RÈFUTATIOIN i- :■ in ' 3 L'ÉCLECTISME ' ROUVE EXPUSKE lA VRAIE m\mm m la pbilosophie, \.V SV\i I » '■V ITf; JîT : 1 ■V'.UA1'^F.»!E> r lift. TiiVrt'.^ l'iili ik<.rki'if t . Fiiwii. i>|.s< t r r • >. ;• \ F. FXSRKS z.x:roux. PARIS LIBRAIRIE DE CHARLES GO$SELI\, 9, ri;e SMNT-GERMAis-nes-rKKs. M DCCC \X\I\ ë :i7??Tmîn?Trr-,'î?m7S?îîm??î'5n?^-"m?r«îWT?r: SF"^ J-o-o-CHO-o-o-o-o•^?-o->-o |ÇJrt-c-o -c-c-o c-o-o-c-c o-c-c- RÉFUTATION DE L'ECLECTISME. iT'. PARIS. — IMPRIMERIE DE BOtIRGOGNE ET MARTINET, Rut J;icob, 30. REFUTATION DR l'ÉCLECTISlE où SE TROUVE EXPOSÉE LA VRAIE DÉFLMTION DE LA riIILOSOnilE, BT on l'um EII-Liqt.'E LB SIÎNS, LA SUITK, ET L'ENCHAÎNEMENT DES DIVERS PHILOSOPHES DEPUIS DESCARTES, FiERRS i.i:Ronx. Ternarius assignat animam tribus suis l)artibus absolutam : quarum prima est ralin , quum /o/icjtixov appellant; su- cunda aiihnosilax, quam OvfAcxov votant; tert ia ciipidilas , qua; èirtOufAyjxixov nun- cupalur. Macrobb, Somn. Scipion. lib. I, cap. VI. PARIS, LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN, 9, RUE 8AINT-GERMA1N-DES-PHÉS. M DCCC XXXIX. mit FACE. Ce volume est la ri'impression pure cl simple de rarllcle Éclectisme qui a paru l'année dernière dans Y Encyclopédie Nouvelle. Seulement ici nous avons joint à cet écrit , en forme d'appendice , deux arliclcs sur le même sujet publiés en 1835 dans la Revue Encyclopédique. Ces morceaux nous ont paru se compléter, et former, réunis, un examen critique trè'S suflisant de ce que l'on a nommé l'éclectisme. Peut-être même trouvcra-t-on que cet examen est plus que suflisant, c'est-à-dire que nous avons attaché trop d'impor- tance 5 l'éclectisme, et employé trop de temps à le réfuter. Un volume, dira-t-on, pour répondre à des erreurs ! Mais qu'on veuille bien considérer que ces erreurs sont toute la pliiloso- phie que l'on enseigne depuis quinze ans à nos enfants, et que non seulement nos enfants, mais le public lui-même , sont depuis quinze ans victimes de cette fausse pliilosopliie. Si peu d'hommes ont le loisir ou prennent lu peine d'examiner les VI PRÉFACE. problèmes philosophiques, qu'on s'en remet facilement sur ce sujet, le plus important néanmoins pour l'Etat et pour les particuliers, à ceux qui sont officiellement chargés de professer sur ces matières. Or si ces philosophes accrédités et investis d'une certaine autorité dans l'Etat n'ont pour toute philoso- phie, sous les grands mots dont ils s'abritent , qu'un déplo- rable pyrrhonisme, voyez quel dommage en résulte! IJacon disait du scepticisme : Le sceptique ôte à notre âme toutes ses forces, et le vrai philosophe lui en rend l'usage.YoWk le tort que, suivant nous, l'éclectisme fait à la France : il enchaîne les esprits, 11 ôte à l'intelligence ses forces, comme dit Bacon ; il empêche tout sentiment religieux , social , patriotique , de ger- mer et de croître; il jette dans la société et dans le gouverne- ment de la société non pas seulement de la léthargie et une lâche torpeur, mais le principe de la démoralisation et de la corruption. En sorte que nous dirions volontiers de l'éclec- tisme ce que Bacon disait encore du scepticisme : La patrie et l'humanité réclament contre celle philosophie oiseuse. Au surplus nous nous sommes déjà expliqué sur les raisons qui nous ont fait entreprendre cette réfutation de l'éclectisme. Qu'on nous permette de répéter ici le préambule dont nous avions fait précéder l'article de V Encyclopédie: « Du moment où nous abordions ce sujet, nous devions » nous expUquer franchement et complètement. Nous l'avons » fait, mais nous avons hésité long-temps. Il nous a fallu con- » sidérer comme un devoir rigoureux l'obligation de combat- » tre , aussi énergiquemcnt qu'il était en nous, et l'éclectisme » et l'inventeur de l'éclectisme. » Notre Encyclopédie n'est pas , de sa nature, consacrée à )) la polémique. Nous cherchons à établir plutôt qu'à renvcr- » ser, persuadés qu'une vérité solidement établie suffit pour » faire crouler à la longue une multitude d'erreurs. A plus PREFACE. VII » forte raison (îvltons-nous en gt'néral la polémique contre les n lionimos. Occupés de la reclierclie de la vérité, les questions ') de personnes ne nous intéressent gut-re. Nous nous disions M donc : A quoi bon , dans un livre de la nature de celui-ci , » introduire une telle discussion , qui semblera à bien des gens » dirigée principalement contre un homme et contre l'opinion ') d'un homme? Mais nous nous sommes dit aussi : Il est trop » vrai que, par un certain concours de circonstances, l'ah- » sence et la négation de toute philosophie a pris aujour- » d'hui la place de la philosophie sous le nom d'éclectisme, ') et que rairaibilssemeut ou plutôt la destruction de toute » conviction sincère et généreuse est la suite de cette usur- » paiion. Et nous avons écrit. » Comme ces plantes parasites qui ne jettent pas dans la «terre de racines, mais qui s'élèvent en grimpant après » l'arbre dont elles vivent, et en s'y cramponnant depuis le » tronc jusqu'aux derniers branchages, le sophisme que nous » combattons s'est cramponné à l'arbre entier de la philoso- » phie depuis la base jusqu'au sommet. De là l'étendue obli' »> gée de notre réfutation. » Après tout , nous croyons que cette polémique ne sera t) pas sans fruit. Renverser l'erreur, c'est, jusqu'à un certain » point , étabhr la vérité. Car en vertu de quoi renvcrse-t-on » l'erreur, sinon en vertu d'une intuition plus ou moins claire » de la vérité? Nous n'aurons pas combattu l'éclectisme sans » poser en même temps plusieurs vérités utiles. )' Qu'on veuille bien considérer d'ailleurs que l'histoire » entière de la philosophie est pleine de polémiques. Il est » impossible de travailler à l'édification des doctrines que » l'on croit vraies sans sentir le besoin d'anéantir celles que » l'on croit fausses. Il y a des opinions qui ont accompli leur » œuvre, et avec lesquelles il est temps d'en finir. Les cr- )' reurs gênent les vérités, et les empêchent de se rapprocher. VHI PREFACE. » (le se condenser, de triompher. Voilà pourquoi ceux qui » sont le plus occupes d'élaborer leurs propres idées et de » rassembler toutes leurs forces pour arriver à l'établisse- » ment syslémalique des vérités qu'ils possèdent déjà ou M qu'ils entrevoient, sont cependant forcés quelquefois de « se détourner de ce travail intérieur, pour critiquer les au- » très. Il en a toujours été ainsi dans la religion et dans la » philosophie ; et c'est bien à tort qu'on a quelquefois at- » tribué à de misérables passions, ou regardé comme vaines, » toutes les utiles et nobles polémiques dont tous les siècles » nous ont légué des exemples. Il serait bien plus vrai de » reconnaître que si Dieu a livré le monde aux controverses » des hommes, comme dit l'Écriture juive, c'est qu'il a » voulu faire avancer l'humanité par le moyen même de ces » controverses. » Ce serait peut-être ici le lieu de montrer qu'en eflet nous avons établi dans ce livre un certain nombre de vérités neuves et utiles. Mais si nous avons clairement exposé nos pensées, le lecteur saura bien de lui-même remarquer ce que nous pouvons avoir dit de bon , et recueillir ce qui méritera la peine d'être recueilli. Toutefois, si l'on désirait avoir, dans un résumé concis et sans explication, le nœud des idées au moyen desquelles nous avons combattu l'éclectisme et l'avons poursuivi jusque dans ses derniers retranchements, nous commencerions par dire que c'est la Doctrine du progrès et de la perfectibilité, laDocTRiNE DE l'idéal, qui nous a constamment inspiré, et que si , dans cette espèce de combat , nous avons l'avantage sur nos adversaires, c'est à celte Doctrine , qui n'est pas de nous , mais qui nous a été enseignée et transmise {i) , et qui (i) Nous croyons avoir démontré solidement ailleurs que le c/i.v- hiiitièine sièile u'ibt [las vtuu uLoiilir à un pur crititijine , à uue PhEFACE. IX nous apparaît aujourd'hui comme sortant de l'humaniic tout entière, que nous rapportons l'honnour de cette victoire. N(»us dirions ensuite que l'enscniljle d'idées do{?maliques, formant une sorte d'anti-édcctisme ou d'antidote à l'éclectisme, ré- pandues dans le cours de cette réfutation , peut se résumer sous trois cliofs principaux , savoir : 1° La notion que nous donnons de la philosophie; 2° Le sens et le but final que nous attribuons aux diverses philosophies qui se sont succédé depuis Descartes; 5" La formule psychologique où nous paraissent avoir abouti ces diverses philosophies. C'est sur ces trois points que le lecteur aura à se décider entre nous et les éclectiques. Premièrement, sommes-nous dans le vrai ou sommes-nous dans l'erreur en prétendant , comme nous l'avons soutenu dans cet écrit , que la philosophie et la religion sont au fond une seule et même chose ? Sommes-nous dans le vrai ou som- mes-nous dans l'erreur, en prétendant , comme nous l'avons également soutenu , que tout l'atelier de la science humaine, divisé en apparence en une multitude de sectes hostiles les unes aux autres, n'a travaillé avec celte désunion que pour préparer providentiellement la communion de l'avenir; que tous ces grands esprits du passé, si nous savons les comprendre, au lieu de se nier et de se détruire, se prêtent un mutuel ap- pure négatiou, mais qu'il s'est résumé dans une doctrine positive et virtuellement orjjanique , la Doctrine de la perfectibilité. Les bases de cette doctrine avaient été largement jetées en France dès le com- mencement du dix-huitième siècle. A la fin de ce siècle, Turgot et Condorcel en furent les principaux formulaleurs. Dans ces derniers temps, Saint-Simon fit , au nom de cette doctrine , appel à l'avenir. En tant que nous appartenons à une école, nous sommes de cette école; car c'est par elle que nous avons été éclairé , et que nous sommes venu à la phiiosopliie. X PREFACE. pui, et qu'une géni^ration prochaine saura voir la lumière, riiarmonie et l'unité dans le chaos qui compose aujourd'hui la tradition philosophique du genre humain? ( Voy. De l'Eclectisme, \"' part., § I à VIII.) Nous croyons fermement que nous ne sommes pas dans une fausse voie, lorsque nous essayons ainsi de sceller l'alliance de la religion et de la philosophie. Quelle ahsurdilé, en effet, d'es- timer la philosophie comme la science par excellence , la règle de nos pensées et par conséquent de notre moralité et de nos actions , et néanmoins d'exclure de la philosophie tous les grands hommes religieux, de tenir, par exemple, Jésus, S. Paul , et tous les Pères du Christianisme , ces grands lé- gislateurs, pour indignes de figurer au rang des philosophes ! Une plus étrange absurdité encore, s'il est possible, c'est de vénérer, et même, comme font les Catholiques, d'adorer ces mêmes hommes à titre de messies ou de saints, et pourtant, en n'osant pas discuter avec eux , de les exclure par là même du rang de penseurs, et d'avoir à part de leur Révélation , et comme en cachette, un ordre de pensée tout-à-fait distinct aujourd'hui sous le nom de philosophie. L'avenir, selon nous, aura peine à croire à ce mélange d'idolâtrie et d'injustice à la fois envers les anciens maîtres de la religion, qui n'atteste que l'aveuglement dans tous les sens. Combien prouve , au reste, en faveur de notre opinion, cette discordance si prononcée au sujet des mêmes hommes, que les uns font trop grands pour être des philosophes, et les autres trop petits ! Quelle éirange fortune que celle de ces messies et de ces saints! Leurs dévots les adorent, mais ne dirait-on pas qu'en même temps ils les méprisent, puisqu'ils vont chercher leur science ailleurs? Les philosophes ont pris le parti de mépriser tout-à-fait ce qu'ils ne savaient comment adorer et mépriser tout ensemble. Ainsi les uns ont fait des anciens maîtres de la religion des espèces de momies euvelop- PIlIiFACK. XI pC'es (le Ijandclcitcs , devant lesquelles ils se prosiernent sans beaucoup de profil. Les autres ne voient là que des cadavres , et en ont une sorte de d V Phénicie, et les philosophes de la Grèce. Platon s'enriciiit » des dépouilles de Socrate, d'Heraclite et d'Anaxagoro. » Zenon pilla lepythagorisme,le platonisme, l'héraclilisme, » le cynisme. Tous entreprirent de longs voyages : or que! » était le hut de ces voyages, sinon d'interroger les diirérenis » peuples , de ramasser les vérités éparses sur la surface de la « terre, et de revenir dans leur patrie remplis de la sagesse de » toutes les nations. {Ibid.) » Il est si évident, en effet, que de siècle en siècle la vie, comme nous l'avons exposé ailleurs (I) , se nourrit des produits antérieurs delà vie, que jamais philosophe n'a songé sérieu- sement à s'interdire la connaissance des découvertes ni même des erreurs de ses devanciers. Descartes est peut-être de tous celui qui, de propos délihéré,ale plus voulu tirer de son propre fonds et payer de sa personne; mais, quelque séduit qu'il fût par la méthode des géomètres, quelque confiance qu'il eût dans la toute-puissance du syllogisme et dans la vertu miraculeuse des longues chaînes de raisonnements, il n'osa pourtant point , du moins théoriquement , s'interdire la connaissance des philosophies antérieures. Loin de là ; dans son Discours de la Mélhode, il préconise la lecture des bons livres, comme" une conversation choisie avec les plus honnêtes » gens des siècles passés; » et nous avons de lui une lettre à Voët où il professe une assez grande estime pour l'érudition bien employée. Ainsi, Descaries lui-même, l'homme de la logique solitaire , le géomètre du mol qui pense , n'a pu se dissimuler entièrement la nécessité de la communion avec Icj générations antérieures. « J'admets volontiers, dit-il dans la ■)) lettre que nous venons de citer , qu'il faut embrasser avec y> plénitude tout ce qui doit concourir à la découverte des » vérités que nous cherchons; et voilà en quoi consiste toute (i) Voy. lesarllclcs Conscience cl Conscncanentde V Encyclopédie Nouvelle. DE l'éclectismk. 5 » l'érudiiion, toute la vc^rilable science humaine, laquelle se )) trouve ainsi adéquate au vérilaijlc usage de noire raison. )i ( Epist. ad Voiiium.) » Descartes admet donc que ce qui doit concourir à la d(5couvertcdes vOrilés que nous cherchons se compose , du moins en partie , de la science antérieurement acquise par riiumanilé, science que nous devons à la fois nous assimiler et ininsformor , ou perfectionner. Cerles, pour que Descartes reconnût ainsi implicitement que les esprits ont entre eux un rai)port nécessaire, d'où il résulte que les décou- vertes faites par les uns peuvent et doivent profiler aux autres, comhien ne faut-il pas que cette vérité soit évidente ! car Descaries, c'est l'homme qui esl le plus sorli méthodiquement de la véritable vie du moi ei du nous; c'est l'homme, par conséquent, qui a dû le moins connaître le lien qui unit les esprits, et le rapport nécessaire des philosopliies successives entre elles. (iràce à Dieu , nous ne sommes plus aujourd'hui danscellc tentative audacieuse , errom'c , mais utile et nécessaire alors , du rationalisme pur, qui séduisit Descartes, et où il entraîna aprt'-s lui plusieurs générations. Le rapport éternel de Thu- manité à l'Iiomme a reparu à nos yeux , et avec ce rapport est revenue aussi pour nous rintuition du rapport des esprits les uns avec les autres dans le développement successif de lliu- manilé. Nous ne concevons donc plus un penseur isolé de tous les autres penseurs qui l'ont précédé dans le monde, ou qui vivent sur la terre en même temps que lui; et nous compre- nons, au contraire, admirablement l'éclectisme sagement entendu , c'est-à-dire ce que Diderot appelle si spirituellement la pliilosnphie des bons esprits depuis la naissance du monde. Toutefois, il faut bien convenir que ce lien nécessaire et celte sorte de communion mutuelle des esprils dans l'engen- drement des idées est encore, aujourd'hui même, plutôt entrevu que connu. Nous en avons plutôt le pressentiment qu'une conscience bien nelte. I>'histoire de la philosophie, j'enlends l'iiisloirc véritable , l'histoire philosophique de la philosophie, n'esl pas encore faite. Certes, elle n'est ni dans Urucker, ni dans Tennemann , ni dans Tiedcmann , ni dans tant d'autres essais , riches sans doute d'érudition, et précieux ■* DE I/kCLECTISMR. à ce tilre, mais qui renferment plutôt la matière de cette histoire que cette histoire même. La vc'ritable histoire de la philosophie aura , suivant nous, pour but et pour résultat de démontrer que les esprits foi ment xine chaîne indéfinie dont chaque génération et chaque homme en particulier n'est qu'un anneau. Combien nous sommes loin encore d'une pa- reille connaissance ! Jusqu'ici, nous ne sommes habitués, en général, à considé- rer, dans les monuments philosophiques et dans ceux qui les ont produits, que la variété, la multiplicité, mais sans jamais faire attention à l'unité qui les embrasse, les relie, les rattache les uns aux autres, et les explique. Dans celle manière frag- mentaire de considérer la philosophie, chaque philosophe nous apparaît, pour la plupart du temps, détaché , isolé , non seulement de ceux qui l'ont précédé et suivi, et même de ses contemporains, mais encore des faits et des événements que sa pensée a contribué à produire; en sorte que rien de providentiel ne nous touche et ne nous éclaire , puisque le but de tous ces efforts individuels nous échappe, tandis que nous devrions posséder leur cause initiale et leur cause finale. Chaque grand monument philosophique, en effet, est un résultat du passé , une pierre d'attente pour l'avenir. Tout philosophe part toujours du point où en est la science , qu'il le sache ou qu'il l'ignore, et ne laisse jamais la science au point où elle était avant qu'il parût. La preuve de cette vérité est aisée; j'entends la preuve à priori , car la démonstration à posteriori , la démonstration complète par l'histoire serait infiniment difficile à fournir, et aurait précisément pour résultat cette histoire philosophique de la philosophie , qui, comme je viens de le dire , n'est pas faite. Mais rien ne nous empêche cependant d'apercevoir la vérité du prin- cipe , quoique les conséquences et les applications nous en échappent. En effet , tout homme est , à des degrés divers, l'expression de rhumanilé de son temps et de la nature de son temps, en ce sens qnel'innéité qu'il appor:e avec lui dans le monde est obligée de se mêler à l'humanilé de son temps et à la nature extérieure telle qu'elle se trouve de son temps, à la vie çbjec- DF, L KCLECTISMF. 5 tivocn lin mot, pour prendre racine, se nourrir, et sediive- Inpper. Donc, piir riiiinianitt' de son temps et 1,1 naUire telle qu'elle existe de son temps, (ont homme se rattache néros- saircment aux progrès de l'humanité anlérieiue. Tout philo- sophe a ainsi sa cause dans les travaux de ses devanciers , (pi'il les connaisse ou non. N'eftt-il môme jamais lu un livre, dès lors qu'il pense , il ne pense pas primordialement par Itii- même ; il pense parce que d'autres ont p'nsé avant lui , parce que cette peusée de ceux qui l'ont j)ri''( édé dans la vie s'est incarnée dans le monde , et que ce momie lui reproduit ohjec- livement celle pensée. Ce qui nous trompe à cet égard, ce qui nous empêche de voir aussi distinctement que nous le pourrions faire le rapport et la communication des intelligences entre elles , c'est que celte communication ne se fait pas toujours directement , ou plutôt qu'elle ne se fait jamais directement d'une manière ahsolue. Un philosophe pense, et voilà, à sa suite, sa pensée qui modilie le monde ; un autre philosophe survient, il voit le monde ainsi modifié, s'empare des nouvelles tendances que ce mondi' renferme, et le pousse à son tour en avant. Ce phi- losophe peut très hien ignorer le rapport nécessaire qui) y a entre lui et son prédécesseur; car le monde, qui a reçu de l'un pour transmettre à l'autre , est là entre eux deux qui em- pêche le second de voir le premier. Il y a plus : ce monde, qui est là entre les penseurs, n'est-il qu'un simple milieu, un conducteur, on sorte qu'il n'y aurait réellement dans la vie que transmission des intelligences? Je suis loin de le croire. Ce monde existe aussi, il existe par lui-même, il est actif, vivant, animé comme la pensée hu- maine; lui aussi se modifie et se développe, lit je dis cela non seulement de la nature proprement dite, mais du genre hu- main en tant qu'il se rapporte à la nature. La nature n'est pas une matière morte, stérile, dépouillée de vie; elle est douée d'animation, de vitalité; elle a , suivant certaines lois, non seulement une spontanéité, mais une intelligence, quoique d'un autre ordre que la nôtre, qui la rendent éternellement créatrice, et par conséquent rehelle à la fois et ohéissante à la pensée humaine. Ce que nous appelons l'univers, dit un phi- G DE L'rîCLECTISMB. losophe dont le nom m'échappe en ce moment, n'est pas quelque chose d'enchaîné , de muet, de semblable à une écri- ture exposée devant nos yeux, à une énigme sans vie, à un talisman qui serait là seulement pour être déchiflré par nous. Le moteur universel, l'Etre evislant par lui-même et éternel- lement créateur. Dieu sC fait sentir partout dans la nature. Et par conséquent le genre humain aussi, en tant qu'il se rapporte à la nature, est doué lui-même de vilalité. La pensée des philosophes sort de ce double milieu, et y rentre; mais elle ne peut en sortir et y rentrer qu'en se teignant de la vie propre à la nature et au genre humain, en tant que le genre humain appartient encore à la nature et en découle. Mais cela ne détruit pas le fait réel de la communication des intelli- gences à travers le monde, à travers l'espace et le temps. Il y a un autre mystère de la vie qui complique encore cette communication et l'obscurcit à nos yeux, mais ne la détruit pas davantage. L'homme n'est pas seulement une pensée pure et un corps, un moi qui penserait uniquement et serait logé dans un corps. Par cela seul qu'il est une pensée et un corps , il est autre chose; car 11 est nécessairement aussi le rapport de cette pensée et de' ce corps. Entre ce moi qui pense et ce corps, il y a un lien qui les comprend virtuellemeni tous les deux, qui les résume tous les deux, qui les rei)roduit tous les deux, et qui sert de pont de l'un à l'autre : c'est le sentiment. Or le sentiment, jelé comme un pont entre l'idée pure ou le moi qui jiense, et le corps, et ayant vue par le corps sur la nature extérieure , donne naissance à des mani- festations diverses, où tantôt l'idée pure, tantôt le sentiment, tantôt le corps, ont la prédominance, mais se retrouvent tou- jours unis à des degrés diflérents. Entée sur la vie purement naturelle dont nous parlions tout-à-l'heure, c'est-à-dire sur la vie manifestée par le corps, par le sang, les organes, la géné- ration, tout cequc nous avons de cou)mun avec les animaux et les plantes, la vie Idéale ou intellectuelle de Ihumanité se décompose donc encore en plusieurs vies. Comme le rayon de lumU''re est composé de plusieurs rayons, ainsi la vie idéale de l'humanité est composée de plusieurs vies imies mysté- rieusement entre elles, oi véritablement indissolubles,: c'est DE L IXLKCTISMK. 7 l'iiil, la poliliqiip, la science, la pliilosopliio, etc. Il y a donc r(?arlioii coiislaiile do ces facultés les unes sur les aulifs; il y a, non pas senleinonl C(»nes])ondance, mais p(5néliation nuilinlle entre ces diverses puissances; ce qui neiiipèche pas qu'il n'y ait suite et succession ininterrompue danscliacun de ces rayons qui réunis forment le rayon total. Souvent donc il arrivera que ce sera le poëtc qui inspirera le philosophe; mais le philosophe , ainsi inspiié , n'en sera pas moins sorti des philosophies antérieures : pourquoi ? parce que le pof-tc qui l'a inspiré a été insj)iré lui-même par la pensée phi- losophique, et n'a fait que relléter , dans sa ])iainle ou dans son hymne, le résultat définitif des philosophies antérieures combinées avec la virtualité propre à la nature et au genre humain. Ainsi donc il est une loi divine d'ordre et de succession à laquelle les plus grands individus, les plus libres penseurs sont soumis, et qui est telle qu'à un point de vue ils ne sont ({n'effct, tandis qu'à un autre point de vue ils sont cauftc. Aussi, nous l'avons déjà dit ailleurs, quand on veut juger un homme , un pliilosoj)he, il faut prendre du champ et de l'espace, et non seuleuieiii le placer dans l'époque où il a paru, mais le mettre en rapport avec les intelligences qui l'avaient précédé et celles qui l'ont suivi, afin de le voir, pour ainsi dire , en place et en situation. Une note dans un concert, une phrase dans un discours, un mot dans une phrase, ne peuvent être isolés sans perdre en même temps toute leur valeur. La vie de l'humanité est un discours et un concert poursuivi de siècle en siècle. îsc voir dans la succession des grands esprits que l'cruvre du hasard, et nier , par conséquent, un plan suivi et providenlicl di'.ns le développement de l'esprit humain, est à nos yeux la plus ridicule des inepties et la plus grande des impiétés. Quel exemple plus frappant de cette vérité pourrions-nous choisir que Descartes, qui , au premier coup d'œil superficiel, semble fait exprès pour prouver le contraire? Voilà un homme qui se retire de toutes les écoles, qui repousse toute tradition, qui fait plus, qui fuit loin de toute société, qui ne veut être d'aucun siccie, d'aucun pays, qui se ferme les yeux et se 8 DE l'iîclïïctisme. bouche les oreilles, qui, sans avoir la religion du moine, se monachise pour ainsi dire autant que possil)lc, et qui se met à penser. C'est qu'il a pris en liainc et en pitié les tyrannies de toute sorte qui régnent au sein de la philosophie. Jl veut s'affranchir, et pour cela il prétend se priver de toute com- munication spirituelle. Vit-on jamais penseur plus indépendant en apparence de Thumanilé de son temps, et en général de l'humanité? Eh hien! qu'il pense seul, il ne pensera jamais que par et pour l'humanité, de par le passé et pour l'avenir. Le passé, l'avenir, l'ensorrcnt et le limitent, quoi qu'il dise. Qu'est-ce, en effet, en définitive que Descartes, sinon le pro- testantisme à sa dernière conséquence , en bien et en mal : en bien, car c'est le droit religieux de l'individu que Descartes vient introniser dans le monde après Luther; en mal , car c'est la négation du droit religieux de la société collective qu'il vient soutenir aussi et vulgariser à sa manière après Luther? Luther est donc son maître, son précurseur, son initiateur, quoiqu'il ne le voie pas; et Voltaire sera son disciple, qui reproduira le bien et le mal de Lullier et de Descartes, en les augmentant encore. Je le répète, d'où Descartes a-t-il pris cette inspiration de penser uniquement par lui-même , et d'es- sayer la puissance du rationalisme solitaire ; et quel résultat final a eu la philosophie de Descartes, sinon d'établir la lé- gitimité de la raison individuelle , mais de donner en même temps les limites de cette raison , dans le but ultérieur , et non encore atteint, que le domaine légitime de la raison individuelle et le domaine légitime de la raison collective seront un jour nettement séparés? Le résultat de cette philo- sophie a donc été adéquat au lien que Descaries avait avec l'humanité. Descartes a donc été un chaînon, mais n'a été qu'un chaînon dans la chaîne du progrès de l'esprit humain. Prenez Descartes en lui-même, isolez-le de Luther, de Vol- taire, et de Kant (I), l'un qui l'inspire, l'autre qui le pratique, (i) Je dis Kant, et je iiourrais ntissi bien dire Linicnnais; car j'ai démontré ailleurs qne, par nn remar(]nal)!e synclironisnie, noire Lamennais a accompli en rrance, et avec le t^énie pro|iic à la France, la même œuvre providentielle qne Kant. Mais le nom de Kant est DE l/liCM-CTISMK. 9 et le troisième qui l'arri'te, le limite oi le dt'finit, Descarten n'a plus de sons. Oui, (^videunnent, Dcscaitcs est venu afin que l'émancipation niij;icuso iïit poussée à toutes ses consé- quences, afin que le monde laïque lût complètement et radi- calement aiïranriii do l'Eglise, alin que l'iiommc de l'avenir frtt un iioiun.e complot; et il a fallu aussi qu'apr. s lui Voltaire et le sit'clc do Voltaire piatiquasscnt audacieuse > eut le ra- tionalisme, cl (|uo la si.c.é é devint | ou^sit're ; mais Descartos est venu aussi alin (|no K nt arrivU un jour (jui démontrât à Descartes que l'Fcriture a eu raison do dire I œ soi/ .' et alin que nous soyons désormais I ion avertis qu'il no faut paspor ter dans la \ie du moi ot du nous la métlicdc des géomètres: grande et sublime expérience qui ad.i s'i..tercaler, ainsi que plusieurs autres égalem>'nt nécoss;ires, entre le socialisme religieux du moyen àgo et la société religieuse qu'engendrera l'avenir ! Chaque pliil soi)l)ie est ainsi une sorte d'expérience, cliaque philosophe à sou tour est un travailleur et un martu" dans cotte route lilioriouso quo llimnanité doit iiccomplir , et qui fait à la fois s:i \\o présente à chaque instant du tomps ol son progrès. Tous sont unis entre eu\ , tous du moins se tiennent invisiblement ; chacun \iont à son tour, comme les coureurs des Panathénées, prendre à ses devanciers, pour le porter plus loin , le llamheau de la vie : Et, quasi cursores, vit.iï lampada tradunf. Est-ce à dire pour cela que le fatalisme règne, et qu'il pèse sur chaque esprit dans ce développement successif de l'esprit humain? Non; chacun do ces grands lutteurs qu'on appelle philosophes déploie librement sa force au milieu des élé- phis impo'îant pour les hommes qui ne veulent pas rouiprenihv que la relii;iou et la |)liiloiolul)les. Si je disais Latneniiais, ils reruseraicnt il'admellre le rôle que cet lionime rrli- gieiix a pris daus la i)lido>opl)ie par sa criticpie ilu ratioiiiilisme jnir; en leur étant l'autnir de la Critique de la raison pure, qu'oul-iU à répondre? 10 1)E L'ÉCLECTISME. nients où il se manifeste. Il reçoit sans doute son point ini- tial des besoins de rinimaniié de son temps , et de la science générale de Thumanilé manifestée par son temps; mais, s'il reçoit celte impulsion , c'est apparemment qu'il vient au monde avec une iiinéilé capable de recevoir cette impulsion : pourquoi eu clFct lui, et non pas tout autre? il est donc cause s'il est effet , même à son point de départ. Puis il reçoit de l'avenir une certaine atti action qui, bien qu'obscure, l'en- traîne dans les voies de la Providence : mais , encore ici , c'est apparemment qu'il a en lui virluellcment l'amour du beau, de l'idéal ; il est donc encore ici cause , s'il est effet. Sans doute il n'es! pas cause par lui-même ; naissance et but, point de départ et point de mire, tout cela, il est vrai , lui est donné par Dieu : mais qu'avons-nous sous ce rapport qui ne nous soit pas donné par Dieu ? Ainsi donc , pour résumer ce point, par des voies directes ou indirectes , tout pbilosopbe participe nécessairement des travaux antérieurs de la philosopbie. INIais nul n'est pbilo- sopbe s'il ne fait subir à ces travaux une modification im- portante, s'il ne s'empare fortement de la pensée au point où elle est arrivée de son temps, pour la féconder de son origi- nalité propre , et la pousser en avant. 11 y a des époques où l'on peut impunément fermer les livres, où il faut même les fermer : telle fut l'époque de Descartes , par exemple , relati- vement à sa mission. Il y a desépoques où il faut au contraire les ouvrir. Mais , soit que vous vous meniez à penser en vertu de ce que l'état présent du monde vous a appris, soit que vous appeliez l'érudition à votre aide , toujours il vous .sera demandé de faire subir à la pensée antérieure une trans- formation. A ce signe seul, vous serez pbilosopbe. Donc, un système, en définitive, est toujours le dernier mot qu'on exigera justement de vous. Prenez donc parîout où vous voudrez , mais ayez un principe pour prendre ; ayez une impulsion , un point initial et un but correspondant à ce i)oint ; en d'autres termes , ayez une inspiration qui regarde le passé et l'avenir ; dites- nous d'où vous partez et où vous allez ; soyez effet et cause. L'humanité de chaque temps est une caravane errante qui DE I/KCLKCTISME. i | demande ,^ ses pliilosophcs de lui marquer la route. Que lui imporie desavoir comment eux-mômes s'orientent ? c'est leur allairc, c'est leur travail, c'est leur métier pour ainsi dire. Ce qu'elle exige d'eux , c'est qu'ilss'orienteut etqu'ils l'orientent. Mais si, au lieu de cela, ils sont ({«'pourvus de toute inspira- tion, dénués de tout esprit propluMiciuc , en vérité je ne vois pas de quelle ulilili" pourraient lui être de pareils guides. Prenez donc, encore une fois , ;;///cc, comme dit Diderot; mais montrez-nous que vous êtes doués d'une certaine force vive qui vous autorise à prendre ainsi voire bien partout où il se trouve. Car c'est la quantité de force vive qu'il renferme, c'est la vie qu'on raison de celte force il a accumulée , qu'il s'est assimilée, cl qu'il a incarnée dans riiumanilé, qui con- stitue le pliiiosoplie. Par conséquent , le philosophe qui se sent tel pourra-t-il jamais se dire éclectifiue ? Ce qu'il sent d'abord en lui, c'est cette force vive qui le constitue. Comment voulez-vous donc E l'Éclectisme. § IV. Suivant les époques, les philosophes font ou défont les religions. Ainsi la philosophie accompagne la vie de l'humanité, se développe avec elle, et par conséquent n'est jamais terminée. Virtuellement la philosophie est toujoui'5 une religion ; mais tantôt c'est ime religion faite qui se continue, tantôt c'est une religion nouvelle qui se fait. Tantôt c'est la pensée du philo- sophe qui, adoptée par l'humanité et vivifiée par elle, se verse pour ainsi dire dans les individus; tantôt c'est la pensée in- dividuelle qui aspire à une systématisation et à une réalisa- tion que l'avenir seul a le droit de manifester. On a voulu distinguer dans l'humanité des époques criti- ques et des époques organiques. Nous n'admettons pas cette distinction. Pas d'idée qui soit purement critique; toute né- gation, comme nous l'avons dit, tend à une aftirmalion, et la suppose virtuellement. Donc point de schisme aussi profond dans l'humanité que celui qui existerait entre des révélateurs d'un côté et des destructeurs de l'autre. Les révélateurs, comme on les nomme , ont précisément pour ancêtres les destructeurs qui les ont précédés, et leurs idées organiques étaient au moins virtuellement pressenties par les sceptiques et les incrédules qui leur ont frayé la route à travers lès rui- nes du passé. Mais si nous n'admettons pas d'époques critiques et d'épo- ques organiques dans un sens absolu, nous ne voulons pas non plus qu'on fasse descendre de leur haut rang tous les hommes religieux qui ont présidé aux destinées de l'huma- nité, pour en faire des espèces d'imbéciles et de superstitieux, et pour oser dire de Jésus, de S. Paul, et de tant d'autres : « Ceux-là ne furent pas des philosophes! » Ceux-là aussi furent des philosophes, soyez-en sûrs, et des plus grands; car ils répondent, dans l'histoire, à un moment solennel, celui où, après s'être long-temps cherchée pour J)K I.'lcrLF.CTISMP. 29 ainsi (lire, et après avoir mflri soiirdomont, l'idro pure s'unit ,'i rhnmnnit(^ , et s'incarne en elle pour la renouveior. (>iix-Ii sont donc dos pliilosoplios qui, aid(^s de l'Immanitô, comme Jésus le fut de ses piinvres apôtres, exaltent la piiilosopliie et la font r<''},'ner sur la terre. Arrêtons-nous un moment sur celte dernière considération que, suivant les <''|)Of(iit's , les philosophes font ou défont les relif^ions. CarciMpieje viens (h' dire qu'on n'oserait jjas faire, c'est-à-dire exclure de la philosophie, comme indignes de siéger avec les philosophes, ou au moins comme étant d'une autre espèce qu'eux, les grands hommes religieux de tous les temps , on le fait pourtant assez volontiers, il faut en conve- nir; et même il s'est trouvé des faiseurs d'abstraction qui ont soutenu, au nom di' la psycliologie, qu'il y avait une di/Ié- rence spéciliquc absolue entre la religion et la pliilosophie. N'écoutons pas ces gens qui voudraient faire de la philoso- phie je ne sais quelle petite science particulière dont je ne vois pas précisément Tobjet. Un philosophe, je le répèle, est un homme qui travaille h faire ou a défaire une religion, et, dans le second cas, qui ne défait une religion que parce qu'il en pressent, plus ou moins vaguement, une autre. Je délie que l'on me trouve une autre délinilion commune à la fois à celle multilude de penseurs que l'on appelle philosophes; et, en revanche , je ne serais pas embarrassé de démontrer, l'histoire en main, que cette définition convient à tous, sans aucune exception (I). IMais, cela étant, par quelle singulière aberration d'esprit exclut-on ordinairement de l'histoire de la philosophie , et range-t-on dans une autre catégorie que les philosophes, les (i) Ouvrez le Hlanuel de l'histoire de la philost^phie de Tenne- mauu, publié par M. Cousin. Avant de classer historiquement les philosophes, Teunentann se demande ce que cest qu'un philoso|ihe: " L'homme, dit-il, .ispire nécessairemenl à une science des princi- •• pes derniers et des luis dernières de la nature et de la liberté, ainsi » que de leurs rapporls réciproques. » Les tirmcs de celte defiuitiou ne sout pas clairs, mais le sens est manifeste; et que disons-nous d'autre? S, 53 DE j/rtCLECTISME. grands liommos qui ont fait les religions ou qui les ont accrues et soutenues? Pourquoi, clans le langage vulgaire , appelle- t-ou Leibnitz, par exemple, un philosophe, et nç veut- on pas voir im philosophe dans S. Paul? 11 y a de cela une raison bien simple, et qui se rapporte admirablement à ce que nous ve- nons d'établir. Si vous faites celte dislinclion , ce n'est pas, certes, que S. Paul ne soit, comme Lcibnilz , un philoso- phe; mais c'est que vous, qui les contemplez tous deux et qui les nommez , vous appartenez nécessairement par voire ten- dance au passé ou à l'avenir, au Christianisme ou à la Philo- sophie qui remplacera le (Christianisme. Or si vous êtes en- core chrétien , S. Paul vous apparaîtra un tel philosopiie , que ce sera pour vous plus qu'un homme; ce sera à la fois un inspiré et un prédestiné, un yainl ; tandis que Leihnitz, étant venu long-temps après que le grand œuvre était accompli, ne sera pour vous qu'un simple mortel, un philosophe. Et , réciproquement , si votre tendance est pour l'avenir, vous reconnaîtrez bien dans S. Paul un profond penseur, mais vous ne lui pardonnerez pas d'avoir contribué à fonder le Christianisme. L'observateur qui juge les penseurs et qui les nomme est, en effet, comme le penseur lui-même et au mèine titre, sus- pendu entre le passé et l'avenir, entre un système et un autre. Nous ressemblons tous aux astronomes qui, en même temps qu'ils contemplent les corps célestes en mouvement, sont eux-mêmes en mouvement sur leur observatoire, la terre , qui les emporte avec elle dans l'espace. « Mais, dircz-vous en vous mettant au point de vue de l'avenir, S. Paul s'est trompé, gravement trompé. Il a tel- lement désiré la résurrection , qu'il s'est imaginé que Dieu avait commencé en Jésus le miracle de la résurrection et de la vie éternelle, et que ce miiacle allait arriver aussi pour lui S. Paul et pour lous les hommes; de là son Christianisme. Sa philosophie reposait donc sur une erreur. » Et moi, je vous demande : Leibnilz ne s'est-il pas trompé aussi , et gravement trompé , puisqu'il a cru d'après et par S. Paul? S. Paul est venu au commencement du .Ciiris- lianisme, Leibnilz à la lin : voilà toute la difiérence. Mai» si DR L'h^CI.ECTISMR. 51 \o (lornior est pliilosoplie, l'iiutrc l'est aussi; car Leibnilz a-t-il rojeli' S. Paul? Lcibnitz ne s'cst-il pas , au conliaire, raltaclié à S. l'aul, en ce sens que I.fil)nilz est resté uni an système ^('néral dn Cliristianisme? Donc ces deux penseurs, éloignés l'un de l'autre par tant de siècles, ont eu tous deux un certain ciel commun de leur esprit, si je puis parler ainsi. Or, je l'ai dit plus liant, c'est ce ciel qui constitue réellement le philosophe, par la raison, je le répèle encore, que l'esprit humain aspire nécessairement à une religion aussi naturellc- nn'nt que les Heures vont à la mer. Donc, la philosophif dans l.cihnitz étant inséparable de la religion, la religion dans S. l'aid est également inséparable de la philosophie. Donc la philosophie n'est pas antre chose, en définitive, que ce que chacun de nous prend de religion en passant sur la terre. Spinoza comparait tous les êtres à des bouteilles plongées dans l'océan , qui délimiteraient chacune , en apparence, par leur capacité , une partie de cet océan , mais n'en distrairaient rien dans un sens absolu. J'aimerais mieux comparer chaque esprit à inie glacequi réiléchit obscurément, c'est à-dired'une façon incon)plète et avec certaines ténèbres nécessaires, l'océan de la vie, passé, présent, avenir, ciel et terre; et en elfet nous ne sommes pas uniquement des parties d'un grand tout, mais il y a dans la vie un mystère de pénétration qui fait que nous sommes k la fois tout et partie. ISIais peu im- porte la justesse de la comparaison : toujours est-il que, (!•' même que celle bouteille qui nage dans l'océan, l'esprit de tout penseur appartient à un océan toul entier; de même que celte glace qui réilécliil partiellement la totalité des choses, l'esprit de tout penseiu- réiléchit d'une façon plus ou moins incomplète, c'est-à-dire avec plus ou moins de ténèbres et par conséquent d'erreur, un système tout entier de religion dont la manifestation appartient au passé ou à l'avenir. Il n'y a donc pas pins à distinguer dans Leibnitz, par exemple, la forme philosophique du fond religieux, qu'il n'y a à distinguer dans S. Paul la forme religieuse du fimd pliiiosopliique. S. Paul croit à la vie future, et il en conclut la résurrection. Leibnitz croit, comme clirélicn, à l'oracle de la résurrection. 32 DE L'ÉCLECTISME. et il en conclut la vie future d'une façon plus idéale. Yoilà deux termes extrêmes du Clirislianismc ; mais le fond est le même. La totalité de l'idée est la même pour S. Paul et pour Leibnitz; seulement les doux parties ou plutôt les deux faces de Tidée sont dans un ordre inverse. Pour S. Paul, la croyance philosophique de la vie future a précédé la croyance au miracle de l'homme typique ressuscité, au mi- racle de Jésus. Pour Leibnitz, né au sein du Christianisme, c'est la croyance en Jésus qui a servi, pour ainsi dire, et de source et de lit à l'idée d'une force qui persiste et se développe dans la vie éternelle. Lt regardez enfin que cela est si vrai , que S. Paul lui-même, le philosophe S. Paul avait pris son sentiment de la vie future à la source du pharisaïsme , où régnaient , long-temps avant Jésus, les idées de résurrection corporelle. Ainsi S. Paul est même tout-à-fait dans le cas de Leibnitz. La religion du pharisaïsme a engendré chez lui la foi philosophique à la vie éternelle , qui a produit la religion de Jésus ressuscité. Je me résume sur ce point, et je dis que tout philosophe appartient à une religion ; d'où il suit qu'il est souveraine- ment absurde d'exclure do la philosophie les fondateurs mêmes des religions. La différence des époques fait toute la différence. Tous les penseurs ont été inspirés par l'humanité antérieure et par les besoins de l'humanité de leur temps; tous ont tra- vaillé, avec un instinct plus ou moins mystérieux à eux mêmes, mais pourtant senti en eux, à la culture de cet arbre qui sans cesse se développe et forme rhumaiiité. Les uns, il est vrai, sont venus au moment où le germe d'une religion était déposé dans la terre, d'autres au moment où sa tige commençait à paraître, d'autres au moment où l'arbre donnait des fleurs et des fruits, d'autres quand il fallait labattre pour le renouveler. Ils ont tous concouru au même labeur par des œuvres diverses. Ils ont tous concouru d'une manière finie à une œuvre qui se continuait après eux, de même qu'elle était commencée avant eux. Ils ont travaillé diversement sans doute, et se sont montrés sous des apparences différentes; mais ils poursuivaient le même but, et il est impossible de distinguer entre eux deux DE l'Éclectisme. 53 carartc'TCs esscntipllcmont distincts, ot do dire d'une maniirc absolue : Il y a deux espc'-ces; voici les saints, voici les plii- losoplies. § V. Il est impossible de séparer la religion et la philosophie. INIais peut-(Mré on m'objectera ce que j'ai avanc(' tout-A- riieure, que riuimaniM' entrait pour sa part dans le travail des philosophes, indt'pondannuent do l'idée pure. « La diiïérencc entre les philosophes et les saints, nie dira- t-on, ne viendrait-elle pas de ce que les hommes religieux sont mus par le sentiment, comme le vulgaire, comme l'hu- manité, tandis que les philosophes sont consacrés uniquement au culte austère de la pensée? Vous venez de dire qu'outre l'idée pure , il y avait dans l'iiumanité le sentiment. Xe sorait- ce pas cet élément appartenant spé-cialomont à Ihumanité, en tant qu'elle n'est pas pure pensée, qui donnerait la dillérence entre le philosophe et ce qui n'est pas le philosophe ? F,e phi- losophe, c'est l'abstraction pensée; ce qui dans l'iiumanité n'est pas le philosophe, c'est le sentiment. Vous venez vous- même d'admettre cette distinction, puisque vous venez de montrer que le développement toujours nouveau de la philosophie tenait à ce que Ihumanilé ne reproduisait pas, sans la modifier, la pensée des pliilosophes, mais qu'elle la modiliait en vertu du sentiment qui vit en elle, indépendam- ment de la pensée pure. » J'admets l'objection : mais quelle conséquence en tirer? Los philosophes sont-ils, oui ou non , des hommes? vivent-ils ou ne vivent-ils pas dans un certain milieu, dans un certain temps, dans un certain pays? Donc ils ne sont jamais idé-e pure. Le philosophe tient à l'humanité par le sentiment, comme l'humanité lient au pliilosopiie par lidée. L'humanité n'étant pas uniquement pensée, le philosophe 54 TE L'ÉCLECTISME. non plus n'est pas uniquement pensée, puisqu'il fait partie de l'espccc luimaine. Or, n'éiantpas uniquement pens(:'c , il est sentiment comme riuimanité. L'humanité, en tant que sentiment , se communique donc. Ji lui qui est aussi sentiment ; et de celte inspiration naît en lui la pensée , mais la pensée entée sur un scnlimcnt. Et réciproquement , de celte pensée commani(]uée à l'iiu- nianilé , parce qu'elle aussi est pensée, naît le sentiment ; mais le sentiment enté sur une pensi'e, lequel lleurit et se développe ensuite dans l'art, la politique, la science , la législation , l'iu- dusîrie, etc. Fleuve éternel, la vie circule et revient perpétuellement à sa source; elle circule par le sentiment dans les individus, où elle produit la pensée, et revient par la pensée à sa source , l'humanité , fille de Dieu. On peut donc Ijien distinguer, par une abstraction , l'élé- menl pensée; mais immédiatement après l'avoir reconnu, il faut reconnaître aussi qu'il ne peut vivre et se manifester que dans un milieu , qui est l'humanité. Donc toujours l'idée pure, dans chaque penseur , 'est affeclée d'une certaine forme pro- venant de l'humanité , donnée par l'humanité, forme qui est toujours une erreur , si on la considère par rapport aux formes successives qui la remplaceront un jour ; Suite. Mais qui n'est pas une erreur , si on la considère par rapport à l'œuvre qu'accomplit l'humanité à un moment donné du temps; qui n'en est même pas une lé en Jésus, et il a pris une possession nouvelle de l'humanité eu commençant par Jésus. Cela a été un grand, un solennel moment dans la création successive de l'humanité. Il fallait 56 DE l'éclecïjsme. bien en efl'et qu'il y eût un homme qui , le premier de tous , réalisât en lui et s'appliquât celte sublime doctrine. Cet hom- me, ce fut Jésus. En nous reportant donc aux desseins de Dieu, et aux résoUilions de sa providence dans le gouverne- ment du monde , il faut dire que Jésus fut , parmi tous les fils de Dieu que renfermait l'Occident, son IJlschéri par excellence. 11 fut, comme disent quelquefois les Pères, le Promélhée qui anima du feu divin nos statues d'argile. Il nous donna le mouvement, l'initiation, la vie. Oui, la vie spirituelle nous est venue par lui; il a donc été réellement, et non par une fiction, par une comparaison , le Sauveur de nos âmes. Si nous sommes aujourd'hui ce que nous sommes, nous le lui devons. Il est vrai que nous ne le devons pas qu'à lui seul. Il avait été précédé , non pas seulement par une foule d'hommes religieux en Orient, que l'Orient, également séduit, a pris aussi pour des révélateurs, mais dans l'Occident même, par l'ylhagore, par Socrate, et par une multitude d'autres sages. L'erreur a donc été uniquement de prendre pour un cas tout-à-fait particulier et anormal ce qui n'était qu'un fait plus général. Il n'y a rien là de plus embarrassant pour nous aujourd'hui, que dans ce qui est arrivé si souvent pour linveniion de toutes les grandes choses, de toutes les grandes découvertes. Elles ont été , la plupart du temps , faites plusieurs fois; et de là il est résulté des contestations , des disputes , des sectes ; chaque inventeur a eu ses partisans exclusifs qui l'ont exalté , et sou- vent au détriment de ses rivaux. Mais de ce que l'imprimerie, par exemple , éiait connue de temps immémorial à la Ciiine, s'ensuit-il que Guttemberg ne soit pas le premier Européen qui ail eu celte sublime idée? et à sa suite l'Europe n'en a- l-elle pas fait, pour les destinées de l'humanité, un plus grand usage que les Cliinois? Colomb trouve le Nouveau-Monde : en a-t-il moins de mérite, parce qu'on démontre aujourd'hui qu'il avait été précédé et guidé dans ses recherches? Nev ton et Leibnilz crurent, chacun de leur côté, avoir inventé le calcul de l'infini : en sont-ils moins inventeurs et moins grands, parce qu'ils se renconlrèrent en même temps dans cette invention? DE L ECLECTISME. 57 Donc, en dcfinilive, l'idée de Jésus fils de Dieu est vraie, niOmc philosnplijqiioiiicnt. Elle est vraie en soi , vraie par rapport aux desseins de Dieu et à son gouvernement du monde. Klle n'est fausse qu'en ce sens que nous pouvons aujourd'hui, plus avancés que nous sommes, lui donner une autre forme , el dire : JSous sommes tous fils de Dieu , et l'Idéal divin peut s'incarner dans tous les hommes. Nous sommes ainsi passés d'une proposition particulière à une pro- position plus générale. Voilà le caractère de toute vérité relative. Mais la gloire d'avoir été le messie, le messie véritable, reste à Jésus. L'elfet a été produit, l'initiation a été donnée, et c'est lui qui l'a donnée. Tous les siècles peuvent venir battre au pied de sa croix , jamais l'homme ne passera sans respect auprès de ce gibet qui a été pendant tant de siècles le phare de l'humanité. Ma^^s, direz-vous , si Platon n'avait pas vu la conséquence de son idée , du moins la portion de vérité qu'il avait vue était chez lui sans mélange d'erreur : lui, il était purement piiilo- sophe, il ne donnait pas de forme à son idée, il cherchait la vérité absolue, il ne tomba pas dans la superstition où l'on tomba plus tard. Cela est vrai; mais ne me demandez pas de vous dire dans combien d'autres superstitions tomba Platon! Mais enfin plus tard, direz-vous, beaucoup plus tard, on a cessé de croire à ce miracle , à cette incarnation; on a donc possédé plus tard la vérité sans mélange d'erreur. Non, pas davantage. 11 y a encore eu une vérité relative, et, comme l'autre, cette vérité relative a été une erreur. En elfet , après avoir connu et développé en elle la vie spi- rituelle, la vie du moi, l'humanité devait tendre à développer la vie humaine collective, la vie du nous. !Mais cette œuvre n'était pas accomplissable du temps de Jésus, ni même pen- dant bien des siècles après lui. Le monde extérieur , la nature proprement dite , n'était pas encore assez soumise à l'homme assez obéissante à l'homme, pour que l'humanité put s'orga- niser pacifiquement sur la terre. Jésus le comprit bien, quand il dit dans son aspiration immense vers l'avenir : « Mou 4 58 DE L ECLECTISME. 3> royaume n'est pas encore de ce temps. » De là la lendanccj monastique que prit le Cliristianisme. Les chrétiens délaissè- rent lemonde,et cultivèrent la vie du moi, dans la solitude, enl présence de Dieu. La vie humaine collective fut abandonn'C à César, c'est-à-dire à l'instinct , à la passion, au destin. Un jour, enfin , après bien des siècles, l'homme, développé par le Christianisme, reporta ses regards sur la nature extérieure, par ime sorte de révélalionjdontl'efîet indirect a déjà été et sera de plus en plus de nous mieux régler dans la voie même delà vie du moi et du nous. C'est que l'humanité, en suivant la voie ascétique du Christianisme , avait épuisé jusqu'à ses dernière,; limites la portion de vérité universelle qu'elle possédait. Il fallait donc se replonger dans la nature , dans la connaissance du monde extérieur, dans la vie hors de nous , pour pouvoir ensuite faire faire un nouveau progrès à la vie humaine. C'est là ce qui a été accompli depuis trois siècles. Mais ce nouveau progrès a engendré, sous le nom de science et de philosophie, ime sorte de religion, qui, pour posséder une certaine mesure de vérité, n'en a pas moins affecté une forme erronée, aussi erronée que le Christianisme dans sa forme. On a nié le Chris- tianisme, mais pour lui substituer je ne sais quel aveugle na- turalisme. Vers le seizième siècle, en effet, on a commencé à comprendre que la nature avait des lois générales, et qu'une multitude de prétendus miracles rentraient dans ces lois géné- rales. On s'est donc éloigné pour jamais des antiques supersti- tions; on a rejeté comme un blasphème la dernière des idolâtries fondées sur un renversement des lois naturelles; on a cru glo- rifier Dieu en cela, et on l'a glorifié en effet. Mais voyez à quel prix cette portion de la vérité absolue a été acquise. Quand on a cessé de croire au miracle dans la nature, on s'est plongé dans une véritable idolâtrie de la nature elle-même , aussi grossière que Tidée du miracle. Car n'a-t-on pas alors tendu, comme par une nécessité fatale , vers l'hypothèse du matéria- lisme? n'a-t-on pas cru à cette hypothèse? n'cst-elle pas de- venue la vérité relative de cette époque? Tel philosophe donc n'a pas voulu croire en Dieu , ne voulant pas croire au miracle; mais il a cru à la matière , et il a domié à la matière des pro- priétés divines. Il n'a plus voulu sentir Dieu en lui ni dans DE L'éci.ECTISME. HO riiumanité, et il s'est fait une religion do la nalnrc et de la matii^re. Ainsi, d'un côté, il nevoaiait croire qu'à la matière, c'est-à-dire à des atomes con'^us comme dou<'s uniquement d'(?tendae etde mouvemeul; et, d'un autre côté, il douait libé- ralement cette matière de la force \ive, de la spontanéité , de l'intelligence, qu'il refusait à Dieu, et que dans son aveuglement il se refusait presque à lui-même. L'erreur du matérialisme n'est-cile pas aussi capitale que l'erreur du Cl)ri>tianisme? Nous en sommes aujourd'hui à chercher les conséquences de ces deux mouvements généraux de l'humanité , à cher- cher la vérité relative de notre époque. Ou plutôt cette vérité relative est déjà formulée. Au lieu da miracle qui sauvait l'humanité par l'intervention spéciale de Dieu lui-m^me, accomplie une seule fois et dans un seul homme, nous avons commencé à croire à une création con- tinue de Dieu dans l'humanité , et noua en sommes venus à dire : L'espèce humaine est perfectible. Et , d'un autre côté , le retour vers la nature et la matière nous ayant fait aperce- voir et connaître jusqu'à un certain point la vie propre de la nature et la spontanéité qui est en elle , nous avons reporté le même sentiment sur la n Mure , et nous nous sommes dit : La nature aussi est muable et dans un changement , non pas seu- lement perpétuel, mais progressif. De là à concevoir une création incessante de Dieu au sein de la nature , il n'y avait qu'un pas. Et de là à lier la perfectibilité de l'homme à la perfectibilité de la nature, il n'y avait encore qu'un pas. C'est ainsi que , par ces deux voies, par ces deux mouvements suc- cessifs du spiritualisme et du matérialisme , nous sommes ar- rivés à l'idée de progrès et de perfectibilité ; idée fécoide , sortie de toute l'ère moderne , et qui renferme en elle une multitude de conséquences. Le monde , après l'avoir portée dans son sein, commence déjà à marcher à sa lumière. Sui- vons donc cette idée ; car celte idée est la plus grande mani- festation que l'esprit humain ait encore trouvée comme idée. Mais soyons sûrs que ce n'est là encore qu'une vérité relalive, et qu'appliquée au passé, à l'avenir, elle donnera à nos des- cendants des fruits inattendus : dans l'histoire , une tradition que nous commençons à peine à soupçonner ; dans l'avenir. •ÎO DE l'Éclectisme. devenu le présent, une société nouvelle ; dans la nature exté- rieure, une demeure digne de l'homme régénéré; et dans la| ■vie du moi, un nouveau ciel, une nouvelle religion, une nou- velle conscience; un nouvel univers , en un mot, et un nou- ' vel homme. C'est ainsi, je le répète , que nous ne possédons jamais la vérité que dans une certaine mesure et sous des voiles, ce qui n'empêche pas que nous ne possédions la vérité. La pensée a toujours une forme , et celte forme recèle tou- jours des ténèbres. Et ces ténèbres , cette forme , cette erreur nécessaire , est aussi bien le partage de ce qu'on appelle la philosophie que de ce qu'on nomme la religion ; car la forme s'attache à la pensée même de tout philosophe , et la forme est une condi- tion fatale , une donnée nécessaire de l'époque , une formule du temps : en sorte que réellement jamais philosophe n'a exposé un système qui ne soit une erreur; en ce sens que l'hu- manité, plus avancée dans sa course , a vu ou verra que la forme de la pensée de ce philosophe était incomplète , et par conséquent fausse. Donc , de toute façon , et pour revenir à notre sujet, il est tout-à-fait impossible , je le répète , de séparer la philosophie et la religion , de même qu'il est absurde d'éliminer de la catégorie des philosophes les hommes qui ont contribué h fonder les religions, ou qui les ont développées et défendues. Les philosophes et les fondateurs de religions sont de môme espèce , de même nature. Ils occupent seulement des places différentes dans la chaîne de l'esprit humain , places qui ont été la conséquence des phases différentes par lesquelles a dû passer l'esprit humain. § VII. Unité de l'esprit humain. J'avoue que celte idenlilé de but el de nature que j'établis enire les philosophes et les hommes religieux de tous -les siè- UC L'iiCLKCTISME. 41 des va au renversement de toutes les petites religions par- tielles que l'on est dans riiai)itu(Ii' de se faire. Nulle diiïérencc spécifique entre les penseurs : les pliilosoplies quVui regarde comme les plus irréligieux, et les philosophes les plus reli- gieux, se trouvent être de la même famille; ils ont contrihué à la même œuvre, la culture et le développement de l'esprit hu- main à travers le temps et l'espace. Ils ne sont pas, comme on se l'imagine, séparés et pour ainsi dire emprisonnés et claque- murés , loin les uns des autres , dans des espèces df cellules ou de prisons. A plus forte raison ne sont-ils pas , comme on se l'imagine encore , et comme ils l'ont cru trop souvent eux- mêmes , fondamentalement ennemis. Mais , me dira-t-on , conanent voulez-vous que cette vue de l'unité qui relie tous les esprits n'engendre pas le scepti- cisme? Quel mérite et quelle utilité y a-t-il à être S. Paul, s'il y a mérite et utilité à être Voltaire? et comment serai-je uni de coeur à S. Paul , si j'ai quelque sympalhie et quelque admiration pour Voltaire? Kt réciproquement, si j'appartiens de cœur à la philosophie des derniers siècles, comment vou- lez-vous que je prenne le (christianisme pour une philoso- phie, puis(pi'il a fallu le combattre et le terrasser? De quelle religion voulez-vous donc que je sois ? Il faut que je sois d'une certaine religion, ou que je sois indillérent sur toutes. Soyez, dirai-je , soyez avant tout de la religion de la fra- ternité humaine , et acceptez les conséquences d'une idée in- contestablement acquise aujourd'hui à l'esprit humain. Que signifie cette fraternité humaine dont on parle tant ? Ne sommes-nous pas habitués à nous dire frères? N'est-ce pas là, dit-on, la révélation que Jésus principalement apporta parmi les hommes ? Quel raisonnement général faisons-nous où, soit implicitement, soit explicitement, ce principe de l'amour mutuel , de la charité , de la fraternité , n'intervienne? Com- prenez donc le sens de ce mot profond. Fraternité. Apparem- ment, il est fondé , ce mot, sur quelque chose ; et sur quoi peut-il être fondé, sinon sur le lien nécessaire et la comnui- nion nécessaire des esprits? Vous dites que les hommes sont frères; et vous ne voudriez pas voir venir le jour où cette fra- ternilé pKMidra un nouveau sens, une nouvelle applicalion '. 4. 43 DE L ECLECTISME. Vous voudriez que, les hommes étant tous frères, tous les es- prits fussent pourtant ennemis , et non frères ! Vous voudriez que la paix régnât entre les hommes, et ne régnât pas entre les esprits! Vous dites que rien n'est plus incontestable que ce principe : « Tous les hommes sont frères. » Mais si cela est , tous les grands esprits qui ont paru dans l'humanité sont frères , tous sont unis, tous ne forment qu'une famille. Au- trement cette prétendue fraternité dont vous parlez n'a pas de sens. Qu'importent ou les siècles ou les années qui les sépa- rent ? Dans le même siècle , dans le même temps , au même instant, les hommes sont assurément bien séparés les uns des autres, bien distants, hien dilTérenls d'intérêts et de pensées. Vous dites cependant que nous devons cultiver la fraternité , que c'est là notre premier devoir. Ainsi nous resterons divers, ayant chacun notre individualité, et cependant nous serons frères. Eh ! pourquoi , je le demande , la même fraternité ne se ferait-elle pas sentir entre les penseurs de tous les siècles? Il est temps que la république des esprits s'établisse , c'est-à- dire que l'on sente la solidarité réciproque des hommes à tra- vers le temps et l'espace. Les idées de monarchie et d'indivi- dualisme ont trop long-temps régné. On se représentait la pensée comme un domaine qui appartenait à un homme et ne pouvait appartenir qu'à un seul. Chimère ! illusion ! la pensée est à tous; elle ne saurait appartenir à un seul. C'est comme l'air qui est à tous ; c'est comme un fleuve qui passe dans vo- tre champ , parce qu'il a coulé auparavant dans une multitude d'autres champs. Eh! quel mal , je le répète , peut-il donc résulter de cette vue de l'unité de l'esprit humain dans le développement suc- cessif des idées? Il me semi)lc au contraire que c'est le chaos que la confusion qui règne aujourd'hui dans la tradition du genre humain. Jésus , dans cette prière que tant de générations ont répé- tée pendant tant de siècles après lui, disait : « Seigneur, Père éternel des choses , faites que l'harmonie qui règne dans les cieux règne aussi sur la terre ! » Or quelle est cette liarmo- nie qui règne dans les cieux ? Les astres ne pèsent-ils pas les uns sur les autres, et n'est-ce pas de leur mutuelle action que DE L'ECLECTISME. 45 n'siilto riinniionic ciMcslo? Nous avons on In puerro jusqu'ici sur la icrie; nous avons eu, non pas rtiquilibioirsullaiit d'une mutucllo action , d'une influence ri^ciproquc , pareille à celle (les astres , mais la guerre. Les hommes ont été en guerre avec les hommes , les familles avec les familles , les nations avec les nations : et de mOme les esprits ont été en guerre avec les esprits, les écoles avec les écoles, les religions avec les religions; el au sein de toutes ces guerres, une guerre in- cessante, résultat de toutes les autres, et qui les résume tou- tes, a été la guerre de ce qu'on a appelé la philosophie et de ce qu'on a appelé la religion. Mais ne pourrons- nous donc jamais transformer cette guerre en paix par la conquête de cette vérité, que les esprits sont nécessaires les uns aux autres , qu'ils posent, comme les astres, les uns sur les autres, mais que delà doit résulter l'harmonie, et non la guerre ? Or, si les esprits sont nécessaires les uns aux autres, ils Pont donc toujours été. Ya si, dans le passé, la liberté , la fra- ternité des esprits n'existait pas, si elle n'était ni reconnue en droit, ni établie en fait, si elle n'existe pas même aujour- d'hui , si la race humaine est encore divisée en tyrans et en esclaves , il a dû s'ensuivre la guerre. Cela nous donne à la fois la raison et de la guerre qui a existé et qui existe encore entre les esprits, cl de l'harmonie qui doit un jour remplacer cette guerre. La guerre existait : est venu Jésus qui a prOcIié la doc- trine de la fraternité, la doctrine de la roî)î»i»/i/oH , la doc- trine qui unit ensemble en Dieu tous les hommes comme membres d'un mC'me corps : l'iium corpus , et unus spiri- Inx; tenus Dcus et palcr omnium, qui est super omncs , et peromnia , et in omnibus Jio&{s(Ephes.). N'est-ce pas là, je le demande, la doctrine de S. Paul , le grand interprète de Jésus? n'est-ce pas la doctrine de tous les Pi-res du Chris- iianisme? n'est-ce pas la doctrine renfermée dans ce mot de ri-lvangile : Vous vies tous frères ; ce qui n'a de sens qu'en s'élevant à l'idée collective de riuimanilé et à l'idée de la vie universnjh' ? Puis, dans ces derniers siècles , sont venus les philosophes, J. ■44 DE l'éclectisme. ui ont proclamé la tolérance , la liberté , l'égalité des hom- mes. Toutes ces formules se répondent et se répètent, La tolérance de Bayle et de Voltaire ne diffère pas au fond de la fraternité de Jésus; la lijjerté et l'égalité des politiques de h révolution française n'en est également que la reproduction. Mais , par de là ces formules morales de fraternité , de li- berté , d'égalité , il est une métaphysique qui les renferme et les expUque. C'est la métaphysique du Christianisme, que nous pouvons aujourd'hui contempler sans voile et traduire ainsi : Il y a solidarité dans l'esprit humain ; il y a com- munion spirituelle entre tous les hommes ; l'esprit individuel vit dans un milieu formé de la raison universelle de l'espèce ; l'esprit de chaque époque et de chaque homme est primitive- ment un édifice construit par les travaux des générations an- térieures , et par la coopération de l'humanité tout entière. Cela veut-il dire que nous devions faire également cas de toutes les tendances antérieures de l'humanité , confondre , par exemple , toutes les philosophies et tous les philosophes dans la même estime ou dans une commune indifférence, les accepter au même titre,' et priser Terreur comme la vérité ? Oh! non, certes; Dieu nous garde d'arriver à une pareille conséquence; car ce serait la léthargie et la mort. Mais parce que nous apercevrons clairement l'unité de l'esprit humain , cela nous empcchera-t-il d'introduire la distinction nécessaire dans cette unité? Oui , en effet , si nous nous bornions à contempler l'unité de l'esprit humain, sans considérer en même temps que cette unité tend à chaque instant à produire un résullat , que cette unité n'existe par conséquent qu'en tant qu'elle est efficace et active , que cette unité est pour ainsi dire organisée pour pro- duire toujours un eflet et un effet différent à chaque instant de la durée, comme notre corps qui, étant composé de divers organes, n'est une unité que parce que ces divers organes concourent ensemble à produire un tout; si, dis-je , nous fragmentions en parties l'unité de l'esprit humain, précisément parce que nous verrions que ces parties sont des parties es- sentielles de cette unité , et faute de voir que ces parties se péuètrcnt toutes et agissent d'ensemble , oh ! alors nous tom- DE L'ÉCLECTISME. ^*-i bel ionsdans le pur panthcîisme ; et de là rindiffërcnce, le soep- ticismo , la kUliaigie , ot une vf^ritable mort do l'àme. Mais puisqu'au contraire nous n'arrivons à concevoir riuiité de l'es- prit liuinain quo par ses effets, nous ne pouvons en conclure autre chose, sinon que l'unité de l'esprit humain est adr-quale ù l'activité de l'esprit humain, qu'elle existe concurremment avec cette activité et disparaîtrait avec elle. Or, cette activité suppose précisément la distinction. Aussi n'est-ce pas à titre de disiinclion que nous attaquons en ce moment la distinction de philosophie et de reli>;ion , c'est à titre de dislimt on fausse. Aléme apri-s avoir renversé celte distinction , il en reste une autre; et celle qui reste est la vraie La distinction qui reste est celle-ci : Tous les vrais penseurs qui ont paru jusqu'ici dans l'humanité ont été religieux à divers degrés , suivant les époques , c'est-à-dire suivant la dislance plus ou moins grande où se trouvait l'humanité d'une doctrine reli- gieuse. Voilà la vraie distinction qu'il faut établir entre eux, au lieu de cette distinction d'hommes religieux et d'impies, de philosophie et de religion, qu'en établit ordinairement. Supposons une société organisée sur le principe de la fra- ternité : tousseraient égaux, tous seraient frères; et cepen- dant tous ne rempliraient pas les mêmes fonctions; au con- traire, tous remi)liraient des fonctions dill'érentes ; il y aurait parmi eux des diiïérences, non seulement d'âge et de sexe, mais de fonctions; il y aurait, en un mot, parmi ces frères une hiérarcliie. En quel sens donc seraient-ils frères? En ce sens qu'ils se sentiraient solidaires les uns pour les autres, unis les uns aux autres, de telle façon que chacun contribuerait au bien ou au mal de tous , par l'intermédiaire du lien qui les unirait , ou du milieu qui les rassemblerait , la société , la pa- trie, lié bien , il en est de même de cette association des esprits que nous concevons avoir existé dans le passé, à tra- vers les siècles. Tous ces morts-vivants pour ainsi dire ( et ils vivent en effet, d'une certaine façon, puisque leur pensée exprimée vit et se transmet d'âge en âge ) , tous ces morts- vivants ont été solidaires les uns pour les autres ; ce qui n'em- pOche pas qu'il n'y ait parmi eux une hiérarchie à établir. El cette biéiarchie, ce classement, ce choix, nous avons un 46 DE l'éclectisme. principe clair, évident, pour l'établir. C'est le principe même de l'unité de l'esprit humain et de la solidarité réciproque des hommes. Tous ceux qui ont marché dans cette voie, tous ceux qui ont contribué à établir p:irmi les hommes la frater- nité, ia liberté, l'égalité, la solidarité réciproque, ont été dans la voie religieuse, dans quelques ténèbres d'ailleurs qu'ils aient marché. Mais ceux qui ont fait le plus dans cette voie sont les premiers. Oui, évidemment, si l'unité de l'esprit humain est la vérité à laquelle nous ont conduits et le Chris- tianisme et la Philosophie , il s'ensuit que nous pouvons et que nous devons jalonner le passé d'après ce principe. Ainsi, parce que nous apercevons le rapport, le concours et en définitive l'unité des efforts individuels au sein de l'iiu- manité, nous ne sommes nullement réduits pour cela à la misérable condition de n'avoir aucun choix à faire, ni aucune règle pour nous guider dans notre choix. La fraternité mal comprise, entendue plutôt sentimentalement que mélaphysi- quenient, pourrait conduire là ; et en effet le Christianisme n'est-il pas tombé dans cet excès lorsqu'il a exalté, par exem- ple , la nullité et l'idiotisme , dans ce mot de l'Évangile : (( Bienheureux les simples d'esprit ? » Mais le principe mé- taphysique de l'unité de l'esprit humain entraîne comme con- séquence nécessaire que nous limitions la fraternité du Chris- tianisme , en introduisant dans sa formule une distinction. Tous les hommes sont frères veut dire seulement : Tous les hommes sont solidaires; ce qui laisse le champ libre à la dis- tinction. A quoi il faut ajouter : Tous les hommes ont tou- jours été solidaires, même alors que, ne comprenant pas ce lien mutuel et cette solidarité , ils se classaient d'une façon absolue en familles, en nations ennemies, ou bien en philo- sophes et en hommes religieux ; ce qui laisse encore le champ ouvert à la distinction. La philosophie, après les travaux de l'ère moderne , nous semble donc , théoriquement et pratiquement , je ne dis pas seulement sur la voie, mais en pleine possession d'une vérité supérieure à celle du Christianisme, en ce sens qu'elle com- prend la fraternité chrétienne, mais en même temps la déter- mine et la limite : c'est le principe que nous venons de sou- DE l'Éclectisme. 