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ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, Rue Huyghens, 22 PARIS
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RÉSURRECTION
PREMIÈRE PARTIE
Le directeur de la prison de Mos- cou venait de recevoir un papier por- tant le sceau administratif et con- tenant l'ordre de traduire en justice, pour ce même jour du 28 avril, deux femmes et un homme.
Se conformant à cet ordre, le geô- lier en chef entrait à huit heures du matin dans le couloir des cellules ré- servées aux détenues. Une femme aux cheveux blancs, crépus, aux traits fatigués, vêtue dune r'
camisole aux manches bor- dées d'un galon, la taille sanglée dans une ceinture à liséré bleu, suivait le gar- dien.
C'était la surveillante.
— Vous voulez la Mas- lova? demanda-t-elle en s'approchant d'une de.s petites portes donnant sur le couloir.
Le geôlier tourna avec bruit les gonds de fer et entre- bâilla la porto d'une cellule d'où sortit une odeur acre plus désa- gréable encore que celle du cou- loir... Et il cria:
— La Maslo- va... au tribunal!
Puis il referma la porte et at- dit dans cet af- freux couloir où flottait .une odeur pestilentielle rendait tristes tous traient.
La surveillante, qui
dant avoir l'habitude de cette atmo- sphère, paraissait incommodée.
Dans la cellule on entendait un bruit de voix et sur le sol un claque- ment étouffé de pieds nus
— Voyons, presse-toi.
/
Les soldiits et leur prisonnière s engagèrent dans la rue.
qui abattait et ceux qui y péné-
devait cepen-
Maslova,' cria le geôlier en chef, qui s' i m p a - tieatait. Quelques minutes aprè s, une fem- me jeune, de taille moyenne, sortit ra- pidement de la cel- lule. Elle était vê- tue d'un tablier de bure noire passé sur une camisole, et d'un jupon blanc. Elle avait des bas de toile et de gros souliers. Un mouchoir blanc recouvrait sa noire chevelure frisée. Son visage avait cette pâleur spé- ciale que l'on re- marque chez ceux qui ont été long- temps enfermés. Ce qui frappait sur- tout en elle, c'était ses yeux, ses deux yeux noirs, bril- lants et vifs.
Une fois dans le couloir, elle suivit le gardien, à petits pas rapides.
Ils descendirent l'escalier de pierre, passèrent devant les cellules des hom- mes, d'où sortait une odeur plus af-
f,
RESVRBECTIOy
freusc encore que dans le quartier des femmes.
Le gardien et la JMaslova entrèrent dans le bureau où se tenaient déjà deux soldats, le fusil au bras. Le greffier remit à l'un d'eux un papier et montrant la détenue:
— Voici la femme, dit-il.
Le soldat mit le papier dans le pa- rement de la manche de son man- teau et cligna malicieusement de l'œil en désignant la prisonnière à son camarade.
Les deux hommes encadrèrent la Maslova et descendirent l'escalier qui conduisait à la sortie principale de la prison.
Un guichet s'étant ouvert dans l'un des vantaux du porche, les sol- dats et leur prisonnière sortirent de la maison de détention et s'engagè- rent dans la me.
Les cochers, les commerçants, les cuisinières, les ouvriers, les employés, s'arrêtaient en apercevant le groupe et examinaient curieusement la pri- sonnière. Certains songeaient avec des hochements de tête: « Voilà où conduit le vice... Ce n'est pas à nous que pareille chose arriverait... »
Les enfants, avec terreur, dévisa- geaient la Maslova.
Un paysan, qui sortait d'un caba- ret où il avait pris le thé, s'appro- cha des soldats, fit le signe de la croix et tendit un kopeck à la déte- nue.
La Maslova rougit, pencha la tête et murmura de vagues paroles. La malheureuse, sentant des regards bra- qués sur elle, était visiblement gê- née...
II
L'histoire de la Maslova était très simple.
Elle était née d'un bohémien de passage et d'une fille de ferme qui gardait le bétail chez deux vieilles demoiselles faisant valoir leurs ter- res.
Une des vieilles demoiselles pro- posa d'être la marraine de la petite
fille. Elle la fit baptiser, et prenant pitié de la filleule que le ciel lui envoyait, fit donner à la mère du lait, de l'argent et des soins.
L'enfant vécut et les vieilles de- moiselles la surnommèrent « la pe- tite sauvée ». Celle-ci avait trois ans quand sa mère tomba malade et mou- rut. Les vieilles demoi.selles prirent l'enfant avec elles et celui-ci ne tarda pas par ses câlineries et ses gentilles- ses, à faire la joie de ses protectrices. La plus jeune, celle qui avait bap- tisé l'enfant, se nommait Sofia Iva- novna. Elle était extrêmement bon- ne; quant à sa sœur, jMaria Ivanov- na, c'était une femme d'aspect plus rude et plus sévère.
Sofia Ivanovna habillait l'enfant, lui apprenait à li-e, voulant qu'elle devînt institutri'-x;. Mai'ia Ivanovna estimait qu'il fallait en faire une ou- vrière, une bonne femme de cham- bre, et sans doute pour la former elle se montrait très exigeante, la punissait fréquemment et la battait même quand elle était de mauvaise humeur.
Ainsi placée entre ces deux in- fluences, l'enfant devint à demi une femme de chambre, et à demi une demi-demoisello...
C'est pourquoi on l'appela d'un di- minutif moyen, qui n'était ni Katia ni Katienza, mais Katioucha...
La jeune fille cousait, s'occupait du ménage, servait à table, lavait le linge et parfois aussi était admise dans l'intimité des vieilles demoisel- les pour leur faire la lecture.
Lorsqu'elle atteignit dix-huit ans, le neveu des demoiselles, un prince très riche, qui faisait encore ses étu- des, arriva au château. Dès qu'elle le vit, Katiouclia en fut éprise, mais elle s'efforça de résister à cet amour. Deux ans après, ce même neveu revint chez ses tantes, avant de par- tir pour la guerre: cette fois il re- marqua la jeune fille, la séduisit, et après lui avoir glissé dans la main un billet de cent roubles, alla rejoin- dre son régiment.
Cinq mois après son départ, Ka- tioucha s'aperçut qu'elle était en- ceinte.
A partir de ce moment, elle ne son- geait qu'à une chose: éviter la honte
BESLliEECTlON
qui l'attendait I Elle négligeait son service, et on voyait qu'elle ne prê- tait plus aucune attention à ce qu'elle faisait. Elle en arriva à manquer de respect aux deux vieilles demoiselles et osa même leur dire : « Si vous n'êtes pas contentes, congédiez-moi. » Ses protectrices ne la retinrent point et elle partit. Elle entra alors en qualité de femme de chambre chez un commissaire de police, mais ne put y rester plus de trois mois, car son nouveau maître, un vieillard de soixante ans, se mit à la poursuivre de ses assiduités. Un soir qu'il se montrait particulièrement entreprenant, Katioucha ^.
s'emporta, l'insulta et le repoussa si violemment qu'il tomba sur le sol.
Elle fut renvoyée séan- ce tenante.
Il était inutile qu'elle cherchât de nouveau à se placer, car elle était à la veille de faire ses con- ciles.
Elle s'installa donc chez une sage-femme, une veuve qui tenait auberge. L'accouchement s'effec- tua normalement, mais l'enfant mourut quelques jours après sa naissance. Une fois rétablie, la jeune femme ne possédait pour ainsd dire rien et elle dut aussitôt se met- tre- à la recherche d'une place.
Elle en trouva une chez un garde forestier.
Ce garde forestier était marié, mais il se mit dès le premier jour à taqui- ner Katioucha et à lui faire la cour. Quelques jours après, profitant enfin d'un moment favorable, il abusa d'elle.
Sa femme apprit la chose et ne tarda pas à surprendre un jour son mari avec Katioucha. Le jour même on la chassait, sans lui payer ses gages.
Elle courut alors les bureaux de placement, à la recherche d'une place de domestique. Elle trouva à s'engager chez une dame qui vivait avec ses d«ux fils. Une semaine en-
viron après son entrée dans cette maiscn, l'aîné des jeunes gens, qui avait déjà des moustaches aux lè- vres, négligea complètement ses étu- des pour tourner- autour de Katiou- cha... La mère du collégien, croyant que la servante, par ses provocations, encourageait l'ardeur du jeune gai'- çon. la renvoya aussitôt.
Katioucha chercha vainement à s'occuper. Enfin, un jour, dans un bureau de placement, elle rencontra une dame âgée dont les mains et les bras nus étaient ornés de bagues et de bracelets. Cette dame ayant ap- pris la détresse de la Maslova, lui donna son adresse et la pria de venir la voir.
La Maslova se rendit à Tinvita-
Katioucha le repoussa si ciolemmcnt qu'il tomba.
tion. La dame la reçut d'une manière affectueuse, lui offrit des gâteaux et du vin doux et envoya sa bonne por- ter un mot en ville.
Le soir, Katioucha ne fut pas peu surprise en voyant entrer un hom- me de haute taille, aux longs che- veux blancs, à la barbe ébouriffée.
Ce vieillard s'assit immédiatement près de la jeune fille et se mit à la regarder d'une façon singulière.
La maîtresse de la maison pria alors l'étranger de passer dans une pièce voisine et la Maslova entendit ces paroles: « Toute fraîche, elle ar- rive de la campagne. »
BESUIilŒCTW.^
Ensuite la dame appela la pauvre fille, lui dit que le visiteur était un écrivain très riche et qu'il serait très généreux si elle se montrait aimable.
Il faut croire que Katiouclia fut aimable, car le vieillard lui donna vingt-cinq roubles, en lui promettant de revenir souvent la voir.
Cet argent s'éparpilla bien vite... Il servit à acheter une robe neuve, un cliapeau et quelques rubans.
Quelques jours après, l'écrivain l'envoya chercher. Elle alla chez lui; il lui donna encore vingt-cinq roubles, puis lui proposa de lui louer un ap- partement.
Et de fait il l'installa dans une chambre, mais la Maslova ne tarda pas à s'éprendre d'un commis, un joyeux vivant, qui habitait dans la même maison qu'elle.
Franchement la jeune femme avoua tout à l'ccrivain et prit un nouveau logement.
Le commis avait promis à Ka- tiouclia de l'épouser, mais un beau matin il partit sans la prévenir et la pauvre fille resta seule.
Elle voulut continuer à habiter le logement où elle se trouvait, mais un employé du commissariat lui ap- prit qu'elle ne pouvait vivre ainsi seule qu'à la condition d'obtenir une carte et de se soumettre régulière- ment à la visite du médecin.
Après de durs moments de gêne, la Maslova fit la rencontre d'une femme qui fournissait habituelle- ment des filles aux maisons de tolé- rance.
L'entremetteuse, après avoir enivré la Maslova, lui proposa d'entrer dans le meilleur établissement de la ville, après lui avoir exposé tous les avan- tages qu'elle rencontrerait dans cette nouvelle profession. La malheureuse avait à choisir entre l'humiliante situation de domestique, dans la- quelle elle serait continuellement en butte aux propositions lascives des hommes, et cela d'une façon secrète et toujours dangereuse... et d'un autre côté entre une situation tran- quille, lucrative, légalement recon- nue par la loi.
Elle se décida pour cett3 dernière. Le soir même l'entremetteuse em-
menait sa pensionnaire dans la célè- bre maison Kitaëff.
A partir de ce jour conamença pour l'ancienne servante cotte vie atroce que mènent des centaines et des mil- liers de femmes sous l'autorisation et même la protection du gouverne- ment, soucieux du bien-être de ses administrés... cette vie qui finit tou- jours par des maladies douloureuses, une vieillesse et une mort prématu- rées.
Le matin et dans la journée, un lourd sommeil après les orgies de la nuit; vers trois ou quatre heures, le lever pénible après de longs bâille- ments, des verres d'eau de Seltz, de café, de citronnade, la flânerie d'une pièce à l'autre, en peignoir, en cami- sole ou en matinée, les regards pro- vocants lancés à travers les rideaux des fenêtres, les querelles entre pen- sionnaires, ensuite les ablutions, les pommades, les bains aromatisés, les séances de coiffure, les discussions avec la patronne, les longues sta- tions devant les glaces, le maquillage de la figure et des yeux, une nourri- ture grasse et sucrée, l'ajustement d'une toilette de soie criarde qui laisse voir le plus de chair possible, puis enfin l'entrée dans un salon dé- coré sans goût et resplendissant de lumières... l'arrivée des clients... de la musique... des danses... des bon- bons... du vin et des cigarettes... et les rapports amoureux avec des jeu- nes gens, presque des enfants, des vieillards décrépits, des célibataires, des hommes mariés, des négociants, des commis ; avec des pauvres ou des riches, des hommes sains ou con- taminés, des ivrognes, des brutes, des militaires, des civils, des étu- diants et des collégiens; et des cris, des plaisanteries, des disputes, de la musique et du tabac, du tabac et de la musique, et cela sans interrup- tion... Enfin arrive le matin, la liberté et un sommeil pénible durement ga- gné; et il en est ainsi tous les jours... A la fin de la semaine la visite sani- taire à la préfecture, où les employés et les médecins parfois sévères ou narquois, sans pudeur et sans retenue, examinent les femmes à tour de rôle et leur octroient un certificat qui leur permet de continuer leur çom-
liESVRREL'Tloy
merce pendant une nouvelle semaine... Ainsi se poursuit cette vie, toujours la même, en été comme en hiver, en semaine comme les dimanches et les jours de fêtel
La Maslova, en sept ans, changea deux fois de maison et passa quel- ques mois à l'hôpital... A vingt-six ans, il lui arriva l'aventure à la suite de laquelle elle fut jetée en pri- son en compagnie d'assassins et de voleurs.
III
Au moment où la MasJova arrivait avec les deux soldats qui l'accompa- gnaient dans les bcâtiments du tribu- nal, le prince Dimitri Ivanovitch Neklioudûff, cet homme qui l'avait séduite, se prélassait encore dans son moelleux lit de plume.
Il sortit du lit, enfila ses pantou- fles, et après avoir jeté sur ses lar- ges épaules une robe de chambre, passa dans son cabinet de toilette.
Au moment où le prince s'apprê- tait à lire son courrier, une femme âgée, vêtue de deuil et coiffée d'un bonnet qui dissimulait mal le désor- dre de sa chevelure, se montra sou- dain dans l'entre- bâillement de la porte qui donnait sur le couloir.
C'était Agrippine Petrovna, l'an- cienne femme de chambre de la mère de Neklioudoff, morte quelque temps auparavant dans ce môme apparte- ment... La femme de chambre était restée auprès du fils de son ancienne maîtresse en qualité de gouvernante.
Elle vivait dans la famille Nekliou- doff depuis sa prime jeunesse et avait connu Dimitri Ivanovitch tout enfant.
— Bonjour, Dimitri Ivanovitch, dit-elle.
— Bonjour, Agrippine Petrov- na... Qu'y a-t-il de nouveau? deman- da le prince d'un ton enjoué.
— C'est une lettre... Une bonne l'a apportée il y a déjà longtemps et at- tend la réponse, dit Agrippine Pe- trovna en se retirant.
J^eklioudoff décacheta la lettre par-
fumée qu'on venait de lui remettre.
« J'ai pris sur moi de vous rafraî- chir la mémoire, disait le message, et je vous rappelle que vous devez au- jourd'hui, 28 avril, siéger comme juré au tribunal. Il vous est donc impossible de venir avec nous, com- me vous nous l'aviez promis hier avec votre habituelle insouciance. Je me suis souvenue de ceci hier aussitôt après votre départ. Ne l'oubliez pas.
« Princesse Missy Kortcuaguine. »
Au dos de la lettre était écrit:
« Maman vous fait dire que votre couvert restera mis jusqu'à la nuit. Venez absolument, n'importe à quelle heure.
« M. K. »
Neklioudoff eut un mouvement de mauvaise humeur. Cette lettre était kl suite d'intrio^ues très habiles de la
Qti'y u-t-il de noue eau y demanda Xekliouduff.
part de la jeune princesse Kortcha- Çuine qui, depuis deux mois déjà, eu était arrivée à enserrer de plus en
Élus dans des fils invisibles le prince >imitri Ivanovitch pour se faire épou- ser.
