-t-il pas un an entier qu'ils me re- tiennent prisonnier loin de toi , comme un malfaiteur , dans une cellule ? Je me suis tant roulé sur ses dalles glacées , pour étein- dre un peu le feu qui me brûlait , que tout mon sang s'est retiré vers mon cœur, et qu'il y bouillonne indomptable et furieux. Oui, à force de me heurter le front contre les murs de leur cloître et les marches d'autel de leur église , à force de souffrir, je suis de- venu méchant et insensé ; mais n'as - tu pas quelque pitié de moi ? ne sais-tu pas quel est mon amour, et jusqu'où il me peut égarer ?

Mais ne savez-vous pas aussi quel est le mien? Est-ce que je ne vous le prouve pas assez par cette entrevue coupable que je vous ai accordée à l'insu de mon mari ? me voici venue de Ségovie , à pieds, seule, pour vous dire adieu, comme vous me l'aviez demandé! Que voulez-vous de plus? Exigez-vous donc que je déshonore mon époux , que moi , la fille de l'alcade, je vous sacrifie, je ne vous dis pas mon honneur, mais le sien , mais son existence , mais celle de toute ma famille ?

Oh! je n'exige rien, j'implore, je supplie, dit le jeune homme en sanglotant, et baisant les pieds de Paquita ! J'en appelle àtamémoire, à notre bonheur passé. Souviens-toi donc de l'avenir que nous nous étions promis , souviens-toi que nous nous étions juré de ne vivre qu'ensemble !

Qu'y faire, mon ami? le ciel ne l'a pas permis. Sa volonté a été plus forte que la nôtre ? Il nous réunira quelque jour hors de ce monde ! jusque-là, ensevelissons dans nos cœurs nos souve- nirs et nos espérances. Soyons malheureux, mais résignés. Allons, relevez-vous , Lorenzo ! Voici qu'il est tard. Mon absence sera remarquée. Sortons de ce jardin. H y a loin d'ici à Ségovie. Je n'y puis retourner seule , reconduisez-moi ; tout le temps de faire ce chemin , nous serons encore ensemble!

Non , ce n'est pas cette résignation qu'il me faut , s'écria Lorenzo , qui s'était relevé , et se promenait à grands pas sur le

420 REVUE DES DEUX MONDES.

bord du bassin , se tordant les bras j se fiappant la poitrine ; elle est au-dessus de mes forces ! ne t'imagine pas que je vais te ren- dre à ton mari , Paqulta I Tu me suivras , ou bien nous mourrons ici , nous mourrons tous les deux ! Voilà le chemin que nous ferons ensemble ! Veux-tu que nous mourions , Paquita ?

Il dit ces derniers mots à voix basse en se rapprochant d'elle.

La jeune femme poussa un cri , et se laissa tomber évanouie sur le banc de marbre auquel elle se trouvait appuyée.

Les nuages s'étaient de plus en plus épaissis. La nuit était som- bre et froide. Au travers des murmures confus du vent qui soufflait dans les pins , et des chutes d'eau qui se précipitaient de la mon- tagne , on entendit vaguement sonner l'heure à l'horloge du châ- teau.

Dix heures déjà! s'écria Lorenzo désespéré. Dix heures! et à dix heures nous devions nous trouver près des ruines de Bai-

sai m !

Il se pencha vers la jeune femme. Elle avait perdu connais- sance. Elle était étendue, aussi froide que le banc de marbre sur lequel elle était couchée.

Lorenzo éperdu lui frappa dans les mains , puis la portant au bord du bassin, il lui jeta de l'eau au visage. Elle ne revenait point à elle.

La tête du jeune homme s'égarait. A genoux , les mains jointes près de Paquita, il l'appelait par les noms les plus chers, il la suppliait de rouvrir les yeux.

Vois , c'est moi , c'est ton Lorenzo, réveille-toi, mon amour! Oh! viens! il est tard, vois-tu; oh! viens, partons. On nous attend !

Et il pleurait , et il s'arrachait les cheveux. Paquita demeurait étendue sur les dalles qui bordent le bassin, immobile et glacée.

Oh ! mon Dieu , que faire ? s'écria Lorenzo d'une voix alté- rée ; mais il faut qu'elle vienne! Mais je vais l'emporter ainsi sans connaissance! au moins si je l'amène vivante jusqu'à Balsaim , je lui trouverai des secours.

Alors il prit la jeune femme dans ses bras et se dirigea vers le n\ur ruiné qui ferme le jardin au pied de la montagne. Il songeait

PAQUIïA. ^21

sans doute à escalader cette clôture. C'était d'ailleurs le chemiu le plus court pour arriver sur la grande route. Et puis il évitait aiusi de passer devant les sentinelles de la porte , et il n'avait point à tra- verser la ville.

La tête échevelée de Paquita était penchée sur l'épaule de Lo- renzo, qui marchait avec rapidité. Ce mouvement , ou bien la fraî- cheur du vent qui soufflait au front et dans les cheveux de la jeune femme , la rappela à la vie.

Lorenzo sentit que quelque chaleur avait ranimé le corps tout à l'heure glacé de sa maîtresse. Il se trouvait au bout du bassin. Il s'arrêta et la posa doucement à terre , debout, adossée contre un saule dont les branches tombaient dans l'eau.

Elle ouvrit enfin les yeux , et regarda autour d'elle d'un air égaré.

Je suis près de toi , ne crains rien , dit Lorenzo , lui prenant les mains.

Elle tressaillit, et les lui retirant avec effroi :

Vous me faites peur, dit-elle ù voix basse, qui ètes-vous ? que me voulez- vous?

Oh! ne vois-tu pas que je suis ton Lorenzo? ton Lorenzo que tu aimais tant, et qui t'est venu chercher pour être heureuse avec lui! Es-tu mieux maintenant, mon amour? Si tu ne te sens pas la force de marcher , oh ! je te porterai bien dans mes bras jus- qu'à Balsaïm ! Mais viens ! au nom de la sainte Vierge , viens !

Et il s'avança comme pour l'étreindre encore ; mais elle, détour- nant la tête , et d'un bras s'attachant au tronc du saule , tandis qu'elle le repoussait de l'autre :

Eloignez-vous , cria-t-elle avec l'accent d'une profonde ter- reur ; vous voulez m' emmener pour me tuer , je n'irai pas avec vous, je ne veux pas; laissez-moi.

A ces derniers mots , le jeune homme avait fait un pas en ar- rière. 11 avait croisé les bras et baissé la tête. Il demeura quelques instans ainsi en silence. Enfin tout d'un coup , il porta la main à son épe'e qu'il tira.

Oh ! oui , dit-il alors avec la résignation du désespoir, je vous laisserai, Paquita ! je ne vous enlèverai point de force, allez, ce n'est pas vous non plus que je tuerai , c'est moi; mais avaiU que je meure ,

TOME VIII. 5;<S

/|.22 REVUE DES DEUX MONDES.

dites-moi donc au moins mie parole douce et miséricordieuse? Vous, dont je retrouve le cœur si dur et si impitoyable, dites- moi donc que vous me donnerez , quand je ne serai plus, peut- être une larme, un souvenir. Souffrez qu'en tombant je baise encore une fois vos pieds, et quand je vais les arroser de mon sang , reconnaissez donc votre amant , appelez-le une fois encore votre Lorenzo.

Et comme , l'épée à la main , il s'allait jeter à ses genoux , elle qui avait vu l'acier briller, et passer tout près de son cœur, saisie de terreur , et comme insense'e :

Non , je ne vous connais point , cria-t-elle , non , je ne vous connais point ! Yous êtes un assassin qui m'avez attirée ici pour m'égorger ! eh bien ! tuez-moi.

Ah I tu ne me connais point , misérable femme ! cria Lo- renzo furieux et hors de lui. Tu ne me connais point! Eh bien! meurs donc , puisque tu l'as voulu. C'est en effet toi qu'il faut punir et non pas moi.

Et , s'élançant vers elle , il lui plongea son épée jusqu'à la garde dans le sein.

Paquita tomba sur le bord du bassin en poussant un faible cri.

Les nuages épais qui avaient couvert le ciel pendant la soirée, venaient de se déchirer ; la lune apparut au sommet de la mon- tagne , l'éclairant soudain tout entière.

Lorenzo se tenait debout, la jeune femme étendue, immobile à ses pieds.

Il se jeta à genoux près d'elle.

Est-ce qu'elle est morte ? cria-t-il.

Et il se pencha sur elle , comme pour écouter si elle respirait encore.

Oh ! oui , elle est bien morte , dit-il d'une voix étrange , et il se mit à rire honùblement.

Puis , d'un rapide mouvement , il arracha l'épée qui était restée dans le corps de la jeune femme , et la retira toute sanglante.

Alors il la regarda quelques instans , il en examina la pointe attentivement, il la toucha du doigt.

Assurément il se disait que cette lame n'était point trop émous-

PAQUITA. 4^3

sée ; qu'elle était assez bonne encore pour percer un cœur ,pour le tuer lui-même. Sans doute il allait se la plonger aussi dans le sein. Mais tout à coup une autre horrible idée passa par cette tête in- sensée !

Non ! non ! s'écria-t-il , jetant son épée au loin , à travers les arbres. Puisqu'elle ne veut point venir avec moi , cette fille respectueuse et soumise , cette fidèle épouse , il faut que je la ra- mène à ses parens et à son mari.

Prenant soudain alors dans ses bras le corps ensanglanté de Pa- quita , il le chargea sur ses épaules , et se dirigea vers le mur ruiné du jardin. Il le franchit facilement , puis il gagna le chemin deSégovie, marchant rapidement, sans s'arrêter, sans que le cruel fardeau qu'il portait , ralentît un instant son pas.

C'est que l'égarement de son esprit avait rendu bien des forces à son corps débile et exténué.

Minuit sonnait à l'horloge de la cathédiale , comme il entrait dans Se'govie. Toute la ville était silencieuse et d^eite. Il passa sous les arcades du grand aqueduc, et courut droit à la rue San Esteban.

Arrivé devant la maison de l'alcade , il s'arrêta , sans déposer pourtant à terre le corps de la jeune femme.

Les croisées de la maison étaient ouvertes. On voyait de la lu- mière dans les appartemens. C'est que toute la famille y était sur pieds , en proie à de mortelles inquiétudes , bien naturellement excitées par l'absence et la disparition de Paquita à une heure aussi avancée de la nuit.

Seigneur alcade , cria fortement Lorenzo, seigneur escri- bano, voici votre fille, voici votre femme, voici la seîiora Pa- quita que je vous ramène.

A ces paroles , à ce nom que chacun entendit dans la maison , on courut aux fenêtres, on descendit précipitamment.

Que le ciel vous bénisse, seigneur officier! dirent en même temps plusieurs voix, comme la porte s'ouvrait.

Et un homme s'élança avant tous les autres vers Lorenzo.

Oh ! vous êtes le mari de la senora Paquita, vous ! lui dit

/j/J KEVUE DES DEUX MONDES.

Loren/0 à voix basse ; tenez , la voici , je vous la rends. C'est une honnête et fidèle épouse que vous avez !— Par malheur, je l'ai

tuée.

Et il lui mit dans les bras le corps inanimé de sa femme.

Don Inigo poussa un cri horrible , et tomba avec elle sur le pavé!

Lorenzo se tenait debout , les bras croisés , et riait.

Il se laissa saisir sans résistance par les gens de la maison , qui l'eussent tué ^ si l'alcade ne se fût interposé.

On avait bien vu d'abord qu'il n'y avait pas même de procès à faire au malheureux.

Six mois après cet événement , Lorenzo mourut à l'hospice des fous de Tolède.

A. FONTANEY.

ORIGINE

DE

L'EPOPEE CHEVALERESQUE

DU MOYEN AGE.

ONZIÈME LEÇON Y" ARTICLE '.

(&IS(DIFIPia(DII 12^ IBiaiSniI^^I&SSIDlS»

César Nostradamus a , comme tout le monde sait , composé des vies des troubadours : elles fourmillent d'erreurs prodigieuses , mais elles contiennent aussi diverses notices précieuses, soit pour l'histoire générale de la poésie provençale , soit pour la biographie des poètes provençaux. Ce mélange de faux et de vrai , de cuiieux et d'absurde, se trouve au plus haut degré dans un article consacré à Richard Cœur-de-Lion , roi d'Angleterre. Suivant l'historien provençal , ce roi fameux devrait être compris au nombre des troubadours. Allant à la croisade, il se serait arrêté à Marseille, à la cour du comte Raymond Bérenger ; il aurait appris l'idiome des troidjadours, et se serait exercé à l'écrire.

La princesse Eléonore, une des quatre filles du comte, celle

' Voyez les livraisons du it et i5 septembre, celles du i5 octobre et i<^r novembre.

426 BEVUE DES DEUX MONDES.

qui, un peu plus tard, devint reine d'Angleterre, en épousant Heni'i III , aurait envoyé à Richard un beau roman provençal sur les amours de Blandin de Cornouailles et de Guillaume de Mi- ramas , son compagnon, et sur les prouesses de l'un et de l'autre, en l'honneur d'Yrlande et de Briande, dames d'une incomparable beauté.

A prendre cet article à la lettre , il renferme autant de bévues et d'anachronismes que d'assertions, et personne jusqu'ici ne pouvait guère avoir l'idée d'en tirer le moindre parti pour l'his- toire littéraire du midi de la France. Il en est autrement aujour- d'iiui , que son exactitude est constatée sur un point essentiel, sur l'existence d'un roman provençal intitulé Blandin de Cornouailles et Guillaume de Miramas. Ce roman se trouve en manuscrit à la bibliothèque de Turin. M. Raynouard en a reçu une copie scru- puleusement collationnée avec le texte , et c'est sur cette copie que j'ai pu prendre connaissance du roman.

Si l'infante Eléonore de Provence envoya à un prince anglais le roman dont il s'agit , ce ne fut certainement pas à Richard Cœur- de-Lion, qui était mort bien avant qu'elle ne vînt au monde. Si, d'un autre côté , comme on n'en peut douter , ce prince entendait le provençal et l'écrivait , ce n'était assurément pas à Marseille , ni d'une princesse provençale qu'il l'avait appris ; c'était à Poitiers, dans la société des meilleurs troubadours de son temps.

Mais la méprise de Nostradamus sur ce point tient à peu de chose, et n'est point difficile à rectifier. Un prince anglais , neveu de Richai'd Cœur-de-Lion , Richard de Cornouailles , allant en Syrie à la tète d'une croisade en 1 240 , s'embarqua effectivement à Marseille , et il n'y a rien que de très-vraisemblable à supposer qu'il s'arrêta quelque temps à la cour de Raymond Bérenger , et qu'il y vit la princesse Eléonore, qui put aisément lui offrir le ro- man dont il s'ap,it.

J'irai plus loin , et j'avancerai comme une conjecture très-plau- sible , que ce roman était l'œuvre de l'infante , et avait été com- posé par elle en l'honneur d'un jeune prince du sang de Richard Cœur-de-Lion , qui , plus encore par sa bravoure que par sa nais- sance et par son nom, rappelait ce héros de la clievaleric. L'ou-

GEOKFROI ET BKL'iN ISSENDE. 4^7

wage dont il s'agit est à tous égards pitoyable , au point qu'il n'y a guère moyen de l'attribuer à un poète de profession , si mauvais qu'on le suppose. En 1 0,405 époque vers laquelle fut écrit ce poème, l'épopée provençale était déjà sans doute fort déchue de sa forme et de sa grâce premières ; mais on peut s'assurer qu'elle ne l'était pas au degré que marquerait le roman en question , si l'on voulait en conclure quelque chose relativement à l'état général de la poé- sie provençale à cette époque. Un pareil ouvrage n'était certaine- ment qu'une témérité d'enfant ou d'écolier, essayant de faire de la poésie sans la moindie lueur de vocation poétique. Le plus grand mérite de cet ouvrage est d'être fort court , et le résumé n'en sera pas long.

Blandin de Cornouailles et Guilhaume ou Guilhot de Miramas sont deux vaillans chevaliers de la Table ronde fort liés d'amitié , et qui vont ensemble en quête d'aventures. Réunis ou séparés, ils en mènent bravement plusieurs à fin ; ils tuent des géans , dé- livrent des demoiselles , couchent dans les forêts , chez des ermites, et finissent par trouver un oiseau qui leur chante en langue hu- maine et leur indique de belles aventures, qu'ils se mettent aussitôt à chercher. La plus merveilleuse de toutes , celle qui cou- ronne les auties , est réservée à Blandin , le véritable héros du poème . Il délivre par trois exploits miraculeux la princesse Briande du sommeil auquel elle était condamnée par je ne sais quel malin enchantement. A peine est-elle éveillée et a-t-elle vu son libéra- teur, qu'elle en devient éperdument amoureuse, lui inspire un égal amour , l'épouse , et donne Yrlande , sa sœur , pour fennue au compagnon de Blandin.

Des aventures de ce genre peuveist intéresser par la grâce et le charme des accessoires et des détails : ici , tout est de la même fa- deur et de la même platitude , tout absolument , la diction , les détails , les accessoii'es et le fond ; et je ne me figure pas d'homme à qui tout cela ait pu plaire , si ce n'est le jeune Richard de Coij nouailles, en supposant, bien entendu, comme je l'ai fait, que le poème fût composé en son honneur par une aimable et belle prin- cesse , destinée à devenir reine.

Un second roman provençal de la Table ronde , dont le texte

428 REVUE DES DEUX MONDES.

s'est conservé jusqu'à nous, est intitulé Jaujfre ou Geoffroi et Brunissendc de Montbrun. Il existe de ce roman deux manuscrits complets , tous les deux du treizième siècle , et appartenant à la Bibliothèc|ue du Roi. Il n'est pas besoin d'admirer cet ouvrage , ni d'en faire un grand cas , pour affirmer qu'il est à tous égards infiniment supérieur à celui dont je viens de parler. Il eut aussi beaucoup plus de célébrité. Il fut, à ce qu'il paraît, traduit de bonne heure en catalan. Muntaner y fait expressément allusion dans son intéressante chronique , et le cite de manière à faire sup- poser qu'on le mettait de son temps au même rang que Lancelot du Lac. Une marque encore plus certaine de la renommée de ce roman , c'est que le héros en fut admis de bonne heure parmi les héros classiques de la Table ronde. Le plus distingué des poètes romanciers de l'Allemagne , à la fin du douzième et au commencement du treizième siècle , Wolfram-von-Eschenbach , nomme deux ou trois fois J offrait , parmi les champions de la cour d'Arthur, et l'on ne peut douter que cette désignation ne se rap- porte au héros de notre roman provençal.

Rien ne marque avec précision l'épocfue fut composé ce roman ; mais on trouve sur ce point , dans l'ouvrage même , des indices fort approchant de l'exactitude. On y trouve un morceau tout lyricjue dans lequel l'auteur, s'abandonnant à ses réflexions, fait un magnifique éloge d'un roi, aucjuel tout annonce qu'il avait dédié son œuvre. Or, ce roi est Pierre II d'Aragon, qui com- mença à régner en 1 194, et fut tué en i2i3 à la fameuse bataille de Muret, gagnée par Simon de JMontfort. Le roman fut donc écrit au plus tard en 1 2 1 3 , mais il dut l'être encore plus tôt. En effet , le roi célébré comme un patron par le poète est désigné par ce- lui-ci comme étant fort jeune , et depuis peu de temps chevalier, circonstances qui ont toute l'apparence de se rapporter à la fin du douzième siècle plutôt qu'au commencement du treizième. II n'y a donc point d'invraisend) lance ù comprendre le roman en question parmi ceux de la seconde moitié du douzième siècle.

Quant à l'auteur, fidèle au système des romanciers originaux du moyeu âge, il ne se nomme ni ne se désigne d'aucune façon , et il n'y a pas moyen de le deviner. Ce que l'on peut dire de plus

GEOFFROI ET BRUNISSENDE. 4^9

probable , c'est que ce fut quelqu'un des nombreux troubadours que Pierre II attira à sa cour , et qu'il admit dans son intimité , et peut-être le fameux Giraud de Borneilli. C'est du moins celui que je nonamerais de préférence parmi tous les autres, si j'étais obligé d'en nommer un. Dans ce cas , on peut bien affirmer que le talent de Giraud était beaucoup plus lyrique qu'épique , mais toujours est-il qu'une composition susceptible d'être attribuée à Giraud de Borneilh ne saurait être dépourvue de tout mérite.

Je donnerai d'abord une idée du fond et de la marcbe de l'ac- tion. Il n'y faut pas chercher un intérêt bien vif, ou d'un ordre élevé ; mais elle ne manque pas d'agrément , et ses incidens variés sont assez ingénieusement groupés autour d'une aventure prin- cipale à laquelle ils aboutissent et concourent tous , comme à leur terme et à leur but.

A une des fêtes solennelles de la Table ronde , le jeune Geof- froi se présente à la cour d'Arthur pour être fait chevalier de la main du roi. II A-enaità peine d'obtenir cette faveur, lorsqu'un chevalier inconnu , en armure complète , entre à cheval dans la salle du festin , regarde un moment les chevaliers dont elle est pleine , puis tout d'un coup frappe de sa lance un de ceux qui se trouvaient le plus près de la reine Genièvre , et l'étend mort aux pieds de celle-ci. Cela fait, il s'en retourne, et regardant fière- ment le roi Arthur : « Mauvais roi , lui dit-il , c'est pour te honnir que j'ai tué ce chevalier; et si quelqu'un de ceux que voici veut venir à ma poursuite, il n'a qu'à demander Taulat de Richemont. C'est ainsi que je me nomme, et je te promets , chaque année, pa- reille visite à pareille fête. »

Tous les chevaliers de la Table ronde s'émeuvent pour aller à la poursuite de Taulat et punir l'affront sanglant fait au roi Artliur. Mais Geoffroi , à qui le roi a promis un don , en le faisant cheva- lier , réclame et obtient la faveur d'aller à la poursuite de Taulat et de le châtier comme il mérite.

Il s'arme au plus tôt, s'élance rapidement sur les traces de l'inso- lent meurtrier , et l'aurait sans doute bientôt atteint, si rien n'eût contrarié son désir ; mais , à peine engagé dans sa poursuite , il tombe dans diverses aventures qui retardent sa marche , et que je

43o KEVDE DES DEUX MONDES.

suis obligé de supprimer , malgré l'honneur qu'elles font à l'in- trépidité de notre jeune chevalier.

Il est au troisième jour de sa quête ; il a demandé à tout ce qu'il a vu des indices sur Taulat , et n'en a trouvé aucun. La nuit ap- prochait; le pauvre Geoffroi , mourant de faim , tombant de som- meil , meurtri par les coups d'un géant , triste de n'avoir pas de nouvelles de l'ennemi qu'il poursuit , se confiait à son cheval , sans savoir il était, ni il allait , lorsqu'il arrive à la porte d'un jardin dont les murs sont de marbre , et dont notre poète trace une assez longue description , que je vais traduire pour donner une idée de sa luanière de décrire.

<i II n'y a , dans le monde , arbre rare ni beau , dont il n'y ait plus d'un. Il n'est ni bonne plante, ni belle fleur, dont il ne se trouve foison ; et à la douce et suave odeur que l'on y res- pire , on croirait être en paradis. A peine le jour a-t-il failli , cjue tous les oiseaux du pays à une grande journée à l'entour viennent s'ébattre sur les arbres , et puis commencent à chanter jusqu'au jour si agréablement et si doucement, qu'il n'y a point d'instru- ment de musique qui plaise tant à écouter. »

Ce jardin appartient à une jeune dame non mariée, nommée la belle Brunissende , unique héritière d'une nmltitude de châ- teaux , dont celui dans lequel est situé le merveilleux jardin , est le plus beau. Il se nomme le château de Montbrun, et voici la description qu'en fait notre poète :

« Il y avait dans ce château grand nombre d'ouvriers , de bour- geois et d'hommes courtois , vivant toute l'année en joie et en soûlas. Il y avait des jongleurs de toute espèce, qui allaient toute la journée dans les rues , chantant , jouant et dansant , ré- citant de belles histoires , contant les prouesses et les guerres sur- venues dans les pays étrangers .

« aussi vivent des dames bien apprises, au gracieux langage, de bon accueil , aux belles manières , qui , quand on les requiert d'amour , savent bien parler et bien répondre , bien céder et bien se défendre. Ce château a huit portes , et à la garde de chaque porte veillent mille chevaliers , dont chacun aime vme dame qu'il lient pour la meilleure et la plus belle de toutes. Aussi sont-ils

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tous vaillans, avenans , preux et merveilleux chevaliers; car, pai l'amour, tout lioniine devient meilleur et plus brave , plus libéral et plus joyeux, plus emiemi de toute bassesse. »

De , le poète revient à Brunissende dont il se complaît à dé- crire la beauté sans pareille. «Mais, ajoute-t-il, il y a sept ans qu'elle est livrée au plus noir chagrin , dont elle a quatre accès par jour et trois par nuit ; accès violens jusqu'à l'extravagance , dans lesquels elle pleure , se lamente et crie si fort , que c'est mer- veille qu'elle y résiste : et il n'y a pas un habitant du château , vieux ou jeune , homme ou femme , chevalier ou vilain , qui ne fasse exactement la même chose cp'elle, cjui n'ait de même, et aux mêmes heures du jour et de la nuit, les mêmes accès de désola- tion. »

Geoffroi est , comme on voit , tombé en lieu étrange. Arrivé à la porte du beau jardin , il y entre , ôte le frein à son cheval , se jette sur l'herbe et s'endort aussitôt d'un sommeil que ne romprait pas le bruit du tonnerre.

Cependant l'heure était venue la belle Brunissende avait coutume de se retirer pour dormir ; elle était dans l'usage , avant de se mettre au lit, de prêter l'oreille au ramage des innombrables oiseaux de son verger. Mais cette nuit, à sa grande surprise, elle n'entend pas un seul gazouillement. C'est un signe certain , pour elle , c[ue quelque animal ou quelque chevalier étranger s'est introduit dans le verger , et elle donne aussitôt à son sénéchal l'ordre de descendre au jardin, et d'en chasser l'intrus, homme ou bête.

Le sénéchal obéit ; il trouve Geoffroi endormi , le réveille à force de le secouer et de le frapper, et lui intime l'ordre de se le- ver et de comparaître devant sa dame , pour lui rendre raison de la liberté qu'il a prise de s'introduire dans son jarcUn , et d'y efta- roucher les oiseaux. Geoffroi , très-mécontent d'être réveillé , re- fuse d'obéir. -dessus, un combat s'engage entre les deux champions ; le sénéchal est abattu , il va conter sa mésaventure à sa dame , et Geoffroi se rendort.

Un second chevaUer est envoyé pour exécuter l'ordre de Bru- nissende. Il est traité comme le sénéchal. Un troisième est traité

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plus mal encore ; car Geoffroi , furieux d'être sans cesse troublé dans son sommeil , et se figurant que c'est toujours par le même chevalier , veut mettre cette fois l'importun hors d'état de recom- mencer et le renvoie grièvement blessé.

Pour le coup , Brunissende , qui se croit insultée et bravée , ne contient plus sa colère. Elle envoie, contre Geoffroi, une multi- tude de chevaliers qui l'entourent , le garottent et l'amènent de- vant leur maîtresse. Tous les détails de cette scène nocturne du jardin sont pleins de grâce , de naturel et de vivacité.

Le pauvre Geoffroi, déposé, ou pour mieux dire jeté de tout son long et tout armé aux pieds de la belle dame de Monbrun , se lève sur ses pieds. Il était beau de taille; son haubert était magni- fique , son heaume bien poli et reluisant. Brunissende le regarde un moment et lui parle ainsi (je rendrai cette scène dans les termes même du romancier) : « Chevalier , êtes-vous celui qui m'a causé aujourd'hui tant de désagrément et d'ennui? »

« Dame , répond Geofïroi , je ne vous ai jamais fait de mal , et ne vous en ferai jamais. Je voudrais au contraire vous défendre de tout mon pouvoir contre quiconque vous en ferait. Vous ne dites point la vérité , reprend Brunissende. N'êtes-vous pas en- tré dans mon jardin, et n'avez-vous pas blessé mortellement un de mes chevaliers ? Il est vrai , dame , réplique Geoffroi ; mais la faute en est à ce chevaUer qui est venu me réveiller, en me frap- pant du bois de sa lance , et qui , deux fois abattu par moi , et m'ayant donné deux fois sa parole de me laisser dormir en paix , a osé me réveiller une troisième fois. Mais eût-il été encore plus im- portun et plus déloyal qu'il ne l'a été , je ne l'aurais point frappé si je l'avais su l'un des vôtres. Dites ce qu'U vous plaira , con- tinue Brunissende ; mais par tous les saints du monde, je suis sûre que vous ne me causerez plus aucun ennui , et avant la fin du jour qui vient, je serai vengée de vous. »

Geoffroi comprit à ces paroles qu'elle était fort en colère, et se prit à regarder attentivement son frais et blanc visage , sa bouche et ses yeux rians qui lui sont entrés dans le cœur. Il en est devenu amoureux au premier regard ; plus il la regarde , plus elle lui plaît ; iiioins il est épouvanté de ses menaces , plus il la

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voit cruelle pour lui , et plus il se sent de tendre vouloir pour elle.

« Assurez-vous de lui , crie Brunissende à ses chevaliers , et que demain on le pende , ou que l'on m'en fasse telle justice, que mon cœur en soit satisfait.

« Dame, répond GeofTroi, que toutes vos volontés soient faites, m'y voici pi'êt. Vos chevaliers n'ont que faire de me retenir : votre beauté est pour moi un lien beaucoup plus fort que tous les leurs ; puisque je vous ai fait à mon insu du mal et du dé- plaisir , vengez-vous-en , je ne prendrai pour me défendre ni lance ni épée. »

Brunissende, l'entendant si gracieusement pai4er , s'en étonne et s'en émeut , sa colère tombe , et l'amour la blesse à son tour au cœur. Elle pardonnerait à l'instant à Geoffroi si elle l'osait, mais elle a peur des médians discours. Elle ordonne donc qu'on le désarme et que l'on s'apprête à en faire justice ; mais tout en le menaçant encore , elle ne lui souhaite aucun mal pas plus qu'à elle-même.

« Dame , dit alors Geoffroi , daignez m'accorder une grâce qui vous coûtera peu. Quelle autre grâce puis-je vous accorder que de vous faire mourir bien vite ? demande Brunissende. Laissez-moi, répond Geoffroi; laissez -moi dormir encore un peu avant de mourir. » Là-dessus , le sénéchal prend la parole : « Cela ne peut vous causer aucun dommage , dit-il à Brunissende, laissons-le dormir, et ne le faisons pas mourir sans savoir d'où , ni qui il est ; car, parmi les hommes qui s'en vont par le monde, en quête de guerre et d'aventures , il en est qui sont de grands personnages et de haut rang.»

Brunissende est charmée du conseil , mais elle fait semblant de ne l'accueillir qu'à contre-cœur, et commande de bien garder Geoffroi jusqu'à nouvel ordre. Là-dessus, la dame de Montbrun jette sur le'prisonnier un regard qui lui fait bondir le cœur , et se retire. On dresse un lit à Geoffroi au miheu de la salle ; il s'y laisse tomber, et s'y endort , tandis que cent chevahers en armes autour de lui le gardent soigneusement.

Un grand silence s'établit alors dans le château , mais tous les

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yeux ne sont pas fermés de sommeil. Brunissende , tourmentée de son amour, tourne et retourne dans sa pensée mille craintes , mille espérances , mille résolutions diverses. Mais une crainte finit par dominer toutes les autres, c'est que son prisonnier ne s'échappe ; elle veut aller le garder elle-même , et s'habille dans ce projet.

En ce moment , la guette de la tour pousse un cri , et à ce cri tous les habitans du château et de la ville s'éveillant et se levant, se mettent à pleurer , à se lamenter , à se tordre les mains , à s'arracher les cheveux ; et le vacarme est tel , que Geofïioi , qui tout à l'heure trouvait la mort douce à la condition de dormir encore un peu, s'éveille. Il regarde autour de lui, et voit les cent chevaliers qui le gardent , hors d'eux - mêmes , criant , se démenant comme des possédés. Il se lève sur son séant : « Qu'a- vez-vous donc , chevaliers, dit-il, et que vous est-il arrivé pour, vous désoler si fort? »

A peine a-t-il fait cette question , que les cent chevaliers se jettent tous à la fois sur lui comme des furieux ; chacun le mal- traite , chacun le bat , le frappe de ce qu'il se trouve à la main . de bâton , de lance , d'épée , de couteau. Il n'y en a pas un qui ne veuille donner son coup , et plusieurs frappent à coups redou- blés comme forgerons sur enclume. GeofFroi aurait été tué vingt fois sans son armure , et s'il ne se fût bien enveloppé dans les draps et les couvertures de son lit. Mais tout d'un coup cette folle rage s'apaise , le calme , le silence renaissent , et les cent chevaliers, persuadés qu'ils ont tué GeofFroi , ou du moins l'ont mis hors d'état de se mouvoir , s'endorment tous profondément. GeoiFroi s'en aperçoit , et délibère en lui-même s'il fuira ou res- tera. Ce c|u'il vient de voir et d'entendre lui paraît quelque chose d'infernal , et il est bien tenté de fuir ; mais il songe à Brunis- sende , et se décide à rester.

Comme il s'arrête à cette résolution, la guette de la tour an- nonce qu'il est minuit. A celte annonce, tous les habitans du châ- teau et de la ville se réveillent, se lèvent de nouveau, et recom- mencent le vacarme de tout à l'heure. Autant en font les cent chevaliers, gardiens de GeofFroi. Quant à Geoffroi , il se garde

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bien cette fcws de répéter la question qui lui a attiré tant de coups et de meurtrissures : il reste bien coi dans ses couvertures ; mais, pour le coup , il ne doute plus que le château ne soit un repaire infernal , ses habitans des diables ou des créatures ensorcelées , et il n'hésite plus sur ce qu'il doit faire. Dès que le silence est ré- tabli, et qu'il entend dormir profondément ses gardiens, il se lève sans bruit, prend sa lance, son écu et son épée, et se glisse sur la pointe des pieds hors de la salle, trouve son cheval dans la cour, et s'éloigne au galop. Il se félicite vingt fois de son évasion, sur- tout lorsqu'au point du jour, et déjà loin du château, il entend de ce côté les mêmes cris , le même tumulte dont il a déjà été deux fois épouvanté.

Brunissende, qui n'a fait, toute la nuit, que rêver à la manière dont elle s'y prendrait pour retenir Geoffroi auprès d'elle, voit à peine le jour, qu'elle se lève pour aller savoir elle-même des nouvelles de son prisonnier. On se figure aisément sa douleur en apprenant qu'il s'est évadé. Elle donne au sénéchal et aux cent chevaliers qui l'ont si mal gardé une année entière pour le cher- cher et le ramener, et leur fait jurer, s'ils ne le trouvent pas, de revenir tous se remettre à sa discrétion.

Cependant Geoffroi, désormais assez loin du château, chevau- che paisiblement à travers la campagne, charmé du silence qui y règne. Mais sa satisfaction n'est pas de longue durée. A l'heure denone, un concert de cris lamentables, de hurlemens, de pleurs, de coups, de bruits divers, s'élève tout à coup du milieu des champs, de toutes les maisons, de toutes les cabanes. Geoffroi , plus étonné , plus éperdu que jamais, descend de cheval , et se tapit sous vm arbre, en attendant ce qui va arriver ; mais bien- tôt le tumulte cesse, il remonte à cheval, et poursuit sa route. Il n'avait fait encore que quelques pas lorsqu'il rencontre, au milieu du chemin, un bouvier menant une charrette char- gée de pain, de vin et de diverses viandes, et invitant à man- ger tous les passans qu'il rencontre. Il y invite Geoffroi , qui accepte , si pressé qu'il soit de s'éloigner de ce pays ensorcelé. Après un excellent repas, gracieusement servi à l'ombre et sur l'herbe fraîche, Geoffroi s'adresse au courtois bouvier, et lui de- mande qui il est. Le bouvier répond qu'il est le tenancier d'une

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haute et belle dame, envers laquelle il a contracté l'obligation de donner l'hospitalité à trente chevaliers, obligation qu'il remplit aujourd'hui de son mieux. Geofîroi demande quelle est cette dame : il apprend que c'est Brunissende. A cete réponse, il reste un moment en suspens; mais cédant enfin à la curiosité qui le presse: « Bel ami , dit-il au bouvier, pourquoi les gens de ce pays se lamentent-ils avec tant de bruit et d'extravagance ? Vilain , répond le bouvier , devenu tout à coup furieux , tu n'échapperas pas à la mort que tu mérites. » Et là-dessus il lui lance une hache qu'il tenait à la main, et qui, delà vigueur dont elle est lancée , va se briser sur l'ëcu du chevalier. Geoffroi, qui avait eu la précaution de monter à cheval avant de faire la péril- leuse question, s'enfuit à toute bride, poursuivi d'imprécations, d'injures, et à coups de pierre, par le furieux qui, voyant qu'il ne peut l'atteindre, revient sur ses pas, pi-end une grosse hache, met son char en pièces et tue ses bœufs. Geoffroi, qui s'est retourné pour voir cette extravagance, ne peut s'empêcher d'en rire, et poui'suit son chemin tranquillement et sans aventure jusqu'à l'heure de none, recommence l'étrange vacarme des lamenta- tions et des cris du pays.

Vers le soir, aux approches de la nuit, il rencontre deux jeunes damoiseaux revenant de la chasse, l'épervier sur le poing et les chiens en laisse, qui lui offrent l'hospitalité avec tant de grâce et d'empressement, qu'il ne peut les refuser, et se met à chevaucher sur leurs traces , causant , riant avec eux. Mais au moment du cou- cher du soleil, voilà que, de tous côtés, s'élève l'effroyable tu- multe dont il a les oreilles pleines depuis la veille,, et les da- moiseaux qui le conduisent se mettent à crier et à se désoler comme tout le reste. « Pour Dieu, barons, qu'avez-vous, leur demanda Geoffroi, et que vous arrive-t-il pour vous lamenter et vous démener comme vous faites ? »

A cette question, la rage s'empare de ceux à qui elle s'adresse. « Don traître, chevalier mal né, s'écrient-ils, tu te repentiras de ta curiosité. »> En parlant de la sorte, l'un lui lance à la figure sou épervier faute d'arme, l'autre prend un lévrier par les pâtes , et en frappe de toutes ses forces le malencontreux chevalier. Il pique des deux, et ils le suivent en l'injuriant et le menaçant. Mais , au

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bout d'un moment, les cris cessent, et les deux damoiseaux, su- bitement revenus de leur fureur, rappellent couitoisement Geof- froi. Celui-ci n'a garde de les écouter, et leur reproclieleur bru- tale extravagance. Toutefois ils lui font tant d'excuses et de priè- res, lui donnent tant d'assurances de ne plus lui faire aucun mal, qu'il cède de nouveau, et se remet en route avec eux. Seulement les deux damoiseaux le conjurent, et il leur promet de ne pas réite'rer sa question.

Au bout de quelques instans, ils arrivent à un châleau petit, mais agréable, elles deux cliasseurs présentent GeofFroi à leur père et à leur sœur, jeune et gentille demoiselle. Notre chevalier est accueilli et traité avec toutes les recherches de l'hospitalité la plus cordiale, si ce n'est que l'on élude diverses questions qu'il a bien envie et qu'il aurait besoin de faire.

Le seigneur de ce château était un brave et courtois chevalier qui avait été fort ami du père de Geoffroi , et fut charuié de faire connaissance avec ce dernier. Il voudrait bien le retenir quelque temps ; mais GeofFroi est si pressé de rejoindre Taulat, qu'il con- sent à peine à passer la nuit dans le château. Du reste , il la passe tranquillement et sans aventure. Le matin venu, il se remet en chemin , accompagné d'Auger et de ses deux fds, qui ne veu- lent omettre à son égard aucune marque d'amitié et de coui- toisie.

GeofFroi chevauche avec ses trois hôtes, satisfait d'eux, mais soucieux , taciturne , tourmenté de la curiosité de savoir la raison de tout le bruit et de tous les cris qu'il a entendus, ( t n'osant plus faire de question à ce sujet. Auger s'aperçoit de son embarras, et lui en demande amicalement la cause, en protestant de son dé- sir empressé de faire tout ce qui pourra le dissiper. Rassuré par cette provocation bienveillante , GeofFroi n'y tient plus , il demande de nouveau pourquoi les gens du pays crient et se lamentent si fort à certaines heures du jour et de la nuit. Mé- chant bâtard ! indigne chevalier ! c'est ta mort que tu as demandée, lui crie alors Auger en s'élançant sur lui pour le frapper et l'arrêter. Tenez, tenez-Je bien! crient à celui-ci ses deux fils, qu'il ne nous échappe pas ! Mais GeofFroi leur échappe d'un bond de son cheval; et en un clin d'œil hors de portée d'eux, il les regarde TOME VIII. 29

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se démener comme des possédés , et leur adresse de violens re- procbes sur leur folle et perfide conduite.

A ces reproches , les forcenés se calment, Auger lui fait des excuses, l'engage de la manière la plus pressante à le rejoindre, et lui donne sa foi de chevalier de répondre désormais pleinement à toute question qu'il voudra lui faire. Cette dernière parole , plus que toute autre, attire Geoffroi; il revient à Auger, mais non sans lui avoir fait auparavant répéter sa promesse.

La confiance ainsi rétablie , la conversation recommence : Geof- froi conte alors l'histoire de Taulat, et l'engagement qu'il a pris de venger sur ce féroce chevalier l'affront fait au roi Arthur, et demande les renseignemens nécessaires pour l'achèvement de son entreprise.

A travers toutes les questions qu'il fait sur ce sujet, il jette do nouveau celte autre question malencontreuse qui luia jusquici attiré tant de désagrémens.

A tout cela, Auger ne répond pas d'une manière directe, mais il indique à Geoffroi la personne qui doit y répondre; c'est une vieille femme qui demeure dans un château éloigné, et que Geof- froi trouvera aisément , grâce aux renseignemens et aux avis qui lui sont donnés à ce sujet.

Charmé de l'espoir qu'il a de savoir rencontrer enfin son ennemi, GeoftVoi dit adieu à ses hôtes, qui, connaissant bien la force de Taulat, ne sont pas sans inquiétude sur l'issue de son (întreprise.

Cependant Geofîroi, attentif aux indices qu'il a reçus, che- vauche jusqu'au soir à travers un pays sans culture, sans habitans, sans maisons ; il fait halte clans une prairie, et arrive le matin à une vaste plaine au pied d'une grande montagne escarpée. Au sommet de la montagne est un vaste et superbe château : la plaine est cou- verte de tentes et de cabanes de feuillée , et d'une tente à l'autre , il voit aller, venir, fourmiller des chevaliers. Il traverse le camp sans s'arrêter, et sans mot dire , selon la consigne qu'il avait reçue, arrive au château, descend de cheval, quitte son écu et sa lance; et voyant une petite porte sur laquelle sont peintes des fleurs de toutes couleurs, il entre par-lù dans une grande salle, au miheu

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de laquelle il voit un lit , et dans le lit un chevalier blessé , et de chaque côté deux femmes, dont le visage et l'attitude annoncent l'abattement et la douleur. L'une d'elles est jeune encore, l'autre vieille. Geoffioi s'approche de celle-ci pour lui parler. Elle va à sa rencontre : Pour Dieu, seigneu", dit-elle , parlez bas, pour ne point aggraver les souffrances du chevalier que voici étendu blessé dans ce lit.

G eoffroi annonce qu'il vient de la part d'Auger , et pourquoi il vient. Là-dessus la vieille femme se met à lui dire tout ce qu'il désire savoir.

Taulat est un chevalier d'une bravoure et d'une force extraor- dinaire , mais d'une méchanceté' monstrueuse , qui désole au loin les contrées voisines. Les chevaliers , logés dans les tentes de la plaine , sont de braves chevaliers qui ont osé se mesurer avec lui, dans l'espoir d'en délivrer le monde, mais ils ont été' vaincus, et sont retenus prisonniers par lui.

Mais nul n'a eu tant à soufti-ir de la scélératesse de Taulat que le chevalier étendu , si horriblement blessé sur ce lit. Taulat lui tua d'aboid son père , sans raison , et lui fit ensuite la guerre à lui-même ; il lui enleva une partie de ses terres , le blessa de plusieurs coups de lajice , le prit et l'enferma dans ce château écarté. Il y a sept ans qu'il est sur ce lit, ses plaies tou- jours vives , toujours ouvertes. Chaque fois cju' elles sont sur le point de se fermer, une fois par mois Taulat le fait prendre par ses valets et flageller de courroies noueuses , jusqu'à ce que le sang coule de nouveau de chacune de ses blessures.

Ce malheureux chevalier se nomme Mélian de Montmelier. C'est le seigneur de la contrée GeofFroi a entendu tant de lamentations et de cris , et c'est la destinée même du pauvre mar- tyrisé qui est la cause de ces lamentations et de ces cris. Il était si bon , si juste , si parfait en toute chose , que ses sujets l'ai- maient jusciu'à l'adoration. C'est en témoignage de leur amour, de leurs regrets, de leur compassion pour ses souffrances inouies, qu'ils pleurent et se lamentent tous plusieurs fois par jour; c'est un deuil extraordinaire qu'ils ont résolu de garder aussi long- temps que leur infortuné seigneur restera le martyr de la féro- cité de Taulat.

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Du reste , la vieille fenmie ne peut dire est Taulat pour le moment ; mais il vient sans faute chaque mois renouveler le supplice de son prisonnier, et il ne reste plus que Imit jours à passer jusqu'à l'époque certaine de sa prochaine visite. Geoffroi n'a donc qu'à revenir au bout de ce terme , il est sûr de rencontrer l'adversaire qu'il a tant cherché ; mais il ne peut l'attendre dans le château même, car si Taulat l'y trouvait, il ferait mourir ceux qui l'y auraient reçu.

J'ai poursuivi avec un certain détail le résumé de ce roman jusqu'au point central toutes ses parties se rattachent les unes aux autres pour ne faire qu'une seule et même action. Sur tout le reste, je suis forcé de m'en tenir à des indications très-som- maires : elles suffiront pour mon objet.

Geoffroi passe les huit jours qui restent jusqu'à celui de l'ar- rivée de Taulat , chez un vénérable ermite , dans une forêt il ne manque ni d'occupation , ni d'aventures , car il tue un énorme géant auquel il arrache la fdle de son ami Tanger, que le monstre avait enlevée ; il a un long combat avec un personnage infernal, un vrai démon sans chair ni os. Enfin arrive le jour de combattre Taulat. Les détails de ce combat sont assez dramatiques et assez intéressans dans leur genre ; Geoffroi , comme on se le figure aisément, en sort victorieux , mais il ne tue pas le vaincu; il est bien plus beau pour lui de l'envoyer à la cour d'Arthur demander le pardon qu'il ne mérite pas. Par sa victoire se trouvent délivrés tous les chevaliei's qui étaient prisonniers, et particulièrement Mélian , ce seigneur si horriblement martyrisé par Taulat. Je laisse à penser la joie des sujets de ce dernier et le renom de Geoffroi parmi eux.

Mais dans sa gloire, ce dernier est encore malheureux ; la pensée de Brunissende lui est revenue dans toute sa force et l'obsède plus que jamais. Il va se remettre prisonnier entre les mains de la belle dame , et Dieu sait si cette fois il est bien reçu, et s'il a des raisons de s'évader. Cependant plusieurs jours se passent sans que les deux amans osent se déclarer l'un à l'autre leur amour, et il faut que le bon Mélian, rentré dans la sei- Ijneurie de la* contrée , intervienne pour décider et avancer leur

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union. Il est convenu qu'elle aura lieu à la cour du roi Arthur, qui , après de si glorieux hommages reçus de Geoffi-oi , s'intéresse naturellement à son bonheur. Je vous fais grâce de quelques aventures merveillçuses qui viennent encore à la traverse de ce bonheur, et des fêtes brillantes au milieu desquelles se fait le mariage de nos deux amans à la cour de Cardeuil.

Comme tous les romans de la classe de la Table ronde, celui de Geoffroi est en vers de huit syllabes rimes par paires. Le style en est généralement élégant, et d'une aisance , d'une légèreté extraordinaires. Ce vers de huit syllabes a dans ce poème, comme dans beaucoup d'autres de la même époque, une allure précipitée, une impulsion qui entraîne , pour ainsi dire , les idées et les images du poète , et tend toujours à leur faire une sorte de vio- lence , à les exténuer, à les amollir par une expression trop abon- dante et trop facile. Aussi cette facilité dégénère-t-elle parfois en platitude ou en redondance. Avec ce petit vers qui se présente en quelque sorte tout fait , tout prêt à s'échapper avant d'avoir reçu l'empreinte de l'art, il est presque impossible au poète de prendre un ton un peu grave et soutenu , et, comme j'ai eu plusieurs fois l'occasion de le noter, l'adoption de ce mètre marque un com- mencement de décadence dans le sentiment de l'épopée et du style qui lui convient.

Un autre point qui caractérise le roman de Geoffroi , c'est la surabondance des détails lyriques. L'auteur s'est complu au ta- bleau des amours de Brunissende et de son héros, mais il ne met point ces amours en action ; presque tout se réduit à de longs monologues dans lesquels chacun des deux amans se con- temple coniplaisamment , minutieusement, se regarde, pour ainsi dire , soufFiir , comme cherchant des motifs de s'attendrir sur lui-même. Ces monologues ne sont guère qu'un centon élé- gant, ingénieux et délicat de tout ce que les troubadours avaient déjà chanté pour leur propre compte. L'invasion de ces chants ly- riques dans l'épopée était un autre symptôme de la décadence commencée de celle-ci.

J'arrive à une observation plus spéciale et plus importante sur ce roman de Geoffroi : vous aurez aisément observé , d'après le résumé que je vous en ai fait, la prétention , on pourrait même

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dire l'art avec lequel l'auteur a cherché à exciter la curiosité sur la cause de ces clameurs lamentables dont GeoftVoi est frappé dans le château de Montbrun et dans toute la contrée environnante , et vous aurez trouvé sans doute cette cause beaucoup au-dessous de votre attente poétique. Elle l'est, il est vrai, à raisonner d'après des principes d'art un peu généreux et abstraits ; mais, à la considérer dans la pensée de l'auteur et dans l'esprit de son temps , cette partie du roman en est la partie caractéristique et vitale.

Au fond de toutes ces aventures merveilleuses dont je n'ai in- diqué que la moindre partie, il y a une idée sérieuse et une idée qui se rattache à des faits réels. On pouiTait dire que l'auteur , bien que peut-être sans une intention expresse, et vaguement, a personnifié, dans Taulat,la force et l'autorité brutales, telles qu'on les voyait souvent à ces époques, opprimant et boulever- sant la société ; et dans Geoffroi , le génie de la chevalerie luttant contre cette force perverse. Mais une intention équivalente à cette idée , qu'il a certainement eue , qu'il a même suffisamment expri- mée, c'est celle de relever, d'exalter le caractère et la dcstine'e d'un chef féodal accompli. Voulant exprimer l'aniour d'une po- pulation entière pour nu tel chef, il n'a pas cru faire une chose ridicule en poussant jusqu'au merveilleux les démonstrations de cet amour; il a regardé le martyre périodique du bon Mélian par le féroce Taulat comme un motif suffisant de ces transports de douleur unanime , qui éclatent comme une sorte de frénésie et de folie. Or, ce motif naturel est certainement plus original et plus poétique que ne le serait tout autre, qui n'aurait que le mérite d'être plus merveilleux. H y a toujours, dans les grands monumens poétiques d'une époque, surtout d'une époque pleine de vie et de caractère , comme celle cjue nous avons en vue , quelque chose qui , même à l'insu du poète , et sans projet de sa part, révèle les idées et les tendances de cette époque.

Pour revenir ua instant au roman de Geoffroi , j'ajouterai aux considérations qui précèdent, une conjecture plus particulière qu'elles n'excluent pas, ou qui. pour mieux dire, les appuierait, si elle était juste. .Te serais tenté de croire que l'auteur, quel qu'il soit , de Geoffroi , a eu en vue , dans quelques personnages et quel-

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ques incidens de son roman, des incidcns et des personnages de son temps.

Ce qui me porterait à le présumer , c'est que plusieurs des noms de lieux auxquels il attache parfois les noms de ses acteurs, sont des noms de lieux réels et même très-connus dans le midi. Ainsi, par exemple, il y est question d'un chevalier nommé Estut de Vert-Feuil. Or , Vert-Feuil fut un château célèbre dans le dio- cèse de Toulouse. Il y a très-probablement, dans la description poétique que fait notre auteur du château de la belle Brunis- sende , quelque allusion au château de Monibrun, ancien château célèbre du Limousin, dont on voit encore aujourd'hui des ruines remarquables.

Il y aurait donc , dans le roman de GeolFroi , quelques données positives que l'auteur n'aurait fait qu'idéaliser , pour leur donner une couleur et des dimensions plus poétiques.

douziemie: xeçon.

CHRONIQUE DES ALBIGEOIS.

Après tout ce que j'ai dit de l'ancienne épopée provençale dans la vue d'eu constater l'existence et l'influence , il nie reste à faire connaître un monument très-remarquable qui confirme presque tout ce que j'ai dit là-dessus , et suffirait à lui seul pour en prou- ver les points les plus importans , s'ils ne l'étaient déjà par d'au- tres argumens et par d'autres faits. Il s'agit d'une histoire de la trop fameuse croisade contre les Albigeois , écrite en provençal par un auteur contemporain. On chercherait vainement à cette époque , je ne dis pas en ])rovençal , mais en quelque langue que ce soit , un ouvrage plus important pour le fond ou plus curieux pour la forme. Quant au fond , c'est une narration originale , sé- rieuse et vraie , d'une suite inouie de grands et tragiques événe- mens qui détruisirent la civilisation locale et spéciale du midi de la France , au xiii siècle. Quant à la forme , c'est une véritable épopée carlovingienne, tellement qu'il est impossible de concevoir qu'un tel ouvrage ait pu être composé ailleurs que dans un pays ayant une littérature, cette forme était déjà non-seulement con- nue, mais déjà consacrée, déjà vulgaire. Il faut de toute nécessité lui supposer des antécédens , des modèles : il est donc à lui seul la preuve de l'expérience d'une épopée provençale antérieure. Mais ce n est que son moindre nrérite : ce qui en fait un monument

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littéraire du plus haut intérêt , c'est cette combinaison intime , cette fusion de l'histoire et de la poésie , dans un seul et même but , pour un seul et même effet. L'auteur de cet ouvrage ne se nomme nulle part , et n'est point connu d'ailleurs ; mais il donne sur lui-même autant d'indices et de renseignemens qu'il en faut pour apprécier sa compétence et ses moyens d'information comme historien. A la manière dont il désigne son pays, on ne peut guère douter qu'il ne fût dans le comté de Toulouse , et peut-être à Toulouse anême. C'est du moins ce que l'on est porté à conclure de la précision minutieuse avec laquelle il décrit, dans l'occasion, l'intérieur et les dehors de cette ville , et des effusions d'admira- tion et de tendresse avec lesquelles il en parle fréquemment.

C'est probablement aussi à Toulouse qu'il avait assisté , comme il le raconte, aux fêtes du mariage de Raymond VI avec Eléonore, l'une des sœurs de Pierre II , roi d'Aragon , et qu'il avait vu ce jeune Roger, vicomte de Beziers, dont il devait, quelques années plus tard, raconter la mort tragique.

Notre historien anonyme n'embrasse point la suite entière de la guerre des Albigeois : son récit ne comprend que les événemens qui se passèrent de 1209 ^ 1219 inclusivement. Il avait certaine- ment vu lui-même une partie des choses qu'il raconte. Quant à celles qu'il n'avait point vues , il cite d'ordinaire les témoins d'après lesquels il en parle : or, ces témoins sont tous des hommes qui ne racontaient que ce qu'ils avaient vu faire , ou fait eux- mêmes ; ce sont ses compatriotes , ses amis, des personnages dont il avait tous les moyens possibles d'apprécier les paroles , les pas- sions , les sentimens.

Il y a quelques-uns de ces personnages que notre auteur se borne à désigner vaguement par leurs qualifications de prêtres , de chanoines , de clercs ; mais il y en a d'autres qu'il désigne par leurs noms. Tel est un maître Pons de Mala , prêtre de Navarre , envoyé par le roi de ce pays au concile dans lequel fut résolue la croisade contre les Albigeois. Tels sont encore un maître Nicolas^ et un prieur nommé Izarn , dont le bénéfice était situé dans le ))ays de Foix.

On ne sait rien des deux premiers, mais le troisième , ce prieur

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Izani, est connu, et d'une manière dont il n'est pas hors de propos de dire un mot ici. On peut le compter parmi les poètes pro- vençaux : on a de lui une très-longue pièce , intitulée Las noi^as del Heretge, la nouvelle de l'hérétique. C'est une réfutation en forme, et par même un exposé de l'hérésie albigeoise. La pièce est précieuse sous le point de vue historique ; mais elle attend encore, dans le manuscrit unique elle existe , un histo- rien qui sache en faire usage. C'est déjà une particularité assez curieuse que le point de contact que je viens d'indiquer entre cette pièce et l'histoire dont j'ai à vous parler.

La croisade contre les Albigeois commença en 1209, par le massacre de Beziers , suivi de la prise de Carcassonne et de l'u- surpation violente des états du vicomte de Beziers , au profit de Simon de Montfort , devenu dès-lors le chef de toutes les croi- sades subséquentes contre le comte de Toulouse et les Toulou- sains. — C'est en 1210, au fracas de ces premiers événemens de la guerre albigeoise , que notre anonyme commence à en écrire l'histoire ; et à dater de ce moment, il la poursuit jour par jour, désastre par désastre , scandale par scandale , sous toutes les impressions, au iniheu de toutes les clameurs, de toutes les misères , de toutes les stupeurs qui accompagnent ce méfait inouï de la force humaine. C'est annoncer assez que le tableau ne peut .guère manquer de couleur, de caractère et de vie, et nous ver- rons en effet qu'il n'en manque pas.

Seulement il ne faut pas s'attendre à y trouver d'un bout à l'autre le même sentiment personnel. L'ouvrage, commencé dans l'intérêt des croisés, continue et se termine par l'expression de la plus vive et de la plus énergique sympathie pour les populations livrées aux fureurs de la croisade. Mais ceci touche au fond même de l'histoire, et c'est un point sur lequel je reviendrai séparé- ment. Je passe tout de suite à l'examen des formes de cet ou- vrage : j'en examinerai ensuite la substance , l'esprit et les ca- ractères intrinsèques comme composition historique.

Il n'existe de cette histoire qu'un seul manuscrit, ayant autre- fois appartenu au duc de La Vallière, et faisant aujourd'hui partie

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de la Bibliothèque du Roi. ' L'ouvrage peut avoir de dix à douze mille vers, autant que j'en puis juger par aperçu. Les vers sont de douze , treize ou quatorze syllabes , avec deux accens obligés, l'un sur la sixième , l'autre sur la douzième. Tous ces vers sont groupés eu couplets ou tirades monorimes , terminées chacune par un petit vers de six à sept syllabes, qui , ne rimant point avec ceux de la tirade , s'en distingue doublement par cette absence de rirae et cette différence de mesure.

Ce demi-vers, par lequel se termine et tombe, pour ainsi dire, chaque couplet, est d'ordinaire repris et répété au début du cou- plet suivant , de manière à former de l'un à l'autre une sorte de lien matériel , une transition très-marquée à l'oreille.

Pour vous rendre ce mécanisme plus sensible , je vais citer cinq vers dont les trois premiers sont la fin , la clôture d'une ti- rade, et les deux autres, le début de la tirade immédiatement subséquente :

Ditz Arnaut de Cumendja gent avem espleilat : Oimais podem anar, car tant es delliivrat, Qu'intra sen l'apostolis.^ L'apostolls sen intra del palatz en un ort, Per defenre sa ira, e per penre déport.

Cette forme métrique est , dans toute son exactitude , celle des romans épiques carlovingiens; et notre historien déclare expressé- ment en avoir eu le modèle dans lui roman sur la prise d'Antioche par les premiers croisés, roman que j'ai cité connue l'un des plus anciens auxquels il soit fait allusion dans les chants lyriques des troubadours.

Notre auteur ne donne jamais à son ouvrage d'autres titres que ceux de Canzo ou de Gcsta, qui sont deux des titres consacrés des romans carlovingiens. Conséquemment à cette dénomination caractéristique , qui suppose un ouvrage destiné à être chanté , ou récité en public , notre historien ne dit pas un seul mot d'où l'on puisse conclure qu'il a des lecteurs en vue : c'est toujours à

' Man. delà Bibl. du Roi, foad Lavallière, n" 7988.

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des auditeurs censés réunis en cercle autour de lui , qu'il s'adresse, qu'il recommande l'attention , le silence, qu'il promet de grandes et belles histoires. Il va, sur ce point , jusqu'à indiquer que le son , c'est-à-dire, la cantilène sur laquelle doit ou peut être ré- citée son histoire , ou , comme il le dit , sa g-aste , sa chanson , est la cantilène de ce même roman d'Antioche, dont il reconnaît avoir imité les formes métriques. Voici comment il s'exprime à cet égard :

« Seigneur, cette chanson est faite de la même manière que celle d'Antioche ; elle se versifie de même et elle a le même son , pour qui le sait dire. »

Yoilà déjà bien des ressemblances, et des ressemblances bien marquées entre notre historien et les romanciers de Cliarlemagne. Elles ne se bornent pas : c'est encore à l'imitation de ceux-ci, que le premier a caché son nom et allégué un original imaginaire, dont il se donne pour le simple traducteur. Ce prétendu original aurait été , à son dire , un livre composé, je ne sais en quelle langue, par un savant clerc , nommé Guillaume , de la ville de Tudèle en Navarre. Ce clerc aurait été profondément versé dans la géomancie , et aurait par deviné et prédit , avant l'événe- ment , toutes les calamités de l'hérésie albigeoise et des croisades envoyées contre elle.

Il n'y a pas un trait, de toute cette fable, sur lequel notre his- torien ne se soit donné , à chaque instant, à lui-même les dé- mentis les plus formels; mais il n'est pas nécessaire de nous ar- rêter à ces démentis : nous savons d'avance que la fiction qu'ils contredisent est une fiction convenue , une simple formule épique, qui n'a pas besoin d'être réfutée.

Il serait surprenant que l'auteur d'un ouvrage tel que celui que je viens de citer , d'un ouvrage si fidèlement calqué sur les formes de l'épopée carlovingienne, qui respire en tant de choses l'esprit de cette épopée ; il serait, dis-je , surprenant que cet auteur n'eût eu sous les yeux , n'eût connu qu'une seule épopée romanesque, cette chanson d'Antioche, qu'il déclare avoir suivie comme mo- dèle, quant à la forme métrique. Mais il ne donne point lieu à celte surprise ; il fait fréquemment allusion à diverses composi-

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lions romanesques, dont il emprunte des comparaisons, des images, des réflexions. Il cite les prophéties de Merlin, le fameux enchanteur breton , et les aventures fabuleuses d'Alexandre. Mais les héros et les hauts faits qui lui viennent le plus souvent à la pensée , sont ceux des gueri'es contre les Sarrasins d'Espagne : ce sont Roland , Olivier et Charlemagne ; ce sont les amoui's de ce dernier avec Galiane, la fdle du roi Aigoland ; c'est la bataille de Roncevaux.

Parmi ces diverses fables citées par notre historien , et qui se rapportent , pour la plupart , aux parties connues du cycle car- lovingien, il y en a quelques-unes dont il n'est point fait mention ailleurs , et qui , à raison de cette particularité , méritent plus d'attention. Telle en est, entre autres, une sur la prise de la ville de Carcassonne par Charlemagne. D'après le romancier connu et cité par notre historien , Charlemagne aurait tenu cette place assiégée tout un hiver et tout un été , sans pouvoir la prendre ; il aurait donc levé le siège et serait parti pour aller conquérir l'Es- pagne. Mais aussitôt après son départ, les tours de Carcassonne se seraient d'elles-mêmes inclinées et courbées en son honneur, de sorte qu'à son retour d'Espagne , il aurait occupé la ville sans avoir besoin d'en faire le siège une seconde fois.

Enfin on trouve , dans notre historien , des traits qui consta- tent qu'il y avait dans le midi des fables ou des épisodes ro- manesques du cycle carlovingien , tellement populaires et si sou- vent répétés , qu'on les citait par manière de proverbes à propos des choses devenues ennuyeuses et importunes, à force d'être re- battues. Telle devait être je ne sais quelle chanson sur Aude la Belle , la fiancée de Roland , qui mourut de douleur en apprenant que le paladin avait été tué à Roncevaux. L'historien des Al- bigeois parlant d'une prédiction faite à ces derniers , par Folquet, évêque de Toulouse, conjointement avec l'abbé de Citeaux , et voulant dire que les hérétiques se moquaient d'eux , s'exprime de la sorte :

« Pour chose qu'ils prêchassent, les hérétiques ne les écou- « taient pas : bien loin de ; allons ! encore Aude la Belle , di- « saient-ils par moquerie. »

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Je bornerai ce que j'avais à dire de la forme de l'ouvrage que j'examine ; je crois en avoir dit assez pour prouver qu'elle est toute poétique , et pour parler plus précisément, toute épique, calquée sur celle des épopées carlovingiennes ; pour faire voir que l'ouvrage en question avait , comme ces épopées j une des- tination toute populaire, qu'ils étaient faits les uns et les autres pour circuler par la voix de la récitation et du chant.

De ces ressemblances , ou , pour mieux dire , de cette iden- tité de destination et de forme entre les romans épiques car- lovingiens et notre histoire albigeoise , on sera naturellement tenté de conclure que celle-ci doit avoir de même avec les pre- miers les lapports les plus marqués , en ce qui concerne la dic- tion. Cette conclusion est d'accord avec le fait. Le ton , la ma- nière , le style de notre auteur anonyme , n'ont rien de commun avec le ton et la manière des chroniques contemporaines , latines ou romanes : ils sont vraiment poétiques , vraiment épiques , bien qu'habituellement rudes , et parfois grossiers. Il est rare que notre historien-poète nomme les choses et les personnes sèche- ment et simplement; presque toujovus il y joint quelque épi- thète caractéristique, quelque trait pittoresque, quelque accessoire qui les particularise. Ainsi , pour citer quelques exemples , il ne nomme jamais Toulouse sans une épithète ou sans une phrase destinée à relever ce nom : c'est Toulouse la grande, Toulouse qui sied sur Garone , Toulouse, la fleur cl la rose de foules les cités. Un prelre est d'ordinaire un prêtre messe-chantant ^ un prêtre lé- gendier. Les Gascons sont mi peuple léger de pieds. Un des- trier, un cheval de bataille, est un cl\e\a\fcr-vestit, vêtu de fer.

Ce goût du pittoresque , ce besoin de frapper l'imagination ]iar des traits caractéristicpies, tantôt simples et naturels , tantôt plus recherchés et plus forts , se font remarcjuer dans les développe- mens du style , aussi bien cjue dans les termes isolés qui en sont les élémens. C'est ce cjue j'aurai l'occasion de monti^er par divers exemples; je crois toutefois bien faire d'en détaclicr ici même quelques-uns de très-courts , dans la vue spéciale de donner une idée du ton et de la diction de notre auteur, avant d'en venir à considérer ses caractères comme historien.

CHRONIQUE DES ALBIGEOIS. ^5t

S'il parle d'une année en mouvement , il la décrit marchant entre blés et ramée, c'est-à-dire à travers" les champs et les bois.

La guerre est le sujet dont il s'efforce le plus de donner des images fortes et variées. Voici comment, racontant l'un des trois sièges de Toulouse , il décrit le champ de IVIontolieu , à l'une; des portes de la ville , les deux partis se battaient fréquem- ment et avec beaucoup d'acharnement :

« Dans le champ de IMontolieu , a été planté un jardin cha- que jour il pousse et bourgeonne quelque chose : mais le rouge et le blanc que donnent les fleurs et les graines , c'est de la chair, c'est du sang, ce sont cervelles répandues par le glaive. , chaque jour , entre péché et merci , le ciel et l'enfer se peu- plent d'ames et d'esprits. »

Dans un autre passage, un seigneur du parti toulousain, décri- vant d'avance une bataille qui va se livrer, s'exprime de îa sorte :

« Et tellement entre eux et nous sera-t-il joué des lances , des massues et des épées , que nous nous ferons aux mains des gants de cervelles sanglantes. »

Je n'ai pas besoin de citer davantage pour constater ce que j'ai affirmé , que l'histoire dont je vous parle se rapproche autant de l'épopée carlovingienne par le ton et le style que par la forme générale. Mais , malgré sa forme et ses couleurs poétiques , c'est une histoire sérieuse , véridique, digne d'étude et de foi : il peut s'y trouver, et sans doute il s'y trouvera, comme dans toute histoire, des erreurs, des méprises, des incertitudes; mais il n'y a point de mensonge, point de fiction , rien d'imaginé à dessein pour plaire à des auditeurs, ni même rien d'invraisemblable. En faisant abstraction des formes poétiques de cette liistoire pour la comparer avec les histoires contemporaines , ot( le même sujet a été traité d'une manière plus simple ou plue austère, on s'as- sure qu'elle est d'accord avec ces dernières, quant au fond , à l'essentiel des choses , et que sur les points secondaires elle en diffère , on peut légitimement hésiter entre l'une et les autres.

J'aimerais à rapprocher ces diverses liistoires, cela serait même, à quelques égards, nécessaire ou convenable pour mon

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Je bornerai ce que j'avais à dire de la forme de l'ouvrage que j'examine; je crois en avoir dit assez pour pi'ouver qu'elle est toute poétique , et pour parler plus précisément, toute épique, calquée sur celle des épopées carlovingiennes ; pour faire voir que l'ouvrage en question avait , comme ces épopées i, une des- tination toute populaire, qu'ils étaient faits les uns et les autres pour circuler par la voix de la récitation et du chant.

De ces ressemblances , ou , pour mieux dire , de cette iden- tité de destination et de forme entre les romans épiques car- lovingiens et notre histoire albigeoise, on sera naturellement tenté de conclure que celle-ci doit avoir de même avec les pre- miers les rapports les plus marqués , en ce qui concerne la dic- tion. Cette conclusion est d'accord avec le fait. Le ton , la ma- nière , le style de notre auteur anonyme , n'ont rien de commun avec le ton et la manière des chroniques contemporaines , latines ou romanes : ils sont vraiment poétiques , vraiment épiques , bien qu'habituellement rudes , et parfois grossiers. Il est rare que notre historien-poète nomme les choses et les personnes sèche- ment et simplement; presque toujours il y joint quelque épi- thète caractéristique, quelque trait pittoresque, quelque accessoire qui les particularise. Ainsi, pour citer quelques exemples, il ne nomme jamais Toulouse sans une épitliète ou sans une phrase destinée à relever ce nom : c'est Toulouse la grande, Toulouse qui sied sur Garone , Toulouse, la fleur et la rose de toutes les cités. Un prêtre est d'ordinaire un prêtre messe-chantant , un pi'ùrc le- gendier. Les Gascons sont un peuple léger de pieds. Un des- trier, un cheval de bataille, est un c\\c.\a\fer-vestit, vctu de fer.

Ce goût du pittoresque , ce besoin de frapper l'imagination ]iar des traits caractéristiques, tantôt simples et naturels , tantôt plus recherchés et plus forts , se font remarf|uer dans les développe- mens du style , aussi bien que dans les termes isolés qui en sont les élémens. C'est ce cjue j'aurai l'occasion de montrer par divers exemples; je crois toutefois bien faire d'en détacher ici même quelques-uns de très-courts , dans la vue spéciale de donner une idée du ton et de la diction de notre auteur, avant d'en venir à considérer ses caractères comme historien.

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CHRONIQUE DES AI.IIIGF.OIS. 4^'

S'il parle d'une armée eu mouveuicnt , il la décrit marchant entre blés et ramée, c'est-à-dire à travers"le8 diamps et les bois.

La guerre est le sujet dont il s'eftorce le plus de donner des images fortes et variées. Voici comment, racontant l'un des trois sièges de Toulouse , il décrit le champ de Montolieu , à l'une des portes de la ville , les deux partis se battaient fréquem- ment et avec beaucoup d'acharnement:

« Dans le champ de Montolieu , a été planté un jardin cha- que jour il pousse et bourgeonne quelcpie chose : mais le rouge et le blanc que donnent les fleurs et les graines , c'est de la chair, c'est du sang, ce sont cervelles répandues par le glaive. , chaque jour , entre péché et merci , le ciel et l'enfer se peu- plent d'ames et d'esprits. »

Dans un autre passage , un seigneur du parti toulousain, décri- vant d'avance une bataille qui va se livrer , s'exprime de îa sorte :

" Et tellement entre eux et nous sera-t-il joué des lances, des massues et des épées , que nous nous ferons aux mains des gants de cervelles sanglantes. »

Je n'ai pas besoin de citer davantage pour constater ce que j'ai affirmé , que l'histoire dont je vous parle se rapproche autant de l'épopée carlovingienne par le ton et le style que par la forme générale. Mais, malgré sa forme et ses couleurs poétiques, c'est une histoire sérieuse , véridique, digne d'étude et de foi : il peut s'y trouver, et sans doute il s'y trouvera, comme dans toute histoire, des erreurs, des méprises , des incertitudes ; mais il n'y a point de mensonge, point de fiction , rien d'imaginé à dessein pour plaire à des auditeurs, ni même rien d'invraisemblable. En faisant abstraction des formes poéticjues de cette histoire pour la comparer avec les histoires conteniporaines , le même sujet a été traité d'une manière plus simple ou plue austère, on s'as- sure qu'elle est d'accord avec ces dernières, quant au fond , à l'essentiel des choses , et que sur les points secondaires elle en diffère , on peut légitimement hésiter entre l'une et les autres.

J'aimerais à rapprocher ces diverses liistoires , cela serait même, à quelques égards, nécessaire ou convenable pour mon

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objet ; mais il faudrait, pour cela, entrer dans des détails variés sur les historiens originaux delà croisade albigeoise, et c'est un sujet trop vaste pour mon but et pour mon plan. Tout ce que je puis vous dire des historiens dont il s'agit, c'est que tous furent des ecclésiastiques, hommes instruits pour leur époque, ayant écrit en latin, sinon avec élégance, du moins avec une certaine correction; sinon avec talent, du moins avec intelligence et véracité, partisans zélés et sincères de la croisade et de son héros, Simon de Montfort.

Les différences qu'il y a entre ces historiens et le nôtre sont nombreuses et aussi tranchées que possible : mais , encore une fois, elles ne portent point sur le fond des événemens ; elles por- tent sur la manière de les sentir et de les rendre. Les récits des premiers sont secs , abstraits, sans mouvement, sans vie, sans ca- ractère, destinés à un petit nombre d'hommes instruits, pour la plupart membres du clergé, qui n'y cherchaient guère que des formules de foi et de latinité. Ce sont des récits aussi savans, aussi relevés, aussi classiques que pouvait les faire alors le com- mun des hommes cultivés et lettrés.

Les récits de notre historien sont des récits souvent incultes et mal ordonnés, mais abondans, développés, entremêlés de traits qui peignent au vif les mœurs publiques et l'esprit des masses du peuple; des récits relevés de scènes dramatiques, sont vive- ment mis en jeu les passions, les idées et les intérêts des prin- cipaux personnages. En un mot, ce sont des récits populaires qui, avec l'incorrection, le désordre, la rudesse de tout ce qui est populaire, en ont aussi la vie, la vérité et l'énergie. Dans ce sens , encore bien qu'ils soient strictement vrais et d'accord avec les faits, on peut, néanmoins, dire qu'ils sont poétiques et même d'une poésie très-marquée.

La meilleure manière de justifier et de développer ce juge- ment, c'est de vous traduire quelques passages de l'ouvrage au- quel il s'applique , en les accompagnant, au besoin, des indices et des notices nécessaires pour en faire mieux apprécier le carac- tère historique ou poétique ; je choisirai de préférence ces pas- sages parmi ceux qui ont rapport aux événemens les plus graves et les plus célèbres de la guerre des Albigeois.

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Je prendrai les choses, en 121 5. A cette époque, Simon de Montfort, ayant gagné , sur le roi d'Aragon et le comte de Tou- louse, la fameuse bataille de Murot, dominait dans tous les pays qui avaient appartenu à ce dernier, de la rive droite duPihône aux Pyrénées. Un concile, tenu à IMontpellier par les légats d'In- nocent III , lui avait solennellement adjugé la souveraineté de ces contrées, et en avait déclaré le comte de Toulouse à jamais décliu. Mais cette décision ne pouvait être que provisoire ; elle devait être confirmée par le pajie Innocent III , qui , dans cette vue , et pour divers autres besoins de l'Eglise , convoqua à Rome, en i2i5, un concile général, qui devait être fameux sous le nom de concile de Latran. Le comte de Toulouse, Raymond YI, le comte de Foix et divers autres seigneurs dépossédés par Simon de Montfort et par les légats du pape, s'étaient rendus à Rome pour y solliciter la restitution de leurs états. Simon y avait envoyé, de son côté, pour faire valoir ses intérêts, son frère Guy; tous les prélats qui lui avaient adjugé à lui et aux siens les états du comte de Toulouse , se trouvaient aussi pour faire maintenir leur décision.

Ce fut une cause immense , une cause inouie , plaidée devant le pape Innocent III par les parties intéressées , les unes , puis- sances déchues, qui réclamaient contre la violence et la fraude ; les autres , pulsances nouvelles, qui demandaient à être main- tenues dans leur usurpation.

La violence et la fraude l'emportèrent : Simon de Monfort resta en possession du comté de Toulouse. Mais ce ne fut pas , à ce qu'il paraît , sans répugnance qu'Innocent III confirma la sentence de ses légats ; il avait été vivement frappé de ce qu'avaient dit pour leur défense les seigneurs dépossédés. Il aurait voulu tempérer jusqu'à un certain point la rigueur de la décision du concile, en pallier l'iniquité.

Le comte de Toulouse avait amené avec lui à Rome , et pré- senté au pape , son fils , Raymond YIl , âgé seulement de quinze ans. Ce jeune homme intéressa vivement , à ce qu'il semble , In- nocent III, par la grâce de ses manières, la vivacité de, son es-- prit, et les périls de sa destinée. Il le retint long-temps seul au-

TOME VIII. 3o

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près de lui lui fit, pour l'avenir , des promesses encourageantes, et lui réserva , en attendant, pour dédommagement de ce que l'on avait ôté à son père , la Provence entière , dont la moitié appar- tenait à la maison de Barcelonne et d'Aragon.

Les historiens ecclésiastiques de la guerre des Albigeois , qui en sont censés les historiens officiels, érudits , qui ont fait seuls jus- qu'à présent autorité dans le récit de cet événement, ces histo- riens ont à peine trouvé quelques mots à dire de cette monstrueuse intrigue politique dénouée ou tranchée, en i2i5, au concile de Latran. Ce n'est pas d'après eux que l'on pourrait s'assurer que cette assemblée de prêtres ne fut, en réalité, qu'un grand congrès / politique dans lequel les passions, les idées, les ambitions, les in- térêts matériels de l'époque furent un moment aux prises les uns avec les autres. Je rapporterai tout ce que dit là-dessus le plus spécial elle plus connu des historiens dont il s'agit, Pierre , moine de Vaux-Cernay , monastère de chartreux , dans le diocèse de Paris. Cela sera curieux à comparer avec la partie correspon- dante du récit de notre historien populaire. Voici comment le moine panégyriste de Simon de Riontfort et de la croisade des Albigeois parle du concile de Latran :

« Entre diverses choses dont il fut traité dans ce concile , il y fut traité de l'afïaire de la foi contre les Albigeois. Raymond, au- paravant comte de Toulouse, accompagné de son fds, et le comte de Foix , ces perturbateurs manifestes de la paix et de l'Eglise , étaient venus au concile demander la restitution des terres cju'ils avaient perdues par les armes des croisés et par la censure divine. Le noble comte de Montfort y avait de son côté envoyé son frère, Guy de Montfort, et d'autres savans et fidèles députés. Enfui il n'est que trop vrai qu'il y eut aussi certains hommes, et même ce qui est plus triste, des prélats, cjui, opposés à l'affaire de la foi, favorisèrent la tentative des comtes , pour se faire restituer leurs états. Mais le conseil d'Architofel ne prévalut pas , et le désir des pervers fut frustré. »

Le passage correspondant à celui-là dans l'historien populaire des Albigeois , a plus de quinze cents vers , et ce n'est pas à raison de cette particularité matérielle qu'il en diffère le plus ; c'est par

CHRONIQUE DES ALBIGEOIS. 4^5

le ton , le sentiment et le caractère du récit. Ce qui est à peine et vaguement indique dans la relation latine du moine lettré , se trouve, dans l'écrivaiii populaire, développé sans beaucoup cTe méthode, il est vrai, sans beaucoup de précision ni de clarté, mais avec la franchise la plus naïve , avec une multitude de détails et de traits caractéristiques , et de la manière la plus pittoresque et la plus dramatique. En supprimant le peu de plirases narratives que l'auteur a interposées çùetlà, entre les discours cpi'il fait tenir aux personnages qui figurent dans cette grande affaire, on aurait une scène , une vraie scène de drame , que l'art pourrait aisément développer , polir , idéaliser , mais dont Thistorien se garderait de vouloir adoucir ou retoucher aucun trait. Sans doute les dis- cours que notre historien met dans la bouche de ses interlocuteurs ne doivent pas être censés littéralement conformes à ceux qui furent réellement tenus ; mais ils doivent en être, pour la plupart, un écho assez fidèle , et tout ce qui s'y trouve d'inventé a été inventé dans le caractère et la situation des discoureurs. Les passions, les intérêts , les sentimens dont ils sont l'expression énergicjue et naïve , sont bien réellement les sentimens , les passions et les in- térêts en jeu dans cette prodigieuse intrigue. En ce sens , ils sont vrais , ils sont historiques , et il n'y en a peut-être pas un cjui , s'il n'a été sur les lèvres de celui à qui on l'attribue , n'ait roulé, n'ait retenti mille fois dans son ame.

Tout ce morceau dont je parle est beaucoup trop long pour que je puisse le traduire ici en entier , lors même que je ne voudrais montrer que cet échantillon de l'ouvrage auquel il appartient. Si donc je puis essayer d'en donner une idée, ce n'est qu'en l'a- brégeant dans diverses parties , qui perdront peu , ou parfois même gagneront à l'être. Du reste, ce que je traduirai, je le traduirai aussi fidèlement que possible , et sans chercher volontai- l'ement à dissimuler la rudesse d'expressions ou d'idées qui en sont un des caractères.

Pour bien sentir et bien apprécier tout ce morceau et tout ce qu'il y a de vraisemblance historique , même dans les détails dont la vérité ne peut pas être directement affirmée , il faudrait bien connaître tous les personnages qui y sont mis en scène ; il fau-

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drait les avoir vus agir précédemment. Mais ils sont trop nom- breux pour qu'il me soit possible de donner sur tous des notices même très-sommaires. Il en est un seul sur lequel je crois ne pas pouvoir me dispenser de dire ciuelques mots. C'est Folquet, l'é- vêque de Toulouse. Ce Folquet est le même que Folquet de Mar- seille , l'un des troubadours les plus distingués et les plus célè- bres, et l'un de ceux dont j'ai parlé avec quelque détail.

Au milieu d'une vie très-mondaine, très-animée, et, selon toutes les apparences, lieureuse, Folquet avait été pris d'un accès de mé- lancolie dans lequel il s'était fait moine au Toronet , monastère alors célèbre , dans le voisinage de Toulon. C'était de qu'on l'avait tiré en 1 2o4 , pour le faire évêque de Tovdouse , dans des circonstances difticiles qui exigeaient des vertus et des lumières qu'il n'avait pas. Par une singulière et déplorable destinée, il se conduisit, comme évêque, de manière à flétrir l'heureuse et inno- cente renommée qu'il s'était faite comme troubadour. Main- tenant voici le morceau il parlera.

Quand la cour est complète , grande en est (dans Rome) la rumeur.

Là, fut alors tenu concile

Par le seigneur pape , vrai chef de la religion ,

Par les prélats de l'église, qui y furent convoqués,

Par les cardinaux, les évêques , les abbés et les prieurs.

Par les comtes et les vicomtes de maintes contrées.

, fut le comte de Toulouse , avec son fils , le bon et bel ( infant ) ,

Qui, d'Angleterre, était parti avec peu de compagnons;

Bien et secrètement guidé par Arnaud Topina ,

Il avait traversé la France, par maints endroits périlleux.

Et s'en était venu à Rome, la ville d'où sort tout ce qui est sacré.

Jamais de mère ne naquit plus gracieux infant.

Plus sage, plus avenant, de plus gentilles façons.

Ni de plus noble lignage en aucune terre.

, furent aussi le comte de Foix , l'avenant et le preux ;

Arnaut de Vilamur, armé de cœur vaillant ,

Pierre Raymond de Rabestencs , le hardi ,

Et beaucoup d'autres encore, seigneurs puissans et résolus.

Qui défendront leur droit si on le leur conteste.

Et voilà que devant le pape, quand le moment en est venu,

«CHRONIQUE DES ALBIGEOIS. /^5n

Se lève le comte de Foix , qui a mainte raison à dire ,

Et qui bien la sait dire ,

Qui la sait dire avec prudence et sagesse.

Aussi , quand il se lève sur le pavé de marbre ,

Beau de personne, frais de visage, prêt à parler,

Toute la cour le regarde, et prête l'oreille ,

Et lui s'avance vers le pape, et lui parle avec révérence :

« Seigneur, vrai pape , de qui tout le monde relève ,

Qui tiens le poste et le pouvoir de saint Pierre ,

Et dois rendre à tous justice et paix ,

Seigneur écoute mes paroles , et me rends mes droits.

Je puis me justifier aisément, je suis prêt à jurer eu toute vérité ,

Que je n'aimai jamais les hérétiques ni aucun homme mécréant ,

Que je ne cherchai jamais leur société, ni ne les approuvai dans mon cœur.

Ayant été toujours soumis et fidèle à sainte église ,

Nous sommes venus à ta cour demander loyale justice ,

Moi et le puissant comte (de Toulouse) , mon seigneur, avec son fils ,

Que tu vois , beau , bon, sage et de tendre jeunesse.

Qui n'a pu ni dire, ni faire trahison ou fausseté.

Si donc on ne peut de droit l'accuser, ni avec justice le reprendre D'avoir failli ou péché envers chose vivante,

Je me demande avec grande merveille pourquoi ni pour quei saint (du ciel) Un homme juste supporterait de lui voir enlever son héritage ? Le puissant comte , mon seigneur, le seigneur de si vastes terres , S'est mis lui-même avec toutes ses terres à ta loyale merci; Il t'a rendu la Provence , Toulouse et Montauban , Et tous ceux qu'il t'a rendus ont été livrés aux tortures et à la mort , Au pire des ennemis, au pire des hommes , A Simon de Moutfort , qui les garotte et les pend , Qui les extermine et les outrage sans merci. Tout ce qui avait mis son espoir en toi, A péri, ou est en danger de périr.

Et moi-même, puissant seigneur, obéissant à ton ordre , J'ai rendu mon château de Foix, avec sa noble forteresse; Ce château si fort, qu'il se serait défendu du seul et de lui-même. tout abondait, pain et vin; chair et froment, coule au pied de la roche pendante une eau claire et douce à boire. Je t'ai rendu ma bonne chevalerie , mes luisantes armures , Et je ne craignais point de les perdre ; Il n'y avait force au monde (qui put me les ôter ) ! Le cardinal ( ton légat) le sait bien , il peut bien, s'il le veut, attester

458 REVUE DES DEUX MONDES.

Comment je lui livrai tout; et que si tout ne m'est rendu , Il n'y a plus d'homme que l'on puisse croire; Il n'y a plus de sincère et franche parole. »

Et Ik-dessus le cardinal se lève pour répondre en peu de mots ; Il s'en vient au pape , et lui dit avec révérence : <( Seigneur, en tout ce qu'a dit le comte , il n'a pas menti d'une parole ; Ce fut moi qui reçus le château , fort à merveille muni de tout ; Ce fut moi qui le livrai à l'abbé de Saint-Tiberi , A ce noble , preux et sage personnage , Qui, en ma présence, y mit sa garnison. J'atteste donc que le comte t'a fidèlement obéi et à Dieu. »

Alors se lève et se dresse ferme sur ses pieds , Tout prêt à répondre (Folquet) l'évêque de Toulouse. « Seigneurs, dit-il , vous avez tous entendu ce qu'a dit le comte, Qu'il s'est départi et tenu à l'écart de l'hérésie ; Et moi , je dis que c'est dans sa terre que l'hérésie A poussé le plus de racines ; Je dis que toute sa comté regorgeait d'hérétiques , Et ces hérétiques, il les a aimés , accueillis et agréés. La roche de Montségur fut fortifiée pour leur défense, Et le fut de son consentement. Sa sœur se fit hérétique à la mort de son époux , Et passa plus de trois ans à Pamiers ,

Oii elle convertit maintes personnes à sa perverse doctrine. (Et sache une chose , si tu l'ignores , seigneur pape) : ( Les croisés) tes pèlerins , qui avaient marché au service de Dieu , Qui pourchassaient les hérétiques, les exilés vagabonds, les routiers, Le comte en a tant massaci'és, tant taillés en pièces. Que leurs ossemens ont fait croûte sur la campagne de Montjoie ; Que la France en pleure , et que tu en es honni. Heureux encore ceux qu'il a tranchés par quartiers ! Mais de ceux qu'il a bannis, mutilés, aveuglés, Qui ne peuvent faire un pas , s'ils n'ont guide qui les mène , De ceux-là il en reste encore là-bas dehors, aux portes de la ville. Qui n'ont pas fini de crier et de se lamenter. Celui qui les a tués , tailladés , martyrisés , Ne mérite plus de posséder terres.»

A ces paroles, Arnaut de Yilamur (le hardi) s'est levé ; Tout le monde le regarde et l'écoute , Et lui, sans s'effrayer, parle fièrement:

CHRONIQUE DES ALBIGEOIS. 4^9

a Seigneurs , dit-il , si j'avais prévu qu'il serait parlé de notre cruauté ,

Qu'il en serait fait si grand bruit à la cour de Rome

( De ces pèlerins que l'on vous dit ),

Il y en aurait encore plus aujourd'hui sans nez , sans yeux (et sans oreilles). »

Pardicu ! se disent l'un à l'autre les auditeurs, voilà un fou audacieux. « Seigneurs , (reprend) le comte ( de Foix ) , l'évidence de mon droit , Ma loyauté et ma bonne intention me justifient pleinement ; Et si je suis jugé avec équité, j'ai gagné ma cause. Je l'assure de nouveau , je n'ai point aimé les hérétiques , ni les novices ni V [les parfaits.]

Je me suis, tout au contraire , offert et donné Sincèrement et de plein gré à Boblonne ( à ce saint monastère ) , sont ensevelis tous ceux de ma race , pour y être enseveli avec eux. Sur le fait de la roche de Montségur mon innocence est claire , Puisque je n'eus jamais droit ni pouvoir sur cette roche. Quant à ma sœur, si elle fut mauvaise femme et pécheresse , Je ne dois point périr à cause de son péché. Si elle habita sur ma terre , c'était son droit , Car le comte, mon père, avant de mourir, voulut Que si quelqu'un de ses enfans se déplaisait en pays étranger. Il revînt dans la terre natale , Y fût bien accueilli , et y eût son nécessaire. (Parle-t-on de ceux que j'ai maltraités?) Je jure par le Seigneur qui fut mis en croix, Que jamais bon pèlerin, ni vrai romieu, Cheminant en paix par les saintes voies, IVe fut par moi vexé, dépouillé ni occis, Ni arrêté en chemin par mes hommes de guerre. Mais les voleurs, les faux traîtres sans honneur, Portant celte croix qui a causé ma perte , Il est vrai que ni moi ni les miens n'eu avons atteint Aucun qu'il n'ait (aussitôt) perdu les yeux ou les pieds, la main ou les doigts . Il me plaît de ceux que j'ai tués ou tailladés ; Il me déplaît de ceux qui ont fui et m'ont échappé. Et cet évêque qui m'accuse si fort,

Je vous dis , moi , que nous avons été trahis en lui , Dieu et nous; Car le voilà , grâce à ses chansons mensongères , à ses vers doucereux , A ses propos subtils, polis et repolis. Grâce à nos présens avec lesquels il se fit jongleur. Et à son pernicieux savoir, le voilà eu telle puissance monté .

j

46o REVUE DES DEUX MONDES.