47 tenir; c'est le principe, dt'jà entrevu et prorlamd dans tous les livres de piiilosopliie de noire temps, de l'unité de respril humain. Jésus, quand il apporta la religion de la fraternilé, disait qu'il ne venait pas renverser, mais perfectionner la loi moï- siaque ; et il déduisait en effet de ce principe : Vous êtes frères, des conséquences qui teudaientà perfectionner la vie pratique et la morale des Juifs, astreints auparavant à ce seul principe: Vous clcs Juifs. De même la Pl)ilosopliie qui vient après li; Cliristianisnu^, en faisant comprendre aux hommes le vrai sens et la portée de la loi clirétienne de la fraternilé , trans- formée dans la notion de l'unité de l'esprit humain, ou de la solidarité mutuelle, déduira de là des conséquences qui, sans renverser le Chrislianisme, perfeclionneront le Christianisme au point de le reléguer dans Tliisloire. Vous éles frères , aimez-vous les uns les autres, mène à constituer un couvent sous la direction d'un abbé , ou à souf- frir dans la société civile, si on y reste , toutes les imperfec- tions sans les corriger. Mais L'tspril humain est un , vous êtes tous solidaires, mène à organiser sur la terre le meilleur état social possible, et à ne pas souffrir lâchement les imper- fections à mesure qu'on les découvre. Le premier de ces principes conduit à un état passif, et engendre à la limite une, indifférence paresseuse , une véritable léthargie, comme on l'a vu trop souvent parmi les chrétiens les plus fervens ; le second, au contraire , enseigne et prescrit l'activité. Le prc- )nier a introduit ou souffert l'absurde distinction de César et de l'Eglise, du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel , et a abouti linalement à la papauté et à la monarchie; le second va à l'établissement de la déu)ocratie religieuse de l'avenir. C'est vraiment une admirable chose que la suite et l'en- chaînement du Christianisme et de la Philosophie , arrivant tous les deux par dos voies diverses à ce grand principe de l'unité de l'esp it humain. En considérant celte vérité , je la vois à la fois éclairer le passé, le présent, et l'avenir. Consé- quence de l'étude du passé, elle sert à nous faire véritable- ment comprendre ce passé; elle en est dérivée dans noire esprit, cl cependant elle l'édairc ù ce point que je dirais 48 Di< l'éclectisme. volontiers que sans elle ce passé n'a aucune lumière. Mais ce n'est pas tout ; la même vérité sert à la fois à nous conduire dans le présent et vers l'avenir ; elle nous explique ce qui fut et ce qui doit être; elle est ainsi du même coup principe de science et priucipe d'action; elle gouverne la philosophie, mais elle gouverne aussi la morale et la pohtique. ]Se craignons donc pas de nous y attacher, comme à la vérité la plus religieuse et la plus évidente que nous puissions embrasser. Ne craignons pas de dire que maintenant les voiles se découvrent, et que nous commençons à apercevoir clairement le but providentiel de tant d'elforts en apparence hostiles. Il s'agissait de constituer au sein de l'humanité le principe de l'unité de l'esprit humain, de la solidarité mu- tuelle des hommes, ou, en d'autres termes, la notion même de l'humanité : Tantœ molis erat Humanam condere geulem. Je me résume et je dis que c'est un avantage de notre temps que de commencer, à comprendre enfin le but de toutes les luttes qui ont eu lieu dans l'esprit humain , mais qu'il ne s'ensuit en aucune façon que nous puissions conclure de cette vue je ne sais quelle indifférence générale pareille à la mort. Tout au contraire, plus nous comprendrons nettement les efforts antérieurs de l'humanité, plus nous aurons charge de faire aboutir ces efforts à un résultat. Si la vérité de notre siècle consiste à apercevoir l'unité de l'esprit humain , jus- qu'ici cachée implicitement dans ces mots, si universellement acceptés et répandus, de tolérance, de fraternité, de liberté, d'égalité, de là ne résultera pour notre siècle ni l'apathie, ni le scepticisme. De là résultera, au contraire, pour notre siècle , un principe d'action et un but, un devoir et le moyen d'accomplir ce devoir, un idéal et la force nécessaire pour marcher à cet idéal. Car, reconnaissant la liberté et la frater- nité des hommes dans la notion métaphysique de l'unité de l'esprit humain, il nous faut la réaliser sur la terre. Voilà donc la règle d'action , le principe régulateur de la politique. Et de même pour la science. L'unité de l'esprit humain re- DE l'kclectisme. 49 conmio, la pliilosopliie consistera évidemment à dt^m^Icr avec pins (le précision eornmonl tous les débals de l'espril Imninin ont tendu à l'imitt''; elle consistera à estimer par lonséqiicnt tout ce qui a été fait dans cette voie, à critiquer sé-vèremeiit tout ce qui y a été contraire. Ue là une Tradition nouvelle. Sur le principe de la fraternité, les chrétiens avaient déjà construit leur Eglise et leur Tradition. Sur le même principe agrandi, riiunianité construira une Église et uneTFadilion plus universelles. La boule de neige aura grossi, voilà tout. llien donc n'est ébranlé par l'identilication que nous fai- sons de la philosophie et de la religion. Nous pressentons, au contraire, que tout sera par là conlirnié, établi solidement, mais sur des bases plus larges. Non , il n'en résultera pas rapalhie et la mort ; car évidemment nous ne pourrons com- p'-cndre l'harmonie de tous ces esprits en apparence si hos- tiles les uns aux autres, que parce que nous posséderons une philosophie supérieure, une religion supérieure, qui com- prendra toutes ces philosophies, toutes ces religions par- tielles. Or cette philosophie, cette religion, fondée sur l'unité de l'esprit humain, sera pour nous ce que les religions anté- rieures ont été pour nos prédécesseurs sur la terre, un prin- cipe d'action et un idéal. Que nous soyons encore à distance de cette doctrine et de cette tradition, cela est trop vrai. Mais le devoir est d'y ten- dre. Or, ce qui empêche d'arriver à cette Tradition supé- rieure, à cette Philosophie, c'est précisément la dislinclion que l'on fait aujourd'hui entre un philosophe et un homme religieux. Rien n'arrête plus les progrès de toute philoso- phie, rien n'arrête plus les progrès de la société politique, rien n'arrête j)lus riiumanité en un mot dans sa marche, que cette fausse distinction. Voilà pourquoi nous ne croyons pas avoir perdu notre temps en la sapant comme nous venons de le faire. Cette distinction détruite, il ne sera plus permis à un _ homme de nous dire: « La philosophie est une chose, la reli- gion une autre. Quant à moi, je suis philosophe, je suis une raison pure, je représente la réflexion, je suis l'abstraction pensée ; » S 50 DE l'Éclectisme. Ou bien : « Je ne me décide pas sur les questions religieu- ses, je. laisse cela aux prêtres conslitués et au peuple. Je tire humblement mon chapeau aux prêtres, et je laisse le peuple croire ce qu'on lui enseigne ; » Ou Inen encore ; « Je ne me décide pas même entre Platon etEpicure, entre Pythagore et Pyrrlion. La philosophie, à toutes Içs époques, reproduit toujours quatre grands systèmes, y compris le scepticisme. Je prends un peu dans tous ces sys- tèmes ; je mange à tous les râteliers, je suis éclectique. » A un tel homme on répondra: Tant pis pour vous, car vous n'êtes pas philosophe. La philosophie est la pensée, il est vrai, mais la pensée entée sur un sentiment. Les grandes pensées viennent du cœur. Montrez-nous donc que vous êtes sentiment en même temps que pensé*. Vous prétendez être par vous-même, à titre de penseur, de même que certains artistes de noire temps prétendent être par eux-mêmes à titre d'artistes. Vous vous trompez comme eux. Si vous êtes philosophe, vous êtes le serviteur de l'humanité. Vous pensez par elle et pour elle. §VUI. Histoire de l'éclectisme. Potamon d'Alexandrie et Juste Lipsesont les deux seuls éclectiques systématiques avant M. Cousin. Ainsi donc, à la fin de ces considérations où nous avons cherché de bonne foi ce que c'est qu'un philosophe, nous arrivons, par toutes les voies, à ce résultat, que l'idée même d'un philosophe véritable est l'idée d'une force (sentiment et pensée) , force unie à l'humanité de toutes façons, comme effet et comme cause, qui naît au sein de l'humanité, résume implicitement l'humanité antérieure, se meut dans l'huma- nilé, cl n'ogit que pour l'bumanilé. Donc léclectisme systématique , étant la négation même de la philosophie, est logiquement une al)suidité. Ou pourrait définir le philosophe qui serait vraiment éclec* DR L'ÉCLECTISMir. SI tique, le pliilosoplie de l'iinmobilité et de l'apathie , le ])hi- losoplio (lu fait Diderot , qui cite ce passage , remarque avec raison que cette expression de ce nombre peut se rapporter également aux pères ou aux enfants. Il est prohable qu'elle se rapporte aux pères, et que Potamon était déjà un vieillaivl du temps de Plotin; car puisque Diogène, qui écrivait, à ce que l'on croit, vers l'an 21 1 , dit quo Potamon venait tout récemment d'in- troduire sa méthode d'éclectisme, il s'ensuit quo ces essais de Potamon devaient remonter environ à l'époque où naquit Plotin , dont on place la naissance en l'an 20o. Ainsi il y a eu un philosophe à Alexandrie qui « choisissait » et prenait ce ([ui lui convonait des dill'érontes sectes philo- 38 DE l'éclectisme. « sophiques, pour en faire un sysicme, » on ne sait d'après quel principe : voilà ce que la plirasc de Diogène nous apprend. Il y a eu un philosophe qui avait imaginé , comme méthode de philosopher, de '< prendre plusieurs systèmes et de les fondre » en un; » et Plotin se plaisait à l'entendre : voilà ce que nous apprend la phrase de Porphyre. Nous n'avons rien de plus sur Polamon; pas d'autre trace de son existence. Seulement , nous sommes bien sûrs que Plotin, qui aimait sa conversation, ne se fit pas pour cela son adepte , et que le néoplatonisme de Plotin et de ses successeurs n'a aucun rapport avec l'éclectisme de Potamon. Le peu de mots que renferme sur ce sujet le Ma- nuel de l'histoire de la philosophie deTennemanui publié par M.Cousin,est d'une justesse parfaite : « La plupart des platoni- » ciens du troisième siècle, dit Tennemann, étaient en même » tomps des éclectiques, mais non pas toutefois à la manière )' de Potamon d'Alexandrie , qui , tout en extrayant ce qu'il y » avait de mieux dans chaque système , prétendait en former » un système à part , sur lequel nous n'avons pas de rensei- w gnements. C'est à tort qu'on a voulu déduire de cet essai » isolé le néoplatonisme des Alexandrins. » Quant à Juste Lipse , l'admirateur et le successeur de Po- tamon dans l'art éclectique , nous sommes à même de le ca- ractériser autrement que par conjectures. Voici on résumé ce qu'en disent les biographes. C'était sans contredit un homme d'un esprit vaste , profond même , et doué en même temps du talent de la forme. II brilla dans son siècle comme écrivain et comme professeur, slylo cl liiigua , ainsi qu'il ledit lui- même, sans trop de modestie, dans son épilaphe. 11 professa avec applaudissements à léna , à Leyde , à Louvain. Il avait commencé à parler du haut d'une chaire à l'âge où les autres enfants sont encore au collège. Le monde était alors divisé entre le Catholicisme et la Réforme : Juste Lipse, égaré dans le dédale des livres, et enivré de son importance et de l'éclat de sa parole , ne comprit pas d'abord qu'il fallait se décider sérieusement en faveur d'une des deux religions. Mais la question qui divisait le monde était plus forte que lui : aussi vit-on tour à tour cet éclectique passer, avec une sorte de frénésie qui venait de sa faiblesse et de sa versatilité même ,de l'un des deux pai lis h l'autre : catholique à Rome , luthérien à léna, calvinislc à Leyde , il redevint catholique à Louvain. Il finit par écrire en faveur de l'inlolér.mce; il engagea h-s princes « h exterminer par le fi r et le f<-ii ceux qui sont d'une » autre religion que celle de l'Klat , afin rju'un membre périsse » plutôt que tout le corps, f Traité de la Polilique. ) » Apn'-s son dernier changement, il se monlra extérieurement fort dévot; et toutefois ses contemporains ont douté que sa pié|(< ffit véritable. Il écrivit Vllisloire de Solrc-Dame de Hall comme on l'aurait écrite dans les siècles de la plus grcsir-rc ignorant e ; il adopta sans examen les fabh's les plus ridicules, li's traditions les plus incrlaines; et, ce chef-d'œuvre fait, il consacra sa plume d'argent à cette chapelle. En mourant , il ordoniia à sa femme dofTrir sa robe fourrée de professeur à l'autel de la Vierge dans une église de Louvain. Sa femme offrit effectivement ce singulier présent ; mais comme il ne pouvait servir de rien à celte chapelle, on la vendit à un sa- vant du temps, qui s'en servit depuis en mémoire de Lipse. En toule autre occasion , nous détournerions les yeux de ces détails, par pitié, et par piété envers la mémoire d'un homme qui a rendu de grands services comme ériidit. Mais il faut montrer où conduit réficctisme philosopiiiqnc, quand le monde en est à des combats comme celui de Luther et de la papauté. Il est juste que nous ajoutions que TJpse , tout en proclamant l'éclectisme systématique comme mélliodc de philosophie, s'attacha cependant à une philosophie particulière, celle des stoïciens. 11 fut donc infidèle à cette méthode même qu'il proclamait comme la seule voie qui pût conduire au sanctuaire de la vérité. En somme , ce fut un lettré , un des triumvirs du monde érudit de son temps avec Ctisaubon et Scaliger ; ce ne fut pas un pliilosoplie. <; Juste Lipse, dit encore excellera- » ment le Manuel deTennemann, devint un habile .nierprète }> de la philosophie sloïque, sans être, à proprement parler, plii- » losoplie; et il lui manqua, pour être un vrai stoïcien pratique, )) la constance, ainsiqu'illa déclarélui-mèmedanssesécrils. » Mais celte inconstance de Jusie Lipse , celte versaiilité qu'il porta dans la politique comme dans la religion ou la philo- 60 DE l'Éclectisme. Sophie, n'était-elle pas en parfait rapport avec son principe de l'éclectisme systématique ? Un homme constant et stoïcien par nature n'aurait jamais adopté Vindifférentisme comme mé- thode; et réciproquement combien une pareille méthode, une fois dans la lêle d'un homme , lui permet de vacillations dans sa vie politique , de changements de partis, de cavillalions eu tout genre , et de honteuses trahisons 1 J'en suis donc fâché pour Téclectisme systématique , mais en me fondant sur les deux seuls exemples que Tliistoire, an- térieurement à notre temps , nous ait transmis de véritables sectateurs de celte méthode, je serais porté à dire, ce que j'ai déjà au reste démontré par le raisonnement, que l'éclec- tique est le contraire d'un philosophe. Le philosophe est un croyant, même quand il se proclame, comme à certaines épo- ques, incrédule , sceptique, athée : l'éclectique est un homme indifférent par nature. Le philosophe est un homme con- stant ; il y a toujours en lui du stoïcien , parce qu'il est constant dans sa foi et dans ses opinions , et qu'il croit , non pas en lui , mais , comme les stoïciens, dans le Dieu qui ha- bite en lui : l'éclectique est un homme inconstant, versatile, toujours tourné à ce qui triomphe actuellement dans le monde. Enfm , le dirai-je , l'éclectique systématique est un savant qui parle plutôt la philosophie qu'il ne la cultive. Sup- posez un homme obligé d'enseigner la philosophie dans une époque de confusion comme celle de l'otamon , ou celle de Juste Lipse , ou la nôtre , avant d'avoir pu se faire par lui-même , par les douleurs et les enseignements de sa propre vie , une philosophie : il se passionnera pour la gloire de tous ces philosophes dont sa voix fait retentir les noms ; il voudra les égaler tous, les surpasser même, émulation très légitime sans doute : mais leur désaccord l'embarrasse, faute de prin- cipes qui lui appartiennent ; il ne sait vraiment auquel enten- dre ; il passe de l'un à l'autre, et porte tour à tour leur costume ou plutôt leur livrée, comme ces savants de la Re- naissance dont je viens de parler ; un beau jour enfin , il s'avise , la lumière a percé la nue , il se fait éclectique par système. DCUXIEMX: PARTIE. DE L ECLECTISME SYSTEMATIQUE DE^MM. COUSIN ET JOUFFROY. Origine de l'école éclectique actuelle. Je passe à robjct de la sccondo i)nrtio de cet écrit, Tocole éclectique de ]MM. Cousin et Joullïfiy. Quant à cet éclcctisine- là , il ne se perd pas pour nous dans la nuit des temps : nous ravous vu naître , se poser, se professer, se propager; et nous pouvons aujourd'hui , à notre aise , en contempler les eliots. « Il y a environ vingt ans, dit un disciple de cette école dans .) Tarticie Eclectisme de V Encyclopédie des gens du inonde , ) querécleclisnie fut proclamé par M. Cousin comme devant » être la pliilosopliie du dix-neuvième siècle. Depuis son origine, » l'éclectisme a joui {["une fortune très brillante. Ni les applau- » dissements du ])ul)lic , ni les distinctions honorifiques du » gouvernemeni, n'ont manqué à ses représentants principaux. » A partirde 1850, il est devenu, non pas la philosophie de l'I-".- » tat, ce qui, en supposant que la chose eût été possible , » l'eût rendu à jamais odieux , mais la philosophie de l'Uiii- » vcrsité de France. » Puisque réclectismc est , à ce qu'on nous assure , la philosophie de TUniversitc de France, el G 62 DE L'ÉCLECnSME. même un peu, sans qu'il y paraisse, la philosophie de TEtat depuis liSSO, nous voilà bien forcés, en vérité, d'examiner si l'Université et l'Etat se trouvent avoir, depuis i830, une bonne philosophie. La première chose à chercher , c'est l'origine des idées et des sentiments qui ont conduit MM. Cousin et Jouifroy à em- brasser cette méthode. Rien ne donne mieux l'explication d'un mouvement philosophique , quel qu'il soit , que de pré- ciser exactement son point de départ. Nous avons déjà eu oc- casion, dans un recueil périodique (la Revue encyclopédique), de nous expliquer sur l'origine de l'éclectisme ; qu'on nous permette donc de répéter en partie ici ce que nous disions à ce sujet il y a déjà quelques années. « On sait que la révolution et l'empire ayant rompu toute la tradition du passé, et l'empire s'étant mis en réaction contre la philosophie du dix-huiticme siècle , l'Ecole normale participa de cette réaction, et devint comme un séminaire où l'on s'effor- çait de cultiver les langues , la littérature , et les matières phi- losophiques pour elles-mêmes, et indépendamment de la vie politique et sociale. Il s'agissait déformer des rhéteurs ou des dialecticiens , comme à l'Ecole polytechnique des ingénieurs ou des officiers d'artillerie. Le génie de Napoléon était de fragmenter les hommes pour en faire des instruments; toutes ses institutions allaient là. L'époque d'ailleurs élait favorable : on se prosternait alors devant le principe de la division du tra- vail; dans l'industrie , l'idéal eût été de faire des hommes qui auraient eu une merveilleuse capacité à percer un trou d'ai- guille , et qui n'en auraient pas eu d'autre. )) La psychologie devint donc à l'Ecole normale ce qu'élail à l'Ecole polytechnique le calcul différentiel. Le génie des phi- losophes du dix-huilième siècle n'entra pas dans cette école : il fut consigné à la porte. De tous les penseurs qui avaient donné à la France une si grande initiative, on ne voulut con- naître à l'Ecole normale qu'un seul homme , un honuue spécial, Condillac. Voltaire, Montesquieu, Diderot, J.-J. Rous- seau , n'y paraissaient pas de grands philosophes. Et , je le répète , ce n'est pas à un dessein prémédité , à une volonté particulière , qu'il faut attribuer ce délaissement de la philo- niî I.'ECI,F,CTIf.ME. 65 sdpilie pour la psychologie; hors do l'Ecole normale, c'était la iiiCmc chose. I) Kn fiiisaiil exception de (|iiel(nies hommes profoiKh'inoiU i.i;iiorés peiidant leur vie, tels (pie S;iiiit-Simon , on peut dire (pfen France la philosophie est descendue au tombeau avec, N'oltaire et Housseau, Diderot clCondorcot. Après la révolu- lion française, en effet, leurs successeurs n'ont plus été que des idéologues. Il a existé une science appelée idéologie , ou , comme d'autres l'appellent, psychologie, une science parti- culière, qui lient sa place dans l'ordre des connaissances hu- maines, comme la physique ou la physiologie; mais il n'y a j)lus eu de philosophes. Comment Napoléon nommait-il les hommes qui de son temps semblaient , par la nature de leurs travaux, occuper la place des pliilosoj)hcs du di\-luiiliènie !-iècle? comment ces hommes se nommaient-ils eux-mêmes? des idéologues. l'A plus lard, sous la restauration , si Von examine avec attention rinlliience réelle et la nature des tra- \aux philosophiques de cette époque, on verra, dans ceux ([ui prennent le titre de philosophes, des psychologues, des lillérateurs , des historiens, des traducteurs de philosophies anciennes ou modernes, mais non pas des philosophes. » Au dix-lmilième siècle, le domaine de la philosophie était immense. La France, comme lerostederFurope, étant encore -oumise au régime théologique et féodal , toute idée qui de près ou de loin attaquait ce régime, fùt-elle vraie ou fausse, raisonnable ou absurde , prenait par celle tendance seule une grande importance. Un lien secret s'établissait entre toutes les idées novatrices; et tout effort pour détruire la constitution ihéologique et féodale était de la philosophie. Voilà l'ère des philosophes; mais sous l'empire leur règne était passé. La partie critique de leur œuvre était accomplie, et il ne s'agis- sait pas encore d'en dévelojtper la partie organique. Le grand travail pltilosophique paraissait donc suspendu ; on s'occupait seulement des sciences particulières. » En opposition donc aux idéologues sectateurs de Condil- lac, l'école oflicielle chercha à l'étranger quelques innovations avec lesquelles elle put combattre ce qu'elle appelait la philo- 64 DE l'éclectisme. Sophie du dix-huitième siècle. M. Royer-Collard y importa Reid et les Ecossais. » Voilà tout le secret de cette grande insurrection contre le matérialisme et le sensualisme dont on a fait tant de bruit, et dont ceux qui y ont pris part se sont si magnifiquement complimentés entre eux. En disant cela, je ne veux en aucune manière jeter du blâme sur cette réaction spirilualiste qui a été utile, et à laquelle l'Ecole normale a contribué; je veux seulement montrer par quelle voie cette école fut con- duite à ignorer, à méconnaître et à attaquer la philosophie du dix-huitième siècle. » Après M. Royer-Collard vint M. Cousin, qui, sur les traces de son maître, commença par enseigner la psychologie expérimentale des Ecossais. Et, je le répèle , grâce à la las- situde de la nation et au dénigrement de l'empire , les grands hommes du dix-huitième siècle étaient tellement abandonnés, et leur inspiration si oubliée, qu'il put, au nom de la psycholo- gie et de l'école écossaise, attaquer tout le cUx-huitièine siècle philosophique et le nier hardiment , faisant à ses élèves et à lui-même l'effet d'une originalité toute nouvelle. On eût dit, à l'entendre, que la philosophie commençait en France, et qu'elle y naissait pour la première fois. Mais M. Cousin ne resta pas long-temps Ecossais, il se bâta de passer en Alle- magne. L'Allemagne était un pays nouveau à voir, et dont on pouvait tirer de beaux effets. Grâce à cette heureuse flexibilité d'esprit qu'un de ses amis (I) relève comme son trait caracté- ristique , « et qui , dit - il , prenant une habitude aussi vite » qu'elle en quitte une autre, se prête à tout,» M. Cousin eut bientôt d'un professeur allemand l'apparence et le langage. » jM. Jouffroy ne suivit pas M. Cousin dans ce voyage. Il le laissa courir fortune à Kœnigsberg et àRerlin. Pour lui, il resta avec l'école écossaise; mais, à quelques années de là, il se rencontra avec lui dans l'éclectisme. » L'éclectisme, en effet , devait naître de la psychologie en- tendue et cultivée comme elle l'avait été à l'Ecole normale. (i) M. Damiron. nr, i-'Kcr.ECTiSME. (k> C'élail le fruit naliiicl du gcnno clrposi'î dans colle l'cole sous l'empire. Lo gouvornenionl qui dit à M. de Fonlancs : « Kor- mez-inoi dos hommes qui ^a^llonl de la lot;iquc, de l'analyse, cl qui , fidèles sujets de l'euipereur, ne s'occupent de polili(iue et de relip;ion que pour respecter et maintenir ce qui esl, » ce gouvernement a engendrt- l'éclectisme. Formé d'après cette règle, on était logicien, abslracleur, psyciiologue; on n'était d'aucun siècle cl d'aucun temps, on n'appartenait à aucune tradition, on n'en connaissait aucune ; on était surtout complé-- tement indillérent à l'œuvre de la philosophie du dix-huitième siècle et de la révolution : premier caractère de l'éclectisme. Ensuite , comme on avait étudié la psychologie pour elle- même, conmie une chose absolue en soi et parfaitement dé- tachée du reste , comme on s'était appliqué avant tout à bien isoler son domaine de celui de toute autre science, il était tout naturel qu'on considi-ràt toutes les sciences et tous les arts comme autant de sphères distinctes entre lesquelles il n'exis- tait aucun lien. Du moins n'avait-on dans l'âme aucun sen- timent , dans l'esprit aucune idée qui pût servir de pont entre toutes les parties de la connaissance et de l'activité humaine; on était nécessairement fragmentaire. u Hé bien , c'est cette négation même de toute philosophie que M. Cousin et M. Joullroy transformèrent en philosophie, vers la fin de la restauration , sous le nom d'édcctisiiw. » M. Cousin prononça le mot , M. Joullroy le répéta. Ce fut ainsi que par des voies diverses ils vinrent aboutir au même résultat. L'un avait couru le monde , l'autre était resté chez lui; mais telle fut l'influence de leur point ini- tial qu'ils durent se rencontrer et s'accorder dans l'éclec- lisme. » Un psychologue , et surtout un psychologue de notre temps, est un homme qui n'a ni tradition ni but; en cela il ressemble à un chimiste ou à un physicien. Sans doute il peut, comme Condillac ou M. de Tracy, accomplir un travail on ac- cord parfait avec la philosophie d'une époque; et sous ce rap- port il prend rang parmi les philosophes : mais il n'est pas philosophe au seul titre de psychologue. Demandez à un psy- chologue quelle est sa tradition : il n'en a pas , et il ne soup- <3. C6 DE l'iîclectismis. çonne pas même qu'il soit besoin d'en avoir une. Demandez- lui quel travail accomplit aujourd'hui riuimanité : il ne s'imaginerait jamais que la détermination de ce travail fut l'objet de la philosophie. » Si donc un tel homme, après avoir long-temps exercé son esprit et sa dialectique sur les questions qu'il regarde comme constituant à elles seules la philosophie, sort un jour de son sujet habituel pour contempler le monde et la politique; s'il vient à s'occuper de toutes les questions saisissantes de la science sociale , qu'arrivera-t-il ? Froid, glacé, indifférent , il contemplera tous les systèmes, et affectera de n'être d'aucun pour paraître supérieur à tous ; il critiquera tous les partis , et restera Immobile, incapable d'agir, ne sentant ni le passé ni l'avenir. » Voilà la disposition originelle , la préparation de cœur , si je puis m'exprimer ainsi, qui a engendré l'éclectisme. Il s'est trouvé des hommes qui avaient étudié la psychologie, et qui étaient restés étrangers au mouvement du siècle, étrangers à l'histoire; des hommes qui ne procédaient pas de l'esprit émancipateur du dix-huitième siècle ; des hommes pour qui la révolution française n'était pas plus que tout autre évé- nement historique ; des hommes façonnés dans l'école offi- cielle et réactionnaire de l'empire. » Ces hommes ainsi faits, ces hommes sans tradition , sans racines spirituelles dans le passé, se trouvaient placés entre la philosophie du dix - huitième siècle et l'école théologique. N'ayant paspar eux-mêmes une philosophie, et habitués à con- sidérer la philosophie du dix - huitième siècle comme du matérialisme, précisément parce qu'ils ne l'avaient comprise qu'en psychologues, ilsprétendirent intervenir généreusement entre le sensualisme et la théologie : ils se firent spirilualisle-, mais spiritualistes rationalistes; et ils appelèrent cela de l'i'-- clectisme. » Ils se trouvaient placés entre l'ancien régime et la révo- lution : ils ne se décidèrent ni pour l'un ni pour l'autre, mais tâchèrent de s'arranger avec l'un et avec l'autre ; ils appelèrer.t encore cela de l'éclectisme. » lisse trouvaient placés entre la monarchie et la répuhli- m: L'iic.i.ECTiSME. 67 que ; il> (in'iil iino iliéoric de ces deux gouvernements accou- plrs, et ils appelrrent encore cela de l'dclectisme. » El voyiint qu'ils avaient un mot qui s'ada|)lait incrvcil- Icuscmcnt à lotir situation on toute diose, ils protcndirentquc ce mot à lui seul était une pliilosophie. ') L'oclcclisme moderne résulta ainsi dos opinions qui se débattaient autour do lui, ol fut lo produit des circonstan- ces. » Il y eut aussi dos éclectiques dans l'antiquité, du moins on leur a donné ce nom ; mais quolle dilTérenccl La philoso- phie aloxandrine était une philosophie ; le néoplatonisme était un systônie. » Vers la fin du second siècle , les disciples de Platon vou- lurent conquérir à leur doctrine agrandie toutes les croyances, toutes les religions. Ils se firent conciliateurs , éclccliquos. Mais ils ne se tinrent pas pour cola dans uno neutralité iln- puissanto; ils ne prirent pas la nullité pour la philosophie; ils ne se bornorent pas non plus à choisir dans los diflérentes sectes les opinions qui leur paraîtraient les meilleures. L'é- clectisme antique , au contraire , avait la prétention d'être la vraie, l'universelle religion. Ammonius , son fondateur, es- saya ce qu'il y a de plus grand au monde : il entreprit d'ex- pliciter toutes les rolig ons et toutes los philosophies , et de les réunir en un commun symbole. [.'Orient lui paraissait la source de toute doctrine. [lermès chez los Egyptiens, Platon chez les Grecs, étaient les deux principaux itiilioteurs qui avaient inrdtro en Occident les idées orientales ; avec eux donc on pouvait remonter à la source de toutes les sectes qui se partageaient le monde gréco-romain , et concilier ainsi toutes ces sectes. Mais il fallait restaurer l'anfque et primitive phi- losophie dont toutes los croyanrcs et toutes les superstiti ns n'étaient que des émanations et dos débris. Il l'entreprit: il s'expliqua sur Tunivers, sur la Divinité, sur l'éternité du monde, sur la nature de l'âme, et sur toiiies les questions que le sentiment religieux soulève au cœur de riiomme. Puis il in- terpréta, il expliqua les opinions des autres sectes, de ma- nière qu'elles parurent ne faire que refléter le système dos Egyptiens et de Platon. Et sa doctrine ainsi constituée, il en 68 DE l'éclectisme. déduisit une pratique , une morale , une règle de vie (^). Plotin son disciple , Porphyre ensuite , Jamblique successeur de Porphyre, et plus tard Maxime et Proclus, confirmèrent, perfectionnèrent, défendirent ce grand système, que Julien, leur élève, voulut faire prédominer par la politique sur le Christianisme naissant. Rien de plus systématique donc que l'éclectisme ancien , puisque c'était pour ainsi dire la moelle et la substance de tous les systèmes. C'était la doctrine des doctrines , la religion des religions. Polythéisme oriental , indien ou égyptien, Sabéisme de Zoroastre , Paganisme grec et romain , croyances de Pythagore et de Platon , Judaïsme et Christianisme, tout devait s'abîmer et se retrouver dans la philosophie universelle; tout devait y venir dépouiller ses symboles, ses superstitions, ses souillures ; toutes les traditions, loui les dogmes devaient s'y confondre. Encore une fois, c'é- tait une philosophie, une religion : ce fut la religion d'Ori- gène et de plusieurs autres Pères du Christianisme; ce fut la matière première du Christianisme; ce fut aussi la source de toutes les hérésies. Cet éclectisme-là dura sept siècles avant de se transformer. Voilà de la grandeur et de la puissance. » Mais c'est parodier un nom que s'appeler éclectiques pour si peu de chose, que ne se décider sur rien. » Il est vrai , quand M. Cousin commença à parler d'éclec- tisme , il avait une idée : il sortait de Proclus , qu'il venait d'éditer, et il voulut un jour, à l'imitation des Alexandrins, refondre les systèmes philosophiques , et constituer avec eux (i) C'est du moins l'opinion de Biucker, qui attribuerait volon- tiers à Ammoniiis tout ce qui se trouve dans les Ennéades de Plotin, et qui ne verrait dans Plotin , Hérenniiis , Origène le |taïen , que des divulgateurs indiscrets de la doctrine qu'ils avaient reçue d'Ammoniu?, et qu'ils s'étaient engagés entre eux à tenir secrète: << Et hoc constat, » arcannm habuisse Ammonium doctrinam suain, et ita qiioque dis- » todiendam discipiilis tradidisse, eos autein ojjicii iminemores tan- » dein novam phUosophiam vnJgasse. ( l'rnrker, tom. II. ) » Mais Animonius eut-il réellement par. lui-même une doctrine aussi com- plète que le veut Brucker? Nous n'avons là-dessus aucun témoignage décisif. dp: l'kclectismk. 09 un syslt''nic plus compnMicnsif qui les embrasserait tous. Mais cette idée ami)ili('use ne fit que traverser sa pensée; il ne lit rien pour la réaliser. Ses voyages en Allemagne ne tardèrent pas d'ailleurs à le détourner de son impulsion premii'-re; car il trouva là tout fait un autre genre d'éclectisme qui lui donna complètement le change. La mélaphysique allemande , se prêtant à l'immohilité politique , avait pris les devants : llegel et son école étaient arrivés, de la juslilication du passé, à conclure la justification du présent. Facile, comme nous la- vons di'j I dit , à prendre toutes les impressions, et plus imi- tateur qu'inventeur , di'pourvu en outre de ces solides atta- chements du cœur, si utiles pour lester et retenir dans la droite voie l'imagination d'un philosophe, M. Cousin ne fit pas difficulté d'emprunter la doctrine de l'école de Berlin ; il quitta rapidement une imitation pour une autre , et , cachant sous le nom d'éclectisme , pris à IModus et aux Alexandrins, la justification du passé et celle du présent , prises à llegel , il réussit ainsi à faire deux plagiats d'un coup. C'était donner uii faux nom à une fausse doctrine. Quoi qu'il en soit , il se mil à parader avec le mot , et le mot lit quelque fortune ; car il se trouvait à l'usage des politiques cpii s'étaient enchevêtrés entre l'ancien régime et la révolution. Plusieurs vinrent donc à son aide , et l'éclectisme se trouva bâclé en quelques mois. Cette philosophie nouvelle , qu'il s'agissait d'élever sur les ruines et avec la substance des religions et desphilosophies, vint aboutir à un misérable syncrétisme politique, et se ré- duire à cette formule : l'ronez une dose de monarchie, une dose d'aristocratie , et une dose de démocratie , vous aurez la restauration ou le jusle-milieu , et ce sera l'éclectisme. » L'éclectisme donc ne parut dans le monde ([ue pour de- venir le couronnement et le mot d'ordre philosophique de cette école doctrinaire si obstinément attachée à la légiti- mité , non par goût , non par séduction , mais par impuis- sance; sans netteté , sans enthousiasme, et sans grandeur; qui , en politique , n'a jamais compris ni la Convention ni Napoléon , ce qui suffirait pour la juger , et qui a attaqué h' dix-huitième siècle et la révolution française sans avoir pour excuse le sentiment de la grandeur du passé, ni le près- TO hE l'éclectisme. sentiment de l'avenir ; qui n'a recueilli de l'iiéritage de ma- dame de Staël que ses colères de femme contre des colosses ; du plus mauvais goût en art et en poésie ; sans idéal comme sans sympathie aucune pour le peuple ; ne connaissant d'ail- leurs ni la misère des prolétaires , ni la vie qui fermente au sein de notre époque ; sans religion , et n'en sentant pas le besoin. » C'est ainsi que doctrinarisme et éclectisme sont devenus synonymes. Quant à l'éclectisme en lui-môme , il y a long- temps déjà qu'on le sait , ce n'est rien ; ce n'est pas même une compilation. Qu'on nous montre les travaux entrepris par les éclectiques modernes pour accorder et concilier les pliilo- sophies et les religions. Sans doute il y a une conciliation pos- sible entre les systèmes. Le Christianisme , par exemple, et la philosophie critique, en s'expliquant , viendront un jour à se comprendre ; et dans le développement successif de l'huma- nité , il y a un mystère de transformation qui associera en- semble à l'œuvre du Catholicisme l'œuvre de Luther et de ses successeurs. Mais la conciliation entre deux systèmes n'est possible qu'à la condition d'un système supérieur à eux. Ayez donc le sentiment de l'idée supérieure qui doit remplacer deux idées en apparence adverses, et poussez à cette idée. Mais si, au contraire , vous voulez seulement opérer pour ainsi dire mécaniquement sur deux idées, vous ne réussirez pas à les unir, ou vous ne ferez qu'un amalgame dégoûtant. Avant que l'éclectisme naquît à Alexandrie , il y avait aussi là des hommes qui imaginaient de concilier des systèmes en prenant un milieu, comme on prend une moyenne arithmétique entre des quantités. On appelait cela du syncrétisme. Nos éclecti- ques de Paris n'ont pas même tenté en grand l'œuvre des syncrétistes d'Alexandrie. » Qu'ont-ils donc fait ? Nous l'avons déjà dit : Prenez une dose de monarchie , une dose d'aristocratie , et une dose de démocratie, vous aurez l'éclectisme. Voilà la seule formule que nous leur connaissions; qu'on nous en cite une autre. » DE L'iicLLCTISME. 7| § II. Variations successives de 31. Cousin. Vers le même temps où nous attaquions ainsi la fausse plii- losophic qui se vante de régenter aujouid'luii l'Université et même l'Ktat, M. Lcrniinier en faisait justice clans ses Lellres pliilosophiques adressées à un Berlinois. 11 est nécessaire que nous citions ici quelques pages du chapitre consacré à l'c- tlcctisnie. (( A tout lioinnicqiii a présenté un systèmo philosophique, » dit M. Lerminicr, il faut demander d'abord ce que, dès le » principe , il a voulu faire. Pourquoi vous èles-vous levé, et •> que vouliez-vous dire? » Quand M. Cousin monta dans la chaire de M. Royer- I) Collard , il y parut sans autre dessein que de développer » l'histoire des systèmes philosophiques. Esprit littéraire, il » se tourna vers la littérature de la philosophie; imagina- » lion mobile , il quittait facilement une belle théorie pour ') une autre qu'il trouvait plus belle encore ; parole ardente , » il faisait couler dans les âmes rinielligcnce et l'euihou- » siasme de la science. Tel a été M. Cousin : c'est son ca- » ractère de n'avoir jamais pu trouver et sentir la réalité » philosophique lui-même; il la lui faut traduite, décou- ') verte, systématisée; alors il la comprend, l'emprunte, et ') l'expose. » Le jeune professeur commença sa carrière par commcn- » ter avec verve l'école écossaise , dont M. Iloyer - Collard » lui avait légué l'exploitation, Reid , Smith, Ilutcheson, » Fergusson , Dugald Slewart; ensuite il passa à l'Allemagne, » saisit rapidement les principaux traits de la philosophie » morale de Kaiit, et se fit kantistc : ce furent alors d élo- » queuts développements sur le stoïcisme, le devoir, et la 11- » berlé. l'enilant l'année 18'29 à 18.10, l'enseignement de n M. Cousin rallia la jeunesse , et semblait vouloir la préparer t) aux luttes de l'opposition politique : aussi la contre-révo-< 72 DE l'éclectisme. r> lutlon, eu arrivant au pouvoir, ferma sa chaire , et relégua » le professeur dans la solitude de son cabinet. Alors il se » tourna vers l'érudition , et se prit d'enthousiasme pour » l'école d'Alexandrie , qu'il personnifia tout entière dans » un homme , dans Proclus. Cette secte phiiosophiqui; , » qui avait entrepris de lutter contre le Christianisme et » de le faire reculer , sembla à M. Cousin un glorieux sym- » bole de philosophie et de liberté ; il en parlait en ces » termes : Hœc fuit sciUcet nltima illa grcecœ philosophiœ » secta, quœ, iisdem fere quibus christiana religio tempo- » ribus nata,tamdm magna cuni lande stetit , quamdhi » ali'i%ia. super in orbe fuit ingeniorum Ubertas , quartum » vero jam circa sœculum , non mutata ratione , scdmu- » lato domicilio, exsul ab Alexandria Alhenas confugit... 3> Cette école lui paraissait la plus riche et la plus importante » de toutes celles de l'antiquité : Totius vero antiquitalis » ph'losophicas doctrinas atque ingénia in se cxprimit ; » et il croyait son étude utile, non seulement à l'érudition , » mais aux progrès mêmes de la philosophie moderne. Plus » tard, je trouve que M. Cousin n'a plus mis si haut la sagesse )) alexandrine ; voici comment il la caractérisait en 1829: » Sans doute le projet avoué de l'école d'Alexandrie est »> l'éclectisme. Les Alexandrins ont voulu unir toutes » choses , toutes les parties de la philosophie grecque entre » elles , la philosophie et la religion , la Grèce et l'Asie. » On les a accusés d'avoir abouti au syncrétisme ; en » d'autres termes , d'avoir laixsé dégénérer une noble ten- » tative de conciliation en tinc confusion déplorable. On » aurait pu leur faire avec plus de raison le rcpr. che con- » traire. Loin que l'école d' Alexandrie tond)c dans le vague » et le désordre qu'engendre souvent une impartialité im- » puissante, elle a le caractère décidé et brillant'de toute » école exclusive, et il y a si peu de syncrétisme en elle }> qu'il n'y a pas beaucoup d'éclectisme ; car ce qui la ca- » ractérise est la domination d'un point de vue part icu- i) lier des choses et de la pensée. Ainsi cette école que » M. Cousin avait clioisie d'abord comme le modèle de l'é- » clcctisme, à ses yeux n'est presque plus éclectique; il l'ac- DE l'Éclectisme. 75 n cusc d'un nnsilclsmc exclusif, malmène assez rudement >> son ontologie, sa tli(jodicée; Proclus lui-môme , bien qu'il » resle toujours un esprit du premier ordre , n'est plus » ce soutien de la philosophie et de la iiberti' , dont les » efforts sont ^^énéreux et légitimes; le professeur de 182!) » nous le montre finissant par des hymnes mystiques em- » preints d'une profonde mélancolie , où Ion voit qu'il » désespère de la terre , l'abandonne aux Haibares et à la •> religion nouvelle , et se réfugie un moment en esprit » dans la vénérable antiquité , avant de se perdre à jamais ') dans le sein de l'unité éternelle, suprême objet de ses ef- » forts et de ses pensées. Et d'où vient ce changement dans '> l'esprit de l'éditeur de Proclus? C'est que , de 1820 à » 1829, bien des impressions différentes l'ont traversé. Après » avoir adhéré exclusivement au rationalisme de Kant , » après avoir effleuré l'idéalisme de Fichle, ^I. Cousin ne » fut pas long-temps sans soupçonner et sans rcconnallre » que ces deux philosophies avaient lait place à deux sys- » tèmes nouveaux , dont les auteurs étaient MM. Schelling » et Hegel ; de loin , soit par des correspondances , soit par ') des visites de voyageurs , il lui en arrivait quelque chose. » En 1824 , il entreprit un voyage en Allemagne , pendant » lequel il fut enlevé à Dresde par la police prussienne et » conduit à Berlin : on l'avait soupçonné d'être carbonaro » et révolutionnaire. Dans la capitale de la Prusse , vous le » savez, iSIonsieur , vos compatriotes environnèrent ^I. Cou- « sin des témoignages du plus noble intérêt ; on s'entremit » pour sa délivrance ; tant qu'il fut captif, on le visita dans » sa prison tous les jours. Par un heureux hasard, notre » voyageur put utiliser sa captivité ; car il entra dans un » commerce journalier avec l'école de M. Hegel ; M. Gans » et ]M. Michelet de Berlin lui développaient , dans de lon- » gués conversations, le système de leur maître; ils effa- » çaient de son esprit le kantisme et quelques errements de. » Fichte , pour y substituer les principes et les conséquonros >) d'un réalisme éclectique, optimiste, qui se targuait df 0 tout expliquer , de tout comprendre , et de tout accepici . " M. Cousin sut tourner à celle philosophie avec sa prouip- 74 DE l'éclectisme. V titude ordinaire; 11 saisit sur-le-champ combien le clian- » gcment était capital : il ne sera plus un philosophe oppo- }> sant, révolutionnaire, inquiétant pour les puissances, mais » un sage dominant tous les partis, tous les systèmes, et, » par son inépuisable impartialité , donnant des garanties » au pouvoir le plus ombrageux. Aussi , Monsieur , ses » amis de Paris , qui ne pouvaient pas savoir les causes mé- » taphysiques qui avaient influencé l'hôte de Berlin , curent j) à s'étonner de quelques changements ; et un journal roya- » liste , le Drapeau blanc , écrivit que M. Cousin avait » bien prouvé qu'il ne professait en rien les doctrines dcv » révolutionnaires. Je crois , Monsieur , que depuis cette » époque M. Cousin l'a prouvé IMen plus encore. Cependant » le séjour de notre professeur dans votre capitale devait » porter ses fruits : en \S26 , il pubMa une collection d'ar- » ticles insérés dans le Journal des savants et dans les^r- » chives philosophiques , dont tous ne méritaient peut-être » pas les honneurs d'une résurrection , et qui au surplus )) étaient inférieurs à la préface même qui les précédait. » Dans la préface des Fragments philosophiques, M. Cousin )> présenta son système , qu'il aflirma avoir façonné dès iS\8. » J'aurais conjecturé, je l'avoue, que le voyage de 1824 y » avait contribué en quelque chose , et que le rapport iden- » tique de l'homme, de la nature , et de Dieu , qui commence » à y poindre, était une importation. La préface des Frag- » ments fut peu goûtée quand elle parut. Cette condensation » d'une métapliysique imparfaite qui se cherchait elle-même, » et n'était pas maîtresse de sa langue , étonna sans in- 3) slruire. Enfin, en 1828, M. Cousin, rendu à sa chaire, j> put s'y déployer à l'aise , et il eut le plaisir d'y exciter la » surprise et l'admiration. Dans une introduction éloquente » de treize leçons, il développa, avec son imagination d'ar- » liste et son talent d'orateur, quelques principes du système )) de Hegel, qui semblaient sortir de sa tète et lui appar- )» tenir. Du haut d'un dogmatisme dont seul alors il avait le w secret, il inspecta l'histoire, les pliilosophes, les grands » honmies , la guerre et ses lois, la l'rovidence et ses décrets. }t Jl professa la légitimité d'un optimisme universel, et pro- 1 DE I/IÎCLECTISMK. 7.*$ nonça, au nom de lu philosophie, l'ahscliilion de Phis- toire. Je .s;ii.s, Monsieur, ([u'à Ik'ilin vous ne parla^icz pas l'enlhonsiasme avec Ifqiicl nous avons accueilli ces leçons ; vous ne pouviez concevoir conimcnl on importail ainsi une doctrine sans en nommer l'auteur. ^1. Jlegel plaisanta de ce procédé avec une indulijencc un peu satirique ; et vous-môme , Monsieur, vous avez prononc»; ù ce sujet un mot fort dur , que j'ai peine à écrire, le mot de plagiat. Je ne pense pas. Monsieur, que sciemment M. Cousin ait voulu se parer de ce qui ne lui appartenait pas ; mais , emporté par son imagination, il a cru avoir conçu lui- même ce qu'on lui avait appris. Dans ses improvisations, il oubliait ses emprunts; et c'est de la meilleure foi du monde qu'en amalgamant Kant et Hegel, il se persuada avoir créé quelque chose. Cependant le vol métaphysique de M. Cousin , je veux dire son ascension , ne fut qu'un pliénom^ne passager : il redescendit vite sur la terre ; et , soit qu'il eût épuisé en pîMi de temps son dogmatisme , soit qu'il cTaignil de n'Otro i)lus suivi dans ses excursions exoti- ques, il revint à l'histoire, déclara que la philosophie n'é-- lait plus à faire, mais (■lait faite ; qu'il ne s'agissail que de la rassembler ; qu'elle se ])artageait en quatre systèmes principaux, le sensualisme, l'idéalisme, le scepticisme, cl le mysticisme, et qu'en dégageant ce qu'il y avait devrai dans chacune de ces formes exclusives de la réalité, on retrou- vait la ré'alité pure et complète. Voilà celle fois un éclec- tisme bien constitué. Ainsi vous voyez. Monsieur, que M. Cousin a été tour à tour écossais, kautisle, alexandrin, hégélien , éclectique : il nous reste à chercher s'il a jamais été cl s'il est philosophe. » ^ m. M. Cousin homme politique. On a reproché à 'M. Lerminier d'avoir mis une chaleur ftrt peu philosophique, dii-on, dans ses attaques coutrc M. Cousiu* 76 DE l'ëclectjsmk. En vérité , nous ne voyons pas en quoi l'auteur des Lettres d lin Berlinois a mérité le moindre reproche ; car il n'a fait que révéler ou préciser des faits incontestés et incontestables, dans le seul but de montrer que l'éclectisme de M. Cousin n'est pas autre chose que le nom pompeux donné par lui- même à ses variations successives. C'est absolument comme nous , qui disons : L'éclectisme n'est autre chose que la for- mule philosophique d'un homme dépourvu de tradition, et, par une conséquence nécessaire , d'idéal. Un tel homme est indifférent par nature; il peut avoir une belle , une vaste intel- ligence , mais son aspiration manque de base et de but , et par conséquent de règle. M. Lerminier , en nous montrant, l'his- toire en main, les variations déréglées d'une telle intelligence, complète la démonstration. Quand un système se réduit ainsi, faute de lien avec l'humanité , à n'être, pour tout dire, que le nom propre de son auteur , comment séparer ces deux choses, l'homme et le système , de manière que , frappant sur le système , il n'en rejaillisse pas quelque chose sur l'homme? Je déclare, pour ma part, que je regarde cela comme im- possible. Quoi qu'il en soit, on me fera certainement le même re- proche qu'on a fait à M. Lerminier. Il est donc nécessaire , avant même de continuer la réfutation du système , que je m'explique sur les sentiments que j'ai pour l'auteur. Je l'ai beaucoup admiré , mais aujourd'hui je le plains. Je me rends celte justice que rien de personnel, rien qui sente l'égoïsme et l'intérêt privé, ne m'aveugle à son égard et ne me , passionne contre lui. Tout ce qu'il pourrait y avoir de personnel en moi qui influât sur mon jugement, ce seraitle ressentiment d'avoir été trompé. J'ai déjà exprimé ailleurs ce ressentiment légitime. « Nous avons eu , disais-je (Revue Encyclopédique, 183ij, l'exemple de tant de déceptions, nous avons vu tant d'hommes abjurer leurs croyances, nous avons prodigué tant de fois mal à propos notre attontion , notre estime , notre sym- pathie, notre admiration même; oui, la génération présente a fait de si rudes expériences en ce genre , qu'elle ne doit plus se sentir que de la réserve envers ceux qui osent encore lui parler de philosophie cl d'attachement à des principes. Ah! DE I/KCLECTISME. 77 moi (ini écris ces lignes, combien n'ai-jepas été trorapii ! Où sont-ilsccs sages dont jeune j'écoutais la parole avec un reiii^ieiix lianspoit, dont je ne niappiocliais qu'avec respect , comme le sectateur d'une religion s'approche du dieu qui va parler et rendre ses oracles? Où sont-ils ceux qui m'ont fait entendre d'austères leçons de liberté et de vertu? Ah ! je reconnais bien maintenant pourquoi, malgré l'attrait que je me sentais pour eux , je n'ai jamais reçu d'eux aucune véritaiile impul- sion ; pourquoi la parole d'un philosophe ignoré (i), cette parole substantielle et claire, entendue une seule fois, m'a plus frappé et i)lus éclairé que n'ont fait leurs discours reten- tissants. Lui , s'il vivait encore, il serait encore avec le peuple, qu'il voulait régénérer : eux, ils sont passes dans les rangs de l'aristocratie; philosophes parvenus, ils ont crucihé la philo- sophie sur toutes les croix, ils l'ont accolée à toutes les Chartes; et aujourd'hui qu'il ne leur en reste plus que le cadavre, ils voudraient vendre ce cadavre à la religion du moyen-ùge, menteurs à la fois envers la philosophie et envers le Chris- tianisme. Mais si ces hommes ont trahi la philosophie, c'est que réellement ils n't'u ont connu que le nom ; c'est à eux- mêmes qu ils ont manqué, et non pas a la philosophie. » Oui, en elfet (je fais de vains ellorts pour arrêter une vé- rit(' (|ui veut s'éciiapper de mon cœur ) , j'ai connu M. Cousin prêchant les idées les plus révolutionnaires, je l'ai connu mêléà l'insurrection du Carbonarisme, puisje l'ai connu rallié à la restauration. Vous aviez changé, dites-vous, vous aviez changé de système à Kerlin. Mais nous, nous n'avions pas changé. Voulez-vous donc être un tel tyran de la pensée , que le monde tout entier soit obligé de changer quand vouschangez de système? Changer, pour un philosophe, c'est développer son principe de certitude , ce n'est pas l'abandonner brusque- ment pour en prendre un autre. Où preniez-vous, je vous le demande, votre certitude quand vous combattiez dans nos rangs? où la prenez-vous donc maintenant que vous nous abandonnez? Vous avez changé, dites-vous : nous, encore une fois, nous ne changeons pas; nous avons toujours la (i) Saint-Simon. 78 DE l'éclectisme. même foi dans la iradiiion de la révolution française : nous voulons continuer le combat. Nous le continuâmes en effet, et la révolution de juillet arriva. Je me rappelle que, pendant ces journées, je vis entier M. Cousin au journal que j'avais fondé avec mon ami M. Dubois. Ce jour , j'avais imprimé et signé le Globe, malgré les ordonnances. M. Cousin était in- digné. « Vous compromettez vos amis, me dit-il. La restau- » ration est encore nécessaire pendant cinquante ans. Quant )> à moi, je déclare que le drapeau blanc sera toujours mon >' drapeau. » Je ris de ses prophéties. Un mois ou deux après, il inscrivait en tète d'un volume de sa traduction de Platon qu'il avait pris une part active à la révolution de juillet; il se vantait devant la postérité de s'être emparé hardiment de la municipalité de son arrondissement , et il dédiait ce volume à la mémoire deFarcy , mort pour les lois I). Si Farcy est mort pour les lois, nous combattions donc pour les lois, quand vous vouliez nous empêcher de combattre! Mais pourquoi cette inscription adressée par vous à la postérité à l'occasion de la mort de Farcy? Farcy n'était plus de votre école quand il est mon en combattant. J'en atteste les dernières pages qu'il a écrites, et qui sont loin, bien loin de votre éclectisme (-1). Farcy était un jeune homme généreux, qui, voyant le peuple livré à la mitraille, trouva mauvais ce que vous faisiez, vous qui vouliez nous empêcher de com- battre, le dit à ses amis, le dit plusieurs fois hautemcnl , et s'en alla mourir. Farcy appartient à notre cause, à notre tradition, et non à la vôtre. Sa mort est trop belle pour que nous ne la revendiquions pas, et pour que nous ne vous de- mandions pas de quel droit vous avez fait votre profit de son martyre. Vous avez fait pour Farcy ce que vous aviez déjà fait pour Sanla-Rosa, de la même façon , dans une dédicace, quand vous avez falsifié l'histoire, en insinuant en tête d'un autre (i) C'est aussi ce que iiorle riiisi'ri|»lion consacrée à Farcy sur la jilace (lu Carruustl, ti rédigée par M. Cousin. (i. Voyez d;ins le Globe de iSlio, n ois de jui'.ht, un arlicle de Fdriy sur uu ouviai;e de lienjamlu Coiislaul. DE l'Éclectisme. 79 volume de votre Platon que Santa-Rosa n'appartenait pas au paili révoliitionnaii e , et qu'il n'avait agi que clans l'inliîrôt politique de la maison de Savoie. Vos dOdicaces sont sans doute chose glorieuse pour ceux à qui vous les décernez ; mais pourtant , quand ils ont cru mourir pour leur cause, vous avez tort de les faire mourir pour le compte de votre éclectisme. Il est vrai encore que toile est sur vous la séduction de votre système , qu'il a presque elïacé dans votre mémoire le souvenir de votre propre passé. A peine vous rappelez-vous combien vous avez été révolutionnaire. Il ne m'éionnerait pas que vous eussiez perdu le souvenir du Carbonarisme, par cette raison que vous ne figuriez pas de votre personne dans nos ventes. Combien en ellet se sont plaints (et je vous citerai entre autres Sautelct, ce camarade de votre enfance et de la mienne, qui fut long-temps sous votre discipline, et qui s'est tué ayant perdu toute confiance généreuse et toute religion de la vie) , tond)ien, dis-je, se sont plaints que vous ressembliez, à cet égard, à la femme de l'iicriture quœ comedit, et tcrgens os .'iiiuiu dicil : Non suvi opcrata malum. Je crois, moi, que l'on vous juge mal, qu'il n'y a chez vous dans ces sortes d'oubli qu'une erreur involontaire, et que c'est le sjstème auquel vous vous êtes à la lin fixé qui égare ainsi votre imagination , et vous fait passer l'éponge sur des années (le jeunesse qui ne s'accordent pas bien avec ce système. Mais, cela étant , je n'en déleste que davantage votre système. Quand nous lisonsdans Ibisioire qu'un homme a abandonnt? un beau jour le parti auquel il appartenait , nous sommes p.Trfaitement désintéressés dans le jugement que nous por- tons : c'est que cet homme a vécu dans un autre temps que nous, ÎMaissi nous avions vécu avec cet liomme, et appartenu au p uti abandonné par lui , le jugement que nous porterions (le lui serait, quoi que nous fassions, empreint de notre per- sonnalité; car et nos espérances dét.'ues, et le souvenir dou- loureux des amis morts à la peine, soit qu'ils aient été frappés dans le combat ou qu'ils n'aient pu supporter plus long-temps la vie, et même le regret que nous éprouvons de ceux que de mauvais exemples donnés de haut oui fini par égarer, nous 80 DE l'eclectismb. reviendraient malgré nous. Voilà, je le confesse, le cas où je me trouve. Mais voilà aussi, je le répète, tout ce que je sens eu moi de ressentiment personnel contre M. Cousin; car, du reste, je puis dire de lui : Nec heneficio, ner injuria cognitus. Je crois, eu vérité, que j'aurais la même chaleur contre M. Cousin, en tant qu'il représente son système, lors même que je ne l'aurais jamais connu personnellement. 11 peut y avoir seulement, dans cette circonstance que je l'ai connu, un motif de plus pour moi de faire triompher contre lui des idées que je crois plus vraies que les siennes et plus profitables à l'humanité. Si je n'avais pas cette chaleur , ou si j'avais honte de la montrer, ou encore si j'employais la ruse pour la déguiser adroitement , je démentirais moi-même la doctrine que j'ai émise plus haut , que le philosophe n'est pas une pensée seu- lement , une pensée abstraite , mais une pensée entée sur un sentiment. Pour qu'un homme ait le droit d'en juger un autre, il faut que le sentiment au nom duquel il le juge soit pur de motifs égoïstes et intéressés : voilà la règle. Mais vouloir détruire le sentiment, vouloir que nous jugions indépendamment d'un sentiment , ceci est absurde ; et je ne connais en vérité que l'éclectisme qui ait prétendu opérer dans le philosophe cette mutilation. Je m'interroge donc, je me scrute au fond du cœur, inlits et in cute, et je me demande : Est-ce un sentiment personnel qui nous anime , quand nous reprochons à M. Cousin ses variations politiques? Non, c'est Tine conviction philosophique. Pour ne pas être blessé de ce qu'il a fait en politique , il faudrait que nous fus-sions nous- même de sa philosophie. Or son éclectisme philosophique n'ayant pas notre foi, son éclectisme pohtique ne peut avoir notre assentiment. Notre chaleur sur ce point est grande, il est vrai; mais c'est que notre conviction est profonde. Est-ce encore une passion personnelle qui nous fait nous indigner contre M. Cousin, parce qu'il a déprécié, insulté la tradition philosophique du dix-huitième siècle, sans avoir à donner pour excuse aucun altachcment sincère pour le Chris- DE L'ÉCLECTISMF. Si tianisme? Eh! que serions-nous donc, si nous n'avions pas un juste ressentimeni pour les dénigremenis que l'écleclisme a prodigiK's a la grande tradition franraise! Avec quel aveu- glement, en c'ITet, avec quel absurde dédain, les éclectiques ont traité les grands hommes dont la pensée a ])ioduit la ré- volution, et ne s'arrêtera pas là! M. Cousin a été plus modéré peut-être que ses élèves; mais comment lui-même a-l-il traité nos pf-rcs, nos devanciers, ceux dont la pensée a en- gendré notre pensée? quel sentiment en a-t-il eu, quel hom- mage leur a-t-il rendu ? On trouve à peine dans ses ouvrages quinze ou vingt lignes consacrées aux penseurs de la France : et quelles lignes! Obligé de citer Voltaire , voici ce qu'il en dira : » Qu'est-ce que Vollaire , messieurs? Le bon sens uni- » versel et superficiel : or, à ce degré, le bon sens mène » toujours au scepticisme. ( Cours de l'histoire de la philoso- » phie, lom. II, p. 12.) » Voilà comment .M. Cousin comprend le scepticisme de Vollaire! Le scepticisme du dix-huitième siècle venant de ce que Vollaire n'avait qu'un bon sens super- ficiel \)\ Obligé de citer Housseau , il veut qu'on néglige «< ses premiers ouvrages, où Rousseau , dit-il , s'ignorait et se » cherchait lui-même (2) , » et il ne voit d'ailleurs dans Rous- seau « qu'un système brillant et prononcé de spiritualisme , » sous des formes plus ou moins sévères. {Ibid. , p. II.) » Il appelle Diderot un philosophe obscur, et s'étonne quelJuhle ail consacré une si grande place dans son Histoire à cet homme « qui ne fut, dit-il, ni métaphysicien , ni moraliste, » ni politique. (Fra(/;»f «/s, p. 1 12. ) » Ailleurs, Diderot n'est pour lui remarquable que « par ses idées sur la théorie des » beaux-arts; c'est un critique paradoxal et enthousiaste. » {Cours, tom. II, p. 38.) » Voilà le dix-huitième siècle (i) Je nie rapiielle qu'ayant un jour cité Voltaire à M. Cousin, il me répondit: « Le cilojen'VoUd'iTe n'est pas un pliilosopln>. .. Ce n'est p;\^ un psychologue de profession que Voltaire; mais avouef. cpie ce citoyeiiAk a produit dans le monde beaucoup de citoyens. (a) C'est apparemment le Discours sur l'inégaliu- des conditions qui ue plaît pas à M. Cousin. Quel dommage que le Contrat social ne soit pas aussi de ces premiers ourrages! 82 DE l'éclectisme. pour M. Cousiii ! Ainsi, tant que M. Cousin a occupé sa chaire, voilà les seuls hommages que les penseurs de la France aient reçus de lui! Ah ! l'Allemagne était plus équitable envers eux que son disciple. Goethe ne trouvait pas que Diderot fût un philosophe si méprisable, etrAllomagne ne trouve pas appa- remment aujourd'hui que Voltaire soit un homme si super- ficiel , puisque tant de ses écrivains répètent maintenant le scepticisme de Voltaire ! Mais ce n'était pas assez pour M. Cousin de ne voir dans tout le dix-huitième siècle de pen- seur un peu respectable que Condillac , ce n'était pas assez que de sacrifier la pensée vivante du dix-huitième siècle et de la France aux élucubrations insignifiantes des psychologues de l'Ecosse et des moindres penseurs de l'Allemagne: il fallait faire plus, il fallait courber ce géant, le dix-huilième siècle , avec toutes ses aspirations d'avenir, aux pieds d'un maître, et c'est ce que l\î. Cousin a fait. Mais aux pieds de quel maître, grand Dieu! le croirait-on? aux pieds de Louis XVllI. Ah! courtisan, c'était en 182;) que vous disiez à la jeunesse : « Une j) autorité supérieure a tranché la question. Celui quia fait )' la Charte a porté un jugement péremploire sur le dix- )) huitième siècle. Il a fait la part du bien et celle du mal; il » a condamné ce qui était condamnable , il a légitimé ce qui » était légitime... En dernière analyse, tout examiné et pesé, » la part du bien et du mal équitablement faite , il me semble, » et je n'hésite pas à conclure , avec mes deux honorables » collègues et amis M. Guizot et M. Villemain , que le dix- )) huitième siècle en masse est un des plus grands siècles qui )) aient jjaru dans le inonde. La mission que lui imposait l'his- )) loire était d'en finir avec le moyen-âge; il a rempli cette » tragique mission , il n'a rempli que celle-là. Il a détruit , il » n'a rien élevé ; il ne pouvait faire davantage. Sur l'abîme de )) l'immense révolution qu'il a ouverte et qu'il a fermée, le » dix-huitième siècle n'a guère laissé que des abstractions ; » mais CCS abstractions sont des vérités immortelles qui con- » tiennent l'avenir. Le dix-neuvième siècle les a recueillies; » sa mission est de les réaliser en leur imprimant une organi- » salion vigoureuse Cette organisation naissante est la » Charte , que l'Europe doit à la France , que la France doit r)i; i/iicLECTisun. HS » à la noble tlynasiioquimarclie à«a lOtc. (Cours de l'histoire » (le la philosophie , tom. I, pag. ."6-39.) » Quel amas de coiilradiclioiis! Si le di\-liuitiènie siècle est uiulcs plus grands si("'cles qiii aient paru dans le monde , si sa mission a été d'en (inir avec le moyen âge , s'il a accompli celle mission , il a donc d(Uruil la religion de ce moycn-àge et l'organisalion sociale de ce moycn-àge; ei par cons('quent, s'il n'a rien mis à la place, la mission du dix-neuvième siècle sera d'élever un nouvel édifice pour remplacer celui qui est knnbé en ruines : il s'agit donc pour l'avenir d'une organisation religieuse et sociale à la fois. ]\Iais quels yeux il faut avoir pour découvrir un tel système dans la Charte de Louis X VIII , et pour faire de ce monarque le Moïse de l'avenir! Quel pliilosoplie il faut être pour sou- mettre la philosophie à cette aulorilé supérieure^ pour regarder comme ;)(i>TWi7)^o/rc le jugement qu'un tel homme a pu porter sur le dix-huitième siècle! Ah! vous prenez le transitoire pour le durable, vous (Hes dupe d'un incident. Les abstractions du dix-huitième siècle, que nous avons re- cueillies sur les bords de l'abime , sont , comme vous dites , des vérités immortelles qui contiennent l'avenir. INIais l'avenir n'est pas ce misérable présent que des courtisans imbéciles adorent aux Tuileries. L'avenir, ce sera ce que, di'-veloppéc, produira la pensée du dix-liuitièmc siècle. Kn dernière ana- lyse , tout examiné et tout pesé, pour parler comme vous, nous croyons que le dix-huitième siècle a visé plus haut et ira plus loin que vous ne vous l'êtes imaginé dans vos chaires, vous et vos honorables collègues et amis M. Guizot et M. Vil- lemain, et plus loin aussi que ne l'a voulu sur son tronc votre respectable maître Louis XYIJI. Comment veut-on que nous n'ayons pas de chaleur contre l'homme qui a fait un pareil abus de la science, qui a mis aussi platement le dix-huitième siècle aux pieds de Louis XVIII, qui a fait juger Voltaire, Diderot, Jean-Jacques, ces grands hommes, par l'autorité supérieure de l'auteur de la Charte (I)? (i) Cela nous rappelle im autre collègiio de IM. Cousin, M. Le- maire, qui, ayant mis sous le patronage de Louis X.VIII sa tolleclion de classiques, trop clièremeut payée par 1 Iital, fil un poème où Vir- 84 DE l'éclectisme. Comment veut-on que nous n'ayons pas quelque indigna- tion quand nous voyons M. Cousin répéter aujourd'liui , et même avec plus d'assurance, ce qu'il disait sous la restaura- tion? Cette restauration, qui devait durer au moins cinquante ans suivant lui el ses collègues, étant tombée, ils ont fait à sa suite la quasi-restauration. Ne pouvant pas conserver le dra- peau blanc, ils ont consenti à reprendre le drapeau tricolore ; mais c'est pour eux tout de môme. « Je persiste, dit M. Cou- » sin [Préface de la deuxième édition de ses Fragments , » 1853). Des convictions fondées, non sur des circonstances » passagères, mais sur une étude approfondie de l'humanité » et de riiistoire, ne s'ébranlent point au vent de la première » tempête. Trois jours n'ont point changé la nature des cho- » ses. » Il est vrai, trois jours n'ont pas changé la nature des choses; ce qui est aujourd'hui ressemble beaucoup à ce qui était avant ces trois jours. Mais voulez-vous que je vous dise pourquoi ? c'est que vous avez professé l'éclectisme sous la restauration. Vous vous êtes mis, vous penseur, à la suite des choses, les choses sont restées ce qu'elles étaient. S'il ne s'élevait pas d'autres penseurs que vous, la nature des choses ne changerait jamais. 11 faut convenir que M. Cousin, de même que ses collègues, fait tous ses eliorts pour que la nature des choses ne change pas. <( Il est content, dil-il, de l'élat présent du monde, et il » s'y lient. » On s'y tiendrait à moins, quand on n'a pas dans le cœur d'autre religion que l'éclectisme. M. Cousin n'est-il pas à la Ciiambre dos pairs, an Conseil royal de l'université , à la Faculté, à l'Ecole normale, à l'Académie, au Journal des savants, à la Commission littéraire? J'ignore si je n'oublie pas quelqu'une de ses fonctions. Où est le temps où il montait à sa chaire pour laisser tomber des paroles telles que celles- ci : « Je me rendrai à moi-même ce témoignage, qu'au milieu » des agitations de noire époque, parmi les chances diverses » des événements politiques auxquels j"ai pu être mêlé, mes gile, IForacfi et tous les Latins venaient s'ineliner devant ce même au- teur de la C;liarle. Lucrèce seul éliiit privé de celte faveur, comme iroj) impie pour oser paraître devant le rell^ie^x Louis WIU. DE l'i'clectisme. 8o » vœux n ont jamais dépassé celte enceinte. Dévoué tout eu- » lier à la pliilosopliie, aprf's avoir eu l'iionneur de souffrir » un peu pour elle , je viens lui consacrer, sans retour et » sans réserve, tout ce qui me reste de force et de vie. (Cours n de IS28.) » On le couvrait alors d'applaudissements. Alors aussi il parlait de son étoile philosophique. « Le public, disait- » il en 1828, verra mon but, mes desseins, et pour ainsi dire » cette étoile pliilosopliique, etc. » Le public voit aujourd'hui ce qu'il ne voyait pas clairement alors. Il voit l'éclectisme à l'œuvre, il voit le système mis en pratique. Voilà donc où son étoile a conduit M. Cousin ! Il est vrai que M. Cousin nous dira qu'il est toujours dé- voué à la philosophie, et que c'est pour la plus grande gloire de la philosophie qu'il travaille en ce moment. Que pouvait-il faire de mieux, ayant formulé l'éclectisme, que de propager l'éclectisme? Il lui fallait donc être une puissance; or quelle puissance, en ce temps, a de l'éclat et de la solidité sans ar- gent ? Il lui fallait donc de l'argent. Kt pour être une puis- sance durable , il fallait s'allier avec toutes les puissances, lit M. Cousin s'est allié avec toutes les puissances. 11 y a deux puissances surtout, deux très anciennes puissances, contre lesquelles la philosophie moderne avait toujours été en guerre : ce sont les rois et les prêtres. ISI. Cousin s'est fait courtisan des rois et des prêtres. 11 vote à la Chambre des pairs avec plus d'acharnement qu'aucun vieux courtisan dans les procès de régicides, oubliant qu'il lisait autrefois en secret à ses élèves les journaux de Marat , après qu'il avait dan-; sa leçon publique excusé les fautes du dernier des Brut us (1). ^i) " Je connais les fautes du dernier des Rrutiis, je pourrais le» » dire; mais il y a pour cet homme au fond de mon coeur une inviit- » cible tendresse. .. Phrase célèhre de M. Cousin dans un de ses cours, écrite dans les cahiers el gravée dans la mémoire de ses élevés. — Je n'allaque pas l'opinion du jiij^e qui siège au Luxeinhouri;; mais je demande s'il n'est pas luen malheureux que le même homme qui a prononcé celle jihrase sur le dernier des Brulus , et quelques autres semblaliles, devant la jeunesse studieuse qui venait étudier auprès de lui Va philosophie, se soit montré le plus violent pailisau des vow- 8 86 DE L ECLECTISME. Ainsi Juste Lipse, cet autre éclectique, revenu de ses erreurs, conseillait aux princes le fer et le feu. Mais , plus heureux que Juste Lipse, M. Cousin a Tavantage d'appliquer ses nou- veaux principes. Quant aux prêtres, il n'aura de paix, dit-on, que lorsqu'il sera parvenu à restaurer l'enseignement de la vieille théologie, à rétablir la Sorbonne, par exemple, ou quelque chose d'équivalent. En attendant, et ne trouvant pas que les prêtres fassent assez bien leur besogne, il compose lui-même des Caléchismes très orthodoxes, comme Juste Lipse écrivait l'Histoire de Notre-Dame de Hall. En toute grande occasion , il tire son chapelet, comme Juste Lipse ti- rait le sien. Et devenu ainsi une puissance , revêtu d'armes à son usage, d'armes de toute espèce, invulnérable et monté sur damnations à mort dans les prorès de révolutionnaires accusés de régicide. K'esl-il pas odieux, par exemple, que dans le procès récent de Lavaux, reconnu innocent par la Chambre des pairs, M. Cousin se soit levé six /ois pour demander la mort? Il est vrai qu'en cas de condamnation la grâce royale était prête; elle n'eut à s'exercer que sur une seule tète. Il est notoire aujourd hui que des erreurs judi- ciaires ont eu lieu ; il vient d'être révélé, dans uu procès qui se juge maintenant en cour d'assises, que des hommes ont été envoyés à i'échafaud par une méprise. Et M. Cousin a été de tous les opinans le plus véhémeut pour qu'on envoyât ces hommes à I'échafaud ! Que n'a-l-il pas dit pour la condamuation à mort des accusés Pépin et Morey ! Il avait élevé son vote à la hauteur d'une théorie. Il voulait montrer, disait-il, aux bourgeois, aux gardes nationaux , qu'on sau- rait aussi les frapper quand ils conspii eraient ; et il a contribué à faire frapper des hommes qu'on nous dit aujourd hui innocents des faits qui leur étaient imputés! Et il avait fait autrefois, sinon l'apologie, au moins l'excuse de Biutus! et il avait pris jiart à la conspiration du Carbonarisme! et il lisait à ses élèves en petit couuté les journaux les plus incendiaires des sans-culottes de 98 ! et j'ai entendu moi-même M. Thiei s, à qui M. Cousin reprochait son admiration pour Ilobts- pierre, lui reprocher à son tour sa tendre sympathie pour Maiat! Qu'on ne parle plus des lâchetés du chancelier Bacon : je connais dans l'histoire de la philosophie des lâchetés plus grandes et sans comiii:Ubulioii. DE L'ÉCLECTISME. 