En plus de l'indécision particulière aux jeunes gens qui ne sont pas fol- lement amoureux, Neklioudoff avait
RESUItRECTION
un motif sérieux pour ne point faire sa demande en mariage. Il ne son- geait plus à Katioucha, qu'il avait séduite et abandonnée dix ans aupa- ravant... Ce nétait pas ce souvenir qui l'arrêtait...
Mais pour le moment, il avait comme maîtresse une femme mariée qui n'entendait pas du tout accepter une rupture.
Elle était la femme du maréchal de la noblesse du district... l'eu à peu elle avait entraîné le "jeune hom- me dans une liaison qui devenait de jour en jour plus étroite. Au commen- cement, Ncklioudoff n'avait pas su reculer devant la tentation... ensuite, se sentant couiDable envers la « ma- réchale », il n'avait pu rompre comme il le voulait. Pour cette raison, le prince n'osait point demander en ma- riage la jeune princesse Kortcha- guine.
Tout à coup, il aperçut sur sa table une lettre administrative portant le sceau du maréchal. Une rougeur lui monta au iront...
Il se souvint des minutes pénibles qu'il avait vécues en trahissant cet homme. Il se souvint notamment d'un jour où, croyant que le mari avait tcut appris, il envisageait l'éventualité d'un duel, dans lequel il tirerait en l'air. Il se raj^pela aussi la terrible scène qu'il avait eue avec sa maîtiesse quand celle-ci, désespé- rée, avait voulu se jeter dan^s l'étang et qu'il la cherchait partout comme un fou.
Une semaine auparavant, il avait envoyé à sa maîtresse une lettre dé- cisive dai%s laquelle il reconnaissait ses torts et affirmait qu'il était prêt à tous les sacrifices pour les rache- ter... mais il ajoutait qu'il était, pour elle, préférable de rompre définiti- vement.
C'était justement la seule lettre de sa maîtresse qu'il eût jamais atten- due avec impatience... et cette lettre ne venait pas I
Neklioudol'f continua à dépouiller son courrier. Une autre lettre éma- nait de l'intendant en chef de ses propriétés. Cet homme lui écrivait qu'il fallait absolument qu'il vînt ipour faire prévaloir ses droits d'hé- ritage et outre cela trancher l'impor-
tante question de la gérance de ses propriétés...
Cette lettre était à la fois agréable et désagréable à Neklioudoff. Il lui était agréable de se sentir à la tête de grands domaines, mais ce qui lui était pénible, c'était de songer qu'ayant été autrefois un admira- teur passionné des théories sociolo- giques d'Herbert Spencer, il ne de- vait et ne pouvait admettre la pos- session agraire particulière.
Dans sa jeunesse, non seulement il avait soutenu cette théorie, écrit des thèses sur ce sujet, mais il avait encore distribué aux jmysans les par- celles de terre qui lui revenaient de l'héritage de son père. Il avait agi ainsi pour être conséquent avec lui- même... pour ne pas être en contra- diction avec ses théories.
Et maintenant qu'il était devenu un riche propriétaire, il devait re- noncer à ses biens comme il l'avait fait une dizaine d'années aupara- vant ou, par un consentement muet, abdiquer toutes ses anciennes idées, les considérer comme des utopies de jeunesse.
La situation était embarrassante: se résoudre à se dépouiller, cela était grave ; outre ces terres, il n'avait point d'autres ressources... Il ne vou- lait point non plus prendre du ser- vice, car il avait contracté des habi- tudes de luxe auxquelles il ne pou- vait renoncer.
D'ailleurs, cette dernière solution n'avait plus de raison d'être, car la force de ses anciennes convictions s'était éteinte : il ne désirait plus, comme par le passé, étonner le monde par son désintéressement...
Après avoir jDris son café, Nek- lioudoff pressa le bouton d'appel qui se trouvait au mur.
Un domestique d'un certain âge et portant de longs favoris se mon- tra aussitôt.
— Envoyez chercher un fiacre, dit le prince.
— A vos ordres.
— Et dites à la personne qui at- tend une réponse que je tâcherai de me rendre chez la princesse Kort- chaguine.
RESVRRECTlOy
I [
— A vos ordres, rcpcta le domes- tique en se retirant.
— C'est peu correct ce que je fais là, songea Neklioudoff, mais je ne puis écrire... Bah I cela n'a aucune importance, puisque je la verrai au- jourd'hui...
Neklioudoff, les enfants, s'il en avait, donneraient un but à son existence si vide, si monotone... Mais il y avait aussi la contre-partie. Le prince pro- fessait à l'égard du mariage cette crainte qui étreint tous les célibatai- res à la veille de renoncer à leur li-
'-^
is*«»u
C'était un va-et-vient dans les couloirs du tribunal.
Puis il monta en voiture. La ques- tion qui le préoccupait lui revint à l'esprit. Epouscrait-il la princasse Kortchaguinc? Il ne pouvait se dé- cider pour l'affirmative ou la néga- tive. Ce mririage offrait certains avantages. D'abord, c'était la vie pai- sible, sentimentale, régulière ; en- suite, et ce qui ^tait important pour
bcrté... Puis il songeait malgré lui à cet être mystérieux et si complexe qu'est la femme!
— Bah ! je penserai à tout cela plus tard, se dit-il lorsque la voiture s'avança silencieusement devant le perron du palais de justice... main- tenant il s'agit de remplir conscien- cieusement un devoir social... Quel-
BESVRRKCTîOy
quefois .cela ne manque pas d'inté- rêt...
Et il pénétra dans le vestibule du tribunal.
IV.
Dans les couloirs, c'était un va-et- vient assourdissant. Les gardiens, porteurs d'actes judiciaires, glis- saient d'un pas rapide, des huissisrs, des avocats, des magistrats, arpen- taient les dalles de pierre, tandis que des plaignants ou des inculpés lais- sés en liberté provisoire flânaient le long des murs ou attendaient, assis sur des bancs.
Neklioudoff jeta son nom et passa dans la chambre des jurés.
Il y avait là une dizaine d'bom- mes de différentes qualités.
Tous avaient un air de gravité étudiée comme il sied à des hommes qui vont coopérer à une œuvre so- ciale. On voyait qu'ils étaient con- tents, bien que plusieurs d'entre eux se })laignaieDt davoir été arrachés à leurs occupations et pestaient contre la corvée à laquelle on les avait astreints.
Ils s'empressèrent de faire la con- naissance de Neklioudoff, envisa- geant cela comme un honneur. Le prince acceptait tous ces houmiages comme s'ils lui étaient dus; si on lui avait demandé pourquoi il s'es- timait au-dessus des autres, il n'au- rait pu répondre, car il ne s'était signalé en rien.
Sa supériorité venait-elle d3 ce qu'il savait l'anglais, le français et l'allemand, de ce que son linge, ses effets, sa cravate, ses boutons sor- taient de chez les premiers fournis- seurs? Non... Neklioudoff se rendait bien compte que ce n'était pas cela qui pouvait influencer ses voisins. Cependant il acceptait cette supério- rité comme une chose qui lui était due et se sentait offensé lorsqu'on ne faisait paa attention à lui.
Bien que Neklioudoff fût arrivé en retard, il lui fallut encore atten- dre longtemps avant l'ouverture de
l'audience, car un des membres du tribunal se faisait régulièrement dé- sirer.
L'huissier, un homme à cou long et à la démarche claudicante, fit en- fin son entrée dans la chambre des jurés.
— Tous ces messieurs sont-ils pré- sents? demanda-t-il en mettant son pince-nez et en jetant un coup d'œil oblique aux jurés.
— Je le crois, répondit un gros commerçant.
— Bien, nous allons vérifier, dit l'huissier.
Et tirant une liste de sa poche, il se mit à faire l'appel regardant ceux qui répondaient, tantôt par-dessus son pince-nez, tantôt à travers.
— Nikiforoff, conseiller civil.
— C'est moi, dit un monsieur dé- coratif portant des favoris.
— Le colonel en retraite Ivan Se- menovitch Ivanoff?
— Présent, répondit un homme maigre, portant un uniforme.
— Pierre Baklachoff, négociant de deuxième ordre?
— Voilà... fit le brave négociant avec un visage épanoui.
— Le prince Dimitri Neklioudoff?
— C'est moi, répondit ce dernier. L'huissier, avec déférence, regarda
le prince par-dessus son pince-nez et salua, désirant sans doute mon- trer qu'il faisait une différence entre Neklioudoff et les autres jurés.
— Le capitaine Youri Dimitrie- vitch Danchenko, le professeur Gui- rassinovitch, Gregori Efimovitch Koulechoff...
Tous les jurés étaient présents, sauf deux.
— Maintenant, Messieurs, dit le greffier, veuillez prendre la peine de passer dans la salle des délibéra- tions.
Et du geste il indiqua une porte.
Les jurés se dirigèrent vers la salle indiquée.
La pièce dans laquelle ils pénétrè- rent était spacieuse et profonde; à son extrémité s'élevait une plate- forme précédée de trois marches.
Sur cette plate-forme se trouvait une table recouverte d'un tapis de drap vert, derrière laquelle étaient placées trois chaises en chêne au
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dossier surélevé. Au mur était sus- pendu un portrait grandeur nature, aux tons vifs et criards, représen- tant le Tzar en uniforme avec le grand cordon, la main sur la poignée de son épée.
Dans un angle, on voyait une ima- ge du Christ et une sorte de petit autel tout près duquel était placé le pupitre du procureur impérial.
A la gauche se trouvait la table du greffier, précédée d'une balustrade encadrant le banc des prévenus qui était encore inoccupé.
A droite, toujours sur la plate- forme, on apercevait deux rangs de chaises; ces sièges étaient ceux des jurés...
Dans la salle, sur les premiers bancs, quatre femmes étaient assi- ses : des ouvrières d'usines ou des domestiques probablement, et deux artisans se tenaient derrière elles, l'air gauche et' timide. Ces hommes étaient, à n'en pas douter, impres- sionnés par l'imposante majesté du lieu et ils parlaient très bas, la main sur la bouche.
Bientôt l'huissier s'avança d'un pas cadencé, arriva jusqu'au milieu de la plate-forme et d'une voix forte, comme s'il voulait intimider l'assis- tance, il cria:
— Le Tribunal!...
Chacun se leva et les juges paru- rent : d'abord le président — un hom- me granil et fort, aux favoris gri- sonnants, qui menait une vie de dé- bauche — puis l'assesseur à la fi- gure sinistre et au nez surmonté de lunettes d'or.
Enfin, le troisième membre du tri- bunal, Mathieu Nikititch, C'était un homme barbu, aux grands yeux doux et boursouflés.
Sur l'estrade, le président et ses assesseurs dans leurs uniformes aux cols brodés d'or, avaient une attitude digne et solennelle. Ils semblaient se rendre compte de Teftet qu'ils produisaient, car tous trois baissaient modestement les yeux et affectaient une sorte d'humilité. Devant eux, une table recouverte d'un tapis vert supportait un instrument triangu- laire orné de l'aigle impériale, des vaseg en verre remplis de bonbons, un enorier. des pbimes. du papier
blanc et des crayons de différentes dimensions, fraîchement taillés.
Derrière les juges, était entré le substitut. Il se dirigea vivement vers son fauteuil placé près de la fenêtre et, après avoir feuilleté quelques paperasses, s'absorba dans la lecture du dossier, profitant ainsi des quelques minutes qui lui res- taient pour préparer son accusation. C'était seulement la quatrième fois que le substitut requérait. Très am- bitieux et bien décidé à faire sa car- rière dans la magistrature, il esti- mait qu il devait trouver dans toutes les affaires des motifs de condamna- tion. Le fond de cette affaire d'em- poisonnement, il le connaissait très superficiellement, — il avait passé la nuit avec des amis et n'avait pas étudié le dossier — mais il avait déjà préparé son réquisitoire, et, tout en parcourant le dossier, il prenait des notes à la hâte.
Le greffier était assis à l'extrémité opposée de l'estrade. Après avoir étalé devant lui l'acte d'accusation qu'il devait lire, il parcourait un ar- ticle paru dans un journal poursuivi.
Le président, après avoir pai'couru quelques pièces, posa une ou deux questions à l'huissier et au greffier, puis quand il eut reçu d'eux des réponses affirmatives, il donna l'or- dre d'introduire les accusés.
Immédiatement, la porte située derrière le banc des prévenus s'ou- vrit toute grande et deux gendar- mes parurent, sabre au clair, la casquette sur la tête.
Derrière eux venait un accusé aux cheveux roux, le visage couvert de taches de rousseur, puis deux fem- mes. L'homme était vêtu d'une vareuse de prisonnier trop large et trop longue i.our lui.
Après avoir jeté un coup d'œil sur les juges et le j)ublic, il contourna le banc des accusés et s'assit tout au bout, en fixant le tribunal et en mar- mottant de vagues i3aroles qui agi- taient ses joues d'un tressaillement nerveux.
Après lui entra une jeune femme vêtue aussi d'un costume de prison. Sa tête était couverte d'un fichu, s 'S yeux rouges, sans cils ni sourcils, faisaient au milieu de son visap''»
M
RESURRECTION
pâle l'effet de deux orbites vides. Elle semblait très calme.
La troisième accusée était la Mas- lova. Dès qu'elle entra, les yeux de tous les hommes se tournèrent vers elle, se portant avec insistance sur son doux visage et ses yeux noirs et brillants.
Le président, dès que les accusés furent assis, s'adressa au greffier.
L'habituelle procédure commen- ça: l'apfel des jurés, l'examen des excuses de ceux qui s'étaient excu- sés, la condamnation à l'amende pour ceux qui manquaient et le rempla- cement des absents.
Ensuite, le président dit au pope de faire prêter serment aux jurés.
Ce pope, un petit vieillard avec une figure jaunâtre, vêtu d'une sou- tane marron, une croix en or sur la jjoitrine, s'approcha de l'autel qui se trouvait sous l'image du Christ.
Les jurés se levèrent.
— Approchez, leur dit le pope. Pendant que les jurés montaient
sur l'estrade, le prêtre inclinant la tête la passa à travers l'ouverture graisseuse de son étole, puis après avoir remis en ordre ses cheveux clairsemés, s'adressa aux jurés:
— Levez la main droite, et placez vos doigts comme ceci, dit-il d'une voix chevrotante en levant sa grosse main difforme, les doigts plies comme pour pincer... Maintenant, ré- jDétcz après moi...
Et il commença:
— Je promets et je jure par Dieu tout-puissant, devant le saint Evan- gile et la croix vivifiante de notre Seigneur, que tout ce qui concerne l'affaire pour laquelle... Ne baissez pas la main, tenez-la ainsi, iit-ii en s'adressant à un jeune homme dont le bras avait légèrement fléchi... que tout ce qui concerne l'affaire pour laquelle...
Le monsieur aux beaux favoris, le colonel, le négociant et les autres observaient l'attitude recommandée par le pope et répétaient docilement avec des intonations différentes les phrases qu'il prononçait...
Tous étaient gênés... Seul, le vieux pope était convaincu qu'il accom- plissait un acte important et solen- nel.
Après le serment, le président in- vita les jurés à choisir un chef. Ceux-ci se levèrent et passèrent dans la salle des délibérations.
Quelqu'un proposa, en qualité de président du jury, le monsieur déco- ratif aux beaux favoris et tous fu- rent unanimes à approuver ce choix.
Cette formalité accomplie, ils ren- trèrent à la cour d'assises.
Le chef désigné annonça au pré- sident qu'il venait de recueillir les suffrages de ses collègues, et les jurés reprirent leurs places sur leurs sièges.
Le président leur adressa une petite allocution pour leur rappeler leurs droits, leurs devoirs et leurs responsabilités.
— Les droits des jurés, s'écria-t-il, ne consistent pas en ce qu'ils peu- vent interroger les accusés par l'or- gane du président, en ce qu'ils peu- vent prendre connaissance de toutes les pièces à conviction... Leur devoir consiste en ce qu'ils doivent juger avec impartialité et sans parti pris...
Son allocution terminée, le prési- dent s'adressa aux accusés.
— Simon Kartinkine, levez-vous, dit-il..
— Votre nom?
— Simon-Pétroff Kartinkine... ré- pondit l'accusé d'une voix criarde.
— Votre profession?
— Paysan.
— Quel âge avez-vous?