Que nul n'ose mot dire pour le contrarier.

S'il fut un moment moine en froc et abbé ,

Son monastère lui parut bientôt un lieu si noir,

Qu'il n'eut plus ni bien , ni paix qu'il n'en fut dehors.

Et depuis qu'il a été fait évèque de Toulouse ,

Partout le pays s'est répandu un tel feu,

Qu'il n'est plus (au monde) d'eau qui le puisse éteindre.

Déjà plus de dix mille créatures , grandes ou petites , ;

Ont perdu par lui la vie, l'ame et le corps;

Et par la foi que je vous dois , à ses œuvics , à ses paroles

Et à sa conduite, il ressemble plus à l'ante-Christ

Qu'à (légat et à) messager de Rome. »

« Comte , dit alors le pape , lu as fait à merveille Valoir ton droit, mais tu as un peu rabattu du nôtre. Je saurai ce qui t'est dii et ce que tu mérites , Et si je trouve que c'est justice , Ton château te sera rendu tel que tu l'as livré. Et bien que sainte église t'ait condamné , Elle te fera merci si Dieu a touché ton cœur; Car l'église accueille tout pécheur

Endurci, pervers, égaré et lié , quand elle le voit en détresse. S'il se soumet à elle et se repent de bon cœur.»

Puis s'adrcssant aux autres , « écoutez-moi tous , leur dit-il , ' Car je veux à tous rappeler ce que j'ai ordonné. J'ai ordonné à mes disciples de cheminer en pleine clarté , De porter (aux peuples) feu et eau , pardon et lumière , Douce pénitence, justice et charité.

Je leur ai ordonné de porter croix et glaive , et d'user sagement de l'un ou

[de l'autre,] Pour faire régner bonne paix sur la terre. Quiconque a porté ou prêché autre chose , Ne l'a point fait par mon ordre, ni selon mon désir. »

Là-dessus Raimond de Rocafols s'est écrié à haute voix : '( Seigneur, vrai pape, ayez merci et pitié D'un petit orphelin^ d'un pauvre enfant délaissé. Du fils de l'honoré vicomte de Beziers, livré aux croisés. Et à Simon de Montfort qui l'a fait périr. Noblesse et parage sont déchus du tiers ou de moitié, Le jour oîi à tort et par grand péché a été martyrisé un tel seigneur. Tel qu'il n'y a en la cour cardinal ni abbé ,

CHaONIQUE DES ALBIGEOIS. 4^1

Qui fût de meilleure et de plus chrétienne croyance que lui.

Mais puisque le père est mort et le fils déshérité,

Rends-lui sa terre , seigneur pape , et maintiens ta dignité ,

Et si tu ne la lui livres à jour fixe et prochain ,

Je te somme de restitution et de justice ,

Au jour du grand jugement , oîi nous tous et toi-même serons jugés. »

« Oh ! qu'il l'a nolftment requis ! se disent l'un à l'autre les barons « Ami , répond le pape, justice sera faite. » Et là-dessus il rentre dans son palais avec ses conseillers , Et les comtes restent dans la salle au pavé de marbre. Le pape rentre dans son palais, dans un jardin , Pour se distraire de son chagrin et se récréer un peu.

Cette première scène , si forte et si vraie , est iininédiateiueiit suivie d'une autre non moins intéressante , non moins dramati- que et plus importante encore sous le rapport historique. Cette fois le pape est seul avec ses prélats et ses ecclésiastiques , et un grand débat s'élève entr'eux , les uns parlant avec force et chaleur en faveur des comtes spoliés contre Simon de Montfort, les au- tres, au contraire, à la tête desquels continue à figurer Folquet, le troubadour-évêque, faisant tous leurs efforts , usant de toute leur habileté pour faire confirmer la sentence rendue au concile de MontpeUier, au bénéfice de Simon. Le pape Innocent III est représenté , dans ce débat , comme favorablement disposé pour les comtes spoliés, et comme convaincu qu'il y a eu, en toute cette affaire, des intrigues et des injustices dont il gémit; et cette conviction ressort vivement et à diverses reprises des discours que lui prête notre histoiien populaire. Cependant il cède à la majo- rité des évêques du concile et à la crainte des consécjuences fâ- cheuses que pourrait avoir, pour l'autorité et la dignité de l'é- glise, un retour sur les décisions prises au détriment du comte de Toulouse. Toute cette discussion, je le répète, est pleine de vie et d'intérêt ; il ne s'y trouve pas un trait qui ne mérite plus ou moins d'attention de la part de l'historien, même sur les points notre auteur vulgaire contredit, ou semble contredire des té- moignages accrédités.

Néanmoins je n'essaierai pas de traduire cette seconde scène,

^6?. KEVUE DES DEUX MOxNDEs.

suite et coiuplérnent de la précédente. Même très-abrégée, elle se- rait encore trop longue pour le cadre de cette lecture , et d'ailleurs je voudrais vous donner maintenant de notre historien un échan- tillon d'un autre genre ; il y a, dans le précédent, beaucoup plus de dialogue que d'action : je vous en citerai un,,où. c'est, au con- traire, la partie narrative qui est la plus déve||ppée ; et ce nouvel exemple, je le prendrai dans le récit du siège de Beaucaire, con- séquence immédiate et imprévue du concile de Latran.

Ce siège de Beaucaire fut l'événement militaire , sinon le plus important et le plus décisif, du moins le plus pittoresque et le plus singulier de toute la guerre des AU^igeois, et c'est un de ceux sur lesquels notre historien s'est arrêté avec le plus de complaisance et de détails.

Mais pour pouvoir vous donner une idée plus juste de ce mor- ceau remarquable, je dois le rattaclier par quelques mots à ses antécédens immédiats.

Comme je vous l'ai dit tout-à-l'heure, Innocent III, charmé de la grâce et touché du sort du jeune comte de Toulouse, le retint quelque temps auprès de lui après le départ de son père et du comte de Foix , il le combla de caresses, le rassura et l'encouragea par maintes paroles que l'histoire n'a point rapportées littérale- ment, mais qui furent sans doute pour quelque chose dans la con- fiance que le jeune prince prit dès-lors en sa destinée. Il avait été, comme je l'ai dit, décidé en concile que la Provence serait tenue en réserve pour lui, et lui serait donnée dès qu'il serait majeur, ou dès que le pape l'aurait jugé convenable.

Le jeune prince, à son retour de Rome, passa par Gênes, l'attendaient son père, le comte de Foix et divers autres seigneurs de leur parti , et ils s'embarquèrent tous ensemble pour Marseille.

A peine le jeune comte eut-il mis le pied sur cette terre de Pro- vence, qui lui était seulement promise et destinée sous condition, que de toutes parts, les villes, les campagnes et les châteaux se soulevèrent en sa faveur, le reconnurent sur-le-champ pour leur seigneur, et lui offrirent toutes leurs forces, pour commencer aus- sitôt la guerre contre Simon de Montfort. C'était de la part des Provençaux un mouvement généreux de sympathie pour les po-

CHUONIQCE DES ALBIGEOIS. 4^)3

pulalions d'outre-Rlioue, populations tic leur langue, de leurs mœurs et de leur civilisation, horriblement foulées aux pieds par Monfort et les croisés.

Le jeune comte n'hésita pas à se mettre à la tête de ce mou- vement, et pour déclaration de guerre à Simon , il mit le siège de- vant Beaucaire, la première place du comté de Toulouse, sur la rive droite du Rhône, alors occupée par une garnison du comte de Montfort. Celui-ci accourut avec toutes ses forces au secours de la forteresse dès qu'il la sut investie, et assiégea dans Beaucaire même les Provençaux qui assiégeaient le château de la ville ; château très-fort, situé sur un roc escarpé, inaccessible de plusieurs côtés. L'armée du jeune comte eut alors vme double tâche ; elle eut à défendre ses retranchemens contre Montfort, qui les atta- quait à chaque instant avec la vigueur qu'il mettait à toutes ses entreprises, et à presser la reddition du château, dont l'intrépide garnison se défendait avec un courage exalté par la vue des efforts que Simon faisait pour la délivrer. Soutenu et encouragé par les renforts qui lui venaient de tous côtés par le Rhône, des villes de Provence, le jeune comte triompha de tous les obstacles et força Simon de Montfort à se retirer, après avoir capitulé pour sa for- teresse.

Voilà le fond de l'événement longuement raconté par notre historien, trop longuement pour que je puisse traduire tout son récit. J'en choisirai seulement quelques-uns des passages les plus frappans et les plus caractéristiques, sauf à les lier à les éclair- cir au besoin par quelques observations.

Yoici d'abord comnient, après avoir raconté chverses particu- larités du siège de Beaucaire , déjà depuis plusieurs jours com- mencé par les Provençaux, notre historien décrit l'arrivée et les premiers actes de Simon de Montfort sous les murs de la ville.

Le comte de Montfort rassemble tous ses amis, Tous ceux à sa solde et à son loyer, de partout ils sont, Et s'en vient avec eux par chemins et par sentiers ; Ils chevauclient nuit et jour (par beau temps) et par orage. Jusqu'à ce qu'ils arrivent à Beaucaire et descendent sur le gravier ( du

[Rhcne.]

^(j^ REVUE DES DEUX MONDES.

Les seigneurs Guy, Aimery, Alard et Roger,

Avec leurs beaux bataillons sont arrivés les premiers,

Et les trompettes résonnent pour appeler les derniers.

Montfort regarde de toutes parts les murs, les clochers ( et la roche ) ,

Il voit ceux de la ville résolus et debout sous les armes,

Ses hommes assiégés dans la forteresse ,

Et au sommet de la grande tour, son enseigne qui flotte avec son lion ,

Et il devient tout noir de colère et de douleur.

11 ordonne à ses hommes de décharger les sommiers,

De planter les tentes et d'abattre les oliviers,

Et de s'établir tous par les jardins et les vergers.

Voilà donc Montfort en face de Beaucaire !

"V oilà un siège en dedans , un siège en dehors ;

Voilà une guerre fraude et droiture sont aux prises :

Mais Dieu sait bien de quel côté est le meilleur droit ,

Il sait qui aider et défendre.

C'est de ce même ton et avec cette même teinte de poésie dans l'expression, que l'auteur poursuit le récit du siège, avec des détails parfois obscurs et mal coordonnés , mais ayant tou- jours les caractères de la plus stricte vérité, et d'une vérité qui n'est que là.

Voici un des morceaux qui peuvent donner une idée de la situa- tion du parti toulousain dans Beaucaire, et de la confiance, tm l'enthousiasme avec lesquels il combattait dans sa position avesi- turée :

Au secours de la ville arrivent de nombreux défenseurs; Assaillis aussitôt en dedans par d'autres guerriers. Que fatiguent (tous ces assauts) et qui voudraient bien être ailleurs > Dragonet appelle le (jeune) comte, son seigneur, Et avec lui se réunissent au conseil les plus hauts barons. « Seigneur comte, dit Dragonet , il paraît bien que Dieu vous est en aide; Depuis votre retour de Rome, il a remis vos affaires en belle couleur, Et veut que vous recouvriez la terre de vos ancêtres. Voilà votre pire ennemi en perle et en déclin , Voilà la fraude et la fausseté réduites à l'ignominie. Je n'ai jamais vu sermon de faux sermoneur Qui ne fût à la fin reconnu pour mensonge ; Et au dire de ceux qui bieji pensent et entendent,

CHROJilQlJE DES ALUIGF.OIS. /|65

Mieux vaut encore être trahi que traître.

Mais par le corps de sainte Marie que j'honore et prie ,

Si vous n'êtes sage et preux , il n'y a autre chose à dire

Sinon que de noblesse et de valeur tout est perdu , graine et fleur.

Le comte de Montfort est homme de grande prouesse ,

De cœur, de hardiesse et de bon conseil.

Il fait ici dehors des engins de guerre une chatte pour nous effrayer,

Ce sont engins qui ne pourraient se mouvoir que par enchantement,

C'est œuvre d'araignée, c'est richesse perdue.

Mais son bélier a tant de puissance et de vigueur,

Qu'il tranche, brise et enfonce toute la porte;

Il faut mettre notre plus grande force ,

Il faut y porter nos meilleurs guerriers ,

Les plus hardis, les plus expérimentés , les plus vaillans. »

« Dragonet, dit le comte, il sera fait au mieux :

Cet honneur sera pour Guiraudet et Adhémar,

C'est lui qui gardera la porte avec ses hommes ,

Et vous serez avec lui , vous , Raymond de Montalban ,

Nicot de Vagor, Datil et Astor ;

Vous y serez nuit et jour avec les chevaliers exilés ,

Qui sont vaillans en ai-mes, bons hommes de guerre.

Et moi-même je serai pour vous secourir au besoin ,

Pour partager le danger.

Et voir quels seront les traîtres. »

« Francs chevaliers , seigneurs, dit Richard de Caron , Si le comte de Moutfort a l'orgueil et l'audace

De se présenter à la porte, défendons-nous si bien,

Et qu'il y coule tant de sueur et tant de sang,

Avec mélange da cervelles , que tout ce qui en échappera ait à pleurer.

« Seigneur, dit Pierre Raymond de Rabasteues,

C'est faveur que nous fait le comte de Montfort d'être venu ici ,

De ne point être allé ailleurs ;

Car il perdra ici étoile, raison et pouvoir.

]Nous sommes ici en joie, en grande aise,

En repos à l'ombre et au frais;

Le vin de Genestet nous arrive pour nous tremper les esprits.

Nous buvons en savourant, et mangeons avec plaisir.

Et eux sont dehors comme des misérables

Qui n'ont ni bien ni repos, qui pâtissent et languissent ,

Qui ont à supporter la fatigue , la poussière et la chaleur,

Et sont obligés de faire jour et nuit une guerre

^66 REVUE DES DEUX MONDES.

ils perdent les troupes d'hommes et les courans destriers ,

Qui leur attire la compagnie des corbeaux et des vautours ;

Et de tous ces morts ou blessés leur vient si terrible odeur,

Qu'il n'en est pas un d'eux, si beau qu'il fut , qui n'ait perdu sa couleur.»

Tandis que ceux de la ville délibèrent de la sorte , Les assiégés du Capitole paraissent aux vedettes, Et de la plus haute tour ils font voir au comte de Montfort Une enseigne noire avec des gestes de douleur.

Mais là-dessus les hérauts avec leurs ti'ompettes s'en vont par toutes les

[ tentes , criant] Que tous, grands et petits, prennent les armes, Qu'ils se couvrent eux et leurs chevaux de guerre , Parce que ceux de Marseille arrivent de grande hardiesse.

Et bien est-il vrai qu'ils arrivent : Au milieu de l'eau du Rhône, chantent les rameurs; Les premiers sur l'avant sont les pilotes; Les archers et les matelots sont aux voiles; Les cors et les trompettes , les cimbales et les tambours Font retentir et bruir le rivage et les champs. Les écus et les lances , L'azur, le vermeil , le vert et la blancheur, L'or et l'argent (des armures) mêlent leur éclat Avec celui du soleil et de l'onde courante. Les combattans prennent terre , piétons et cavaliers , Et marchent en grande joie et en plein jour. Leurs chevaux couverts et leur enseigne en avant , Les chefs criant de toutes parts : Toulouse ! Eu l'honneur du jeune comte qui recouvre sa terre, Et ils entrent tous à Beaucaire.

Il y a dans tout ce tableau, ce qu'il y a dans rouvrage entier, ce qui en fait le caractère propre , c'est-à-dire des particularités liistoric{ues empreintes d'un cachet frappant de vérité, et liardi- ment jetées sur un fond dont la teinte poétique rappelle toujours plus ou moins les romans épiques du cycle carlovingien.

Je citerai encore, en l'abrégeant un peu, un autre morceau qui vient à la suite et à peu de distance du précédent. Il nous reporte d'abord avi camp de Simon de Montfort, qui livre un der- nier assaut à la ville pour essayer encore une fois de délivrer le château, mais qui est repoussé. Le tableau se termine par une

CHRONIQUE DES ALBIGEOIS'. /[Gl

scène est peinte , dans toute son horreur, la détresse sont réduits les défenseurs du cliatcau. Il y a peut-être dans cette scène quelque chose qui frise l'invraisemblance ; mais rien ce- pendant n'autorise à la regarder conime une fiction de l'auteur. Ce n'est, selon toute apparence, que l'expression poétisée d'un fait vrai , dont notre historien dut avoir mille occasions d'être in- formé.

Voici le morceau :

De la plus haute tour du château , d'entre les créneaux aigus , Un routier se désole et s'écrie : « Nous sommes perdus pour Monlfort; Le jeune comte vaillant est venu à bout de nous ! » Et parlant ainsi , il montre de loin une nappe et une caraffe luisante , Pour signifier qu'ils ont mangé tout leur pain et bu tout leur vin ; Et le comte Montfort , qui comprend la chose , S'est assis en terre de chagrin et de colère ;

Mais après s'être (un moment) désolé, (il se lève) et s'écrie à haute voix : Aux armes ! et il est promptement obéi. Dans toutes les tentes le cri s'est répandu , Et il n'y reste pas un homme , jeune ni vieux ; Tous se sont armés, tous montent sur les destriers à longs crins , Et les voilà qui , au son des trompettes et des clairons aigus , Remontent sur la colline des pendus. « Seigneurs, dit le comte à ses chevaliers, Je dois bien me tenir pour ( chétif et ) confondu , Quand mon lion se plaint que la nourriture lui manque , Tellement que la faim le tourmente et que le courage lui a failli. Mais par la croix sainte , c'est aujourd'hui le jour Oii il sera abreuvé de sang et repu de cervelles. »

« Beau-frère , dit seigneur Guy, puissiez-vous dire vrai ! Car si nous perdons Beaucaire , votre lion perd le rugissement, Et notre renom à tous tombe à jamais.

Chevauchons à la bataille jusqu'à ce que nous soyons vainqueurs. » Ceux du château qui les ont vus ,

Prennent aussitôt leurs armes, leurs heaumes, leurs écus. Et voilà que sur la belle place, où. est le chemin battu , Commence des deux côtés le carnage , Commence la guerre.

La guerre commence et le jour est clair et beau ; Ceux de la ville sortent par troupes,

468 FxEVUE DES DEUX MONDES.

( Tous sortent ) ; nul n'y veut rester, ni petit garçon ni jouvencel ,

Il en sort plus de quinze mille ,

Bons guerriers , bien armés , beaux et bien courans ,

Et en avant des tentes, s'engagent une mêlée, des joutes , des tournois.

J'omets, pour abréger, la description de la bataille, qui n'a rien de bien particulier, et ne sort guère de la généralité et des lieux communs de ces sortes de descriptions dans les romans car- lovingiens. Il suflit de savoir que Simon de Montfort est re- j)oussé dans ses retranchemens par ceux de la ville ; il y a plus d'intérêt et d'individualité dans la suite.

Les deux partis se sont retirés de la bataille , L'un avec douleur, l'autre avec joie. Montfort le comte va se désarmer sous un olivier, Ses damoiseaux et ses écuycrs lui ôtent son armure. Mais Alard de Roissy est qui lui parle.

« Par Dieu , beau sire comte, fait-il, nous pourrions bien tenir boucherie, Nous avons tant gagné de chair en tranchant de l'acier, Qu'il ne vous en coûtera pas un denier, Pour, charger vos engins de guerre avec des cadavres. Nous en avons aujourd'hui beaucoup plus qu'hier. » Mais le comte a le cœur si aigre et si noir. Qu'il ne répond pas un mot, et qu' Alard n'ose plus rien dire. Ils restent toute cette journée en cet état, Puis les meilleurs guerriers se mettent aux guettes. Mais haut les défenseurs de la forteresse étaient en telle détresse. Que Lambert de Limoux les rassemble tous dans une salle. Pour conférer et délibérer avec eux. « Seigneurs , dit-il , notre situation à tous est la même : Nous aurons tous égale part de bien et de mal. Dieu nous a jetés en telle misère, Que nous souffrons plus qu'une ame d'usurier. De toutes parts , nuit et jour, les arbalètes et les pierreries Tirent sur nous (et battent nos murs), Nos coffres et nos greniers sont vides , Et de tout le blé du monde nous n'en avons pas un boisseau , Et nos chevaux sont si affamés , Qu'ils mangent avidement écorce et bois. Le comte de Montfort ne peut plus nous délivrer , . /,.;'•

CHRONIQUE DES ALBIGEOIS. 4%)

Et nous ne pouvons espérer d'accord avec le jeune comte. Y a-t-il pour nous chemin, voie ou sentier, Par nous puissions échapper à ce péril , A ce mal extrême , à ce souci mortel ?

C'est sur quoi je demande conseil d'abord à Dieu , puis à vous. » Guillaume de la Mothe est le premier à répondre : « Par Dieu , fait-il , beau sire oncle , quand la faim nous presse , Je ne vois d'autre parti pour notre soulagement , Si ce n'est de manger nos roussins et nos destriers. Bonne était la chair du mulet que nous avons mangé hier ; Nous avons cinquante chevaux à manger, Et quand le dernier aura été mangé , Que chacun de nous mange son compagnon : Celui qui se défendra le plus mal , ou qui se montrera lâche , Celui-là, par droit et justice, sera mangé le premier. » Mais là-dessus Raymond de Roche-Maure se bat les deux mains ensemble. Seigneurs, dit-il , j'ai délaissé l'autre jour mon vrai seigneur (Le comte de Toulouse) pour celui de Montfort, il est juste que j'en reçoive

[la récompense. Je demande à être ici le premier mangé. »

Après les autres, parla Rainier. « Par Dieu, seigneur Lambert, dit-il, nous ne ferons point pareille chose , Le conseil de Guillaume de la Mothe est conseil d'ennemi 5 Je ne saurais trouver saveur à chair d'homme. Mangeons nos coursiers arabes ^ et quand ils seront mangés, Alors au nom de Jésus-Christ le vrai Seigneur Recevons son saint corps véritable , Puis en fine armure à double maille. Sortons par la porte , descendons l'escalier, Et commençons alors telle guerre et tel carnage , Que la terre et la roche en demeurent vermeilles. Il vaut mieux mourir ensemble de fer et d'acier. Que de vivre déshonorés ou être faits prisonniers. « « Nous suivrons ce conseil, dit maître Ferrier; Pensons à nous défendre. »

Si longue que soit déjà cette analyse, je ne voudrais pas, mes- sieurs, vous y laisser sous l'impression de cet étrange épisode. Je vous citerai donc encore un court passage de notre historien. Je le prendrai parmi ceux il s'est livré franchement à l'expres- TOME viir. 3i

/[«O REVUE DES DEUX MONDES.

sion de son sentiment personnel sur les événemens qu'il raconte. Simon de Montfort fut tué, en 1218, au siège de Toulouse , qui s'était héroïquement et à de grands risques , révoltée contre lui. Ses restes furent portés et ensevelis à Carcassone, ce que notre historien raconte lui-même en ces termes :

Droit à Carcassone , on le porte ensevelir Au monastère Saint-Nizaire l'office est célébré pour lui. Son épitaphe dit , à qui la sait lire , Qu'il est saint et martyr, et qu'il doit ressusciter, Pour vivre et fleurir dans îa joie suprême , Et porter couronne dans le royaume éternel. Et moi j'ai entendu dire , et je dis , Que si l'on conquiert en ce monde le royaume de J.-C. Pour avoir tué des hommes, versé du sang, Perdu des âmes , autorisé des cruautés , Pour avoir cru de mauvais conseils , allumé des bûchers , Détruit des barons, honni noblesse et parage, Yolé des seigneuries, encouragé l'orgueil, Éteint le bien et fait briller le mal , Occis des femmes et massacré des enfans ; Je dis qu'il doit vraiment resplendir et porter couronne dans le ciel.

Il me faut finir, et j'aurais encore bien des choses à ajouter sur ce curieux monument, même pour n'en donner qu'une idée impar- faite. Il y a toutefois une considération pour laquelle je puis me dispenser d'en parler plus amplement , c'est la résolution je suis de publier prochainement le texte entier de ce monument , avec une version littérale et les éclaircissemens de tout genre qu'exige ou comporte cette publication.

Fauriei..

LETTRES PHILOSOPHIQUES

ADRESSEES

A UN BERLINOIS.

IX '.

DE LA DEMOCRATIE FRANÇAISE. M. DE LAFAYETTE.

Faris , 5 novembre i83o.

Que vous connaissez bien l'antiquité , monsieur , et que vous appréciez avec sagacité les causes qui ont précipité la li- berté romaine I Je crois, comme vous, que jamais usurpation ne fut plus nécessaire que celle de César : il succéda à la république devenue désormais impossible, et prit une place légitime entre Brutus et Jésus-Christ. Ne nous étonnons pas, cependant, si les Romains eux-mêmes ne portèrent pas un jugement aussi calme sur la dictature du vainqueur de Pompée : il faut laisser à chaque âge du monde ses impressions et ses vues, et l'humanité ne se- rait-elle pas appauvrie, si nous ne trouvions pas, chez les vain- cus, le glaive de Caton et le poème de Lucain? J'aime ce jeune Espagnol, qui s'essaie à vingt-cinq ans, dans une ébauche gigan- tesque, à dégrader la grandeur liberticide de César, et qui, ce- pendant, en dépit de son dessein, frappe avec Salluste, pour l'é- ternité, l'efligie du maître du monde. Mais, si l'on pouvait dou-

' Voyez le.s précédentes lettres dans les hvraisons antérieures.

^-12 REVCE DES DEUX MONDES.

ter de l'irrévocable chute de la république, regardez Rome après l'immolation de César. va-t-elle? que veut-elle? César était mort, mais la liberté n'en était pas plus vivante : avaient-ils changé leur siècle par un coup de poignard, Brutus et Cas-

sius ?

Si, après la mort de César, la liberté romaine ne peut se rani- mer, après la chute de Napoléon, la liberté française reparaît plus vive que jamais. C'est qu'entre Pharsale et Waterloo dix- huit siècles ont coulé. La France reprit instinctivement l'œuvre et l'idée de sa révolution ; spontanément elle voulut être libre; loin d'être allanguie par ce découragement qui cherche le repos dans la servitude, signe certain de la décrépitude des empires, à peine guérie de ses blessures, elle releva un front serein, et se tourna avec activité vers les occupations de l'industrie et de la pensée. Le libéralisme fut, pendant quinze années, l'expression politique de cette renaissance démocratique : Benjamin Constant en fut le tribun et le philosophe ; il soutint la liberté contre les violences et les erreurs d'un pouvoir qu'il vit tomber quelques mois avant sa mort, sous l'effort de la démocratie triomphante.

Qu'est-ce donc, monsieur, que cette démocratie française, vient aboutir aujourd'hui notre civilisation? Quelle en est la rai- son et quel en est le caractère? « Vous n'êtes ni Romains ni « Spartiates; vous n'êtes pas même Athéniens, dit quelcjue part « Rousseau aux Genevois. Laissez ces grands noms qui ne <c vous vont point. Vous êtes des marchands, des artisans, des « boui'geois, toujours occupés de leurs intérêts privés, de leur « travail, de leur trafic, de leur gain ; des gens pour qui la li- « berté même n'est qu'un moyen d'acquérir sans obstacle, et de « posséder en sûreté. » Les Français ne sont pas non plus, mon- sieur, une imitation classique des Romains et des Spartiates ; je ne crois pas que les Athéniens aient lieu de se plaindre, si parfois on nous a rapprochés d'eux : mais, enfin, nous sommes nous-mê- mes ; nous laisserons à l'antiquité ses grands noms, parce que nous avons nôtre. Napoléon, visitant le tombeau de Frédé- ric, ne voulut pas se parer de l'épée du Prussien; il avait la sienne.

LETTRES PHILOSOPlIigUES. /[']3

Entre toutes les sociétés de la république européenne , la France a toujours été la plus prompte à donner le gouvernement des choses humaines à la puissance de la pensée. Comparez, monsieur, les prétentions du protestantisme germanique à celles de la philosophie française au dernier siècle. Votre réforme religieuse s'est toujours tenue satisfaite de la liberté de conscience et de la franchise individuelle dans la spéculation métaphysique; elle n'a jamais conclu ni prétendu à la direction sociale : sur ce point, elle s'est toujours montrée modeste et négative. Au con- ti'aire, à peine émancipée, la philosophie française déclare son ambition ; elle pense, donc elle doit agir ; elle conçoit, donc elle doit réaliser ; elle est intelligente, donc elle doit régner. Voilà, monsieur, le secret de notre démocratie , voilà son titre et sa charte; après la révolution communale du douzième siècle, cjui racheta du joug la race franco-gauloise, l'esprit de la nation française commença un travail persévérant; on le voit humble à sa naissance, lent dans ses premiers progrès, inébranlable dans des résultats péniblement acfjuis, rapide dans la poursuite des conjonctures heureuses, employant tour à tour la patience qui lasse la fortune et le courage qui la force. De cette façon a été fournie la carrière qui sépare les insurrections des communes de Reims et de Vezelay de l'émancipation générale de 1789 ; l'in- telligence et le travail en ont marqué les jalons : la philosophie et l'industrie se sont levées connue des puissances, et ont conduit le peuple comme des colonnes de feu. Tout a subi une gravita- tion irrésistible : tout la subit encore; on n'élude pas plus les lois rationnelles du monde que les lois physiques ; seulement on les connaît moins, quelquefois même on les raille; mais ces déesses immortelles continuent de présider à nos destinées, et sont indiffé- rentes à cet athéisme qui supporte mall'examen de la droite raison.

La démocratie française a donc pour principes l'intelligence et le travail; elle a pour loi l'égalité : tous reconnaissent notre passion pour l'égalité : les uns pour la louer , les autres pour nous refu- ser le goût de la liberté même , et nous imputer les faiblesses d'une insatiable vanité. Mais quelle est la cause de cette propriété in- contestée du caractère national? Elle est, monsieur, dans cette

/(n/^ REVUE DES DEUX MONDES.

intelli.'>ence qui veut clie-nièine tout élever et tout niveler : le christianisme a proclamé l'ame humaine égale à l'ame humaine; la philosophie moderne a proclamé en France l'esprit humain égal à l'esprit humain dans son principe ; les différences consistent dans la manifestation ; cette égalité n'est pas seulement pour nous une conception métaphysique , elle est une réalité que nous vou- lons appliquer , c'est une croyance qui a toujours subsisté dans la conscience nationale. Voilà pourquoi, monsieur, la France a été l'adversaire impitoyable de la féodalité : elle opposa à un ordre ma- tériel, triomphe de la force, les victorieuses antipathies de la pensée; voilà pourquoi encore elle ne peut supporter les accidens de la naissance érigés en aptitudes sociales ; elle accorde tout à l'homme , rien à la race ; tout à la science et au courage , rien à la peine de naîlre; elle fera plier sous le poids des honneurs Cu- vier et Masséna, mais elle refuse tout aux lils qui dégénèrent. Tandis que l'Anglais, héritier du sang et des traditions germani- ques, s'enferme avec fierté dans son droit personnel , supporte et respecte toutes les inégalités héréditaires, consent à s'y plier , et se retranche dans sa condition comme dans une forteresse, le Français au contraire, faisant trop bon marclié de ses libertés in- dividuelles, poursuit les plaisirs et le charme d'une égalité sans laquelle 11 ne saurait vivre : il a besoin, pour respirer librement, d'une certaine familiarité avec ce qui le précède et ce qui le suit; il est plus sociable que personnel.

Ayant pour principes l'intelligence et le travail, et pour loi l'é- galité, la démocratie française, depuis quarante ans, cherche à ré- soudre le problème de l'association : la variété des constitutions politiques dont elle a fait l'essai n'a pas d'autre sens : notre société est en travail , elle multiplie les ébauches , elle brise les moules imparfaits , elle efface les mauvaises esquisses ; elle innove in- cessamment dans les formes plastiques de la sociabilité. Qu'est-ce à dire, monsieur? tout cela est-il arbitraire, fortuit et vain? Et les épreuves d'une nation n'ont-elles rien de plus raisonnable que les caprices et les jeux d'un enfant?

Pour résoudre le problème de l'association, il faut à notre siècle et à notre démocratie une philosophie progressive et nouvelle, on y tend , on s'y emploie.

LETTllES PUrLOSOPHlQUES. /jn5

La philosophie du dix-neuvième siècle sera encyclopédique coinuie toutes les grandes philosophies; mais, dans les premières pliases de sou développement, elle sera surtout une législation, une science sociale.

Ija législation aura pour corollaire l'économie politique qui se renouvelle de son côté ; l'école d'Adam Smith et de Say a porté tous ses fruits; l'égoïsme deMalthus ne sera pas fécond; les droits et les besoins tendent à se rapprocher : comme ailleurs la solu- tion sera dans l'unité. L'économie politique est à la législation ce que le corps est à l'esprit humain.

C'est donc, monsieur, le caractère original de la démocratie fran- çaise, de s'appuyer sur l'intelligence; elle n'est pas marchande , elle est agricole , industrielle , guerrière; elle songe à ses intérêts, mais elle a besoin d'un peu de gloire , pour relever son travail et pour assaisonner le pain qu'elle gagne ; elle a l'imagination vive etl'ame grande.

La démocratie française n'est pas la démagogie , elle est peuple , et non pas populace; comme elle se recrute et se soutient par le travail , elle n'estime pas plus l'oisiveté sous les haillons que dans les cours : elle tend à s'élever et non pas à descendre.

La démocratie française n'est pas uniquement la bourgeoisie : la révolution communale du xn= siècle constitua les bourgeois ; la révolution générale de 1789 a constitué le peuple. La bourgeoisie, cet état intermédiaire entre le gentilhomme et l'ouvrier, ne forme plus en France, depuis quarante ans, une classe isolée : elle s'est confondue à la fois avec l'aristocratie et les prolétaires ; cette fusion est excellente; elle est la véritable route qui nous mènera à l'unité morale de la nation française.

La démocratie française n'est pas dans l'exécrable nécessité d'ex- terminer ce qui reste d'aristocratie. On peut s'entendre entre gen- tilhomme et plébéien; il faut transformer la noblesse et non pas l'étouffer. Je ne désespère pas de voir la minorité aristocratique reconnaître un jour la majesté du peuple, parce que je crois à la puissance du la vérité.

Il faut y croire, monsieur, tout est là, et je veux aujourd'hui vous ])arler d'un homme dont toute la force consiste dans sa foi: M. de Lafayette. Si la France ne le comptait pas parmi ses citoyens.

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si M. de Lafayette était Anglais ou Américain , on ne manquerait pas de raisonnemens et de raisonneurs pour établir que jamais un caractère si persévérant et si droit n'aurait pu s'élever et grandir eu France, pays de la mobilité , terre toujours remuée et toujours ébranlée. Malheureusement, le lieu commun se trouve ici décon- certé : M. de Lafayette est un gentilhomme français; il eût été courtisan , s'il eût voulu prendre les grands airs de la tradition; ce noble qui depuis l'âge de dix-neuf ans s'est fait peuple avec bon- homie et dignité, qui a commandé des armées, et cultive ses champs avec la simplicité d'un homme antique, constant sans peine, inébranlable avec douceur, naturellement républicain, a commencé sa vie par décliner les prévenances et les faveurs de Versailles. Il faudrait la plume de Plutarque , pour écrire digner ment l'histoire de cet homme qui vieillit sans fatigue au milieu des révolutions et de sa renommée; mais le peintre viendra plus tard: les célébrations de la postérité n'ont jamais manqué aux persévé- rances de la vertu. En attendant , cherchons à démêler ce qui dislingue véritablement ce précieiix caractère.

Je ne vois pas dans l'histoire de personnage qui ait mieux oc- cupé sa jeunesse , que M. de Lafayette. Il eut le cœur libre de ces passions turbulentes qui détournent souvent de leur cours, comme des vents furieux , les commencemens des grandes âmes. Dès dix- neuf ans, ilréunissait, dans un naturel aimable, un bon sens tran- quille à un dévouement chevaleresque pour les femmes et le mal- heur : il était ouvert à toutes les inclinations nobles et sereines, il était prêt pour toutes les actions grandes et simples, quand la nouvelle de l'insurrection de l'Amérique vint tomber en Europe. Il est des ré- vélations du cœur qui décident de la vie. Le jeune époux de ma- demoiselle de Noailles a dans ses mains la déclaration des droits, manifeste de l'indépendance américaine ; il a lu , il est gagné à la cause de l'humanité. L'amede JefFerson, à travers les mers, attire à elle par un aimant irrésistible l'ame de Lafayette. Il est converti, il est dévoué. Ni les défenses de Yersailles, ni les pièges de l'Angle- terre, ni les désastres de la liberté naissante dans les plaines de New^ Jersey ne le détourneront; il part, il se dérobe, il se glisse, il arrive. Jamais joie de conquérant ne fut aussi vive en saisissant Sc\ proie, que celle de l'intrépide volontaire, en touchant le théâ-

LETTRES PHILOSOl'HIQUES. 477

tre il allait donner son sang à la liberté. Blesse' à sa première bataille, à Erandivvine, vainqueur dans les Jerseys, commandant en chef dans le nord, il se soumet volontairement à l'autorité de Washington; il se juge plus convenable et plus utile à la seconde place. Lieutenant du général américain , il acquiert une gloire honnête et solide. Entre ses campagnes , il jette un voyage rapide en France : il reparaît à Boston, défend la Virginie, attend Wa- shington pour vaincre, enlève à la baïonnette les positions de lord Cornwallis, qui rend son épée à l'Amérique affranchie.

Les huit années qui s'écoulèrent entre la capitulation de Yorks- town, qui termina la guerre de l'indépendance, en octobre 1781, et la convocation des états-généraux de la France en 17B9, furent utilement remplies par le jeune général. En 85, il vit le grand Frédéric dans les plaines de la Silésie , et fut comblé des bontés du monarque à ses magnifiques revues. Joseph II, qui mettait alors tant d'empressement à devenir un grand homme, l'accueillit avec bienveillance. Les rois n'étaient pas choqués de trouver M. de Lafayette républicain ; c'était une singularité piquante qui trou- blait agréablement l'uniformité des cours. Notre héros , ainsi placé entre le dernier siècle et le nôtre ^ entre Frédéric et Napoléon, ne put voir Voltaire; il était en Amérique quand le philosophe revint à Paris, pour y mourir triomphalement. Il avait aussi quitté la l'rance sans causer avec Rousseau, dont l'approche était difficile, ombrageuse, et pouvait embarrasser un jeune homme de dix-neuf ans. Mais il connut d'Alembert, et se lia de bonne heure avecCon- dorcet. En 1787, M. de Lafayette siégea à l'assemblée des notables; seul il y demanda la convocation d'une assemblée nationale. Quoi, lui dit quelqu'un, vous faites la motion des élals-généraux ! Oui, répondit-il, eimcme mieux que cela. L'interlocuteur était CharlesX.

Désormais, monsieur, je ne vous conterai pas des événemens que vous savez; je veux uniquement arrêter vos regards sur l'homme dont je vous entretiens , et vous en communiquer l'intelligence historique. Dès le 1 1 juillet 1789, à quoi songe Lafayette ? à une déclaration des droits. Mirabeau mène la politique de la révolu- tion ; Lafayette en pose les principes : il n'a d'autre personnalité que la cause même de l'humanité, d'autre ambition que le triom- phe de sa religion républicaine. Il est revenu d'Amérique dans la

^ng REVUE DES DEUX MONÛtK.

pensée de révolutionner la Fiance et avec le temps l'Europe , voilà tout. Il consomme la ruine des privilèges arislocratiques, il fait de chaque citoyen un soldat et un juré; il proclame la légitimité de l'insurrection, il établit comme un dogme la liberté de la pen- sée, il pose comme fondement de la société, la souveraineté de la nation; enfin, il inaugure le règne de la démocratie française avec les trois couleurs. Mais pourquoi ce républicain ne précipite-t-il pas aussi la chute du trône? Ici, monsieur, comprenez: Lafayette, à une foi que rien ne décourage, à une nature toujours espérante, suivant son expression, il joint un sens droit qui n'a jamais fléchi. Il estimait, en 178g, qu'une révolution était mûre et nécessaire dans toutes les institutions , sauf dans l'hérédité même du pou- voir monarchique. Ce novateur si téméraire appréciait, avec une sagacité calme, la situation historique de son pays ; il savait qu'une nation ne dépouille pas en un jour des habitudes intimes, et que même dans la célérité fatale d'une rénovation universelle, il y a des conditions de temps, de répit et de halte qu'on ne viole pas impunément. Sans être royaliste, il protégeait le roi; sans avoir pour Louis XVI ni affection ni estime, il lui offrit un asile dans son camp, et vint, pour le défendre, braver les apostrophes de la Gironde, qu'allaient bientôt faire taire les foudres de la Montagne. Voilà pourquoi M. de Lafayette ne provoqua pas la république avec Condorcet, et ne voulut pas la servir avec Robespierre.

En quittant la France et son armée, ce proscrit n'a qu'une crainte, c'est de ressembler à un émigré; la justice des rois le débarrassa bientôt de ce souci en le plongeant dans les cachots d'Ol- mùtz : c'était dans les fers que la fortune , soigneuse de sa gloire , lui donnait un Coblentz ; elle lui donna plus encore, car elle fit éclater pour lui le dévouement angélique de la plus vénérable des fenmies. Madame de Lafayette vint , avec ses filles, s'enfermer auprès de son mari, dans l'horreur d'une captivité mortelle; elle y trouva le germe d'une fin prochaine. Cependant le parlement britannique retentit du scandale de cette vengeance monarchique ; la généreuse motion du général Fitz Patrick eut l'appui de Fox. Jamais le rival de Pitt ne fut plus irrésistible et plus grand; il mit sous ses pieds les sophismes du ministère et les basses passions de Windham. Enfin, le général Bonaparte ne voulut signer la paix

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 479

en 1797 avec l'Autriche, qu'en joignant à ses conquêtes la déli- vrance de Lafayette. Certes , les cinq années de cet emprisonne- ment inique furent lourdes et cruelles; mais peut-être aujourd'hui le temps a-t-il adouci l'amertume des souvenirs du noble vieil- lard , quand , dans sa retraite de Lagrange, vient se retracer à sa pensée une infortune il fut secouru par l'héroïsme immortel d'une épouse, l'éloquence de Fox, et les victoires de la France.

Rien de plus simple et de plus droit que la conduite de M. de Lafayette sous le consulat et l'empire. Le dix-huit brumaire eut son approbation; la constitution déjà violée appelait un change- ment nécessaire dans l'état, et le consulat du général Bonaparte parut une dictature réparatrice ' au citoyen qu'on n'a jamais pu soupçonner d'aucun penchant pour l'anarchie; mais aussi l'occa- sion lui semblait merveilleuse pour relever la liberté , la faire fleurir et régner. Il pressa vivement le triomphateurpopulaire de ne pas détourner la révolution de son cours au moment elle abou- tissait au bonheur de la France : mais le soldat lui répondit en se mettant sur la tête la couronne impériale , et l'ami de Jefterson alla cultiver ses champs. M. de Lafayette a toujours tout sacrifié à son pays, tout, hormis ses croyances. Quand il voit la France, soit ivre de gloire , soit fatiguée , soit déçue , oublier passagère- ment la liberté, il se retire, il attend; et la France, quand elle en a besoin, retrouve son vieux serviteur toujours patient, tou- joui's dévoué.

La vertu peut être malheureuse , mais les revers sont interdits à l'égoïsme du génie. Napoléon vaincu se trouva face à face avec la liberté, avec le représentant de 17B9, qui lui demandait compte des destinées de la France comme lui-même l'avait demandé au directoire. En 181 5, Napoléon et Lafayette furent en pi'ésence; c'étaient la dictature et la révolution, la gloire et la liberté; des deux côtés c'était la France, mais, hélas! la France déchirée comme son drapeau, blessée comme son aigle, Nous avons payé cher cette scission de la cause nationale en deux intérêts qui semblaient également sacrés : voilà qui nous a perdus plus que l'é- chec d'une bataille. Les plus zélés patriotes entendaient diverse-

' Expres.sion df M. dp Lafave te.

48o REVUE DES DEUX MONDES.

ment leurs devoirs: les uns voulaient sauver la France avec rem-^ pereur, les autres sans lui; cependant l'empereur et la France succombèrent. Pour moi, je l'avouerai, quand je relis l'histoire de ces joui's désastreux, je ne puis séparer la fortune de la France de celle de Napoléon; son e'pée me semble encore l'arme la plus sûre dont aurait se servir la liberté révolutionnaire ; en face de l'ennemi, il faut des grenadiers et non pas des avocats.

La restauration vit d'abord M. de Lafayette résigné; les suffra- ges de ses concitoyens lui rouvrirent en 1818 la carrière publique; de'puté, il représenta devant la vieille légitimité les principes de la révolution française; toujours il les défendit, soit de l'oubli, soit de l'injure. Calme , confiant dans l'avenir, simple en ses dis- cours , énergique avec convenance, il savait, à la tribune, con- ti-aindre au respect ses ennemis qu'il désespérait par sa constance, et qui ne purent jamais lui arracher un détour, une alarme, un sacrifice. Quand la charte eut été traîtreusement violée dans son esprit, des lignes et des complots se formèrent contre la maison de Bourbon : sans conspirer lui-même , M. de Lafayette se mit à la disposition des conspirateurs; il est dans son humeur de sui- vre partout la cause de la liberté , à l'échafaud comme à l'Hôtel- de-Ville. La restauration n'osa pas lui faire son procès : elle dési- rait bien sa tète , mais elle ne se trouva pas l'audace de l'entreprise. En 1824? M. de Lafayette fut écarté de la chambre par les arti- fices de M. de Villèle; il profita de ses loisirs pour se rendre à l'invitation de l'Amérique, qui le sollicitait depuis long-temps de venir recevoir chez elle les témoignages de son affection et de sa gratitude. C'est une belle destinée que celle de M. de Lafayette : à soixante-sept ans , il traverse les mers pour devenir l'hôte d'une grande république dont, à dix-neuf ans, il fut le soldat. Accom- pagné de son fils, il parcourt en onze mois la moitié du Nouveau- Monde , les vingt-quatre états de l'Union , aussi étendus que l'Eu- rope ; à peine deux ou trois Américains ont fait le même voyage. Partout il est reçu avec une allégresse pieuse ; c'est mieux qu'un triomphateur, c'est un ami de l'humanité , c'est un citoyen du monde ; l'Amérique le bénit et le récompense ; l'Europe regarde et s'instruit. La France , en revoyant son représentant , l'entoure d'une vénération plus vive ; Lyon répand autour de lui les flots,

LETTRES PHILOSOPHIQUES, ^8t

Je son industrieuse et vaillante population ; la belliqueuse et pa- triotique Grenoble le fête avec enthousiasme ; le lieutenant de Washington est le bien-venu dans cette patrie de Bayard, qui avait accueilli Napoléon avec ivresse. Lafayelte est heureux; il sent battre le cœur du peuple ; il espère , il est tranquille , il attend une révolution.

Quand vous suivez la vie d'un homme historique , votre esprit n'est satisfait qu'au moment un grand événement vient jeter la lumière sur le caractère que vous examinez. Il est des positions qui mettent l'homme à découvert ; saisissez-le d'un coup , il est à nu. Sans la révolution de i83o , je crois que les jeunes gens de notre âge auraient compris moins clairement le rôle de M. de La- fayette dans notre rénovation sociale. Mais sa conduite récente nous explique son passé et le complète parfaitement. Le peuple , au milieu du combat, appelle Lafayette : Lafayette arrive, la vic- toire est remportée ; Lafayette la préside ; les Bourbons envoient lui redemander la couronne qu'ils ont laissé cheoir : Il est trop tard y répond Lafayette. Ce n'est pas l'homme d'un parti , c'est un juge qui prononce la sentence de la France. Lafayette restaure les trois couleurs , donne des armes à tous les citoyens , relève la sou- veraineté nationale , laisse faire un roi , abat de nouveau le privi- lège aristocratique, couvre de sa popularité une chambre sus- pecte , des ministres coupables , se démet de son commandement et rentre dans son repos. Entendez-vous maintenant cet homme a placé sa gloire? Ne lui proposez pas la dictature , il n'en a ni le goût , ni l'instinct : n'attendez pas de lui davantage l'érection su- bite de la république ; ce républicain ne veut pas surprendre son pays, et tricher au jeu des révolutions; ce qu'il considère comme la vérité sociale ne doit pas être un accident fugitif, mais la con- quête réfléchie et définitive d'une nation convertie. M. de La- fayette met sa gloire à suivre la Fiance et non pas à la devancer.

Que j'aime ces roués politiques qui jugent avec une suffisance ironique un des plus solides et plus purs caractères de l'histoire moderne ! Ils raillent la candeur du vieillard qu'ils ont éconduit et qu'ils courtisaient naguère. Mais le cultivateur de Lagrange n'est pas dupe. Il a fait ce qu'il voulait faire; après quarante ans d'attente , il a banni la race de Louis XVI , il a inauguré les

/{Sa UtVUIi UtS UUUX MONDES.

destinées nouvelles de la France. M. de Lafayette est en dehors de l'ordre commun ; il n'est sujet de personne ; il ressemble à ces législateurs de l'antiquité qui ne sortaient de leur retraite et de leur silence que pour accomplir une mission divine et des actes extraordinaires.

Les représentans divers de la démocratie française ont tous disparu ; Mirabeau n'a parlé que deux ans ; Robespierre n'a sou- tenu que dix -huit mois l'horreur problématique de son per- sonnage ; Napoléon s'est fait un siècle en vingt ans; seul, M. de Lafayette survit; il a duré. Dès l'origine, acteur dans la révolution , il en est le contemporain assidu , le symbole perpé- tuel , la tradition vivante. Savez-vous à qui , monsieur, je ne puis m'empêcher de le comparer ? ne vous étonnez pas trop , à Louis XIV. Le fils d'Anne d'Autriche , dans sa longue carrière, n'a ve'cu que pour être , aux yeux de la France , le type vivant de la monarchie , roi , rien que roi ; il est l'état , il est la France , na- turellement, avec une majesté simple; Louis n'a pas l'originalité d'un Frédéric ou d'un Charles-Quint ; il n'a que la grandeur de son rôle , mais il l'a toute entière, mais si bien mêlée à sa médiocrité personnelle , que la postérité , je lui donne vingt siècles , ne cas- sera jamais le jugement de la France qui l'a nommé le grand roi. M. de Lafayette est peuple ; il ne s'appartient pas à lui-même, il appartient au peuple , il lui sourit , il l'aime; sa vie est un rôle , mais sincèrement adopte' , mais joué avec naturel , et qui sera sou- tenu jusqu'au bout , sans eiîort. Comme il n'avait la vocation ni d'un Pitt , ni d'un Napoléon , il est resté le serviteur des principes; il ne ressemble à personne; il est nouveau, parce qu'il est toujours le même ; au milieu des révolutions il n'enfle ni sa voix, ni son caractère ; il y porte la même sérénité qu'au milieu de sa famille ; qu'on l'apjiroche à Lagrange ou à l'Hôtel-de -Ville , on le trou- vera simple , spirituel et doux ; on chérit sa bonté , on vénère sa vertu ; on aimerait à lui trouver du génie , mais on est tranquille sur son immortalité , on est sûr que les petits enfans de nos en- fans confirmeront dans l'avenir le nom de grand citoyen.

Que l'histoire est belle dans son économie ! Depuis la fin du quinzième siècle jusqu'à celle du dix - huitième , l'Europe a voulu façonner le monde nouveau qu'elle a découvert ; l'Es-

i.r.miEs PHii-osoptUQrES. 4^j3

pajpie, le Portugal, l'Angletenc ont jeté l'ancre de leurs vais- seaux dans des parages jusqu'alors inconnus; la France n'est ve- nue que plus tard, non pour porter en Amérique le génie de l'Eu- rope, mais pour rapporter en Europe les leçons et les maximes de l'Amérique. Eternelle médiatrice du monde, cette Gaule, qui s'est entremise entre l'antiquité et le moyen âge, vient s'interpo- ser entre un nouvel univers et l'Europe. Français, vous êtes par- tout où il y a, pour l'humanité, un pas à faire, une conquête à tenter.

La guerre de l'indépendance américaine , grâce à l'épée que la France a jeté dans la balance, a été capitale dans les destinées du monde L'émancipation philosophique du dix-huitième siècle avait été la véritable école s'étaient formés les Franklin et les Jefferson : ils traduisirent nos théories par des résolutions géné- reuses, et surent élever une liberté simple et pratique. Quand nos compatriotes revinrent en France après la guerre de l'indépen- dance, ils nous contèrent le spectacle dont ils avaient été témoins ; ils avaient vu des républicains fort honnêtes , bien élevés, pas déclamateurs, hommes de sens. C'était une république sans toge romaine et sans licteurs ; pas la moindre réminiscence de Lacé- démone ; on y vivait fort bien ; même ces républicains n'étaient pas parfaits : ils avaient leurs travers , leurs défauts et leurs vices ; mais la raison et l'opinion générale prévalaient contre les infirmi- tés individuelles.

Ce n'est pas sans motif, monsieur, que la France s'est la pre- mière liée avec l'Amérique : d'abord son inimitié envers l'Angle - terre l'y sollicitait ; mais une autre cause plus humaine et plus profonde explique notre alliance avec les vingt-quati'e états. La France s'est abouchée avec l'Amérique, parce que, de toutes les nations de l'Europe, elle est elle-même la plus démocratique : elle s'est instruite au spectacle d'un gouvernement sans mensonge et sans traditions surannées, d'un peuple se gouvernant lui- même, et promenant sur toutes les têtes la loi de l'élection et de la capacité. Voilà, monsieur, le véritable sens de ce qu'on appelle chez nous l'école américaine. Nous n'avons pas la moindre envie de nous modeler sur le patron des marchands de New-Yorck , notre amour-propre s'accommode assez bien des qualités na-

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tionales ; nous travaillons à les exalter, à les perfectionner, et non pas à les abolir. Mais quand un grand peuple, dans un autre hémisphère, jouit au sein de ses foyers d'une liberté facile et pra- tique, la France, toujours ardente à apprendre quelque chose, ne peut se refuser à regarder ce peuple, à moins d'être devenue stu- pide.

D'ailleurs , notre développement démocratique est une consé- quence naturelle de notre histoire. sont nos croyances mo- narchiques? dans la bière insultée de Louis XIV. Qu'avez-vous fait, messeigneurs, de votre autorité féodale sur les vilains, ou même de votre supériorité nobiliaire sur les bourgeois ? Yos pri- vilèges sont tombés sous les coups de Richelieu et de Molière, de Rousseau et de Lafayette. Quel parti reste-t-il donc à prendre au peuple français, si ce n'est de se contenter de lui-même? Il faut qu'il se résigne à l'indépendance ; Dieu n'a plus à lui donner que la liberté.

Elle sera longue, peut-être, la période historique nous nous débrouillerons pour nous établir : comment? par quels moyens? par quelles institutions sociales ? Dieu le sait. Dieu qui, dans son invisible grandeur, regarde les hommes se mouvoir à ses pieds, tient en réserve, sou.s la garde du temps, les destinées des nations; et quand les nations ont trouvé grâce devant lui par leur cou- rage, il leur envoie les institutions qu'elles méritent, comme des armes divines. Alors, l'instant venu, l'honune animé du souffle de Dieu , artiste inspiré , crée une forme sociale , comme Phidias a créé Minerve. Mais les faveurs célestes ne se prostituent pas à l'indifférence des peuples, et l'athlète dont le courage s'émous- serait , verrait tomber sur sa tète , avec le glaive du vainqueur, le mépris du monde et de Dieu.

Ainsi le devoir d'une nation est de marcher devant elle et de se mettre en harmonie avec les opportunités de la fortune, qui n'est pas aveugle. Laissons de côté pour aujourd'hui le souci des formes sociales qui encadreront l'avenir ; constatons bien le fonds, con- naissons-nous nous-mêmes, acquérons la conscience de notre car ractère, de sa valeur et de sa portée.

Or la France est le résumé vivant de quelques grands peuples qui ont passé sur la terre, et de plus, elle est elle-même. Ces deux

LETTRE.S PHILOSOPHIQUES. 4^5

termes , je veux dire ce dont elle a hérité et ce qui lui appartient eu propre, sont vis-à-vis l'un de l'autre dans un rapport parfait et s'expriment dans une harmonieuse, aimable et brillante unité: et plus la France s'engagera dans le cours de sa direction et du siècle, plus on verra reluire les propriétés de son caractère; elle pourra en contracter d'autres, mais sans perdre les anciennes.

Ainsi , monsieur , quand la démocratie française se dessinera par des linéamens plus précis, vous verrez reparaître avec plus de relief encore tout ce que nous avons d'athénien dans notre humeur : notre presse est aussi mordante , aussi acérée que les comédies des fêtes de Bacchus , notre tribune a la vivacité de VA- gora. Heureusement pour tempérer la frivolité attique, voici Rome qui nous a légué une partie de ses lois , plusieurs qualités de sa littérature et de sa langue, le goût de la guerre, un sens droit, et des aptitudes politiques. Pourquoi la démocratie française n'au- rait-elle pas, comme Florence, l'amour et le génie des arts ? Les temps de Léon X et de Louis XIV sont passés , et si l'artiste veut élever de grandes choses, qu'il en demande au peuple les moyens, la puissance , l'inspiration. Cependant le bon sens de l'Amérique ne nous restera pas étranger; quelques-unes de ses expériences nous profitei'ont. Enfin l'esprit français lui-même, vivifiant toutes ces analogies eu les marquant de son type personnel , ori- ginal sans être étroit, profond par sou étendue, d'une verve éblouis- sante, brillera comme une flamme pure sur l'autel de la liberté pour éclairer l'Europe.

Il importe beaucoup , monsieur , que l'Euiope nous connaisse , et qu'elle apprécie la maturité de notre développement démocra- tique; qu'elle n'ait pour nous ni effroi ni mépris : nous méritons son estime.

Que l'Europe veuille bien considérer que la société française, pour être démocratique, n'est pas prête à se dissoudre : jamais nation n'eut plus le sentiment et le besoin de l'unité que la dé- mocratie française. Aussi un pouvoir débile lui répugne; elle aimera toujours à voir exercer puissamment l'autorité qu'elle confie ; et, dans sou esprit, elle n'a jamais séparé du dévouement qu'elle exige la grandeur personnelle de ses représentans : c'est se trahier sur des réminiscences classiques, pour tomber dans un

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contre-sens historique, que d'appeler néant et poussière, la dé- mocratie moderne, surtout en ce qui concerne la France. Qui donc a toujours chez nous entravé le pouvoir, et n'a jamais su s'en servir, si ce n'est l'aristocratie ? C'était le tiers-état qui tirait de ses rangs les conseillers de la monarchie et menait les affaires. L'unité' forte du pouvoir exécutif est indispensable à la France, et vous accorderez à un peuple assez de raison pour qu'il puisse sentir ce dont il a besoin. Il ne faudrait pas non plus que les cours de l'Europe nous prissent en dédain, parce que nous sommes des plébéiens. L'orgueil aristocratique trouvera au moins son égal dans la fierté des hommes qui représenteront le peuple ; la révolution française peut consentir à traiter avec tout le monde, mais en reine : nous ne sommes pas , en Europe , des parvenus ; vieux et novateurs , nous sommes les fils aînés de la civilisation.

Comprenez-vous maintenant, monsieur, tout ce qu'il y a de ré- publicanisme inévitable dans la tournure de nos idées et de quel- ques-unes de nos institutions ? Qu'est-ce que la liberté de la presse, que notre constitution déclare inviolable, si ce n'est le plus vrai symptôme de la liberté républicaine ? qu'est-ce cjue l'insti- tution du jury? qu'est-ce que l'égalité devant la loi? qu'est-ce qu'une partie de la population sous les armes? qu'est-ce cjue la tribune législative ? Et, dans nos habitudes, qu'est-ce que la fierté du tiers-état vis-à-vis des restes de l'antique noblesse? Qu'est-ce que l'indépendance du prolétaire dans ses rapports avec la bour- geoisie? Le répul^iicanisme ne s'est-il pas fait jour jusque dans la doctrine des partisans de la vieille légitimité? Ne leur avez-vous pas entendu parler, soit des états-généraux, soit des assemblées primaires , tant l'ascendant de la vérité' est irrésistible î L'Europe peut nous regarder comme des républicains, par la même raison qu'au dix-huitième siècle, elle considérait, avec Montesquieu, l'Angleterre comme un état libre, comme une république origi- nale et moderne.

Etudiez sincèrement la civilisation française, vous la trouverez, sur plusieurs points, sincèrement républicaine. Le dix-neuvième siècle est un siècle puissant et fort; le jeune géant grandit; on peut croire à certains instans qu'il sommeille , mais le voilà qui fait un pas, et le monde est ébranlé; quelquefois il semble irré-

LETTRES PHILOSOPHIQUES. ^S<^

Ijiilier dans sa marche, mais il est persévérant : il se sert à merci des liommes et des générations ; il brise les destinées les plus hautes dont l'orgueil semblait le défier ; il prodigue, au succès de ses desseins , les renversemens des rois antiques ; il érige soudai- nement des fortunts inouies ; partout il cherche des instrumens, dût-il après en faire des victimes ; irrésistible, impitoyable, in- fini, il répète avec Dieu : Ego sum qui snm. Devant ce domina- teur terrible, courbez la tète, obéissez! Mais au lieu de le servir en tremblant, pourquoi ne pas le suivre avec amour ? Pourquoi ne pas aimer notre siècle, cette face de Dieu dans un point de l'éternité? Passagers d'un jour, nous ne saurions refuser le pain qui nous a été jeté d'en haut : nous n'en aurons pas d'autre. Eh bien ! si, au lieu de le tremper de larmes stériles, nous l'arrosions des sueurs de notre travail! si, au lieu de maudire ia cause su- prême qui nous fait mouvoir, nous nous prenions à la bénir! si, au lieu du désespoir, l'enthousiasme ! si, au lieu de la crainte qui se retire, le dévouement qui se donne ! Oui, pourquoi les jeunes générations , formant un chœur immense sous l'œil de celui qui est, ne s'écrieraient-ellcs pas : Nous voilà, lévites nouveaux ; nous voilà, ministres dévoués des volontés progressives d'un Dieu qui ne change pas !

Au surplus, en France, monsieur, le temps de l'esprit critique semble passé; ce juge raisonneur a été jugé lui-même; après l'a- voir suffisamment entendu , nous l'avons mis hors de cour. Nous avons assez de ces préfaces qui dissertent sans conclure , qui se gonflent sans accoucher ; il a pu être vitile, il y a quelques années, de chercher une raison et une justification à tout ce qui était , de confondre dans une impartialité sceptique le passé et le présent, le bien et le mal : cette indifférence a pu servir contre les vieilles choses à les dissoudre ; mais aujourd'hui elle est une denrée trop légère pour alimenter des générations affamées de décou- vrir une vérité substantielle et solide.

Ces lettres, monsieur, que je vous adresse , je me suis décidé à les publier dans l'unique dessein de déblayer le sol ; elles sont critiques elles-mêmes , mais pour ensevelir l'esprit critique et négatif, mais pour discei'ner le faux d'avec le vrai , le suranné de ce qui est vif et réel, mais pour accélérer le règne de croyances

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nouvelles. Encore un coup, importe que nous nous connaissions nous-mêmes , et que l'Europe nous connaisse. Voilà pourquoi, monsieur , j'ai trouvé quelque utilité dans la publicité de ces lettres familières; je la suspendrai bientôt, car mon but est à peu près rempli ; il ne me reste plus qu'à constater, par un der- nier coup-d'œil , la situation de la France , qu'à apprécier le point elle est arrivée à travers les constitutions politiques qui se sont succéde'es depuis 1789. Je vous parlerai aussi des rapports de notre pays avec l'Allemagne. Ce sera l'objet de la dernière lettre que je rendrai publique; désormais je reprendrai l'intimité se- crète de notre correspondance, non sans plaisir, je l'avoue : il y a tant de charme dans cet échange confidentiel de pensées l'es- prit se repose en s'exerçant encore.

Leiîminier.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

i4 novembre 18J7.

Enfin, voici madame la duchesse de Beiry tombée dans la souricière !

Pauvre l'cmme, qui n'avait commis d'autre crime que de venir écorner et ronger un peu le gâteau de la quasi-légitimité , et dîner au bufifet de la branche cadette ! Pauvre princesse amphibie qui vivait depuis six mois, moitié dans les greniers , moitié dans l'eau ! Pauvre salamandre qui se cachait sous le feu mal éteint de la Vendée ! Pauvre grillon qui se blotissait si bien derrière les plaques de cheminée ! Pauvre grillon , te voilà pris.

Mais ce n'a pas au moins été sans peine. Pour opérer cette impor- tante conquête, il a fallu que le banc et l'arrière-banc des brigades de sûreté fussent mis en mouvement. Il a fallu que la police ordonnât une levc'e en masse de ses commissaires, et les dirigeât de Paris sur Nantes, en colonne serrée.

La princesse, que cette justice lui soit rendue, n'avait pas mieux demandé que d'épargner à ces messieurs la fatigue et les frais du voyage. Chacun sait qu'elle était venue se livrer entre leurs mains dans la ca- pitale, uniquement pourvoir à l'Opéra la Tentation , avec la scène du monstre. Pauvre princesse !

Qu'en pensez- vous , cher lecteur? M. le secrétaire-général du nou- veau minisièrc de l'intérieur n'aurait-il point tenir compte à la mère de lîenri V de ce dévouement ! Eh bien ! c'est lui cependant qui la fait arrêter. Le secrétaire-général ne se souvient pas du denier apporté par la veuve à la part de recette de l'auteur. Oh ! la poésie de la police est bien ingrate!

Que fera pourtant le juste-milieu de .sa prisonnière?

Ne le savez-vous donc pas ? Ne vous l'a-t-il pas dit lui-même ? Main- tenant que la linotte est en cnge , on la garde pour les chambres. C'est un cadeau qui va leur être offert, à l'ouverture de leur session. Nos excellens députés , qui se seraient , j'imagine fort bien , passés du pré-

/Jgo REVUE DES DEUX MONDES.

sent , devront k leur arrivée statuer sur le sort de l'oiseau captif, s'il ne s'est envolé déjà.

Qu'en advicndra-t-il alors ? On ne le laissera probablement pas cro- quer au chat. On lui donnera plutôt légalement la clef des champs , en lui recommandant bien de ne plus venir faire son nid dans le blé du treize mars , et manger le grain de la doctrine.

D'ailleurs, ce curieux procès demandera du temps , et pour amuser d'abord l'opposition , on ne pouvait choisir un meilleur joujou.

Quant à la guerre , autre hochet que l'on prépare aux chambres , la représentation prochaine paraît en être définitivement arrêtée. Ce sera un mimodrame à g. and fracas et à grand spectacle , et qui doit éclipser même celui qui , sous le titre de la République et V Empire, se joue maintenant avec un si beau succès au Cirque Olympique.

On se battra par teiTC et par mer , malgré vent et marée , malgré la Prusse et la tempête. L'Angleterre nous amène ses comparses, et se met avec nous de la partie.

Et puis le général Chassé, s'imaginait nous faire pièce, parce qu'il avait quarante mortiers dans sa citadelle. Nous en avons amené quatre-vingts dans la ville. Yoilà un gouverneur bien attrapé. Quant aux maisons d'Anvers , ce sera tout profit pour elles. Deux cents pour cent, cent vingt bombes à la foisj deux tiers de plus qu'au dernier bombarde- ment.

Les frères Franconi n'auront jamais promis tant de bruit; mais il faut l'espérer, quoi qu'il arrive, tout se passera comme chez eux en fumée. Nos théâtres de Paris ont aussi déployé durant cette quinzaine une bien louable activité.

Yoyant que la foule ne venait point à ses exhibitions de crapauds et de reptiles, la Porte-Saint-Martin s'est rejetée de nouveau sur le drame épileptique, qui paraît décidément mieux convenir à ses habitués. Eu conséquence, MM. Anicet et Lockroy se sont chargés de gâter, pour la scène de ce théâtre, d'excellcns morceaux historiques que M. Alexandre Dumas avait publiés dans notre Revue. Cependant, si leur Perrinet Leclerc a réussi, c'est peut-être grâce à ses décorations et à ses cos- tumes ; ce n'est nullement au moins par le mérite de l'ouvrage , non plus que par le jeu majestueusement étourdissant et monotone de mademoiselle Georges.

En vérité, l'on ne saurait trop admirer l'inhumaine persévérance avec laquelle la direction de ce théâtre, sans pitié pour l'âge et les in- firmités de cette reine douairière, magnifique jadis, mais dont le règne est depuis long-temps passé, s'obstine à nous la donner à toute pièce,

REVUE. CHRONIQUE. 49'

et retient en séquestre l'admirable talent de madame Dorval, la seule actrice vraiment poétique et passionnée que nous ayons.

On nous promet pourtant de nous rendre enfin bientôt noire tragé- dienne dans Bc'atrix, ouvrage singulier, dit-on, qui, par la nature du sujet et le nom de son auteur, excite, déjà d'avance un intérêt si cu- rieux. Vienne donc au plus vile Béatris , et madame Dorval avec elle.

Vienne aussi, on nous l'annonce, un drame de M. de Vigny dont le sujet est encore un mystère. Espérons que le poclc ne tardera pas à le produire. On a hâte de revoir au théâtre un talent dont la ISiarcchalt â! Ancre a révélé la vérité et les ressources dramatiques. Dans le roman historique , dans le roman satirique , dans le poème , dans les genres divers il s'est successivement appliqué , M. de Vigny a su être neuf et original ; il ne l'a pas moins été dans le drame. L'élite du public attend avec impatience le développement de cette branche , qui lui promet de si nobles fruits.

Et, à ce propos, puisque l'occasion s'en présente, faisons remarquer que, lorsque récemment il est échappé à la Revue de parler des écrivains qui relèvent d'un autre grand écrivain, il va sans dire que les maîtres en tout genre n'entraient pas dans notre pensée. Le grand écrivain dont il s'agissait serait le premier, nous en sommes certain, à repousser une telle prétention : lui-même, il a toujours fait la guerre à V Ecole. Les Lamartine, les de Vigny, les Mérimée, les Barbier, les Dumas, ne relèvent que de leur propre direction ; leur pensée n'appartient qu'à eux, ainsi que l'instrument par lequel ils l'expriment.

Aux Italiens, le début de mademoiselle Giuditta Grisi n'a pas été moins heureux que celui de sa sœur. Aussi une vogue égale à celle qu'obtint le Pirate, l'année dernière, semble-t-elle bien promise pour cet hiver à la Straniera, délicieux opéra de Bellini, dans lequel la débutante s'est montrée si merveilleusement secondée par Rubini et Tamburini.

A l'Opéra . le succès de Nathalie, le nouveau ballet de M. Taglioni, a été complet. Quelques journaux ont cependant blâmé le fond de cet ouvrage et discuté gravement sa choréographie. Nous, vraiment, nous n'aurons point ce courage. N'est-ce pas d'ailleurs une noire ingratitude que de chercher querelle au père de la sylphide à propos d'une pièce dans laquelle il nous montre sa fille à chaque scène? Et puis qu'y a-til donc d'étrange à ce qu'un amant se fasse mannequin pour plaire à mademoiselle Taglioni? A ce prix n'en ferions-nous donc pas autant, et bien d'autres folies encore? Quoi qu'il en soit, et en dépit des scru- pules et des chicanes de nos feuilletons, vous verrez que Paris ne fera

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pas une cour moins assidue à Nathalie qu'à la Bmjaderc et à la Sylphide.

Une planche importante, qui vient d'être récemment publiée, mérite à tous égards d'être recommandée. C'est Daplinis et Cliloé dans la grotte des nymphes, par M. Richorame, de l'Institut, d'après le tableau de Gérard. Rien n'est pur et naïf, rien n'est suave et gracieux comme l'expression de celte belle gravure, dont l'exécution est d'ailleurs irré- prochable. Jamais le burin consciencieusement classique de M. R^i- cliomme n'avait été plus heureux et mieux inspiré.

L'appel réitéré fait par le père suprême à la femme , n'a pas été stérile, nous sommes heureux de pouvoir enfin annoncer cette grande nouvelle à nos lecteurs. Lajemmc libre commence à poindre, et ce qui est une l-.eureuse préparation, ce qui assure l'avéuement prochain de la messie , la femme nouvelle, a déjà surgi , l'apostolat des femmes est fondé.

Oui, je vous le dis en vérité, l'apostolat des femmes à été fondé tout récemment rue du Caire, 17, à l'entresol, par Jeanne-Désirée , Suzanne, Joséphine-Félicité, et Christine-Sophie, toutes femmes jeunes et pro- létaires, dévouées à l'amélioration du sort de leur sexe, sous la présidence de Marie-Reine. Ce sont les noms des dames fondatrices qui ont élevé la bannière de la Femme nouvelle, leurs noms de baptême au moins; les seuls auxquels elles répondent.

Lesdites dames ne se sont pas d'ailleurs bornées à élever cette bannière, elles ont aussi publié divers manifestes, dans lesquels elles préviennent le monde de leur constitution définitive, et lui révèlent le but de leur mission.

L'héritier de Saint-Simon , le père suprême avait dit : femmes vous êtes libres ; cherchez donc avec moi , les nouveaux rapports qu'il con- vient d'établir entre vous et moi.

Les femmes nouvelles ne se le sont pas fait dire deux fois par le père. Elles ont pris au bond la liberté qu'il leur envoyait, et se mettant d'a- hord à chercher quels nouveaux rapports, il convenait d'établir entr'elles et l'homme , voici ce qu'elles ont trouvé de mieux pour le moment, ainsi que cela résulte de leurs manifestes.

La mère Marie-Reine, la présidente, déclare, avant tout, que les femmes nouvelles ont fondé l'apostolat, sans autre ressource que celle de leur aiguille , ce qui ne laissait pas d'offrir beaucoup de difficultés.

Je le crois de reste. Il eût été, sans doute, bien plus aisé pour elles de fonder un magasin de lingerie. Mais ces femmes nouvelles sont d'ha- biles ouvrières. Elles ont conquis leur indépendance à la pointe de l'ai- guille. Elles se sont affranchies de la domination del'homme, en lui fai- sant des chemises.

REVUE. -CHUOMK^UE.

Après la mère Marie-Reine , voici venir la mère Christine-Sophie, ;iu- tre fondatrice , qui annonce plus explicitement que la société doit se reconstituer et formuler une morale noiivolle, propre à la satisfaction des besoins, cl à l'accomplissement des désirs de chacun et de chacune. Les hommes et les femmes, selon le vœu de la mère Christine-Sophie, seront tenus de travailler conjointement à cette œuvre. Lu femme y ap- portera spécialement sa face aimable et attrayante , et toute la bonne volonté dont elle est capable. Quant aux hommes nos anciens maîtres, ajoute Christine-Sophie, qui d'ailletirs on le voit, a complètement se- coué leur jou;ï, ils ne nous refuserout pas, je l'imagine , leur concours, et je revendique hautement leur coopération.

S'occupant ensuite de l'éducation des jeunes filles, Christine-Sophie observe avec beaucoup de raison et de sagacité , qu'on ne saurait leur inculquer trop tôt la morale nouvelle.

Mais est-ce doiïc assez de leur donner des notions d'histoire , de calcul et de géographie ? est-ce donc tout ce qu'il leur faut enseigner? s'écrie alors Christine-Sophie : n'avons-nous pis aussi à leur apprendre une autre science tout aussi importante, et sur laquelle on les laisse dans l'ignorance la plus complète.

La mère Christine-Sophie ne dit pas précisément quelle est cette au- tre science si nécessaire aux jeunes filles; ce ne peut-être pourtant, si je ne me trompe, que la morale no>ivelle ci-dessus exposée, avec tous ses privilèges et toutes ses franchises.

Lanière Joséphine-Félicité . prenant à son tour îa parole , ne s'exprime pas avec moins d'énergie et d'éloquence.

Elle se proclaoïe également libre. Assez long-temps, dit-elle, les hommes nous ont dirigées et dominées. A nous maintenant de marcher à notre guise ! à nous maintenant le haut du pavé ! à nous de travailler corps et âme ! à nous de travailler par nous-mêmes , et sans le secours de nos anciens maîtres !

Il importe de remarquer qu'en ce point la mère Joséphine-Félicité diffère essentiellement de l'avis de la mère Christine-Sophie. La mère Christine-Sophie veut en effet travailler conjointement avec l'homme , tandis que la mère Joséphine-Félicité veut travailler toute seule. Elle insiste même là-dessus fortement ; puis , exhortant plus loin les femmes nouvelles à briser sans retour avec l'homme , elle leur promet qu'en s'éloignant de lui , elles seront bien dédommagées des plaisirs mesquins qu'il leur offre.

Je ne nie point que ce mode d'nffranchi^sement, proposé par la mère Joséphine-Félicité, ne soit le plus complet de tous. Je doute fort ce-

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pendant qu'il obtienne l'assentiment du père suprême. Ce n'est pas , que je sache, à cette liberté qu'il a prétendu appeler la femme.

La mère Jeanne-Désirée s'adresse à nous dans un langage plus mys- tique et plus inspiré. Elle prophétise une réforme industrielle et mé- nagère, accompagnée de la venue de l'élue de Dieu, de la Messie dont la bouche ne restera pas cîose, ainsi que l'établissement de la religion de l'avenir, belle de l'amour universel.

La mère Susanne, esprit positif et décidé qui ne s'envole pas ainsi par les nuages, s'est chargée de la polémique de V Apostolat.

Elle censure donc vivement d'abord une madame Laure , qui aurait conseillé lâchement aux femmes nouvelles de garder leur esclavage tel qu'il est.

Elle ne tance pas moins vertement le mari d'une de ses amies, per- sonnage brutal et mal appris qui , fatigué d'entendre parler d'émanci- pation de la femme, aurait un jour déclaré formellement à la sienne qu'il la regardait comme sa chose, sa propriété, et qu'il donnerait sur elle les étrivières , à toutes les femmes libres ou nouvelles du monde.

Entr'autres concessions préalables et provisoires, la mère Susanne réclame avec insistance et comme palliatif seulement , en premier lieu le divorce à volonté , puis bientôt après l'abolition entière du mariage.

La mère Susanne est une maîtresse femme et jusqu'à ce que le mariage soit aboli, je ne voudrais assurément pas être chargé d'en exercer les droits vis-à-vis d'elle.

J'accorderai, dit-elle, une prime d'encouragement à celui qui me dé- montrera le pourquoi qui fait que nous devons être soumises à nos ma- ris. Est-ce parce qu'ils sont plus grands (de taille) que nous? Est-ce parce qu'ils sont plus gros ? Est-ce parce qu'ils sont plus forts ?

Si grand , si gros , si fort que vous soyez , avisez-vous donc en effet de démontrer cela à la mère Susanne , et vous me direz quelle prime d'encouragement vous aurez reçue d'elle.

Ces pauvres hommes! s'écrie au surplus en terminant la mère Su- sanne, qu'ils cessent donc de se montrer si récalcitrans, et se hâtent de nous octroyer notre afifranchissement définitif; autrement nous allons le leur demander si haut et d'une voix si étourdissante, nous allons tant crier, si nous ne faisons mieux, qu'ils seront bien contraints de nous l'accorder. Autant vaudrait pour eux s'exécuter de bonne grâce.

En ce qui me concerne, du moins, je me hâte de le déclarer, je m'exécute ; j'abdique ma part de souveraineté, j'affranchis la femme ; car je n'ai nulle envie de me faire tirer l'oreille par la mère Susanne.

Nous ne pouvons mieux compléter l'exposition de l'Apostolat des femmes qu'en donnant quelques extraits d'une lettre adressée à la mère

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Jeanne Désirée, fondatrice, par la demoiselle Juliette, qui n'est pas encore femme nouvelle, mais qui semble aspirer à le devenir.

Votre œuvre vous met hors la loi , dit en commençant mademoiselle Juliette, je ne dois point vous le dissimuler; et, pour vous seconder, il faut sentir tout ce qu'il y a cV intimeiaent utile au fond de votre nouvelle morale. Mais, si vous pouviez joindre forme au fond; en d'autres termes, si vous pouviez être femmes nouvelles et femmes d'ordre, beaucoup d'hommes viendraient à votre aide.

Mademoiselle Juliette appelle ensuite les dames fondatrices ses chères enfaus ; puis, après les avoir charitablement prévenues qu'elles sont loin de la perfection , et que le désordre de leurs idées est bien grand, elle se déclare leur mère en expérience.

Tout ceci n'aurait rien d'absolument flatteur pour les femmes nouvel- les , si mademoiselle Juliette n'ajoutait eu finissant : Comme vous avez besoin, mes chères enfans, d'être soutenues dans votre apostolat, dé- sirant concourir à votre œuvre et vous donner un haut témoignage de mon affection, je vous fais passer ci-joints 25 francs. Ces 25 francs ar- rivent à propos pour dorer les objections quelque peu dures et incisives de mademoiselle Félicité; aussi les dames fondatrices, dans leur quittance qui suit, déclarent-elles recevoir avec une vive reconnaissance les avis maternels et les 25 francs de mademoiselle Juliette.

Que si quelqu'un de nos lecteurs désirait aussi concourir à l'œuvre des femmes nouvelles et leur donner quelque témoignage de son affec- tion, il devrait s'adresser au bureau de l'Apostolat, rue du Faubourg Saint-Denis, n" ii, ou à madame Yoilquin, rue Cadet, n" 20.

Il est bien recommandé d'affranchir non-seulement la femme, mais encore les lettres et paquets.

M. DOUVILLE. PIECES JUSTIFICATIVES.

La Revue des Deux Mondes , en admettant dans sa dernière livraison une grave accusation contre M. Douville , a toujours eu l'intention de concilier, d'une manière franche et loyale, ce qu'elle devait d'une part aux intérêts de la vérité , et de l'autre à la défense de la personne inculpée. Elle a donc accueilli sans difficulté la lettre suivante que lui a adressée M. Douville le lo courant , bien qu'elle porte la date du 6 , par erreur sans doute. Cette lettre n'est , quant aux moyens de défense qu'elle contient, que la répétition exacte de celle que son auteur a in- sérée le 7 courant dans le Messager des Chambres , et à laquelle j'ai répondu le lendemain dans le même journal, en promettant de donner aujourd'hui les preuves écrites de toutes les assertionsque j'ai avancées.

4()6 REVUE DES DEUX MONDES.

A M. ie Directeur de la Revue des Deux Mondes.

Paris, le 6 novembre i832.

Monsieur ,

Les nouvelles pièces dont vous menacez de m'accabler ne m'effraient point ; elles ne nie causent même pas la moindre inquiétude , puis- qu'elles ne m'empêchent point d'entreprendre un petit voyage que je projette depuis long-temps. Pendant mon absence , exhalez tout votre venin ; à mon retour, je répondrai dans une brochure à tous les argu- niens, quels qu'ils puissent être , que vous aurez allégués contre moi.

Pour le moment il me suffit de prouver que le voyage au Congo n'est p:is une fiction.

L'auteur de l'article inséré dans le dernier numéro de la Revue des Veux Mondes ., prétend ra'avoir vu au Brésil dans le mois de mars 1828, qu'alors je ne possédais pas la somme de 3, 000 francs et étais par consé- quent hors d'état de faire les dépenses indispensables pour un voyage en Afrique.

Voilà, je crois, les argumens donnés contre rauthenticité de mon voyage.

Admettons que l'auteur de cet arlicle n'ait point été poussé par une noire méchanceté , il lui faudra au moins convenir qu'il s'est trompé , quant à la dale de l'époque à laquelle il dit m'avoir vu au Brésil.

Voici ma réponse aux assertions avancées contre le voyage au Congo. Elle est , je pense, de nature à ne pas être récusée.

J'ai retrouvé dans mes papiers les documens suivons, portant l'em- preinte des armes et les cachets d'autorités constituées et reconnues par la France , ce qui leur donne un caractère d'authenticité.

I" Un passeport qui me fut délivré à Loanda le 16 février 1829 , lors de mon départ de cette ville pour mon second voyage dans l'intérieur de l'Afrique, lequel passeport, ainsi qu'il est consisté , me fut délivre sur le dépôt d'un passeport brésilien daté du 9 octobre 1827, et avec le- quel j'étais arrivé en Afrique le i5 décembre de la même année.

Deux lettres avec les armes de Portugal sur l'enveloppe , à moi adressées dans le Golungo Alto , à plus de cent lieues dans l'intérieur de l'Afrique, et écrites par le gouverneur portugais , M. Abren de Castello Branco, et datées, l'une du 1" mars et l'autre du 20 avril 1S28.

Un reçu de la Banque de Buenos-Ayres, avec les armes et le timbre de cette république, lequel reçu est imprimé et signé du président, du trésorier et du secrétaire de la Banque, et adressé au correspondant que j'avais laissé à Puo-de-Janeiro , constatant que je possédais le 16 avril 1828 et possède encore , dans les fonds publics de cette république, la somme de 45, 000 fr. Voilà, je crois, une réponse positive à l'assertion que je ne possédais pas, à l'époque mentionnée par l'auteur de l'article, la somme de 3, 000 francs.

Dans une brochure que je prépare , je répondrai article par article au reste de ce que vous avancez ; pour le moment je me borne à ce que je viens de dire.

Les documens mentionnés dans ma lettre sont en ma possession; je les ai montrés à bien des personnes et je les reproduirai en temps et lieu. DoîjviLLi;.

REVUK. CHRONIQUE. ^Qrj

En attendant la brochure qu« M. Douville promet au public au re- tour de son voyage, je vais apprécier à leur juste valeur les pièces dont il parle dans sa lettre, et qu'il aurait dû, ce me semble, déposer en mains tierces, afin que tous pussent en prendre connaissance; mais au- paravant je dois faire disparaître de cette affaire la plus légère trace (l'intérêt personnel de ma part, s'il restait encore quelque doute à ce sujet dans l'esprit de certaines personnes. Tout homme qui livre au pu- blic des faits, en qualité d'historien ou de voyafjeur, engage en même temps sa réputation d'écrivain et son honneur comme homme privé eu garantie de leur authenticité. La critique a le droit de lui demander ses preuves , de les discuter comme bon lui semble , et à défaut de celles-ci, d'examiner quel il est, et s'il mérite croyance. Ce principe, reconnu vrai en thèse générale, ne doit-il pas recevoir son application incon- testable lorsqu'il s'agit de l'auteur d'un ouvrage qui porte à chaque page l'empreinte palpable de la fiction la plus déboutée , tout est en dehors des règles ordinaires, entreprise en elle-même, moyens d'exécution, aventures, etc. ? La critique devra-t-elle reculer, parce qu'en examinant de près le narrateur de ces faits étranges, elle découvre dans sa vie des cir- constances de la nature la plus grave? et si cet homme a usurpé dans la société des récompenses, des honneurs, un rang en un mot qui ne lui appar- tenaient pas, la critique ne doit-elle pas à l'opinion publique de le faire retomber à la place qu'il n'aurait jamais du quitter ? Tel est le point de vue unique sous lequel j'ai envisagé cette affaire. Si j'eusse entretenu le plus léger sentiment d'inimitié contre M. Douville, je n'avais qu'à ou- vrir la main et en laisser tomber tous les faits qu'elle contenait, les té- moins ne m'auraient pas manqué pour les appuyer ; loin de le faire , j'ai tu la majeure partie de ce que je savais, pensant qu'il était inutile d'ac- cumuler les preuves oîi un petit nombre suffisait. Pourquoi d'ailleurs M. Douville ne m'a-t-il pas traduit devant les tribunaux ou toute autre réunion de personnes qu'il aurait choisies lui-même : je le lui ai proposé ; s'il ne l'a pas fait, c'est qu'il a sans doute de graves rai- sons pour s'en abstenir, et ces raisons, je crois les connaître,

M. Douville, en s'attachant seulement à prouver qu'il a été au Congo, prend une peine inutile; personne ne l,ui a contesté qu'il ait réellement mis les pieds dans ce pays, et je l'ai même reconnu positi- vement. Je lui accorderai encore, s'il le veut, sou premier voyage tout entier, ainsi que l'a fait le Forelgn Quavteily h'eiùew; mais a-t-il été au-delà des possessions portugaises? y a-t-il été aux époques qu'il in- dique, avec une armée à ses ordres , etc. ? Yoilà le véritable point de la question. Examinons, en attendant, ses preuves telles qu'il les donne.

Les lettres à lui adressées dans le Golungo Alto, en mars et avril 1828, par le gouverneur de Loanda, seraient des pièces du plus grand poids, si les dates étaient de la même écriture que le corps de la lettre ; mais je tiens d'un des membres les plus connus et les plus honorables de la Société de Géographie qui les a vues, qu'elles présentent cette différence singulière et suspecte, qui ne se trouve plus dans celles de dates postérieures. Interpellé de s'expliquer là-dessus, M. Douville a répondu que tel était l'usage de la chancellerie du Congo. Si tel est l'usage de la chancellerie du Congo , on sent que je n'ai plus rien à dire. Je renverrai seulement le lecteur aux pièces justificatives ci- dessous.

Un passeport n'a jamais prouvé la date du départ d'un voyageur. Lorsque je partis de Buenos-Ayres pour Rio-Janeiro, le 27 août 1827,

49^ REVUE DES DEUX MONDES.

mon passeport était daté du mois de juin précédent, et pareille chose m'est arrivée plusieurs fois. Il faudrait d'ailleurs voir le passeport de Loanda, se trouve mentionné le dépôt de celui deRio-Janeiro , pour juger si le tout est bien en règle.

Quant aux 45,ooo fr. (M. Douville a dit dans le Messager g,ooo piastres, ce qui est plus exact et très-important) que possédait en avril 1828, et que possède encore notre voyageur dans les fonds de la Banque de Buenos-Ayres , ceci exige une courte explication. En 1824, une banque nationale fut fondée à Buenos-Ayres, avec des attributions pa- reilles à celles de la Banque de France, ou à peu près; son papier se maintint au pair, c'est -dire que pour 17 piastres de ce papier on obtenait couramment une quadruple ou once de 85 fr., jusqu'au mois de décembre tSsS, époque oîi la guerre éclata entre le Brésil et la République Argentine. Le papier de la banque se ressentit de cet évé- nement, et baissa d'une manière effrayante, lorsqu'elle commença à prêter au gouvernement , qui eut recours à elle après avoir épuisé 3 millions de piastres qu'il lui avait confiés. Cette dépréciation a tou- jours été en augmentant, et à l'heure qu'il est, il faut donner 120 piastres en papier pour une once. En avril 1828, il fallait en donner ^5, ce qui met la valeur de la piastre à 80 centimes et les 9,000 piastres de M. Dou' ilie à y, 200 fr. Ensuite, cette somme étant placée dans les fonds publics, qui à la même époque étaient tombés à 5o, elle perd encore de sa valeur suivant le taux et l'époque à laquelle M. Douville a acheté les fonds en question. La différence n'est pas petite, comme on voit, et que serait-ce si le reçu en question était soumis à des yeux expérimentés ?

Je passe maintenant aux preuves que j'ai promises de mon côté. Il existe actueilemenl à Paris, à ma connaissance, dix-neuf personnes qui ont connu M. Douville à Buenos-Ayres, et en cherchant mieux, on en trouverait certainement le double. En tête de ces témoins, je placerai l'honorable M. Rivadavia, qui était président de la république, lorsque notre voyageur arriva à Buenos-Ayres, et qui possède des anecdotes fort curieuses sur ce qui se passa dans les diverses audiences qu'il voulut bien lui accorder. Mon intention n'est pas de reproduire ici en entier toutes les pièces que j'ai entre les mains. Des faits sur lesquels je voudrais pouvoir jeter un voiie officieux s'y trouvent relatés avec une Eudité que je veux épargner à la personne qu'ils concernent, ainsi que les épithètes peu honorables qui se trouvent accolées à son nom. Je me contente, en conséquence, de déposer dans les bureaux de la Bévue des Deux Mondes, à la disposition de toutes les personnes qui voudront en prendre connaissance , les pièces suivantes :

1" Dix numéros de la Cronica poUticn y literarin de Buenos-Ayres, du 26 mars au ig juin 1827, contenant des annonces commerciales de Douville et Laboissière, et l'article que ce journal publia en réponse à la Gaceta mercantil, au sujet de la contrefaçon des billets de la banque nationale.