87 le faite, il nous dédaigne , et nous dit doctoralement : « La nature des choses n'a pas changé; quant à moi, je me cou- forme ù la nature des clioses, » Mais ne voyez-vous pas que c'est là un cercle vicieux? Comment , encore une fois, la nature des clioses changerait- elle , si la philosophie s'emploie à arrêter le développement du monde? Si la pensée décrète l'immobilité, comment voulez-vous que l'humanité fasse des progrès? Le dernier mot de votre philoso])hie est une impasse. Vous dites :« L'humanité en est à tel point;» et vous vous con- duisez de façon qu'elle ne puisse faire un seul pas en avant. C'est un cercle vicieux , je vous le dis encore , qu'un tel rai- sonnement. V^ous êtes dupe de la plus étrange illusion que jamais penseur se soit faite, ^'arcisse se mirait dans l'eau, et il aimait son image. Vous, vous confondez , faute d'idéal, la philosophie avec le monde présent , et vous retrouvez partout votre philosophie dans le miroir de ce monde. Comment , je vous le demande, en serait-il autrement? Vous ne donnez pas au monde plus qu'il n'a ; il vous rend juste tout ce que vous lui donnez. Cela doit être. Votre illusion est évidente. Vantez-vous donc maintenant de la preuve ù ponteriori que le monde présent vous fournit ! Prenez un air de triom- phe pour nous dire que ri'clcctisme fait tous les jours de nou- velles conqiicles; que « le nom d'éclectisme a retenti d'un » bout de l'Europe à l'autre, » depuis (jnc votre voix l'a pro- noncé ? Proclamez-vous un grand philosophe , « parce que » l'esprit du dix-neuvième siècle s'est reconnu dans l'éclec- « tisme. ( Préface des Fragments, 18.15. ) » Il a dii s'y reconnaître, en eflet; car c'était lui-même qui composait tout votre idéal. C'est lui que vous réllécliissiez : comment ne se serait-il pas reconnu? Vous avez appelé la nature actuclli- des choses ikicciisme, et la nature actuelle des choses vous répond éclcclismc. Ce n'est pas là une philosophie. Que diriez-vousd'un pein- tre qtu", au lieu d'iui tableau, vous présenterait un miroir, el vous dirait: Ce miroir est le chef-d'œuvre de l'art; car il réiléchit parfaitement la nature; ce miroir est donc en lui- même un tableau, une peinture? Vous diriez que cet homme 88 DE l'éclectismb. est insensé, qu'une glace esi un produit de l'industrie, et non de l'art. Vous êtes ce peintre, votre éclectisme est cette glace qui réfléchit la nature des choses et n'y ajoute rien. Votre prétendue philosophie est à la philosopliie véritable ce que l'industrie est à l'art. Et M. Cousin est en ce moment le pouvoir éducateur de la France! Il exerce un empire officiel, sans limite et sans con- trôle , sur l'enseignement de la philosophie , et par là sur toute l'éducation publique. Quel professeur n'est pas sous sa tutelle , sous sa loi , sous son gouvernement ? Il use et abuse de son autorité. Il propage à son aise l'éclectisme par la voie du Compelle intrare. Ah ! quand nous pensons à ce que de- vrait être dans l'Etat le pouvoir éducateur, à ce qu'il sera dans l'avenir, l'éducation de nos enfants ainsi livrée à M. Cousin nous remplit le cœur de tristesse. Quoi! vous n'avez pas d'autre idéal que le fait présent, pas d'autre principe, pas d'autre foi, pas d'autre religion ; et vous êtes le pouvoir édu- cateur de la France ! Au moins ne nous refuserez-vous pas le droit constitutionnel de réclamer contre votre magistra- ture, et de trouver que votre tyrannie philosophique est exorbitante. Le lecteur est à même de juger maintenant si les reproches que nous avons à faire à M. Cousin sont le produit d'une pas- sion personnelle, ou s'ils tiennent à des motifs sociaux et à notre conviction philosophique. Faut-il donc, à cause des personnes, ménager à tel point l'erreur, qu'on la laisse régner à son aise dans le monde ? Serons-nous aussi utiles que nous pouvons l'être à ceux qui souffrent , si nous craignons de faire de la peine à ceux qui triomphent et qui oublient ceux qui souffrent? Quand on s'occupe des choses philosophiques , peut-on rien faire de mieux que d'imiter à propos dans leurs actions les grands maîtres de la philosophie? Or les plus sages et les plus cal- mes des hommes n'ont-ils pas donné l'exemple d'une justice sévère ? Certes, personne ne respecte plus que nous l'évolution sincère d'un philosophe. iVous comprenons à merveille qu'il y ail dans la vie d'un penseur diverses phases, que le génie DE L'i^CLECTISME. 89 ait un développeuient et revote successivement des formes en apparence fort diiïérenles, qu'il ait une enfance, une jeunesse, une virilité , et que sa décadence nécessaire , révélant le fini de l'homme, inspire même du respect et de la piété. Mais une évolution qui n'est qu'une série de variations , et qui n'aboutit qu'à légitimer le fait et à immobiliser le présent, une évolution qui semble , en définitive , n'avoir eu pour but que l'élévation d'un homme et sa fortune particulière, n"a rien à nos yeux de bien respectable. Il y a dans notre siècle d'autres hommes qui ont varié, qui ont passé par des phases diverses; il y en a un surtout qui a donné le sublime exemple d'un prêtre catholique arrivant religieusement à la philosophie. Ceux-là sont respectables; ils ont passé cherchant la vérité, la cherchant du fond du cœur, souffrant tout pour la trouver. Mais autant nous admi- rons cette persistance d'une force qui épuise des formes péris- sables et reste une force, une force immortelle, autant nous plaignons cette faiblesse qui, dénuée de sentiment et d'idéal, change au gré des événements, et finit , de guerre lasse , par ériger le fait en philosophie. Si nous n'avions pas de senti- ment répulsif pour les variations de M. Cousin, nous n'au- rions pas assez de sympathie pour le courage de M. de La- mennais : Qui Bavium Don odit, amet tua carmina, Mœvi. Oh ! si nous étions injustes envers le mérite de M. Cousin, envers son talent, son beau style, son éloquence; si nous fer- mions les yeux sur les services qu'il a rendus, directement ou indirectement ; à la l)onne heure, nous ne serions pas excusa- ble. Mais nous sommes si loin de contester tout cela , que personne n'admire phis que nous la haute intelligence qu'il avait reçue de la nature, le travail opiniâtre qu'il a employé pour la mettre en œuvre , et même jusqu'à un certain point les résultats partiels qu'il a obtenus 1 Combien de fois il nous est arrivé, en jetant les yeux sur certaines pages de ses livres, de nous écrier que rien ne rappelait mieux la grandeur de IMaton, et de regretter amèrement pour notre siècle que cei 8. î)0 DE l'Éclectisme. homme , qui parle si bien parfois la langue de Platon, n'ait eu de Platon que le langage. ÎSI. Cousin a servi puissamment à rani- mer les études en France; il a servi à nous faire connaître les écoles étrangères ; il a combattu ênergiquement le matérialisme; il a achevé de détruire le prestige grossier du sensualisme de Condillac, quoique l'hypothèse psychologique qu'il a opposée à ce système ne soit pas plus solide que cette hypothèse même; enfin il a parlé à la jeunesse de liberté et de vertu, et c'est beaucoup d'avoir parlé avec éloquence de liberté et de vertu : ces sortes de leçons ne s'oublient pas, même alors que le pro- fesseur les oul>lie. Non', encore une fois , nous ne lui refusons aucun de ses mérites; nous lui accorderons môme le génie , si l'on veut admettre que le génie et l'esprit faux peuvent aller ensemble. Ce que nous lui refusons obstinément, c'est la vérité. Il n'a jamais entrevu , à notre avis , que des vérités partielles, et, ayant cousu ensemble ces vérités partielles , il n'a pas pro- duit un système de vérité, mais un système d'erreur. Achevons maintenant de le démontrer. J'examinerai successivement ce que M. Cousin appelle sa mélhode , sa psychologie , son ontologie, sa notion de la phi- losophie et de l'histoire de la philosophie; puis je passerai à son système proprement dit de Yéclectismc. Je m'engage à prouver non seulement que M. Cousin a commis sur tous ces points les erreurs les plus capitales, mais encore que ses pro- positions sont généralement contradictoires. § IV. De la méthode de M. Cousin. J'ai coinparé ailleurs M. Cousin à un très habile ouvrier qui s'en irait voyager chez hs autres nations, et rapporterait, de toutes sortes de machines qu'il aurait vues, des pièces très belles et admirablement taillées, mais sans avoir précisément ])U deviner le lion qui , dans les modèles, en faisait dos ma- chines. Les pièces qu'il nous u uiouUécs sonl boUob sans doute UE L'ÉCLECTISME. 91 et polies avec art; mais elles ne jouent pas, et ne font, réu- nies, aucun mécanisme. En un mot , AI. Cousin n'a jamais eu (le ses lormules, et de l'usage légitime qu'on peut en faire, la profonde conscience qu'a de ses idées tout inventeur. Et je ne dis pas cela seulement des emprunts qu'il a faits à Fichte, à Sclielling, à Hegel, dont il a pris tour à tour les philosopliies diverses, cî l'un le principe du moi volontaire et libre dans toutes ses manifestations, au second l'idée du moi développé dans riiistoire, au Iroisit-me la fatalité dans l'histoire, trois formules contradictoires au premier chef : je le dis eucoredes rapports qu'il a contractés avec les anciens philosophes dont il a publié des traductions ou des éditions, tels que Platon, Proclus, Descartes. Sans doute on reconnaît souvent dans ses écrits un homme qui a eu un long commerce avec Platon ; mais l'idée.-mère de Platon , cette conception de l'Idéal divin qui a engendré le Christianisme, a complètement échappé à ]M. Cousin. L'inspi- ration platonicienne a abouti en lui à produire réclectisme, qui est lu négation même df l'Idéal; et il a maintenant l'esprit tellement fermé au sens du Platonisme, qu'il soutient, le croirait-on, dans le dernier de ses écrits philosophiques (sa l'rcfacc de IS.I.') , que Viclcctismc était déjà dans la pensée lie IHalun. Platon éclectique, Platon père de l'éclectisme ! voilà une curieuse découverte. Moi, je croyais que Platon était, quant à ce qui regarde la tradition grecque, le père du Chris- tianisme, et c'est ainsi en effet que tous les Pérès de l'Eglise ont considéré Platon. Mais .M . Cousin , qui a traduit Platon , lui attribue l'éclectisme. Je ne pense pas toutefois que ce nouvel enfant fasse jamais à Platon autant d'honneur que le Christianisme lui en a fait. 11 en csldeméme du résultat desconversationsde M. Cousin avec Produs et les Alexandrins. Inspiré par eux, M. Cousin nous dira que « la pensée dominante de sa vie a été de recon- » struire les croyances éternelles et d'arriver aussi à l'unité » ( ; réfaa de I82(i). » INIais Plotin et ses disciples étaient de> croyants, des croyants très fervents : M. Cousin lui-même en est convenu : nous avons cil(' plus haut ses paroles très uelles, très positives, ù ce sujet. Doue Plotiu cl ses succès- 92 " DE l'éclectisme. seors , en un mot cette école néoplatonicienne que M. Cousin reconnaît d'ailleurs pour être « la fille très légitime de Platon » (Cours de 1828) , » ne voulaient reconstruire les croyances éternelles que pour arriver à une croyance, à une religion , et n'auraient jamais imaginé, comme M. Cousin, que le moyen de reconstruire les croyances éternelles était de séparer absolument la philosophie et la religion ; ce qui est la destruc- tion même de toute croyance véritable. Mais il en a été , chez M. Cousin, de l'inspiration de Proclus comme de l'inspi- ration de Platon; et aujourd'hui, sans craindre de se mettre en flagrante contradiction avec lui-même, il affirme que « l'é- j) clectisme était la prétention déclarée, légitime ou non, de » l'école d'Alexandrie. (Préface de 1833.) » Quant à Descartes, ses leçons n'ont pas été moins déce- vantes pour M. Cousin. Descartes a beaucoup parlé de mé- thode ; il a écrit , comme on sait , un Diacours de la méthode. Il était naturel, en eflet , qu'un philosophe qui se mettait hors de toute communion spirituelle avec les autres hommes, qui se séquestrait de toute tradition , qui prétendait tout dé- couvrir par lui-même, se demandât quelles règles de vie il adopterait en attendant que son édifice fût construit , et quelle méthode il emploierait pour le construire. Mais l'immense influence que Descartes a exercée, avec son doute dirigé contre la Scolastique et avec ses systèmes , a égaré étrangement ]\I. Cousin. Il en a conclu d'abord que le philosophe était à toute époque, par devoir et par nature, un douteur ; c'est qu'il n'a nullement compris le but final du mouvement carté- sien. A cette erreur, M. Cousin en a ajouté une autre : il a confondu le doute anti-scolastique de Descartes avec la méthode proprement dite de Descartes, la méthode de l'évidence, la méthode des géomètres. Confondant ainsi deux choses très M. Cousin confond, je le répète, le hardi cou- rage de Descartes allant bravement à la reciierchc de la vérité, avec le doute de Descartes ; et puis il confond le doute de Des- cartes avec sa méthode proprement dite. Les éloges qu'il pro- digue à ce grand homme sont donc fondés sur deux équivoques. La première, c'est la répétition de l'opinion , assez répandue, qui confond le génie inventeur et dogmatique de Descartes avec son doute dirigé uniquement contre la science de son temps. Mais la seconde appartient tout entière à M. Cousin, car il a renchéri sur le préjugé vulgaire. Il veut louer Des- cartes d'avoir été un hardi douteur , prenant, je le répète, la forme du génie de Descartes pour son génie même ; mais le louer ainsi n'eût pas été bien neuf, il y a long-temps qu'on célèbre le doute philosophique de Descartes. Que fait-il donc? Il le loue au titre de philosophe qui a eu une méthode, érigeant ainsi iniplicitcnioni le doute on méthode ; et puis il s'écrie que toute philosophie ost une méthode, et que Descartes est le père de la philosophie moderne , parce que le premier 11 a eu une méthode. Kh! sans doute, une philosophie est une méthode , tout philosophe a une méthode. Mais, avant celte méthode , il y a l'inspiration du philosophe, qui lui fait employer cette mé- thode. Vous réduisez Descartes à n'être autre chose qu'un douteur qui pense avec une certaine méthode, et vous en concluez que tout philosophe est un douteur avec une méthode, que la philosophie est le doute et la méthode. Moi , je vous dis que le doute n'est que la forme de la pensée de Descartes, que cet homme sublime était le plus hardi et le plus dogma- tique des hommes. Descartes est un dogmatique qui vient dire au monde : « Avec la méthode des géomètres nous pou- vons tout découvrir, tout connaître avec certitude. Or on n'a pas encore employé cette méthode ; moi , je vais la pratiquer, et je vous engage à lo faire aussi. Commenrons donc par douter, puisque jusqu'ici on a mal raisonné; ensuite nous ne douterons plus. » Voilà le sens de Descartes. M. Cousin tra- duit : « Le propre de la philosophie à toute époque est de douter; et ce doute même est une méthode. » M. Cousin 94 DE L'ÉCLECTISME. traduit mal. On dirait que M. Cousin n'a jamais lu attentive- ment le petit livre dont il parle si fastueusenient, la Méthode. Il y aurait vu que les neuf dixièmes de ce traité sont employés à exposer les grandes découvertes que Descartes croyait avoir faites sur l'existence de Dieu, sur la nature des hommes et des animaux, et sur le monde physique; en un mot, que c'est un abrégé des ouvrages qui parurent plus tard, les Méditations , le Monde, le Tiaité de l'homme^ etc. Il y aurait vu aussi que Descartes, tout grand qu'il soit, n'em- brassa et ne voulut embrasser qu'une partie de la connais- sance humaine; qu'engagé de foi comme il était dans le Chris- tianisme et dans l'ordre politique qui régnait de son temps, il s'interdit toujours les matières de religion et de politique , et que sur ces matières , loin de professer le doute , il professa au contraire la soumission la plus absolue. Descartes, ce n'est donc pas « la réflexion libre à la hauteur d'une méthode , et » de la méthode la plus sévère, » puisque le doute de Des- caries ne s'étend, chez Descartes, qu'à cette sorte de science ou de philosophie que Dcscarles icsireint si souvent dans ses écrits en la définissant « la connaissance des vérités qu'on » peut découvrir par la lumière naturelle. » Mais dans ce cadre même de l'ontologie pure cl de la physique, croyez- vous que Descartes ait jamais pensé que la vraie méthode pour connaître était toujours de douter d'abord? Jamais Descartes, je le répète, n'a eu une pareille idée; il n'a préconisé le doute que pour lui , pour son temps, s'imaginant bien que, quand la vérité serait découverte, le devoir de tout pliilosophe serait, non de douter d'abord sur toute chose, mais de reconnaître et d'accepter les vérités découvertes et démontrées. Il a mis ce doute en pratique, parce que son esprit de géomètre n'était nullement satisfait de la philosophie vulgaire qu'on enseignait dans les écoles et dans les académies, et parce que, plein de foi et d'assurance dans la mélliode des géomètres, il se croyait certain, lui et tous ceux qui eniploieraient celte métiiode, d'arriver à toutes les vérités que comportait cette méthode. Donc , bien loin que le doute lui parût la première condition et le génie inspirateur d'un philosophe , c'était au contraire sa très grande assurance de lu vérité en soi, et de l'excellence de Dii l'Éclectisme. OS la mt'lhodc géométrique, qui lui donnaient confiance. On pourrait n'sumer le livre de la Méthode , par lo mol d'.\r- chimî'de, 'Eup^ixa, J'ai trouvé. list-ce là esscniiellcmcni t;t fondamentalement prc'clier le doute? non c'est au contraire prôclier la foi, la certitude , mais une foi nouvelle. Le dont'*, pour Descartes, c'est uniquement Pinlervalle qui sépare ses découvertes ou sa philosophie de la philosojjhie des écoles et des académies de son temps. ISIais qu'il n'ait fait ses systèmes, comme le veut M. Cousin , que pour se donner le plaisir de voir où conduisait sa méthode, et par manière de divertisse- ment, cela est absurde. Au fond, Descartes fut un inventeur qui « philosopha par ordre , » coinme il dit souvent, et qni sut enchaîner des idées pour en faire des systèmes; voilà sa gloire et voilà sa méthode. Il douta sur la Scolastique, il fit grand bruit de son doute à ce sujet, parce que c'était là son point de séparation avec les idées régnantes, et il eut raison. Mais voir là l'essence même de la philosophie , dire que ce doute c'est tout Descartes , que Descartes a engendré l'esprit philo- sophique moderne , non [las par ses systèmes, mais unique- ment par sa méthode, et encore en tant que cette méthode est le doute, au lieu de voir que cette méthode recèle au con- traire à l'état virtuel la confiance, l'enthousiasme, la certitude, c'est ne pas comprendre Descartes, et c'est ne pas comprendre non plus l'action de Descartes sur le monde. Dien loin de dire, comme M. Cousin , que Descartes est tout entier dans samétliode, il faut dire, au contraire, que la méthode de Descartes n'aurait produit auctui ellct sans ses systèmes. Il faut louer Descartes d'avoir été un grand inventeur de hardis systèmes; car c'est cette audace, cette noble assurance, sem- blable à celle des Kepler , des Galilée , des Bacon , qui a fonde pour ainsi dire l'ère moderne et donné une nouvelle trempe à l'esprit humain. La philosopliic n'est donc pas une sorte de machine appelée une méthode. La méthode est au contraire le produit de l'inspiration du philosophe, la forme de sa pliilosophie. Vous dites : tant vaut la méthode, tant vaut le philosophe. Userait bien plus vrai de dire : tant vaut le philosophe, tant vaut la méthode. Donnez la méthode de Descartes à un esprit comme 96 DE l'éclectisme. Condillac : croyez-vous qu'il en sortira les Méditations? Buffon a dit : Le style , c'est l'homme ; on peut dire dans le même sens : La méthode, c'est le philosophe. Quoi qu'il en soit , il semble que , prenant Descartes pour l'unique père de la philosophie moderne , et la méthode de Descartes pour la méthode même de la philosophie , M. Cousin aurait dû se rattacher à cette méthode , et ne pouvait pas faire autrement que de s'y rattacher. Hé bien, non; M. Cou- sin n'a pris de son cominerce avec Descartes , et de la con- ception qu'il s'est faite de ce grand homme , que cette idée, qu'un philosophe est avant tout un homme qui a une méthode, qui peut dire ma méthode , et il a voulu comme Descartes avoir sa méthode. Or quelle est la méthode de M. Cousin ? Ce n'est pas celle de Descartes , je le répète , ce n'est pas la méthode des géo- mètres; car c'est la méthode de Bacon , appliquée là où Bacon avait reconnu formellement qu'il ne fallait pas l'appliquer; c'est , en un mot , la méthode des naturalistes transportée dans la vie du moi et du nous. Il est impossible d'attribuer plus de valeur à la méthode que ne l'a fait M. Cousin , et il est impossible aussi de se tromper sur la vraie méthode plus gravement que lui. Constatons bien que ce que M. Cousin entend quand il dit, à l'instar de Descartes, ma méthode, c'est tout simplement la méthode d'observation des naturalistes appliquée ( nous verrons tout à l'Iieure comment 1 à la vie du moi et du nous. Cetlte constatation ne sera pas difficile à faire ; car M. Cousin, après avoir passé par les écoles allemandes , et avoir répété les leçons de Fichtc, de Schellirg, de Hegel, voulant faire, de tout ce qu'il avait successivement adopté et professé , un ensemble original, où tout fût lié et marqué de son cachet, n'a trouvé , pour se trancher de ses maîtres , que la méthode. Les Allemands avaient procédé plulùl à la manière de Des- caries, de Spinoza, de Leibuitz, (ju'à celbî de Locke, do Condillac, ou des Écossais; ils avaient éié plulnt onlologistes que psychologues, et ils avaient phuùt raisonné en géomètres qu'en naturalistes observateurs. M. Cousin , élève d'abord de M. Laromiguière , et parti , dans le principe , de l'observation, I DE l'Éclectisme. 97 a pr«5tendu rester fidèle à la méthode d'observation. Il a donc fait , d'un côté , grand fracas de l'importance de la méthode , et il a bien vouhi, sous ce rapport, amnistier le dix-huitième siècle, auquel l'application de la méthode dos naturalistes aux questions philosophiques est empruntée; d'autre part, il a prétendu que cette méthode l'avait conduit à tous les résultats qui composent ce qu'il appelle son système, et c'est à ce titre qu'il réclame surtout un brevet d'originalité et d'invention. J'ouvre la Préface de I8-2G, où M. Cousin a résumé et coordonné ses travaux ; je trouve dès le début : « Mes premiers soins furent donnés à la méthode. Un sys- n tème n'est guère que le développement d'une méthode I) appliquée à certains objets... Ouvrez l'histoire ; tout pbilo- » sophe qui a respecté ses semblables, et qui n'a pas voulu » seulement leur ollrir les résultats indécis de quelques rêves, » a commencé par un retour sur la méthode. Toute doctrine » qui a exercé quel([ue inlluence ne l'a fait et n'a pu le faire » que par la direction nouvelle qu'elle a imprimée aux es- » prits, par le p lint de vue nouveau sous lequel elle a fait » considérer les choses, c'est-à-dire par sa méthode. Toute )• réforme philosopliique a son principe avoué ou secret diins » un changement ou dans un progrès de méthode. Mon pre- » niicr ellort devait donc être d'examiner consciencieusement » le point d'où j'allais partir, la direction que j'allais prendre, » la méthode que j'allais employer, et qui contenait en elle » les résultats de toute espèce, inconnus à moi-même, au\- » quels son application successive devait me conduire. » M. Cousin aurait pu nous dire plus simplement, et avec plus de vérité, qu'ayant commencé à étudier la philosophie sous M. Laromiguièie , il avait du naturellement accepter la méthode et les habitudes de l'école condillacienne ; mais M. Cousin ne veut rien avoir reçu, du moins sans contrôle. C'est i\oi\z volontairement , après mûres réflexions, et de dessein bien prémédité, qu'il a opté pour la méthode d'ob- servation : « La méthode d'observation est bonne en elle-même. Elle " nous est donnée par l'esprit du temps, qui lui-même est » l'a'uvre de Tespili fi;ênéi;il du monde. Nous n'avons foi qu'à 98 UE l'kclectismc. » elle, nous ne poiivons rien que par clic; et poiulant en » Angleterre et en France , elle n'a pu jusqu'ici que (l(?iruire » sans rien fonder. Parmi nous, son seul ouvrage en philoso- » phie est le système de la sensation transformée. A qui le » tort? Aux hommes, non à la méthode. La métliodf est ir » réprochable , et elle suffit toujours, mais il faut l'appli- » quer selon son esprit. Il ne faut qu'observer, mais il faut » observer tout, la nature humaine n'est pas impuissante, » mais il ne faut lui reti'ancher aucune partie de ses forces. w On peut arriver à un système qui dure , mais pourvu qu'on i> ne se laisse arrêter d'abord par aucun préjugé systénia- » tique. {Préface des Fragments, 1826. ) » Une fois en train de célébrer la méthode expérimentale , M. Cousin ne s'arrête plus dans les éloges qu'il lui prodigue. Il va même jusqu'à reprocher à Bacon , le père de cette mé- thode, de n'en avoir pas compris l'excellence et l'universalité. Bacon avait dit une admirable vérité; il avait dit que la mé- thode d'observation n'était pas applicable d recîement à la vie du moi, « que nous pouvions observer la matière et les ou- » vrages de Dieu extérieurement à notre àme, parce que dans » cette contemplation le moi prend une forme eu considérant » un objet , mais que si le moi ou l'âme se retourne sur elle- » même, comme une araignée tissant sa toile, l'àme reste «sans manifestation, sans forme , indéterminée [à l'état de » vide, comme disent les métaphysiciens indiens (I) ], cl ne » peut ainsi engendrer que des espèces de toiles, comme celle » de l'araignée, des toiles à fil délié, dont on peut admirer la » finesse et l'enchevêtrement, mais qui n'ont pas de solidité et » ne sont d'aucun usage. » M. Cousin est scandalisé de cet aphorisme de Bacon; il prétend que Bacon s'est trompé sur sa propre méthode, ou du moins sur la méthode dont on lui attribue vulgairement l'invention. Si Bacon a dit cela, c'est, suivant M. Cousin, que Bacon n'a pas su faire usage en psy- chologie (\o la métliode expérimentale : « On a beaucoup célébré Bacon comme le père de la mé- j) Ihode expérimentale; mais la vérité est que Bacon a tracé (i) Vov. l'arlicle Contemplation de V Encyclopédie Nouvelle. DE l'éclectismi:. 09 » les règles et les pioct^dés de la méthode expérimentale dans » l'encciiiio des sciences physiques ei pas au-delà, et que le » premier il a égaré la niélhode dans une roule sjstémati- » que, en la hornant au monde extérieur et à la sensihilité. » Elle est de IJacon cette phrase : Ulcns humana, si agat in » materictn , naluram rerxnn et opéra Dei contemplando, » pro modo matcriœ operatur alquc ab eadem determina- » tur. Si ipsa in .<«' vcrtatur, tanquam aranea te.vens te- >' lam , tune deinuin indelenninata est, et paril telas » quasdain duvlrinœ, tenuitale /ili uperisque tnirabiles, " sed quoad usuni frivolas et inanes. » Kn général, l'ob- )' servation de Hacon ne s'adresse qu'aux phénomf'nes sensi- » hles; l'induction appuyée sur celte base unique ne portera » pas loin. La philosophie qui devait sortir d'une application » aussi incomplète de la méthode ne pouvait être qu'incom- >' plète elle-même, et iristenienl incomplète. Le système de la » sensation ir.uisforiuée était au bout de pareils conseils, et » Ifacon devait engendrer Condillac. Telle est limporlance » des aherralions de la méthode. I,cs plus légères traînent à >> k'tu- suite les erreurs les plus graves, (pie l'on ne peut plus » détruire qu'en remontant à leur principe. La première » aberration de la vraie méthode philosophique vient de » Hacon ; ses conséquences ne s'arrêtent qu'à Condillac, au- )' delà duquel il n'y a plus de place poiu- aucune abberration » nouvelle, soit en fait de méthode, soit en fait de système. » Consent-on à la méthode incomplète de Bacon? il faut con- " sentira toutes les lacunes du système de Condillac; la fai- » blesse seule et l'inconséquence s'arrêtent au milieu. Le » système de Condillac dans sa rigueur choquc-t-il la nature » humaine et l'obserAation la moins attentive? il faut remon- » ter jusqu'à J^acon et essayer de tarir le mal dans sa source; 1) il faut empruntera Bacon la méthode expérimentale, mais » ne pas corrompre d'abord l'observation en hù imposant un » système. [1 faut n'empliyer que la méthode d'observation, » mais Pa|>pliqu('r à tous les faits, quels qu'ils soient, pourvu » qu'ils existent : son exactitude est dans son impnrtiiiliti- , et » i'iniparliiililé ne se trouve que dans l'étendue. Ainsi peut- » être se ferait l'alliance tant cherchée des sciences méiaphy- 100 DE L'ÉCLECTISME. » siques et physiques, non par le sacrifice systémalique des » unes aux autres , mais par l'unité de leur méthode appli- » quée à des phénomènes divers. {Préface des Fragments, » 1826.)» Voilà qui est clair, j'espère. M. Cousin est plus Baconien que Bacon lui-même, infiniment plus partisan de la méthode expérimentale. Bacon voudrait restreindre cette méthode aux phénomènes de la nature extérieure ; M. Cousin ne le veut pas : il appelle la réserve de Bacon « corrompre l'observation » par un système. » Quant à lui , il cherche « l'alliance des » sciences métaphysiques et physiques dans l'unité de la mé- » thode. » Et M. Cousin a persévéré jusqu'au bout et per- sévère encore dans son sentiment à ce sujet; car voici son dernier mot dans sa nouvelle Préface : 5.) » N Ous n'avez rien recon- struit; vous avez pris à la tradition du dix-huitième siècle ce <[u'il ne fallait pas lui prendre, ce qui n'est jamais fécond, une . I)K l/ÉCLFXTISMK. <(l."ï Unmo , Mai caput mortuuin que les sièclos abandonnont eu ci'ssant d'(Mn*, comme la (It'pouille inortcllo que nous cou- lions à la terre en mourant, cl vous avez (It'laissé l'esprit que cette forme rec(''lait. INI. Cousin a écrit quelque part une belle page sur ce que sont ruii pour l'autre un siî:cle et un pbilosophe qui consi- (It-rc ce siècle : « Selon moi, dit-il , l'Iiumanité est inspirée. » Le souille divin qui est en elle lui révèle toujours el partout « toutes les vérités sous une forme ou sous une autre, selon » les temps el selon les lieux. A côté de riiumanité est la » pliilosopliie, qui l'éroute avec attention, recueille ses paro- » les, les noie pour ainsi dire, et, quand le n)oment de l'inspi- » ration est passé , les présente avec respect à l'artiste ad- » mirable qui n'avait pas la conscience de son génie, cl qui » souvent ne reconnaît pas son propre ouvrage. » Cela est vrai, cela est beau; quoiqu'il fallût dire aussi, ce que INI. Cou- sin n'a pas dit, que le philosophe qui observe l'Immanilé est inspiré connue elle : mais dans le cas présent de M. Cousin et du dix-huilième siècle , je demande qui a manqué à son rôle, de riuuuanité ou du |)liilo et il conçoit « le dessein d'employer )) toute sa vie à la recherche d'une science si nécessaire. [Ibid.] » Niera-t-on qu'il n'y ait un sentiment actif, vivant, passionné pour ainsi dire, sous cette géométrie? Le sentiment insjiira- leur n'esl-il pas aussi clair pour Descartes que pour IJayle? Qu'on nous dise donc encore que le philosophe ne ressemble pas à l'artiste! La cause qui met en jeu leurs facultés est la même , et c'est Imijuius le sentiment. Aux (!ei!\ eMii'iniii's 4 H DE l'éclectisme. de la nature humaine , vous avez l'artiste et le géomètre. Entre les deux et participant des deux , les comprenant quel- quefois tous les deux , vous avez le philosophe. Le sentiment est toujours au fond des calculs les plus arides, des raisonnements les plus froids, chez le véritable philosophe, de même qu'il vit dans les œuvres de Tartisle en apparence les plus étrangfnes aux mouvements de son àme. Il y a, dans un conte d'Hoffmann, un agréable symbole de cette vérité. Un peintre est occupé à peindre un paysage; le diable, sous je ne sais quelle forme humaine , estderriw'e lui qui le regarde faire ; puis le diable s'écrie : « Tu es amoureux , très amoureux. — Eh ! comment le savez-vous? répond le peintre étonné. — Je le vois dans ce que tu fais. — Je peins des arbres ! — Ton amour se peint dans tes arbres , reprend le diable. Tu ne ver- rais pas ces arbres comme tu les vois , tu sentirais le paysage tout autrement si tu n'aimais pas. » On peut dire cela de tout artiste , de tout philosophe , et même du physicien et du géo- mètre. Seulement, comme je l'ai déjà remarqué, le sentiment chez l'artiste est plus individuel, chez le philosophe plus gé- néral. L'artiste est lui-même , le philosophe se fait autrui. L'artiste sublime meurt, comme I^e Tasse ou comme Dante, pour sa propre haine et ses propres amours, plus ou moins liés avec ce que l'humanité doit aimer ou haïr. Le sublime de la philosophie est de mourir pour le salut des autres, comme Socrate ou comme Jésus. Il ne faut donc pas parler de méthode particulière à la phi- losophie; il est absurde de dire que la philosophie est une science d'observation, ou qu'elle est une science de raison- nement , ou qu'elle est une science d'observation et de rai- sonnement unis. Le philosophe emploie l'observation, mais la philosophie n'est pas une science d'observation. Le philo- sophe emploie le raisonnement, mais la pbilosophie n'est pas une science de pur raisonnement. La piiilosopliic , en tant (lu'elle a pour objet spécial la vie humaine , a pour principes de certitude le consentement cl le sentiment individuel , ou la conscience. Revenons niaiuienanl à M. Cousin. 11 faut convenir que la prétendue méthode de ]\I. Cousin est la plus fausse ei la phis DE l'Éclectisme. 4Io .'ibsurdc dos exagéralions possibles en fait de nii^lhode. Quoi ! il s'agit de philosophie, c'est-à-dire apparemment au premier chef de la vie du moi et du nous, de la vie humaine, soit individuelle, soit colloclive, et, au lieu de prendre pour critérium de certitude le sentiment et le consentement, aidés du raisonnement et de la tradition , M. Cousin va s'adresser, à quoi? à l'observation, c'est-à-dire au critérium de certitude des physiciens et des naturalistes! Puis il y avait trois choses (ju'il fallait nécessairement distinguer ; 4° le principe de cer- titude ; 2° la manière d'employer ce principe, ou la méthode proprement dite ; 3" l'homme, c'est-à-dire le génie inspiré ou doué de sentiment , la force vive en un mot, qui se sert de ce principe et qui emploie cette méthode. M. Cousin a confondu, identifié ces trois choses. 11 a confondu la manière dont nous faisons usage d'un certain principe de certitude avec ce prin- cipe même; et ayant décidé que le principe de certitude en philosophie était Tobsorvation , il en a conclu et en a fait conclure à ses élèves que la méthode même était l'observation, d'oi\ est résulté l'insensé psychologisme de Pâme qui di- rectement s'observe et se considère. Enfin il a confondu le l)hilosophe, c'est-à-dire la force vive, riiomme-sentiment (qu'on me pardonne ce mot) qui emploie la méthode et le principe de certitude , avec cette mctbode même et ce principe. Or la méthode étant déjà confondue par lui avec le principe, t't le principe étant l'observation , il en est résulté que le phi- losophe n'était plus qu'un observateur inerte , un homme qui recueille des faits par Tobservation. Mais le physicien , le vé- ritable physicien , n'est pas môme cela : comment voulez-vous (juc ce soit là la condition du philosophe! Toutes les facultés de notre nature ont donc été anéanties d;'.ns cette prétendue méthode; et, sur la ruine de toutes nos facultés , INI. Cousin a pu tout à son aise s'écrierqu'il ne voyait aucune difll'rence essentielle entre la physique et la philo- sophie, s'étonner qu'on lui reprochât de n'avoir ni sentiment patriotique , ni tradition française, et répondre naïvement à ce reproche : « A-l-on jamais parlé d'une physique ou d'une » géométrie française?» Telle est la méiliodc de M. Cousin , et, s'il l'avait suivie , il ^'!0 »!•; L'iicLECTISMR. serait resté dans la voie où M. JoullVoy s'est engagé à sa suite, la pure psychologie expérimentale. Mais M, Cousin n'y a pas même tenu , à sa prétendue mé- thode ; il a laissé ses disciples , tels que M. Jouffroy , s'y égarer, s'y abîmer, il les a laissés tissera leur aise les fils d'araignée que iJacon leur avait prédits comme l'unique fruit possible de leur labeur. Quant à lui, soit à la suite de Ficlite, soit à la suite de Hegel , il s'est frayé d'autres routes , et il a fait, sans aucune métliode,de l'ontologie et des systèmes. Et maintenant il reproche assez aigrement à ses disciples de s'arrêter à cette observation dont il leur avait fait un précepte. Il les paint de demeurer si long-temps dans ce qu'il appelle le vestibule ou l'antichambre de la philosophie. « On se » trompe , dit M. Cousin dans sa nouvelle Préface, quand on » dit que la vraie piiilosophle est une science de faits, si on » n'ajoute que c'est aussi une science de raisonnement. Elle ■» repose sur l'observation , luais elle n'a d'autres limites que » celles de la raison elle-même, de même que la physique » part de l'observation , mais ne s'y arrête point... J^a philo- » Sophie abdique, elle renonce à sa fin, qui est rintelligence » et l'explication de toutes choses pari emploi légitime de nos » facultés , quand elle renonce à l'emploi illimité delà raison... » IJorner la plulosophie à l'observalion , c'est, qu'on le saclie » ou qu'on l'ignore, la mettre sur la route du scepticisme. » O la savante méthode que celle de M. Cousin ! il va jusqu'à permettre et prescrire de joindre le raisonnement à l'obser- vation! Mais il n'en persiste pas moins à dire et il a soin d'ajouter que n la philosophie ne se dislingue" de la physique » que par la nature des phénomènes à observer. » C'est qu'il veut avoir à lui seul tous les honneurs : si M. Jouilroy ou tout antre fait de la psychologie expérimentale, M. Cousin peut dire que c'est lui qui les a lancés dans cette excellente voie, que c'est lui qui le premier a défini la philosophie une science d'observation , de pure observation , et pas autre chose. Mais si, de cette observation prolongée indi'liniment , il ne résulte on efiet que des toiles d'araignée, M. Cousin s'écrie que ce ncst pas là sa méthode, que « la philosophie n'a d'autres » liniiles que celles de la raison elle-même. » Allez plus loin 1)E 1,'IÎCLECTISME. 417 encore, M. Cousin, et reconnaissez que la pliilosopliie ne piiiticipc pas seulement de la nature de la scienco, mais de la nature de l'ail; que ce n'est pas seulement une allaire d'ob- seivaliun et de raisonnement , mais aussi une all'ain' de siMi- timeut. A'ous en Otes venu, d'une i^r./t/ce à l'autre, jusqu'à dire que » la pliilosopliie est l'intelligence et l'explicalioii de »> toutes choses par ren)j^/o<7t'^///Hîe de nos facultés. » Re- gardez-vous le sentiment comme une facultôdont l'emploi soit illégitime? Et si vous admettez celte faculté au nombre de celles dont l'emploi est légitime, ne vo.\ez-vous pas que le premier terme de votre définition doit être cliangé, qu'il ne s'agit pis seulement de conqjrendre et d'expliquer, mais de sentir; qu'il faut revenir à la doctrine de votre IMaton, cher- cher le IJeau et le Hi<'n , aviirun Idéal, et provoquer Ihu- manité à le suivre; en un mot, que la philosophie n'a pas seulement pour but « l'inieHij^ence et lexplicalion de toutes » choses, > mais le développement de toutes choses, l'amé- lioration de l'àmc humaine et le perfectionnement du monde! S VI. De la Psjchologle de M. Cousin. lime parait fort douteux que , même dans le cadre restreint de la pure psychologie, ^I. Cousin ait jamais eu une idée nette et précise de ce qu'il entend par sa prétendue méthode d'ohservation. Mais d'abord , (lu'est-ce que la psychologie, et (jiielle place occupe-1-elle dans la philosophie ? i'uisque ]M. Cousin appelle lui-même la psvcholugie le simple restibulc de la philosophie , il nous permeilra de n'eu pas faire plus d'estime que lui , et cle ne la considérer eu effet que comme une sorte de préliminaire aux matières et aux questions de la philosophie. Ka psychologie est à la philosophie ce que Tanalomie est à la physiologie età la médecine. Pourconnaiire lecorps vivant, les médei ins étudient le corps mort, c'est-à-dire Tcudre, i\S DE L'ÉCLECTISMIÎ. l'enchaîiiem^it , les rapports des divers organes qui composent ce corps. Mais ce qu'ils étudient ainsi , ce n'est pas la vie , c'est ce qui reste après la vie , ce que la vie a fait , ce qu'elle a habité, ce qu'elle a délaissé; c'est sa trace , ce n'est pas elle. Et de même, pour étudier l'esprit vivant, les philosophes étudient pour ainsi dire l'esprit à l'état de mort , c'est-à-dire l'ordre , l'enchaînement , les rapports des divers organes que manifeste cet esprit; c'est ce qu'ils appellent les opérations ou facultés de l'entendement. Mais, avant le dernier siî'clc , on ne s'était jamais imaginé que cette espèce d'anatomie fût la vraie science de l'âme , la physiologie de l'ilme , la connais- sance même de l'âme vivante. On sentait trop que ces opé- lations supposaient un être qui les faisait , que ces facultés élaient plutôt la demeure de l'âme que l'âme même, comme le cadavre est , pour ainsi dire , l'enveloppe extérieure, appa- rente , observable , du véritable corps vivant. Aussi ne s'ar- rètait-on guère à cette étude , et on ne lui avait pas même donné de nom particulier. On la regardait seulement comme un préliminaire indispensable de la logique. En tête de la logique se trouvaient quatre pages de considérations sur les facultés ou opérations de l'esprit ; puis on passait à la logique, qui n'était elle-même que l'instrument, l'organe de la philo- sophie. J'ai dit ailleurs et je maintiens que ces quatre pages, dans les anciens ouvrages de logique, contiennent plus de vérités et infiniment moins d'erreurs que tous les livres des psychologues de nos jours. Mais il est arrivé au dix-septième siècle que le problème de l'origine de nos connaissances a été mêlé à l'étude même des facultés ou opérations de l'âme ; et de lù , au dix-huitième siè- cle , un remaniement des matières philosophiques , un classe- ment nouveau qui a mis en première ligne la considération des facultés de l'entendement, en tant que représentant l'enten- dement lui-même, l'entendement observable. Les quatre pages de prolégomènes à la logique, une fois qu'on y eut introduit cette question de l'origine de nos connaissances, ont pris un immense intérêt, et ont servi de ralliement à toutes les études des philosophes. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer commenl le problème DE l'Éclectisme. -140 psychologique de l'origine de nos connaissances a pris tant d'importance depuis deux siècles, et a en quelque sorte ab- sorbé la niéliij)h\si(iue tout entière. Cette révolution, amenée d'ailleurs par tous les événenienisde l'histoire moderne, a tenu principalement à ce que le Christianisme, une fois constitué, a voulu immobiliser sa forme , et a élouflé , par des condamna- tions brutales , toute discussion qui pouvait de nouveau mettre en question ce que l'on regardait comme décidé. Comme un fleuve que l'on empêche de couler se creuse un nouveau lit, ainsi l'esprit humain, voyant que la forme religieuse tendait à s'immobiliser, et ne lui permettait aucun développement, s'est éloigné de la religion constituée , et s'est creusé, à l'écart, de nouvelles issues. L'Église n'ayant pas voulu soulfrir la dis- cussion sur le fond des choses, par crainte pour son symbole , les penseurs ont été obligés de prononcer une sorte de divorce provisoire entre la religion et la science. Ils ont abandonné, s'y voyant forcés, le règlement des âmes, la conduite de la vie , et ce qu'on pourrait appeler l'hygiène et la médecine morale , à l'Eglise constituée , et ils se sont rabattus sur l'anatomie de l'âme. Cette grande st'-paration, préparée long-temps avant Descartes, se marqua surtout de la façon la plus éclatante cliez Descartes , qui , tout en faisant profession de soumission ab- solue à l'Eglise dans toutes les matières religieuses, soumission en effet bien réelle chez lui, considtira létude de l'âme et de ses facultés comme un domaine où son investigation pouvait s'exercer librement, sans préjudice pour ses sentiments reli- gieux. Il est résulté de là que la philosophie s'est, par un long détour, éloignée de la religion pour se concentrer en apparence sur le problème psychologique. Mais tout se tient : aussi ù peine se fut-on occupé de cette élude, comme d'une étude à part , et qui ne portait atteinte ni à la morale ni à la religion établies, que Ton vit paraître comme conséquences les sys- tèmes de Malebranrhe, de Spinoza , de Locke , de Berkeley ; d'où résultèrent plus tard et le scepticisme universel de Hume, et le sensualisme de Condillac, et le matérialisme de Cabanis. Ainsi la religion fut tournée pour ainsi dire. La théologie fut reléguée dans les chimères, et toute philosophie parut résider dans l'élude des facultés ou opérations de l'esprit humain. Les 420 niî l'éclectfsme. hommes vraiment grands cl vraimcnl forts qui ont travaille à cette œuvre ont tous parfaitement senti, dans la mesure de leur génie et de leurs sentiments religieux, que le vrai pro- blème qu'ils poursuivaient n'était pas un problème de pure psychologie, qu'il ne s'agissait pas, au fond, de l'anatomie de l'âme , mais de la physiologie de l'àme , pour arriver à la mé- decine et à l'hygiène de l'àme. Aussi les uns en restant chrc- liens, les autres en s'éloignant du Christianisme , ont toujours visé à quelque chose qui dépassait la pure psychologie. Mais les faibles se sont persuadé que la psychologie était tout par elle-même, que c'était là une science qui mérhait qu'on s'y attachât des siècles entiers ; et ils ont ainsi perdu de vue la philosophie même pour une petite portion de la philosophie ; ils ont , pour employer l'expression de M.-Cousin, fait élection de domicile dans le vestibule de la philosophie , au lieu de pé- nétrer plus avant. Ce fut Wolf, je crois, le méthodique Wolf, qui commença à séparer de la logique les quatre pages de prolégomènes, et à les désigner sous le nom grec de psychologie (1). Or psycholo- gie voulant dire science de l'esprit, ce nom vague et général dut encore donner plus d'importance à cette étude et la faire confondre avec la philosophie même. Mais ce sont les Ecossais qui ont surtout contribué à étouffer le sentiment de la vraie pliilosophie sous la recherche glaciale et inh'conde de ce qu'on nomme la science de l'esprit ou la psychologie. A la suite de la discussion de Descartes, de Gas- sendi, de Locke, discussion au milieu de .laquelle s'étaient produits les systèmes de Malebranche, de Spinoza, de Berke- (i) Je ne veux pas dire que ce mot fut nouveau dans l'usage; mais jusque là il avait été pris dans une acception diflëreute. I.e cadre généra! de la philosophie se divisant en logique, ontologie, et pneumatoloi,'ie, qui comi)reuait les différenles natures spirituelles, c'est-à-dire l âme liuiiiaiue, les auL;es, et Dieu, ])lusieurs savants de l:i Renaissance, platoniciens ou autres, avaient, au seizième siècle, traité la pneumatologie humaine sous le nom de psycholoLsie. On connait divers ouvrages publiés en Allemagne sons ce titre. Mais ce n'était pas là (le la psvciiologie comme on l'entend depuis Wolf. r)K I. rîci.F.CTiSMi:. 424 loy, cl qui avait abouti finalement au scepticisme de Ilnmc, les Ecossais, effrayés tics incertitudes de la pIiilosf)pliie ainsi concentrée dans le terrain psychologique , et fra|)pés des pro- grès que les sciences pliysi(jues faisaient alors, s'imaginèrent que la première clntse à faire en philosophie était de réunir pendant idusieurs siècles des faits de psychologie. Ils man- quèrent ainsi à la l'ois à la philosophie et à la psychologie même. Car réduire la idiilosophie à l'i-lat d'observation , c'est détruire la vie du moi et du nous , c'est anéantir la vraie philosophie; cl quant à la- psychologie proprement dite, il est évident que les Ecossais , en excluant de leur recherche la considération du corps, en ne s'aidanl pas directement de ces sciences natu- relles sur le patron dos([uelies ils prétendaient se modeler, ont rendu cette recherche stérile et impuissante. En effet, il n'est pas une seule des opéraiions de l'i'sprit qui ne soit liée à des opérations du corps. De là la nécessité d'une élude |)lns \ asle , comprenant à la fois l'âme et le corps, comprenant l'homme tout entier étudié d'une faron externe. C'est ce que les disci- ples de Cabanis et de Gall ont compris à leur manière, lors- (ju'ils ont opposé à la psychologie la phrénologie ou Van- thropologie. Quoi qu'il en soit, la psychologie proprement dite est bien certainement une science d'observation. Cela veut dire qu'en cette matière le critérium de certitude du philosophe est l'ob- servation. Cela ne veut pas dire que le piiilosophe ne soit qu'ob- servateur lorsqu'il observe ainsi; car il est là, comme tou- jours, et il ne peut pas ne pas être à la fois sentiment et pensée: senlenuMit son critérium de certitude en cette matière est l'ob- servation. La méthode en psychologie proprement dite ne doit donc pas prendre le nom de pure méthode d'observation . à moins ([uc l'on n'explique positivement que, concurremment avec le principe de certitude, qui est en celte matière l'ol)- servalion, il y a la méthode proprement dite , ([ui est l'emplui de tontes nos facultés sans exception et qu'il \ a en outre le sentiment ou l'inspiriilion propre du philosophe. Mais, au-delà de cette psychologie qui examine et conslale les facultés ou opéraiions de l'âme (et qui , pour faire désor- mais qnelqne progrès, doit , je le répète , embrasser de plus <22 DE l'jIclkctisme. en plus la. considération du corps et des organes corporels) , il y a une autre psychologie qui considère ces facultés en exer- cice, et qui correspond pour ainsi dire à la physiologie, comme la première correspond à l'anatomie. C'est la physiologie de l'âme, c'est la science de l'âme en tant que vivante, opérante, agissante. Quel est le critérium de certitude dans cette psychologie supérieure? Est-ce encore l'observation? Oui, assurément. Mais si, pour la psychologie inférieure, la méthode même n'était pas une pure observation , mais l'emploi de toutes nos facultés , à plus forte raison ici, où il s'agit de la vie se saisis- sant pour ainsi dire elle-même , et n'étudiant pas seulement ses facultés , mais le jeu de ses facultés, la méthode n'est-elle pas l'observation, mais l'emploi de toutes nos facultés. Le phi- losophe, en effet, ne ressemble jamais moins au physicien que dans cette sorte d'observation qui s'élève aux sources mêmes de la vie. M. Cousin a confondu ces deux psychologics, et il s'est contenté de dire que la méthode en psychologie était l'obser- vation. Mais comment l'entend-il? On peut entendre l'observation en psychologie de Uois manières. <" On peut l'entendre comme tous les philosophes sans ex- ception l'ont entendue jusqu'aux Écossais et à M. JoulTroy, c'est-à-dire l'entendre d'un retour ou réflexion que l'âme fait, non pas sur elle-même, mais sur ses opérations antérieures, retour où elle prend conscience de ses actes propres en exa- minant leurs résultats, en séparant dans ces résultats ce qui est d'elle , et par conséquent ce qui est elle , d'avec ce qui n'est pas elle, en un mot en distinguant le nioi et le non-moi. 2° On peut l'entendre comme les Écossais, qui, à la suite des physiciens, avaient imaginé de réunir un grand nombre d'observations puisées dans l'histoire et les voyages, et d'en tirer indireclemenl , par voie de comparaison et d'induction, non seulement la psychologie , mais la philosophie tout en- tière. 3o On peut enfin l'eulendrc connue M. JoulTroy, qui a iina- DE l'Éclectisme. 4SS gin<5 que le moi pouvait conlempler le moi , se contempler lul- iii(}mc diroctomont ot pour ainsi dire face à face. Je demande à iM. Cousin pour lequel de ces trois modes d'observation il opte, s'il en adopte un , ou deux , ou tous les trois. M. Cousin , je le sais bien , nous dira et nous répétera à sa- liét('' que « les faits sont le point de départ de la philosophie n {Pri'face de 1820); «que «les faits n'existent pour nous » qu'autant qu'ils arrivent à la conscience ( Ibid. ) ; » que « les » phénomènes propres de la physique sont ceux de la nature » extérieure , de ce vaste monde dont l'homme est une si petite )) partie , tandis que les phénomènes i)ropres de la piiilosophie )) sont ceux de cet autre monde (|ue chaque homme porte en » lui-même, et qu'il aperçoit e\ l'aide de cette lumière inté- » rieurc qu'on appelle la conscience , comme il aperçoit l'autre » par les sens {Préface de 1833); » il nous parlera , dis-je, tant que nous voudrons, de conscience, d'observation inté- rieure , de phénomènes à observer ; il se représentera même comme un i^rand praticien dans cet art de s'observer ; et nous saurons de lui " que les années et l'exercice lui ont révélé bien )) des de};;rés divers de profondeur dans la méthode psycholo- » giquc. {Préface de IS.'3. ) » Mais tout cela ne suflit pas pour répondre e\ la question que nous avons posée. Comment M. Cousin entend-il l'observation en psychologie Pqu'entendil par l'observation psychologique ? On va voir que M. Cousin ne le sait pas bien précisément lui-même. M. Cousin a eu trois maîtres en psyciiologie, comme il nous l'apprend ( Pre/f/ce de 1835), MM. Laromiguière , Koyer- Collard, et Maine de liiran ; et il a pris confusément de ces trois maîtres trois modes d'observation assez divers , sans s'a- percevoir de la diflérence. Et comme ces trois psychologues appelaient du même nom leurs diverses méthodes , que tous trois vantaient l'observallon , M. Cousin a confondu sons ce nom trois points do vue dillérents. A" ^I. Laromiguière , sorti de l'école de Locke , n'entendait par observation rien autre chose que l'examen rélroarlif ([uo l'âme fait sur ses diverses opérations. Il s'agissait donc pour lui de bien décrire les diverses opérations do l'àme , iclle:> que -•24 DE l'éclectisme. la sensation, la mémoire, l'imagiuaiion , la raison ou le rai- sonnement, la volonté, etc. Mais dans celle description, ou dans cette analyse, il ne s'agissait pas d'une observation directe de l'âme par elle-même. Il s'agissait d'une observation indi- recte, d'une observation à distance, et faite , non pas sur l'àme elle-même, mais sur les opérations de l'àme, ce qui est bien ditréreiit, ou plutôt encore sur les produits antérieurs de l'àme, produits où se mêle nécessairement autre chose que l'àme, c'est-à-dire où se mêle l'objet de l'àme , l'objet auquel le sujet (ou l'àme ) s'est attaché, et avec lequel ce sujet s'est associé pour produire la combinaison que l'àme ensuite examine et décompose, afin de reconnaître ce qui est d'elle, ce qui lui appartient, et ce qui n'est pas d'elle, ce qui appartient à l'objet. Cette faculté de saisir les phénomènes antérieurs de notre es- prit, afin de discerner les opérations de ce même esprit dans la production de ces phénomènes, est ce que Locke appelait réflexion. « Outre les idées, dit Locke , que nous recevons par » les sens, nous avons la perceplion des opérations de notre )) âme sur ces mêmes idées ; opérations qui , devenant l'objet » des réflexions de l'àme , produisent dans l'entendement une » autre espèce d'idées que les objets extérieurs n'auraient pu » lui fournir. Telles sont les idées de ce qu'on appelle perce- » voir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, voa- » loir, et autres dénominations exprimant les différentes ac- » lions de l'àme, de l'existence desquelles étant pleinement » convaincus, parce que nous les trouvons en nous-mêmes, » nous recevons par leur moyen des idées aussi distinctes que » celles que les corps produisent en nous lorsqu'ils viennent » à frapper nos sens. C'est là une sovuce d'idées que chaqiie » lionuue a toujours en lui-même; et quoique cette faculté ne » soit pas un sens , parce qu'elle n'a rien à faire avec les objets ') extérieurs , elle en approche beaucoup , et le nom de sens n intérieur ne lui conviendrait pas mal. Mais comme j'appelle » l'autre source de nos idvcf, sensation , je nommerai celle-ci » ré/le.rion , i>arce que l'àme ne reçoit par son moyen que les » idées qu'elh^ acquiert on réllikhissant sur ses pro))res opé- » rations. ( Essai sur l'entendement , liv. IL) » Voilà donc ce que c'est (pie rol)ser\alion ])sychologique jjour J.ocke ei DE i/bclectisme. i'2o pour son école. L'ànie accomplit certaines opérations, puis elle rr-llécliit sur ces opiMations , et de là elle déduit les idées de percevoir, pensrr, raisonner, vouloir, etc. Mais toujours est- il que les opi rations sur lesquelles l'àme réllécliit ont précédé cette réflexion. J'ai déjà prouvé ailli'urs (l) que, jusqu'à ces derniers temps, tous ceux qui avaient philosophé sur l'esprit humain, sans exception, avaient entendu lobservation de Tàmc j)ar clle-niénie , h' Connais-toi toi-mnnc do Socrale , dans le même sens que Lo( ke , c'est-à-dire dans le sens d'une obser- vation à distance et faite , non pas sur Tàme , mais sur les opé- rations ou pltitOl sur les produits antérieurs de l'àme. Tous It's pliilosophfs, je le répète, avaient entemhi ainsi l'observation psycholoi^^iipie. Quelques uns même iivaicul dit positivement que tout autre mode d'observation était une pure folie. En ef- fet, ce n'est pas seulement Bacon cpii a ailirmé que l'àme ne peut s'observer directement elle-même. Locke aflirme positi- vement la même chose. « Il n'est point, dit-il, de bien sans » mélange, et l'entendement, qui n(jus élève au-dessus de )) tous les êtres, porte avec soi une marque di' faiblesse bien » propre à nous luimilier; car tandis qu'il nous sert à observer » et à connaître toutes les autres choses, il est incapable de » s'observer et de se connaître jamais directement lui-même. » C'est pourquoi il faut de l'art et des soins pour le placer à » une certaine dislance, et faire en sorte qu'il devienne ainsi » indirectement l'objet de ses proi)res contemplations. {lbid.)> Kt qu'on ne dise pas que l'écol»- de Ij'ibnilz dillère, sur ic point, de l'école de Locke; car le Traité do Wolf, dont j'ai parlé plus haut, f(Uihie éilcc- tiqiie enseiiiiièc ptir M. Jonf/nir. Voy. ci's ai tirles lêimis à la fin ilu Iiréiinil volmin'. 1 I. 126 DE L'ÉCLECTISME. mîguièreà M. Cousin; car M. Laromiguière n'en connaissait pas d'autre. 2» Le second maître de M. Cousin , M. Koyer-Collard , entendait par méthode d'oI)servation la nirthode écossaise. Or les Ecossais , que nous sachions , n'ont jamais différé , sur ce point , de Locke , de l'école duquel ils se font gloire d'être , tout en prétendant corriger ses erreurs. Pour les Ecossais , la méthode d'observation est , au suprême degré , une méthode d'observation indirecte. Car, à l'observation indirecte et à distance que nous pouvons faire sur nous- mêmes, comme l'a entendu Locke, les Ecossais ajoutent une autre observation encore plus indirecte , puisqu'elle s'exerce non pas en nous et sur nous-mêmes, mais exté- rieurement à nous et d'une façon tout objective , sur d'au- tres hommes , d'après les récits des historiens et des voya- geurs. Ce que l'on appelle donc la méthode écossaise est au suprême degré une méthode objective , quoiqu'elle parte du même principe que l'observation interne de Locke. Locke disait : Nous pouvons, en rétlécliissant sur nos opérations ac- complies , nous assurer de la vraie nature de l'esprit hu- main. Les Ecossais ont étendu cette méthode , en disant : Ne vous observez pas seulement vous-même, dans la mesure où il est donné à l'homme de s'observer , c'est-à-dire indi- icctement, mais observez vos semblaljles de tous les temps et de tous les pays ; la philosophie ne résultera que de celle étude continuée long-temps avec constance. Yoilà le trait caractéristique des Ecossais , voilà leur méthode d'observa- tion ou d'expérimentation ; ce qui ne veut pas dire, encore une fois , que les Ecossais aient rejeté l'observation que nous pouvons faire sur nous-mêmes , c'est-à-dire sur nos actes et sur nos sentiments ; loin de là , ils ont admis et cherché à cul- tiver celle source de savoir: mais, enfin, c'est précisément pour sortir de celte observation interne et isolée qui leur pa- raissait stérile et insuffisante , qu'ils ont pr.'-tendu nécessaire (le rasseml)ler pendant des siècles des faits de toute espèce en explorant le monde et l'histoire; et c'est réellement à cette excursion hors de l'observatitm interne qu'ils ont donné leur nom. Ainsi M. Cousin n'a encore pu entendre parler , à l'é- DE l'Éclectisme. 12T cole de M. Royer-Collard, interprète des Ecossais, que d'une observation indirecte et Irf'S indirecte. 3° Le troisif-me maître de M. Cousin , M. Maine de Biran, parlait de l'observation dans un sens différent en apparence de celui de Locke ; car 11 prétendait s'observer directement liii-niènie, et rien, dans ses écrits, n'est plus fréquent que de le voir en appeler à l'observation directe : c'est son argumen- tation ordinaire. Il faut expliquer dans quel sens M. de JJiran s'observait ainsi , et s'observait légitimement , mais comment il a occasionné une étrange erreur chez ceux qni l'ont mal compris. RL !Maine de Hiran était un vrai métaphysicien. ISL Royer- Collard, parlant au nom de toute l'école psychologique, a dit de lui : « C'est notre maître à tous; » et il a dit vrai. L'école psychologique, et AL Cousin en particulier, n'ont fait que ré- péter, exagérer et dénaturer les écrits trop pen nombreux de AL de IJiran. AL de IMran , donc, avait beaucoup éludi<' Leibnilz , et s'était profondément pé-nétn'- de deux idées de ce grand homme. Kn ontologie , ou philôt dans cette sorte de psychologie supérieure que nous avons distinguée de la psy- cliologie proprement dite, M. de Iliran avait toujours présente à l'esprit l'idée de force , l'idée que nous sommes une force ; (|ue notre persistance à travers les phénomènes n'est autre que la pcrsislance de cette force; que ces phénomènes mêmes ne sont que la manifestation de cette force , et qu'ils sont causés par la rencontre (pie fait notre force d'autres forces cachées en essence sous toutes les a])pareiices de cet univers et an fond de tous les phénomènes. Lu psychologie proprement dite , M. de IJiran avait admirablement compris la distinction de l'idée ou sensation, de la notion , différente de l'idée, et de re que Leilmitz appelait Vaperception , revenant à ce que Des- carlos nommait en latin conscientia. Dans tous les raisonne- ments, donc , de AL de Ihran , se montre celle doctrine que nous sonnnes avant tout une force, et que, dans chaque phé- nomène , nous avons aperception ou conscience de nous- mêmes , en même temps que nous avons idée de l'objet et notion intellectuelle. Regardez - vous vous - même , disait M. de Biran , vous verrez que l'aperception , comprenant 128 DE l'éclectisme. la conscionce do voiis-uième, apparaît dans loiil phénomène. Cela voulàii dire que dans tout phénomène un esprit vrai- ment métaphysicien pouvait retrouver la preuve de cette vérité enseignée par Leibnitz , qu'il y a dans tout phéno- mène trois choses, la sensation , la notion , et l'aperception. C'était donc une vérité ontologique, à savoir la réalité du su- jet comme force et son intervention dans les phénomènes, que M. de liiran enseignait, et non une méthode psychologi- que. La conscience psychologique de M. de Biran se réduisait à ceci , que nous savo7is que dans tout phénomène nous avons conscience de nous-mêmes. Mais il était bien entendu que cette conscience de nous-mêmes est inséparable de l'ob- jet qui la fait naître, inséparable par conséquent du phéno- mène. Si l'on doute de l'explication si simple que nous don- nons de la doctrine de M. de Biran , qu'on ouvre , presque au hasard , le volume de ses œuvres ; on y trouvera facilement des énoncés de ce principe , que la conscience est inséparable du phénomène, aussi clairs, aussi positifs, aussi irréfragables que celui-ci par exemple : « Toute force productive est cs- n senticllement simullanée avec l'effet ou le phénomène en » qui el par qui elle se manifeste. La cause absolue objective » est, à la vérité , avant comme pendant et après son effet « transitoire. Mais la cause de conscience, ou subjective, tnai, » ne commence à exister pour elle-même et ne dure que » pendant son effet immanent. La durée de l'effet actuel, n constitutif de l'état de veille, mesure seule la durée du moi. i' ( Nouvelles Considérations sur les rapports du physique » et du moral de l'homme, p. 378. ) » J'espère que l'on ne peut rien désirer de plus aflirmatif et de plus clair que celte formule. M. de Biran n'était donc pas au fond en désaccord avec IJacon , avec Locke , avec Wolf, ni avec aucun autre philo- sophe, sur ce principe, que le moi ne peut s'observer directe- ment lui-même , puisque, suivant lui , la force ou le moi ne commence à exister pour elle-même et ne dure que pendant son effet iumiancnt, c'est-à-dire jjcndant le phénomène. Seii- hMuenl il remariiuait et faisait remarquer que le mo/ appa- raiisail d:uis tout phénomène. DE l'kclectisme. ^29 Or , M. IMaino do lîiran , une fois bien en possession de celle vc'rittî , que lotit phénomène suppose la prt'existence du vwi , de nirnie qu'il révèle la virlualiié du moi, cl ayant à lutter contre le sensualisme et le matérialisme, ne crai- gnait pas d'en appeler sans cesse à robservalion , à l'expé- rimcnlalion. Sans cesse donc il prenait les phénomènes, les annljsait , et retrouvait toujours le moi, la force, manifestée par l'aperception ; mais en méino temps il ne niait pas que dans raperccplion se manifestiU aussi l'uljjel du pliénomène, et ([u'ainsi celle double manifcstalion du sujet et de l'objet se relrouvàt dans leur rapport, qui était réellement la cort- 5C/f»c<', comme disait Descartes, ou Vapercept ion , comme disait Lcibnitz. Seulement, par la nature et par la tendance de sa pensée , diri^i'e contre Condillac et Cabanis, M, de Bi- ran , dans l'expression , était plus occupé de montrer le moi que le non-moi : raperceplioii , en tant que se rn|)porlant au moi, l'iuléressait plus que l'aperceplion en tant que se rap- portant au non-))ii)i. De fa^on que lors(iu'ii parlait < u écri- vait , nn esprit pou solide pouvait aisément faire confusion , et prendre la conscience ou l'aperceplion pour quelque chose d isola!)le du phéuomène. Telle était, dis-je , l'observation de M. de Biran. Ce n'é- tait réellement pas une observation directe dans le sens où les psychologues, éj^arés à sa suite, l'entendent aujourd'hui, puiscpi'elle avait au contraire pour but de montrer dans tout phénomène le moi et le non-moi , le sujet et l'objet, réunis et se manifestant tous les deux dans raperceplion ou conscience. Loin d'enseigner que la conscience fût quelque chose d'iso- lable du phéuomène, M. de Hiran enseignait au contraire ([ue la conscience ou l'aperception était une résultante du phéno- mène, ne commcnrait qu'avec lui, et cessait avec lui. Loin d'imaginer que la conscience fïit une sorte d'instrument pour scruter les faits intérieurs de notre àme , il la voyait résulti'r de ces faits, les accompagner, en dépendre , et non pas les précéder et les gouverner. Kn quel sens donc peut-on soutenir (pie jNI. de IJiran em- ployait l'observalion directe? C'est uniipiemont , je le répète, en ce sens que ^I. de iliran vt'riliail cw lui-même sur tout 130 DR L'ÉCLECTISME. phénomène sa proposition ontologique que le moi et le non- moi se retrouve lU dans tout phénomène combinés ensemble dans Taperception ou conscience. Donc M. de liiran , pas plus que M. Laromiguière ou M. Royer-Collard, n'a enseigné à M. Cousin l'observation directe et simultanée de l'ànic par elle-même au milieu de ses manifestations. M. de Biran, loin d'avoir enseigné à M. Cou- sin une pareille erreur, ne lui a enseigné qu'une grande et belle vérité ; et cette vérité, loin d'être en désaccord avec l'idée de Locke , de Wolf , et de tous les philosophes sans excep- tion , sur la manière dont l'esprit se connaît hii-mème , n'en est au contraire que la démonstration et l'extension. Locke avait dit : Nous avons conscience des opérations de notre ihue. M. de Biran se demande pourquoi nous avons cette conscience de nos opérations, et il répond : Parce que , dans toutes nos opf vallons, nous avons conscience de nous-mêmes. A" Mais, après les maîtres de M. Cousin, vient son disciple M. Jouffroy; et voici ce que ce dernier nous apprend. Ni Locke , ni Reid , ni Wolf , ni personne jusqu'ici , n'a compris l'observation en psychologie. La psychologie est une science à faire , parce que la vraie méthode est révélée pour la première fois. Or cette vraie méthode que M. Jouffroy nous révèle, la voi;;i. Le moi s'observe directement. N'cst-il pas vrai , dit M. Jouffroy , que vous voyez le monde extérieur avec vos yeux, avec vos sens : hé bien, de même vous voyez ce qui se passe en vous avec votre conscience. Il y a psychologiquement deux natures, celle du physicien et celle du psychologue. Le physicien observe avec ses sens et avec ses lunettes ; le psy- chologue a une sorte d'œil et de lunette qui s'appelle con- science, et qu'il braque.... Sur quoi? demanderons-nous à M. Jouffroy. M. Jouffroy nous répond : Sur lui-même. Ainsi, suivant M. Jouffroy, le moi, par le moyen de la conscience, coiuiaii le moi. Oui , répond M. Joiirfr(n. Mais, peut-on lui dire, là où il n'y a que le moi qui ol)serve et que le moi qui est observé, il n'y a que le moi. En ce cas, i)K i/iicLKCTis.vii:. 