— Je vais sur ma trente-quatrième année... étant né en mil huit cent...
— Votre religion?.
— Je suis de la religion russe or- thodoxe.
— Etes-vous marié?
— Non.
— Quelle est votre occupation?
— Je suis domestique à l'hôtel Mauritania.
— Avez-vous déjà comparu en jus- tice?
— Jamais.
— Avez-vous reçu la copie de l'acte d'accusation?
— Je l'ai reçue...
— Asseyez-vous... Euphémia Tra- novna Botchkova I appela le prési- dent.
— Votre nom? demanda le prési- dent avec un soupir de fatigue en
BESVBEECTIO^
I?
s'adressant à la seconde inculpée... sans même la regarder et en tenant ses yeux fixés sur un papier placé sur la table... Ces formalités étaient tellement fastidieuses pour lui qu'il les abrégeait et arrivait de cette fa- çon à s'occuper de deux choses à la fois.
La Botclikovxi avait quarante- trois ans. C'était une paysanne qui occupait à l'hôtel Mauritania l'infi- me emploi de fille de salle. Elle n'avait jamais eu affaire à la justice.
Toutes ces réponses, la Botchkova les prononçait ^,-
d'une voix ferme, parlant à la troisième personne avec une intonation de voix pro- vocante.
Puis, sans attendre qa'on lui dit de s'asseoir, elle se laissa retomber sur son banc aussitôt que l'interro- gatoire eut pris fin.
— V'otre nom? dit le pré- sident d'une voix particu- lièrement douce en s'adres- sant à la troisième incul- pée... Allons, il faut vous lever... ajouta-t-il avec amé- nité, en remarquant que la Maslova restait assise.
La Maslova se leva d'un geste prompt, et, la poi- trine en avant, elle demeura sans répondre en fixant le président de ses grands yeux noirs.
— Comment vous appe- lez-vous?
— Lioubka prononça-
t-elle vivement.
Neklioudoif avait mis son pince- nez et regardait les axîcusés au fur et à mesure qu'on les interrogeait.
— Non, c'est impossible... se di- sait-il en fixant la Maslova. Com- ment? Lioubka.
Le président voulut continuer l'in- terrogatoire, mais l'assesseur aux lu- nettes l'arrC'ta en marmottant quel- que chose. Le président eut un geste de tête affirmatif et s'adressa de nouveau à l'accusée.
— Pourquoi, lui dit-il, vous appe- lez-vous Lioubka? vous êtes inscrite sous un autre nom.
L'accusée se taisait.
— Quel est votre nom de baptê- me ? demanda l'assesseur d'un ton rogue.
— Avant on m'appelait Catherine ou Katioucha.
— Mais c'est impossible, continuait à penser Neklioudoff, et pourtant il savait bien maintenant, il était im-
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Levez la uiain droite, dit le pope . . .
possible d'en douter, que cette accu- sée était bien la petite paysanne dont il avait été amoureux, celle que dans un moment de folie il avait sé- cluite, puis abandonnée, et à laquelle dans la suite il n'avait jamais pensé, parce que ce souvenir lui était trop pénible. Il lui rappelait une mauvaise action, un acte lâche, indigue, dont sa conscience était troublée... Et pourtant c'était bien elle I... il la reconnaissait bien à certaines par- ticularités qui font qu'il n'y a ja- mais deux femmes qui se ressem- blent. Malgré la pâleur maladive de la
ib
UL^i liliEi i U)X
Maslova, l'ovale un j^cu empâté de sa figure, c'étaient bien les mêmes traits.
— Pourquoi ne le disiez-vous pas plus tôt que vous vous appeliez Ca- therine ? continuait le président d'une voix affectueuse... Apprenez- nous maintenant votre nom de fa- mille.
— Je suis une enfant naturelle... répondit la Maslova.
— Comment vous appelait-on?... vous avez bien eu un parrain?
— On m'appelait Mikliaïlovna.
— Qu'a-t-elle bien pu faire? quel- les circonstances l'ont fait échouer sur ce banc d'infamie? continuait à penser Xeklioudoff visiblement gcné,
— Quelle est votre profession ? ajouta le président.
— Paysanne.
— Religion orthodoxe?
— Oui.
— Vous avez une occupation? La Maslova se tut.
— Voyons... répondez... fit le pré- sident.
— J'étais dans une maison de to- lérance... murmura la pauvre fille.
— Dans laquelle? demanda avsc sévérité l'assesseur à lunettes.
— Vous le savez bien... dit la Maslova avec un sourire, et elle regarda de nouveau le président.
Votre profession ? demanda le 'président à la Maslova.
Il y avait à ce moment dans l'ex- pression de sa figure quelque chose de si étrange, et Ton devinait tant de choses dans les simples mots qu'elle venait de prononcer que le président demeura rêveur.
— "Vous n'avez jamais passé en jugement?
— Non... répondit la Maslova.
— C'est bien... asseyez-vous.
L'accusée s'assit après avoir en- foui ses mains blanches dans les manches de sa robe de prisomiière.
Alors commença l'appel des té- moins qui sortirent après avoir dé- cliné leurs noms, puis le greffier don- na lecture de l'acte d'accusation.
L'acte d'accusation était ainsi ré- digé:
» Le 17 janvier... la police avait été informée jîar le gérant de l'hô- tel Mauritania que le négociant Te- raponte Smelkoff était mort subite- ment.
» Lors de l'inventaire que l'on avait fait des objets ayant appartenu à Smelkoff, on n'avait retrouvé ni l'ar- gent qu'il portait sur lui, ni sa ba- gue, un anneau d'or enrichi d'un dia- mant, et l'on pensa qu'il avait été empoisonné puis volé.
» Une instruction ouverte donna les résultats suivants :
» 1° Qu'il appert que le proprié- taire de l'hôtel Mauritania ainsi que le commis du négociant avec lequel Smelkoff avait fait des affaires lors de son arrivée à Pétersbourg, n'igno- raient pas que le défunt devait avoir sur lui 3.80U roubles touchés la veille dans une banque; que dans sa valise et dans son portefeuille on n'a seu- lement trouvé que 312 roubles et 16 kopecks;
» 2» Que la veille de sa mort,
Smelkoff a passé la journée et la
nuit en compagnie de la fille Lioubka
c^ui est allée deux fois dans sa
chambre;
» 3° Que cette fille a vendu à sa patronne une bague avec un brillant, ayant appart«iu à Smel- koff;
» 4° Que la fille de salle, Euphémia Botch- kova, le lendemain de la mort de Smelkoff, a mis en compte courant à la banque du Commerce la somme de 1,800 rou- bles;
» 50 Que selon le témoignage de la fille Lioubka, le garçon de cou- loir, Simon Kartinkine, lui a remis
ÏU'JSUBJiECTION
'7
une poudre eu lui conseillant de la verser dans le vin de Smelkoff, ce qu'elle a fait d'après ses propres aveux :
» Interrogée en qualité d'inculpée, la fille Lioubka a déposé qu'au mo- ment cù elle se trouvait dans la mai- son de tolérance dans laquelle elle
» En ce qui concerne l'empoisonne- ment de Smelkoff, la fille Lioubka a prétendu qu'à sa troisième visite dans la chambre du négociant, elle lui avait effectivement donné à boire,; sur les instances de Simon Kartin- kine, un verre de cognac dans lequel se trouvait une poudre qu'elle sup-
Le mgvri(i)il Sniclhn//' s'adoii/iuil a la diOawht
travaillait, elle a été effectivement chargée par Smelkoff d'aller à l'hôtel Alauritania pour y chercher de l'ar- gent. Là, ayant ouvert avec la clef qui lui avait été confiée, la valise du marchand, elle a pris 40 roubles ainsi que cela lui avait été ordonné, mais qu'elle n'avait rien pris pour elle, ainsi qu'en peuvent témoigner Simon Kartinkine et Euphémia P>ot- chkova eu présence desquels elle a ouvert et fermé la valise.
posait être un simple narcotique et cela afin que Smelkoff s'endonnît et qu'elle pût ainsi être libre plus tôt; elle a affirmé qu'elle n'avait pas pris d'argent et que la bague lui avait été offerte par le m.archand, parce qu'il l'avait frappé et qu'elle avait manifesté l'intention de le quitter.
» Interrogés en qualité d'inculpés, Euphémia J3otchkova et Simon Kar- tinkine avaient déposé comme suit:
» l'aiphéniia r>otchkova avait affir-
iS
liESVRRECTWN
nié qu'elle ne savait absolumcut rien au sujet de l'argent dérobé et qu'elle n'était pas entrée dans la chambre de Smelkoff, que c'était Lioubka qui y était venue et y avait fait ce qu'elle avait voulu. ISi l'on avait dé- robé quelque chose dans la cham- bre du marchand, elle ne pouvait être rendue responsable de ce vol, c'était Lioubka qui, seule, était coupable. A cet endroit de l'acte d'accusa- tion la Maslova tressaillit, et lança à la Botchkova un regard où se li- sait le plus protond étonnement.
» Lorsqu'on avait présenté à Eu- phémia Botchkova le reçu de la Banque de 1,800 roubles, continua le greffier, et qu'on lui avait demandé où elle s'était procuré une telle somme, elle avait répondu qu'elle avait gagné cet argent par un travail de dix-huit années avec Simon Kar- tinkine, qu'elle avait l'intention d'épouser,
» Questionné sur ce point, Simon Kartinkine avait, dans un premier interrogatoire, avoué qu'en compa- - gnie de la Botchkova^ poussée par la Maslova. qui était venue de la maison de tolérance avec les clefs de la valise, il avait volé l'argent et l'avait partagé avec les deux fem- mes. Il avait aussi avoué que c'était lui qui avait donné à la Maslova la poudre pour endormir le marchand... Dans un second interrogatoire, il était revenu sur ses déclarations et avait nié avoir participé au vol et avoir remis la poudre suspecte à la Maslova... Il avait alors rejeté sur cette dernière toute la responsabi- lité de l'acte commis.
» En ce qui concernait l'argent dé- jKsé à la banque du Commerce par la Botchkova, il avait affirmé que cet argent avait été gagné par cette fille et par lui en dix-huit années de service à l'hôtel et qu'il provenait de pourboires de clients généreux.
» Pour éclaicir à fond cette affaire, il fut jugé indispensable de procéder à l'autopsie de Smelkoff. On fit donc exhumer son cadavre et Ton procéda à l'analyse des viscères et de l'orga- nisme tout entier. Cette analyse ccnclut définitivement à la mort par empoisonnement. » En suite de quoi suivait dans
l'acte d'accusation le détail des con- frontations et des dépositions des té- moins et l'acte d'accusation se ter- minait ainsi :
« Le négociant Smelkoff, qui s'a- donnait à la boisson et à la débau- che, était entré en relations dans la maison de tolérance Kitaëff, avec la prostituée Catherine Maslova, sur- nommée Lioubka pour laquelle il avait un vif penchant. Le 17 jan- vier ...., se trouvant dans cette mai- son hospitalière, il avait envoyé Lioubka dans la chambre qu'il occu- pait à "l'hôtel Mauritania, après lui avoir remis les clefs de sa valise, afin qu'elle lui rapportât quarante roubles qui lui étaient nécessaires pour faire bombance et payer des consommations aux pensionnaires de la maison Kitaëff.
» Etant entrée dans la chambre, Catherine Maslova avait comploté avec la Botchkova et Kartinkine de I^rendre tout l'argent du marchand ainsi que les objets de valeur conte- nus dans sa valise et de partager le butin. Cette proposition avait été unanimement accueillie. »
Ici la Maslova sentit de nouveau un frisson lui passer le long du corps ; elle eut un geste brusque et le rouge lui monta au front.
« Cette proposition, continua le greffier, fut agréée et la Maslova eut la bague et probablement une petite somme d'argent qu'elle a dû cacher ou dépenser, car cette nuit-là elle était complètement ivre. Quand il s'agit de dissimuler les traces de leur mauvaise action, les trois complices décidèrent d'attirer de nouveau dans l'hôtel le négociant Smelkoff et là, de l'empoisonner avec de l'arsenic que possédait Kartinkine. Ceci décidé, la Maslova était rentrée à la maison de tolérance et là, après maintes agaceries, avait conseillé au mar- chand de l'emmener à l'hôtel Mau- ritania.
» Là, la Maslova avait versé la poudi'e mortelle dans le verre de Smelkoff et la mort n'avait pas tardé à faire son œuvre.
» En conséquence, le paysan Si- mon Kartinkine, âgé de trente-trois ans, la paysanne Euphémia Tranovna Botchkova, quarante-trois ans, et la
lŒSVRUECTWN
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fille Catherin o-Mikliaïlovna Maslova, vingt-sept ans, sont accusés d'avoir, le 17 janvier de l'année .... d'accord entre eux, volé au marchand Smel- koff la somme de 2,500 roubles, d'avoir ensuite résolu de le tuer dans le but de cacher les traces de leur crime et lui ont fait prendre un poison qui a déterminé la mort.
» Crime prévu par l'article 1455 du Code pénal.
» En conséquence de quoi le paysan Simon Kartinkine, Euphémia Botchkova et Catherine Maslova doi- vent être jugés par la cour d'assises avec le concours des jurés. »
Ainsi se terminait l'acte d'accusa- tion.
Il y eut dans la salle un soupir de soulagement... Le procès allait réellement commencer... on allait en- fin connaître la vérité... Seul, Nek- lioudoff n'éprouva pas ce sentiment: il était effrayé du meurtre commis par cette Maslova que dix ans aupa- ravant, il avait connue innocente et pure.
La lecture de l'acte d'accusation terminée, le président, après s'être entretenu quelques instants avec ses assesseurs, s'adressa à Kartinkine d'un ton qui signifiait nettement : Maintenant nous allons sûrement tout savoir...
— Paysan Simon Kartinkine, com- mença-t-il en se penchant à gauche.
Kartinkhine se leva, les bras au corps, la tête en avant, sans cesser de faire remuer ses joues.
— Vous êtes accusé d'avoir, le 17 janvier ...., de complicité avec Eu- phémia Botchkova et de Catherine Maslova, dérobé l'argent du mar- chand Smelkoff, de vous être ensuite procuré de l'arsenic et d'avoir décidé Catherine Maslova à verser ce poi- son dans un breuvage offert à Smel- koff qui n'a pas tardé à succomber. Vous reconnaissez-vous coupable?
— Je ne puis pas me reconnaître coupable... parce que...
Le président s'adressa ensuite à Euphémia Botchkova. •
— Euphémia Botchkova vous êtes accusée d'avoir, le 17 janvier, à l'hô- tel Mauritania, de concert avec Si- mon Kartinkine et Catherine Mas- lova, dérobé de rar<^cnt et une bague
dans la valise du marchand Smelkoff puis, ce vol accompli, de lui avoir fait boire de l'eau-de-vie empoison- née. Vous reconnaissez-vous coupa- ble?
— En rien... prononça vivement l'accusée... Je ne suis pas allée dans la chambre. C'est cette horreur de Maslova qui y est entrée. C'est donc bien elle qui a fait le coup.
— Vous expliquerez cela plus tard... Ainsi, vous ne vous reconnais- sez pas coupable?
— Absolument.
— C'est bien... Catherine Maslova, vous êtes accusée, venant de la mai- son de tolérance Kitaëff, de vous être introduite dans la chambre de l'hôtel Mauritania, occupée par le marchand Smelkoff, d'avoir ouvert sa valise et d'y avoir pris de l'argent et une bague, puis après avoir pai'- tagé le butin avec vos complices, vous êtes revenue avec Smelkoff et lui avez donné à boire une tasse empoisonnée... Vous reconnaissez- vous coupable?
— Je suis innocente, prononça vi- vement l'accusée ; je l'ai déjà dé- claré, et je le déclare encore... Je n'ai rien pris, rien... rien... rieni Quant à la bague, c'est Smelkoff qui me l'a donnée.
— Vous ne vous reconnaissez pas non plus coupable du vol des rou- bles?
— Je n'ai rien pris à part les qua- rante roubles que Smelkoff m'avait dit de prendre pour moi.
— En ce qui concerne la poudre versée dans le verre du marchand, vous reconnaissez-vous coupable?