Une lettre signée de cinq des témoins dont j'ai parlé plus haut et dont j'extrais les passages suivans :

Paris, 5 novembre :833. M. Théodore Lacordaire,

Monsieur, nous avons lu , dans la Bévue des Deux Mondes du pre- mier de ce mois, l'article que vous y avez inséré sur M. Douville. Le

REVUE. CHRONIQUE. 499

voyageur de ce nom, parti du Havre le 7 août 1826 sur le brick le Jules^ capitaine Decomlies , est bien le même que nous avons connu à Buënos-Ayres. Les faits que vous rapportez sont tous de notoriété pu- blique dans cette ville, et vous les avez plutôt adoucis qu'exagérés. Ainsi, vous avez omis de dire

Nous sommes prêts, monsieur, à témoigner, quand vous le désirerez, de l'authenticité de tous les faits que vous avez mentionnés dans votre article.

Agréez, etc.

H. DoiNNEL, boulevart Montmartre , n" 10.

3Ieurice , rue de Bondy, n" 17.

G. Sandrié, rue de la Cliaussée-d'Antin , n" 37.

Gueret-Bellemare , rue et hôtel Coquillière.

Chauvet , rue Pigalle , n" 20.

Copie d'une lettre adressée le 6 courant, par M. Gueret-Belle- mare, l'un des signataires de la précédente, à M. Guizot , ministre de l'Instruction publique, pour le prier de faire vérifier si un diplôme de naturaliste, signé par MM. les professeurs du jardin du roi, que plu- sieurs personnes ont vu entre les m;iins de M. Douvilic, à Buenos Ay- res, en 1827 , est bien authentique. Cette lettre contient, en outre, d'au- tres faits que, pour les raisons exposées plus haut , je ne peux reproduire ici.

La lettre suivante attestant que notre voyageur tenait un encan public, ou leilao , à Rio- Janeiro , à la fin de 1827 et au commencement de 1828. Cette lettre est signée, comme les précédentes, mais son auteur répugnant à livrer son nom à la publicité, je ne peux que me conformer à ses intentions.

Paris, 9 novembre i832.

Monsieur , en réponse à la lettre que vous m'avez adressée , je ne puis que vous dire qu'à iafin de 1827 et au commencement de 1828 , un cer- tain 3L Douville, arrivé de Buenos-Avres , tenait un encan public à Rio-Janeiro. Sa maison fut bientôt fermée par je ne sais quels motifs'. Je regrette que ma mémoire ne me fournisse pas d'autres renseignemens que je me serais fait un devoir de vous communiquer. J'ai d'ailleurs quitté Rio-Janeiro le 10 février 1828.

Recevez, etc. M

5i Un numéro du journal brésilien, le Diario flumiiiejise, du ig dé- cembre 1827 , contenant une annonce d'encan public de Douville et La- boissière. Ce numéro a été retrouvé à grande peine dans les archives de la légation du Brésil , à Paris, parmi une suite incomplète du journal ci-dessus. Il suffira pour prouver que M. Douville n'est pas parti pour le Congo, le i5 octobre 1827, comme il le prétend. Si l'on m'objectait, comme on l'a déjà fait, qu'une annonce commerciale peut être insérée dans un journal après le départ d'un négociant, je ferai observer que cela ne peut avoir lieu pour celle d'un encan qui donne rendez-vous au public pour un jour et une heure fixes, et que deux mois sont un temps trop considérable pour qu'une pareille erreur échappe à un jour- nal , qui a, d'ailleurs , intérêt à ne pas la commettre. De mon côté , je

' Ces motifs , que je connais, sont du nombre des faits que je crOis de- voir taire. T. L.

5oO REVUE DFS DEUX MONDES.

maintiens toujours avoir vu M. Donville à Rio- Janeiro en mars 1828. Son magasin était alors fermé, et c'est par erreur que dans mon article j'ai paru dire le contraire.

Outre ces pièces , j'en dépose plusieurs autres non moins importantes, mais dont il est inutile de donner la liste.

Enfin, si ces preuves ne paraissent pas suffisantes, la même fatalité qui a empêché M. Douville de réaliser ses projets à Buenos-Ayres et à liio-Janeiro , vient d'amener à Paris un voyageur brésilien qui se trouvait au Congo à la même époque que lui , et qui l'a connu d'une manière par- ticulière à Loanda et autres lieux. Les personnes qui désireront s'éclairer davantage , peuvent consulter ce voyageur, qui se nomme M. Damarral, et qui démeure rue Chantereine, 19.

Je crois n'être resté en arrière de rien de ce que j'avais promis au pu- blic. J'ai payé k la société ce que je regardais , à tort ou à raison , comme une dette, et me sentant mal à l'aise en face d'un pareil adversaire , dé- sormais je laisse le champ libre à M. Douville.

Théodore Lacordàire.

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Paroles de Ml'"" DeSBORDES -VaLMORE. Musique de M ""Jules MeNESSTER- NoDIER

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Qu'un léger bruit t éveille , T'anuonce-t-^il mes voeuJi i Et si la jeune abeille Passe devant tes jeux , N entends-tu pas a ton oreille N entends-tu pas ce queje veux r

La feuille frémissante ,

L eau qui parle eu courant ,

I<a rose languissante ,

Qui t<- cherche en mourant ,

R-ends-y garde,oma viealisente,

G est moi qui tc^pelle en pleurant ,

Rerue des deux -Mondes

d'avec par M. Chiarini .

CHRONIQUES DE FRANCE.

V '.

mixi^iais (6âiPip]:siLi9(giQiSg

Les motifs politiques qui retenaient le tluc de Bourgogne loin de la capitale, sont faciles à expliquer.

Du moment un autre plus heureux que lui s'était empaié de Paris, il avait pensé à lui en laisser l'honneur qu'il ne pouvait lui enlever, mais à eu tirer pour lui-même le bénéfice qui pouvait lui en revenir. Il ne lui avait pas été difficile de prévoir que les réac- tions naturelles qui suivent de semblables changemens politiques, entraîneraient après elles des meurtres et des vengeances sans nom- bre , que sa présence à Paris ne pourrait les empêcher qu'en le dépopularisant aux yeux de ses partisans eux-mêmes, tandis que son absence lui épargnait la responsabilité du sang répandu. D'ailleurs ce sang coulait des veines des Armagnacs , c'était une large saignée c{ui affaiblissait pour long-temps le parti qui lui était opposé : ses ennemis tombaient les uns après les autres, sans qu'il prît même la peine de les frapper. Puis, lorsqu'il juge- rait que le peuple serait fatigué de massacre, quand il verrait la

' Voy^^ la livraison du l'i novembre.

TOME vni. 33

5o2 REVUE DES DEUX MONDES.

ville arrivée à ce point de lassitude le besoin du repos rem- place celui de la vengeance, quand on pourrait épargner, sans peine et sans danger, les restes mutilés d'un parti frappé dans ses chefs , alors il rentrerait dans la ville , comme l'ange gardien de ses murs, éteignant le feu, étancliant le sang, et proclamant paix et amnistie pour tout le monde.

Le prétexte sur lequel il motivait son absence, se trouve avoir, avec la suite de notre histoire, une connexité trop grande, pour que nous ne le fassions pas connaître à nos lecteurs.

Le jeune sire de Gyac, que nous avons vu au château de Vin- cennes, disputant aux sires de Graville et de l'Iladam le cœur d'I- sabeau de Bavière, avait, comme nous l'avons dit, accompagné la reine à Troyes. Chargé, par sa royale souveraine, de plusieurs mes- sages importans auprès du duc de Bourgogne, il avait remarqué à la cour du prince mademoiselle Catherine de Thian, l'une des fenmies de la duchesse de Charolais '. Jeune, brave et beau, il avait cru que ces trois qualités, jointes à la confiance que lui don- nait la conviction de les posséder, étaient des titres suffisans près de cette belle et noble jeune fille : ce fut donc avec un étonnernent toujours croissant, qu'il s'aperçut que ses hommages étaient re- çus sans qu'ils parussent être distingués de ceux des autres sei- gneurs. L'idée qu'il avait un rival fut la première qui vint au sire de Gyac ; il suivit madenioiselle de Thian comme son ombre, il épia tous ses gestes, surprit tous ses regards, et finit, malgré la persévérance de la jalousie , par demeurer convaincu qu'aucun des jeunes gens qui l'entouraient n'était plus heureux ni plus favorisé que lui. Il était riche, portait un noble nom; il pensa que l'offre de sa main séduirait peut-être la vanité au défaut de l'amour. La réponse de mademoiselle de Thian fut à la fois si pré- cise et si polie, que le sire de Gyac perdit le reste de son espoir et conserva tout son amour. C'était à en devenir fou à force d'y penser et de n'y rien comprendre : sa seule ressource était l'ab- sence; il eut la force de l'appeler à son secours : il prit en consé- quence les ordres du duc et retourna près de la reine.

' Le comte de Charolais, fils du duc Jean, avait épousé la princesse Mi- chelle, fille du roi Charles VI.

SCÈNES HISTORIQUES. 5o3

Six semaines s'étaient à peine passées, loisqu'un nouveau mes- sage le i-amena à Dijon. L'absence lui avait été plus favorable que la présence. Le duc le reçut avec plus d'amitié, et mademoiselle de Tliian avec plus d'abandon : il fut quelque temps à douter de son bonlieur , mais enfin un jour le duc Jean lui offrit de se charger de faire une nouvelle démarche auprès de celle qu'il aimait. Une si puissante protection devait applanir bien des difficultés ; le sire de Gyac accepta l'offre avec joie, et deux heures après, une seconde réponse, aussi favorable que la première avait été désespérante , prouva que , soit que mademoiselle de Thian evit réfléchi au mérite du chevalier, soit que l'influence du duc eût été toute puissante, il ne fallait jamais en pareille circonstance accor- der une croyance trop prompte au premier refus d'une femme.

Le duc déclara donc qu'il ne rentrerait pas à Paris avant que les noces des deux jeunes époux ne fussent célébrées. Elles furent splendides. Le duc voulut en faire les frais; le matin , il y eut des tournois et des joutes de belles armes furent faites, le dîner fut suspendu par des entremets magnifiques et tout-à-fait ingé- nieux , et le soir un mystère , dont le sujet était Adam recevant Eve des mains de Dieu , fut joué avec grande acclamation. On avait fait venir à cet effet , de Paris , un poète en renom : il fut défrayé de son voyage et reçut vingt-cinq écus d'or. Ces choses se passaient du 1 5 au 20 juillet i4i8.

Enfin le duc Jean pensa que le moment était venu de rentrer dans la capitale. Il chargea le sire de Gyac de l'y précéder et d'annoncer son arrivée. Celui-ci ne consentit à se séparer de sa jeune épousée que lorsque le duc lui eut promis de la faire entrer au nombre des femmes de la reine et de la lui ramener à Paris. De Gyac devait sur sa route prévenir Isabeau de Bavière que le duc serait le 2 juillet à Troyes , et l'y prendrait en passant.

Le i4 juillet, Paris s'éveilla au son joyeux des cloches. Le duc de Bourgogne et la reine étaient arrivés à la poite Saint-Antoine ; toute la population était dans les rues ; toutes les maisons devant lesquelles ils devaient passer pour se rendre à l'hôtel Saint-Paul, étaient tendues de tapisseries comme lorscj[ue Dieu sort ; tous les perrons étaient chaigés de fleurs, toutes les fenêtres de femmes.

5o4 REVUE DES DEUX MONDES.

Six cents bourgeois , vêtus de Iniques bleues , et conduits par le seigneur de L'Iladamet le sire de Gyac, allaient au-devant d'eux, leur portant les clefs de la ville comme à des vainqueurs : le peu- ple suivait à flots , divisé par corporation , rangé sous ses éten- dards respectifs, criant joyeusement noël, oubliant qu'il avait eu faim la veille, et qu'il aurait faim le lendemain.

Le cortège trouva la reine , le duc , et leur suite qui atten- daient à cheval. Arrivé en face du duc, le bourgeois qui portait les clefs d'or dans un plat d'argent, mit un genou en terre : «Mon- seigneur, dit L'Iladam, les touchant de la pointe de son épée nue, voici les clefs de votre ville; en votre absence, nul ne les a reçues, et l'on vous attendait pour les remettre. »

Donnez-les-moi, sire de L'Iladam, dit le duc, car en bonne justice vous avez le droit de les toucher avant moi.

L'Iladam sauta à bas de cheval, et les présenta respectueuse- ment au duc : celui-ci les accrocha à l'arçon de sa selle , en face de sa hache d'armes. Bien des gens trouvèrent cette action trop hardie de la part d'un homme qui entrait en pacificateur, et non en ennemi ; mais telle était la joie qu'on avait de revoir la reine et le duc, que l'enthousiasme ne fut aucunement refroidi par cet inci- dent.

Alors un autre bourgeois s'avança, et présenta au duc deux cottes de velours bleues, l'une pour lui, l'autre pour le comte Philippe de Saint-Pol, son neveu'. «;Merci, messieurs, dit-il, c'est une bonne pensée à vous d'avoir prévu que j'aimerais à rentrer dans votre ville, vêtu des couleurs de la reine- » Quittant alors sa robe de velours, il revêtit la cotte qui venait de lui être offerte, et ordonna à son neveu d'en faire autant. Tout le peuple cria : vive Bour- gogne ! vive la reine I

Les trompettes sonnèrent , les bourgeois se divisèrent en deux lignes et se placèrent en haies de chaque côté du duc et de la reine; le peuple se mit à leur suite. Quant au sire de Gyac, il avait reconnu sa femme au milieu de la maison d'Isabeau : d quitta la place que l'étiquette lui avait réservée pour prendre

' Le comte de Saint-Pol était le fils du duc de Biabant, mort à la bataille d'Azincourt.

SCÈNES HISTORIQUES. 5o5

près d'elle celle que lui indiquait son impatience. Le cortège se mit en marclie.

Partout sur son passage , des cris d'espérance et de joie l'ac- cueillaient , les fleurs pleuraient de toutes les fenêtres , comme une neige embaumée , et couvraient le pavé sous les pieds du cheval de la reine; c'était un délire à enivrer, et l'on eût cru in- sensé celui qui serait venu dire au milieu de cette fête, que, dans ces mêmes rues s'effeuillaient tant de fleurs fraîches, s'épan- daient tant de clameurs joyeuses , le meurtre , la veille encore , avait répandu tant de sang , et l'agonie jeté tant de cris.

Le cortège arriva en face de l'hôtel Saint-Paul. Le roi l'atten- dait sur la dernière marche du perron. La reine et le duc mirent pied à terre et montèrent les degrés; le roi et la reine s'embrassèrent: le peuple jeta de grandes acclamations , il croyait toutes les dis- cordes éteintes dans le baiser royal ; car il oubliait que, depuis Judas et le Christ , les mots trahison et baiser s'écrivent avec les mêmes letti-es.

Le duc avait mis un genou en terre, le roi le releva. « Mon cousin de Bourgogne, dit-il, oublions tout ce qui s'est passé, car de grands malheurs sont advenus de tous nos débats; mais, Dieu merci , nous espérons , si vous nous y aidez , y porter un bon et sûr remède. »

« Sire , répondit le duc , ce que j'ai fait a toujours été pour le plus grand bien de la France et le plus grand honneur de votre altesse ; ceux qui vous ont dit le contraire étaient encore plus vos ennemis que les miens. » En achevant ces mots, le duc baisa la main du roi , qui rentra dans l'hôtel Saint-Paul , la reine et le duc et leur maison l'y suivirent : tout ce qui était doré rentra dans le palais ; le peuple seul resta dans la rue , et deux gardes, placés à la porte de l'hôtel, rétablirent bientôt la barrière d'acier qui sépare prince et sujets , royauté et population. N'ijnporte , le peuple était trop ébloui jîour s'apercevoir qu'il était le seul à qui aucune parole n'avait été adressée, à qui aucune promesse n'avait été faite. Il se dispersa en criant : Vive le roi ! vive Bourgogne! et ce ne fut que le soir qu'il s'aperçut qu'il avait plus faim encore que la veille

5o6 REVUE DES DEUX MONDES.

Le lendemain , de grands rassenibleniens se formèrent ainsi que de coutume : comme il n'y avait pas de fête ce jour-là , pas de cortège à voir passer , le peuple alla vers l'hôtel Saint- Paul , non plus pour crier vive le roi , vive Bourgogne , mais pour demander du pain.

Le duc Jean parut au balcon ; il dit qu'il s'occupait de faire cesser la famine et la misère qui désolaient Paris, mais il ajouta que cela était difficile , à cause des déprédations et des ravages qu'avaient faits les Armagnacs dans les environs de la ca- pitale.

Le peuple reconnut la justesse de cette raison , et demanda que les prisonniers qui étaient à la Bastille lui fussent livrés ; car, disait- il , ceux qu'on garde dans ces prisons se rachètent toujours à force d'or, et c'est nous qui payons la rançon.

Le duc répondit à ces affamés qu'il serait fait selon leur dé- sir. En conséquence , à défaut de pain , une ration de sept pri- sonniers leur fut délivrée : ce furent messire Enguerrand de Marigny, mart^T descendant d'un martyr ; messire Hector de Chartres , père de l'archevêque de Rheims , et Jean Taranne , riche bourgeois : l'histoire a oublié le nom des quatre autres". La populace les égorgea ; cela lui fit prendre patience. Le duc , de son côté , perdait à ce massacre sept ennemis , et gagnait un jour de repos ; c'était tout bénéfice.

Le lendemain , nouveau rassemblement , nouveaux cris , nou- velle ration de prisonniers ; mais cette fois la multitude avait plus faim de pain cjue soif de sang : elle conduisit à leur grand étonnement les quatre malheureux à la prison du Châ- telet , et les remit au prévôt ; puis elle s'en alla piller l'hôtel Bourbon , et comme il s'y trouvait un étendard sur lequel était brodé un dragon , quelques centaines d'hommes allèrent le montrer au duc de Bourgogne comme une nouvelle preuve de l'alliance des Armagnacs et des Anglais , et l'ayant mis en morceaux, ils en traînèrent les lambeaux dans la boue, en

' Juvënal. . Enguerrand de Monstrelet.

SCÈNES HISTORIQUES. 5o']

criant : Mort aux Armagnacs I mort aux Anglais ! mais sans tuer personne.

Cependant le duc voyait bien que peu à peu la sédition s'ap- procliaitdelui, comme une marée du rivage; il craignit qu'après s'en être pris si long-temps aux causes apparentes , le peuple ne s'en prît enfin aux causes réelles ; il fit donc , pendant la nuit, venir à l'hôtel Saint-Paul quelques notables bourgeois de la ville de Paris , qui lui promirent que , s'il voulait rétablir la paix et remettre chaque chose à sa place, ils seraient à son aide'. Cer- tain de leur appui , le duc attendit plus tranquillement la journée du lendemain.

Le lendemain , il n'y avait plus qu'un seul cri , car il n'y avait plus qu'un seul besoin . du pain î du pain !

Le duc parut au balcon et voulut parler ; les vociférations cou- vrirent sa voix : il descendit , se jeta sans armes et la tête nue au milieu de ce peuple hâve et affamé , donnant la main à tout le monde , jetant l'or à pleines volées. Le peuple se referma sur lui , l'étouffant de ses replis , le pressant de ses ondes , effrayant dans son amour de lion , comme dans sa colère de tigre. Le duc sentit qu'il était perdu, s'il n'opposait la puissance morale de la parole à cette effrayante puissance physique ; il demanda de nouveau à parler, et sa voix se perdit sans être entendue ; enfin il s'adressa à un homme du peuple , qui paiaissait exercer cjuel- que influence sur cette masse. Celui-ci monta sur une borne , et dit : « Silence ! le duc veut parler, écoutons-le.» La foule obéis- sante se tut. Le duc avait un pourpoint de velours brodé d'or, ime chaîne précieuse au cou ; cet homme n'avait qu'un vieux chaperon rouge , une cotte sang de bœuf et des jambes nues. Cependant il avait obtenu ce cju'avait demandé vainement le puissant duc Jean de Bourgogne.

Il fut aussi heureux dans ses autres commandemens que dans le premier. Quand il vit que le silence était rétabli : « Faites cercle, » dit-il. La foule s'écarta; le duc, mordant ses lèvres jusqu'au sang , honteux d'être obligé de recourir à de telles ma-

' Eiiguerrand de Monstrelct.

5o8 REVUE DES DEUX MONDES.

nœuvres et de se servir de tels hommes , remonta sur le perron au bas duquel il se repentait déjà d'être descendu. L'homme du peuple l'y suivit , promena ses yeux sur cette multitude pour savoir si elle était prête à entendre ce qu'on avait à lui dire ; puis se retournant vers le prince : « Parlez maintenant , mon duc , dit-il, on vous écoute ; » et il se coucha à ses pieds, comme un chien à ceux de son maître.

En même temps quelques seigneurs , qui étaient au duc de Bourgogne, étant arrivés de l'intérieur de l'hôtel Saint-Paul, se rangèrent derrière lui , prêts à lui prêter assistance , si la chose devenait nécessaire. Le duc fit un signe de la main ; mi chut impérieux et prolongé sortit comme un grognement de la bouche de l'homme à la cotte rouge , et le duc prit la parole :

« Mes amis , dit-il , vous me demandez du pain. Il m'est impossible de vous en donner ; c'est à peine si le roi et la reine en ont pour leur table royale : vous feriez bien mieux , au lieu de courir sans fruit à travers les rues de Paris , d'aller mettre le siège devant Marcoussis et Montlhéry, sont les Dauphinois'; vous trouveriez des vivres dans ces villes , et vous en chasseriez les ennemis du roi, qui viennent tout ravager jusqu'à la porte Saint- Jacques , et qui empêchent de faire la moisson. »

Nous ne demandons pas mieux , dit la foule tout d'une voix , mais que l'on nous donne des chefs.

Sires de Cohen et de Rupes , dit le duc en tournant la tête à demi par-dessus son épaule , et en s'adressant aux seigneurs qui étaient derrière lui , voulez- vous une armée ? je vous la donne.

Oui, inonseigneur , répondirent-ils en s'avançant.

Mes amis , continua le duc , en s'adressant au peuple et en lui présentant ceux que nous venons de nommer, voulez- vous ces nobles chevaliers pour chefs? je vous les offre.

Eux ou tous autres , pourvu qu'ils marchent devant.

Alors , messeigneurs , à cheval , dit le duc , et vitement , ajouta-t-il à demi-voix.

' C'est ainsi que depuis la mort du comte d'Armagnac on nommait les partisans du Dauphin.

SCÈNES HISTORIQUES. 5oq

Le duc allait rcntior : l'iioniine qui était à ses pieds se leva et lui tendit la main ; le duc la lui serra, comme il avait fait aux autres : il avait quelques obligations à cet homme. Ton nom? lui dit-il.

Cappeluchc, répondit celui-ci, en ôtant respectueusement son chaperon de la main que le duc lui laissait libre.

Ton état? continua le duc.

Maître bourreau de la ville de Paris.

Le duc lâcha la main comme si c'eût été un fer rouge , recula deux pas et devint pâle. Le plus puissant jorincede la chrétienté avait , à la face de Paris tout entier , choisi ce perron comme un piédestal , pour pactiser avec l'exécuteur des hautes œuvres ^ .

Bourreau , dit le duc d'une voix creuse et tremblante , va au grand Châtelet, tu y trouveras de la besogne.

Maître Cappeluche obéit à cet ordre comme à une injonction à laquelle il était accoutumé.

■;— Merci, monseigneur, dit-il ; puis, en descendant le perron, il ajouta tout haut : Le duc est un noble prince , pas du tout fier et aimant le pauvre peuple.

L'Iladam , dit le duc en étendant le bras vers Cappeluche qui s'éloignait , faites suivre cet honnne , car il faut que ma main ou sa tête tombe.

Le même jour les seigneurs de Cohen , de Rupes et messire Gaultier Raillard sortirent de Paris avec une multitude de canons et machines compétentes à mettre un siège *. Plus de 10,000 hommes des plus hardis émouveurs de populace les suivirent volontairement ; derrière eux les portes de Paris furent fermées, et le soir, les chaînes tendues à toutes les rues , ainsi qu'au haut et au bas de la rivière. Les corporations de bourgeois partagèrent avec les archers le service du guet , et ce fut la première fois peut-être , depuis deux mois , qu'une nuit s'écoula tout entière sans qu'elle fût une seule fois troublée par les cris au meurtre! ou au feu !

' Barante.

^ Engucrraiid de Monstrelet.

5lO REVUE DES DEUX MONDES.

Cependant Cappelucbe , tout tier de la poignée de main qu'il avait reçue et du message dont il était chargé, s'acheminait vers le giand Châtelet, rêvant à l'exécution qui devait sans doute avoir lieu le lendemain, et à la part d'honneur qui ne manquei'ait pas de lui en revenir, si, comme cela arrivait quelquefois, la cour y assistait. Quelqu'un qui l'aurait rencontré aurait reconnu dans son allure l'à-plomb d'un homme parfaitement content de lui , et aurait deviné que les gestes qu'il faisait en fendant l'air de sa main droite en différentes lignes , étaient une répétition mentale de la scène dans laquelle il croyait avoir, le lendemain, à jouer un rôle si important.

Il arriva ainsi à la porte de la prison , y frappa un seul coup ; mais la promptitude avec laquelle la porte s'ouvrit , pi'ouva que le concierge avait reconnu que celui qui frappait ainsi devait avoir le privilège de ne pas attendre.

Le geôlier soupait en famille; il offrit à Cappeluche de prendre sa part du repas : celui-ci accepta avec un air de bienveillante protection , bien naturel dans un homme qui venait de donner une poignée de main au plus grand vassal de la couronne de Finance. En conséquence, il déposa sa grande épée près de la porte, et s'assit à la place d'honneur.

Maître Richard, dit Cappeluche au bout d'un instant, quels sont les principaux seigneui's que vous logez dans votre hô- tellerie ?

Ma foi, messire, répondit Richard, je ne suis ici que depuis peu de temps , mon prédécesseur et sa femme ayant été tués lorsque les Rourguignons ont pris le Châtelet. Je sais bien la quantité de gamelles que je fais descendre aux prisonniers , mais j'ignore le nom de ceux qui mangent ma soupe.

Et ce nombre est-il considérable?

Ils sont cent vingt.

Eh bien ! maître Richard , demain ils ne seront plus que cent dix-neuf.

Comment cela ? est-ce qu'il y a une nouvelle émeute parmi le populaire? dit vivement le geôlier, qui craignait le renou- vellement des scènes dont son prédécesseur avait été victime ;

SCÈNES HISTORIQUES 5n

si je savais lequel on me demandera, je le préparerais pour ne pas faire attendre le peuple.

Non , non , dit Cappeluche , vous ne m'avez pas compris ; le populaire marche en ce moment vers Marcoussis et Mont- Ihéry ; ainsi vous voyez qu'il tourne le dos au grand Cliâtelet. Ce n'est pas d'une émeute qu'il s'agit , c'est d'une exécution.

Etes-vous certain de ce que vous dites ?

Vous me demandez cela, à moi ! reprit en riant Cappeluche.

Ah ! c'est vrai , vous aurez reçu les ordres du prévôt.

Non, je sais la nouvelle de plus haut ; je la tiens du duc de Bourgogne.

Du duc de Bourgogne !

Oui, continua Cappeluche, en renversant sa chaise sur les pieds de derrière et en se dandinant avec nonchalance , oui , du duc de Bourgogne ; il m'a pris la main il n'y a pas plus d'une lieure , et m'a dit : Cappeluche , mon ami , fais-moi le plaisir d'aller au plus vite à la prison du Châtelet et d'y attendre mes ordres. Je lui ai dit: Monseigneur, vous pouvez compter sur moi; c'est à la vie et à la mort. Ainsi , il est évident que l'on conduit demain quelque noble Armagnac en grève, et que le duc, devant y assister, a voulu voir de la besogne bien faite, et par conséquent m'en a chargé. S'il en eût été autrement, l'ordre serait venu du prévôt, et c'est Gorju, mon valet, qui l'aurait reçu.

Comme il achevait ces iuots, deux coups de marteau retentirent, frappés sur la porte extérieure ; le geôlier demanda à Cappeluche la permission de prendre la lampe , Cappeluche y consentit d'un signe de tête : le geôlier sortit , laissant les convives dans l'obscurité.

Au bout de dix minutes , il rentra , s'arrêta à la porte de la chambre , qu'il ferma avec soin , fixa avec une expression singu- lière d'étonnement les yeux sur son hôte, et lui dit, sans aller se rasseoir : Maître Cappeluche, il faut me suivre.

C'est bon , répondit celui-ci en vidant ce qui restait de vin dans son verre, et en faisant clapper sa langue comme un homme qui apprécie mieux un ami au moment de s'en séparer ; c'est bon, je sais ce que c'est.

5l2 REVUE DES DEUX MONDES.

Et maître Cappeluche se leva , et suivit le geôlier, après avoir pris l'cpée qu'il avait déposée en entrant contre la porte.

Quelques pas dans un corridor humide les conduisirent à l'entrée d'un escalier si étroit, que l'on était forcé de convenir que l'ar- chitecte avait merveilleusement compris que les escaliers ne sont que des accessoires dans une prison d'état. Cappeluclie descen- dait avec la facilité d'un homme à qui le chemin est familier, sifflant l'air de sa chanson favorite , s'arrêtant à chaque étage , et disant, lorsque le concierge continuait sa route : Diable ! diable ! c'est un grand seigneur. Ils descendirent ainsi soixante marches à peu près.

Arrivés , le concierge ouvrit une porte si basse , que maît^'^ Cappeluche, qui était d'une taille fort ordinaire, fut obligé de se baisser pour pénétrer dans le cachot auquel elle communiquait. Il remarqua en passant sa solidité : elle était en chêne , avait quatre pouces d'épaisseur , et était recouverte de lames de fer. Il fit un mouvement de tête comme un connaisseur qui approuve. Le cachot était vide.

Cappeluche fit cette remarque du premier coup-d'œil , mais il pensa que celui près duquel il croyait être envoyé, était ou à l'in- terrogatoire ou à la torture ; il posa son épée dans un coin , et se (lis posa à attendre le prisonnier.

C'est ici , dit le geôlier.

Bien , répondit laconiquement maître Cappeluche. Richard allait sortir emportant la lampe ; maître Cappeluche

le pria de la lui donner. Comme on n'avait pas ordonné au geôlier de le laisser sans lumière , il lui accorda cette demande. A peine Cappeluche l'eut-il entre les mains , qu'il se mit en quête, tellement préoccupé par la recherche qu'il faisait , qu'il n'entendit pas la clef tourner deux fois dans la serrure et les verroux se fermer sur lui.

Il avait trouvé dans la paille du lit ce qu'il cherchait avec tant d'attention : c'était un pavé dont quelque prisonnier s'était fait un chevet.

Maître Cappeluche porta le pavé au milieu du cachot , en ap- procha un vieil escabeau de bois, posa sa lampe dessus, alla

SCÈNES HISTORIQUES. 5l3

prendre son épée il l'avait déposée , mouilla le pavé avec un reste d'eau qui croupissait dans un tronçon de cruche , et , s'as- seyant par terre , le pavé entre les jambes , se mit gravement à repasser son épée, qui avait un peu souffert des services réitérés qu'elle lui avait rendus depuis quelques jours , n'interrompant cette occupation que pour en tâter le fil, en passant le pouce sur le tranchant , puis se remettant chaque fois au travail avec une nouvelle ardeur.

Il était tellement absorbé dans cette intéressante occupation , qu'il ne s'était pas aperçu que la porte s'était ouverte et refer- mée , et qu'un homme s'était approché lentement de lui , le regardant avec un étonnement tout naïf. Enfin, le nouveau-venu rompit le silence.

Pardieu, dit-il, maître Cappeluche, vous faites une drôle de besogne I

Ah! c'est toi, Gorju, dit Cappeluche en levant les yeux , qu'il reporta aussitôt sur le pavé qui absorbait toute son atten- tion ; qu'est-ce que tu dis ?

Je dis que vous êtes fameusement bon de vous occuper de pareils détails.

Que veux-tu , mon enfant , dit Cappeluche , on ne fait rien sans amour-propre, et il en faut dans notre état aussi bien que dans un autre. Cette épée, tout ébréchée qu'elle était, pouvait encore aller dans une émeute , parce que , pourvu qu'on tue , peu importe qu'on soit obligé de s'y prendre à deux fois ; mais le service qu'elle doit faire demain n'est pas comparable à celui qu'elle fait depuis un mois, et je ne peux prenche trop de pré- cautions pour que tout se passe à mon honneur.

Gorju était passé de l'air étonné à l'air stupide ; il regardait , sans lui répondre , son maître , qui semblait mettre à son ou- vrage d'autant plus d'attention , qu'il semblait approcher de sa fin.

Enfin, maître Cappeluche leva de nouveau les yeux vers Gorju.

Tu ne sais donc pas, lui dit-il, qu'il y a demain une exécu- tion?

5l4 REVUE DES DEUX MONDES.

Si fait, si fait, répondit celui-ci , je le sais.

Eh bien ! . . . qu'est-ce qui t'étonne alors ? Cappeluche se remit à la besogne.

Vous ne savez donc pas, dit à son tour Gorju, le nom de celui qu'on exécute ?

Non , répondit Cappeluche sans s'interrompre , cela ne me regarde pas , à moins que ce ne soit un nom de bossu ; alors il faudrait me le dire , parce que je prendrais mes précautions d'a- vance, vu la difficulté.

Non, maître, répondit Goi'ju , le condamné a le cou comme vous et moi, et j'en suis bien aise parce que comme je n'ai pas encore la main aussi habile que la vôtre

Qu'est-ce que tu dis ?

Je dis qu'étant nommé bourreau de ce soir seulement , ce serait bien malheureux si pour la première fois j'étais tombé sur. . .

Toi bourreau ! dit Cappeluche l'interrompant et laissant tomber son épée.

Oh! mon Dieu, oui il y a une demi-heure que le prévôt m'a fait venir et m'a remis cette patente.

En disant ces mots , Gorju tira de son pourpoint un parche- min, et le présenta à Cappeluche; celui-ci ne savait pas lire, mais il reconnut les armes de France et le sceau de la prévôté , et le comparant de souvenir avec le sien , il vit qu'il était exactement pareil.

Oh ! dit-il , comme un homme abattu , la veille d'une exé- cution publique me faire cet affront!

Mais il était impossible que ce fût vous, maître Cappeluche.

Et pourquoi cela ?

Parce que vous ne pouviez pas vous exécuter vous-même , c'est la première fois que ça se serait vu.

Maître Cappeluche commençait à comprendre ; il leva des yeux étonnés sur son valet, ses cheveux se dressèrent sur son front, et de leur racine tombèrent à l'instant même des gouttes de sueur qui descendirent le long de ses joues creuses.

Ainsi donc , c'est moi! dit-il. Oui , maître , répoiadit Gorju.

SCÈNES HliSTORIQUES. 5i5

Et c'est toi !.. .

Oui, maître.

Qui donc a donné cet oi'die ?

Le duc de Bourgogne.

Impossible, il n'y a qu'une heure qu'il me prenait la main.

Eli bien! c'estcela, dit Gorju, maintenant il vous prend la tète. Cappeluclie se leva lentement , oscillant sur ses jambes comme

un homme ivre , et alla droit à la jîorte : il en prit la serrure entre ses larges mains , et à deux repiises la secoua à faire sauter les gonds, s'ils eussent été moins solides.

Gorju le suivait des yeux avec toute l'expression d'intérêt qu'é- tait susceptible de prendre sa figure dure et basanée.

Lorsque Cappeluclie se fut aperçu de l'inutilité de ses efforts , il revint s'asseoir à la place Gorju l'avait trouvé, ramassa son épée , et la remettant sur le pavé , il lui donna le dernier coup qui lui manquait.

Encore? dit Gorju.

Si c'est à moi qu'elle doit servir, répondit Cappeluche d'une voix soui'de, raison de plus pour qu'elle coupe bien.

En ce moment , Vaux de Bar, le prévôt de Paris , entra suivi d'un prêtre , et procéda pour la forme à l'interrogatoire. Maître Cappeluche avoua quatre-vingt-six meurtres , en dehors de ses fonctions légales : un tiers à peu près avaient été commis sur des femmes et des enfans.

Une heure après , le prévôt sortit, laissant avec Cappeluche le prêtre et le valet devenu bourreau.

Le lendemain dès quatre heures du matin, la grande rue Saint- Denis, la rue aux Fèves, et la place du Pilori étaient encombrées de peuple , les fenêtres de toutes les maisons étaient bâties de têtes ; la grande boucherie près le Chàtelet , le mur du cimetière des Saints-Innocens près des halles , semblaient prêts à crouler sous le poids qui les surchageait. L'exécution devait avoir lieu à sept heures ' .

A six heures et demie , un mouvement d'ondulation , un frémis-

' Engiierrand de Monstrelet.

5l6 REVOE DES BEDX MONDES.

sèment électrique , une grande clameur poussée par ceux qui étaient près du Châtelet , annoncèrent à ceux de la place du Pilori que le condamné se mettait en marche. Il avait obtenu de Gorju, de qui dépendait cette dernière faveur, de n'être ni conduit sur un âne , ni traîné sur une charrette : il marchait d'un pas ferme entre le pi'être et le nouvel exécuteur, saluant de la main et de la voix ceux qu'il reconnaissait dans la foule. Enfin, il arriva svir la place du Pilori , entra dans un cercle d'une vingtaine de pieds de diamètre , formé par une compagnie d'archers , et au milieu du- quel était un billot debout près d'un tas de sable. Le cercle qui s'était ouvert pour le laisser passer, se ferma derrière lui. Des chaises et des bancs avaient été disposés pour ceux qui , trop éloi- gnés, ne pourraient voir par-dessus la tête des plus voisins; chacun prit sa place comme sur un vaste amphithéâtre circulaire , dont les toits des maisons formaient le dernier gradin, et simulant un im- mense entonnoir de têtes humaines superposées les unes aux auti'es.

Cappeluche marcha droit au billot , s'assura s'il était posé d'a- plomb, le rapprocha du tas de sable dont il était trop éloigné, et exa- mina de nouveau le tranchant de l'épée; puis ces dispositions faites, il se mit à genoux et pria à voix basse : le prêtre lui faisait baiser un crucifix. Gorju était debout près de lui, appuyé sur sa longue épée; sept heures commencèrent à sonner ; maître Cappeluche cria tout haut merci à Dieu et posa sa tête sur le billot ' .

Pas un souffle ne semblait sortir de toutes ces bouches, pas un niouvement ne remuait cette foule ; chacun semblait cloué à sa place , les yeux seuls vivaient.

Tout à coup l'épée de Gorju flamboya comme un éclair; le dernier coup frappa sur l'horloge , l'épée s'abaissa , et la tête alla rouler sur le tas de sable qu'elle mordit et teignit de sang.

Le tronc recula par un mouvement contraire, se traînant hideu- sement sur ses mains et ses genoux ; le sang jaillissait par les artères du cou , comme l'eau à travers le crible d'un arrosoir.

La foule poussa un grand cri , c'était la respiration qui revenait à cent mille personnes.

' Journal de Paris. Baranle.

YI.

iLis saia^ iDis (a^ii®^

Les provisions |K)litlques du duc de Bourgogne s'étaient réa- lisées : la ville de Paris était lasse de la vie tourmentée qui l'api- tait depuis si long - temps , elle atdibua la cessation de ses înaux, qui arrivaient naturellement à leur terme, à la présence du duc, à la sévérité qu'il avait déployée , et surtout à l'exécution de Cappelucbe, cet ardent émouveurde populace. Aussitôt après sa mort, l'ordre s'était rétabli , et toutes les voix cbantaient leslouan- ges du duc de Bourgogne , lorsqu'un nouveau fléau vint se ruer sur la cité toute saignante encore: c'était la peste, cette sœur hâve et décbarnée de la guerre civile.

Une épidémie affi-euse se déclara. La famine , la misère les morts oubliés dans les rues, les passions politiques qui font bouil- lir le sang aux veines, étaient les voix infernales qui l'aA^aient appe- lée . Le peuple, qui commençait à se refroidir, et qui était épouvanté de ses propres excès , crut voir la main de Dieu dans ce nouveau fléau; une fièvre singulière s'empara de lui. Au lieu d'attendre la maladie dans ses maisons et d'essayer de la prévenir, la population tout entière se répandit dans les rues ; des bommes couraient comme des insensés , criant que les flammes de l'enfer les brû- laient ; et sillonnant cette foule qui s'ouvrait tremblante devant eux, quelques-uns se jetèrent dans les puits, d'autres dans la rivière. Une seconde fois les tombeaux manquèrent aux morts, et les prêtres aux mourans. Des hommes atteints des premiers symptômes du mal arrêtaient les vieillards dans les rues , et les forçaient d'entendre leurs confessions. Les seigneurs n'étaient

XOME VIII. 3^

5l8 REVUE DES DEUX MONDES.

pas plus à l'abri de l'épidémie que le pauvre peuple ; le prince d'Orange et le seigneur de Poix y succombèrent ; l'un des frè- res Fosseuse, allant faire sa cour au duc , sentit les premières at- teintes du mal au bas du perron de l'hôtel Saint-Paul; il essaya de continuer son chemin , mais à peine avait-il monté six marches , qu'il s'arrêta pâle , les cheveux hérissés et les genoux tremblans. Il n'eut que le temps de croiser les bras sur sa poitrine , en di- sant : Seigneur, ayez pitié de moi ! et il tomba mort. Le duc de Bretagne, les ducs d'Anjou et d'Alençon se retirèrent à Cor- beil ', et le sire de Gyac et sa femme au château de Creil, près Beaumont-sur-Oise.

De temps en temps derrière les vitraux de l'hôtel Saint-Paul, apparaissaient, comme des ombres , ou le duc ou la reine ; ils je- taient les yeux sur ces scènes de désolation, mais ils n'y pouvaient rien et se tenaient enfermés dans le palais : quant au roi, on di- sait qu'il était retombé dans un de ses accès de folie. Pendant ce temps, Henri d'Angleterre, accompagné d'une puissante armée , avait mis le siège devant Rouen. Toute la ville avait jeté un cri de détresse qui s'était perdu dans les clameurs de Paris , avant d'arriver au duc de Bourgogne. C'était cependant le cri d'une ville tout entière , les Rouannais abandonnés n'en avaient pas moins fermé leurs portes et juré de se défendre jusqu'à la der- nière extrémité.

De leur côté , les Dauphinois, conduits par l'infatigable Tan- neguy , par le maréchal de Rieux , et par Barbazan qu'on appe- lait le chevalier sans reproches, après s'être emparé de la ville de Tours, que défendaient, pour le duc, Guillaume de Rommenel et Charles Labbe , = poussaient des reconnaissances armées jus- qu'aux portes de Paris.

Le duc Jean avait donc à sa gauche les Dauphinois , ennemis de la Bourgogne; à sa droite les Anglais, ennemis de la France; en face et derrière lui la peste, ennemie de tous.

Dans cette extrémité, il songea à traiter avec le Dauphin, àlais-

' Barante.

' Enguerrand de Moiish-elet.

scènks historiques. 5iq

sev au roi*, à la reine et à lui , la responsabilité de la garde de Paris , et à aller devers Rouen pour lui porter secours.

En conséquence , les articles de paix arrêtés quelque temps au- paravant à Bray et à Montercau furent de nouveau signés par la reine et le duc de Bourgogne. Le 1 7 septendjre, ils furent publiés à son de trompe dans les rues de Paris, et le duc de Bretagne, porteur du traité, fut cbargé de le soumettre à l'approbation du Dauphin , et en même temps, pour le disposer à une réconciliation, il lui con- duisit sa jeune femme ' qui était restée à Paris, et pour laquelle la reine et le duc avaient eu les plus grands égards. 2

Le duc de Bretagne trouva le Dauphin à Tours. Il obtint une audience de lui : lorsqu'il fut introduit en sa présence , le Dauphin avait à sa droite le jeune duc d'Armagnac , arrivé la veille de la Guyenne 3, pour réclamei* justice de la mort de son père , et à qui justice avait été hautement promise ; à sa gauche Tanneguy-Ducliâtel , ennemi déclaré du duc de Bourgogne; der- rière lui , le président Louvet, Barbazan et Charles Labbe , qui venait de passer du parti de Bourgogne au sien ; tous gens dési- rant la guerre , car ils avaient une haute fortune à espérer avec le Dauphin , et tout à craindre avec le duc Jean.

Quoiqu'au premier aspect le duc de Bretagne jugeât bien quelle serait l'issue de la négociation , il mit un genou en tei're , et présenta le traité au duc de Touraine. Celui-ci le prit , et sans le décacheter, il dit au duc en le relevant : Mon cousin, je sais ce que c'est , on me rappelle à Paris , n'est-ce pas ? on m'offre la paix si j'y veux revenir; mon cousin , je ne ferai point de paix avec des assassins , je ne rentrerai pas dans une ville encore toute éplorée et sanglante. M. le duc a fait le mal , qu'il le guérisse; quant à moi , je n'ai point commis le crime , et ne veux point m'offrir en expiation.

' Marie d'Anjou , Aile de Louis, roi de Sicile. Le Dauphin l'avait épousée en i4i3; mais, comme il n'avait que onze ans , ce fut en i4i6 seulement que le mariage fut consommé.

» Enguerrand de Monstrelet. Barante.

' Saint-Remi.

020 REVUE DES DEUX MONDES.

Le due tle Bretagne voulut insister , mais toute instance fut inutile. Il retourna vers Paris, portant le refus du Bauplùn au duc de Bourgogne ; il trouva celui-ci près d'entrer au conseil devait être entendu un envoyé de la ville de Rouen. Le duc écouta avec attention ce que son ambassadeur lui rapportait; puis, lorsqu'il eut cessé de parler, il laissa tomber sa tète sur sa poitrine , réfléchit profondément quelques minutes : C'est lui qui m'y aura forcé , dit-il tout à coup , et il entra dans la salle du conseil du roi.

L'explication de la pensée du duc de Bourgogne est facile à donner.

Le duc était le plus grand vassal de la couronne de France et le plus puissant prince de la chrétienté. Il était adoré des Parisiens; depuis trois mois , il gouvernait sous le nom du roi, et l'état continuel de maladie de ce malheureux prince ne permet- tait pas à ceux qui le désiraient le plus, d'espérer qu'il pût vivre long-temps ; en cas de mort, de l'espèce de régence que tenait le duc , à la royauté, il n'y avait qu'un pas. Les Dauphinois ne pos- sédaient que le Maine et l'Anjou; la cession de la Guyenne et de la Normandie au roi d'Angleterre lui faisait de celui-ci un allié et un appui. Les deux Bourgognes, la Flandre et l'Artois, qu'il tenait de son chef et qu'il réunissait à la couronne de France , étaient pour elle un dédommagement de cette perte; enfin l'exemple de Hugues Capet n'était pas si loin , qu'il ne pût être renou- velé , et puisque le Dauphin refusait toute alliance et voulait la guerre , il n'aurait à se plaindre à personne lorsque les con- séquences de son refus retombei-aient sur lui-même.

Dans ces circonstances, la politique du duc de Bourgogne était aussi simple que facile : laisser traîner le siège de Rouen en lon- gueur, ouvrir des négociations avec Henri d'Angleterre , et tout préparer de concert avec lui pour que , la mort de Charles VI ar- rivant, toute puissance étant d'avance concentrée entre ses mains, il n'eût à ajouter au pouvoir royal dont il était déjà investi, que le titre de roi qui lui manquait encore.

Le moment était on ne peut plus favorable pour com- mencer à mettre à exécution ce grand dessein : le roi, malade

SCÈNES HISTORIQUES. 521

d'esprit comme il l'était, ne i)ouvait assister au conseil, et n'avait pas même été prévenu de sa convocation; le duc était Jonc libre de faire à l'envoyé de la ville de Rouen la réponse qui lui sem- blerait le plus avantageuse , non pas aux intérêts de la France , mais à ses intérêts particuliers.

C'est dans ces dispositions , que venait de confirmer le refus du Dauphin, qu'il entra dans la salle du conseil, et alla s'asseoir, comme pour s'essayer au rôle qu'il espérait jouer un jour, sur le trône du roi Charles.

On n'attendait que lui pour ordonner que le messager fut in- troduit.

C'était un vieux prêtre à cheveux blancs; il était venu de Rouen pieds nus et un bâton à la main , comme il convient à un homme qui requiert secours. Il s'avança jusqu'au milieu de la salle, et, après avoir salué le duc de Bourgogne, il allait commencer à lui exposer l'objet de sa mission, lorsqu'un grand bruit se fit en- tendre vers une petite porte, couverte d'une tapisserie qui don- nait dans les appartemens du roi ; chacun se retourna , et l'on vit avec surprise la tapisserie se soulever, et se débarrassant des mains de ses gardiens qui voulaient le retenir, le roi Charles VI s'avancer à son tour dans cette salle personne ne l'attendait, et, les yeux étincelans de colère , les habits en désordre , marcher d'un pas ferme droit au trône sur lequel s'était prématurément assis le duc Jean de Bourgogne.

Cette apparition inattendue frappa tout le monde d'un vague sentiment de crainte et de respect. Le duc de Bourgogne surtout le regardait s'avancer, se soulevant du trône au fur et à mesure qu'il approchait , comme si une force surnaturelle le contraignît de se tenir debout, et quand le roi mit le pied sur la première marche du trône pour y monter, le duc, du côté opposé, mit machindement le pied sur la dernière marche pour en des- cendre.

Chacun regardait silencieux ce singulier jeu de bascule.

Oui, je comprends, messeigneurs, dit le roi, on vous avait dit que j'étais fou, peut-être même vous avait-on dit que j'étais mort. Il se mit à rire d'une manière étrange. —Non, non, mes-

522 REVUE DES DEUX MONDES.

seigneurs , je n'étais que prisonnier. Mais j'ai su qu'on tenait le grand conseil en mon absence, et j'ai voulu y venir, mon cousin de Bourgogne ; j'espère que vous voyez avec plaisir que mon état, dont sans doute on vous avait exagéré le péril, me permet encore de présider les affaires du royaume. Puis se retournant vers le prêtre: Parlez, mon père, lui dit-il, le roi de France vous écoute, et il s'assit sur le trône.

Le prêtre fléchit le genou devant le roi, ce qu'il n'avait {pas fait devant le duc de Bourgogne, et commença à parler dans cette posture.

Notre sire, dit-il, les Anglais, vos ennemis et les nôtres, ont mis le siège devant la ville de Rouen.

te roi tressaillit.

Les Anglais au cœur du royaume , et le roi n'en sait rien! dit-il. Les Anglais devant Rouen!... Rouen, qui était ville fran- çaise sous Clovis , l'aïeul de tous les i-ois de France ; qui n'a été perdue que pour être reprise par Philippe-Auguste ! . . . Rouen , ma ville ! . . . un des six fleurons de ma couronne ! . . . Oh ! trahison, trahison! murmura-t-il à voix basse.

Le prêtie, voyant que le roi avait cessé de parler, continua :

«Très-excellent prince et seigneur \ il m'est enjoint, de par les habitans de la ville de Rouen, de crier à vous, sire, et contre vous, duc de Bourgogne , qui avez le gouvernement du roi et de son royaume , le grand haro , lequel signifie l'oppression qu'ils ont des Anglais , et vous mandent et font savoir par moi que si, par faute de votre secours, il convient qu'ils soient sujets au roi d'Angleterre, vous n'aurez en tout le monde pires enne- mis qu'eux , et que , s'ils peuvent , ils détruiront vous et votre génération. »

Mon père, dit le roi en se levant, vous avez accompli votre mission et m'avez rappelé la mienne. Retournez vers les braves habitans de la ville de Rouen, dites-leur de tenir, et que je les sauverai par négociation ou par secours, dussé-je , pour obtenir la paix, donner ma fille Catherine au roi d'Angleterre ; dussé-je,

'Engucrrand de Monstrelet.

* SC^^Î^ES HISTORIQUES. SsS

pour faire la guerre, marcher de lua personne à l'encontre de nos ennemis, en appelant à moi toute la noblesse du royaume.

< Sire, répondit le prêtre en s'inclinant, je vous remercie de votre bon vouloir, et prie Dieu qu'aucune volonté étrangère à la vôtre ne le change. Mais, soit pour la paix, soit pour la guerre, il faut vous hâter, sire ; car plusieurs milliers de nos habitans sont déjà morts de faim dans ladite ville , et depuis deux mois nous ne vivons que de chair que Dieu n'a pas faite pour la nour- riture humaine '. Douze mille pauvres gens, hommes, femmes et enfans, ont été mis hors des murs, et se nourrissent dans les fossés de racines et eau croupie , si bien que lorsqu'une malheureuse mère accouche , il faut que les gens pitoyables tirent les petits nouveau - nés avec des cordes dans des corbeilles , les fassent baptiser et les rendent aux mères, afin que du moins ils meurent en chrétiens. »

Le roi poussa un soupir et se tourna vers le duc de Bourgogne.: Yous entendez ! lui dit-il en lui jetant un regard d'indicible reproche; il n'est pas étonnant que moi, le roi, je sois dans un si. triste état de corps et d'esprit , quand tant de malheu- reux , qui croient que leur malheur vient de moi, élèvent vers le trône de Dieu un concert de malédictions à faire reculer l'ange de la miséricorde. Allez, mon père, dit-il en se retournant vers le prêtre, retournez vers la pauvre ville, à laquelle je voudrais pouvoir envoyer mon propre pain ; dites-lui que non pas dans un mois, non pas dans huit jours, non pas demain, mais aujour- d'hui , tout à l'heure , des ambassadeurs partiront pour le Pont- de-l'Arche, afin de traiter de la paix, et que moi, le roi, j'irai à Saint-Denis prendre de ma main l'oriflamme pour me préparer à la guerre.

M. le premier président, ajouta-t-il en se tournant vers Philippe de MorvilUers , et successivement vers ceux auxquels il adi-essait la parole , messire Regnauli de FoUeville , messire Guillaume de Champ-Divers, messire Thierry-le-Roi , vous par- tirez ce soir chargés de mes pleins pouvoirs pour traiter de la

Ensrirerrand de Monstrelet.

524 REVUE DES DEUX MONDES.

paix avec Henri de Laiicastre , roi d'Angleterre , et vous , mon cousin , vous allez donner des ordres pour que nous nous ren- dions à Saint-Denis; nous partons à l'instant même.

A ces mots le roi se leva et chacun en fit autant. Le vieux prêtre vint à lui et lui baisa la main. Sire, dit-il, Dieu vous rende le bien que vous allez faire : demain 80,000 personnes béniront votre nom.

Qu'elles prient pour moi et la France, mon père, car nous en avons tous deux besoin. Le conseil se sépara sur ces paroles. Deux heures après, le roi détachait de ses propres mains l'ori- flamme des vieilles murailles de Saint-Denis. Le roi demanda au duc un chevalier de nom et de bravoure pour le lui confier ; le duc lui en désigna un.

Votre nom? dit le roi, en lui présentant la sainte bannière.

Le sire de Montmort, répondit le chevalier.

Le roi chercha dans sa mémoire à quel grand souvenir et à quelle noble tige se rattachait ce nom.

Après un instant il lui remit l'oriflamme avec un soupir ; c'était la première fois que la bannière royale était confiée à un sei- gneur de si petite maison '.

Le roi, sans revenir à Paris, envoya ses instructions à ses am- bassadeurs. L'un d'eux, le cardinal des Ursins, reçut un portrait de la princesse Catherine : il devait le faire voir au roi d'Angleterre.

Le soir, 29 octobre i^\8, toute la cour alla coucher à Pon toise, elle devait attendre le résultat des négociations du Pont-de- r Arche; et mandement fut fait à tous les chevahers de s'y rendre, avec leurs équipages de guerre, écuyers et hommes d'armes.

Le sire de Gyac fut un des premiers qui se rendit à cet appel; il adorait toujours sa femme, mais cependant au cri de détresse, qu'au nom de la France avait jeté son roi, il avait tout quitté, sa belle Catherine aux caresses d'enfant, son château de Creil , chaque chambre gardait un souvenir de volupté, ses allées si délicieuses à fouler, quand on pousse devant ses pieds les feuilles jaunâtres que les premiers vents de l'automne détachent de leur

' Le religieux de Saint-Denis. Barante.

SCÈNES HISTORIQUES. 5z5

tige, et dont le hruisseiuent mélancolique est si bien en haiiuonie avec les vagues rêveries d'un àniour jeune et heureux.

Le duc le reçut comme un ami ; il invita le même jour à dîner plusieurs jeunes et nobles seigneurs, pour faire fête à l'arrivant: le soir il y eut réception et jeu chez le duc. Le sire de Gyac était le héros de la soii'ée, comme il l'avait été du jour; chacun lui de- mandait des nouvelles de la belle Catherine, qui avait Liissé plus d'un souvenir dans le cœur des jeunes seigneurs. Le duc parais- sait préoccupé, mais son front riant annonçait que c'était d'une pensée joyeuse.

De Gyac , pour échapper aux compliniéns des uns , fuir les plaisanteries des autres , et plus encore pour se soustraire à la chaleur de la salle de jeu, se promenait avec son ami le sire de Graville , dans la première des chambres dont la suite formait l'appartement du duc. Comme il n'y était installé que de la veille, le service des valets, pages et écuyers, était encore si mal organisé, qu'un paysan jîénétra dans cette première pièce, sans y être conduit par personne, et s'adressa au sire de Gyac, pour savoir comment il pourrait remettre une lettre au duc de Bourgogne lui-même.

De quelle part? lui dit Gyac.

Le paysan parut embarrassé, et renouvela sa question. I -Ecoute, lui dit Gyac, il n'y a que deux moyens : le premier, c'est de traverser avec moi ces salons remplis de riches seigneurs ou de nobles dames, parmi lesquels un manant comme toi ferait une singulière tache; le second, c'est d'amener ici le duc, ce qu'il ne me pardonnerait pas, si la lettre que tu lui apportes ne méri- tait pas la peine qu'il auradt prise, ce dont j'ai peur.

Comment faire alors, monseigneur ? dit le manant.

Me donner cette lettre, et attendre ici la réponse ; et avant que le paysan eût eu le temps de la retenir, il avait pris la lettre entre ses deux doigts , l'avait lestement tirée des mains du mes- sager, et s'acheminait, donnant toujours le bras à Graville, vers la chambre du fond.

Pardieu ! dit celui-ci, à la manière dont la missive est pliée, à la finesse et au parfum du vélin sur lequel elle est écrite , cela m'a bien l'air d'un billet amoureux.

5^6 RE\UE DES DEUX MONDES.

De Gyac sourit, jeta maoliinalement les yeux sur la lettre, et s'arrêta comme frappé de la foudre. Il avait reconnu, dans le sceau qui la fermait , l'empreinte d'une bague que sa femme portait avant son mariage, et dont souvent il lui avait demandé l'explication , sans qu'elle la lui donnât ; c'était une seule étoile dans un ciel nuageux, avec cette devise : la mcme.

Qu'as-tu? lui dit Graville, en le voyant pâlir.

Rien, rien, répondit Gyac, en se remettant aussitôt , et en essuyant son front duquel coulait une sueur froide, rien qu'un éblouissement; allons porter cette lettre au duc , et il entraîna Graville si rapidement, que celui-ci crut qu'il était subitement devenu insensé.

Le duc était au fond de l'appartement, le dos tourné vers une cheminée dans laquelle brûlait un feu ardent ; de Gyac lui pré- senta la lettre, en disant qu'un homme en attendait la réponse.

Le duc la décacheta. Un léger mouvement de surprise passa sur sa figure aux premiers mots qu'il lut; mais grâce à l'empire qu'il avait sur lui, il disparut aussitôt. De Gyac était debout de- vant lui, fixant ses yeux perçans sur le visage impassible du duc. Lorsque celui-ci eut fini , il roula machinalement la lettre entre ses doigts , et la jeta derrière lui dans le foyer.

De Gyac aurait volontiers plongé la main dans ce brasier ar- dent, pour y poursuivre cette lettre ; il se contint cependant. Et la réjDonse ? dit-il d'une voix dont il ne put cacher toute l'alté- ration.

Un regard rapide et scrutateur jaillit des yeux bleus du duc Jean, et sembla se réfléchir sur la figure de Gyac , comme la ré- verbération d'un miroir. La réponse? dit-il froidement; Graville, allez dire à cet homme que je la porterai moi-même. En achevant ces mots , il prit le bras de Gyac, comme pour s'appuyer dessus, mais en eftet pour l'empêcher de suivre son ami.

Tout le sang de Gyac reflua vers son cœur et bourdonna à ses oreilles, lorsqu'il sentit le bras du duc s'appuyer sur le sien. Il ne voyait plus , n'entendait plus; il lui prenait envie de frapper le duc au milieu de cette assemblée, de ces lumières, de cette fête, mais il lui semblait que son poignard tenait au fourreau; tout tour-

SCÈNES HISTORIQUES. Sa-J

ïiait autour de lui, il ne sentait plus la terre sous ses pieds, il était dans un cercle de feu, et quand le duc , au retour de Graville, quitta tout à coup son bras, il tomba sur un fauteuil qui se trou- vait là par hasard, comme s'il eût été foudroyé.

Quand il revint à lui , il jeta les yeux sur toute cette assem- blée , réimion insouciante et dorée, qui continuait sa nuit joyeuse, sans se douter qu'au milieu d'elle , il y avait un homme qui enfermait tout l'enfer dans son sein. Le duc n'y était plus.

De Gyac se leva d'un seul bond, comme si un ressort de fer l'eût remis sur ses pieds ; il alla de chambre en chambre comme vin insensé, les yeux hagards , la sueur au front , et demandant le duc.

Tout le monde venait de le voir passer.

11 descendit jusqu'à la porte extérieure : un homme enveloppé d'un manteau venait d'en sortir et de monter à cheval. Gyac en- tendit au bout de la rue le galop du cheval ; il vit les étincelles jaillir soUs ses pieds. C'est le duc , dit-il , et il se précipita dans les écui'ies.

RalfF! s'écria-t-il en entrant, à moi , mon RalfF! et au milieu des chevaux qui étaient , un seul hennit , leva la tête , et essaya de briser le lien qui le retenait au râtelier.

C'était un beau cheval espagnol de couleur isabelle, au pur sang , à la crinière et à la queue flottantes , aux veines croisées sur ses cuisses, comme un réseau de cordes. Viens, RalfF, dit Gyac, en coupant avec son poignard le lien cjui le retenait. Et le cheval, joyeux et libre, bondit comme un faon de biche.

Gyac frappa du pied avec un blasphème; le cheval , épouvanté à la voix de son maître , s'arrêta pliant sur ses quatre jambes.

Gyac lui jeta la selle , lui mit la bride , et s'élança sur son dos à l'aide de la crinière. Allons , Ralff , allons; il lui enfonça ses éperons dans le ventre , le cheval partit comme la foudre.

Allons, allons, Ralff, il faut le rejoindre, disait Gyac, parlant à son cheval, comme si celui-ci eut pu l'entendre. Plus vite, plus vite ! mon Ralff, et Ralff dévorait le chemin , ne touchant la terre que par bonds , jetant l'écume par les naseaux et le feu par les yeux.

528 REVUE DES DEUX MONDES.

Oh I Catherine , Catherine , avec une bouche si pure , des yeux si Joux , une voix si candide , tant de trahison au fond du cœur, enveloppe d'ange , ame de démon I Ce matin encore , elle accompagnait mon départ de caresses et de baisers ; elle passait sa blanche main dans ta crinière , flattant ton cou , et te disant : RalfF, mon llalfF, ramène-moi bientôt mon bien-aimé. Déri- sion ! . . . Plus vite, RaltF, plus vite ! Il frappait le cheval de son poing fermé à la place l'avait caressé la main de Catherine. Ralft' ruisselait.

Catherine , le bien-aimé revient , et c'est RalfF qui te le ra- mène !... Oh ! s'il est vrai , s'il est vrai que tu me trompes; oh! la vengeance, oh ! il faudra bien du temps pour la trouver digne de vous deux. Allons , allons ! il faut que nous arrivions avant lui; RalfF, plus vite ! plus vite! et il lui déchirait le ventre avec ses éperons, et le cheval hennissait de douleur.

Le hennissement d'un autre cheval lui répondit; bientôt de Gyac aperçut un cavalier, qui allait lui-même au galop. Ralfï dépassa cheval et cavalier d'un élan , comme l'aigle , d'un coup d'aile, dépasse le vautour. De Gyac reconnut le duc ; le duc crut avoir vu passer une apparition fantastique.

Ainsi le duc Jean allait bien au château de Creil.

Le duc continua son chemin; en quelques secondes, chevalet cavalier avaient disparu; d'ailleurs cette vision ne pouvait pren- dre place dans son esprit, tout plein de pensées d'amour. Il allait donc se reposer un instant de ses combats politiques et de ses combats armés. Adieu à toutes les fatigues du corps , à tous les tourmens de l'esprit ! il allait s'endormir aux bras de sa belle maîtresse , l'amour allait lui soutïler au front : ce sont les cœurs de lion , les hommes de fer, qui seuls savent aimer.

Il ai-riva à la porte du château. Toutes les lumières étaient éteintes : une seule fenêtre brillait lumineuse, et derrière le rideau de cette fenêtre on voyait se dessiner une ombre. Le duc attacha son cheval à un anneau, et tira quelques sons d'un petit cor d'ivoire qu'il portait à sa ceinture.

La lumière s'agita , laissa bientôt la chambre elle brillait d'abord dans la plus complète obscurité , et passa successivement

SCÈNES HISTORIQUES. 5l^

derrière la longue suite de fenêtres qu'elle illumina chacune à son tour. Au bout d'un instant, le duc entendit de l'autre côté du mur un pas léger courir sur l'herbe et les feuilles sèches , et une douce et fraîche voix dit à travers la porte : Est-ce vous , mon duc ?

Oui , oui, ne crains rien, ma belle Catherine; oui, c'est moi. La porte s'ouvrit , la jeune femme était toute tremblante, moi- tié de frayeur, moitié de froid.

Le duc lui jeta une partie de son manteau sur les épaules, et la rapprocha de lui , en s'enveloppant avec elle : ils traversèrent ainsi la cour au milieu de l'obscurité. Au bas de l'escalier, une petite lampe d'argent brûlait une huile parfumée. Catherine la prit; elle n'avait pas osé sortir avec cette lampe, craignant d'être aperçue , ou que le vent ne la souflflat : ils montèrent l'escalier, toujours dans les bras l'un de l'autre.

Pour arriver à la chambre à coucher, il fallait traverser une grande galerie sombre; Catherine se rapprocha davantage encore de son amant.

Croiriez-vous , mon duc , lui dit Catherine , que je suis passée seule ici ?

Oh ! vous êtes une belle guerrière , ma Catherine !

C'était pour aller vous ouvrir, monseigneur ! Catherine posa sa tête sur l'épaule du duc , et le duc ses lèvres

sur le front de Catherine; ils traversèrent ainsi la longue galerie, la lampe formant autour d'eux un cercle de lumière tremblante, qui éclairait la tête brune et sévère du duc, la tête blonde et fraîche de sa maîtresse : on eût cru voir marcher un tableau du Titien. Ils arrivèrent à la porte de la chambre , d'où sortait une atmosphère tiède et parfumée : la porte se ferma sur eux ; tout rentra dans l'obscurité.

Ils avaient passé à deux pas de Gyac , et ils n'avaient pas vu sa tête livide sous les plis du rideau rouge qui tombait devant la dernière croisée.

Oh ! qui dira ce qui s'était passé dans son cœur , quand il les avait vus s'approcher dans les bras l'un de l'autre ! Quelle ven- geance il devait rêver, cet homme , puisqu'il ne s'était pas jeté au-devant d'eux , et ne les avait pas poignardés ! . . .

3o REVUE DES DEUX MONDES.

Il traversa la galerie , descendit lentement l'escalier, marchant comme un vieillard, les jambes cassées, et la tête smla poitrine.

Quand il fut arrivé au bout du parc , il ouvrit une petite porte qui donnait sur la campagne , et dont lui seul avait la clef. Per- sonne ne l'avait vu entrer, personne ne le voyait sortir ; il appela Ralfï" d'une voix sourde et tremblante; le brave cheval bondit et vint à lui en hennissant. Silence, Ralff, silence ! dit-il en se mettant lourdement en selle ; et il laissa tomber la bride sur le cou du fidèle animal , s'abandonnant à lui , incapable de le di- riger, insoucieux d'ailleurs il le conduirait.

Une tempête se préparait au ciel , une pluie fine et glaciale tombait , des nuages lourds et bas roulaient comme des vagues. Ralff" marchait au pas.

De Gyac ne voyait rien, ne sentait rien; il était absorbé dans une seule idée. Cette femme venait de corrompre tout son avenir avec un adultère.

De Gyac avait rêvé la vie d'un vrai chevalier : la gloire des combats, le repos de l'amour. Cette femme, qui avait encore vingt ans à être belle , avait reçu comme un dépôt le bonheur de toutes ses années de jeune homme. Eh bien! tout était flétri; plus de guerre , plus d'amour : une seule pensée devait désor- mais remplir sa tête , rongeant toutes les autres; une pensée de double vengeance , pensée à le rendre fou. La pluie tombait plus épaisse , de larges coups de vent courbaient les arbres de la route comme des roseaux , leur arrachant violemment les der- nières feuilles que l'automne leur laissait encore ; l'eau ruis- selait sur le front nu de Gyac , et il ne s'en apercevait pas : le sang , un instant arrêté au cœur, s'élançait maintenant à sa tête , ses artères battaient avec bruit ; il voyait passer devant ses yeux des choses étranges comme en doit voir un homme qui devient insensé ; cette pensée , cette seule pensée dévorante bouillon- nait dans son cerveau, confuse , brisée , n'amenant rien que le délire. Oh ! s'écria-t-il tout à coup, ma main droite à Satan , et que je me venge ^ .

' Giiillaiime Gruel , histoire de Piichemon(. ij/;

SCÈNES HISTORIQUES. 53 1

Au même instant , Ralft" fit un bond de côté , et à la lueur d'un éclair bleuâtre , de Gyac s'aperçut qu'il marchait côte à côte avec un autre cayalier.

Il n'avait pas remarqué ce compagnon de voyage ; il ne com- prenait pas comment il se trouvait tout à coup si près de lui. Ralff paraissait aussi étonné que son maître , il hennissait avec terreur, et toute la peau de son corps frissonnait comme s'il sortait d'une rivière glacée. De Gyac jeta un regard rapide sur le nouveau venu, et s'étonna, quoique la nuit fût sombre, de le voir aussi distincte- ment.Une opale que l'étranger portait sur sa toque, à la naissance de la plume qui l'ornait, jetait cette lueur étrange, qui permettait de le distinguer au milieu de l'obscurité. De Gyac jeta les yeux sur sa propre main , il y portait une bague était enchâssée la même pierre; mais soit qu'elle fût moins fine, soit qu'elle fût montée d'une autre manière , elle ne possédait pas la même qualité ; il reporta ses regards sur l'inconnu.

C'était un jeune homme à la figure pâle et mélancolique , tout vêtu de noir, monté sur un cheval de même couleur ; de Gyac re- marqua avec étonnement qu'il n'avait ni selle , ni bride , ni étriers; le cheval obéissait à la seule pression des genoux.

De Gyac n'était point d'humeur à entamer la conversation. Ses pensées étaient un trésor douloureux dont il ne voulait donner sa part à personne; un coup d'éperon indiqua à Ralff ce qu'il avait à faire : il partit au galop.

Le cavalier et le cheval noir en firent autant d'un mouvement spontané. De Gyacse retourna après un quart d'heure, croyantavoir laissé bien loin derrière lui son importun compagnon , et ce fut avec vm profond étonnement qu'il aperçut à la même distance le voyageur nocturne. Ses mouvemens et ceux de son cheval s'é- taient réglés sur ceux de Gyac et de Ralff, sevdement le cavalier semblait se laisser emporter plutôt qu'il ne paraissait conduire; on eût dit que son cheval galoppait sans toucher la terre , aucun bruit ne retentissait sous ses pieds , aucune étincelle ne jaillissait sur son chemin.

De Gyac sentit courir un frisson dans ses veines , tant ce qui se passait sous ses yeux lui paraissait étrange. Il arrêta son cheval,

532 REVUE DES DEUX MONDES.

l'ombre qui le suivait en fie autant; ils étaient à l'embranchement de deux routes, l'une d'elles conduisait à travers plaines jusqu'à Pontoise , l'autre s'enfonçait dans l'épaisse et sombre forêt de Beaumont. De Gyac ferma quelques instans les yeux, croyant être en proie à un vertige ; lorsqu'il les rouvrit, il vit à la même place le même cavalier'noir : la patience lui échappa.

Messire , lui dit-il , en lui indiquant du bras l'endroit les deux routes se séparaient devant eux , nous n'avons probable- njent pas mêmes affaires , et n'allons certes pas au même but ; prenez celui de ces deux chemins qui est le vôtre , celui que vous ne prendrez pas sera le mien.

Tu te trompes , Gyac , répondit l'inconnu, d'une voix douce, nous avons mêmes affaii'es et nous marchons au même but. Je ne te cherchais pas , tu m'as appelé , je suis venu.

Be Gyac se rappela tout à coup l'exclamation de vengeance qui lui avait échappé , et la manière dont le cavalier s'était au même instant trouvé près de lui comme s'il fût sorti de terre. Il regarda de nouveau l'homme extraordinaire qui était devant lui. La lu- mière que l'opale jetait semblait une de ces flammes qui brûlent au front des esprits infernaux. De Gyac était crédule comme un chevalier du moyen âge, mais il était aussi intiépide que crédule. Il ne recula point d'un pas , seulement il sentit ses cheveux se dresser sur son front; Kalîf de son côté se cabrait , piétinait sous lui, mordait son frein.

Si tu es celui que tu dis être , reprit alors Gyac d'une voix ferme , si tu es venu parce que je t'appelais , tu sais pourquoi je t'ai appelé.

Tu veux te venger de ta femme, tu veux te venger du duc ; mais tu veux leur survivre, et retrouver joie et bonheur entre leurs deux tombes.

Cela se peut-il? i»— Cela se peut.

De Gyac sourit convulsivement.

Et que te faut-il pour cela?, dit-il.

Ce que tu m'as offert, répondit l'inconnu.

De Gyac sentit les nerfs de sa main droite se crisper; il hésita.

SCENES HISÏORK^UES. 533

Tu iiésites, reprit le cavalier noir, lu appelles la ven- geance et trembles devant elle ; cœur de feinme , qui as su envi- sager ta honte et qui n'oses pas envisager leur châtiment!

Les verrai-je mourir tous deux? reprit de Gyac.

Tous deux.

Sous mes yeux ?

Sous tes yeux.

Et j'aurai, après leur mort, des années d'amour, de puis- sance, de gloire , continua de Gyac.

Tu deviendras le mari de la plus belle femme de la cour, tu seras le favori le plus cher du roi, tu es déjà un des chevaliers les plus braves de l'armée.

C'est bien , maintenant que faut-il faire ? dit Gyac avec l'accent de la résolution.

Venir avec moi , répondit l'inconnu.

Homme ou démon, va devant, et je te suivrai...

Le cavalier noir s'élança, comme si son cheval avait des ailes , vers le chemin qui conduisait à la forêt. Rallî, l'agile RalfFle sui- vait avec peine et tout haletant , puis bientôt chevaux et cavaliers disparurent, s' enfonçant comme des ombres sous les arcades séculaires de la foret de Beaumont.

L'orage dura toute la nuit.

( Lajin à la prochaine Uiraison. )

Alex. Dumas.

TOME MU. 35

POETES ET RODZANCIERS MODERNES

DE LA FRANCE.

BERANGER.

Dans ces esquisses , nous tâchons de nous prendre à des œuvres d'hier et à des auteurs vivans , la biographie de l'homme empiète, aussi loin qu'elle le peut, sur le jugement lit- téraire , ce jugement toutefois s'entremêle et supplée au be- soin à une biographie nécessairement inachevée ; dans cette espèce de genre intermédiaire, qui, en allant au-delà du livre, touche aussitôt à des sensibilités mystérieuses , inégales, non encore sondées , et s'arrête de toutes parts à mille difficvdtés de morale et de convenance, nous reconnaissons aussi vivement que personne , et avec bien du regret , combien notre travail se pro- duit incomplet et fautif, lors même que notre pensée en possède par devers elle les plus exacts élémens. Le premier devoir, en effet, la première vérité à observer en ces sortes d'études, c'est la mesure et la nuance de ton, la discrétion de détails, le sentiment toujours attentif et un peu mitigé , qui régnent dans le commerce du critique avec les contemporains qu'il honore et qu'il admire. Avant d'être de grands hommes qu'il veut faire connaître , ils sont pour lui des hommes qu'il aime, avec lesquels il vit, et dont les moindres considérations personnelles , les moindres suscep- tibilités sincères lui sont plus sacrées que la curiosité de tous.

POÈTES MODERNES. 535

La postérité, elle, a moins d'embairas et se crée moins de soucis. Son accent est haut, son œil scrutateur, son indiscrétion inexo- rable et presque insolente. Le grand homme a rendu l'ame à peine, qu'elle arrive là, au chevet du mort, comme les gens de loi. Elle dépouille, elle verbalise, elle inventorie ; on vide les tiroirs ; les liasses des correspondances sortent de la poussière , les indi- cations abondent , les témoignages ne font faute. Quelquefois un testament olographe , c'est-à-dire les mémoires du grand homme, écrits par lui-même , viennent couper court aux nom- breuses versions cpii déjà circulent. Tout cela veut dire cju'après la mort des grands hommes, des grands écrivains particulière- ment, l'on sait et l'on débite sur leur compte une infinité de dé- tails authentiques ou officieux, qu'eux vivans , on garde pour soi ou que même on ignore. Rien donc ne saurait valoir ni devancer pour l'instruction de la postérité les lumières de ce dépouille- ment posthume, et telle n'a jamais été notre prétention, relati- vement aux contemporains dont nous anticipons l'histoire. Mais comme nous croyons aussi que , dans l'inventaire posthume , si les contemporains les plus immédiats et les mieux informés ne s'en mêlent promptement pour y mettre ordre, il s'introduit bien du faux qui s'enregistre et finit par s'accréditer, il nous semble qu'il y a lieu à l'avance, et sous les regards mêmes de l'objet, dans l'observation secrète et l'atmosphère intelligente de sa vie, d'exprimer la pensée générale qui l'anime, de saisir la loi de sa course et de la tracer dès l'origine , ne fût-ce que par une ligne non colorée, avec ses inflexions fidèles toutefois et les accidens précis de son développement. Un jugement même implicite , même pi'ivé des motifs particuliers qu'il suppose, mais porté en plein sur un point de caractère par un proche témoin circons- pect et véridique, peut démentir décidément et ruiner bien des anecdotes futures, que de gauches récits voudraient autoriser. Quand je me dis combien de manières il y a de mal observer un homme qu'on croit bien connaître , de mal regarder , de mal entendre un fait qui se passe presque sous les yeux ; quand je songe combien d'arrivans béats et de Brossettes apprentis j'ai vu rôder, le calepin en poche, autour de nos quatre ou cinq poètes ;

536 nEVL'R DUS DEUX MONDES.

combien d'inconstantes paroles jetées au vent pour combler l'en- nui des heures et varier de fades causeries, se sont probablement ji^ravées à titre de résultats sententieux et mémorables; combien de lettres familières aiTadiées par l'importunité à la politesse pourront se produire un jour pour les irrécusables épancliemens d'un cœur qui se confie ; c|uand , allant plus loin, je viens à me demander ce que seraient, par rapport à la vérité, des mémoires sur eux-mêmes élaborés par certains génies qui ne s'en remet- traient pas de ce soin aux autres, oh ! j'avoue qu'alors il me prend quelque pitié de ce que la postérité, équitable, je le crois , mais au.ssi avidement curieuse , court risque d'accepter pour vrai et de recueillir pêle-mêle dans l'héritage des grands hommes. Cette idée-là, légèrement vaniteuse, mais pas du tout chimérique, me rend courage pour ces essais , et me réconcilie avec les avan- tages incomplets, actuellement réalisables, que le critique et le biographe attentif peut tirer de sa position près des vivans mo- dèles. Ce sont des matériaux scrupuleux dont il fait choix , et qui serviront plus tard à en contrôler d'autres , aux mains de l'historien définitif. J'ai toujours gardé à M. de Valincour la même rancune que lui témoigne l'honnête Louis Racine, pour n'avoir pas laissé quelques pages de renseignemens biographiques et littéraires sur ses illustres amis, les poètes. En échappant de reste pour ma faible part au reproche qu'on a le droit d'a- dresser à M. de Valincour, je sais qu'il en est un autre tout contraire à éviter. Il serait naïf et d'un empiessement un peu puéril de se constituer rhistorioi:^raphe viager de tout ce qui a un renom, de se faire le desservant de toutes les gloires. Un sentiment plus grave, plus recueilli, a inspiré ces courts et rares essais consacrés à des génies contemporains. Nous n'avons pas indifféremment passé de l'un à l'autre. Un prêtre illustre qui est plus à nos yeux qu'un écrivain, et dont le saint caractère grandit en ce moment dans l'humilité du silence ; un philosophe méconnu qui avait doté notre siècle de naturelles et majestueuses peintures; puis des poètes admirés du monde et surtout préférés de nous, comme celui que nous abordons en ce moment, ce sont nos seuls choix jusqu'ici , et désormais nous n'en prévoyons

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guère d'autres. Soit que des plumes ina,énieuses et sagaces nous aient déjà dérobé heureusement ce qui nous eût attiré peut- être, soit que cette prédilection vive que nous apportons dans l'étude des modèles et qu'on a pu blâmer, mais à laquelle nous tenons, ne s'étende pas h l'infini ; soit qu'enfin l'espèce de détails que l'indulgence ou la convenance prescrit de taire, les faiblesses qui enchaînent, les vanités qui rapetissent, ces sentimens mêlés et attristans, nous semblent, dans plusieurs des cas que nous excluons, à la fois trop essentiels et trop impossibles à dévoiler; par tous ces motifs, nous serons plus que jamais sobre de choix à l'avenir. Jusqu'à présent, du moins, dans le groupe d'élite que nous nous étions composé , et qu'aujourd'hui notre Béranger couronne, il faut le déclarer avec orgueil à l'honneur des premiers esprits de cette époque, nous n'avons rien eu à celer : le goût seul a mesuré nos réticences. Si quelquefois nous avons omettre certaines particularités qui eussent mieux fait saillir la figure, c'a été uniquement parce que la personne voilée du prêtre, ou la modestie du philosophe, ou la simplicité élevée de l'homme ne le permettait pas , ou encore parce que le sage , comme cette fois, nous a dit : << Vous savez ma vie dans ses dé- « tails : je ne rougis et n'ai à rougir d'aucun ; je ne me suis donné « (jue bien peu de démentis , ce qui est rare en notre temps. « Mais, pour Dieu, mes dernières années ont été bien assez tu- « mul tueuses et envahies; laissez -moi çà et quelque coin intact « de souvenir, je puisse me retrouver seul ou à peu près « seul avec mes pensées d'autrefois ! «

N'ayez nul souci de nous, ô Sage! ne vous repentez pas d'avoir trop parlé ! Ces coins obscurs dont vous vous réservez l'enceinte, ces bosquets mystérieux dans le champ du souvenir, vous nous avez introduit une fois et d'où vous ne sortez vous-même chaque soir que les yeux humides de pleurs, nous vous les laisserons , ô Poète ! ils sont inviolables pour tous : nul n'y viendra relancer votre rêverie, pas plus qu'en ces autres bosquets qui en sont l'image, bosquets tout A'oisins de votre Passy, et vous vous enfoncez au milieu du jour, à l'abri même des amis, fuyant, selon la saison, ou cherchant le soleil, cherchant surtout l'entretien de la conscience et l'habitude de la Muse I

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Pierre-Tean de Béranger, comme sa cliaiison du Tailleur eiàe la Fée nous l'apprend, est à Paris, en l'an 17B0 (19 août"), chez un tailleur, son pauvre et vieux grand-père du côté maternel. Les père et mère de Béranger comptèrent peu dans sa vie, à ce qu'il semble, du moins comme aide et comme source d'éducation. Son père, à Flamicour, village près de Péronne, homme vif, mobile, probablement spirituel, d'une imagination entreprenante et peu régulière , assez de l'ancien régime par l'humeur et les défauts, aspira constamment, dans le cours d'une vie pleine d'a- ventures, à une condition plus relevée que celle dont il était sorti. 11 n'eût pas tenu à lui par momens, et à ses lueurs de vanité, que le jeune Béranger ne vît dans le de qui précédait son nom un reste de lustre et la trace d'une distinction ancienne, au lieu de nous chanter, comme plus tard : Je suis vilain et irès-vilain. La mère de Béranger, qui fut surtout douce et jolie , paraît n'avoir eu dans l'organisation et les destinées de ce fils unique que la part la moins active, contre l'ordinaire de la loi si fréquemment ve'rifiée, qui veut que les fils de génie tiennent étroitement de leur mère : témoins Hugo et Lamartine. C'est donc plutôt à ses grands parens paternels et maternels que Béranger se rattache directement, peut-être pour la ressemblance morale originelle (cela s'est vu maintes fois), à coup sûr pour l'impulsion et les principes qu'il en reçut. 11 resta à Paris, rue Montorgueil, chez son grandpère le tail- leur, jusqu'àl'âge de neuf ans, très-aime', très-gâté, se promenant, jouant, n'étudiant pas. Présent au i4juillet, il en a célébré le palpi- tant souvenir en 1 82g, sous les barreaux de la Force, apr? s quarante années. La révolution continuant, il quitta Paris pour Péronne, il fut confié à une tante paternelle, qui tenait une espèce d'au- berge. Cette respectable femme, encore existante et aujourd'hui octogénaire, estpour quelque chose dans une gloire qu'elle a prépa- rée et dont elle apprécie la grandeur. C'estchez elle et sous ses yeux que l'enfant, jusque-là ignorant, lut le Télémaque et des volumes de Racine et de Voltaire qu'elle avait dans sa bibliothèque. Elle y joignait d'excellens avertissemens de morale , à l'appui desquels la dévotion n'était pas oubliée : le jeune Béranger fit sa première communion à onze ans et demi. Nous devons avouer pourtant que dès cette époque, le génie libre et malin de l'enfant se trahissait

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par des saillies involontaires. Ainsi, à l'âge de douze ans, ayant été atteint d'un coup de tonnerre, au seuil même de la maison, comme on l'avait couché sur un lit sans mouvement et sans apparence de vie, mais non sans connaissance, il endura long-temps les do- léances et les soins éperdus des assistans, ne pouvant prendre la parole pour les rassurer : mais le premier mot qui lui échappa fut à sa tante : «Eh bien! à quoi sert donc ton eau bénite? » car il l'avait vue jeter, suivant la coutume, force eau bénite au com- mencement de l'orage.

Vers le même temps, le jeune Béranger versait des larmes au chant de la Marseillaise, ou en entendant le canon des remparts célébrer la reprise de Toulon. A quatorze ans, il entra en appren- tissage dans l'imprimerie de M. Laisné, et ce travail le formait aux règles de l'orthographe et de la langue. Mais sa véritable école, celle qui d'abord l'avait développé et à laquelle il devait le plus, était V Ecole primaire fondée à Péronne par M. Ballue de Bellan- glis, député à la Législative. Dans son enthousiasme pour Jean- Jacques , ce représentant imagina un institut d'enfans d'après les maximes du citoyen-philosophe : plusieurs villes de France en créaient alors de semblables. Un étabhssement à part fut destiné aux jeunes filles. Celui des jeunes garçoms offrait Timage d'un club et d'un camp : on portait le costume militaire; à chaque évé- nement public, on nommait des députations, on prononçait des discours, on votait des adresses : on écrivait au citoyen Robes- pierre ou au citoyen Tallien. Le jeune Béranger était l'orateur, le rédacteur habituel et le plus influent. Ces exercices, en éveil- lant son goût de style, en étendant ses notions d'histoire et de géographie, avaient en outre l'avantage d'appliquer de bonne heure ses facultés à la chose pubhque, de fiancer, en quelque sorte, son jeune cœur à la patrie. Mais, dans cette éducation à la romaine, on n'apprenait pas le latin ; ce qui fit que Béranger ne le sut pas.

A dix-sept ans , muni de ce premier fonds de connaissances et des bonnes instructions morales de sa tante , Béranger revint à Paris, auprès de son père, qui s'y trouvait pour le moment dans une position de fortune très-améliorée. Entièrement émancipé tlésormais , grâce à la confiance ou à l'insouciance paternelle ,.

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ayant sous la main toutes les ressources de dépenses à l'âge des passions et dans une époque licencieuse, il se rend ce témoignage de n'en avoir jamais abusé. Vers dix-huit ans , pour la première fois , l'idée de vers , odes , chansons et comédies , se glissa dans sa tête : il est à croire que cela lui vint à l'occasion des pièces de théâtre auxquelles il assistait. La comédie fut son premier rêve. Il en avait même ébauché une , intitulée les Hermaphrodites , dans laquelle il raillait les hommes fats et efféminés , les fem- mes ambitieuses et intrigantes. Mais ayant lu avec soin Molière, il renonça, par respect pour ce grand maître, à un genre d'une si accablante difficulté. Molière et Lafontaine faisaient sa perpétuelle étude ; il savourait leurs moindres détails d'observation , de vers, de style, et arrivait par eux à se deviner, à se sentir. Ainsi, en renonçant au théâtre , dès vingt ans , il se dit : « Tu es un homme de style, toi, et non dramatique. » On verra pourtant qu'il garda jusqu'au bout et introduisit dans sa chanson quelque chose de la forme du drame. Le théâtre mis de côté , la satire qui lui traversa l'esprit un moment , repoussée connue acre et odieuse , il prit une grande et solennelle détermination : c'était de composer un poème épique, un Clot^is. Il devait en préparer à loisir les matériaux, approfondir les caractères des personnages, deClo- tilde , de saint Remy, mûrir les combinaisons principales : quant à l'exécution proprement dite, il l'ajournait jusqu'à trente ans. Cependant des malheurs privés , déjà survenus , contrastaient amèrement avec les grandioses perspectives du jeune homme. Après dix-huit mois environ de pleine prospérité , Béranger avait connu le dénûment et la misère. Il y eut pour lui quelques années de rude épreuve. Il songea un moment à la vie active, aux voyages , à l'expatriation sur la ten^e d'Egypte , qui n'était pas abandonnée encore : un membre de la grande expédition, qui en était revenu deux ans auparavant, le détourna de cette idée. La jeunesse pourtant, cette puissance d'illusion et de tendresse dont elle est douée , cette gaieté naturelle qui en formait alors le plus bel apanage et dont notre poète avait reçu du ciel une si heureuse mesure, toutes ces ressources intérieures triomphèrent, et la période nécessiteuse qu'il traversait , brilla bientôt à ses

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yeux de mille grâces. Ce fut le temps il se mêla de plus près à toutes les classes et à toutes les conditions de la vie, il ap- prit à se sentir vraiment du peuple , à s'y confirmer et à con- tracter avec lui alliance éternelle; ce fut le temps où, dépouillant sans retour le factice et le convenu de la société , il imposa à ses besoins des limites étroites qu'ils n'ont plus franchies , trouvant moyen d'y laisser place pour les naïves jouissances. C'était le temps enfin du Grenier, des amis joyeux , de la reprise au revers i\vi vieil habit; l'aurore du règne de Lisette, de cette Lisette, infidèle et tendre comme Manon , et dont il est dit dans un frag- ment de lettre qu'on me pardonnera de citer : « Si vous m'aviez « donné à deviner quel vers vous avait choquée dans le Grenier, « ( J'ai su depuis qui payait sa toilette) , je vous l'aurais dit. Ah î « ma chère amie , que nous entendons l'amour différemment ; à « vingt ans , j'étais à cet égard comme je suis aujourd'hui. Yous « avez donc une bien mauvaise idée de cette pauvre Lisette ? elle était cependant si bonne fille I si folle, si jolie ! je dois même dire « si tendre ! Eh quoi ! parce qu'elle avait une espèce de mari qui « prenait soin de sa garde-robe , vous vous fâchez contre elle : « vous n'en auriez pas eu le courage , si vous l'aviez vue alors. « Elle se mettait avec tant de goût, et tout lui allait si bien ! D'ail- « leurs elle n'eût pas mieux demandé que de tenir de moi ce « qu'elle était obligée d'acheter d'un autre. Mais comment faire? « moi, j'étais si pauvre : la plus petite partie déplaisir me forçait à « vivre de panade pendant huit jours , que je faisais moi-même , c< tout en entassant rime sur rime , et plein de l'espoir d'une « gloire future. Rien qu'en vous parlant de cette riante époque de n ma vie , sans appui , sans pain assuré , sans instruction , je I. me rêvais un avenir, sans négliger les plaisirs du présent , mes « yeux se mouillent de larmes involontaires. Oh ! que la jeunesse « est une belle chose , puisqu'elle peut répandre du charme jus- « que sur la vieillesse , cet âge si déshérité et si pauvre ! Employez « bien ce qui vous en reste , ma chère amie. Aimez et laissez « vous aimer. J'ai bien connu ce bonheur : c'est le plus grand de i< la vie , etc. »

Avec l'amoui-, ce qui préoccupait le plus Béranger à cet âge ,

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c'était la {floire littéraire. Le patriotisme de son adolescence ne rabaudonna jamais : mais ses sentimens ne se tournaient qu'avec réserve vers l'homme de génie qui touchait déjà à l'empire. Au lieu de se précipiter à sa suite dans les camps , Béranger sut se l'aire oublier de lui dans sa vie infime. Il ne fut jamais conscrit ni jaloux de l'être , et il lui suffit de son obscurité , de son existence naturellement peu saisissable , et aussi de son air facile et non embarrassé , de ce dos bon et rond dont parle Diderot, dans les circonstances qui l'eussent pu tiahir, pour gagner l'amnistie du mariage de Marie -Louise. C'est vm rapprochement curieux à faire , parmi tant d'autres , entre Paul-Louis Courrier et lui , que ce peu de goût pour les jeux désastreux du conquérant. Le Roi d'Yi-'etot exprima, dès 181 3, cette pensée d'opposition pacifi- que. Horace, en présence de guerres insensées, ne sentit pas au- trement.