431 qu'est-ce donc (juc la cimscicnce? AssuréniciU ce ne peut pas être autre chose encore que le moi. M. Jouffioy est forcé d'en convenir. Donc, en définitive, M. Jouffroy nous apprend que le moi, par le moyen du moi, connaît le moi ; Ou bien , en variant les termes , Que la conscience, par 1" intermédiaire de la conscience, étu- die et connaît la conscience. Lorsque parut le livre où M. Jouffroy a exposé cette mer- veilleuse méthode d'une science nouvelle , le savant et pro- fond M. d'Eckstein ne put faire autre chose qu'eu nier la réalité au nom de la raison humaine. « Tout en admettant, disait M. d'Eckstein , le moi à titre de conscience et comme un fait primitif, on prétend analyser ce moi intellectuelle- ment, ainsi que le chimiste analyse matériellement les objets physiques. Reste à savoir si Ton peut jamais tirer un ensem- ble d'idées du sens de ce moi approfondi par l'observation de cette conscience ainsi analysée , et si, spéculativement par- lant, il est possible de procéder sur notre intelligence comme on procède en physique sur notre corps. L'homme peut-il opérer en lui une abstraction comi)lt'.'le de toutes ses facultés vivantes, de toute son organisation si)iriluelle? En effectuant ainsi lui-même cette opération , peut-il en même temps ob- server la formation successive de ses idées? Le résultat de celle entreprise ne serait-il pas plutôl une vaine illusion que nous évoquons péniblement dans notre esprit par l'abstracliou et par l'analyse? Si je veux découvrir l'organisation matérielle de riiorame , il faut que je Tétende mort sur un banc d'ana- tomie ; mais si je veux mettre au jour son organisation intel- lectuelle, commenl ferai-jo pour ne pas penser «rcc toutes tes forces de vwn esprit à la fois? Quelle vérité peut-il ré- sulter de l'éloufremcnt provisoire du génie de l'homme , tan- dis (pie Ion est péniblement aux aguets de la formation de sa pensée? ( Le Catholique, lom. III. ) « Alais M. d'Kckstein eut beau crier à l'illusion , M. Jouffroy n'en continua pas moins à professer sa méthode, et la clarté superlicielle de ses écrits contribua à la répandre. C'est te qu'on appelle aujourd'hui psychologie , méthode psychologi- i 152 DE L'ECLECTISME. que, obserration des faits de conscience (I). Le moi qui ob- serve le moi par le moyen du moi, tel csl le non-sens qui fait aujourd'hui la base de l'enseignement de la philosophie en France. Il faut avouer que le sentiment de la métaphysique avait été terriblement effacé dans notre pays par l'envahisse- ment des sciences physiques , puisqu'une pareille absurdité a pu prendre faveur. Certes, un enfant de dix ans renverserait le système de M. Jouffroy, en faisant à son professeur cette simple observation : // est impossible de penser qu'on ne pense à quelque chose, et si l'on pense à quelque chose , on pense à celte chose, et l'on ne s'observe pas penser. Mais il s'agit de M. Cousin. Maintenant donc je re- prends la question que j'adressais plus haut à M. Cousn , et je lui demande comment il entend l'observation en psy- chologie. Entendez - vous la chose comme votre premier maître M. Laromiguière , et comme toute l'école de Locke , à sa- voir que l'àme ou le moi accomplit certaines opérations à l'oc- casion du non-moi , et qu'elle a connaissance de ces opéra- lions par la réflexion , non pas au moment même où ces opérations s'accomplissent, mais subséqucmment à ces opé- rations; en sorte que la réflexion sur nous-mêmes est une opération sul generis qui nous fait nous saisir nous-mêmes dans notre passé , c'est-à-dire dans les actes antérieurs de notre intelligence? Ou bien entendez-vous l'observation en psychologie comme votre second maître M. Roycr-CoUard , et comme l'école écossaise, à savoir que, de même que les physiciens observent le plus grand nond)re de phénomènes possible et cherchent ensuite à les ranger sous des lois communes, de même le phi- losophe doit étudier l'esprit humain en ra.ssemblant la i)li!s grande masse possible de faits moraux, observés , soit exté- rieurement à l'observateur xlansl'hisl tire et les voyages , soit d'une façon intime dans l'histoire même et la vie antérieure de l'observateur, mais éludii's alors à dislance et non pas au moment où ils s'accomplissent? (i) A'ov. l'artirle Con science de \ F.ncrcloprdie Aoiiitl/e. DE l/ÉCLECTrSMn. 433 Ou encore ontemlez-vous l'obsorvation comme votre troi- sième maitre ]\I. Maine de Hiiaii, qui, toncomitamiiicnt avec le phénomène , pn-tenciait s'observer , mais en ce sens seulement (juMl constatait la présence du moi dans le phéno- mène, ne prétendant pas autre cliosc, et appelant conscience le résultat du plicnomine ? Ou bien , enfin , entendez-vous l'observation comme votre disciple M. Jonffroy, qui a imaginé que la connaissance se divisait, sous le rapport de notre mode de percevoir et de con- naître, en deux ordres tout-à-fait distincts, répondant à deux états psycliologiques dilVérents, que le physicien connaissait avec les sens du corps et le philosophe avec une sorte desens immatériel appelé conscience; et qui, au lieu de faire de la conscience, comme Leibnitz, Descartes et M. de IJiran , le résultat du phénomène , prétend au contraire en faire quelque chose d'indépendant du phénomène? IS'ous allons \oir comment M. Cousin répond à cette question. § Vil. Suite. M. Cousin a été rinlermédiairc entre la métaphjsique de M. de Uiran et les puérilités de M. Joull'roy. Egaré entre son maître et son disciple, il serait fort difficile de dire duquel il participe da\antage, et par conséquent fort difficile de délinir ce qu'il entend par l'observation eu psychologie. Essayons cependant de montrer ce qu'il a pris de l'un et ce qu'il adonné à l'autre. M. Cousin peut être un excellent traducteur de phrases, mais il est un déiestable traducteur d'idées. De même qu'il a mal entendu Descartes sur la méthode , il a mal entendu ISI. de IJiran sur la psychologie. Voyant toujours ce profond métaphysicien parler de conscience dans le sens que nous axons exposé plus haiil , il s'est mis aussi à parler de enu- J34 Dii L'ÉCLECTiSJIf':. science , mais dans un tout autre sens. Au lieu que M. de Biran entendait que dans tout phénomène nous avons con- science de nous-mêmes, ce qui revient à dire que le sujet existe aussi bien que l'objet et mêlé à l'objet dans tout phé- nomène, et que nous le savons directement en réfléchissant sur nous-mêmes à l'occasion de tout phénomène, M. Cousin traduisit que nous avions librement conscience des phéno- mènes qui se passent en nous, comme si la conscience était séparée et séparable des phénomènes. Il prit donc une vérité ontologique admirable pour une méthode psychologique, et il se mit à parler en phrases ronflantes de la conscience , du théâtre de la conscience , à faire apparaître les phénomènes sur le théâtre de la conscience. La conscience devint, dans son langage métaphysique, une espèce de scène de théâtre où le moi , comme un spectateur oisif, ou plutôt comme un tyran de mélodrame, faisait paraître et disparaître tous les phéno- mènes évoqués à sa volonté. Alors le moi volontaire et libre prit possession de lui-même , c'est-à-dire non pas seulement du sentiment de son existence, mais de lui manifesté, dans la conscience. Il faut citer; je choisis im des plus simples échan- tillons de l'enseignement de M. Cousin sur ce point : « Les faits , dit M. Cousin , voilà le point de départ , sinon )) la borne de la philosophie. Or les faits, quels qu'ils soient, » n'existent pour nous qu'autant qu'ils arriven t à la conscience. » C'est là seulement que l'observation les atteint et les décrit » avant de les livrer à l'induction , qui leur fait rendre les » conséquences qu'il renferment dans leur sein. Le champ » de l'observation philosophique, c'est la conscience , il n'y » en a pas d'autre ; mais dans celui-là il n'y a rien à négliger; » tout est important, car tout se tient, et une partie mau- )) quant l'unité totale est insaisissable. Rentrer dans la con- » science et en étudier scupuleusemcnt tous les phénomènes , » leurs diflérences et leurs rapports, telle est la première » étude du philosophe; son nom scientifique est h p.tycho- » logie. La psychologie est donc la condition et comme le » vestibule de la philosophie. La méthode psychologique » consiste à s'isoler de tout autre monde que celui de la con- 5) science pour s'établir et s'orienter dans celui-là, où tout est DE l'/îclectismr. 15.1 .) it'iiliKÎ, mais où la réalité est si diverse et sidt'licale; et lo )- liileiU psy( liolopiqiie consiste à se placer à volonté dans ce » monde tout intérieur, à s'en donner le spectacle à soi-même, » et à en reproduire librement et distinctement tous les faits » que les circonstances de la \ic n'amènent guère que fortui- » tement et confusément. {Préface dca Fragmenfa , I82G.) » Voyez-vous le.<< faifs qui arrivent à la conscience ,\a con- science qui est ? Les phénomènes du monde intérieur paraissent et dispa- I) raissent si vite , que la conscience les aperçoit et les perd » de vue presque en même temps. Il ne suffit donc pas de » les observer fugitivement et pendant qu'ils passent sur ce » théâtre mobile , il faut les retenir par l'attention le plus » long-temps qu'il est possible. On peut davantage encore; » on peut évoquer un phénomène du sein de la nuit où il s'est )) évanoui, le redemander à la mémoire, et le reproduire » pour le considérer plus à son aise ; on peut en rappeler tt^le » partie plutôt que telle autre , laisser celle-ci dans l'ombre V pour faire paraître celle-là , varier les aspects pour les par- » courir tous et embrasser l'objet tout entier : c'est là l'office » de la réilexion. La rélloxion est à la conscience ce que les » instruments artificiels sont à nos sens. Ce n'est pas assez « d'écouter la nature, il faut l'interroger; ce n'est pas as- 136 DE l'éclectisme. » sez d'observer, il faut expérimenter (Pre'/ace de 1833. ) » Voilà encore des métaphores , et ce passage est tout aussi figuré que le premier. Mais quelle différence pour le fond! Suivant la première Préface, rien ne scm!)lait plus aisé que l'exercice du psychologue. A entendre M. Cousin , c'était une véritable volupté. Le psychologue se plaçait à volonté dans ce monde tout intérieur, il s'en donnait Ir .tpeclacle à mi-même , il en reproduisait librement et distinctement tous les faits. Mais dans la nouvelle Préface combien tout est changé! Définitivement, il ne paraît pas que la chose soit aussi facile que M. Cousin nous l'avait dit d'abord. Les phénomènes, dit-il niainicnant, paraissent et disparaissent si vite, qiie la conscience les aperçoit et les perd de vue presque en m: me temps. Quoi! le théâtre est si mobile ! Mais comment donc le psychologue pouvait-il , ainsi que vous nous le disiez , se donner à son aise le spectacle à soi-même? Dans votre pre- miijre Préface , l'observateur avait la faculté de reproduire à volonté les faits ; il les reproduisait , disiez-vous, librement et distinctement. Nous le voyions donc s'établir et s'orionter, suivant votre expression, et promener paisiblement son regard interne , comme dirait M. Jouffroy , sur tous les phénomènes. Il nous semblait, en vérité, voir un astronome promenant à volonté son tijlescope sur les constella lions du ciel par un temps pur et serein. En un mot , votre première Préface (•idtW en parfaite liarmonie avec la Préface où INI. Jouffroy a exposé sa méthode, et elle nous rappelait toiit-à-fait ces romans du même psychologue (sur le sommeil, par exemple) oi't l'àme n'est jamais plus à son aise que lorsqu'elle se considère et se contemple elle-même; rien ne la presse, rien ne la gène dans celte considération; elle en prend tout à son aise, IMais il paraît maintenant qu'il n'en est pas ainsi. Les phénomènes passent vite, très vite; la conscience les aperçoit et les perd de vue presque en même temps. Au lieu d'une cour orientale où le moi régnait en sultan, nous avons maintenant une espèce de chasse bien diflicile; nous sommes obligés de traquer les faits, de leur tendre des embûches , de les surprendre , et encore ils nous échappenl. Vrainn^nt j'ai ])eur que si INI. Cousin fait jamais une troisième Préface, il ne nous annonce qu'il a dé- \m L'ixLKciis.vr.. 457 couvert à robsorvalion psycliologiquc du mni par le regard interne des difficullés nouvelles et loul-à-fail insurmontables. Il faudra alors fermer toutes les chaires de psychologie où l'on enseigne à nos enfants à s'observer eux-mêmes apri'-s avoir préliniinairenu-nt étouAV', comme dit ^I. d'Kckstein, toute vie dans leur cceur , toute doctrine dans leur âme. Mais que dire de celte assertion : « Les ph(!nomènes du monde intérieur paraissent et disparaissent si vite, que la conscience les aporroit et les peid de mic presque en mt'me temps. » Voilà un mol presque qui est vraiment précieux. Quoi métaphysicien négligé que M. Cousin, quand il écrit de co style figuré! Est-ce eu même temps que cela a lieu, ou n'est-ce pas en même temps? Il n'y a pas de presque dans ces sortes de choses. Et puis, que veut dire ce qui suit? M. Cousin parle d'at- tention, de mémoire, deréllexion. Mais la conscience ne suffit donc pas pour que le hio/ s'obser\e? Voilà le »(o< obligé de faire atlenlion. Auention à quoi? Nous faisons attention quand nnus avons un sentiment et que nous percevons un phéno- mène. Mais alors notre attention est liée à ce phénomène; ce phénomène est l'objet, et nous qui sommes attentifs nous sommes le sujet. Ici le phénomène étant censé se passer devant la conscience ou le moi, et ce phénomène étant un fait de conscience ou du moi, il s'ensuit qu'atteiilifs à l'objet du phénomène nous devons encore être attenlifs comme obser- vateurs. ISIaisrattentionque nousportonsconniie observateurs ne détruit-elle pas l'attention que nous portons à l'objet du pbénomène ; ou réciproquement l'attention à Tobjet du phé- nomène n'anéantit-elle pas l'observation? M. Cousin le sent bien , et , pour échapper à cette évidence , il se paie de mots. Comprenant que ce combat inévitable de l'observation et du phénomène anéantit l'un ou l'autre, il ne peut se dissimuler que les phénomènes passent vite, connue il dit, ettUsparais- sent devant le moi aussitôt que le moi ou la conscience se fait observateur. Mais que fait-il pour s\n tirer? Il appelle l'at- tention à son secours. Or Tallention re(loui)léo . triplée , cen- tuplée, ne fera pas autre chose qu'anéinlir jilus sûrement , s'il est i^ossiblc, le phénomène, ("«la <•-,! ('\idcnl; car c'était I 2. 138 DE l'éclectisme. précisément "ratlenlion qui rendait votre expérimerttàtiba impossible, parce qu'il faut nécessairement qu'elle se porte ou sur l'objet du phénomène , et alors adieu l'oljservalion , ou sur l'observation , et alors adieu le phénomène. Comment prétendez-vous donc échapper à cet effet nécessaire en redou- blant d'attention? Plus vous serez altenlif comme observateur, plus vous êtes assuré de faire disparaître de votre âme le phé- nomène qui l'occupait. « Mais on peut, dit M. Cousin , évoquer un phénomène du » sein de la nuit oii il s'est évanoui , le redemander à la mé- )) moire, et le reproduire pour le considérer plus à son aise. » Ah ! vous parlez de î/ie»io?re.' Que devient alors la prétendue méthode de l'observation directe et simultanée du moi par la conscience? Il ne s'agit donc plus de se considérer directement et de s'étudier sur place. Tout ce que vous avez enseigné là- dessus et tout ce que M. Jouffroy enseigne n'est donc qu'une chimère! Vous en venez enfin à la mémoire! Oui, en efiet , c'est avec la mémoire que nous nous observons , ou plutôt que nous nous connaissons. Mais encore il faut s'entendre sur la manière dont la mémoire nous sert à nous connaître. Je viens de vous montrer que Vattention, à laquelle vous aviez tout à l'heure recours pour suppléer à ce que vous appelez la con- science dans l'observation des phénomènes, détruirait inévi- tablement ces phénomènes, et par conséquent anéantirait plus sûrement, s'il est possible, l'observation directe. Je pourrais vous montrer maintenant que cette manie de vous observer directement qui vous dévore détruirait de même la mémoiie. c'est-à-dire l'empêcherait d'entrer en exercice, et par consé- quent que le nouveau réconfort que vous avez trouvé pour étayer la méthode d'observation directe du moi par la con- science ne peut non plus sauver celte méthode. En ellet , est-ce que la mémoire nous appartient , est-ce que nous nous souvenons volontairement, est-ce que nous avons la faculîé' de faire renaître sous nos yeux les phénomènes de notre vi • passée? La mémoire est sous l'empire du sentiment. Nous nous souvenons quand nous sommes émus , quand nous avons des sentiments dans le cœur et des idées dans la tète. Nous nous souvenons quand nous désirons , quand nous craignons. i)K l'éclectisme. 459 quand nous aimons, quand nous voulons; la mémoire, comme unflouvc, est à notre disposition quand notre nature tout entière, sensalion-sentimcnt-tonnaissance, entre en exercice pour un ol)jet, pour un i)iit : mais c'est un fleuve tari et qui n'existe plus pour nous aussitôt que le sentiment ne circule plus dans notre Otrc. Vous vous faites observateur , pur obser- vateur ; vous prétendez, pour vous connaître, vous obser- ver, vous observer seulement , vous observer froidement, comme vous observeriez un insecte ou une étoile , sans idée pr«'con(;.ue , sans moralité, sans croyance , sans émotion : et vous évoquez votre mémoire, et vous croyez que votre mé- moire va mettre à voire disposition les trésors qu'elle recèle; vous lui dites : Je veux nfobserver , et vous lui demandez des phénomènes. Mais pourquoi vous fournirait-elle ces pbéno- m^nes ? Sait-elle ce que vous lui demandez? Si vous étiez ému, si vous aviez un sentiment, si votre cœur vibrait d'une façon quelconque, elle le saurait, elle vibrerait à l'unisson; les phénomènes sortiraient alors du sein de la nuit où ils sont évanouis; car il y aurait association d'idées, comme on dit , il y aurait provoralion à la nu-moire, et la vie présente rappellerait la vie passée. Mais croire que, voulant observer pour observer, on peut commander ;i sa mémoire, cela est absurde. Ah ! ce n'est pas ainsi qu'on se connaît; le Connaix- toi toi-nïcmc de Socrate ne se pratique pas de cette façon. Tonte cette psychologie de l'observation pour l'observation est aussi irrimorale et aussi impie qu'elle est absurde. Au surplus, les absurdités s'entassent ici les unes sur les autres. .M. Cousin reconnaît que ce que lui et M. JoulTroy appellent la conxcioice ne suffit pas pour conserver les phé- nomènes en présence de l'observateur: et il appelle pour y suppléer l'attention. INIais quest-ce que l'alteiitioir? (l'est le moi plus puissant. i)v , qu'est-ce que le wiot plus puissant ? C'est toujours le moi. Donc c'est toujours la conscience. Donc quand M. Cousin dit : « Les phénomènes passent vite devant la conscience, mais ayez recours à l'attention pour les rete- nir, » il dit un non-sens; car cette attentioji ù la((uelle il re- court n'est enrore que la conscience. C'est donc couime s'il disait : « Les phénomènes passent vile devant la conscience, i 40 DE L'ÉCLECTISME. mais ayez rCcoiirs à la conscience pour les retenir. » Et de même quand il dit : « Ayez recours à la mémoire, car la con- science ne suffit pas, » il dit encore un autre non-sens; car comment , si la conscience n'a pas la puissance de retenir les piiénomèncs, aurait-elle la puissance de les reproduire? Qu'est-ce, d'ailleurs, que la mémoire? Puisque M. Cousin, pour soutenir le système de l'observation directe par la con- science , suppose que le moi ou la conscience peut directement reproduire les phénomènes en les redemandant à la mémoire , il suppose donc que la mémoire se confond avec le moi ou la conscience. Donc, quand il dit : « Les phénomènes passent vitedevani la conscience; mais vous avez la ressource de les redemander à la mémoire , et de les reproduire ainsi pour les considérer tout à votre aise , » c'est absolument comme s'il (Usait : « Les j)hénoTnènes passent vite devant la conscience, mais ayez recours à la conscience pour les reproduire. » Il n'y a véritablement sur tout cela que M. JoulTroy qui soit clair et conséquent avec lui-même. Il pousse l'absurdité jusqu'au bout, mais il ne se contredit pas. Il a son moi, être complet à qui aucune des qualités qui caractérisent notre nature ne manque. Ce moi existe sans corps, et n'en a nul besoin. M. Jouflroy ne se demande pas même s'il peut être à l'état de non-manifestation, et s'il diirère en cet état du moi manifesté et uni à des phénomènes. Rien de tout cela n'oc- cupe M. JoulTroy. Il a son woi , dis-je , et ce moi se trouve être doul)le : un »(ot ])arfail qui observe , et un j//oi parfait qui estoltservé. Or, avec quoi le moi observateur contemple- t-il le moi sujet de l'observation? RL Jouflroy répond : Avec la conscience. Et une fois qu'il a dit cela, tout est dit. Voilà qui est clair , net , conséquent , et bien enchaîné. Mais M. Cousin qui dit que les j)hénomèncs passent vite, M. Cousin qui a la faiblesse de dire que la conscience ne suffit |)as pour nous observer, et qui, ne sachant pas se satisfaire d'un mot aussi éclatant que celui de conscience, appelle à l'aide l'at- tention, la mémoire, la réflexion, M. Cousin est véritable- ment indigne de figurer sur ce point à côté de son disciple. I)K I.'ÉCLKCTISMK. i4l § VIII. Suite. Il esl trop évident que INI. Cousin floilo incertain et vague entre l'idée vraie ((ne M. de lliran , à la suite de tous les nié- tapliysicieus, s'était faite de la conscience, et Tidée absurdr^ que yi. Joullroy s'en est furuiée. Jamais le dicton (radutloi e Iradilore n'a eu une applicnliuu jjIus exacte. De traduction en traduction, la psychologie si iolide et si lumineuse de M. de IMran est devenue un tissu d'erreurs. Dans le sens où ]\I. de liiran parle de la conscience et de l'observation psy- cliolot;iquc, ce qu'il dit est incontestable. Chez M. Cousin , les mêmes idées, empruntées à M. de IJiran , prennent uii coloris faux et mensonger; en outre, elles se trouvent alliées avec des assertions tout-à-lait errom-es. Mais chez M. Joullroy, qui n'a connu les idées de M. de 15iran que par M. Cousin , ces idées, altérées pour la seconde fois , deviennent autant do contre-sens, et donnent naissance à un prétendu système qui est ce que l'on peut imaginer de plus radicalement contraire ù toute saine métapliysicpu-. Qu'est-ce que la conscience? La conscience, dit M. INIaine de Biran ■ et cela d'ajirès Teibnitz , d'après Descaries , d'api es Ions les penseurs un peu au-dessus du vulgaire) , la conscience, c'est le Dioi, c'est l'être ou la force qui est en nous, c'est ce (|ui pense et ce qui sent , mais c'est ce moi manifesié dans le phcnoinène. Vous éprouvez une sensation , \ons appelez cela, avec Condiilac , sentir;, soit, mais vous clcs pendant celle sensation , et cette sensation n'existe pour vous que pane que vous êtes. D'un autre côté, vous n'êtes pendant celte sensation que parce que vous éprouvez celte sensation; vous n'existez alors qu'en tant que vous êtes modifié par elle. Donc le sujet et ro!)jet, le moi et le «on-/«o< se réunissent pour produire un troisième terme , qui est leur rapport, qui est la conscience, qui fsi à la fois le //lot dans le non-iiuU ei le ^'Î2 DE l'éclectisme. non-moi dans le moi. La conscience , résultat de celle péné- tration du sujet et de l'objet, a pour ainsi dire deux faces ou deux pôles; elle regarde le moi et le non-moi : elle est le sujet sans doute , mais elle participe aussi de l'objet , à tel point que, si l'olijet disparaît ou ne se fait plus sentir , le phénomène dis- paraît en même temps , et le sentiment du moi aussi. Le moi rentre dans ce que j'appelle l'état latent ou virtuel (i\ « Toute » existence, dit M. de Biran lui-même dans le passage que » j'ai cité plus haut , commence et cesse pour le moi avec son » effet immanent. » La conscience , donc, c'eslVaperceplion de Leibnitz ; c'est le moi dans la sensation , c'est le moi ma- nifesté , c'est le moi au sein du phénomène et se sentant dans le phénomène. Leibnitz a bien raison de la distinguer de la sensation; mais réciproquement il a bien raison aussi de Vap- \w\gv un degré supérieur de sensation (0pp. tom. II), car elle est liée indissolublement au phénomène. Elle était avant hn virtuellement, sans doute; mais alors elle était comme si elle n'était pas. Sans doute encore , pendant le phénomène même , elle existe indépendamment de l'objet du phénoniène, du moins virtuellement .^ puisque le sujet se distingue die l'oljjet; mais cette distinction n'a heu précisément que parce que le sujet connaît l'objet : donc sans cet objet la conscience ne serait pas ; elle est donc par lui , avec lui , et n'est pas sans lui. Aussitôt qu'il se montre , elle existe ; aussitôt qu'il dispa- raît, elle disparaît également; c'est-à-dire qu'elle rentre à l'état latent, ou passe à un autre phénomène et renaît sous une nouvelle forme. Ce mode de manifestation de la vie est-il général , universel? S'applique-t-il à tous les phénomènes? Quand voussentez hors de vous un corps extérieur, que vous le regardez avec vos yeux , ou le palpez avec vos mains , êtes-vous psychologique- ment le même que quand vous vous rappelez les douleurs ou les joies de votre vie passée ? Dans le premier cas , évidemment vous êtes moi cl non-moi : dans le second, l'èies-vous aussi? Oui, assurément. (i) Toy, les articles Condilîac et Conscience de V Encyclopédie Nouvelle. UK t,'É(U,ECTISME. 155 Mais qu'csi-cc alors que le non-moi'/ C'est le produit antérieur do notre vie sur lequel nous ré- lléchissnns. Ce produit, (^n ollct , n'est pas plus moi, dans un sens absolu , que ne le sont les dillérents Olres ou corps du monde extérieur que je vois avec mes yeux ou que je touche avec mes mains. Ce produit n'est pas plus moi que ne le serait une statue ou un tableau que j'aurais pu faire. Comme cette statue ou ce tableau , ce produit vient de moi, il est vrai; il procède de moi, il est le résultat de ma vie antérieure , il est ma vie antérieure , si l'on veut : mais ce n'est pas moi pour cela. Ce fait antérieurdu»io< se retrouve dans ma mémoire , tout aussi hors de moi, tout aussi étranger à ma vie présente, que le serait un fait qui ne me concernerait pas, un fait historique, le souvenir d'un drame ou d'un poëme que j'aurais lu. Pour avoir été l'acteur ou l'auleur de ce fait , ce fait n'est pas davan- tage moi pour cela ; il est de j«oj, voilà tout. Tout acte anté- rieur de notre vie, sur lequel nous réfléchissons, est donc un non-moi. Dans celte réflexion sur nous-mêmes, nous sommes donc psyclioloiîiquemeiil ce que noussonmies dans les opéra- lions direcics de notre entendement, dans nos actes les moins réiléchis, les |)liis simples; je veux dire (jue nous sommes alors , comme toujours, moi et non-moi , d'où résulte la con- science. Allons plus loin. Quand nous réfléchissons ainsi sur nous- m^me, comment la notion de nous-niôme nous est-elle don- née? C'est notre corps incontestablement qui nous la donne, en ce sens que la mémoire, comme l'imagination qui n'ej^t elle-même qu'une mémoire, qu'un genre particidier de mé- moire, dépend évidemment de notre corps , de notre orga- nisation , comme on dit, de l'éiat de notre santé , du jeu de nos organes. Que ce corps, cette mémoire, cette imagination, dépendent indirectement de la vie actuelle du woî, qu'ils vibrent sous l'influence du sentiment qui nous anime, et qu'ainsi le corps ne soit qu'un iiilermédiaire , jele veux; mais il est bien certain aussi ([ue le comment la vie actuelle du moi influe sur la mémoire et l'imagination est un impénéirable mystère. De ce mystère nous n'avons nulle couscicucc. C'est 444 DE l'lclectisme. donc , par rapport à notre conscience , le corps , et non pas le '4 'moi , qui reproduit, devant le moi , les faits antérieurs du moi. Donc non seulement les faits antérieurs du moi sont unno«- înoî , à ce titre qu'ils renferment un élément autre que le «loi, à savoir l'objet du phénomène où le i)ioi a intervenu antérieurement ;jnais ils sont encore un non-moi à ce tilre qu'ils nous. sont donnés, indépendamment de nous, parnotre corps. Mais il y a plus encore ; ainsi donnés par le corps, ils par- ticipent de la nature du corps; ils sont corporels, comme lui. Je ne veux pas dire par là qu'ils perdent leur nature subjec- tive, leur naturelle spirituelle, comme on dit, en passant pur l'intermédiaire du corps qui nous les reproduit. Je veux dire que, bien qu'empreints à jamais de l'action du moi , marqués de ce caractère que nous appelons espiit, ils nous sont repro- duits d'une façon objective, et que noire corps fait pour ainsi dire à leur égard l'elfet d'une glace qui réfléchit notre image. Or, de même que quand nous nous considérons dans une glace, c'est notre image que nous voyons, de même encore que cette image est localisée , c'est-à-dire' projetée dans un certain lieu par reflet du miroir, et qu'elle est plus ou moins nette en raison de la lucidité plus ou moins grande du miroir, et toujours empreinte d'une certaine couleur donnée par le miroir , de même notre corps ne nous réiléchit pas les phéno- mènes antérieurs de notre vie sans les teindre en quelque sorte et les localiser. Nous nous voyons , nous sentons notre vie antérieure dans nos organes, dans notre corps, par reflet d'une reproduction parfaitement analogue à la sensibilité. Ce n'est pas seulement Locke ou l'école à sa suite, Helvétius, Condillac, Cabanis, Gall, qui sont garants de ce fait; Des- cartes lui-même, en donnant un siège à Tàme et en décrivant soigneusement, dans son Trailc des passions , tous les phé- nomènes sensibles et percevables de notre corps qui accom- pagnent les divers étals de notre âme , est la meilleure autorité qu'on puisse alléguer pour ])n)uver et la localisation de nos sentiments, en tant qu'ils nous sont manifestés par le cor])s, et la sensibilité qui en accompagne la reproduction. Ainsi, en définitive, les phénomènes moraux ((ue nous DE L ÉCLKCTISME. <45 consiil<'rons cii nous sont, non pas moi ^ mais non-moi, et nous docouMons trois raisons diverses pour qu'ils soient 7ion'- moi. La preniièic , c'est qu'ils renferment dans liur compo- sition mrinc un élément objectif, iwnon-iitoi ((ui lesconstitiic nu même titre que l'élément subjectif; car, dans le i)liénomine qui leur a donné lieu, il y a eu un ol)jct, et ils participent de cet objet. La seconde, c'est qu'ils nous sont donnés par notre corps d'une faron tout objective , et que rinfluencc subjective qui les produit est un mystère qui nous éci)appc. La troi- sième enlin, c'est que, nous étant donnés par notre corps, ils sont accompagnés actuellement dans notre corps de phéno- mènes sensibles et localisables. Donc, dans les opérations mêmes de la réflexion , dans les fiiils moraux de tout genre que nous contemplons en nous, eu un mol dans ce que l'école psychologique appelle faits de con- science , nous ne sommes pas uniquement spirilucls comme elle l'entend; nous ne le sommes pas davantage que lorsque nous percevons les sensations du monde extérieur; nous sommes seulement placés à un degré supérieur de Tétat psy- chologique qui constitue noire vie : au lieu d'être en rapport avec un non-moi purement extérieur à nous et qui nous semble l'avoir toujours été, nous sommes en rapport avec un uon-moi produit antérieur de notre vie , avec un non-moi où notre moi a joué antérieurement un rôle direct , avec unnou- moi qu'il a composé et fabriqué, pour ainsi dire , lui-même. Mais ce n'est jamais avec le mot que le moi est en rapport; c'est toujours avec nn non-moi. Et ce nonmoi est corporel , en ce sens qu'il nous est fourni par notre corps, et qu'il se manifeste à nous comme toutes les autres manifestations que nous percevons, par la voie de la sensibilité et de l'imagination, avec un siège déterminé dans notre corps, et une certaine localisation dans les organes qui le composent. >"ous sommes donc , dans tous les cas , psychologiquement identiques à nous-mêmes; nous ne somnies pas autres quand nous réllé-- thissons sur nous-même que quand nous percevons la sen- sation d'un corps : nous sommes dans les deux cas un i.ioi , une force, en rapport avec un non-moi : ^u d'antres termes, nous sommes esprit et corps, force dirertf e| force jndiroi îp. ^46 DE l'éclectisme. Seulement, clans le cas de la r(^'flexion sur nous-mèmc, la force indirecte se trouve être la représentation de notre force passée dans ses effets ou dans ses produits. Et c'est là en eftei le caracttre de notre corps par rapport à notre conscience ; car , en tant que communicable au moi , notre propre corps n'est, à ce qu'il me paraît, que le résultat de la vie antérieure du moi. C'est cette identité psychologique de notre nature que M. Jouffroy n'a nullement comprise. M. Jouffroy,il faui bien le dire, a apporté , dans ces questions de la métaphysi- que, avec une présomption vraiment étrange, la légèretr- d'un homme peu habitué à réfléchir. En même temps qu'il déclarait tous les travaux antérieurs de la philosophie nuls cl de nulle valeur, qu'il traitait les Platon, les Aristote, les Descaries, les Leibnitz, de rêveurs systématiques qui n'avaient pas connu l'observation du moi , il se montrait aussi dépourvu de la faculté métaphysique que le pourrait être un enfant ou un homme lout-à-fait étranger à la niétai)hysique. Qu'on in- terroge un enfant ou un paysan , et qu'op leur demande comment ils voient; ils répondront qu'ils voient avec leurs yeux; et ils auront raison, en ce sens qu'ils voient par l'in- termédiaire de leur corps, et que, si leurs yeux étaient fer- més, ils ne verraient pas. Mais le philosophe remonte un peu plus avant , et dit : Si cet homme voit, c'est qu'il y a en lui une force capable de voir, un être capable de sentir; puis le philosophe part de là pour réfléchir sur la nature de cet être, M. Jouffroy s'est arrêté à la réponse naïve du paysan. Si les , physiciens observent les phénomènes, dit-il, c'est avec leurs \ yeux : or pourquoi nous autres psychologues n'aurions-nous < pas un certain organe de l'àme analogue aux organes du corps '.' 1 A eux le corps, à nous l'àme. Ils voient avec leur corj)s, "1 disons-leur que nous voyons avec l'àme : ils n'auront rien à nous objecter. Nous ne rejetons pas la certitude du télescope des physiciens; qu'ils nous accordent la certitude de noire télescope immatériel. Et là-dessus M. Jouthoy a imaginé sou organe immatériel appelé conscience, sorte de lunette dont il e sert dans ses écrits de la façon la plus commode. Eh! non, monsieur Jouffroy, les physiciens n'observent DE l/ÉCLECTISME. iAt pas les pliénomi^ncs avec leurs yeux , mais seulement par liii- termi'diairc de leurs yeux, ce qui est bien diiïc^rcnl en UK^la- pliysi pose point uniquement sur le moi. Lorsqu'on se replie » sur la conscience, on y trouve inécitahlement un élément M opposé au moi, un ordre de pliénonirnes que le moi n'a » pas fait , et qui introduisent dans le monde intérieur de » la conscience la multiplicité extérieure dont ils sont les i3. ISO DE l'Éclectisme. » représentants. Le moi ne se confond avec aucun phéno- » mène : son existence est pour lui son individualité, c'est- » à-dire son indivisibUilé , et c'est là ce qu'il faut entendre » par son immatérialité Les déterminations du moi , bien » qu'elles soient les effets propres du moi , sont distinctes » de lui ; il se les rapporte à lui-même , en se distinguant » d'elles. En outre , il y a un autre genre de distinction » qu'on ne peut confondre avec celui-là : je veux dire la dis- » tinction que le moi reconnaît entre lui-même et ses affec- » tions involontaires. Dans ce cas le non-moi apparaît au » moi non seulement comme distinct , mais comme étran- « ger. Ce n'est plus le moi qui pose le non-moi , ce n'est » pas non plus le non-moi qui pose le moi , le moi n'étant » jamais posé que par lui-même; mais le non-moi pose, » détermine , cause une affection du moi. Le sujet s'affirme , » se pose lui-mêfne , et dit Je ou Moi ; mais en même temps » qu'il se pose , il s'oppose l'objet , lequel , dans son opposi- » tion au sujet moi , est appelé non-moi. Le sujet ne se pose » donc qu'^n s'opposant quelque chose; et il ne s'oppose quel- » que chose qu'en se posant. Le moi et le non-moi nous sont » donnés simultanément et distinctement dans une oppo- » siiion, dans une limitation réciproques. » J'ai déjà remarqué ailleurs l'élonnanle discordance qui sé- pare ici le maître du disciple. Mais il faut qu'on me permette de me répéter : cette matière est grave , il s'agit de l'enseigne- ment de la philosophie en France. Or , je soutiens qu'on en- seigne aujourd'hui en France, dans tous nos collèges, non seulement des erreurs et des absurdités, mais, ce qui est plus fort, des erreurs contradictoires. En effet , suivant ce que je viens de citer de M. Cousin , dans toute pensée, dans toute connaissance, se retrouvent inévitablement le moi et le non-moi. Mais si , dans tout acte de la conscience , il y a le moi et le non-moi, en quoi les faits de conscience de M. Jouffroy diffèrent-ils essentielle- ment et fondamentalement pour un métaphysicien des autres faits de notre connaissance? La discordance radicale des deux professeurs est évidente. L'un, M. Cousin , dit : Vous croyez que lorsque vous affirmez quelque chose d'cxlériour à vous, ' DE L'ÉCLECTISMR. <•">> vons n'affirinoz que rette chose , et que vous n'iMes pas dans ^olre jugement, que voire moi n'y est pas: erreur, erreur grossière ! Vous y êtes, votre moi y est ; voire moi ne saurait affirmer le non-moi sanss'aniruier lui-môiric; el n'-c proquc- menl, il ne s'affirme lui-m(^mc , il ne se pose , il ne dit Je ou Moi, qu'en s'nppnsant c'est-à-dire en affirmant le non-moi. Ainsi , suivant M. (lousin ( et en cela M. Ojusin a raison) , quand je dis : La somme des trois angles d'un triangle quel- conque est égale i'i deux angles droits; ou bienquand je dis; La foudre est tond)éf hier, je n'anirnie pas seulement ces choses extérieures à moi , mais je m'affirme moi-mCme ; mon mot se pose , el est implicitement contenu dans ces affirmations. Et réciproquement , si je dis que j'éprouve telle sensation , que je sens tel désir, ou si j'exprime telle volonté, je ne le puis faire sans que cette sensation, ce désir, celte volonté, ne suppose un objet, et cet objet est le non-moi opposé au moi. (Jue je parle donc physicjue ou géométrie , ou que je m'applique à connaître l'intérieur de mon àme, toujours lo moi et le «o;i-/«Oi existent simullauément et distinctement dans tine opposilion, dans une limitation réciproque. Entre un concept par lequel je saisis un phénomînc de l'univers , et un concept par lequel je saisis une phénomène quel- conque de ma vie interne, il n'y a donc aucune différence essentielle. La pensée est toujours un fait intellectuel à trois parties, savoir : le sujet ou le tnoi , l'objet ou le non-moi, et ce que M. Cousin appelle la forme de la pensée, c'est- à-dire le rapport du sujet et de l'objet , ou la manière dont ils s'opposent et se limitent réciproquement par rapport à l'infini. Voilà, dis-je, ce qu'enseigne M. Cousin. M. Jouffroy, au contraire, enseigne , comme la plus grande et la plus impor- tante des vérités , que nous sommes autres, psychologique- ment parlant , quand nous regardons avec nos yeux , et quand nous regardons en nous-mêmes; que comprendic une vérité pliysique ou sentir un fait de notre vie spirituelle sont deux actes essenliollemenl divers de l'intelligence. Si quelqu'un énonce : Les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits ; ou : La foudre est tombée hier , M. Jouffroy ne voudra 4S2 DK L'Ér.LKCTisMr:. en aucune façon voir là un fait de conscience. Si la foudre est tombée hier , dira-t-il , ce sont vos yeux et vos oreilles qni vous l'ont appris : quel rapport cela a-l-il avec votre con- science ? C'est là un fait sensible que nous découvrons par nos sens externes ; ce n'est pas l'observation interne qui nous apprend ces sortes de choses. Et de môme pour les proposi- tions de la géométrie, il les déclarera complètement étran- gères à la conscience. Or, toute la prétendue méthode psy- chologique qu'on enseigne aujourd'hui est fondée sur celte distinction , et n'a pris faveur qu'à l'aide de cette distinction. Car c'est ainsi que M. Jouffroy a posé le problème aux phy- siciens et aux autres savants qui s'occupent des sciences natu- relles. Et en effet , une fois qu'on lui accorde que ce sont les yeux (et non le ^ens intime , la conscience, le moi ) qui seuls nous font connaître le monde extérieur; comme il est incon- testable qu'il existe aussi un monde intérieur pour chaque homme , comme l'existence du monde moral est aussi cer- taine que celle du monde physique , il faut bien lui accorder aussi que nous avons un moyen de connaître ce monde inté- rieur, un organe pour le découvrir, un œil pour y voir. Alors M. Jouffroy, fort de ce qu'il n'a pas nié la prétention des physiciens de connaître et de raisonner uniquement par l'au- torité de leurs sens, vous glisse adroitement sa conscience , son télescope moral , son instrument psychologique. Dès lors tout est empoi'té : le moi observe le moi avec le moi ; comme le corps voit les corps avec le corps , c'est-à-dire avec l'œil. A toutes les difficultés que peuvent faire les incrédules , les psychologues répondent : Les physiciens ne voient-ils pas les corps avec leurs yeux? Nous, nous voyons notre àme avec notre àme. Et si, trompé par leur air plein d'assurance, vous essayez , mais en vain , d'employer leur procédé , ils ne se dé- concertent pas pour,- cela : C'est, disent-ils, que vous ne savez pas vous observer; il y a un art de s'observer. Se tirer ainsi d'affaire est encore une contradiction , puisque tout homme, ayant une conscience comme eux , devrait, quand il le veut, pouvoir s'observer comme eux ; mais n'importe. Des années pourront se passer ainsi , pendant lesquelles on enseignera à la jeunesse, comme le point de départ de toute pliiloso- DR l.'KCf.IT.TISMf, i'', pliif , le foiitlpiiicnt de toulo cciiiiudo, lo n-fiige assuré de touie moralité , une science aussi iniugiuaiie que le voyage de Cyrano dans la lune. Mais délruisez celte distinction : la prélonduo méthode d'observation directe du mot par la conscience n'a plus de base. Si le physicien voit le nutnde extérietw et raisonne sur le nifindo ext«'ricur par le moyen du sens intime, c'est-à-dire si son moi intervient dans la sensation , le ps\(l)oloi,'ue con- naît de même sa vie interne par un phénumène analogue, c'csl-à-dirc par la mémoire ; et de même que dans la sensation se rencontrent le utoi et le non-moi, de même dans la mé- moire se rencontrent é::îalemcnt le moi et le non-moi. Dans la sensation, le non-moi ce sont les corps du monde extérieur; dans la mémoire , le non-moi ce sont les phénomènes anté- rieurs de notre vie. Or, voici M. Cousin, Ir maître do M. Jouffroy, qui lui nie la connaissance pli\si(iue par l'œil : (lue devient donc le paral- lélisme que -M. Jouffroy établissait entre l'œil pour la nature externe , et la conscience pour la nature interne? Ce parallé- lisme s'en va en fumée. Métapliysiqucnient nous ne voyons pas avec l'œil , nous voyons parce que nous sommes en rap- port avec un objet; et le phéuomî'ne de la vue, qui résulte pour nous de ce rapport, est précisément la conscience, le sens intime , qui nous fait dire : Je vois. De même quand nous pensons à nos joies ou à nos douleurs passées , nous ne les voyons pas avec notre conscience , en ce sens que celte rcpro.luciiou n'est pas cannée par notre conscience agissant volontairement pour évoquer nos souvenirs : nous les voyons parce que nous sommes en rapport avec eux , d'une certaine façon mystérieuse , sous l'inlluence de certains sentiments de notre vie actuelle qui lient notre vie actuelle à notre vie passée : il y a là une action divine aussi inconnue , aussi myslérieuse que celle qui nous rend capable de voir les corps du monde extérieur , rien qu'en ouvrant les yeux. Nous sommes en rapport avec ce que nous avons antérieu- rement dit , fait , ou pensé : voilà tout ce que nous savons. Comment cela se faii-il ? Nous n'en savons rien , pas plus que nous ne savons comment il se fait que nous puissions 154 DE l'éclectisme. voir les corps extérieurs. Je viens de dire que quand nous voyons les corps extérieurs , le phénomène de la vue qui en résulte est la manifestation du moi, c'est-à-dire la con- science de voir, le sens intime qui nous fait dire : Je vois. De même , le phénomène de la mémoire qui résulte pour nous du rapport avec notre existence antérieure est égale- ment la conscience , le sens intime , qui nous fait dire : Je me rappelle. Reste à savoir sous l'influence de quels sentiments moraux nous reprenons, par la mémoire, conscience ou connaissance de notre vie passée. Ce qui est certain, ce que je viens de dé- montrer , c'est que ce n'est point par la vertu merveilleuse d'un mot , que* ce n'est pas par l'empire direct et volon- taire d'une prétendue lunette appelée conscience , puis- qu'au contraire , comme je l'ai prouvé , la conscience se pro- duit dans le phénomène , est pour ainsi dire le résultat du phénomène, est le phénomène même, ou du moins en est in- séparable. Tout le monde a de la mémoire , dira-t-on ; tout le monde est donc psychologue sous le rapport de l'observation interne? Eh ! sans doute. Qui en avait jamais douté avant M. Cousin et M. Jouffroy? Il a fallu venir jusqu'à eux pour croire que tant de poètes, tant de moralistes, tant d'écrivains de tous genres qui nous ont raconté leur vie et décrit leurs plus se- crets sentiments , tant d'hommes , tant de femmes qui , sans avoir écrit , ont souffert , ont péché , et se sont repentis ; l'hu- manité enfin , l'humanité tout entière, à l'exception de quel- ques brutes , avaient pu pratiquer la vie morale sans savoir s'observer et se connaître. § IX. Suite. Je n'en ai pas fini encore , malheureusement pour moi et p<^r le lecteur, avec les contradictions de M. Cousin sur ce DU LÉCLKCTISME. i^o point fondamental i\o psycholopio. J'en suis f;klié , mais il faut l)ien quo jo le suive jusqu'au l)()Ul dans sesciélours pour «'ciiap- per à la vOriti'. Le, croirait-on ? (le mt^mo psychologue qui vient de nous dire , avec tant de force et de solennité , (pie " cliaque fois qu'il » descend dans sa conscience, il est frappé irréssliblctncnl » de rimuiédiale aperception de trois «lénu-nts, ni plus ni » moins, qui s'y rencontrent tous et toujours, et qui, .«/- » multanésquoique distincts, constituent la pensée dans leur n complexité nécessaire, et la détruisent par le défaut de » l'un des troi<; » (pii a écrit cette formule si positive et si nette: u La pensée est un fait intellectuel à trois parties, qui » périt tout entier dans le plus léger oubli de l'une d'elles; n ce psychologue, dis-je, en vingt autres endroits de ses ou- vraj^es , enseit,Mie une doctrine toute contraire , à savoir que le moi peut se passer de non-moi, se manifester sans non-moi. Les articles mêmes dont je viens de présenter la substance renferment des traces très positives de cette autre opinion de M. Cousin. On demandera comment il est possible à M. Cousin de se contredire ainsi , de déiruire d'une main ce qu'il édifie d'une autre. C'est (|iie M. Cousin u'a jamais rien édilié par lui-même. Il édifie tantôt avec IM. Maine de lîiran , tantôt avec Ficlilc, tanlôt avec un aulre. Or si Fichle dit autre chose que M. Maine de Biran, comment voulez-vous que M. Cousin soit parfaite- ment d'accord avec lui-môme? Que fait, en ce cas, IM. Cousin pour concilier deux propo- sitions qui se détruisent? Il a recours à un léger artifice de lan- gage. Nous avons vu plus haut qu'embarrassé de ce que K-s phénomènes disparaissent à l'instant où l'on veut les obser\er directement, ÎSI. Cousin s'en tire avec un presque. Les phé- nomènes , dit-il , paraissent et disparaissent presque en m me temps. Comment répondre à cela ? Si les phénomènes ne dispa- raissent pour l'observateur de soi-même que presque en même temps qu'on veut les observer, on a donc encore quelque temps pour les saisir : le tout est de se presser, d'être prompt . habile, alerte , cumme un chasseur qui a affaire à un gibier diflTicile à surprendre. Mais ce presque a un autre avantage : avec ce 136 DE I/ÉCLKCTISME. presque il est permis à M. Cousin de ne pas trop oflenser la vérité; avec ce presque il lui est permis de se montrer beau- conp moins entêté d'une chimère que son disciple M. JoulTroy. Celui-ci cloue les phénomènes cl les tient enchaînés devant sa conscienfc , aussi long-temps qu'il lui convient, comme Josué arrêtait le soleil : M. Cousin ne tombe pas dans cette absurdité, il reconnaît que les phénomènes passent vite. Que lui demandez-vous de plusV C est ainsi qu'avec un presque j\I. Cousin se tire d'embarras. Hé bien , de même ici , un pour ainsi dire fera i'alïaire, et sauvera encore M. Cousin. Il est certain , dis-je , qu'en vingt endroits de ses ouvrages , M. Cousin enseigne, comme M. JouflVoy, que le ?»oi s'ob- serve directement lui-même. C'est qu'alors, dit M. Cousin, le )nol est une espèce de non-moi, M. Cousin distingue ce qu'il appelle « un won-moi véritable, » et qui est fourni à l'âme par le monde extérieur, du non-moi qu'elle se crée à elle-même volontairement et qu'elle tire de son propre fonds : « Le moi » est libre, dit-il , c'est là son fonds; sur ce fonds se dessinent )) mille scènes variées que la liberté se donne à elle-même. Le » moi se distingue même de ses actes ; il y a un non-moi \)0s6 i> par le moi. (Art. Du fait de conscience ,iy aperçoit d'un côté ce qui se passe de l'autre ; il n'y a pas une >) scène isolée où se passent les événements de la vie intellec- y> tuelle , et vis-à-vis quelqu'un dans le parterre qui les con- )' temple : ici pour ainsi dire le parterre est sur la scène; la « conscience de la vie est la vie même ; car il n'y a vraiment i> de vie qu'autant qu'elle se manifeste. (Page 217. ) » M. Joulfroy, ne concevant rien à cette activilé redoublée en elle-même , à ce parterre qui est sur la scène , a simplifié beaucoup tout cela. 11 a mis le parterre à sa place, il a fait de la conscience vue faculté spéciale qui aperçoit (Vun côté ce qui se passe de l'autre. Réfutant ailleurs ce que j'appellerais volontiers l'iiallucina- tion du psychologisme, je n'avais rien trouvé de plus fort , pour montrer aux psychologues le vice de leurs leçons d'expérimen- tali.sme appliqué à la vie interne, que de leur opposer que le sujet et l'objoi , le parterre et la scène, se confondant néces- sairement dans leur système, leur prétendue science d'obser- vation directe de l'âme était une absurdité. « Cette creuse idée, » disais-je, paraîtra un jour aussi bizarre que serait celle de » comédiens à qui il prendrait envie, au milieu d'une pièce. OR i/i;r.Fj:cTfsMi:. Hi\ *) (lo so voir joiior oux-niOmcs tous cnscmblo : les voili qui )) quittoiil la scriio ; ils vont niix logos , au parlpiro ; ils rogar- » (lent, ils oroiiionl ; mais ils ne voienl et ircnlondent rirn : » la pi-'-cc a disparu , et la scène est dt-scrlc. Ainsi , vous psy- » chologuc , qui avez imaginé de transporter l'observation » directe et simultanée dans les faits de la vie interne, vous I) commencez par créer le néant , et vous vous étonneriez que » rien ne so présentai au bout de votre lunette! » Je n'aurais jamais cru , je l'avoue, (juc les psycliologues ac- ceptassent la comparaison. Mais je; n'avais pas lu alors tout ce qu'a écrit M. (lousiii. On vient de voir que, lui, il ne re- cule pas devant les comcdieuf! au parterre. Que dis-jc ! il a fait lui-même celte similitude long-temps avant que j'y songeasse ; et ce qui m'a paru à moi le comble de l'absurdité, lui a paru quelque cliose de tout simple et de tout naturel. On dit à M. Cousin : Vous avez deux formules, une, nu- méro 1 , ([ui porte que, dans tout fait intellectuel , il y a un moi et un non-moi; et une seconde, numéro 2, qui porte que le moi peut considérer directement le moi .•comment arrangez- vous ensemble votre unnu-ro I et votre numéro 2 ? 1\I. Cousin répond en faisant une comparaison : Supposez , i]H-i\ , la srène transportée au parterre... Supposez-le à vo- tre tour, lui répondrons-nous, et voyez ce qui en résulte. Si les comédiens vont au parterre, ils ne seront plus sur la scène, ils Déjoueront plus sur la scène, et par conséquent ils ne verront rien sur la scène. Vraiment je ne sais comment deux psychologues de l'école de MM. Cousin et Joullroy peuvent aujourd'hui se regarder sans rire; et je voudrais bien savoir auquel de ces deux maîtres il convient de donner la palme : l'un a triplé notre être ; l'autre, d'un coup de baguette , nous fait un ou double à volonté. L'originalité de ^I. Jouffroy , en etlet , est de ne pas aper- cevoir la moindre difficulté à concevoir que le principe intel- ligent ou ic moi soit à la fois le sujet et l'oojel de l'observa- tion psychologi(}ue , de ne s'embarrasser en aucune façon de cette identité, et de traiter comme deux êtres parfaitement distincts le nwi qui observe et le moi qui est observé ; en vu mot, d'avoir deux moi , ou plutôt trois moi , en comprenant «4. 162 PE l'éclectisme. la conscience, mais d'en faire trois personnages différents, qui sont l'un à la scène, l'autre au parterre, tandis que le troi- sième allume le lustre pour éclairer la salle. Aussi jamais, je le répète, dans les écrits de M. Jouffroy , la scène n'est au parterre; elle est toujours à sa place , devant le moi parterre, qui la lorgne à son aise, comme chose en dehors de lui. Une fois seulement, que je sache, M. Jouffroy se fit à lui-même cette remarque, que le moi observateur et le moi observé lui donnaient, tout compte fait , deux fois le moi, et qu'étant tous deux le moi , ils se ressemblaient beaucoup; il le remarqua , dis-je, mais il ne broncha pas pour cela ; il s'en fit à peine un léger scrupule. Il résolut hardiment lobjection en ces ter- mes : « Ce qui est l'objet de la science psychologique, c'est le » principe intelligent ; ce qui en est l'instrument , c'est ce » même principe (I). Il y a donc cela de spécial dans la psy- » chologie , que son instrument et son objet sont identiques. » C'est ce qui n'arrive que dans cette seule science. Dans » toutes les autres, l'instrument, qui est le principe intelli- w gent , est distinct de l'objet même auquel il s'applique. « ( Mélanges philosophiques , page 273. ) » Voilà, j'espère, qui est parler galamment , et ne pas vendre chat en poche. ]\I. Jouffroy ne nie pas que sa science n'ait une légère bi- zarrerie ; quelque chose d'élrange qui ne se rencontre dans aucune autre science. Dans toutes les autres , en effet , il y a deux termes , le sujet et l'objet , qui sont bien distincts : sa science , au contraire, n'a qu'un seul terme ; car l'objet et le sujet, ou l'instrument, comme dit ici M. Jouffroy, se trouvent y être identiques. Voilà qui est bizarre, direz-vous : M. Jouf- froy ne le nie pas ; mais il ne voit pas que ce soit là un défaut; c'est peut-être au contraire une beauté , une perfection ; c'est, dans tous les cas, ce que M. Jouffroy appelle une spécialité. La psychologie , dii-il , a cela de spécial , et il ne s'en in- quiète pas davantage ; cet:e singularité ne lui fait naître au- cune réflexion. Voilà, dis-je, en quoi M. Jouffroy surpasse (i) M. Joi^froy appelle ici iiislniment \e moi qui observe, et ou- blie que dans sa théorie il a un troisième moi, la conscience; mais les trois ne l'embarrasseraient pas plus que deux. DR l'Éclectisme. 1C5 de beaucoup M. Cousin. IMais celui-ci prend sa revanche d'une autre façon. L'oiininalité de M. Cousin est qu'au rci)ours de M. Jouffroy, il sent i)i('n (pie le moi oi)servc esl un tinn-moi, ce qui le <:nn- duil à se faire une diflicullé fort f;ravede ce qui emi)ariasse si peu M. Jouffio'. ; mais en n)(^nie temps il sait accepter bra- veuient la (.onséquence nt'cessaiie de ses deux formules con- tradictoires; et, le uwi étnnl le parterre, le non-moi étant la scène , il met hardiment la scène au parterre. Voilà un coup de main qui vaut bien la sublime indifférence de M. Jouffroy sur celte diflicullé capitale. §x. Suite. On trouvera peut -«^ire que j'insisie bien long-temps sur une erreur; c'est que j'allaclie une grande importance a détruire cette erreur. Ce point est décisif. Il est évident que si les psy- chologues qui ont aujourd'lini le monopole de l'enseignement de la pliilosopliic eu France se sont égarés sur ce point , tout ce quils enseignonl doit être nécessairement faux. Le pro- blème de la philosupliie ou de la religion est la connaissance de nous-mêmes , pour arriver à la connaissance de Dieu. Si donc on débute par une erreur fondamentale sur le mode do cette connaissance , comment pourrail-ou ne pas marcher ensuite d'absurdités en absurdités, d'impiétés en impiétés? Je conçois, je l'ai déjà dit, qu'on ne donne pas à la psy- chologie l'importance démesurée ([u'on lui donne aujourd'hui. M. Cousin , qui esl lliomme de toutes les contradictions , se- rait même, au i)esoin démon avis, puisqu'il dit (pielque part , sans craindre de renverser d'un mot ce qu'il a mis loute sa vie à étaijlir : « La racine de la psij hologie est au fond » dans l'onlol gie {Préface de ISÔô). » Mais débuter par la psychologie , puis débuter dans la psychologie par la question du mode de notre connaissance, et se tromper grossièrement \CA DR i.'kclectismf. sur celte qneslion, c'est d'abord réduire îi un fil tous les liens qui peuvent nous conduire à Dieu , nous unir à l'iiumanité , nous rattacher à nos semblables aujourd'hui vivants sur la terre , nous éclairer sur la famille cl sur la patrie, nous donner en un mot une destination pour rétcrnité comme pour latemps présent; et en même temps c'est briser ce fil, dont on vient de faire notre unique salut , et nous égarer pour toujours et sur toute chose. En effet , commenta un esprit ainsi faussé sur la vie du moi, le sentiment de l'humanité et de Dieu pour- rait-il naître ? Egaré sur lui-même , le psychologue est donc fatalement dans Terreur sur tout le reste. Pour vivre , il a commencé à chercher en lui ce que c'est que la vie , et ne l'a pas trouvé ; et , loin de l'avoir trouvé , il s'est trompé : il s'est donc créé une fausse vie pour ainsi dire. Le voilà dans l'im- puissance sur la vie véritable pour toujours. Une fois que vous vous êtes trompé sur ce qui en vous constitue la vie , la philosophie tout entière est desséchée pour vous dans sa ra" cine. Il faut convenir que MM. Cousin et Jouffroy seraient bien faits pour faire douter de la science qui a l'homme pour objet. Quand on voit les absurdités qu'ils débitent avec tant d'assu- rance depuis viugt ans sur cette question, préliminaire obligé en apparence de toute psychologie : Comment le moi se con- naît-il lui-même, on serait tenté de déclarer l'étude métaphy- sique de l'homme une recherche vaine et insensée. Mais en est-il ainsi? la psychologie véritable croule-t-elle avec la fausse? la science de l'âme est-elle donc une chimère? n'y a-t-il en cette matière aucun principe solide auquel nous puissions nous attacher? faut-il déclarer rêveries toutesles re- cherches des métaphysiciens sur la nature de notre esprit, sur l'être et sur la vie? Oh! non , certes ; la psychologie des éclectiques peut bien crouler, la métaphysique n'en aura pas moins pour cela ses vérités certaines. On a tlit que l'hypocrisie est un hommage rendu par le vice à la vertu ; on peut dire quelque chose d'analogue du sophisme. J.e sophisme, d'abord, c'est une espèce d'hy- pocrisie , et ensuite c'est aussi un hommage que Terreur DK i/ix.r.FXTisMr. iGU rond à la \<^nW\ Les sopliisines ûo MM. Cousin ot JonflVoy lionncnt à des véritf's qu'ils n'ont pas coniprisos. Aussi lour- neront-ils en dôlinilive à l'avanlagc de la vraie inétapliysi- quc , el n'aumnl-ils servi qu'à la rendre plus (évidente et plus' saisissable à beaucoup d'cspiils. En veul-ou la preuve ? la voici. De quoi s'aLcil-il ca psychologie? De la connaissance de uous-nirnies. (loniment le )noi se connail-il , voilà, je le ré- pèle , le proi)lrnu' qui scniblf d'.ibord devoir précéder toute autre question, l'uis , quelle vériii- esseuliclle le moi, en chercliaiit à se connaître, a-t-il jusqu'ici découverte, voilà, à ce qu'il semble, la seconde question ; car si le 7Hoi peut se connaître, comme il y a long-temps déjà qu'il s'observe et cherche à se connaître, attendu qu'il y a déjà bien des siècles que les hommes rélléchissent sur eux-mêmes, il doit être par- venu à découvrir quelque chose. Je dis qu'en effet ces deux points sont rc.^olux; mais les in- croyables erreursdo nos psychologues aurontscrvi aies mieux préciser, et auront achevé de mettre eu pleine lumière leur vraie solution. Remarquons d'abord que ces deux problèmes , Comment le wot se connaît-il? et. Qu'est-ce que la nature du ;»oi .^ se tiennent si intimement, que non seulement ils marchent ensemble , mais qu'ils ne consliluenl pour ainsi dire qu'un seul et même problème. En effet , le moi ne peut se con- naître qu'en vertu de sa nature ; et , pour lui , savoir com- ment il peut se connaître , c'est déjà avoir découvert «a nature. De sorte que , quoi qu'en disent nos psychologues , et mal- gré tout ce qu'a écrit à ce sujet M. Cousin (I) , Locke el ses contemporains n'étaient pas si maladroits , quand, laissant de côté la question du mode de notre connaissance , ils abordè- rent directement celle de la naturede notre esprit. Celait aller au but sans se donner des entraves, c'était marcher avec (i) Un volume environ de bavardage sur Locke dans son Cours de 182g. 460 DE l'Éclectisme. toutes ses forces, au lieu de se paralyser d'avance, comme ont fait nos psychologues. Locke, donc , se posant le problème de la nature de notre esprit , arrive à cette démonstration , que la sensation se re- trouve dans toutes nos opérations intellectuelles , et il répète l'ancien a\\ome : Nihil est in intellectu quod non prius fueril in sensu. Leibnitz l'entend , et fait sa célèbre réserve : Nisi ipsc in- tellectus. C'est-à-dire que Leibnitz admet la proposition de Locke , que le n'on-moi se trouve dans toutes nos connais- sances , sous la réserve que le moi s'y trouve aussi. Or si le moi et le non moi se trouvent dans tout fait de no- tre intelligence, ces deux termes ne peuvent s'y trouver sans en engendrer un troisième, qui est leur rapport. Leibnitz, en effet , apeiçoit cette vérité, et la formule : c'est sa distinction de Vidée ou sensation, représentant particuliè- rement le non-moi, de Vaperceptv n, où se révèle particuliè- rement le moi , et de la notion, rapport du moi et du non-moi, où la sensation, en tant que représentant l'objet, se spiritiialise pour ainsi dire et participe delà nature du moi et de sa faculté raisonnante. Voilà la vérité trouvée. Mais la doctrine du non-moi ou de la sensation n'en prévalut pas moins au dix-huitième siècle, et elle avait abouti au Condillacisme. Au commencement de notre siècle , M. de Biran reprend en France l'argumentation de Leibnitz , et replace le moi dans tous les phénomènes. Quimporte maintenant que les psychologues venus à sa suite ne l'aient pas compris? Qu'importe l'effroyable gâchis qu'ils ont fait de cette doctrine ? La vérité n'en est pas moins trouvée. . Leibnitz et M. de Biran posent la conscience du moi dans le phénomène : qu'importent les vains efforts de M. Jouf- froy, pour faire de la conscience une chose séparable du phé- nomène ? *• Leibnitz et M. de Biran enseignent que le moi et le non- moi se retrouvent dans tout fait intellectuel, et qu'avec le moi et le non-moi apparaît nécessairement un troisième DE l'Éclectisme. 167 terme, qui est leur rapport : les tergiversations de M. Cou- sin n'anronl servi qu'a mieux nianifesler cette vt.'rit(', Qwoi qu'il fasse, en effet, il ne peut échapper à ses propres phra- ses, où il a répélé et de nouveau formulé lidée de Leibiiilz : « La pensée est un fait intellectuel à trois parties, qui ren- ferme toujours simultanément le moi, le /iO/i-niO<, et leur rapport. » Je viens de résumer en bien peu de mots tout le travail de la philosophie sur la nature de l'esprit humain depuis trois siècles. Deux termes m'ont suffi pour cela, deux noms aussi m'ont suffi, Locke et Leihnitz. Certes je pourrais aisément encadrer entre ces deux noms les noms de tous les autres penseurs qui ont contribué , chacun à leur façon , à enseigner cette vérité à l'humanité. Je pourrais rattacher, dis-je,à réta- blissement (le cette vérité tous les noms de la philosophie , depuis Descartes et Gassendi jusqu'à Kant. Mais j'aime mieux laisser les deux termes de la formule aux deux hommes qui ont fait véritablement école, et donner la formule enliÎMe au second de ces deux hommes , parce qu'en elfet c'est à lui qu'elle appartient plus qu'à tout autre. Oui, c'est à celte for- mule que tous les iravauxdesmt'iaphysiriens depuis trois cents ans ont abouti : mais cette formule est infuiimen précieuse, et elle vaut bien trois siècles de travaux. Quand l'esprit humain aura déduit un jour de celte formule les cous 'quences admi- rables qu'elle recèle, les trésors qu'elle renferme , non seule- ment on la bénira , mais on la répétera encore ; car je ne sais s'il sera permis à nos descendants d'en trouver une autre qui lui soit supérieure. Elle est si belle et si féconde que , pour la rapportera l'homme auquel elle appirlient véritahlen)eni , je proposerais aux métaphysiciens de l'appeler désormais (a Formule de Lcibiulz. Passons maintenant au problème du mode de notre con- naissance. N'avais-jC pas raison de dire que ce second pro- blème s ■ résoudrait nécessairement par le premier, et qu'ainsi, malgré l'apparence du contraire , il ne devait pas être posé le premier, mais le second? En effet, si la vraie nature de notre esprit , en tant ([u'il se manifeste, nous est découverte par la formule que je viens de dire , n'est-il pas évident 168 DE L'ÉCLECTISMli. que le mode de cette connaissance nous est du même coup donné par cette formule ? Si dans tout fuit intellectuel se trouvent à la fois le moi et le non-moi, ne s'ensuit-il pas nécessairement que le moi ne peut s'observer directement lui-même? C'est en effet ce qu'ont reconnu très positivement et l'école de Locke et celle de Leibniiz, et ce dont personne n'avait ja- mais douté jusqu'à nos psychologues. Comment donc le moi se connaît-il lui-même ? Indirecte- ment. Mais il faut distinguer. l)emande-t-on comment nous connaissons ce qui se passe en nous, c'est-à-dire comment nous connaissons les manifestations ou phénomènes de notre vie, ou ce que les psychologues appellent faits de conscience ? Il n'y a pas à douter que ce ne soit indirectement et par le fait de ce que nous appelons souvenir, mémoire, réflexion sur le passé. Vcul-on demander , au contraire , comment nous avons conscience de nous-mêmes, c'est-à-dire comment nous nous sentons vivre dans chaque phénomène et survivre à chaque phénomène? c'est une autre question : il n'y a pas à douter , en effet , que cette conscience de nous-même ne résulte directement de chaque phénomène. Le moi se sent être et se reconnaît dans cliaque phénomène , même alors qu'il est uni au non-moi. Mais se reconnaître, se sentir être, est bien différent de se connaître. C'est là l'énorme méprise que nos psychologues ont faite. Ils ont confondu la conscience directe ûiimoi que le mo/ trouve dans chaque phé- nomène , avec la connaissance que nous pouvons avoir de nous-même , c'est-à-dire des diverses manifestations et opé- rations de notre moi. Le mo/ ne vit réellement pour lui-même que manifesté. Non manifesté, il est à l'état que j'appelle l'état latent ou virtuel; c'est l'état de vide, aonnya , des métaphysiciens de l'Jnde. Manifesté , il a un objet , et par conséquent il ne se voit pas dircctemwit ; mais il se voit dans cet objet; et il ne voit cet objet que parce qu'il se voit lui-même dans cet objet : il se sent donc , il a conscience de lui-même quoiqu'il n'en ait pas connaissance. Toutes les aspiratioiis qui roiistiUteiil et composent notre 1)13 l'iîclectismi;. idO vie sont les conséquences de ce mystère de notre nature. Le moi se clierclic et ne peut se trouver directement. De là notre amour du semblaijlc ; de là l'amour, l'amillé, la société, la vie. Le uioi s'unit au non-moi , et ce qui en résulte est un pro- duit qui participe du moi et du non-moi. Ce produit, il est vrai , reste lié au moi d'une façon mystérieuse, et est pour ainsi dire sous son empire, eu ce sens que dans certaines circon- stances la vie actuelle du moi le retrouvera et paraîtra le re- produire ; mais le lien qui rattache à notre vie actuelleles faits accomplis de notre vie passée est aussi mystérieux pour nous, aussi hors de notre puissance sentie et saisie en nous , que le lien qui nous unit au monde extérieur et qui nous permet de le contempler. Ce monde interne , donc, est ce qu'on appelle souvenir, mémoire, imaL;iiiation. La mémoire et Timaginalion forment ainsi un second monde, intermédiaire pour ainsi dire entre le monde physique et le moi. Les psychologues ont confondu ce monde avec le moi ; ils ont appelé cela le moi, la vie du moi. Ils n'ont pas vu que ces phéuomènes, en s'acrumulant , forment le monde du temps, comme les corps forment le inonde de l'espace, mais que le moi reste aussi dilférenl dans son essence du premier de ces mondes que du second. Le monde du temps est aussi objectif que le monde de l'espace. S'il n'en était pas ainsi , je demande aux psychologues com- ment nous aurions naturellement , comme nous l'avons, l'idée du temps. Ne voyez-vous pas que si c'est vous que vous con- templez, comme le mot est loujours présent , l'idée du passé ne saurait vous être donnée par aucun de ces phénomènes que \ous dites être vous et que vous considérez en vous? Voilà donc, dans votre hypothèse, le moi présent qui concentre en lui tous les phénomènes, et qui les voit comme s'ils étaient présents. Voila donc le temps anéanti. Donc, puisque nous avons l'idée du temps, la chose ne se passe pas ainsi. Donc relie idée se retrouve dans tous les phénomènes de la vie du moi que nous percevons. Donc, bien que, dans le phénomène , lo noii-moi poit nu présent , en ee sons qu'il est lié acluelle- i5 170 DE l'Éclectisme. ment au moi, qui est toujours/jme«f, néanmoins le moi s'en dislingue, et celte dislinction crée le temps. Pourquoi n'a- néanlissez-vous pas aussi l'espace, comme vous anéantissez le temps ? Ne voyez-vous pas que l'idée que nous avons de l'es- pace vient de la dislinction du moi et du t^oii-moi dans la sensation, et que semblablement l'idée que nous avons du temps vient de la dislinction du moi et du non-moi dans la réflexion? Il est bien vrai que , dans ce monde du temps, se trouvent des idées qui se rapportent spécialement à nous, des repré- sentalions ou images du moi manifesté , de même qu'il y en a de nos amis, des différents êtres que nous avons connus, ou des êtres historiques qu'on nous a enseigné avoir existé. Mais ces images, ces représentations du moi aux diverses périodes de notre vie ne sont pas le moi; car pour qu'elles fussent le moi , il faudrait que le moi eût pu déjà se voir antérieurement face à face, ce que j'ai démontré impossible. Ce sont donc seulement des portraits que nous nous faisons de nous-même, comme nous nous en faisons d'une personne amie. Mais, direz-vous , quand je me rappelle tel ou tel acte de ma vie passée, je me rappoite ces actes à moi-même; je me contemple donc mui-méme. Pure illusion ! Vous ne vous con- templez pas vous-même ; vous vous conlemplez dans ces actes, c'est-à-dire uni à un non-moi, et vous n'avez de vous-même que ridée d'une /brcc ?nco«n«e , pareille à l'idée que vous vous faites des autres hommes, et en général des autres êtres auxquels vous pouvez penser. N'est-il pas vrai que vous ne les voyez , ces autres êtres , que sous une forme, c'est-à-dire manifestés d'une certaine façon? Hé bien , de même vous ne vous voyez jamais qu'uni à un non-mai , vous ne voyez de vous que vos manifestations anté- rieures; vous ne vous découvrez que caché sous une forme; vous ne vous voyez, en un mot, que comme vous verriez un autre. Aussi est-il remarquable que l'enfant reste long-temps sans parler à la première personne , sans dire Moi. Est-ce, comme on l'a supposé, qu'il n'a encore aucune idée de lui , et faut-il en conclure, comme quelques philosophes l'ont fait, que l'esprit existe pendant un certain temps dans le corps sans DE 1,'ÉCLFXTISME. 