— Je le reconnais... seulement on m'avait dit que cette poudre était inoffensive et qu'elle ferait dormir Smelkoff... Je ne voulais pas lui faire de mal... non... je ne le voulais pas. Je le jure devant Dieu I
— Ainsi vcus ne vous reconnaissez pas coupable du vol de l'argent et de la bague, poursuivit le président, mais vous avouez avoir versé la pou- dre dans le verre de Smelkoff?
— Je l'avoue, mais je croyais, je vous le répète, que cette poudre était sans danger... Je la lui ai versée dans son verre uniquement pour qu'il s'endorme... je ne voulais paâ lui
h'i:si;i,'RKCTJ(JN
faire du mal je vous l'assure.
— Très bien, fit le président, visi- blement satisfait des résultats obte- nus. Racontez maintenant comment les choses se sont passées.
Et il se renversa dans son fauteuil en tenant ses deux mains sur la ta- ble.
— Racontez tout... ne cherchez pas à tromper le tribunal... Vous pou- vez, par un aveu sincère, mériter quelque indulgence.
La Maslova, les yeux fixés sur le juge, demeurait silencieuse.
— Voyons... parlez : dites-nous comment cela s'est passé?
— Comment ça s'est passé? ré- pondit vivement la Maslova. Je suis arrivée à l'hôtel; on m'a conduite dans sa chambre... il était déjà ivre...
Je suis innocente, dit vivement la Maslova.
Ce fut avec une exjpressicn d'épou- vante qu'elle prononça le mot « il »... Je voulais sortir et il m'a retenue.
Puis elle se tut, comme si elle avait perdu soudain le fil de ses idées ou s'était rappelée autre chose.
— Et après?
— Après ? après ? je suis restée quelque temps avec lui... et je suis rentrée à la maison.
A ce moment le substitut se sou- leva un peu et s'accouda avec une pose affectée sur un des bras de son fauteuil.
— Vous désirez poser une question à l'accusée? demanda, le président.
Et sur la réponse affirmative du substitut, il lui fit comprendre d'un geste qu'il pouvait parler.
— J'aurais voulu demander à l'ac- cusée si avant le crime elle connais- sait Simon Kartinkmc...
Et tout en regardant la Maslova, il pinçait les lèvres et prenait un air sévère.
Le président répéta la question, et l'accusée se mit à fixer le substitut d'un air hébété.
— Simon ? répondit-elle... oui, je le connaissais.
— Je désirerais savoir maintenant en quoi consistaient vos relations avec Kartinkine... le voyiez-vous souvent ?
— En quoi consistaient nos re- lations? IJ me faisait venir chez des clients... mais entre lui et moi, il n'y a jamais rien eu... répondit la Mas- lova en promenant tout à tour des regards inquiets sur le président, puis sur le substitut.
— J'aurais voulu savoir pourquoi Kartinkine amenait uniquement la Maslova à ses clients... il eût pu leur amener d'autres filles... ajouta le substitut, en clignant malicieuse- ment de l'œil.
— Je ne sais pas... Pourquoi le saurais-je ? répondit la Maslova en regardant de côté et d'autre d'un air inquiet, puis en arrêtant un moment ses yeux sur Neklioudoff : Kartin- kine faisait venir celles cj^u'il vou- lait...
— Me reconnaîtrait-elle ?... pen- sait avec terreur Neklioudoff dont le sang afflua soudain au visage. Mais la Maslova ne l'avait pas plus re-
RESURRECTION
marqué que les autres, et elle se re- mit à regarder le substitut avec inquiétude.
— L'accusée nie!... Cela prouverait qu'entre elle et Kartinkine pouvaient exister des relations intimes... Très bien: je n'ai plus rien à demander.
Et le substitut rentra son coude, puis se mit à prendre des notes. En réalité, il ne prenait aucune note et s'amusait à repasser sa plume sur les mots qu'il avait écrits précé- demment. Ayant remarqué que le président et les avocats griffonnaient quelque chose après une question captieuse posée dans le but d'inti- mider l'accusée, il trouvait bien de faire comme eux.
Le président fut quelques instants sans s'adresser à l'accusée, car il se concertait avec l'assesseur à lunettes, afin de savoir s'il était d'avis de po- ser les questions préparées à l'avance.
— Que se passa-t-il ensuite? de- manda-t-il à l'accusée.
— Je suis rentrée à la maison, répondit la Maslova en regardant le président avec plus d'assurance. J'ai remis l'argent à la patronne et je me suis coucliée. A peine étais-je endormie que la fille de service, Berthe, vint me réveiller. « Descends, dit-elle, ton marchand est là... » Je ne voulais pas me lever, mais ma- dame insista. Il était là... pronon- ça-t-elle de nouveau avec un trem- blement dans la voix, comme si ce mot « il » l'eût terrifiée... Il régalait les pensionnaires... Il avait déjà dé- pensé tout son aroent et voulait en- core commander du vin.
C'est alors qu'il m'a envoyée dans sa chambre, après m'avoir dit où se trouvait son argent et combien il fallait prendre... Et je suis allée chez lui...
Pendant ce temps, le président qui parlait tout bas à son assesseur de gauche n'avait pas entendu ce qu'avait dit la Maslova, mais afin de montrer qu'il écoutait, il répéta les dernières paroles de l'accusée.
— Vous y êtes allée... et alors?
— Une fois arrivée à l'hôtel, j'ai fait tout ce qu'il m'avait ordonné... je suis entrée dans sa chambre... mais ne voulant pas y entrer seule.
j'ai appelé Simon Mikhaïlovitch... et cette femme... Et elle désigna la Botchkova.
— Elle ment... je ne suis pas en- trée avec elle... commença la Botch- kova... Mais on l'interrompit aus- sitôt.
— En leur présence, j'ai pris qua- tre petits billets rouges de dix rou- bles, continua la Maslova en fron- çant le sourcil.
— L'accusée a-t-elle remarqué en prenant les quarante roubles com- bien il y avait d'argent dans la va- lise ? demanda de nouveau le sub- stitut.
La Maslova eut un frisson dès les premiers mots du substitut. Sans Î3ien s'en rendre compte, elle sentait que cet homme lui voulait du mal.
— Je n'ai pas compté, répondit- elle... j'ai vu seulement qu'il y avait aussi des billets de cent roubles.
— Ah ! parfait î l'accusée a vu les billets de cent roubles... Je n'ai plus rien à demander.
— Et alors, vous avez apporté l'argent à votre client? continua le président en tirant sa montre.
— Oui... je l'ai apporté.
— Et ensuite?
— Ensuite je suis montée de nou- veau avec lui... balbutia la Maslova.
— Comment lui avez-vous fait prendre la poudre?
— Comment ? Mais je l'ai mise dans de l'eau-de-vie... et la lui ai donnée dans un verre.
— Pourquoi avez-vous fait cela ? L'accusée soupira et répondit:
— Il ne voulait pas me laisser par- tir... il m'avait fatiguée... alors je suis sortie dans le couloir et j'ai dit à Simon Mikhaïlovitch: «S'il pou- vait me laisser partir! je suis si lasse... » Simon m'a répondu : « Il nous embête aussi ce particulier-là... si nous lui donnions une poudre sopo- rifique il s'endormirait et tu pour- rais t'en aller...» J'ai répondu: «C'est cela, » cai' je croyais que la poudre qu'il me proposait était inoffensive. Bref, il m'a donné un petit paquet ot je suis rentrée dans la chambre. Mon client, qui était couché dans la nielle du lit, m'a ordonné aussi- tôt do lui apporter du cognac. J'ai
RESUîiïïECTION
pris sur la table une bouteille d'eau- de-vie et en ai rempli deux verres: un pour lui, l'autre pour moi... Dans un verre j'ai mis la poudre et je le lui ai présenté. Est-ce que je le lui aurais donné, si j'avais sul
— Et comment la bague se trou- vait-elle chez vous? demanda le pré- sident.
— Il m'en avait fait cadeau.
— Et quand?
— Au moment où je suis arrivée dans sa chambre... Comme je vou- lais m'en aller, il m'a frappée sur la tête, m'a cassé mon peigne; je me suis fâchée... je voulais partir... Alors il a pris à son doigt la bague dont il est question et me l'a donnée pour que je reste.
Le substitut s'était levé et de son air doucereux avait demandé la per- mission de poser encore une ques- tion à l'accusée... Le président l'y ayant autorisé, il pencha la tête sur son col brodé et demanda:
— J'aurais voulu savoir combien de temps l'accusée est restée dan.s la chaDibre du marchand Smelkoff.
De nouveau la. Maslova fut prise de peur et répondit en promenant des regards inquiets du substitut au président:
— Je ne me rappelle pas.
— L'a.ccùsée se souvient-elle si elle entra quelque part dans l'hôtel en sortant de la chambre de son client?
Après un moment de réflexion la Maslova répondit:
— Je suis en effet entrée dans une chambre voisine qui était inhabitée.
— Et pourquoi y ôtes-vous en- trée ? demanda le substitut en sadressant directement à l'accusée.
— Pour me rhabiller et attendre une voiture.
— Kartinkine était-il dans cette chambre avec vous?
— Il y est entré aussi.
— Pourquoi y est-il entré?
— Ccmme il restait de l'eau-de- vie... Xcus l'avons bue ensemble.
— Ah! ahl vous avez bu ensem- ble... très bien... et de quoi avez-vous parlé ?
La figure de la Maslova s'empour- pra.
— Mais nous n'avons parlé de rien, répondit-elle. J'ai tout dit... je ne
sais plus riou... Faites de moi ce que vous voudrez... Je ne suis pas cou- pable... voilà tout...
— Je n'ai plus rien à demander, fit le substitut... puis il se mit à écrire sur le brouillon de sa plaidoi- rie les aveux de l'accusée en ce qui concernait son entrée avec Simon dans la chambre inhabitée.
Il y eut un silence.
Le président après s'être entrete- nu quelques instants avec son asses- seur de gauche, annonça que l'au- dience était suspendue pour dix mi- nutes... Puis il se leva très vite et quitta la salle.
Quand les juges furent sortis, les jurés se levèrent; les avocats et les témoins les imitèrent et se répan- dirent de tous côtés avec l'évidente satisfaction d'avoir déjà accompli la majeure partie de leur mission so- ciale.
Nekljoudoff était entré dans la salle des délibérations et s'était assis près de la fenêtre, pensif.
Ainsi c'était bien Katioucha!
La première fois qu'il avait vu cette pauvre fille, il finissait sa troi- sième année d'Université et prépa- rait sa thèse sur la propriété agraire. Il s'était installé chez ses tantes. Là, pensait-il, il serait au mieux peur travailler loin du bruit, dans le calme le plus absolu.
Neklioudoff était à l'âge où pour la première fois l'adolescent se trouve dans cet état d'esprit particulier qui lui fait apprécier vivement toute la beauté de la vie, où il se berce d'il- lusions, l'imagination remplie de rê- ves vagues et délicieux.
Il avait lu à l'Université la Social Staties, de Spencer, et les idées de ce philosophe sur la j^ropriété agraire avaient produit sur lui une impres- sion d'autant plus forte qu'il était lui-même le fils d'un gros proprié- taire.
Son père n'était pas très riche, mais sa mère avait reçu en dot près
RKSUERECTIOiy
de dix mille déciatines de terres. Pour la première fois de sa vie, il comprit alors tout ce qu'avait d'au- guste la propriété particulière, et comme il était de ces hommes pour lesquels le sacrifice, au nom des exi- gences morales, représente le sum- mum de satisfaction, il avait décidé de ne pas profiter de son droit de possession et il avait immédiatement distribué aux paysans les terres qui lui venaient de l'héritage paternel.
C'était sur ce thème qu'il prépa- rait sa thèse.
Tout à son travail, il avait passé
'S Â^\ É
Il finissait sa troisicmc année d'Université.
son premier mois chez ses tantes sans même remarquer Katioucha, cette fille demi-pupille, demi-servante, dont les yeux noirs avaient cepen- dant quelque chose de si troublant.
Neklioudoff, élevé sous l'aile de sa mère, n'avait pas encore, à dix-neut ans, senti s'éveiller en lui les désirs de la puberté. Il rêvait bien de femmes, mais de femmes qui pour- raient devenir des épouses, les au- tres pour lui n'existaient pas. Cepen- dant, il arriva que le jour de l'As- somption une voisine vint chez ses tantes avec ses enfants: deux jeunes filles, un collégien et un jeune pein- tre de modeste origine, qui était en villégiature chez cette dame.
Après le thé, on se mit à jouer au « goriolki » sur la pelouse et Katiou- cha fut de la partie. Après quelques poursuites, le moment arriva où
Neklioudcff dut courir après Katiou- cha... 11 lui était toujours agréabl©^ de voir la jeune fille, mais il ne lui était jamais venu à l'esprit de lui faire la cour.
— Oh I ceux-là, on ne les attra- pera pas facilement, dit le jeune peintre en désignant Neklioudoff et Katioucha.
On donna le signal et Katioucha mettant sa petite main nerveuse dans celle de Neklioudoff se mit à courir tant qu'elle put, et l'on enten- dait le bruit que faisaient ses jambes en frappant son jupon empesé.
Neklioudoff, poursuivi par le pein- tre, ne voulait point se laisser pren- dre; cependant Katioucha allait être rejointe... Une haie de lilas barrait la pelouse sur la gauche... Katiou- cha fit signe à Neklioudoff et il la rejoignit, mais derrière les lilas il y avait un fossé qu'il ne connaissait pas... Il trébucha, tomba^ puis se releva aussitôt en riant. Il alla vers Katioucha qui, les yeux brillants ocmme une groseille humide, s'avan- çait à sa renccntre. Les deux jeunes gens se prirent la main.
— Vous vous êtes piqué, dit Ka- tioucha en rajustant ses cheveux de sa main restée libre... et en fixant Neklioudoff.
— Je ne savais pas qu'il y eût un fossé par ici... dit-il- en souriant, et en ne lâchant pas la main de la jeu- ne fille.
Elle s'approcha de lui et leurs vi- sages se touchèrent presque; il lui pressa la main et lui mit un baiser sur les lèvres.
— Oh I fit Katioucha en se déga- geant d'un mouvement brusque... et elle s'enfuit.
Arrivée près du buisson de lilas, elle en cueillit deux branches toutes fleuries, éventa ses joues rouges et brûlantes, jjuis, après avoir lancé un nouveau regard à Neklioudoff, alla retrouver les autres joueurs.
Neklioudoff et Katiouclia se sen- tirent attirés l'un vers l'autre par un sentiment des plus vifs.
Dès que Katicuclia entrait dans sa chambre, eu que seulement de loin il apercevait le tablier blanc de la jeune fille, Neklioudoff était dans le ravissement... Tout à ses veux
2.}
BESunnECTJoy
devenait plus gai, plus intéressant... son existence s'ensoleillait... Quant à la jeune fille, elle éprouvait les mêmes sentiments... Neklioudoff re- cevait-il une lettre désagréable de sa mère, sa thèse n'avançai t-elle pas, se sentait-il au cœur une indéfinis- sable tristesse, il n'avait qu'à 'se rap- peler qu'il y avait Katioucha, qu'il allait bientôt la voir et son front s'illuminait.
Ils ne pouvaient se parler qu'à de courts intervalles, en de brèves ren- contres, dans les couloirs, sur le bal- con, dans la cour, et quelquefois dans la chambre de la vieille bonne des tantes, Matriona Pavlovna, et dans ime petite pièce où quelquefois Nek- lioudoff venait prendre le thé.
Et ces conversations en présence de Matriona Pavlovna étaient des plus agréables. Quand les deux jeu- nes gens se trouvaient seuls, ils étaient gênés et leurs yeux disaient tout autre chose que ce que pronon- çaient leurs lèvres. Ils éprouvaient un sentiment étrange qu'ils ne s'ex- pliquaient pas et se séparaient pres- que aussitôt.
Ces relations durèrent tout le temps que Neklioudoff demeura chez ses tantes. Celles-ci avaient remar- qué l'amitié de leur neveu pour Ka- tioucha. La tante Maria Ivanovna craignait que Dimitri n'eût déjà eu des rapports avec sa filleule... mais ses craintes n'étaient point fondées. Neklioudoff aimait Katioucha d'un amour irmocent, et c'était cette inno- cence môme qui était la gardienne de leur vertu. Non seulement il ne dési- rait pas la posséder, mais encore il ne croyait pas que cela pût arriver.