L'influence des ouvrages de M. de Chateaubriand sur le jeune Béranger fut prompte et vive. Ils lui indiquaient, par leur sen- tier quelquefois laborieux, un retour au simple, à l'antique, aux beautés de la Bible et d'Homère. Aussi, quand le poète , dans sa chanson adressée à l'auteur du Génie du Christianisme, s'écrie :

Ta voix résonne, et soudain ma jeunesse Brille à tes chants d'une noble rougeur ! J'offre aujourd'hui, pour prix de mon ivresse, Un peu d'eau pure au pauvre voyageur,

il ne fait que rendre témoignage sincère d'une impression éprouvée par lui à cet âge de rêves épiques , lorsque attendant l'heure d'aborder son Cloç'is, l'auteur futur des Clés du Paradis et du Concordat de 1817, traitait en dithyrambe le Déluge, le Jugement dernier, le Rétablissement du Culte. Nous avons sous les yeux une quarantaine de vers alexandrins intitulés Méditation , datés de 1802, et empreints d'une haute gravité religieuse; Bé- ranger les avait composés par contraste avec la manière factice de Delille dans son poème de la Pitié. Ce goût du simple et du réel le conduisit à un genre d'idylle qu'il mit à exécution, et dans lequel il visait à reproduire les mœurs pastorales , modernes et

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chrétiennes, en les reportant vers le seizième siècle, et sans in- tervention de fausse naytliologie. J'ai lu en grande partie un poème idyllique de lui , en quatre chants, intitulé le Pèlerinage, et conçu dans cette pensée. Je n'ailirmerai pas que le poète ait réussi à faire un tout suflisamment intéressant et neuf; mais l'in- tention générale et parfois le bonheur des détails sont manifestes. Un académicien-poète , à qui Béranger, encore inconnu , parlait un jour de ses idylles et du soin qu'il y prenait de nommer chaque objet par son nom sans le secours de la fable, lui objec- tait : « Mais la mer, par exemple , la mer, comment direz-vous ? « Je dirai tout simplement la mer. Eh quoi I reprit l'aca- « démicien qui n'en revenait pas, Neptune, Thétis, Amphitrite, « Nérée , de gaîté de cœur vous vous retranchez tout cela ? « Effectivement, » ajouta Béranger.

Vers la fin de i8o3 , Béranger ayant fait un paquet de ses meilleurs vers, idylles, méditations, dithyrambes, etc. etc., les adressa , en les accompagnant d'une lettre fort digne , à un per- sonnage éminent d'alors. Le succès de sa missive dépassa son espérance. Nous prévoyons et réservons de plus amples rensei- gnemens sur cet endroit de sa vie pour l'article que nous consa- crerons , d'ici à six semaines , au prochain et dernier recueil de ses chansons. Recommandé à Landon, éditeur du Musée, notre poète fut occupé un ou deux ans ( i8o5-i8o6) à la rédaction du texte de cet ouvrage. En 1809, grâce à l'appui de M. Arnault , il entra dans les bureaux de l'Université, en qualité de commis- expéditionnaire. Durant les douze années qu'il passa à cet emploi, ses appointemens flottèrent de i,ooo à 2,000 francs. Ce qu'il y a de particulier, c'est que , content de si peu , il ne consentit ja- mais à avancer, malgré la facilité qu'il en eut et l'offre réitérée qu'on lui en fit. Gardant toutes ses pensées et son ti^avail intel- lectuel , il ne donnait que son temps et sa main , comme Jean- Jacques quand il copiait de la musique. Béranger ne perdit cette modique place qu'en 1 82 1 . Dès 1 8 1 5, lors de la publication de son premier lecueil, on l'avait prévenu, avec une sorte d'indul- gence , qu'il prît garde de recommencer, parce qu'oiï serait , à regret, contraint de sacrifier une autrefois Bacchantes, Gau-

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drioles, Frétillons et ces Demoiselles, au décorum universitaiit; : ou tioyait jusque-là devoir quelque me'nagement à l'auteur du Roi d'Yi'etot. En 1821, quand Béranger récidiva, il se le tint pour dit, et du jour de la publication du second recueil, il ne remit pas les pieds à son bureau : on accepta cette absence comme une démission.

Dès qu'il s'était vu casé à l'Université, de 1809 à 1814, Bé- ranger avait pu continuer avec lenteur ses essais silencieux. Il paraît , toutefois , qu'il songea encore au théâtre , mais ce n'était plus par goût comme d'abord. La chanson d'ailleurs le gagnait peu à peu, et empiétait chaque jour à petit bruit sur ses plus vastes desseins. Il avait de tout temps fait la chanson par amuse- ment , avec une facilité , dit-il , qu'il n'a plus retrouvée depuis , en d'autres termes , selon moi , avec une négligence qu'il ne s'est plus permise. Maintefois regardant passer dans la rue Désaugiers qu'il connaissait de vue sans être connu de lui, il avait murmuré tout bas : « Va, j'en ferais aussi bien que toi, des chansons, si « je voulais , n'était mes poèmes. » Lorsqu'il eut fait pourtant les Gueux , les Infidélités de Lisette , ces petits chefs-d'œuvre de rhythme et de verve, qui datent des dernières années de l'empire, les poèmes durent perdre de leur sel pour lui et les refrains re- doubler de piquant et d'attrait. Reçu au Caveau en 181 3, con- v'iamné à sa part d'écot en couplets, il ne put s'empêcher d'y ])orter sa curiosité et son imagination de style, sa science de ver- sification, la richesse de son vocabulaire. Mais long-temps il n'osa confier au refrain que sa gaîté et ses sens. C'était comme un esquif trop frêle , une bulle trop volatile , pour qu'il osât y risquer ses autres sentimens plus précieux. Il ne différait des autres chansonniers , ses confrères , que par la perfection de la forme , l'invention colorée des détails et le jet de la veine. Bon convive avec eux , les suivant sur leur terrain en vrai enfant de la rue Montorgueil , hardiment camarade et vainqueur de l'ex- cellent Désaugiers qui ne s'en inquiétait guère, il atteignait déjà au sublime des sens dans la Bacchante , au sublime de l'ivresse rabelaisienne dans la Grande Orgie, à la folie scintillante de la guinguette rlans les Gueux. Mais le poète tenait à part toutes ses

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arrière-pensées de patriotisme, de sensibilité et de religion, tant de germes tendrement couvés, qu'il refoulait bien avant. Le Jour des Morts, la plus grave erreur, et l'une des plus anciennes, de sa première manière, était une concession de faux respect hu- main à cette gaîté de rigueur qui circvile à la ronde , une dés- obéissance dérisoire et presque sacrilège à la voix de son cœur et de son génie. Béranger devait être le chantre consécrateur des vaincus et des morts : mais il fallut AVaterloo pour qu'il osât. En jamier i8i4, je le surprends qui fredonne encore à sa jeune maî- tresse : yiutant de pris sur V ennemi; l'année suivante, en juillet iSiS, la voix toute émue, et d'un ton qu'il s'efforce en vain d'égayer, il soupire : Rassitrez-^oiis, ma mie. Sans s'abuser un seul instant sur les Bourbons qu'il avait eu de bonne heure occa- sion de connaître d'après des circonstances fort particulières, sans donner jamais en plein dans la charte , comme Courrier, Béranger attendit les excès de i8i5 et 1816 pour se prononcer hautement contre la dynastie restaurée , et en cela il fit preuve de plus de sens que ceux qui lui ont reproché sa chanson du Bon Français., de mai 1814. H avait refusé d'être censeur durant les cent-jours.

Dans les prisons , l'on trompe souvent l'ennui des heures obscures par des chants en chœur, les prisoimiers interrompant d'ordinaire le coryphée qui leur entonne une gaie chanson, lui demandent autre chose ; ils veulent du triste, une romance comme ils disent. Béranger avait remarqué bien des fois cette disposition mélancolique des hommes assemblés, et en avait conçu l'idée de la chanson doucement sérieuse à l'usage du pauvre , de l'affligé , du peuple. Il fut long avant de céder à son propre désir. Il se sondait scrupuleusement, il hésitait et se trouvait timide; ses succès dans la chanson , telle qu'il l'avait abordée , l'effrayaient pour sa tentative nouvelle. Il avait bien glissé ça et au bout de quelque couplet un filet de tendresse grave comme dans Si j'é- tais petit oiseau. Mais le coup décisif fut le Dieu des Bonnes Gens. Un jour qu'il dînait chez M. Etienne , en nombreuse et spirituelle compagnie, on le pressa au dessert de chanter, selon l'usage : il commença cette fois d'une voix un peu tremblante , mais l'ap-

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plaudissement fut immense , et le poète sentit à cet instant-là , en tressaillant , qu'il pouvait rester simple chansonnier et devenir tout-à-fait lui-même.

Du moment en effet qu'il y avait jour pour Béranger de faire en- trer sa pensée entière en chanson , que lui fallait-il de mieux ? quel bonheur, quelle nouveauté qu'un tel genre ! c'était l'accomplisse- ment de son rêve : le monde, la vie alentour et sous sa main dans leur infinie diversité ; pas d'étiquette apprise, pas de poétique , et tout le dictionnaire. D'un autre côté, Béranger comprit que plus l'espace s'élargissait devant lui , moins il avait à se relâcher des sévérités du rhythme. La chanson de Panard, de Collé, Galet, Gouffé , Désaugiers et du Caveau , venait habituellement par le refrain : un refrain semblait heureux , chantant: vite des couplets là-dessus. Ils arrivaient à la file, bon gré malgré, plus ou moins valides : le refrain couvrait tout. Ici au contraire, pour Béranger, la pensée , le sentiment inspirateur préexistaient : le refrain n'en devait être que l'étincelle , mais étincelle à point nommé en quel- que sorte , d'un intervalle et d'un jet déterminés à l'avance. Il faut que toutes les deux ou trois secondes, la pensée revienne faire acte de présence à un coin marqué , jaillir à travers un nœud étroit et fixe, rebondir sur une espèce de raquette inflexible et sonore: elle est à cent lieues, au bout du monde, dans le ciel; n'im- porte ; il faut qu'elle revienne et qu'elle touche à point. C'est un inconvénient , une gêne sans doute , un coup de sonnette ou de cordon bien souvent , qui rattire à court l'essor , le saccade et le brusque. Mais Béranger vit à merveille que dans une langue aussi peu rhythmique que la nôtre , le refrain était l'indispensable vé- hicule du chant , le frère de la rime , la rime de V air comme l'autre l'est du vers, le seul anneau qui permît d'enchaîner quel- que temps la poésie aux lèvres des hommes. Il vit de plus que pour être entendu du peuple , auquel de toute nécessité beaucoup de détails échappent, il fallait un cadre vivant, une image à la pensée dominante, un petit drame en un mot : de tant de vives conceptions si artistement réalisées, de compositions exquises, non moins parlantes que les jolies fables de Lafontaine; tant de tableaux si fins de nuances , et si compris de tous par leur en-

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semble. Car Béranger, ce qui semblerait inutile à rappeler ici , se chante dans les campagnes , au cabaret , à la guinguette , partout, quoi qu'en aient prétendu d'ingénieux contradicteurs, qui auraient voulu faire de M. de Béranger un bel esprit de salon et d'étude comme eux-mêmes. Qu'ils réservent cette chicane à l'ancien Canonnier à cket^al, homme de style également, mais de style gaulois et archaïque , je le leur abandonne en partie. Quant à Béranger , il est bien l'homme de sa réputation , le chansonnier populaire de ces quinze années, oui, messieui's, populaire à la lettre, bien autrement que Désaugiers, qu'on lui a opposé sans justice , et qui réussit peut-être mieux auprès des gastronomes ; populaire exactement dans le même sens qu'Emile Debraux et autres que ni vous ni moi ne connaissons.

Cela est tellement vrai que , seul des poètes contemporains , il aurait pu , à la rigueur , se passer de l'impression , du moins pour une bonne moitié de son œuvre. Quand on imprima son premier re- cueil, le public chantant n'y apprit rien qu'il ne sût à l'avance: c'eût été de même pour les suivans; quelques copies distribuées de la main à la main auraient suffi ; la tradition vivante , l'harmo- nieuse clameur l'aurait soutenu et sauvé de toutes parts , comme on le rapporte des anciens poètes. Je veux dire qu'il aurait tra- versé de la sorte trois générations , de cinq ans chacune; longévité la plus homérique en notxe âge. Cette prise heureuse sur la mé- moire des hommes (la source d'inspiration d'ailleurs y poussant), est due au refrain pour les paroles, au cadre pour l'idée.

Un jour, au printemps de 1827 , autant qu'il m'en souvient, \ictor Hugo aperçut dans le jardin du Luxembourg M. de Cha- teaubriand, alors retiré des affaires. L'illustre promeneur était debout , arrêté et coi>ïme absorbé devant des enfans qui jouaient à tracer des figures sur le sable d'une allée. Victor Hugo respecta cette contemplation silencieuse et se contenta d'interpréter de loin tous les rapprochemens qui devaient naître , dans cette âme ora- geuse de René , entre la vanité des grandeurs parcourues et ces jeux d'enfans sur la poussière. En rentrant, il me raconta ce qu'il venait de voir et ajouta : «Si j'étais Béranger , je ferais de cela une chanson. » Par ce seul mot, Victor Hugo définissait merveilleu-

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sèment sans y songer, le petit drame , le cadre indispensable que Béranger anime : qu'on se rappelle Louis XI et V Orage.

Ce cadre voulu , cette forme essentielle et sensible , cette réali- sation instantanée de sa chanson, cet éclair c{ui ne jaillit que quand l'idée, l'image et le refrain se rencontrent en un, Béranger l'obtient rarement du premier coup. Il a déjà son sujet abstrait, sa matière aveugle et enveloppée ; il tourne , il cherche , il attend ; les ailes d'or ne sont pas venues. C'est api'ès une incubation plus ou moins longue qu'au moment souvent il n'y vise guère, la nuit surtout, dans quelque court réveil, un mot, inaperçu jusque là, prend flamme et détermine la vie. Alors , suivant sa locution expressive, il tient son affaire et se rendort. Cette parcelle ignée en effet , cet esprit pur qui , à peine éclos , se loge dans une bulle hermétique de cristal que la reine Mab a soufflée , c'est toute sa chanson , c'en est le miroir en raccourci , la brillante monade , s'il est permis de parler ce langage philosophique dans l'explication d'un acte de l'àme , qui certes ne le cède à aucun en profondeur. Le poète mettra ensuite autant de temps qu'il voudra à la confection exté- rieure , à la rime , à la lime ; peu importe ; il y mettrait deux mois ou deux ans , que ce serait aussi vif que le premier jour : car encore une fois , comme il le dit, il tient son affaire.

Béranger a publié jusqu'ici quatre recueils: le premier à la fin de l8i5, le second à la fin de 1821, le troisième en 1826, le qua- trième en 1828. Le premier, qui était plus égrillard et gai que politique , et le troisième, qui parut sous le ministère spirituel- lement machiavéhque de M. de Yillèle, n'encoururent pas de procès. Le recueil de 1821, incriminé par M. de Marchangy et défendu par M. Dupin aîné, valut à Béranger trois mois de prison; celui de 1828 (sous le ministère Martignac), incriminé par M. de Charapanhet et défendu par M. Barthe , le fit condamner à neuf mois. Outre ces deux principales affaires, Béranger en eut encore deux autres dans l'intervalle : l'une en mars 1822, à propos de la publication des pièces du premier procès, il fut acquitté; et plus tard une légère chicane pour contrefaçon, qui n'eut pas de suite. Le cinquième et dernier recueil de Béranger doit paraître dans le courant de janvier prochain.

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En tête de ce volume, Béran^jer portera sur lui-même, sur l'ensemble de son œuvre, sur la nature de son rôle et de son in- fluence durant ces quinze années , un jugement qu'il nous serait téméraire de devancer ici pour notre compte. A partir du D/ew des Bonnes Gens, toutes ses facultés, toutes ses passions tendres ou généreuses, se versèrent dans ce genre unique, qui ne lui avait semblé d'abord qu'une diversion et presque une dérogation à son talent. Ces Petits Poucets de la lilléraluve , comme il les appelle portèrent aussitôt par mille chemins les messages retentissans de sa grande âme. La Sainte- Alliance des Peuples, composée dès i8i8, est en quelque sorte un magnifique pavillon dressé au centre et au sommet de cette ciiaîne de coltines dont le Dieu des Bonnes Gens décore le ciel. Hymne humain, pacifique, inaltérable, il nous montre combien dès-lors, dans la fumée de l'engagement libéral, l'horizon de Béranger était le même, aussi vaste et à découvert que son regard l'embrasse aujourd'hui. Et autour, au-dessous de cette dominante pensée, combien d'autres d'une émotion plus circonscrite, mais non moins pénétrante! La plainte du pays; la douleur morne, l'espoir opiniâtre de la vieille armée; l'espoir plus léger, l'impatience et les moqueries de la jeunesse; la tris- tesse dans le plaisir ; de l'esprit tour à tour piquant , coloré , attendri, comme il ne s'en trouve que depuis Voltaire; de suaves et gracieuses enveloppes d'une pureté d'art antique, et qui par momens rappellent, ainsi qu'on l'a remarqué avec goût, Simonide, Asclépiade et les erotiques de l'Anthologie. Les Bo- hémiens et les Soiwenirs du Peuple, publiés en 1828, ont manifesté chez Béranger un progrès encore imprévu de grandeur et de pa- thétique dans la simplicité, et aussi de poésie impartiale, géné- ralisée, s'inspirant de mœurs franches , se prenant à des instincts natifs du prolétaire, et d'une portée non plus politique, mais so- ciale. Le Juif errant , le Contrebandier, etc., etc., continueront, on le verra, ce genre de ballade philosophique qui touche aux limites extrêmes de la chanson : presque toujours Béranger a pris soin de rattacher ces excursions , assez vagabondes en apparence , à une prophétique pensée d'avenir. On a essayé dans les vers sui- vans, qui lui sont adressés, de faire saillir cette loi progressive de son génie, et de montrer en même temps combien toutes choses

TOME \III.

55o RliVUE DIÎS DEUX MONDES.

sur la scène du monde étaient disposées pour sa venue. Ce n'est jamais dans la période impétueuse , au début ni au milieu des commotions publiques, que cliante le poète dont l'époque sa- luera la voix; c'est plutôt au déclin, aux environs des dernières crises, quand la force sociale s'arrête de lassitude, fait trêve à son tumulte et s'entend gémir. L'air est vibrant au loin et embrasé , mille feux s'y croisent : ce qui flotte alors et pèse sur tous , dé- charge son étincelle sur un seul; les derniers coups de l'orage allument une âme î

L'être complet dans la nature immense, Le germe heureux , fils de l'onde ou des airs , Tout fruit parfait , béni dans sa semence , Le gland du chêne ou la perle des mers, Petit ou grand, il est un univers. Pour qu'il surgisse et que scn jour commence, La tei-re exprès tourne les élémens; Le temps n'est rien; lenteurs, avortemens, Par la vie à lui seul se prépare , Ne coûtent point à la nature avare. Non qu'en sa marche et ses nombreuses lois L'Esprit caché n'ait qu'un but à la fois : Mais au déclin de plus d'un vaste orage , Le vœu qui rit à l'éternel dessein. C'est qu'emportant l'étamine volage Zéphire ému mène à bien son larcin; C'est qu'un nid d'or éclose au vert feuillage , Ou que la perle, accordée à la plage, Sombre Océan , jaillisse de ton sein ! En s'enf uyant , la tempête qui gronde , Purifiée, attiédie et féconde, Dépose un feu, crée un être en ce monde , S'émaille en fleurs ou voltige en essaim !

Même ordre encor dans l'histoire vivante ; Cher Déranger, ne dis pas que j'invente.

La république , aux débuts immortels , L'éclair au front, la main sur les autels.

POETES MODERNES. 55 1

Avait, d'un geste, embrasé la fournaise! Pour chant de guerre, elle eut la Marseillaise, Vrai talisman ! mais ses fils dévoués A la chanter s'étaient vite enroués. Vainqueur à temps de l'Europe enhardie , Le Consulat réparait l'incendie. De foudre alors et de fer couronné , L'Empire , lui , toujours avait tonné : Sans air joyeux , sans chanson applaudie , Sous ce dur maître, on avait moissonné. A rangs égaux , en lignes sourcilleuses , Dès le matin des luttes fabuleuses , Aux flancs des monts vaguement éclairés. Les fiers soldats s'ébranlaient par degrés; Dès qu'un rayon aux collines prochaines Montrait l'aurore, ils saluaient César; Puis , tout le jour, à son jeu de hasard , Silencieux , ils épuisaient leurs veines; Tant qu'à la fin, dans l'excès des combats , Noble immolée , 6 France , tu tombas ! Or, des douleurs de la France épuisée , De sa chère aigle aux mains des rois brisée , Des morts d'hier, des mânes d'autrefois. Il .s'élevait une profonde voix , Ame, soupir, émotion guerrière. Regret aussi de nos antiques droits, Le tout confus comme un gros de poussière Que la déroute envoie en tourbillons, Comme du sang fumant dans les sillons! C'étaient des ris , des sifflets , juste outrage Aux faux dévots , rentrés pour convertir , Aux libertins , prêchant le roi-martyr ; C'était la plainte , au milieu du naufrage ,

Des gais amours si long-temps caressés

L'immense voix , au déclin de l'orage , En rassemblait tous les sons dispersés. Deuil tour à tour, et malice, et colère, Elle planait, puissante et populaire. Mais, sous ces hruits qui la venaient former. On ne savait en masse l'enlamer ;

552 REVUE DES DEUX MONDES.

Nuée errante, elle hésitait encore:

Nul point brillant ; pas de foyer sonore!

Et jusque-là , jusqu'à ce grand moment , Avant le soir d'héroïque disgrâce , Du drame entier, dès le commencement, Témoin caché dont je poursuis la trace, D'un coup de foudre à douze ans désigné , Que faisais-tu, Chantre prédestiné? En quel réduit fleurissait la jeunesse? Quels bras aimés t'en sauvaient la rigueur? Quels traits malins l'aiguisant leur finesse, Gardaient sa flamme à ton glorieux cœur? Yasle en projets qui ne devaient pas naître , Sans le savoir, ménageant tes retards , Tu te crus fait pour la flûte champêtre, Et ta houlelte eut de naïfs écarts. De Marengo pendait alors l'épée ; Un Charlemagne aspirait au parvis : Cela, je crois, te rappela Clovis, Et tu rêvas de classique épopée , Toi, fîls de l'hymne et de la Ménippée! Ainsi , sans guide et vers des buts lointains , Chemin faisant, accosté de Lisette, Entre Clovis et les amours mutins. Par complaisance égayant la musette, Génie heureux , facile aux contre-temps , Tu te cherchais encore après trente ans ; Tu te cherchais.... quand la France foulée Te laissa voir deux fois dans la mêlée Ce sein de feu que Thersite conquit ! Tout était mûr; les astres s'entendirent ; Des cieux brûlaus quelques pleurs descendirent , Lente rosée,.... et ta chanson naquit !

Elle naquit , abeille au fin corsage , A l'aiguillon toujours gardien du miel ; Des bruits épars composant un message , Orgueil du pauvre et vengeance du sage : Sots et méchans le trouvèrent cruel.

553

POETES MODERNES

Près du drapeau que dans l'ombre on replie. Au fond du verre l'infortune oublie , Autour du punch et des jeunes gaietés , Même au cou nu des folâtres beautés , Oh ! oui , partout oii l'aile bigarrée De ta chanson diligente et sacrée

Se pose et luit, oh ! notre France est

France d'alors, chantant sous le tonnerre Plus d'un refrain qui depuis s'envola , Vive et rétive, assez peu doctrinaire , Encore en sang des caresses des rois j Oui, cette France est toute dans ta voix. Durant quinze ans, unis d'un même zèle, Seul , vers la fin , pour sauver l'étincelle , A chaque avril , aux champs, sous les barreaux , Tu lui tressais les noms de ses héros, Mêlant aux fleurs le chardon qui harcèle! Si son oubli délaissait un vengeur, Tu la couvrais d'une honnête rougeur :

Puis un couplet indulgent la déride

Pourtant, tout bas, j'ose en glisser l'aveu;

Deux ou trois fois, sœur de la cantharide ',

L'aheille ardente outrepassa le jeu.

Pardon , pardon , pour sa courte folie ;

Tant de tendresse ennoblit son retour!

La volupté par la mélancolie

Chez toi ramène à l'éternel amour.

Dans l'action que ton génie épouse ,

Si du champ-clos sentinelle jalouse,

Prompt au clairon, et, pour trêve aux assauts,

Ne t'égarant qu'aux plus voisins berceaux ,

Tu hantais peu les ombres des vallées ,

L'esprit lointain des cîmes non foulées,

Silence ! oracle ! encens perpétuel !

Du moins plus haut que les luttes humaines ,

Fixant tes yeux sur les places sereines ,

' C'est bien moins de la chanson même intitulée la Cantharide , chaude et pure émeraude où^l'idée est figurée à l'antique , qu'on entend ici parler, que de quelques chansons de la première manière.

554 REVCE DES DEUX MONDES.

L'ame invisible errait souvent au ciel !

Aujourd'hui donc qu'à la France étonnée Par tant d'efforts la palme enfin gagnée Ne laisse voir qu'un triste et maigre fruit; Quand le combat recommence à grand bruit ; Toi, sans dégoût, à ton passé fidèle, Sans repentir (car la cause était belle. Elle était sainte , et dut nous enflammer) , Toi, désormais, tu sais te calmer. Au seuil nouveau déposant ta piqûre Et n'abjurant nulle ancienne amitié, Du mal présent que tu prends en pitié Tu vois le terme , et ton espoir s'épure. Guéri des uns, tu comptes plus sur tous. L'humanité chemine au rendez-vous ; Elle n'a plus de chaîne qui la noue ; Tu vas devant, la regardant venir. Si chaque jour entend crier la roue , Une harmonie embrasse l'avenir. Ainsi les ans , Poète , te consolent , Et tes chansons encore une fois volent , Derniers essaims; non plus du lourd frelon Purgeant leur ruche à force d'aiguillon , Non plus épris du sein pâmé des roses , Des vins chantans dont tu savais les doses , Des trois couleurs du siècle adolescent : L'esprit d'un siècle a ses métempsycoses , Cher Déranger , ta sagesse y consent. Mais les chansons cette fois réunies, Vierges essaims , paisibles colonies , Loin des lambeaux dans la lutte expirant , Cherchent l'air libre et l'espace plus grand , L'orme sacré de la Cité future , Des horizons , que le dieu d'Épicure Eût ignorés et que t'ouvrit le tien. Telles déjà, selon l'oracle ancien. Au fond d'un bois , les divines abeilles , Gage choisi de clémentes merveilles , Symbole heureux des jours renouvelés , Naissaient aux flancs des taureaux immolés ,

POÈTES MODERNES. 555

Montaient dans l'air.... et la grappe enchantée Réjouissait le regard d'Aristée '.

La vie de Bérangei-, durant quinze ans , se lit tout entière dans ses chansons. Le fait intérieur et domestique que j'y remarque le plus , c'est son amitié avec Manuel. Il l'avait connu en i8i5 , et, dès-lors, tous les deux s'unirent étroitement. Béranger ap- préciait surtout chez le vétéran d'Arcole l'intelligence ferme et lucide, les sentimens chauds et droits sans rien de factice, la vie naturelle ; l'houmie du peuple au complet , dans une organi- sation perfectionnée. Bras , tête et cœur, tout était peuple en lui, a-t-il dit de son ami. Si quelque chose m'assure que Manuel , s'il avait vécu , serait resté peuple , et eût résisté à la contagion semi-aristocratique qui a infecté tant de nos tribuns parvenus , c'est que Béranger l'a jugé ainsi.

Depuis que Béranger a vu qu'il pouvait devenir poète à sa guise, en demeurant chansonnier, il s'est noblement obstiné à n'être que cela : un goût fin , un tact chatouilleux , une probité haute , l'ont constamment dirigé dans ses nombreux et invincibles refus. Que ce soit une place dans les bureaux de M. Lafitte, un fauteuil à l'académie , une invitation à ce qu'on appelle encore aujourd'hui la Cour, dont il s'excuse , le même sentiment de con- venance et de dignité l'inspire. Il comprend son rôle de chantre populaire ; il s'y tient jusqu'au bout ; il a certes le droit d'y pla- cer son orgueil , puisqu'il ne s'en fit jamais un marche-pied vers le but des ambitions mesquines. Plein d'excellens conseils en tous genres , que viennent réclamer des cliens bien divers , con- solateur aimable, grâce à cette ^^af/fe, nous dit-il, qui n'offense pas la tristesse, trouvant de crédit ce qu'il en faut pour les bonnes actions non bruyantes, il est peut-être, avec M. La- fitte, et par d'autres moyens, l'homme de France qui a rendu dans sa vie le plus de services efficaces. Pour tout dire, Béranger ne s'est dérobé au-dedans à aucune des charges de sa publique renommée.

' On pourrait mettre à cette pièce de vers pour épigraphe :

Infentes anim"s /ingiislo in pectorr ■virinn!.

556 REVUE DES DEUX MONDES.

Sa conversation est prompte , discursive , abondante , égale- ment nourrie sur tous les sujets, initiée aux mœurs des métiers différens , suppléant au manque de voyages par la pratique as- sidue de la grande ville; on y reçoit mille traits qui pénètrent avant et se retiennent. On y sent réunis et mélangés le contem- porain des conquêtes, le républicain de l'avenir, et le successeur du parisien Yillon. Sa littérature, très-étendue , très-fine , très- élaborée , surprend ceux-mêmes qui n'ignorent pas de quelles études secrètes l'artiste consommé a partir. Rien de plus mûri, de plus délicat, que la variété de ses jugemens littéraires, tous individuels et de sa propre façon : c'est un rusé ignorant à la manière de Montaigne. Il ne sait pas le latin assurément; mais à l'entendre parfois discourir du théâtre et remonter de Molière, Racine ou Shakspeare aux tragiques de l'antiquité, je suis tenté de croire qu'il sait le grec , qu'il a été Grec, comme il le dit dans le Voyage imaginaire, tant cet ordre de beauté et de noble har- monie lui est familier. Il pousse même la rancune contre ce pau- vre latin qu'il n'entend pas , et que parlait son ancêtre Horace , jusqu'à reprocher avec assez d'irrévérence à notre langue , à notre poésie , d'avoir été élevée et d'avoir grandi dans le latin ; témoins Malherbe et Boileau cjui l'ont coup sur coup disciplinée en ce sens. Il ajoute méchamment que cet honnête latin a tout perdu; que^ sans les lisières de ce mentor, il nous resterait bien d'autres allures, plus libres et cadencées : Courier, en son style d'Amyot, ne marf|uerait pas mieux ses préférences. On ne s'étonnera point, d'après cela, si les questions agitées, il y a peu d'années, dans la poésie et dans l'art , tout en paraissant fort étrangères au genre et aux préoccupations politiques de Béranger, ne l'ont laissé au fond ni dédaigneux ni indiftërent. Spectateur préparé , juge équi- table , il a même consenti à se croire partie intéressée dans les débats. La guerre déclarée par l'école nouvelle à la classification des genres , lui a paru devoir aftranchir le sien de l'infériorité classicjue , d'où il ne l'avait tiré qu'à la faveur d'un privilège tout personnel. Sa chanson en effet, à laquelle un mot de Benjamin- Constant avait conféré le diplôme à' Ode, était sans doute ac- cueillie avec complaisance et distinction par la littérature de

PoixES MODERNES. 55^

^'Empire ; mais elle n'était pas avec elle sur le pied d'cgalité en- tière et native. On lui faisait honneur , mais par entraînement tour à tour ou condescendance. Enfant gâté du dessert, on lui passait ses crudités , ses goguettes de langage , mille familiarités sans conséquence, à titre de chanson; dès qu'on l'admirait, c'était d'un visage tout d'un coup sérieux , à titre d'ode. On l'eût reçue de grand cœur , je crois , dans la compagnie des qua- rante ; mais on se fût armé pour cette grave exception , devant le public, du préce'dent de M. Laujon. Bref, la chanson de Béran- ger se sentait un peu la protégée des genres académiques ; depuis la réforme littéraire , elle est devenue légitimement l'égale, la con- citoyenne de toute poésie. Par ces raisons diverses c|u'il sait lui- même fort agréablement déduire , Béranger est donc allé jusqu'à se croire redevable de quelque chose à la jeune école poétique. Quoi qu'il en soit, et voici le seul point j'insiste, il a de bonne heure témoigné à ce qui s'annonçait d'heureux et de grand dans les groupes nouveaux , une bienveillance sincère , intelligente , qui , de la part de tout écrivain célèbre , à l'égard des générations qui s'élèvent, n'est pas, j'ose le dire, la moindre marque d'une âme saine et d'un cœur justement satisfait.

Sainte-Beuve.

MŒURS DES JAGUARS

DE L'AMERIQUE DU SUD\

Les naturalistes ne sont pas encore parfaitement d'accord sur le nombre d'espèces de felis que possède l'Amérique méridionale, et ce genre de mammifères est un de ceux dont la synonymie est la plus em- brouillée et la plus inextricable , chaque voyageur ayant confondu des espèces différentes sous des noms semblables , ou appliqué à la même des noms différens. Quelques auteurs en reconnaissent jusqu'à quinze espèces, d'autres dix; mais M. Temminck, qui a publié une belle mo- nographie de ce genre , n'en admet que huit comme authentiques. Buffon, loin de porter la lumière dans ce chaos, avait consacré, de l'au- lorilé de son nom, une foule d'erreurs nées la plupart du système qu'il s'était fait à priori sur la taille inférieure des animaux de l'Amérique, sans parler des couleurs exagérées sous lesquelles il avait peint les mœijrs de ces animaux , en prêtant aux grandes espèces une soif inextinguible de carnage qui les portait à détruire sans nécessité tout être vivant qui s'offrait à eux. Des expériences directes et le scalpel des anatomistes, en dévoilant l'organisation intime des animaux et les penchans qui en sont les conséquences, ont fait évanouir ces tableaux d'une imagination poétique , et prouvé qu'une férocité invincible n'est pas plus l'apanage du tigre royal et du jaguar que des autres espèces de la famille des

' Nous puisons dans un manuscrit de voyages qui nous a été confié les dé- tails suivans sur le jaguar et le cougouar, qui nous ont parus de nature a offrir quelque intérêt à nos lecteurs.

MOEURS DKS JAGUARS. 55g

carnassiers. La faim apaisée, leur fureur disparaît , pour ne renaître qu'avec de nouveaux besoins.

Il est rare , néanmoins , que les tableaux tracés par le grand écrivain ne reviennent tout entiers à l'imagination alarmée de l'Européen qui pénètre pour la première fois dans les forêts de l'Amérique. Son oreille inquiète épie avec une terreur involontaire les sons confus ou solitaires, rapprochés ou lointains, qui troublent le silence des forêts de la Guyane ou du Brésil , et tombe souvent dans les plus étranges erreurs sur les animaux qui les produisent. Ces cris sont en effet singuliers, et presque toujours leur force est en raison inverse de la taille des animaux aux- quels ils appartiennent. Ainsi, parmi les plus grands d'entre eux, le tapir siffle, le cayman aboie comme un jeune chien dans les savanes, à la chute du jour-, le pécari grogne comme le cochon domestique; les chevreuils ont un bramer grêle qui ne s'entend qu'à une faible distance ; d'autres, au contraire, de taille bien inférieure et de moeurs innocentes, ont des voix effrayantes qui font tressaillir l'Européen qui ne les connaît pas encore. Les alouattes ébranlent les forêts d'ef- froyables rugissemens au lever et au coucher du soleil ; certains oiseaux traînent une note lamentable pendant des journées entières : d'autres font entendre dans les marécages des clameurs éclatantes et subites qui percent les airs. Une longue expérience apprend seule à reconnaître parmi ces cris divers le sifflement aigu, pareil à une forte expiration pectorale, qui caractérise le jaguar et son rival pour la taille, le cou- gouar, les deux seules espèces de chats que l'homme ait à craindre en Amérique. Ce cri ne se fait entendre que le matin et le soir, à l'heure du crépuscule, lorsque ces animaux cessent leurs excursions nocturnes ou s'apprêtent à les recommencer, et n'a rien d'effrayant; mais il n'en est pas de même de celui que pousse le jaguar en fondant sur sa proie, ou en rôdant pour la surprendre. J'ai entendu ce dernier pour la pre- mière fois sur les bords du Pichidango, petite rivière de la province de Montevideo, qui se jette dans la Plata. Campé un soir avec quelques autres personnes sur la lisière du bois qui garnit son rivage, nous étions occupés à prendre notre repas près du feu , loi'sque nos chevaux , qui paissaient en liberté à quelque distance , se rapprochèrent tout à coup de nous en désordre, avec les signes de la plus grande teneur, et au même instant nous entendîmes le cri d'un jaguar qui rôdait à vingt pas. Ce cri ressemblait à une sorte de râle caverneux , terminé par un éclat de voix déchirant qui retentit au loin. Nous tirâmes quel- ques coups de fusil pour l'effrayer, et bientôt nous l'entendîmes s'éloi- gner en grondant. J'ai entendu plusieurs fois depuis le même cri, et

56o REVUE DES DEUX MONDES.

jamais sans terreur. On a rapporté que le jaguar aboyait en donnant, la nuit, la chasse aux autres animaux ; mais jamais je n'ai eu connaissance de ce double fait, et je le regarde comme très-douteux.

Nulle part le jaguar n'est plus commun qu'à Montevideo , Buenos- Ayres, et le long du Parana, jusqu'au Paraguay inclusivement. D'Az- zara rapporte que dans le siècle dernier, après l'expulsion des jésuites, on en tuait deux mille par an; en 1800, ce nombre était réduit à mille, et aujourd'hui on peut estimer à quatre cents le nombre des |feaux qui paraissent annuellement sur le marché de Buenos-Ayres. L'état officiel des exportations de cette ville, pour i83i, n'en porte que cinquante- trois; mais il faut observer que ces peaux étant plutôt un objet de curiosité que de commerce régulier, sortent presque toutes une à «ne du pays sans payer de droits. En iSaS, lors de la grande inondation du Parana qui couvrit ses îles et ses rivages à une hauteur extraordi- naire, il périt une quantité considérable de jaguars, qui furent noyés, ou qui , ayant passé à la nage de l'Entre-Rios sur le rivage opposé de Buenos-Ayres, furent, pour la plupart, tués par les habitans. Un grand nombre grimpèrent sur les arbres, et y restèrent sans prendre de nour- riture jusqu'à ce que la baisse du fleuve leur permît d'en descendre. Les bâtimens qui remontaient le Parana à cette époque en voyaient à chaque instant qui étaient juchés sur les branches, et qui paraissaient d'une maigreur extrême. Malgré cet événement, l'espèce n'a pas di- minué d'une manière sensible, et les forêts marécageuses de l'Entre- Rios . entre le Parana et l'Uruguay, en sont infestées comme aupara- vant. Les moiitaraz ' qui les habitent sont sans cesse exposés aux attaques de ces animaux ; mais telle est la puissance de l'habitude , qu'ils ne prêtent qu'une faible attenlinn à ce danger. On raconte d'eux à ce sujet des traits inouis d'audace, dont je ne citerai qu'un seul, ayant connu son auteur, qui le rendait très-croyable par sa cons- titution athlétique et la force extraordinaire dont il était doué. Cet homme s'étant un jour enfoncé dans le bois, loin de ses compagnons, tomba subitement sur un jaguar étendu au pied d'un arbre , à la manière des chats. En pareil cas , s'enfuir ou pousser des cris, c'est s'exposer à une mort inévitable: le montaraz resta immobile, les yeux fixés sur ceux de l'animal, qui remuait doucement la queue, et qui se leva len- tement en venant à lui. N'étant sans doute pas pressé par la faim, et voulant jouer avec sa victime avant de la tuer, il se dressa à moitié

' On appelle ainsi les bûcherons qui coupent du bois pour la consomma- tion de Buenos-Avres. Ce mot vient de monte, bois.

MOEURS DES JAGUAUS. 5() !

sur ses pales de derrière, pour le liappcr de celles de devant. Le montaraz, qui épiait tous ses mouvemens, le saisit brusquement par ces parties, et, réloip,nant de son corps de toute la longueur de ses bras, le tint un moment en respect. Le jaguar, surpris et furieux, voulut alors faire usage de ses pâtes de derrière pour déchirer son antago- niste ; mais à chaque bond qu'il faisait dansée but, ce dernier le faisait retomber avec violence sur le sol. Cette lutte inégale dura près d'un quart d'heure, au bout duquel le montaraz, sentant ses forces épuisées, lâcha prise, et, repoussant le jaguar, le jeta à quelques pas de distance haletant et n'en pouvant plus; s'apercevant ensuite qu'il avait perdu son chapeau dans le combat, il eut le courage d'aller, avec le sang- froid particulier aux hommes de ce pays, le ramasser entre les jambes de l'animal, qui le laissa faire, et il s'éloigna sans être poursuivi. Ce fait, tout incroyable qu'il paraisse, n'est pas le seul de ce genre que je pourrais citer , et il s'explique autant par la force pi'odigieuse de l'homme en question que par l'extrême flexibilité de la colonne ver- tébrale du jaguar, dont toute la puissance musculaire est concentrée dans la tète, le cou et les membres antérieurs. Cette puissance une fois neutralisée, comme dans le cas précédent, l'animal ne conserve plus qu'une vigueur inférieure à celle d'un homme fortement constitué.

Les bâtimens qui remontent le Parana, ayant coutume de s'arrêter chaque soir, et de s'amarrer aux arbres du rivage , sont obligés de pren - dre quelques précautions contre les jaguars, qu'on a vus plus d'une fois venir à bord, pendant la nuit, pour enlever les hommes. Les villages situés sur les bords du fleuve sont également exposés à leurs attaques , et on en tue assez souvent dans le voisinage des habitations. En i823, un de ces animaux pénétra pendant la nuit dans l'église des Franciscains de la ville de Santa-Fé, dont il trouva, par hasard, la porte entr'ouverte, et se réfugia dans la sacristie. Au jour, un moine y entra pour se pré- parer à dire sa messe, et fut aussitôt mis à mort ; un second eut le même sort. Un troisième, apercevant l'animal , eut le temps de fermer la porte, et donna l'alarme. Cette sacristie n'ayant point de fenêtres, on fut obligé de faire une ouverture au toit pour pouvoir tirer le jaguar; et l'un des assistans , plus hardi que les autres , se mit à cheval sur une poutre qui traversait l'édifice à vingt pieds de hauteur du sol. Le jaguar, en l'apercevant, fit un bond énorme, et l'atteignit assez pour lui déchirer les jambes avec ses griffes; mais le chasseur, ne perdant pas son sang- froid , le tira presque à bout portant , et le tua sur le coup.

Quoique ces animaux s'étendent dans le sud , bien au-delà de Buenos- Ayres , il est extrêmement rare qu'on en voie dans les environs de cette

'^52 KEVUF. DES DEUX MONDl'S.

ville à une distance assez considérable ; mais à Montevideo , sur la rive opposée de la Plata , on en tue assez souvent dans les enviions de cette place, et jusque dans son enceinte. En 1829, deux de ces animaux tra- versèrent de nuit la baie à la nage, et entrèrent en ville dans la cour d'une barraca 1, oii on les trouva le lendemain, honteux en quelque sorte, et cherchant à se cacher. Ils se laissèrent tuer sans résistance. J'en vis un en 1826, de la plus grande taille , attaché à un poteau sur la grande place de la Colonia del Sacramento, et qui, avait été pris d'une façon assez singulière. Des femmes se rendant le matin à leurs travaux dans la campagne , l'une d'elles s'approcha d'une petite maison déserte , dont la porte était fermée , mais dont les fenêtres à hauteur d'appui, étaient à moitié détruites. En jetant un coup-d'œil dans l'intérieur, elle aperçut un jaguar qui y avait pénétré, et qui, ne retrouvant plus l'ouver- ture qui lui avait donné passage , tournait autour de la pièce unique que renfermait cette masure. Aux cris qu'ejle poussa , des gauchos du voisi- nage accoururent, et au moyen de leurs lazos , parvinrent à s'emparer de l'animal qu'ils conduisirent en ville , on le donna sur la place en spec- tacle aux hahitans. Lorsque je le vis, il y avait huit jours qu'il endurait la faim sans que sa férocité fût moindre que le premier jour. Les bonds qu'il faisait de toute la longueur de la courroie en cuir, à laquelle il était attaché, firent craindre à la fin qu'il ne parvînt à la rompre, et pour éviter les accidens ,' les autorités donnèrent l'ordre de le tuer.

Quelques gauchos de Buenos-Ayres , principalement dans la province de Santa-Fé, se livrent à la chasse du jaguar, et certains d'entre eux en font leur occupation habituelle. J'ai même connu des femmes qui ne craignaient pas de se livrer à cet exercice. Ces chasseurs se servent de meutes de chiens de moyenne taille et dressés pour cet usage. Le jaguar, poursuivi et mis hors de lui-même par leurs aboiemens , finit par s'arrêter au pied d'un arbre il joue des pattes comme un chat , et manque rarement d'éventrer d'un seul coup ceux de ses ennemis qu'il peut atteindre. Le plus souvent il grimpe sur l'arbre même d'où le chasseur le fait tomber à coups de fusil. Les plus intrépides gauchos ne craignent pas de le poursuivre sans autres armes que le lazo, qu'ils lui lancent au cou à l'instant il va se précipiter sur eux. Le cheval part aussitôt au galop en entraînant l'animal étranglé. Il arrive né-mmoins de temps en temps que ces chasseurs sont victimes de leur témérité , lorsqu'ils ne devancent pas le jaguar, dont le premier bond est inévi- table , et qui , loin de craindre le coup de fusil , .s'élance au feu de

' Établissement l'on conserve les cuirs.

MOECRS DES JAGUARS. 563

l'amorce. J'en ai vu un triste exemple dans la personne de deux frères de Montevideo, qui furent déchirés l'un et l'autre par un jaguar qu'ils n'avaient fait que blesser.

On a déjà remarqué comme une anomalie singulière dans l'habitat du jaguar, qu'il ne dépasse pas dans l'hémisplière nord le tropique du cancer, et s'étend au contraire bien au-delà du tropique opposé , et jusque par les 45" de latitude sud ; mais un fait non moins extraordi- naire, et que je ne trouve mentionné nulle part, est l'influence que le climat exerce sur ses mœurs , influence qui est en raison inverse de la chaleur du pays qu'il habite. A Buenos -Ayres et Montevideo la température est semblable à celle de l'Espagne, le jaguar est beaucoup plus féroce que dans les régions équatoriales, et attaque presque con- stamment l'homme, lorsqu'il le rencontre. Tapi dans les pajonales , espaces couverts de joncs élevés que les Pampas offrent de distance en distance , ou dans les fourrés qui garnissent le bord des rivières, il fond de sur le voyageur qui passe à sa portée ; aussi les habitans du pays évitent-ils ces endroits, ou n'y passent qu'en poussant le cri de tigre! tigre! pour effrayer ceux de ces animaux qui pourraient s'y trouver et leur faire prendre la fuite. En rase campagne , le jaguar fuit devant l'homme ; mais s'il rencontre quelque buisson , ou tout autre abri de même espèce, il tient tète, et devient assaillant à son tour. Au Brésil et dans la Guyane , au contraire , on peut errer des journées entières dans les bois avec autant de sécurité qu'en Europe , même oii chaque matin et chaque soir on entend les cris du jaguar. Cette différence de mœurs ne peut provenir que de la difficulté relative qu'éprouvent ces ani- maux à se procurer leur subsistance dans ces divers pays. Les troupeaux de bétail qui paissent en liberté dans les Pampas oftVent aux individus de Buenos -Ayres une proie facile , tandis que ceux du Brésil et de la Guyane n'ont d autres ressources que le gibier, qui se dérobe souvent à leurs poursuites , et qu'ils ne parviennent à saisir que par ruse. Aussi ne négligent-ils aucune espèce de proie, et l'on rencontre de temps en temps dans les forêts de la Guyane des tortues de terre que le jaguar a ouvertes en brisant avec ses pâtes leur double carapace , malgré sa solidité, qui est telle, que l'homme le plus fort ne pourrait parvenir à la sépax-er. Il fréquente aussi pendant la nuit les bords de la mer, près des petites anses l'eau est tranquille , pour y manger des crabes ou y pêcher le poisson en le faisant sauter à terre d'un coup de pâte, lorsqu'il vient jouer à la surface de l'eau.

Une preuve du peu de crainte qu'inspirent ces animaux dans ce dernier pays, c'est que, dans leurs voyages, les Indiens ne prennent aucune pré-

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caution pour les éloigner. I!s suspendent leurs hamacs dans le premier endroit venu , au milieu des forêts , laissent éteindre le feu qu'ils avaient allumé pour faire cuire leurs alimens, et dorment en pleine sécurité. Mais comme toute règle a ses exceptions, il leur arrive de temps en temps quelques accidens fort rares , à la vérité , car je n'en ai vu que trois pendant un séjour de vingt mois à Cayennc. Le premier arriva à un Palicour qui péchait seul des tawarous ' dans les savanes noyées d'Ouassa , à l'embouchure de l'Oyapock, et qui fut mis en pièce par un jaguar qui fondit sur lui à l'improvisle. Sa famille , en le cherchant le lendemain, ne trouva que les débris de son corps. Le second eut lieu sur les bords de la mer, près de Sinnamary. Un Galibi , qui était venu y pêcher, installa le soir son hamac sous un petit abri , et laissa son feu s'éteindre. Un jaguar qui venait sans doute faire aussi la pêche, s'ap- procha de lui, et d'un coup de pâte fit tomber à terre le hamac et le dormeur. Le malheureux eut le sternum et trois côtes du côté droit enlevés , et poussa des cris qui mirent l'animal en fuite. On le trouva dans cet état quelques heures api'ès, et on l'apporta à Sinnamary, oii je me trouvais alors , et oîi il expira en arrivant. Le dernier événement se passa à l'embouchure de la rivière de Cachipour, oii un habitant avait établi une pêcherie à l'aide d'Indiens qu'il avait engagés à son service. Chaque nuit les jaguars venaient dévorer les têtes et les restes des poissons que les Indiens jetaient imprudemment à quelque dislaîice du carbet qui leur servait de demeure. Un de ces animaux y entra une nuit, et donna un coup de pâte dans le hamac d'une jeune Indienne qu'il blessa mortel- lement. Ses compatriotes, frappés d'une terreur superstitieuse , abandon- nèrent la pèche , malgré tous les efforts que fit l'habitant pour les retenir. Au Brésil et dans la Guyane , on chasse le jjiguar avec des chiens , comme à Buenos-Ayres ; mais on n'y détruit qu'un bien plus petit nom- bre de ces animaux. On trouve rarement des peaux de jaguar à acheter à Rio-Janeiro , Bahia , et à Cayenne ; on en tue à peine cinq ou six chaque année. L'administration de la colonie encourage cette destruction et accorde une prime de cinquante francs par chaque peau qu'on lui pré- sente. Ce sont principalement les habitans des savanes de Kourou à Or- ganabo qui se livrent à cette chasse, leurs propriétés consistant presque entièrement en troupeaux qu'ils ont intérêt à défendre contre ces ani- maux. On n'en trouve plus dans l'île même de Cayenne , oii ils étaient si abondans lors delà fondation de la colonie, que les colons furent ]ilu- sieurs fois sur le point d'abandonner leurs plantations.

' Espèce de tortue d'eau douce.

MOEURS DKS J agi;, MIS. {j(j

)0

Le couguar est partout plus commun que le jaguar, et passe, dans la Guyane , il est connu sous le nom de tigre rouge, pour plus féroce que ce dernier. L'opinion contraire prédomine à Buenos-Ayres, et je crois avec plus de raison , car je n'ai nulle part ouï dire que cette espèce ait jamais attaqué riiomme. l'>lle fuit constamment devant lui, et ne cher- che que rarement à surprendre le bétail. Les plaines, les savanes, sont les lieux qu'elle hahiJe de préférence, et elle approche souvent des ha- bitations pour s'emparer des chiens , des volailles et autres animaux do- mestiques de petite taille. On l'apprivoise facilement, et elle suit alors son maître comme un chien. J'en ai vii pendant long-temps à Buenos- Ayres, un bel individu qu'un enfant conduisait en Icsse avec un rnban , jusque sur les promenades publiques, et qui ne donnait aucun signe de férocité. Le jaguar, au contraire, n'offre jamais une sûreté complète, et son caractère primitif reprend tôt ou tard dessus au moment on s'y attend le moins. Je pourrais en ciier de nombreux exemples. tJne mulâtresse de Corrientés, sur les bords du Parana, avait, depuis deux ans, un jaguar qu'elle avait rcru à l'époque il létait encore, et qu'elle avait élevé avec soin. Cet animal , arrivé à son dernier degré de crois- sance, vivait en liberté avec elle et la suivait partout avec la plus grande soumission. Un jour qu'elle lavait du linge sur les bords de la rivière, avec son jaguar étendu à ses côtés, celui-ci, sans aucun motif apparent, sauta sur elle et la tua, puis revint tranquillement à la maison, sans toucher à sa victime. On fut obligé de le mettre à mort pour prévenir le retour d'un pareil accident. J'ai vu un autre exemple du même genre, mais moins tragique, sur une habitation du Brésil l'on élevait un de ces animaux en le laissant jouir de sa liberté ; il avait d'abord paru très- doux et iuoÔensif ; mais à l'âge d'un an , il commença à faire la guerre aux volailles et en tua plusieurs , ce qui le fit mettre à la chaîne. , il étrangla un jour un jeune tapir , avec lequel il avait coutume déjouer, et qui avait été le trouver dans sa niche. Quelques jours après, il s'é- lança sur une petite négresse de quatre ou cinq ans qui passait à sa por- tée, et lui avait déjà mis tout le corps en sang, lorsqu'on accourut la tirer de ses griffes. Ce dernier trait le fit mettre à mort. Un moyen puissant d'affaiblir ce caractère sanguinaire, et qui n'a jamais été pratiqué , à ma connaissance, serait la castration. Jointe à de bons Iraitemens continus elle produirait certainement le même effef que sur nos chats domesti- ques. Les jaguars qu'on a vus, à Paris et à Londres , jouer familièrement avec leurs gardiens, ne prouvaient par-là que leur habitude de voir ces derniers et d'en recevoir leur nourriture : reste à savoir s'ils eussent été aussi doux envers le premier venu ; il est permis d'en douter. Ces excm-

TOME VIII. In

5G6 UEVUE DES DEUX MONDES.

pies , néanmoins, suffisent pour renverser complètement les idées de Buf- fon , et de ceux qui l'ont copié sans examen.

Les autres espèces de felis de l'Amérique du sud sont toutes de taille bien inférieure à celle des précédons , et vivent , comme nos chats sau- vages, de petits animaux et d'oiseaux qu'elles poursuivent sur les arbres, sans jamais attaquer l'homme dont la présence les met toujours en fuite, et qui, à son toui , n'en recevant aucun dommage , ne leur fait pas une chasse régulière. Quelques-unes sont aussi farouches que le jaguar et s'apprivoisent aussi difficilement; tel est l'ocelot du Brésil, felis par- dalis des auteurs , qui est très-commun dans ce pays , et dont j'ai vu plu- sieurs individus en captivité. Leur caractère était aussi insociable que le premier jour. Cette espèce étant nocturne , les individus en question restaient plongés dans le sommeil pendant le jour, et ne reprenaient leur activité que la nuit. Leur cii était semblable au miaulement du chat, mais sur un ton plus grave et plus prolongé. J'ai vu également à Cayenne une peau d'une espèce regardée comme douteuse par quelques nomen- clateurs et admise par d'autres, felis discolor (Schreber). Cette espèce paraît extrêmement rare , et l'individu dont je parle avait été tué sur les bords de l'Approuague.

Th. L.

I.ITT£RATURi: PRAMATIQUi:.

LE ROI S'AMUSE

Le nouveau drame de M. Hugo n'appartient pas à l'histoire; de toutes les tragédies comprises entre les années i5i5 et i547, '^ poète n'en a choisi aucune. Son œuvre , avec ses défauts et ses qualités , ne relève absolument que de sa libre fantaisie. De la réalité visible et saisissable , telle que nous la montrent les récits du seizième siècle, il n'a rien pris; entre toutes les aventures du roi François I"^" , que ses contemporains ont surnommé le dernier chei>alier, il pouvait en adopter une, l'étudier, l'approfondir, exagérer volontairement les détails caractéristiques, négliger et laisser dans l'ombre les parties pi'osaïques et mesquines, indis- pensables dans une chronique fidèle, mais inutiles au poète qui crée, au philosophe qui juge. Il ne l'a pas voulu : il n'en a rien fait. Le sujet qu'il a traité , fable, caractères, incidens, combi- naison et dénouement, est sorti tout entier de son cerveau.

Ce n'est donc pas par l'histoire qu'il faut éprouver le drame de M. Hugo. Puisqu'il n'a prétendu reproduire et développer aucun événement authentique, puisqu'il a pris au-dedans de lui-même, dans les profondeurs de sa pensée , le modèle idéal qu'il voulait copier, nous n'avons qu'une manière de le juger, et, malheureu- .seinent pour nous, cette manière unique, inévitable, en même

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temps qu'elle est la plus haute de toutes, est aussi la plus difficile dans ses applications. 11 faut comparer le poèine de iM. Hufjo à la pense'e humaine, envisagée en elle-même et pour elle-même, dans sa plus grande généralité , c'est-à-dire dans sa vérité la plus grande. Les chroniques ne serviraient de rien, il n'y a pas songé mi seul instant. Les livres seraient vainement consultés et ne répondraient pas à nos questions. Il ne s'agit ici d'aucune sorte d'imitation , si ce n'est de l'imitatiou d'une idée personnelle à l'auteur.

Obligés d'accepter le combat sur ce terrain mystérieux, que la réflexion la plus attentive peut seule éclairer d'un jour certain , nous devons essayer de remonter à la source première du poème que nous avons sous les yeux. Puisqu'il nous est impossible de vérifier sur les récits du passé, dans la série des faits accomplis, l'exactitude et la fidélité du poète , c'est au cœur humain lui- même qu'il faut nous adresser pour déterminer la valeur de cette œuvre nouv^elle.

La fable inventée par M. Hugo est d'une extrême simplicité. Pour réaliser plus sûrement la méthode philosophitjue à laquelle je me suis arrêté, je la dégagerai pourtant des rares accessoires qui couîpliquent l'effet scénique. A mes yeux tout le drame se réduit à trois acteur.'* : un roi, une jeune tiile, un père. Eux seuls occupent le premier plan, c'est à eux que se rapporte l'artion tout entière ; les autres persotmages ne jouent qu'un rôle subal- tei-ne et secondaire. Au premier acte, nous avons le roi au milieu de sa cour, hautain, insouciant, amoureux de plaisir et d'aven- tures, Hbertin sans passion , trouvant bons tous les moyens cjui mènent à l'accomplissement de ses de'sirs effrénés, mettant les sens bien au-dessus du cœui-, foulant aux pieds tout ce qui peut contrarier ses caprices. Au second acte, c'est un père qui n'a d'autre consolation , d'autre bonheur au monde que la candeur et la beauté de sa fdle, qui se réfugie en elle comme dans un asile inviolable et sacré , qui repose ses yeux sur son front et trouve dans ses regards une joie sans cesse renouvelée. Au troi- sième acte, la lutte s'engage entre le père et le roi. Le roi a flétri la jeune fille de ses impures caresses, il a mis en lambeaux sa cein- ture pudique; il a jeté dans son lit, comme une folle courtisanne, une

l.U KOI s'amuse. 569

vierge sans défense, et qui se confiait à ses sermens. Le père vient redemander sa fille, et ne trouve plus qu'une enfant perdue sans retour, honteuse de son crime, mais che'riss.mt, malgré sa honte, celui par qui elle est coupable : le père jure de se venger. Au quatrirme acte, nous retrouvons le roi, oubliant dans la débauche les plaisirs de la nuit dernière , éteignant dans le vin et sous les baisers d'une fille de joie les remords d'une conscience importune. Le père montre à sa fille le nouveau crime de son amant, et, après avoir vainement essayé de l'en détacher, la renvoie, pour consommer sa vengeance. Il a payé un brave qui doit lui livrer, le soir même, le cadavre du roi. La sœur de l'assassin, celle-là même qui tout à l'heure prodiguait les caresses au royal débau- ché, intercède pour lui. î.e ùraw, fidèle à sa parole, veut gagner son argent, et refuserait son salaire s'il ne livrait une victime. La jeune fille revient, dé!::;uisée en homme; elle comprend le dani^er, et, pour sauver les jours du roi, vient s'offrir au poignard du brafe. Au cinquième acte, le père est seul avec sa victime. 11 se croit vengé, il savoure à longs traits sa joie cruelle, il apostrophe le cadavre qu'il a payé, et qui doit expier le déshonneur de sa tille. Peu à peu sa joie s'exalte jusqu'au vertige, il veut compter les blessures de son ennemi , il veut baigner ses mains dans son sang glacé, sourire et insulter à ses lèvres livides et muettes. Il découvre le cadavre et reconnaît sa fille.

Telle est, réduite à sa simplicité i léale, à ses proportions, à sa logique primitives, la nouvelle tragédie de M. [Jugo. Il est permis de conjecturer qu'elle a d'aUord se présenter à sa pensée sous cette forme élémentaire; personne à coup sûr ne voudra contester qu'il n'y eût toute l'étoffe nécessaire pour la composition d'un poème dramatique.

Cet embryon, c(ue nous avons essayé de décrire avec la plus rigoureuse précision, s'est développé progressivement dans le cerveau du poète. Cette fable qui , aux premiers momens de la conception, n'était que possible, il a fallu la rendre probable, et pour cela l'imagination a appeler à son aide les incidens et les acteurs subalternes. Elle a dû, avant tout, haptiser les trois idées qu'elle vouhiit mettre aux prises. Elle a nommé le roi , François I<"; la jeune fille, Blanche, et le père, Triboulet. Une

5no REVUE DES DEUX MONDES.

fois ces trois noms trouvés, le baptême des autres acteurs s'est fait de lui-même : M. de Cossé, M. de Vermaudois, M, de Pardaillan , M. de Brion , M. de Pienne ; peu importe , vraiment , le catalogue de tout ce troupeau de courtisans ; qu'il nous suffise de savoir que ceux-là servent de meubles aux antichambres du Louvre. Le hrwe, s'appelle Saltabadil , et la fille de joie , Magde* lonne. Le lieu de la scène , vous le connaissez. Pour le premier acte , c'est le Louvre ; pour le second , le carrefour Bussy , loge Triboulet ; pour le troisième , encore le Louvre ; pour le qua- trième, le cabaret à double fin, demeure habituelle de Saltabadil et Magdelonne ; pour le cinquième , le quai de Notre-Dame.

Avant d'entamer la discussion individuelle des caractères , je veux poursuivre l'énumération des épisodes qui ont successive- ment complique' la fable primitive. Ces épisodes sont la malédic- tion de Saint-Vallier contre François P' et Triboulet, l'enlève- ment de Blanche par les seigneurs de la cour , qui bandent les yeux de son père , et lui font tenir l'échelle en lui persuadant qu'il s'agit de madame de Cossé , les aveux de Blanche à Triboulet , et enfin le déguisement de Blanche , qui s'explique par le voyage qu'elle doit faire à Évreux , selon l'ordre de son père.

J'aborde maintenant les caractères pris en eux-mêmes ; car , en conscience, je ne vois pas quel profit la critique peut retirer de l'analyse d'un poème dramatique , scène par scène. C'est une ba- nalité vulgaire et très-inutile.

Pour le roi, je l'accepterai volontiers , surtout au début de la pièce. Il est frivole, insolent, luxurieux , bavard, épris de lui- même , effronté , vantard. C'est bien ; mais avec l'impatience qu'on ne peut manquer de lui supposer , il a tort d'écouter sans l'in- terrompre , et jusqu'au bout, l'admirable harangue de Saint-Val- lier. Ce morceau d'éloquence , vrai chef-d'œuvre de poésie , a d'ailleurs l'inconvénient très-grave d'être placé dans la bouche d'un acteur qui ne reparaît plus. Et puis, est-il probable que Saint-Vallier, conspirateur vulgaire, engagé à l'étourdie dans la trahison du connétable , ait eu cette hauteur de sentimens? Est-il croyable , avec le caractère que lui attribue l'histoire , qu'il ait regretté l'honneur de sa fille , et qu'il eût donné sa tête pour sau-

LE BOI s'amuse. S^l

ver sa virginité ? Cette vertu d'airain était-elle à l'usage du père de Diane? Il est au moins permis d'en douter.

Que François qui , toute sa vie, n'a vu , dans son métier de roi, dans la guerre , dans le gouvernement , dans la diplomatie , que le plaisir des aventures , aille , la nuit , faii'e la cour à une petite bourgeoise , je le veux bien ; que , fatigué des caresses mercenaires des grandes dames du Louvre, il se soit résigné aux baisers d'une vilaine, c'est tout simple. Mais , au moins , doit-il savoir qui elle est. Il ne peut pas ignorer qu'elle est la fille de son fou , et dans ce cas , comment ne prend-il pas de lui-même le parti de la faire enlever, puisqu'il en a les moyens , sans attendre que la complai- sance des courtisans lui amène sa proie ? Il pourrait se hasarder chez un inconnu; mais chez un homme qui le voit tous les jours, est-ce probable ?

L'expression de l'amour paternel, chez Triboulet, est admi- rable d'élan, sublime dans ses caresses; peut-être faut-il y blâmer parfois la sensualité des images , qui ressemble trop à l'a- mour d'un sexe pour l'autre , et des puérilités de tendresse qui ne conviennent guère qu'à l'amour d'une mère. Mais ce magni- fique développement de l'amour paternel , convenait-il de le pla- cer dans le cœur de Triboulet? était-ce bien le sanctuaire qu'il fallait choisir pour cette pure et ineftable affection? Et à supposer que le poète l'eût choisi entre tous pour représenter, sous sa forme la plus parfaite et la plus vive, ce sentiment spécial, était-il né- cessaire de faire contraster la beauté de l'ame avec la difformité du corps? Qui voudra croire à cette fille si belle , née d'un père si repoussant ?

Je vais plus loin : Triboulet , avili par la domesticité de sa pro- fession, est-il capable de cette poétique et profonde mélancolie qui rappelle les pensées de Pascal et les poèmes de Byron? Je con- çois très-bien la misanthropie de Didier, très-bien celle de Her- nani ; un jeune homme studieux , compagnon journalier des jeu- nes seigneurs de la cour de Louis XIII, un grand d'Espagne, réduit au brigandage par la proscription , peuvent avoir , sur la misère humaine, sur le néant des grandeurs , l'instabilité des plus hautes fortunes, des idées amères et sombres; mais Triboulet, un fou de cour , qui porte un collier, comme un chien , vêtu aux frais

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du roi, comme un laquais, peul-il atteindre, sans choquer la vraisemblance, à cette sublime tristesse? n'a-t-il pas sou- vent servir de pourvoyeur à la couche royale? n'a-t-il pas s'accoutumer de longue main aux débauches de son maître, comme à l'air qu'il respire? Quand les plus grands noms de la monarcliie afferment au libertinage du prince la jeunesse et la beauté de leurs sœurs, de leurs femmes et de leurs filles, est-il probable que Triboulet demeure seul vertueux , pur, fier, impitoyable? qu'il résiste à l'exemple et le flétrisse de ses mépris? Si cela est, il ne lui rcsie qu'un parti , le suicide.

Mais comme il est écrit que le poète dispose à son gré de l'es- pace, du temps, je pardonnerais volontiers à M. Hugo cet ana- chronisme flagrant. Il peut se moquer des dates : il en est bien le maître. Que Triboulet soit vertueux et pur, à la bonne heure I Comment admettre la cruelle mystification dont il est victime, à laquelle il donne les mains si naïvement? comment croit-il aider à l'enlèvement de madame de Cossé? n'y a-t-il pas chez lui un secret instinct pour l'avertir qu'il est près de sa fille?

Une fois la donnée admise, il n'y a rien à dire à la colère de Triboulet ; quand après avoir épuisé la menace et l'insulte , il descend jusqu'à la prière, et que s'adressant à Marot il lui dit :

Marot , tu l'es de moi bien assez rejoui. Si tu gardes une âme, une tète inspirée , Un cœur d'homme du peuple , eiicor, sous ta livrée , Oii me l'ont- ils cachée , et qu'en ont-ils fait, dis? Elle est , n'est-ce pas ? oh ! parmi ces maudits , Faisons cause commune, en frères rjuc nous sommes , Toi seul as de l'esprit dans tous ces gentilshommes , Marot, mou bon Marot ! Rien ! quoi rien !

et qu'il ajoute , en se tournant vers les seigneurs :

Depuis bien des années , Je suis votre bouffon ! Je demande merci ! Grâce ! ne brisez pas votre hochet ainsi , Vraiment , je ne sais plus maintenant que vous dire. Rendez-moi mon enfant , messeigneurs , rendez-moi Ma fille , qu'on me cache en la chambre du roi !

LE ROI s'amuse. SyS

Mon unique trésor ! Mes bons seigneurs ! par grâce ! Qu'est-ce que vous vouiez à présent que je fasse ! Sans ma fille !

Ah Dieu ! vous ne savez que rire ou que vous taire ! C'est donc un grand plaisir de voir un pauvre père Se meurtrir la poitrine , et s'arracher du front Des cheveux que deux nuits pareilles blanchiront !

La critique perd ses droits et se résigne aux larmes et à l'admi- ration ; une pareille douleur, si noblement exprimée , légitime la cruauté de la vengeance.

Les aveux et la confusion de Blanche produiraient une émotion plus sûre, et surtout plus chaste, si le repentir était moins près de la faute , si la pensée ne se reportait involontairement vers le théâtre même de la séduction.

La maison sans nom et sans cliiffre , le roi vient faire dé- bauche, a le double inconvénient de blesser la pudeur des femmes et de paraître fort innocente à l'esprit sévère des spectateurs. Les manières de Magdelonne disent assez ce qu'elle vaut , et d'ailleurs son frère a pris soin de l'expliquer au second acte ; mais il semblerait tout naturel que le roi la prît au moins sur ses genoux : il est bien entendu que cette remarque n'est pas un conseil. Je ne crois pas qu'on doive bannir les courtisanes de la scène ; mais le vice ne devient poétique que par l'entraînement et l'énergie : mescjuin et timide, il n'est que vulgaire. La substitution de Blanche au roi serait une chose toute simple dans un imbroglio espagnol, dans une de ces hardies comédies de cape et d'épéc , les incidens se pressent et se multiplient comme les épis dans un chauqî doré. Mais dans une fable aussi claire , aussi limpide , elle fait tache et pousse à l'incrédulité. Je conçois cjue le déses- poir fasse désirer la mort à cette pauvre fille. La mort! puisqu'elle n'a plus rien à espérer. Mais qu'elle veuille sauver l'homme qui la trompe si indignement , c'est aller trop loin. Elle peut se tuer, le regretter en mourant ; mais le sauver au prix de ses jours I un pareil sacrifice est improbalDle.

J'arrive au dénouement. Triboulet est seul avec le cadavie. 11

5n/|. RE\UE DES DEUX MONDES.

va le jeter en Seine. Avant d'abandonner sa victime , il lui pro- digue l'insulte et la raillerie, ill'accahle d'épitbètes injurieuses et flétrissantes , il lui demande compte de sa royauté si puissante pour le crime, si impuissante h la défense; il se réjouit ;t la pensée que le roi n'est plus rien, il lui reproche son néant, il foule aux pieds la pourpre et la couronne qu'il a souillées de sang. Mais ne devrait-il pas découvrir tout d'abord la face de son ennemi pour lui cracher au visage ? La haine qui se venge si cruellement ne doit-elle pas souhaiter la vue de sa victime?

Quoi qu'il en soit, j'admire le monologue jusqu'au moment la philosophie purement humaine fait place à la philosophie politique. Tribouletpère tendre, poète sublime, je le comprends; mais Triboulet publiciste, homme d'état, diplomate, je n'y crois pas.

J'espère avoir prouvé très-clairement ce que j'ai dit en com- mençant, à savoir que le drame de M. Hugo n'appartient pas à l'histoire, et ne relève que de sa libre fantaisie. Cependant, bien que l'action tout entière soit inventée, la critique aie droit, après avoir accepté ou discuté franchement la vérité humaine des ca- ractères, supérieure pour le poète à la vérité hislorique, de lui demander compte du cadre qu'il a choisi. Puisqu'il a nommé le roi François I'' , il doit savoir ce que signifie ce baptême, et ne pas reculer devant les conséquences inévitables qu'il emporte avec lui. Il faut donc qu'il se résigne à faire entendre sur la scène, oc- cupée par sa fable et ses acteurs , le retentissement prochain ou lointain , rare ou fréquent , selon son gré , des événemens réels accomplis dans l'époque indiquée par lui-même comme étant celle se passe l'action de son poème. Qu'il dédaigne, comme matière poétique, les batailles et les sièges, toute la vie politique et luilitaire du seizième siècle ; qu'il circonscrive tous les élémens scéniques dans le cercle précis de !a vie privée : jusque-là tout est bien, tout est littérairement légitime. Mais, pour dater une pièce, il ne suffit pas du costumier, du décorateur et de quelques noms consignés aux pages de Mézerai ou de Sismondi. Un poète qui prend son art au sérieux , et M. Hugo est du nombre , ne peut se contenter d'une indication aussi superficielle ; il doit graver plus avant au front du temple qu'il vient de construire

LE ROI s'amusu. 5n5

non-seulement son dessein direct et visible, celui que la foule saisit, mais encore, pour les esprits sévères, le sens mystérieux, le sens symbolique. Puisqu'il s'ajjit de François I, et non pas d'un autre, le poème doit être la vivante expression des mœurs et des passions de son temps.

Or, à quelles conditions cette loi poétique peut-elle s'accom- plir? N'est-il pas indispensable que l'œil rencontre, à de certains intervalles, des signes irrécusables de la date assignée par l'auteur à l'action qu'il invente et qu'il déroule devant les spectateurs? Derrière l'idéalisation d'un siècle traduit et résumé en une action réelle ou possible, il doit toujours y avoir une idée pliilosopbique ; la beauté du rhytbme et des images ne sera que l'enveloppe plus ou moins éclatante se cacbe ce dessein, qui, pour être voilé, n'en est pas moins réel. Si le poète interprète à sa manière un siècle donné, nous ne pouvons accepter l'interprétation qu'il propose sans avoir préalablement reconnu les temps et les lieux.

Je crois donc que M. Hugo a eu tort de violer cette loi , selon moi fondamentale. Au Louvre, on devait se souvenir de Mari- gnan; les courtisans devaient s'entretenir de Charles-Quint; les envieux se railler de l'échec du roi dans l'élection impériale; les fats se vanter de leurs dépenses au camp du drap d'or, les intri- gans raconter les projets du cardinal Wolsey ; l'Espagne et l'An- gleterre devaient se trouver sur toutes les lèvres. Puisque M. Hugo nous mène à la cour, je ne vois pas pourquoi il nous fait grâce des caquets et des médisances les plus grands événemens se mêlent parfois, à la cour surtout. Dans les trente années de ce règne, glorieux selon les femmes et les romanciers, très-inutile et très-ridicule selon les penseurs, il a sans doute préféré une date plutôt qu'une autre. Mais laquelle? Il serait très-difficile de la de- viner : de Louise de Savoie, de Semblançay, du connétable, de Lautrec , il n'est pas dit un mot : de la bataille de Pavie , de la captivité de Madrid, rien : de la triple rivalité de Charles-Quint, de Henri VIII et de François I", il n'y a pas trace, si minime qu'elle soit; le voyage imprudent de Charles d'Espagne, les con- seils malheureux de Montmorency, les intrigues d'Anne de Pis- seleu , depuis duchesse d'Etampes , auraient pu servir à marquer nettement la date préférée par M. Hugo. Je suis très-disposé à

5'jG REVUE DES DEUX MONDES.

passer condamnation sur les amours libertins de François ï "; mais entre Diane de Poitiers, la comtesse de Chateaubriand et la belle Féronnière, il y a des distances assez pre'cises pour qu'on ne les né};lige pas.

En faisant ces remarques , dans toute la sincérité de notre con- science, nous n'avons pas l'intention de continuer et de soutenir les doctrines littéraires professées avec éclat, de 1824 à 1828, par un liomnie éminent et habile , mais selon nous complètement fausses. Nous n'avons jamais cru , comme le critique ingénieux aujourd'hui engagé dans la vie politique, que l'histoire, dans sa réalité, était supérieure à la poésie ; nous avons, pour les resli- tulions de M. Ludovic Vitet, une haute estime; nous admirons sa patience curieuse , son savoir, son adresse. Mais nous ne prendrons jamais les Etats de Blois pour un poème dramatique.

Non, quand nous insistons auprès de M. Hugo pour qu'il en- cadre ses drames dans les événeniens accomplis au siècle qu'il choi- sit, nous ne prétendons pas lui imposer l'histoire, et l'obliger à être complet dans le sens littéral et didactique du mot. Il n'y a que les chroniques représentées devant la cour d'Elisabeth qui pren- nent un siècle tout entier et le découpent en actes et en scènes comme un événement unique. Elles ont pu le faire impunément; mais le temps est passé pour ces hardies tentatives c[ue le génie absout , et ne doit plus revenir. Si le joyeux braconnier de Straf- ford a pu, sans blesser ses contemporains, traduire sur la scène les biographies de Plutarque et les récits de iJollinshed, ce n'est pas une raison pour recommencer la même tâche, deux siècles plus tard. Et si l'on adopte un événement unique, je ne crois pas non plus qu'il faille suivre à la trace la parole de l'historien ; car l'histoire et la poésie sont deux choses distinctes, et n'ont pas les mêmes droits. Tacite lui-même, grand peintre, grand philoso- phe , grand poète , dans ses annales et ses histoires , n'aurait pas envisagé la biographie roinaine de même façon , si Rome avait eu un théâtre national, et s'il eût voulu lutter avec Sophocle au lieu de lutter avec Thucydide. Il aurait étudié d'un autre œil Tibère et Néron , Claude et Agrippine.

Mais je ne puis pas anuiistier les omissions volontaires de M. Hugo, A l'exception de Marot et de Saint -Vallier , il n'y a

LE ROI s'amuse. 5'jn

rien dans son nouveau dx-ame qui précise les dates. Je n'approuve pas, en général, l'intervention des artistes et des savans sur la scène. Pourtant , les intimes amitiés de François I"' avec les frères Dubellay, avec Rabelais , avec Primatice el Léonard, avec Jean Goujon et l'envenuto, relevaient le caractère frivole du roi, et l'élégance de ses goûts faisait pardonner la légèreté de ses mœurs. Il lui est arrivé de songer à briser toutes les presses de son royaume, mais il a passé des journées entières avec Henri Estienne, Lascaris et Budée. C'était encore un moyen de préciser les da- tes. Un roi qui se plaisait aux doctes entretiens de Jacques Cho- lin et de Pierre Ducliatel , qui rivalisait avec Léon X pour la protection des arts , un tel roi pouvait se plaire aux vulgaires dé- bauches. Mais il y a plus que de la partialité à supprimer dans la peinture de son caractère toutes les habitudes honorables qui ra- chetaient ses mauvais penchans.

Bien que la pièce toute entière de M. Hugo soit consacrée au de'veloppement de l'amour paternel, il était important de dessi- ner les lignes du ]"ays3ge el de l'horizon. Cet horizon , c'est le sei- zième siècle de France, et dans le seizième siècle, c'est la première moitié. Au lieu de poursuivre l'émancipation de la royauté sur le plan de Louis XI, l'amant de Diane s'entèle aux folles aventures de Charles YIII et de Louis XîT. Louis XI aurait trouvé ia partie belle entre un empereur avare, égoïste et rusé, et un roi luxu- rieux, ergoteur, théologien, vaniteux, sanguinaire et despote jusqu'au vertige. François I", en substituant les plaisirs et les chances de la guerre aux résultats plus sûrs de l'adminis- tration et de la diplomatie , a retardé d'un siècle l'reuvre com- mencée à Plessis-les-Tours, et que Richelieu devait achever pour Louis XIV.

Or on ne peut rien soupçonner de tout cela dans le nouveau drame de M. Hugo. C'est un mérite mesquin de le savoir ; le pre- mier livre venu peut l'enseigner à l'esprit le plus médiocre : il eût été digne d'un beau génie de poétiser ces vérités.

Après la fable, les caractères et l'histoire, il nous reste à exami- ner le style de la pièce. On le sait, depuis dix ans M. Hugo n'a pas innové moins hardiment dans la lant^neque dans les idées et les sys- tèmes littéraires .Ha imprimé aux rimes une richesse oubliée depuis

"^8 KEVUE DES DEUX MONDES»

Ronsard, au rhythme et aux césures des habitudes perdues depuis Régnier et Molière, et retrouvées studieusement par André Ché- nier. Au mouvement, au mécanisme intérieur de la phraséologie française , il a rendu ces périodes amples et flottantes que le dix- huitième siècle dédaignait , qui avaient été s'effaçant de plus en plus sous les petits mots, les petits traits, les petites railleries des salons de madame Geoffrin. L'éclat pittoresque des images, l'heu- reuse alliance et l'habile entrelacement des sentimens familiers et des plus sublimes visions, que de merveilles n'a-t-il pas faites! Nul homme parmi nous n'a été plus constant et plus progressif; la voie qu'il avait ouverte, il l'a suivie courageusement sous le feu croisé des moqueries et du dédain. D'année en année, il révélait une face nouvelle de son talent, et en même temps un nouvel ordre d'idées. C'a été d'abord ce qu'il appelle, avec une grande justesse, de la poésie de cai>alier. De 1822 à 1827, il a soutenu poé- tiquement l'opinion légitimiste. Puis, les hommes et les choses se renouvelant autour de lui, il a changé son point de vue. Il a écrit la Fête de Néron et Cromwell. Les Orientales et Notre-Dame, Her- nani, 3îarion, les Feuilles d'Automne, ont marqué dans la carrière des pas glorieux et de nouvelles conquêtes. Chacun de ces ouvrages signale un perfectionnement très-sensible dans l'instrument lit- téraire ; mais tous, pourtant, sont empreints d'un commun carac- tère ; ils procèdent plutôt de la pensée solitaire et recueillie , écou- tant au-dedans d'elle-même les voix confuses de la rêverie et de l'imagination, que d'un besoin logique de systématiser, sous la forme épique ou dramatique , les développemens d'une passion observée dans la vie sociale , ou d'une anecdote compliquée d'inci- dens variés. En planant sur le vieux Paris du quinzième siècle , M. Hugo retrouve les mêmes inspirations lyriques qu'au moment il s'abat sur Sodome et Gomorrhe , endormies nonchalamment dans leurs impures débauches : au tombeau de Charlemagne , à la cour de Charles-Quint ou de Louis XIII , parmi les têtes rondes groupées autour du Protecteur, son génie s'abandonne aux tnèmes effusions qu'en racontant la mort d'une jeune tille dans \es fan- tômes. Dans le roman , dans le drame , comme dans l'ode , il est toujours le même. Il lui faut des contrastes heurtés , qui fournis- sent au développement, stratégique de ses rimes , de ses simili tu-

LE ROI s'amuse. 5^9

des , de ses images , de ses symboles , de magnifiques occasions , de périlleux triomphes.

Or , le style envisagé sérieusement , qu'est-ce autre chose , avi- delà du premier travail que la pratique et le métier ont bientôt épuise' , qu'est-ce autre chose que la pensée elle-même , avec ses habitudes familières et quotidiennes , avec ses nugœ poelicœ , ses caprices, ses enfantillages^ ses austères mélancolies, ses boutades, ses colères , ses accès de paresse ou de folle joie, ses promenades sans but , ses haltes sans fatigue et sans dessein ?

Pour le maniement de la langue, M. Hugo n'a pas de rival; il fait de notre idiome ce qu'il veut ; il le forge et le rend solide , âpre et rude comme le fer, il le trempe comme l'acier, le fond comme le bronze , le cisèle comme l'argent ou le marbre ; les lames de Tolède , les médailles florentines ne sont pas plus acé- rées .ou plus délicates que les strophes qu'il lui plaît à!oui>rer.

Mais ce constant amour de la langue et de la poésie pour elle- même , cette fidèle prédilection pour la description de la nature extérieure , ou le déroulement des pensées personnelles , répugne, on le conçoit sans peine , au récit des aventures , à l'expression in- time et simple de la passion. Dans le roman , elle multiplie les paysages au point d'absorber et d'éteindre les personnages, comme dans les compositions bibliques de Martin. Dans le drame, elle ramène à de fréquens intervalles , souvent même en présence des interlocuteurs les plus importans, au milieu d'une scène active, les monologues , partie intelligible, utile, indispensable au théâtre, mais à une condition expresse, qui s'appelle la nécessité. Les monologues nécessaires sont brefs et rares. Quand un homme pense tout haut , cause avec lui-même , comme il se comprend à demi-mot , il n'a pas besoin d'achever l'idée commencée , il se dit quelques phrases courtes , mais pleines et significatives. Il peut s'exalter par la méditation , et se laisser entraîner aux plus hautes visions de la poésie. Mais alors même il doit encore conserver une parole simple , sobrement imagée. Or , les habitudes lyriques de M. Hugo ne se résignent pas au sacrifice que le drame exige impérieusement.

Dans le Rot s'amuse, comme dans Cromwell, dans Hernani, et Marion , M. Hugo s'est laissé aller à des mouvemens poétiques

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REVUE DES «EUX MONDES.

magnifiques eu eux - mêmes , mais hors de place à la scène. Don Ruy , le marquis de Nangis et le comte de Saint- Vallier réci- tent d'admirables pensées , mais insistent avec une prédilection marquée sur des développemens lyriques ti'ès-convenables dans les strophes d'une ode et superflus au théâtre, quand ils ne ralen- tissent pas l'action. Dans le drame, la poésie lyrique, explicite, officielle, souveraine, a des inconvéniens bien plus graves que dans le roman Quand le poète parle en son nom, même en racon- tant , il ])eut impunément broder sa parole et sa pensée , y semer les arabesques , les fleurs , les rosaces . les mascavons ; il la peut faire brillante et variée comme un tapis de Smyrne, il peut la dé- couper en trèfles mauresques, en dentelles, comme les palais de Grenade ou de Venise. Le lecteur est patient , curieux , com- plaisant. Mais le spectateur aime qu'on se pressé. Il veut les dé- veloppemens, mais nombreux , successifs , hâtés. Les plus belles odes ne valent pas pour lui un mot parti du cœur, un cri échappé des entrailles. Lespliis riches et les plus coquettes images lui don- nent moins de plaisir qu'une exclamation énergique, qui glace le sang et fait dresser les cheveux.

La poésie lyrique au théâtre peut bien être une fête de cour ,' un délassement de lettrés, d'oisifs, de philosophes ou de so- phistes; mais vme fête populaire , une fête pour la foule , chez qui le cœur domine le cerveau, ne l'espérez pas! Sous ciel même de l'Attique , chez ce peuple bavard et médisant , qui reconnaissait l'accent d'une marchande de figues et s'arrêtait pour la railler, Sophocle avait relégué l'ode dans la strophe et l'antistrophe des chœurs. Mids Clytemnestre, Electre, Enislhe, Agatnemnon, par- lent avec une simplicité aussi nue que les héros du Pentateuque. Le poète grec et le poète hébreu sont poètes à leur aise , mais seu- lement cjuand le dialogue est terminé. Quand l'ode commence , c'est que l'épopée ou la tragédie a terminé son rôle, le prophète et le prêtre interviennent. Car, on le sait , le chœùi* dans le drame antique représente la volonté des dieux.

Eh bien ! Didier , Hernani , Triboulet , Saint- Vallier , prennent trop souvent la parole comme il conviendrait au chœur antique. Quand le fou de François I"" passe la main dans les cheveux de sa fille, au lieu de lui peindre en paroles éclatantes, en images

LE ROI s'amuse. 58ï

lyriques , le bonheur et les angoisses de sa tendresse , il devrait lui adresser quelques paroles inquiètes et simples, l'imporluner de questions , la couvrir de larmes et de baisers.

C'est pourquoi M. Hugo, bien qu'il rappelle parfois dans son style les meilleures pages de Cinna et des Femmes sai'aïUes , est et demeure poète lyrique ; c'est pourquoi il doit briser violemment ses habitudes , s'il veut continuer d'écrire pour le théâtre.

Gustave Planche.

TOME vui.

38

LETTRES PHILOSOPHIQUES

ADRF.SSEES

A UN BERLINOIS.

XP ET DERNIÈRE*.

UE NOS CONSTITUTIONS DEPUIS I7B9. DES RAPPORTS DE LA

FRANCE AVEC l'aLLEMAGNE.

' Paris, 2^ novembre i832.

La révolution française , monsieur , est si peu une émotion sans terme et sans cause , que dès l'origine elle a voulu se constituer. La situation était unique. Jamais législateur , même dans l'en- fance du monde, n'eut un champ plus libre. Que ceux qui dou- tent encore de la durée progressive des sociétés modernes regar- dent un peuple ancien , chargé d'histoire et de souvenirs , se régénérer et devenir tellement nouveau, qu'il pourra, avec autant de facilité qu'une nation encore vierge des assauts du destin , cher- cher des formes c|ui l'expriment et le définissent : une constitution.