4TI avoir conscience de soi-même? Non ; l'enfant est psycliologi- (|aement idenliqiie à l'iiomine. I/onfant a conscionce dès la prcmit'TC sensation. Mais l'enfant naturellement se voit, re- laiivementà ses actes ant('Tienrs , comme nous nous voyons tous à cet L^f^ard pendant toute notre vie , c'est-à-dire comme un autre. La seule dilli-rcnce entre l'enfant et l'Iiomme fait, c'est que ce dernier est arriv»5 à idenlilier l'idée de cet autre avec le sentimoni al)solu de son existence , sentiment qui réel- lement forme la conscience dans chaque pliénomème. L'ex- pression de cette conscience lient de la nature du verbe , ou |)liii()t c'est le verbe, car c'est Yctre ; je ou moi est la racine do ce que les granmiairiens appellent le verbe par excellence , le verbe êlrr. Nous superposons donc le sentiment représenté par cette racine de tout verbe sur l'image plus ou moins vague et confuse que notre mémoire nous donne de notre vie passée, ( l nous remplaçons ainsi notre nom propre par le mot qui exprime \'clre dans son abstraction : c'est ce que les enfants i;e savent pas encore faire. Aussi ne sont-ce pas les enfants Mulenienl qui parlent ainsi : les sauvages parlent également de t elle façon ; et chez les peuples civilisés il y a des nations tout entières où c'est un usage habituel de ne penser qu'en con- versant avec soi-même à la seconde personne. Dans toutes les passions où l'image que nous nous faisons de nous devient plus vive, nous entrons en conversation avec nous-méme comme nous ferions avec un ami ; et rien n'est plus fréquent ;'U théâtre que de voir les personnages s'adresser la parole par leur nom, et se parler ainsi plus ou moins long-temps : c'est même la forme ordinaire de ce que l'on nomme un monologue. Il n'y a donc pas à en douter, le moi n'a avec lui-même que des communications indirectes. Mais alors, me demandera- t-on , comment nous rapportons-nous à nous-mêmes nos pro- pres actes? comuicnt avons-nous le sentiment de notre iden- tité? comment ces phénomènes de notre vie passée, que vous d tes être un non-woi et un p issc, sont-ils, quand nous nous les rappelons, présents dans notre esprit, bien que nous les vojions au passé, et sont-ils en nous, bien que nous les voyions pour ainsi dire dans un autre? <72 DE l'kclectisme. Voilà siirloiil ce qui a troinp(; les psychologues. Ils se sont dit : Nous voyons ces phénomènes en nous, donc c'est nous que nous voyons; ces phénomènes sont présents, puisque nous les voyons, donc ils sont présents en nous; donc le moi se voit lui-même. Ils n'ont pas saisi le secret de ces choses; ils n'ont pas compris la raison qui nous fait rattacher à noire existence, laquelle est toujours ^^menfe, les phénomènes que nous apercevons passés. Je l'ai déjà impllcileraent indiquée , cette raison , qui, selon moi, résulte toujours de la belle formule de Leibnilz. Ts'est-il pas vrai que le moi , dans chaque phénomène, a conscience de lui-même, en même temps qu'il voit l'objet? Répétez donc les phénomènes, qu'ils se multiplient, qu'ils deviennent innombrables; le moi a toujours conscience de lui, de son existence. C'est cette existence absolue , cette eccis- lence-force, cette force virtuelle qui constitue le moi. Chaque phénomène, donc, accroît ou diminue cette force; mais cette force survit , le sentiment de nous-même en tant que force survit; et de là d'abord le sentiment de notre identité. Mais il y a plus; les modifications imprimées par les phé- nomènes à cette force , en tant que force , ne peuvent pas lui être imprimées, sans que, lorsque la mémoire vient à repro- duire ces phénomènes, la force qui les a produits en même temps qu'elle en a été impressionnée ne les reconnaisse et ne se les rapporte comme siens. C'est celte reconnaissance qui constitue la faculté que nous avons de saisir en nous le passé, de nous unir au passé , bien que le moi , qui seul est nous et nous constitue, soit toujours présent. Slais comment cette reconnaissance se fait-elle? comment le moi reconnaît-il ses souvenirs pour lui appartenir? Est-ce qu'il les voit présents, ainsi que Timagincnt les psychologues? Non, encore une fois; car s'ils étaient présents, nous n'aurions pas l'idée du temps, l'idée du passé; ce serait le monde de l'espace qui se répéterait une secondes-fois : c'est ce qui arrive en effet pour nous dans le sommeil, où nos idées deviennent présentes au point de se confondre avec la réalité ordinaire du monde extérieur, et de nous faire rcffet de cette réalité. Comment donc, encore une fois, cette étonnante merveille UF, i/kci.ectismp. ^T.i lit' la mi'iiioire doit-elle cMre comprise .> <■ Quel proilif;o , disait » S. Aii;îiisiin, que celui de la m(''moiie! Je ne puis trop l'ad- » miror, ot j'en suis presque saisi d'olTioi. (C'ojjA*''., lib. X.) » Sans prétendre expliquer à fond ce qui à fond est inexplicable, ne pouvons-nous du moins nous on faire une idée psycholo- gique exacte'.' Je le crois , et il me semble qu'il n'y a pour cela qu'à pousser à bout les conséquences de la même formule qu(î nous avons suivie jusqu'ici. Un elVet , n'est-il pas évident qu'au moment où le pliéno- mènc de la mémoire a lieu, préexistait une sorte d'barmonic entre la conscience de notre existence absolue qui seule csi nous , et les pliénomrnes où le moi était déjà intervenu? Ces phénomènes, fonctions du moi et du non-moi , avaient passé dans l'oubli de noire être : loul-à-coup il nous est donné iW. les revoir. Virtuellement ces phé-nomènes tendraient à se faire présents , à se poser de nouveau , à se réaliser devant nous ; et la preuve, je l'ai déjà dit , c'est ce qui a lieu dans le sommeil. Mais qu'arrive-t-il'.' Le moi, en vertu de la force qu'il a ac- quise en les produisant autrefois, les transforme à l'instant même où ils se présentent; c'est-à-dire qu'il les saisit et s'en empare bien autrement vite qvi'il ne s'empare d'une réalité à lui inconnue. C'est que le moi se trouve être, en tant que force absolue , à un état correspondant de l'échelle de sa vie mani- festée qui se représente en ce moment à lui. Donc le non- moi , image de cette vie manifestée, se présentant au moi , il se forme immédiatement un rapport, résultat instantané de l'état de conscience absolue du moi. C'est donc indirectement la conscience absolue du moi qui nous donne la conscience de notre vie manifestée. Donc jamais ces phénomènes que vous dites présents en vous ne sont réellement les phénomènes pa.ssés qui se reproduiraient en vous. La mémoire est tou- jours le résultat de l'étal d'existence où vous êtes ; ce que vous voyez présent, c'est le troisième terme du rapport entre le moi présent et le non-moi antérieurement acquis. Mais ce n'est pas ce non-moi antérieurement acquis. Il n'a pu s'olfrir au 1(10* sans qu'immédiatement, instantanément, le moi n'en ait fait autre chose, et c'est cette autre chose que le moi voit. Ainsi la conscience absolue de nous-mômc reste, même dans i5. 174 DE L'ÉCLRCTISMIi:. la mémoire, indépendante de la conscience que nous avons de notre vie manifestée. Ces deux consciences, dont l'une est la conscience véritajjle, et dont l'autre est la connaissance, ne peuvent se touclier sans se séparer instantanément. Le senti- ment de notre existence absolue s'ajoulant à lui-même, s'ac- cumidant sur lui-même , voilà la vie réelle du moi. En dehors de cette conscience véritable est ce qu'on pourrai! appeler la matière de la mémoire , c'est-à-dire les manifestations succes- sives de notre vie s'encbaînant les unes aux autres , et formani un milieu où la conscience du moi peut apparaître en se com- binant avec elles , comme elle apparaît en se combinant avec les êtres de l'espace : seulement la combinaison s'opère diffé- remment , je viens d'indiquer suffisamment pourquoi ; et de là le monde du temps (I). Les idées , me dira-t-on , ont donc , en dehors de nous , une existence réelle ? Eh ! sans doute. Combien de métaphysiciens en ont été con- vaincus depuis Platon jusqu'à Cudvvorth! Remarquez que je ne dis pas que les idées, comme l'ont sou- tenu quelques philosophes, ont une existence corporelle ou matérielle ; je dis seulement , ce qui est bien différent, qu'elles ont une existence hors de nous , hors du moi; en un mot , je dis que le monde du temps, qui s'en compose, est aussi réel que le monde de l'espace. Mais me voici arrivé sur le bord d'un océan où je ne veux pas entrer. Je ne dois pas oublier que si je m'efforce ici de tracer le cadre de la vraie psychologie , c'est uniquement pour défendre cette science contre les imputations qu'on pourrait tirer à son désavantage des absurdités des mo- dernes psychologues. Après tout, la question des idées et de leur réalité extérieure au moi dépasse tellement la portée des erreurs de nos psychologues , que M. Cousin a pu enseigner çà et là des bribes dérobées à Platon sur la théorie des idées, sans se douter seulement qu'il fallût s'inquiéler de cette ques- tion : Les iflécs ont-elles une existence en dehors du mol qui les conçoit ? Je renvoie donc le lecteur sur ce point à d'autres (i) "Voy. l'article Mémoire de V Encyclopédie Nouvelle, PK l/i;C.I.ECTlSMP. ilS •'■ciiis (I). Jo me ronfernio stiictcmcnidans le problème de la connaissance du mai. Mais on inc demandera rclalivemcnt ii ce proljlèine : La vie normale étant telle que vous la dites, comment est-on arrivé à la connaître? comment la remarque qui a donné lieu à la formule de Leibnitz a-t-elle pu èlre faite? comment a-l-on pu parvenir à cette découverte , et quelle certitude avons-nous à ceté^ard? conmient pouvons-nous vérilier en nous-mêmes celle formule? Ceci est une autre question. Je r('pf)nds qii'il a fallu beau- coup de temps, dans ces derniers siccles, pour faire cette dé- couverte; que beaucoup de mt'tapbysiciens ont passé auprès sans la faire; que la plupart des hommes sont , même aujour- d'hui qu'elle a été faite , dans une sorte d'incapacité naturelle pour la saisir autrement que logiquement, et ne sauraient arriver ,\ en prendre directement conscience par le sentiment intime. Il s'agit ici , en un mol , d'une crise de c ré a (ion, ])om- ainsi dire, analogue au j)assage de la sensation à la pensée. l/animal sent, et ne pense pas simultanément qu'il sent; l'homme ordinaire sent, et pense simultanément qu'il sent; l'homme élevé en quelque sorte à une autre nature , par l'illu- mina lion de certaines vérités , pense, et pense simultanément qu'il pense. Locke prétend, et nous sommes de son avis, qu'il est im- possible , à quelque être que ce soit, d'apercevoir sans aper- cevoir qu'il aperçoit. Il est impossible en effet de refuser aux animaux la faculté de perception. Or, s'ils perçoivent des sen- sations, il y a donc un moi qui perçoit, et un non-moi qui est perçu : dès lors il y a un troisième terme, il y a un rapport, qui est Vapercepiion , comme chez l'homme. Les animaux ont donc conscience d'eux-mêmes comme nous : mais à quel degré? Je réponds que les animaux se scnlenl sentir, mais ne pensent pas qu'ils sentent. Leibnitz, se jjosant ce problème, semble refuser aux animaux la conscience d'eux-mêmes à quelque degré que ce soit. En cela, Leibnitz me parait avoir lort. (( Ouirc ce degré inlime de perception, dii-il {0pp., t. II, (r) Voy, l'article /déalisme de V Encyclopédie Nouvelle, 476 DE l'éclectisme. » p. 233) , qui subsiste dans le sommeil comme dans la stu- » peur, et ce degré moyen appelé sensation , qui appartient » aux animaux comme à l'honme, il est un degré supérieur » que nous distinguons sous le titre exprès de pensée ou d'o- » perception. La pensée est la perception jointe à laraison » dont les animaux sont privés, » Or, qu'est-ce que cette rai- son dont parle Leil3nilz, et qu'il joint à la perception du non- moi pour en faire la conscience , ou l'aperception , ou la pen- sée? r, c(mme Leibnitz, la conscience de nous-mème par la raison , il serait plus vrai d'expliquer la raison par la conscience de nous-mème, qui nous permet de nous abstraire des phénomènes , et devient ainsi la source de ce que l'on nomme la raison. DE l'iîclectismf. 470 Je sais bien qu'il y a là un mystîTo. Prenez la conscience de noiis-ni<^nie , examinoz-hi ; vous vous trouvez avoir la raison. De là le raisonnement de l.eibnitz. Mais on peut le rétorquer, ce raisonnement, en disant : Prenez la raison, analysez-la; vous la trouverez fondée uniquement sur notre puissance d'abstraire : or (juelle est la pierre anf;ulairc de cette puissance d'absiraciion qui est en nous? La conscience de nous-môme. Laissons donc la cause impénétrable de ces choses, et voyons la suite des eflets. En ce sens , il est évidemment vrai de dire , à l'opposé de Leibnitz , que l'animal ne sentirait pas s'il ne se sentait pas dans la sensation. Ce qui lui manque pour aller plus loin et pour prendre conscience de lui-même comme le fait l'homme, c'est d'abord que la sensation ne produit chez lui que peu d'eflet , en ce sens que le moi qui l'anime ne parvient pas h extraire, du non-moi de la nature extérieure , ce monde intermédiaire , composé de moi et de non-moi, que l'on appelle mémoire, imagination. Ce monde n'existant pas, ou plutôt étant peu riche et peu considérable chez l'animal, comnuMit voulez-vous que le moi de l'animal parvienne à s'abstraire ? Nous ne nous abs- trayons du monde de l'espace qu'en prenant un point d'appui dans le monde du temps (I). Mais il y a des degrés dans la chaîne animale ; et quand ou arrive à l'homme, la transformation du non-moi dans le phé- nomène prend de plus en plus, à mesure qu'on s'élève , le caractère de mémoire et d'imagination. Celte phase est bientôt suivie chez la plupart des hommes de ['abstraction d'eux-mêmes ou du moi. Ils parviennent à abstraire une certaine notion d'eux-mêmes, soit des phé- nomènes du monde de l'espace, soit des phénomènes du monde du temps, en opposant les uns aux autres. Ils disent donc Je ou Moi; ils se reconnaissent exister; ils se pensent , comme dit Leibnitz; de sorte que lors même qu'ils éprouvent des sensations, soit externes, soit internes, ils produisent une opération dillérente de la sensation , et qui consiste à s'apercevoir qu'ils sentent parce qu'ils existent , c'est-à-dire ( I ) Yoy. l'article Abstraction de ï Encyclopédie JNoHvelU, -180 DE I/ÉCLECTISME. parce qu'en dehors de la sensalion même i\s sonlvirtiielle- ment : c'est là penser qu'ils sentent; et voilà pourquoi il faut reconnaître que la plupart des hommes sont capables , comme je l'ai dit plus haut, dp penser shmiltancment avec la sensa- tion. Mais là s'arrête la puissance de l'immense majorité des hommes; ils ne s'élèvent pas plus loin. Pour s'élever plus haut, il faut que -le secours de la religion leur soit prête. Encore est-il vrai de dire que ce supplément de la pensée , qui leur permet de penser Dieu et de se penser eux-mêmes d'une façon plus ample qu'ils n'étaient capables de le faire directement , leur est réellement si peu naturel pour ainsi dire , quoique le besoin leur en soit naturel et indispensable , qu'ils altèrent cette manne céleste en la recevant, et la chan- gent rapidement en idolâtrie. Mais supposez un homme comme Lcibnitz , qui, sous l'in- fluence de certains sentiments toujours religieux, il faut bleu le reconnaître , et cherchant le but de la vie , le sens de la vit', la causante de la vie, s'occupe sans cesse de réfléchir sur lui-même, sur ses actes antérieurs : cet homme arrivera non seulement à se penser , mais à penser l'être , comme dit Leibnitz; et il eu conclura qu'il csl dans tout phénomène, indépendamment du phénomène. Une telle vérification peut-efle se faire simullanément avec le phénomène, ou bien y a-t-il intervalle entre elle et le phénomène? Faut-il modifier en ce sens la proposition de lîacon , de Locke, de Wolf, que l'âme ne peut s'observer directement (Ile-même, et dire qu'elle peut arrivera ce point de se sentir dans le phénomène et siniuUanément avec le phénomène, mais indépendante du phénomène , à prendre ainsi posses- sion d'clle-mênie, en tant que force , au sein même des phé- nomènes? Je le cr^is, j'en suis sûr; mais c'est là le dernier degré auquel , dans notre condition actuelle , nous puissions nous élever. Et à l'instant même où nous nous isolons ainsi des phéno- mènes, les phénomènes cessent de nous appartenir, de dé- pendre de noris ; nous somnio-, leurs es!b\ er. , pour r.\ oir vouiu Dic L licr-rr.TisMn. ^gl «^Ire trop indépcnd.ints, trop lihros. Tout cequo nous pouvons fiiiro, c'i'st do. coiist.ilcr ri do constater mille fois noire exis- tence ubsolue au sein des piiénonièncs. Franchissons un pas de plus. Qu'un grand débat, comme celui qui s'engagea au dix-septième siècle entre Gassendi, d'un cOt(5, et Descartes, de l'autre, s'élève; que ce combat soit continué après la mort des deux athlètes; que Gassendi revive en Locke; que Descartes devienne Leil)nitz; que deux camps se forment au sein des nations, l'un ayant pour ban- nière le mot de corps ou de sensation, cl l'autre le met d'esprit ou d'âme; que le monde enlin se partage long-temps entre sj)iritualisles el matérialisies : ne concevez- vous pas que dans celte grande discussion l'iuimanité prend des forces, et qu'oc- cupée si profondément de savoir ce que c'est que l'être qui vit en nous, elle pourra bien finir par avoir quelque notion de cet être? Avoir spontanément conscience de son existence , savoir (|u'on existe en dehors des phénomènes, se distinguer du monde de l'espace et du temps, c'était di'jà beaucoup; et l'homme seul de tous les animaux, et parmi les hommes ua petit nombre d'hommes , avaient pu arriver jusque là : encore est-il vrai de dire , comme je l'ai déjà dit , que , dans les temps modernes, les hommes ne se pensaient ainsi eux-mOmes comme dit Leibnilz, que parce qu'ils vivaient sous l'inspirn- tion de la tradition religieuse du genre humain. Mais la i)hi- losophie ayant pris, au dix-septième siècle, une autre route ayant délaissti les antiques croyances, et s'étant résolue à cliercher tout par elle-même, comme un enfant qui n'a pas de parents sur la terre, il fallait ou qu'elle aboutit au néant, ou qu'elle parvînt à prendre conscience d'une façon inébranlable de la réalité de notre être et de son intervention dans les phénomènes : la croyance spontanée ne lui suffisait pas. Jl fallait donc avoir une formule objective de cette existence absolue de notre être au sein des piiénomènes; et cette for- mule, il fallait encore qu'elle fût en même temps subjective : car autremenl comment y croire? Donc, ou bien celle formule serait attt'inlt' subjectivement en nous par un elTort compa- rable à ce que les mystiques appellent révélation , ou bien i6 \S2 DE L ECLECTISME. acquise par voie indirecte, par voie de considération objective, elle passerait ensuite dans notre subjectivité. Quelle œuvre ! était-il croyable qu'on pût réussir dans une telle entreprise? Certes si , au temps de Descartes et de Locke, les penseurs avaient vu toute la i)rofondeur de la question qu'ils allaient aborder, ils n'auraient pas osé le faire; ils se- raient restés sous l'aile des révélations antiques; ils n'auraient pas essayé de sonder avec les forces naturelles de leur esprit un si redoutable problème. Mais, protégés pour ainsi dire par nos ténèbres, nous marchons toujours : Audax lapeii genus ! Les philosophes ont tenté pour ainsi dire l'impossible, et ils ont réussi. Celte formule objective de 1 état de notre être a été obtenue. L'a-t-elle été par la voie que j'appelais tout-à l'heure révéla- tion, c'est-à-dire par une intuition supérieure, divinement accordée à un homme à un certain moment de la durée? ou l'a-t-elle été par voie de logique , et ne la connaissons-nous encore que comme une probabilité pareille à ces lois du monde physique que nous acceptons sans en avoir conscience subjec- tivement? Je réponds que les deux voies qui pouvaient mener à une telle découverte y ont en effet mené toutes deux ; que certainement une intuition particulière, en ce sens qu'elle était nouvelle dans l'humanité, a bien pu être le partage et le privilège d'un aussi grand homme que Leibnitz, mais que certainement aussi cette formule a été conclue pour ainsi dire logiquement des systèmes contraires qui se partageaient la métaphysique, et que, l'ayant ainsi acquise et la possédant objectivement, nous avons pu ensuite en prendre subjective- ment conscience. Quoi qu'il en soit, nous l'avons, cette formule; elle résulte de tout le progrès philosophique depuis trois siècles. Aujourd'hui donc, nous ne sommes pas sûrs seulement de notre existence absolue au sein des phénomènes , mais nous avons une notion de la nature de cette existence. Cette notion nous est donnée i)ar la furnnile du moi , du non-moi , et de leur rapport, coexistant siuudtauémcnt dans tout phénomène de l'être. El, ayant cette nolion , nous pouvons nous élever, dans DE l'Éclectisme. 183 coriains moments , à avoir conscience en nous de celle notion, c'est-à-dire à la vihifier en noiis-m«*mes. Ln sorte que, dans ciiaqiic phénomène, non seulement nous avons conscience, mais nous pouvons nous élever jusqu'à avoir conscience que nous avons conscience. Si l'on me demande comment aujourd'hui nous avons subjectivement conscience quv nous avons conscience dans cliaque pliénonjinie, je répondrai que c'est là une sorte d'm- tiiilion dont nous ne pouvons pas nous rendre compte; car elle tient au fond même de la vie, mais de la vie développée en nous par les travaux successifs de l'humanité. Mais si l'on me demande comment la science humaine est arrivée là, comment les métaphysiciens de noire temps sont aujourd'hui capables de cet effort, je répondrai ce que je viens de dire , que c'est par le travail collectif entrepris depuis Descartes que cette force a été créée et qu'elle est acquise aujourd'hui à l'esprit humain. Il y a là certainement , je le répite, un de ces faits que les mystiques appellent révdlations. Mais cette révélation n'est pas le fait d'un homme seul , elle est le fait de l'humanité collective. Est-ce un homme, en effet , est-ce Leibnilz tout seul qui a découvert celte vérité ? Xon , car il a fallu trois généra- tions pour la produire et la confirmer. Un homme n'aurait pu à lui seul entreprendre la vérification de l'existence du non-moi dans tous les phénomènes, ce qui n'était encore qu'une partie de la besogne; il a fallu pour cela l'école si nombreuse de Locke. Un homme , réciproquement , n'aurait pu critiquer la connaissance objective que nous avons de chaque chose , dans le but de monlrcr que cette connais- sance n'était ni immédiate ni certaine , en ce sens qu'elle renfermait toujours le sujet ou le moi: il a fallu Doscartes, Ueibnitz, Voit, et finalement Kant et l'école de Kant, pour cela. Et pour que la démonstration fût encore plus certaine et vraiment complète , il fallait même prendre tout le cadre d'i- dées que Descarlcs avait voulu rempUr avec la seule force du moi , c'est-à-dire la sphère de la raison pure à la façon des ^84 D£ l'éclectisme. géomi-ti-es , et en faire également la critique, c'est-à-dire montrer les bornes et pour ainsi dire le néant de cette pré- tendue connaissance , prouver qu'elle se réduisait à une vir- tualité plulôt qu'elle n'était effective de quoi que ce soil au monde , que c'était une puissance d'être et pas autre chose, et qu'ainsi le non-moi était indispensable au moi , en tout et tou- jours. C'est encore la l'œuvre de vérification à posteriori de Kant et du Kantisme, qui, de cette façon, correspond à la fois, comme critique et comme limitation délinitive , à Descartes par un côté , par la limitation de la connaissance subjective, et à Locke par un autre, par la limitation de la con- naissance objective. Seulement, entre Locke et Kant, entre Descartes et Kant, un homme a pu , profitant de tout ce grand débat déjà assez avancé de son temps , s'élever avec impartialité au-dessus des deux partis, et arriver à une formule de psychologie qui con- cilie leurs prétentions diverses. Cet homme , je l'ai déjà dit , c'est Leibnilz. Mais, après Leibnitz même et après Wolf son disciple , la formule était encore incomprise et indémontrée. Il a fallu, je le répète, Kant et le Kantisme pour la démontrer à posteriori. Maîtres donc aujourd'hui de toute celte science , élevés et accrus pour ainsi dire par elle, nous pouvonspenser et en même temps penser que nous pensons. Instruits du résultat de tant de recherches, nous vérifions ce résultat en nous-mêmes , et ainsi nous prenons conscience absolue de nous-mêmes. Ce n'est plus seulement la conscience spontanée de notre existence que nous avons, c'est la conscience sue de cette existence. Alors, je le répète, nous sommes élevés à cette psychologie supérieure dont j'ai parlé , et qui est à l'autre psychologie ce que la physiologie est à l'anatomie. Mais le métaphysicien qui prend ainsi conscience absolue de son être au sein des phénomènes ressemble-t-il en quelque chose au psychologue o!)servateur de MM. Cousin et Jouf- froy ? Non , en aucune façon. Est-il libre , esi-il volontaire comme les psychologues l'en- DE l/ÉCLFXTISMF. iS.'i leiuleiil ? Ces plu'noln^nos qui lui apparaissent lui apparais- sent-ils parce qu'il le veut ? Est-il libre de les faire cesser , de les renvoyer dans l'oubli de son ùine , d'en effacer les cou- leurs ? Non : l'iiomnie élevé à cette sorte de contemplation n'est pas libre. Et la preuve , c'est que celle contemplation participe beaucoup de la nature de l'oxtase , laquelle participe du som- meil. Ce que l'on peut dire, c'est que l'àme alors ne s'attacbe pas aux pliénomi-nes, en ce sens qu'elle ne s'y attache qu'en tant qu'elle en lire immédiatement le priiicipo préconçu en elle du moi, du non-moi , et de leur rapport. L'àme est virtuelle- ment attentive à ce principe, et tout phénomène ne l'intéresse qu'en ce sens qu'il répand sur l'idée fixe qui occupe l'àme une lumière indirecte. De sorte que tout pliénomène provoque la conscience ab- solue de Tùme , qui finit par s'établir au milieu d'accidents qui passent et disparaissent du miroir de l'àme sans l'occuper autrement que comme une sorte de spectacle physique. De là une espèce de décomposition de notre ôtre en deux : l'âme, qui n'a plus que le sentiment absolu d'elle-même ; et le corps, qui, pour ainsi dire, raisonne de lui-même ou délire, comme dans l'ivresse, dans le sommeil, et dans l'ex- tase. Cette seconde crise de création de la nature humaine, comme je l'ai appelée plus haut , est donc analogue à la pre- mière. Nous restons toujours ce que nous sommes nécessai- rement sous peine de ne pas être , c'est-à-dire un moi qui con- sidère un non-moi. La faculté de raisonner s'était constituée au milieu de ce monde du temps formé en nous par la mémoire et l'imagina- tion. La conscience absolue de nous-méme se constitue au milieu de ce même monde augmenté pour ainsi dire et enrichi de la faculté raisonnante elle-même. Le corps, celte repré- sentation du non-moi interne, si je puis m'exprimer ainsi, c'est-à-dire ce réservoir dos composés antérieurs de moi et do non-moi qui forment notre mémoire et noire imagination, avait bien déjà, par lui-même, et indépendamment du moi, 16. -186 DE l'éclectisme. la propriété de reproduire ce que nous appelons des Images de toutes sortes, c'est-à-dire les divers produits de notre vie antérieure; il avait même la propriété de les transformer; car il nous donnait non seulement la mémoire , mais l'imagi- nation. Maintenant il fait plus; c'est lui pour ainsi dire qui raisonne. Car nous nous voyons raisonner, et nous sentons deux êtres en nous. Cette propriété de raisonner que j'attribue en ce cas à ce merveilleux comp&sé des non-moi déjà sentisou acquis par le moi que l'on appelle le corps , n'a rien qui puisse nous éton- ner. Il n'est pas un métaphysicien qui ne sache que le rai- sonnement n'appartient en aucune façon directement au moi, que les prémisses d'un raisonnement sont infailliblement et nécessairement suivies ou plutôt accompagnées de la conclu- sion ou du rapport de ces prémisses , laquelle conclusion tombe, comme on dit, dans notre esprit, sans être en aucune façon causée par nous, sinon en ce sens que notre attention a été employée à chercher les prémisses qui ont amené cette conclusion. Or, cela étant, si les prémisses nous sont données sans que notre attention ait été employée à les attendre, à les chercher, le raisonnement qui s'ensuit se, trouve nous être donné , comme les prémisses , sans aucune participation du moi. Les raisonnements nous étant ainsi donnés au même titre que les souvenirs qui constituent la mémoire , et les idées ou images qui forment l'imagination, c'est-à-dire sans at- tention de notre part , notre attention peut se porter sur un autre point. Dans l'état normal , la force qui nous constitue assistait aux phénomènes qu'on appelle mémoire , imagina- tion, et, dirigeant sur ces phénomènes son attention , elle voyait succéder des conclusions ; en sorte que , tout rai- sonnement étant alors accompagné d'attention , elle se rap- portait à elle-même les raisonnements qui se faisaient en elle. Maintenant son attention est tournée plus haut ; elle n'est attentive qu'à l'idée de son existence au milieu des phé- nomènes : qu'arrivc-t-il donc ? Son allcntion étant là, et uniquement là , les raisonnements qui se font en elle lui pa- raissent aussi étrangers à elle , à son activité , à son essence, DE l/éCLECTISME. <87 que les pliénomènes proprement dits de la mémoire et de l'i- niagination. Une sorte d'élat d'inspiration propre au métaphysicien par l'objet qui le cause, mais du reste tout-à-fait seml)lable à !'(■- tat général d'inspiration des poètes et de tout homme for- tement exalté par une passion ou par une aspiration ardente vers un but quelconque , s'empare donc de lui : mais com- bien CCI état est différent de l'observation directe et volontaire des phénomènes de notre âme , telle que l'ont rêvée les psy- chologues ! Dans cet état , nous n'observons réellement pas : nous suivons une vérité déjà découverte dans les phénomènes qui se présentent à nous; nous vérifions une vérité d'on- tologie. Arrêtons-nous. Je borne ici ce que je me proposais de dire sur le véritable mode de la connaissance de nous-même. Je ne dois pas oublier que je n'écris pas un traité de psychologie. J'en ai assez dit , je crois , pour montrer l'illusion de la pré- tendue méthode psychologique , et pour montrer en même temps d'où cette illusion est venue. §XI. Suite. Cependant je ne puis m'empêcher de constater que tous les travaux pln'losophiques de l'Allemagne dans ces derniers temps aboutissent aux conclusions auxquelles je suis arrivt-, et que si M. Cousin avait compris le sens de Kant, de Schol- ling, de Hegol, il n'aurait pas introduit en France la fausse psychologie qui y règne aujourd'hui. Comment! peut-on dire à M. Cousin , votre maître Kant prétend (jue « nous ne sommes pas capables d'avoir une con- » naissance immédiate de quoi que ce soit au monde, que » nous ne pouvons rien savoir de l'essence des choses, que 488 DE l'éclectisme. » nous ne contemplons rien purement ohjeciivement.n Et vous allez excepter le moi de cette impuissance où nous sommes de connaître les choses directement et par elles-mêmes! Et pourquoi Kant soutient-il que nous ne connaissons rien di- rectement , immédiatement , d'une connaissance objective pure?» Parce que, dit-il, toute connaissance humaine est » renfermée dans les bornes subjectives des phénomènes l); » c'est-à-dire que, toute connaissance renfermant le moi et le non-moi , ce que nous connaissons réellement c'est le com- posé du moi et du non-moi qui résulte de cette union , mais j imais ni le moi ni le non-moi. Comment , encore une fois , tout le Kantisme étant fondé sur ce principe, M. Cousin , qui professe un saint respect pour le Kantisme, a-t-il inauguré en France une psychologie dont le premier principe et la mé- tiiode sont la négation la plus formelle de cet axiome? Et que dit Schelling, cet autre maître de M. Cousin? Il dé- veloppe Kant à cet égard; il enseigne que la connaissance immédiate des choses est une chimère ; que la raison pure est une stérile forme de notre esprit , une vaine et impuissante catégorie ; et pourquoi ? parce que, toute notre science con- sistant dans le rapport de l'objet avec le sujet ,'il n'y a aucune connaissance qui soit immédiatement vraie : « Car, dit Schel- » liug , de la seule union du sujet avec le sujet aucune con- » naissance objective ne peut sortir , et réciproquement rien » ne peut sortir non plus de la rencontre et de l'assemblage » d'objets ajoutés à d'autres objets , si le sujet connaissant est » éliminé du phénomène. Afin donc que quelque chose soit » connue , il est nécessaire que l'objet s'unisse avec le sujet , » et celte union ne peut engendrer que ce genre particulier » de connaissance que l'on nomme connaissance médiate ou (i) <■ Sunt^liara, et hi quldem plerique Kantiani, qui umnern » rejiciaut cognitionem iromediatam , quia ex illorum seiitcntia niliil » quidquam sciri |)ote>t de rébus ipsis sive objective, sed suhjectivis r, pbcTnomenorum angustiis omnis incluia est co;,'iiilio humana. (Jar. » Nieuweuluiis, professeur de pliilosopliie à Leyde, Elementa ine- » tûp/i)sices. Leyde, i833, pag. 85.) » DE l'kclectisme. <8î) » rompos(*e riîsiillat de l;i double iiiterveiilion du sujet et de » l'objet. Il Va l'iilin c|iio dit He^cl , cet nuire mailrc reconnu de IVf, (loiisin ? Il dit , sur ce point capital , la niOiiic riiose que KanI cl Sclicllinjj; (I). lùi vciilc, 1\I. Cousin, au lieu de se conicnicr de jcler de temps en temps au public fiançais les noms de Kant, de Scliellin^;, de llet;el, aurait dû commencer par les r(!fnter , puisqu'il voulait enseigner une psycbologlc si directenieui contraire à la leur. §XII. Suite. J'atlaclie du prix à celle confirmation par l'Allemagne de la vérité psycboio^i(|ne que j'ai énoncée. J'.n elfet , si toutes les découvertes véritables qui ont pu être faites, soit on France, soit en Angleterre, soit en Allcmaj;ne, dans les deux derniers siècles et dans le nôtre, ne convergeaient pas et ne s'accordaient pas; s'il n'était pas possible, en débnitive, de saisir un fil conducteur dans l'atelier niétapbysique , il fau- (i) " Alios esse \idco, qui, Hfgelio dure, ralioiirm cogiiosccmli •> imtnoiliatam sterileni esse cate{;uriani , iu cunscieiilia iiostri moJu » dislinctain a cugiiiiiuiie inediuta dicant, .'cd utriiisque ratioiiis » disrriiiieii absuliile negi'iit ; aiil argiimenlationc se diici paliaulur >' Schelliiigii , ita docnilis : Omiiis scieiilia noslia qiioilsi posila sit iu " convenicnlia ri'i oiijecta'cum siilijorto fognosceiili , miiln (|iiiL'qiiniu " l'ssf j)oti-sl co^iiilio, (pue sil iiiimediate veia. iSaiii ex sola conjiinc- » lioiie siibjt'ctivi ciiin siilijcrio nulla oriri polest cognitio objectiva, « iieque id i-flici potesl conjimgeiulis olijeclis cuni objeclis, rernolo >■ prorstis sujjjcclo cogiiosceiilc. l.t igiliir qiiidcpiani sciattir, id qnud >• dicitur objectivum coalescal neccsse est euin subjectivo; alqiie adeo » iitriiis(|ue reconcilia tiune id genus efilcilur cognilioni!:, quud dicitur " uiuJiatdui sivc composiluni, intercessione acquisiluin, (/^«(/ } ■• 100 DE l'Éclectisme. (Irait désespérer delà science et la laisser là. Mais heureuse- ment il n'en est pas ainsi; et j'espère bien pouvoir un jour, mieux que je n'ai pu le faire ici , montrer le lien secret qui unit tous les efforts individuels des penseurs depuis Des- cartes , et comment ils ont été poussés providentiellement vers un but commun, la découverte de la vraie notion de noire nature et par conséquent du véritable mode de notre connaissance. En attendant, veut-on une autre preuve de la tendance des travaux germaniques? Voici comment un écrivain qui certes connaît bien en détail toutes les écoles allemandes, M. Ahrens, docteur en philosophie de Gœttingue , et professeur à l'Uni- versité de Bruxelles, résume ce que les Allemands ont dé- couvert relativement à la conscience : « La conscience , dit M. Ahrens, n'est ni une faculté ni un )) acte particulier de l'esprit. Elle est un état permanent , ex- )) primant un rapport intime dans lequel l'esprit se trouve avec » lui-même. Mais la conscience n'est pas le seul état dans le- » quel nous nous rapportons intimement à nous-mêmes. Le » sentiment de soi est un état semblable de l'esprit, sans por- » ter le même caractère. Ordinairement on confond la cou- rt science et le sentiment de soi-même ; mais ce sont deux » états distincts , dans lesquels le moi se saisit et se rapporte » ;'i soi d'une manière particulière. La volonté, quand on la » considère, non comme une faculté, mais comme un état per- » manent de causalité intérieure, exprime également un mode » particulier dïntimité de l'esprit. Ces trois états existent )) toujours ensemble : aucun ne peut remplacer l'autre, et ils » sont également importants dans notre vie spirituelle. Mais » si l'esprit est un , s'il est en unité d'être ou d'essence, cette )) unité doit aussi se manifester dans son intimité par un état » unique, danslequel l'esprit existe pour soi dans une intimité » une et indivisible, qui embrasse tout, conscience, sentiment » de soi-mên*e , et volonté , sans être l'un ou l'autre de ces )' états en particulier ; une intimité enfin dans laquelle l'es- » prit est dans une possession entière de son être. Cette in- M timité première , unique , et vraiment générale, existe » pour l'esprit ; mais elle est difOcile à saisir. La philosophie DE i.'kclectisme. ]9I » ne s'est i\c\ve que dans ces derniers temps à reconnaître » cette intimit(- fondainontaU' de notre moi. Le sysir-nif de » Kant coinnieiica par établir la conscience coniine ruiiito i> primitive et syiithéliqne de la perception du moi. La doc- » trine de Jacobi se fonda sur le sentiment connne première » révélation intime de l'esprit. Le syslrme de Ficiite érigea » la volonté en fait primitif du moi. L'on a combattu long- » temps avec acharnement sur la préférence de l'un ou de » l'antre de ces modes de notre intimité. C'est surtout par ') rapport à leur apjilication aux idées religieuses , à l'idée de » Dieu, que la discussion devint plus ardente et aussi plus im- » portante. La jirésence de Dieu dans la conscience de l'esprit » est-elle toute l'intimité par laquelle l'esprit peut s'unir avec » Dieu? La conscience claire mais froide peut-elle remplacer » l'ardeur profonde du sentiment? Et , d'un autre côté , la » chaleur du sentiment ne reste-t-elle pas confuse et ne se » dévore-t-elle pas ellc-môme, privée de la lumière de la con- « science? Enfin la volonté ne reste-t-elle pas dans l'impuis- » sance d'agir, si elle n'est pas dirigée par la conscience et fé- » condée par le sentiment ? Guidé par ces considérations, on » arriva peu à peu à la conviction qu'il fallait chercher dans » l'esprit un mode d'intimité plus général qui pût n'exclure » ni la conscience, ni le sentiment, ni la volonté , mais qui les » renfermât dans une unité immédiate. D'abord on croyait » reconnaître cet état plus intime et plus général du moi » dans ce qu'on appellait Gemiith, mot qui n'a pas d'équi- » valent dans la langue française , mais qui exprime une » unité primitive du sentiment et de la conscience , bien qr.c » ce soit une unité dans laquelle le sentiment est considéré » comme priklominant. C'était aussi le sens qu'y attachaient » ceux qui s'en servirent les premiers, comme Schleierniacher >' et IJouterwek , qui amendaient ainsi la doctrine de Jacoi>i. )' C'était au moins un pas fait pour reconnaître une unité de » l'esprit dans son intimité. Mais une observation plus appro- )) londie de l'esprit parvint à reconnaître une intimité dans ») laquelle aucun élément n'est prédominant, dans laquelle tout » est en équilibre, la conscience, le sentiment, la volonté. C'est » rintiniiié dans laquelle Tcspril se rapporte culicrcmeul à 492 UE l'iîclkctisme. » soi , et dans laquelle il peut se rapporter à tous les êtres , à » toutes les choses, à Dieu comme à tout être fini ; c'est une » Inlimité dans laquelle l'esprit se résume entièrement pour » soi , dans laquelle il se sait , se sent , et se veut , dans la » plénitude de son être. Cet état existe pour l'esprit ; et, quoi- » qu'il reste pour la plupart du temps inaperçu , il apparaît » pourtant dans ces moments lieureux où l'esprit se possède >> dans toute son intimité et jouit de la plénitude de cette pos- » session. Cette intimité une et entière de l'esprit a été recon- » nue par le système de Kiîause , qui appela cet état général » du mot de Sclbslinnescln , mot qui exprime parfaitement » l'intimité de soi-même dans laquelle l'esprit se possède dans » sa totalité. Peu de temps après, un psychologue distingué, » Suabedissen , adoptait l'idée avec le nom, et la développait » particulièrement dans son Traité sur la notion delà psycho- » logie, en en déduisant en même temps quelques résultats im- ') portants. Et il est évident que la reconnaissance d'un scmbla- 1) ble état général, qui établit une source commune pour tous » les états particuliers, donne une nouvelle base à la science de » l'esprit, et conduit à de nouvelles vues morales sur l'activité » de l'homme. Car une doctrine qui reconnaît une source )) commune pour tous les modes de notre intimité doit insister » sur la nécessité de l'aperception et du développement de » cet élat général , qui établit l'unité et l'harmonie dans nos )) facultés et notre activité. ( Cours de psychologie , tome II, )) Bruxelles, 1858. ) » Voilà donc où aboutit en ce moment toute la psychologie allemande! Après un long et rude combat entre l'école de Kant, celle de Jacobi, et celle de Fichte, on arrive en Alle- magne à reconnaître que les principes de ces trois écoles, c'est-à-dire les trois délinitions différentes de l'être ou du moi, au nom desquelles ces trois écoles ont parlé, ne sont que les rayons détachés d'un rayon unique , d'un rayon triple dans son unité. Ce résultat historique des travaux de l'Allemagne m'intéresse, je l'avoue, au plus liant degré, et me remplit l'ùme de certitude et de rontontcmenl; car moi-n)ême je suis arrivé spontanément , il y a déjà plusieurs années , et sans rien connaître de la philosophie allemande, à un résultat DE l'kclectis.mk. Etre suprême , raison dernière de tous les êtres , de tous » les objets extérieurs , et du sujet lui-même qui s'élève jus- » qu'à lui , Dieu. Enfin , après ces problèmes relatifs à l'exis- » tence des divers objets particuliers, se rencontrent ceux des » modes et des caractères de cette existence ; problèmes » supérieurs à tous les autres , puisque , s'il est étrange » que la personne intellectuelle sache qu'il y a des existences » hors de sa sphère , il est bien autrement étrange qu'elle » sache ce qui se passe dans ces sphères extérieures à la w sienne. Ces recherches spéciales constituent la haute mé- » taphysique, la science de l'objectif, de l'être, de l'invi- » sible ; car tout*être, tout objectif est invisible à la con- n science. (Fragments , art. Des questions et des écoles n philosophiques. ) » Je ne puis m'empècher de faire une remarque préliminaire sur ce passage. Il est évident que M. Cousin a souvent parlé et écrit sous l'impression du bruit que faisaient à ses oreilles les systèmes allemands. Il confond ici les travaux de Kant et le système de Schelling. L'absolu, dans le système de Schel- DR l'Éclectisme. 207 linpr, c'est Dieu même, c'est l'Etre parfait, abuohtlun. La science de l'aljsolii, composée de deux parties opposées et pa- rallèles , la philosophie de la nature et la philosophie trans- cendentale , a pour but de conduire au système de Videndtc (ihsoluedn sul)j('(iit' et de l'objectif, en quoi consiste la na- ture de l'Absolu ou do Dieu. M. (lousin n'aurait pas dft em- ployer le mot (.Vabsolu connue synonyme de logique ou de raison pure. Il semble donc qu'il n'avait de la science de ses maîtres allemands que des notions vagues et confuses. Il s'est (lit : 11 y a une science de l'être en soi , de l'ctre en gc^ncral , c'est l'ontologio ; or c'est ce que les Allemands (Schelling) nomment aujourd'hui Vabsolu. Que veut dire cela ? C'est ap- l)aremment que dans ces sortes de questions où il s'agit de l'èlre en gthiéral, nous connaissons d'une manière absolue. I.'ai)solu constiluc donc la haute logique. Et voilà INI. Cousin qui confond le Dieu de Schelling avec la raison pure de Kant. Il fait plus ; tandis que Kant avait fait la critique de cotte raison pure , M. Cousin s'imagine que Kant a donn(^ à la logique une puissance transcendentale pour arriver à l'ontologie. Et là-dessus il bâtit la méthode que Ton vient de voir. IMais passons sur cette remarque. Ainsi, suivant M. Cousin, deux sciences entièrement distinctes : une science du woi, et une science du non-moi; la psychologie, oi\ le sujet et l'objet se confondent, et l'ontologie, où l'objet est externe. Va le passage de l'une de ces sciences à l'autre, comment l'ob- tenons-nous ? par la logique , par l'absolu. Comment savons- nous, de science certaine, qu'il y a des êtres hors de nous? par la logique, par l'absolu. Comment connaissons- nous l'existence de l'Etre unique, de Dieu? par la logique , par l'absolu. Et les modes ou natures de ces êtres, comment les connaissons-nous ? toujours par la logique , par l'absolu. En un mot, l'ontologie n'a rien de subjectif; elle est étran- gère à toute intuition psychologique; elle est la science du iion-moi , qui n'a aucun rapport avec la science du moi ; elle ne relève que de la logique ; elle est le résultat de ce que M. Cousin appelle la hante logique, ou la science de l'ab- solu; eulin , pour tout résumer, la haute /oj/<(/»e appliquée 208 DE l'éclectisme. donne l'oiuologie et la haute métaphysique. Telle est la doc- trine de M. Cousin. Il est évident que, s'étant ainsi posé le problème de l'onto- logie, M. Cousin devait prendre la logique pour l'ontologie , et c'est ce qu'il n'a pas manqué de faire. Non , l'ontologie «'est pas aussi distincte de la psychologie que vous le pensez, j'entends de cette psychologie supérieure qui considère la vie du moi dans sa réalité vivante ; je ne parle pas de la psychologie première, qui a pour objet l'étude de nos facultés. Une fois que nous considérons dans le moi sa vie vivante pour ainsi dire , nous sommes en pleine ontologie : car nous ne nous pensons, comme dit Leibnitz, qu'en pensant Dieu et la nature; et réciproquement nous ne pouvons penser à Dieu et à la nature sans nous penser nous-mêmes, puisque nous n'avons des modes de leur existence que des notions sen- ties en nous, et par conséquent subjectives en même temps qu'objectives. Tout ce qui est placé au-dessus de la con- science n'est pas seulement objectif , comme vous ditc^ , mais subjectif; et tout ce que nous considérons en nous n'est pas seulement subjectif, comme vous dites, mais objectif. En d'au- tres termes , la vie du moi n'est possible que par le rapport avec la nature et avec Dieu ; nous n'existons qu'unis à Dieu et à la nature; et réciproquement Dieu et la nature ne peuvent se révéler à nous sans participation de notre vie subjective. La même erreur qui rend radicalement fausse la psycho- logie de M. Cousin le suit donc ici sur le terrain de l'onto- logie, lï a voulu connaître son moi directement et par une connaissance immédiate : en revanche , il ne peut connaître Dieu et la nature que d'une façon tout objective , par le miracle de la logique, ou de ce que M. Cousin appelle l'absolu. Vabsohi! vain mot, chimère ! Il est évident , je le répète , que M. Cousin, en plaçant toute ontologie dans l'absolu, a été égarépar'le bruit que faisait à ses oreilles le Kantisme, mais qu'il n'a pas compris le vrai sens et le résultat des travaux de Kant. Kant s'était élancé à la suite de Descaries à cette rechcrciie de l'absolu par les forces de la raison pure. Mais qu'en avait-il rapporté? Une critique. Quel est le résultat de toutes les recherches de Ivant? C'est que notre intelligence ne peut DE l'lcl,ect1sme. 209 atteindre que les phénomènes , sans pouvoir s'étendre aux choses en elles-mêmes , quoique dti reste elle les affirme, u II scia dcinonlrO dans la parlie analytique do la Critique , » dit Kaut , ([ne l'cspaco et le tonjps ne s(Mit que des formes » de rintiiilion sensible , par cons(''(iiient seideinenl des con- » dilions de rexislencedes choses comme phénomènes; qu'en » oulie nous n'avons des choses aucun concept intellectuel, et » par consé(|nent aucun élément de leur connaissance, qu'au- » tant qu'une intuition qui corresponde à ces concepts nous est » offerte; que nous ne pouvons donc avoir aucune connais- » sance de quchpie objet que ce puisse être comme chose ea » soi, mais en tant seulement que cet objet se trouve soumis » à l'intuition sensible, c'esl-à-dire en tant que phénomènes. ») D'où il résulte que toute connaissance rationnelle spécula- » tive possible se réduit nécessairement aux seuls objets de «l'expérience. Néanmoins, ce qu'il faut bien remarquer, » c'est qu'il nous est toujours libre de penser ces mêmes ob- » jets comme existant en soi; mais il ne nous sera jamais » donné de les connaître ainsi. ( Préface de la Critique de la » raison pure. ) » Qu'a donc voulu faire Kant, je le répèle, et qu'a-t-il fait? Montrer par l'absolu la limite de l'absolu , ])rouvcr par la lo- gique la limite de la logicjue, établir solidement par le raison- nement ce qu'il nomme les bornes de notre faculté percevante ; créer, en un mot, une science de vérification de la raison par elle-même , une sorte de garde-fou qui nous empêchât de chercher à connaître par la connaissance ce que nous ne pouvons point connaître par la connaissance, mais en même temps qui nous forçât à reconnaître l'existence en soi de ce que nous ne pouvons jamais connaître que comme phénomè- nes. Ce but unitiue de Kant est écrit partout dans son œuvre et résumé dans l'épigraphe de son livre empruntée à Bacon : In/inili eriorix finis et tirminus legilimus. Kant, ai-je dit dans un autre écrit , Kant vient , à la fin du dix-huitième siècle, nous ramènera la raisun , en nous mon- trant les bornes de la raison pure. Il ne pont, dit-il, se rien démontrer théorétiquement : Dieu, notre immortalité, notre li- berté , la simplicité de notre âme , tous les principes de la nio- 210 DE l'Éclectisme. raie, sont pour lui, au point de vue de la raison spéculative, autant d'insolubles et inaljordaljles problèmes. Il coupe ainsi à la fois les racines de la religion et de rincrédulité ; il nous replonge dans l'empirisme ; il rend les armes à ce qu'il ap- pelle le mécanisme de la nature et l'usage pratique de la raison , par opposition à la raison spéculative. Magnifique désertion de la pbilosopliie, abandonnant des voies erronées, au risque même de n'en pas trouver d'autres ! Si quelqu'un doutait que ce soit là le résultat de cette pbilosopbie kantienne dont on nous a si long-temps parlé avec tant/le voiles et de mys- tères, qu'il écoute Kant lui-même , résumant ainsi le sens et l'utilité de son œuvre : « On nous demandera sans doute quels » sont les trésors de science que nous pourrons laisser à nos )) neveux dans une métapbysique ainsi épurée par la critique, M et par là même réduite à l'immobilité... J'ai voulu enlever à )» la raison spéculative ses prétentions aux aperçus transcen- » dants... Je devais donc abolir la science pour faire place » à la foi. ( Préface de la Critique de la raison pure. ) » Voilà ce que dit et ce que voulut l'homme qui a mis en mouvement tous les rêveurs de l'absolu. Eh bien! qu'arrive -t-il? M. Cousin, frappé des travaux de Kant, mais n'en comprenant pas le sens et le résumé, se met dans l'idée que l'ontologie est une science acquérable par la voie de la logique : mais c'est précisément le contraire que Kant avait démontré. INI. Cousin s'imagine, dis-je, que nous pouvons arriver à connaître de science certaine Dieu et le monde extérieur, et même à déterminer leur mode d'existence par la voie de l'absolu : c'est précisément ce que Kant, par la TOie de l'absolu même, avait démontré impossible. 11 dit que tout problème qui implique l'idée d'existence est un problème purement objectif^ el que pour être sûr de quelque chose en lant qu'existence, même de la réalité du moi substantiel ou de l'àmc , il faut d'abord déterminer la légitimité de nos moyens de connaître purement oljjectivement. Mais c'est celte détermination même que Kant avait faite , et elle l'avait con- duit à ce résultat que l'ontologie ainsi comprise était impos- sible. Il est évident que M. Cousin calque ici son maître Kant sans le comprendre. Il parle de la science de l'absolu comme DE l,'i;nLECTISMK. 211 si cefle science avait ponr rrsullat de nous faire connaître le non-moi inck^pcndaniniont du moi, et précisiîment la science de l'absolu a pour résultat de démontrer que le moi intervient dans toute connaissance o!)jçctive , et , y intervenant , y produit le phénomène, de même que réciproquement le non- moi intervient dans toute recherche que le moi ferait pour se connaître, et , y intervenant , y produit également le plu - nomène. Et M. Cousin ne s'aperçoit même pas que tout ce qu'il dit est absurdement contradictoire. Le Kantisme , en définitive, se réduit, comme je l'ai montré, à la vi'rification de celte for- mule : Lcmoi et le non-moi se trouvent toujours et simulta- nément en nous à chaque instant de notre existence. Or , INI. Cousin décompose cette formule en mettant le moi d'un C(Mé, le non-moi de l'autre. Le moi lui donne une science , la psychologie; le non-moi une autre, l'onlologie. Et il les dé- clare toutesdeu\ certaines, indé|)cn(lamment l'une de l'autre. La première est certaine , dit-il, parce que nous la possédons par une connaissance immédiate ; la seconde, parce que nous y arrivons par la logique, par l'absolu. jNLiis, je le demande, à quoi bon la seconde , si la première est certaine par elle- même ? Quoi ! le moi peut se connaître directement, immé- diatement; il peut faire sa science, la science du moi; et pourtant il se verra forcé d'a^ilcr, par l'abuolii , la réalité de sa propre existence , la n'-alilé de l'existence du moi substan- tiel 1 ! Notre âme peut vivre et avoir sa vie complète en elle- même , et elle ira chercher à travers la haute logique un passage vers Dieu!... Eh! que nous importe Dieu si nous nous suffisons à nous-mêmes, si nous vivons par nous-mêmes! A quoi bon nous occuper de l'être en général , si la psycholo- gie du moi est complète sans cela ! La psychologie étant ainsi complète par elle-même. Dieu est hors de nous; c'est un non-moi. Ainsi hors de nous et ne se présentant pas d'ail- leurs à nos sens pour nous donner plaisir ou peine, Dieu, ce non-moi qui ne nous louche en rien, est évidemmenl une chi- mère ; ou , s'il existe , ce n'est tout au plus pour nous qu'un simple objet de curiosité. riiMM 212 DE l'éclectisme. Egaré par Kaiit, parce qu'il ne l'avait nullement compris, M. Cousin s"est donc mis à chercher l'ontologie par la voie de l'absolu. Or qu'a-t-il découvert? Une grande chose , sui- vant lui, une chose admirable, mais qui ne nous paraît pas aussi admirable qu'à lui. Il a trouvé , dit-il , le passage de la psychologie à l'ontologie dans V imper sonn alité de It raison. C'est avec ce passage, qu'il s'est frayé, que M. Cousin s'est rendu maître de l'ontologie. Examinons : mais nous sommes sûrs d'avance que , bien loin de s'être mis en posses- sion de l'ontologie, il s'est mis de plus en plus en dehors de l'onlologie ; car tout ce que nous avons démontré au sujet de la psychologie nous est un gage que le point de départ de M. Cousin, marchant à la recherche de l'absolu, est une étrange aberration. Descartes aussi avait autrefois cherché Dieu avec la raison pure, avec le raisonnement, la logique. Mais Descartes se croyait un motif légitime de chercher ainsi; car il définissait l'homme une substance pensante. Identifiant donc notre être avec la pensée , naturellement il devait regarderie sujet pensant comme ayant en soi l'instrument nécessaire d'une pareille recherche. IMais M. Cousin avait une autre psychologie , la psychologie du moi volontaire et libre. Il avait débuté autre- fois par répéter le Condillacisme mitigé de M. Laromi- guière, qui attachait une si grande importance à distinguer le fait de savourer une orange et le fait de goûter une orange. A sa suite , ]M. Cousin s'élait mis à parler d'activité et de passivité , à distinguer l'attention de la sensation , comme deux phénomènes essentiellement différents. C'était déjà être dans une mauvaise route. Il n'y a pas un piiéno- mène où le moi ne soit ; mais il n'y en a pas un non plus où le non-moi ne se trouve. Conséqucmment distinguer les plié- nomènes en deu:f ordres essentiellement distincts, les uns où le moi est purement actif, les autres où il est purement passif, est au fond une erreur. Le moi ne peut pas être uniquement passif; il est toujours une force et une aspiration. Plus tard, M. Cousin, a\ant mal compris, comme nous l'avons dit, la parole de M. de Biran, s'était empêtré de plus en plus dans sa TIF, l'kclectismïï. 215 distiiiclion des faits sensibles et des faits volontaires. Puis, plus tard encore, ce fut ijicri pis, quand M. Cousin ont con- naissance du système de Ficlite; il donna on plein dans l'idéalismo du itioi qui , comme la IMédc-e de Corneille , se suflit à iui-mrmi', et répond à tout : Moi seul et c'est assez. En i)assant par tousses maîtres, M. C fier cl notre mémoire comme étant la vérité. Et même cette » faculté que nous sentons en nous de prêter ou de refuser » notre assentiment à des idées obscures est ce qu'on appelle w liberté; c'est en cela, et en cela seulement, que notre iutelli- » gence est hbre. Mais aussitôt que l'idée est claire, nous ne 3j sommes plus libres. L'esprit, comprenant nettement deux 3) ou plusieurs idées, en voit par là même nettement le rap- » port ; il conclut donc nécessairement ; et de même qu'il ne » peut pas ne pas conclure, il ne peut point non plus chercher » autre chose que la conclusion , et ne se sent par conséquent » aucun désir d'aller au-delà. L'assentiment nécessaire que )) nous donnons à ce que l'on appelle axiomes n'est qu'un cas 3) particulier de ce fait général de notre nature (I). » (i) Voici le texte, que j'ai un peu abrégé: « Judicium quatenus « mente continetur est relalioiiis qute inter duas aut plures ideas » intercedit perceplio. Sic, quando juJico solem esse majorera liina, ■>' comparata utriusque idea , ideam solis majorem esse idca lunœ » aniniaJveito ; atque iu liac perceplioue adquiescit meus mea, née " quidquam ea de re amplius qucerit. Cum duos numéros esse inœ- » quales judico, animadversa eorum inœqualilate, mens mea ces » amplius eo respeetu non expendil; sed tanUim, post examen, inx- « quales compertps esse memoria; mandat. Observandum est posse » mcntem noslram obscuiis ideis, non niiîius ac claris , adsentiri ; seu » quasi aliquid comperisset , quod tamen non comperit , in eo ad- » quiescere, et quod visa est sibi compcrisse mcmori;e quasi verum M raandare. Ita possumus exislimarc stcllas fixas minores esse iuna , « comparatis stcllarum fixaruni cl luii;e obscuris idcis; et postmodum » rem quasi indubitalam staluerc. Sed etiam adsensum uoslruni, » donec adcurate consideratis ideis res dara evascrit, possumus cohi- DE l'Éclectisme. 21a De ce fait bien certain que nous sommes forcés, inévita- blement forcés de rcconnaitrc les rapports nécessaires des cboscs, qu'y a-t-il à conclure? II y a à en conclure : I" que des rapports nécessaires exis- tent en deliors de nous , indépendannnent de nous; 2" Que l'homme est capable de comprendre ces rapports; Ou, ce qui revient au même, il y a à en conclure que le monde est fait, ainsi que le disaient les anciens philosophes, ciim pondère et mensura , qu'il est régi et organisé en vertu de certaines lois al)solucs et nécessaires, et que l'esprit de l'iiomme reproduit <(• poids et cotte mesure , c'est-à-dire cette raison absolue qui établit entre les dilléronts êtres des rapports nécessaires. Ou bien encore qu'en dehors du monde visible il y a un monde intelligible , et que l'homme participe de ce monde de l'intelligence. Il y a donc à en conclure, en défini- tive, comme l'école de Descartes, que l'homme est une sub- stance pensante ; seulement il n'y a pas à en conclure , comme cette école , quil est uniquement une substance pensante. Mais M. Cousin en a conclu, lui, que l'homme n'est eu aucune façon une substance pensante, qu'il ne pense pas; que nous ne pensons jamais, et que c'est Dieu uniquement qui pense en nous. A la suite de Descartes, Malebranche, délinissant, comme son maître, l'homme une substance uniquement pensante, était arrivé à cette conséquence que, cette substance pensant » bere; sin «J perspicuam perceplionem pervenire necpieamus, ia » dubilalione nostra hœrere, remcpie quasi dubiam memoii;e iiiau- » dare. Kacullas autcm, quani iu nobis esse sentiinus, aJseiisus » obscuris pra'beudi vel negandi, vocatur Libercas.yevuw ubi res ad » suminam perspicuitatem devenit, ea facultate aiiiplius uti non licet. » Neque cnim, exempli causa, a nobis impetrare possenius ut crcde- » remus bis duo non cssc quatuor, partcm non esse minorem toto, » aliaquesiniilia evidentissiniie veritatis axiomata. Statiin ac ea intd- » ligimus, niens uecessario adquiescit, nec inquireudi amplius \cl >' raininiaiu cupiditaleui iu se animadvertit. (J. Clerici Opp., lom. I, » Amsterdam, 1732.)» â16 DK L*ÉCLECTISMË. suivant des lois nécessaires, nous pensions en Dieu, qui , étant aussi lui une pensée pure , comprenait nécessairement toutes nos pensées. Mais INIalebranche n'avait pas dit pour cela que nous ne pensions pas. Il était retenu par \ejc de la formule de Descartes, jepense. Il y a en effet deux choses dans la formule de Descartes , le moi qui s'aflirme , et le moi qui s'afDrme pen- sée. Malebranche confondait le moi avec Dieu en tant que pensée ; mais le moi en tant qu'être restait. Aussi Malebran- che , je le répète , ne disait pas que nous ne pensions pas ; il disait que nous pensions en Dieu , ce qui est bien différent. M. Cousin, lui , affirme que Dieu pense pour nous. Et cette bizarre idée devait nécessairement arriver à M. Cou- sin ; car ayant défini l'homme une volonté pure , comment , rencontrant la raison , aurait-il fait pour ne pas attribuer cette raison à Dieu seul? Il n'avait pas même le je pense de Des- cartes , il n'avait que je. Hé bien , c'est là le grand et profond mystère que M. Cou- sin exprime en disant que la raison est impersonnelle ; et voilà ce qu'il prétend avoir découvert à des profondeurs in- finies où presque personne ne saurait atteindre. Ecoutons-le parler : « Plus que jamais fidèle, dit-il, à la méthode psychologi- » que , au lieu de sortir de rol)servation , je m'y enfonçai da- » vantage; et c'est par l'observation que, dans l'intimité de la » conscience et à un degré où Kanl n'avait pas pénétré , sous )) la relativité et la subjectivité apparente des principes néces- » saires , j'atteignis et démêlai le fait instantané , mais réel , de » l'aperccplion spontanée de la vérité , aperception qui , ne se )) rélléchissant point immédiatement elle-même , jiasse ina- » perçue dans les profondeurs de la conscience, mais y est la » base véritable de ce qui, plus tard, sous une forme logique » et entre les mains de la réflexion , devient une conception » nécessaire. Toute subjectivité avec toute réflexivilé expire » dans la spontanéité de l'apercoption. IMais la lumière primi- .» tive est si pure qu'elle est insensible; c'est la lumière réflé- » chie qui nous frappe , mais souvent en oflùsquant de son 5; éclat infidèle la pureté de la lumière primitive. La raison » devient biiu sul)jeclivo par son rapport au moi volontaire et DE L^iicLKCTlSMK. 2lT » libre, sit-gc et type de toute subjecliviu^ ; mais on cil -mOnic u elle est impersonnelle; elle n'appartient pas plus à tel moi » qu'à ti'l autre ntoi dans riuimanitt'; cllo n'appartient pas M même à riiuniaiiitO , »'t ses lois par conséquent ne relèvent u que d'elle-même. {Préface de tS-2().) » Ainsi , suivant yi. Cousin , il y a dans la pensée deux plié- nomî-nes successiis , l'un où le moi n'intervient pas, c'est lu perception spontanée; et un second où le moi intervient, c'est la réilexion. Mais comment M. Cousin ne s'aperçoit-il pas qu'il ne fait que reculer la diflicullé? Car enfin ce second phéno- ni^ne qu'il appelle réflexion comment se fait-il ? Il faut bien déliuitivenieut que le moi intervienne. l\f. Cousin ne fait donc pour ainsi dire que reculer pour mieux sauter. En délinitive, le pliénomène de la connaissance ou de la raison se passe en Dieu, (»u en nous, ou encore en Dieu sinudtanément et en nous. Si le pliénomil'ne se passe uniquement en Dieu, com- ment en avons-nous connaissance? S'il se passe en nous, le moi intervient donc, et le pliénoniène est subjectif autant ((u'objeclif. Enfin , s'il se passe en Dieu et en nous, il se passe en nous, et la même conséquence a lieu. Qui ne voit que M. Cousin se débat ici vainement contre la force de la vérité, et qu'il a tort d'attaquer si ti-méTaiioment Descartes , Leibnitz , Kant , ou plutôt tous les pbilosopbes sans exception et riiumanité tout entière , fondé- uniquement sur une prétendue observation personnelle? Mais ce qu'il y a de plus élonnant , c'est ([u'il n'est pas seulement en contradiction avec Leibnitz, avec Descartes, avec Kant, avec tout le monde, mais qu'il est aux prises avec lui-même; car ailleurs ]\[. Cousin ne nous assurait-il pas , de la façon la plus solennelle , que i lui- même ses travaux de huit années : « Dès l'année 18IS, dit-il, » nos travaux avancèrent et commencèrent à prendre plus » d'étendue et de profondeur. Les fails de conscience ayant » été réduits à trois grandes classes, les faits sensibles, les » faits volontaires, et les faits rationnels, le lemps était venu » d'analyser plus intimement chacun d'eux , et les rapports >» qui les unissent dans l'unité indivisible de la conscience. » Ce fut surtout les fails volontaires et les faits ratiounels qui » occupèreut nu)n altenlion, parce qu'ils avaient été plus né- « gligés dans la philosophie française, i.es faits sensibles sont » nécessaires; les faits rationnels sont aussi nécessaires, et la " raison n'est pas moins indépendante de la volonté que la 220 DE l'éclectisme. » sensibilité. Les faits volontaires sont seuls marqués aux » yeux de la conscience du caractère d'imputabilité et de per- » sonnalité : la volonté seule est la personne ou le moi. Le » moi est le centre de la sphère intellectuelle. Tant qu'il n'est » pas, les conditions de l'existence de tous les autres phéno- » mènes peuvent Jjicn avoir lieu, mais sans rapport au moi; » ils ne se redouljlent pas dans la conscience, et sont pour » elle comme s'ils n'étaient pas. La volonté ne crée aucun des » phénomènes rationnels et sensilMes ; elle les suppose même, )) en ce sens qu'elle ne se saisit elle-même qu'en se distin- )) guant d'eux. Nous ne nous trouvons nous-mêmes que dans » un monde étranger, entre deux ordres de phénomènes qui » ne nous appartiennent pas, que nous n'apercevons même » qu'à condition de nous en séparer. Bien plus, nous n'aper- » cevons que par une lumière qui ne vient pas de nous; car )) notre personnalité est la volonté , et rien de plus. Toute » lumière vient de la raison, et c'est la raison qui aperçoit et » elle-même, et la sensibilité qui l'enveloppe , et la volonté » qu'elle oblige sans la contraindre. L'élément de la connais- » sance est rationnel par son essence , et la conscience , quoi- » que composée de trois éléments intégrants et inséparables, » emprunte son fondement le plus immédiat de la raison, » sans laquelle il n'y aurait aucune science possible , et par » conséquent aucune conscience. La sensibilité est la condi- » tion extérieure de la conscience ; la volonté en est le centre, » et la raison la lumière. La raison est impersonnelle de sa )) nature. Ce n'est pas nous qui la faisons, et elle est si peu j) individuelle que son caractère est précisément le contraire » de l'individualité, savoir l'universalité et la nécessité , puis- » que c'est à elle que nous devons la connaissance des vérités 3> nécessaires et universelles, des principes auxquels nous j) obéissons tous, ck auxquels nous ne pouvons pas ne pas » obéir. {Préface de ^826.) » La vérité et l'erreur sont mêlées dans ce passage avec un art infini. On y sent de profondes réllexions, un long et pénible travail; on comprend, en le lisant, comment M. Cousin a pu arriver à se tromper lui-même, et à s'égarer si fondamentale- ment sur un point aussi cai")ilal. Ce passage, en un mot, nous DE l'éclectismk. 221 explique, mieux que la prétendue ol)scrvation interne alli^- RUtV par M. Cousin, comment il est arrivé à ravir à l'homme la faculté de la raison. Kn effet, voyez-vous d'abord INI. Cousin divisant les faits de conscience en trois grandes classes , les faits sensibles, les faits volontaires, et les faits rationnels , qu'il si'pare comme des pllénom^nes entièrement distincts, quoiqu'il convienne, deux lignes plus loin, que Punité de la conscience est indivisible , et qu'elle est composée de trois éléments intcgrants et inscparable:<. Et voilà toujours l'er- reur de !SI. Cousin. Il anahse, et il s'égare dans son analyse. Il trouve la volonté prédominant dans certains pliénonirnes de notre nature, et il appelle ces phénomènes faits volontai- res; il les met donc à part, en tant que marqués de ce carac- tère et scellés pour ainsi dire de ce tachet, étiquetés de cette devise. De même, il trouve la raison ou la connaissance plus apparente dans certains phénomènes qu'il examine spéciale- ment sous ce rapport, et il appelle ces phénomènes faits ra- tionnels, ce qui lui donne une deuxième classe, qu'il met encore à part dans son laboratoire , avec une nouvelle éli- quelte. Knlin , il trouve la sensation plus évidente dans d'autres phénomènes, et il remplit un troisième bocal de ce qu'il appelle les faits sensibles. Y a-t-11 donc réellement dans la nature humaine des faits ainsi séparables, et peut-on pro- céder ù de telles abstractions sans détruire l'unité indivisible de l'être ? Eh non! il n'y a pas de faits purement sensibles, pas de faits purement rationnels, pas de faits purement vo- lontaires. Il n'y a qu'un fait dans tous ces faits, un fait où interviennent à la fois le moi , le non-moi , et leur rapport. Prenez donc garde, grand analyste ; car tout-à-I'heure , pre- nant vos catégories de faits pour des choses réellement dis- tinctes , vous allez transporter dans la notion même de notre ^Ire ces trois termes, et , distinguant le volontaire du sensible et du rationnel, ôter au moi le sensible et le rationnel poiu- ne lui donner d'autre apanage que la volonté; et cela parce que certains faits vous auront montré particulièrement le sujet ou le moi , d'autres l'objet ou le ni:n-moi, et d'autres enfin leur rapport ou la notion que le moi et le non-moi en- gendrent par leur union. Mais aucun fait ne vous aura tlit 'y. 222 - DE l'éclectisme. que le moi était uniquement la volonté, puisque tout phéno- mène vous a; ra montré le moi à la fois sensible, raisonnable, et volontaire. Prenez garde , encore une fois, de transporter dans voire synthèse le vice d'une fausse analyse. M. Cousin n'y manque pas en effet , et , tandis que son analyse ne lui donnait réellement pour définition du moi qu'un être triple et un, composé toujours et simultanément de trois termes, de trois facultés plus. ou moins prédominantes, sensation-senti- ment-connaissance, il en fait un être composé de trois choses distinctes et séparées, la sensibilité, la volonté, la raison. C'est qu'il a oublié que, dans les phénomènes, la volonté était accompagnée de sensibilité et de connaissance ; que la raison ou la connaissance supposait un sujet et un objet , un moi et lui non-moi; et enfin, que la sensibilité s'accompagnait tou- jours dans l'homme de coiinaissance et de volonté. Il a oublié cela, dis-je, quoiqu'il soit bien obligé de le reconnaître, puis- qu'il dit deux ou trois fois dans ce passage même que la con- science est un composé indivisible de trois éléments inté- grants et inséparables. Mais enfin il l'a oublié, égaré par sa division de faits sensibles, de faits rationnels, et de faits volontaires. Or, dans laquelle de ces trois catégories, le sen- sible, le rationnel, et le volontaire, placera-t-il le moi.'* Dans quel de ses bocaux meltra-t-il l'essence de notre êlre.'* Con- dillac avait pris la sensibilité , Descartes avait pris la raison , M. Cousin prend la volonté. Ils ont tort tous les trois; notre être, le moi, n'est dans aucune de ces divisions, il ne gît dans aucun de ces bocaux où l'analyse prétend le renfermer, il n'est que dans l'unité Irinaire qu'il a fallu décomposer pour arriver à distinguer la sensation du sentiment et de la con- naissance. Vous vous félicitez , dirons-nous à M, Cousin , d'avoir dis- tingué profondément les faits volontaires des faits sensibles et des faits rationnels, et d'avoir par là séparé ce qui, suivant vous, est l'homme ^Je ce qui n'est pas lui. Mais où arrivez- vous avec cette séparation? Vous arrivez à ce mot dont vous étiez parti , Je. Vous appelez cela la volonté , et vous préten- dez avoir là notre existence absolue. C'est là votre erreur. Notre existence absolue est un mystère : appelons ce mystère DE l'Éclectisme. 