La poétique Sophie Ivanovna, l'autre tante, tremblait à l'idée que Dimitri pût songer à épouser Ka- tioucha malgré sa basse extraction... Cette crainte n'était pas sans rai- son: si Neklioudoff eût été réelle- ment amoureux, et surtout si on avait voulu lui persuader qu'il ne pouvait et ne devait unir sa vie à celle de cette fille, il aurait pu arri- ver que le jeune homme n'en fît qu'à sa tête. Mais ses tantes ne laissaient rien jjaraître de leurs craintes et le juince partit sans avoir avoué son amour à Katioucha.
Lorsqu'il quitta la maison de ses tantes et que Katioucha, ses grands yeux noirs voilés de larmes, l'accom- pagna sur le perron, il comprit tout de suite qu'il abandonnait peut-être quelque chose de beau, de précieux... quelque chose c[u'il ne retrouverait peut-être jamais...
Pendant trois ans, Neklioudoff ne revit pas Katioucha. Il ne la retrou- va que lorsqu'il venait d'être promu officier et qu'il s'était arrêté chez ses tantes avant d'aller rejoindre son ré- giment.
Il était bien changé: c'était main- tenant un bel homme. Trois ans au- paravant, il n'était qu'un adolescent honnête, prêt à tous les dévoue- ments, prêt à se sacrifier pour une bonne cause... Maintenant c'était un égoïste, un dépravé qui ne songeait qu'à son plaisir personnel. Autrefois, le monde tout entier était pour lui une énigme qu'il essa3'ait de déchif- frer, maintenant tout ce monde lui semblait clair et simple. Autrefois la femme ne lui apparaissait qu'à travers un voile mystérieux, comme un être idéal; maintenant l'opinion qu'il avait des femmes, de toutes les femmes — celles de sa famille ex- cepté — était très arrêtée: la femme n'était pour jui qu'un des meilleurs instruments de jolaisirs et de dou- ceurs.
Autrefois il n'avait pas besoin d'argent et touchait à peine au tiers de ce que lui donnait sa mère; il pouvait même se désister du bien pa- ternel en faveur des paysans : main- tenant les 1.500 rout)les qu'on lui donnait par mois ne lui suffisaient plus.
Ce teiTible changement s'était opéré du jour où il avait cessé de . croire en lui pour croire à autrui. Dans les débuts ,il avait bien lutté, mais le combat qu'il avait à soutenir était trop rude.
Neklioudoff, avec sa fougue natu- relle, s'abandonna donc à cette nou- velle existence, encouragé d'ailleurs par tous ceux qui l'entouraient... il finit par étouffer en soi la voix qui réclamait autre chose. Cette trans- formation était complète lors de son entrée au réo-iment.
RESURRECTION
25
Peut-être tenait-il à revoir Katiou- atmosphère de tendresse et d'amour, cha? Peut-être y avait-il dans le Les vieilles filles, qui adoraient
fond de son âme une mauvaise iu- lour neveu, le revirent cette fois-ci
'^N^orf;,,
,C^,^ir^^'
Nehlioudii/J hii mit un baUer si(r les Icnrx
tention; en tout cas, il ne se l'avouait pas, et il essayait de se persuader qu'il avait simplement voulu passer quelque temps dans un lieu où il s'était trouve si bien dans une douce
avec plus de joie qu'à l'ordinaire. Dimitri partait en campag:ne : il pouvait être blessé, une balle pou- vait le tuer, et cela les remplissait de trouble.
lŒSVRRKCTlON
Dès qu'il eût aperçu Katiouclin, Dimitri avait senti se réveiller eu lui les sentiments d'autrefois. Ses
Que me voulez-vous ? demanda Katioucha.
grands yeux noirs étaient toujours aussi beaux. Comme autrefois, il ne pouvait sans émotion voir son tablier blanc, il ne pouvait sans en éprouver de la. joie entendre son pas, sa voix, son rire... il ne pouvait sans atten- drissement regarder ses yeux noirs et brillants; surtout quand elle sou- riait, il éprouvait une sorte de gêne en la voyant rougir dès qu'elle l'aper- cevait.
Il sentait qu'il était amoureux, mais cet amour ne ressemblait en rien à celui qu'il avait ressenti autre- fois et qui était alors enveloppé de mystère.
Comme dans tout homme, en Nek-
lioudoff il y avait deux êtres : l'un, purement moral, fait d'un peu d'al- truisme, l'autre, purement égoïste, ne voyant que son bien à lui... Depuis qu'il avait connu la vie de garnison, l'homme animal s'était développé en lui aux; dépens de l'homme con- templatif. Ayant revu Katioucha et éprouvant à son égard les mêmes sentiments qu'autrefois, il sentit sourdre dans son cœur un instinctif besoin de possession.
Et jusqu'à Pâques, une lutte in- consciente et troublante se livra dans son cœur.
Intérieurement, il se disait bien qu'il devrait partir, qu'il n'avait pas de raison pour prolonger son séjour chez ses tantes, mais il se sentait si heureux qu'il refusait de se rendre à la raison et il restait.
Un matin, un coup frappé à la porte le réveilla... Il reconnut la fa- çon de frapper de Katioucha... A la hâte il sauta du lit, s'habilla et s'écria:
— Katioucha!... c'est toi? Entre... La jeune fille entr'ouvrit la porte.
— On vous attend pour déjeuner, dit-elle.
Elle regardait Neklioudoff dans les yeux et sa figure rayonnait com- me si elle venait de lui annoncer quelque chose d'infiniment heureux.
— J'y vais tout de suite, répon- dit-il, en prenant un peigne pour réparer le désordre de sa chevelure.
Katioucha resta un instant sans dire un mot. Soudain, il jeta son pei- gne et s'élança vers elle, mais la jeune fille, avec une grande légè- reté, échappa à son étreinte et sortit dans le couloir.
— Quel imbécile je suisi se dit Neklioudoff !... j'aurais dû la rete- nir.
Et il courut dans le couloir pour la rattraper.
Ce qu'il voulait d'elle, il n'en sa- vait rien, mais il regrettait, lors- qu'elle était entrée dans sa chambre, de n'avoir point fait ce que tout autre à sa place n'eût pas manqué do faire.
— Katioucha!... attends, dit-il. Elle se retourna.
— Que me voulez-vous ? dit-elle en s'arrêtant.
liKSUmiECTWN
27
— Rien... mais...
Et faisant un effort sur lui-même, il prit Katioucba par la taille.
Elle demeura immobile et le re- garda dans les yeux:
— Il ne faut pas, il ne faut pas, Dimitri Ivanovitch, balbutia-t-elle, et de sa petite main nerveuse elle écarta le bras qui l'enlaçait.
Neklioudoff la lâcha et se sentit honteux, gêné... Il eût dû en cet instant céder à ce bon mouvement, mais il ne comprit pas que cette honte et cette gêne étaient de beaux sentiments; au contraire, il lui sem- bla que c'était de la bêtise, qu'il devait faire comme tout le monde...
Il rejoignit la jeune fille, l'enlaça de nouveau et l'embrassa au cou.
— Que faites-vous Là? s'écria-t-elle d'une voix tremblante, et elle s'enfuit en courant,
Neklioudoff acheva sa toilette et se rendit dans la salle à man- ger.
Ses tantes, en grande toilette, le médecin et une voisine étaient déjà assis autour de la table sur laquelle on venait de servir les hors-d'œuvre. Dans ce milieu calme, Neklioudoff était seul agité. Il ne comprenait rien à ce qu'on lui di- sait, répondait mal à propos et pensait seu- lement au baiser qu'il avait donné à Katiou- cha. Il lui était impos- sible de songer à autre chose.
Lorsqu'elle entra dans la salle à man- ger, il s'efforça de ne point la regarder, mais son être entier subis- sait sa présence.
Immédiatement après le déjeuner, il passa dans sa cham- bre. Il était dans un état de surexcitation extrême. Longtemps il se promena de long en large, prêtant l'oreille au moindre bruit, dans l'espoir d'entendre le pas de Katioucha.
.Vers le soir, elle dut
aller dans la chambre voisine de celle qu'il occupait. Le docteur allait pas- ser la nuit au château et Katioucha vint faire le lit de l'invité. Au bruit qu'elle fit, Neklioudoff se dressa, puis, avec mille précautions, étouffant ses pas, et retenant sa respiration comme s'il allait commettre un crime, il entra derrière elle dans la chambre. Ainsi, lorsque Neklioudoff lisait, pensait, parlait de Dieu, de la vérité, de la richesse, de la pauvreté, tous ceux qui l'entouraient le considé- raient en souriant et l'appelaient le « cher philosophe ». Qu'il était chan- gé aujourd'hui !
m-
Q)ii> fatirs-vmis '/ nn/ri»iirni>-rl'r.
28
liESURRKCTWN
Katioucha s'étant retournée, re- garda le jeune homme en souriant, mais dans ce sourire, qui ne ressem- blait pas à ceux d'autrefois, il y avait de la crainte et de l'angoisse.
Un instant Keklioudoff s'arrêta. Là encore, la lutte contre son ins- tinct était possible, songeait-il,_ tou- jours accoudé à la fenêtre des jurés. Mais, hélas I il n'en avait rien fait. Il s'approcha de Katioucha, la sai- sit et la fit asseoir sur le lit... puis il s'assit à côté d'ello.
— Dimitri Ivanovitch, mon ami, de grâce, laissez-moi, suppliait la jeune fille. J'entends Matriona Pavlovna qui arrive...
Et brusquement elle s'arracha à l'étreinte de Neklioudoff.
Quelqu'un s'approchait de la porte.
— Katioucha, murmura Kekliou- doff, j'irai te voir cette nuit. Tu seras seule?
— Oh ! non ! non ! pour rien au monde je ne voudrais que vous ve- niez I Il -ne faut pas, entendez-vous... il ne faut pas... disaient ses lèvres, mais toute sa personne étrange- ment troublée disait le contraire.
C'était en effet Matriona Pavlovna qui arrivait.
Neklioudoff sortit sans dire un mot. Il n'éprouvait même aucun sentiment de h ente. Il avait compris, à la façon dont Matriona Pavlovna l'avait regardé, qu'elle le blâmait sévèrement, et il se rendait très bien compte que la vieille femme avait raison, car ce qu'il faisait, ou s'apprêtait à faire, était très mal; mais le jeune homme, dominé par la passion bestiale, ne raisonnait plus. Il ne cherchait qu'une chose mainte- nant: contenter son désir.
Toute la soirée il se sentit mal à l'aise. Tantôt il entrait chez ses tan- tes, tantôt il les quittait pour aller sur le perron ou pour regagner sa chambre. Une idée, une seule, loccu- pait son esprit : comment trouver l'occasion de voir Katioucha seule? JVIais Matriona Pavlovna veillait...
Ainsi se passa toute la soirée et la nuit vint. Le docteur alla se cou- cher, les tantes l'imitèrent. Nekliou- doff savait que Matriona Pavlovna était maintenant près d'elles et que Katioucha se trouvait seule.
Il sortit sur le perron et s'avança jusqu'à la fenêtre de Katioucha.
Son cœur battait si violemment dans sa poitrine qu'il en entendait les battements; sa respiration était courte, haletante, et de temps à autre un soupir s'échappait de ses lèvres.
Une petite lampe éclairait la chambre de Katioucha. La jeune fille assise devant une table et les yeux clos, avait l'air de songer.
Neklioudoff restait sans bouger, re- gardant toujours Katioucha qui con- tinuait à rêver et il eut un moment pitié d'elle: mais, chose singulière! cette pitié ne faisait qu'aviver le désir qu'il avait de la tenir dans ses bras.
Il frappa à la fenêtre. Katioucha frissonna de tout son être, et, se le- vant en sursaut, s'approcha de la fenêtre et colla son visage contre la vitre.
Elle semblait très inquiète : enfin elle le reconnut, et lui sourit... mais dans ce sourire il y avait de la frayeur. Il lui fit signe de venir le rejoindre dans la cour, mais elle secoua négativement la tête et resta à la fenêtre.
Neklioudoff s'approcha plus près de la vitre; il allait lui crier de sor- tir, mais en ce moment Katioucha se tourna vers la porte... Quelqu'un l'avait probablement appelée.
Neklioudoff s'éloigna un instant, puis s'approcha encore une fois de la chambre où brûlait toujours la lampe de Katioucha: la jeune fille était de nouveau assise devant sa ta- ble. Il frappa; mais sans regarder cette fois qui avait frappé, elle sor- tit et il l'entendit fermer la porte.
Il ne fit qu'un bond et alla l'at- tendre dans l'antichambre, et là, sans dire un mot, l'enlaça avec force. Elle se blottit contre lui, re- leva la. tête et sembla tendre ses lèvres.
Mais soudain une porte claqua avec violence et la voix furieuse de Ma- triona Pavlovna cria par deux fois :
— Katioucha! Katioucha!
La jeune fille s'arracha à l'étreinte de Neklioudoff, rentra dans sa cham- bre qu'elle ferma au verrou, et tout devint silencieux.
RESVBJiKCTIO^
ûi)
Neklioudoff, après avoir suivi le corridor, regagna sa chambre. Mais après quelques instants, il sortit et s'approcha à pas de loup de la porte de Katioucha...
Evidemment elle ne dormait pas.
A peine eut-il prononcé son nom qu'elle sursauta, s'approcha vive- ment de la porte et s'efforça de lui faire comprendre qu'il devait s'en aller.
— De quoi cela a-t-il l'air? Vrai- ment, vous n'y . pensez pas, vos tantes vont entendre, chuchotait- elle d'une voix tremblante, tandis que tout son être semblait dire : « Je suis à toi tout entière. »
Et Neklioudoff ne se trompa point au ton de ces paroles.
— Une minute seulement : iouvre- moi..., je t'en supplie, prononça-t-il, perdant complètement la tête.
Katioucha se tut; il entendit sa main qui cherchait la targette du verrou. La porte s'ouvrit et Nek- lioudoff entra dans la chambre. Il souleva la jeune fille vêtue seule- ment d'une chemise de toile avec les bras nus, puis il l'étreignit.
— Ah! que faites-vous? que fai- tes-vous? murmurait-elle...
Mais lui n'entendait plus rien : le sang bourdonnait dans sa tête et il emportait Katioucha chez lui.
— Ah! il ne faut pas! il ne faut pas! laissez-moi..., balbutiait-elle..., en se serrant toutefois contre lui...
Lorsque, tremblante et muette, elle quitta la chambre de Nekliou- doff, celui-ci se mit à penser, cher- chant à comprendre ce qui venait de se passer.
— Qu'est-ce que cela, après tout? un grand bonheur ou un grand mal- heur ? se demandait Neklioudoff... Bah ! tous les hommes agissent de même.
Et il s'endormit.
Le lendemain, Neklioudoff pen- sait que, bien qu'il fût obligé de re- noncer à goûter encore les joies de l'amour, son départ aurait au moins cet avantage de couper court à des relations qui eussent été difficiles à maintenir... Il pensait aussi qu'il était nécessaire de donner quelque argent à Katioucha, non point que cet argent
fût bien nécessaire à la pauvre en- fant, mais parce que cela se faisait d'habitude ainsi...
Le jour de son départ, après le dî- ner, il guetta Katioucha dans l'an- tichambre.
Katioucha i-cpnu.ysail l'offrande.
En l'apercevant, elle rougit un peu et voulut lui échapper, mais il la retint.
— Je voulais te faire mes adieux, dit-il, en froissant dans sa main une envelo^Dpe qui contenait un billet de cent loubles... Voilà pour toi...
Katioucha eut un regard sombre, «ecoua tristement la tête et d'un geste repoussa l'offrande.
— Prends donc..., balbutia Nek- lioudoff en glissant l'enveloppe dans le corsage de la jeune fille... Fuis, en proie à un véritable remords, il couiiit à sa chambre.
Là, il marcha, longtemps. Que faire? N'est-ce pas toujours ainsi ? pensait-il. N'est-ce pas de cette fa- çon qu'avait procédé Chenboc, son ami, avec une gouvernante qu'il avait séduite? Son oncle Gricha n'avait-il
1Œ8VR1ŒCT10N
I^as fait de même? Son propre père ne s'était-il pas conduit de même ma- nière avec une paysanne dont il avait eu un fils naturel, ce petit Nitenka qui vivait encore?