Vous en convenez avec moi , monsieur , la volonté humaine ne s'est jamais manifestée avec plus d'exaltation et d'autorité que

' Koycz les livraisons précédentes.

LETTRES PlULOS(ÎI>HlQliES. 583

dans la socieLé française depuis quarante années : elle a brisé le joug de la fatalité traditionnelle, pour entrer dans les voies de la nécessité intelligente et philosophique ; la raison s'est assise sur les ruines de la tradition pour mener et constituer la société.

Quel mélange de faux et de vrai dans les idées de Joseph de Maistre ! Comme ce théosophe, dans ses théories sociales et dans ses imprécations contre la révolution française, outrage la vérité , dont il entrevoit cependant certains caractères, parce qu'il oublie qu'elle est fille du temps! Veritas fdii Icmporis , non auto- ritatis ' . A ses yeux , la lettre est une foi décrétée , une foi com- mentée, immobile et sacrée pour toujours; tout développement est une hérésie , tout progrès une impiété , toute révolution un crime : la tradition est toujours vraie, la coutume toujours sainte, parce que la tradition n'est autre chose que l'intention même de Dieu rendue sensible aux humains, parce que la coutume n'est autre chose aussi cjue la docilité des humains sous le doigt de Dieu. C'est pourquoi le philosophe mystique pose les principes suivans comme des axiomes inébranlables :

L'homme ne peut faire une constitution , et nulle constitution légi- time ne saurait être écrite.

Toute constitution est dii'ine dans ses principes ; il s'ensuit que l'homme ne peut rien dans ce genre, à moins qu'il ne s'appuie sur Dieu , dont il devient alors l'instrument.

Je m'arrête ; l'examen de ces deux propositions me suffira pour rejoindre la vérité. De Maistre dit : Nulle constitution légitime ne saurait être écrite. J'efface la phrase pour écrire celle-ci : Les constitutions primitii^es ?i ont point été écrites. Cela est vrai , et si de Maistre eût uniquement démontré la légitimité de la tradition dans les premiers âges du monde, s'il eût déroulé les causes de ces mœurs naïves qu'on n'écrivait pas, c'eût été juste et profond; on ne se serait pas exposé à être démenti par le Décalogue : c'est tristepour un chrétien. De Maistre professe cpie l'homme nepeutfaire une constitution . Je biffe cette maxime pour mettre à la place cette observation historique : L'homme n'est pas en état, à toutes les

' Saint Augustin.

584 REVUE DES DEUX MONDES.

évoques de l'histoire, défaire une constitution. Cela est encore vrai : l'ère véritable des constitutions complètement écrites et réfléchies ne date cjue de la fin du dix-huitième siècle. De Maistre enseigne aux hommes cet axiome : Toute constitution est dii^ine dans son prin- cipe, il s'ensuit que l'houime ne peut rien dans ce genre, àmoinsqu'd ne s'appuie sur Dieu, dont il déifient alors V instrument . Je réplicjue : Toute constitution est humaine dans son principe ; l'humanité n'est raisonnable et puissante qu'en s' appuyant sur Dieu, dont elle émane, dont elle est l'image , l'interprète et le ministre. Un abîme me sépare du tliéosophe, grandeur de l'humanité : je ne la veux pas es- clave , pas même de Dieu.

L'homme a conquis des puissances dont à son berceau il se trouvait dépourvu : il n'a pas toujours écrit ses pensées et ses droits ; il fut un temps dans la succession des âges il ne savait ni réfléchir, ni conclure, ni stipuler, ni exiger. Qu'en induire, si ce n'est qu'il a contracté d'excellentes habitvides, dont il man- quait auparavant? Lui ferez-vous un crime de son éducation? Qu'on est rudement puni quand on dévie du bon sens ! La pente de l'erreur entraîne la raison égarée dans les gouifres de l'absurde ; on y perd la lumière des cieux , on s'y débat , on y pousse des cris impuissans ; et la voix la plus éloquente n'est plus qu'un gémis- sement funèbre , qui peut encore désespérer les hommes , mais non les consoler et les instruire. C'a été le châtiment de de Maistre V

La liberté humaine n'a pas toujours eu la conscience d'elle- même : elle a subi l'empire du destin ; elle a été attachée long- temps à un rocher sous les coups de la violence et de la force , ces deux sœurs qui ne se ressemblent pas 2. Mais enfin, par ses discours la liberté a converti la force ; et avec son secours , elle a immolé la violence. Alors elle peut commencer à respirer et à vivre, ou plutôt à combattre : déhvrée du joug immobile, elle devient la proie d'épreuves amères et renaissantes , la fortune ne la gâte pas par des prospérités précoces. La liberté devra tout

' Voyez l'hilosopliie du droit , liv. IV, cbap. XI. ' Promctliée d'Eschyle; kratos, hia.

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 581

endurer, pour tout conquérir ; fille de ses œuvres, elle a les pieds <léchirés les inains sanjjlantes ; parfois on la voit errer sur la fron- tière des empires , comme une exilée, sans pain et sans asile; on l'a rencontrée souvent marchant à peine , mourante, mais elle ne meurt jamais ; en échange de tous les maux qu'elle supporte , Dieu l'a dotée de l'inunortalité ; c'a été le pacte entre elle et lui ; de plus , il lui a donné une ame qui ne fléchit pas, un bras qui frajjpe , une raison qui jjouverne ; et quand cette vierge n'est pas dans les fers , vous la voyez sur les champs de bataille , ou bien elle écrit et promulgue ses lois.

Recevoir, conserver et perfectionner des lois lionnes et con- venables , est pour les sociétés le premier des biens : c'est le devoir des grandes révolutions , d'innover salutairement : dans le cours des siècles tranquilles , les mœurs s'incorporent avec les lois , les modifient , les améliorent , les altèrent , quelquefois même tien- nent tout-à-fait leur place ; les réformes que se permet le législa- teur sont douces , mais timides ; et si elles épargnent à la société des secousses , elles n'accomplissent pas sa guérison. Les révolu- tions au contraire ébranlent le tempérament des peuples, mais elles peuvent le régénérer : il y a des instans à saisir, des crises à fruc- tifier. L'Angleterre revient aujourd'hui sur les omissions et les oublis de ses deux révolutions de i64o et de 1688. La France se plongea sans réserve au plus vif de l'innovation révolutionnaire ; suivons un peu les phases de ses expériences.

Jusqu'en i 789 , le roi avait été le législateur : malgré les enre- gistremens parlementaires et les interventions rares des états-gé- néraux , la puissance exécutrice et monarchique avait écrit et im- posé les lois de la société française ; tel était le principe , le caractère et le signe de l'antique monarchie. C'est aussi que l'Assemblée constituante porta l'effort de sa philosophie révolu- tionnaire. La constitution de 1791 ne laissera guère dans l'histoire de l'humanité qu'une pensée, mais grande et souvei'aine : à savoir, la supériorité rationnelle du pouvoir législatif sur la puissance exé- cutrice , et le peuple devenu législateur en lieu et place du roi. Voilà bien l'esprit de la France d'ériger d'un seul coup une vérité qui détrône brusquement le passé , mais qui aura long-temps à

586 REVUE DES DEUX MONDES.

militer avant de léjjner sans conteste. La sagesse antique avait dit par la bouche du stoïcien Clirysippe , que la loi était la reine sou- veraine des choses divines et humaines ; la sagesse orientale dit quelque part qu'elle est la maîtresse des rois. En 1791 , la nation française a mis en pratique ces maximes; elle les a prises dans les livres du genre huniain pour les faire passer dans ses destinées. Dé- sormais la loi régnera dans la société, comme une grande idée règne dans la tète humaine : elle sera conçue et dictée par le peuple , qui la remettra à son chef pour l'exécuter. Ainsi la constitution est le miroir fidèle de la nature humaine ; l'action est soumise à la pen- sée : la puissance exécutrice est l'agent nécessaire et fort de la société , mais remis au second rang , mais convenablement soumis au pouvoir législatif, à la fois humain et divin , peuple et Dieu, et ramenant l'universalité numérique à l'idéale unité. Conception magnifique ! transformation démocratique et salutaire des vérités à la fois représentées et cachées par la théocratie , au début du monde ! En vérité , que dire des aveuglemens et des ignorances qui ont essayé le mépris contre la première ébauche de notre im- mense révolution? Je n'ai jamais entendu dire que des myopes aient prétendu mesurer la hauteur du Cliimboraço.

Le temps va vite il entraîne les hommes et les choses avec la même vélocité que le noir chevalier de la ballade allemande met à emporter sa fiancée : tout disparaît, tout fuit, tout fait place à un spectacle nouveau. La Convention s'installe dans la république qui semble s'écrouler au milieu des flammes. Elle combat et fait des lois; elle en fera beaucoup, car elle a besoin de tout créer par son omnipotence ; elle en fera de mauvaises , parce qu'elle n'a pas un instant de réflexion pour calmer sa tête brûlante ; elle en fera d'immortelles , parce que l'amour de la patrie gonfle son cœur d'un fanatisme divin. Comment Joseph de Maistre , dans ses ironies contre les lois nombreuses décrétées par la Convention, u'a-t-il ]>as vu que la multiplicité des œuvres et l'embarras de la situation rehaussaient ici la grandeur du législateur ? Cette assemblée est et sera toujours unique dans l'histoire ; et pour- quoi ne pas l'étudier avec la même intelligence dont on poursuit les traces antiques de Moïse et de Lycurguo? Le premier coup

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 58n

(l'œil jeté sur la constitution de gS , la fait reconnaître comme une œuvre exceptionnelle ; c'est une rédaction hâtive et fou- gueuse des droits d'une démocratie qui se bat à outrance ; les idées de la Constituante y sont reproduites avec redoublement et exaltation ; dans ces stipulations de liberté , qui n'ont jamais été appliquées et furent contemporaines du plus intraitable des- potisme , vous trouvez maintenue la supériorité du pouvoir lé- gislatif sur la puissance exécutrice , et même vous voyez cette dernière détruite dans son unité nécessaire , par les préoccu- pations déraisonnables du législateur. L'article 62 porte qu'il y aura un conseil exécutif composé de vingt-qualre membres. Cela est au surplus sans importance historique ; la constitution de 98 n'est qu'une curiosité de théoriciens.

Cependant la Convention , avant de se séparer, rédigea une au- tre constitution , qui pût , suivant les termes de sa dernière pro- clamation, troui'er dans la sagesse des principes la garantie de sa durée ; et la même assemblée offrit ainsi le spectacle des excès et des transactions de la démocratie. La constitution de lyqS con- servait la supériorité du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif, mais elle divisait en deux chambres le corps législatif : pour la première fois, on cherchait des tempéramens contre l'initiative exclusive et omnipotente du législateur ; on prenait des précau- tions contre lui ; en même temps on commettait encore la faute de disséminer la puissance exécutrice sur plusieurs agens qui partageaient entre cinq l'égalité d'une impuissance irresponsable. Cette constitution , l'unité n'était nulle part, voulut se sauver par des tables de proscription , et fut déchirée par l'épée victo- rieuse d'Arcole et des Pyramides.

N'est-il pas évident, monsieur, que cette succession de consti- tutions n'est autre chose qu'un duel entre le pouvoir législatif et la puissance exécutrice ? La lutte continue et la fortune change : désormais asservi , le pouvoir législatif ne sera cpie l'officieux satellite d'une volonté trionq)liante , qui pliera tout à la conve- nance de ses desseins , même les conceptions désintéressées du génie. Sièyes avait créé d'un seul jet une constitution dont le mé- canisme lui paraissait résoudre le problême de la révolution or-

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ganisée et satisfaite : mais le dictateur, traduisant par le pouvoir absolu l'ordre plulosopliique du penseur, et mariant quelques emprunts à ses propres combinaisons , établit , dans la constitu- tion de l 'jgg , un sénat qui ne sut conserver que le despotisme, un corps législatif qui n'eut d'autre loi que l'obéissance , un tri- bunat dont le nom antique semblait une raillerie amère dirigée contre son impuissance par le nouveau Sylla. Trois ans après , en 1802, un sénatus-consulte oiganique fut ajouté à la consti- tution ; il préparait le passage de la république à la monarchie, il appesantissait la puissance exécutrice et perfectionnait le silence législatif. Enfin, le 18 mai i8o4, un nouveau sénatus-consulte confia le gouvernement de la république à un empereur des Français , selon la teneur du premier article, affranchissant ainsi le maître du monde et la France d'une hypocrisie qui devait leur peser à tous deux. Alors il n'y a plus qu'un législateur , c'est l'homme qui se promène à travers l'Europe : il a besoin d'être seul , pour se trouver suffisamment grand , et sa liberté se com- pose de l'asservissement de tous. Que voulez-vous ? il est ainsi fait. En vain , dès les premiers jours de son consulat , il annonçait l'ère des gouvernemens représentatifs ; la publicité de la pensée le blesse ; la parole , quand elle n'est pas celle du dévouement et de l'enthousiasme , l'offense : il est plus près du Coran de Mahomet que de la tribune aux harangues. Quand en 181 5, il fut malheureux , on lui fit bégayer les mots d'indépendance et de liberté ; on lui fit écrire dans l'acte additionnel aux consti- tutions de l'empire , qu'iV aifait résolu de proposer au peuple une suite de dispositions tendant à modifier et à perfectionner les actes constitutionnels , à entourer les droits des citoyens de toutes leurs garanties, à donner au système représentatif toute son extension, etc. Efforts douloureux sur lui-même ! On se sent ému d'une respec- tueuse pitié devant cette humiliation du génie , devant cette con- version inutile à la liberté , devant cet homme divin déchu de la victoire , et qui se sent trahi de toutes parts , par la bassesse, par la fortune , par la marche du temps , et par les progrès de son siècle.

Mais le pouvoir législatif, si long-temps confisqué parla puis-

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 689

sance exécutrice , reparut. La vérité se sert de tout, et la veitu impulsive des choses se fait jour partout. En i8i4 i le législateur n'est plus un représentant de la révolution ; mais il vient res- taurer le passé , et lui donner sur le présent , s'il peut , la supé- riorité du droit. La pensée même de toute restauration est un non-sens ; sa raison radicale est déraisonnable , car c'est un re- broussement , une déviation. Cela posé, j'accorderai qu'il y a des accidens dans l'histoire qui déconcertent passagèrement la rigueur de son développement dialectique : les peuples ont plus de sensi- bilité que de raisonnement ; ils se laissex'ont toucher à la vue d'un vieux roi revenant de l'exil , en législateur pacifique ; ils se laisseront séduire par l'espérance d'une réconciliaion sincère et durable. Illusion ! car les termes sont intervertis : avant de traiter ensemble , que chacun prenne la place qui lui appartient. Or, voulez-vous concilier efficacement le présent et le passé de la patrie , but légitime d'une saine politique , commencez par faire que le présent soit le présent , et que le passé soit le passé : il n'y a d'harmonie possible que dans la vérité ; il n'y a de vérité sur la terre que dans la subordination des idées anciennes aux idées nouvelles sous l'empire de l'unité. Louis XVIII , en donnant une place au pouvoir législatif, s'en proclama la raison suprême et la source unique : il contredisait ouvertement le principe établi par l'Assemblée constituante ; la royauté reprenait le pas sur le peu- ple. Que sont au fond les luttes qui ont agité et vaincu la res- tauration , sinon les discordes inévitables entre la puissance exécutrice et le pouvoir législatif? Le peuple, même imparfaite- ment représenté , l'emjiorta ; le pouvoir législatif, si long-temps déprimé , reprit sa supériorité légitime , conquête finalement imperdable de notre révolution , parce qu'elle sort , ainsi que notre révolution, de la nature des choses.

La Charte amendée de i83o porte : Le préambule de la Charte constitutionnelle est supprime , comme blessant la dignité nationale, en paraissant octroyer aux Français des droits qui leur appartien- nent essentiellement . La déclaration de ce principe républicain est faite avec une grande sobriété ; tant mieux : elle en devient plus sensible ; la modestie ne nuit pas à la vérité ; et pour être sini-

5qO KL\Lt DES DtUX MONDES.

plement exprimée , elle n'eu reste pas moins indestructible. Le droit nouveau a été reconnu à la clarté des cieux ; toutes les con- séquences n'ont pas été déduites et pratiquées, j'en tombe d'ac- cord; mais marclions toujours devant nous, en dévorant nos regrets et les obstacles. D'ailleurs , telle est l'inévitable fortune de la vérité , qu'ayant une fois reconquis le sol , elle s'enracine et germe , victorieuse de tous les dépérissemens auxquels on vou- drait la condanuier.

En principe le pouvoir législatif a trionipbé ; mais en réalité , est-il ce cju'il doit être? Voilà la question.

Le gouvernement représentatif travaille en ce moment à se sovunettre l'Europe. L'idée qui l'anime est bumaine et générale; c'est la représentation des droits de tous par l'intelligence des plus dignes qui doivent être cboisis par la plus grande majorité possible. Cette idée moderne, inconnue à l'antiquité, a traversé la féodalité, a transigé avec elle, parfois en a subi l'orgueil , les coutumes et les insignes ; elle a fait alliance avec la royauté , a grandi sous son ombre, a quelquefois toléré son despotisme , mais ajourd'bui elle veut s'associer à sa suprématie , et même en quel- ques pays lui demande la première place. Elle s'est d'abord assise en Angleterre , en ce moment elle est occupée à s'a- grandir ; elle a vivifié les formes de la liberté italienne au moyen âge , les représentations coutumières des cortès d'Espagne et du Portugal ; elle tente aujourd'liui des essais constitutionnels dans toute la Germanie , qui a été son berceau ; européenne , elle a traversé les mers et se développe plus librement qu'ailleurs , dans un monde nouveau sur-le-cbamp elle s'est trouvée maîtresse; en France , après avoir été long-temps partagée entre les parle- mens , les états-généraux et la royauté , elle s'est jetée entre les bras du peuple , a soutenu les plus vifs combats , de rudes adver- sités , et aujourd'bui reconnue reine , demande à régner effica- cement, à gouverner sans mensonge : voilà la situation.

Les grandes révolutions veulent être fécondées ; autrement elles sont suivies de catastropbes violentes , qui ensanglantent riiumanité en la dégradant. La portée réelle de la révolution de i83o est le développement pliilosopliiquc de l'idée représenta-

i.KTrnr.s philosop!Uqi:es. 5c)r

tive ; je dis philosophique , monsieur, et à dessein : le système représentatif n'a pas en Fiance, comme cliez nos voisins d'outre- mer, de traditions féodales ; il ne sort pas tant de nos mœurs que de nos idées ; il a produit des constitutions, et non pas des cou- tumes : donc, dans sa marche, il est surtout soumis aux influences de l'esprit général et philosophique.

Je pense toujours, monsieur, ce que j'ai'écrit ailleurs ', que le gouvernement représentatif est le véritable gouvernement des temps modernes, mais à la condition d'être véritablement repré- sentatif; sans quoi mieux vaudrait la franchise du pouvoir ab- solu. Le gouvernement représentatif pratiqué avec bonne foi e.st excellent ; animé d'une pensée générale et humaine , il se prête facilement à toutes les différences qui font l'originalité des nations; il peut exprimer ainsi la vraie liberté. C'est l'héritier plus grand et plus riche des démocraties antiques.

De la sincérité de notre gouvernement représentatif dépen- dent le bonheur et la liberté de la France ? Que veut la France? si ce n'est d'être représentée , mais je dis la France avec son in- telligence , ses besoins , son imagination , ses idées , son ame , ses instincts populaires , ses affections cosmopolites , avec son amour-propre et son dévouement à l'humanité. C'est un grand malheur pour une nation si ses institutions ne lui permettent pas de choisir pour écrire la loi sociale ce qu'elle porte de plus élevé dans sa tête et de plus généreux dans son creur ; quand le pouvoir législatif est sans force, quand tout ce qui tient à l'i- déalisme social languit dans la prostration , la société éprouve un malaise profond et dangereux. En vain on l'entretiendra pour la distraire d'intérêts matériels; c'est vouloir contraindre à un re- pas abondant un malade sans appétit. Sans doute les améliora- tions positives de la vie alimentaire des peuples doivent être un des premiers soucis de la science politique ; mais ne séparez ja- mais les intérêts d'une nation de ses idées; faites au contraire des idées le guide, l'agent et le modérateur des intérêts.

C'est dans le pouvoir législatif que la France voudrait porter une révolution progressive : elle voudrait que l'inteUigence fût

' Livraison de la Renie du i5 novembre i83r. Philosophie du droit.

5()2 r.KVUE DES DKUX .MONDES

admise au partage des droits sociaux avec la propriété. On a montre' sous la restauration une ignorance bien imprudente de^ l'esprit de la France , en dotant presque exclusivement la pro- priété de la capacité politique : c'était la compromettre que de la servir ainsi. La nation désirerait encore que le peuple seul choisît ses législateurs : à l'abolition de l'hérédité législative, elle eût désiré , \e l'estime du moins, joindre les combinaisons gra- duées d'une élection populaire.

La puissance exécutrice a dans ses mains ses destinées; je prie le ciel de lui donner l'intelligence des choses, puisse-t-elle apprécier le titre et la raison de son élévation , le siècle elle est appelée à se mouvoir, la France qu'elle a l'honneur de re- présenter et de gouverner.

La France , monsieur , met beaucoup d'ordre dans la déduc- tion de ses idées politiques : la Constituante lui avait montré la plénitude du pouvoir législatif, la Convention et l'Empire lui don- nèrent l'unité de la puissance exécutrice : la Restauration a tenté de reprendre l'initiative du pouvoir législatif sur le peuple qui l'a renversée. Aujourd'hui la France veut un pouvoir législatif su- périeur et efficace , une puissance exécutrice forte et dévouée; voilà comment elle conçoit le développement de ses destinées : elle désirerait opérer une révolution pacifique et intelligente dans le pouvoir législatif, et non pas une révolution matérielle et violente dans la puissance exécutrice ; voilà , je crois, la vérité. La France est monarchique par son amour pour l'unité et par les dernières attaches de son histoire; elle est démocratique par la richesse de sa civilisation , l'indépendance de sa philosophie, la liberté de son caractère , la générosité de ses instincts, et par la place qu'elle occupe dans le système moral du monde. La France voudrait s'asseoir dans une situation convenable ; elle a besoin de temps et de repos pour attendre la maturité vigoureuse de ses jeunes générations; elle désirerait rassembler ses esprits et se développer progressivement. J'ignore si rien ne viendra troubler et intervertir l'ordre naturel des choses ; mais cet ordre est indépendant des accidens du hasard, et continue secrète- ment sa marche même au milieu des capricieuses contradictions de la fortune.

LETTRES PHILOSOPHIQUKS. 5q3^

Qu'ils sont coupables les détracteurs de la France ù la face de l'Europe ! Ils en font une folle, une bacchante toujours ivre, une torche à la main , et dont raveu{;le pétulance peut incen- dier à toute heure la civilisation moderne. Déclamations stupi- des de la perfidie ou de la sottise! Jamais peuple dans sa vraie majorité n'a été plus sensé qu'aujourd'hui le peuple de France : il a beaucoup d'expérience , car il a beaucoup souffert, il a la raison exercée , car elle s'est trempée dans les revers , recueillie dans la paix , après s'être éblouie dans la p,loire : il aime tous les peuples , car il les connaît , il les a vus et chez eux et chez lui. C'est la seule nation l'esprit national ne mène pas à l'é- goïsme ; le jour le Français séparerait sa cause de celle de l'humanité , il perdrait sa nationalité ; et quand on a dit que le sang français n'appartient qu'à la France, on a outragé la vé- rité , son pays et nos cœurs.

Oh ! ue craignons jamais d'exalter chez nous l'amour de la patrie , car cet amour ne saurait nous égarer dans les calculs et les susceptibilités de l'égoïsme : nous avons plutôt à nous garder de faire trop bon marche de nous-mêmes ; mais nous trouve- rons facilement l'équilibre dans l'entente de notre rôle au mi- lieu de l'Europe et de notre siècle. L'Allemagne , monsieur , si elle est juste , doit aimer la France , car nous portons à votre illustre pays la plus cordiale affection : nous savons tous les dons qu'a versés sur la civilisation moderne sa puissante; origi- naUté; nous appliquons sciemment à l'Allemagne les paroles de Tacite sur la Germanie : Propriam et sinceram et tantiim sui similem gen/em '. Et qui pourrait refuser son admiration sympathique à la patrie d'Arminius? Si vous avez été lens à éclore, quel épanouis- sement rapide, une fois le temps venu! Quel progrès depuis Luther jusqu'à Kant, depuis Voltaire jusqu'à Hegel, depuis Rousseau jusqu'à Goethe! Vous nous avez rejoints , c'est bien ; vous êtes aussi savans aujourd'hui que nous au seizième siècle, aussi poUcésque nous au dix-huitième. Vous voulez être aussi libres que nous au dix-neuvième; vous le serez comme vous l'entendrez , à votre façon , à la guise de vos instincts et de vos mœurs. Nous

' De moribus Gernianoiuni , Cap, IV.

SgA UEVUK lues DtLS. MONDES.

savons apprécier l'Allemagne avec toutes ses diversités de peu- pie , de génie , de climat et de vocation.

Dites , monsieur, en quel autre pays l'Allemagne a-t-elle mieux trouvé qu'en France une curiosité plus modeste et plus géné- reuse pour jouir de ses chefs-d'œuvre ? Qui vous a le mieux célébrés , si ce n'est nous? Et les éloges de la France peuvent chatouiller l'amour- propre. votre poésie a-t-elle été mieux sentie? votre philosophie et votre jurispi'udence historique plus avidement interrogées ? A votre école nous nous sommes char- més et instruits : nous vous avons vengés des mépris de la cour de Louis XIV et des facéties de Voltaire ; nous vous avons goûtés avec une intelligeuce pleine de franchise et de souplesse; confessez-le , monsieur , vous devez être contens de nous.

Mais vous connaissez trop aussi l'inépuisable rapidité de l'es- prit français pour croire qu'il consacre uniquement le siècle à vous contempler et à vous traduire : vous ne l'estimeriez plus si vous le trouviez toujours en échec devant vous. A quoi servirions- nous au monde en garottant notre pensée avec les formules de Kant et de Hegel, ou en l'ensevelissant au fond d'un sillon de l'école historique ? Dans l'œuvre de la science et de la civili- sation , il faut toujours s'ajouter aux ti'avaux accomplis et ja- mais les recommencer. D'ailleurs vous-mêmes vous avez par- couru les phases de votre métaphysique , et de votre érudition : comment dépasser la dialectique de Hegel? C'est le dernier des Romains dans le champ de la métaphysique péripatéticienne , et je crois queleplus brillant disciple de l'école, l'ingénieux Gans, a tiré des conséquences plus libérales, des applications plus vives que ne comportait le système ; il a mis l'animation et la vie dans le mécanisme qu'on lui livrait. D'un autre côté, l'école historique , appui naturel de la politique traditionnelle , a terminé ses grands travaux, et désormais s'occupera plus de la défense pratique des choses anciennes que des recherches désintéressées de l'éru- dition.

Dans ce siècle , l'Allemagne sera donnée en spectacle au monde : déjà on la contemple , avidement , comment cette reli- gieuse et méditative Germanie deviendra-t-elle politique et ac- tive? La philosophie s'est accordée un instant avec la religion

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 5^5

évangélique pour faire un devoir de l'obéissance absolue aux puissances. Kant réprouve toutes les révolutions \ L'éner- gie de Fichte, de cet élève allemand de Rousst;aii, a pu sou- lever la jeunesse des universités contre nos régimens, mais elle n'a pas eu le temps de changer les esprits; le réalisme de Schelling et de Hegel les a jetés dans l'extase du passé. L'Al- lemagne commence à sortir de cette longue contemplation : mais va-t-elle? Elle est incertaine; on la dirait effrayée de la car- rière nouvelle elle doit s'engager : rêveuse , elle croise les bras, et réfléchit une dernière fois. Cependant on la blesse dans ses plus intimes aft"ections ; on menace, on suspend, on châtie la liberté de la pensée; et ce pays , qui fait de la philo- sophie son orgueil et comme spn patrimoine , voit avec une dou- leur muette un joug uniforme s'appesantir sur les idées, et meur- trir leur indépendance et leur beauté. Cette proscription de la pensée est peu sage et téméraire; elle suffirait pour donner aux Allemands le goût de la liberté politique, en leur en indiquant la nécessité. Tout se tient dans ia nature des choses, tout s'enchaîne, un progrès en provoque un autre L'enfant auquel on voulait apprendre l'alphabet , et cjui s'opiniàtrait à ne pas dire ^, de peur d'être obligé de dire B, était un profond logicien. Il semble que les idées s'amènent successivement les unes les autres , en se te- nant par la main. On raconte que pour échapper à l'outrage des Musulmans de jeunes vierges de Chio se réunirent sur le rivage, dans une danse funèbre , chacune d'elles , à un instant mar- qué, se laissait tomber dans la mer : et la danse continua se rétrécissant toujours , jusqu'à la dernière cadence de la dernière des vierges de Chio. Au contraire les idées de l'humanité for- ment un chœur que la mort ne saurait éclaircir ; à des époques fatales ces vierges divines reçoivent dans leurs rangs des sœurs qui s'entrelacent avec elles; et la danse continuera, s'agrandis- sant toujours jusqu'à la venue de la dernière des idées de l'hu- manité. La philosophie mènera l'Allemagne à la liberté ; à l'âge

' Metaphysische Anfangsgrunde der Rechtsichrc. Le même Kant , qui avail condamné a priori toutes les révolutions , suivit la nôtre avec l'intérêt le plus vif et le plus pénétrant : il était assez grand pour profiter des leçons que lui donnait l'histoire du genre humain et de la France.

5n6 REVUE DES DEUX MONDES.

religieux' de la réforme et de Luther a succédé l'âge méta- physique et httéraire de Kant et de Goethe, suivra l'âge polir tique dout letî représentans sont inconnus et à venir; voilà votre route, voici la nôtre.

Nous ne connaissons la vie politique que depuis quarante-trois ans, mais dans le développement de notre intelligence et de notre civilisation , tout nous préparait et nous conviait à la carrière des gouvernemens représentatifs. Nous n'avons pas eu, il est vrai , l'éducation traditionnelle et coutumière des Anglais ; mais les qualités de notre esprit , l'application que nous en faisions , la clarté directe de notre langue, appréciée: depuis si long-temps par la diplomatie européenne , indiquaient une véritable voca- tion sociale qui saurait se frayer un passage. Sous le régime ab- solu de Louis XLV, presque tous les grands et beaux esprits eussent admirablement écrit les matières politiques ; quoi de plus mâle , de plus simple , de plus pratique et de plus victorieux dans son allure que la polémique de liossuet contre Jurieu , dans ses controverses sur la source de la souveraineté? Napoléon reconnaissait dans Corneille l'ame d'un grand homme d'état. Racine écrivait des mémoires pour madame de Maintenon. Plus tard, Montesquieu avait-il pris cette dignité et cette concision qui semblent ne pouvoir appartenir qu'à ceux qui manient assi- dûment de grandes affaires ? Et le fils de l'horloger genevois ne s'associe - 1 - il pas à la gravité d'Aristote , ce maître et ce com- mensal d'Alexandre? Il y a toujours eu dans le génie français une habileté particulière à la philosophie politique. Les travaux de la Constituante et de la Convention , la plume de l'empereur, le style de Benjamin-Constant , ne pouvaient se rencontrer que dans le pays furent écrits l'Esprit des Lois et le Contrat social. C'est une autre école que celle de Chatam et de Pitt ; c'est une autre politique , mais aussi ferme , quoique plus théorique , et peut-être plus haute. Dans la science sociale, nos grands hommes sont aussi à l'aise , aussi supérieurs que les vôtres dans la méta- physique; quand on voit clairement la connexité logique du xviiie et du xix^ siècle i, quand on constate comment ce dernier,

' Nous ferons de cette démonstration l'objet particulier d'un essai intitulé :

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 5cf]

après avoir reconnu sa filiation , doit entrer dans l'arène , indé- pendant, original, prêt à tout recréer et à tout développer, phi- losophie , religion , art , législation ; il est manifeste à l'observa- teur que la science de la sociabilité , c'est-à-dire la seule et vraie politique, doit s'établir en France sur de vastes et solides fonde- mens. Le gouvernement représentatif ne saurait être pour nous une fantaisie qu'on épuise et qu'on rejette , une déception dont on prend dédain et dégoût, un accident qui peut disparaître. La tribune législative est sortie du sein de notre civilisation et de noti-e littérature ; tout y a concouru , la chrétienne indépendance de Bourdaloue et de Massillon , la philosophie que faisait prê- cher au théâtre Voltaire , ce familier des rois ; aussi c'est surtout ici que le gouvernement représentatif doit s'appuyer sur l'intel- ligence ; si jamais , ce qui ne saurait aniver, la France avait le spectacle de législateurs médiocres en majoiité, elle les déporte- rait par soi! indifférence de leur importance constitutionnelle.

La tiibune française doit êtie digne de l'Europe qui l'écoute , elle doit être une école de liberté pour le monde. Si la première des nations du continent, la France, a établi chez elle le gouvernement représentatif, elle doit communiquer aux autres peuples les avan- tages de cette antériorité. Mais elle ne le saurait, sans poursuivre, à l'exemple de l'Angleterre, une réforme parlementaire. K 'ad- mirez-vous pas , monsieur, la situation de l'Europe qui interdit à chaque peuple l'égoisme , et lui fait une loi d'entrer avec ses voisins dans un échange d'exemples utiles et de bienfaisantes influences ? Notre dernière révolution a accéléré l'émancipation britannique , et l'Angleterre nous indique à son tour la voie nous devons nous engager. La solidarité eviropéenne qui a com- mencé dès l'origine des sociétés modernes , s'établit avec plus d'autorité que jamais. Qu'aurait été la France sans l'Italie? Mais ensuite qu'eût été l'Italie sans la France ? L'Allemagne nous a renvoyé dans les trente premières années de ce siècle l'influence que nous avons exercée sur elle il y a quatre-vingts ans. Les dé-

De l'Influence de la philosophie du dix-huitième siècle sur la légisLitiun du dix-neuvième .

TOME VIII. , 39

5(»8 REVUE DES DEUX MONDES.

mocratles antiques s'isolaient à plaisir; elles fermaient la porter de la cité; elles appelaient barbare le genre liumain. Ces aspc^ rites ne s'adoucirent que sur le déclin de la liberté ; quand , à Rome , le patriciat cédait sous l'effort du plébéien , le plébéien amolissait son propre caractère , et mêlait à l'énergie du tribun une douceur bumaine : voyez comment Plutarque nous repré- sente Caius Graccbus, ce précurseur de César. « Le peuple, dit-il, « ne pouvait se lasser de l'admirer en le voyant sans cesse en- « touré d'entrepreneurs , d'artistes , d'ambassadeurs, de magis- « trats, de soldats, de gens de lettres , leur parler avec douceur « sans rien perdre de sa dignité dans des conversations familières « il savait si bien s'accommoder au caractère de cbacun d'eux, « que ceux qui l'accusaient de violence, d'emportement et de « superbe , étaient convaincus de calomnie , tant sa popularité « éclatait dans le commerce ordinaire et dans les actions com- <( munes de la vie , bien plus encore que dans les discours qu'il « prononçait du haut de la tribune. » Cette humanité était nou- velle et révolutionnaire dans la cité antique ; elle faisait froncer le sourcil aux patriciens avec raison , car elle préparait des mœure nouvelles que n'avait pas allaitées la lou.ve de Romulus. Loin de se tenir pour suspectes et hostiles , les nations modernes doivent se suivre du regard avec une affectueuse sollicitude : elles concou- rent ensemble, et peuvent se demander entre elles qui la première touchera le but, et se reposera; l'avenir seul nous indiquera le peuple privilégié , qui le premier entrera dans le port à pleines voiles , auquel ses frères pourront dire :

Vivite felices, quibus est fortuna peracta Jani sua : nos alia ex aliis in fata vocamur. Vobis parta quies : nullum maris œquor arandum : Arva neque Ausoniœ , semper cedentia retrô , Quaerenda.

yEneidos, lib. 3.

Conunent certains Allemands ont -ils pu, monsieur, vouloir réveiller , contre la France , les fureurs de votre patriotisme ?

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 5gg

L'All{;ma[înc nous liair aujourd'hui comme au temps de Napo- léon! Mais je me persuade que cette inconcevable erreur de quel- ques-uns s'est déjà dissipée. .Taniais la France n'a plus désiré concilier sa (jrandeur avec celle des autres peuples. Deux princes allemands ont caractérisé , dans le dernier siècle , notre position en Europe. Joseph II, dans la visite qu'il nous fit, s'écria, en visitant un de nos ports : Quel peuple ! la terre et la mer! C'était apprécier, en deux mots, l'heureuse disposition de la nature, qui nous a dotés d'un continent et du partage de l'Océan et de la Méditerranée. Frédéric disait : Que s'il était roi de France, il ne se tirerait pas en Europe un coup de canon sans sa permission. Y oïlà. l'in- fluence à laquelle peut et doit prétendre la France. Ce n'est pas afficher, dans ses prétentions, un faste injurieux et triomphal; c'est connaître sa valeur , et se faire rendre simplement ce cjui vous est dû. Les peuples se corrigent et se perfectionnent comme les individus. Que n'a-t-on pas dit sur notre légèreté? Il faut avouer, ou qu'elle a été fort exagérée, ou qu'elle s'est fort amen- dée; nous sommes aussi devenus moins prompts à nous jeter dans les jeux de la guerre et de l'épée.

Cependant , vous croirez sans peine que les Français aimeraient encore, comme Othello, touta les qualités, l'orgueil, la pompe et les circonstances de la glorieuse guerre.

« And ail quality, « Pride, pomp , and circumstance of glorious war. »

Pourquoi la redouteraient-ils outre mesure? Pourquoi la ver- raient-ils, avec désespoir, éclater? Dans ce siècle, les événemens sont plus particulièrement marqués du sceau de la nécessité. Si donc la paix était rompue , il y aurait quelque décret providentiel à exécuter avec courage. Il y a des hommes qui cependant se disent politiques , dont l'esprit se trouble extraordinairement à la pensée de la guerre. Pour eux , la guerre n'est pas ce qu'elle doit être, une nécessité cruelle dont il faut se montrer avare ; mais c'est quelque chose de monstrueux , d'abominable ; c'est de l'antropo- phagie. Si la trompette sonne, ils sont saisis; s'évanouiraient-ils

6oO REVUE DES DEUX MONDES.

donc si le canon grondait? Allons, il faut plus de virilité quand on met la main dans les affaires du monde. La Providence n'a pas peur d'effaroucher et de froisser les timidités délicates , et par- fois elle tient des procédés violens à la disposition de ses des- seins.

Le dessein de la Providence est la paix ; le besoin de l'Europe est la paix ; le vœu de la France est la paix ; mais les conditions de la paix ne sont pas celles d'une trêve. Pour une amitié véri- table , il faut se connaître , s'apprécier , se prendre et s'accepter de part et d'autre. Or, nous acceptons l'Europe féodale, mon- archique , religieuse , savante , antique , se régénérant par des réformes successives. Maintenant, l'Europe veut-elle de nous? Veut-elle de la France renouvelée , intelligente , révolutionnaire , philosophique , démocratic[ue , industrielle et militaire ? Yoilà la c[uestion ; voilà pour nous les conditions de notre existence et de la paix. Pensez -vous que la France puisse s'accommoder d'être tolérée au jour le jour, et d'attendre, avec résignation, la con- venance de ses ennemis et de leurs attaques ? Reconnaissez-nous avec une affectueuse estime pour ce que nous sommes , et nous aurons la paix.

L'unité fraternelle de la sociabilité européenne n'exige pas' l'identique uniformité des mêmes institutions ; elle comporte des nuances , des degrés , des différences : la vie morale peut conci- lier autant de variétés que la vie physique. L'unité philosophique, réfléchie et religieuse à laquelle s'élèvera l'Europe , n'a pas be- soin d'étouffer dans chaque peuple ce qui constitue la patrie , son caractère, ses charmes, son amour et son culte. A qui per- suadera-t-on que si la tribune représentative s'érigeait avec auto- rité en Allemagne , en Italie , le naturel , l'orgueil des souvenirs, les vertus et les propriétés de ces deux grandes contrées s'éva- nouiraient soudain ?

La langue de Luther et d'Ulrich de Hutten peut prêter un nerveux et utile secours aux Mirabeau et aux Fox à venir de la Germanie. Peut-être un jour, à la faveur de nos armes, la patrie de TulUus retrouvera sa tribune. Le soleil de Naples ne peut-il luire que sur des Lazaronis? et l'Italien ne saurait-il créer un

LETTRES PHILOSOPHIQUES. 6o I

nouveau style politique avec les lamljeaux de Machiavel et du Dante ? L'humanité n'est pas déshéritée de l'avenii' ; le sol a tremblé , mais il ne s'ouvrira pas pour nous engloutir. Si Dieu est en colère , ce n'est pas contre nous : il ne flétrira jamais à son redoutable tribunal l'humaine liberté : il pourra l'éprouver, ja- mais la damner. Peuple de France , lève ta tète ; tu peux regar- der en face les rois et les hommes ; tu peux avec confiance et simplicité prier l'arbitre souverain des peuples et des rois.

Adieu , vous que je ne nommerai pas ; avant de reprendre la secrète intimité de notre correspondance , je veux , puisque je me suis adressé publiquement à vous , vous rendre grâces publi- quement de la douce et bonne influence que vous avez exercée sur moi. Vos lettres, vos conseils, la maturité de votre expé- rience et de votre savoir, m'ont souvent appuyé , ranimé , sou- tenu. Si je me décourage , vous me ravivez ; si parfois je me prends à désespérer, non du but final des choses , mais des so- lutions de circonstance , vous me consolez ; vous me calmez , si je m'emporte , et dans vos entretiens, je puise une force continue qui me restaure et me vivifie. Grâces vous soient rendues ! adieu , restez calme et fortuné dans votre solitude ; que le ciel vous laisse toujours heureux : à qui ne retirerait-il pas le bon- heur, s'il dirigeait ses coups , à l'heure vous en êtes de la vie, contre la plus généreuse et la plus sereine des intelligences ? Adieu.

Lerminier,

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

3o novembre i832.

Le fait le plus sonore et le plus retentissant de la quinzaine est sans contredit ce qui s'est appelé l'attentat du 19 novembre.

C'est merveille en vérité que la détonation d'un petit pistolet de poche ait été si bruyamment prolongée, qu'elle couvre même encore au- jourd'hui tout le bruit que fait l'artillerie de notre armée sous les murs d'Anvers.

Cela s'explique pourtant aisément, si l'on veut bien songer que le coup de pistolet dont s'agit a été tiré sur un pont, sur le pont Royal. Vous savez qu'il y a de l'écho. Ce coup de pistolet ne pouvait donc manquer de résonner beaucoup et long-temps.

Quoi qu'il en soit, la chambre, sans s'intimider le moins du monde, s'est constituée d'abord, a délibéré et délibère encore courageusement sous le feu dudit pistolet de poche.

Quant à la doctrine, elle a montré dans le danger une rare présence d'esprit; ramassant les balles, elle en a chargé ses canons et a tiré à mi- traille sur le compte-rendu. Mais M. Dupin ne s'est pas laissé non plus étourdir, et tout en protestant , comme le ministère, contre l'attentat , il s'est l'ait nommer provisoirement président de la Chambre.

Ceci prouve bien que les avocats sont de meilleurs et de plus braves tacticiens qu'on ne le pensait. Que M. le maréchal Soult y prenne garde ! il ne serait pas impossible que son fauteuil fût mis incessam- ment en état de siège.

En attendant, au surplus, la guerre des portefeuilles à la tribune, et le commencement des hostilités en Belgique, nous avons eu, rue Riche- lieu , la grande bataille rangée du Roi s'amuse.

REVUE. CHRONIQUE. 6o3

i)'iiu cùlé M. Yiclorlliujo s'avancail sur le IhcAlrc avec de diîlesla- i»Ics acteurs, mais avec un drame audacieux de pensée et de conception.

Il avait aiissi des bataillons auxiliaires à l'orchestre, à la première galerie et au parterre. Le reste de son armée couronnait les hauteurs de la seconde galerie et de l'amphithéâtre.

Toutes ces troupes, formées de jeunes soldats pleins d'ardeur et d'en- thousiasme , combattaient bravement , et sans autres armes que leurs puissantes mains.

L'armée ennemie, dispersée en petits pelotons, occupait le plus grand nombre des loges, le balcon elles baignoires. C'est qu'elle avait placé son artillerie de sifflets ; c'est de qu'elle dirigeait ses perfides batte- ries de ricanemen-. ci de murmures.

La mêlée fut terrible, la lutte longue et acharnée.

Enfin, après quatre heures de combat, la victoire parut se ranger sous les drapeaux du poète. M. Victor Hugo resta maître du champ de bataille.

Cependant, si la soirée était à lui, la troupe ennemie se promettait bien de prendre le surlendemain sa revanche, et celte guerre aurait duré sans doute tout un hiver, ainsi que celle à'ffernani. Mais voici que M. d'Argout, sans respect pour le droit sacré de non-intervention, s'est avisé de s'immiscer dans la querelle, et d'interdire toute représentation ultérieure du Roi s'amuse.

Il en est résulté, comme dans la comédie de Molière , que l'armée battue s'est rangée contre le ministre du côté de M. Victor Hugo. Et c'était justice vraiment. En ce siècle de suprême liberté , n'est-ce pas le moins que l'on nous laisse celle de nous déchirer paisiblement dans le champ clos du drame et de la poésie ?

Les représentations anglaises qu'on nous promettait depuis long- temps ont commencé la semaine dernière à la salle Favart.

Miss Smithson , dont les débuts nous avaient laissé de si profonds souvenirs, a reparu dans Jane S/iore, et s'y est montrée plus poétique, plus déchirante et plus admirable que jamais.

La troupe comique, telle qu'elle se trouve composée en ce moment, est excellente, et deux petites comédies, Raising the Wind et ihe Rendez- vous, ont été jouées par elle avec beaucoup de verve et d'ensemble.

Kean et Macready sont attendus, et nous ne laiderons pas à les revoir dans Romeo et Juliette , dans Othello , Macbeth et Hamlet.

A la Porte-Saint-Martin , on nous annonce la reprise de la Maréchale d'Ancre, de M. Alfred de Vigny, en attendant son nouveau drame , qui fera son apparition dans le mois de février prochain.

Go4 REVUE DES DEUX MONDES.

Cette époque est bien celle des rénovations de tout genre. Le mois der- nier, c'était la Femme nouvelle qui se révélait à nous. C'est la ville non-, velle qui se bâtit et se fonde aujourd'hui.

Il ne s'agit de rien moins que de supprimer le Paris actuel et démettre h la place la ville nouvelle , c'est-à-dire le Paris des Saint-Simoniens . M. Charles Duveyrier, qui n'est pas seulement le poète de Dieu, mais encore bien son architecte, sera chargé de cette grande entreprise.

Or , voici le plan de la ville nouvelle , tel que M. Charles Duveyrier devra l'exécuter.

La ville nouvelle , qui sera en même temps la ville d'espoir et de désir , aura la forme d'un homme couché au bord de la Seine. La ville nouvelle sera un homme, attendu que la société est mâle.

Les palais des rois seront le front de la ville nouvelle. Elle aura un vi- sage de parterres fleuris, une barbe de hauts maronniers , et une cheve- lure, de tilleuls qui retombera en tresses sur ses joues. La ville nouvelle , on le voit, étant saint-simonienne, ne se coupera ni la barbe nila cheve- lure.

La ville nouvelle portera un collier de grilles dorées, ce qui toutefois me semble une parure un peu trop efféminée pour une ville-homme.

M. Charles Duveyrier fera à son nouveau Paris une large poitrine qui s'étalera bombée et découverte, et se gonflera d'orgueil lorsqu'elle sentira les belles femmes marcher à sa surface.

Entre nous, ceci arriverait en pareil cas à toutes les poitrines. Les buttes du Roule et de Chaillot seront les flancs du colosse. Il éten- dra son bras droit en signe de force jusqu'à la gare Saint-Ouen, et M. Charles Duveyrier lui mettra dans la main un vaste entrepôt, la rivière versera la nourriture qui désaltérera sa soif et rassasiera sa faim.

Ce bras droit sera rempli par les ateliers , les passages , les galeries et les bazars.

Sur l'épaule droite du colosse , M. Charles Duveyrier placera la Ma- deleine comme une épaulette d'honneur.

La cuisse et la jambe droite seront formées de tous les établissemens de grosse fabrique. La cuisse gauche offrira aux étrangers de longues files d'hôtels. Les deux pieds seront d'airain, et l'on n'y mettra rien du tout.

Yous voyez, dit l'architecte, que ma ville est dans l'attitude d'un homme prêt à marcher.

Qu'il ne prenne pourtant pas à sa ville, bon Dieu ! fantaisie de le faire ! Que deviendraient alors ces belles femmes qui se promènent sur sa poi- trine, et tous les flâneurs qui regardent les boutiques dans les passages et les galeries de son bras droit ?

UKVUE. CHRONIQUE. 6o5

N'oublions pas de dire que le Paris des Sainl-Simoniens aura un ma- nège en ellipse entre les genoux , et un immense hippodrome entre les jambes.

Maintenant que la ville nouvelle est construite, il s'agit de savoir comment on évacuera la vieille , qui ne sera plus bonne à lùen , et de quelle manière s'opérera cet immense déménagement de 800,000 hommes.

Sans avoir recours à l'entreprise des petites messageries , M. Charles Duveyrier s'y prendra de la manière suivante.

En ce qui concerne par exemple le onzième et le douzième arrondisse- ment du vieux Paris , M. Charles Duveyrier fera descendre des hauteurs de Sainte-Geneviève et du faubourg Saint-Germain, tous les savans em- portant leurs chaires, leurs instrumens , et puis les arbres et les ani- maux du Jardin des plantes.

Ici quelques objections nous semblent indispensables.

Que M. Tissot charge sur son dos sa chaire de poésie latine , c'est un peu lourd, mais il n'y a rien à dire.

Que M. Desfontaines arrive tenant dans ses mains ses deux palmiers ainsi que deux pots de fleurs, c'est bien encore.

Mais M. Geoffroy Saint - Hilaire pourra-t-il donc raisonnablement prendre la girafle sous un bras et l'éléphant sous l'autre, comme une chatte et un épagncul? Au lieu de décider que les savans apporteraient leurs animaux, n'était-il pas au contraire plus convenable de s'arranger pour que les animaux apportassent leurs savans, ou tout au moins pour qu'ils vinssent se portant les uns les autres tour de rôle?

Quant au déménagement des hôpitaux , qui présentait aussi ses diffi- cultés, M. Charles Duveyrier se montre plus humain.

Les vieillards, les malades et les infirmes marcheront tant mal que bien, comme ils pourront , mais au moins il ne leur dit pas « Toile gra- batum tuiim et ambula . » Non. Les lits étant pourvus d'excellentes roulettes, rouleront tout seuls en avant et donneront l'exemple.

Une fois son emménagement achevé , l'architecte jette un regard satis- fait sur son nouveau Paris. Il admire son œuvre.

Mes rues , s'écrie-t-il , sont sinueuses comme des anneaux qui s'entre- lacent.

Et moi je n'admire cela nullement. C'était bien la peine de bâtir une ville nouvelle , pour y faire de pareilles rues. Autant valait garder les quartiers de la halle et de la cité.

M. Charles Duveyrier se félicite aussi de ce que les murs de «a nou- velle ville sont couchés à terre.

C'est fort bien. Mais pour les placer de cette sorte , il était plus simple

r>o6 REVUE DES DEUX MONDES.

de ne pas on niellre , car à quoi vous serviiont, je vous prie , ces murs couchés à (crro , si l'on vient assiéger votre ville?

Ce qui réjouit encore singulièrement M. Duveyrier, c'est que dans le Paris saint-simonien , on n'entendra que le bruit des marteaux et des haches, le grincement des vis et des scies, le bruit des laminoirs et les battemens cadencés des pompes à bascules.

Miséricorde ! quel concert industriel! n'avions-nous pas assez déjà de la musique des chaudronniers et des forgerons?

Vous vous souvenezbien , j'imagine, que Je nouveau Paris est un homme.

Maintenant le monument oii la religion doit le plus exalter les espé- rances humaines, anraJes formes de la femme. Le nouveau temple sera du sexe féminin. Le nouveau temple sera une femme.

Le corps de cette femme-temple sera vaste. Le peuple montera sur elle et jusqu'à sa ceinture, pas plus haut , par des galeries en spirale, qui s'échelonneront comme les guirlandes d'une parure de bal. Les prêtres seuls auront un escalier dérobé par lequel ils arriveront au sommet de la femme à travers les plis de sa robe entr'ouverte et agrafée.

Dans la queue de la même robe , il y aura un immense amphithéâtre oii l'on viendra jouir du spectacle des pacifiques carrousels et respirer le frais sous les orangers.

Les yeux de la femme-temple , dit enfin M. Charles Duveyrier, seront deux soleils éblouissans, comme serait le soleil véritable, s'il se montrait seul quand il fait nuit.

Cette image ne me semble pas absolument juste. Si le soleil se mon- trait quand il fait nuit, il ferait jour selon moi. Qu'en pensez-vous?

Au surplus, voilà le temple de M. Duveyrier. Yoilà sa ville.

La ville et le temple sont mariés.

Le temple est l'épouse de la ville, la ville est l'époux du temple.

Ce sont cependant, vous le voyez, deux êtres fort distincts. Mais comme dans les bons ménages, la femme et le mari ne sont qu'un, M. Charles Duveyrier nous a donné ce couple en bloc et l'a tout simplement ap- pelé : la ville nouvelle , ou le Paris des Saints-Simoniens.

VALKNTINE, PAR G. SAND .

Disons-le d'abord : avant de lire ce livre , nous avions conçu contre lui des "préventions peu favorables. Ce second roman de l'auteur d'In-

' Chez Henri Dupuy.

UEVUE. CHRONIQUE. GoJ

«llana ncfus était suspect, venant si vite après le succès éclatant et mé- rité du premier. Nous ne voulions voir dans Valenlinc que l'exhumation de quelque étude vieillie au fond d'un portefeuille, ou bien la produc- tion prématurée de quelque ébauche incomplète arrachée à l'écrivain par l'avide sollicitation de ses éditeurs. L'égoïste spéculation , la spé- culation impitoyable, qui s'attache soudain, comme un lierre, à tout nom qui surgit, à tout talent qui s'élève, se souciant peu de les étouf- fer, pourvu qu'elle prohte et s'enrichisse de leur sève; la hideuse spé- culation nous apparaissait déjà sous la forme de la publication nou- velle de M. G. Sand.

Mais nous avons lu Valetiti?ie, et nous nous sommes bientôt reproché sévèrement l'injustice et la légèreté de nos soupçons.

Valentine est un livre qu'il faut placer aussi haut qu' Indiaiia, sinon au-dessus.

Le défaut d'/.'j</m/za , c'était peut-être le manque d'unité. La com- position n'avait pas été suffisamment mûrie ; chaque portion de l'édi- fice était belle isolément, mais l'ensemble irrégulier

Il n'en est pas ainsi dans le nouveau roman. Vous y apercevez d'a- bord une fatale et saisissante figure qui domine de bien haut les autres, et les fait mouvoir de son seul regard : c'est Bénédict.

C'est une belle et neuve situation que celle de ce jeune homme au milieu de l'amour de ces trois femmes agenouillées, dont il tient les âmes entre ses mains. Bénédict est le pilier de tout le drame. En s'é- croulant , il écrasera sous ses débris ces créatures aimantes et dévouées qui priaient encore à ses pieds- L'œuvre alors sera pleine et accomplie.

L'action, dans Valentine, s'avance constamment rapide et entraînante vers le dénouement. Il semble seulement qu'à cette marche impétueuse elle se soit fatiguée outre mesure, et que les forces lui aient quelque peu manqué sur la fin de sa course.

Quant au style, c'est encore celui à'Indiana. Quel éloge meilleur lui pourrions-nous donner ?

Quelles destinées meilleures que celle de sa sœur aînée pourrions- nous aussi promettre à Valentine? Je ne sais. Et pourtant Valentine a peut-être plus de titres et de droits encore à une haute fortune littéraire.

NOUVEAUX CONTES PHILOSOPHIQUES, PAR M. DE BALZAC '.

Ce nous devient une tâche fort difficile que de parler des livres de M. de Balzac. Cet intarissable écrivain s'obstine dans ses défauts avec

' Chez Gossclin.

6o8 REVUE DES DEUX MONDES.

une si féconde persévérance, que nous renonçons presque à l'en répri- mander. Sans plus l'importuner de conseils dont il tient si peu de compte, enfant gâté qu'il est des cabinets de lecture , nous l'y laisserons donc quelque jour jouir en paix de sa vogue. Si elle passe vite d'ailleurs , ce n'aura pas été la faute de notre officieuse critique.

Soyons- lui cependant cette fois encore de sévères et bienveillans Aristarqucs.

Demandons-lui pourquoi, par exemple, il persiste à ne rien achever; car c'est en général le défaut de ces nouveaux contes comme celui de leurs aînés. Maître Cornélius et l'Juberge rouge commencent à mer- veille. L'auteur nous introduit convenablement dans ces deux histoires; mais de ce riche et spacieux vestibule il nous a fait entrer, nous vou- drions monter aux appartemens ; après être demeurés si long-temps sur le seuil, nous voudrions le franchir ; nous voudrions voir le reste de la maison. Par malheur, l'architecte a oublié de la finir. Il n'y a qu'un vestibule.

TiJadame Firmiani, c'est toujours la femme de trente ans. L'artiste avait un jour dessiné sur la pierre un portrait de femme, spirituel , élé- gant et fin; mais à force de les multiplier, voici que les épreuves qu'il nous en donne pâlissent et s'effacent singulièrement.

Le meilleur morceau du volume est assurément la Notice sur Louis Lambert. C'est un long et triste regard jeté vers l'enfance. Ce sont les touchans souvenirs d'une amitié de collège , racontés simplement et sans prétention. Il ne fallait ici ni fable , ni drame. Et tant mieux , dès qu'il ne s'agit point de composer , quand il n'est besoin que de laisser courir la plume , M. de Balzac est passé maître, il est sur son terrain , et'.vous vous serez certes lassé de le lire, avant qu'il se soit lassé d'écrire.

Que si vous me demandez maintenant est la philosophie de ces nouveaux contes, je vous dirai avec candeur tout ce que j'en crois sa- voir. M. de Balzac publie diverses séries de contes. Ce sont successive- ment et tour à tour des contes fantastiques, drolatiques et philoso- phiques. Les avant-derniers étaient drolatiques ; voilà sans doute pourquoi ceux-ci sont philosophiques.

DE l'esprit KT de LA CRITIQUE LITTERAIRES CHEZ LES PEUPLES ANCIENS ET MODERNES, PAR M. THERY, PROVISEUR AU COLLEGE ROYAL DE VERSAILLES'.

C'est un livre plein d'instruction et de conscience que celui de M, Théry. Il se place dès l'abord au point de vue platonicien ou idéal ,

' 2 vol. in-S", chez Hachette, rue rierre-Sarrazin , n" i%.

REVUE. CHRONIQUE. GoQ

par opposition aii point de vue aristotélique ou critique, et de cette hauteur il passe en revue les divers systèmes, les opinions nombreuses que nous offrent en fait à' esthétique les littératures des peuples anciens et modernes. On pourrait lui l'cprocher peut-être de n'avoir posé sa propre théorie qu'en termes un peu trop généraux, de l'avoir acceptée plutôt que faite, el en même temps de s'en préoccuper assez pour ne nous donner ses expositions historiques que sous une forme parfois trop sommaire: il y a des endroits, en un mot, l'on voudrait plus de développement philosophique ; il en est d'autres l'on désirerait des analyses plus détaillées. Mais à part ce léger embarras, qui tient, nous le croyons, à la conception même de l'ouvrage, on ne trouvera nulle part ailleurs une réunion aussi bien choisie de documens et de jugemens sur les divers travaux de critique litléraire. M. Théry ne s'est pas borné, dans sa partie ancienne, aux monumens de l'antiquité grecque et latine; il a fait un choix ingénieux dans les trésors moins connus de l'Orient, Chine, Inde et Perse. On sent à merveille l'écri- vain bien informé qui a puisé aux sources les plus saines et les plus récentes. Des extraits piquons et de fidèles traductions , jetés à la fin du premier volume , complètent ce que les mentions du texte peuvent avoir de trop rapide. Dans son second volume, M. Théry aborde les littératures allemande el française, et les conduit jusqu'à nos jours, au point les ont poussées les contemporains. On y suit avec intérêt et profit les phases successives du goût , qui se réfléchissent dans les systèmes des critiques et rhéteurs. De nombreux fragmens, tirés de la République des Lettres de Klopstock, nous montrent en plein quelle laborieuse et forte méditation a présidé à l'enfantement de la moderne poésie allemande. Dans ses jugemens sur notre France du dix-neu- vième siècle, M. Théry fait preuve d'une bienveillance tempérée de justesse, et d'une impartialité sans morgue, qui marque un esprit progressif autant qu'une ame sympathique. Je lui sais gré , dans sa revue du dix-huitième siècle, d'avoir remis en honneur l'excellent Essai du père André. Les volumes de M. Théry sont écrits d'un style toujours élégant et simple.

LES DEUX CADAVRES, PAR M. FREDERIC SOULlÉ '.

C'était une entreprise diflicile et périlleuse que de placer la scène d'un nouveau drame sur le théâtre sanglant de la première révolution

' Chez Renduel.

(ilO REVUE DES DEUX MONDES.

anglaise, entre ces deux grandes et terribles décorations : d'un côté, l'é- chufaud de Charles I", et de l'autre le trône restauré de son fils.

Le spectacle des haines fanatiques de cette époque , de ses cruautés politiques, de ses vengeances furieuses, nous avait été tant de fois donné ! En nous le montrant à son tour, M. Frédéric Soulié ne s'expo- sait-il pas à ne trouver qu'un public indifférent et blasé ?

Il n'en a pas été cependant ainsi. M. Frédéric Soulié a su nous émouvoir encore avec une tragédie du temps de Crorawel.

Il est vrai qu'il n'a point ménagé nos nerfs, et qu'il a frappé sur eux de tous ses efforts et à coups redoublés.

Dans son livre, on n'aperçoit à l'horizon que le gibet ou les charniers. Le sol est partout inondé de sang. La peste infecte l'air. Puis tous les personnages, nobles, prêtres, bourgeois, soldats, se font à l'envi bour- reaux et déterreurs de cadavres.

Au milieu de ce groupe de figures hideuses , il y avait pourtant une belle et douce jeune fille non encore souillée. Mais pouvait-elle rester pure dans l'atmosphère empoisonnée qui l'entourait? Aussi son amant va-t-il, par un viol exécrable, la flétrir et la déshonorer sur le cercueil même de son père.

Le grand ressort du roman , le gond sur lequel sa fable roule tout entière, c'est la haine effrénée et mortelle qui pousse incessamment l'un contre l'autre Ralpîi Salnsby et Richard Barkstead , les deux prin- cipaux acteurs du drame.

Au commencement de l'action, vous les avez vus, encore tout enl'ans, s'attaquer de leurs dagues et se blesser sous l'échafaud de Charles I". Lorsqu'elle touche à son terme, vous les retrouvez se battant encore, et, de peur d'interrompre ce duel acharné, dans lequel ils succomberont tous deux , laissant mourir l'un sa maîtresse et l'autre sa mère , qu'ils pouvaient sauver peut-être, et qui les ont invoqués en vain tandis qu'ils se déchiraient.

L'espace nous manque ici pour examiner scrupuleusement ce livre et en critiquer les détails. Disons-le pourtant : s'il y est fait abus de l'hor- rible, si les plus fortes situations y sont gâtées souvent par l'exagération mélodramatique , si des négligences et des incorrections fréquentes en déparent le style , d'ailleurs énergique et vigoureux , on ne saurait nier qu'il y règne d'un bout à l'autre un intérêt poignant et convulsif.

C'est une longue et cruelle exécution. Le spectacle est atroce; il donne la fièvre et le vertige , et cependant on n'en peut détourner les yeux : on veut tout voir.

REVUF.. CHRONIQUE. ()ll

L'KSPAGNE romantique, COiSTES DE l/lIlSTOIRE d'ESPAGNK , PAR DON TKLESFOUO DE TRUEBA.

Confessons-le , nous avions soupçonné d'abord que ce livre pouvait bien être plutôt fabriqué que traduit sous la raison Defauconpret et compagnie. Nous avions été jusqu'à douter qu'il existât réellement un don Tclesforo de Trueba.

Rien n'est cependant plus certain ; nous le savons maintenant de bonne source. Don Telest'oro de Trueba vit bien et demeure à Londres. C'est bien à Londres que cet auteur espagnol a écrit et publié en anglais Gomez Arias, le Castillan, et plus récemment les Contes de l'Histoire d'Espagne. Qu'on ne s'étonne donc point de voir la manière de Walter Scott invariablement reproduite , son procédé constamment appliqué dans ces divers ouvrages.

En ce qui toucbe surtout les contes de l'histoire d'Espagne , il y avait cependant pour l'écrivain un parti bien meilleur à prendre. Puisqu'il empruntait le fond de ses sujets aux chroniques et au Romancero, que ne s'inspirait -il aussi de leur poésie? Que ne traduisait -il la forme , l'esprit et l'originalité de ces récits espagnols, au lieu de tail- ler servilement les siens sur les patrons écossais ? C'est une grande ma- ladresse à lui d'avoir négligé cette source abondante oîi il n'y avait que trésors à puiser et à pleines mains. A quoi bon aller prendre chez les autres quand on est si riche chez soi ?

Nos reproches ne s'adressent au surplus qu'au mode de mise en œuvre adopté par l'auteur. Il faut lui rendre cette justice , au moins a-t-il en général respecté les faits historiques , et si le vêtement dont il les ha- bille n'est pas celui qui leur convenait le mieux , il ne manque point d'ailleurs de grâce. Il a dépouillé ses Castillans du manteau , et leur a jeté le plaid sur les épaules. Il les a déguisés avec élégance. Voilà tout.

LE PELERIN , PAR M. JOSEPH BARD. ^

Je ne sais pas si vous avez jamais ouï parler des Mélancoliques , poésies naguère publiées par M. le chevalier Joseph Bard; mais sur les six cou- vertures des six livraisons An Pèlerin, poème nouveau du même auteur, Yous pourrez lire au moins six fois que les journaux les plus distingués

' Chez Gosselin. ' Chez Renduel.

6l2 REVUE DES DEUX MONDES.

de Paris et de Bruxelles ont cité l'Ode au peuple , l'une des susdites Me'lancoliqucs , comme un modèle de poésie d'élévation et de sagesse , et que le Revenant l'a nommée sublime.

Hâtez-vous donc de souscrire au Pèlerin.

Le Pèlerin n'est ni plus ni moins sublime que celle Ode au peuple.

L'action du poème est simple, naïve et touchante, M. le chevalier Joseph Bard vous le déclare lui-même dans sa préface.

Et puis la liste de MM, les souscripteurs au Pèlerin sera un précieux document pour l'avenir, ajoute le poète, et de plus elle s'imprimera sur papier Jésus couleur de rose.

Qui ne voudrait souscrire au Pèlerin sur la foi de cette double pro- messe ■*

Une objection doit pourtant être faite, (|uant au mode de souscription prescrit par l'auteur.

Je vois bien que toutes les demandes des provinces de France et de l'étranger doivent être adressées à Renduel pour le Nord et à Babeuf pour le Midi. Mais à qui donc le Levant et l'Occident devront-ils de- mander le Pèlerin ? Il n'en est rien dit sur le prospectus. M. le cheva- lier Joseph Bard aurait-il oublié la moitié du monde.'' Ce serait de sa part une grande injustice.

M. Vatout, à qui les ^aventures de la file d' un roietl Idée ^.re avaient assuré depuis long-temps urt rang honorable dans les lettres , vient de s'essayer avec bonheur dans le roman historique. Sa Conspiration de Cellamare, publiée par le libraire Ladvocat, ne peut manquer d'ol)te- ienir le même succès que ses précédens ouvrages, si nous considérons l'intérêt dramatique qui se rattache à ce singulier épisode de la régence, et le talent avec lequel l'auteur a su le faire ressortir. Les documens originaux et inédits qui accompagnent le livre , ajoutent encore à son prix. Nous reviendrons au reste prochainement sur le nouvel ouvrage de M. Vatout.

M. Lerminier, professeur au collège de Frwncc , se présehle comme candidat à la cinquième classe de l'Institut. Il rouvrira son cours mardi 4 décembre. Il exposera cette année l'histoire du pouvoir légis- latif chez les Germains, les Anglais et les Français.

EXCURSION

DANS L'OYAPOCK

Dans les premiers jours du mois d'octolîrc i83r, je quittai la ville de Cayenne pour me rendre dans l'Oyapock \ la rivière la plus importante de la Guyane française après le Maroni, qui nous se'pare de la colonie de Surinam , et dont la possession nous est commune avec les Hollandais. Cette ti'aversée , qui n'est que de

' Cette rivière , à laquelle ses sources , rapprochées de celles des afïluens de l'Amazone , donnent quelque importance géographique , a été explorée à diverses reprises , sans qu'on ait encore reconnu le plateau qui lui donne naissance , et son cours n'est tracé sur les cartes que jusqu'au Camopi, son principal affluent, situé à cinquante lieues de son embouchure. Celles dé- posées en manuscrit dans les archives de Cayenne , et qui ont été dressées récemment, vont à peu près au double de cette distance. Dans ce moment même, M. Leprieur, pharmacien de la marine, chargé par le gouvernement de résoudre le problème proposé en 1829 par la Société de géographie , problème qui consiste à déterminer la direction et la hauteur du plateau qui sépare les affluens de l'Amazone de ceux de la Guyane , entre les 2 et 4 degrés de latitude N. , a choisi l'Oyapock , comme l'ont fait ses prédéces- seurs, pour pénétrer dans l'intérieur du pays. Ce voyageur, pourvu des connaissances et des instrumens nécessaires pour cette entreprise, complé- tera sans doute la reconnaissance, encore imparfaite, de cette partie de la Guyane. Le titre seul de mon récit suffit pour indiquer qu'en entreprenant ce voyage, je m'étais proposé un tout autre but. Je désirais principalement connaître les Indiens de l'Oyapock, après avoir visité ceux de Sinnamary, Conamama , Organabo, etc.

TOME VIII. ~ J^o

6l4 REVUE KES DEUX MONDES.

trente lieues, n'exige ordinairement que deux ou trois jours;; mais les vents de sud-est, qui soufflent constamment dans cette saison sur les côtes de la Guyane, forcèrent la goélette sur la- quelle j'avais pris passage à relâcher dans l'Approuague , et je ne parvins à ma destination que dix jours après mon départ.

En se jetant dans la mer, l'Oyapock donne son nom à une vaste baie dont le cap d'Orange (Lat. N. ^'- Long. O. 54° 4»' i^") forme la limite sud-sud-est , et la Montagne d'Argent celle nord- nord-ouest. Ces deux points extrêmes sont éloignés de sept lieues. A partir de l'embouchure de la rivière jusqu'au cap d'Orange ,, on n'aperçoit qu'une longue lisière de palétuviers qui défendent l'accès du rivage , et qui vont en s'abaissant jusqu'au cap, ils pai'aissent se confondre avec la mer et le ciel. Cette côte monotone n'est interrompue que dans un seul endroit, la rivière d'Ouassa, après avoir parcouru les savannes de ce nom, vient dé- charger ses eaux dans la mer. L'autre côté de la baie forme un demi-cercle qui commence, à l'embouchure de la rivière, par le Morne Lucas, taillé à pic, et qui n'est que le prolongement des montagnes de l'intérieur , "dont on aperçoit les diverses chaînes vers un horizon peu éloigné. Deux lieues plus loin est l'embouchure du Ouanary, petite rivière sur les bords de laquelle existe une sucrerie fondée en 1741 par la compagnie du Sénégal, qui y cultiva d'aboi'd l'indigo , industrie abandonnée aujourd'hui dans toute la colonie. A partir de ce point jusqu'à la Montagne d'Argent s'étendent des terres basses, incultes et couvertes de bois, si ce n'est au pied de la montagne, régnent de vastes plantations de coton créées récemment. De son sommet on jouit de la vue de toute cette scène.

L'Oyapock , à son embouchure , n'a pas moins d'une grande lieue de large. A peine a-t-on doublé le Morne Lucas, en y entrant, qu'on découvre deux îles étroites, qui occupent presque le milieu de la rivière. La première , nommée Ilet Perroquet dans le langage du pays, est de forme quadrangulaire, et n'a pas plus d'un tiers de lieue de long sur une faible largeur. Elle est cou- verte de bois et inhabitée, ainsi que la seconde, appelée Ilet Biche, qui a environ deux lieues de long sur une largeur peu considérable, et tend sans cesse à s'accroître par les alluvions

EXCURSION DANS l'ovAPOCK. 6i5

qu'y forme le retrait des eaux. Vis-à-vis de son extrémité supé- rieure, sur la rive gauche de la rivière, s'avance une lépère pointe sur laquelle était située, dans le dernier siècle, la paroisse de rOyapock , les missionnaires avaient rassemblé un assez gland nombre d'Indiens , et qui était protégée par le fort Saint- Louis, bâti en 1726, et défendu par une faible garnison. Ce fort fut pris et incendié, ainsi que la bourgade, en 1744? pai* les Anglais , qui y commirent des actes de cruauté dont on peut voir le récit dans une lettre du père Fauque, insérée dans les Lettres édi- fiantes. Depuis cette époque , la paroisse et le fort n'ont pas été relevés, et il n'en reste plus que de faibles traces, qu'il faut chercher au milieu d'une végétation épaisse qui les recouvre. Il en est à peu près de même de quelques fortifications que les Hol- landais avaient construites au pied du Morne Lucas pendant leur domination momentanée sur la colonie en 1676.

Jusqu'à ce point , les bords de l'Oyapock sont incultes et dé- serts. Les habitations commencent non loin de l'ancienne Mis- sion, et se succèdent, tantôt rapprochées, tantôt isolées, j usque près du premier saut, qui est éloigné de quatorze lieues de l'embou- chure. La rivière diminue insensiblement de largeur, et offre, de distance en distance, des îlots inhabités dont le nombre etl'éten-, due vont sans cesse croissant. Le rivage , d'abord plat des deux côtés , s'élève peu à peu et finit par être bordé de collines , dont l'élévation est peu considérable , mais qui présentent çà et des points de vue de l'effet le plus pittoresque, et qui fourniraient aux peintres les sujets d'études les plus variés. Cette scène s'étend sans interruption jusqu'au premier saut, au pied duquel se développe une magnifique nappe d'eau, dont le coup-d'œil est ordinaire- ment animé par les canots des Indiens occupés à pêcher. Un souvenir se rattache à ce site : c'est celui de ce vieux soldat de Louis XIV, que M. Malouet , alors ordonnateur de la colonie , trouva établi en 1776, au pied du Morne cjui domine le Saut sur la rive droite. Fixé depuis longues années, et privé de la vue , le bruit des eaux était devenu nécessaire à son existence, et il refusa toutes les offres que lui fit M. Malouet, de l'em- mener à Cayenne, et de pourvoir à tous ses besoins. Les détails

5l6 REVUE I>KS DEUX MONDES.

touchans de cette histoire se trouvent dans les Mémoires de cet administrateur, et depuis, M. Alibert en a fait le sujet d'une nour velle dans sa Physiologie des Passions. Ce centenaire se nommait Jacques , et il a légué son nom à la partie du saut près de la- quelle il était établi ; on l'appelle encore aujourd'hui Jacques^ Saut par abréviation.

La population civilisée de l'Oyapotk ne s'étend pas au-delà de ce point. Assez florissante dans le dernier siècle , elle ne s'est ja-* mais relevée du coup que lui porta la destruction de la bourgade de la Mission, et se compose aujourd'hui presque entièrement de gens de couleur et de nègres libres , parmi lesquels se trouvent confondus un petit nombre de blancs. Presque tous , sans distinc- tion de races , végètent sur de chétives habitations , qui suffiraient à peine à leur existence , si la pêche ne leur offiait une ressource assurée. La plupart se bornent à cultiver du manioc, des ignames, des bananes; les auti-es cultures ont été graduellement abandon- nées par eux , depuis que presque tous les produits de la colonie sont tombés à vil prix, et couvrent à peine les frais d'exploita- tion. Aussi voit-on, de distance en distance, d'anciennes ha- bitations délaissées, et des plantations considérables de rocouyers, cacaoyers, etc. , dont on laisse pourrir le fruit sur l'arbre , ou qu'on abat pour leur substituer d'autres cultures. Les mœurs des habitans se ressentent nécessairement du peu de fertilité du sol sur lequel ils sont placés ; ils s'abstiennent , en général , de travaux pour ainsi dire inutiles , et passent leur temps dans une oisiveté presque complète. Il s'est introduit parmi eux un usage singulier , emprunté , comme plusieuis autres , aux Indiens qui vivent au milieu d'eux. Lorsque le moment de faire leur abatis ^ annuel est arrivé , au lieu de travailler avec zèle pendant quelque temps , il n'est pas rare de les voir déclarer à tout le voisinage qu'il y aura mahuri chez eux tel jour; cela si- gnifie qu'il y aura régal ce jour-là pour tous ceux qui voudront venir les aider dans leur travail. Tous les oisifs et les amateurs

' Ce mot signifie dcfric'nemcnt , plantation, etc. On dit communément; jiller a l abatis , cultiver l' abatis , etc.

EXCURSION DANS l'oYAPOCK. 617

de tafia se rendent ordinairement à l'appel; chacun travaille un peu, on boit largement, et l'abatis se trouve fait presque subitement , tandis que le propriétaire y eût mis plusieurs jours , en n'employant que ses propres forces. La fête se termine le plus souvent par d'abondantes libations , chacun achève de perdre le peu de raison qui lui reste.

Le reste de la population de l'Oyapock se compose des Indiens dont on voit çà et les carbets et les plantations sur les deux bords de la rivière. Les dernières ne consistent d'ordinaire qu'en un espace étroit de quelques toises carrées , couvert d'arbres abattus, à demi consumés par le feu, dans les intervalles des- quels croissent le manioc et les autres végétaux qu'ils y ont plan- tés. Le carbet , foi'mé de quelques pieux enfoncés en terre, et supportant un toit de feuilles de palmier , s'élève au centre de l'abatis , à demi caché par un rideau d'arbres que les Indiens laissent toujours à dessein sur le bord de la rivière. On sent, de reste , qu'ils moun-aient de faim avec d'aussi misérables planta- tions , si la chasse et la pêche , leur élément naturel , ne leur four- nissaient pas autant de vivres qu'il leur en faut. La majeure partie même de leur manioc , au lieu d'être convertie en couac ou en cassave , est gaspillée à faire du cachii-y, leur boisson favorite , dont je parlerai plus tai'd.

Quoique vivant au milieu des blancs , ces Indiens n'ont adopté aucun de leurs usages. Ils ont seulement, suivant la cou- tume, contracté la plupart de leurs vices, et s'adonnent avec excès au tafia , qu'ils recherchent avec passion et se procurent assez facilement. Il y a parmi eux beaucoup moins de bonne foi et de sincérité que pamii ceux du haut de la rivière , qui conservent encore en partie leurs mœurs primitives. La chasse et la pêche sont leurs occupations habituelles , et ils se louent vo- lontiers aux blancs qui ont besoin de leurs sei-vices. Ils vivent en bonne intelligence avec eux ; et il faut , à ce sujet , rendre justice à l'administration de la colonie, qui depuis long -temps veille à ce qu'ils soient à l'abri de toute vexation. En retour, elle exige d'eux un service qui consiste à aller à tour de rôle, et au nombre de trois ou quatre, passer un mois chez le conunandant du quar-

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tier , qui les emploie à porter ses ordres partout cela est nécessaire. Cette corvée est peu préjudiciable à ceux qui sont établis dans le voisinage; mais il n'en est pas de même pour les autres, qui demeurent au-delà des sauts. Il leur faut long- temps , dans la saison des pluies , lorsqu'elles ont gonflé la rivière, pour regaj^ner leurs habitations ; et si leur tour arrive pendant la belle saison , époque à laquelle ils font leurs abatis , et ré- parent leurs carbets pour l'hivernage , ces derniers travaux souf- frent nécessairement de leur absence.

Ces Indiens , au reste , sont très-peu nombreux , et appartien- nent à diverses nations dont ils sont les derniers débris. On trouve dans les récits des missionnaires et des anciens auteurs qui ont écrit sur la Guyane , les noms d'une foule de peuplades qui sont aujourd'hui tout-à-fait inconnues. Barrère ^ seul en compte cinquante - six qu'il donne connue habitant le littoral et l'intérieur du l^ays, jusqu'à une distance qu'il ne désigne pas ; mais il est probable qu'il n'avait vu des individus que d'un petit nombre d'entre elles. Il confond les nations des bords de l'Amazone avec celles de la Guyane française , et il est évident qu'il a puisé dans les relations des missionnaires ce qu'il dit de leurs mœurs etde leurs usages. Depuis ces derniers , on a ajouté peu de chose aux faits qu'ils avaient observés , et il faut convenir que, sous ce rapport seul , la destruction de leur Mission est une perte irréparable , sans parler de la civilisation des Indiens et de la géographie de l'Amérique , soit qu'ils s'occupassent eux-mêmes de cette dernière , soit à cause des secours qu'ils donnaient aux voyageurs , que leur zèle pour les sciences conduisait dans ces pays inconnus. Sans les Missions du Haut- Orénoque, M. de Humboldt n'aurait peut-être jamais pu exécuter son périlleux voyage.

Quoi qu'il en soit , les seules nations de la Guyane française

' La Guyane française est divisée en douze quartiers, dont chacun a son commandant assisté d'un lieutenant, et nommé par le gouverneur. Us rem- plissent les fonctions d'officiers de l'état civil , veillent à la police , etc. Leurs fonctions sont honorifiques.

" Nouvelle relaiion de la France équinoxiale.

ÏXCURSIOIN DANS l'oYAPOCK. GhJ

dont l'existence soit aullientique , et qui aient des relations plus ou moins directes avec les blancs , sont aujourd'hui les suivantes :

Les Galîbis, qui habitent sous le vent les rivières de Sinna- mary , Iiacoubo, Organabo et Mana. Leur nombre s'élève à en- viron quatre cents individus, et diminue chaque jour ; quelques- unes de leurs peuplades existent encore à l'embouchure de l'Oré- noque.

Les Arguas, vivant dans les mêmes rivières que les pre'cédens, et infiniment moins nombreux. Ils formaient autrefois le fond de la population de l'ancienne Mission de Kourou , les avait ras- semblés le père Lombard. On eu trouve aussi quelques individus dans l'Oyapock.

Les Palicoubs ; ils habitent les savannes d'Ouassa et de Piocawa, entre l'Oyapock et le cap d'Orange, et c'est à tort que les cartes les reportent beaucoup plus avant dans les terres. Leur nombre s'élève de cent à cent dix individus , d'après les derniers recensemens.

Les PiRioDS , nation réduite à une quinzaine d'individus , qui presque tous habitent avec leur capitaine , nommé Alexis, sur les bords de la crique Aramontabo qui se jette dans l'Oyapock, au- dessus du saut Cachiry, à vingt-deux lieues de l'embouchure de la rivière.

Les Cariacouyous , presque éteints , et dont il ne reste plus que quelques individus confondus avec les autres Indiens de l'Oya- pock, et sans demeures fixes.

Les NoRAGUES , réduits à rien comme les précédens.

Les Marawanes , établis dans la rivière d'Approuague près des sauts de Maparou et de Tourépé , ainsi que sur les bords de la crique de la Mission qui se jette dans l'Oyapock , près du lieu était la bourgade dont j'ai parlé plus haut. Ils sont très-peu nombreux. Cette nation est originaire des bords de l'Amazone , et il n'y a que peu d'années que ceux qui habitent maintenant l'Approuague , y arrivèrent en canot par mer, fuyant la tyrannie des Brésiliens.

Les Oyampis , la plus forte peuplade aujourd'hui de la Guyane , et originaire, comme les Marawanes, des bords de l'Amazone. Sui- vant leurs traditions , une nation plus puissante qu'eux , et leur ennemie , les chassa de leur pays à une époque récente , et ils vin-

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rent , en traversant les forêts , jusque sur les bords de l'Oyapock , ils eurent à combattre , pour s'y établir, les Roucouyennes et les Ouens qu'ils exterminèrent en partie. Les restes de ces deux nations se sont enfoncés dans les bois, et n'ont plus reparu jusqu'à ce jour. Le gros de la nation Oyampi s'établit entre les sources de l'Oyapock et celles de l'Arawari , et on dit qu'il s'é- lève à trois ou quatre mille individus. Le reste s'est répandu le long de l'Oyapock et de ses afïluens jusqu'au près du Camopi, qu'ils n'ont pas encore dépassé. Ces derniers peuvent se monter à trois cents individus , disséminés sur une étendue de quatre-vingts lieues en longueur. Au dire des autres Lidiens, le mot Oyampi signifie, dans la langue de cette nation, mangeur d'hommes, et lui a été im- posé par suite de ses habitudes d'anthropophagie. Cette assertion est probablement fausse comme tant d'autres de ce genre , car les Oyampis de l'Oyapock n'offrent aucune trace de cette horrible coutume, et sont les plus doux des hommes.

Les CoussANis; ils habitent dans le voisinage des précédens, en- tre les sources de l'Oyapock et l'Arawari. Les blancs n'ont presque aucune relation avec eux , et on ignore leur nombre.

Les Emérillons, nation établie dans le haut du Camopi , et dont on voit quelquefois des individus dans l'Oyapock. Ils passent pour plus féroces que les Indiens dont je viens de parler, et on les a même accusés d'anthropophagie avec plus de raison , je crois , que les Oyampis.

On rencontre , en outre , parmi ces nations, quelques individus qui s'y sont incorporés , et qui appartiennent à celles des bords de l'Amazone. Les Brésiliens traitant les Indiens en esclaves '. , il n'est pas rare que ceux-ci émigrent, et quittent pour toujours leur pays natal, afin de se dérober à cette tyrannie. Ceux que j'ai vus appartenaient presque tous à la nation Calipoun , l'une des plus considérables de l'Amazone , et dont la langue, désignée par les Brésiliens sous le nom de linguajeral , est parlée et comprise par

' Pour n'en citer qu'un exemple, le gouvernement du Para, craignant en 1793 la communication par terre des principes de la révolution, de la Guyane au Brésil , fit enlever tous les Indiens qui se trouvaient entre l'Ojapock et le fleuve des Amazones, et les jeta dans l'intérieur des forêts du Brésil, la plupart sont morts de misère et de désespoir.

liXClîRSlON DANS l'oYAPOCK.. 6?. I

une foule de peuplades, qui n'en ont pas moins leur idiome pro- pre. C'est ainsi que le galibi dans la Guyane, le guarani au Para- guay, la quichua au Pérou , servent de langue commune sur une étendue immense de pays.

Le portrait de ces Indiens a été tracé trop souvent pour qu'on puisse encore revenir sur ce sujet. Tout le monde sait que leur couleur varie du rouge cuivré au jaune brun ; que leurs cheveux sont gros , lisses , d'un noir foncé , et ne blanchissent jamais , même dans l'âge le plus avancé. Leur barbe est peu fournie , et ils l'arrachent au fur et à mesure de son apparition: mais on a avancé à tort, et même dans des écrits tout récens , qu'ils étaient dépour- vus de poils sur le reste du coi-ps. Ils en ont seulement un peu moins que les Européens. Leurs traits n'ont pas non plus cette expression stupide qu'on s'est plu généralement à leur attribuer, et expriment plutôt l'apathie et l'indifférence que le défaut de compréhension. J'en ai vu qui , pour l'expression de la physio- nomie et la beauté des formes , auraient pu servir de modèles aux artistes. Ils aiment à se barbouiller de genipa et de rocou sans se faire , du reste , aucune de ces mutilations aux lèvres , au nez et aux oreilles , qui rendent si hideux les Botocudos , et d'autres peuplades du Brésil. Leur vêtement , c'est le calimbé ' pour les hommes , et le camisa " pour les femmes , et ces dernières vont fréquemment toutes nues , ce qui ne se voit jamais parmi les premiers. Leur vie, à moitié sédentaire , à moitié errante , les dis- tingue encore des peuplades brésiliennes dont j'ai parlé plus haut , qui ne vivent absolument que du produit de leur chasse ou de leui" pêche , et changent continuellement de place. Ainsi que ces dernières, ils sont d'une adresse incomparable dans ces deux exer- cices , et l'arc est entre leurs mains mie arme presque aussi re-

' Le calimbé n'est autre chose que le langouty de l'Inde , et consiste en un morceau d'étoffe long et étroit, qui se passe entre les cuisses et se fixe autour des reins, soit en l'attachant, soit en l'y fixant au moyen d'une ficelle. Il est d'un usage général parmi les nègres de la colonie.

' Le camisa, mot emprunté aux Portugais, est une pièce d'étoffe quî se roule autour du corps, et descend ordinairement un peu au-dessous du genou. Les négresses et les femmes de couleur n'ont pas d'autre vêtement les jours ordinaires.

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doutable que le fusil dans celles des Européens. Leur industrie se borne à fabriquer leurs arcs , ainsi que leurs canots , et les autres petits instrumens qu'ils emploient à différens usages. Je passe rapi- dement sur ces détails déjà connus , pour revenir à mon voyage.

On ne peut remonter l'Oyapock , ainsi que les autres rivières de la Guyane , que pendant la saison sèche , d'août en novem- bre inclusivement , lorsque leurs eaux , gonflées par les pluies di- luviennes de l'hivernage , sont rentrées dans leur lit , et que leur courant n'oppose plus une résistance invincible aux lameurs. Loi'sque j'y arrivai , les eaux étaient à leur minimum d'élé- vation ; mais un obstacle imprévu faillit m'arrèter. Les Indiens du bas de la rivière étaient alors occupés à brûler leurs abatis , réparer leurs carbets, et je n'en trouvai point qui voulussent se louer pour faire le voyage avec moi. Après plusieurs jours de recherches inutiles, j'appris qu'un habitant, plus heureux que je ne l'avais été , se préparait à remonter pour aller faire des échanges avec les Oyampis. Je me joignis à lui , et, le 20 octobre, nous fvimes coucher au premier saut. Nos moyens de transport consistaient en deux canots , dont le plus grand était destiné à notre usage ; l'autre contenait les femmes des cinq Indiens qui formaient notre équipage, avec leurs pagaras , leurs vivres, et les autres petits objets qn'ils ont coutume d'emporter en voyage. Chacun de ces canots était recouvert à l'arrière d'un pomacari y ou dôme fait en branchages, et recouvert de feuilles de tourloury ', tressées ensemble. Quand ces pomacaris sont bien faits , la plus forte averse ne peut les traverser , et ils sont de longue durée. Nous passâmes la nuit dans un des carbets qui existent sur les premiers îlots du saut , et qui sont l'ouvrage des Indiens ou des habitans qui viennent quelquefois y prendre le plaisir de la pêche.

Il faut appliquer aux sauts de l'Oyapock , mais sur une moindre échelle , la description .que fait M. de Humboldt de ceux d'Atu- rès et de Maypurès dans l'Orénoque ; ce sont, comme ces dei- niers, de véritables rapides ou raudales qui interrompent complè- tement la navigation pour tous autres bâtimens que de légères pirogues ; et encore ne peut-on les franchir avec ces dernières ,

Espèce de palmier.