223 je ou moi , mais ne l'appelons pas volonté. Si vous l'appelez volonté, je l'appi.'lleiiii pas.ncitv, cl j'aurai autant raison que vous : de nnhiit; que Gassendi avait autant raison que Descaries, lorsqu'au Spiritus de celui-ci il répondait par Caro. Otez la sensibilité, il n'y a plus d'homme; ôtez de ni(*nic la connaissance ou la raison, Tiiomnie disparaît aussi. Donc l'homme est aussi bien composé de sensibilité et de connais- sance que de ce que vous appelez volonté. Mais je vais jiius loin, et je dis que ce que vous appelez la voionti- se trouve dans la sensibilité et dans la connaissance; <'t vous-niéino , quchpic part , l'avez reconnu; car vous avez écrit : « Le moi agit sans cesse tant qu'il est. Nous agissons " et nous voulons dans la sensation même. (Article sur les " Leçons de M. Laroniiguière.) » Donc toutes vos grandes et profondes analyses ne signi- fient rien. Car, en définitive, où arrivez-vous? Vous dites : <( La sensibilité est la condition extérieure de la conscience ; » la volonté en est le centre , et la raison la himit're. » Soit ; mais ce que vous appelez conscience existe-t-il sans la sensi- bilité et sans la raison? Ce que vous appelez métaphorique- HK-nt centre e\iste-t-il sans circonférence et sans rayon? Je veux bien que le sentiment (car c'est le sentiment que vons cachez et méconnaissez sous ce nom de volonté), je veux bien, dis-jc, que le sentiment soit le centre du moi humain; mais ce sentiment répond à un objet, et voilà la sensibilité; et, répondant 'i un objet, il le connaît ou aspire à le connaître, <'t voilà la connaissance , ou ce que vous nommez la raison. Quoi que vous fassiez , vous ne pouvez échapper à la trinilc (lui est dans l'homme et qui le compose. Donc, encore une fois, la vérité supérieure à laquelle toute psychologie aboutit consiste à proclamer cette trinité, et non pas à séparer, à fragmenter ces trois éléments indissolubles de noire être. Vainement M. Cousin espérerait-il échapper à cette con- clusion en insistant de nouveau sur la nécessite du sensible ri du rationnel. Les faits sensibles sont nécessaires sans doute , mais ix'ccssaircs à cause du sujet aussi bien qu'à 224 DE L'IÎCLECTISME. cause de l'objet, causés par le sujet aussi bien que par l'objet. Ils ne sont pas nécessaires sans le sujet, indépendamment du sujet. Leur nécessité lient donc à la nature du sujet; changez la nature du sujet, cette nécessité disparaît. Et de même les faits rationnels sont nécessaires sans doute , mais nécessaires aussi à cause du sujet , et causés par le sujet aussi bien que par l'objet. Ils ne sont pas nécessaires sans le sujet, indépen- damment du sujet. Le passage de Le Clerc que j'ai cité plus haut est admirable sur ce point. Ce qu'il dit revient à ceci : Les idées sont-elles obscures, nous sommes libres, car nous pouvons conclure ou ne pas conclure. Sont-elles claires , au contraire , nous concluons nécessairement , mais nous con- cluons en vertu de notre nature. Le moi, qui se trouvait dans les prémisses, se retrouve dans la conclusion. Chacune des prémisses était pour ainsi dire identique au moi , identi- fiée avec le moi ; et il en est par conséquent de même de la conclusion. Aussi nous ne cherchons pas et nous ne pouvons pas chercher au-delà; notre nature est satisfaite et complète- ment satisfaite. C'est ainsi que notre liberté d'intelligence s'accorde avec la nécessité de l'intelligence absolue. C'est ainsi que , tout soumis que nous soyons à la raison absolue qui est hors de nous, nous sommes pourtant cause sous le rapport de cette raison perçue en nous. Le plus ou le moins de raison qui est en nous est cause de la qiuinlité de raison absolue que nous percevons dans le phénomène. Sans doute il y a hors de nous aussi une cause des phénomènes sensibles et une cause des phénomènes rationnels ; il y a un monde extérieur visil)le et un monde extérieur inlelligil)le. La néces- sité règne donc hors de nous. Mais cette nécessité est aussi en nous, elle est dans notre nature. Nous faisons pour ainsi dire partie de ce monde visible et de ce monde intelligible. Le lien entre ces nionde9»et nous préexislait en nous. Il y a là un mystère, mais il faut le reconnaître. Le phénomène pré- existait en nous; nous étions pour ainsi dire ce que nous sommes avant d'être , et voilà pourquoi nous sommes. Leib- nitz a là-dessus un beau passage; c'est dans ses licllexions sur l'Esmi de Locke : « La question de l'origine de nos idées » cl de nos maximes, dit-il , n est pas préliminaire en philo- DE LECLECTISMH. 22. > » Sophie. Cl il faut avoir fait de grands progrrs pour la bien » résoudre. Je crois cependant pouvoir dire que nus idi'es, )i même relies des choses sensibles, viennent de notre propre » fonds, dont on pourra juger par ce que j'ai pul)iit' toucliant » la nature et la communication des substances et ce qu'on » appelle Tunion de ràmc avec le corps; car j'ai trouvé que » ces choses n'avaient pas été bien prises. Je ne suis nuUe- « nient pour la tabula rasa d'Aristote, et il y a quelque chose » de solide dans ce (pu' l'Ialon appelait la rémintseeni e. Il y » a même quelque chose de plus; car nous n'avons pas seu- » lement une réminiscence de toutes nus pensées passées, » mais encore un j ressenlimenl de toutes nos pensées. Il est » vrai que c'est confusément et sans les distinguer ; à peu près » comme, lorsque j'entends le bruit de la mer, j'entends celui » de toutes les vagues en particulier qui composent le bruit » total, quoique ce soit sans discerner une vague de l'autre. )» Ht il est vrai, dans un certain sens que j'ai indiqué, que «non seulement nos idées, mais encore nos sentiments, » naissent de notre propre fonds, et que l'àme est plus in- » dépendante qu'on ne pense, quoiqu'il soit toujours vrai que » rien ne se passe en elle qui ne soit délerniiné. » Jengage M. Cousin à rétléchir sur ces paroles du niaitre. Leibnitz voit profondément tout ce qu'il y a dans ce que M. Cousin appelle spontanéité; mais il n'enlève pas à Ihomme ces préliminaires du phénomène pour les mettre en Dieu; car le mystère ne serait pas moindre d'une part , et de l'antre il serait aug- menté. Leibnitz, donc, reconnaît en nous une cause de nos idées et de nos sentiments, une cause des faits sensibles et des faits rationnels, qu'il nOUimc réminiscence et pressenti- ment. Mais il ne nous enlève pas cette causalité, qui est de nc»ire essence , pour nous réduire à une abstraction nommée volonté. Vainement encore M. Cousin essayerait-il de s'appuyer de nouveau sur cet axiome, que les faits volontaires sont seuls marqués aux yeux de la conscience du caractère d'imputabi- lité et de personnalité. Sans doute, quand nous imputons quelque chose à un de nos semblables, nous examinons sa volonté, nous le jugeons par là; mais séparous-ijoiis sa vo- M^ 226 DE l'éclectisme. lonlé de sa raison et des circonstances sensibles où il s'est trouvé? ou plutôt ne connaissons-nous pas sa volonté par le degré de sa raison et de sa sensibilité? Sans doute ce que nous condamnons ou pardonnons, c'est lui en tant que volonté, c'est-à-dire en tant que sentiment. Mais la mesure et la con- naissance de ce sentiment nous est donnée par la considéra- tion de sa raison et de sa sensibilité. Ce qui est imputable, c'est l'homme tout entier, c'est l'homme triple et un, sensa- tion-sentiment-connaissance. Et la preuve, je le répète, c'est que continuellement, dans nos jugements, nous faisons inter- venir le degré de raison des coupables. Jugeons-nous un enfant avec la même règle que nous jugeons un homme fait? Un homme a été attaqué, il a tué son agresseur : lui impu- tons-nous ce meurtre? Non. Et pourquoi ? il a cependant voulu le tuer, en prenant les choses au pied de la lettre; mais nous décidons cependant qu'il n'a pas voulu, dans le sens réel du mot, parce que la sensibilité, violemment mise en jeu par l'agression, lui a enlevé la possibilité de raisonner et de vou- loir. Nous disons donc de cet liomme : Il n'avait pas sa raison, donc il n'a pas voulu. Nous ne disons pas simplement : Il n'a pas voulu. Au contraire , nous reconnaissons,, encore une fois, qu'à considérer les choses superficiellement, il a voulu; mais nous n'appelons pas cela vouloir. Pour que l'homme nous paraisse réellement vouloir, il faut que son essence tri- ple intervienne tout entière. Donc, nécessairement, dans tous nos jugements intervient la considération de l'être humain en tant que raisonnable et sensible, et non pas seulement en tant que volontaire. Mais c'en est assez; poursuivons, et montrons à quelles étranges conséquences, à quelle fausse ontologie, à quelle théologie absurde cette conception de la personnalité humaine réduite à la volonté a conduit M. Cousin. Une fois qu'ayant dépouillé l'homme de toute causalité dans les faits de sa sen- sibilité et de sa raison, il a cru, se payant de mots, avoir trouvé le lien qui unii Féiément sensible (nécessaire, suivant lui, d'une nécessité extérieure à l'homme) et l'élément ra- tionnel (également nécessaire, suivant lui, d'une nécessité extérieure à l'homme) aveclcmoï, c'est-à-dire avec la to- JÎE l/liCLECTISMK. 227 lont«î , qui , suivant lui, coiniiose tout rijomnie, M. Cousin s'est vu cutiainc', comme par un fleuve rapidi.', dans un vi'ri- lablc al)imc. Il a vli ainsi lui-même un exemple de la néces- sité de la logique et des conséquences fatales qu'elle entraîne lorsque nous n'employons pas notre liberté à suspendre notre jugement sur les idies obscures. M. Cousin, ayant affirmé une fausse psycbologie, s'est trouvé avoir une fausse ontolo- gie et même une fausse tliéologie toutes faites, tn elîet , il s'est dit: Les faits sensibles sont nécessaires; l'iiomme n'y est pour rien ; ils viennent donc de la nature, qui les produit et les cause. Les faits rationnels sont nécessaires aussi ; riiomrae n'y est pour rien ; ils viennent donc de Dieu, qui les produit et les cause. Les faits volontaires seuls constituent le moi, la personnalité liumaine; eux seuls viennent de l'honmie, qui les produit et qui les cause. Donc l'bomme est un composé de trois clioses, la nature, l'homme, et Dieu. Et, tout en répétant que la conscience est une et indivisible, AL Cousin a conqjosé Tliomme de trois êtres distincts et sé- parés, la nature, lliomme, et Dieu. El du même coup, cbose admirable ! il a eu Dieu ; car Dieu , comme ou va le voir, s'est trouvé composé , pour M. Cousin , des mêmes éléments qui, suivant lui, composent l'homme , c'est-à-dire de trois cires distincts et séparés. Dieu, l'homme, et la nature. Il a donc possédé l'absolu , et a cru rivaliser avec Schelling. Si l'on en doute, qu'on lise attentivement cette conclusion de sa Préface et de tous ses travaux : » Je touche » ici à un point fondamental... Arrivée sur ces hauteurs, ia » philosophie s'éclaircit en s'agrandissant... La raison est eu » quelque sorte le pont jeté entre la psychologie et l'ontologie, » entre la conscience et l'être ; elle pose à la fois sur l'une et » sur l'autre ; elle descend de Dieu et s'incline vers l'homme; >> elle apparaît à la conscience comme un hôte qui lui apporte » des nouvelles d'un monde inconnu dont il lui donne a la fois )) et l'idée et le besoin. Si la raison était personnelle, elle sc- » rait de nulle valeur et sans aucune autorité hors du sujet et ') du moi iiidivi;luel. Si elh: restait à l'étal de substance non- » manifeslée, elle sérail comme si elle u'élait pas pour le moi » qui uc serait pas lui-même. 11 faut donc que la substance iu- 25Î8 DE l''êcli<:ctisme. » telligente se manifeste , et celle manifestation est l'appari- » tion de la raison dans la conscience. La raison est donc à la » lettre une révélation , une révélation nécessaire et univer- » selle, qui n'a manqué à aucun homme, et a éclairé tout » homme à sa venue en ce monde ; Illuminai omnem homi- » nemvenienlem in hune mundum. La raison est le média- » teur nécessaire entre Dieu et l'homme, ce aô^oç de Pythagore » et de Platon , ce Varbc fait chair qui sert d'interprète à Dieu » et de précepteiu" à l'homme , homme à la fois et Dieu tout » ensemble. Ce n'est pas sans doute le Dieu absolu dans sa » majestueuse indivisibilité, mais sa manifestation en esprit et » en vérité; ce n'est pas l'être des êtres, mais c'est le Dieu du » genre humain. Comme il ne lui manque jamais et ne l'aban- » donne jamais , le genre humain y croit d'une croyance irré- » sistible et inaltérable, et celle unité de croyance est à lui- » même sa plus haute unité. {Préface de 1826.) « Ainsi M. Cousin , au sommet de la philosophie , comme il dit, arrive à quoi...? A définir Dieu la raison. Les révolu- tionnaires qui avaient élevé des autels sur nos places publi- ques à la Déesse liaison étaient donc tout aussi philoso])hes que lui. Quoi ! vraiment, dirons-nous à M. Cousin , legrand mystère des religions et du Christianisme en particulier n'est pas autre que ce que vous venez de nous révéler ! Le Logos de Pylhagore et de Platon, le Verbe du christianisme, ne signifient rien autre chose sinon que l'homme est un animal raisonnable, que nous avons la faculté de raisonner, mais que nous ne l'avons pas directement et par nous-mêmes, que cette faculté nous est donnée par Dieu? Mais quelle faculté , je vous le demande, ne nous est pas donnée par Dieu? Et, d'un autre côté, quelle de nos facultés nous est plus intime que la raison ? J'ouvre les yeux et je vois ; vous appelez cela sensibilité ; mais vous pré- tendez que ce n'est pas moi qui vois, que c'est la nature qui voit en moi, que ce fait ne dépend en rien de ma propre es- sence, mais dépend du monde extérieur. Vous vous trompez déjà en cela ; car pour voir il faut un être capable de voir ; donc le phénomène dépend de la nature du sujet comme il dépend de la nature de Tobjei, Or, voyant , je vois un péril qui me nii l'kcmcctivmk. 229 menace, ou un objet qui m'attire; je fais , pour l'cliapper à ce péril ou pour atteindre cet objet , uue suite dr laisouiieuieuls; CCS raisonnements, vous les attribuez à Dieu seul. Knlin, après avoir raisonni', je me diHermine à agir; je fuis le pt-ril ou marche à mon but. Oh! alors, c'est moi , dites-vous, qui agis , et qui agis seul; Dieu n'est pour rien dans mon acte; et 15, mais là seulement réside la personnalité humaine tout entière. Ne voyez-vous pas que tout cela est absurde, qu'il n'y a pas plus de motif pour m'attribuer ma détermination que mon rai- sonnement ([ui a pr(''cé amas de contradictions. Pour que la sensibilité, la person- ') nalité (de nature relative), et la raison (de nature absolue) » puissent réellement produire une unité, il faut que toute dis- » tinction et toute hétérogénéité soient effacées ou détruites » au centre de la conscience. La raison , bien qu'elle ne soit » ni la sensibilité , ni la personnalité, se lie néanmoins , selon » M. Cousin , à ces deux facultés élémentaires. Mais quel est » donc le point de liaison commun , si la sensibilité et la per- )> sonnaille existent à coté et en dehors de la raison? C'est » ainsi que Î\L Cousin croit s'être emparé du point de vue de » Schellin;^^ Mais Schelling est trop philosophe pour accréditer » toutes CCS contradictions (I). » Et, continuant à s'échauffer, le philosophe allemand, représentant de l'école de Schelling et de Hegel , arrive à traiter la théorie de M. Cousin ' formes? elle conçoit une forme finie, déterminée, limi- » tée, mesurable, el quelque chose qui est le principe de cette » forme, et qui n'est ni mesurable, ni limité, ni fini, l'infini » en un mot. Songe-t-elle au mouvement, à l'action? elle ne » peut concevoir que des actions bornées , et des principes » d'action bornés, des forces, des causes bornées , relatives, » secondaires , du une force absolue, une cause premià-e au- » delà de laquelle, en matière d'action, il n'est pas possible de j> rien rechercher et de rien trouver, Pense-t-elle à tous les » phénomènes extérieurs ou intérieurs qui se développent » devant elle, à cette scène mobile d'événements et d'acci- » dents de toute espèce ? là encore elle ne peut concevoir que » deux choses, la manifestation et l'apparence, comme appa- » rence et simple manifestation, ou ce qui, tout en paraissant, » retient quelque chose encore qui ne tombe pas dans l'appa- » rence, c'est-à-dire l'être en soi , et , pour prendre le langage » de la science , le phénomène et la substance. Dans la pcn- » sée, elle conçoit des pensées relatives à ceci, relatives à » cela , qui peuvent être ou n'élre pas , et elle conçoit le » principe en soi de la pensée, principe qui passe sans doute » dans toutes les pensées relatives, mais qui ne s'y épuise pas. )' Dans le monde moral aperçoit-elle quelque chose de beau « ou de bon, elle y transporte invinciblement cette même ca- » tégoric du fini et de l'infini , qui devient ici l'imparfait et le » parfait, le beau idéal et le beau réel, la vertu avec les mi- » sèresde la réalité, ou le saint dans sa hauteur et sa pureté » non souillée... Voilà, selon moi, tous les éléments de la )) raison humaine : deux termes, l'un nécessaire, absolu, un, ') substantiel, causal, parfait, infini; l'autre imparfait , phé- » noménal , relatif, multiple, fini. Une analyse savante iden- » tifie entre eux tous les seconds termes et tous les premiers » termes entre eux; elle identifie l'immensité, l'éternité, la » substance absolue et la caiwe absolue , la perfection et l'u- » nilé d'une part; et de l'autre le multiple , le phénoménal , » le relatif, le limité , le fini, le borné, l'imparfait. ( Cours » rfp1828. )» nn L'iirr.ECTisMK. 2.>î) Ces pages sonl fort belles, sans doule , mais je trouve M. Cousin un peu ténuh-aire d'avoir répété si souvent qu'il était le troisième , aprOs Aristote et Kant, qui eût sérieuse- ment abordé la classification , la coordination et la réduction des lois de la pensée. ( Préface de IS:iO el Cours Je 18:28. ) (Jui ne sait que Hanius , le contradirleur d'Arislote, attaqua K.'S divisions pliil(isoplii(|ues de IT-cole , et y substitua une nouvelle nianiOre de diviser? Qui ne sait que ses divisions consistaient toujours en deux membres contradictoires l'un à l'autre? La division reproduite par i\I. Cousin n'est d'une certaine façon que celle de Ramus ; et je dis qu'exposée comme il la exposée, elle n'a d'autre valeur que celle d'un instrument lu- {;ique, comme elle était dans les mains de Bannis. En effet , M. Cousin n'a pas compris la raison profonde de sa formule. D'où vient cette dualité perpétuelle dans toules nos idées , d'où vient que nous ne pouvons rien concevoir sinsquune dualité surgissi% que le tini suppose linlini , Tii- iiilé la niulliplicité , le phénomène la substance , oic. , ou ré- ciproquement ? D'où vient cela, dis-je? M. Cousin nous dit que c'est le résultat de son analyse des principes régulateurs de la raison; qu'U a pesé, supputé, critiqué les catégories; (lu'Aristote en avait fait dix, Kaiit quatre, et qu'il les a ré- (luitesà deux. Ce travail est méritoire, sans doute; mais c'est toujours de la logique trav.iillant sur de la logique : je ne sens pas là la vie. La raison profonde de ces doux grandes catégories exposées par M. Cousin, est dans la formule de la vie, dans la formule de l'être, dans la formule de Leibnitz, le moi, le non-moi, et leur rapport. L'être , le moi passe à travers les phénomènes et survit aux phénomènes : de là , avec l'idée du fini donnée par le non-moi dans le phénomène , l'idée de Vin fini, ou plutôt le sentiment de rinlini , dcmm'' parle moi qui survit au plK'nomènc. De là l'idée do l'unité et de la plural té , de la substance et de la forme, etc. Nous portons i'inlini en nous, et nous trouvons le fini à chacun de nos pas , car nous sommes linis dans chacune de nos manifestations. 240 DE l'éclectisme. Ainsi ce que M. Cousin a pris pour l'absolu trouve vérita- blement son explication clans la psychologie même , et reçoit de la psychologie sa lumière. « Les catégories, dit quelque part M. d'Eckstein, sont sem- blables à la couverture d'un livre; c'est la couverture, c'est la reliure, ce n'est pas le livre. » M. Cousin a pris la couverture du livre pour le livre. v^i M. Cousin avait véritablement compris d'où venait ce dualisme éternel qui l'a frappé, il se serait attaché à la formule psychologique qui l'explique , au lieu de s'abandonner témé- rairement à une formule de haute logique. La formule psychologique , étant bien comprise et sentie en nous, est lumineuse par elle-même; transformée en formule abstraite et de pure ontologie elle aurait encore prêté sa lu- mière, et lapplication n'eût pas été incertaine. AL Cousin fait précisément Tinvcrse. Il saisit dans le vague la formule du fini et de l'inlini , il en fait Dieu , et puis redes- cend sur la terre. Je dis quen procédant ainsi , il n'a pas le sens de sa formule, et qu'il risque grandement de s'égarer à chaque pas dans les applications. En veut-on une première preuve bien éclatante? La voici. Je prends la conscience humaine , la pensée , le fait intellec- tuel, et je demande à M. Cousin où est l'unité, la pluralité, et leur rapport. M. Cousin ne peut manquer de répondre, et il répond en effet, en vingt passages de ses écrits que je pour- rais citer, que le monde extérieur, le non-moi est le multiple, la pluralité ; que le moi au contraire est l'unité. Cela en elfet me paraît incontestable : le sentiment de la pluralité nous est donné par les phénomènes, celui de l'unité par la substance qui se sent survivre dans tous ces phénomènes. Mais , cela étant, il est évident aussi que si nous passons à l'aspect du fini et de l'infini , lemoi doit représenter l'infini et le non-moi le fini : cela , dis-je , est une conclusion nécessaire, lié bien ! le croirait-on? M. Cousin dit tout le contraire : » C'est, dit-il, » le moi qui représent? éminemment le fini dans la ct.n- )) science. ( Cours de 1828, vu' leçon, page 28. ) » lit M. Cou- sin insiste longuement sur ce point, et il en fait dériver cette conséquence que le moi représentant le fini , les hommes DE L'ECLECTISME. 2ÎI n'ont pas clrt commencer par le point de vue du fini , mais par le point de vue de l'infini , parce que le moi , ou ractivilt' vo- lontaire fl libre, a dû se pri-ndieà tout avant de se connaître; d'où yi. Cousin d<''duit que IT-poqnc où l'iuimanité s'est perdue pour ainsi dire dans l'infini a dû C-tre la première époque ; d'où l'Orient avant la Grfîcc , etc. , etc. Conroit-on un pareil défaut de logique! Quoi! les termes unité, infini, substance, etc. , se correspondent , dites-vous, et pourtant le moi se trouve être à la fois l'unité et le fini , c'est-à-dire dans les deux séries. Mais M. Cousin sait si peu retrouver sa for- mule dans le fait intellectuel qu'il ne se contente pas dc'dire que le moi est le fini; il ajoute que le non-moi est aussi le fini ; a 1,0 fini, c'est le 7noi et le non-moi. ( Ibid. ) » Où donc est l'inlini dans la conscience? Sera-ce le rapport par hasard? Quoi! le rapport du fini au fini sera l'infini! Est-il possible de s'égarer et de se contredire à ce point ! C'est , en- core une fois, je le répète, que M. Cousin n'a pas le sens de sa formule, parce qu'il ne l'a pas trouvée par une vraie onto- logie, par une tuilologie que j'appellerais psychologique, niais seulement par Imsard, j'entends par des considérations lo- giques. Or, si lui ps\rliologue, arrivé à une haute f umulc ontolo- gique, en fait une si absurde application à la psychologie, com • bien n'est-il pas à craindre que, sa formule en main , il ne se trompe sur toute chose ! C'est, en effet, je crois, ce que je démontrerais être arrivi- relativement à la plupart des questions soulevées au sujet de riiistoire , dans ce célèlirc Cours de lS-28, si brillant, si hardi , mais si téméraire en tout et si faux. Maître d'une formule de la Trinité qui rellîMe les véritables formules, M. Cousin eu a fait, avec une parfaite sincérité, un cnVoyal)le abus. I)ie;i n'étant autre choso que la nécessité du fini et de linlini , de l'unité et de la pluralité, riiumanilé, à plus forte raison, ne pouvait pas être autre chose. Se plaindrait-elle de n'être qu î cela , de n'être que matifre au fatum de celte loi , quand l^ieii lui-même n'est pas antre chose? Et si Dieu et l'humanité U'- sont que cela, la terre et les astres trouveraient-ils mauvai-. qu on les expliquât, par cette même loi fatale? M. Cousin .t 242 UE L'ÉCLECTlSMli. donc expliqué Dieu, la création , l'univers , la lerre , les astres , l'humanité, le monde oriental , le monde grec , le monde chré- tien, les temps modernes, toutes choses en un mot par cette formule. Mais toutes ses explications ressemblent un peu à celle qu'il a donnée de la géographie de l'Inde. Il s'agissait des rapports généraux qui lient les climats , les lieux, toute la géographie physfquc à l'histoire. Pour (pielle sc'-ne , se de- mande M. Cousin, l'Orient a-t-il été prédestiné? Est-ce pour une représentation du fini , ou pour une représentation de l'in- fini? f< Assiérez-vous, dit jNI. Cousin, l'époque du (ini dans un » continent très compacte , extrêmement éleudu en longueur » et en largeur, et formant une masse dans laquelle il y aura » peu de fleuves, etc. ? » Les fleuves sont , dans les explications de M. Cousin , le signe infaillible du fini et du mouvement. Malheureusement l'Inde, le pays de l'infini, de l'imniobihté et de l'enveloppement par excellence , scion M. Cousin , est le pays du monde où il y a le plus de fleuves grands et petits. Les géographes, je crois, en comptent près de mille. Emporté ainsi par une formule dont le sens profond lui échappe, un métaphysicien ressemble à Phaéloh conduisant le char du soleil. Il roule aisément dans les précipices. M. Cou- sin rencontre sur ses pas la question de la guerre , et il fait l'apologie delà guerre, non comme ayant été nécessaire et ayant servi et devant servir encore au progrès de l'humanité, ce qui eût été vrai et pliilosophique, mais comme nécessaire d'un nécessité absolue. El comment efit-il fait autrement? Où trouverait-il , je vous le demande , l'élément du lini, du mul- tiple , et de la variété ? INlais dans la guerre il y a les vainqueurs et les vaincus : INI. Cousin prend le parti des vainqueurs; les vainqueur- ont toujours raison, dit- il; et il entreprend de démontrer ce qu'il appelle la moralité du succès. De pareilles leçons de philosophie, dépourvues de toute lumière morale, sont funestes à l'espril , et ne conduisent qu'au scepticisme. Tel est ce Cours de IS28 qui restera, je crois , dans la lan- gue française comme un monument , non de i)hilosophie , mais de la puissance de la mél.iphysique , même lorsme de Schelling et de Hegel , que M. Cousin lui-même reconnaît pour être le vrai et par conséquent le modèle qu'il a cherché à imiter ou à retrouver. Nous sommes venus à la pliilosopliie par la voie de la France, et non par la voie de rAllcmasiie; mais si ce système aboutit, comme celui de AF. Cousin , à la destruction de lldéal qui relie l'homme à Dieu, nous combattrons ce système , et nous sommes sûrs d'a- vance qu'il est faux (I). § XVI. De la philosophie de la nature selon M. Cousin. Quelques lignes me suffiront pour exposer tout ce que M. Cousin a émis d'idées sur la philosophie de la nature. Dans sa Préface de 1820, il adopte le système do M. Azaïs, que lunivers est gouverné par deux forces ou lois, Vejrpansion et la concentration. L'expansion , c'est , suivant M. Cousin, l'analogue de la spontanéité dans l'homme, la concentration l'analogue de la réflexion : " Comme nous avons réduit à deux >■ les lois de la raison et les modes de la force libre, do même » ne pourrait-on tenter une réduction des forces de la nature » et de leurs lois? Ne pourrait-on réduire tous les modes ré- a guliers d'action de la sature à deux modes qui, dans leur M rapport avec l'action spontanée et réflé hie du moi et de la » raison, manifesteraient une harmonie plus intime encore (i) Tôt. l'article Hegel de V Encyclopédie Xouvelle. 244 DE l'éclectisme. » que celle que nous venons d'indiquer entre le monde inté- » rieur et le monde extérieur ? On entrevoit que je veux parler » ici de l'expansion et de la concentration; mais tant que des » travaux méthodiques n'auront pas converti ces conjectures » en certitudes , j'espère et je me tais. » Je cherche ce que cela veut dire. Nous avons vu que , selon M. Cousin , l'homme n'intervient pas dans la spontanéité, que c'est Dieu qui pense en nous, que la raison est impersonnelle; mais que l'homme, le tnoi , reparaît dans la réflexion. Il en serait donc de même dans la nature. Dieu opérerait en elle par l'expansion, et le mol de la nature, si l'on peut parle, ainsi , se manifesterait dans la concentration. Je ne vois pas d'autre sens à ces phrases; mais cela même n'a pas de sens. Quoi qu'il en soit, M. Cousin a plus tard changé son point de vue. Car dans son Cours de I82S, « l'atlraction est le ietour » de la variété à l'unité , comme l'expansion est le mouvement » de l'unité à la variété. ( v* leçon. ) )> 11 seml)le que M. Cousin ne voit dans les phénom' niîs de la nature qu'un mouvement de va et vient perpétuel, sire os- cillation constante et toujours la même comme celle d'tia pen- dule : le va du balancier il l'appelle expansion ; le vient est pour lui la concentration ou l'attraction. Mais cela est absurde. Qu'entendent les physiciens, les chimistes , les astronomes, par attraction? Ils entendent que les corps s'attirent. C'est donc en vertu de l'attraction qu'ils s'épandent , qu'ils s'échap- pent du lieu où ils sont pour passer dans un autre lieu , qu'ils se détachent d'une cerîaine combinaison où ils étaient engagés pour passer a une autre combinaison. L'attraction est donc ainsi la cause de l'expansion. La vérité de Newton n'est pas, nous le croyons, le dernier mot de la philosophie naturelle; mais elle est sur la route de la vérité ultérieure, et l'idée de M. Azaïs adoptée par JNL Cousin n'y est en aucune façon. Qu'est ce que la vie dans la nature ? Une suite de composi- tions et de décompositions. Coeiment s'opi-rent ces compo- sitions et ces décompositions? Par l'attraction. L'attraction sert aussi bien à désagréger un composé qu'à en former un nouveau. Or, si l'attraciion , comme cela est certain , sert à désagréger DR I. hCLECTISME. 25.» les composas, elle esl donc le passage de l'unité à la variéu?, de môme que, servant à produire de nouveaux composés , elle est le retour de la variété à l'unité. Il n'y a donc pas deux lois , il n'y en a qu'une. Ce qu'il faut découvrir, ce que la science demande à la mélapliysique, c'est de donner l'idée métaphysique de l'attraction , de définir mé- tapliysiquement celte force. Mais ce n'est pas ici le lieu de suivre des idées que nous avons commencé à exposer ailleurs. Il est évident que la mé- taphysique de M. Cousin na pas prise sur les phénomènes des sciences naturelles. § XVII. De la notion de la philosophie selon iM. Cousin. L'homme, Dieu, la nature, l'humanité, M. Cousin s'est trompé radicalement sur tout cela ! Sur quoi donc ne s'est-il pas trompé ! Pour achever d'emhrasser l'horizon tout entier des questions philosophiques , il ne me reste qu'ei préciser l'idée qu'il s'est faite de la philosophie et de l'histoire de la philosophie. Qu'est-ce que la philosophie , qu'est-ce qu'un philosophe ? J'ai traité cette question si au long dans toute la premiire partie de cet écrit et dans le chapitre de la seconde partie con- sacré à \a méthode , que je regarde comme tout-à-fait superflue toute discussion nouvelle de l'opinion de AI. Cousin à cet égard. 11 me suflira de rappeler et de mettre en regard nos deux solutions. Selon nous, l'homme étant toujours, virtuellement et dans toutes ses manifestations, en essence comme en réalité, sen- sation-sentiment-connaissance, le philosophe est tout cela à la fois, et ne peut pas ne pas être tout cela ; et c'est parce qu'il est tout cela , qu'il se met naturellement en rapport avec l'huma- nité , qui est aussi tout cela. Or, ces trois éléments intégrants et indivisihles de notre nature et de chacun de nus actes don- 21, 2ÎG UE L'IÎCLKCTlSMi:. nent lieu , par leur prédominance , à trois l)ranches de la con- naissance et de l'activité humaine : Tindustrie ou Forganisation sociale, l'art, et la science. L'espèce humaine se partage donc fondamentalement en trois types, industriels, artistes , et sa- vants. L'erreur serait de considérer, comme on l'a fait quel- quefois , ces trois types comme trois hommes distincts, ayant besoin d'une caste gouvernante ou théocratique pour les faire communiquer entre eux. La société est le lien naturel et suffisant de ces diversité^ générales de l'espèce humaine. Nul n'est tel- lement inarqué d'un de ces caractères de notre nature qu'il n'ait les deux autres à divers de;^rés; et par conséquent ce que l'on a nommé le prêtre dans certain système est une superfé- tation aussi inutile que dangereuse. Quoi qu'il en soit, le phi- losophe me paraît participer à la fois du savant et de l'artiste , de même que le politique me paraît participer d'une façon plus spéciale du savant et de l'industriel. Par industriel il faut en- tendre l'homme de l'activité pratique, l'homme de l'actualité , l'homme de la réalité , c'est-à-dire de ce qui est manifesté , du présent en un mot, par opposition à l'homme de cette réalité supérieure qui embrasse à la fois passé, présent, avenir, et qui nous est révélée par le sentiment et la connaissance. Je le répète , ce serait une grossière eri'eur que de prendre ces ca- ractères comme complètement tranchés dans l'espèce humaine. Et de même ce serait une erreur que de demander à toutes les époques et pour tous les buts la même prédominance du sen- timent ou de la connaissance chez les philosophes. Ces deux caractères sont toujours réunis chez eux, mais h des degrés si divers qu'il en résulte , suivant les époques et les besoins de l'humanité , une infinité de combinaisons qui présentent tantôt la connaissance, tantôt le sentiment, à un degré plus élevé. De là cette variété infinie au milieu de laquelle cependant nous apercevons une certaine unité, qui nous permet de classer sous ce nom commun de philosophes des hommes si différents : l'unité vient de la réunion de ces deux éléments sentiment- connaissance , en prédominance sur le troisième, sensation; la variété naît de la prédominance du sentiment sur la con- naissance , et réciproquement. La philosophie , comme je l'ai dit, est donc à la fois, art et science, sentiment et connaissance ; DP. I.'i;CLK(.TlSMf . 247 le philosophe est uiu- pensée inspin'e par un sentiment , entée siu- on seiilimenl. C'est là, et non i)as la connaissance seule, ce qui le constitue face dans le monde. Dans le monde physi- (|ue, ce qu'on appelle la quantité de mouvement, c'est-à-- duire le consentement. Enfin, s'il s'agit de notions produites par le moi et le non-moi, ou de ce que l'on appelle des iilées, ces idées sont entre elles adéqitales ou non-adéquates. Si ces DE l/l'tU.KCTI.SMK. £.")5 idées sont parfaiicment claires, comme, par exemple, les dc- liiiilioiis que font jos géomètres, alors la connaissance domine à son lonr,et donne le raisonncmcnl, la raison pure, la logique. Expihienrc , conscience, conscnlenient, raisonnement, sont donc les quatre critt-rium de corliludcqne le philosophe em- ploie. Savoir, dans un sujcl doum'', (|uol est le critérium de cer- titude, voila la nii-thode, ou plutôt h- principe fie la méthode. Mais j'ai montré aussi que derrière toute méthode se révèle lonjours un être complet , sensation sentiment-connaissance , qui, tout en se rapportant a un certain principe de certitude, emploie pourtant indistinctement toutes les facultés de la na- ture humaine. INI. Cousin, au contraire, ne donne pour critérium de cer- titude à son philosophe que l'obscrvalion, c'est-à-dire la constatation du fait ; car l'observation déiachée du sentiment, c'est l'observation à la manière des physiciens, c'est l'expéri- mentation propre à la physique, et pas autre chose. Essayer de pénétrer avec cela dans la vie du moi et du nous est une absurdité. Vous voyez , dites-vous: non , vous ne voyez pas; car voir, en cela, c'est sentir. En définitive donc, en réunissant tous ces termes, on voit que le philosophe de M. Cousin est une réflexion sans cœur qui a pour but de se séparer du vulgaire en s'expiiquant à soi-même les choses au moyen de l'observation. La nature est mutilée dans un tel homme ; le but qu'il se propose est peu noble , le moyen qu'il emploie insuffisant, et l'exécution impossible. § XVIII. De l'histoire de la philosophie, selon M. Cousin. Avec une telle notion de la philosophie et un pareil senti- ment de ce que c'est qu'un philosophe , comment l'histoire même de la philosophie devait-elle apparaître à M. Cousin? l'.videmnient comme une sorte de cabinet de curiosités, 252 DE L^ËGLECTISME. tout ce qui est opprimé dans le monde. Il doit donc, dans les évolutions du monde, être du parti de ce qui souffre et de ce qui est opprimé. Artiste, mais dans le sens véritable du mot, peut-il trouver le Beau sur la terre tant que la face humaine sera souillée du vice, obscurcie par l'ignorance, flétrie par les pleurs? Donc le perfectionnement, le progrès de toute chose est son but. Si donc il cherche la science, c'est pour en indi- quer les conséquences; la politique est , pour lui, un corrol- laire de la philosophie. 11 ne sait ce que c'est que la science pour la science. L'humanité présente l'occupe ; il la voit tourmentée de problèmes. Qu'est-ce qui les résoudra , ces problèmes? En fait, évidemment, ce sera l'avenir. Mais à quelle condition l'avenir les résoudra-t-il , et pour quelle riu- son y a-t-il des philosophes dans le monde? L'avenir résou- dra ces problèmes, parce que les philosophes auront préparé les solutions. Donc, théoriquement, jamais il n'a pu venir dans l'idée d'un vrai philosophe de dire comme M. Cousin : « La philosophie n'est pas à faire, elle est faite. Réunissons- en les fragments épars dans les écoles, dans les livres, dans l'histoire en un mot , et nous aurons pour résultat de ce dé- pouillement la philosophie dans toute sa beauté. » Et prati- quement, jamais non plus il n'a pu venir dans l'idée d'un vrai philosophe de dire comme M. Cousin : « La philosophie n'a pas d'autre but que le présent. Le présent est assez beau comme il est. Faisons une philosophie à l'image du présent. » Enfin, pour remplir sa fonction, il faut au philosophe une méthode. J'ai montré ce que l'on doit entendre par là. J'ai montré que le philosophe n'a pas qu'un seul principe de certitude. Ici, en effet, se retrouve encore , et ne peut pas manquer de se retrouver, la trinité de l'être, sensation-senti- ment-connaissance. S'il s'agit de la nature extérieure, la sen- sation prédomine et donne Veccpérience. S'il s'agit de la vie du moi , le sentiment domine et se révèle par la cnnsciince. Dans le cas particulier de la vi« collective, de la vie du nous, le sentiment et le fait ou la sensation se réunissent pour pro- duire le consentement. Enfin, s'il s'agit de notions produites par le moi et le non-moi, ou de ce que l'on appelle des idées, ces idées sont entre elles adéquates ou non-adéquates. Si les DE L'iici.KCTIS.Mi:. £.'«5 idées sonl parfaitement claires, comme, par exemple, les dé- fiiiilious que font les gilomt-trcs, alors la connaissance domine à son loin-, et donne le raisonnement, la raison pure, la logiqno. Expt'rience , conscience, consenlement, raisonnement, sonl donc les quatre critc'rium de certitude que le pliilosoplie em- ploie. Savoir, dans un sujet doiim-, quel est le critérium de cer- titude, voila la m.-tiiode, ou plutôt le principe de la méthode. Mais j'ai montré aussi que derrière toute métiiode se révùle toujours un être complet , sensation sentiment-connaissance , qui, tout en se rapportant a un certain principe de certitude, emploie pourtant indistinctement toutes les facultés de la na- ture humaine. ISI. Cousin, au contraire, ne donne pour critérium de cer- titude à son philosophe que l'observation, c'est-à-dire la constatation du f.iit ; car l'observation déiachée du sentiment, c'est l'observation à la manière des physiciens, c'est l'expéri- mentation propre à la physique, et pas autre chose. Essayer de pénétrer avec cela dans la vie du moi et du nous est une absurdité. Vous voyez , dites-vous : non , vous ne voyez pas; car voir, en cela, c'est sentir. En définitive donc, en réunissant tous ces termes, on voit que le philosophe de M. Cousin est une réilexion sans cœur qui a pour but de se séparer du vulgaire en s'expliquant à soi-même les choses au moyen de l'observation. La nature est mutilée dans un tel homme; le but qu'il se propose est peu noble, le moyen qu'il emploie insuffisant, et l'exécution impossible. § XVIII. De l'histoire de la philosophie, selon M. Cousin. Avec une telle notion de la philosophie et un pareil scnti- uïcnt de ce que c'est qu'un philosophe , comment l'histoire même de la philosophie devait-elle apparaître à M. Cousin? l'.videmment comme une sorte de cabinet de curiosités, 25-î DE l'éclectisme. comme un muséum où seraient rangés les produits de cette faculté particulière que M. Cousin appelle réflexion, c'est-à- dire comme une série de systèmes qui , étant tous marqués du caractère d'observation critique, ont un droit égal à figurer aux regards des connaisseurs. Rien de lié, rien d'enchaîné, rien de suivi providentiellement dans tous ces systèmes. Cha- cun d'eux se présente avec son étiquette , le nom de son auteur, et sa date. Tout au plus le rapport entre un système et l'époque qui l'a vu naître se laissera-t-il apercevoir. Mais d'un système à l'autre aucun lien. Car, pour comprendre le lien entre deux systèmes , il faudrait comprendre où vont ces deux systèmes; et pour cela il faudrait les comparer à un troisième, à un quatrième, et se faire la même question, c'est-à-dire qu'il faudrait saisir le sens de la série tout en- tière. Il n'y a moyen , en effet , de comprendre le sens de tant de systèmes philosophiques, en apparence individuels et parti- culiers à leurs auteurs, qu'en les rattachant, comme je l'ai montré dans la première partie de cet écrit, à la vie pro- grcvssive de l'humanité et à l'œuvre de formation et de des- truction des grands systèmes qu'on appelle religions. Ces philosophies individuelles sont pour ainsi dire , comme les aérolithes des astronomes, des débris d'un ancien monde qui se décompose, ou, comme la matière sidérale que les mêmes Astronomes voient aujourd'hui dans le ciel, des germes non encore agrégés d'un monde nouveau qui doit surgir. Consi- dérées ainsi, toutes les philosophies sont intéressantes; car foutes sont un pas pour sortir de la vieille religion , et en même temps un pas pour entrer dans la nouvelle. Le pyr- rhonisme lui-même, c'est-à-dire le scepticisme arrivé au néant, est du plus haut prix, si je puis parler ainsi. Car, quand vous avez vu paraître un vrai pyrrhonien , supputez combien de siècles le séparent de l'époque fervente de la re- ligion antérieure, et comptez qu'à pareille distance en avant vous verrez revenir la foi sous une nouvelle forme. Faites ce calcul, vous ne vous tromperez guère. î\!ais, au contraire, si vous ne voulez pas que les philoso- phies Jouent un rôle dans la décadence et la formation des VE L KCl.LCllSMl!:. 25.> ruli(;ioi)s, comment voulez- vous les comprendre ? pourquoi viennent-elles? comment viennent-elles? M. Cousin a jeté les yeux autour de lui,ot il a vu quatre sys- t(''mes principaux , ou quatre classes de systèmes, aux prises, li a rencontré des matérialistes, des spiritualistes, des mysti- ques, et des sceptiques. Il avait été tout cela lui-môme, et ce n'est pas un reproche que nous lui faisons; mais ce que nous lui reprochons, c'est d'avoir conclu, comme il l'a fait, que ces quatre systèmes étaient nécessaires, et d'avoir par cette con- clusion anéanti la philosophie, sous prét<'\te de l'organiser. Une fois investi de cette remarque qu'il y a en ce moment quatre systèmes, et ne sachant lequel prendre, M. Cousin a jeté les yeux sur le passé, et il a également trouvé çà et la dans l'histoire ces mêmes systèmes : toutes les époques de destruction d'un ordre social et religieux présentent en effet le même phénomène que notre époque. M. Cousin a donc con- clu qu'on pouvait classer les produits philosophiques en quatre systèmes. Et alors, suivant sa coutume, il a voulu voir là de l'absolu, de la haute logique ; et, renversant Tordre et la suc- cession de ses découvertes , il a prétendu que c'était la haute loi;ique, l'absolu, qui l'avait conduit là. Je jjrends l'esprit hu- main , dit-il ; il me donne (juatre points de vue , (pialre systèmes ; donc la philosophie n'étant autre chose que l'esprit humain en action, ces quatre systèmes sont permanents, né- cessaires, et doivent se retrouver inévitablement à toutes les époques de l'histoire. Or, continue M. Cousin , j'ouvre l'his- toire, et en effet je retrouve partout ces quatre systèmes. Donc riiisloiredela philosophie confirme l'absoludcla philosophie. Donc série d'équations : i" l'esprit humain est adéquat h quatre systèmes, en ce sens qu'il produit nécessairement et ne peut pas ne pas produire quatre systèmes; 2° la philosophie , adéquate à l'esprit humain réalisé , est donc adéquate à ces quatre systèmes, c'est-à-dire qu'elle en est formée ; 5" l'histoire de la philosophie, adéquate à riiistoire de ces quatre systè- mes, est donc adéquate à la philosophie même. Donc, der- nière conséquence, quiconque sait que la philosophie est né- cessairement formée de quatre systèmes, et connaît Tliistoire do ces quatre systèmes, possède la philosophie. « Telle est 2o6 UE l'éclectisme. » cette méthode, dit M. Cousin, qu'il plaît à certaines pei- )> sonnes d'attaquer comme une méthode hypothétique : c'est » tout simplement, messieurs, l'ohservation appliquée d'abord » à la nature humaine, puis transportée dans l'histoire. Con- » cevez-vous en effet qu'on puisse rien comprendre à l'his- >■ toire , sinon à la condition de comprendre un peu l'esprit >' humain, dont l'histoire est la manifestation? Or la connais- " sauce de l'esprit humain , c'est la philosophie. Il est donc >> impossible de s'orienter dans l'histoire de la philosophie , si » on n'est pas plus ou moins philosophe, et la philosopliieest » la vraie lumière de l'histoire de la philosophie. D'autre » part, que fait celle-ci? Elle nous montre la philosophie, >' c'est-ci-dire les quatre systèmes qui , selon nous , la re- » présentent , se développant à travers les siècles , tantôt » isolés, tantôt combinés entre eux, faibles d'abord, pau- » vres en observations et en arguments , puis , avec le temps, » s'enrichissant et se fortifiant , et par là développant sans )> cesse la connaissance de tous les éléments , de tous les » points de vue de l'esprit humain , c'est-à-dire encore la phi- » losophie elle-même. L'histoire de la philosophie n'est donc » pas moins à son tonr que la philosophie elle-même en ac- » tion, se réalisant dans un progrès perpétuel', dont le terme » recule sans cesse devant nous comme celui de la civilisation » elle-même. Le résultat de tout ceci est le principe que je » vous ai signalé , et qui est , vous le savez , le but dernier de » tous mes efforts , l'àme de mes écrits et de tout mon ensei- » gnement, savoir, l'identité de la philosophie et de son his- » toire, l'organisation de la philosophie, ici par la science » pure , là par l'histoire même de la philosophie. ( Cours •> de 1829, tom. L ) » Belle perspective, en vérité, que celle que nous montre IM. Cousin! Voyez-vous en quoi consiste, suivant lui, le pro- grès de la philosophie? Dans le progrès continuel de quatre systèmes qui ne se rejoignent jamais, ou plutôt qui s'éloignent toujours. A mesure que le monde avance , le sensuaUsmc s'accroît, et devient de plus en plus ffuissant, riche, convain- cant ; le spiritualisme , de son côté , gagne chaque jour des forces; mais le mysticisme aussi est de plus en plus triom- 1)K L'iIcI F.f.TIS.MK. 237 pliaiil ; et enfin le scepticisme fait des conqinMes de son côté , et devient vraiment invincil)ie. A la limite l'esprit do riiomme, divis«î entre ces quatre systf-mes (également forts , ('gaiement puissants , ressemble à ces malheureux qu'on écartclait à quatre chevaux Voilà le progrès que connaît M. Cousin , xoilà ce qu'il appelle le développement admirable de la phi- losophie , voilà l'organisation di'linitivc qui est le but der- nier de tous ses efforts, l'âme de ses dcrits et de son enseigne- ment. Voilà donc l'éclectisme système î Risum teneatis. L'éclec- tisme , dans sa plus haute conception , consiste à croire que l'esprit humain enfîendrenécessairementquatre systèmes faux, dont un est le scepticisme. Alais si c'est une nécessite de l'esprit humain de produire toujours ces quatre systèmes, il faut bien s'y résoudre ; et alors, de ces quatre systèmes, le seul qui ait le sens commun , c'est le scepticisme. Si aujourd'hui l'esprit humain ne fait que ré- péter ce qu'il a fait hier , oi)éir à une loi absolue de sa nature en produisant quatre systèmes également vrais, également faux, h quoi bon chercher davantage? La philosophie se trouve faite, en effet, comme dit M. Cousin; elle consiste dans cet aphorisme : « Il est de l'essence de l'esprit humain d'engendrer à toutes les époques quatre systèmes également faux , le sensualisme , le spiritualisme , le mysticisme , et le scepticisme. » Cela étant, et la plulosophie ainsi faite, en- voyons promener la philosophie; car, quant au fond des cho- ses, il est évident, par cette nécessité même do l'esprit humain, que nous n'en pouvons rien savoir, et que le mieux est de ré- péter le vieux proverbe espagnol : De las cosas mas seguras la vuis negura en diidar. Mais je veux mettre encore sur ce point M. Cousin aux prises avec lui-même. Croirait-on que le môme homme qui a si souvent répété que le scepticisme était «n des quatre sys- timex nécessaires qu'engendre l'esprit humain à toutes tes époques , ait écrit aussi que le genre humain ne vit que de foi, et que seulement les conditions de la foi se renouvel- lent ? Kh '. que disons-nous autre chose ? Mais on ne voudrait peut-être pus croire à pareille contradiction . quoicpie le lec- 2 '2. 258 DE l'éclectisme. leur doive être habitué maintenant à réteinel conllit de M. Cousin avec lui-même. Citons donc encore ses propres pli rases. « I/athéisme , dit quelque part M. Cousin , est une )' formule vide, une abstraction de l'esprit qui se détruit elle- » même en s'affirmant ; car toute affirmation, même négative, )j est un jugement qui renferme l'idée d'être , et par consé- )' quent Dieu tout entier. ( Préface des Fragments^ 1826. ) » Ailleurs, M. Cousin s'exprime ainsi au sujet du dix-huitième siècle : « L'esprit du dix-huitième siècle n'a pas besoin d'a- » pologie. L'apologie d'un siècle est dans son existence; car » son existence est un arrêt et un jugement de Dieu même, » ou l'histoire n'est qu'une fantasmagorie insignifiante. On » accuse beaucoup l'esprit nouveau d'incrédulité et de scepti- » cisme ; mais il n'est sceptique que sur ce qu'il n'entend pas, » incrédule que sur ce qu'il ne peut croire ; c'est-à-dire que "les conditions de comprendre et de croire ayant alors, » comme déjà à plusieurs époques, changé pour le genre hu- » main , il fallait bien , sous peine d'abdiquer son indépen- » dance, qu'il imposât ces conditions nouvelles à tout ce qui » aspirait à gouverner son intelligence et sa foi. La foi n'est » ni épuisée ni diminuée. Le genre humain, comme l'individu, » ne vit que de foi ; seulement les conditions de' la foi se re- » nouvellent. ( Ibid. ) » Si l'apologie d'un siècle est dans son existence , si la foi n'est jamais ni épuisée ni diminuée, si seu- lement les conditions de la foi se renouvellent , si le dix-hui- tième siècle a ainsi vécu virtuellement dans la foi , et si l'a- théisme lui-même est au fond une aflirmalion , s'il renferme implicitement l'idée d'être, et par conséquent Dieu tout en- tier, n'est-il pas évident que l'athéisme, et à plus forte raison le scepticisme, n'ont apparu, à différentes époques, que dans un but providentiel , parce que les conditions de comprendre et de croire changeaient alors pour le genre humain? Donc jamais l'athéisme et le scepticisme n'ont existé pour eux-mêmes, en eux-mêmes , sans but ultérieur. Donc, comme je l'ai déjà éta- bli dans la première partie de cet écrit, les sceptiques ont été des philosophes qui défaisaient une religion pour en faire une autre. Donc il est absurde de donner le scepticisme pour une des formes pcrmanenies et nécessaires de la philosophie DU l/i;CLEOTISMK. 2.>!) à loiilcs les époques. J'espiMt' (ju'il est iinpussible il»; se mieux réfuter Moi-im^me que ne fait M. Cousin. Substituons queUiues vérités à celte tliéorie insensée de l'es- prit humain, de la |)liilos()plii»' , et de l'iiisloire de la pliiloso- piiie , idciitiliés avec quatre systèmes. ]] est i)ien sûr, en effet, (|iii' ces trois termes, esprit hu- main, pliilosopliie, liisloirc de la philosophie, se correspondent, et sont virtuellement identi(|ues entre eux. Mais il ne s'ensuit pas qu'ils soient identitiues à quatre systènx's divergents, éversifs l'un de l'autre, et pourtant nécessaires d'une nécessité absolue. Conclure, comme fait M. Cousin, de ce qu'à certaines époques l'esprit humain produit quatre systt-mes , que néces- sairement l'esprit humain doit produire quatre systèmes ; que la philosophie est cela, et ne peut être que cela; enlin que l'histoire de la philosophie ne peut pas non plus être autre chose , c'est une conclusion fort peu légitime. On peut ré- pondre à M. Cousin : Si l'esprit humain produit des systèmes contraires , c'est qu'il n'est pas arrivé à la vérité ; mais sa na- ture essentielle n'est pas de produire des systèmes ainsi op- posés. Chacun de ces systèmes cherche la vérité, et espère y parvenir un jour. Donc la philosophie n'est pas seulement la constatation de ces systèmes. Donc l'histoire de la philo- sophie , j'entends l'histoire véritable de la philosophie, .serait celle qui montrerait la tendance de tous ces systè- mes à un but commun , et non pas celle qui les montrerait se foriiiiant isolément et s'écarlant de plus en plus les uns des autres. M. Cousin n'est pas même arrivé à la raison profonde de l'existence historique de ses quatre systèmes exclusifs. D'a- bord il n'y en a pas quatre , mais trois ; et ces trois systèmes répondent aux trois éléments inséparables de notre être , sensation- sentiment- connaissance , lorsqu'il arrive que ces éléments se développent chacun isolément. La sensation, con- sidérée d'une façon exclusive , engendre le sensualisme ; le scnlhnent , s'abandonnant à lui-même au lieu de s'appuyer sur la réalité présente et sur la raison, donne le mysticisme; enlin la connaissance , sans l'activité et le sentiment , produit le scepticisme. I.e quatrième système de M. Cousin , ce qui! 2£0 DE l'kclkctismf. appelle l'idéalisme ( et par là il entend un spiritualisme exalté du moi à la mani{!rc de Fichtc, pareil à celui par où lui-même avait passé à la suite de Fichte ), n'est qu'un cas particulier du mysticisme. Voilà précisément où gît l'identité de l'esprit humain et de la philosophie. L'esprit humain étant sensation-senliment- connaissancc , ces trois systèmes s'en déduisent , non comme nécessaires d'une nécessité absolue, mais comme des produits possibles de l'cspfit humain. N'est-il pas vrai que dans les crises de notre vie nous pas- sons alternativement par la prédominance de la sensation, du sentiment, et de la connaissance ? Hé bien, ce qui se passe dans l'homme se passe dans Tliistoire ; ce qui a lieu en notre esprit a lieu dans l'esprit humain. La philosophie se tourne d'une façon prédominante vers un des trois termes de notre connaissance et de notre activité; et de là résultent les trois grands systèmes, qui se subdivisent ensuite en une multitude. De même l'histoire de la philoso- phie , qui n'est que la trace et la projection de la philosophie dans le temps, reproduit d'époque en époque ces trois ten- dances ou systèmes. Mais on peut et on doit remarquer qu'à certaines époques ces trois tendances finissent' par se fondre dans une synthèse qui est dans la droite ligne de la vérité , qui , dans l'infini , se dirige vers la vérité absolue , et qui est la vérité absolue sous une certaine enveloppe ou forme. Cette synthèse est la connaissance de la vie , c'est-à-dire de Dieu. Cette synthèse est la religion. Alors le mysticisme, le matérialisme, et le scepticisme, s'é- loignent de l'humanité comme une crise de Tenfance , ou comme le rêve du malade : vchit œgri somnia; et l'huma- nité s'assied dans un sentiment calme de la vie, de même que dans les rares moments de noire existence où il nous est donné à la fois de nous sentir ce que nous sommes toujours virtuellement, c'est-à-dire triples en un, scnsation-sentiment- connaissance, nous sommes calmes dans la plénitude de notre être. k Qu'est-ce à dire, sinon que l'esprit humain cherche une forme nouvelle de la véi ité absolue , en passant par les ex- DE l'écli:ctismi:. 201 liémes de trois systèmes crroiii's, mais qu'il y arrive , parce qu'à un certain moment de sa cours»,' laborieuse , la nctuvellc forme de la vérité absolue lui apparaît. Ces trois svsièmes n'étaient donc jtas pour eux-mêmes et sans but ultérieur; ils étaient pour que la synthèse ou la religion vint un jour se mettre à leur place (I). § XIX. [)c l'idée même de récleclisme comme movcn d'arriver à la vé. ité L'éclectisme système, consistant dans la constatation de quatre systèmes divergents nécessaires, est une si énorme ab- surdit('', que ni M. Cousin ni ses élèves n'ont pu s'y tenir. Aussi n'est-ce réellement pas à tiire de système , mais plutôt à titre de méthode, que l'on a répété le mot d'éclectisme après M. Cousin. Lu'-méme , en 1820, après ses Préfaces et ses Cours , en est venu à déserter l'idée de système pour définir l'éclectisme une sorte de tentative empirique d'accommode- ment entre des idées diverses. « Qu'est-ce que l'éclectisme ? )' dit-il en tète du Manudùe ïennemann ; c'est ne repousser (i) C dein philo-iopliiam tpia' ruinas laeint siragesque, alleram vero re- ■■ lii,'iotiem (|ii;e re|)aret ac a-ddicet nionumenla ; ralio una semper " eadenique nuiic reruni molem ac ordiuem vi analyl'ca dissolvii , » nuDc di-ipeisa nnnibra scientiie synihelica recoll gil, inqne corpus " hene infornialimi redij^il. { De rntionis auctoritaCe tuin in se , iniri •' secitndiim S. Ausclmiun considerata ; Csen , i836.) 202 DE L'iicLLCTISMK. » aucun syslènic, et n'en accepter aucun en enlicr ; négliger " ceci, prendre cela , choisir dans tout ce qui paraît vrai et » bon, et par conséquent durable. Il est évident que chacun )) des systèmes que nous ont légués les dix-seplième et dix- " huitième siècles ( systèmes aussi anciens que la philosophie » et inhérents à l'esprit humain ) n'est pas absolument faux, » puisqu'il a pu êlre ; mais il est de toute évidence aussi que » nul de ces systèmes n'est absolument vrai , puisqu'il a cessé » d'être, à 1 encontre de la vérité absolue, qui , si elle parais- >' sait, éclairerait, rallierait, soumettrait toutes les intelligen- » ces. » Voilà donc, en 182!», M. Cousin qui reconnaît qu'il y a une vérité qui pourrait rallier les intelligences. Que devient, je le deu)ande, son système de la nécessité absolue des quatre systèmes? Considéré comme méthode , l'écleclisme ne supporte pas l'examen. Car pour choisir entre plusieurs systèmes , il faut avoir un motif de choisir , c'est-à-dire qu'il faut savoir d'une certaine façon ce que l'on cherche. M. Cousin lui-même a reconnu quelque part celle vérité : « Pour recueillir et réunir » les vérités éparses dans les différents systèmes , dit-il ( Pré- X face de 1820 ) , il faut d'abord les séparer des erreurs aux- )) quelles elles sont mêlées ; or pour cela il faUt savoir les » discerner et les reconnaître ; mais pour reconnaître que telle » opinion est vraie ou fausse, il faut savoir soi-même où est » l'erreur, et où est la vérité ; il faut donc être ou se croire V déjà en possession de la vérité , et il faut avoir un système )' pour juger tous les systèmes. L'éclectisme suppose un sys- » lème déjà formé , qu'il enrichit et qu'il éclaire encore. » Rlalheureusement pour l'éclectisme de INI. Cousin, son sys- tème consistant dans la nécessité de l'existence et du dévelop- pement de plus en plus large de ([ualre systèmes inconcilia- bles puisqu'ils sont nécessaires, il s'ensuit que M. Cousin est vraiment incompréhensible lorsqu'il parle de conciliation entre les systèmes ! Qu'est-il donc résulté de tant de contradictions? C'est que le public n'a entendu par éclectisme qu'une dispç^sition à ac- cepter indifféremment toutes sortes d'opinions. « L'écleclisme, )' dit un disciple de celte école , s'applique aussi au goût tant DE I.'nCI.F.CTISMf. 205 » physique qu'cslhiUiqnc. Un gastronoiup qui , juToptaiil les » jouissancos de quelque part qu'elles lui vienneii t, ne (l«;(laigne ). pas tin mets par la seule raison qu'au lieu d'Otre un priKlnit » de la cuisine française , il appartient h la cuisine anglaise, » italienne, espagnole, im-rite la quaiiOcation d'éclectique, «aussi bien que le littt'rateur qui , sachant bien qu'aucune » nation n'a le monopole du génie des lettres ou des arts, et » que les fornios de la beauté peuvent varier, admet des gen- '< res divers , Shakspeare et Corneille , Racine et Schiller , » Voltaire et Miiton, à condition seulement que ces genres " soient raisonnables et dignes d'intérêt. On connaît lechar- ■' mant dessin de Charlet qui exprime ainsi cette idée : Déjeii- » nons avec te claasique et soupons avec le romantique : il » y a d'exccltents morceaux à manger dans les deux école.". '< I Encyclopédie des gens du monde. ) » Je ne connais pas , en effet , une meilleure définition de Té- < lectisme. §xx Qu'il «'agit de synthèse, et non pas d'éclectisme. J'avais formé le projet d'exposer ici , sons ce titre , en oppo- sition avec tout ce que je viens de renverser, la méthode du véritable éclectisme, c'est-à-dire de la véritable synthèse. Car je suis intimement persuadé qu'au-delà du syllogisme et de l'induction il y a un art nouveau de la pensée. Il arrive des époques où, un sentiment nouveau se dévelop- pant au sein de l'humanité, des idées qui paraissaient incon- ciliables apparaissent tout-à-coup comme les membres d'un même corps , où une pensée unitaire relie mille pensées dissé- minées dans le cours des siècles; je crois que nous sommes à une de ces époques. Une idée qui n'est pas seulement une idée, mais qui est aussi un sentiment, et qui n'est pas seulement un sentiment et une idée . uiais qui est aussi nno pratique , la doctrine de la perfer- 26i DE l'éclectisme. tibilitéa lui pour nous. De là la révélation de la succession et de renchaînement des choses; de là la conception de l'unité des idées et en même temps de leurs formes successives ; en d'autres termes, le sentiment de la vérité aijsoliie sous la forme de vérités relatives. J'ai déjà touché ce point capital dans la première partie de cet écrit, en montrant comment la vérité absolue nous est donnée dans la vérité relative. Un progrès de la logique , en tant que la logique est l'art de la connaissance? successive donnée à l'humanilé, doit donc cor- respondre à ce progrès de notre nature. Oui, il doit y avoir un nouvel instrument logique, un nou- vel organum , comme parlent Aristote et liacon. Mais son nom est synthèse, et non pas éclectisme. Il ne consiste pas à opérer mécaniquement pour ainsi dire sur les idées; mais il consiste à recueillir la vie cachée sous les idées , pour faire re- vêtir à cette vie d'autres idées, pour lui donner une nouvelle forme, une nouvelle manifestation. Cet art sera nouveau sans l'être; il sera particulier à notre époque , bien que toujours l'humanité l'ait connu et employé. Mais ce qui était faible deviendra grand , ce qui était germe se développera. Le syllogisme et toutes les règles logiques auxquelles il donne lieu étaient pratiqués de tout temps avant d'être rédigés en corps de doctrine; de même l'induction était employée de tout temps avant que Bacon la préconisât. La synthèse dont je parle a de même été connue de tout temps. Mais je soutiens qu'elle n'a été ni bien comprise ni largement pratiquée jus- qu'à présent. J'avais formé , dis-je, le projet d'exposer, en contradiction avec l'Eclectisme, les bases de la Synthèse. Mais ce serait ajouter un livre dogmatique à un livre de critique. Je renvoie donc ce sujet (!}. (i) Voy. rarlicle Synthèse de Y Encyclopédie NoiweUe. m; l 'lici.F.r.n mi". 2(}.'> 4i XXI. Conrlusion. Vauvenargiios, ce Pascal du dix-huitième siècle, qui, comme Pascal, mourut si jeune , a légué à l'avenir cette formule : Les grandes pensées viennent du cœur. Ce mot est si beau et si profond quil est, suivant nous, la clof de la pliilosopliie. Vingt siècles avant Vauvenargues , Platon avait exprimé la môme vérité , d'une façon plus sublime encore , en disant : Dieu nous a donné deux ailes pour nous élever à lui, l'amour et la raison. Et entre Platon et Vauvenargues, Jésus, certes, ne fit pas rétrograder riiumanité parce qu'il exalta Tamour. Ils sont donc bien aveugles les hommes qui nous disent au- jourd'hui qu'il ne s'agit plus de cœur, d'amour, de charité, de sentiment , mais seulement d'intelligence ; que la prédication de la charité put con-.enir autrefois, mais que les temps ont bien changé et que le monde aujourd'hui appartient à l'intel- ligence. Ils sont aveugles, dis-je , et ne se montrent pas eux- mêmes les plus intelligents dos hommes ; car ce machiavélisme philosophique , celte apologie de la tète aux dépens du cœur et des entrailles, qu'ils nous prêchent aujourd'hui sans aucune pudeur, est tout simplement une absurdité. Est-ce que sous la pensée il n'y a pas toujours un sentiment bon ou mauvais qui meut la pensée? Est-ce que le sentiment n'est pas la cause de la pensée? Est-ce que la connaissance n'est pas la forme du sentiment? Le sentiment et la pensée sont donc harmoniquc- ment liés et pour ainsi dire identiques: car l'un est le germe de l'autre. Tant vaut le sentiment, tant vaut la pensée. Les grandes pensées viennent du cœur. C'est cette vérité que M. Cousin a méconnue; mais ayant méconnu cette vérité, il se trouve avoir méconnu toutes les vérités, parce que celte vérité est m capitale qu'elle est pour ainsi dire au cenire de tout ot l'axe même de la nature hu- maine. a 3 2G6 UE l'1£CLECTIS1MK. Il est aisé de voir en effet que toutes les erreurs de M. Cou- sin ne sont que la suite et la reproduction de cette erreur fon- damentale ; que cette lacune du sentiment se retrouve dans co qu'il appelle sa méthode, sa psychologie, son ontologie, sa notion de la pliilosophie , son histoire de la philosophie , et finalement son éclectisme. i<^M. Cousin a méconnu le sentiment dans la pensée, et de là son erreur sur la méthode. Ne faisant pas acception du sen- timent, que devenait pour lui la philosophie? Une matière de connaissance ; pas autre chose. Voilà donc exclus de la vie du moi tout ce qui participe de l'amour et de la charité. La phi- losophie se réduit à connaître : elle est analogue à la géométrie et à la pliysique ; c'est une science d'observation. Le philosophe de M. Cousin est un être égoïste qui regarde le monde moral comme un géomètre considère des lignes et un physicien des corps. Mais un tel être , hors de la géométrie et de la physi- que , est nécessairement aveugle. Car nous ne regardons dans nos semblables qu'avec le cœur, le sentiment , et nous ne re- gardons également en Dieu, si je puis parler ainsi, qu'avec le cœur, avec le sentiment. Le philosophe de M. Cousin est donc privé à la fois de la communion des hommes et du sentiment divin. Il n'a ni patrie , ni tradition , ni famille ; il est sans an- cêtres et sans postérité. L'humanité n'existe pas pour lui; et quant à Dieu, s'il en parle , c'est uniquement à titre de cause première : car autrement comment en parlerait-il, ne le sen- tant réellement ni en lui-même ni dans l'humanité? Où mène une telle philosophie? Partie de l'égoïsme, elle aboutit à l'é- goisme. Indifférente à tout dans son germe et à son origine, elle reste indifférente à tout dans son résultat et à sa conclusion. Je délie avec une telle méthode de trouver un seul principe de sociabilité, de fonder le droit, la politique sur quelque fonde- ment raisonnable. L'humani'é passée , de même que la société vivante , ne sont pour cette philosophie sans ccur que dos faits dont elle n'a pas la clef. Elle les voit objectivement comme elle voit le monde de l'espace; mais ce n'est pas là les compren- dre. Les comprendre, c'est les comprendre sul^jectivement. M. Cousin définit sa méthode «une philosophie qui, ne se » proposant d'autre lâche que celle de comprendre les choses. Dli L'liCLECTl^MH. 207 » accepte, explique et respecte tout. [Préface de IK26.) » Nou, cette philosopliie indiiïôrcnle iip ((iiiiprend riun , n'expluiue rien, et elle n'accepte tout que piir impuissance. Elle s'est mise (lu premier couj) iiors de la vie du moi et du nous; elle est lioisd»; riiumauilt'',elle n'est pas et ne peut pas Olre muse dans l'Iiumaniti'; file ne saurait jouer d'autre rùlo auprf-s des forces qui iriomplient provisoirement dans le monde que celui d'un parasite, d'un llatteur, et d'un esclave. 2° En psychologie , M. Cousin , pour avoir méconnu le sen- timent, était évidemment frappé d'un aveuglement radical. Car s'il est vrai, ( omme je crois l'avoir démontré , que tout le travail métaphysique des trois derniers sii'cles ahoulit à cette formule que le moi dans sa manifestation est triple, c'est-à- dire que nous sommes toujours et à la fois sensation, senti- ment, connaissance , il s'ensuit évidemment que méconnaître le sentiment dans la pensée, c'est méconnaître au premier chef la vérité même. Les théologiens, sous le langage desquels se cache au fond la plus savante et la plus profonde des psycho- logies, nommaient péché contre le Saint-Esprit cette absence du sentiment; et c'était là, disaient-ils, le plus énorme des péchés de l'intelligence. Ils avaient raison. Comment, mécon- naissant l'amour, le sentiment, la charité , c'est-à-dire le lien éternel qui unit , sous tous les aspects, le moi au non-moi , et qui, engendré de leur union , les reproduit éternellement l'un et l'autre; comment, dis-je, méconnaissant ce troisième terme qui est à la fois cause et effet , source de la vie et résultat de la vie, pourrait-on comprendre quelque chose à la science de la vie? Aussi je crois avoir démontré amplement (\ ) que tout ce que M. Cousin a écrit sur la psychologie est un tissu d'er- reurs et de contradictions. 5° Iigaré sur la psyriiologie, M. Cousin ne pouvait man- quer de s'égarer sur l'ontologie ; car l'ontologie n'est, comme je l'ai déjà dit , que celle psychologie supérieure , qu'il faut soigneusement distinguer de l'analyse de nos facultés ou de la psychologie proprement dite. Dans l'ontologie, il s'agit tou- (i) Dans l'arlicli* Condi/luc de \' Encyclopédie Xonvellc, dan» l'ji- licli- Conscience, cl dans k* i)rL'st'nt t'cril. 2C8 DE l'éclectisme. jours de la vie et de la vie du moi; car, quoiqu'il s'agisse de Dieu et de la nature, c'est toujours du moi qu'il s'agit. Dieu , dit la Bible , a créé l'homme à son image. Et comme c'est lui aussi qui a créé ou plutôt qui crée éternellement le monde, son image se retrouve aussi dans la nature. Psychologie et on- tologie sont donc , à un certain point de vue, identiques. Aussi est-il vrai de dire, comme je l'ai soutenu plus haut, que le sentiment philosophique peut aussi bien et peul-èlre mieux prendre racine dans les hautes questions de la métaphysique que dans l'élude prolongée de nous-mème. Quoi qu'il on soit , il est certain que toute erreur considérable en psychologie se répétera infailliblement en ontologie. Celui qui a méconnu Dieu dans son image, l'homme, se trouve par là nécessaire- ment méconnaître Dieu et la nature, cette autre représentation de Dieu. Or, si la vie du moi se compose de trois termes unis et indivisibles, et si un terme sur trois, un terme aussi essen- tiel que le sentiment, qui est la clef même de la vie puisqu'il précède tout phénomène et qu'il en résulte , qu'il est le rap- port en un mot; si un pareil terme, dis-je, vous manque , comment pourrez-vous faire sainement de l'ontologie? Là plus que jamais il s'agit de la vie en mouvement ^de la dynamique de l'être; là donc la notion du sentiment, ressort éternel de la vie, est plus nécessaire que jamais. Psychologue, vous pou- viez faire , indépendamment du sentiment, quelques bonnes observations expérimentales sur les facultés de l'esprit : onto- logisle , vous ne pouvez raisonner de rien sans le sentiment. Vous pouvez faire de la logique , que vous appellerez de l'on- tologie et qui n'en sera pas ; voilà tout ce qui vous est permis. Vous pourrez même rencontrer, dans certaines formules de logique , une apparence et comme une ombre de la vérité , semblable à l'ombre qui révèle à la fois nos corps et la lumière qui nous éclaire, mais qui n'est cependant qu'ombre et obscu- rité. C'est ce qui est arrivé à M. Cousin , avec sa formule du fini, de l'infini, et de leur rapport; il n'a produit en cela qu'une formule logique, une sorte de machine à raisonner de tout avec une aj)parence de profondeur, mais sans lumière, sans vie, sans qu'il en résulte aucun clfet moral et religieux. Aussi a-t-il été obligé de baisser pavillon, non seulement devant le ui: i.'iîci.FCTivM?