Et il concluait que si tous agissent ainsi, c'est que cela est absolument naturel.
C'est ainsi qu'il essayait, mais sans y parvenir, de trouver une ex- cuse à sa mauvaise action.
Dans son for intérieur, il savait très bien qu'il avait mal agi, qu'il avait agi lâchement et qu'il ne pour- rait plus désormais se poser comme autrefois en homme scrupuleux, en homme de cœur... Et cependant il devait conserver un masque de fausse honnêteté 1 La vie dans la- quelle il entra, étouffa bientôt en lui ce souvenir pénible et doulou- reux.
Les nouveaux camarades, le voya- ge, la guerre..., tout cela lui fit ou- blier le passé.
Et voici que maintenant une ex- traordinaire circonstance le lui rap- pelait; voici que le hasaid le for- çait à se souvenir; mais ce n'était pas encore le regret de sa faute qui torturait sa conscience..., il redou- tait que le défenseur de la Maslova ne racontât cette vilaine histoire et ne le couvrît de honte aux yeux de tous...
yi
Tel était l'état d'âme de Nekliou- doft au moment où il se rendait du tribunal à la chambre des jurés.
Lorsque l'huissier vint inviter les jurés à rentrer dans la salle d'au- dience, Neklioudoff eut peur: il lui sembla que ce n'était pas lui qui allait juger, mais qu'au contraire, c'était lui l'inculpé.
Il regagna sa place, affecta un air calme, mais il était intérieure- ment fort troublé.
Les accusés que l'on avait fait sortir furent ramenés devant le
L'interrogatoire des témoins com-
mença, puis, quand ils eurent décli- né leurs noms, profession, religion, etc., on leur demanda comment ils désireraient être questionnés — avec ou sans serment.
Quand les témoins eurent prêté serment, on les emmena dans une pièce séparée, à l'exception de la patronne de la maison de tolérance, M°ie Kitaëff, que l'on commença à interroger.
La Kitaëff, avec un sourire affecté, raconta ce qu'elle savait:
— Le garçon d'hôtel, Simon, dit- elle, était venu chercher une de mes pensionnaires pour un riche né- gociant de Sibérie. Au bout de quel- que temps, cette fille revint en com- pagnie de son client qui, déjà très « allumé », continua dans mon éta- blissement à boire et à régaler les femmes ; puis, comme il s'était aper- çu qu'il n'avait plus d'argent, il envoya dans sa chambre cette même Liou'bka pour laquelle il avait une préférence marquée.
— Quelle opinion avez-vous de l'accusée î demanda d'un air gêné l'avocat que l'on avait désigné d'of- fice pour défendre la Maslova.
— J'en ai la meilleure opinion, lépondit la Kitaëff. C'était une fille instruite et distinguée. Elle a été élevée dans une bonne famille. Elle avait peut-être le défaut de boire un IDCu, mais ne s'oubliait jamais... C'est réellement une bonne fille.
Katioucha regarda la matrone avec reconnaissance, puis reporta ses yeux sur les jurés... Elle les ar- rêta même un instant sur Nekliou- doff et le prince se sentit gêné : ces prunelles noires, d'une effrayante fixité, lui donnèrent un frisson.
Les deux yeux noirs de la Maslova lui rappelaient cette affreuse nuit... « Elle m'a reconnu, » pensa-t-il... Et il se rapetissa comme un enfant qui a peur.
Mais la Maslova ne l'avait pas distingué d'entre les autres jurés.
Elle eut un soupir et se mit de nouveau à regarder le président. Neklioudoff soupira aussi : « Ah I que je voudrais que tout cela fût terminé 1 » Il éprouvait maintenant une impression qu'il avait eue sou- vent à la chasse lorsqu'il lui fallait
RESURRECTION
3^
achever un oiseau blessé... L'oiseau se débat dans la carnassière, cela vous fait quelque chose ; on hésite et cependant en a envie de rachever au plus vite pour mettre fin à sa souffrance. C'était le même senti- ment qu'il éprouvait en écoutant les dépositions des témoins.
Mais on eût dit que tout concou- rait à faire traîner l'affaire en lon- gueur. Après l'interrogatoire des té- moins, le rapport de l'expert, après une foule de questions inutiles posées par les juges, par le substitut et les défenseurs, le président proposa aux jurés d'examiner les pièces à convic- tion. Ces objets étaient tous cache- tés et revêtus d'une étiquette.
Les jurés se préparaient déjà à examiner ces objets quand le subs- titut se leva de nouveau pour dire qu'avant de procéder à l'examen des pièces à ccnviction, il était de toute nécessité d'entendre la lecture de l'expertise pratiquée sur le cadavre du marchand Smelkoff.
Le président dut accéder à cette demande. Alors le greffier prit un papier et, de sa voix grasseyante, se mit à lire d'un ton monotone le rap- port...
Quand le greffier se tut, le prési- dent invita de nouveau les jurés à examiner les pièces à conviction.
— Messieurs les jurés peuvent examiner les pièces à conviction, ajouta le président.
Le chef des jurés et plusieurs avo- cats se levèrent, et s'étant approchés un à un de la table, regardèrent cu- rieusement tous les objets déposés.
Après l'examen des pièces à con- viction, le président annonça que l'enquête judiciaire était terminée ; et, sans interruption, voulant sans dcute hâter le plus possible la mar- che de l'affaire, il invita l'accusateur à prononcer son réquisitoire. L'ac- cusateur, un pédant doublé d'un sot, était excessivement infatué de sa personne (ce qui contribuait beau- coup au succès qu'il avait auprès des femmes) et sa bêtise était légendaire. Sa plaidoirie, à laquelle il s'effor- çait de donner un caractère social, était semblable à celles qui ont rendu célèbres nombre d'avocats. Malheu- reusement, il n'avait pour auditoire
féminin qu'une bonne, une cuisi- nière et la sœur de Simon ; ceci n'avait aucune importance pour lui, et ne l'empêcha pas de faire la psychologie du crime et de mettre au vif les plaies de la société.
— Vous voyez devant vous, Mes- sieurs les jurés, un crime qui offre
'^'^^^^"l
Le lyvpcureur pronomja son réquisitoire.
bien la caractéristique de ce siècle, portant, pour amsi dire, la marque scientifique de cette décomposition qui envahit notre société !
Et il parla très longtemps, tâchant de se remémorer les effets qu'il avait préparés, en s'efforçant de ne pas s'arrêter un seul instant de façon à ce que sa plaidoirie coulât sans in- terruption.
Sa plaidoirie était émaillée de ces théories à la mode qui s'acceptaient ot sont encore acceptées aujour- d'hui par le plus grand nombre comme les derniers mets de la sa- gesse. Il y traitait de l'atavisme, de la criminalité innée; citait Lom- broso et Tardes; y parlait d'évolu- tion, de la lutte pour l'existence, d'hypnotisation et de magnétisme, de Charcot et de la dégénérescence physique et morale.
Le marchand Smelkoff, analysé par lui, était le type de l'homme intact et fort, de nature généreuse^
RESVBRECTIOS
et c'était à cause de sa confiance et de sa bonté qu'il était devenu la victime de g^ens profondément dépravés qui n'avaient pas tardé à le dominer.
Simon Kartinkine était le produit atavique de l'époque de l'esclavage, un rebut d'humanité, sans principes, sans religion. Euphémia était sa maî- tresse et était, elle aussi, une victime de l'hérédité. On voyait en elle tous les stigmates dont est marqué au front l'être dégénéré.
L'instigatrice principale du crime, c'était la Maslova. « Cette femme, di- sait l'accusateur, sans môme regar- der l'inculpée, a reçu de l'éducation, sa patronne môme nous l'a certifié. Elle sait non seulement lire et écrire, elle a été élevée dans une famille noble et intellectuelle et aurait pu mener, si elle avait voulu, une hon- nête existence ; mais elle a abandon- né ses bienfaitrices, s'est adonnée aux plus basses passions et pour les assouvir. Messieurs les jurés, elle est entrée dans une maison de tolé- rance où elle n'a j)as tardé à se dis- tinguer de ses autres compagnes par
Le défenseur de la Maslova.
son habileté à influencer les clients.
C'est cette suggestion qu'elle a employée pour accaparer Smelkoff, ce colosse russe bon entant, qu'elle croyait riche, c'est grâce à cette suggestion qu'elle est arrivée à cap- ter sa confiance d'abord, et à le tuer ensuite sans j)itié.
— Messieurs les jurés, continuait l'accusateur, le sort de ces accusés est entre votre pouvoir, mais en votre pouvoir est aussi le sort de la so- ciété. Tâchez de bien aj^profondir la signification de ce crime et le dan- ger que font courir à la collectivité, des individus comme la Maslova : protégez les innocents, faites en sorte, en un mot, que nos robustes institutions ne soient point atteintes par la contagion.
Et comme écrasé sous le poids de l'importance du verdict à rendre, le substitut se laissa retomber sur son siège.
Le sens de son réquisitoire, excep- tion faite des fleurs de rhétorique dont il était émaillé, tendait à prou- ver que la Maslova avait hynoptisé Smelkoff, qu'elle avait abusé de sa confiance et que, s'étant introduite dans la chambre de l'infortuné mar- chand pour y prendre quelque ar- gent, elle avait eu l'intention de s'emparer de tout ce que possédait son amant de rencontre. Cependant, surprise par Simon et Euphémia, elle avait été forcée de partager avec eux; après cela, pour cacher les tra- ces de son crime, elle était venue de nouveau à l'hôtel avec Smelkoff, et là, elle l'avait empoisonné.
Après ce déluge d'éloquence, un homme s'était levé au banc des avo- cats, un homme en habit, au plastron large et empesé, et aussitôt il avait commencé à plaider pour Kartinkine et la Botchkova. Cet avocat avait reçu des deux accusés trois cents roubles. Il chargeait donc impitoya- blement la Maslova. Il niait la décla- ration de cette dernière et insistait sur ce fait que venant de la part d'une personne accusée d'empoison- nement, elle ne pouvait avoir aucune valeur. L'argent — les 2,500 rou- bles — avait très bien pu être ga- gné par deux serviteurs laborieux et honnêtes qui recevaient quelquefois
nESVTmKCTlON
par jour trois ou cinq roubles de clients généreux.
Selon lui, la somme contenue dans la valise de Smelicoff avait bien été prise par la Maslova. Qu'avait-elle fait de cette somme? lavait-elle per- due ou donnée à quelqu'un ? Ceci était un mystère, mais on pouvait s'en tenir à ces deux suppositions puisque la Mas- lova n'était point ce soir-là dans son état normal et qu'elle avait bu plus que de raison. Le doute n'était point possible en ce qui concernoit l'empoisonnement. C'était bien la Maslova qui avait donné la mort à Smelkoff.
Il demandait aux jurés de reconnaître Kartinkine et la Botchkova innocents du vol, et si toutefois on les recon- naissait coupables de ce vol, de rejeter toute complicité de leur part dans l'empoison- nement.
Le défenseur de la Maslova se leva à son tour et d'une voix timide commença sa plaidoirie. Il ne nia point que sa cliente se fût rendue coupable d'un vol, mais s' efforça de démontrer qu'elle n'avait pas eu l'intention d'empoisonner Smelkoff. Elle lui a, dit-il, donné pour l'endormir une poudre qu'elle croyait inoffensive. Il remonta à la ciiute de la Mas- lova, mais son excursion dans le domaine de la psychologie n'eut point grand succès. Quand il s'appe- santit sur la brutalité des hommes qui séduisent des femmes et les aban- donnent ensuite, sur le triste sort réservé aux filles qui ont succombé, le président l'arrêta en lui disant: « Au fait, je vous prie, vous vous écartez de l'affaire qui nous occupe. »
L'avocat se hâta de terminer sa plaidoirie, puis on demanda aux ac- cusés ce qu'ils avaient à dire pour leur défense.
Euphémia Botchkova répéta qu'elle ne savait rien, qu elle n'avait point pris part au vol et au crime, et s'obs- tina de nouveau à charger la Mas- lova.
Quant à Simon, il répéta plusieurs fois seulement:
— Faites ce que vous voudrez, nous sommes innocents.
La Maslova ne prononça pas une seule parole. Quand le président lui demanda si elle avait quelque chose à ajouter pour sa défense, semblable à une pauvre bête traquée, elle leva
Les jui\ X, /f-N bras hallanls . ,
sur lui ses grands yeux noirs et éclata en sanglots.
— Qu'avez- vous donc ? demanda le négociant à Neklioudoff qui ve- nait de pousser un profond soupir... On dirait que vous pleurez?
Neklioudoff ne répondit pas : il assujettit son pince-nez sur son nez et en profita pour s'essuyer les yeux.
La crainte de la honte qui rejailli- rait sur lui dans cette salle du tribu- nal si l'on apprenait sa conduite, étouffait en ce moment la voix de sa conscience... Cette crainte était plus forte que tout.
Le président éprouva le besoin de dire encore quelques mots sur l'im- portance des droits conférés aux ju- rés... « N'oubliez pas, leur dit-il, en s'écoutant parler, que vous repré- sentez ici la société, et que vos déli- bérations doivt^nt être tenues se- crètes. ^>
Depuis que le président parlait, la Maslova le regardait fixement. On eût dit qu'elle craignait de perdre un mot du résumé. Neklioudoff ne redoutant plus de rencontrer les re-
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BESUREECTIOJS
gards de la Maslova, l'examinait avec attention.
Malgré sa blouse de détenue, mal- gré son corps un peu plus épais et sa poitrine plus développée, malgré la bouffissure du visage, c'était bien la même Katioucha que celle qui, jadis, le regardait si amoureuse- ment...
Et il songeait que, par une singu- lière coïncidence, cette affaire se trouvât précisément classée dans la session où il siégeait. « Il a fallu que moi qui n'ai pas revu cette fille depuis dix ans, je la retrouve ici sur le banc d'infamie. »
Il continuait à ne point céder à ce sentiment de remords qui commen- çait cependant à parler en lui. Il fi- nit même par se persuader que tout cela n'était qu'un simple incident qui passerait sans déranger sa vie. Il essayait encore de surmonter son trouble, affectant une attitude dé- tachée, mais dans son âme grondait un murmure de remords.
Enfin le président termina son ré- sumé et passa le questionnaire au président du jury, qui s'était appro- ché. Les jurés se levèrent, heureux de quitter enfin leurs fauteuils, et l'un- après l'autre, gauchement, les bras ballants, ils gagnèrent la cham- bre du conseil.
En entrant dans la chambre du con- seil, chacun s'installa commodément dans un fauteuil et une convprsa- tion des plus animées ne tarda pas à s'engager.
— La petite n'est pas coupable... elle s'est laissée circonvenir... dit le négociant qui était bon enfant... Nous devons user de clémence en- vers elle.
Pour moi, c'est la gredine aux yeux rouges qui a fait le coup.
— Très bien! dit le colonel,
— La question n'est pas là, dit Pierre Guirassinovitch : qui a ma- nigancé toute cette affaire? Est-ce la Maslova? Sont-ce les deux domes- tiques?
— Messieurs, je vous en prie, ré- pondons aux questions, dit le chef du jury en frappant de son crayon sur la table.
Les jurés se turent et l'on se mit à discuter le questionnaire.
Il était ainsi rédigé :
« 1° Le paysan Simon Petroft Kar- tinkine, âgé de trente-trois ans, est- il coupable d'avoir, le 17 jan- vier .... dans la ville de N..., avec préméditation et de complicité avec d'autres personnes, donné la mort au négociant Smelkoff en lui versant du poison dans du cognac, et ce avec l'intention de le voler?
» 2° La paysanne Euphémia Bot- chkova, quarante-trois ans, est-elle coupable du crime désigné dans la première question?
» 3° Si l'accusée Euphémia Bot- chkova n'est pas coupable d'après la première question, peut-elle être ac- cusée d'avoir dérobé dans la valise fermée du marchand Smelkoff une somme de 2,500 roubles après ou- verture de la dite valise à l'aide d'une clef qu'elle avait en sa possession?
» 4° La paysarme Catherine Mi- khaïlovna Maslova, vingt-sept ans, est-elle aussi coupable du même crime? »
Le chef du jury relut la première question.
— Eh bieni Messieurs, demanda- t-il.