EXCURSION DANS l'oYAPOCR. , 023

qu'en les traînant sur les roches , lorsque l'eau n'offre pas une profondeur suffisante , sans toutefois être obli^jé d'établir un por- tage par terre. Ces sauts n'ont pas non plus l'effet imposant d'une cataracte ; mais cependant le genre de beauté qui leur est propre ne le cède pas à celle d'une chute d'eau periiendiculaire. Ainsi, rOyapock , à son premier saut , n'offre , pendant une demi-lieue et sur une largeur de cinq cents toises, que l'image du chaos. Les eaux, contrariées dans leur cours, s'échappent, en bouil- lonnant , par mille canaux cju'elles se sont creusés de toutes parts , et forment une multitude de petites cascades et de la- gunes, du milieu descjuelles s'élèvent des îlots innombrables , les uns privés de végétation , les autres couverts de verdure et d'ar- brisseaux qui interceptent en tout sens la vue de l'horizon. Sur la rive droite , au pied d'un morne élevé qui domine la scène, tombe le saut de Jacques , dont la hauteur est plus considérable que celle des autres cascades. A gauche, au contraire, les collines ont diminué de hauteur , et montent insensiblement en amphi- théâtre. C'est surtout pendant l'été , lorsque les eaux sont basses , que l'effet de cette scène est plus frappant. Une multitude de roches , qui sont recouvertes pendant la saison pluvieuse , se montrent alors à découvert , et leur surface blanche et polie par l'action constante des eaux contraste d'une manière pittoresque avec la verdure qui les entouie.

Le 31, nous attendîmes, pour partir, que la marée, qui se fait sentir très-fortement jusqu'au sau^t, fût à son maximum d'éléva- tion. Le flot entrait avec rapidité dans les lagunes, et avec lui une multitude innombrable de petits poissons , dont les mouve- mens variés faisaient bouillonner l'eau. On eût pu en prendre des centaines d'un coup de filet. Parvenus à l'extrémité d'une es- pèce d'anse resserrée de toutes parts , nous nous trouvâmes arrêtés par une roche non interrompue de vingt pieds de haut sur cent pas de large , qui nous séparait du courant principal du saut ; nous déchargeâmes notre bagage et le transportâmes de l'autre côté, après quoi il fallut hâler les canots. Les Indiens attachèrent à l'avant de chacun d'eux une longue liane sur laquelle les femmes et les enfans réunirent tous leurs eflorts. Les hommes se mirent,

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ainsi que nous, sur les côtés et à l'amère de l'embarcation, et en moins d'une heure et demie nous eûmes dépassé l'obstacle qui s nous arrêtait et rechargé les canots. Nous franchunes , non sans difficulté, plusieurs petites cascades, et nous entrâmes ensuite dans le grand courant , dont les eaux se précipitaient avec impétuo- sité dans le canal étroit elles s'étaient ouvert un passage. L'eau était peu profonde , et nous y descendîmes tous pour remorquer les embarcations. C'est une chose admirable de voir, en pareil cas , l'adresse et la force que déploient les Indiens pour les di- riger là le courant présente moins de résistance , en sautant d'une roche à l'autre , ou en posant le pied dans leurs intervalles , avec autant de rapidité que s'ils marchaient sur un sol uni. L'ac- tivité et l'énergie dont ils font preuve dans ces occasions forment un contraste surprenant avec leur indolence habituelle , et bien peu d'Européens pourraient supporter aussi long-temps de pa- reils efforts. On est obligé d'en faire autant à chaque saut qu'on rencontre , c'est-à-dire tant que dure le voyage ; car il serait im- possible de déci'ire ou de figurer sur une carte tous ceux qui exis- tent dans rOyapock. Il faut se le représenter, dans tout son cours, comme une suite de cascades séparées par des intervalles plus ou moins longs, mais n'excédant jamais deux ou trois lieues, pendant lesquelles son cours est paisible ; et même , dans ces intervalles , les roclies , dont son lit est obstrué partout , se mon- trent de toutes parts à découvert et gênent la navigation. La hauteur absolue du premier saut, mesurée de sa partie supé- rieui'e au bas de sa chute , est de quarante-cinq pieds.

Deux lieues plus haut, on rencontre celui de Maripa, ainsi appelé à cause de la quantité de palmiers de ce nom qui ci'oissent sur ses bords. Il est peu considérable, et n'offre aucun obstacle comparable à ceux du précédent.

Le soir , nous nous arrêtâmes sur une roche au bord de la ri- vière pour passer la nuit. Les Indiens ont inventé une manière aussi simple qu'ingénieuse d'installer leurs hamacs , lorsqu'ils ne les suspendent pas aux branches des arbres. Ils coupent trois perches de dix ou douze pieds de long et d'une grosseur conve- nable , et les attachent ensemble avec des lianes à l'une de leurs

EXCURSION DANS l'oYAPOCK. fiîS

extrémités; en les mettant ensuite -debout et les écartant entre elles , ils obtiennent un triangle dans les intervalles duquel on peut placer trois hamacs. Si le temps est à la pluie, ils y ajoutent une sorte de toit en feuilles de tourloury, qui n'atteint qu'im- parfaitement son but ; mais ils ne sont pas difficiles , et le voya- geur doit les imiter. Ces perches, ainsi installées, se nomment tapayas dans leur langue , et on en rencontre à chaque instant sur les roches de la rivière.

Il faut, dans les voyages de ce genre, qu'un Européen renonce à toutes les jouissances ordinaires de la vie. On ne peut em- porter d'autres vivres que la farine de manioc , du tafia et d'au- tres objets de même nature. La subsistance de chaque jour dé- pend de l'arc et des flèches des Indiens. Les nôtres avaient^écAe , pendant la route, plusieurs poissons dont nous soupâmes. L'Oya- pock en nourrit un grand nombre d'espèces , qui presque toutes égalent en qualité, si elles ne les surpassent pas , nos meilleurs poissons d'eau douce. Les plus communs elles plus délicats sont le coumarou et le pacou. Tous deux ont quelque ressemblance de forme avec la carpe , et vivent de préférence près des roches l'eau est dans une agitation pei-pétuelle , et se nourrissent d'une espèce de cryptogame à feuilles dures , épaisses et frisées qui les tapissent partout. Ils forment en quelque sorte la base de la nourriture du voyageur. Les Indiens sont tellement pas- sionnés pour la pêche , qu'il est inutile de leur défendre de diriger le canot sur le premier poisson qu'ils aperçoivent , en eussent-ils dix fois autant qu'ils en peuvent consommer. Le plus léger mouvement de l'eau, imperceptible à l'œil d'un Européen , leur révèle sa présence à une distance considérable , et leur cause des transports de joie. L'un d'eux se tient debout , l'arc tendu , à l'avant de la pirogue , tandis que les autres pagaient sans faire le moindre bruit ; et il est rare que le premier manque son coup, quand le but n'est pas trop éloigné. On perd ainsi un temps con- sidérable , mais ce n'est encore rien. Si , en passant près d'un amas de roches, ils soupçonnent qu'ils y feront bonne pèche, ils atta- chent l'embarcation , sautent à terre , et se répandent de côté et d'autre jusqu'à ce que la fantaisie leur vienne de continuer la

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route , ce qui n'arrive souvent qu'au Jjout d'une heure ou deux. On s'opposerait vainement à ces excursions : l'Indien ne fait que ^ ce qui lui plaît et comme il lui plaît.

Le lendemain 22 , nous atteignîmes de bonne heure le saut Cachlry, le plus long et le plus beau de tous ceux de la rivière. Sa hauteur absolue est de cinquante pieds, et la largeur de sa prin- cipale cascade , qui est d'envii'on vingt toises , lui donne un aspect plus imposant que le saut précédent. Nous fûmes obligés , outre les difficultés ordinaires , de faire remonter à nos canots une chute perpendiculaire de quinze pieds de haut, qui nous obligea de les décharger, et nous fit perdre beaucoup de temps. Dans l'après- midi nous arrivâmes à la crique Aramontabo , sur laquelle sont établis les restes de la nation Piriou.

Le capitaine Alexis , qui la commande , habite depuis quarante ans les environs de la crique , et on voit çà et les abatis qu'il y a faits à des époques différentes. Nous le fîmes prévenir de notre arrivée , et bientôt nous le vîmes paraître , accompagné d'une quinzaine d'Indiens, tant de sa nation qu'étrangers, que le hasard avait rassemblés en ce moment près de lui. Il était vêtu à peu près comme nos cultivateurs aisés, et tenait à la main la canne à pomme d'argent qu'il avait reçue autrefois d'un des gouverneurs de la colonie , en signe de son autorité. Quoique âgé de plus de quatre-vingts ans , sa démarche était ferme , et je l'ai vu depuis se livrer aux mêmes exercices que les autres Indiens. Nous l'invitâmes à souper pour jouir de sa con- versation, qui était intéressante, attendu qu'il parlait parfai- tement le créole. Il se rappelait les Missions du siècle dernier, et avait été au service de celle de Saint-Paul, lorsqu'elle fut détruite en i'j62. C'était alors le temps florissant de l'Oyapock. Les nations indiennes étaient nombreuses , et les missionnaires entretenaient la paix panni elles. Depuis leur départ la division s'était mise entre les diverses peuplades ; les Roucouyennes , les Ouens et les Pirious avaient été détruits par les Oyampis ; et son père, qui commandait les Pirious , avait été tué dans une bataille contre ces derniers. Alexis nous compléta notre équipage , et nous acquit- tâmes, en sa présence, le prix convenu avec les Indiens que nous

EXCURSION DANS l'oYAPOCK. 627

avions déjà à notre service, et qui avaient différé jusque-là l'exé- cution de notre marché.

Le salaire d'un Indien , pour un mois , est censé être de i5 à 3o francs ; mais comme on les paie en objets sur lesquels on fait un très -grand bénéfice, ils ne reçoivent ordinairement que lo à 12 francs. Les nôtres se contentèrent de trois aunes d'indienne, ou de guinéc bleue , pour faire des calimbés pour- eux et des ca- misas pour leurs femmes. L'argent n'a aucun prix pour les In- diens , et ils n'ont pas même une idée approximative de sa valeur. J'en ai vu , plus d'une fois, demander au hasard, et par un ca- price , 1 5 ou 20 francs d'un objet , et le donner un instant après pour un sabre valant 3 francs , ou toute autre bagatelle de moindre valeur encore. Les articles qui leur plaisent le plus sont des guinées ou des indiennes imprimées , des sabres d'abatis , haches, couteaux, miroirs, rasades, hameçons, etc. Ils donnent en échange du couac , des coques ou canots faits d'une seule pièce avec un tronc d'arbre , des arcs, des hamacs , des animaux vivans et d'autres curiosités. Un canot vaut plusieurs haches, suivant sa grandeur ; un hamac , une hache ; un arc , un couteau ou un miroir; un perroquet, le même prix, etc.

Le 23, nous quittâmes le capitaine Alexis. L'Oyapock forme, en cet endroit, un labyrinthe d'îles, entremêlées de roches qui se prolongent pendant une étendue considérable. Son cours de- vient plus régulier et plus libre à mesure qu'on approche de l'an- cienne Mission de Saint-Paul , nous arrivâmes à l'entrée de la

nuit.

Cette Mission, fondée par les jésuites vers le tiers du dernier siècle, a cessé d'exister comme toutes celles de la Guyane, lors de leur expulsion en 1762. Ils en avaient choisi l'emplacement, avec leur tact ordinaire , sur la rive gauche de la rivière , dans un endroit elle décrit une légère courbe , et présente un coup d'œil superbe de tous les côtés. La hauteur sur laquelle elle était situé* s'élève par une pente douce , et forme un plateau étendu adossé à d'autres collines plus élevées , du pied desquelles s'éten- daient les plantations jusqu'au bord de la rivière. Il ne reste plus , des édifices élevés par les missionnaires , que quelques poutres

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tombées à terre et enfouies sous la végétation , que la nature du bois' a conservées presque sans altération jusqu'à ce jour. Les, Indiens qu'ils y avaient rassemblés étaient nombreux , et se li- vraient, sous leur direction, à la culture en grand du cacaoyer. Lorsqu'on pénètx'e à quelque distance dans le bois , on en trouve des plantations immenses qui disputent encore le terrain aux arbres et aux lianes qui les enveloppent de toutes parts. On dit que , sous l'administration des Portugais , deux d'entre eux se transportèrent sur les lieux , et , dans l'espace de deux à trois mois, y récoltèrent pour 20,000 francs de cacao. Il serait facile d'en faire encore autant aujourd'hui , si cette denrée en valait la peine ^.

Rien n'indique maintenant que la Mission ait été : soixante- dix ans écoulés depuis sa dispersion ont permis à la végétation d'y atteindre son développement accoutumé , et les arbres y égalent en grandeur ceux du voisinag:e. Une foule de plantes grimpantes et d'arbustes qui croissent de préférence dans les terrains aban- donnés , rendent l'emplacement qu'elle occupait encore plus impraticable que les forêts vierges elles-mêmes. Un sentier tracé par les Indiens permet cependant d'y pénétrer, et à une lieue dans l'intérieur on rencontre une roche granitique isolée, d'environ deux cents pieds de hauteur, qui ne tient à aucune chaîne de montagnes des environs. De son sommet, qu'on peut atteindre en grimpant à l'aide des broussailles , on découvre une vue immense , qui ne consiste, au reste, que dans un océan de forêts sans bornes.

La Mission est éloignée de six lieues de la crique Aramontabo; il faut encore en faire douze avant d'ariùver à une habitation qui appartient à un Indien nommé Kassar. Dans cet intervalle, la ri- vière offre le même aspect que les jours précédens. Son lit est entrecoupé d'îles et de roches qui ne forment aucun saut digne d'être remarqué. On laisse sur la rive droite la crique Annotaye,

' Ces poutres sont en wacapou , arbre surnommé incorruptible à Cajenne, et le meilleur de la colonie pour tous les genres de constructions.

' Le cacao vaut en ce moment vingt centimes la livre à Cayenne; aussi ne se donne-t-on pas la peine de le récolter, et chaque jour les cacaoyers dispa- raissent pour faire place à d'autres produits de plus grande valeur.

EXCURSION PANS l'oYAPOCR. 629

qui est très-poissonneuse, et les Indiens vont chaque année faire des excursions de pèche , mais dont le cours est encore plus obstrué que celui de l'Oyapock. Les Indiens prétendent qu'en la remontant très-haut, on trouve sur ses bords un reste des Tou- kouyennes , nation mentionnée dans les anciens auteurs , mais in- connue aujourd'hui des blancs.

Nous arrivâmes le 24 octobre chez Kassar, et nous y passâmes un jour pour nous reposer. Nous lui achetâmes difFérens objets que nous laissâmes chez lui pour les prendre à notre retour, et qui nous furent fidèlement remis. On peut, en général , avoir une confiance entière dans la bonne foi des Indiens. Leur paresse fait qu'ils retardent souvent l'accomplissement de leurs engagemens , mais tôt ou tard ils finissent par les remplir , et on en a vu ap- porter, au bout de deux ans, des objets qu'on leur avait achetés et payés d'avance , suivant l'usage , et sur lesquels on ne comptait plus. Leurs capitaines sont ordinairement ceux qui sont le moins exacts à cet égard.

En quittant l'habitation de Kassar , la rivière est plus obstruée que jamais de roches et de sauts. Nos canots touchaient fréquem- ment contre les premières ou s'ensablaient, et nous étions sans cesse obligés de nous mettre à l'eau pour les dégager. Nous souf- frions aussi beaucoup de la chaleur, qui augmente ou diminue suivant le nombre des roches découvertes que présente la rivière. Les rayons du soleil , réfléchis par leur surface blanche et polie , élèvent la température au point que le tliermomètre R. se main- tient constamment, dans le milieu du jour, à 3o et 82 degrés. Pen- dant la nuit , les roches ne perdent qu'une partie de leur cha- leur , et on éprouve une différence bien sensible , selon qu'on y installe son hamac pour dormir , ou qu'on le suspend aux arbres dans le bois.

Nous passâmes ce jour-là le saut de Memora, situé en face d'une petite crique du même nom. Le 26 nous vîmes celle de Chiqueni, indiquée sur les cartes sous le nom de Sickny. Nous entrâmes le jour suivant dans le saut Cayomou , formé par une suite immense de roches dépouillées de toute verdure , entre les- quelles il existe plusieurs passages pour les canots. Nous y tuâmes TOME vin. 4'

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un capiaie ', qui cherclia inutilement à nous échapper en plon- p^eant à différentes reprises ; deux flèches l'atteignirent au moment il allait atteindre la terre , et il eut encore la force de gagner le rivage, il expira. Il pesait cent livres, et nous fûmes obligés de le dépecer surplace pour ne garder que les meilleures parties. Les Indiens mangent cet animal , quoique sa chair soit mauvaise, et les nôtres firent boucaner, le soir, avec soin celui que nous avions tué, pour le conserver les jours suivans. Le capiaie est répandu dans presque toute l'Amérique méridionale , et aussi commun à Montevideo qu'au Brésil et dans la Guyane.

Au saut ci-dessus succède celui de Waïkaïrou, qui est infiniment plus pittoresque, et au milieu duquel nous nous arrêtâmes dans un îlot pour passer la nuit. Deux grandes îles le partagent en plusieurs parties, sans compter d'innombrables petits îlots qui s'élèvent de toutes parts, couverts d'une riche végétation. Les bords de la ri- vière augmentaient sensiblement de hauteur, et nous apercevions à l'horizon les montagnes du Camopi , dont nous n'étions plus éloignés que de quelques lieues. Depuis trois jours nous n'avions point rencontré de canot sur notre route ; aucune trace de cultures anciennes ou récentes n'apparaissait nulle part , et on eût dit que l'homme n'avait jamais pénétré dans ces lieux , tant leur solitude était profonde!

Le 28 , dans la matinée , nous passâmes le saut de Simocou- Etan, et à midi nous arrivâmes à l'embouchure du Camopi. En face existe un îlot isolé , sur lequel nous nous arrêtâmes au pied d'une croix élevée en 1826 par l'expédition de l'ingénieur Baudin ^. Le Camopi est l'affluent le plus considérable que reçoive l'Oyapock. Il est facile d'apprécier la masse d'eau qu'il lui porte en tribut , par l'augmentation subite de celui-ci après l'a- voir reçue. Ses sources sont inconnues, et la partie de son cours

' Cai'ia capibara des auteurs.

^ Cette expédition, organisée sur une assez grande échelle, avait pour but de reconnaître les sources de l'Oyapock et de pénétrer au-delà , s'il était possible. La manière dont elle était composée la fit échouer, et elle n'alla pas plus loin que l'habitation du capitaine Waninika , à quatre-vingt- cinq lieues de l'embouchure de la rivière. M. Baudin seul s'avança environ

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qu'on a explorée est d'une navigation plus facile que l'Oyapock. Les missionnaires avaient trouvé sur ses bords plusieurs peu- plades indiennes qu'ils avaient rassemblées à son embouchure sur la rive droite , de sorte que la mission donnait à la fois sur les deux rivières. Ainsi qu'à Saint-Paul, on y trouve de vastes plan- tations de cacaoyers , et rien n'indique extérieurement son exis- tence passée ; elle a été dispersée à la même époque que cette dernière. Saint-Paul envoyait tous les mois un canot à Cayenne, et c'était par son intermédiaire que la mission du Camopi recevait les ordres des supérieurs et les objets d'Europe dont elle avait besoin. Il n'y a pas de doute qu'en suivant ce système de mis- sions placées de distance en distance , les missionnaires n'eussent fini par changer la face de la Guyane. Ils avaient déjà exploré à diverses repi'ises la partie supérieure de l'Oyapock, mais le temps leur a manqué pour s'y établir.

Immédiatement au-dessus du Camopi , l'Oyapock se rétrécit sensiblement, et sa largeur n'est plus que d'environ cent toises. Le lit de la rivière ressemble parfois à un vaste canal qui se pro- longe à perte de vue. Les collines des deux bords sont presque devenues des montagnes , et on découvre à l'horizon celles on sont situées les premières habitations des Oyampis. Nous y arri- vâmes le même jour après avoir franchi le saut de Coumarawa.

L'habitation nous nous arrêtâmes appartient à un Indien Oyampi , nommé Awarassin , chez lequel nous trouvâmes une vingtaine d'individus des deux sexes , tant de sa famille qu'étran- gers. Tous étaient barbouillés de genipa et de rocou ; leurs che- veux surtout étaient couverts de cette dernière substance , cpii les faisait paraître d'un rouge éclatant. Ces deux couleurs ne for- maient aucun dessin régulier sur leur corps, mais un grossier bar- bouillage fait à la hâte avec les doigts , moins comme oinement que pour les préserver de la piqûre des maringouins qui craignent

vingt lieues plus loin, et revint après avoir gravé sur un rocher, au milieu de la rivière, cette inscription qui subsiste encore : Consummatum est, 1826. Il mourut peu de temps après son retour à Cayenne, empoisonné, dit-on, par les Indiens ; mais, ce qui est plus probable, des suites des fatigues du voyage et de l'induence du climat.

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particulièrement l'odeur du rocou. Leur costume, du reste , ne différait en rien de celui des Indiens que nous avions avec nous.

Ils nous firentbon accueil, et après cjue le cacliiry eût circulé quel- que temps dans des couys ' que les femmes remplissaient à me- sure que nous les vidions à la ronde, ils s'empressèrent de nous offrir des arcs, des hamacs et autres objets, en échange de ceux que nous apportions. Awarassin avait deux femmes, ce qui se voit quelquefois parmi les Indiens. La plus jeune, qui était assez jolie, témoignait une extrême impatience d'avoir un camisa, et pressait tout haut son mari de le lui acheter. Il céda enfin à ses importu- nités ; mais, au lieu de lui donner ce vêtement tant désiré, il l'of- frit à sa première femme , qui se tenait à l'écart sans lui rien demander, et qui était beaucoup plus âgée que l'autre. Celle-ci, piquée de cet outrage public , se retira dans sa case, et nous ne la revîmes plus. Lorsque les Indiens ont plusieurs femmes, l'usage veut que la dernière venue prenne soin du ménage , serve le mari, et soit en quelque sorte soumise aux plus anciennes ; mais pres- que tous se contentent d'une seule femme , et ceux qui sont po- lygames en ont rarement plus de deux.

Les cases d'Awarassin étaient mieux construites que celles que nous avions vues jusqu'alors. Les Indiens ont toujours deux espèces de demeures , les unes élevées de quinze à vingt pieds au-dessus du sol, et nommées sura; les autres , basses, et qu'ils appellent koubouya. Les premières sont leurs demeures proprement dites; ils y déposent leurs objets les plus précieux , y passent la nuit , et les femmes y préparent les alimens. Leur forme est ordinairement la même que celle de nos maisons ; mais quelquefois elles sont octogones et faites avec beaucoup de régularité ; on y monte au moyen d'une poutre posée obliquement, entaillée de distance en distance , et garnie d'une espèce de garde-fou. Le koubouya est destiné à recevoir les étrangers ; c'est qu'on tend les hamacs pendant le jour, et qu'on se réunit pour boire les joui's de réjouis- sances. Il forme le plus souvent un parallélogramme arrondi aux deux extrémités. Celui d'Awarassin était rond et recouvert d'un

' Vase fait avec le fruit du calebassier coupé en deux.

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dôme assez bien fait qui lui donnait l'apparence d'une ruclie. Ces carbets sont ouverts de tous les côtés ; le toit descend très-bas , et il faut se baisser pour y entrer; quoiqu'ils soient entretenus avec beaucoup de propreté , les chiques et les blattes y abondent et sont excessivement incomniodes.

A un quart de lieue de cette habitation se trouve une autre famille indienne, chez laquelle nous nous arrêtâmes un instant, le lendemain, en continuant notre route. Nous y trouvâmes deux Indiens Emerillons, qui, du haut du Camopi, étaient venus rendre visite à ceux de l'Oyapock. Tous deux paraissaient âgés d'environ vingt ans , et n'avaient pas moins de cinq pieds dix pouces ; leur figure respirait la douceur, et leurs membres avaient ces formes arrondies et féminines qui existent chez un grand nombre d'In- diens de nations différentes , et qui ne doivent pas être attribuées à la jeunesse , mais à une organisation originelle.

Nous vîmes là, pour la première fois, deux jeunes filles de quinze à seize ans dans l'état de nudité le plus complet. Toutes deux por- taient autour du cou un énorme collier de rasades dont elles lais- saient flotter quelques branches sur le dos , ce qui produisait un assez joli effet. Elles suivaient constamment leur mère et se ca- chaient derrière elle aussitôt que nous jetions un regard de leur côté , non par pudeur, mais par cet instinct qui nous porte tous dans l'enfance à chercher un refuge près des auteurs de nos jours, à la moindre crainte que nous éprouvons. Nous fîmes cadeau à chacune de ces deux enfaus d'un camisa qu'elles revêtirent aussi- tôt , et qui parut les rendre parfaitement heureuses.

Après avoir franchi le saut Ariko-To , éloigné d'une lieue de ces derniers Indiens , nous découvnmes des abatis assez étendus appartenant à un Oyampi nommé Oropoam. Nous ne trouvâmes dans le caibet que cinq ou six femmes , étendues dans leurs ha- macs et à moitié endormies. Une d'elles se détacha pour aller chercher dans le bois les hommes qui étaient occupés à creuser un canot , et nous les vîmes paraître , un instant après, au nombre de quinze. Nous n'avions pas encore vu d'aussi beaux hommes dans l'Oyapock , et j'en remarquai un , entr'autres , d'une consti- tution athlétique , et de la figure la plus imposante. Leur arrivée

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à pas précipités , avec leurs arcs et leurs flèches en mains , leurs peintures faites avec soin , et les couronnes ainsi que les bracelets en plumes qu'ils portaient sur la tête et aux bras, nous offrirent l'image parfaite de guerriers indiens marchant au combat; ils nous saluèrent à grands cris en répétant tous à la fois le mot banaré , ami, et pour cimenter notre nouvelle connaissance, le cachiry com- mença aussitôt à circuler dans d'énormes couys c{ue les femmes ne cessaient d'aller remplir dans la sura était la provision de ce liquide, et auquel nous fûmes obligés de faire largement honneur, chacun des assistans s'empressant de nous offrir son couy après avoir goûté de la liqueur qu'il contenait. Nous choisîmes parmi eux chacun un banaré ou ami particulier, auquel nous fîmes divers cadeaux, et qui mit dès-lors un soin particulier à nous faire boire. Au bout d'une heure, ne pouvant résister plus long-temps à une hospitalité si empressée, je sortis pour visiter les abatis que je trouvai en bon état, et remplis, outre le manioc, de patates douces, d'ignames , de bananiers , de cannes à sucre , etc. En rentrant au carbet après trois heures d'absence , je trouvai les Indiens plus occupés que jamais à boire. Tous étaient ivres , mais n'en conti- nuaient pas moins d'avaler le cachiry à grands traits. La bonne intelligence ne cessa pas un instant de régner parmi eux , et à la nuit ils voulurent terminer la fête par des danses , mais cela leur fut impossible. Les danseurs ne pouvaient se tenir sur leurs jambes et tombaient à chaque instant. Ils prirent enfin le parti de gagner leurs hamacs.

Ceci n'est qu'une faible image des orgies indiennes dans les grands jours de réjouissances. Mais, avant de les décrire, je dois dire un mot du cachiry dont j'ai déjà parlé souvent , et des autres boissons en usage parmi eux. Toutes celles qui sont femientées ont pour base le manioc préparé de diverses manières. Le cachiry, la plus commune de toutes , se fait avec le manioc râpé, auquel on ajoute quelques patates douces écrasées ; le tout est soumis à l'ébulhtion pendant sept à huit heures, après quoi on l'abandonne à la fermentation , pendant trente-six ou quarante heures. Pour hâter celle-ci, on jette quelquefois, dans le vase qui contient le liquide, du manioc mâché. On passe ensuite le tout dans un ma-

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narel ou tamis grossier lait avec l'écorce de l'arouma. Cette boisson est blanche comme du lait, épaisse, et a un goût aigrelet qui n'est pas désagréable et auquel on s'habitue proniptement ; un Européen qui n'y est pas accoutumé peut en boire la valeur de deux bouteilles sans s'enivrer, et ce n'est qu'en en prenant des quantités énormes que les Indiens se procurent l'ivresse la plus complète.

Le ouicoii se prépare en délayant dans de l'eau tiède une pâte fermcntée, composée de cassave et de patates préparées d'avance. Son goût est plus doux et plus agréable que celui du cachiry ; il enivre aussi plus promptement. Le payaouarou et le paya s'ob- tiennent par des procédés analogues, et sont beaucoup moins en usage. Le dernier égale en force nos liqueurs spiritueuses.

Outre ces boissons, les Indiens en préparent d'autres non eni- vrantes , et à l'instant même , en écrasant des bananes ou des ignames dans de l'eau , et passant ensuite ce mélange dans le manaret ; et enfin, toutes les fois qu'ils le peuvent, ils jettent dans l'eau qu'ils boivent une poignée de couac, qui lui commu- nique un léger goût aigrelet qui leur plaît , et la rend plus saine , selon leurs idées. On voit que leur industrie est assez développée sur ce point.

Lors donc qu'une fête doit avoir lieu , les femmes préparent, plusieurs jours à l'avance , une quantité énorme de cachiry , dont elles remplissent tous les vases qu'elles peuvent se procurer. S'il doit y avoir cent Indiens , on peut estimer ce qu'elles en font à huit ou dix barriques. Au jour indiqué , les Indiens arrivent parés de leurs plus beaux atours : les danses commencent et durent sans interruption, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits de suite , sans prendre d'autre repos que ce qui est abso- lument indispensable , et sans autre nourriture que du couac et de l'eau. Une chasse et une pêche générales leur succèdent ; au retour, les femmes apprêtent le gibier et les poissons qu'on s'est procurés ; un grand repas a lieu, pendant lequel on ne boit encore que de l'eau. Quand il est fini, les hommes se couchent dans leurs hamacs, et alors commence l'orgie la plus dégoûtante qu'il soit possible d'imaginer : les femmes apportent le cachiry dans

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de vastes couys , qui sont aussitôt mis à sec , et remplacés par d'autres sans fin. Bientôt l'ivresse la plus complète s'empare des buveurs , et de tous côtés on en voit qui rejettent avec effort ce qu'ils viennent de prendre , sans que cela les empêche de boire immédiatement après ; l'usage exige impérieusement qu'on ne se sépare que lorsqu'il ne reste plus une seule goutte de cachiry, ce qui demande quelquefois plusieurs jours.

Ces horribles excès sont d'autant plus extraordinaires , que les Indiens sont naturellement sobres et supportent la faim et la soif pendant des journées entières sans se plaindre. Il n'est pas rare, en entrant dans un carbet, de les trouver tous étendus dans leurs hamacs, quoiqu'il n'y ait absolument rien à manger, et que le dernier repas ait été pris depuis fort long -temps. Ce n'est que lorsque la faim commence à se faire sentir vivement, qu'ils son- gent à se procurer des vivres. Les femmes vont alors dans l'aba- tis arracher un peu de manioc ; mais comme il faut douze heures au moins pour qu'il soit converti en couac , le reste de la famille dort ou fume pour émousser son appétit. Cette imprévoyance , jointe à leur paresse , fait aussi que souvent ils ne cultivent pas la moitié des vivres nécessaires à leur subsistance j^our l'année en- tière. Ils y suppléent par la chasse et la pêche.

Le I *'" novembre , nous quittâmes l'habitation d'Oropoam , et fûmes coucher à la crique Yavey, qui en est éloignée de neuf lieues. Nous franchîmes dans la journée les sauts Machikiriou et Massara, tous deux peu importans.

Le lendemain , nous atteignîmes la crique Yarupi , sur la rive gauche de l'Oyapock. Le saut Ruépon et celui de Wià-hi , que nous eûmes à passer, ainsi que plusieurs barrages , nous prirent un temps considérable. La rivière, quoique considérablement rétrécie , conservait encore la même largeur que la Seine à Paris. Je donnerai plus tard quelques détails sur le Yarupi , que j'ai re- monté dans une partie de son cours.

Le 3 , après avoir passé le saut Ako , nous aperçûmes , sur la rive gauche de l'Oyapock, un carbet à demi caché entre les arbres, qui annonçait une plantation dans le voisinage. N'y trouvant per- sonne , nous suivîmes un sentier qui , après un quart d'heure de

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marche, nous conduisit dans un abatis récemment brûlé , nous trouvâmes Waninika, capitaine des Oyampis, travaillant avec l'une de ses femmes. Celle-ci était dans l'état de pure nature et resta devant nous sans chercher à se couvrir , quoique son camisa fût à terre à côté d'elle. Cet Usage est fréquent parmi les Indiennes Oyampis. Quand elles veulent travailler à la terre, elles quittent leur unique vêtement, sans doute pour être moins gênées dans leurs mouvemens ; car l'économie est une vertu si étrangère au caractère indien , qu'elle ne peut être la raison de cette cou- tume.

L'abatis que nous venions de rencontrer n'était pas celui demeurait habituellement Waninika. Ce dernier était situé dix lieues plus haut dans la rivière. Les Indiens se fixent rarement pour un temps très-long dans le même endroit. Un événement funeste , tel que la mort de l'un d'eux , la rareté progressive du gibier et du poisson , ou un simple caprice , les font changer de place. Ils vont alors commencer une nouvelle plantation dans quelque endroit qui les aura frappés dans leurs voyages , souvent à dix, quinze et même vingt lieues de leur première demeure. Malgré cette distance et les difficultés de la navigation , ils vont y travailler assez souvent. l-/0rsqu'il s'agit ensuite de s'y installer définitivement , ce qui a lieu quand le manioc est en rapport , si quelque présage funeste se présente, tel que le passage d'un animal de mauvais augure ' dans le carbet , ils vont un peu plus loin éta- blir leur case, sans pour cela abandonner leur récolte. C'est par ces changemens successifs que les Oyampis se rapprochent peu à peu des blancs , et qu'ils finiront peut-être un jour par arriver au bas de la rivière. Le Camopi , qu'ils ont déjà atteint, n'est qu'à cinquante lieues de son embouchure.

Waninika était, il y a peu d'années, le chef le plus puissant de

' Certain! s espaces d'animaux ne sonl pas regardées d'un mauvais augure par tous les Indiens en général, et d'un commun accord; chacun ne .'uitque son caprice à cet égard , et ce qui paraît funeste à l'un est indifférent pour uo autre. Ceci a quelques rapports avec le tabou volontaire que s'imposent les naturels de la l'olynésie, pour certains objets qu'ils choisissent à leur gré.

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rOyapock. Ses poitos ^ étaient nombreux et cultivaient ses aba- tis , chassaient et péchaient pour lui , sans qu'il eût à s'occuper de ces divers travaux. Tant de grandeur et de bien-être a disparu k la suite d'un malencontreux voyage cju'il fit à Cayenne , lorsque M. Milius était gouverneur. Il fut revêtu par lui d'un vieil uni- forme de capitaine de vaisseau , admis à sa table , invité à plu- sieurs bals au Gouvernement, et comblé de présens , parmi les- quels étaient des fusils et des munitions. Ces honneurs tournèrent la tête au pauvre Waninika ; de retour parmi les siens , il affecta des airs de pouvoir absolu , les maltraita de paroles, et tira même, dit-on , des coups de fusil sur plusieurs d'entre eux qui refusaient de lui obéir. Cette idée lui était venue en voyant fusiller deux soldats de la garnison, pendant son séjour à Cayenne. Les Indiens, peu accoutumés à ces façons d'agir, s'éloignèrent de lui les uns après les autres, et cessèrent de l'aider dans ses travaux. Aujoiu- d'imi Waninika est seul avec ses deux femmes et deux petits en- fans. Les mauvaises herbes et les broussailles assiègent son car- bet , et aucun de ses compatriotes ne s'arrête en passant devant sa demeure ; il est devenu un des plus misérables Indiens de la rivière. Ceci donne une idée exacte de l'autorité dont jouissent les chefs de ces peuplades. Waninika, eu droit, est toujours considéré par les Indiens comme leur capitaine, mais par le fait son pouvoir est complètement nul.

Nous envoyâmes un de nos Indiens prévenir ceux du Yarupi , dont nous n'étions séparés que par une distance de quelques lieues à travers les bois, nous allions les attendre pour faire des échanges, près du saut Moutouchy , Waninika nous avait in- diqué cjue nous trouverions un campement plus convenable que celui nous étions. Il nous y conduisit lui-même , et nous y ar- rivâmes dans l'espace de trois heures , après avoir franchi un bar- rage immense de l'oches, nommé Loulou- Aï-Tou.

Le lendemain nous vîmes reparaître notre envoyé avec quel- ques Indiens du Yarupi, appartenant aux habitations les plus

' Ce mot signifie sujet , vassal , et même esclave ; il est d'un usage gé- néral parmi les Indiens de l'Amazone , de l'Orcnoquc , et même d'une partie du Brésil.

EXCUUSION DANS l'oïAPOCK. 63c)

proclies du lieu nous avions fait halte. Ceux plus éloignés se proposaient Je venir nous voir chez Tapaiarwar , frère de Wani- nika, nous devions nous arrêter. Ces Indiens n'offraient rien de particulier dans leur costume , et nous fîmes avec eux quelques échanges d'objets accoutumés. Ils nous quittèrent peu d'heures après leur arrivée.

Quelque temps après leur départ, nous vîmes passer un canot, que nous engageâmes à s'arrêter. Il contenait une famille d'In- tliens Eraerillons, qui venait du haut de la rivière à plusieurs journées démarche, et qui retournait au Camopi. Tous, hommes, femmes et enfans , étaient couverts de genipa et de rocou appli- qués grossièrement, au point cpi'ils conservaient à peine l'appa- rence d'êtres humains. Leurs traits avaient quelque chose de sau- vage et de sombre , qu'on ne remarque pas chez les Oyampis , dont la figure est douce en général. Ils n'avaient pour tout bagage que quelques arcs d'un travail imparfait , et un seul hamac d'un tissu si grossier, que nous refusâmes de l'acheter, quoiqu'ils nous pressassent de le faire. Tout en eux indiquait une nation moins avancée que les autres Indiens de l'Oyapock. Nous leur fîmes quel- ques présens , et les laissâmes continuer leur route.

Le 'j, nous quittâmes notre campement pour nous rendre chez Tapaiarwar, dont nous étions encore éloignés de six lieues. La ri- vière , de plus en plus rétrécie , était encombrée de roches , de sauts, de barrages, qui nous obligeaient à chaque instant de nous mettre à l'eau pour alléger nos canots. Nous franchîmes successi- vement les sauts de Wiri, Mapara et Mayamou. De ce dernier à l'habitation nous nous dirigions, l'Oyapock n'est qu'une suite non interrompue de roches qui laissent à peine un passage libre aux embarcations. Nous n'arrivâmes que le soir chez Tapaiarwar. Ses carbets sont situés au centre d'une presqu'île assez considérable , et deux chemins, en sens opposés, conduisent aux bords de la ri- vière. Nous débarquâmes au premier qui s'offrit à nous, et, après dix minutes de marche, nous arrivâmes au koubouya, nous trouvâmes Tapaiarwar entouré de sa nombreuse famille , qui se composait de plus de vingt-cinq personnes. Ses fils et ses gendres t hassaient et péchaient pour lui ; les femmes soignaient l'abatis .

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de sorte qu'il n'avait plus à s'occuper de rien. Il passait tranquil- lement ses journées, dans son hamac, à causer ou à dormir. Une partie des femmes n'avaient aucun vêtement : nous donnâmes à quelques-unes de quoi couvrir leur nudité ; mais nous n'avions pas une quantité d'étofFe assez considérable pour nous montrer aussi généreux que nous l'aurions voulu.

Nous eûmes , à notre arrivée , un exemple frappant du peu de force qu'ont les affections de famille parmi les Indiens. Nous avions dans notre équipage un des fils de Tapaïarwar, âgé d'en- viron vingt-deux ans, qui, depuis plusieurs années, avait quitté son père pour aller vivre près des blancs du bas de la rivière. Nous l'engageâmes vainement à débarquer en même temps que nous pour voir plus tôt sa famille ; il préféra rester dans le canot , qui faisait le tour de la presqu'île. Quand il parut enfin danslecarbet, nous étions depuis deux heures, il resta debout sans adresser la parole à aucun des siens , paraissant leur être complètement étranger. Ce ne fut qu'après de vives sollicitations de notre part qu'il s'avança vers son père et lui adressa quelques mots auxquels celui-ci répondit avec la même indifférence ; l'entrevue se ter- mina ainsi sans plus de cérémonies. Tel est en général l'usage des Indiens : après de longues absences, ils rentrent dans leur famille avec le même sang-froid que s'ils venaient de la quitter depuis peu d'instaus.

Nous nous établîmes dans le carbet de Tapaïarwar, notre intention étant d'y passer quelques jours pour nous reposer avant de continuer notre route; nous étions alois à quatre-vingt-deux lieues de l'embouchure de la rivière ; sa largeur n'était plus que d'environ vingt-cinq toises , et elle était descendue à son minimum d'élévation. Nous fîmes des excursions dans tous les sens ; la pre- mière fut consacrée à visiter Waninika , qui demeurait à quelque distance au-dessus de son frère. Nous le trouvâmes dans l'état misérable que j'ai décrit, seul avec ses deux femmes et deux pe- tits enfans dans un carbet mal entretenu et à moitié rumé. Il était brouillé depuis quelque temps avec Tapaïarwar, pour avoir tué un canaid domestique appartenant à celui-ci , et dont A refu- sait de payer la valeur. Ce misérable débat avait encore augmenté

EXCUKSION DAJSS l'oYAPOCK. 64»

la haine des Indiens contre Waninika, car le vol est une chose inconnue parmi eux. Croyant la présence de deux blancs favora- ble à ses intérêts, ce dernier vint un jour chez Tapaïarwar et le menaça de notre vengeance, s'il continuait de réclamer son canard. Mais on pense bien que nous nous déclarâmes neutres entre les deux frères.

Le surlendemain de notre arrivée , les Indiens du Yarupi , que nous attendions , vinrent nous trouver suivant leur promesse. Ils étaient au nonibre de quinze et accompagnés de leur capitaine, nommé Paranapouna. Un vieil uniforme portugais, que le hasard avait fait tomber entre ses mains , composait tout son costume , avec le calimbé. Il était probablement en son pouvoir depuis l'occupation de la colonie par les Portugais , ou avait été apporté dans rOyapock , par quelque Indien de l'Amazone, dans un de ces longs voyages que la plus légère circonstance leur fait en- treprendre.

Pendant notre séjour chez Tapaïarwar, nous fumes témoins de quelques danses en grand costume. Les Indiens se préparèrent à la première plusieurs jours à l'avance. Chacun d'eux confec- tionna ses objets de toilette et ses instruments de musique. La pièce la plus importante parmi les premiers consistait en une coiffure de la forme de nos bonnets à poil , mais un peu moins élevée. La carcasse se fait avec l'écorce solide et flexible de l'a- rouma , qu'on emploie ordinairement à la fabrication des pagara, sorte de paniers d'un usage universel dans la colonie. Cette car- casse est ornée de plumes de toutes couleurs , disposées avec sy- métrie , et trois longues plumes d'aras , plantées à sa partie su- périeure, la font paraître plus élevée qu'elle n'est réellement. Sur le devant elle se termine par une espèce de visière également en plumes, qui cache la moitié de la figure. Les caUmbés que por- taient les Indiens ce jour-là étaient deux fois plus longs que de coutume, et leurs deux bouts touchaient presque la terre. Ils avaient le corps et principalement la figure couverts de peintures régulières noires et rouges. Ce sont les femmes qui font ordinai- rement ces peintures , et elles y déploient beaucoup d'adresse et surtout de patience ; elles se servent, pour appliquer la couleur,

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de petits bâtons terminés en pointe plus ou moins menue , selon la délicatesse des lignes qu'elles veulent tracer.

Les instrumens de musique des Indiens ne consistent qu'en flûtes qu'ils fabriquent avec les tiges du bambousier ( bamhusia latifolia)^ qui croît en abondance le long de toutes les rivières de la Guyane ; un morceau de tige, de trois pieds de long et d'un pouce de diamètre , forme le corps de la flûte ; ils en taillent un second de la grosseur du doigt, et de trois ou quatre pouces de long, en forme d'anche, et l'enfoncent dans l'intérieur du pre- mier, de manière à. ce qu'il soit caché tout entier et plus ou moins profondément, suivant la note qu'ils veulent produire. En soufflant dans le roseau le plus gios , ils obtiennent des sons pareils à ceux du basson dans ses notes basses, et qui n'ont de désagréable que leur monotonie. Chaque flûte ne donne qu'une note , et les Indiens se contentent de trois pour leur orchestre. Ils montent sur chacune d'elles une certaine quantité d'instrumens qui doi- vent jouer tous ensemble pour faire leur partie. Ils recouvrent ensuite chaque flûte avec les feuilles d'un palmier nain cpii sont plissées en éventail, et c{ui tombent presque jusqu'à terre. Pour marquer la mesure , un ou plusieurs danseurs s'attachent au-des- sus de la cheville un collier de noyaux d'ahouaye, arbre qu'ils cidtivent dans ce seul but, car il est vénéneux ; ces noyaux sont de forme irrégulière et rendent un son très-bruyant.

L'usage veut que les danseurs ne paraissent pas sur le lieu de la danse , qui est ordinairement près des carbets, par le chemin ordinaire qui conduit à ceux-ci. Lors de la danse dont je parle , on en traça un nouveau dans le bois , et l'on sacrifia un espace voisin des cases , couvert de cannes à sucre, d'ignames et autres plantes utiles. A l'entrée de la nuit, le son funèbre des flûtes nous annonça l'approche des danseurs ; ils étaient précédés d'une jeune fille , portant un bâton surmonté d'une espèce d'éven- tail , orné de trois longues plumes , qui lui donnaient quelque ressemblance avec un trident : ils s'arrêtèrent à quelque distdnce des carbets , et ne reprirent leur marche qu'après avoir bu plu- sieurs couys de cachiry, que les femmes leur portèrent. Barrère rapporte que tous les spectateurs se cachent au moment les

EXCURSION DANS l'oYAPOCK. G/yS

danseurs arrivent, dans la croyance que celui d'entre eux qui les verrait le premier mourrait infailliblement dans l'année : nous ne découvrîmes aucune trace de cette superstition. La danse ordi- naire des Indiens ne consiste pas, connue la nôtre, en une suite de pas et de figures gracieuses : ce n'est qu'une marche monotone pendant laquelle les danseurs , placés à la file les uns des autres, ont chacun leur main gauche posée sur l'épaule de celui qui pré- cède ; la droite porte la flûte , et chaque danseuse tient son dan- seur embrassé, en lui passant le bras droit autour du corps. Une partie des iustrumens connnence un air lugubre, que les .autres ter- minent , tandis que l'Indien qui porte les grelots d'ahouaye mar- que la mesure , en frappant avec force la terre du pied. A chaque pas , les danseurs se retournent à moitié , et s'inclinent comme s'ils se saluaient les uns les autres. Ces danses , exécutées la nuit, à la lueur de torches d'un bois résineux , que tiennent les spec- tateurs, ont quelque chose de fantastique et d'infernal , qu'il est impossible de décrire.

Outre cette danse , les Indiens en ont d'autres qui sont des espèces de pantomimes , et qui consistent à imiter les gestes de divers animaux dont elles portent le nom. Ainsi , il y a la danse du macaque , celle du toucan , du maïpouri ou tapir, du ser- pent, etc. Chaque danseur monte tour- à- tour sur une petite estrade, dressée à dessein , et joue son rôle, pendant que les au- tres tournent à l'entour en exécutant la marche que je viens de décrire, au son des instrumens. Tels sont, avec les orgies dont j'ai parlé plus haut , les seuls cUvertissemens des Indiens.

Le courage avec lequel ils supportent sans se plaindre les dou- leurs et la mort , a souvent fait l'admiiation des voyageurs. Un des fils de Tapaïarwar nous en offrit un exemple. Il était affecté d'un dépôt dans l'oreille , qui lui causait les soufhances les plus aiguës , sans qu'il lui échappât la moindre plainte. Toute la fa- mille ne paraissait nullement s'en occuper, et se contentait de mettre un peu de nourriture à côté de son hamac , quand elle prenait ses repas. Son mal paraissait incurable , et il a y suc- comber peu de temps après notre départ. A cette occasion, je pris de nouvelles informations auprès des Indiens siu- la coutume

644 REVUE DES DEUX MONDES.

qu'on leur a attribuée de se faire traiter dans leurs maladies par leurs piayes ou sorciers ; mais , soit que cette coutume soit tom- bée en désuétude , soit qu'elle n'ait existé que parmi d'autres na- tions , je n'en ai point rencontré de traces dans l'Oyapock. Le mot de piaye est bien connu des Indiens , ainsi que de tous les habi- tans de la colonie , et désigne simplement des individus auxquels on attribue le pouvoir de jeter des sorts sur leurs ennemis, et de leur occasionner des maladies, et même la mort; mais , non plus que parmi nous , ces prétendus sorciers ne sont soumis , pour de- venir tels , à de certaines épreuves , par d'autres sorciers plus anciens qu'eux, ainsi qu'on l'a souvent répété. Il suffit qu'un In- dien ait empoisonné plusieurs de ses compatriotes pour devenir la terreur des autres, et de la crainte à la sorcellerie il n'y a qu'un pas. A la différence de nos sorciers , cjui sont pour la plupart de malheureux imbéciles incapables de nuire , c'est par le mal qu'il commet qu'un piaye indien obtient sa célébrité. A des crimes réels il mêle en même temps des pratiques qui ne sont que ridi- cules, mais qui ne frappent pas moins l'esprit crédule de ses com- patriotes. Ainsi , il cachera, dans différens endroits du carbet de l'individu auquel il veut nuire , de petits paquets contenant des fragmens de certaines plantes , des os , des plumes et autres in- grédiens semblables. Cette manière d'ensorceler n'est-elle pas absolument semblable à celle employée par nos sorciers d'autre- fois ? Les nègres de la colonie ont adopté ces superstitions in- diennes , ou plutôt en ont apporté de pareilles de l'Afrique , et quelques-uns d'entre eux passent pour d'habiles piayes parmi leurs camarades , et même aux yeux de certains habitans.

Je ne nie pas, d'une manière absolue, que les Indiens dans leurs maladies n'aient recours aux sortilèges ; les récits des mission- naires qui ont passé de longues années parmi eux méritent trop de confiance pour que j'essaie de les révoquer en doute; je dis seulement que cet usage ne s'est pas offert à moi. Il est bien connu d'ailleurs que les Indiens traitent par des spécifiques le petit nombre de maladies auxquelles ils sont sujets , et qu'ils en possèdent d'excellens contre la dysenterie , la morsure des ser- pens, etc.

EXCURSION DANS l'oVAPÔCK. 645

La saison des pluies , qui est d'autant plus précoce qu'on s'é- loigne davantage des côtes de la Guyane , s'était annoncée , peu de jours après notre arrivée, par des grains qui augmentaient successivement en intensité et en durée. L'Oyapock commençait à hausser, et la difficulté de le remonter croissait dans la même proportion. La personne que j'accompagnais avait atteint le but de son voyage par les achats nombreux qu'elle avait faits aux Indiens ; elle renonça à aller plus loin , et se disposa à descendre avant que l'impétuosité du courant pût compromettre ses ca- nots, qui étaient chargés à couler bas. J'aurais été obligé de faire comme elle , lorsque nous fûmes rejoints par M. Adam de Bauve, jeune voyageur chaigé par le gouveiuieur de la colonie de pré- parer les voies à M. Leprieur, qui se préparait, àCayenne, au voyage qu'il exécute en ce moment , et dont j'ai parlé au com- mencement de mon récit. L'intejition de M. Adam de Bauve étant devisiter le Yarupi , avant de continuer sa route, je lui proposai de l'accompagner, et je laissai mon premier compagnon paitir seul.

Les quinze jours que j'ai passés chez Tapaïarwar ne nr'ont laissé que des impressions favorables sur les Indiens. La bonne iutelligenc|^ , la paix , régnaient parmi les membres de cette fa- mille. Tous se levaient au point du jour, allaient se baigner .dans la rivière , puis revenaient au carbet prendre leur repas en com- mun. Chacun se livrait ensuite aux occupations que sa fantaisie lui suggérait : les hommes allaient à la chasse , à la pèche , fa- briquaient des flèches , ou se couchaient dans leurs hamacs ; les fenrmes préparaient les alimens, travaillaient à l'abatis ou tis- saient des hamacs en coton. Tous ne donnaient à la paresse qu'un temps modéré pour des Indiens, et je n'ai vu , pendant mon séjour, aucun excès de cachiry, même à la suite des danses dont j'ai parlé. Ainsi entouré des siens, Tapaiarvvar, tranquille et déchargé de toute espèce de travaux , ressemblait à un patriarche qui achève en paix sa carrière; et , en contemplant cette existence paisible et ignoiée , je me suis souvent demandé ce que la civili- sation pourrait faire de plus pour lui , sans trouver à cette ques- tion de réponse satisfaisante.

Théodore Lacordaire.^ '

TOME vin. 4'-

CHROîsIQUES DE FRANCE.

VI'.

Pav une belle matinée du commencement de mai de l'année suivante , une barque élégante, à la proue façonnée en col de cy- gne, à la poupe abritée d'une tente fleurdelisée, et surmontée d'un pavillon aux armes de France , à l'aide de dix rameurs et d'une petite voile, glissait comme un oiseau aquatique sur la surface de la rivière de l'Oise. Les rideaux de cette tente étaient ouverts au midi pour laisser arriver, jusqu'aux personnes qu'elle abritait de tous les autres côtés , le rayon matinal d'un jeune soleil de mai , et le premier souffle si embaumé de l'air tiède et vivace du printemps. Sous cette tente , deux femmes étaient assises ou plutôt couchées sur un riche tapis de velours bleu brodé d'or, s'adossant à des coussins de même étoffe , et derrière elles mie troisième se tenait respectueusement debout.

Certes , il eût été difficile de trouver dans le reste du royaume trois femmes qui pussent disputer à celles-ci le prix de la beauté , dont il semblait qu'il eût plu au hasard de rassembler dans cet

' Voyez la livraison du i" décembre.

SCÈNES HISTORIQUES. ^47* '

étroit espace les trois types les plus accentués et les plus diffé- rens. La plus âgée est déjà connue de nos lecteurs par la des- cription que nous en avons faite ; mais en ce moment son visage pâle et hautain était couvert d'un coloris factice, qu'elle devait au reflet ardent de l'étoffe rouge de la tente, derrière laquelle frappaient les rayons du soleil, et qui ajoutait à sa physionomie une expression étrange. Celle-ci était Isabeau de Bavière.

L'enfant qui était couchée à ses pieds , dont la tête reposait sur ses genoux , dont elle tenait les deux petites mains enfermées dans une des siennes , dont les cheveux noirs s'échappaient d'un hen- nin doré en grosses boucles garnies de perles , dont les yeux , ve- loutés comme ceux des Italiennes, jetaient, en souriant à demi, des rayons si doux , qu'ils paraissaient incompatibles avec leur couleur foncée; c'était la jeune Catherine, douce et blanche co- lombe qui devait sortir de l'arche pour rapporter à deux nations le rameau d'olivier.

Celle qui se tenait debout derrière les deux autres, c'était made- moiselle de Thian , dame de Gyac ; tête blonde et rosée , à demi penchée sur une épaule'nue ; taille fragile qui semblait prête à se briser au moindre souffle ; bouche et pieds d'enfant , corps aérien, aspect d'ange.

En face d'elle , appuyé contre le mât , une main à la garde de son épée, l'autre tenant un bonnet de velours fourré de martre, uu homme contemplait ce tableau de l'Albane : c'était le duc Jean de Bourgogne.

Le sire de Gyac avait voulu rester à Pontoise : il s'était chargé de la garde du loi, qui, quoique convalescent, n'était point encore en état d'assister aux conférences qui allaient avoir lieu. Rien , au reste , dans les relations du duc , du sire de Gyac et de sa femme , n'était changé , malgré la scène que nous avons essayé de peindie dans le chapitre précédent ; et les deux amans , les yeux fixés l'un sur l'autre , silencieux et absorbés dans une seule pen- sée , celle de leur amour , ignoraient qu'ils eussent été épiés et dé- couverts dans cette nuit nous avons vu le sire de Gyac dispa- raître dans la forêt de Beaumont, emporté par RalfF sur les traces de son compagnon inconnu.

6^8 IIKVUE DES DEUX MONDES.

Au moment nous avons attiré l'attention de nos lecteurs sur la barque qui descendait le fleuve , elle était bien près du lieu elle devait déposer ses passagers, et déjà de l'endroit ils étaient, ils pouvaient apercevoir, dans la petite plaine située entre la ville de Meulan et la rivière de l'Oise, plusieurs tentes surmontées, les unes d'un penoncel aux armes de France , les autres d'un étendard aux armes d'Angleterre. Ces tentes avaient été construites à cent pas de distance en face les unes des autres, de manière à simuler deux camps opposés. Au milieu de l'espace qui les séparait , on avait bâti un pavillon ouvert , dont les deux portes opposées se trouvaient dans la direction des deux entrées d'un parc clos de portes solides et environné de pieux et de larges fossés. Ce parc enfermait de tous côtés le camp cjue nous venons de décrire, et chacune de ses barrières était gaidée par mille hommes , les uns de l'armée de France et Bourgogne , les autres de l'armée d'Angle teri'e.

A dix heures du matin , les portes du parc s'ouvrirent simulta- nément aux deux extrémités opposées. Les clairons sonnèrent, et du côté des Français , s'avancèrent les personnages que nous avons déjà vus dans la barque , tandis que du côté opposé venait à leur rencontre le roi Henri V d'Angleterre, accompagné de ses frères, les ducs de Glocester et de Clarence.

Ces deux petites troupes royales marchèrent au-devant l'une de l'autre, afin de se joindre sous le pavillon. Le duc de Bourgogne avait à sa droite la reine , à sa gauche madame Catherine ; le roi Henri était au milieu de ses deux frères , et derrière eux à quel- ques pas marchait le comte de Warwick.

Arrivés sous le pavillon devait avoir lievi l'entrevue , le roi salua lespectueusement madame Isabeau , et l'embrassa sur les deux joues ainsi que la princesse Catherine '. Quant au duc de Bourgogine , il fléchit un peu le genou ; le roi le prit par la main , h; releva , et ces deux puissans princes , ces deux vaillans cheva- liers, se trouvant enfin face à face, se regardèrent quelques instans en silence avec la curiosité de deux hommes qui avaient souvent

' Eiigiieriantl de Monstrclet.

SCÈNES HISTORIQUES. 649

désiré se rencontrer sur le champ de bataille. Chacun connaissait la force et la puissance de la main qu'il serrait : l'un avait mérité le nom de Sans-Peur, et l'autre obtenu celui de Conquérant.

Cependant le roi revint bientôt à la princesse Catherine, dont la gracieuse figure l'avait déjà vivement touché , lorsque , devant Rouen , le cardinal des Ursins lui avait présenté son portrait. Il la conduisit , ainsi que la reine et le duc , aux sièges qui avaient été préparés pour les recevoir, s'assit en face d'eux, et fit avancer le comte de Warwick, afin qu'il lui servît d'interprète. Celui-ci mit alors un genou en terre.

Madame la reine , dit-il en français , vous avez désiré une entrevue avec notre gracieux souverain le roi Henri, afin d'aviser aux moyens de conclure la paix entre les deux royaumes. Monsei- gneur le roi, aussi désireux que vous de cette paix, s'est empressé d'accepter cette entrevue. Vous voici en face l'im de l'autre, tenant, comme Dieu, le sort des peuples dans votre droite. Parlez, madame la reine; parlez, monsieur le duc, et puisse Dieu mettre dans vos bouches royales et souveraines des paroles de conciliation !

Le duc de Bourgogne se leva sur un signe de la reine , et prit à son tour la parole :

Nous avons reçu, dit-il, les demandes du loi ; elles consistent en trois réclamations ' : l'exécution du traité de Bretigny -^ , l'a- bandon de la Normandie , et la souveraineté absolue de ce qui lui serait cédé par le traité. Yoici quelles sont les répliques présentées par le conseil de France.

Le comte de Warwick prit le parchemin que lui présentait le duc.

Le roi Henri demanda un jour pour l'examiner et y ajouter ses remarques ; puis il se leva , offrant la main à la reine et à la princesse Catherine, et les reconduisit jusqu'à leur tente avec des marques de respect et de tendre courtoisie , qui prouvaient assez quelle impression avait produite sur lui la fille des rois de France.

' Rapin Thoyras. ^Acta publica.

"" Le traité de Rreligny était celui par lequel le roi Jean fut r. mis tu liberté.

65o REVUE DES DEUX MONDES.

Le lendemain , une nouvelle conféi-ence eut lieu ; mais ma- dame Catherine n'y assista point. Le roi d'Angletene parut mécontent. Il remit au duc de Bourgogne le parchemin qu'il en avait reçu la veille. L'entrevue fut froide et courte.

Le roi d'Angleterre avait ajouté , de sa main , au-dessous de chaque réplique du conseil , des conditions si exorbitantes , que la reine ni le duc n'osèrent prendre sur eux de les accepter ^ . Ils les envoyèrent à Pontoise, afin qu'elles fussent mises sous les yeux du roi , le pressant toutefois de les accepter , la paix , à quelque prix que ce fut , étant , disaient-ils , le seul moyeu de sauver la monarchie.

Le roi de France était dans un de ses momens de retour à la raison , qu'on peut comparer à cette heure du crépuscule matinal, le jour, luttant encore avec la nuit qu'il n'a pas vaincue, ne laisse entrevoir de chaque objet qu'une forme confuse et flottante. Le sommet des plus hautes montagnes seulement commence à s'éclairer des rayons du soleil : mais la plaine est encore dans l'ombre. Ainsi dans la tête bourdonnante du roi , les pensées pri- mitives, pensées d'instinct général et de conservation person- nelle, attiraient à elles les premiers rayons de lumièie que fai- sait luire la raison , laissant dans la nuit ce qui n'était qu'intérêt

Voici les répliques du conseil de France et les émargemens condition- nels qu'y avait ajoutés le roi d'Angleterre.

Le roi d'Angleterre renoncera à la couronne de France.

Le roi consent, pourvu qu'on ajoute : hormis pour ce qui sera cédé par le traité.

Il renoncera à la Touraine , à l'Anjou , au Maine et à la souveraineté sur la Bretagne.

Cet article ne plaît pas au roi.

Il jurera que ni lui ni aucun de ses successeurs ne recevront en aucun temps , ni pour quelque cause que ce soit , le transport de la couronne de France d'aucune personne qui y ait ou prétende y avoir droit.

Le roi en est content, a la cçndition que son adversaire jurera la même chose quant aux domaines et possessions d'Angleterre.

Il fera enregistrer ses renonciations , promesses et engagemens , de la meilleure manière que le roi de France et son conseil pourront aviser. Cet article ne plaît pas ay, roi.

,&° Au lieu de Ponthieu et de Montreuil, il sera permis au roi de France

SCÈNES HISTORIQUES. 65l

vague et abstraction politique. Ces momens de transition , qui arrivaient à la suite des grandes crises physiques , étaient toujours accompagnés d'une faiblesse d'esprit et d'un abandon de volonté qui faisait que le vieux monarque cédait à toutes les demandes , dussent-elles avoir un résultat tout-à-fait contraire à son intérêt personnel, ou à celui du royaume : dans ces heures de convales- cence, il éprouvait donc, avant tout, un besoin de repos et de sen- timens doux , dont la continuation seule pouvait rendre à cette nîachine usée par les querelles intestines , la guerre étrangère , les émeutes civiles, ces jours de calme dont avait si grand besoin sa vieillesse prématurée. Certes , s'il eût simplement été un brave bourgeois de sa bonne ville , si d'autres circonstances l'eussent conduit à l'état il était, une famille aimante et aimée , la tran- quillité de l'ame , les soins du corps , eussent pu , pendant longues années encore , prolonger cette existence débile ; mais il était roi ! Les partis rugissaient au pied de son trône comme les lions autour de Daniel; de ses trois fils aînés, triple espoir du royaume, il en avait vu mourir deux avant l'âge , et il n'avait point osé recher- cher les causes de leur mort ; un seul restait près de lui , à la tète jeune et blonde -, celui-là passait souvent dans ses accès de délire, au milieu des démons de ses rêves , comme un ange d'amour et

de donner un équivalent quelconque en tel endroit de son royaume qu'il le jugera convenable.

Cet article ne plaît pas au roi.

Comme il y a encore en Normandie diverses forteresses que le roi d'Angleterre n'a point encore conquises , et qui cependant doivent lui être cédées , il se désistera en cette considération de toutes les autres conquêtes qu'il a faites ailleurs ; chacun rentrera dans la jouissance de ses biens , en quelques lieux qu'ils soient situés ; de plus il se fera une alliance entre les deux rois.

Te roi approuve, a la condition que les Ecossais et les rebelles ne seront pas compris dans cette alliance.

•j' Le roi d'Angleterre rendra les Goo,ooo écus donnés au roi Richard pour la dot de madame Isabelle , et 4oo,ooo écus pour les joyaux de cette prin- cesse, retenus en Angleterre.

Le roi compensera cet article avec ce qui reste de la rançon du roi Jean, et il fait remarquer cependant que les joyaux de madame Isabelle ne valent pas le quart de ce qu'on demande.

f)52 REVUE DES DEUX MONDES.

de consolation. Eh bien! celui-là , le dernier enfant de son cœur, le dernier rejeton de la vieille tige, celui-là qui, lorsque son père était abandonné de ses valets , oublié de la reine , méprisé de ses grands vassaux, se glissait quelquefois la nuit dans sa chambre sombre et solitaire , consolant le vieillard avec ses pa- roles, réchauffant ses mains avec son souffle, rassérénant son front avec ses baisers ; celui-là aussi , la guerre civile l'avait pris à bras le corps et l'avait jeté loin de lui ; et depuis ce départ , chaque fois que dans la lutte de l'ame et de la matière , de la raison et de la folie,. la raison était parvenue à l'emporter, tout tendait à abréger ces momens lucides, pendant lesquels le roi ressaisissait le pouvoir aux mains fatales qui en abusaient, tandis qu'au contraire , dès cjue la folie avait , comme une ennemie mal vaincue, repris le dessus sur la raison, elle avait pour auxiliaires fidèles la reine et le duc , seigneurs et valets , tout ce qui régnait enfin à la place du roi , quand le roi ne pouvait plus régner.

Charles VI sentait à la fois le mal et l'impuissance d'y remé- dier ; il voyait le royaume déchiré par trois partis qu'une main forte aurait pu soumettre; il sentait qu'il fallait la volonté d'un roi , et lui , pauvre vieillard , pauvre insensé , il en était à peine le fantôme : enfin, comme un homme surpris par un tremblement de terre, il entendait craquer tout à l'entour de lui le grand édifice de la monarchie féodale , et comprenant qu'il n'avait ni la force de- soutenir la voûte ni la puissance de fuir , il baissait sa tête blanche et résignée, et attendait le coup.

On lui avait remis le message du duc et les cotiditions du roi d'Angleterre; ses valets l'avaient laissé seul dans sa chambre; quant à ses courtisans, depuis long-temps il n'en avait plus.

Il avait lu le parcîiemin fatal qui forçait la légitimité de traiter avec la conquête; il avait pris la plume pour signer, puis au mo- ment d'écrire les sept lettres qui composaient son nom, il avait songé que chacune de ces lettres lui coûterait une province, et jetant avec un cri d'angoisse sa plume loin de lui, il avait laissé tomber sa tête entre ses mains, en disant : Mon Dieu ! Seigneur, ayez pitié de moi!

Il était depuis une heure absorbé dans des pensées incohé-

SCÈNES HISTORIQUES. 653

rentes qui resseiublaieut au délire, essayant de saisir, au milieu d'elles , cette volonté d'homme que son cerveau irrité n'avait la force ni de poursuivre ni de fixer, et qui , en lui échappant tou- jours, réveillait en son front mille nouvelles pensées qui n'a- vaient avec elle aucune relation. Il pressentait cjue dans ce chaos le reste de sa raison allait lui échapper; il pressait sa tète entre ses deux mains comme pour l'y retenir : la terre tournait sous lui ; il avait des bruissemens dans les oreilles; il passait des lueurs de- vant ses yeux fermés ; il sentait enfin la folie infernale s'abattre sur sa tête chauve, lui rongeant le crâne avec ses dents de feu.

Dans ce moment suprême , la porte , dont la garde était confiée au sire de Gyac , s'ouvrit doucement; un jeune homme s'y glissa léger comme une ombre , vint s'appuyer sur le dos du fauteuil du vieillard , et après l'avoir contemplé un instant avec compassion et respect , il se pencha à son oreille et ne dit que ces deux mots : « Mon père ! »

Ces paroles produisirent un eft'et magicjue sur celui auquel elles étaient adressées : aux accens de cette voix , ses mains s'écartèrent, sa tête se releva , il demeura le corps plié , la bouche haletante , les yeux fixes , n'osant se retounier encore , tant il craignait d'a- voir cru entendre , et de n'avoir pas entendu.

C'est moi , mon père , dit une seconde fois la voix douce ; et le jeune homme, tournant autour du fauteuil , vint doucement se mettre à genoux sur le coussin reposaient les deux pieds du vieillard.

Celui-ci le regarda un instant d'un œil hagard; puis, tout-à- coup poussant un cri, il lui jeta les bras autour du cou, serra cette tète blonde sur sa poitrine , appuyant ses lèvres sur ses che- veux avec un amour qui ressemblait à de la fureur.

Oh ! oh ! dit-il d'une voix sanglotante, oh ! mon fils, mon en- fant, mon Charles; et les larmes jaillissaient de ses yeux. Oh ! mon enfant bien-aimé , c'est toi , toi ! dans les bras de ton vieux père! est-ce vrai, est-ce vrai? parle-moi donc encore... toujours.

Puis il éloignait de ses deux mains la tête de l'enfant , fixait ses yeux hagards sur les yeux de son fils ; et celui-ci , qui ne pouvait parler non plus, tant sa voix était noyée dans les larmes! lui fai-

554 REVUE DES DEUX MONDES.

sait souriant et pleurant à la fois , signe de la tête qu'il ne se trompait pas.

Comment es-tu venu? disait le vieillard ; quels chemins as- tu pris ? quels dangers as-tu courus pour moi, pour me revoir? oh ! sois béni, enfant, pour ton cœur filial; sois béni du Seigneur comme tu es béni par ton père ! Et le pauvre roi couvrit de nou- veau son fils de baisers.

Mon père , dit le Dauphin, nous étions à Meaux lorsque nous

avons appris les conférences qui allaient s'ouvrir pour traiter de la paix entre la France et l'Angleterre, et nous avons su en même temps que , souffrant et malade , vous ne pouviez assister à l'en- trevue.

Et comment as-tu appris cela ?

Par un de nos amis dévoué à vous et à moi , mon père , par celui à qui est confiée la garde de nuit de cette porte ; et il indiqua celle par laquelle il était entré.

Par le sire de Gyac ! dit le roi effrayé. Le Dauphin fit de la tête un signe afïirmatif. Mais cet homme est au duc , continua le roi avec un effroi croissant; cet homme, il t'a fait venir pour te livrer peut-être !

Ne craignez rien , mon père , reprit le Dauphin, le sire de Gyac est à nous.

Ce ton de conviction avec lequel parlait le Dauphin rassura

le roi.

Et alors quand tu as su que j'étais seul? reprit le vieillard.

J'ai voulu vous revoir , mon père ; et Tanneguy , qui avait lui-même à s'entretenir d'affaires importantes avec le sire de Gyac, a consenti à m'accompagner ; d'ailleurs , pour plus grande sûreté encore , deux autres braves chevaliers se sont joints à nous.

Dis-moi leurs noms , que je les garde dans mon cœur.

Le^sire de Vignolles dit La Hire , et Pothon de Xaintrailles. Aujourd'hui , à dix heures du matin , nous sommes partis de Meaux ; nous avons tourné Paris par Louvres , nous avons pris d'autres cheA^aux, et à la tombée de la nuit nous sommes arrivés aux portes de la ville , Pothon et La Hire nous attendent. La lettre du sire de Gyac jious a servi de sauf-conduit , et §ans qu'on

SCÈNES HISTOUIQUES. 655

se doutât qui nous sommes, je suis parvenu jusqu'à cette porte , que le sire de Gyac m'a ouverte; et me voilà , mon père , me voilà à vos pieds , dans vos bras !

Oui , oui , dit le roi , laissant tomber sa main à plat sur le parchemin qu'il allait signer, lorsqu'il avait été interrompu par le Dauphin , et qui contenait les conditions de paix onéreuses que nous avons rapportées ; oui , te voilà , mon enfant , venant , comme l'ange gardien du l'oyaume , me dire : Roi , ne livre pas la France ; venant, comme mon fds, me dire : Père , garde- moi mon héritage I Oh I les rois ! . . . les rois ! . . . ils sont moins li- bres que le dernier de leurs sujets ; ils doivent compte à leurs successeurs , et puis encore à la France , du patrimoine légué par leurs ancêtres. Ah î quand bientôt je me trouverai face à face de mon royal père , Charles-le-Sage , quel compte fatal aurai-je à lui rendre du royaume qu'il m'a laissé riche , calme et puissant , et que je te laisserai , à toi , pauvre , plein de troubles et morcelé en lambeaux ! Ah I tu viens me dire : Ne signe pas cette paix , n'est-ce pas ? tu viens me le dire.

Il est vrai que cette paix est onéreuse et fatale, dit le Dau- phin , qui venait de parcourir le parchemin sur lequel en étcKent écrites les conditions, et que moi et mes amis, continua-t-il , nous briserons nos épées jusqu'à la poignée sur le casque de ces Anglais , plutôt que de signer avec eux un pareil traité , et que nous tomberons tous jusqu'au dernier sur cette terre de France, plutôt que de la céder de notre plein gré à notrc vieil ennemi..,. Oui , cela est vrai , mon père.

Charles YI prit d'une main tremblante le parchemin , le re- garda quelque temps ; puis , par un mouvement spontané , il le déchira en deux parties.

Le Dauphin se jeta à sou cou.

Soit , dit le roi. Eh bien I soit la guerre I mieux vaut une bataille perdue qu'une paix honteuse.

Le Dieu des armées sera pour nous , mon père.

Mais si le duc nous abandonne , et passe aux Anglais I

Je traiterai avec lui , répondit le Dauphin. Tu as refusé jusqu'à présent toute entrevue.

656 REVUE DES DEUX MONDES.

J'en solliciterai une.

Et Tanneguy ?

Y consentira , mon père ; bien plus , il sera porteur de ma tlemande et l'appuiera , et alors le duc et moi , nous nous retour- nerons vers ces Anglais damnés , nous les pousserons devant nous jusqu'à leurs vaisseaux. Ali! nous avons de nobles hommes d'ar- mes , de loyaux soldats , une bonne cause , c'est plus qu'il n'en faut , monseigneur et père , un seul regard de Dieu , et nous sommes sauvés.

Le seigneur t'entende ! Il piùt le parchemin déchiré. En tout cas , dit-il , voici ma réponse au roi d'Angleterre.

Sire de Gyac , dit aussitôt le Dauphin à haute voix.

Le sii"e de Gyac entra , soulevant la tapisserie qui pendait de- vant la porte.

Voici, lui dit le Dauphin, la réponse aux propositions du roi Henri. Vous la porterez demain au duc de Bourgogne ; vous y joindrez cette lettre , c'est une entrevue que je lui demande pour régler en bons et loyaux amis les affaires de ce pauvre royaume.

De Gyac s'inclina , prit les deux lettres , et sortit sans ré- pondre.

Maintenant , mon père , continua le Dauphin , en se rap- prochant du vieillard , maintenant qui vous empêche de vous soustraire à la reine et au duc, qui vous empêche de nous suivre? Partout vous serez, sera la France. Venez, vous trouverez près de nous , de la part de mes amis , respect et dévouement ; de ma part , à moi , amour et soins pieux. Venez , mon père , nous avons de bonnes villes bien gardées , Meaux , Poitiers , Tours , Orléans ; leurs remparts crouleront , leurs garnisons se feront tuer, nos amis et moi tomberons jusqu'au dernier sur le seuil de votre porte , avant qu'il vous ai'rive malheur.

Le roi regarda le Dauphin avec tendresse.

Oui , oui , lui dit-il , tu ferais tout cela comme tu le pro- n'iets. . . Mais il est impossible que j'accepte ; va , mon aiglon , tu as l'aile jeune , forte et rapide ; va , et laisse en son nid le vieil aigle dont l'Age a brisé les ailes et engourdi les serres ; va , mon

SCÈNES HISTORIQUES. ÔSt

enfant, et qu'il te suffise de m'avoir donné une nuit lieureuse avec ta présence , d'avoir écarté la folie de mon front avec tes caresses ; va, mon fils , et que ce bien que tu m'as fait, Dieu te le rende !

Alors le roi se leva , la crainte d'une surprise le forçant d'a- bréger ces instans de bonheur si rares que la présence du seul être dont il fût aimé faisait descendre sur sa vie. Il conduisit le Dauphin jusqu'à la porte , le serra une fois encore contre son cœur ; et le père et le fds , qui ne devaient plus se revoir, échan- gèrent leur dernier adieu et leur dernier baiser. Le jeune Charles sortit.

Soyez tranquille , disait au même moment de Gyac à Tan- neguy, je le conduirai sous votre hache comme le taureau sous la masse du boucher.

Qui? dit le Dauphin , paraissant tout-à-coup à côté d'eux.

Personne, monseigneur, répondit froidement Tanneguy; le sire de Gyac me raconte mie aventure passée depuis longues années.

Tanneguy et de Gyac échangèrent un regaid d'intelligence. De Gyac les conduisit hors des portes de la ville ; au bout de dix minutes , ils retrouvèrent Pothon et La Hire , qui les attendaient.

Eh bien ! dit La Hire , le traité?...

Déchiré, répondit Tanneguy.

Et l'entrevue? continua Pothon.

Aura lieu d'ici à peu de temps , si Dieu le permet ; mais quant à présent, messeigneurs , je crois que le plus pressé est de gagner du chemin. Il faut que demain, au point du jour, nous soyons à Meaux , si nous voulons éviter quelque escarmouche avec ces damnés Bourguignons. '

La petite troupe parut convaincue de la justesse de cette ob- servation , et les quatre cavaliers partirent aussi rapidement que pouvait les emporter le galop de leurs lourds chevaux de guerre.

Le lendemain , le sire de Gyac se rendit à Meulan , chargé de son double message pour le duc de Bourgogne. Il entra dans le pavillon ce prince conférait avec Henri d'Angleterre et le comte deWarwick.

658 REVUE DES DEUX MONDES.

Le duc Jean rompit avec empressement le fil de soie rouge qui fermait la lettre que lui présenta son favori , et auquel pendait le sceau royal. Il trouva sous l'enveloppe le traité déchiré ; c'était la seule réponse du roi , ainsi qu'il l'avait promis au Dauphin.

Notre sire est dans un de ses momens de délire , dit le duc en rougissant de colère ; car , Dieu lui pardonne , il a déchiré ce qu'il devait signer.

Henri regardait fixement le duc , qui s'était formellement en- gagé au nom du roi.

Notre sire, répondit tranquillement de Gyac, n'a jamais été plus sain d'esprit et de corps qu'il ne l'est en ce moment.

Alors c'est moi qui suis fou, dit Henri en se levant, d'a- voir cru à des promesses que l'on n'avait ni la puissance, ni peut- être la volonté de tenir.

A ces mots , le duc Jean se leva d'un bond : tous les muscles de son visage tremblaient , ses narines étaient gonflées de colère , son souffle était bruyant comme la respiration d'un lion ; cepen- dant il n'avait rien à dire , il ne trouvait rien à répondre.

C'est bon , mon cousin , continua Henri , donnant avec intention à Jean de Bourgogne le titre que lui donnait le roi de France ; c'est bon , maintenant je suis aise de vous dire que nous prendrons de foice à votre roi ce que nous demandions qu'il nous cédât de bonne volonté, notre part de cette terre de France, notre place dans sa famille royale ; nous aurons ses villes et sa fille , et tout ce que nous avons demandé avec elles , ou nous le débou- terons de son royaume, et vous de votre duché.

Sire , répondit le duc de Bourgogne sur le même ton , vous en parlez à votre aise , et selon votre désir ; mais auparavant d'avoir débouté monseigneur le roi hors de son royaume , et moi hors de mon duché , vous aurez de quoi vous lasser, nous n'en faisons nul doute \ et peut-être bien qu'au lieu de ce que vous croyez, vous aurez assez à faire de vous garder dans votre île 2.

Ce disant , il tourna le dos au roi d'Angleterre , sans attendre

1 Enguerrand de Monstrelet. => GoUut.

SCÈNES HISTORIQUES. ' 65()

sa réponse ni le saluer, et sortit par la porte qui donnait du côté de ses tentes.

De Gyac le suivit.

Monseigneur, lui dit-il après avoir fait quelques pas, j'ai encore un autre message.

Porte-le au diable , s'il ressemble au premier, dit le duc ; quant à moi , j'en ai assez d'un pour un jour.

Monseigneur , continua de Gyac sur le même ton , c'est une lettre de monseigneur le Dauphin : il vous demande une entrevue.

Ah ! voilà qui raccommode tout, dit le duc en se retournant vivement ; et est cette lettre ?

La voilà , monseigneur. Le duc la lui arracha des mains , et la lut avidement.

Qu'on lève les tentes et qu'on renverse les enceintes , dit le duc aux serviteurs et aux pages, et que ce soir il ne reste pas trace de cette entrevue maudite !

Et vous , messieurs , continua-t-il en s'adressant aux sei- gneurs , que ces paroles avaient fait sortir de leurs pavillons , à cheval , l'épée au vent , et guerre d'extermination , guerre à mort à tous ces loups affamés qui nous arrivent d'outre-mer, et à ce fils d'assassin qu'ils appellent leur roi ^ !

' Le père de Henri V était monté sur le trône d'Angleterre en faisant ssassiner Richard.

YIII.

ILJ^ IP(De^ ©IS m(Di3^]2!aiââl.

Le II juillet suivant, à sept heures du matin, deux troupes assez considérables , l'une de Bourguignons , sortant de Corbeil , l'autre de Français, venant de Melun, marchèrent l'une vers l'autre comme pour se livrer une bataille. Ce qui auiait pu don- ner plus de poids encore à cette supposition , c'est que toutes les précautions habituelles en pareille occasion avaient été stricte- ment observées de chaque côté : les hommes et les chevaux étaient couverts de leurs armures de guerre ; les écuyers et les pages portaient les lances , et chaque cavalier avait à la portée de sa main, pendue à l'arçon de sa selle, soit une masse, soit une hache d'armes. Arrivées près du château de Pouilly, sur la chaus- sée des étangs du Vert, les deux troupes en^ieniies se trouvèrent en vue; aussitôt de part et d'autre une lialte fut faite ; les visières s'abaissèrent, les écuyers présentèrent les lances, et d'un mou- vement unanime les deux troupes se mirent en marche , avec la lenteur de la défiance et de la précaution. Arrivées à deux traits d'arc à peu près l'une de l'autre , elles s'arrêtèrent de nouveau : de chaque côté; onze chevaliers sortirent des rangs, visière bais- sée , et s'avancèrent , laissant la troupe à laquelle ils appar- tenaient immobile derrière eux comme une muraille d'airain ; à vingt pas seulement les uns des autres , ils firent une nouvelle halte ; de chaque côté encore , un honnne descendit de son che- val , en jeta la bride au bras de son voisin , et s'avança à pied dans cet espace libre , de manière à avoir fait , en même temps que celui qui venait à sa rencontre , la moitié du chemin cjiii les

SCÈNES HISTORIQUES. 66 1

séparait. A quatre pas l'un de l'autre , ils levèrent la visière de leurs casques, et chacun reconnut dans l'un de ces deux hommes le dauphin Charles, duc de Touvaine, et dans l'autre, Jeau-Sans- Peur, duc de Bourgogne.

Dès que le duc Jean vit ope celui qui s'avançait à sa rencontre était bien le fds de son souverain et seigneur , il s'inclina plusieurs fois et mit un genou en terre. Le jeune Charles le prit aussitôt par la main , l'embrassa sur les deux joues et voulut le faire relever ; mais le duc s'y refusa: « Monseigneur, lui dit-il, je sais bien comment je dois vous parler. »

Enfin , le Dauphin le força de se lever : « Beau cousin , lui dit-il , en lui présentant un parchemin revêtu de sa signature et scellé de son sceau , si au traité que voici , fait entre nous et vous , il est quelque chose qui ne soit pas à votre plaisir , nous voulons que vous le corrigiez , et dorénavant voulons et voudrons ce que vous voulez et voudrez, »

C'est moi qui me conformerai à vos ordres, Monseigneur, ré- pondit le duc, car il est dans mon devoir et dans ma volonté de vous obéir désoniiais en tout ce que vous désirerez.

Après ces paroles , chacun d'eux étendit la main sur la croix de son épée , à défaut d'Evangile ou de saintes reliques ,^ jurant de maintenir la paix d'une manière durable. Aussitôt tous ceux qui les avaient accompagnés les rejoignirent joyeux, criant Noël , et maudissant d'avance celui qui , désormais , reprendrait les armes pour une aussi fatale querelle.

Alors le Dauphin et le duc échangèrent leurs épées et leurs chevaux en signe de fraternité ; et , lorsque le Dauphin se mit en selle , le duc lui tint l'étrier , quoique celui-ci le suppliât de n'en lien faire ; ensuite ils chevauchèi-ent quelque temps à côté l'un de l'autre , devisant amicalement , Français et Bourguignons mê- lés à leur suite. Puis , après s'être embrassés une seconde fois , ils se séparèi-ent , le Dauphin pour retourner à Melun , et le duc de Bourgogne à Corbeil. Dauphinois et Bourguignons suivirent cha- cun leur maître.

Deux hommes lestèrent les derniers.

TOME VIII. 4^

Gfi?. REVUE DES DEUX MONDES.

Taniieguy, dit l'un d'eux d'une voix sourde , j'ai tenu ma promesse ; as-tu tenu la tienne ?

Etait-ce possible , niessiie de Gyac , répondit Tanneguy, couvert de fer et accompagné comme il l'était? Mais, soyez tran- quille , avant la fin de l'année , nous trouverons plus beau jeu et meilleure occasion.

Satan le veuille ! dit Gyac.

Dieu me le pardonne ! dit Tanneguy.

Et tous deux piquèrent leurs chevaux , se tournant le dos , l'un pour rejoindre le duc , et l'autre le Dauphin.

Le soir de ce jour , un grand orage éclata à l'endroit même avait eu lieu la conférence, et le tonnerre brisa l'arbre de la chaus- sée , sous lequel la paix avait été jurée. Beaucoup regardèrent cela comme un mauvais présage , et quelques-uns dirent tout haut que cette paix ne serait pas plus durable qu'elle n'était sincère ' .

Cependant quelques jours après le Dauphin et le duc publiè- rent leurs lettres de ratifications du traité -.

Les Parisiens en avaient reçu la nouvelle avec une grande joie : ils avaient pensé que le duc ou le Dauphin allait revenir à Paris pour les défendre ; leur attente fut trompée. La reine et le roi avaient quitté Pontoise , laissant dans cette ville , trop voi- sine des Anglais pour qu'ils y demeurassent avec sécurité , le sire de l'Iladam à la tète d'une nombreuse garnison. Le duc les rejoignit à Saint-Denis ils s'étaient retirés, et les Parisiens, ne voyant faire aucune assemblée pour marcher contre les An- glais , retombèrent dans le découragement.

Quant au duc , il s'était de nouveau abandonné à cette apathie inconcevable dont quelques exemples se retrouvent dans la vie des hommes les plus braves et les plus actifs, et qui, pour presque tous , a été un signe augurai que leur heure suprême allait bien- tôt sonner.

Le Dauphin lui écrivait lettre sur lettre pour l'engager à bien défendre Paris , taudis que lui ferait une diversion sur les fron-

' Journal de Paris.

' Enguerrand de Monstrelet , Juvénal , Histoire de Bourgogne.

SCÈNES HISTORIQUES. 663

lières du Maine: le duc, en les recevant, donnait quelques or- dres ; puis , comme s'il eût été incapable de continuer la lutte que depuis douze ans il soutenait , il allait , ainsi qu'un enfant lassé , se couclier aux pieds de sa belle maîtresse , perdant le souvenir du monde entier dans un des regards de ses beaux yeux. C'est le propre d'un amour violent de faire prendre en dédain toutes les choses de la vie qui n'ont point rapport à cet amour même : c'est que toutes les autres passions viennent de la tète, et celle-là seule du cœur. Cependant les murmures que la paix avait calmés , reprirent bientôt naissance ; des bruits va- gues de trahison recommencèrent à circuler, et un événement qui se passa sur ces entrefaites vint y donner une nouvelle créance.

Henri de Lancastre avait bien jugé de quel désavantage devait être pour lui l'alliance du Dauphin et du duc ; en conséquence il résolut de s'emparer de Pontoise avant que ses deux ennemis n'eussent le temps de combiner leurs mouvemens. A cet effet, trois mille hommes , conduits par Gaston , second fils d'Archam- bault, comte de Foix, qui s'était rendu Anglais, partirent de Meulan dans la soirée du 3 1 juillet , et arrivèrent à la nuit noire au pied des murailles de la ville de Pontoise. Ils posèrent en silence des échelles contre le rempart, à quelque distance de l'une des portes , et , sans être aperçus du guet , ils montèrent un à un sur la muraille au nombre de trois cents : alors ceux qui étaient montés mirent l'épée à la main , se dirigèrent vers la porte, égorgèrent le poste qui la gardait, et ouvrirent à leurs cama- rades , qui se ruèrent dans les rues , en criant : Saint-Georges , et ville gagnée 'I...

L'Iladam entendit ces cris ; il les reconnut pour les avoir proférés lui-même : il se jeta aussitôt à ba^de son lit, s'habilla à la hâte , et n'était encore qu'à moitié vêtu , lorsque les Anglais vinrent frapper à coups redoublés à la porte de la maison qu'il habitait. Il n'eut que le temps de saisir une pesante hache d'armes, d'éteindre la lampe qui pouvait le traliir, et de s'élancer par une

* Enguerrand de Monstrelet.

G64 REVUE DES DEUX MONDES.

fenêtre qui donnait dans une cour. Au même instant les Anglais enfoncèrent la porte de la rue.

L'Iladam courut à ses écuries, sauta sur le premier cheval venu, et sans selle , sans bride, s'élança sous le porche encom- bré d'Anglais qui montaient dans les chambres , passa au milieu d'eux, au moment ils s'y attendaient le moins , tenant d'une main la crinière du cheval , et de l'autre faisant tournoyer sa hache. Un Anglais avait voulu se jeter au-devant de lui , et il était tombé la tète fendue ; sans cet homme sanglant et étendu à leurs pieds, les autres auraient cru voir passer une appa- rition.

L'Iladam s'élança vers la porte de Paris , elle était fermée ; la confusion était telle , que le concierge n'en put retrouver les clefs : il fallait la rompre à coups de hache ; l'Iladam se mit à l'œuvre. Derrière lui les liourgeois fuyans s'amassaient dans la rue étroite, augmentant à chaque instant de nombre, n'ayant d'espoir que dans la promptitude avec laquelle la hache de l'Iladam , qui se levait et retombait sans aelàche , leur ouvri- rait une issue.

Bientôt des cris de désespoir partirent de l'autre extrémité de cette rue : les fuyards avaient eux-mêmes indiqué le chemin à leurs ennemis. Les Anglais entendirent les coups qui retentis- saient sur la porte ; et, pour arriver à l'Iladam, "ils chargeaient cette foule désarmée qui n'opposait qu'une masse inerte , mais épaisse , mais profonde ; rempart vivant et serré que sa terreur même rendait plus difficile encore à entamer. Cependant les hommes d'armes fouillaient cette foule à coups de lance, les arbalétriers en abattaient des rangs entiers 5 les flèches venaient , autour de l'Iladam , s'enfoncer en tremblant dans la porte ébranlée, gémissante', mais résistant toujours. Les cris se rap- prochaient de lui ; un instant il crut que le rempart de bois serait plus long à enfoncer que le rempart de chair : les Anglais n'é^ taient plus qu'à trois longueurs de lance de lui ; enfin la porte se brisa , vomissant au dehors un flot d'hommes , à la tête duquel le cheval épouvanté empoita l'Iladam comme l'éclair.