-.. 20!) Christitinisme, mais devant lesprOtics, et do rcconnattio que son cxplicalion par l'absolu n'i'tait praliquciiicnl bonne à rien. Sint^ulicr représiMilanl de la pliilosopliiiî , qui, d'un côtr, pro- clauK! le irioniplit' de sa science, et d'un autre côté la renie; (jui voudrait bien porter la philosophie au Panthéon , mais qui en route prend peur et la jette tout doucement aux gémonies; qui souille le chaud et le froid, qui dit le pour et le contre , qui triche au jeu pour ainsi dire. Kh! si vous avez la formule de IV'lre, comme vous le dites, à quoi bon ce respect hypo- crite pour le Christianisme, et pourquoi voulez-vous laisser la superstition et l'idolâtrie régner sur la terre? Si vous avez cette formule, vous avez par là même une religion ; et si vous avez une religion , c'est une lâcheté que de renier celte religion devant les prêtres des autres religions, même quand vous ne la renieriez pas par intérêt , par politique, pour ne pas être in- quiété et faire votre chemin dans le monde. « La philosophie, » dit à cela M. Cousin, est patiente: elle sait comment les » choses se sont passées dans les générations antérieures, et » elle est pleine de confiance dans l'avenir: heureuse de voir » les masses, le peuple, c'est-à-dire le genre humain tout en- » lier, entre les bras du Christianisme , elle se contente de lui » tendre doiicement la main , et de l'aidera s'élever plus haut » encore. {Cours de IS2S. ) » Ah! vous êtes trop patient en vérité ! patient jusqu'à cacher la lumiil're sous le boisseau! C'est pour le peuple , vraiment , que vous prenez tant de soin ? J'aurais cru, moi, que c'était pour ceux qu'JIomère appelle les pasteurs du peuple, et qui tondent et mangent quelque- fois leur troupeau. Ceux-là disent qu'il faut une religion au |)euple afin de le museler : vous me paraissez dire de même. « Il y aura toujours des masses dans l'esiièce humaine, dit » M. (](msin; il ne faut pas s'appliffuer à les décomposer et les )) dissoudre d'avance. I.a philosophie est dans les masses sous » la forme naïve, profonde, admirable de la religion et du culte. » Le Christianisme, c'est la philosophie du peuple. {Ibid.) » Ainsi donc deux doctrines, la doctrine ésotéritiue pour M. Cou- sin et les cla ses supt'rieures de la socii'té auxquelles M. Cousin connnunique sa parole, et le Christianisme pour le peuple. Ah! c'est là de l'hypocrisie! i.e temps des doctrines ésoléri- a3. 270 DE l'éclectisme. qiies est pass('. Jésus n'a pas eu de doctrine csotérique, et la lumière est à tout le monde. Vous vous êtes vanté quelquefois d'être sorti du peuple : c'est pour cela apparemment qu'arrivé à comprendre, vous ne^voulez pas que le peuple comprenne, et que vous tirez réclielle derrière vous, content d'être enfermé dans le sanctuaire de l'intelligence avec quelques privilégiés! Mais tout ce que vous dites, est-ce vrai? Est-il vrai que le genre humain tout entier soit dans les bras du Christianisme, quand sur un milliard d'hommes on ne compte pas deux cent millions de chrétiens? Et puis, est-ce que le Christianisme n'est pas décomposé ? Est-ce que cette décomposition ne s'ac- tive pas tous les jours? Est-ce qu'après la renaissance n'est pas venu le protestantisme, après le proleslantisme l'incrédulité? Est-ce que vous n'êtes pas vous-même la preuve du triomphe de l'incrédulité sur le Christianisme? Car ne vous déclarez- vous pas incrédule dans ces paroles mêmes où vous enseignez le respect hypocrite des croyances populaires? Voilà une belle nation que celle que vous imaginez et que vous voulez faire, où d'un côté les aristocrates ne croiront pas au Christianisme et seront philosophes, tandis que le peuple sera croyant. Une telle situation est aussi immorale qu'impossible. En fait , dites- moi si le peuple en France est cathoUque , s'il est chrétien ; et la jeunesse que vous formez scra-t-elle chrétienne? Elle sera simplement démoralisée. Le peuple n'a plus de religion; deux siècles d'incrédulité ont versé leurs enseignements des rangs de l'aristocratie et des marches du trône jusque dans les der- niers rangs du peuple. Mais le peuple tout entier, grands et petits, a besoin de religion : si vous avez une vérité religieuse, venez-lui donc en aide. Ne voyez-vous pas que l'hypocrisie que vous enseignez est la destruction même de toute religion? Qui voudra croire quand on saura que les gens supérieurs comme vous ne croient pas et ont droit de ne pas croire? Mais pourquoi réfuter de pareilles clioses? Tout cela , c'est du men- songe. La vérité, c'est que la formule du fini, de l'infini, et de leur rapport, n'a de valeur que comme formule de logique, dans le sens où l'inventa Ramus; que M. Cousin l'a bien senti , et que n'osant proposer sérieusement cette formule comme la métaphysique de la myraie, parce qu'il aurait fuit éclater de Dii l'iîclectis.mk. 271 lire lotit le inonde, il s'est bien vu forcé de rendre les armes au Clirisliaiiisiiio. Mais il fallait le faire avec noblesse , et dire liaulciiiont : Ma pliilosopliie ne nie conduit qu'à des abstrac- tions logiques; or, de telles abstractions ne peuvent servir de guide à la vie morale; la religion est donc quelque chose que je ne comprends [las, quelque chose au-dessus de ma philo- sophie. Mais, au lieu de cela, traiter la religion de pur sym- bolisme, et prétendre qu'on possède le fond de l'idée que ca- chent ces symboles , quand on sent bien soi-même que l'idée (juc l'on met en avant est une formule privée de vie, c'est manquer à la fois au Christianisme et à la philosophie. D'où vient que M. (Cousin n'a pas trouvé un principe de métaphy- sique capable de nous servir de phare dans la vie ? Et d'où vient que, ne l'ayant pas trouvé, il n'a pas reconnu franchement qu'il ne l'avait pas trouve , mais a pu s'abuser au point de croire qu'une proposition où il n'y a pas une étincelle du feu divin de la charité était identique avec le Christianisme, in- spiré par l'amour de Dieu et des hommes? Cette impuissance et cette illusion proviennent toujours de la même source , de ce que la méihodc de M. Cousin ne connaît pas et n'admet pas le sentiment. A" La même lacune du sentiment a fait errer M. Cousin dans l'histoire de la philosophie. Cette histoire présentait un grand nombre de systèmes et de tendances diverses. Il s'agis- sait de rattacher ces tendances, ces systèmes à quelque chose, de les comprendre, et de les faire aboutir. Au lieu de cela , faute de sentiment , M. Cousin s'est mis à la suite de tous ces systèmes; il en a proclamé la légitimité , voilà tout ce qu'il a su faire ; il n'en a embrassé aucun, et les a tous admis : c'est- à-dire qu'il est arrivé à rien , au néant , au chaos, à la confu- sion, à l'absurde. Tout ce qu'il a pu faire, en effet, c'a été de les grouper comme un naturaliste groupe des animaux en geures et en espèces. Son esprit n'a pas été plus loin , tou- jours faute de celte aile que Platon appelle le sentiment. Il n'a pas vu d'autre but à la philosophie que de tirer des diffé- rents pays et de rapprocher tous les systèmes analogues ; de mettre ensemble tous les systèmes sensualistes de la France, (le l'Allemagne, de l'Angleterre, puis les systèmes Idéalistes, 2T2 Dl' l.'ÉCLKCfISME. puis les systèmes sceptiques , puis les systèmes mystiques , et d'uvoir ainsi (ce sont ses propres termes) « quatre grandes » et riches écoles qui se balancent toutes les quatre sur le » théâtre élevé de la philosophie européenne, qui toutes les » quatre se recommandent par des services et des titres di- » vers, mais à peu près égaux, et présentent à l'impartiale » postérité des noms à peu près aussi célèbres les uns que » les autres. [Cours de I82!î, tom. IL) » Voilà un beau chef- d'œuvre , et l'humanité est bien avancée sachant qu'il y a en ce moment des sensualistes, des spiritualistes, des mystiques, et des sceptiques; et que ces quatre systèmes forment quatre grandes et riches écoles, où l'on trouve des mérites et des titres à peu près égaux et des noms à peu près également célèbres. Il s'agit bien, ma foi, de célébrité! La philosophie est-elle donc un spectacle, les philosophes sont-ils unique- ment bons à regarder comme des athlètes ou des joueurs de quilles? Qui ne sent, dans celte prétendue classification, l'ab- sence du sentiment et de l'intelligence subjective ? Il s'agis- sait de savoir pourquoi il y a aujourd'hui des sceptiques, et quelle œuvre ils accomplissent; il s'agissait de savoir qui a raison du matérialisme ou du s])iritualisme'; il s'agissait de comprimer le mysticisme, en lui monlrant les causes de ses égarements. Il s'agissait de la vérité , en un mot. Il s'agissait de la religion et de la moralité humaine. L'homme de notre temps, troublé jusqu'au fond de son être, demande ce qu'il faut croire ; il crie en grâce qu'on lui explique pourquoi, après Descartes, Locke et Condillac , pourquoi Spinoza et Male- branche, pourquoi Hume, Berkeley, Leibnitz et Kant, pour- quoi Sw edenborg et Baader ; il s'effraie de voir les folies de rilluminisme répondre aux abjectes orgies du matérialisme ; il demande le mot des trois derniers siècles, la fin de ces ten- dances, de ces luttes, de ces systèmes contradictoires. Mais si vous ne pouvez pas lui dire ce dernier mot , lui indiquer cette fin des idées après laquelle il aspire , ne lui ôtez ])as du moins l'espoir que la vérité existe virtuellement et se mani- festera un jour. Car cette espérance est vraiment tout ce qui reste à celui qui cherche le beau cl le vrai, et qui se sent ac- cablé du poids do laul de systèmes contraires. Hé bien, c'est i)b l'écleciismi;. 273 précisément cette dernifre planche de saliit, cette derniùre ombro dVspriance que M. Cousin nous onlî vc de sang-froid et de t,'aiel<' de cœur. A la plainte universelle qui s'oxliale du sein (le notre ('poque, M. Otusin répond en réj^ularisanl, im- mobilisant, tHornisant la lutte dos syslt-mes. Il ne voit lu, quant à lui, que des couronnes pour les penseurs. F>e senti- ment t'-iant pour lui lettre close, à la plainte du sentiment qui se trouble de voir aux prises niati'riali>.nje , spiritualisme, mysticisme, et scepticisme, M. Cousin n'-pond par la consta- tation de ces systèmes, qu'il dt'-ciare irréductibles. Ce spec- tacle l'enchante , tant de célébrités le charment; ne lui en demandez pas davantage. Il classe les systèmes comme un naturaliste; il s'extasie sur les noms célèbres comme un rhéteur. Et pour qu'il ne restât aucune issue par où s'échap- pât l'espérance , M. Cousin a conclu hardiment du présent au passé. C'est là-dessus , en effet , c'est sur le spectacle de notre temps, et non pas l'histoire à la main, qu'il a résumé toute l'histoire de la philosophie par cet aphorisme, que l'es- prit humain à toutes les époques produit invariablement et nécessairement quatre systèmes qui se détruisent et se com- battent , et dont l'un , le scepticisme , nie tous les autres. Mais n'est-il pas évident que , si cela est, le scepticisme seul a raison , et que M. Cousin est fou de ne pas se proclamer sceptique ? 5" 11 est sceptique en effet , et jamais en vérité on ne le fut davantage. Seulement il n'ose pas le dire ; en quoi il a vraiment tort , car il faut toujours paraître ce qu'on est. Mais, réduit à l'impuissance de comprendre la raison des diverses philoso- phies, il a fait de cotte impuissance même un sjsième, et il a appelé cela éclectisme. Dans sa bouche, ce mot équivaut donc 5 ci'tif propositiim : Il y a fatalement quatre systèmes de phi- losophie qui comprennent tous les systèmes, et qui sont éga- lement légitimes, savoir: le matérialisme, le spiritualisme, le mysticisme, et le scepticisme; prenez celui que vous vou- drez , et ne m'en demandez pas davantage. *A-t-on jamais vu pareille offense au sentiment que chacun de nous porte gravé dans son cœur, que la vérité existe , et que si nous ne la pos- sédons pas bien , c'est que nous sommes pleins d'imperfec- 274 DE l'éclectisme. tions et enveloppés de ténèbres, mais que nous ne devons pas moins la cherclier avec ardeur ? D'ailleurs , n'csl-il pas évi- ' dent, encore une fois, que si ces quatre systèmes sont néces- saires, s'ils répondent à une nécessité absolue de notre nature, il n'y en a qu'un dès lors qui soit raisonnable, le scepticisme? ou plutôt qu'il faut jeter au feu tous les livres de philosophie, et dire : Buvons et mangeons, le i-este ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe ; la philosophie se réduit en définilive à se procurer de l'argent, des honneurs, et des facilités pour bien vivre? Cela est évident, incontestable, clair comme la lumière du jour. Mais le mot éclectisme a sauvé , pour les esprits su- perficiels, l'absurdité de celte proposition finale de la philoso- phie de M. Cousin. On s'imagine qu'il s'agit de concilier ces divers systèmes, et d'en tirer un qui soit la vérité. Les disci- ples de M. Cousin se sont laissés prendre à ce mot ; ils l'ont fait circuler dans le sens d'une sage impartialité , d'une con- ciliation raisonnable entre des idées exclusives et des passions aveugles. M. Cousin lui-même s'est prêté à cette illusion, et, après avoir appelé l'éclectisme un système, il en a fait une méthode. Il a donc annoncé qu'il s'agissait de concilier « Reid » etCondillac, Hume et Berkeley. [Préface delà traduction de » Tenneniann. 1829.) «Mais où a-t-il effectué cette conciliation? Qui avez-vous éclectisé , je vous le demande ? Qui avcz-vous concilié? Où sont les ennemis que vous avez mis d accord' Où sont les plaideurs que vous avez renvoyés dos à dos et bien jugés hors de votre tribunal? Voilà vingt ans que vous avez proféré ce mot magique éclectisme. Quel symbole de philosophie avez-vous trouvé qui concilie toutes les grandes choses et tous les grands hommes qui demandent à être con- ciliés? M. Cousin n'a rien éclectisé. Je défie qu'on me mon- tre le résultat de son éclectisme. La chose d'ailleurs est évi- dente d'elle-même. Si M. Cousin avait éclectisé quelque chose, si son système, devenu une méthode, avait produit quelque fruit, ce seraient ces vérités mêmes qui seraient son système; il nous les montrerait avec orgueil , et dirait : Voilà ce que j'ai découvert. 11 n'appellerait pas alo»^ l'éclectisme un système, mais une méthode, et nous aurions de sa façon une suite de propositions dogmatiques qui seraient réelle- DE l.'ÉCLECTISMF. ST.N nicnl sa pliilosophic. Au surplus , j'en ai fait plus haut la reiiiar(|uc, (tu ncsail, on v(^rit(5, comment M. Cousin rai- sunne. Il soutient d'iinrôté, et il a employé en partie ses Cuurx ih' IS-2S et de 182!) à prouver que l'existence de quatre systèmes t'Iail une vi-rité adéquate à la nature nu^nie de l'esprit liunuiin. lit d'un autre côté, il se proposait, en celte même an- née 1829, de concilier " Heid elCondillac, llunie et Berkeley, » c'est-à-dire précisément les quatre systèmes nécessaires. Mais si, par hasard , il l'eût effectuée, cette conciliatii n, les quatre systèmes nécessaires se trouveraient donc n'être pas néces- saires. La proposition fondamentale de Véclccliswe-syxlèmc aurait été renversée d»''s le premier pas par Vécleclixme- méthode. Heureusement pour la proposition fondamentale de réclectisme-syslème. M, Cousin n'a rien érlectisé ; et en effet la chose lui eilt été difficile. Comment l'aurait-il pu, éliminant toujours, (omme il le fait, le sentiment? Comment édecliser des idées quand on ne fait aucune acception du sentiment caché sous ces idées? Des idées sont des propositions, des OMiou des non; il est impossible de couper en deux un oui ou un non, pour léclectiser avec la moitié d'un autre oui ou d'un autre non. C'est avec le sentiment caché sous les idées qu'on peut réellement faire de Téclectisme , c'est-à-dire de la synthèse. C'est en brisant les formes dans lesquelles le sen- timent s'est enfermé qu'on peut lui rendre la lii)erlé et lui faire de nouveau revêtir la forme d'une idée. Et c'est en nous-méme , c'est dans noire cœur que se passe le mystère qui, de deux idées antérieurement émises, fait surgir une troisième idée, laquelle n'est ni l'une ni l'autre, ni une partie de l'une accouplée à une partie de l'autre, et qui cependant les comprend toutes les deux , et nous les rend toutes les deux; mystère sendjiabie à celui de la génération, qui de deux êtres engendre un troisième. Il faut donc le cœur, l'amour, la charité, le sentiment, pour une pareille œuvre, la synthèse; et la philosophie de M. Cousin, par son ex- clusion du sentiment, le réduisait encore sur ce point à l'impuissance. Notre tâche est remplie. Nous nous étions proposé d'exa- miner sérieusement iin faux système qui, suivant nous, a 27G DE l'Éclectisme. de funestes conséquences. Nous l'avons fait : méthode, psy- chologie, ontologie, idée de Dieu et de l'humanité, idée de la nature , idée de la philosophie et de son histoire, nous avons passé au creuset toutes les assertions de l'éclectisme, et toutes se sont trouvées fausses et contradictoires entre elles. Que reste-t-il donc à l'éclectisme pour être ce qu'il prétend être, la philosophie de notre époque, la philosophie du dix- neuvième siècle, la philosophie de la France? J'avoue que je ne vois pas sur quoi l'inventeur de l'éclectisme pourrait aujourd'hui fonder de telles prétentions, à moins qu'il ne nous réponde encore par l'argument du monde présent, du désordre actuel, et qu'il ne nous dise ce qu'il a déjà dit : Quoi! ne voyez-vous pas bien que le monde présent res- semble beaucoup à mon éclectisme ? A notre tour nous ré- pondrions : « La philosophie est patiente : elle sait comment » les choses se sont passées dans les générations antérieures, » et elle est pleine de confiance dans l'avenir. » Seulement , pour que cet avenir vienne , il faut le désirer et le pressentir. Que ceux qui sont si satisfaits du quart d'heure présent s'en repaissent. Quant à nous, ce présent n'a rien qui nous agrée. Laissons donc les morts enterrer leurs morts, comme di- sait Jésus; et tournons notre pensée vers la cité future, comme disait S. Paul : Non manentem habemiis hic civi- talcm, sed futxiram inquirimus. F I iN. APPErsDlCE. a4 APPENDICE. DE LA PHILOSOPHIE ECLECTIQUE ENSEIGNEE PAR m. JOUFFROY. [Ce morceau fut écrll à l'ocrasion de la publication des Mélangea l'Ittlo.sopliiqucs de M. Jouffioy ; il parut dans la Revue Encyclo- pédique, en 1833.] PREMIER ARTICLE. M. JoiilFroy n'a jamais publié aucun traité dogmatique de quelque étendue sur l'ensemble de la pliilosophie, et il com- mence par des McMangos. Ces fiagments roulent sur toutes sortes de questions dilTérentes, et au premier abord on ne saisit pas leur aflinité. L'auteur, dans une introduction, au- rait pu montrer l'harmonie qui les enchaîne , les rapporter à (|uelques principes, à quelques vérités fondamentales. C'est un soin qu'il n'a pas pris. Cela rend l'œuvre de la crilique plus dillicile. Nous commencerons donc par dire quelle espèce de lien nous concevons entre tous ces luorceaux, et ensuite nous prendrons isolément les plus importants pour les exa- miner. Ce premier article sera uniquement consacré à faire con- naître la méthode de M. Jouffroy, son principe de certitude, et les résultats généraux où cette méthode et ce principe l'ont conduit. 280 APPENDICE. § ^^ Influence de l'École normale sur M. JoufTroy. La nature ou plutôt l'habitude de l'esprit philosophique de M. Jouffroy est une émanation de l'École normale ; c'est à cette école qu'il faut remonter, si l'on veut se rendre compte de sa manière de philosopher et avoir le secret de son déve- loppement [Pour ne pas nous répéter, nous supprimons dans celle réimpres- sion ce que nous disions ici de rinfluence désastreuse que la réaction anti-philosophique de l'Empire exerça sur l'Ecole nor- male à l'époque de sa fondation. De cette école officielle et réac- tionnaire sortirent, non des philosophes, mais des psychologues, des savants sans tradition et sans but, étrangers à l'esprit éman- cipateur du dix-huitième siècle, et pour qui la révolution fran- çaise n'était pas plus que tout autre événement historique. Des esprits ainsi formés devaient produire l'écleclisme. Voy. celle idée exposée pag. 62-70 de ce volume.] § n. Principe de cerlitude de M. Jouffroy. Tout concentré qu'il fût dans l'étude spéciale de la psycho- logie, M. JouflVoy ne put s'empêcher de jeter un regard sur le cadre général et les bases mêmes de la philosophie. Dès le départ, il avait pris en un certain dédain les courses aventu- reuses et les changements de roule de son ancien maître (M. Cousin), ses oscillations perpétuelles, ses étonnants pa- radoxes, remplacés bientôt par de plus étonnants encore; et lui, calme et méditatif, il chercha un principe de certitude, un critérium de vérité, qui pût servir de pierre de touche aux Arrr.MUcK. '2H\ Uivagalioiis des iiH'lapliyî.icieiis iraiiscciidcnluiix. 11 liouva, chez los Kcdssais, i;l mil en liiniière ce (iii'il ap|)elle le sens commun : mais il pril ce principe pliilùt en psycliolo^îiie ([hvai pliiiosoplie. (k' sens commun qu'il voulut niellie à la modt: n'est autre chose (|ue le con^ciisiis univtMsel, invoqué de tout lemjts dans les (^colcs. M.dhi'uieusenienl iM. Joullroy, n''ayaiit jamais débattu la question sur le terrain élevé où l'école théolotïique Ta placée dès long-temps, n'a pu donner à son principe et à son idée une valeur philosophique. Vers le même temps que AI. Joull'roy parlait de sens commun , M. de Lamennais s'emparait du même principe sous le nom d'autorité; et, rrlevaut le drapeau callioli(iue au nom du consentt-mcnl universel du genre humain, de la raison géné- rale de riiumanilé, il haltait en broche le rationalisme, et jciait les hases d'une fausse mais vaste et spécieuse théorie. Mais tel est le vague au M. Joufl'roy a laissé son idée du sens commun comme critérium de certilude, qu'il a pu être à la fois rationaliste avoué et partir de cet axiome , et que lui- même n'a jamais paru se douter de l'affinité de son principe , à peine élaboré il est vrai , avec le principe fondamental de l'école catholique. Jamais, d'ailleurs, il n'a essayé défaire usage de ce principe pour décider aucune des grandes ques- tions de la religion ou de la philosophie; et dans l'état de va- gue incertitude et de demi-jour obscur où il l'a présenté, il ne l'a jamais regardé que comme une espèce de contrôle pour vérifier, confirmer ou rejeter ce qui aurait été avancé par les philr)sophes, et principalement sous le rapport de l'idéologie. jMais, même pour cet usage, on peut trouver avec justice que M. Joulïrny aurait dû mieux préciser et mieux formuler ce qu'il entend par le sens commun. §111. De l'observation des faits de conscience. Continuant ses études psychologiques, AI. Joull'roy sentit le bcsiiin de donner à ces sortes de recherches le même crédit 282 APPKiNDICE. qu'il voyait accorder aux sciences qui ont pour objet les pli nomt'nes du monde physique; et, dans sa préface d'un ol vrage deDugald-Stewart, il cntrcpiit de démontrer aux phi siciens et aux physiologistes que leur science n'était p| plus assurée que la sienne, puisque la sienne aussi parla de l'observation, et n'avait pas d'autre méthode que robseï) vation. Il se déclara donc hautement pour l'observation. II sj rangea.dans la catégorie innombrable de tous ceux qui sui- vent l'aphorisme de Bacon : Homo, naturœ minister et in- ierprcs, de noiurœ online tcintnm scil et potest quantum\ ohservaverit , nec amplhis scit aut potest. Il se mit com-1 plèteraent en dehors de l'ontologie absolue de Descartes et de î^pinoza, et il crut donner à la science des faits intellectuels | el moraux une base nouvelle et un nouveau lustre. Il exposa que l'âme pouvait être à la fois sujet et objet, contemplatrice et théâtre de sa propre contemplation. Partant de cette idée que l'âme, par une espèce de sens intime, de vue immédiate, de pure intelligence , veille constamment en nous pour nous apprendre ce qui s'y passe, il enseigna, ou plutôt indiqua, une sorte d'art nouveau qui lui paraissait être la méthode d'observation des faits de conscience. Si IM. Jouffroy n'avait voulu que prendre la défense des sciences morales, et en particulier de la psychologie, l'inten- tion était excellente, quoiqu'un peu superflue. La vérité d'une science cultivée dans tous les temps par les plus pro- fonds esprits, d'une science qui compte en grand nombre parmi ses fondateurs les mêmes hommes qui ont créé les autres sciences, et en particulier les sciences mathématiques et physiques, n'avait pas besoin, ce me semble, d'être démon- trée. Nous ne comprenons guère, quoique cela ait ou lieu de notre temps, qu'on puisse révoquer en doute l'utilité et la certitude des recherches faites sur la nature et les opérations de l'esprit humain. Tout le monde aussi convient que la vraie manière d'étudier l'esprit est d'observer ses opérations et ses mouvements. Si donc M. Jouffroy s'était borné à affirmer que les sciences morales étaient fondées sur l'observation , et ù ce litre méritaient la même eslinie que les autres sciences Ari'i:M)i(;i:. 283 iiatnri'llt's, il oi1t dit uiio clioso loiiio simple, il est vrai, mais utile et nn'iiloiic, en présence de l'espace de faveur exclusive d(int le matérialisme et le genre d'ol)servalions qu'il com- porte jouissaient à cette époque. Mais au lieu d'exposer et d'analyser les divers moyens d'observation employés par tous les métaphysiciens, M. Joullroy ne s'attacha qu'à mettre en relief la niélhode particulière d'observation qu'il crut avoir découverte; et il eut besoin do tout son art de style pour ca- cher ce qu'il y avait d'évidemment cliimérique dans cette prétendue méthode d'observation. Je le r(''pète, l'assertion que la scieni e psycholop;i([ue est fondé-e sur l'observation est simple et incontestable; mais soutenir qu'il existe deux sortes d'observations radicalement différentes, essentiellement dis- tinctes, et d'é};ale importance; l'une uniquement destinée à l'étude des pliénonièiies matériels, l'autre uniquement des- tinée à l'élude des phénomènes intellectuels; l'une se faisant avec l'unité de notre être, avec l'âme et le corps nnis et combinés (dans l'hypothèse de deux substances), l'autre avec l'àme seulement, qui se trouve, on ne sait comment, douée de la même virtualité que lorsqu'elle est unie au corps, qui n'a plus (rorp;anes, et qui cependant opère comme si elle en avait, voilà la chimère, l'illusion, et le sophisme fondamental que M. Joullroy présenta comme la base de la certitude des sciences morales et intellectuelles. Voilà ce qui était nouveau, en elfet, car jamais aucun des grands hommes qui ont fondé et cultivé la science des opérations de l'esprit ne s'en était douté. Il y a plus; tous ceux qui s'étaient occupés de cette ques- tion avaient pensé que, par une nécessité invincible, l'esprit liuiiiain peut observer directement tous les phénomènes ex- cepté les siens propres. Locke avait al'lirmé positivement que l'esprit ne peut instatilatinficut s'observer directement lui- même. « Il n'i'st point , dit-il , de bien sans mélange, et l'en- » tenclemenl , qui nous élève au-dessus de tous les autres »» Ctres, porte avec soi une marque de faiblesse bien propre à » nous humilier; car tandis qu'il nous sert à observer et ù » connaître toutes les autres choses, il est incapable de s'ob- w server et de se connaître jamais directement lui-même : 28-4 APPENDICE. » c'est pourquoi il faut de l'art et des soins pour le placer à » une certaine distance, et faire en sorte qu'il devienne ainsi )) indirectement l'objet de ses propres contemplations. ( En- » tendement humain , liv. II). » Il ne paraît pas que Leib- nitz, que l'on n'accusera pas de tendance au matérialisme, ait eu là-dessus une autre opinion que Locke, puisque son disciple Wolf a fait précisément un Traité de psychologie expérimentale, où il s'appuie continuellement de l'expé- rience et de l'observation , avec la prétention de fonder sur l'observation la connaissance de l'âme et de ses opérations, et dont le premier axiome est que l'esprit ne peut étudier directement ses propres phénomènes , et que^ce n'est , pour employer l'expression même de Wolf, que « par des sentiers » coupés de détours que l'on peut parvenir à l'observer et » à le saisir. » Nous oserons donc affirmer que M. Jouffroy, bien loin (l'avoir ramené la science psychologique , et par elle toutes les sciences morales, à la méthode d'observation, les a au contraire éloignées, autant qu'il était en son pouvoir, de la véritable route , en leur en indiquant une to'ut-à-fait ima- ginaire. Aussi sa tentative pour donner crédit et autorité à la psychologie auprès des savants positifs , comme ils se nomment, loin d'avoir un heureux succès, eut le plus fâcheux résultat. Croyant que M. Jouffroy était en cette occasion le véritable représentant des sciences métaphysiques, et en par- ticulier de la psychologie, ils confondirent sa proposition ha- sardeuse avec la méthode d'observation de tous ceux qui ont cultivé ces sciences, et ils en triomphèrent ( I ). Les partisans de l'idée de M. Jouffroy ont dit que cette préface était \aprcface d'une science (2). Nous ne voyons pas les fruits que cette méthode nouvelle d'observation appli- quée aux faits de conscience a rapportés jusqu'ici , à moins qu'on ne veuille lui attribuer ce roman sur le sommeil, si (i) Rioiissais, De l'Irritation et Je la folie: Auguste Comte, Cours Je philosophie positive. (^) M. Damiron, Essni stir l'histoire de In philosophie en France au eii.v-rivui'ièiric siècle. AI'PKMUCF. •2S."i ingt'iiioux, si .siipcrficiel, et si faux, que M. Joullrov a repro- duit dans le volume de ses Mi-langes , malgré les justes criti- ques qui l'ont accablé à sa n.iissance ( I ). Tour que la méthode d'observation de ^I. Joufîroy parût vraie, il fallait (|ue Tàme, sans être appli(iu('-c à aucun objet, penstit cependant; et même il fallait (lu'ellc n'eût pas seu- lement alors ce que les métaplnsiciens ont appelé des pensées imperceptibles, mais qu'elle pensât d'un(! pensée réllécliis- sante. Or le sommeil présente un élat d'inaction et d'insen- sibilité, où l'esprit, bien loin de réllécliir sur ses connaissan- ces , ne sent pas même qu'il existe ; hors le temps des songes , il ne s'aperçoit pas qu'il pense. De plus, l'état dans lequel INI. Jouffroy mettait son observateur des faits de conscience ressemblait fort au sonuueil. Il fidlait donc que le sommeil n'existât pas pour que la méthode de M. Jouflroy ne fût point unccbimtre. Il sentit l'objection, et n'hésita pas : il affirma que l'âme ne dormait jamais. Certes jamais paradoxe ne fut plus contraire au sens (ommun. Locke, qui pourtant n'avait pas érigé \c sens com- mun en juge suprême des opinions philosophiques, était moins hardi que M. Joull'roy sur ce sujet : quoiqu'il admit deux substances, l'esprit et le corps, il admettait le som- meil. {Entendement humain, \i\. II, ch. • ). Mais de même que M. JoullVoy ne s'était nullement em- barrassé de l'opinion de Locke sur la nécessité du corps pour ( i) Que ce nous soit une orcasion Je ra|)|)eler la mémoire d'un lionini t dont les travaux sur le soinincil , sur les propriétés mei veil- leuses de l'extase, et sur toute la partie niiiaruleuse des religiuus, laissés aujourd'lnii dans I ombre après avoir élé tranchés par la mort la plus cruelle, reparaîtront un jour avec éclat; d nu des pins grands esprits que nous ayons connus , et chez leiiuei la vertu morale élail a'issi hiiiile que l'inle'iigence. Tous ceux (|ni oui connu DtitraiiJ , tous ceux du moins qui l'ont aimé, auraient su gré à M. Joutïrov d'iudi(pier à ses lecteurs que ses conjectures sur le sommeil avaient élé combattues par un homme si riche de savoir et d'expérience. Les réponses que Rerlraud til aux articles de M Juuffroy fe trouvent daus l'ancien Globe, tome V. 286 APPENDICIÎ. que l'âme pût penser, il ne s'embarrassa pas davantage des arguments de Locke sur le sommeil (I). En général, M. Jouffroy et la plupart des psychologues modernes ont traité les plus graves questions sans paraître avoir aucune connaissance des travaux de leurs prédéces- seurs. Et cependant on pourrait très légitimement douter que la psychologie soit plus avancée aujourd'hui qu'elle ne l'était au temps de Nicole et de Malebranche , de Locke et de Leibnitz, Nous reviendrons en temps et lieu sur les principes de M. Jouffroy en psychologie (2) ; nous ne les discutons pas ici. Encore une fois, nous ne voulons ici que saisir la liaison intime des diveis travaux de M. Jouffroy et étudier sa ma- nière de philosopher, liais, pour cet objet même, il était absolument nécessaire d'indiquer son point de départ psy- (i) Nous venous d'avoir tout récemment i'ocrasion d'examiner les opinions émifes par les pliilosophes et les physiologistes sur le som- neil. Il lésultede nos recherches que ce n'est pas seulement l'école de Gassendi et de Locke, mais aus-.i l'école de Leibnitz quia admis un état "OÙ il ne nous reste absolument (ce sont les expressions » mènies de Wolf j aucun sentiment de rien. » Nous avons montré comment la fausse dualité de Y âme-pensée et du corps-machine, ou, en d'autres termes, de l'âme définie cogitatio et du corps défini ex- tensio, introduite par Descartes, pouvait conduire en effet à l'hypo- thèse absurde embras.-ée par M. Jouffroy. Mais nous avons montré aussi que Descartes et tous les cartésiens étaient fort éloignés de ce fentiment, jiuisqu'ils attribuaient la cause du sommeil au corps, et admettaient une modification complète de notre vie spirituelle par l'efft-t de la modification qu'é|)i'0uvait le corps ■mackine , ne s'expli- quant pas d'ailleurs sur ce que devenait alors \ âme-pensée. M. Jouf- froy est véritablement le premier qui ait soutenu que « l'esprit, » pendant le sommeil, n'est pas dans un état spécial , mais marche et » se développe absolument comme dans la veille. » Voy. l'article Sommeil de \ Encyclopédie ISouvelle , xxxiii'' livraison. (a; Nou> avons tenu depuis, et trop anq)lemenl peut-être, notre promesse. Nous renvoyons ru particulier au présent volume, De l'Eclectisme , If partie, § VI ctsuiv. APPExnu'.i:. 287 choloRiquc ; cav nous soutenons que tousses autres travaux en (kroulcnt , et qu'il a porté dans toutes les questions philo- sopliiques qu'il a abordées ses habitudes de psychologue. § IV. Hypothèse psychologique de M. JouîTroy. Or ce point de départ psychologique, ce n'est pas Ihy- pothèse de deux substances, esprit et corps , comme on l'en- teiidait au dix-septième siècle; comme l'entendait Descartes (lorsqu'il ne faisait pas de l'ontologie pure) , plaçant le siège de l'àme dans la glande pinéale, et écrivant en physiologiste son traité i\(is Pansions ; comme l'entendait Locke, qui fit tellement de cette liaison nécessaire des deux principes le fond de son système , que les théologiens l'accusèrent de détruire la spiritualité de l'àme; comme l'entendait Leibnitz, dont le système de l'harmonie préétablie n'est autre chose qu'une conciliation de ces deux termes esprit et corps, et une explication de leur harmonie ou de leur unité; comme l'entendait môme enfin le grand chrétien Uossuet (i). C'est (i) « Dieu, dit Bossuet {De la Connaissance de Dieu et de soi- » même), Dieu a voulu faire toutes sortes d'èlres : des èlres qui )) n'eussent que l'étendue avec tout ce qui hii appartient, figure, ,. niou\ émeut, repos, tout ce qui dépend de la proportion oh dis- )) propoiliou de ces choses; des êtres qui n'eussent que l'intelligeuce » et tout ce qui convient à une si noble opération, sagesse, raison, ). prévoyance, volonté, liberté, vertu ou vire (les anges, les d( mons}; « enfin des êtres où tout fût uni, et où une ànie inlelligeute se Irou- » vàl jointe à un covps. L homme étant formé par un tel dessein, M nous pouvons défiuir lame raisonnable substance intelHi^i nte née » pour vivre dans un corps et lui être intimement unie. L'hoirime )' tout entier est compris dans celle définition , qui commence par ce » qu'il a de meilleur sans oublier ce qu'il a de moindre, et fait voir n l'union de l'un t-tdc l'autre, n ("onibien la définition de B :s net : L'âme est une tubstonce intcUi- 2S8 APPENDICE. (juelquc chose de bien plus simple, en vérité. C'est le spi- ritualisme, moins l'un de ses deux éléments. Le second des deux principes admis par tous les grands métaphysiciens s^citte nie pour l'ii-re dans un corps et lui être intimement unie, est préférable à .ctlle de M. de Boiiaid : L'homme est une intelli- gence servie par des organes (*) . Autant la première est complète, autant la seconde est incomplète , et peut par conséquent prêter à l'erreur. L'une est d'un sage qui connaît le fond de la nature hu- maine, la relation et le jeu néces^ai^e des deux substances qu'il se croit en dioit d'y distinguer, et qui, tout en donnant la jtiédomi- iiance à la plus grande, ne sacrifie pas la moindre : l'autre est d'un fanfaron , qui sera d'autant plus embarrassé de la passivité de notre nature qu'il aura plus dédaigné le corps et exalté la souveraine puissance de l'âme, 'l'ous les grands métaphysiciens du dix-septième siècle eussent adopté la définition de Bossuet ; nos nouveaux psycho- logues ont pris pour point de départ celle de M. de Bonald. (( Le corps, continue Bossuet, n'est pas un simple instrument ap- » pliqué par le dehors , ni un vaisseau que l'àme gouverne à la » manière d'un pilote... L'âme et le corps ne font ensemble qu'w/z )) tout naturel... Aussi trouve-t-on dans toutes nos opérations quel- le que' chose de l'âme et quelque chose du corps; de sorte que pour » se connaîire soi-même , il ne faut pas seulement savoir distinguer, » dans chaque acte , ce qui appartient à l'une d'avec ce qui appar- M tient à l'autre, mais encore remarquer fout ensemble comment » deux parties de si différente nature s'entr'aident mutuellement... » Sans doute Ventendement n'est pas attaché à un organe corporel » dont il suive le mouvement ; mais il faut pourtant connailre qu'on » n'entend point sans imaginer ni sans avoir senti; car il est vrai )> (pie , par un certain accord entre toutes les parties qui composent » l'homme, l'âme n'agit pas sans le torps, ni la partie inlellecluelle » sans la partie scnsitive, etc. » ¥ (') Il faut convenir que cette définition, attribuée ordinairement à M. de Bonald , qui l'a seulement reproduite, est littéralement de Platon. Mais c'est une erreur de Platon. J'ai montré ailleurs que tous les défauts monstrueux justement reprochés à sa République proyiennent de cette fnc\\T.\(>y,VnTÙc]e J-'galitè (\c,VEiieyrlf>prdie T^nuvelle, § X. APPENUICr. 28!) (lu (lix-scplième siùcle a disparu pour nos nouveaux psy- chologues; ils t'iiniiucnt nèrouieut le corps, qu'ils appellent la bôie, l'animal , la niacliiue , ol ils le renvoienl dédaigueu- sement aux physiologistes. Celle chose, disent-ils, ne les regarde pas : eux , ils ne s'occupent que du moi, et ils d<-- duisent toute leur psychologie de ce qui est renfermé dans la notion du moi. Toute la diffrrenre que les théologiens du Chrislianismc mettaient enlre l'ange et 1 âme humaine , c'est , disaient-ils, que l'ange est une substance complète, sub.^taiitia complela^ et que Tàme est une substance incomi)lètc, is momenis , dans riiypDlht'se des théologiens, ne les contentait pas; ils auraient voulu davantage, et ils poussaient la nécessité de cette union jusqu'à ne voir dans l'esprit et dans le corps que des propriétés diverses d'une même substance : mais jamais partisan de l'esprit substance , jamais théologien n'a- vait nié ce qu'on appelle dans tous les livres de mélaphysique la loi fondamentale de l'union de l'àme et du corps. Le fond même du spiritualisme , je le répète, c'est cette union intime de deux substances nécessaires l'une à l'autre. Mais, encore une fois , le spiritualisme de Pascal , de lîossuet , de Descar- tes, de Malebranchc, d'Arnaidd, de Nicole, n'est pas le spi- ritualisme des nouveaux psychologues. « L'homme, avait dit " Pascal, n'est ni ange ni bêle. » Nos psychologues décompo- sent l'homme en deux substances complètes, l'ange et la hèle. Celte sid)siance double à tous les instants, admise jusqu'à eux, ils en font deux substances isolées. Le mystère de celte uiii(m ronlinuellement nécessaire, ce secret du Créateur, 'IWi AI'PKNHICi:. comme (lisent unanimement tous les métaphysiciens et tons Jes théologiens , ce mystère ne les occupe pas , ne les embar- rasse pas; ils le nient. De Tâme, substance incomiAète , ils font une substance complèle; de cette moitié de Thomme ils font un tout ; el pane qu'ils ont distingué deux substances, ils croient que la substance esprit que leur analyse leur a donnée peut se suffire à elle-même, et c'est avec l'âme seule qu'ils vont étudier la vie de l'àme. O abstraction ! Les physiologistes , par la même raison , ne devraient-ils pas étudier la vie du corps indépendamment de la respiraiion et de la nutrition, de l'influence de la lumière, de la chaleur , de l'électricité, indépendamment des actions diverses que d'autres êtres, soit organiques, soit inorganiques, exercent sur le corps ? Car l'air que le corps respire , les ali- ments qu'il digère , ne sont pas le corps , quoiqu'ils influent sur liu , comme le corps lui-même (nos psychologues ne le nient pas ) influe sur l'esprit. Mais y a-t-il , je le demande , vie du corps sans respiration , sans nutrition? la vie du corps ne résulte-t-elle pas essentiellement d'une relation constante et d'une communion perpétuelle , quoique perpétuellement variable , avec l'univers extérieur? en sorte que l'être que les physiologistes appellent un corps n'est qu'un cadavre aussitôt que celte communion cesse, et que ce qu'on devrait véritable- ment appeler un corps, ce serait ce corps plus tous les milieux qui lui donnent la vie, qui répondent à sa vie, qui viventaveclui el avec qui il vit. Et de même, où nos psychologues modernes ont ils pu trouver des raisons de s'imaginer qu'ils pouvaient étudier l'esprit indépendamment du corps avec lequel il vit aussi intimement uni que le corps l'est au monde extérieur? Mais , partis de la réaction la plus complèle contre le maté- rialisme, les psychologues de l'Ecole normale devaient adop- ter celte abslraclion. On dirait que, trompés par le mot de spiritualisme qu'ils avaient pris pour bannière, ils ont^ru que le spiritualisme consistait h éliminer , à chasser violemment le corps de la science qu'ils cultivaient; et ils se sont mis ainsi en dehors de la science même , telle que l'entendaient tous leurs devanciers. Aussi la psycholoiçio. telle (pi'ils l'avaient faite, esl-rl!c au- AlM'I.M)lCi;. '21)1 jourd'lnii tli-soitco , abandonn(''C. Son aslro a pâli (i<:vaul iiiif scionce noiivclk' et iiiit-ux fondi'e, parce qu'elle est fondée sur une plus large rodierclie, V anthropologie. A un physiologiste qui ri-jclterait la communion ducorpi avec le monde exlérieur, que resterait-il ? \Jn cadavre. A des métaphysiciens qui rejettent de leur science la communion de l'esprit avec le corps , que devait-il rester ? Un cadavre aussi, la logique. Le physiologiste verrait des canaux, des nerfs, des muscles, du sang, tous les instruments et tous les produits de la vie, c'est-à-dire de la communion du corps avec le monde exté- rieur ; mais la vie aurait disparu. Et de m(}me le psychologue rencontre les canaux de l'esprit, la sensation, l'attention, le jugement. La physiologie n'est plus que l'anatomic ; la psychologie n'est plus que la logique. Kn se bornant donc , par une abstraction illégitime, à ce qui découle de la notinn du moi, on arrive bientôt aux limites de la ps)chol()gie : il faut donc s'arrêter court, ou se lancer dans une autre science, dans l'ontologie. NLiis il ne faut pas surtout vouloir faire de la psychologie expérimentale, et parler de méthode d'observation ; car, dès que \uus parlez d'expérience el d'observation, le corps vous devient nécessaire à deux lins, pour observer et pour être observé dans son union avec l'es- prit, attendu qu'il n'y a pas d'esprit virant sans corps, et qu'ayant rejeté le corps vous n'avez plus ni l'instrument ni l'objet , puisque vous n'avez plus l'être complexe esprit- corps , source et matière de votre science. Il n'y avait donc plus de psychologie possible à faire pour ces puristes du spiritualisme. Dans les limites où ils s'en- fermaient, tout était fait avant eux; tout avait été fait, je le répète , soit par les anciens , qui ont très bien distingué les principales opérations de l'esprit , soit par les modernes , et principalement par les métaphysiciens du dix -septième siècle. La Logique de Port-Ilo)al renferme autant de vérités et infiniment moins d'erreurs qu'ils n'en ont enseignées. L'anatomic a toujours été plus facile a faire que la physio- logie ; c'est une science faite depuis long-lemps, et à peine 292 APPENDICE. perfectible aujourd'hui : la physiologie est à peine commencée. De même la logique est falle depuis long-temps; la connais- sance de l'esprit 7yiort est fort ancienne. M-iis la connaissance de l'esprit vivant , c'est-à-dire en communion avec le corps, et par le corps avec l'univers, la physiologie de l'esprit, est une science toute nouvelle. Que fallaii-ii donc faire, encore une fois, pour perfectionner Ij psychologie? Il fallait l'enter sur la physiologie. De même que la physiologie repose sur la communion du corps avec le monde extérieur ( I ) , de même la psychologie devait reposer sur la communion de l'esprit avec le corps. Il fallait suivre la voie ouverte par Descartes dans son traité des Passions, la voie tracée par Locke, lorsqu'il établit en principe l'union né- cessaire de l'esprit et du corps. On n'eût pas été matérialiste pour adopter la question posée par Cabanis de l'influence du physique sur le moral et du moral sur le physique. Tout en restant fidèle à l'hypothèse des deux principes esprit et corps, c'est-à-dire au spiritualisme ( puisqu'on voulait être spiritua- listes ) , on pouvait s'occuper de la science de Gall et de Spurzheim. Il y avait aussi une vaste carrière dans l'étude de ces singulières facultés du somnambulisme dont plusieurs sont aussi constatées qu'elles sont merveilleuses, et qui n'af- fectent pas moins le corps que l'esprit (2). Au lieu de cela , M. Jouffroy et ses amis se sont plongés dans l'abstraction du m- «. Dès lors ils n'ont pu que répéter quelques vérités découvertes depuis long-temps, et en cela ils ont été utiles; puis , voulant aller plus loin , et ne marchant pas avec les ménagements qu'avaient leurs illustres devan- ciers, afihmatifs et tranchants ils n'ont pu faire que du roman et de l'erreur, (i) On disliiigiie ordinairiMiient en |llly^ioIogie la vie interne de ce (jii'on iioninie la vie de relation. Mais il est évident ([ue les fone- tions mêmes de la \ie inleine ne scxéeuleut que par suite d'une certaine \ie de relation. (2) Tout cela sest fait ou a commencé de se faire. Mais ce ne sont j)as les psychologues qui l'ont l'ait; raulliiopologie, je !e ré|ièle, a détrôné la psydiologio. AITI-NDiCE. 2i>3 Ce sont (les romans, en effet , et nous employons ce mot parce que nous n'en trouvons pas d'autre qui puisse rendre notre pensée, ce sont des romans que tous ces beaux articles où M. Joul'froy simule avec un art merv<'illenx la logique la plus rigoureuse, ne s'apercevant pas qu'il a commencé par une pétition (le principe. L'empereur Adrien, près de mourir, fit, comme on sait, de petits vers où il s'adresse à son âme ; il la flatte , il la caresse, il rai)pelle sa poiile àme , sa mignonne , l'hûte chérie de son cori)s , et finit par lui demander quel logis elle va désormais liabiter. M. JouflVoy commence toujours, sans s'en apercevoir, par faire, comme lempereur Adrien, un portrait chimérique (le cette àme à hujuellc il altrihue toutes les propriétés de Té- Ire complexe esprit-corps , de l'homme enfin, de l'iiomnic vivant. C'est là sa pétition de principe. Cela fait , il raisonne admirablement. S'agit-il, par exemple , de l'observation des faits de con- science ; 'M. Jouffroy n'a eu qu'à réduire en art , en méthode, \'lii/})othi:te psychologique dont il était parti. Aussi faut-il convenir que si sa méthode d'observation est fausse, elle a , (|uanl à celte hypothèse, la valeur d'une démonstration par l'absurde. Vous êtes embarrassé de savoir comment , avant pris la précaulion de ne rien chercher, de ne penser à rien, et vos sens étant dûment endormis, votre conscience va s'ob- server elle-même. Il vous parait que vous ressemblez à un liomme qui voudrait se servir d'un télescope , et qui com- mencerait par le démonter et en diriger le inbe vers un point où aucun objet ne serait visible. M. Jouffroy n'est pas em- barrassé. N'a-l il pas son àme , une àme complète, aussi com- plète, ma foi , que si elle était unie au corps ; cette àme n'est- elle pas doui'e de je ne sais combien de propriétés , telles que l'activité, l'unité, l'identité personnelle, l'intelligence, la sensibilité , la liberté? Qui pourrait donc l'empêcher de s'ob- server , de s'examiner? N'est-elle pas maîtresse chez elle? Pourquoi ne se mettrait-elle pas en exercice , et n'userait- ellc pas de ses propriétés ? Evidemment ces propriétés sont bien à elles, dit M. Jouffroy, elles ne sont pas au corps. Ehl précisément , non. Toutes ces propriél's, tous ces al- 2 >. 294 APPENDICE. tributs que votre analyse vous a donnés n'appartiennent qu'à l'être complexe esprit-corps. Ils appartiennent à Yhomme., ils n'appartiennent à aucune des deux substances que vous distinguez dans l'homme sous les noms tVesprit et de corps. Ils sont le résuUnt de la vie de l'homme , c'est-à-dire de la communion de l'esprit avec le corps , et par le corps avec le monde extérieur. Vous commencez donc par supposer ce que vous avez besoin qu'on vous accorde , et vous raisonnez ensuite à votre aise. S'agit-il du sommeil ? c'est la même chose. L'âme de M. Jouffroy est comme un matelot dans son navire , comme un propriétaire dans sa maison; elle ouvre et ferme ses sens à volonté ; elle veille à travers ses jalousies ; elle a fait faire si- lence autour d'elle , et se repose nonchalamment , ou médite , o;i prend des distractions. Cette âme ressemble beaucoup à un homme complet, à un homme esprit-corps, qui ne dor- mirait pas. Est-il étonnant que l'ayant ainsi faite , M. Jouf- froy soutienne avec beaucoup de plausibilité que Tàme ne dort jamais? § V. De la vraie et de la fausse analyse. Voilà ce que nous appelons des romans psychologiques; pourquoi faut-il que M. Jouffroy ait porté, dans toutes les questions philosophiques qu'il a traitées, la même habitude de faire des pétitions de principes! C'est qu'il a porté partout sa terrible analyse ; c'est qu'il déteste, c'est qu'il méprise, c'est qu'il abhorre la synthèse. Il y a des esprits qui voient plus ou moins confusément , mais qui voient tout ensemble ; il y en a qui ne peuvent vwr que (les parties : ceux-ci sont plus facilement clairs , mais ils de- viennent parfaitement faux lorsqu'ils prennent pour vivant le fragment de cadavre qu'ils ont détaché avec leur scalpel; car la iv'c est dans le tout ensemble , cl elle n'est que 1 j. AIM'I NUICK. 2:;:i Si donc, faisant «ne abstraction , vous n'avez pis en mOmo temps le soin de ne prendre celte abstraction que pour une opération de votre esprit , qui n'a d'autre but que de faciliter votre t^luii)s loin nos nniariiuis sur le inurctau iiilitulé ; Af- f/f.violis sur lu philosoplùe Je l'Iiiitoirc. 2!)S AI'PEXUICE. Pour lui , Dieu n'est pas dans le monde ; il esl liors du monde ; il sortit un jour de son éternité pour créer le monde : mais là s'est bornée son œuvre , là se borne son intervention. » Dieu , dit M. Jouffroy, n'intervient pas plus immédiatement )) dans le développement de l'himianité que dans la marche » du système solaire. Et cependant il en est l'auteur. En don- » nant des lois à l'intelligence humaine comme il eu a donné » aux astres, il a déterminé à l'avance la marcIie de Thunia- » nité , comme il a fixé celle des planètes. Voilà sa providence ; » et cette providence est fatale pour l'humanité comme elle )> l'est pour les corps célestes. ( Mélanges, p. 75.) » Et M. Jouf- froy ne s'aperçoit pas que cette détermination à l'avance qu'il atlribue à Dieu équivaudrait encore à une intervention actuelle et continue de la Divinité. Il a séparé, il a abstrait; ou du moins il croit avoir séparé , avoir abstrait : cela lui suffit (I). Sur la création, M. Jouffioy est encore partisan de l'idée des Hébreux , qui considéraient le monde comme une sorte de construction provisoire et finie dans le sens de l'espace comme dans celui du temps. Cette manière de considérer la création et d'abstraire de l'espace infini l'univers créé est d'ail- leurs conforme à sa précédente abstraction ; c'est la suite né- (i) Pour montrer à quel degré les philosophes qui s'appellent éclertiqnes s'entendent peu sur les points h'S plus essentiels, nous mettrons en présence de Yabstraction de M. Jouffroy la phrase cé- lèbre qui a fait accuser M. Cousin de pautliéisme ; « Le Dieu de la conscience n'est pas un Dieu al)slrait , un roi so- » litaire, relégué jjar-delà la création sur le trône d'une élernilc si- » lencieuse et d'iuie existence absolue, qui ressemble au néant même )) de l'existence : c'e^t un Dieu à la fois vrai et réel , à la fois sub- » stance et cause, toujours substance et toujours cause, n'étant » substance qu'en tant que cause, et cause qu'en tant «jne snbNtance,i )) c'esl-à-diie étant cause absolue, nu et |)lusicuis, éternité et tcm|is, i) espace et nombre, essence et vie, individualité et totalité, prin- » ci|)e, fin et milieu, au sommet de l'être et à son plus humble » degré, infini et fini tout ensemble, triple enfin, c'est-à-dire à la )' fois Dieu, nature, et humanité. » AIM'F.NDICF. 2{>î) rossaire de sa manière de considérer l'action de Dieu sur ses créatures. D'un autre côté (ce qui se lie encore avec les idées précé- dentes) , il ne considère l'univers que comme un théâtre et une décoration pour riioninic II adnn't complètement le vieux préjugé qui regardait l'inlini des mondes comme uniquement destiné à notre usage. « Le monde , dit-il , est fait pour » l'homme ; il est le théâtre, nous sommes les acteurs, etc. (Mé- » langes, \i.n .) » Il sépare donc, il abstrait de l'homme et de riiumanité ce qu'il appelle l'univers physique. Pour lui, hors (le l'homme, tout csl physique ; et entre l'homme et l'univers il n'y a pas seulement un abîme, mais il n'existe aucim rapport. Il y a plus : il croit et il aflirme positivement que l'univers n'est pas sujet à une loi de changement et de progrès. « L'u- » nivers, dit-il , est une machine qui tourne toujours et n'a- » vance jamais. » C'est un cercle éternel et immuable. Ainsi il ne sent aucunement la vie dans l'univers. Il ne voit pas que la vie crée continuellement sur la terre et dans les deux. Tous les changements que la science a découverts et découvre à chaque instant dans les anciens êtres du globe, dans les êtres actuels qui le peuplent , et jusque dans la matière des astres , ne lui font pas même soupçonner dans l'univers une vie con- tinuellement créatrice ; il ne voit dans le monde hors de l'hu- manité qu'une éternelle immobiliti', et le constant retour des mêmes phénomènes. C'est encore une manière d'abstraire pro- fondément riiumanité du monde où elle existe. Mais tout en opposant à l'immobilité de l'univers la mua- bilité de l'bumanilé, M. JonlTroy n'admet pas réellement que l'humanité change et progre-se. Nous l'avons déjà dit, il ré- duit uniquement la mobilité du genre humain à un certain développement des idées de l'humanité; et il alFirme positi- vement que l' les tendances de la nature humaine restent éter- » nellement les mêmes. » C'est nier implicitement le progrès de riiumaiiitt'. Nous démontrerons en elTct , dans un autre article (0 » T'^ (i) Voy. plus loin nos remaïques sur le morceati intitule: /ie- flexioiii ^iir la philosn[>hte de l'histoirr. 500 APPENDICE. M. Jouffroy n'a aucune idée de la vie unitaire de l'humaniié. L'ensemble de l'humanité, en tant que constituant un être, lui échappe; la relation nécessaire des générations successives qui sont les parties de cet être lui échappe; il voit des hom- mes, il ne voit pas l'humanité. Ne concevant donc pas la vie réelle et le progrès de l'hu- manité, il ne peut y rattacher l'homme individu. Au lieu de sentir la relation qui unit l'homme à l'humanité antérieure, actuelle, à venir, il sépare et il abstrait complètement l'homme de l'humanité. Chaque homme devient ainsi un effet sans cause et une cause sans but. C'est ainsi, nous le répétons, que d'abstraction en abstrac- tion, M. Jouffroy arrive à ne créer partout que la mort en cherchant à expliquer la vie. Qu'est-ce en effet que ce monde sans Dieu , que Dieu a créé et où il n'est pas , ce monde qui , comme une grande machine , utile seulement à celui qui l'emploie , tourne toujours et n'a- vance jamais; ce monde qui n'est rien par lui-même , qui n'est qu'un théâtre, une décoration pour l'homme ! Et qu'est-ce que l'humanité séparée du monde , sans racines dans l'univers? comment la comprendre , comment concevoir son origine? Enfin qu'est-ce que l'homme lui-même jeté dans une huma- nité qui n'avance pas plus que le monde , dont la nature réelle ne change pas, dont les passions sont toujours les mêmes, dont les tendances sont invariables! Comment entre toutes ces choses séparées et si complète- ment séparées , séparées par des murs d'airain , des murs in- franchissables, des abîmes d'infinies dissemblances, comment, dis-je , établir un lien d'unité, d'amour, et de vie, qui circule partout , qui anime tout, qui explique tout, qui lie l'homme à ses semblables, la société actuelle à rhunianité passée et à riiumaniié à venir , le genre humain aux autres êlres doftés de vie et de sentiment, et lunivers au Créateur? Dans cette philosophie d'abstraction, il n'y a pas une échelle pour monter, pour gravir, de l'infinimcnt petit à l'inniiiment grand ; on est partout enfermé, et tout est séparé de tout par des abîmes. Entre l'homme et l'homme il v a un abîme . car AI'PINDICi:. 301 je (lOfic !M. Joiiffioy do nu' diro pouniiioi l'Iintnnif aimerait son seinl>lai)le. Kntie les liomiiies d'aujoiirdliui cl i"liiiinanilt'' anlérieiire , encore un abîme ; car M. Joiiffroy ne soupçonne rien de l'Iuîn-dilé du genre humain. Entre l'Iinmanilé et l'u- nivors e\t(^rieur, encore nn aliime, puisque là tout csl pliy- si(jue, matière, et immuabilité. Enfin entre l'Iiomme individu el Dieu, il y a la somme de tous ces ahimes, puisque riiommc ne peut réellement s'élever à Dieu que par la nature et l'hu- manité. Rien non plus n'y est actif et vivant. Dieu n'a été créa- teur qu'une lois , le mcmde est immuable , l'univers exté- rieur à nous est tout physique, rhiunanilé elle-même ne change pas. Ainsi à tous les points de vue on arrive toujours avec M. Jouffroy à la séparation , à la dissection , et à la mort. Qui ne voit dans toutes ces abstractions les débris que la fausse analyse laisse partout après elle , comme fait le scalpel de Tanatomiste? Mimbra disjecta. Il est vrai qu'on pourrait soutenir que les idées de M. Jouf- froy sur tous ces points sont les idées généralement acceptées, ([u'il ne les a prises que parce qu'elles régnent, et qu'elles sont d'ailleurs conformes au Christianisme. Il est certain , en eiïet, que le Christianisme, en tombant, a dû nous laisser dans l'analyse. Depuis que nous avons rejeté la forme où la reli- gion, c'esl-à-dirc la syntlièse, s'était incorporée, nous sommes dans la négation de toute unité religieuse et sociale. Il peut y avoir et il y a en effet , selon nous, dans l'humanité actuelle , des sentiments religieux plus compréhensifs que ceux qui ont existé antérieurement, el ils sont même tout prêts à renouve- ler la religion ; mais la doctrine n'est p:is faite, et, en l'absence de doctrine, nous n'avons que l'analyse, puisque nous n'avons pas de sjnthèse. Il est donc assez naturel qu'en se laissant al- ler nn courant des idées communes, et en exagérant encore par sa propre méthode d'analyse le drfaul général qui règne de notre temps, on se prive soi-même et on se montre lout-à-fait dénué du sentiment qui fait comprendre la pénétration ré- ciproque , l'harmonie , l'unité de toutes choses. De celte façon , on peut paraître conserver sur les grandes questions , ."02 APPUNUICR. sur Dieu , sur l'univers, sur l'humanité , sur la destinée hu- maine, les idées du Christianisme, parce qu'on conserve celles qui régnent depuis trois ou quatre siècles, et être cepen- dant dans le plus-exlrème éloignement de la vraie doctrine chrétienne. Il y a deux manières de comprendre le Christianisme. On peut le comprendre synthéliquement ; c'est le comprendre dans sa réalité profonde. Pris ainsi , c'est la doctrine de la communion , la doctrine qui unit ensemble en Dieu tous les hommes comme membres d'un même corps : Umim corpus, et unus spiritus ; unus Deiis et patcr omnium , qui est sup( r omnes , et pcr omnia, et in omnibus nobis ; Ad Ephes. ) C'est la doctrine de Saint Paul et de tous les grands fonda- teurs du Christianisme. C'est la doctrine renfermée dans le mot de Jésus-Clirist : Vous êtes tous frères; ce. qui n'a de sens qu'en s'élevant à l'idée collective de l'humanité, et à l'idée de la vie universelle. On peut aussi , en ne pénétrant pas au fond , en se tenant à la lettre, le comprendre par voie de séparation, d'abstraction. On peut isoler Dieu du monde , l'humanité du reste de la création, chaque homme de l'humanité, et arriver ainsi à celte espèce de spiritualisme fragmentaire qui a cours au- jourd'hui. C'est la manière protestante, la manière moderne d'entendre le Christianisme. C'est ainsi qu'on a commencé à l'entendre dans toute la période critique depuis le seizième siècle, et c'est par cette voie qu'on est arrivé à l'individualisme le plus extrême. Mais le Christianisme , même entendu ainsi , conservait encore des vestiges de la doctrine qui l'avait engendré : il avait, comme précepte du moins, la cliarité pour lier tous les hommes; il avait la descendance commune et la vue du ciel; il avait une tradition et un but. ]\I. Jouffroy appartient à une école (l'éclectisme) qui n'a ni tradition ni but, à une écolft impuissante à faire sortir un homme des idées générales du Clirislianisme tel qu'il est compris aujourd'hui , impuissante aussi à faire do lui un rhrélien. APPKNUICi:. 30."> § vil. Résumé. Et ceci nous coiuluil à nous rOsiinicr à la fois sur M. Jouf- froy et sur l'école à laquelle il appartient ; car le défaut principal que nous avons reproché à la méthode et à la philosophie do M. Jouffroy peut servir à faire comprendre cette espèce de Protée insaisissable qu'on appelle l'éclectisme. Nous l'avons vu, ce qui caractérise M. Jouffroy, c'est l'abus de l'anahse. Or nous ne vivons que dans la relation avec riiunianilé et avec l'univers; nous n'avons ([ue deux sources dévie, la trans- mission de la vie dans rimmanilé , et la relation avec la vie universelle. Portez l'abus de l'analyse dans ces deux sources de la vie , et vous tomberez dans une complète impuissance et dans une absolue négation. Quant à la vie transmise par l'humanité , INI. Jouffroy est évidemment dans l'abus de l'analyse; car jamais homme ne poussa plus loin le mépris, le dédain, le détachement de toute tradition. Formé, comme nous l'avons dit, à l'Ecole normale, habitué long-temps à prendre la psychologie pour la philo- sophie, et à étudier la psychologie pour elle-niénie, il ne pa- raît sentir en aucune manière le besoin d'une tradition. Loin de là , son premier acte en abordant les questions sociales , a été de rejeter complètement toute tradition , et de proclamer le plus absolu détachement de la philosophie du dix-huitième siècle (I). (i) Qu'on lise sou arti'le sur /a Sorbonne et les Philosophes (Voy. plus loin) , qui lut sa piotcssio» de foi dans le Globe , on y trouvera le dédain le plus conipltt pour la philosophie du dix-hniticnie siècle. Se plaçant (ièreinenl entre le Christianisme et la L'Iiilosophie, et les accal>lant tous deux de son égale indiOcrence, M. Jouffroy ne soup- çonne pas même que lu pusilioii qu'il prend soil [)éiilleust^ Il lui 304 APPliiNDICE. Sans doute nous ne prétendons pas que la philosophie du dix-neuvième siècle doive ressembler à celle du dix-huitième. Mais, pour s'en distinguer, doit-elle s'en abstraire complète- ment , s'en séparer comme d'une ennemie, ne pas en tenir compte, la nier? ou doit-elle la regarder comme le précédent progrès acco'mpli par l'esprit humain , comme le dernier pas de l'humanité avant notre époque ? Doit-elle y chercher des anccMres et une tradition ? doit-elle la continuer en un mot, sans pour cela continuer ce qu'elle a pu, ce qu'elle a dû né- cessairement avoir de défectueux et de faux ? Voilà toute la question : question qui n'est pas douteuse pour nous qui croyons à la doctrine du progrès continu , et qui pouvons démontrer que tous les travaux du dix-huitième siècle ont eu à la fois pour origine et pour but la doctrine de la perfecti- biHté(l). Si vous n'avez pas la philosophie pour tradition , ayez donc la tradition du Christianisme. Car si vous n'avez ni l'une ni l'autre , n'ayant pas d'ailleurs p^r vous-mêmes la prétention d'être révélateurs , vous n'avez en vous aucun germe de vie , ou du moins vous manquez complètement de la première source de la vie, celle que nous puisons dans l'humanité. M. Jouffroy et son école en sont là : ils sont complète- ment dépouillés de toute tradition , c'est-à-dire de toute vie antérieure ; ils n'ont ni la tradition du Christianisme ni la tradition de la IMiilosophie , c'est-à-dire qu'ils n'aspirent ni par le Christianisme, ni par la Philosophie, à la tradition uni- verselle. Quant à la seconde source de la vie , qui découle de notre relation avec l'univers, et par lui avec l'Etre universel, M. Jouffroy est également plongé dans l'abus de l'analyse. seuiljle loul nalurul de rester neutre, lui et sa géiiération. Il croil* apparemnifril que la sagesse d'uue géuéialioii u'a pas liL-soiii de se- nieuce, cl pou'.se coniine un champignon: mais le champiguoii lui- même a sa semence. (i) Voy. l'article suv la loi de continuité qui unit le dix-huitième sièili- au dix-septième iluiis là Revue Encyclopédique , iS3 '. APPENDICh". ô{)3 Comme nous avons essayé de l'indiquer dans cet article , il est un des plus déterminés faiseurs d'aijsliaclions qui aient pris le nom de philosophe. Son unique procédé , c'est l'ana- lyse, mais une analyse qui ne se reconnaît pas de bornes, et qui toujours divise, au lieu de ne faire que distinguer. D'une part, être sans tradition historique, ne pas m'Mne sen- tir le besoin d'une tradition, el de l'an ire voir tout frafiçmen- tairement, ne jamais se lier à la syntlu;se, voilà deux vices qui ont entre eux un tel rapport, qu'au fond l'un procède de l'autre; et ces deux vices sont deux obstacles insurmontables à toute vraie philosophie. Eh bien ! je le répète , l'indifférence pour toute espèce de passé, et l'impuissance analytique, voilà précisément les deux caractères de l'i'clectisme , et ce sont aussi les deux causes qui l'ont produit. La vie , je le redis encore , se transmet d'âge en âge : ainsi la vie a passé du catholicisme au protestantisme , du protes- tantisme à la philosophie. Mais toujours ceux qui ont porté la bannière de l'humanité en avant avaient puisé la vie dans une tradition antérieure , dont ils étaient à la fois l'effet et la continuation : le protestantisme remonte à la série antérieure des hérésies; la philosophie, au protestantisme. Mais si, par une condition particulière et anormale , vous vous trouvez privés à votre origine de ce germe du passé qui doit vivre et se développer; si vous êtes dénués d'ancêtres et de tradition, comme ces enfants du sérail recrutés par des forbans sur les mers; comme eux privés de pères, vous serez comme eux sans postérité. Quelle vie en effet , quelle vie créatrice pour- rait se développer en vous? de qui l'auriez-vous reçue, ne procédant de personne? Ce serait un effet sans cause. Si vous procédiez de quelque doctrine ayant eu vie avant vous , vous auriez naturellement sur toutes choses une initia- lion; car vous sentiriez en vous cet instinct de progrès, cet instinct créateur qui, par toutes les directions, fait passer l'humanilé d'une phase de son évolution à une autre. Mais n'ayant pas recula transmission de la vie, vous êtes uatu- rellenient portés ù tout considérer fragmenlairoment ; et si l'habitmlp et l'éducation viennent ensuite conlirmer celle 306 APPEiNDICE. disposilion , vous voilà, quant à la relation avec la vie uni- verselle , tombés dans l'analyse, comme vous y étiez déjà quant à la vie humanitaire. Or il n'y a que la synthèse qui soit créatrice. Et si, élant ainsi dénués , pour ces deux raisons , de toute force créatrice , vous voulez cependant régner par la pensée ou l'action, par la pliilosophie ou la politique , ne pouvant pousser l'humanité en avant, force vous sera de vous satisfaire du présent. Vous ne pourrez donc arborer qu'une politique stationnaire ou une philosophie stationnaire. Et si le présent se trouve être une époque de lutte et de di- vision , si des tendances diverses y sont en présence , si des principes opposés s'y disputent l'empire , force vous sera en- core, hommes du présent, hommes sans aïeux, sans tradition et sans avenir, de louvoyer entre tous les partis, entre tous les principes; et pour soutenir votre prétention à la politique et à la philosophie, vous n'aurez d'autre ressource que d'associer des principes et des faits contradictoires. Vous serez doctri- naires et éclectiques. Le doctrinarisme , l'éclectisme , se trouve ainsi être la con- séquence rigoureuse de ce vice d'indifférence à toute espèce de passé que l'Empire inocula à une génération. Il date de la rupture avec le dix-huitième siècle et la révolution; il est né de cet acte parricide de Napoléon , souillant la source vive du passé , et voilant aux générations nouvelles la Philosophie et la Révolution (I ). (i) L'éclectisme allemand , l'école de Berlin, le juste-milieu de Hegel et d'Aiicillon, est sorti de la même cause. L'Allemagne avait été eiilraîoée dans le giand mouvement du dix-huitième siècle; tout ce qu'elle comptait d'hommes supérieurs avaient délaissé le protestan- tisme pour la Philosophie. L'Allemagne était restée fidèle à la Philo- sophie, même au milieu des guerres de la révolution. Schiller, que la Couvenlion dérréta citoyen IVanç.iis, est le poêle de la l'hilosophie. Kaut a laissé sur le dév( loppcnu-nt de l'humanilé un opuscule qui aurait pu être écrit par Saint-Simon. Fi< lile a sur l'avenir de l'iiunia- nité des idées conformes aux nôtres. IMais tout-à-coiqi le mouvement s'arrête : rAlleuiague, envahie, Opprimée, se redresse, et r;nveloppe Al'PENDICi:. ."07 Pioncz eu cfTot tous les écrivains doclrinaires ou éclocli- (lues; tous sont sortis de cette réaction contre le dix-iuiiliènie siècle cl la révolution : voilà leur péché originel. Certes M. (Cousin était un ^énie naturellement syntlK'lique et méta- pliysicii n ; mais il débuta par une liitle obstinée et aveugle contre la piiilosopliie du dix-liuitième siècle : le voilà déshé- rité. Vainement il cherche ensuite une tradition philosophi- que; il la demande à Platon, il la demande à l'Allemagne : vains elTorlsî il tombe. C'est qu'ayant perdu le sens du dix- huitième siècle et de la révolution , il n'a pu comprendre le but (le la philosophie; et ainsi il a indignement oublié le peuple dont ilests()rli,et dont il promit un joursi fastueusementde ne jamais oublier (pi'il était sorti. M. Joulhoy, plus jeune, n'a pas pris une si large part à l'attaque contre la philosophie du dix-huitième siècle ; il n'a fait qu'accepter la déshérence: mais le vice d'analyse est chez lui dominant; voilà surtout ce qui le fait éclectique. Avec sa noblesse de cœur, avec sa pensée méditative , ne s'élancera-t-il pas un jour bien loin de l'éclectisme et du doc- trinarisme! Nous le désirons, cl nous l'espérons. Sans doute il est déjà parvenu à un notable développement; il a touché tous les points que le cercle de la philosophie embrasse ; car il a exposé un principe de certitude et une méthode, des idées sur la nature de l'esprit humain, et enfin des opinions sur l'hu- la France et l'espril oioJerne dans sa haine contre Napoléon. Il sort, de ce double mouvement d'adiiésion el de réaction, des mélaphv- .Mciens qui n'a|)parliennenl ni au régime clirélien-féodal , ni à la ré- volnlioii, «l'ii ne croient ni an Clirislianisnie ni à la Philosophie , qui n'ont la tradition ni de l'nn ni de l'anlre, et qui, n'ayant par oon- séipunt rien à ronlinurr, à développer, immobilisenc. Et ce phéno- mène a dû snriont se produire là où l'action philosophique et la réacliiin anti-pIiilo.so|dii dix-scptiènic sicVle, inconnu imMne la société : « Avant le dix-iiuilième siècle, dit-il, il » y avait hcaucoup plus d ordre dans les sciences qu'à présent. » Le monde intellectuel élail partagé on royaumes distincts, » bien délimités, qui avaient tous leurs habitudes particu- » lières, leur langue, leurs douanes, et leurs représentants à » la Sorbonne, ([ui était comme le congrès de cette grande fé- » dération. Chaque science se gouvernait à sa façon , indé- » pendante des autres et du peuple; une belle hiérarchie lui ») assignait son rang , conformémont à sa dignité ; elle avait ses » formes qui la rendaient impénétral)le à quiconque n'était » pas initié , et l'environnaient d'une obscurité majestuousc. » Grâce à ces précaulions bien entendues , les savants d'une » espèce n'étaient point troublés dans leurs recherches par les » savants d'une aulrc espèce, ni contrôlés dans leurs assertions » par les objections du premier venu. Los quatre facultés se » respectaient mutuellement, et faisaient cause commune pour » se conserver le monopole des idées. La tâche n'était pas dif- » ficile : le beau monde s'occupait d'autre chose, et le peuple » apprenait à lire. D'ailleurs, l'esprit d'examen , qui depuis a » fait tant de progrès, était alors sagement contenu et réprimé » parle grand roi. La cour, la ville, les provinces, recevaient » les décisions de la Sorbonne comme des oracles, et ne se » mêlaient pas des motifs. C'était le bon temps, le temps de » Tordre , de la foi , du repos, » Il suppose de même que la philosophie du dix-huitième siècle peut se résumer dans l'esprit d'examen , dans le droit de tous à juger toute chose : >' Il ne manquait plus au peuple, pour compléter l'organi- » salion de sa souveraineté , qu'un journal qui pciiliàt ses )' opinions et ses volontés. Los philosophes nnfpiiri'nl de rc ."12 ArPENDICE. » besoin; espèce d'écrivains toute nouvelle et inconnue aup;i- » lavant. Au dix-septième siècle il n'y avait que des savants, " parce qu'il n'y avait sur chaque branche des connaissances " humaines qu'une seule opinion , celle des hommes spikiaux )) qui la culiivaicnt. En théologie, il n'y avait qu'un avis , celui » des théologiens; il en était de même en médecine, en juris- » prudence, en métaphysique. Le peuple n'était là que pour » écouter, et profiter des belles choses qu'on lui apprenait. ') Mais au dix-huitième siècle, quand il lui prit fantaisie de " comprendre avant de croire, et d'examiner avant d'ap- » plaudir, il eut aussi son avis; ce qui en fit deux, celui des » savants et le sien, les savants proposant ce qu'il fallait pen- » ser, et le peuple acceptant ou rejetant comme un juge. Dès >i lors il y eut aussi deux classes d'écrivains : l'une infcrieuie , » celle des savants, parce qu'elle élait jugée; l'autre supé- » rieure, parce qu'elle jugeait , celle des critiques ou des plii- » losophes qui se chargèrent de rédiger l'opinion du peuple » souverain et d'imprimer ses arrêts. Les, philosophes furent » le pouvoir exécutif de cette démocratie littéraire, comme la » Sorbonne l'avait été de l'aristocratie scientifique du dernier » siècle. » Nous no nous arrêterons pas à toutes les singularités ren- fermées dans ce peu de lignes. En vérité , nous ne pouvons prendre l'origine que M. Joulhoy assigne à la Piiilosophie du dix-huitième siècle, que pour un hadinage qui suppose dans le lecteur l'ignorance la plus, complète de l'histoire. IMais, in- dépendanimcnt de l'histoire, juger ainsi les idées catholiques et la Philosophie , c'est ne voir que la forme et négliger essen- tiellement le fond des choses. Sans contredit les idées catho- liques se rapportent au principe de l'autorité; mais l'autorité elle-même , dans les idées catholiques, n'est qu'un moyen de conserver la tradition et la foi. Et de même la Philosophie du dix-huitième siècle se rapporte assurément au principe d'exa- men et de liberté ; mais c'est ne rien sentir de la vie du dix- huilième siècle que de ne pas comprendre que le prin: ipc d'examen fut uniquement pour les phiiosophes un /«.v/rM- ment nécessaire à l'élaboration, à la vulgarisation, et à la réa- lisation de leurs idées. Ai'i'KNDir.r:. .)l.