Les jurés répondirent aussitôt : Oui en ce qui concernait le vol et l'empoisonnement.
Seul, un vieil entrepreneur ne vou- lut pas reconnaître Kartinkine cou- pable... Il répondait d'ailleurs par un « non » à. toutes les questions.
« Nous ne sommes pas des saints, » disait-il, et de toute façon mieux vaut se montrer indulgent. Et on ne put le décider à chanr^er d'avis.
Sur la seconde question concer- nant la Botclikova. après une longue discussion et des explications touf- fues, la réponse fut: Nox... elle n'est pas coupable. Les preuves manriuent, et il n'est pas suffisamment établi qu'elle ait été complice de l'empoi- sonnement.
Le négociant voulut justifier la Maslova. Ce n'est pas elle, dit-il, mais la Botchkova qui a été l'insti- gatrice de toute cette affaire.
Plusieurs furent d'accord avec lui, mais le chef du jury essaya de démontrer que l'on n'avait au- cune raison pour accuser la Botcli-
BESUEBECTIOU
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kova d'empoisonnement et son avis finit par pré A-a loir.
Pour la troisième question, en ce qui concernait la Botchkova, la ré- ponse fut: Oui, elle est coupable, et sur l'instance de l'entrepreneur on ajouta: « AFais elle doit bénéficier des circonstances atténuantes, »
La question concernant la Maslova donna lieu à une orageuse discus- sion.
Le président voulait qu'elle fût coupable du vol et de l'empoisonne- ment.
Mais la plupart des jurés étaient indécis.
Neklioudoff était persuadé que la Maslova n'était coupable ni du vol ni de l'empoisonnement. Il croyait que tout le monde serait de cet avis.
Lorsqu'il vit que le président l'ac- cablait de plus belle, uniquement parce que le négociant la défendait, il voulut parler à son tour, mais il eut peur d'intervenir en faveur de la Mas- lova... Il lui sembla que s'il faisait cela, tout le monde devinerait qu'il avait eu des relations avec elle.
En même temps il sentait bien qu'il ne pouvait la laisser ainsi con- damner et que son devoir était de la défendre.
11 rougissait, pâlissait... Enfin il était décidé à parler quand le pro- fesseur Pierre Guirassinovitch. qui ju.squ'alors ét^ait demeuré muet et que le ton autoritaire du président du jury agaçait profondément, se mit tout à coup à répliquer et à clire justement ce que Neklioudoff voulait dire.
— Permettez, fit-il, vous préten- dez qu'elle est coupal)le du vol. parce qu'elle avait la clef de la valise„mais les domestiques du couloir ne pou- vaient-ils pas ouvrir une valise avec une autre clef? F^lle n'avait aucun intérêt à prendre de l'argent, puis- que dans sa situation elle n'cm avait que faire. Je crois que c'est plutôt la venue de la Maslova qui a donné l'idée aux domestiques de profiter d'une occasion (jui était belle. P^nsuite — et cela se comprend — ils ont tout rejeté sur elle.
Pii;rre Guirassinovitch parlait avec tant d'assurance que la majorité fut d'accord avec lui pour reconnaître
que la Maslova n'était pour rien dans le vol de l'argent et de La bague.
Lorsque vint en discussion sa par- ticipation à l'assassinat, le négo- ciant, qui s'était également institué le défenseur de la pauvre fille dé- clara qu'elle n'était point coupable de ce crime et qu'elle n'avait aucune raison d'empoisonner Smelkoff.
Mais le président dit qu'en ne pou- vait sur ce point la reconnaître inno- cente, pui.squ'elle avouait elle-même, avoir versé la poudre mortelle dans le cognac.
— Elle croyait que c'était de l'o- pium, dit le négociant.
— Mais elle pouvait tout aussi bien le tuer avec de l'opium, objecta le colonel, qui aimait à se singula- riser, et il raconta aussitôt que la femme de son beau-frère s'était donné la mort avec de l'opium et aurait certainement succombé si on ne lui eût prodigué des soins immé- diats.
— Messieurs, Messieurs..., clama le président du jury, il est quatre heu- res passées. Voyons, vous la recon- naissez coupable du crime d'empoi- sonnement, mais sans intention de voler, c'est bien votre avis, n'est-ce pas ?
Pierre Guirassinovitch approuva, heureux de sa victoire.
— ]\rais elle mérite des circons- tances atténu.intes. dit le négociant. 11 faut le mi'Utionner.
Tout le monde fut d'accord sur ce point.
Seul l'entrepreneur insistait pour qu'on répondit: Non... elle n'est pas coupable.
— Parfait I « et bénéficie des cir- constances atténuantes, » cela veut dire que ce qui reste sera ainsi effacé, fit joyeusement le négociant.
Tous étaient si fatigués que per- sonne n'eut l'idée d'ajouter à la ré- ponse : « Oui, mais sans l'intention de donner la mort.
Neklioudoff lui-même était telle- ment ému qu'il ne remarqua point cette lacune. Ce fut donc sous cette forme défectueuse que les réponses furent écrites et apportées au tribu- nal.
Les jurés rentrèrent dans la salle
V'
BESUnilECTlOX
d'audience, et l'un après l'autre, re- gagnèrent leurs places.
Le chef du jury brandissait d'un air triomphateur la feuille qui con- tenait les réponses. Il remit cette feuille au président qui, l'ayant par- courue, ne put réprimer un geste d'étcimement: s'adressant à ses as- sesseurs, il sembla les consulter.
Il était surpris de ce que les jurés ayant inscrit la j)remière réponse « sans intention de voler » eussent omis la seconde « sans intention de donner la mort ». Il en résultait que la Maslova n'avait ni volé, ni dérobé, mais avait empoisonné un homme sans but apparent.
— Voyez donc les réponses stupi- des qu'ils nous font, dit le président à l'assesseur de gauche. Ce sont les travaux forcés. Et cejDendant cette femme n'est pas coupable.
— Vous êtes sûr qu'elle n'est pas coupable? dit l'assesseur de droite.
— Certainement... Selon moi, il faudrait lui appliquer l'article 817 (cet article dit que si le tribunal trouve la décision du jury mal fon- dée, il a pleins pouvoirs pour la ré- former).
— Qu'en pensez-vous? demanda le président au juge aux yeux doux.
— Oui... dit-il. Je crois qu'en effet on pourrait apjDliquer l'article 817...
— Est-ce aussi votre lavis ? de- manda le président à l'assesseur à binocle.
— En aucune façon, répondit ce- Aii-ci. On se plaint déjà dans les journaux que les jurys sont pleins d'indulgence pour les criminels... Que dira-t-on si le tribunal les ac- quitte? Non, je ne puis consentir à cela.
Le président regarda sa montre.
— C'est dommage, fit-il... Et il re- mit le questionnaire au chef du jury pour qu'il en donnât lecture.
Tous les jurés se levèrent, et le chef, après avoir toussoté, lut les questions et les réjDonses.
Tous les magistrats, depuis le gref- fier jusqu'aux avocats et même le procureur, demeurèrent ébahis.
Les accusés se tenaient immobiles, ;ne comprenant rien aux mots qui sortaient de la bouche du chef du
jury-
Tout le monde se rassit et le pré- sident demanda au procureur quelle peine il entendait appliquer.
Celui-ci, tout heureux de ce suc- cès inattendu, surtout en ce qui concernait la Maslova, et attribuant sans hésitation ce triomphe à l'élo- quence qu'il avait déployée, com- pulsa un gros livre, puis se leva.
— Je suis d'avis d'appliquer à Si- mon Kartmkine l'article 1452 et. le quatrième paragraphe de l'article 1453; à Euphémia Botchkova l'arti- cle 1659, et à Catherine Maslova l'ar- ticle 1454...
Ces peines étaient les plus rigou- reuses de celles que l'on pouvait ap- pliquer.
— Le Tribunal se retire pour déli- bérer, dit le président en se levant.
— Nous avons fait une jolie be- sogne, dit Pierre Guirassinovitch en s'approchant de Nelclioudoff. Nous avons tout simplement envoyé la Maslova au bagne.
— Que dites-vous ? s'écria le prince.
— Mais c'est bien simple : nous avons oublié dans notre réponse les mots : « mais sans intention de don- ner la mort ».
Le greffier vient de m'apprendre que le procureur inflige à la Maslova les travaux forcés.
— C'est la vérité, dit le président du jury.
Pierre Guirassinovitch commençait à discuter.
— Mais j'ai lu les réponses, dit le président pour se justifier ; et per- sonne n'a protesté.
Neklioudoff regardait les accusés. Ceux-ci étaient toujours immobiles sur leur banc. La Maslova souriait. Et dans l'âme de Neklioudoff se fit jour un mauvais sentiment.
Quand il prévoyait l'acquittement de la Maslova, il se demandait com- ment il devrait se conduire avec elle. Sa mise en liberté pouvait créer des complications, tandis que le bagne, la Sibérie supprimerait dans l'ave- nir toutes relations avec la condam- née.
Les prévisions de Pierre Guirassi- novitch étaient justes. Le Tribunal rentra dajis la salle et lut la sen- tence. Il privait de leurs droits civils
BESUlînECTJOy
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et condamnait aux travaux forcés le paysan Simon Kartinkine pour une durée de huit ans et la Maslova pour quatre ans. La paysanne Euphémia Botchkova à la perte de ses droits
— Je suis innocente! oui 1 je suis innocente! s'écria-t-elle... Je n'ai pas voulu le tuer, je n'y ai même pas pensé... Je vous jure que je dis la vérité! oui... toute la vérité.
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Le chef du Jury lui len 'xponscs. . . . ,
civils et à un emprisonnement de trois ans.
Kartinkine se tenait raidc, les doigts des mains écartés, remuant toujours ses joues. La Botchkova pa- raissait très calme. Quant à la Mas- lova, elle était devenue pourpre.
Et se laissant retomber sur son banc, elle se mit à sangloter.
— Non... il est impossible de lais- ser s'accomplir cette injustice, se dit Neklioudoff, qui avait maintenant oublié sa mauvaise pensée, et il cou- rut chez le président du tribunal,
iS
RESURRECTION
mais celui-ci n'était plus dans son cabinet. Il le rattrapa cependant au vestiaire.
— Mousieur le président, dit Nek- lioudoff en s'approciumt du juge au moment où celui-ci endossait son pardessus, Monsieur le Président, puis-je vous entretenir un instant au
— Mais ne pourrait-on réparer le mal?
— Evidemment on peut toujours trouver un nioLif de cassation. Il faudrait s'adresser à un avocat, dit le président en faisant un pas vers la porte.
— Mais cela est épouvautabie.
— Le cas est en vérité fort curieux, continua le président. On ne pouvait s'en tirer que de deux fa- çons; ou la reconnaître in- nocente ou l'envoyer au ba- gne. Il n'y avait pas de mi- lieu. Si le jury avait ajouté les mots; « sans intention de donner la mort », elle aurait été acquittée.
— C'est une faute impar- donnable, dit Neklioudoff.
— C'était tout le fond de l'affaire, répondit le prési- dent en souriant. Je vous le répète, adressez-vous à un avocat qui trouvera un motif de cassation.
Puis, prétextant un ren- dez-vous, il quitta le prince.
Il est évident, se disait celui-ci, que voilà ujie étrange coïncidence... Il est indispensable que je fasse tout mon possible pour adoucir le sort de cette malheureuse... mais il faut que je trouve l'adresse de Fanarine ou de Mikachine. Il s'était rappelé les noms des deux avocats les plus
sujet de l'affaire que l'on vient de connus de la ville.
^ o T>.<+..:^ ^^^A ^+ i\ rentra donc au tribunal. Dans
Il vous en arrivé quelque chose?" lui dit Missy.
juger? J'étais juré, et
— Mais comment donc, prince Neklioudoff 1 s'écria le président, en serrant avec effusion la main du prince qu'il se ra]>pelait avoir vu dans une soirée... En quoi puis-je vous être utile?
— Voilà: il y a un malentendu... On s'est trompé sur l'interprétation de la peine à inflif^er à la Maslova. Cette fille est innocente de l'empoi- sonnement, et malgré cela on l'a condaumée aux travaux forcés.
— Que voulez- vous ? Le tribunal a rendu sa sentence en se V)asant sur les réponses données par le jury lui- même, répondit le président en se di- rigeant vers la porte de sortie, quoi- que ces réponses nous aient paru bi- zarres.
le premier couloir, il rencontra jus- tement ce Fanarine et l'arrêta pour lui dire qu'il avait à l'entretenir d'une affaire importante. L'avocat connaissait Neklioudoff de vue et de nom.
« Enchanté de pouvoir vous être agréable, lui dit-il. Bien que je sois très fatigué, si ce n'est pas trop long, dites-moi de quoi il s agit... Tenez, venez par ici. »
Et Fanarine fit entrer Neklioudoff dans une pièce froide, le cabinet d'un juge probablement.
— Parlez, dit Fanarine, je vous écoute.
— Avant tout, commença Nek- lioudoff, je vous demande le secret, car je ne voudrais pas que l'on sût
RESURRECTION
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que je m'intéresse à l'affaire dont je vais vous parler.
— Cela est entendu... Et alors?
— J'étais aujourd'hui juré... et nous avons condamné aux travaux forcés une innoceute, cela me tour- mente, et je désirerais voir casser ce procès par une juridiction supé- rieure.
— Par le Sénat, fit l'avocat.
— Je vous demanderais de vous en occuper, dit Nel-:lioudoff en lui expesant succinctement l'affaire.
— Bien, dit Fanarine. Je deman- derai le dossier pour l'étudier et après-demain..., non, jeudi plutôt, venez chez moi à six heures du soir, je vous donnerai une réponse.
Ncklioudofl" prit congé de l'avocat.
Il sortit dans la rue en pensant que parfois oû n'a pas le droit de juger les autres...
VII
Neklioudoft se souvint qu'il était invité à dîner dans la famille Kort- cliaguine. U n'était pas tard et ré- solut de s'y rendre.
Le dîner était servi quand il péné- tra dans la salle à manger. Il fut obligé de faire le tour de la table en serrant la main des convives. Pour la première fois, ces poignées de main à donner et à recevoir lui parurent, ce soir-là, particulièrement ennuyeuses et ridicules.
Neklioudoff était venu là pour se distraire. Habituellement dans cette maison il se sentait à l'aise, non seu- lement à cause du luxe de bon ton qu'il y trouvait, mais aussi à cause de l'agréable atmosphère de flatterie qui l'entourait. Ce soir-là, chose sin- gulière, tout dans cette maison lui faisait horreur : le suisse, les fleurs, les domestifiues, le décor de . la ta- ble, et jus(]u'à 'Missy elle-même.
Missy dé.sirait fort devenir la femme de Neklioudoff, car Nekliou- doff était un bon parti.
Mais outre cela, il lui plaisait et elle s'était faite à cette idée qu'il serait un jour à elle, et avec une ruse
inconsciente elle poursuivait son but. Maintenant, elle désirait avoir une explication avec lui.
— Je vois, lui dit-elle, qu'il vous est arrivé quelque chose... Qu'avez- vous?
Neklioudoff rougit un peu.
— Oui..., il m'est axrivé quelque chose en effet, dit-il, et une chose extraordinaire, inconcevable.
— Quoi donc? Vous ne pouvez pas me le dire?
— Je ne le puis maintenant, per- mettez-moi de garder le silence. Je n'aj pas encore eu bien le temps de réfléchir suffisamment.
Et il rougit de nouveau.
— Alors, vous ne voulez pas me dire quelle est cette chose?
Et nerveusement, Missy repoussa la chaise sur laquelle elle s'appuyait.
— Non, je ne puis...
— Je vois que les fonctions de juré ne vous réussissent guère. '
— C'est vrai..., excusez-moi I je suis aujourd'hui de mauvaise hu- meur et je n'ai pas le droit de faire subir mon ennui aux autres.
— Mais pourquoi êtes-vous de mauvaise humeur?
— Permettez-moi de vous en taire la raison..., fit-il en cherchant son chapeau.
— Ah ! n'oubliez pas que vous avez soutenu qu'il faut toujours dire la vérité, et qu'à cette occasion vous nous avez dit à tous des vérités bien pénibles à entendre. Alors, mainte- nant, pourquoi changez-vous d'avis?