Lorsque le duc de Bourgogne apprit cette nouvelle , au lieu

SChNES HISTORIQUES. 665

d'assembler une année et de marcher aux Anglais , il fit monter le roi , la reine et madame Catherine dans mi carrosse , monta lui-même à clieval, et avec les seigneurs de sa maison il se retira , par Provins , à Troyes en Champagne , laissant en la ville de Paris le comte de Saint-Pol comme lieutenant , l'iladam comme gouverneur, et M* Eustache Delaistre comme chancelier '.

Deux heures après le départ du duc de Bourgogne , les fugitifs commencèrent à arriver à Saint- Denis. C'était pitié de voir ces pauvres gens blessés , sanglans , à demi nus , mourant de faim , et exténués d'une marche de sept lieues pendant laquelle ils n'a- vaient pas osé se reposer un instant. Le récit des atrocités com- mises par les Anglais était écouté partout avec autant d'avidité que de terreur ; des groupes se formaient dans les rues tout autour de ces malheureux ; puis tout à coup le cri , les Anglais ! les Anglais î retentissait, et chacun fuyait, rentrant dans sa maison , fermant ses fenêtres , barricadant ses portes et criant merci !

Cependant les Anglais pensaient plus à profiter de leur vittoiie qu'à la poursuivre. Le séjour de la cour à Pontoise en avait fait une ville de luxe : l'iladam et une partie des seigneurs qui s'étaient enrichis à la prise de Paris , y avaient entassé leurs trésors; les Anglais y firent un pillage de plus de deux millions.

En même temps on apprit la prise de Château-Gaillard , l'une des citadelles les plus fortes de la Normandie. Olivier de Mauny en était le capitaine ; et , quoiqu'il n'eût pour toute garnison que cent vingt gentilshommes , il tint seize mois , et ne fut forcé que par une circonstance que l'on n'avait pu prévoir : les coides pour tirer l'eau des puits s'usèrent et se rompirent ; ils suppor- tèrent sept jours la soif , puis enfin ils se rendirent aux comtes de Huntingdon et de KimC;, qui tenaient le siège.

Le Dauphin apprit en même temps à Bourges , il rassem- blait son armée , la reddition honorable de Château - Gail- lard et la surprise inattendue de Pontoise. On ne manqua pas de lui représenter cette dernière ville comme ayant été ven- due aux Anglais. Ce qui donnait quelque apparence de fondement

* Engucrrand de Monstrelct.

C)66 REVUE DES DEUX MONDES.

à ce bruit , c'est que le duc de Bourgogne en avait confié la garde à l'un des seir^neurs qui lui étaient le plus dévoués , et que ce sei- gneur, quoique d'une bravoure reconnue, l'avait laissé prendre sans rien faire ostensiblement pour sa défense. Les ennemis du duc qui entouraient le Dauphin, saisirent cette occasion de faire rentrer dans l'esprit du prince des soupçons qu'ils y avaient déjà nourris si long-temps. Tous demandaient la rupture du traité et une guerre franche et loyale , en place de cette alliance fausse et traîtresse ; Tanneguy seul , malgré sa haine bien connue contre le duc , sup- pliait le Dauphin de réclamer une seconde entrevue avant d'avoir recours à aucune démonstration hostile.

Le Dauphin prit une résolution qui conciliait à la fois les deux avis : il vint avec une puissance de vingt mille combattans à Mon- tereau , afin d'être prêt à la fois à traiter, si le duc acceptait la nouvelle entrevue , ou à recommencer les hostilités , s'il la refu- sait. Tanneguy, qui , au grand étonnement de tous ceux qui con- naissaient son caractère décidé , avait constamment été pour les moyens conciliateurs , fut envoyé à Troyes , nous avons dit qu'était le duc : il portait à celui-ci des lettres signées du Dau- phin , qui fixaient Montereau pour le lieu de la nouvelle entre- vue ; et , connue il n'y avait pas de place au château pour Du- châtel et sa suite , le sire de Gyac lui donna l'hospitalité.

Le duc accepta l'entrevue , mais il y mit pour condition que le Dauphin viendrait à Troyes , étaient le roi et la reine. Tan- neguy revint à Montereau.

Le Dauphin et ceux qui l'entouraient étaient d'avis de prendre la réponse du duc pour une déclaration de guerre et de recourir aux armes. Tanneguy seul, infatigable, impassible, offrait au Dau- phin de faire de nouvelles démarches , et s'opposait avec entête- ment à toute mesure hostile. Ceux qui savaient quelle haine il y avait au fond du cœur de cet homme contre le duc Jean , n'y comprenaient plus rien : ils le croyaient gagné comme tant d'au- tres l'avaient été, et faisaient part de leurs soupçons au Dauphin ; mais celui-ci les rapportait aussitôt à Tanneguy , en lui disant : « N'est-ce pas , mon père , que tu ne me trahiras pas? »

Enfin arriva une lettre du sire de Gyac ; grâce à ses instaures,

SCÈNES HISTORIQUES. 66^

Je duc était chaque jour moins éloigné de venir traiter avec le Dauphin ; cette lettre étonna tout le monde , excepté Tanneguy, qui paraissait s'y attendre.

En conséquence , Dm luitel retourna à Troyes au nom du Dau- phin ; il proposa au duc le pont île Montereau , comme le lieu le plus favorable à l'entrevue. Il était autorisé à s'engager, au nom du Dauphin , à livrer au duc le château et la rive droite de la Seine, avec liberté pour celui-ci de loger, dans cette for- teresse et dans les maisons bâties sur celte rive , tout autant de gens d'armes qu'il le croirait nécessaire. Le Dauphin se réser- vait la ville et la rive gauche : quant à la langue de terre qui se trouve entre l'Yonne et la Seine , c'était un terrain neutre qui ne devait appartenir à personne ; et comme à cette époque, à l'ex- ception d'un moulin isolé qui s'élevait aux bords de l'Yonne , elle était complètement inhabitée , il était facile de s'assurer qu'aucune surprise n'y serait préparée.

Le duc accepta ces conditions ; il promit de partir pour Bray- sur-Seine le g septembre. Le lo devait avoir lieu l'entrevue, et le sire de Gyac , qui possédait toujours la coufîauce du duc , fut choisi par lui pour accomjjagner Tanneguy , et veiller à ce que toutes sûretés fussent prises , aussi bien d'une part que de l'autre.

Maintenant il faut que nos lecteurs jettent un coup-d'œil avec nous sur la position topographique de la ville de Montereau, afin que nous les fassions assister, autant qu'il est en notre pouvoir, à la scène qui va se passer sur ce pont , auquel Napoléon , en i8i4 j a rattaché un second souvenir historique.

La ville de Montereau est située à vingt lieues à peu près de Paris, au confluent de l'Yonne et de la Seine, la première de ces deux rivières perd son nom en se jetant dans l'autre. Si l'on remonte , en partant de Paris , le cours du fleuve qui le tra- verse , on aura , en arrivant en vue de Montereau , à gauche , la montagne élevée de Surville , sur laquelle était bâti le château , et au pied de cette montagne , ime espèce de faubourg séparé de la ville par le fleuve : c'est ce côté qu'on avait offert de livrei; au duc de Bourgogne.

668 REVUE DES DEUX MONDES.

En face de soi , l'on découvrira , simulant l'angle le plus aigu d'un V, et à peu près dans la position se trovive à Paris la pointe du Pont-Neuf, furent brûlés les Templiers, la langue de terre par laquelle le duc devait arriver, venant de Bray-sur- Seine, langue de terre qui va toujours s'élargissant entre le fleuve et la rivière qui la bordent , jusqu'à ce que la Seine jaillisse de terre à Baigneux-les-Juifs , et que l'Yonne prenne sa source non loin de l'endroit était située l'ancienne Bibracte , et de nos jours s'élève la ville d'Autun.

A droite , la cité tout entière se déploiera gracieusement cou- chée -au milieu de ses moissons et de ses vignes , dont le tapis bariolé s'étend à perte de vue sur les riches plaines du Gàtinais.

Le pont sur lequel devait avoir lieu l'entrevue joint encore aujourd'lnii , en partant de gauche à droite , le faubourg à la ville , et traverse d'abord le fleuve , ensuite la rivière , posant, à l'endroit de leur jonction , un de ses pieds massifs sur la pointe de terre dont nous avons parlé.

Ce fut sur la partie droite du pont , au-dessus de la rivière d'Yonne , qu'on éleva , pour l'entrevue , une espèce de loge en charpente , avec deux portes opposées , qui , de chaque côté , se fermaient au moyen d'une barrière à trois traverses ; deux autres barrières avaient encore été placées , l'une à l'extrémité du pont, du côté de la ville , l'autre un peu en-deçà du chemin par lequel devait arriver le duc. Tous ces préparatifs furent hâtivement faits dans la journée du 9 '.

Notre espèce humaine est à la fois si faible et si orgueilleuse , que chaque fois que s'accomplit ici-bas un de ces événemens qui secouent un empire, i-enversent une dynastie, bouleversent un royaume , elle croit que le ciel , intéressé ù nos pauvres passions et à nos misérables cataclysmes, change pour nous le cours des astres , l'ordre des saisons ^ , €t nous envoie certains signes à l'aide desquels l'homme pourrait, s'il n'était si aveugle, se soustraire

' Philippe de Commines. Le Religieux de Saint-Denis.

" Le 1 1 septembre, il tomba assez de neige pour couvrir les champs à la hauteur de deux ou trois pouces. Toute la vendange, qui n'était point encore faite, fut perdue.

SCÈNES HISTORIQUES. 66o

à sa destinée : peut-être aussi les grands événemens une fois ré- volus, ceux qui y suivirent, ceux qui les ont vus s'accomplir sous leurs yeux,- se rappelant les moindres circonstances qui les ont précédés, y trouvent-ils avecla catastrophe une coïncidence que le fait de l'événement seul a pu leur donner, tandis que sans cet évé- nement , les circonstances qui le précédaient eussent été perdues dans la foule de ces infiniment petits incidens, qui, séparés, n'ont aucune importance individuelle, et qui, réunis, forment la chaîne de ce tissu mystérieux qu'on appelle la vie humaine.

En tout cas , voici ce que les hommes qui ont vu ces choses sin- gulières ont raconté; voici ce que d'après eux d'autres ont écrit:

Le lo septembre, à une heure après midi , le duc monta à che- val dans la cour de la maison il s'était logé , à Bray-sur-Seine. Il avait à sa droite le sire de Gyac , et à sa gauche le seigneur de Noailles. Son chien favori avait hurlé lamentablement toute la nuit ; et , voyant son maître prêt à partir , il s'élançait hors de la niche il était attaché , les yeux ardens et le poil hérissé ; enfin, au moment le duc , après avoir salué une dernière fois la dame de Gyac , qui de sa fenêtre assistait au départ du cortège , se mit en marche, le chien" fit un si violent effort, qu'il rompit sa double chaîne de fer ; et , au moment le cheval allait franchir le seuil de la porte , il se jeta à son poitrail et le mordit si cruellement , que le cheval se cabra et faillitfaire perdre les arçons à son cavalier. De Gyac , impatient , voulut l'écarter avec un fouet qu'il portait , mais le chien ne tint aucun compte des coups qu'il recevait, et se jeta de nouveau à la gorge du cheval du duc ; celui-ci , le croyant enragé, prit une petite hache d'armes qu'il portait à l'arçon de sa selle et lui fendit la tête Le chien jeta un cri , et alla en roulant expirer sur le seuil de la porte , comme pour en défendre encore le passage : le duc , avec un soupir de regret , fit sauter son cheval par-dessus le coqos du fidèle animal.

Vingt pas plus loin , un vieux juif, qui était de sa maison et qui se mêlait de l'œuvre de magie , sortit tout à coup de derrière un mur, arrêta le cheval du duc par la bride et lui dit: Monsei- gneur , au nom de Dieu , n'allez pas plus loin.

Que me veux-tu , juif? dit le duc en s'arrêtant.

6^0 REVUE DES DEUX MONDES.

Monseigneur , reprit le juif , j'ai passé la nuit à consulter les astres, et la science dit que, si vous allez à Montereau , vous n'en reviendrez pas ; et il tenait le cheval au mors pour l'empêcher d'avancer.

Qu'en dis-tu , de Gyac ? dit le duc en se retournant vers son jeune favoi'i.

Je dis, répondit celui-ci, la rougeur del'impatience au front, je dis que ce juif est un fou qu'il faut traiter comme votre chien , si vous ne voulez pas que son contact immonde vous force à quel- que pénitence de huit jours.

Laisse-moi, juif, dit le duc pensif, en lui faisant douce- ment signe de le laisser passer.

Arrière, jviif! s'écria de Gyac en heurtant le vieillard du poitrail de son cheval , et en l'envoyant rouler à dix pas ; arrière ! JN 'entends-tu pas monseigneur qui t'ordonne de lâcher la bride de son cheval ? Le duc passa la main sur son front comme pour en écarj;er un nuage; et, jetant un dernier regard sur le juif étendu sans connaissance sur le revers de la route , il continua son chemin.

Trois quarts d'heure après , le duc arriva au château de Mon- tereau. Avant de descendre de cheval , il donna l'ordre à deux cents hommes d'armes et à cent archers de se loger dans le fau- bourg , et de s'emparer de la tète du pont ; Jacques de la Lime , grand-maître des arbalétriers , reçut le commandement de cette petite troupe.

En ce moment , Tanneguy vint vers le duc , et lui dit que le Dauphin l'attendait sur le pont depuis près d'une heure. Le duc répondit qu'il y allait ; au même instant , un de ses serviteurs tout effaré accourut, et lui parla tout bas. Le duc se tourna vers Duchâtel.

Par le saint jour de Dieu ! dit-il , chacun s'est donné le mot aujourd'hui pour nous entretenir de trahison; Duchâtel, êtes-vous bien sûr que notre personne ne court aucun risque , car vous feriez bien mal de nous tromper ?

Mon très-redouté seigneur , répondit Tanneguy, j'aimerais mieux être moi t et darinxié que de faire trahison à vous ou à nul

SCKNES HISTORIQUES. 67 I

autre; n'ayez donc aucune crainte, car monseigneur le Dauphin ne vous veut aucun mal.

Eh bien ! nous irons donc , dit le duc , nous fiant à Dieu , il leva les yeux au ciel , et à vous , continua-t-il , en fixant sur Tanneguy un de ces regards perçans qui n'appartenaient qu'à lui. Tanneguy le soutint sans baisser la vue.

Alors celui-ci présenta au duc le parchemin sur lequel étaient inscrits les noms des dix hommes d'armes qui devaient accom- pagner le Dauphin : ils étaient inscrits dans l'ordre suivant.

Le vicomte de Narbonne, Pierre de Beauveau, Robert de Loire, Tanneguy Duchàtel, Barbazan, Guillaume Le Bouteillier, Guy d'Avaugour, Olivier Layet, Yarennes et Frottier.

Tanneguy reçut en échange la liste du duc. Ceux qu'il avait appelés à l'honneur de le suivre , étaient :

Monseigneur Charles de Bourbon , le seigneur de JVoailles, Jean de Fribourg , le seigneur de Saint-Georges , le seigneur de Montagu , messire Antoine du Yergy, le seigneur d'Ancre , mes- sire Guy de Pontarlier, messire Charles de Lens et messire Pierre de Gyac. De plus , chacun devait amener avec lui son secré- taire ' .

Tanneguy emporta cette liste. Derrière lui , le duc se mit en route pour descendre du château au pont ; il était à pied , avait la tête couverte d'un chaperon de velours noir, portait pour armes défensives un simple haubergeon de mailles , et pour arme oflen- sive , une faible épée à riche ciselure et à poignée dorée ^.

En arrivant à la tête du pont , Jacques de la Lime lui dit qu'il avait vu beaucoup de gens armés entrer dans une maison de la ville, qui touchait à l'autre extrémité du pont, et qu'en l'aperce- vant, lorsqu'il avait pris poste avec sa troupe, ces gens s'étaient hâtés de fermer les fenêti'es de cette maison.

Allez voir si cela est vrai, de Gyac, dit le duc ; je vous at- tendrai ici^.

' Enguerrand de Monstrelet. Sainte-Foix. Barante. " On montre encore aujourd'hui à Montereau cette épée suspendue dans J'église.

^ Enguerrand de Monstrelet.

6^2 REVUE DES DEUX MONDES.

De Gyac prit le chemin du pont, traversa les barrières, passa au milieu de la loge en charpente, arriva à la maison désignée , et eu ouvrit la porte. Tanneguy y donnait des instructions à une ving- taine de soldats armés de toutes pièces.

Eh bien ? dit Tanneguy en l'apercevant.

Etes-vous px'êts ? répondit de Gyac.

Oui, maintenant il peut venir. De Gyac retourna vers le duc.

Le grand -maître a mal vu. Monseigneur, dit-il; il n'y a personne dans cette maison.

Le duc se mit en inarche. Il dépassa la première barrière, qui se referma aussitôt derrière lui. Cela lui donna quelques soup- çons ; mais comme il vit devant lui Tanneguy et le sire de Beau- veau, qui étaient venus à sa rencontre, il ne voulut jias reculer. Il prêta son serment d'une voix ferme ; et montrant au sire de Beau- veau sa légère cotte de mailles et sa faible épée : Vous voyez, mon- sieur, comme je viens ; d'ailleurs, continua-t-il en se tournant vers Duchâtel et en lui frappant sur l'épaule : Voici en qui je me fie ' .

Le jeune Dauphin était déjà dans la loge en charpente au mi- lieu du pont : il poi'tait une robe longue de velours bleu clair gar- nie de martre, un bonnet de la forme à peu près de nos casquettes de chasse modernes , dont le fond était entouré d'une petite cou- ronne de fleurs de lis d'or ; la visière et les rebords étaient de fourrure pareille à celle de la robe.

En apercevant le prince, les doutes du duc de Bourgogne s'éva- nouirent ; il marcha droit à lui , entra sous la tente, remarqua que, contre tous les usages, il n'y avait point de barrière au milieu pour séparer les deux partis : mais, sans doute, il crut que c'était un oubli, car il n'en fit pas même l'observation. Quand les dix seigneurs qui l'accompagnaient furent entrés à sa suite, on ferma les deux barrières.

A peine s'il y avait dans cette étroite tente un espace suffisant pour que les vingt-quatre personnes qui y étaient enfermées ])us-

' Engucrrand de Monstrelet.

SCÈNES HISTORIQUES. 6^3

sent y tenir, même debout; Bourguignons et Français étaient niêle's au point de se toucher. Le duc ôta son chaperon , et mit le genou gaudie en terre devant le Dauphin.

Je suis venu à, vos ordres, monseigneur, dit-il, quoique quel- ques-uns m'aient assuré que cette entrevue n'avait été demandée par vous qu'à l'effet de me faire des reproches ; j'espère que cela n'est pas, monseigneur, ne les ayant pas mérités.

Le Dauphin croisa ses deux bras, sans l'embrasser ni le relever, comme il avait fait à la première entrevue.

Vous vous êtes trompé, monsieur le duc, dit-il d'une voix sévère ; oui, nous avons de graves reproches à vous faire, car vous avez mal tenu la promesse que vous nous aviez engagée. Vous m'avez laissé prendre ma ville de Pontoise, qui est la clef de Pa- ris ; et, au lieu de vous jeter dans la capitale pour la défendre ou y mourir, comme vous le deviez en sujet loyal, vous avez fui à Troyes.

Fui , monseigneur I dit le duc en tressaillant de tout son corps à cette expression outrageante.

Oui, fui, répéta le Dauphin, appuyant sur le mot. Vous avez

Le duc se releva, ne croyant pas sans doute devoir en entendre davantcige ; et , comme dans l'humble posture qu'il avait prise, une des ciselures de la poignée de son épée s'était accrochée à une maille de son haubergeon, il voulut lui faire reprendre sa posi- tion verticale : le Dauphin recula d'un pas, ne sachant pas quelle était l'intention du duc en touchant son épée.

Ah ! vous portez la main à votre épée en pi'ésence de votre maître ! s'écria Robert de Loire en se jetant entre le duc et le Dauphin.

Le duc voulut parler. Tanneguy se baissa, ramassa une courte hache cachée derrière la tapisserie ; puis se l'edressant de toute sa hauteur : // est temps, dit- il, en levant sa hache sur la tête du duc.

Le duc vit le coup cjui le menaçait ; il voulut le parer de la main gauche, tandis qu'il portait la droite à la garde de son épée , mais il n'eut pqLS même le temps de la tirer : la hache de Tanneguy

Ci'^^ REVUE DES DEUX MONDES.

tomba, abattant la main gauche du duc, et du même coup lui fen- dant la tète depuis la pommette de la joue jusqu'au bas du menton.

Le duc resta encore un instant debout, commje un chêne qui ne peut tomber ; alors Robert de Loire lui plongea son poignard dans la gorge , et l'y laissa.

Le duc jeta un cri, étendit les bras, et alla tomber aux pieds de Gyac.

Il y eut alors une grande clameur et une affreuse mêlée , car dans cette tente deux hommes auraient eu à peine de la place pour se battre, vingt hommes se ruèrent les uns sur les autres. Un moment, on ne put distinguer au-dessus de toutes ces têtes que des mains, des haches et des épées. Les Français criaient: Tue I tue ! à mort ! Les Bourgmgnons criaient : Trahison ! tra- hison ! alarme ! Les étincelles jaillissaient des armes qui se ren- contraient, le sang s'élançait des blessures. Le Dauphin, épou- vanté, s'était jeté le haut du corps en dehors de la barrière. A ses cris , le président Louvet arriva, le prit par-dessous les épau- les , le tira dehors , et l'entraîna presque évanoui vers la ville ; sa robe de velours bleu était toute ruisselante du sang du duc de Bourgogne , qui avait rejailli jusque sur lui.

Cependant le sire de Montaigu, qui était au duc, était parvenu à escalader la barrière , et criait : Alarme ! De Noailles allait la franchir aussi, lorsque Narbonne lui fendit le derrière de la tête ; il tomba hors de la tente, et expira presque aussitôt. Le seigneur de Saint-Georges était profondément blessé au côté droit d'un coup de pointe de hache; le seigneur d'Ancre avait la main fendue.

Cependant le combat et les cris continuaient dans la tente ; on marchait sur le duc mourant, que nul ne songeait à secourir. Jusqu'alors , les Dauphinois , mieux armés , avaient le dessus ; mais aux cris du seigneur de Montaigu , Antoine de Thoulon- geon , Simon Othelimer , Sambutier et Jean d'Ermay accou- rurent , s'approchèrent de la loge , et tandis que trois d'entre eux dardaient leurs épées à ceux du dedans , le quatrième rompait la barrière. De leur côté , les hommes cachés dans la maison sortirent et arrivèrent en aide aux Dauphinois. Les Bourgui-

SCÈNES HISTORIQUES. 6']5

gnons , voyant que toute résistance était inutile , prirent la fuite par la barrière brisée. Les Dauphinois les poursuivirent, et trois personnes seulement restèrent sous la tente vide et ensan- glantée.

C'était le duc de Bourgogne , étendu et mourant ; c'était Piene de Gyac , debout , les bras croisés , et le regardant mourir ; c'é- tait enfin Olivier Layet , qui , touché des souffrances de ce mal- heureux prince , soulevait son haubergeon pour l'achever par- dessous avec son épée. Mais de Gyac ne voulait pas voir abréger cette agonie, dont chaque convulsion lui appartenait; et, lorsqu'il reconnut l'intention d'Olivier , d'un violent coup de pied il lui fit voler son épée des mains. Olivier, étonné, leva la tête. Eh! sang-dieu ! lui dit en riant de Gyac, laissez donc ce pauvre prince mourir tranquille.

Puis, lorsque le duc eut rendu le dernier soupir, il lui mit la main sur le cœur pour s'assurer qu'il était bien mort ; et , comme le reste l'inquiétait peu , il disparut sans que personne fît atten- tion à lui.

Cependant les Dauphinois , après avoir poursuivi les Bourgui- gnons jusqu'au pied du château , revinrent sur leurs pas. Ils trou- vèrent le corps du duc étendu à la place ils l'avaient laissé , et près de lui le curé de Montereau , qui , les genoux dans le sang , lui disait les prières des morts. Les gens du Dauphin voulurent lui arracher ce cadavre et le jeter à la rivière ; mais le prêtre leva son crucifix sur le duc , et menaça de la colère du ciel quiconque oserait toucher ce pauvre corps , dont l'ame était si violemment sortie. Alors Cœsmerel , bâtard de Tanneguy , lui détacha du pied un de ses éperons d'or, jurant de le porter désormais comme un ordre de chevalerie ; et les valets du Dauphin , suivant cet exemple , arrachèrent les bagues dont ses mains étaient couvertes , ainsi que la magnifique chaîne d'or qui pendait à son cou.

Le prêtre resta jusqu'à minuit; puis à cette heure seule- ment , avec l'aide de deux hommes , il porta le corps dans un moulin , près du pont , le déposa sur une table et continua de plier près de lui jusqu'au lendemain matin. A huit heures , le duc fut mis en terre , en l'église Notre-Dame , devant l'autel

G'jG REVUE DES DEUX MONDES.

Saint-Louis ; il était revêtu de son pourpoint et de ses liousseaux, sa barette était tirée sur son visage ; aucune cérémonie religieuse n'accompagna l'inhumation : cependant pour le repos cle son âme il fut dit douze messes pendant les trois jours suivans '.

Ainsi tomba par trahison le puissant duc de Bourgogne , sur- nommé Jean-sans-Peur. Douze ans auparavant , il avait aussi par trahison frappé le duc d'Orléans des mêmes coups dont il venait d'être atteint à son tour ; il avait commandé de lui abattre la main gauche , et sa main gauche, à lui, était tombée ; il lui avait fait fendre la tête d'un coup de hache , et sa tête venait d'être ouverte par la même blessure, faite par la même arme. Les gens religieux et croyans virent dans cette coïncidence sin- gulière une application de ces paroles de Christ : « Celui qui frappe de l'épée périra par l'épée. » Depuis que le duc d'Or- léans était tombé par ses ordres, la guerre civile avait, comme un vautour affamé, rongé sans relâche le cœur du royaume. Le duc Jean lui-même , comme s'il traînait avec lui la punition de son homicide , n'avait pas eu , depuis qu'il l'avait commis , un seul instant de repos : sa renommée avait subi mille affronts , son bon- heur avait souffert mille atteintes; il était devenu défiant, irré- solu, timide même.

La hache de Tanneguy-Duchâtel porta le premier coup à l'édi- fice féodal de la monarchie capétienne ; elle abattit avec fracas la plus forte colonne de cette grande vassalité qui en soutenait la voûte : un instant le temple craqua , et l'on put croire qu'il allait s'écrouler ; mais pour le soutenir restaient encore debout les ducs de Bretagne , les comtes d'Armagnac , les ducs de Lorraine et les rois d'Anjou. Le Dauphin, au lieu d'un allié incertain qu'il avait dans le père , gagna dans le fils un ennemi déclaré : la réunion du comte de Charolais aux Anglais poussa la France jusqu'au bord de l'abîme , mais l'usurpation du duc Jean , qui ne pouvait se faire que par la cession perpétuelle aux Anglais de la Nor- mandie et de la Guyenne , l'y eût sans aucun doute précipitée,

' Engueirand de Monstrelet. Sainte-Foix, Commines. Histoire de Bourgogne,

SCÈNES HISTORIQUES. 67 'J

Quant à Tanneguy-Ducliâtel , c'est un de ces hommes de tête et de cœur, de courage et d'exécution , dont l'iiistoire coule en bronze les rares statues ; son dévouement à la dynastie le con- duisit à l'assassinat : ce fut sa vertu qui fit son crime. Il commit le meurtre au profit d'un autre , et en garda pour lui la respon- sabilité : son action es? de celles que les hommes ne jugent pas , que Dieu pèse , que le résultat absout. Simple chevalier, il lui fut donné de toucher deux fois aux destinées presque accomplies de l'état et de les changer entièrement : la nuit il enleva le Dauphin de l'hôtel Saint-Paul, il sauva la monarchie; le jour il frappa le duc de Bourgogne à Montereau, il fit plus encore , il sauva la France V

' Nous rappellerons , une fois pour toutes , que nous exposons dans nos résumés de règnes, d'époques ou d'événemens , une opinion purement per- sonnelle, sans aucun désir de prosélytisme, sans aucun espoir qu'elle de- vienne générale.

TOME VllI. .j'4

IX.

ILii (g(!)lia^IS»

Pauvre Raiff !... dit le sire de Gyac.

Nous avons dit qu'aussitôt que le sire de Gyac avait vu le duc movt, il avait quitté le pont.

Il était sept heures du soir , le temps devenait sombre , la nuit s'avançait ; il détacha son cheval, qu'il avait laissé au moulin dont nous avons parlé , et reprit seul le chemin de Bray-sui- Seine.

Malgré le froid très-vif qui se faisait sentir , malgré l'ombre qui , d'instant en instant , devenait plus épàis^ , cheval et cava- lier ne marchaient qu'au pas. De Gyac était absorbé dans de sombres pensées ; la rosée de sang n'avait pas rafraîchi son front ; la mort du duc n'avait accompli que la moitié de ses désirs de vengeance , et le drame politique dans lequel il venait de jouer un rôle si actif , achevé pour tout le monde , aVait , pour lui seul, un double dénoûment.

Il était huit heures et demie quand le sire de Gyac arriva à Bray-sur-Seine. Au lieu de rentrer par les rues du village, il en fit le tour , attacha son cheval au mur extérieur d'un jardin , en ouvrit la porte, pénétra dans la maison, et monta à tâtons un esca- lier étroit et tournant qui conduisait au premier étage. Arrivé à la dernière marche , la lumière qui glissait à travers une porte entr'ouverte , lui indiqua la chambre de sa femme. Il s'avança

SCÈNES HISTORIQUES. (ynq

sur le seuil ; la belle Catlicrine était seule et assise, le coude ap- puyé sur une ])etite table sculptée, couverte de fruits ; son verre à moitié vide annonçait qu'elle givait interrompu une légère col- lation pour se laisser entraîner par son comr à l'une de ces rê- veries de jeune femme, si douce à contempler pour celui cjui en est l'objet, si infernale lorsque l'évidence crie à la jalousie : Ce n'est pas toi qui les causes ; ce n'est point à toi que l'on pense.

De Gyac ne put supporter plus long-temps cette vue : il était entré sans qu'on l'entendit, tant la préoccupation de Gatlierine était grande ! Il repoussa tout à coup la porte avec violence ; Ca- tlierine jeta un cri, se levant tout debout, comme si une main invisible l'eût soulevée par les cheveux. Elle reconnut son mari : Ah î c'est vous? dit-elle ; et , passant tout à coup de l'expres- sion de la frayeur à celle de la joie, elle força en même temps tous ses traits à sourire.

De Gyac regarda avec amertume cette délicieuse figure qui obéissait avec tant d'abandon tout-à-l'heure aux impressions du cœur, avec tant d'intelligence maintenant aux volontés de l'es- prit. Il secoua la tête et alla s'asseoir près d'elle sans répondre : jamais cependant il ne l'avait vue aussi belle.

Elle lui tendit une main effilée et blanche , toute couverte de bagues , et dont le bras nu se perdait , à compter du coude , dans de larges manches tombantes et garnies de fourrures. De Gyac prit cette main , la regarda avec attention , retourna le chaton de l'un des anneaux qui se trouvait en dedans : c'était celui dont il avait vu l'empreinte sur le cachet de la lettre écrite au duc. Il y retrouva l'étoile perdue dans un ciel orageux ; il lut les mots qui étaient gravés au-dessous d'elle. Lame/ne, raurmura-t-il ; la devise ne mentira pas.

Cependant Catherine, que cet examen inquiétait, essaya d'y faire diversion. Elle passa son autre main sur le front de Gyac: quoique pâle, il était brûlant.

Vous êtes fatigué, monseigneur, dit Catherine; vous devez avoir besoin , voulez-vous que j'appelle quelqu'un ?.... Ce repas de femme, continua-t-elle en souriant, est un peu trop frugal pour un chevalier aûamé.

^vSo ntviiF DES bi:ux mondfs.

Elle se leva , pi it un petit sifflet d'argent pour appeler une de ses femmes. Elle allait le porter à sa bouche, lorsque son mari lui arrêta la main.

Merci, madame, merci, dit de Gyac, il est inutile d'appeler; ce qu'il y a suffira : donnez-moi seulement un verre.

Catherine alla chercher elle-même l'objet ([ue lui demandait son mari. Pendant qu'elle s'éloignait, de Gyac tira vivement un petit flacon de sa poitrine, et vida la liqueur qu'il contenait dans le verre à moitié plein resté sur la table'. Catlierine revint sans s'être aperçue de ce qui venait de se passer.

Voici, monseigneur, dit-elle en versant du vin dans le verre et en le présentant à son mari ; voici, buvez à moi.

De Gyac trempa le bout de ses lèvres dans le verre , comme pour lui obéir.

Est-ce que vous ne continuez pas votre repas? dit-il.

Non, j'avais fini lorsque vous êtes arrivé. De Gyac fronça le sourcil et jeta les yeux sur le verre de Catherine.

Vous ne refuserez pas, du moins je l'espère, continua-t-il, de faire raison à mon toast, comme j'ai fait raison au vôtre ; et il présenta à sa femme le verre empoisonné.

Et quel est ce toast, Monseigneur? dit Catherine en le prenant.

Au duc de Bourgogne! répondit de Gyac.

Catherine , sans défiance aucune , inclina la tête En souriant , porta le veire à sa bouche, et le vida presque entièrement. De Gyac la suivait des yeux avec vme expression infernale. Quand elle eut fini, il se prit à rire. Ce rire étrange fit tressaillir Cathe- rine ; elle le regarda étonnée.

Oui, oui, dit de Gyac, comme répondant à cette interroga- tion muette ; oui, vous vous êtes tellement pressée de m'obéir, que je n'ai pas eu le temps d'achever de prononcer mon toast.

Que vous restait-il à dire ? reprit Catherine avec un vague sentiment de crainte ; ce toast n'était-il pas complet , ou n'ai-jc pas bien entendu ? Au duc de Bourgogne î . . .

' Guillaume de Griul. Mémoires concernant la Pucelle d'Orléans.

ScilNES HISTORIQUES. 68 1

Si , niatlaine , mais j'allais ajouter : Et que Dieu ait plus de miséricorde pour son ame que les hommes n'ont eu de pitié pour son corps.

Que dites-vous? s'éci-ia Catherine, eu restant la bouche entr'ouverte , les yeux fixes, et pâlissant tout à coup; que dites- vous? reprit-elle une seconde fois avec plus de force. Et le verre qu'elle tenait s'échappa de ses doigts raidis , et se brisa en morceaux.

Je dis, répondit de Gyac , que le duc Jean de BourpjOgne a été assassiné, il y a deux heures, sur le pont de Montereau.

Catherine jeta un grand cri, et, s'alïaissant sur elle-même, tomba sur le fauteuil cjui était derrière elle.

Oh! cela n'est pas, dit-elle avec l'accent du désespoir, cela n'est pas.

Cela est, reprit froidement de Gyac.

Qui vous l'a dit?

Je l'ai vu.

Vous?

J'ai vu à mes pieds , entendez-vous , madame ? j'ai vu le duc se tordre dans l'agonie, perdant son sang par cinq blessures, mourant sans prêtre et sans espoir. J'ai vu que sa bouche allait exhaler son dernier soupir, et je me suis penché sur lui pour le sentir passer.

Oh! vous ne l'avez pas défendu! vous ne vous êtes pas jeté au-devant du coup! vous n'avez pas sauvé!...

Yotre amant , n'est-ce pas , madame ! interrompit de Gyac d'une voix terrible, et regardant Catherine en face.

Elle jeta un cri ; et, ne pouvant supporter le regard dévorant que son mari fixait sur elle, elle cacha sa tête entre ses deux mains.

Mais vous ne devinez donc rien? continua de Gyac en se levant à son tour. Est-ce stupidité ou effronterie , madame?... Vous ne devinez donc pas que cette lettre que vous lui avez écrite , que vous avez cachetée de ce cachet que vous portez au doigt , (il lui arracha la main de devant les yeux) , cette letti'e dans la- quelle vous lui donniez un rendez-vous adultère, c'est moi qui

G82 REVUE DES DEUX MONDES.

l'ai reçue; que je l'ai suivi; que cette nuit (il jeta les yeux sur sa main droite ) , nuit de délices pour vous , nuit d'enfer pour moi , me coûte mon ame ? Vous ne devinez pas que , lorsqu'il entra au château de Creil , j'y entrai avant lui ; que , lorsque vous passâtes enlacés aux bras l'un de l'autre dans cette sombre gale- rie, je vous voyais, j'étais , je vous touchais presque? Oh ! oh! vous ne devinez donc rien? il faut donc tout vous dire?...

Catherine épouvantée tomba sur ses mains et ses genoux, en criant : Grâce ! grâce ! . . .

Et dites maintenant , continua de Gyac en croisant ses bras sur sa poitrine, et en secouant la tête, vous dissimuliez votre honte et moi ma vengeance ; mais quel est de nous deux le maître en dis- simulation?... Ah! ce duc, ce grand vassal orgueilleux , ce prince souverain que les serfs de vastes domaines appelaient en trois lan- gues duc de Bourgogne, comte de Flandre et d'Artois , palatin de Malines et de Salins, dont un mot mettait cinquante mille hommes d'armes sur pied dans ses six provinces , il a cru , ce prince , ce duc , ce palatin , qu'il était assez fort et assez puissant pour me faire affront , à moi, Pierre de Gyac, simple chevalier! et il l'a fait , l'insensé !.. . Eh bien ! je n'ai rien dit, moi ; je n'ai point écrit de lettres souveraines ; je n'ai point convoqué mes hommes d'ar- mes, mes vassaux, mes écuyers et mes pages ; non, j'ai enfermé la vengeance dans mon sein et je lui ai donné mon cœur à ronger. . . puis , quand le jour est venu , j'ai pris mon ennemi par la main comme un faible enfant , je l'ai conduit à Tanneguy-Duchâtel , et j'ai dit: Frappe, Tanneguy!... et mainteiîant, il se mit à rire convulsivement , maintenant cet homme qui tenait sous sa domination des provinces à couvrir la moitié du royaume de France , cet homme , il est couché dans la boue et dans le sang, et ne trouvera peut-être pas six pieds de terre pour reposer tran- quille pendant l'éternité.

Catherine était à ses pieds, criant merci , se roulant sur le verre brisé , qui lui coupait les mains et les genoux.

Eh bien ! madame , vous entendez ;, continua de Gyac, mal- gré son nom , malgré sa puissance , malgré ses hommes d'armes, je me suis vengé de lui ; jugez si je me vengerai de sa com-

SciiNES HISTORIQUES. 683

plice, qui n'est qu'une feiunic, qui est seule , que je puis briser d'un souffle , que je puis étouffer entre mes deux mains.

Oh ! qu'allez-vous faire ? s'écria Catherine.

De Gyac la prit par le bias. Debout, madame , dit-il , et il la dressa devant lui , debout I . . .

Catherine jeta les yeux sur elle ; sa robe blanche était toute tachée de sang , à cette vue un éblouissement passa sur ses yeux , sa voix s'éteignit dans sa gorge , elle étendit les bras et s'éva- nouit.

De Gyac l'enleva phée sur son épaule , descendit l'escalier, traversa le jardin , posa son fardeau sur la croupe de Ralff , l'y assujettit à l'aide de son écharpe , et se mit en selle , hant Cathe- rine autour de son corps avec le ceinturon de son épée ' .

Malgré son double poids , Ralff partit au galop , dès qu'il sentit l'éperon de son maître.

De Gyac dirigea sa course à travers terres : devant lui s'éten- daient à l'horizon les vastes plaines de la Champagne, et la neige, qui commençait à tomber à gros flocons , couvrait les champs d'un vaste linceul , et leur donnait l'aspect âpre et sauvage des steppes sibériennes; nulle montagne ne se découpait dans le loin- tain , des plaines , toujours des plaines ; seulement d'espace en espace , quelques peupliers blanchi^ se balançaient au vent , pareils à des fantômes dans leurs suaire5 ; nul bruit humain ne troublait ces solitudes désolées ; le cheval, dont les pieds retom- baient sur un tapis de neige , redoublait ses élans silencieux , son cavalier lui-même retenait sa respiration , tant il semblait qu'au milieu de cette nature glacée , tout dût prendre l'aspect et imiter le silence de la mort î

Après quelques minutes , les flocons de neige qui tombaient sur sa figure , le mouvement du cheval qui brisait son coi-ps faible et diaphane , le froid saisissant de la nuit , rappelèrent Catherine à la vie. En reprenant ses esprits , elle crut èUe en proie à l'un de ces songes douloureux , nous croyons que quelque dragon ailé nous emporte à travers les airs. Bientôt une vive douleur à

1 Guillaume de Gruel.

684 REVUE DES DEUX MONDES.

la poitrine , une Joulour comme serait celle produite par un ciiar- bon ardent , lui rappela que tout était réel ; la vérité terrible , sanglante , inexorable , se dressa devant elle ; tout ce qui venait de se passer se représenta à sa mémoire , les menaces de son mari revinrent à son esprit , et la situation dans laquelle elle se re- trouvait la fit trembler qu'il ne commençât à les mettre à exé- cutioji.

Tout à coup une nouvelle douleur plus ardente , plus aiguë , plus incisive , lui fit jeter un cri : il se perdit sans écbo, glissant sur cette vaste nappe de neige ; seulement le cheval effrayé tres- saillit et redoubla de vitesse.

Oh ! monseigneur, je soufYre bien, dit Catherine. De Gyac ne répondit pas.

Laissez-moi descendre, continua-t-elle , laissez-moi prendre un peu de neige , ma bouche brûle , ma poitrine est en feu.

De Gyac se taisait toujours.

Oh ! je vous en supplie , au nom du ciel , par grâce , par pitié , ce sont des lames de fer rouge ! de l'eau , oh ! de l'eau.

Catherine se tordait dans le lien de cuir qui l'attachait au ca- valier. Elle essayait de se glisser à terre , et l'écharpe la retenait ; elle semblait Lénore liée au fantôme , le cavalier était silencieux comme Wihielni , et Ra4fF allait comme le cheval fantastique de Burger.

yVlors Catherine , sans espoir sur la terre , s'adressa au Sei- gneur.

Miséricorde ! mon Dieu , miséricorde ! dit-elle , car c'est ainsi qu'on doit souffiir lorsque l'on est empoisonné.

A ces mots de Gyac éclata de rire. Ce rire étrange, infernal , eut un écho; un autre rire lui i^épondit, éclatant, fuyant sur cette plaine funèbre. Ralff hennit, sa crinière se dressait de terreur.

Aloi's la jeune femme vit bien qu'elle était perdue, et que c'était son heure suprême. Elle comprit que rien ne pouvait la retarder, et elle se mit à prier Dieu tout haut, interrompant à chaque instant sa prière par les cris que la douleur lui arrachait.

De Gyac resta muet.

Bientôt il entendit faiblir la voix de Catherine; il sentit sou

scÎ;nf,s historiques. G85

corps , qu'il avait nulle fois couvert de baisers, se tordre dans les convulsions de l'agonie ; il put compter les frissons mortels cjui couraient dans ces membres liés aux siens ; puis peu à peu la voix s'éteignit dans un râle rauque et continu , les convulsions cessè- rent et ne furent plus que des frémissemens presque insensibles.; enfin le corps se raidit, la bouclie jeta un soupir : c'était le dernier effort de la vie , c'était le dernier adieu de l'ame ; de Gyac était attacbé à un cadavre ' .

Trois c[uarts d'heure encore il continua sa route sans pro- noncer une parole, sans se retourner, sans regarder derrière lui.

Enfin il se trouva sur les bords de la Seine , un peu au-dessous de l'endroit l'Aube, en s'y jetant, rend son cours plus profond et plus rapide : il arrêta Ralff, détacha la bouile du ceinturon qui enchaînait Catherine autour de lui , et le corps, que rien ne sou- tenait plus que l'écharpe qui le liait à sa selle , tomba cambré et en travers sur la croupe du cheval.

Alors de Gyac descendit. Ralff, écumant , ruisselant de sueur, voulait entrer dans la rivière ; son maître l'arrêta de la main gauche par le mors.

Puis de la droite il prit son poignard , chercha sur le cou de Ralff, avec sa pointe affilée et tranchante , l'endroit battait l'artère : le sang jaillit.

Aussitôt l'animal blessé se cabra , jetant un hennissement plaintif, et, s'arrachant des mains de son maître, s'élança dans le fleuve, emportant avec lui le cadavre de Catherine.

De Gyac , debout sur la gi'êve , le regarda lutter contre le cou- rant , qu'il eût facilement traversé sans la blessure qui l'affai- blissait. Arrivé au tiers du fleuve, il commença à dériver, sa respi- ration devint bruyante ; il essaya de revenir au bord d'où il était parti, sa croupe était déjà disparue, et à peine si l'on apercevait encore à la surface du fleuve la robe blanche de Catherine ; bientôt il tourna sur lui-même comme entraîné par un tour- billon, ses jambes de devant battaient l'eau et la faisaient jaillir : enfin le cou s'enfonça lentement, la tête à son tour disparut peu

' Mémoires d'Arthus de Richemont

(586 KEVUE DES «EUX MONDES.

à peu , une vague la recouvrit ; la tête reparut un instant encore , s'enfonça une seconde fois , puis quelques bulles d'air vinrent crever à la surface de l'eau. Ce fut tout, et le fleuve, un instant troublé , reprit , au bout de quelques secondes , son cours silen- cieux et tranquille.

Pauvre Ralfl! dit le sire de Gyac avec un soupir

Alexandre Dumas.

GEORGES SAND.

Indiana et Valentine ont soulevé , comme on devait s'y atten- dre, plusieurs questions morales et religieuses. La critique euro- péenne, et en particulier la critique française , n'ont pas encore secoue' leurs vieilles habitudes. Malgré les vives et hautaines re- montrances des esprits éminensqui depuis un demi-siècle ont mis l'histoire et la philologie au service de la raison, malgré les pro- testations formelles et précises de Warton et de Tyrvvhit, des frères Schlegel et de Goethe , les salons et les universités , les oisifs et les studieux s'obstinent encore à voir dans un ouvrage d'imagination un plaidoyer pour ou contre la vertu , une thèse fa- vorable ou hostile aux lois de la société. C'est donc un devoir pour nous, impérieux, irrésistible, d'ajouter notre voix aux voix illustres que nous venons de nommer , et de revendiquer, à leur exemple, les franchises et les privilèges de l'art.

Parce qu'il a plu au précepteur d'Alexandre d'indiquer un but moral à la tragédie, parce que dans une phrase assez vague jetée presqu'au hasard , dans le plus incomplet et le moins authenti- que de ses ouvrages, il assigne à la poésie dramatique une sorte de pédagogie, tous les bluteurs de préceptes littéraires s'évertuent à l'envi à vouloir moraliser la fantaisie , la plus libre et la plus vive de toutes les facultés humaines. Ils ne reconnaissent pas à l'imagination le droit de choisir partout , dans les plus hardis comme dans les plus chastes épisodes de la vie , un sujet d'exer- cice; ils proscrivent d'un trait de plume les joyeuses inventions du génie antique, toutes les fois qu'il »'attaque aux parties hon-

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teuses ou coupables du rôle humain. Ils condamnent sans les entendre Aristophane et Lucien ; ils ne font pas grâce aux har- diesses de Pétrone. Ils citent les joyeusetés de Rabelais aux assises de leur impassible raison , et mettent hors la loi Pantagruel et Panurge.

Pour nous, qui voyons l'art de plus haut, à qui l'intime et familière société des poètes, des statuaires et des peintres, a révélé depuis long-temps la véritable destination de l'imagination sous toutes ses formes , nous ne laisserons jamais e'chapper l'occasion de nier de toutes nos forces le caractère dogmatique et didactique auquel on voudrait la contraindre. L'art est par lui-même une forme complète , indépendante de la pensée ; s'il emprunte à la jéalité ou à l'histoire , à la vérité ou à la philosophie , des idées qui ne sont pas de son domaine immédiat, c'est pour se les assimiler, pour les faire siennes , c'est parce que la beauté, attribut ex- clusif de l'objet qu'elle se propose, ne peut se dégager absolument des autres élémens de la'pensée.

C'est pourquoi, en ramenant l'attention sur les deux livres de M. G. Sand , nous croyons devoir subordonner la question sociale à la question littéraire. Ce n'est pas notre faute si des esprits dis- tingués , préoccupés de contiovei'ses religieuses , ont vu , dans ces deux récits, écrits avec une simplicité si rare de nos jours, l'oc- casion de discuter et de défendre la discipline ecclésiastique du mariage. Nous respectons leurs convictions, parce qu'elles sont sérieuses et sincères ; mais nous ne croyons pas qu'il faille estimer la valeur d'iui roman d'après sa conformité avec le dogme et la liturgie chrétiennes.

huliana et F'alentine sont deux fables différentes pour le lec- teur qui ne voit dans un livre que l'intérêt et le plaisir des inci- dens , la complication et le jeu des ressorts , et le dénoùinent clair et décisif de l'action qu'il a suivie. Ces différences très-réel- les , et dont il faut tenir compte au poète pour l'en féliciter, s'é- vanouissent au jour de la conscience , au regard de la réflexion. Derrière ces deux fables on retrouve une même et commune idée, qu'elles traduisent et développent chacune à leur manière ; cette idée, c'est l'adultère.

Or, aux yrux de la loi , l'adultère est une faute; aux yeux de la

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religion, c'est un criuie. Cependant ce n'est ni avec la lelip.ion , ni avec la loi que nous devons le juger ici. Ce n'est ni à saint Au- gustin, ni à Montesquieu, que nous devons emprunter les argu- mens de la discussion.

Non ; comme la beauté suprême , vers laquelle doit tendre in- cessamment le génie du poète, n'est autre cliose que la suprême vérité , révélée par l'inspiration et l'éloquence au lieu d'être dé- montrée par le procédé lent et successif de l'enseignement, la critique n'a qu'un devoir , ce n'est ni celui du légiste , ni celui du prêtre, c'est cel«i de l'historien. Elle n'a pas à s'inquiéter si l'Évangile ou le Code condamne l'adultère : elle accepte la faute sans la juger. Elle la voit s'accomplir sous ses yeux, elle constate impartialement les métamorphoses que le temps et les hommes ont apportées dans l'institution du mariage ; et, quand elle sait bien sûrement ce qui est, elle compare la réalité à l'invention, l'histoire à la poésie ; elle pèse dans sa balance la fidélité , la clair- voyance , la véracité du peintre, et prononce sans passion et sans injustice.

Oui , nous le reconnaissons volontiers , avant l'établissement de la loi chrétienne l'adultère n'avait qu'une importance métiio- cre et tout-à-fait secondaire. Chez les peuples d'Asie, instituteurs de la Grèce ; dans la Grèce , institutrice de Rome ; dans la ville éternelle dont l'Europe a recueilli l'héritage , la femme n'était qu'un plaisir. Esclave soumise , sa beauté ne lui donnait qu'un empire de quelques instans. Elle obéissait, mais ne se dévouait pas. Aussi voyez comme les plus grands noms de l'antiquité se jouent du ntiariage ! Périclès a deux fils, et il répudie sa femme pour vivre avec Aspasie , et pas une voix dans Athènes ne s'élève pour le condamner. Aspasie était plus belle , plus ingénieuse, plus éloquente, et cela suffit à son excuse.

La loi chrétienne, en substituant le dévouement à l'obéissance, en plaçant l'âme au-dessus des sens, a fait du jnariage une ins- titution sérieuse. Avant que l'Evangile n'eût pris possession du trône des Constantins, le mariage n'avait rien de sacré; il a reçu de la loi nouvelle un caractère auguste, inviolable, et de ce jour seulement l'adultère est devenu un crime.

Depuis saint Jérôme jusqu'à La Mennais, la religion et avec elle

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l'adultère ont subi bien des variations. Depuis le cinquième siècle jusqu'à la fin du quinzième, le châtiment a participé de la rudesse des mœurs : la jalousie se vengeait par le cloître ouïe meurtre. Avec François I", l'adultère s'est assis sur le trône. Il est devenu un délassement , une partie de plaisir , une fête joyeuse : le comte de Chateaubriand passait volontiers pour un fou. En quittant les élégantes galeries de Chambord pour les monotones solennités de Versailles, il a pris un aspect nouveau. Sous Louis XIV, l'adul- tère n'était plus un plaisir , c'était une profession. Sous la régence et sous Louis XV, il y a eu progrès : la profession s'est changée en devoir. Au temps de Bussy, les maris trompés se comptaient comme les chevrons ; Voisenon et Collé auraient couvert de huées les vertus scrupuleuses ou les vices poltrons. Les calomnies diri- gées contre Marie-Antoinette n'ont pas de valeur historique. Le directoire et les premières années de l'empire ont voulu recom- mencer la régence , mais n'y ont pas réussi. Avec la restauration nous sont revenus l'austère gravité, et aussi, nous devons l'avouer, le charlatanisme d'hypocrisie, qui ont marqué les dernières an- ne'es de Louis XIV ; après l'impuissante singerie de madame de Pompadour , nous avons grimacé les pruderies de madame de Maintenon.

Telle est en peu de mots l'histoire de l'adultère en France ; et si l'on y prend garde , c'est aussi celle de la religion. A Chambord, c'est la joviale indulgence du curé de Meudon; à Versailles, la haiitaine colère et les sanglantes réprimandes de Bossuet ; après l'évêque deMeaux, le cardinal Dubois.

Aujourd'hui la religion ne vit plus guère que par la morale ; le dogme et le mystère ne rencontrent plus que de rares crédu- lités. Ce n'est plus le prêtre qui flétrit l'adultère, c'est la société.

Mais en même temps qu'elle condamne la violation du sernieal, elle ne fait rien pour en assurer le respect. Tous ses préceptes sur la sainteté du maiiage se réduisent à peu près aux lignes con- cises et sévères de l'Esprit des Lois, à savoir que la femme a plus d'intérêt que l'homme à la continence et à la chasteté. Ce n'est plus l'Evangile qui parle et qui commande un immuable dévoue- ment , c'est le législateur qui conseille la vertu comme un boa calcul.

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Ce précepte, malgré son aridité, malgré l'absence de sanction, aurait bien quelque importance, si l'éducation lui venait en aide , si la vie de famille et les enseignemens des premières années pré- paraient les jeunes esprits, non-seulement à l'intelligence, mais bien aussi à l'accomplissement du principe.

Mais , que voyons-nous dans le monde au milieu duquel nous vivons ? Pour les hommes , il n'y a qu'un but avoué , la richesse. L'ambition , il faut le dire , l'ambition vraie , devient plus rare tous les jours, et sera bientôt inti'ouvable ; la tribune, le conseil, les ambassades se ravalent au niveau des vulgaires industries. Pour les femmes , elles ont à choisir entre deux partis, la curio- sité ou la coquetterie. Si elles ne prennent intérêt à rien ni à personne; si, pour se dispenser de mal vouloir-, elles occupent leurs journées de visites sans nombre, de promenades sans but ; si elles multiplient leurs liaisons pour échapper par la légèreté aux dan- gers de l'intimité , on les proclame prudentes. Si , moins réser- vées , moins sûres d'elles-mêmes, elles s'aventurent jusqu'à plaire, encore faut-il qu'elles se défient des moindres amitiés , qu'elles s'arrêtent à temps , afin d'obtenir un établissement avantageux. Celles qui ne sont ni curieuses ni cocjuettes sont inestimables , infiniment lares , et presque ridicules par leur singularité.

Le mariage est pour l'avarice des hommes une spéculation , et rien de plus ; pour les curieuses , un ennui inévitable ; pour les coquettes, un piège elles succombent, parce qu'elles ne peuvent briser le lendemain leurs habitudes de la veille. Les fêtes du monde ne sont autre chose qu'un perpétuel et public démenti aux maximes de la société. L'union consacrée par la loi et par l'église, qui devrait adoucir pour tous deux les douleurs du pèlerinage, c'est pour l'homme le sommeil des sens qui s'en- dorment dans la possession pour se réveiller bientôt, et chercher le plaisir dans la nouveauté ; pour la femme , un marché qu'elle signe aveuglément sans prévoir les obligations qu'il entrame.

Dans une pareille société, l'adultère est inévitable, puisqu'au lieu d'associer la femme à la destinée qu'il s'est faite , l'homme traite le mariage comme le bail d'une ferme; il est tout simple que chacun des deux viole le contrat, car le double serment n'est le plus souvent qu'un double mensonge.

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Indiana et p^alentine , en traduisant sous la forme dramatique ce vice de la société moderne, n'ont pas voulu le défendre et l'amnistier. Loin de là, dès les premières pages, on reconnaît le cri d'une conscience impitoyable et sévère ; mais le poète ne peut manquer à la vérité , et tant pis pour la vérité si elle est triste, tant pis pour la société si elle cache sous l'éclat de ses fêtes, sous l'austère gravité de ses paroles, les douleurs de la honte et les remords de l'hypocrisie.

Indiana débute par un prologue plein de naturel et de fide'lité; nous pénéti'ons dans le ménage du colonel Delmare, vieille gloire émdrite des beaux jours de l'empire , forcé par les défiances de la restauration de se réfugier dans l'industrie; bourru, borné , sévère pour lui-même , impitoyable aux faiblesses qu'il ne com- prend pas, impérieux, exigeant, et marié, par un de ces mille hasards dont se compose la vie du monde , à une femme jeune , vive, d'une imagination mobile , d'une beauté plus idéale que visible , plus belle pour la rêverie que pour les sens. Cette femme c'est Indiana; auprès d'elle, ou plutôt entre elle et son mari, l'auteur a placé un caractère singulier, recueilli en lui-même, avare de paroles, et en apparence incapable de pensée, Ralph, dévoué sans retour à l'impossible conciliation du colonel et de sa femme , apologiste désintéressé de leurs fautes mutuelles. Jusqu'ici, vous le voyez, le drame n'est que nécessaire, mais il n'est pas encore engagé; c'est, si vous le voulez, l'exposition, mais la liste des acteurs n'est pas complète. Pour que la lutte commence, il faut à Indiana un homme qui comprenne son malheur et qui sur- prenne à son profit sa puissance d'aimer. Ce nouvel acteur ne tarde pas à paraître , c'est Raymon de Ramière ; mais il n'entame pas d'abord le rôle qui lui est destiné. En joueur habile et pru- dent, il prend de la société tous les plaisirs qu'elle peut lui don- ner, sans négliger un seul de ceux qu'il rencontre sur la route. Madame Delmare est charmante ; Raymon ne l'ignore pas , mais c'est peut-être une vertu sévère , difficile, inexorable , qui sait? le siège de la place peut durer long-temps. En attendant , ne fût-ce que pour ne pas désapprendre, Raymon s'en prend à Noun, délicate et aideiilc jeune fille, née sous le ciel des colonies , élevée avec Indiana , sa conqiagne , sa servante et son amie, pour qui

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l'amour est une fre'nésie plutôt qu'une passion. Noun ne résiste pas long-temps, et se livre à Raynion. Cette liaison , prenez-y garde, bien qu'elle manque d'élévation et de poésie , n'est pas inutile à l'intérêt du récit. Pour Raymon , Noun est une distrac- tion , ce n'est pas une affaire; mais il est utile, pour la suite du poème , d'établir nettement le caractère de Raymon , de dessiner en traits profonds et ineffaçables l'égoïsme à l'aide duquel il écliappe à toutes les angoisses de la passion , et profite sùrie- ment de toutes les faiblesses de son adversaire.

Trompée par de fausses indications , la jalousie du colonel s'é- veille , et , loin de prévenir la faute d'Indiana , hâte sa chute par un redoublement de tyrannie. Raymon épie froidement les alter- natives de résignation et de révolte qui déchirent le cœur de la jeune femme; et, quand le temps est venu, il se déclare. Noun essaie en vain de le ramener à elle ; ses caresses furieuses ne réus- sissent pas à précipiter les pulsations d'un cœur qui n'a jamais battu que pour sa beauté, et fatigué maintenant d'un plaisir trop facile ; l'infortunée jeune fille passe rapidement du désespoir à la folie , et se noie. Ceci est un ressort hardi , mais indispensable selon moi. Raymon, une fois débarrassé de ce piemier obstacle, doit marcher plus sûrement à son but. Dès ce moment la tragédie n'attend plus.

Raymon obtient sans peine plusieurs rendez-vous avec Indiana. La vertu de la jeune femme, loin de céder aux premières attaques, trouve dans l'amour même un moyen de résistance. Aimer, pour Indiana, c'est une chose si belle et si grande, si passionnée et si chaste à la fois, qu'elle croirait déshonorer l'amour en lui donnant asile ailleurs que dans son ame; ce dévouement sans l'éserve au bonheur d'un autre , ce sacrifice irréfléchi , imprévoyant, de toute son existence , voudrait-elle le dégrader pour le plaisir des sens? Comme il arrive dans ces sortes de luttes, elle refuse tout à son amant, hoimis le dernier abandon qu'un amant puisse prétendre. Comme les femmes vi'aiment épiises, elle s'excite à la défense en livrant aux baisers de Raymon ses lèvres et ses épaules : elle espère l'apaiser à force de caresses.

Qu'arrive-t-il ? vous le prévoyez déjà, et tant mieux! car ceci prouve que la fable est logique. Raymon se lasse de la ré- TOMF, viii. 4^

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sistance d'Indiana. En tacticien consommé, il lui avoue ses liai- sons avec Noun , il lui avoue qu'il a passé toute une nuit dans ses braa. Il espère, et l'événement ne dément pas ses prévisions, il espère qu'Indiana estimera plus haut son amour , à qui les sens et la plus excj[uise beauté ne suffisent pas ; Noun était plus belle qu'Indiana ; c'est son ame , sa vie tout entière , qu'il veut étreindre et absorber dans ses embrassemens : Indiana est bien près de céder.

Mais tout n'est pas fini. Si elle se livrait, ce ne serait qu'un drame vulgaire. A quoi servirait l'égoïsme de Raymon? Le colo- nel est ruiné , il veut quitter la France. Indiana résiste aux ordres de son mari , s'échappe de sa prison et se réfugie chez son amant. Raymon revient du bal , trouve sa maîtresse qui l'attend de- puis cinq heures, et qui vient lui demander protection. Ce nou- vel embarras déconcerte ses calculs. Il voudrait profiter de l'oc- casion, mais échapper à l'avenir. Il la renvoie et lui recommande ses devoirs. C'est un infâme ! mais il a raison.

Indiana veut se tuer. Ralph la sauve d'elle-même et la décide à partir avec son mari , près duquel il excuse son absence. Une lettre de Raymon la ramène en France. Elle accourt, elle fait trois mille lieues pour arriver à lui , pour se donner toute entière. Raymon est marié !

Ici tout semble terminé, mais non. Ralph, qui jusque s'est résigné au rôle d'esclave , qui a vu Raymon aimé d'Indiana , et qui, malgré sa haine, n'a pas trahi le secret, Ralph se révèle en- fin. Il n'y a plus de bonheur au monde pour celle qu'il aimait d'un amour désespéré, mais qu'il savait heureuse d'un autre amour; il lui propose un double suicide. Ils se préparent tous deux solennellement à leur dernière heure. Ils veulent aller mou- rir au Nouveau-Monde , en face d'une nature vierge , comme si loin des villes ils étaient plus près de Dieu I Après une confidence entière et sans réserve de sa passion , Ralph emporte dans se» bras Indiana , qui n'a répondu que par des prières aux aveux de son nouvel amant. Leur double suicide devait les fiancer dans l'éternité ; leurs embrassemens les arrêtent sur le seuil de la mort ; ils vivent, et se consolent dans un amour désormais sans obstacle.

OEORGES SAiVr». GqS

On le voit, le livre devait finir avec le mariage de Piaymon. C'était un dénoùment sombre, imiiitoyable, à la manière d'Es- chyle, l'expiation pour le crime voulu, le châtiment terrible pour une faute à qui le temps seul avait manqué : le bonheur est tle trop dans les dernières pages.

Mais Indiana n'en demeure pas moins un magnifique dévelop- pement de l'adultère ; c'est un grand poème , et très-vrai , bien des familles peuvent lire la destinée qui les attend.

Valcntlne , pour la composition et le style , est supérieure à In- diana. Les caractèi'es sont mieux dessinés, leur silhouette est plus vive , plus nette , mieux arrêtée ; l'action est mieux conduite , et le livre ne finit vraiment qu'à la dernière page. On y sent à chaque pas l'expérience et la sécurité. La plume et la pensée, plus sûres d'elles-mêmes, s'abandonnent plus rarement aux inutiles effu- sions qui ralentissent le récit, et qui, loin de servir de halte et de point d'orgue, trahissent la jeunesse de l'écrivain.. Habile- ment ménagées , ces interventions directes du narrateur , qui se peuvent comparer aux rentrées d'instrumens dans un concerto , délasseraient le lecteur pour l'attacher plus intimement ; trop multipliées , elles révèlent une timidité maladroite , qui s'oriente à chaque pas.

La fable de Valeniine , aussi simple que celle (T Indiana pour la construction générale, admet pourtant un plus grand nombre de personnages. Au premier plan , il n'y a que deux acteurs, Valen- tine et Bénédict, celle qui doit succomber, et celui qui doit triompher, le vainqueur et la victime. Mais, outre ces deux figures principales , il y a , pour couvrir la toile, plusieurs autres types , finement indiqués, et qui donnent à tout le récit un naturel par- fait. Athénaïs, Louise, la marquise et la comtesse de Rainibault, le père Lhéry, Pierre Blutty, \alentin, se groupent à merveille, et composent un monde tout entier , au milieu duquel l'auteur nous introduit si facilement, et en apparence avec si peu de pré- ]iaration et d'artifice , qu'on a peine à ne pas croire à l'existence léelle de tous les personnages. On croit les reconnaître et s'en souvenir, comme si on avait vécu avec eux pendant plusieurs an- nées.

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L'idée mère, l'idée génératrice de f^alentincy c'est comme dans Indiana , la violation du serment , la lutte de l'amour contre la loi le duel implacable de la passion contre la société. Si jusqu'ici je n'ai rien dit de M. de Lansac, le mari de Valentine, c'est qu'en vérité son rôle est par trop médiocre. Il est si rarement en scène, qu'il est presque réduit à une sorte d'existence abstraite ; c'est plutôt un chiffre , une lettre algébrique qu'un homme vivant de notre vie, animé de nos ambitions. Quand il paraît, il n'est pas inférieur à la nnssion que l'auteur lui attribue , mais il ne paraît pas assez souvent. Il est trop exclusivement le mari qu'il fallait à Valentine pour faillir ; il est composé tout d'une pièce, sa physio- nomie est celle d'un automate dressé au rôle de mari ; c'est un di- plomate, et je veux bien que l'habitude de discuter les questions de politique européenne le façonne à l'indifférence , à l'impassi- bilité ; mais au moins devrait-on surprendre parfois , derrière ce procédurier de paix et de guerre , quelques restes du vieil homme. Tel qu'il est, il simplifie, je l'avoue, les préparatifs de la catas- trophe; mais je l'eusse mieux aimé plus complexe et plus actif.

La marquise de Raimbault est une ingénieuse création , qui serait prise pour une caricature , si l'auteur n'avait le soin de ne la risquer en scène qu'à de rares intervalles. C'est un esprit sans cœur, le modèle idéal des femmes du dix-huitième siècle. La comtesse de Raimbault, sa tille , a peut-être le même inconvé- nient que M. de Lansac ; elle est hautaine , arrogante , fière de son nom comme une parvenue qui a troqué sa dot contre un blason ; mais les perles toutes neuves de sa couronne de com- tesse ne suffisent pas à excuser la sécheresse de son cœur. Qu'elle soit méchante , je le veux bien ; mais cette complète absence des sentimens maternels n'est-elle pas une justification trop élo- quente de la perte de ses deux filles ?

Louise, sœur aînée de Valentine, est un personnage très-vrai, dont chacun de nous peut retrouver le type dans la société. La honte d'une première faute l'a rendue timide et défiante. Elle est encore capable d'amour , mais elle craint de s'y livrer. Elle résiste , par une raison factice , par une froideur que son cœur dément , aux attaques de Bénédict. Elle invoque le souvenir

GEORGES SAND. Gq^

de ses premiers malheurs , comme une protection toute-puis- sante et qui doit la sauver. Plus contenu , plus réservé , plus hypocrite clans son expression , l'amour chez les femmes de cet âge a quelque chose de maladif et de furieux. Comprimé dou- loureusement, il douhle ses forces ; et, quand il déborde, il prend un caractère singulier d'animosité ! On dirait alors que la femme se venge.

Mais je dirai de Louise ce que j'ai dit de M. de Lansac et de la comtesse de Raimbault. Bien que ce dernier type soit très- supérieur aux deux premiers pour la vie et la vérité, cependant il a l'inconvénient très-grave de favoriser trop directement le des- sein du poète. L'indifférence du mari , la dureté de la mère et l'exemple de la sœur, c'est trop. Toutes les femmes, en lisant Valcntine ^ seront tentées de se dire : Je suis sûre de moi , je n'aurai jamais à combattre un pareil front d'armée. Mon mari ne vaut rien et m'abandonne ; mais je me réfugierai dans le cœur de ma mère; je m'abriterai de ses conseils ; le bon exemple de ma sœur me sauvera.

Valentine , ainsi placée , malgré la netteté , la précision et le charme que l'auteur lui attribue , malgré la grâce de son carac- tère , la vivacité de son imagination , la pure limpidité de ses pensées , l'élévation de ses espérances , ne semble plus avoir, au premier aspect , qu'une existence impersonnelle ; les hommes et les choses lui sont tellement hostiles, qu'elle n'a plus qu'à céder. Cependant le poète réussit à nous attacher au sort de Valentine par le développement successif de ses douleurs. Il y a tant d'art et de poignante vérité dans le tableau de sa conscience , qu'on oublie , en lisant , au fond de son cœur tous les artifices de l'avant- scène. L'excès d'adresse se corrige et s'efface par le naturel et l'exquise vraisemblanee de la figure principale.

Bénédict est une création d'autant plus surprenante , qu'il rap- pelle parfois plusieurs types connus , sans jamais se confondre avec eux et s'y absorber. Sa pauvreté , ses accès frénétiques , ses tristesses , son isolement , ont bien quelque parenté avec le Saint-Preux de Jean-Jacques , avec l'Antony de Dumas , le Di-

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dier de Victor Hugo. Mais cette analogie n'altère pas l'originalité de la physionomie.

Athénais , la jeune fermière que Bénédict doit épouser, est un portrait plein de fraîclieur, pris sur le fait et copié sur la nature avec une fidélité qui ferait honneur au pinceau de Wilkie. Elle sert à dessiner le caractère de Bénédict, et n'a que l'importance qui lui convient. Elle est fière de ses parures , de sa beauté , de sa jeunesse, de sa fortune, des jalousies qu'elle excite, mais au fond bonne fille , capable d'un amour ordinaire , plutôt dis- posée à reconnaître , par la soumission et les caresses , le bonheur qu'on lui donnera, sans s'inquiéter d'où il vient, qu'à choisir un homme entre tous , à l'exclusion du reste du monde , pour lui dévouer son ame, sa beauté , son existence , son avenir. Elle est née sous une heureuse étoile : Si toutes les femmes lui res- semblaient , il serait impossible d'écrire un roman.

Maintenant que nous avons jugé le mérite individuel de tous les acteurs , il est facile de pressentir notre opinion sur le drame lui-même. L'exposition est bonne. La fête de village fait passer devant nos yeux les figures que j'ai décrites. Le baiser de Bé- nédict sur le front de Valentine est une heureuse invention. Il est tout simple qu'un villageois , qui a connu pendant quelques années seulement les cercles de la ville , prenne pour un être supérieur à lui une jeune fille de naissance. L'amour, dans le sens poétique, n'est pas loin de l'adoration. Chacun des deux amans doit se croire au-dessous de l'autre. Il faut que l'homme admire dans celle qu'il chérit la pureté du cœur, et la femme , la profondeur de l'intelligence.

Le mariage d' Athénais avec Pierre Blutty est un épisode bien amené, et utile. Les journées que Bénédict passe entre l'amour si différent , mais également sincère de ces trois femmes , ont le malheur très-pardonnable de ressembler à la féerie. Mais, au fond de ses souvenirs d'enfance , le cœur retrouve quelques jour- nées pareilles , poèmes obscurs , indéfinissables , à qui le poète seul a manqué. Les progrès de la passion chez Valentine , de cet amour qui domine les deux autres , sont racontés avec un grand charme de naïveté et remplis d'observations fines , délicates.

GEORGES SAND. Ck)C)

C'est une étude que les plus habiles moralistes ne dédaigneraient pas d'avouer.

La nuit qui décide le sort de Valentine et de Bénédict est à coup sûr une des plus admirables créations de la poésie moderne. Je ne sais guère de comparable à cette scène magnifique que le cin- quième acte de Roméo. Quand Valentine, entre le sonmieil et le délire prodigue à Bénédict des baisers et des caresses qu'elle croit légitimes , quand elle écarte elle-même d'une main impatiente les voiles que son amant égaré avait mis entre sa faiblesse et le danger de sa beauté ; lorsque sa bouche , traduisant une à une les illusions de son rêve , révèle à Bénédict la réalité désespérante de son bonheur, que ses lèvres couvrent de baisers le front brûlant de celui qu'elle préfère , qu'elle avoue hautement comme le maître de sa destinée , comme son dieu , qu'elle attire sur son sein , comme un époux aimé à qui elle ne doit rien refuser, l'homme qui ne peut la posséder sans crime , on cède à l'irrésis- tible émotion de la vérité. Il est impossible de pousser plus loin l'ardeur et la chasteté de la poésie. Valentine enivre Bénédict du parfum de ses cheveux ; elle étreint sa poitrine contre la sienne , leurs haleines se confondent , leurs dernières forces s'éteignent dans le plaisir ; dans la colère de son bonheur, Bénédict mord l'é- paule de Valentine. A chaque instant le tableau menace de deve- nir lascif, et pourtant il n'y a pas une page qui ne soit d'une ir- réprochable pureté.

Le retour de M. de Lansac , son entrevue avec sa femme dans le pavillon , ses regards qu'il promène impassiblement du front de Valentine à la glace qui lui cache Bénédict , sa harangue sur les devoirs du mariage , son adresse à profiter de la fausse posi- tion de Valentine , sont des traits de main de maître. Le mot de Valentine à Bénédict après le départ de son mari , « soyez tran- quille,» est sublime. Elle comprend que son amour pour Bénédict lui défend d'appartenir à M. de Lansac , qu'il faut choisir entre ces deux lits pour échapper à la prostitution ; c'est bien , et admi- rablement vrai. Ses prières et ses larmes aux genoux de son maître légal pour qu'il la sauve d'elle-même , et sa réponse pleine de fierté quand elle surprend dans ses paroles une misérable idée de

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libertinage, complètent merveilleusement le dévouement de cette belle âme.

Quand l'adultère se consomme, il est devenu nécessaire. La résistance est épuisée. Valentine est sevde et sans défense. Tout lui manque à la fois : il faut qu'elle choisisse entre mourir ou se donner ; elle se livre à Bénédict. C'est uu dénoûment bien amené, mais qui, à mon avis, contredit formellement l'épigraphe du livre. Tant que dure le combat , il y a, je l'avoue, du courage- dans la défense de Valentine. Mais , quand elle capitule, sa dé- fense est devenue impossible. Elle a résisté dans sa faiblesse; mais il n'est pas juste de dire qu'elle succombe dans sa force , à moins qu'on appelle du nom de force la sécurité mensongère d'un cœur qui croit avoir tué la passion, parce qu'il a long-temps lutté corps à corps avec elle. C'est une erreur à mon avis ; car au cominencement de la guerre les forces sont neuves, après plusieurs engagemens l'énergie s'émousse , et plus d'une femme s'est ren- due d'épuisement et de fatigue.

Ceci, du reste, n'est qu'une chicane mesquine et ne trouble en rien la beauté générale du livre.

Je n'attache pas grande importance à la mort de Bénédict. C'est une mort vulgaire. Mais comme elle vient vite , bien qu'elle soit quelque peu mélodramatique , cela ne vaut pas la peine de blâmer. L'aveu de Louise à Valentine est terrible et d'un bel effet.

A tout prendre , Valentine mérite plus de réprimandes et plus d'éloges (\\i Indiana. Il y a dans le dernier venu plus d'habileté dans les belles parties , mais aussi il y a plus d'accessoires inuti- les. Il y a plus de ressorts superflus et défectueux. Mais les parties irréprochables dominent de bien haut les beautés à' In- diana.

Qui a fait ces deux livres? que signifie la signature de G. Sand ? Il faudrait une grande inexpérience pour ne pas reconnaître, à de nombreux indices , la touche d'une main de femme. Un homme n'aurait jamais consenti à peindre impitoyablement l'égoisme de Raymon , ni à dire cet aphorisme brutal : La femme est imbé- cile par nature. Un homme n'aurait pas trouvé la sublime pro-

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messe de Valentine : Soyez tranquille! il aurait mis à cela plus d'adresse et moins de naïveté. Le métier se serait passe du cœur.

Faut-il traduire par le nom de Georyina l'anonyme mysté- rieux? je ne sais. Mais en tout cas, quel que soit l'auteur de ces deux beaux livres, voici les conjectures auxquelles je m'arrête. Ce doit être une femme d'une sensibilité vive , mais qui de bonne heure aura eu la direction personnelle de ses actions. Cette liberté prématurée a donné à son esprit im caractère quelque peu viril. A côté d'une idée qui ne pouvait naître que sur l'édredon , entre les blondes d'un bonnet, à côté d'un sentiment qui part d'un cœur emprisonné sous un corset, il s'en rencontre parfois qui indiquent un hardi cavalier , la cravache à la main , courant à travers champs , de grand matin , humant l'air à pleins poumons, sautant les fossés au risque de rompre le cou de son cheval. C'est tour à tour la naïveté de Longus , l'entraînement de Manon Les- caut, puis les tons crus et hardis de Beyle ou de Mérimée. Il est impossible d'avoir plus d'éloquence avec moins de style.

Parmi les livres de femmes, je préfère de beaucoup Indiana et Valentine aux livres de miss Burney ou de madame de Tencin . Avec moins de qualités littéraires que Delphine et Corinne , tous deux possèdent des qualités poétiques bien supérieures ; car les deux romans de madame de Staël ressemblent trop souvent à l'ensei- gnement universitaire, ou à l'improvisation d'un salon de beaux- esprits et de bas bleus. Pour moi , je n'hésite pas à le déclarer, Indiana et Valentine se placent sur la même ligne que Clémen- tine et Clarisse, et j'excepterai toujours des deux chefs-d'œuvre de Richardson les deux tiers au moins qui gâtent le troisième. C'est du dernier que j'entends parler. Les parties paisibles à' In- diana et de Valentine se peuvent comparer aux meilleures pages de madame de Souza , à' Eugène de Rothelin, et ^ Adèle de Sé- nange. C'est la même éloquence de cœur, la même puissance et la même simplicité d'expression.

Toutes ces preuves sont accablantes et trahissent l'anonyme : c'est un livre de femme ; car c'est aux femmes seulement qu'il est donné d'avoir de l'esprit avec le cœur. L'homme au contraire mêle son esprit et l'artifice de sa pensée à l'expression de tous

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les sentimens. Il combine , il arrange ses moindres effusions. Souvent même dans le tète-à-tête il préfère l'effet à la vérité ; ù plus forte raison dans un livre.

Sans doute la pratique et l'étude pourront révéler à l'auteur d'Indiana et de f^alejuine , que j'appellerai Georgina Sand, à tout hasard , de nouvelles ressources qu'elle ignore aujourd'hui. Mais ce perfectionnement artificiel de son talent ne vaudra pas ses hardiesses ignorantes ; la plus riche parure , les diamans dans les cheveux valent-ils jamais la beauté qui ne se sait pas?

Gustave Planche.

LES

BAINS DE LUCQUES

Lorsque j'entrai dans la chambre de Malhilde , elle attachait le dernier bouton de son habit d'amazone vert, et se disposait à placer sur sa tête un chapeau surmonté d'une plume blanche. Elle le lança vivement loin d'elle dès qu'elle m'aperçut , et se jeta au-devant de moi en laissant flotter les boucles blondes de sa chevelure. Docteur du ciel et de la terre ! s'écria-t-elle , et , selon son ancienne coutume , elle saisit mes deux longues oreilles, et m'embrassa avec la tendresse la plus drôle.

Comment cela va-t-il , le plus fou des mortels ! Que je suis heureuse de vous revoir ! car je ne trouverai jamais dans ce vaste monde une tête plus complètement tournée que la vôtre. Des sots et des niais, il n'en manque pas , et on leur fait souvent l'honneur de les tenir pour des fous; mais la véritable folie est aussi rare que la véritable sagesse, et ce n'est peut-être autre chose que la sagesse , qui , fâchée de savoir tout , toutes les infamies de l'espèce, a pris le sage parti de devenir folle. Les Orientaux sont des gens sensés , ils honorent les fous comme des pro- phètes; nous autres , nous prenons les prophètes pour des fous.

Mais , milady, pourquoi ne m'avez-vous pas écrit ?

Bien certainement , docteur, je vous ai écrit une longue lettre, et j'ai même mis sur l'adresse : « Pour lui remettre à Mew-Bedlam. » Mais comme , contre toute probabilité , on ne vous y a pas trouvé , la lettre a été envoyée à Sainte-Luce; comme vous n'étiez pas non plus, on l'a fait passer dans un autre établissement de ce genre, et elle a fait ainsi sa ronde en passant par toutes les maisons de fous d'Angleterre , d'Ecosse et d'Irlande , jusqu'à ce qu'on me l'ait renvoyée avec la re- marque que le gentleman désigné sur l'adresse n'était pas encore ren- fermé. Et vraiment, dites-moi; comment avez-vous fait pour courir si long-temps d'un pied libre ?

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J'ai mené habilement ma barque, railady. Partout j'ai su me glisser tout autour des maisons de fous, et j'espère bien en iaire autant en Italie.

O ami ! ici vous êtes tout-à-fait en sûreté, d'abord, parce qu'il n'y a pas de Petites-Maisons dans le voisinage ; et d'ailleurs nous avons la majorité.

Vous ! milady ? Vous vous comptez donc parmi les nôtres. Per- mettez que je dépose le baiser fraternel sur votre front.

Ah ! je parle des baigneurs, parmi lesquels je suis en vérité la plus raisonnable. Vous vous ferez bientôt une idée des plus fous. Il y a d'abord Julie Maxfield, qui prétend que ses yeux verts annoncent le printemps de l'ame; ensuite nous avons deux jeunes beautés....

Sans doute des beautés anglaises, milady?

Docteur, que signifie ce ton ironique? Les jaunes et gras visages de macaroni de l'Italie vous plaisent-ils si fort que vous ne goûtez plus les beautés britanniques?

Des plumpuddings, des roatsbeefs , couronnés de radis ; d'orgueil- leux pâtés

Il fut un temps, docteur, vous tombiez dans le ravissement chaque fois que vous aperceviez une belle Anglaise.

Oui , jadis ! Je suis encore tout aussi disposé à honorer vos belles compatriotes. Elles sont belles comme des soleils , mais ce sont des soleils de glace ; elles sont blanches comme le marbre , mais aussi froides que marbre; sur leurs cœurs glacés gèlent les pauvres amans....

Oh ! j'en connais un qui ne s'est pas gelé en ce lieu-là , et c'était un Allemand impertinent

Il s'est si bien refroidi contre les coeurs anglais, qu'il en est encore tout enrhumé.

Milady parut piquée de cette réponse; elle saisit sa cravache, qui se trouvait entre les feuilles d'un roman, elle servait de marque, la fit siffler aux oreilles de son chien de chasse blanc , qui grogna sourdement , releva son chapeau avec vivacité , le plaça hardiment sur ses longs che- veux , se regarda avec complaisance dans la glace, et dit fièrement : « Je suis encore belle ! » Mais tout à coup , comme pénétrée d'un sen- timent douloureux, elle demeura pensive, tira lentement son gant blanc de sa main, me la tendit; et, saisissant ma pensée au passage, elle me dit : « ]N'est-ce pas, celte main n'est plus aussi belle qu'elle était à Ram- sgate? Mathilde a tant souft'ert depuis ce temps-là ! »

On voit rarement à une cloche qu'elle a une crevasse; ce n'est qu'au son qu'on le reconnaît. Si vous aviez entendu le son de voix avec lequel ces paioles furent prononcées, vous auriez reconnu aussitôt que le cœur

LF.S BAINS DE LUCQUES. 7o5

de milady était du meilleur métal , mais qu'une fente cachée affaiblissait SCS tinlemens les plus joyeux , et leur donnait une intonation lugubre. Moi, j'aime de telles cloches , elles trouvent toujours un écho fidèle dans mon propre cœur, et je baisai la main de milady presque plus tendre- ment qu'autrefois, bien qu'elle fût moins éclatante, et que quelques veines trop bleues et péniblement gonflées semblassent dire : « Malhilde a bien souffert depuis ce temps-là ! »

Son œil douloureux semblait une étoile solitaire sur un ciel d'au- tomne. Elle me dit avec douceur : Votre tendresse n'a pas beaucoup augmenté , docteur, car votre larme n'est tombée que par pitié sur ma main , presque comme une aumône.

Qui vous autorise à interpréter ainsi le langage muet de mes larmes? Je parie que ce chien blanc qui se roule à vos pieds me com- prend mieux que vous. Ah! milady, on n'a de larmes que pour les dou- leurs qu'on partage ; et , après tout , chacun ne pleure que pour lui- même.

Assez , assez, docteur. Il est bon du moins que nous soyons con- temporains , et que nous nous soyons trouvés sur le même coin de terre avec nos folles larmes. Ah ! quel malheur, si par hasard vous aviez vécu deux cents ans plus tôt, comme il est arrivé à mon ami Michael de Cer- vantes Saavedra , ou bien si vous étiez venu deux cents ans plus tard au monde , comme un autre de mes amis intimes dont je ne sais pas encore le nom, attendu qu'il ne le recevra qu'à sa naissance, en l'an 1900 ! Mais racontez - moi doncc omment vous avez vécu depuis que nous ne nous sommes vus ?

J'ai repris mon occupation ordinaire , milady; j'ai roulé de nouveau la grande pierre. Quand je l'ai montée jusqu'à la moitié de la montagne, alors elle roule rapidement jusqu'en bas; et ce travail de bas en haut et de haut en bas durera jusqu'à ce que je reste couché moi-même .sous la grande pierre sur laquelle on écrira en gros caractères : « Ici repose en

Dieu.... »

De grâce, docteur, ne soyez pas si mélancolique! Riez, je....

Non , ne me chatouillez pas ; j'aime mieux rire de mon propre mou- vement.

Bien , alors. Vous me plairez encore autant qu'à Ramsgate , nous

nous rapprochâmes si promptement.

Les yeux de milady brillèrent d'un vif éclat, et sa bonne humeur éclatait de nouveau , lorsque John entra et annonça, avec tout le pathos d'un laquais, son excellence le marquis Christophero di Gumpelino.

Qu'il soit le bien-venu ! Et vous , docteur, vous allez connaître deux

de nos fous. Ne vous effarouchez pas de son extérieur, et surtout de son

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nez. L'homme possède d'excellentes qualités, par exemple beaucoup d'argent, uu jugement sain, et l'ambition de réunir en lui toutes les sottises de son temps; de plus, il est amoureux de mon amie aux yeux verts, Julie Maxfield; il la nomme sa Juliette et lui son Roméo, et il déclame et il soupire. Et lord Maxfield le beau-frère, à qui Julie a été confiée par son mari , est l'Argus....

J'allais faire la remarque qu'Argus gardait une vache, lorsque la porte s'ouvrit largement; et, à mon grand étonnement, mon vieil ami, le banquier Christian Gumpel entra , avec son sourire de satisfaction , et tenant son ventre de Sylène.

L'avertissement de Mathilde, de ne pas me choquer du nez de cet homme, était suffisamment fondé ; car, en m'embrassant , il faillit me crever un œil. Je ne veux pas dire du mal de ce nez ; au contraire , il était de la plus noble forme , et il autorisait fort mon ami à prendre le litre de marquis. On pouvait voir distinctement à son nez qu'il était de bonne noblesse , et qu'il descendait de cette antique famille séculaire avec qui jadis le bon Dieu lui-même avait fait alliance, sans crainte de déroger. Depuis ce temps, il est vrai , cette famille a un peu déchu, si fort même que depuis Charlemagne elle est obligée de pourvoir à sa sub- sistance par un commerce de billets de loterie et de vieilles culottes, sans toutefois rien perdre de l'orgueil que lui inspirent ses aïeux, et sans renoncer à l'espoir de rentrer dans ses biens ou de recevoir une indem- nité d'émigrés, quand son vieux souverain légitime aura rempli la pro- messe avec laquelle il la mène par le nez depuis deux mille ans. C'est peut être ce qui rend ce nez si long et si fourni. Ou ces longs nez sont-ils une sorte d'uniforme auquel le dieu Jéhovah reconnaît ses anciens gardes-du-corps , même quand ils ont déserté? Le marquis Gumpelino était un de ces déserteurs, mais il portait toujours son uniforme très-bril- lant, et parsemé de petites croix et d'étoiles en rubis; un cordon rouge en miniature, accompagné de beaucoup d'autres décorations.

< Voyez-vous , dit milady, c'est mon nez favori , et je ne connais pas de plus belle fleur sur la terre.

Cette fleur, dit en grimaçant Gumpelino , je ne puis malheureuse- ment la placer sur votre sein ; mais je vous en apporte une qui n'est pas moins précieuse et moins rare....

Aces mots, le marquis ouvrit un cornet de papier de soie , qu'il avait apporté , et en tira avec une soigneuse lenteur une magnifique tulipe.

A peine Mathilde eut-elle aperçu cette fleur, qu'elle se mit à crier de toutes ses forces : Meurtre ! meurtre! voulez- vous m'cgorger? loin de

LES BAINS DE LUCQDES. 707

moi ces affreux objets 1 En criant ainsi , elle se défendait comme si on eût voulu la tuer; elle tenait ses mains sur ses yeux, courait en déses- pérée par la chambre, maudissait le nez de Gumpelino et sa tulipe, battait de sa cravache le chien qui aboyait horriblement ; et , lorsque John accourut au bruit , elle lui cria comme Kean dans le Roi Ri- chard :

Un cheval ! un cheval !

Mon royaume pour un cheval !

et s'élança hors de la chambre comme un tourbillon.

Une femme étonnante! dit Gumpelino, immobile d'étonnement et tenant toujours sa tulipe à la main, ce qui le faisait ressembler à ces idoles indiennes qu'on représente avec une fleur de lotus. Pour moi, qui con- naissais la dame et son idiosyncrasie, ce spectacle me réjouissait extrême- ment. J'ouvris la fenêtre et je criai: Milady, quedois-je penser devons? Est-ce de la raison , de la convenance ? Surtout est-ce de l'a- mitié ?

Alors du milieu d'un éclat de rire , s'éleva vers moi la folle réponse de Hotspur dans Henri Vl

Quand je serai achevai, je te jurerai que je t'aime extrêmement!

Une femme singulière ! répéta Gumpelino, lorsque nous nous mîmes en route pour rendre visite à ses deux amies, la signora Lœtizia et la signora Franccsca dont il voulait me procurer la connaissance.

Les habitations des bains de Lucques sont situées en bas dans un village qui est environné de hautes montagnes, ou sur une de ces montagnes mêmes, non loin de la source principale. Un groupe pittoresque de maisons domine cette vallée ravissante. Quelques maisons sont éparses sur le revers de la montagne , et l'on y arrive avec peine à travers des vignes, des buissons de myrtes, des bois de lauriers, d'oliviers, des mas- sifs de géraniums , de fleurs et de nobles plantes , véritable paradis in- culte et sauvage. Je n'ai jamais vuune valléeplusdélicieuse, surtout lors- que l'on contemple le hameau du haut de la terrasse du bain supérieur, s'élèvent, avec leur sérieuse et sombre verdure, de hauts cyprès. On aperçoit au loin un pont jeté sur une petite rivière qu'on nomme la Lima, et qui coupe le village en deux parties, à l'extrémité desquelles elle forme deux chutes d'eau qui blanchissent sur des rochers , et qui pro- duisent un murmure qu'interrompent et répètent de tous côtés les nom- breux échos.