> M. Joiiffioy se trompe donc légalement et sm l'essence des id('os ratlioliqiios et sur l'essence de la Pliilnsophie du dix- litiili(-nie sii'-cle. Kst-il ('tonnant qu'après avoir ainsi iKinir el r(''duit le ciiamp de la querelle entre le systrinc clin-tien- féodal et la IMiilosopliic , M. Joullroy aiïecte , en son nom el au nom de la génération nouvelle de la restauration, un si superbe dédain. Tout le reste du morceau, en elîet, est une déclaration d'indiirérence et de mépris, à dose égale, pour les idées catholiques et les idées philosophiques. Au lieu de chercher si elle n'est pas venue au monde pour con- tinuer et (léveloiipor quelque chose, au lieu de se faire des aïeux et une tradition, au lieu de se demander de qui elle a reçu la vie, de qui elle procède, d'où elle vient, où elle va, la génération dont M. Joullroy fut le représentant en retic occasion, la gemmation éclectique do la restauration , pleine de superbe impartialité , se montre indiflerentc au suprême degré entre les idées constitutives du moyen âge et les propo- sitions mises en avant par la Philosophie. On dirait qu'elle ignore complètement de quoi il s'agit au fond, et qu'elle n'a encore \u dans la querelle du moyen-âge et du dix-hiutième siècle que des gens qui aiment à parler et qui se disputent la parole. Or elle se sent grande et mûre, elle veut parler à son tour, et c'est pour cela qu'elle s'émancipe. Elle se poxe , comme on a dit depuis; elle s'annonce , et jamais on ne s'est annoncé avec plus de plilegme et d'a|)Iomb : « Nous ne nous llaltons pas de représenter l'avenir; mais » si nous en jugeons par la paisible indillérence avec laquelle » nous contemplons ce débat , au moins n'appartenons-nous ■' plus au passé , ni à celui du dix-huitième siècle, ni à celui "du dix-septième; car c'est une chose merveilleuse à nos >i propres yeux que l'impartialité où nous laissent des pré- " tenlifuis ï-i contraires et une querelle si animée. Le croirait- 1 (in ? nous lisons avec le même sang-froid M. de Uonald et ■ .M. 15. Constant; nous parcourons avec la même admirii- " tion le iWinorial calholùjue et le Mercure; et malgré les ' excellents sermons qu'on nous prêche de part et d'auire, » notre cœur n'est point touché; nous ne nous scnîons aucune » inelinalifMi ni pour la TMiihisophic du dix-huitième sièrlo, qui 51 i APPENDICli:. » prétend que le dix-neuvième lui appartient comme un fils à )' sa more, ni pour les révérends pères jésuites , qui soutien- X nent qu'il appartient à la Sorbonne, parce que la Sorbonne est » plus ancieane et par conséquent plus légitime que la Philo- » Sophie. Chose singulière , pendant qu'on se dispute ainsi "notre possession, nous ne trouvons à regarder le combat » qu'un intérêt de curiosité ; nous rions des coups que se por- » tent nos maîtres futurs, comme si nous étions assez corrom- » pus pour qu'il nous importât peu à qui appartenir, ou assez » iorts pour ne pas craindre d'être possédés. » Et en vérité , quand nous considérons la question d'un » peu près , nous avons du penchant à croire que de ces deux » explications de notre indifférence , c'est la dernière qui est la » bonne; non que nous ayons grande opinion de nous-mêmes , » ou que nous méprisions les deux régimes qu'on nous pro- » pose , mais parce qu'il nous semble que le temps de posséder » et de dominer est passé pour eux. Sans doute la Sorbonne » était une belle chose, et la Philosophie'une chose admirable. » Mais, de grâce, pourquoi ces deux belles choses sont-elles » tombées? car la Sorbonne a disparu pendant un siècle, et, si » elle revient à présent , c'est une résurrection ; et d'un autre » côté, si le régime exclusif de la souveraineté du peuple n'est » pas encore anéanti, du moins il recule, et, pour une opinion » dominante , reculer c'est mourir. » Certes, voilà une déclaration d'émancipation en forme. On pourrait demander à la génération éclectique de la restauration ce qu'elle a fait de ce brevet à elle donné par M. Jouffroy. Elle ne pouvait rien en faire, par cela même qu'elle avait mal fondé son émancipation. Que pouvait-elle , en effet, ainsi détachée du dix-huitième siècle , et désintéressée dans la cause de la Philosophie et de la Révolution? Elle était sans tradition et sans but, et elle ne pouvait aboutir qu'à cette espèce de système qu'on a nommé doclrinarisme , et dont le but est la légitimation et la jouissance du présont, M. Jouffroy, quand il écrivit si habilement ce manifeste de la génération éclectique de la restauration, était évidemment le continuateur tranquille et froid de l'œuvre commencée plus ardommcnt et plus éiourdimoni par M. Cousin , soit lors- Ai'PErvuici:. ôl'i que , sur le terrain de la psychologie , s'altaquant à Condillac , M. (loiisiii crut s'atlriqiiiM- à la IMiilosopliii; du dix-huitième siècle tout entière, soit lors(ju'il vint, au nom de rAllemaKne mal comprise, essayer de refouler le grand fleuve des idées françaises. § ni Comment les dogmes finissent. — Plus encore que le l)réc<'denl, ce morceau parut un niaaifesie m<^'taphysique cin- tre l'ancien réf^imc , et à ce litre il excita vivement l'attention et la sympathie de la jeunesse : au moins cette fois l'auteur n'attaquait pas les phihisophes , il n'altaciuail que la Sorhonne et les vieux dogmes. IMus tard l'école Saint-Simonienne a sou- vent fait allusion 'i cet l'-crit, et l'a présenté comme un indice du besoin de réédilication qui tourmente aujourd'hui les es- prits les plus éclairés. On a poliment sommé l'écrivain qui avait si bien montré la chute des anciens dogmes d'oser dire ce qu'il pensait de la nécessité de nouvelles croyances sociales et religieuses ; on l'a prié, puisque la cause du passé était ju- îtée pour lui, de plaider et d'éclaircir un peu celle de l'avenir, (l'était profiler atlroilcmcnt du vague où M. Joullroy était resté, et lui-même a dû s'étonner d'avoir étt- un si hardi pro- phète d'une religion nouvelle de l'huniaiiité ; car au fond il n'avait pas pris d'en^'agenicnt bien sérieux, puisqu'en y pen- sant, on ne sait de quels dogmes il s'agit dans cette peinture, si éloquenti' d'ailleurs , de la chute des vieux dogmes. Kst-ce du Christianisme ou de la monarchie féodale que M. Joullroy a entendu parler? C'est presque une énigme. Vous diriez souvent qu'il s'agit du Christianisme, mais sou- vent aussi il y a cent contre un à parier que c'est uniquement la restauralion , la restauration politique, l'ancien régime monarchi(|ue , que l'écrivain poursuit sous le nom de dogme. Il y a plus, on pourrait soutenir qu'il ne s'agit l.^ ni du Chris- tianisme ni de la mouarchie, mais de toute autre chose, que sais-je? de la chute du Polythéisme, par exemple; car telles 3i6 APPE.Nuicn. sont les généralités abstraites, qu'elles se prêtent à mille al- lusions. Aussi, sans inconséquence apparente, M. JoulTroy peut-il aujourd'hui imprimer dans le même volume ses pages sur la fin des vieux dogmes, et d'autres où il plaide chaudement pour la durée de tous les vieux dogmes qui gênent la marche de notre monde actuel. Nous qui croyons que la philosophie et la religion sont identiques, qu'elles ont le même objet et la même fin , nous ne comprenons pas ces hardiesses sans danger , ces témérités prudentes, et ce langage susceptible des interpréta- lions les plus diverses. En vérité tous ces déguisements subtils d'une pensée qui s'ignore ou qui s'enveloppe de voiles, tous ces leurres d'une philosophie retranchée dans ses abstractions, ne sont pas de notre temps. Parler de la fin des dogmes de manière à faire croire que l'on veut parler du Christianisme, et s'arranger toutefois de manière à pouvoir soutenir que ce n'est pas du Christianisme qu'on a voulu parler , cela nous semblera! [plutôt de la spéculation ou de lasubîilité dialectique que de la philosophie. iMais nous ne ferons pas à M. Jouffroy l'injure de croire qu'il y ait eu ou qu'il y ait maintenant déloyauté de sa part. C'est bien du Christianisme et de la monarchie qu'il voulut parler, quand il écrivit ce tableau de la lutte des anciennes et des nou-*;' velles croyances. C'était l'époque d'émancipation du protes- tantisme et de la philosophie qu'il avait sous les yeux; c'était le dix-huitième siècle et la révolution française qui linspi- raient; il ne faisait que traduire en générahtés abstraites les faits et les images qui se pressaient devant lui. Son inspiration fut réelle , cette fois ; et voilà pourquoi il est si heureux , soit lorsqu'il dépeint les premières phases de l'émancipation , le vieux dogme d'abord ébranlé dans l'opinion , puis menacé dans son existence matérielle, les dominateurs et les tyrans qui s'éveillent , le bourreau chargé de tuer la pensée , puis le sang des martyrs fécond en vengeurs ; soit lorsqu'il nous re- présente , après le triomphe, l'impuissance de la critique, le vide 0 1 elle laisse toutes les âmes , et le besoin de nouvelles croyances. Ces pages , écrites par AI. Jouffroy des premières, et laissées depuis long-temps derrière lui, sont toujours ses Al'i*F.M)ir,i:. 7}\7 plus l)clles. C'est môme, selon nous, la seule inspiration poli- li((iic et pliilosopliique qu'il ail eue. Aussi lui (lirons-nous : Pour votre gloire, ne profitez pus du facile subterfuge que vos abstractions vous ont laisse'. C'est lu foi du passt'' tout entière, la foi reli;^ieusc cl sociale, que vous avez déclart'c morte , sans la nnninier. xVspirez donc de plus e:i plus à ces nouvelles croyances que vous avez propliélisées , on rétractez volie article sur la lin des dogmes, et e.\pli où l'on ail cherché les lois selon lesquelles rhumaiiité s'est «développée; l'ouvrage de \'ico est le second. Bossuet avait )) trouvé dans la Jhble la solution du proI)lème ; Vico la cher- » clia dans l'histoire. Si donc Uossuet eut la gloire de po>er la » question, Vico eut celle de la débattre le premier d'une ma- » nière philosophique. » Ainsi Vico, pour M. JoulTroy, est le p^rc de la philosophie de l'histoire, et après Vico il ne voit plus (jue llerder qui ait cherch' la loi du développement de riiumanité. « L'un (Vico) a cherché celle loi dans le déve- » loppemenl même de la pensée humaine, indépendamment » de l.i nature extérieure; l'autre (llerder) a fait llutinme ') esclave de la nature extérieure , qui lui imprime dans les di- » verses contrées des développements diliérents. » Ainsi tous les travaux de la France relativement à celle grande et souveraine question de la loi du développement de l'huma- nité étaient ignorés ou plutôt lestaient inaperçus à ce point , il y a à peine six années, que M. JouflVoy a pu ne voir dans le rti.x-sepiième ei le dix-huilième siècles que Vico qui s'en soit 518 APPENOrCF. 0 cupé , el dans notre temps que Herder. Il n'a pas même cité Targot, Condorcet, Saint-Simon, qui avaient fait de celte ques- tion de la vie de 1 humanité le sujet de toutes leurs méditations, qui avaient écrit là-dessus des volumes , qui avaient non seu- lement posé la question dans vingt écrits, mais qui l'avaient résolue par la solution delà perfectibilité et du progrès. M. Jouf- froy a pu les omettre, ne pas les nommer, ne pas en faire plus mention que è'ils n'avaient jamais existé ; il a pu ainsi passer sous silence l'essence même de la fin du dernier siècle , l'école dont l'esprit plane sur la révolution française comme les dieux dans Homère planent sur les armées qu'ils conduisent et ani- ment au comljat. M. JoulTroy a pu de même , tant le sens du dix- huitième siècle était perdu sous la restauration, supposer ii:k. 319 di'jà merveilleusement mise en relief par Monlesquieu sur le sens et la valeur de rcxpéclition d'Alexandre, M, Jouffroy arrive à la conception d'une unité nouvelle de l'espèce hu- maine, d'un monde qu'il appelle le monde total et définitif, le véritable monde , le monde de l'humanité. Puisque nous cherchons tous les points de contact et toutes les différences (|iii existent entre nos opinions philosophiques et l'écrit de M. Jouffroy, nous devons citer avec empressement ce passage où l'auteur arrive, par un pronostic tiré de l'histoire, au prin- cipe de Vas.Hocialion univ(rsclle : « L'expédition d'Alexandre mit en contact , mêla » et jeta dans un même système toutes les nations de l'Orient. » Par elle, les idées de toutes ces nations firent connaissance ; » elles se comprirent, se contrôlèrent, se rallièrent au llambeau » de l'esprit grec; et de cette union intellectuelle résulta le » premier inonde civilisé , le monde grec ou oriental, du sein » duquel sortit le Christianisme. Le Christianisme, comme la » philosophie , fut le résumé populaire de tout ce que la sa- » gesse de ce premier monde avait trouvé de vrai sur la des- » tinée de l'homme. Les religions précédentes, filles des sens » et de l'imagination, n'avaient été que des religions d'enfants » et de barbares ( I ) ; elles étaient toutes d'une date antérieure X à la civilisation. Le Christianisme fut la première religion » réfléchie, la première rel gion d'hommes. Il fut le produit, ') l'expression et le couronnemeut du premier âge de la civi- » lisation , et, par cela même, le principe et l'âme du second. )' Ainsi s'accomplit le rôle immortel de la Grèce dans losdes- » linées de l'humanité. Dès lors la civilisation forma sur la » terre un corps puissant, et désormais invincible, La boule » de neige était faite, il ne lui restait plus qu'à tourner sous la » main du temps pour ramasser l'humanité. Une fille de la » Grèce, Rome, réunissait alors sous son empire les nations » de l'Occident. Quand cet empire fut grand , il se jeta sur le » monde oriental ; et du niélange se forma un monde plus (i) 11 est clair que, pour citer avec approbation ce passage, nous i>"apj:ronvons pas ces assertions iéyeros cl, on peut le dire , puériles, iur les reli;:i<)ns antérieures au (liriMiaMismc. 320 APPENDICE. » vaste, le monde des rives de la Mcditeiranée, le monde mé- » ridional ou romain. Alors le midi et le nord se mirent en » communication , le midi civilisé cl le nord barbare , et une » nouvelle agglomération se prépara. Quand on jette une » brassée de bois vert sur un feu bien allumé, d'abord ce nou- >> vel aliment semble l'étouffer; à l'éclat pur qu'il répandait , » succèdent tout à coup des torrents de fumée : mais à la fin , » l'eau s'évapore , les fibres se dessècbent et s'embrasent : la )) flamme se fait jour, et le foyer resplendit d'une clarté nou- » vclle et plus puissante. C'est l'image de ce qui arriva quand » les populations sauvages du nord vinrent se fondre dans les » populations policées du midi. L'équilibre s'établit pour ainsi » dire entre la barbarie des uns et la civilisation des autres, » et il en résulta une civilisation moyenne qui devint celle du » mélange. Ace prix seulement, les races nouvelles pouvaient » être assimilées aux races anciennes et élevées à leur niveau. » Mais la barbarie est un élément inerte , au lieu que la civili- » salion est un principe actif. En fermentant ensemble , la » civilisation devait donc, peu à peu et à la longue , absorber » la barbarie. Cette opération chimique s'accomplit lentement )) durant le moyen-âge, du sein duquel sortit à la fin le troi- » sicme monde civilisé, le monde européen, plus vaste que le » monde romain , comme celui-ci avait été plus vaste que le >' monde grec. Ce troisième monde , qui est à peine achevé , » a déjà commencé à en enfanter un quatrième , le monde » américo-europécn , qui étend ses bras en Asie par le nord » et le sud , enveloppe l'Afrique , prend position dans la » Nouvelle-Hollande , possède ou surveille toutes les îles de » la terre , et deviendra avec le temps le monde total et dé- i> finilif, le véritable monde, le monde de l'humanité. » § VI. Dk l'état actuel de L'iiuMAMTt':. — Ce morceau, assez étendu, ne nous a offert que peu d'inlérèt. L'idée générale est assurément belle et grande; mais M. Jouffroy ne l'a pas AlMMiNDICE. 521 préseiiU'C sous une face assez neuve pour la rendre ptfiK'iranie et capitale. M. Jouffrov , exaininanl l'état actuel de riiumanitô, la di- vise d abord en deux grandes sections : les peuples sauvages, et les peuples civilisés. Les peuples civilisés sont destinés à envahir et à s'assimiler les restes de peuples sauvages qui existent aujourd'hui sur la terre. « Cette soumission de la bar- <> barie à la civilisation s'accomplit de deux manières , qui » prouvent également la supériorité invincible de la civilisa- " tion. Les sauvages, attirés à elle, se convertissent et vicn- » nent se perdre dans son sein ; ou bien ils lui cèdent leur terrt', .' pour se retirer dans des parties plus reculées. Cette terre , » elle n'est point embarrassée de la peupler. La civilisation a » cette propriété de produire d'autant plus d'hommes qu'elle » a plus de place à occuper, propriété que la barbarie n'a » point. Ainsi , soit qu'elle conquère des hommes et des ter- » res, soit qu'elle ne conquère que des terres, elle se recrute » toujours. 1) Mais que faut-il entendre par sauvages et par peuples civili- sés? <( La différence profonde et vraie qu'il y a entre les sau- )) vages et les peuples civilisés, c'est que ceux-là n'ont cn- i> core que des idées très vagues sur les grandes questions ») qui intéressent l'humanité, en sorte que ces idées n'ont " pas pu se préciser assez pour se rallier et s'organiser en » système. » Cela est vrai et profond; la définition suivante de ce ipie c'est qu'un système général d'idées, une religion ou une phi- losophie, et de toutes lesconsé(iuencos qu'un tel système d'i- dées entraîne après lui , ne lest pas moins : " Une véritable » religion n'est autre chose qu'une solution complète des » grandes questions qui intéressent l'humanité, c'est-à-dire » de la destinée de l'homme , de son origine , de son avenir , n de ses rapports avec ses semblables. Or c'est en vertu des I' opinions que les peuples professent sur ces questions , qu'ils » se donnent un culte, des lois, un gouvernement, ([u'ils >> adoptent certaines pensées , certaines habitudes , certaines » mœurs, qu'ils aspirent h un certain ordre de choses qui est » pour eux l'idéal du beau , du bon et du \rai eu ce iuoikU. ■ l'-i'-i APPENDICi:. » Tuiile véritable religion cnlraîne donc nécessairement après » soi, non seulement un certain culte , mais une certaine or- 1) ganisalion politique, un certain ordie civil, une certaine » politique, et de certaines mœurs. En un mot, toute religion » enfant*' une civilisation tout entière , qui est à elle comme » l'effet est à sa cause , et qui tôt ou tard doit nécessairement » et inévitablement se réaliser. « D'où l'auteur conclut, en considérant l'aspect et les divisions iondamentales de l'humanité actuelle , que trois systèmes de livilisalion la divisent aujourd'liu'. « Ces trois systèmes de ci- » vilisation sont , en d'autres termes , trois religions , ou trois » philosophies différentes, la chrétienne , la mahomélane, et » la brahminique. » C'est, continuc-t-il, parce que le Brahminisme, le Christia- » nismc, et le Mahomélisme, sont trois religions complètes et )' vraiment originales, que les civilisations des peuples quiles » professent sont vraiment différentes. » Ces prémisses une fois posées, M. Jouffroy recherche au- quel de ces trois systèmes restera l'empire du monde. Dans celte recherche il s'appuie sur des faits et sur des conjectures, j'iusieurs des fails qu'il met en avant sont négligemment étu- diés. C'est ainsi qu'il affirme que la propagande mahométane est nulle ou infiniment faible en Afrique , ce qui est con- traire à tout ce que nous avons recueilli de la lecture des voyageurs. Mais nous passons sur les détails de son raison- nement. Son idée est que la victoire est incontestablement as- surée au système clirétien , que « la civilisation chrétienne » est la seule des trois qui soil douée aujourd'hui d'une vertu » expansive , et que , si le monde doit tomber sous un seul sys- » tème de civilisation , c'est le système chrétien qui doit finir » par absorber les deux autres. » Voilà à peu près tout ce qui ressort de cette analyse de riuimanité actuelle. ]M. Jouffroy l'a fait suivre d'une analyse correspondante du système chrélien lui-même , c'est-à-dire de la civilisation européenne. Là, de même que dans l'huma- nité totale il avait trouvé trois systèmes, le lîrahminisme, le Mahomélisme, leCliiisiianisme, il trouve trois peiq)les, c'esl- à-dire encore trois systèmes d'idées, la France, l'Angleterre, APrF.MMt K. 523 cl l'Alloniagno , aiiloiir dcsquol^ le icslo do l"Kiiropo ot de rAinérique gravilc suivant diverses piopoilioiis. Enfin , comparant entre eux ces trois centres d'attraction du monde europren, il arrive à mettre la France en tète du mouvement général. Tout cela rappelle un peu le mot de cet ancien capi- taine : « C'est la Grt'ce qui gouverne le monde , Atlièncs la Grèce; je gouverne Atliènes, ma femme me gouverne, et ce petit enfant gouverne ma femme : donc ce marmot gouverne le monde. » Sans conlri'dit la France est en tète du monvenu'nt de la civilisation européenne; et il y a long-temps qu'elle a pris cette initiative. Sans contredit encore la civilisation euro- péenne prime les civilisations orientales, et tend à dominer le monde. Si , dans son beau et savant travail , M. Jouffroy n'a voulu prouver que cette vertu expansive et celte vigueur su- périeure de la civilisation européenne , il faut lui accorder qu'il a parfaitement démontré un fait évident de lui-même et dont tout le monde a conscience. ISIais il nous semble qu'il se serait évité ce travail s'il n'avait pas voulu démontrer antre cliose qu'une vérité si triviale. Il a été attiré par une autre espérance , et il a cru prouver beaucoup plus qu'il n'a prouvé en effet. Son article aurait une tout autre portée s'il avait pu démontrer ce qu'il a admis avec beaucoup trop de facilité di's sou début, savoir l'identité delà civilisation actuelle de l'Eu- rope avec leCliristianisnie, et i'ideiititéde la civilisalion orien- tale avec le IJrabminisme et l'Islamisnie. Voilà ce qui valait la peine d'être étudié et prouvé Et cela fait , ^I. Jouffroy aurait encore en une autre tà( lie , celle de montrer que ces trois religions étaient aussi complètement dif- férentes qu'il vent bien le supposer. Alors, on aurait pu ad- mettre ce grand combat, celte lutte du dogme chrélien conirc le dogme braliminiqueet le dogme musulman qui fait la poésie de sou artitle, et qui en fait aussi l'erreur. Mallieureuseinent M. Jouffroy ne se donne pas même la peine d'examiner les relations qui peuvent exister entre les trois religions; il les prend pour complètes et ori(jiiiales , aussi bien que pour complélement étran:^ères entre elles. Il ne songe pas, par exemple , qu'on a pu avec beaucoup de 524 APPIÎNniCR. piobal)ilité considérer le Maliom(''tisme comme une hrandir (lu Christianisme et la continuation de l'hérésie arienne et pélagienne. Il ne songe pas que le Christianisme lui-même a toutes ses racines dans l'Orient , et que conséquemment il serait possible que les idées sorties de l'Orient vinssent se rejoindre et se fondre dans une unité nouvelle qui ne serait pas plus le Christianisme que 1 Islamisme ou le lîrahminisme. Mais si M. Joufîroy ne considère en aucune façon les rela- tions des trois grands systèmes religieux qu'il met en opposition oi en lutte , il ne considère pas davantage les modHicalions immenses que le temps leur a fait subir à tous les trois. Sans doute la civilisation orientale est une descendance du Brahminisme; la civilisation d'une partie de l'Asie et de l'A- frique est une descendance du Mahométisme; la civilisation de l'Europe est une suite du Christianisme. Voilà le passé: mais est-ce l'élàt présent ? Avcz-vous montré que les dogmes brah- minique , musulman, chrétien, soient encore l'âme des civi- lisations orientale et européenne ? Or, a priori , supposer cela, c'est la négation même du progrès. Et si l'on vous affîrrae qu'en Orient, comme en Europe, par la suite des révolutions des siècles et par le choc même des idées et des systèmes, le Brahminisme et le Mahométisme sont entrés en décomposition ; Si l'on vous nie que la civilisation européenne d'aujourd'hui soit la déduction des solutions chrétiennes sur la destinée de l'homme et de l'humanité ; Si l'on vous montre, entre le Christianisme et l'Europe ac- tuelle quatre siècles de critique et de négation du Chris- tianisme; Si l'on va plus loin , si l'on aflirme que l'idée du pio'jrès , bien diilerente de l'idée de la chute , fondement du Christia- nisme , est le résumé actuel et l'idée même de la civilisation européenne , qu^aurez-vous à répondre? et ne sera-t-il pas évident qu'en vous servant de ces formules, système chrétien , système hrahminique , système mahométan , vous èles dans le passé , et non dans le présent ; que par conséquent vous n'a- vez aucune clef pour pénétrer dans l'avenir? APPENDICE. 525 Sans doute l'Europe a été chrétienne , sans doute le moyen- âge a cru à la diiitc , à la ri-demption par J('sus fils ilc Dieu, au paradis cl à ronfer; sans doute, diî cette solution du pro- blt me de la destinée de l'iiumanilé en général et de di.ique liouime en pailiculicr, le moyen-âge avait , à la suite di's cliré- tieus des premiers sii^cles , déduit, comme dit M. JoulTro\ , non seulement un certain culte, mais une certaine organisa- tion sociale , un certain ordre civil , une certaine politique , et de certaines mœurs. Il y a donc eu en Europe du sixiî'me an dix-septième siècle un système chrétien , et en disant du sixième au dix-septième siècle nous lui faisons la mesure large; car iniontcstablement ce système n'était pas formé au sixième siècle, au temps du pape saint Léon, et il était terribloment déformé au dix-septième siècle, après les insurrections, les luttes trioniphantos, les exterminations guerrières, les actes d'émancipation de tout genre des quinzième et seizième siè- cles. Donc , s'il a existé un système chrétien , dont les croisades par exemple ont été une manifestation extérieure du genre de celles que M. Jouflroy recherche dans son article , ce n'est pas une raison pour qu'il existe aujourd'hui un système chrétien , après les trois siècles de la réforme et un siècle et demi de philosophie. Et de ce qu'il existe aujourd'hui un système cu- ropéen , une civilisation européenne , il ne s'ensuit nullement que ce système européen soit un système chrétion. M. Jouf- froy n'a oublié qu'une chose, le protestantisme et la philo- sophie. Nous disons , nous , que la philosophie du dix-huitième siè- cle a été la négation du Christianisme, en tant que système dogmatique et religieux. Donc , si vous persistez à voir dans le système européen le système chrétien , par cela même vous niez rinfluencc et la vérité relative du protestantisme, l'in- lluence et la vérité relative de la philosophie du dix-huitième siècle. Nous disons (|u'en fait, la civilisation européenne est, depuis le seizième siècle, animée d'un esprit qui n'est pas l'es- prit du Christianisme. Nous disons que le système dogmatique chrétien est aujourd'hui ruiné de fond en comble (I); et pour (i) Nous u'tiiteiuions point jiar là (]ue la |)liilos()jiliie cachée au 520 APPENDICE. un homme qui a aussi nettement formulé l'enipire d'un système général d'idées que l'a fait M. JoutTroy, nous ne concevons pas comment il pourrait échapper à ce raisonuemcnl : « Le dogme de la chute et de la rédemption divine , qui fait le fon- dement du Christianisme, étant ruiné, comment se pourrait-il faire que des propositions et des idées directement contraires aux dogmes du Christianisme aient commencé à s'introduire dans toute l'Europe depuis près de quatre siècles, sans qu'il en soit résulté, suivant l'expression même de M. Jouffroy, une civilisation différente de celle qui dérivait des dogmes du Christianisme? Et cela étant , comment M. Jouffroy peut-il s'abuser au point d'appeler encore système chrétien le système européen moderne ! » Ceci , nous le répétons , touche au fond même de la ques- tion : car si M. Joulfroy n'a pas voulu dire autre chose sinon que la civilisation européenne l'emporte et remportera sur la civilisation des Turcs et des Indiens, il rj'a dit que la chose du monde la plus vulgaire; mais s'il a voulu dire que le Chris- tianisme est la synthèse de la civilisation européenne actuelle, que ïidcc de la civilisation européenne, c'est Vidée chrétienne, et que nos efforts pour gouverner le monde et le changer ne sont qu'un véhicule de l'idée chrétienne qui est en nous Eu- ropéens , et qui par nous triomphera du monde , il a dit la chose la plus fausse et la pins anti-philosophique. Prendre pour type de la pensée et de l'activité de l'Europe fond (les dogmes du Christianisme soii ruinée et puisse jamais être ruinée. Nous enlenJons par système dogmatique chrétien le dogme de lincarualiou du Verbe en la personne de Jésus, et tout ce qui a clé rattaché à cet anthropomorphisme du Verbe. C'est là, à propre- ment |)ailer, ce qui coustilue le Cliristianisme. Ce dogme du Verbe fait homme ou du Messie sera ex])iiqué; le véritable Verbe, l'idéal , le progrès en Dit-n , sera compris; tons les dogmes secondaires du Christianisme seront par là même anéantis. I,'essence pbiloso|ihiqne du Christianisme revivra donc à litre de philosophie on de religion; mais ce ne sera |)lus le Christianisme, puisqne le Christianisme fnl la forme sous hupielle l'himianilé à une certaine époque comprit Dieu, et que cclli'fornu' ania dispaiu. AI'PF.NDIC!:. 527 la |)lus en |)lus depuis sa naissance vers le pur dt'-isnie , et oublier eneoro les idées que la pbilosopliie a j<'tées dans le monde, cl qui , depuis (ju'elles sont jetées dans le monde, vivifient le monde, en vérili- c'est un singulier oubli pour un pliilosoi)lie, et il y a là bistori(|uemenl un biatus ellVayant rpii aurait dû cmpf'cber M. Joulboy d'a|)|)elcr aussi hardiment chrétien le systt.'ine europien modern»;. Même ouijli tie la rt'-alilé actuelle que de riiisloiro. Kst-ce l'influence du dogme chrétien , nous le demandons, qui diri^'e le gouvernement des Anglais dans l'Inde? Uapprochez leur conduite de celle des compagnons d'Albuquerque, et pro- noncez. Parce que nous avons transformé quelques mosquées d'Alger en églises, est-ce le Christianisme que nous voidons faire triompher du Mabomélismc ? IJon pour Charles X de voir ainsi les choses; mais la France les voit-elle ainsi? Et de même pour toutes les manifestations intérieures et extérieures de la civilisation europi-eniie. Ce n'est pas la synthèse chré- tienne, ce n'est pas la religion ou la philosophie chréti uine, ce n'est pas le dogme de la chute et de la rédemption , dans lequel se résume tout le Christianisme, qui préside aujourd'hui à noire industrie, à nos arts, à nos sciences, à nos ma;urs , à notre gouvernement , A notre politique; et voilà pourquoi aussi ce dogme n'a plus de cidie : les jjrètres chrétiens sont morts , parce ([ue le Christianisme n'est plus qu'un souvenir de riiisloiie. Mais, dira M. JoulTroy, l'Kurope n'a-t-elle pas été cbré- lienne, neconserve-t-elle pas du Christianisme une empreinte, des sentiments, une forme; pourquoi m'empècher de l'ap- peler chrétienne? Oh! c'est que vous faites ainsi la plus cruelle injure à la philosophie , à la vraie religion ; c'est (|ue vous anathématisez tout votre passé ; c'est ([ue vous émigrez dans le camp de De Maistre ou de Lamennais ( I ) ; c'est que, d'ailleurs, n'étant pas (i) Il lit! s'agit ici, ccrles, ni de iléJaiu ni ilu colère (iiinr les inailrei aitutls de la duclrine cliiitieuni'. Nous ' Ce n'est prtiiit dans le Ihéitre sur lequel l'hoinnie est ap- •) pelé à se développer. Ce théâtre, qui est la nature, lui est » commun avec les bètes qui ne cliangcnt point; ce théâtre, "d'ailleurs, est aujourd'hui ce qu'il était hier, ce qu'il sera » toujours. La mobilité humaine ne peut venir de là. » Si elle ne vient point du thé.itre, elle vient donc de l'ac- » leur. Il y a donc dans Thounne un principe de chaui^ement » qui n'existe point dans la bêle. » Deux moi)iIes inllneul sur la condtiilc de riuuume, et la » déterminent : !es tendances de sa nature , et les idées de son » intelii|.,M'nce sur les différents buts auxquels aspirent ces ten- ') daiues. » Quand il obéit à la prendère do ces influences, qui est ins- » tinctive et aveuj;Ie, il af,'il jjassionn 'ment; quand il obéit à » la seconde* qui est éclairée et rélléclue , il agit raisonnable- » ment. La prendère domine dans l'enfance , la seconde dans ') l'âge mûr et dans la vieillesse. » r.cs tendancesdela nature humainesontinvariablescomme » elle ; elles sont les ménies à toutes les époques et dans tous » les lieux. Les idées de l'intelligence humaine varient d'un » temps il un autre temps, d'un pays à un autre pays; elles » varient comme la connaissance humaine , et la connaissance » humaine croit et décroît. » Si la condition des bèics ne change point, c'est que lenr » conduite est exclusivement déterminée par les tendances de » leur nature, qui sont invariables. Si la condition de l'homme » varie d'un pays à un aulre pays, d'une époque h une autre » épo([ue , c'est que la condinte de lliounne n'est pas seule- » ment d('lcrminée par les teiulances de sa nature, qui sont "invariables, mais encore et principalement par les idées » de son intelligence, qui sont essentiellement changeantes » et mobiles. » Le principe de la mobilité des choses humaines est donc » dans la mobilité des idé-es de rinlelligence iiumaiue. SSâ APPRiNDICE. » Tous les changements qui s'opèrent dans la condition de » riiomme , toutes lès transformations qu'elle a subies , déri- » vent donc de rintelfigence, et en sont l'effet; l'histoire de » ces changements n'est donc, en dernière analyse, que This- » toire des idées qui se sont succédé dans l'intelligence hu- » niaine , ou , si l'on aime mieux , l'histoire du développement » intellectuel de l'humanité. » Ce début rappelle le beau morceau de Pascal que nous ci- tions dernièrement ( I ) comme la première formule explicite et claire qui ait été donnée du progrès de l'humanité. ISIais, sous le rapport de l'exactitude et de la vérité , aussi bien que pour le bonheur et la hardiesse de l'expression , nous préfé- rons les pages de Pascal. ]M. Jouffroy dit : « La condition des castors et des abeilles )) est aujourd'hui ce qu'elle était le lendemain de la création ; » la condition de l'homme en société change tous les siècles, » se modifie toutes les années, s'altère en quelque point tous » les jours. L'histoire recueille ces ckangcincnls.,.. » Pascal était plus hardi que M. Jouffroy ; il avait buriné bien plus vigoureusement l'idée du progrès humain. Où M. Jouf- froy ne voit que des changements, Pascal voit du premier coup le progrès; il n'est frappé que du progrès; ce n'est pas le chan- gement, c'est le progrès, c'est la perfectibilité, qu'il oppose à la nature animale. C'est , comme il le dit, l'infinilédeVes- prit humain qui le frappe en opposition de l'éternel fini de l'instinct des animaux. Ecoutons encore une fois Pascal : " Les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lien » que l'instinct demeure toujours dans un état égal. Les ru- » ches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans » qu'aujourd'hui , et chacune d'elles forme cet hexagone aussi » exactement la première fois que l;i dernière. Il en est de » même de tout ce que les animaux produisent par ce inou- » vement occulte. La nature les instruit à mesure que la né- » cessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les (i)D;iiis un article sur /a Lui de Co'iti/iidlc r/iii nuit !<■ Dlx-fiui- lièine Siècle au Dix-it/iCicinc , iiiièic dans la lit-t'itc Enciv/i'/'cdi- 'jue, i833. API'liMJlCE. 535 » besoins qu'ils en ont : comme ils la leçoivcnt sans élndc , ils » n'ont pas le bonheur de la consciver; cl toutes les fois qu'elle «leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque la nature » n'ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un X ordre de perfection bornée , elle leur inspire cette science " simplement nécessaire et toujours égale, de peur qu'ils ne ') tombent dans le dépérissement , et ne permet pas qu'ils y " ajoutent , de peur qu'ils ne dépassent les limites qu'elle leur » a prescrites. Il n'en est pas ainsi de l'homme , qui n'est pro- I) duit que pour Tinlinité.... » Mais à part cette supériorité de l'expression, celte assu- rance de coup d'œil , et cette alTirmation positive, que nous ne retrouvons pas chez M. JouflVoy, ridenlilé de son raisonne- ment fondamental et de celui de Pascal est complète. Tous les deux parlent de cette idée , que la nature exté- rieure à riuimanilé est immuable, tandis que l'homme, doué de la faculté de raisonner , est muai)le ; à quoi Pascal ajoute , beaucoup plus positivement que M. Jouirroy,que l'homme est par lu même et nécessairement progressif. Kous n'accordons pas que la nature extérieure à l'homme soit immuable, et , pour prendre l'exemple de Pascal et celui de M. JouflVoy, nous ne croyons pas que la nature des ani- maux , castors ou autres, qui vivent aujourd'hui sur la terre, soit identiquement la même que celle des animaux qui vivaient il y a deux ou trois mille ans. Les changements de la nature extérieure sont longs à se produire, et l'homme, dans son extrême petitesse et dans sa durée fugitive , serait inhabile non seulemonl à les mesurer, mais même à les soupçonner, si d'un cùlé il ne modifiait pas lui-même , par une action directe , l'in- slinct de ses animaux domestiques aussi bien que leurs formes corporelles , et si d'un autre côté la terre n'avait pas ouvert à ses regards le vaste théâtre de ses transformations, et des transformations de tous les êtres qu'elle a nourris. L'assertion tranchante de Pascal sur l'immuabilité de la nature était permise alors que la géologie et plusieurs autres sciences naturelles n'existaient pas. Ce qu'il faut faire aujour- d'hui, ce n'est pas de répéter l'assertion de Pascal , mais d'af- lirmer au contraire le progrès et le changement partout où il 534 APPENDICE. y a vie, dans le monde cxtéiiour à riiumanilé , comme dans riiiimanité elle-même. Quoi (jii'il en soit, M^ Joiiffroy, dans le travail que nous examinons, n'a fait que généraliser l'idée de Pascal. Et voilà pourquoi à Terreur du cercle immuable et éternel dans lequel , pour lui comme pour Pascjd , tourne la nature extérieure à l'humanilé , il a joint une autre erreur tuut- à-fait cnpilale sur le développement de l'humanilé elle-même. Pascal oppose aux êtres privés de raison l'homme cajjable de raisonnement, et de là il déduit le progrès; il semble donc qu'il h;isc sur le raisonnement, ou , comme dit M. Jouflioy , sur le changement des idées , le progrès qu'il constate dans l'humanité. Mais il faut soigneusement remarquer deux cho- ses. D'abord Pascal ne considère que le progrès des sciences exactes et d'observation. Il est donc parfaitement logique lorsqu'il attribue plus spécialement au raisonnement celte jiarlie du développement de l'humanité, puisque évidemment les sciences exacies et d'observation sont plus spécialement le fruit direct de notre faculté de raisonner. Et en second lieu, Pascal ne cherche en aucune manière à expliquer com- ment la nature humaine est capable , à l'aide du raisonne- ment , de marcher de vérités en vérités , et de s'avancer de découvertes en découvertes. Il constate seidement qu'il y a dans l'homme des facultés, des puissances, qui lui permet- tent d'ajouter, de génération en génération, ses connaissances et ses découvertes; mais il n'entre pas dans l'analyse de ces facultés; il prend l'homme synthéliquement , doué de mé- moire, d'imagination, de jugement, de sensibilité: à plus forte raison, n'aflirme-t-il pas, comme M. JouiTroy, que c'est à une seule de ces puissances qu'est du le développement de l'humanité. M. Joullroy répète donc Pascal; mais il ne se borne pas comnie Pascal. Ce qu'il y a de vrai dans son article est de Pascal; l'erreur est dans ce qu'il a ajouté à l'idée de Pascal. Je le répète , tout est clair et vrai dans le morceau de Pascal : seulement Pascal ne voit le progrès que dans les sciences exactes et d'observation ; c'est sous ce rapport uni- que qu'il le considère. Is'e lui demandez pas si les facultés APriùNDICE. 335 humaines cliangcnt, si les soiuiments, si les passions clian- };('ut, si les corps cliaii'^cnt, si les cerveaux dos liomines el lout leur (Hre culin s(> inodilicnl dans lo cours des sirclcs. Le sont des questions qu'il n'a pas consid(hées, cl qui sont en de- liors de son but; il ne s'occupe mémo pas du piogros dans l'expression des senlimcnls, c'est-à-dire dans les arts; il ne ccmsidôre pas davantage les mœurs, les lois, la politique; toute son attention est concentrée sur les sciences exactes et d'observalion , el sur ce piiénomèno que les hommes, par la mémoire , la parole, l'écrilure, l'imprimerie , ajoutent conli- nut'IlenuMit à leurs acquisiiidiis, et conservent toujours les découvertes des hommes ([ui les ont précédés ; d'où il conclut le progrès et la perfectibilité de l'esprit humain sous le rap- port des sciences exactes et d'observation. C'est par celte veine seulement qu'il découvre el formule le progrès humain; mais, restreint à celle limite et à celte seule considération, le morceau de Pascal , que les pages de M. Joull'roy rappellent, est d'une admirable pureté. El c'est précisément ce qui fait, suivant nous, que ]\I. Jonf- froy étant sorti, quant à l'objet qu'il se proposait de résoudre, des limites de Pascal, el n'en étant nullement sorti, quant aux moyens de le résoudre, est, au contraire de Pascal, tombé dans l'erreur. M. Jouffroy considère le développement total de l'humanité ; mœurs, lois, politique, sciences, aris, industrie, tout est com- pris dans les conditions de son problème; c'est l'humanité tout entière , c'est le développement de toute l'humanité , c'est tout le développement de l'humanité ([u'il veut expli(iuer, el c'est tout cela qu'il explique par ce qu'il nomme la mobilité des idées de rinlelligence humaine. Sans ((tnlredil les idées de rinlelligence humaine changent, et non seulement elles changent, mais elles se développent. Mais vouloir, comme jM. Jouffroy Ta fait dans tout ce mor- ceau , qu'il s'opère une sorte de développement abstrait des idé'es, indépendamment de tout changement et de tout progrès dans la nature humaine, et faire de ce développement abstrait des idées la cause du changement de l'humanité , c'est se paver d'absiractinns, et cVst ne rien expliquer ; car on demandera 356 APPENDICE. à aussi bon droit à INI. Jouffroy : D'où vient la mobililé des idées de rintelligence-humaine ? Cela est tellement vrai que , retournant complètement la solution de M. Jouffroy , nous imaginerions plutôt de chercher dans la nature humaine , dans ses besoins , dans ses passions, dans ses tendances, la cause de la mobilité des idées de son intelligence , que de faire , comme M. Jouffroy , de cette mo- bilité même , la cause de tous les changements qui s'observent dans l'humanité. Mais afin de rendre saisissables et évidentes les diver- gences qui existent entre nous et M. Jouffroy sur tous les points , nous commencerons par énoncer nos propositions , qui sont directement contraires ù celles qu'il a émises. Cela rendra plus intelligilile la discussion que nous allons faire d'un travail remarquable par sa subtilité , et qui d'ailleurs roule sur les questions les plus hautes et les plus importantes de la philosophie. i° Nous soutenons donc, contradictoirement à M. Jouffroy, que la condition de l'homme et de l'humanité n'est pas par- ticulière et spéciale à ce point , que le monde extérieur à l'hu- manité ne change pas, tandis que l'humanité change. 2° Nous ne saurions regarder l'univers comme un théâtre , où l'homme seul est acteur. Nous nions cette séparation absolue que M. Jouffroy établit entre le monde et l'humanité , cette muraille d'airain qu'il élève entre l'homme seul acteur, et le reste de l'univers, théâtre de l'homme. Tous les êtres doués de la vie nous paraissent des acteurs dans l'univers , et , considérés en tant que doués de vie , ils sont acteurs au même titre que l'homme {]). (i) Cela ne veut pas dire (jiie nous assimilions Ihomme à tous les autres êtres doués de vie , que nous uïons le pouvoir personnel dans l'homme, et que nous mettions au même niveau la liberté, la per- sonnalité de riiomme et les instincts des animaux. Mais seulement nous regardons qu'il y a un lien cuire toutes les nianifestalions de la vie ; que , sous le rappoit de création , Us êtres inférieurs à lliomme sont les échelons qui conduisent à lui, de même que, sous le rap- APPENDICE. 557 De plus, nous croyons au changement dans la nature cxtt'ricure à l'Iiumanilt-, comme au progrès do riiumanité clle-mOuu'. Nous ne croyons pas à une création une fois faite, et dont l'œuvre tourne ensuite dans un cercle (-ternel, remuant toujours sans avancer. Nous croyons à une création continue. 5" Quant à riiommc et à riiumanité , nous ne sommes pas en moindre désaccord avec M. JoulHoy. Nous n'admettons pas sa division absolue entre les idées de l'inlellisence et les tendances de la nature humaine. Nous ne croyons pas que l'homme soit placé entre les deux mobiles que M. Joullroy lui donne : les tendances de sa nature, ou les passions , d'un côté , et , de l'autre , les idées. L'homme est un être à la fois intellectuel , moral , et physique. Gassendi répondait admirablement à Descartes, qui lui avait reproché de n'être que chair; « Vous n'êtes pas tellement esprit que vous ne soyez chair, de même que je ne suis pas tellement chair que je ne sois esprit. » C'est cette unité de la nature humaine qu'il faut toujours avoir devant les yeux, si l'on ne veut pas tomber dans l'abstraction et dans l'erreur qu'elle engendre. Vauvenarfruesne faisait que répéter le mot de Gas- sendi lorsqu'il écrivait sa belle phrase : " Les grandes pen- sées viennent du creur. » L'homme, dans tous ses actes et dans tous les mouvements qui les provoquent , est toujours à la fois chair et esprit , suivant le mot de Gassendi, cœur et port delà simultanéité d'existence, il y a un lien harmonique entre lui et tons les autres êtres doués de vie. Poussez plus loin la distinc- tion de M. Jouffroy ; applinuez-la à la foule des hommes, qui, en général, suivent la voix de leurs penrlianls et de leurs besoins, tout en obéissant pres([ue aveujjlémenl aux lois de la société, et vous ar- riverez à celte opinion, que I humanité elle-même n'est qu'un théâtre où s'exercent les grands hommes et les hommes de génie : maxime adoptée par plusieurs, et qui nous paraît la plus audacieuse et la plus funeste des impiétés. Combien il est plus religieux de ne point séparer les grands hommes de l'humanité, ni la vie de l'hu- niauité de la vie répandue dans l'univers sous d'autres manifestations, ni iiifin Dieu de l'univers! ag 338 APPENDICE. pensée , suivant leinol do Vauvenargues. C'est une fausse psyc'.iologie que celle qui fait de l'homme deux paris, met- tant les tendances de sa nature d'un côté , et les idées de son inlciiigencede l'autre. L'homme est toujours entre des senti- ments et des idées d'un côté , et des sentiments et des idées de l'autre ( I ). 4° Enfin nous ne croyons pas que les tendances de la nature humaine soient constantes et invariables. Non, les tendances de la nature humaine ne sont pas inva- riables. Ce principe est la négation de tout ce que la science anthropologique a constaté; et il est d'autant plus étonnant (jue INl. Joulfroy l'ait adopté , qu'il suffisait de considérer les extrêmes de la nature humaine pour en voir la parfaite faus- seté (2). Les tendances de la nature humaine chez le sauvage de la Nouvelle-Hollande , dont l'aspect et toutes les passions rappellent la nature animale, sont-elles les mômes que les ten- dances de la nature humaine chez les peuples les plus civili- sés? Le crâne d'un tel sauvage ressemble-t-il à celui d'un Européen ; et , si ce crâne annonce le peu de développement de l'intelligence , ou le défaut des idées , n'annonce-t-il pas au même titre le peu de développement des affections gé- néreuses et une énorme activité de certaines affections ou passions brutales et égoïstes ? Prenez, au contraire, en Europe, (i) Prenez l'acte le plus sublime; prenez Régulus, ou Sonate, ou Jéi^us. Sonl-ce des idées seules qui les déterminent à briser leur corps pour la patrie ou pour l'iiumanilé? Non, ce sont des sentiments et des idées: c'est que Régulus aime les Romains, c'est qu'il aime sa patrie, comme on aimait alors la patrie-, c'est aussi qu'il apprécie l'utilité de son sacrifice; c'est que Socrate et Jésus aiment l'hiima- nilé; c'est qu'élevés vers Dieu, ils aiment sa loi, qui s'est révélée à eux par la justice et la vérité. J'ai nommé Jésus : est-ce donc une idée que ce mot qui a fait de Jésus un Dieu pour l'humanité pendant deux mille ans : Aimez votre. prochain comme -vous-même ! Ce mol , qui a changé en partie la face du monde, n'est-il pas plutôt un sen- timent qu'une idée? (a) Il ne l'allail qu'ouvrir les planches de Péron ou de tel autre \o\a''iur. AI'PE.NDICK. 55î) un enfant au berceau , ot transportez-le chez les sauvages : ses instincts , ses tendances seront-elles les mêmes plus tard , et jusqu'à Teige le plus avancé, que les tendances des en- fants de la tribu où il aura vécu ? Croire qu'il en puisse être ainsi, c'est adopter le futile système d'IIelvétius sur IVgalilé absolue des hommes et l'influence absolue de l'éducation. Il semblait que jamais si léger paradoxe ne pourrait être repro- duit , après les travaux et les observations si multipliées de toutes les sciences naturelles sur l'innéité des penchants et de rintelligence. Or ceci n'est pas, dans l'ouvrage de M. Joufl"roy , une er- reur de détail ; c'est le fond même de sa pensée , et la base de son système. Enlevez-lui cela , et ce roman , si habilement combiné, si ariistement écrit, tombe et s'en va en fumée. Il suffira, pour le démontrer, que nous en exposions la suite et la texture. M. Jouiïroy fait donc consister très positivement et unique- ment le phénomène de la mobilité des choses humaines ( ce que , nous , nous appelons le progrès ) , dans la mobilité des idées de l'intelligence humaine : « Les tendances de la na- » lure humaine sont invariables comme elle; elles sont les » mêmes à toutes les époques et dans tous les lieux. Les idées » de l'intelligence humaine varient d'un temps à un autre » temps , d'un pays à un autre pays; elles varient comme « la connaissance humaine, et la connaissance humaine croit » et décroît. » Ainsi , pour M. JoufTroy, les idées ne s'incarnent pas, l'es- prit ne se fuit pas chair , pour employer l'expression chré- tienne. jNI. Jouiïroy a, d'une part, les idées, et de l'autre le monde, c'est-à-dire les êtres divers qui composent la nature extérieure à l'humanité et l'humanité elle-même. D'un côté sont , pour lui , les idées , c'est-à-dire , à son point de vue même, je ne sais quelles abstractions sans réalité connue sans manifestation, des entités sans corps, sans senliment, s;ins existence, que personne n'a jamais vues, que ceux mêmes (jui en parlent reconnaissent bien ne pas être ; purs résultais dt notre intellect, auxquels les philosophes ont de temps en temps 340 APPEXDICE. donné la vie , par une sorte d'illusion , et pour la facilité de leurs systèmes et de leur» explications ( l ). De l'autre côté, pour M. Jouffroy , est le monde, c'est-à- dire les êtres divers. Or, selon M. Jouffroy, ces êtres ne chan- gent pas ; la nature roule dans un cercle éternel et immuable. D'abord le monde physique ne change pas; le monde des mi- néraux, des plantes, et des animaux, ne cliange pas; ensuite les hommes eux-mêmes ne changent pas. Il n'y a que les idées qui changent. Or, dit-il, une vérité étant donnée, entraîne après elle une autre vérité , et celle-ci a également ses conséquences , et tou- jours ainsi; de sorte qu'en définitive, le développement de l'humanité, ou plutôt des idées dei'humanité, est absolument fatal , semblable à une géométrie invisible qui se développe- rait de tliéorème en théorème , depuis l'axiome fondamen- (i) C'est le point de \ue de M. Jouffroy que nous indiquons là, et non pas le nôtre. Pour nous les idées n'ont, certes, pas d'existence indépendamment de l'Être universel et des êtres particuliers. Mais Dieu, l'Êlre universel, par une création continue, manifeste au sein des êtres particuliers les idées conçues éternellement en lui. Ces idées, avant de se manifester, ont donc un substratum, qui est Dieu. Conçues par les êtres particuliers, elles ont, dans Tordre fini, un autre substratum ; ce sont les crcalure.s qui les conçoivent. Il y a doue, à chaque manifestation de la vie, incarnation de l'idée au sein des créatures. Mais M. Joulfroy, qui n'admet pas que l'idée s'incarne, et qui ne voit aucun rapport, soit antérieur, soit postérieur, entre l'être qui conçoit une idée, cl cette idée, nie par là même que l'idée ait au sein des êtres un substratum ; et comme, d'un autre côté , il fait des idées la cause de tout le développement de l'humanité, il s'ensuit donc qu'il nomme idées de pures absiractious , des entités sans corps, sans sentiment, sans existence; et c'est à ces abstractions, qui ne répondent à aucune force, à aucun être, qui n'ont pour cause et pour représentants ni l'Ktre univeisel ni les êtres particuliers, qu'il donne le gouvernement absoln du monde. C'est pis que la vieille doctrine du Fatum antérieur et supérieur au Dieu vivant; être abstrait, sans existence, et qu'on supposait néanmoins gouverner les dieux et ks hotumes. APPENDICE. 351 t;il jusqu'aux propositions les plus compliquées et les plus lointaines. Traitant alors la qucstiondcla liberté humaine, en présence de ce développement fatal de l'humanité, M. Jouffroy résout ce problème en éliminant les passions, comme un géomètre élimine d'une é(|ualion des quantités égales et contraires; puis, poursuivant , par-dessus la tète de Thumanité qu'il a à peine légèrement effleurée , le développement des idées, il fait continuer à l'esprit humain sa marche invariable et géomé- trique. C'est un véritable escamotage, où M. Jouffroy ne fait intervenir un instant les hommes que pour les faire à l'instant disparaître ; car, dans son hypothèse, ce sont toujours les idées qui vont , qui marchent , qui se développent , mais sans qu'on voie quel changement l'humanité elle-même ( le subslratum des idées ) a subi. Oh ! les idées ! les Idées! On sent , dans toute cette analyse de M. Jouffroy , le psychologue qui , occupé des idées , a pris son idole pour en faire la reine du monde. Oui , dans cette explication du développement de l'humanité , les idées sont des espèces d'idoles que chaque génération , à son tour, vient encenser sur leur autel ; mais les froides divinités ne rendent pas à leurs adorateurs un seul souffle), un seul regard. Les générations se succèdent, en élevant leur piédestal; mais, pendant que l'idole s'embellit et s'élève , l'iiumanité reste la même , clic ne s'embellit ni ne s'élève, elle est sacrifiée aux idées. M. Jouffroy n'a pas vu qu'en abstrayant ainsi, il n'avait oublié qu'une chose , le développement de l'humanité cUc- nième. Encore une fois, il n'y a pas d'êtres qui s'appellent les idées. 11 y a des hommes et des générations successives d'homnaes qui ont des idées. Quand je vous accorderais que les idées se développent (relies - mêmes , vous auriez le développement des idées de l'humanité , mais non pas le développement de l'huma- nilé. Votre humanité , pour employer votre expression , aur.iii remué sans avancer, ou plutôt elle n'aurait pas mêmt remué. ^9- 342 APPENDICE. Et si par malheur un déluge , une commotion de la nature , ou la guerre , ou le feu, venait à lui enlever ses bibliollièqucs , elle se retrouverait plongée à l'inslanl même dans son éiat originel (j). Telle est la subtile théorie contenue dans ce long travail de M. Joufîroy , le plus imporlant néanmoins et le plus hardi de tous ses essais , sans aucun doute. Si je suis parvenu à la bien faire comprendre, l'erreur qu'elle rectle doit être évidente pour tout le monde. Au surplus, M. Joiiffroy, avant de pu- blier celte théorie, en avait fait, d'une manière détournée, l'essai et l'expérience; expérience, il est vrai, qui no fut pas heureuse. On se rappelle ses ariicles sur mislriss TroHope, dans la Revue des Deux-Mondes. On s'étonna qu'un si grave philosophe eût pris tant de goût pour le bavardage anti-républi- cain d'une lady. Mais on fut courroucé , quand on sut à quelle fin il avait pris tous ces petits soins, et qu'on le vit se servir de l'occasion pour appuyer l'immobilité politique en vertu de cet axiome : « Les idées font toutes seides leur chemin ; les M hommes n'onl pas besoin de s'en mêler. » Plusieurs alors ne purent se contenir, et reprochèrent rudement à l'auteur son singulier quiétisme. Mais enfin on avait piis cela pour une pure distraction, un trait humoristique, un caprice d'écrivain. C'était chez M. Joull'roy une idée profonde. En effet , le ré- sultat de tons ses travaux sur la philosophie de l'iiisloire , c'est , nous venons de le voir, que les idées font toules seules (i) Certes on a vu des peuples tomljcr de la civilisation daus la harbario; on a vu les Grecs, par exemple, devenir les Maïnotes et les Pailicaies de nos jours : mais d'uliord leur nature, tout inlérieure qu'elle soit à celle du petit nombre d'hunitnes /ilf/es qui exislaieul autrefois dans les républiques fji'ecques, est-elle inférieure à ce qu'était le terme moyen de la nature humaine dans la Grèce antique, en y comprenant les esclaves, qui étaient aussi des hommes? Athènes tom|)lait trente mille citoyens «t quatre cent mille esclaves. Voilà pourquoi , cet ordre social farlice étant déli uit, la Grèce n pu ne p;is rétrograder, et être cependant la misérable Grèce des IVIaïnotes il des l'allicares. Ajoutons ipi'il a fallu des siècles de malheur et d'op- . pression pour dégrader ainsi la Grèce. APPIÎ.NDlCi:. Oi.") leur clicniin. I/axiome des articles sur mistriss TroUope se Inmvf (It-mouin"' dans l'arlicle sur la l(ti du di-vcloppcim'iil de riiuiuaaité. La cliose Otait t;rave, comme ou voit, plus {j;ra\e qu'elle ne le paraissait ; et ceux qui se courroucèreul à ce propos dans les journaux et les revues ne se doutaient pas à quoi ils avaient allaire. Ce petit axiome, (jui eut un si mauvais sort , n'est rion moins que rexplication de la plus prande cliose du monde, savoir de la moljililé des choses liurnaiues , ou d'auhTs icrmes du proi^rC-s et de la porlVclibilité. d'sl môme à co principe (pie M. JoullVoy rédiiil absohimenl el uni(|ue- ment le i)rof;rès el la iierleclihilili'. Cyrano, poiu" vo\aj;er à la lune, aVail iiivenl(5 un mnjen : il avait un ballon de fer, et il portait avec lui un aimant; l'ai- mant, lancé, attirail le ballon, et le voya|j;eur, exiuuissé par là, lançait de nouveau sa boule d'aimant; et ce fui ainsi (|u'il pirvint jusqu'à la lune. Les Ulcex sonl la boule d'aimant de M. JoullVoy. l'our lui, l'humanité, inuuobile dans sa n.ilure el inuuuable dans ses tendances, na pas plus en elle-même la laculté de s'élever el de grandir, ([ue le balUui de Cyrano île I{ert;erac n'avait en lui-même la faculté de \o\aj,'er; mais les idées, lancées par je ne sais quelle main inconnue, avancent, avancent louj(uirs et l'humanité suit; tellement que si l'ai- manl qui jj;ravile si mystérieusement vers le ciel vciuiit à dis- paraître, l'humanilé, loin de s'élever vers les astres, retom- berait à l'instant ujème , par son propre poids, à son ni\eau primitif, au niveau de la lerre. llncore, dans le voya;;e lunaire de Cyrano, je vois le ballon avancer, parce (pie je vois un allrait qui le pousse vers l'ai- manl ,et la force active et inleliii;enle (pii lance devant lui cet aimant. Mais dans le voyaj;e de riinmanité à travers les siè- cles, tel (|ue M. JoullVoy rexpli([ue , je ne vois pas même l'humanité marcher. il im|)li(pie même qu'elle marche, dans le système de ISI. JoullVoy; car serait-ce mai cher que de rester toujours idenli(iue à elle-même , immuable dans sa nature el dans ses tendances? Tour un ballon , pour une voilure , avancer, c'est se uTt^i- voir il'un point à un autre dans l'espace. IVuir l'humanité. 344 APPENDICE. avancer, n'est pas seulement passer d'une idée à une autre idée. La voiture elle-même n'avance qu'en vertu d'une force vive qui lui est communiquée. En bornant à un déplacement d'i- dées le progrès de l'humanité, M. Jouffroy ressemble, d for- tiori, à un homme qui prétendrait expliquer le mécanisme d'un cheval ou d'une voiture à vapeur, en affirmant simple- ment qu'il existe un terrain continu par lequel ce cheval ou cette voilure passe , et en montrant ainsi qu'il y a une terre pour les porter. Eh ! sans doute , il y a une terre pour les porter ; mais la force vive qui les anime et qui les fait passer d'un point à un autre de cette terre , voilà ce qu'il faut avant tout reconnaître et expliquer, s'il se peut. Là est la source du mouvement : le terrain , le sol , l'espace parcouru , peut servir â mesurer la vitesse ; mais ce n'est pas la vitesse , ce n'est pas la force , ce n'est pas la puissance , ce n'est pas la vie. Et de même pour l'humanité : vous prétendez expliquer sa marche, et vous me montrez la terre des idées qu'elle par- court , en d'autres termes le lieu de sa marche ; vous me mon- trez qu'elle passe d'une idée à une autre idée, que les idées en elles-mêmes, et dans l'rtft.wiw, s'enchaînent et s'engen- drent les unes les autres, qu'elles se suivent, se tiennent, ou en d'autres termes se développent : belle découverte ! IMais vous liorncz là voire vue, et vous affirmez que vous avez ex- pliqué la marche de l'humanité , que tout le mystère consiste à ce qu'après une idée il y a une autre idée. C'est comme si vous me disiez qu'après un point de l'espace il y a un autre point ! § VIII. D'où est venue à M. Jouffroy celte subtile et vaine explica- tion du progrès de Fliuninnilé? Le dix-septième et le dix-hui- tième siècles avaionl parb' de jnogiès, de porfeclibiiité; tout le monde eu parle aujourd'hui. Une école, à laquelle nous APIMCNDICE. 3i3 nous faisons gloire d'avoir appartenu { I ) , a récemment fait irruption partout avec ces deux grands mots; elle a troul>lé et dtîconcerté les (éclectiques eux-mêmes. M. Jouffroy ne pouvait rester indifférent à cette proclamation du progrès, si impor- tante que , selon nous, c'est par là que la philosopliieîest enfin arrivée à se comprendre, à p-{8 ArriNoioR. Ainsi . pour lUMis . la philosophio. quaiul ollo a à oxpliquci' lo piOiii^s . so trouvo 311 contro iniMuo ilo la religion; ot . conimo oiM oinporour romain mourant disait : « Je sens qiio jo me fais IMou . " elle peut dire : « Je sens que je me fais re- ligion. " (Quelle que soit notre faiblesse, c'est avoir, nous laf- firmons. le sentiment religieux, que de comprendre le pro- gn^'s comme nous le comprenons : ce serait avoir la mort dans lame et le néant dans la pensée, que de le comprendre comme voudrait le faire Al. .loulïroy. Qu'il nous pardonne donc . si nous avons mis sur ce point quelque àprelé dans notre cri- tique. Lui qui. sans être chrétien, a tant de faible pour les chrétiens, ne leur pardonnerait-il pas un peu de fanatisme contre celui qui , sans avoir la grâce , viendrait parler des choses saintes, el qui. n'ayant le sens ni de la tradition ni de la prophétie .donnerait hardiment de puériles interprétations des grandes vérités cachées sons leurs symboles ou enseignées sans voile par leur religion ? Eh bien, c'est ce qu'il a fait pour la Pi'Ctrine du progrés et de la perfeciibilité. 11 a voulu, par imprudence sinon par iuau\ais vouloir, s'en approcher jvur l'expliquer : et . n'ayant pas encore la grâce de la com- prendre . il est arrivé qu'au lieu de l'expliquer, il l'a niée, sans mémo s'apercevoir qu'il la niait. FIN. TABLE DES MATIERES CONTENUES DANS CE VOLLME. DE L'ECLECTISME. PUEMiÈaiî r.viniE. L'Éclectisme systématique est contraire à l'idée même de la philosophie. § I". Tout philosophe part toujours du point où est la science , et ne laisse jamais la science au i)oint où elle était avant qu'il parût 1 §11. Tout penseur a eu un système 12 § m. Le problème de la philosophie est toujours nou- veou. . -I § IV. Suivant les époques, les philosophes font ou dé- font les religions 28 § V. Il est impossible de séparer la religion et la philo- sophie 33 Ç M. Suite •. . . . 3i 3o 550 TABLE DES MATIÈRES. § VIL Unité de l'esprit humain 40 § Vin. Histoire de l'éclectisme. Potamon d'Alexandrie et Juste Lipse sont les deux seuls éclectiques systé- matiques avant M. Cousin. ....... 60 DEUXIÈME PARTIE. De l'Éclectisme systématique de MM. Cousin et Jouffroy. § V'. Origine de l'école éclectique actuelle 61 §11. Variations successives de M. Cousin 71 § III. M. Cousin homme politique 75 § IV. De la méthode de 31. Cousin. ....... 90 § V. Suite 103 § VI. De la psychologie de M. Cousin 117 § VII. Suite 133 § VIII. Suite 141 § IX. Suite 155 § X. Suite 163 § XI. Suite .187 § XII. Suite 189 § XIII. Suite 197 § XIV. De l'ontologie de M. Cousin 205 § XV. De la philosophie de l'humanité selon M. Cousin. . 234 § XVI. De la philosophie de la nature selon M. Cousin. . 243 § XVII. De la notion de la philosophie selon M. Cousin. . 245 § XVIII. De l'histoire de la philosophie selon M. Cousin. . 253 § XIX. De l'idée même de l'éclectisme comme moyen d'ar- river a la vérité 261 § XX. Qu'il s'agit de synthèse, et non pas d'éclectisme. . 203 § XXI. Conclusion 205 TAIU.K DKS M ATI KR ES. 551 APPENDICE. De la philosophie éclectique enseignée par M. Jouffroy. PREMIEU ARTrCLE. Page. § I". Influence de l'École normale sur M. Joufl^roy. . 280 § II. Principe de ccrlitude de M. Jouffroy 280 Ç^ m. De l'observation des faits de conscience. . . . 281 § IV. Hypothèse psychologitiue de M. JoulTroy. . . . 287 § V, De la vraie et de la fausse analyse 294 ^ VI. Résultats généraux de la philosophie de iM. Jouf- froy 2t)7 ^ VII. Résumé 303 DEUXIÈME ARTICLE. ^ I". Des divers essais de M, Jouffroy sur la philoso- phie de l'histoire 308 § II. Du morceau intitulé: « La Sorbonne et les Philoso- phes. » 310 ^ III. Du morceau intitulé : « Comment les Dogmes fi- nissent. » 315 § IV. Du morceau intitulé :« r.ossuet, Vico, Ilcrder. » 317 § V. Du morceau intitulé :« Du rôle de la Grèce dans le développement de rilunianilé. » 318 § VI. Du morceau intitulé : « De l'étal actuel de l'Huma- nité. » 320 § VII. Du morceau intitulé : « Réflexions sur la Philoso- phie de l'histotre. » 330 § VIII. Conclusion 344 H.N ut LA XAULIC. liibralriç de Charles Gosseliii SOUS PRESSE, DU MEME AUTEUR, pour paraître prochainement. DE L'ÉGALITÉ. I volume. DE DIEU9 01 m LA VIE CONSIDEREE DANS LES ETRES PARTICULIERS ET DANS l'Être universêi.. 1 volume. ËlYCLOPiDIE NOUVELLE, SCIEIVTtFIQCC, LtTTÉBAïaE, ET tNDDSTRIEL, I K T\l TKAt» IIRS CONKAISSANCES HVMAI>KS AU XIX'' SlKCI.t, PAR lAE SOCIÉTÉ 1»E SAVANTS ET DE l,ITTÉRATElh> l'iiLIréi- 8UUÏ Kl ilincii"!) Ji- mm- p. LEROUX ET J. RETNAUD. Trenle-trois livraisons , sur soixante-quatre <|iii coinposeront l'ouvi sont en vente. rVhlS lnipiimriied«:BOlRliOGi\E m MaKTINET, ni. Ji.c !•, <0.