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La beauté principale de ce vallon consiste en ce qv.'il n'est ni trop grand, ni trop petit ; que l'ame du spectateur ne s'ëpand pas trop pui- samment , mais plutôt qu'elle se remplit de cet aspect magnifique; que les cimes des montagnes elles-mêmes , comme les Apennins en général, ne sont pas déformées par des découpures gothiques et aventureuses, sem- blables à ces caricatures de montagnes qu'on trouve aussi souvent que des caricatures d'hommes, dans les contrées germaniques: au contraire, leurs têtes sont noblement arrondies, pures , vertes et sereines; elles semblent annoncer le pays de la civilisation et des arts, et s'unir mélo- dieusement au ciel bleu pâle qui les couronne.

O Jésus! s'écria Gumpelino , lorsque déjà passablement échauffés

par une montée pénible et par les rayons du soleil levant, arrivés près de ces cyprès de la terrasse , et jetant nos regards sur le village , nous aperçûmes notre belle amie anglaise, fièrement dressée sur son cheval, passer au galop sur le pont comme une apparition romantique, et dispa- raître aussi rapidement qu'un éclair. O Jésus! quelle femme singulière! répéta plusieurs fois le marquis. Dans toute ma vie, je n'ai jamais ren- contré une semblable femme. Ce n'est que dans les comédies qu'on en trouve de pareilles, etje crois, par exemple, que la Holzbecher' jouerait ^ fort bien ce rôle. Elle a quelque chose d'une fée. Qu'en pensez-vous?

Jepense que vous avez raison, Gumpelino. Lorsque je passai avec elle de Londres à Rotterdam, le capitaine du vaisseau se mit à dire qu'elle ressemblait à une rose saupoudrée de poivre. Pour le remercier de cette piquante comparaison, elle versa toute une poivrière sur sa tête, un jour qu'elle le trouva endormi dans la cabine, et il devint impossible d'appro- cher de lui sans éternuer.

Une femme singulière ! répéta Gumpelino , aussi délicate que la

soie blanche et aussi forte, et qui se tient à cheval aussi bien que moi. N'avez-vous pas vu le long et maigre Anglais qui galopait derrière elle sur son maigre coursier, comme le souci à la suite d'un hypocondriaque? Ce peuple s'adonne avec trop de passion aux chevaux. Le cheval blanc de lady Maxfield coûte trois cents louis d'or vivans. Hélas! et les louis d'or sont si élevés aujourd'hui, et ils montent encore chaque jour!

—Oui, les louis d'or monteront si haut, que les pauvres écrivains comme nous autres, ne pourront jamais les atteindre.

—Vous ne vous figurez pas, M. le docteur, combien d'argent je dé- pense, et cependant je me contente d'un seul domestique, et, quand je suis à Rome, d'un seul chapelain pour ma chapelle particulière. Tenez, voilà mon laquais Hyacinthe.

' Actrice de Berlin.

LES BMNS DE LUCQCES. TOO

La petite figure qui apparut en ce moment, au circuit d'un coteau, eût mieux mérité d'êlre appelée un lis jaune que Hyacinthe. Elle était renfermée dans un vaste habit de drap écarlate, chargé de galons d'or, et du fond de cette ronge magnificence sortait une face en sueur qui me fit un signe amical. Réellement, lorsque j'eus examiné de plus près ces yeux actifs et cette figure inquiète , je reconnus quelqu'un que je me serais attendu à trouver sur le mont Sinaï plutôt que sur les Apennins, et ce n'était personne autre que M Hirsch , bourgeois toléré de Ham- bourg , un homme qui n'a \)as été seulement un très-honnête collecteur de loterie , mais qui s'entend aussi fort bien en cors aux pieds et en ducats , à savoir qu'il ne confond jamais les uns avec les autres , et qu'il rogne toutes ces choses avec une égale dextérité.

Je suis bien content , me dit-il , que vous me reconnaissiez , bien que je me nomme maintenant Hyacinthe , et que je sois valet de cham- bre de M. Gumpel.

Hyacinthe 1 s'écria celui-ci avec humeur.

Soyez tranquille , M. Gumpel , ou M. Gumpelino , ou M. le Mar- quis , ou votre Excellence ; nous n'avons pas besoin de nous gêner de- vant le docteur. Il me connaît, il m'a pris plus d'un billet de loterie, et je jurerais presque qu''il me doit encore sept mai-cs et neuf shillings du dernier tirage. Je me réjouis vraiment de vous revoir, docteur. Ce que c'est que l'homme ! ajouta-t-il. Devant la porte d'Altona , on se dit : Que j'aurais donc pris plaisir dans un pays qui est à deux cents mil- les de Hambourg , dans le pays croissent les citrons et les oranges, en Italie ! Ah ! l'homme ! est-il devant la porte d'Altona , il voudrait être en Italie , et à peine est-il en Italie, qu'il voudrait se retrouver de- vant la porte d'Altona. Hélas ! je suis maintenant dans le pays des ci- trons et des oranges , et je pense à la porte de pierre de Hambourg , les oranges et les citrons se trouvent par pleins paniers , sans qu'on r.it la peine de grimper les montagnes et d'affronter la chaleur pour les cueillir. Que Dieu me le pardonne , M. le marquis'; n'était l'honneur, je ne serais pas venu si loin avec vous.

C'est un brave homme, me dit le marquis', mais il n'entend abso- lument rien à l'étiquette ; devant vous, cela est sans conséquence .Com- ment trouvez-vous sa livrée? Il y a pour cinquante écus de galon de plus que sur les livrées des laquais de Rotschild. Je le dis souvent: qu'est l'ai^gent? L'argent est rond, il roule bien loin , mais la civilisation de- meure. Oui , docteur , si je perds un jour mon argent ( ce dont Dieu rae préserve! ) , je n'en serai pas moins un grand connaisseur des arts , un amateur éclairé de la peinture . de la musique et de la poésie. Yous

TOME y ni, 4^

rjlO KEVUE DES DEUX MONDES.

me banderiez les yeux et vous me conduiriez tout le long de la galerie de Florence , à chaque tableau devant lequel vous nie placeriez , je vous dirais le nom du peintre ou du moins Técole à laquelle il appartient. En musique? Bouchez-moi les oreilles , et je distinguerai chaque fausse note. En poésie? Je connais tous les acteurs de l'Allemagne, et pour ce qui est de la nature , j'ai fait plus de deux cents milles, en voyageant jour et nuit, pour voir en Ecosse une seule montagne. Comment trou- vez-vous cette contrce-ci? Quelle création! Voyez un peu les arbres, les montagnes, le ciel et l'eau bas. Tout cela n'a-t-il pas l'air peint? Avez-vous jamais rien vu de plus beau sur aucun théâtre ? Aussi que dit le poète ? Et il se mit à déclamer des versa troubler tous les rossi- gnols du voisinage.

La signora Laeliîia , jeune rose de cinquante ans, était au lit, fredon- nant et babillant avec ses deux galans , dont l'un était assis sur une petite chaise basse , et l'autre ajipuyé sur un grand fauteuil , jouait de la guitare. Dans la chambre voisine, on entendait voltiger les aceens d'une douce chanson , et les éclats d'un rire encore plus doux. Le marquis me présenta avec une grosse ironie qui lui était propre, en disant que j'étais le fameux docteur en droit Jean -Henri Heine, célèbre par ses grands travaux judiciaires. Par malheur, un de ces musiciens était un pro- fesseur de Bologne, et il se plaignit de ne pas avoir] encore entendu par- ler de ce nom illustre. Le second galant, du moins Gumpelino me l'as- sura , était un poète célèbre , dont les vers , composés depuis vingt ans, étaient encore chantés dans toute l'Italie, et enivraient jeunes et vieux par leur harmonie et leur chaleur amoureuse. Et le poète, lui, était assis les yeux paies , le visage flétri , sa tête branlante parsemée de minces boucles de cheveux gris, le sang appauvri et le cœur desséché par les glaces de l'âge ! Un pauvre vieux poêle ainsi l'ail , avec sa tète chauve et son corps amaigri , ressemble à ces ceps de vigne que nous voyons en hiver se dresser sur le penchant d une moiit.igr.e , tristes , raides et sans feuilles , tremblans au vent et couverts de neige , tandis que le doux fruit qu'ils ont produit porte au loin la joie et la chaleur dans les âmes, et fait chanter leurs louanges avec ivresse. Qui sait si un jour je ne serai pas assis de la sorte , mince et soucieux comme ce vieil- lard , sur une humble escabelle, près du lit d'une vieille courtisane, souple, et soumis à ses moindres désirs! Vous êtes Allemand? me dit-elle. Hélas ! ce sont de braves gens j mais que nous importe que ce soient Içs bons ou les mcchans qui nous dévorent ? Ils ruinent de

LUS BAINS DE LLCQUES. nu

fond en comble notre Italie. Mes meilleurs amis sont dans les cachots de Milan, et l'esclavage...

Elle s'arrêta, et tout le monde garda le silence; le poète ne prononça pas non plus une parole , bien qu'il passât , après Mezzofante , pour le plus habile maître de langues de Bologne, Il servait la signora comme un chevalier muet ; seulement, de temps en temps, on lui faisait ré- citer les morceaux qu'il avait faits pour elle vingt-cinq ans auparavant , lorsqu'elle débuta sur le théâtre de Bologne dans le rôle d'Ariadne. Lui- même dans ce temps peut-être était-il semblable à un dieu amoureux ; peut-être son Ariadne se jeîa-t-elle dans ses bras brùlans , avec le délire d'une bacchante! enchantant: E\>oe Eacchel Dans ce temps -là, i! composait beaucoup devers erotiques, qui, je l'ai dit, sont restés parmi les bons morceaux de la littérature italienne , tandis que le poète et celle qu'il a chantée, ne sont plus depuis long-temps que de la maculature.

Yingt-cinq ans durant, sa fidélité ne s'est pas démentie, et je pense qu'il restera assis sur son escabelle jusqu'à son dernier jour, récitant ses vers chaque fois qu'on les lui demandera. Le professeur de jurisprudence se traîne depuis autant d'années dans les fers de la signora j il lui fait encore la cour aussi assidûment qu'il la lui faisait au commencement de ce siècle; il remet avec autant de complaisance ses jours de lecture académique, lorsqu'elle veut qu'iU'accompagne quelque part, et il ne se soustrait pas à une seule des habitudes d'un véritable Patito.

La loyale persévérance de ces deux adorateurs d'une beauté dès long- temps ruinée est peut-être une habitude, ou une douce piété pour d'an- ciens sentimens, ou peut-être encore le sentiment lui-même, qui s'est débarrassé des choses actuelles , et qui subsiste par ses souvenirs. Ainsi, nous voyons souvent de vieilles gens agenouillés au coin d'une rue, de- vant une image de madone, qui a tant souffert du vent, de la pluie et de l'orage, qu'à peine offre-t-elle quelques traits délayés, insufiisans pour la faire i econnaîlre, et qu'il ne reste rien dans lu niche oii elle fut placée, rien que la lampe qui se balance encore au-dessus de cet autel vide ; mais les vieillards agenouillés pieusement, et défilant leur rosaire d'une main trem- blante, ont prié à cette place depuis leur enfance, ils sont toujours venus s'agenouiller sur celte pierre , à cette même lueur ; ils ne croient pas que la sainte image chérie soit effacée, etàla fin, l'âge les a rendus aveugles ou si myopes , qu'il leur importe peu que l'objet de leur adcratioii soit visible ou non. Ceux qui croient sans voir sont toujours plus heureux que les clairvoyans qui remarquent la moindre ride sur le visage de leur ma- done; Rien n'est plus affreux que de tels retours! Jadis je croyais que l'inconstance des femmes est ce qu'il y a de plus terrible au monde , et je croyais avoir tout dit, en les nommant des serpens. Mais, hélas! que

n I o, REVUE Di;S DEUX MONDES.

ne sont-elles serpens tout-à-fail, car les serpens se clépouillent chaque année Je leur vieille peau et se rajeunissent.

Le marquis promit à la signora de la ramener à Bologne dès que l'in- disposition qui la retenait au lit aurait cessé. On arrangea que le profes- seur prendrait les devans, et que le poète jouirait de la voiture du mar- quis, dont le siège du cocher pourrait le contenir lui et le petit chien favori. Pendant cet arrangement, la porte de la chambre voisine s'ouvrit violemment, et une créature singulière s'élança au milieu de nous.

Muses du monde ancien et du monde nouveau , et vous-mêmes, muses qui n'avez pas encore été découvertes, et dont j'ai soupçonné depuis long- temps l'existence dans les forêts et sur les mers , je vous en conjure , donnez-moi des couleurs pour peindre cette création qui est bien, après la vertu, ce qu'il y a de plus splendide sur la terre! Certes, de toutes les magnificences , la vertu, il n'en faut pas douter, est bien la plus grande. Dieu l'orna de tant de charmes , qu'on eût dit qu'il avait épui- sé ses trésors; mais il rassembla de nouveau ses forces, et dans un mo- ment propice, il créa la signora Francesca, la belle danseuse , grand chef- d'œuvre qu'il produisit après la vertu, en quoi il ne se répéta pas le moins du monde, comme font les compositeurs terrestres. —Non, Francesca estime création tout originale; elle n'a point la moindre ressemblance avecla vertu, et il est des connaisseurs qui n'accordent à celte dernière que le mérite de l'ancienneté. Mais est-ce donc un si grand défaut pour une danseuse, q'ic d'être de six cents ans trop jeune?

Je la vois encore, s'élancant delà porte brusquement ouverte, jus- qu'au milieu de la chambre , tournant de la même impulsion vingt fois sur un seul pied , puis se jetant de toute sa longueur sur le sofa, se cou- vrantles jeuxde ses deux mains, et s'écriant hors d'haleine : Ah ! que je suis donc lasse de dormir! Le marquis vint faire son compliment à la si- pnora Francesca, qui, encore à demi endormie, l'écouta à peine; et lors- qu'il lui demanda la permission de baiser ses pieds, et qu'il se fut age- nouillé sur le mouchoir de soie jaune qu'il tirade sa poche, elle lui tendit indifféremment son pied gauche, qui était renfermé dans un charmant soulier rouge, tandis que le pied droit portait un soulier bleu, coquet- terie piquante qui faisait encore mieux ressortir des formes délicates et gracieuses. En se relevant, le marquis demanda la permission de me pré- senter, ce qui lui fut accordé en bâillant. Je priai aussi la dame de me per- mettre de baiser son pied gauche; mais, au moment j'allais partager cet honneur, elle se réveilla comme d'un rêve, s'inclina vers moi en souriant,

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me regarda avec de grands yeux étonnés, s' élança joyeusement dans la chambre, et se remit à pirouetter, tandis que le professeur faisait reten- tir la guitare. Moi je sentais que mon cœur tournait avec elle , et que rétourdissement allait me saisir. Enfin, la signora s'arrêta, m'examina encore bien attentivement des pieds à la tète , et remercia le marquis d'un air très-satisfait, comme s'il lui eût apporté un présent. Elle trouva peu de chose à critiquer : seulement mes cheveux étaient trop clairs ; elle les eût voulu plus bruns, comme les cheveux de l'abbate Cecco. Elle trouva aussi mes yeux trop petits et plus verts que bleus. Je devrais à mou tour faire l'analyse de la signora son visage avait celle régularité qu'on trouve dans les statues grecques; le front et le nez formaient une seule ligne; ce dernier, fort court, était coupé en angle droit; la distance de la bouche au nez était des plus petites, les lèvres se touchaient à peine et formaient un doux sourire rêveur , et un gracieux menton s'arrondis- sait vers un cou... Ah! lecteur, je vais trop loin, et je n'ai pas le droit de m'élciidre jusqu'aux deux touffes de lis blanc qui apparaissaient dans tout leur éclat lorsque, dans ses mouvemens rapides, la signora écartait les brillans boutons de col qui fermaient sa tunique de satin noir. Bor- nons-nous donc à dire que sou visage était clair et d'une pâleur jaunâtre comme l'albâtre , que de longs cheveux noirs formaient sur les tempes deux ovales lisses et luisans, et que deux yeux noirs éclairaient de belles clartés subites tout ce noble ensemble.

Je donnerais volontiers une description locale de mon bonheur, et ainsi que les voyageurs ornent leurs ouvrages de cartes topographiques, j'aimerais à faire graver en acier les traits de Francesca ; mais que servirait la copie morte de formes extérieures dont les charmes consistaient surtout dans sa mobilité? La seule statue de Vénus du grand Canova , qu'on trouve dans une des dernières salles du palais Pilti à Florence, pourrait donner une idée de la magnificence de ces attraits. Je pense souvent à celte statue; quelquefois j'en rêve , elle est dans mes bras, elle s'anime et me parle avec la voix de Francesca. C'est le son de cette voix qui donnait au moindre mot que disait Francesca une importance et un charme indéfinissables; et, si j'essayais de rap- porter ces mots , ce serait comme un herbier desséché , une collection de plantes qui n'avaient de valeur que par leurs parfums. Souvent aussi elle s'élançait en l'air, et dansait en parlant, et peut-être, après tout, la danse était-elle son langage véritable. Aussi , est-ce dans ce langage que Francesca racontait l'histoire de ses amours avec l'abbate Cecco , jeune garçon pour qui elle avait éprouvé une passion violente , du temps qu'elle cousait des chapeaux de paille dans la vallée de l'Arno , et à qui , disait-elle, j'avais le bonheur de ressembler. En traitant ce sujet , elle

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faisait les panlomimes les plus tendres, posait mille fois les extrémités <le ses doigts sur son cœur, semblait en tirer les sentimens les plus vifs en y appuyant sa main , se jetait ensuite avec abandon sur le sofa , le visage caché dans les coussins, élevait ses deux pieds en l'air, et les fai- sait agir comme des marionnettes. Le pied chaussé de bleu représentait l'abbé Cecco, et, le rouge, la pauvre Francesca. Parodiant sa propre histoire, elle faisait prendre aux deux pieds amoureux congé l'un de l'autre; et c'était un piteux spectacle, un spectacle à mourir de rire et à mourir à force de pleurer , que celui de ces deux pieds qui s'em- brassaient en se disant les choses du monde les plus touchantes. La folle Francesca versait alors, à fendre l'ame, des larmes qui, sans qu'elle s'y attendît, lui venaient plus profondément du cœur que ne l'exigeait le rôle. Elle faisait aussi tenir un long discours à l'abbate Cecco, dans lequel il vantait en métaphores pédantesques la beauté de la pauvre Francesca , et la manière dont elle y répondait avec le ton sentimental d'un temps antérieur , avait quelque chose de dramatique et de doulou- reux, qui m'agitait singulièrement. Adieu , Cecco ! Adieu, Francesca! était le refrain éternel. Les deux chers petits pieds amoureux ne vou- laient pas se quitter , et j'éprouvai de la joie , lorsqu'un destin inexorable finit par les séparer ; car un doux pressentiment me disait que c'eût été un grand malheur pour moi , si ces deux amans fussent restés éternelle- ment unis.

Le professeur applaudissait grotesquement par toutes sortes de sons de guitare désordonnés, la signora fredonnait, le petit chien aboyait, et le marquis et moi nous battions des mains comme des forcenés. La signora Francesca , se relevant , s'inclina avec reconnaissance.

C'est vraiment isne belle comédie, me dit-elle ; mais il y a bien long temps qu'elle a été jouée pour la première fois, et moi-même je suis un peu vieille. Devinez mon âge !

Elle n'attendit pas ma réponse, et me dit vivement : dix-huit ans. A ces mots, elle tourna pendant plus d'une minute sur un seul pied. Et quel âge avez-vous , Dottore ?

Ah! signora , je suis dans la nuit du nouvel au de 1800. . Je vous avais déjà dit que c'est un des premiers hommes de notre siècle, dit finement le marquis.

La signora Laetizia voulut aussi nous parler de son âge. Elle nous raconta son début dans le rôle d'Ariadne, sur lequel, comme je l'appris plus tard, elle revenait très-souvent. Le poète fut alors forcé de déclamer le mor- ceau qu'il avait fait jadis pour elle dans cette circonstance. C'était un fort bon morceau de poésie, plein de deuil et de douleur sur la dé- loyauté de Thésée , d'enivrement aveugle pour Bacchus , oii la beauté et

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la fougue d'Ariadnc étaient fort bien peintes. Bella causu ! s'écria si- gnora Laelizia à chaque strophe ; et moi aussi , je louai les images , la coupe des vers et la manière dont ce mythe avait été traité.

Oui , il est très-beau , dit le professeur, et il y a certainement une vérité historique au fond de cette hisloirc, bien que quelques auteurs nous racontent expressément que Onéus, prêtre de Bacchus, se mifria avec cette Ariadne abandonnée qu'il trouva dans l'île de Naxos; et sans doute , comme il arrive souvent dans les légendes , du prêtre du dieu on lit le dieu lui-même.

Je ne partageai pas cette opinion , et je répondis que, dans celle table d' Ariadne abandonnée par Thésée sur l'île de Naxos, et jetée dans les bras de Bacchus, je ne voyais autre chose qu'une allégorie, à savoir que, ainsi délaissée, la nymphe s'était adonnée à l'ivrognerie, hypothèse adop- tée par beaucoup de savans de mon pays. Vous-même , monsieur le marquis, ajoutai -je, vous devez savoir que le banquier Bethmann , dans le sens de celte hypothèse , éclairait sa belle statue d' Ariadne, de telle façon qu'elle semblait avoir un nez rouge.

Oui, oui, Bethmann de Francfort était un grand homme! s'écria le marquis. En ce moment , une chose importante sembla l'occuper. Dieu! dit- il, j'ai oublié d'écrire à Rotschild de Francfort. Et il se sauva à toutes jambes.

Lorsqu'il fut parti, comme je me disposais, ainsi qu'il est d'usage, à gloser sur l'homme à la bonté duquel je devais l'agréable connais- sance que je venais de faire, je trouvai, à mon grand étonnement, que tout le monde était reuipli d'enthousiasme pour ses nobles et excellens procédés, et qu'on ne pouvait trop vanter sa complaisance et sa bonhom- mie. Francesca joignait aussi sa voix à celle des autres; elle ne se plaignait que du nez du marquas , qu'elle trouvait inquiétant à cause de sa ressemblance avec la tour de Pise.

En prenant congé, je sollicitai la faveur de baiser encore son pied gauche , sur quoi , avec un sourire très-sérieux , elle ôta sou soulier rouge, et aussi son bas ; et , quand je me fus agenouillé , elle me lendit un pied de lis, blanc et éclatant, que je portai à mes lèvres , avec plus de ferveur que si c'eût été la mule du pape. Il va sans dire que je fis l'oûice de i'cmme de chambre , et que j'aidai à remetlre le bas et le soulier.

Je suis contente de vous, me dit la signora Francesca quand j'eus terminé cette affaire , dans laquelle je me pressai fort peu, bien que j'y employasse mes deux mains , je suis contente de vous. Vous me tirerez encore souvent mes bas. Aujourd'hui vous avez baisé le pied gauche , demain vous aurez le pied droit; après demain je vous permettrai de me baiser la main gauche , et le jour suivant la droite . Conduisez-vous bien ,

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TOUS aurez de l'avancemenl ; et , corarae vous êtes jeune , vous ferez votre chemin dans le monde.

Et je l'ai fait mon chemin en ce monde! Soyez-en témoins, nuits de Toscane , et toi, beau ciel bleu avec tes grandes étoiles d'argent! vous, bois de lauriers sauvages , touffes mystérieuses de myrtes ! et vous , nym- phes des Apennins , quand vous nous enlaciez dans vos danses de fian- çailles , et quand vous nous rameniez dans nos rêveries à ces temps des dieux il n'existait pas ce préjugé gothique qui ne permet que des félicités secrètes , et qui couvre de sa feuille de vigne hypocrite tout sentiment libre et hardi.

Quant à nous, la feuille de vigne était bien inutile, car une vigne tout entièi'e étalait ses grands rameaux verts sur nos tètes bienheureuses !

Sur un banc de gazon , sous un large laurier, était assis Hyacinthe, le domestique du marquis, et près de lui Apollon, son chien. Ce dernier était même plutôt debout qu'assis , car ses deux pattes de devant étaient dressées sur la cuisse écarlate du petit homme, et il regardait, ainsi que lui, avec curiosité , des tablettes que Hyacinthe tenait en main, y ins- crivant de temps à autre quelques mots en soupirant.

Comment diable , Hirsch Hyacinthos ! lui criai-je , composes-tu des vers? Allons, les signes le sont favorables; Apollon est à tes côtés, et le laurier est déjà suspendu sur ta tête.

Mais j'étais injuste envers le pauvre homme. Il me répondit paisible- ment : Des vers ? Non : je suis amateur des vers , mais je n'en écris pas. JN'ayant rien à faire en ce moment, j'écrivais la liste des personnes qui ont joué dans mon bureau de loterie. Quelques-unes sont restées mes dé- biteurs. — ]\e croyez pas, M. le docteur, que je veuille parler de... Nous avons le temps. Je vous regarde comme solide. Ah ! si vous aviez joué le lot i565 au lieu du i564 , vous seriez aujourd'hui un homme de cent mille marcs banco, et vous n'auriez pas besoin de courir ici de droite et de gauche; vous pouri'iez rester tranquille à Hambourg, et vous faire con- ter sur votre sofa quelle mine a l'Italie. Aussi vrai que Dieu me soit eu aide, je ne serais pas venu dans ce pays, n'était l'amitié que j'ai pour M. Gumpel. Ahi que de chaleurs, de dangers et de fatigues il m'ii fallu

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supporter ! Puis , partout il y a une exagération ou une rêverie , M. Gumpel arrive tout de suite , et il faut que je fasse tout comme lui. Je serais parti depuis long-temps , s'il pouvait se passer de moi. Mais qui conterait, une fois de retour à la maison, combien il a reçu d'honneurs et pris de civilisation chez l'étranger? Et, à vous dire la vérité, moi-même je commence à faire grand cas de la civilisation. A Hambourg, Dieu merci , je n'eu ai pas besoin ; mais on ne peut savoir si on ne viendra pas dans quelque autre endroit. Ici , c'est un tout autre monde. Et on a rai- son; un peu de civilisation embellit si bien l'homme ! Et quel honneur on en retire! Lady Maxfield, par exemple, comme elle m'a accueilli et honoré ce matin ! tout parallèlement comme son égal ! Et elle m'a donné un francesconi pour boire, bien que la fleur que je lui portais n'eût coûté que cinq paoli . Aussi c'est un plaisir que d'avoir dans les mains le petit pied blanc de ces grandes dames.

Je ne fus pas peu confondu de cette remarque. Le drôle se moquait-il de moi? Mais comment pouvait-il déjà savoir ce qui s'était passé de l'autre côté de la montagne? ou bien s'était-il passé de ce côté une sem- blable scène , et l'esprit ironique du grand poète créateur de ce théâtre terrestre s'était-il plu à la répéter à la fois en vingt endroits , pour l'a- musement de son public céleste ? Toutes ces suppositions étaient mal fondées; car, après que j'eus promis de ne rien dire au marquis, Hya- cinthe m'avoua qu'il avait trouvé lady Maxfield au lit lorsqu'il était venu lui offrir des fleurs , et qu'ayant vu des cors à l'un de ses pieds, qui pas sait par la couverture, il lui avait offert de les couper, soin pour lequel il avait reçu un francesconi de récompense.

Mais je tiens surtout à l'honneur que j'en ai eu, dit Hyacinthe, et j'en ai dit autant au baron Rotschild , lorsque j'eus l'honneur de lui cou- per les cors. Cela eut lieu dans son cabinet ; il était assis sur son fauteuil vert comme sur un trône, il parlait comme un prince, et autour de lui, debout , étaient ses courtiers , et il donnait ses ordres , et il envoyait des estafettes à tous les princes ; et , tandis que je lui coupais les cors, je me disais : Tu as dans tes mains le pied d'un homme qui a lui-même le monde entier dans ses mains. C'a été le plus heureux moment de ma vie !

Je puis facilement me représenter ce que vous avez éprouvé , M. Hyacinthe. Mais quel membre de la dynastie Rotschild avez-vous ainsi opéré! Etait-ce pas l'Anglais au cœur haut, l'homme de Lombard- Street , qui a ouvert une maison de prêt pour les empereurs et les rois ?

Cela va sans dire, docteur. Je parle du grand Rotschild, le grand Nathan Rotschild , Nathan le sage, chez qui l'empereur du Brésil a mis sa couronne de diamans en gage. Mais j'ai eu aussi l'honneur de con-

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naîlre à Francfort le baron Salomon Rotschild , et il savait m'apprécïer. Lorsque le marquis lui dit que j'avais été collecteur de lolerie, le baron répondit d'un air sérieux : Je suis moi-même quelque chose comme cela ; ne suis-je pas le grand collecteur de la loterie Rotschild? Il ne sera pas dit qu'un collègue aura mangé h l'office , il se mettra près de moi ! Et , aussi vrai que Dieu distribue les biens de ce monde, M. le docteur, je m'assis près de Salomon Rotschild, et il me traita tout comme son égal, tout familionnairement. J'allai aussi à son fameuxjbal d'cnfans, qui a été mis dans les gazettes. Que d'or, d'argent et de diamans , que d'ordres et d'étoiles ! L'ordre du Faucon , l'ordre de la Toison-d'Or, l'ordre du Lion, l'ordre de l'Aigle ; même un tout petit enfant , je vous le dis , un tout petit enfant portait l'ordre de l'Eléphant. Les enfans étaient habillés en rois, la couronne sur la tête; mais il y avait un grand garçon habillé précisément comme Nathan Rotschild. Il faisait très-bien son person- nage , les deux mains dans les poches de sa culotte , secouant son argent, branlant tristement la tête quand un des petits rois voulait lui emprunter quelque somme , et ne caressant que celui qui portait un habit blanc et une culotte rouge. Vrai Dieu ! le garçon jouait bien son rôle, surtout lorsqu'il soutenait le gros enfant habillé de satin blanc semé de lis d'or, et qu'il lui disait: Allons, conduis-toi bien pour qu'on ne te chasse pas, et que je ne perde pas mon argent ! Je vous assure , docteur, que c'était plaisir de les voir. Tout alla bien jusqu'au moment ou leur apporta des gâteaux ; alors ils se battirent pour avoir la meilleure part , ils s'arra- chèrent leurs couronnes de la tête, crièrent, pleurèrent, et même quelques-uns

Il n'est rien de plus ennuyeux sur la terre que la lecture d'un voyage en Italie , si ce n'est l'ennui de l'écrire ; et l'auteur ne se rend sup- portable qu'en parlant le moins possible de l'Italie. J'ai bien peur ce- pendant, tout en employant cet artifice, que le présent paragraphe ait peu d'attraits pour mes lecteurs. Mais, Dieu merci , une vielle organisée retentit sous mes croisées , et remplit l'air de joyeuses mélodies. Ma tête malade avait besoin de cet allégement , surtout au moment j'ai à par- ler de ma visite au marquis Ciiristophoro di Gumpelino. Je veux conter cette touchante histoire dans toute sa pureté.

Il était déjà tard quand j'arrivai à la demeure du marquis. Lorsque j'entrai, Hyacintlie était seul , et nettoyait les éperons d'argent de son maître, que j'apercevais, par la porte entr'ouverte , au fond de son ca- binet , agenouillé devant un grand crucifix et une madone.

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Il faut savoir que le marquis était devenu un excellent catholique , qui suivait toutes les cérémonies de la sainte église, et qui, pendant son sé- jour à Rome, av:iit un chapelain par le même motif qu'il entretenait une danseuse à Paris et des chevaux de coiirsc à Londres.

M. Gumpel fait en ce moment sa prière, dit Hyacinthe, en me montrant le cabinet de son maître ; et il ajouta : Il s'agenouille ainsi tous les soirs devant la prima dona avec l'enfant Jésus. C'est un morceau magnifique qui lui a coûté six cents franccsconi.

Et vous, 31. Hyacinthe, pourquoi ne vous agenouillez-vous pas derrière lui? ou bien, ne seriez-vous pas ami delà religion catholique?

J'en suis ami , et je n'en suis pas ami , répondit celui-ci en hochant la lète d'un air réfléchi. C'est une bonne religion pour un baron de dis- tinction qui n'a rien à faire tout le jour, et pour un amateur des ar(s ; mais ce n'est pas une religion pour un homme qui a des affaires , et sur- tout pas une religion pour un collecteur de loterie. Il faut que j'écrive exactement chaque numéro qu'on prend, et si la cloche catholique vient me fiiire aux oreilles bum ! bum ! bum ! ou l'encens catholique m'éblouir les yeux , je perds la tête , j'écris de faux numéros , et il peut arriver de grands malheurs. J'ai souvent dit à M. Gumpel : Votre Excellence est un homme riche , et peut être catholique tant qu'elle veut ; la cloche catholique peut vous faire perdre l'esprit, vous n'aurez pas moins à manger et à boire; mais moi, pauvre homme, il faut que je ramasse toute mon intelligence pour gagner quelque chose. M. Gumpel dit bien qne cela est nécessaire pour la civilisation, et que si je ne suis pas ca- liiolique , je ne comprendrai rien aux tableaux du Correchio , du Carra - chio et du Carravachio ; mais j'ai toujours pensé que le Correchio , le Carrachio et le Carravachio ne me tireraient pas d'affaire, si personne ne venait jouera ma loterie. Avec cela, il faut que je vous avoue, M. le docteur, que la religion catholique ne me fait aucun plaisir. Il semble toujours que le bon Dieu vient de mourir, et on entend souvent une musique d'enterrement qui vous rend mélancolique : je vous le dis, ce n'est pas une religion pour un homme comme moi.

Mais, M. Hyacinthe, comment trouvez -vous la religion protes- tante ?

Celle-ci n'est pas trop raisonnable , M. le docteur ; et, s'il n'y avait pas d'orgue, ce ne serait pas une religion du tout. Entre nous soit dit, cette religion ne gale rien, elle est pure comme un verre d'eau; mais aussi elle ne sert à rien. Je l'ai mise à l'épreuve, et cette épreuve me coûte quatre marcs et quatorze shillings.

Comment donc , mon cher monsieur Hyacinthe ?

Voyez-vous , M. ledoclcur , je me suis dit : C'est sans doute une reli-

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gion biea éclairée , mais elle n'a pas de miracles , et il ne lui faudrait qu'un petit miracle pour en faire une religion honnête. Mais qui ferait des miracles en un tel lieu , pensai-je en visitant un jour , à Hambourg , une église protestante il n'y avait que des bancs bruns et des murailles blanches, et sur les murailles rien qu'une table noire sur laquelle étaient écrits une demi-douzaine de chiffres blancs. Tu fais peut-être tort à cette religion , me dis-je ; peut-être ces chiffres peuvent-ils faire aussi bien un miracle que l'image de la mère de Dieu, ou un os de sou mari saint Joseph; et, pour voir le fond de celte affaire, j'allai aussitôt à Altona, et je mis les chiffres à la loterie d'Altona ' ; mais je vous jure que pas un de ces numéros protestans ne sortit. Ne me parlez donc pas d'une re- ligion qui ne peut seulement pas faire sortir un ambe ; et pensez-vous que je serais assez déraisonnable pour placer mon salut éternel dans une croyance sur laquelle j'ai déjà placé quatre marcs et quatorze shillings que j'ai perdus ?

La vieille religion juive vous semble sans doute préférable , mon ami ?

M. le docteur, cette religion-là , je ne la souhaite pas à mon plus cruel ennemi. On n'en retire que de l'ignominie et delà honte. Je vous le dis, ce n'est pas une religion, mais un malheur. J'évite tout ce qui peut m'en faire souvenir, et comme Hirsch est un mot juif , je signemainle nant Hyacinthe, collecteur, opérateur et taxateur. A cela, je trouve encore l'avantage de n'avoir pas eu besoin de changer le chiffre démon cachet. Cela sonne d'ailleurs autrement , et on ne peut plus me traiter comme un gueux, ainsi qu'on le faisait autrefois.

Mon cher M. Hyacinthe, qui pouvait vous traiter ainsi ? Il est im- possible de ne pas reconnaître en vous l'homme civilisé , dès que vous ouvrez la bouche.

i), Vous avez raison , M. le docteur, j'ai fait des pas de géant dans la civilisation. Je ne sais vraiment pas qui je pourrai fréquenter quand je reviendrai à Hambourg ; et, quant à la religion, je sais ce que je ferai. J'ai pour le moment le nouveau temple israélite , le service mosaïque avec le chant allemand et quelques cérémonies dont une religion ne peut pas se passer. Aussi vrai que Dieu dispense les biens, je ne demande pas en cet instant une religion meilleure, et celle-ci mérite qu'on la soutienne. Elle est même encore trop bonne pour l'homme commun , à qui il faut des sottises, et qui se sent heureux dans son imbécillité. Un vieux

' A Hambourg, il n'existe d'autres lolerics que les loteries de lots et de sé- ries qu'on tire tous les trois mois, tandis qu'à Altona on a conservé la loterie française toujours ouverte, et accessible aux classes les plus pauvres. (,Tr..)

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juif, avec sa longue barbe et son habit déchiré , qui ne dit pas un mot selon l'oilhographe, se sent peut-être plus heureux que moi avec ma civi- lisaliou. A Hambourg, dans la grande ruelle des Boulangers, il y a un homme qui se nomme Moïse Loque, ou tout court Loque , qui va et vient toute la semaine, à la pluie et au vent, avec son paquet sur le dos pour gagner une couple de marcs. Le vendredi soir, quand il revient au logis, il trouve le chandelier aux sept branches allumé, la table couverte d'une nappe blanche ; il dépose son paquet et ses soucis, s'asseoit à table avec sa maigre femme et ses plus maigres filles, rafingie avec elles des poissons qui nagent dans une agréable sauce blanche, chante les plus magnifiques cantiques du roi David, se réjouit de tout son cœur de la sortie d'Egypte des enfans d'Israël, se réjouit aussi que tous les méchansqui leur ont faitdu malsoienlmorts;quele roiPharaon,Nabuchodonosor, Aman, An- tiochus, Titus et tous les gens de cette espèce n'existent plus, tandis que Loque vit encore et mange du poisson avec sa femme et ses filles. Et je vous le dis, M. le docteur, les poissons sont délicats, et l'homme est heureux ; il n'a pas besoin de se tourmenter de la civilisation, il s'enveloppe gaîment dans sa religion et dans sa robe de chambre verte , comme Diogène dans son tonneau; il regarde avec satisfaction ses lu- mières qu'il ne mouche même pas; et je vous le dis, quand les lumières sont un peu pâles, et que la servante du sabbat qui est chaigée de les entretenir n'est pas là, si Rotschild le grand entrait en ce moment avec tous ses courtiers, ses escompteurs , ses expéditeurs et tous ses chefs de comptoir, avec lesquels il fait la conquête du monde , et s'il disait : « Moïse Loque, demande-moi une grâce?, je l'accorderai ce que tu vou- dras ; » M. le docteur , je suis convaincu que Moïse Loque répondrait tranquillement: « Mouche-moi les chandelles! » Et Rotschild le grand dirait avec étonnement:«Si je n'étais Rotschild, je voudrais être Loque! »

Tandis que Hyacinthe développait ainsi ses vues largement et d'une manière épique, selon son habitude, le marquis, se levant de son prie- Dieu , s'approcha de nous , en nasillant encore quelques patcr noster. Hyacinthe tira un rideau vert sur l'image delà madone, éteignit les deux cierges qui brûlaient devant elle , détacha le crucifix de cuivre et revint à nous, tout en le nettoyant avec le même chifTon qui lui servait tout à l'heure à nettoyer les éperons de son maître. Celui-ci semblait accablé de chaleur ; au lieu de robe de chambre , il portait un large domino de soie bleue avec une frange d'argent, et sonnez étincelait mélancoliquement, comme un louis d'or dans une bourse rouge.

O Jésus! soupira-t-il en se laissant tomber sur les coussins du sofa; ne trouvey.-vous pas, docteur, que j'ai l'air bien rêveur aujourd'hui ? Je suis très-ému, mon ame est excitée, je respire dans une sphère plus élevée!

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M. Gumpel , dit Hyacinthe en rinterrompant, votre saug court de nouveau trop rapidement dans vos veines ; je sais ce qui vous manque , il faut que vous preniez. . . .

Tune sais pas, dit son maître en soupirant.

Je vous dis que je sais, répliqua le serviteur. Je vous connais si bien, vous êtes tout l'opposé de moi; quand vous avez soif, moi j'ai faim; quand vous avez faim, j'ai soif; vous êtes trop corpulent, et je suis trop maigre; vous avez trop d'imagination, et moi trop d'esprit positif ; court et bref, vous êtes mon antipode.

Ah! Julie, soupira Gumpelino, que ne suis-je le gant de peau jaune qui serre ta main! Docteur, avez-vous jamais vu la Crélinger dans Romeo et Juliette?

Sans doute, et j'en suis encore ravi.

Alors vous me comprenez; vous savez ce que je dis quand je dis: « j'aime!" Je veuxm'ouvrir entièrement à vous. Hyacinthe, sors un peu.

Je n'ai pas besoin de sortir , dit celui-ci avec humeur. Vous n'avez pas besoin de vous gêner devant moi ; je connais aussi l'amour , et je sais déjà....

Tu ne sais rien ! s'écria Gumpelino.

La preuve que je sais , M. le marquis, c'est que je n'ai qu'à vous dire le nom de Julie Maxfield. Tranquillisez-vous, vous serez aimé ; mais le beau-frère de votre bieu-airaée ne la perd pas de vue un moment.

O malheureux que je suis ! s'écria Gumpelino. Combien de fois je me place au clair de la lune sur le balcon, et je me figure que je suis moi- même Juliette, et que mon Roméo ou Gumpelino m'a donné rendez- vous ! Hélas ! une telle nuit me réjouirait plus que si j'avais gagné le gros lot de la loterie de Hambourg!

Quelle rêverie! s'écria Hyacinthe; le gros lot, 100,000 marcs!

Oui, plus que le gros lot ! continua Gumpelino. Hélas ! elle m'a déjà promis une telle nuit , et je crois la voir souvent déclamant, le matin, comme la Crélinger:

Veux-tu déjà partir? Le jour est encor loin, C'était le rossignol et non pas l'alouette Qui pénétrait tout à l'heure ton oreille inquiète; Il chante toute la nuit sur ce grenadier en fleurs: Crois-moi, ami, c'était le rossignol.

Le gros lot! répéta plusieurs fois Hyacinthe. J'ai une haute opinion de votre civilisation, M. le marquis ; mais je n'aurais jamais cru que vous pousseriez, la rêverie si loin. L'amour passe avant le gros lot ! En

LES BAINS DE LUCQUES. -y 23

V(?rité, M. le marquis, depuis que je vous fréquente, je me suis déjà pas- sitblemciit accoutumé à la civilisation; mais je ne donnerais pas un hui- tième du gros lot pour l'amour ! Dieu m'en préserve ! L'amour ! quand je calcule ce qu'il m'a coûté dans ma vie, je trouve en tout douze marcs et treize shillings. L'amour ! je n'ai eu un véritable attachement passionné qu'une seule fois, et c'était pour la grosse Gudule. Elle mettait à la loterie chez moi, et quand j'allais la voir, elle avait tou- jours pour moi un gâteau et un verre de liqueur; et un jour que je me plaignais de réplétion , elle me donna la recette d'une poudre dont se servait son mari. Je fais encore usage de cette poudre, et elle me pro- duit toujours le même effet. JNotre amour n'a pas eu d'autres suites. Je crois, M. le marquis, que vous feriez bien de vous servir de cette poudre. Attendez un peu , je vais la chercher.

Tout en continuant ces commentaires , Hyacinthe se mita chercher dans ses poches. Il en tira:

Un morceau de bougie;

2 Un étui d'argent qui renfermai Ides inslrumeaspour couper les cors;

b" Un citron ;

Un pistolet qui, quoique non chargé, était enveloppé de papier;

Une liste imprimée du dernier tirage de la loterie de Hambourg;

Un petit livre couvert de cuir noir, contenant les psaumes de David ;

7*^ Un bouquet desséché ;

L'original d'un billet de loterie qui avait gagné 50000 mille marcs , enveloppé dans un morceau de taffetas rose fané ;

9^ Un petit pain rond sans levain, percé au milieu;

10° La poudre en question , qui fut tirée avec respect.

Quand je songe , dit-il en soupirant, qu'il y a dix ans la grosse Gudule me donna cette recette, et que je suis maintenant en Itiilie, et que je tiens cette poudre dans mes mains , et que je lis de mes yeux : Sal mirabilc Glnuberi, le cœur nie manque, et il me semble que je viens de l'avaler. Ce que c'est que l'homme! Je suis en Italie, et je songe à la grosse Gudule! Qui l'eût pensé ! Elle est peut-être en ce moment à la campagne, dans son jardin; au clair de la lune, elle écoute chanter le rossignol ou l'alouetle...

C'est le rossignol et non pas l'alouette! murmura Gumpelino, et il reprit

11 chante toute la nuit sur ce grenadier en fleurs ; Crois-moi, ami, c'était le rossignol.

1^24 REVUE DES DEUX MONDES.

C'est tout un, continua Hyacinthe; Gudule n'est pas moins dans son jardin , elle se livre à la rêverie , et songe à moi peut-être. Hélas 1

Un silence suivit ce soupir. Le marquis l'interrompit en disant : Dis- moi , Hyacinthe, es-tu bien sur que cette poudre sera efficace?

Sur mon honneur , elle le sera , répondit-il. Pourquoi ne le serait- elle pas? Elle l'est bien sur moi! Et ne suis-je pas un homme comme vous? Le sel de Glauber rend tous les hommes égaux , et si Rotschild prenait du sel de Glauber, il en ressentirait les effets comme le plus petit rentier.

En parlant ainsi, Hyacinthe préparait déjà sa poudre; mais il eût échoué dans ses propositions, si le marquis ne s'était rappelé subitement le passage Juliette boit le breuvage mystérieux.

Docteur, s'écria-t-il, que pensez-vous de la MuUer, à Vienne? Je l'ai vue dans le rôle de Juliette: mon Dieu, comme elle le joue! Je suis cependant le plus grand enthousiaste de la Crélinger, mais la Muller m'a saisi le cœur au moment elle vide la coupe. Voyez-vous, dit-il, en prenant avec un geste tragique le verre dans lequel Hyacinthe avait secoué sa poudre, voyez-vous , elle tient la coupe ainsi, et frémit à vous faire partager son effroi . Alors elle s'écrie :

Un frisson glacial circule dans mes veines , Il éloigne déjà la chaleur de la vie.

Et elle se lève comme je me lève maintenant; elle approche le poison de ses lèvres , et à ces mots :

Attends , Tybalt , Je viens ; Roméo , je bois à toi.

elle vide la coupe.

A votre santé , monsieur le marquis, dit Hyacinthe d'un ton solen^ ne! ; car, dans son enthousiasme, le marquis venait de vider le vase en se laissant tomber sur le sofa.

Il ne resta pas long-temps dans cette situation, car quelqu'un frappa tout à coup à la porte, et le petit jockei delady Masfield, souriant d'un air ironique, remit un billet au marquis et se retira aussitôt. Celui-ci brisa le cachet avec empressement ; son nez et ses yeux étincelaient de ravissement, mais tout à coup une pâleur mortelle couvrit ses traits; il fit un bond de désespoir, et parcourut la chambre à grands pas en pro- férant mille malédictions.

LF.S BAINS DE LUCQCES. 7?.5

y— Qu'avez-vous donc , qu'avez-vous donc ? demanda Hyacinllie d'une \oix tremblante; serons-nous attaqués cette nuit?

Lisez, lisez! me dit le marquis, en me jetant le billet qu'il venait de recevoir.

Je lus : « Cher Gumpelino, dès qu'il fera jour, je serai forcée de partir » pour l'Angleterre. Mon beau-frère est parti devant moi , et m'attend » à Florence. Je suis sans surveillant ; venez donc, je vous attends heii- » reuse et tremblante. J. 31. »

Malheur à moi ! s'écria Gumpelino. L'amour me tend sa coupepleine de nectar, et infortuné que je suis, j'ai déjà vidé une coupe pleine de sel de Glauber. Qui me débarrassera de cet affreux breuvage? A l'aide ! au .secours !

Nulle puissance humaine ne peut venir à votre aide, dit Hyacinthe en soupirant.

Je vous plains de tout mon cœur, lui dis-je à mon tour.

O Jésus, Jésus ! s'écriait toujours le marquis. Je le sens qui parcourt toutes mes veines. Loijal apothicaire, ta médecine a agi prompte- mentl ' Mais n'importe, je veux courir à elle, tomber à ses pieds et y répandre tout mon sang.

Il n'est pas question de sang, dit Hyacinthe. Vous n'avez pas des bomérides. Ke soyez donc pas si passionné, monsieur le marquis.

Non, non, je veux aller me jeter à ses pieds. O nuit! ô nuit!

Je vous le dis, reprit Hyacinthe avec un calme vraiment philoso- phique, vous n'auriez pas un moment de repos. Ne soyez pas si passionné. Plus vous sautez dans la chambre, plus vous vous échauffez , et plus le sel de Glauber fait son effet. Il faut vous comporter comme un homme, vous soumettre au destin. Il est peut-être bon que les choses se soient, passées ainsi. L'homme est une créature terrestre, il ne comprend pas les décrets de la Providence. L'homme croit souvent qu'il va au-devant de son bonheur, et cependant le malheur est , sur son chemin, qui l'attend avec un bàlon ; et, quand un bâton roturier frappe des épaules nobles, elles le sentent tout de même, monsieur le marquis.

Malheur à moi ! répétait toujours Gumpelino dune voix terrible. Son serviteur continua :

L'homme s'attend souvent à une coupe de nectar, et il reçoit une volée de coups; et si le nectar est doux, les coups sont amers. El c'est encore un bonheur que l'homme qui bat un autre finisse par se fatiguer ;

' O true apothecaiy, Thy drog are quicit.

SlIAK.SI'.

TOME VIII. ^7

^26 REVUE DES DEUX MONDES.

autrement, l'autre ne pourrait le supporter. Mais le danger est bien plus qrand encore, quand le poignard et le poison guettent tin homme sur le chemin de l'amour. Peut-être, monsieur le marquis, est-il fort heureux que vous soyez retenu ici; car il se pourrait qu'un petit Italien vous attendît avec une dague de six aunes de long, et qu'il vous la plongeât dans la gorge. Ou peut-être, continua-t-il, sans se laisser troubler par le désespoir du marquis, ou peut-être, quand vous vous seriez établi bien tranquillement près de lady Maxiield, le beau-frère serait-il revenu tout à coup de voyage pour vous faire signer une lettre de change de cent mille marcs.jJe ne veux pas prévoir des choses fâcheuses ; mais je suppose que vous seriez un bel homme , et que lady Maxfield, désespérée de perdre un si bel homme, et jalouse, comme toutes les femmes , ne voudrait pas qu'il fît le bonheur d'une autre après son départ. Que fait-elle? elle prend un citron ou une orange, y met une certaine poudre, et vous dit : Re- froidis-toi, mon bien-aimé , la chaleur t'accable. Elle vous donne alors le citron ou l'orange, et le lendemain vous êtes réellement un homme refroidi. Il y avait un homme qui s'appelait Pieper, et il avait une pas- sion amoureuse pour une demoiselle qu'on nommait l'Ange à la trompette, et qui demeurait devant le magasin de café. L'homme demeurait dans la Fuhlentwiete...'

Hirsch ! s'écria le marquis en fureur, Hirsch , je voudrais que ton

Pieper de la Fuhlentwiete, et son Ange à la trompette, et toi et ta Gudulc, vous eussiez mon sel de Glauber dans le ventre !

Que voulez-vous donc, monsieur Gumpel ? répondit Hyacinthe un

peu ému par cette interpellation ; suis-je cause que lady Maxfield part cette nuit, et qu'elle vous invite ce soir? Pouvais-je le prévoir? Suis-je Aristote? Ai-je été placé près de la Providence ? J'ai seulement promis que le sel ferait son effet, et il le fera certainement, et d'autant plus vite, que vous vous remuerez comme voua faites, que vous serez disparate et

passionné...

Je veux donc rester tranquille ! murmura Gumpelino , en se jetant

sur le sofa. Mais, reprit-il en soupirant, après un long silence; mais que pensera la dame, si je ne viens pas? Elle m'attend; elle tremble;

elle soupire...

Hyacinthe branlait la tête, une pensée hardie semblait fermenter sous sa livrée rouge. M. Gumpel, dit-il enfin , envoyez-moi vers elle. J'ai votre excuse.

Et il partit sans attendre la réponse de son maître.

! Petite rue de Hambourg.

LES BAINS DK LLCQUES. «^27

TI est nuit de nouveau. Sur la table sont deux candc^labres avec des bougies allumées. Leur clarté se refièlc sur les cadres dorés des images des saints, suspendues à la muraille, que l'ombre vacillante et les lueurs mobiles qui les couvrent, semblent faire revivre. Au dehors, devant les fenêtres, sous l'éclat de la lune, les sombres cyprès restent immobiles, et au loin on entend un hymne funèbre à la vierge, dont les accens n'arri- vent qu'en mourant, et qui semble chanté par la voix d'un enfant malade. Le marquis Chrislophoro di Gumpelino est assis ou plutôt négligem- ment couché sur les coussins de son sofa ; dans ses mains est un livre couvert de moire rouge, et il le lit en déclamant. Son œil offre un certain lustre humide comme celui des chats amourçux, et ses joues, ainsi que les deux ailes de son fameux nez, sont un peu pâleset souffrantes. Cette pâ- leur s'explique aussi philosophiquement qu'anthropologiquement, quand on songe que, la veille, le marquis a pris un verre plein de sel de Glauber.

Hyacinthe est accroupi sur le parquet , et il marque , un morceau de craie à la main, des longues ei des brèves sur le plancher. Cette compo- sition semble devenir très-pénible pour le petit homme , il murmure avec humeur : Spondée, trochée, iambes, antipeste, anapeste, et la pesle ! Pour s'adonner plus complètement à ce travail, il a déposé son habit rouge, et l'on voit deux jambes maigres serrées dans une étroite culotte écarlate, tandis que deux bras non moins chétifs nagent dans les amples plis d'une chemise flottante.

Quelles singulières figures faites-vous là? lui demandai-je en exami- nant son ouvrage.

Ce sont des pieds de grandeur naturelle, me dit-il, de véritables pieds de poésie; monsieur le marquis me lit des vers et m'explique com- bien de pieds il faut pour en faire, et moi je compte si le nombre s'y trouve.

Yous nous trouvez en effet dans une occupation poétique, dit le marquis. Je sais, docteur, que vous appartenez à la classe des poètes qui ont une tête opiniâtre , et qui ne voient pas que les pieds sont la chose principale dans la poésie ; mais vous changerez d'avis. Moi, qui n'ai pas pu fermer l'œil de la nuit, j'ai eu le bonheur de faire une excellente lec- ture. Je vous jure, par Notre-Dame de Lorettc, que ce volume de poésies n'a pas son égal. Hier soir, j'étais au désespoir comme tous savez, au désespoir de ne pas pouvoir posséder ma Julie; aujourd'hui, grâce à ces vers, je suis honteux de mon amour. Mais il y a poésie et poésie, et rien n'est plus rare que la poésie d'honnête homme.

Le marquis se mit alors à déclamer des vers absurdes ; et , pendant ce temps, Hyacinlh.e se livra à ses digressions ordinaires.

L'honnèlcté, monsieur le docteur, me dit-il, est l'affaire principale

^O.S RFA Ul'. DF.S DEUX MONDES.

dans la vie, el quiconque n'est pas honnête homme, je le regarde comme un coquin. Je suis un homme, monsieur le docteur, qui ne flatte pas; mais jo me flatte d'être honnête, et je veux vous conter un trait de moi qui ne vous étonnera pas peu. A Hamhourg , près de la prison , demeure un homme, et cet homme est un herbager, et il s'appelle Claudin, c'est- à-dire je l'appelle Claudin, parce que nous sommes bons amis; mais il s'appelle M. Claude. Sa femme s'appelle madame Claude, et elle ne pou- vait souffrir que son mari vînt mettre à la loterie chez moi; et quand son mari mettait à la loterie, je ne lui portais pas son billet; il me disait seule- ment dans la rue : «Jeveux jouer tel et tel numéro; voilà l'argent, Hirsch!» et jelui disais : «Bon, Claudin!» etquandjerentrais àla maison, je mettais son billet à part, et j'écrivais dessus : «Pour le compte de M. Christian Henri Claude. « Or, c'était un beau jour de printemps; les arbres de la bourse étaient en feuilles; le vent du zéphir était agréable; le soleil bril- lait de tout son éclat, etmoi j'étais à la porte de la banque. Voilà Claudin qui arrive; mon Claudin, tenant au bras la grosse madame Claude. Il me salue d'abord, me parle de ce beau jour de Dieu, fait quelques réflexions patriotiques sur notre garde bourgeoise, me demande comment vont les affaires, et tout en causant, il me dit: « Cette nuit, j'ai rêvé que le numéro i538 gagnait le gros lot, » Et au même moment, tandis que madame Claude regardait les statues des empereurs sur la maison de ville, il me glissa dans la main treize louis d'or de poids. Il me semble que je les sens encore. Et pendant que madame Claude se retourne, je lui dis : « Bon, Claudin ! » et je m'en vais. Et je vais directement, sans me retourner, au bureau prin- cipal; j'y prends le numéro i558; et, de retour à la maison, j'écris dessus: a Pour le compte de M. Christian Henri Claude. » Et que fait le bon Dieu ? Quinze jours après , pour mettre ma probité à l'épreuve , le numéro i538 sort avec un quine de 5o ,000 marcs. Mais que fait Hirsch, le même Hirsch qui est là, devant vous? Ce même Hirsch passe une belle chemi- sette propre, se met une cravate blanche, prend un fiacre, court au bureau principal, prend les 5o,ooo marcs, et s'en va à la rue de la prison. Et, quand Claudin me voit, il me dit : << Hirsch, pourquoi es-tu si propre aujourd'hui? » Mais moi je ne réponds pas un mot, je pose un grand sac plein d'or sur la table, et je dis solennellement : « Monsieur Clnis- » tian Henri Claude ! le numéro i538 que vous avez eu la bonté déjouer » chez moi , a eu le bonheur de gagner 5o ,000 marcs; j'ai l'honneur » de vous les offrir dans ce sac , et je prends la liberté de vous demander » une quittance ! » Quand Claudin entend ceci , il se met à pleurer ; madame Claude , entendant l'histoire, se met à pleurer aussi; la servante rouge pleure , le garçon de boutique bossu pleure , les enfans pleurent , et moi , moi , tout sensible que je suis, je n'ai pas pu pleurer, je me .suis

I.KS BAINS I)t U;CQUES. 7?.(J

trouvé mal. Les larmes ne sonl venues qu'après; alors j'ai pleuré trois heures.

, La voix du petit homme tremblait en me contant celte histoire. Il tira solennellement de sa poche le petit paquet dontj'ai déjà parlé , développa le morceau de taffetas flétri , et me montra la quittance par laquelle Chris- tian Henri Claude reconnaissait avoir reçu la somme de 5o ,000 marcs. Quand je mourrai , dit Hyacinthe la larme à l'œil , ou mettra cette quit- tance dans mon tombeau ; et quand au jour du jugement dernier j'irai là- haut rendre compte de mes actions, je me présenteraicelte quittance à la main devant le trône du Toul-Puissant j et quand mon mauvais ange lira dans le livre éternel les méchantes actions que j'ai commises en ce monde, et que mon bon ange voudra lire mes belles actions, je dirai tranquil- lement : « Silence! Je demande seulement si cette quittance est exacte? N'est-ce pas la signature de Christian Henri Claude ? jj Alors arrivera quelque petit auge qui dira qu'il connaît très bien l'écriture de Claudin , et qui racontera la mémorable histoire de mon trait de probité. Alors le Créateur de toutes choses, l'Éternel qui sait tout, se souviendra de toute cette histoire ; il me louera en présence du soleil , de la lune et des étoiles , et calculant tout de suite de tête , qu'en déduisant de mes péchés 5o,ooo marcs de bonnes actions, il me revient un solde à mon bénéfice , il me dira : « Hirsch, je te nomme ange de première classe , et tu pourras porter des ailes avec des plumes rouges et blanches! »...

Je me rendis à la ville de Lucques pour voir Fraucesca et Mathilde qui , selon nos conventions , devaient s y trouver depuis huit jours. J'allai à pied , le long des belles collines couvertes de bouquets d'arbres , les oranges brillaient dans les profondeurs d'une sombre verdure , comme des étoiles sur le ciel de la nuit , et oii des guirlandes de pampres s'é- teudaient en joyeux lestons sur une longueur de plusieurs milles. Tout le pays semble un jardin ; il est paré comme le sont chez nous les sites qu'on voit sur la scène, et les paysans eux-mêmes ont l'air de ces person- nages galans qui chantent , rient et folâtrent dans nos opéras. La popu- lation est pittoresque et idéale comme le pays lui-même; chaque homme porte un caractère individuel sur ses traits , et il sait faire valoir sa per- sonnalité dans son attitude, dans les plis de son manteau, et au besoin dans la manière dont il manie son couteau. En Allemagne, au contraire, les hommes sont effacés et uniformes; qiund ils sont douze rassemblés.

n3n REVUE DES UEBX MONDES-

ils foiinent la douzaine; et, si quelqu'un les attaque, ils appellent la police.

Dans le pays de Lacques , comme dans une grande partie delà Toscane, les femmes portent de grands chapeaux de castor noir avec de longues plumes noires pendantes ; les couseuses de chapeaux de paille portent aussi cette lourde coiffure. Les hommes, au contraire , ont de légers cha- peaux de paille, que les jeunes gens reçoivent souvent en cadeau de leurs maîtiesses qui les ont tressés elles-mêmes en poussant plus d'un soupir. Francesca vivait autrefois parmi ces filles; c'était une des fleurs de la vallée de l'Arno ; elle tressait un chapeau de paille pour son caro Cecco, baisant chaque brin de paille qu'elle y employait , et chantant le joli air : Occhic, Sicile moî^tale! Lu iète aux boucles noires qui porta ce char mant chapeau, a maintenant une tonsure, et le chapeau lui-même est suspendu , comme chose inutile, dans le coin d'une triste cellule d'abbé à Bologne.

Je fais partie de ces gens qui prennent toujours un cheiisin plus court que la grande route, et à qui il arrive toujours de s'égarer dans les sen- tiers entre les rochers et les bois. Cela m'arriva encore celte fois, et je mis un iemps infini à mon voyage à Lucques. J'interrogeai en vain tous les êtres animés pour leur demander ma route Je ne pus arracher un mot aux papillons que je trouvai posés sur de grandes fleurs à péta- les; ils étaient envolés avant que je leur eusse adressé ma demande, et les fleurs secouaient silencieusement leurs clochettes. Je me tournai alors vers les rochers les plus escarpés, et je m'écriai : Nuages du ciel , montrez-moi le chemin qui mène vers Francesca! Est-elle à Lucques? Oii est-elle? oùdanse-t-elle?

Au milieu de ces folles expansions , il se peut qu'un aigle grave que mon invocation troublait dans ses rêveries solitaires, m'ait lancé un re- gard de mépris. Mais je lui pardonne volontiers, car il n'avait jamais vu Francesca; c'est pourquoi il pouvait rester si indépendant sur son rocher , et contempler le ciel d'un œil si libre et si fier. Ces aigles ont un regard si orgueilleux; ils vous toisent avec tant de dédain, qu'ils semblent vous dire : « Quelle sorte d'oiseau es-tu , toi ? sais-tu bien que « je suis encore roi , comme du temps je portais la foudre de Jupiter « et les cirapeaux de Napoléon? Toi , n'es-tu pas quelque docte perro- « quet qui récite pédantesquement de vieilles chansons? ou un langou- « reux tourtereau qui roucoule rnisérabiement sa peine? ou quelque oie « déchue dont les ancêtres ont sauvé le Capitolc?ou un coq servile à « qui on a attaché par ironie l'emblème du vol , et qui bat des aîles " pour faire croire qu'il est un aigle? » Je ne sais si l'aigle pensait toute ces choses, mais le regard que je lui lançai était plus fier que le sien ,

LEL BAl.-SS DE LDCQUES. 7^1

et, s'il a interrogé le premier laurier qui s'est trouvé sur sa route, il doit savoir maintenant qui je suis !

Il était déjà nuit quand j'atteignis la ville de Lucques.

Comme elle me parut changée ! La semaine précédente , lorsqu'en plein jour je parcourais ses rues retentissantes et vides, je me croyais dans une de ces villes maudites dont racontent les nourrices, La nuit alors était silencieuse comme une tombe; tout était mort et éteint ; l'éclat du soleil se jouait sur les toits comme le clinquant dont on pare ici la tête des cadavres; çà et du toit de quelque masure en ruines tombaient des longs festons de lierre ; la ville semblait le spectre d'une ville, un revenant de pierre attardé, qui rentre le malin dans sa fosse. Long-temps je clierchai les traces d'un être animé. Je me souviens seulement d'un mendiant qui sommeillait, la main ouverte , sur les marches du Palazzo-Vecchio. Je me souviens aussi d'avoir vu , à la fenêtre d'une petite maison enfumée , un moine dont cou bruni et la tête luisante passaient dessous sa robe brune, et derrière lequel on apercevait une femme au sein nu et arrondi; par la porte entr'ouverte , je vis un jeune homme en costume d'abbé , portant une bouteille de paille au large ventre ; et les souvenirs joyeux des Nouvelles de Boccace s'agitèrent dans ma mémoire.

Huit jours plus tard, quel aspect différent! Des milliers de lumières éblouissaient mes yeux , des flots de peuple inondaient toutes les rues. Le peuple mort de cette vilie déserte était-il donc sorti de ses tom- beaux, pour imiter la vie dans ses pratiques les plus folles? Les hautes et tristes maisons étaient décorées de lampions ; des lapis bariolés pa- raient toutes les fenêtres, les murs gris et lézardés étaient couverts de fleurs, et partout apparaissaient derians visages de jeunes filles , si frais , si florissans, qu'on voyait bien que c'était la vie elle-même qui venait célébrer ses noces avec la mort, et qui avait invité la beauté et la jeu- nesse. Oui , c'était un jour ou une nuit des morts ; je ne sais comment le calendrier la nomme , mais ou célébrait sans doute l'anniversaire de quelque patient martyr, car je vis un saint crâne porté lévérenlieuse- ment, et en outre quelques ossemens de fête, ornés de fleurs et de pierreries, et promenés au son d'une musique d'hyraénée. Une belle procession vraiment!

Eu avant marchaient les capucins qui se distinguaient des autres novices par leur longue barbe, dignes sapeurs de l'armée de la foi ; puis les capucins sans barbe , puis des frocs d'autres couleurs , noirs, blancs , jaunes, panachés; bref , toute la garde-robe monacale. Après les moines venaient les prêtres en chemises blanches sur leurs culottes noires ; der- ru(oc;;\ !< . ;f l'^siastiquesde di'--i-'T-?;o;« , vêtus de soie avec des bonnets

^32 REVUE DES DEDX MONDES.

pointus qui leur viennent de l'Egypte ; puis avec le bâton pastoral , sou$ un dais , un vieillard qui se faisait porter la queue par deux acolytes.

Quand je rencontre une telle procession avec une orgueilleuse escorte militaire, une pensée douloureuse me saisit aussitôt. Je crois voir notre Sauveur lui-même entouré de lances et traîné au tribunal de Caïphe. Les étoiles semblaient de mon avis, car elles s'étaient voilées la face; mais leur lumière était inutile, des feux de joie brillaient à toutes les croisées; à tous les coins de rue on avait planté des torches de poix , et chaque prêtre avait la sienne. Les capucins avaient à leur suite des petits garçons qui leur servaient de porte-flambeaux, et dont les jolis visages frais se levaient avec curiosité vers ces vieilles barbes sérieuses; les autres moines avaient des jeunes gens pour cet office, et les prêtres faisaient porter leurs flambeaux par d'honnêtes bourgeois. Enfin, l'archevêque, celui qui marchait sous le dais, et dont la queue était soutenue par deux pages" à barbe grise, avait à ses côtés de grands laquais en livrées bleues avec des galons jaunes , portant cérémonieuse- ment des flambeaux de bougies blanches, comme s'ils allaient servir à la cour.

Fuyant toute cette foule , je m'étais réfugié dans une église solitaire, je trouvai une femme voilée et agenouillée devant l'image de la Ma- done. La lampe suspendue à la voûte jetait uue douce lumière grise sur la mère des douleurs, sur la belle Vénus Dolorosa; mais quelques rayons mystérieux tombaient de temps en temps , comme à la dérobée , sur les belles formes de celle qui priait sous son voile. Elle était agenouillée sans mouvement sur une des marches de pierre de l'autel; mais la lampe vacillante agitait les ténèbres qu'elle projetait, les approchait tantôt de moi et tantôt les faisait se retirer précipitamment comme par effroi. Les ombres noires me semblèrent tout à coup de ces Maures discrets, qui portent des messages d'amour dans les harems. Cette femme occupait toute ma pensée. Enfin elle se leva...

Oui , c'était elle ! Je la suivis vivement jusqu'à la porte de l'église ; et lorsqu'elle releva son voile , près de l'eau bénite, je vis le visage deFran- cesca mouillé de larmes! Une rose blanche, éclairée par les rayons de la lune et ornée de perles de rosée! Francesca, m'aimes-tu? Je l'in- terrogeai beaucoup , elle me répondit peu. Je l'accompagnai jusqu'à l'hôtel de la Croce di Malta , elle logeait avec Matbilde. Les rues étaient redevenues désertes, et les maisons semblaient dormir les yeux clos, avec leurs croisées fermées. Une large trouée de nuages se fit au ciel, et sur un fond vert pâle on vit le crois.sant de la lune, comme une gondole d'ar- gent sur une mer d'émeraudes. En vain je suppliai Francesca de lever les yeux vers notre ancienne confidente; elle baissait la tête d'un air rê-

LES BAJNS DE LUCQUES. ij33

veur; sa démarche, si vive d'ordinaire, était grave, sombre et catholique, et elle semblait se régler sur les sons solennels de l'orgue. Devant chaque image de saint qu'elle rencontrait, elle faisait un signe de croix sur sa tête et sur sa poitrine; mais enfin, lorsque nous arrivâmes à la place de l'église Saint-Michel oîi est la vierge de marbre, un glaive plongé dans le cœur , et une couronne d'argent sur la tète, Francesca m'entoura et m'embrassa avec ardeur en murmurant : Cecco, Cecco,caro Cecco !

Hélas! ce fut le seul baiser que j'eus dans cette nuit. Francesca avait résolu de la consacrer au salut de son ame. En vain je lui offris de par- tager ses pieuses méditations; arrivée à son logis, elle me ferma la porte au nez, et refusa d'entendre toutes mes prières ; elle ne m'écouta même pas quand je lui offris de me faire catholique pour lui plaire.

Francesca! m'écriai-je, étoile de mes pensées, pensée de moname, vita délia mia vital ma belle , séduisante et élancée Francesca, ma dé- licieuse catholique! pour une seulenuit que tu m'accorderas , j'entrerai aussi au giron de ta sainte église ! O la belle nuit , ô la sainte nuit catho- lique que cette nuit-là ! Dans tes bras, dans tes yeux , je vivrai au ciel ; tes baisers me feront reconnaître que le verbe s'est fait chair, et que la foi s'est rendue palpable et visible. Quelle religion! et vous prêtres, pen- dant ce temps, entonnez vos kyrie eleison ; sonnez, chantez, mettez les cloches en branle, faites mugir les orgues; heureux, je suis croyant, je suis élu ! Mais dès que l'aube matinale paraîtra, dès que je me réveil- lerai, je me frotterai les paupières pour me débarrasser à la fois du som- meil et du catholicisme; j'ouvrirai les yeux à la lumière et à la Bible , et je redeviendrai protestant et sobre comme devant.

Henri Heine.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

Les nouvelles extérieures, sauf celles du théâtre de la guerre, ont offert peu d'intérêt durant cette quinzaine.

L'Angleterre a commencé ses élections, et l'Espagne ne tardera point à faire les siennes, car on s'y occupe sérieusement d'une prochaine con- vocation des Cortès.

Ces mesures décisives sont-elles prises à l'insu du roi ou contre son avis ? on ne sait. Sa santé paraît bien tout-à-fait rétablie: il sort chaque jour et se promène en voiture; mais il ne tiempe nullement dans la ré- volution qui s'accomplit sous ses ycu\! il ne met pas le bout du doigt à cette pâte libérale. Il veut laisser à la reine la responsabilité du bonheur et de la liberté de l'Espagne, Le peuple de Madrid, dont on craignait quelque peu l'opposition aposloiiquc, ne se mêle pas non plus de sa ré- génération. Il regarde , spectateur indifférent. Il laisse faire. Il a seu- lement de l'esprit et des bons mois comme à son ordinaire. Il appelle maintenant le roi Ferdinand Vil, Ferdinand YIII jsor su resureccion, à cause de sa résurrection.

Quant à nous , nous avons décidément tiré l'épce du fourreau , et Dieu sait maintenant quand elle y rentrera.

Ce n'est pas un jeu celte fois. Ce n'est pas comme à la bataille du Pont- .Royal. Vainement la Prusse a voulu retenir le bras de notre armée et garantir le roi de Hollande. Notre artillerie n'a tenu compte de cette velléité d'intervention et de dévouement , et voici que depuis huit jours elle bat sérieusement en brèche la citadelle d'Anvers, qui tiendra pro- bablement moins long-temps contre nos bombes, que le persévérant monarque néerlandais contre les protocoles de la conférence. Nos bat- teries ne plaisantent point à vrai dire. Ce sont des plénipotentiaires qui visent droit au but, et jettent bas l'obstacle, au lieu de le tourner. Chacun de leurs coups porte. Nul de leurs boulets ne se perd ou ne s'évapore.

Le ministère n'a pas commencé avec moins de bonheur le siège de la chambre et du budget.

Ayant ouvert la tranchée, le pistolet au poing, et formé par les bu- reaux sa ligne de circonvallation , la doctrine s'est logée d'abord dans l'adresse , et de ce chemin couvert elle a emporté déjà trois douzièmes provisoires et l'impôt direct. On assure d'ailleurs que les ministres assié- geans ont des intelligences dans la place, et qu'avant peu le surplus du budget leur sera livré , ou sera enlevé d'emblée par leurs alliés sur l'op- position.

Toutes ces grandes opérations stratégiques se sont poursuivies sans préjudice de nos distractions et de nos plaisirs habituels.

M. Eugène dePradel, par exemple , nous a donné comme à l'ordinaire ses soirées d'improvisations.

REVUE. CHROJNK^Ut. ^35

M. Eugène de Pradel improvise généralement vers sept heures du soir, rue Cliantereine , n" 19 bis. 11 improvise des bouts rimes, des cou- plets et des chansons , plus des tragédies en vers français , si l'on veul , en trois ou cinq actes, comme on veut.

Les bureaux ouvrent à six heures, ainsi qu'à tous les théâtres. Yous prenez un billet, puis, avant d'entrer, vous mettez un sujet de tragédie dans un tronc sous le vestibule. C'est de même qu'à l'église. Pour les besoins delà tragédie, pour le culte de la tragédie, s'il vous plaît; n'ou- bliez pas la tragédie , s'il vous plaît. J'aime ce tronc , je l'avoue. Ce tronc flatte mon amour-propre. Je dépose en passant mon sujet dans le tronc , comme je déposerais un gland dans la terre. Eh bien ! mon sujet va ger- mer au fond de la tètede l'improvisateur français. Mon sujet deviendra une tragédie. J'aurai planté une tragédie. Mes arrière-neveux me devront cette tragédie. Cela me réjouit d'avance, moi.

Il serait cependant fort ditïicile que M. Eugène de Pradel improvisât en une séance toutes les tragédies dont le tronc contient les sujets. Il faut donc que l'un d'eux soit choisi et voté par les spectateurs à la majo- rité. Ce vote ne s'obtient point sans bruit et sans querelles. Chacun tient naturellement au sujet qu'il a phmté. Chacun veut voir pousser sa tra- gédie. Mais, qu'on se batte et qu'on se déchire dans la salle, M.Eugène de Pradel s'en moque. Il ne se soucie pas plus du sujet de l'un que de celui de l'autre. Toute graine de tragédie lui est bonne. 11 est sûr de son affaire. Il sait bien qu'il fera une tragédie, ni plus ni moins, une tragédie à l'ombre de laquelle s'endormiront, non-seulement celui qui l'aura semée, mais encore le reste de l'auditoire.

La troisième soirée d'improvisatiou de M. Eugène de Pradel nous a donc valu la tragédie d'Z7/6am Grandier.

Dès qu'il fut irrévocablement arrêté que nous aurions Urbain Grandier, M. Eugène de Pradel , qui est un fort bel homme , habillé de noir, comme il convient à un improvisateur, demanda cinq minutes pour se recueillir; puis, les cinq minutes expirées, il reparut les cheveux en désordre, lœil bagard , sans cravate ; ce qui voulait dire que le démon de l'inspiration était en lui.

De Urbain Grandier, tragédie non pas en cinq actes , comme je le prétendais, mais en trois seulement, ainsi que me l'a juré sur l'Evangile l'illustre prestidigitateur, M. Comte, auprès duquel mon heureuse étoile m'avait ce soir-là placé.

Et vraiment , tout le temps que je veillai , mon plus grand divertisse- ment fut d'observer M. Comte, et l'effet que produisait sur lui l'im- provisation de M. Eugène de Pradel. C'était plaisir, tandis que l'im- provisateur improvisait, de voir les mains intelligentes de M. Comte s'agiter, convulsivement impatientes, et en proie à une involontaire émulation. M. Comte se disait alors assurément : C'est bien; mais il n'y a pas merveille. M. Eugène de Pradel escamote des rimes et des pensées ; moi j'escamote de petits oiseaux , des demoiselles et des fleurs. Nous sommes des artistes de la même famille.

Quoiqu'il en soit , et toute jalousie de confrère à part , M. Comte était évidemment fort satisfait des tours de mots de M. Êueène de Pradel.

Après Urbain Grandier, il y a eu un morceau d'harmonie. Ce mor- ceau d'harmonie se cachait modestement dans les coulisses. On ne le voyait pas, mais on l'entendait, je vous assure.

Les bouts rimes, les chansoas et les couplets sont venus euân. Là,

73t> BEVLE DES DEUX MONDES.

comme c'est le public qui propose lui-même les rimes , les mots el les refrains, il s'est vraiment bien vengé de la tragédie qu'on lui avait im- provisée , et M. Eugène de Pradel ayant adouci son regnrd , peigné ses cheveux et remis sa cravate, a complètement repris son rôle d'homme de tact et d'esprit , car c'était alors parmi les spectateurs à qui lui jette- rait le défi le plus absurde, et lui, parait toutes ces bottes brutales avec une grâce, une mesure et une habileté parfaites.

Il y eut cependant un gant qu'un décoré de juillet ne put parvenir jamais à lui faire même ramasser. Les deux mots que ce provocateur obstiné lançait incessamment à la tête de l'improvisateur, étaient ceux-ci : Li- berté, poire. C'était son bout-rimé fixe , bout-rimé perfide et périlleux dans lequel il voulait empêtrer le pauvre poète; car, comme la poire ne peut manger la liberté , pour remplir le bout-rimé du décoré de juillet, il eût fallu nécessairement que ce fût la liberté qui mangeât la poire, et il en serait résulté un bout-rimé républicain, séditieux, révolutionnaire, anarchique ; un bout-rimé justiciable de la cour d'assises. M. Eugène de Pradel ne mordit nullement à cette poire.

Je ne sais si M. Yiennet improvise ses epitres, mais au moins elles ne lui coûtent guère ; car il ne nous en fait pas chommer. Le Consiiiutinn/iel a-t-il mis sous la remise quelque lieu-commun bien usé, qui a roulé tout un mois dans ses colonnes ; vite arrive M. Viennet , qui reprend la vieillerie en sous-œuvre, l'affuble de pauvres rimes et la transforme en épitre.

A qui M. Viennet n'a-t-il point adressé d'épitres, je vous le demande? C'est tantôt à des chiffonniers qu'il écrit, tantôt à des mules, tantôt à M. Thiers. Aujourd'hui, c'est à un poète carliste qui avait engagé le poète philippiste à plaider en vers la cause de Henri V.

Cette seule requête me donne une haute idée de ce poète carliste. Homme plein de sens et de logique, il se sera dit : Si nous n'avons pu gagner encore le procès de la légitimité , c'est que M. de Chateaubriand et consorts ne l'ont jusqu'ici su plaider qu'eu prose. Mais que M. Viennet le plaide en vers, et voilà notre Henri V restauré. Le succès de ce moyen de contre-révolution était infaillible , si M. Yiennet n'eût pas été ce qu'il est, c'est-à-dire la finesse même. Or, voici le malin tour qu'a joué à notre poète carliste le spirituel auteur de la Philippide. Au lieu de plaider en vers pour Henri V , il a plaidé eu vers contre lui. Et c'est pourquoi, grâce aux vers de M. Viennet, l'enfant d'Holy-Rood est défi- nitivement exilé de la France et du trône , et la révolution de juillet maintenue

Oh ! M. Viennet est un excellent avocat ; c'est un avocat qui a bec et ongles. Il nous a défendus énei giquement , nous et nos libertés. M. Vien- net n'entend pas que l'on nous retire cette parfiiite égalité dont nous jouissons. Elle est dans notre sang, s'écrie-t-il :

Et, pour en triompher, C'est trop peu de nous vaincre , il faut nous étouffer.

Bravo ! c'est cela. Les mortels sont égaux. Nous sommes égaux. La charte , Voltaire et M. Viennet l'ont dit. Nous serons égaux ou l'on nous élouffei-a.

Mais si M. Viennet idolâtre l'égalité ; s'il veut l'égalité ou la mort ; s'il embrasse l'égalité jusqu'à élouffement, ne croyez pas, \)o\iv cela.

RF.VUE. ClIROIilQUK. 'JJ'J

qu'il soit le moins du monde partisan de la république. Oh bien oui ! la république n'a pas d'ennemi plus implacable etplus acharnéque M. Vien- net. Pauvre république! Toute criblée qu'elle est des coups de cornes de la doctrine, voici venir M. Viennet qui lui donne son coup de pied. Après l'avoir écrasée sous l'amertume et l'ironie de ses sarcasmes , M. Viennet l'achève ainsi :

La république, enfin , est un vrais paradis , ^

Et tout, jusqu'aux journaux, s'y donnera gratis.

Admirez ici les effets de l'exaltation poétique. M. Viennet était si content et si fier d'avoir coulé cette excellente plaisanterie re'pubUcide dans le moule d'un vers de Boileau , qu'il en a craché au nez de la rime et l'a .souffletée sur les deux joues.

Tel qu'il est, vous ne le croiriez point, M. Viennet a pourtant été républicain. Il vous le dit lui-même :

J'étais républicain, mais j'en suis revenu.

Ainsi , M. Viennet est revenu de la république. Il n'est plus républi- cain; il n'est nullement carliste; il n'est pas non plus doctrinaire, tant s'en faut. Serait-il donc de l'opposition, du compte-rendu? Pas davan- tage. Qu'esl-il donc? Il est M. Viennet tout seul. Il est vieniiiste et il adore l'égalité.

Quels que soient les griefs de M. Viennet contre la branche aînée , il ne veut point oublier que c'est Louis XVIII qui nous a donné la pre- mière édition de notre charte. Quand elle parut, dit-il :

J'y trouvais à peu près ce que j'avais rêvé; A l'auteur du bienfait ma muse rendit grâce ; Je ne lui demantlai ni son nom, ni sa race.

Vous voyez que M. Viennet ne faisait aucune question à Louis XVIII. Eh bien ! Louis XVIII voulut pourtant lui parler absolument.

Je suis Bourbon, dit-il; Sois ce que tu voudras ,

répondit M. Viennet avec une rudesse toute militaire.

Louis XVIII ne se découragea point; il était eu train de causer. Il ajouta donc :

Le trône m'appartient :

Prends-le , je n'en veux pas ,

s'écria noblement alors M. Viennet.

Notez bien ceci , je vous prie. Ce dernier mot appartient à l'histoire; c'est au refus de M. Viennet que Louis XVIII a pris le trône. M. Vien- net eût été roi de France ou roi des Français, s'il etit voulu. Si M. Viennet eût voulu , nous eussions compté une dynastie de plus , une dynastie de Viennets. 1\L Viennet ne l'a pas voulu. Il s'est enivré seulement de gloire comme il le dit lui-même, et voilà tout. Avoir été capitaine , académi- cien et député, n'est-ce point en effet assez ?Que souhaiter encore, quand on a sur la tête celte triple couronne? Que désirer surtout; lorsque avec

n38 REVUE I>ES DEUX MONDLS.

une épître en vers, on décide du sort des empires , on fonde ou l'on ren- verse une monarchie ':"

Et c'était le destin du poétique député de Beziers !

Le concert dramatique de 31. Hector Berlioz n'a point trompé le cu- rieux intérêt qu'il avait excité'. Jamais musique si bizarrement originale et si étrangement neuve n'avait retenti dans la grande salle du Conserva- toire.

La symphonie fantastique, dont le sujet est l'épisode de la vie d'un artiste , a semblé surtout une œuvre capitale et de haute portée. Disons-le pourtant , nous craignons que M. Hector Berlioz n'ait perdu beaucoup de temps et de forces à lutter contre des impossibilités. Ce drame ins- trumental, si poétique , si expressif et si passionné que l'ait fait le com- positeur, serait-il donc bien intelligible sans son programme; et, s'il en a nécessairement besoin , ne demeure-t-il point purement et simplement une symphonie avec programme?

Quant au mélologue qui a continué la symphonie fantastique, et dans lequel M. Hector Berlioz a introduit un rôle parlé, c'est bien une sorte de drame, mais un drame incomplet et dépouillé des prestiges de la scène. Malgré toule sa verve et tout son talent. Bocage , qui récitait les monologues de l'artiste, n'a pu réussir a nous faire admettre la vraisem- blance de ses visions et de ses rêveries. D'admirables morceaux de chaut se trouvaient cependant encadrés entre ces soliloques , et l'on a vivement applaudi la fantaisie sur la tempête et le chœur des brigands. Le chœur des ombres a produit moins d'effet. Il est vrai que le personnel des om- bres et leur tenue n'aidaient nullement à l'illusion scénique. D'abord, toutes ces ombres étaient assises , ce qui n'est point convenable. Une ombre qui sait vivre doit toujours se tenir droite et debout. Et puis ces ombres étaient habillées de^toutes façons et de toutes couleurs. Il y avait des ombres frileuses avec des manteaux et des socques. Il y avaitune grosse ombre rose, une petite ombre verte, et une grande ombre bleue. C'é- taient de fort médiocres ombres, des ombres sans tact et sans goût. Les ombres comme il faut , les ombres élégantes , sont de taille moyenne. Elles mettent une robe blanche avec un voile blanc par-dessus, rien déplus.

En somme, et malgré nos' objections , le triomphe de M. Hector Ber- lioz a été complet et mérité. On a bien senti tout ce qu'il y avait déjà de puissance dans ces premières et audacieuses tentatives du jeune compositeur, et tout ce qu'elles promettaient de génie à son avenir.

Le Roi s'amuse que M. Yictor Hugo vient de publier , précédé d'une préface éloquemraent énergique et modérée, se venge bien par le succès de lecture qu'il obtient de la mesure illégale et arbitraire qui l'a banni du théâtre le lendemain de sa première représentation.

Mais M. Victor Hugo ne s'en tient pas là. Si le pi.blic le dédommage ainsi, ce n'est pas assez. Il faut que justice soit faite à tous. Il faut que l'on sache s'il est permis à des ministres du commerce de confisquer un drame plus brutalement et avec moins de cérémonie qu'un inspecteur de police ne saisit un panier de fruits sur la voie publique. M. Victor Hugo soumet cette question aux tribunaux et plaidera lui-môme son droit. Il compte, dit-il dans la préface de sa pièce sur le concours de tous, sur l'appui franc et cordial de la presse, sur la justice de l'opinion, sur l'équité des tribunaux. Nous, non plus qu'aucun de ces alliés qu'il invoque , nous ne lui ferons assurément pas défaut.

TABLE

MES MATIERES DU HUITiEIHE VOLUME.

SiAINTE-BEUVE. Poètes et romanciers modernes de la France.

IV. Lamartine. 5 A. JAL.^ ^Aspirant et journaliste, souvenirs des cent jours et de la

restauratiou. 27

TH. JOUFFROY. Mœurs des Américains, III' partie. 67

Chronique de la quinzaine. 107

FOiNTANEY. Des œuvres de M. Charles Nodier. 116

Réponse au Phalanstère. laS

LECACHEUX. Souvenirs d'un commis-vojageur dans l'Amérique

du Sud. La barque à Caron. 126

FAURIEL. ^Histoire de l'épopée du moyen âge. III' article. Ro- mans provençaux. i38

ALdlONSE ROYER. Le clou de Zahcd , histoire orientale. rgô

LEPiMlNIER. Lettres philosophiques adressées à un Berlinois.

IX. De l'opinion légitimiste. -M. de Chateaubriand. 217

Chronique de la quinzaine. 287

LACORDAIRE. Revue de voyages. I. Voyage de l'Astrolabe au- tour du monde, M. Dumont d'Urville. II. Voyage au Congo,

M. Douviile. Fragments of voyages and travels , M. Basil-Hall. 2:^6 FAURIEL. Histoire de l'épopée du moyen âge. IV' article.

Analyses et extraits de romans provençaux. 2C8 ALEXANDRE DUMAS. Chroniques de France.— IV. La tenasse

de la Bastille. 3og

VICTOR HUGO.— Fragment. 3i3

MISTRESS TROLLOPE.— Le Mariage du major. 327

ROULIN. Revue scientifique du 3' trimestre. 334

Chronique de la quinzaine. 363

74o TABLK DES MATIÈRES DU HUITIliMT VOLUME.

J. J. AMPÈRE. Littérature orientale. De la Chine, et des travaux

deM. AbelRémusat , II" article. 3; 3

FONTANEY. Esquisses du cœur. III. Paquita. 4oG FAURIEL. Histoire de l'Épopée du moyen âge. article. Geof-

ff oy et Brunissende ; la Chronique des Albigeois. .'jî'ï LERMINIER. Lettres philosophiques adressées à un Berlinois.

X. De la Démocratie française , M. de Lafayette. Ai i

Chronique de la quinzaine. 489

TH. LACORDAIRE M. Douville, pièces justificatives. 495

ALEXANDRE DUMAS. Chroniques de France. Y. Mort de Cap- peluche. YI. Le sire de Gyac. Soi

SAINTE-BEUYE. Poètes et romanciers modernes de la France.

Béranger. 514

TH . L. Mœurs des jaguars de l'Amérique du sud ; par un voyageur. 558

GUSTAYE PLANCHE. Littérature dramatique. Le roi s'amuse,

I arM. YictorHugo. ' 56;

LERMINIER. Lettres philosophiques adressées à un Berlinois. XP et dernière. De nos constitutions depuis 1789, et des rapports

de la France avec l'Allemagne. 582

Chronique de la quinzaine. C02

TH. LACORDAIRE. -7- Excursion dans l'Oyapocli . 6i3 ALEX. DUMAS. Chroniques de France. YII. Le Traité. YIII.

Le Pont de Montcreau IX. La Course. 64G

GUSTAYE PLANCHE Indiana etYalentine. 687

H. HEINE. L< s Bains de Lucques, traduits par M. Loève-Yieimars. 703

Chronique de la quinzaine. 734

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