— Parce que tout cela n'était qu'un jeu, fit sérieusement Nekliou- dofl. Or, en jouant, on peut se per- mettre bien des choses, mais dans la réalité, nous sommes si méchants, ou plutôt, je suis si méchant, que je ne peux pas dire la vérité.
— Inutile d'essayer de tourner les choses I Dites-nous plutôt en quoi nous sommes tous si méchants, fit Jlissy d'un ton badin, et ne parais- saut j)as remarquer le sérieux de Nek- lioudoff. Il n'y a rien de pire que de se reconnaître de mauvaise hu- meur. Pour ma part, je ne me l'avoue jamais à moi-même; aussi suis-je toujours gaie. Allons, restez avec moi, nous tâcherons de chasser vos soucis.
RESUUllECTWN
Neklioudoff s'excusa, prétextant qu'il devait rentrer chez lui.
Quand il prit congé d'elle, Missy retint sa main plus longtemps que de coutume.
— Eappelcz-vous que ce qui est important pour vous, l'est aussi pour vos amis, lui dit-elle. Viendrez-vous demain?
— C'est peu probable, dit Nek- lioudoff.
Il sentit une honte l'envahir, ne sachant s'il rougissait d'elle ou de lui. Et il sortit.
— Qu'y a-t-il ? Comme cela m'in- trigue 1 Quelque affaire d'amour peut-être, songea Missy.
Son visage, animé pendant la pré- sence de Neklioudoff, était mainte- nant rêveur. Peut-être me serai-je trompée, pensait-elle. Après tout ce qui s'est passé, cela serait vraiment bien mai de sa part.
Si Missy avait dû expliquer ce qu'elle entendait par ces mots : « après tout ce qui s'est passé, » elle aurait été fort embarrassée. Ce qu'elle sentait sûrement, c'était que Nek- lioudoff avait non seulement éveillé en elle quelque espoir, mais encore lui avait presque promis de l'épouser, non pas par des paroles foraielles, mais par des regards, des sourires, des sous-entendus, des silences. Et à cause de cela, elle le considérait comme sien, et la seule pensée de le perdre lui était on ne peut plus pénible.
« Que de honte et de laideur! Que de laideur et de honte ! pensait Neklioudoff en arpentant à pied les rues qu'il avait coutume de par- courir pour rentrer chez lui. Il ne pouvait se débarrasser de l'impres- sion pénible qu'il avait ressentie de sa conversation avec Missy. Il se disait que réellement il ne s'était ja- mais engagé vis-à-vis d'elle par au- cune paroie, mais C|Ue, malgré tout, il y avait entre eux quelque chose comme un engagc^ment tacite, qu'ils éLaient en quelque sorte liés._ Et pcurtant il sentait aujourd'hui, de toute la force de son être, qu'il ne pouvait pas l'épouser.
« Que de honte et de laideur! Que de laideur et de honte! » se répétait-
il en se remémorant ses relationa avec Missy et en répondant à toutes les pensées qui venaient l'assaillir. — Et ces mots le poursuivirent jusque sur le perron même de son hôtel.
Les domestiques vinrent à sa ren- contre, mais il les congédia dure- ment.
Il aurait désiré que tout le monde le laissât en repos, et il semblait que, comme un fait exprès tout le monde s'acharnât après lui.
Il s'enfuit vers le salon dont il fer- ma la porte derrière lui et resta pen- sif.
C'était dans ce salon qu'était morte sa mère, trois mois auparavant. Deux lampes à réflecteurs y pro- jetaient leur lumière, l'une sur un portrait de son père, la seconde sur celui de sa mère. La vue de ces portraits lui remit en mémoire les derniers moments de la mourante, et sa conduite d'alors lui apparut ^elle d'un fils inhumain. Comme tou- jours ce n'était encore que « honte et laideur », car dans les derniers temps de la maladie de sa mère, il avait désiré sa mort ! Il est certain qu'il s'était- dit que ce n'était que j3ar affection pour elle, pour qu'elle fût délivrée de ses souffrances, mais tout cela était faux. C'était lui- même qui désirait surtout être déli- \Té de la vue de ces mêmes sout« frances.
Voulant se pénétrer d'un bon sou- venir d'elle, il fixa longuement son l^ortrait. C'était l'œuvre d'un peintre célèbre. La princesse Neklioudoff y était représentée habillée d'une robe de velours noir, la gorge nue. On voyait que l'artiste avait mis un soin tout particulier à reproduire les seins, les éjjaules et le cou du modèle qui étaient d'une grande beauté. Là en- core de « la honte et de la laideur ». Il y avait quelque chose de cho- quant, de sacrilège pour lui, dans cette peinture qui représentait sa mère comme une beauté demi-nue.
Et cela lui parut d'autant plus pé- nible que trois mois auparavant il l'avait vue là, couchée, desséchée, mourante.
« Quelle honte ! » murmura-t-il en considérant de nouveau ce portrait cil la princesse étalait ses épaules
EEHUBliECTloy
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splendides et nacrées, avec un sourire orgTieilleux,
Et voici que la nudité de cette poitrine lui rappelait un décolle tage
un sentiment de dégoût au souvenir des épaules et des bras splendides de la jeune fille. Puis sa pensée remonta jusqu'aux
Que (le honic fl de. laideur ! pensait Xe/iliouduff.
semblable qu'il avait vu chez une autre femme, chez Missy, qui l'avait un soir fait venir chez elle sous un prétexte quelconque, afin qu'il la vît dans sa robe de bal. Et, il eut
parents de Missy, jusqu'à son père, grcssi-^r et sensuel, au passé rempli de brutalités, jusqu'à sa mère, avec sa réputation douteuse et ses pré- tentions au bel esprit. Tout cela était
RESURRECTION
écœurant, honteux et laid... « Que de boule et de laideur 1 »
— Nuu, uuu, soijgi-ait-il, il faut que je mi*tle un terme à tous ces senLiiuetiLs faux qui me lient, et avec les Koricliafiuine. el avec Maria \'as- silievua ma maîtresse, avec mou bé- rita^^e, avec tout le reste 1... Ali I res- pirer librement I fuir vers Rome, à l'étranger I Dès que les séances du jury seront terminées, et que j'aurai confié à mou avocat la cause de la Maslova, j'irai à Constantinople, puis en Italie.
L'image de la détenue aux yeux noirs se présenta devant ses yeux avec une ressemblance extraordi- naire. Comme elle avait pleuré quand elle s'était entendu condam- ner!...
Il froissa sa cigarette, la jeta dans le cendrier, en alluma une autre et se mit à arpenter le salon de long en large. Son imagination se plut à revivre minute par minute les mo- ments qu'il avait passés auprès de cette fille. Elle s'arrêta longuement sur leur dernière entrevue, sur la bestialité qui l'avait dominé, et en- fin sur l'écœurement qu'il avait res- senti, sa passion une fois satisfaite.
Il se rappela le jeune homme qu'il était lorsqu'il l'avait vue pour la pre- mière fois; il lui revint tout le par- fum de sa fraîcheur, de sa jeunesse, de son idéalisme... Cela le rendit encore plus morose.
La différence qui existait entre l'adolescent d'alors et l'homme qu'il était devenu lui apparut immense, aussi grande, sinon plus, que celle qui existait entre la douce Katioucha de jadis et cette fille, compagne d'orgie d'un marchand, qu'il avait jugée le matin.
Alors il était un homme courageux et libre; devant lui s'ouvraient des espoirs infinis; maintenant il se sen- tait tra(iué de tous côtés, entouré de {jièges, menant une vie vide, inin- telligente, dont il ne pouvait se dé- gager, dont il n'avait même pas la volonté de sortir. Il se ra])pela com- bien autrefois il aimait à se vanter de sa droiture, comme il se faisait un devoir de toujours dire la vérité, et avec quelle franchise, en effet, il la proclamait 1 Comme maintenant
il se sentait enveloppé par le men- songe, ce mensonge terrible, celui que le monde admet comme vérité I Et il ne voyait aucune issue pour sortir de cette situation, tant il s'y était vautré, embourbé...
Et puis, comment rompre avec Maria \'assilievna et pouvoir regar- der sans honte le mari et les enfants de cette femme? Comment rompre avec Missy? Comment trancher cette double question : la possession des terres, qu'il considérait comme illé- gale, et le besoin de conserver celles qu'il tenait de sa mère par héritage afin de pf.^uvoir continuer sou train de vie ? Comment effacer le crime qu'il avait commis contre Katiou- cha? Il lui était pourtant impossible de laisser les choses en l'état actuel. « Je ne puis, se disait-il. abandonner une femme que j'ai aimée, en me contentant de lui payer un avocat, et en la faisant sortir du bagne que d'ailleurs elle ne mérite pas. Effacer ma faute par de l'argent, c'est re- commencer ce que j'ai fait autre- fois... »
Il se revit au moment précis où il rejoignait Katioucha dans le couloir, lui glissait vivement de l'argent et s'enfuyait... Il se sentit envahi par un sentiment mêlé de dégoût et de crainte tel qu'il l'avait alors ressenti. 11 répéta môme les mots qu'il s'était dits : « Ah 1 quelle horreur I Seul, un criminel, un misérable, a pu ac- complir un acte pareil 1 Je serais donc un misérable et un criminel? » Il eut un moment d'hésitation.
« Certes, reprit-il en s'adressant à lui-même, certes, tu es un miséra- ble 1 car tes relations avec Maria Vas- silievna et son mari ne sont-elles pas le fait d'un criminel? Et la jouissance d'une fortune que tu conserves sous prétexte qu'elle provient de l'hérita- ge de ta mère, alors que tu la consi- dères comme illégale? Et toute ta vie faite de débauches? Et par-dessus tout, ta conduite envers Katiou- cha? Oui; tu es un misérable. Certes, tu peux être considéré f)ar ceux (|ue tu fré(iuentes, tu peux leur cacher la vérité, mais toi-même, tu ne peux te tromper 1 »
Il comprit alors que tout le dé- goût qu'il avait cru ressentir depuis
B.ESVRBECTION
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quelque temps, et surtout ce soir-là, pour les hommes, pour lui-même, pour Missy, u'ùlait en réalité qu'un profuud dégoût de lui-même..., et, cliuse siugulière I cet aveu de sa propre ba.s.scsse, tout en le faisant un peu souffrir, lui sembla doux et consolant.
Ce n'était pas la première fois que Nelvliuudufl procédait ainsi à ce qu'il appelait des « examens de cons- cience ». Parfois, à de longs inter- valles, il sentait, pour ainsi dire, son âme s'arrêter écrasée sous un amon- cellement d'ordures, et il se mettait en devoir d'en balayer toutes les im- niontlices
Après de tels réveils de conscience, Neklioudoff se travait toujours une lifjne de conduite avec la ferme ré- solution de la suivre. Il écrivait alors ses mémoires et commençait une nouvelle vie. Mais clia<-[ue fois, le monde l'entraînait insensiblement et il retombait plus bas qu'aupara- vant.
Son premier « examen » avait eu lieu pendant lé séjour qu'il fit chez ses tantes. Ce fut le plus fort et le plus vivace. Le second se produisit au moment de la guerre, lorsqu'il se fit soldat, prêt à donner sa vie pour la patrie. Ce fut à peine s'il s'en sou- vint quelques jours... Puis il en eut un dernier lorsqu'il donna sa démis- sion et partit pour l'étranger.
Depuis lors, jusqu'à ce jour, ja- mais il n'avait songé à faire un nou- vel « examen »... et c'est pourquoi jamais encore il n'était tombé aussi bas, jamais il n'avait vécu d'une fa- çon si en désaccord avec les conseils ^ue lui dictait sa conscience. Quand il vit à quel point il s'était enlisé dans le mal, il en fut effrayé, et crut qu'il ne pourrait jamais revenir au bien.
« J'ai essayé à maintes reprises de me corriger et de devenir meilleur, se disait-il, et je n'ai pas réussi... Pounjuoi vouloir lutter encore ? D'ailleurs je ne suis [)as le seul qui agisse comme je le fais, tous les autres me ressemblent. »
Mais l'être moi\il. libre, qui seul est en nous, qui nous domine, qui est im- mortel, s était réveillé en Nekliou- doff... cet être moral lui faisait sentir
qu'il n'est pas d'abîme qu'une âme énerti,ique ne puisse combler. «Je dé- chirerai les voiles du mensoug'e qui m'i'U.serre, nuilgré tout ce que j'en devrai souffrir. Je veux dire la vérité et agir d'après elle, fit-il à haute voix. Je dirai la vérité à Missy ; je lui dirai que je suis un dépravé et que j'ai eu tort de lui faire croire que j'avais de l'amour pour elle,
Arpentant le salon, il se remémorait.
que je ne puis l'épouser. Je dirai à Maria Vassilievna... mais à quoi bon? je n'ai rien à lui dire à elle... Je dirai à son mari que je suis un misérable et que je le trompais I Je disposerai de ma fortune dans le sens dicté par la vérité 1 Et enfin, je dirai à Katioucha que je suis un criminel, je lui crierai ma faute et je ferai tout ce qui me sera possible pour anu'dicjrer son sort. J'irai la voir et lui dt;maudt-rai pardon. Oui, je lui deman(lcr:ii [)ajdon couime le font les enfants. Il s'arrêta soud;jin, hésita, puis reprit:
— Et je l'épouserai s'il le faut.
Il se tut, joignit ses mains sur sa
w
1Œ8VRRECT10N
poitrine, comme il le faisait quand il était petit, leva les yeux vers le ciel et murmura:
— Mon Dieu ! aide-moi... instruis- moi... purifie-moi..., pénètre en moil...
Ses yeux se remplirent de lar- mes, larmes amères et douces à la fois : douces, parce qu'elles étaient causées par le réveil de son être moral qui dormait depuis tant d'an- nées; amères, parce qu'il les versait sur l'orgueil qu'il ressentait de pou- voir accomplir de semblables bien- faits.
VIII
La Maslova ne rentra dans sa cel- lule que vers six heures du soir. Elle éta'it brisée de fatigue, les pieds en- doloris par le long trajet qu'elle avait dû faire à pied. L'arrêt du tri- bunal l'avait littéralement anéantie.
Elle mourait de faim. Pendant une suspension de l'audience, lorsque les gardiens avaient mangé auprès d'elle du pain et des œufs durs, sa bouche s'était emplie de salive, mais elle avait trouvé humiliant de leur de- mander quoique ce soit. Kevenue dans la salle, trois heures durant, elle avait oublié sa faim, mais s'était sentie prise d'une grande faiblesse. C'est dans cet état qu'elle avait écouté sa condamnation. D'abord elle ne put y croire..., il lui semblait qu'elle avait mal entendu et ne pou- vait se faire à l'idée qu'elle irait au bagne. Mais lorsqu'elle vit à l'expres- sion tranquille des visages que les juges, les jurés, acceptaient cette sentence comme une chose toute normale, une révolte s'empara d'elle et elle cria son innocence.
Voyant aussi que ce cri n'impres- sionnait personne, qu'il semblait tout naturel et qu'il ne changerait d'ail- leurs rien à l'arrêt, elle se mit à pleu- rer, comprenant qu'il fallait se rési- gner, malgré la cruelle injustice qui venait d'être commise. Ce qui Téton- nait par-dessus tout, c'est que ce ju-
gement avait été prononcé par des hommes, des hommes jeunes, qui tous la regardaient avec plaisir, sauf le substitut du procureur qui la fixait d'un œil malveillant.
Et voilà que ces mêmes hommes qui paraissaient tant s'intéresser à elle, la condamnaient sans raison aux travaux forcés, alors qu'elle était innccentel... Elle pleura, mais elle ressentait une telle faiblesse, qu'enfermée de nouveau dans la salle des prévenus, elle ne songea plus qu'à une seule chose: fumer.
Assise, les deux mains cachées dans les manches de sa blouse, la Maslova regardait le plancher à deux pas devant elle.
Elle ne sortit de son immobilité que lorsqu'un gardien lui glissa trois rou- bles.
— C'est toi la Maslova, demanda- t-il ? Tiens, c'est une dame qui t'envoie cela, ajouta-t-il en lui ten- dant l'argent.
— Quelle dame?
— Mais prends donc. Je ne dois pas causer avec toi.
Cet argent était envoyé par la Ki- taëff.. Après avoir quitté le tribu- nal, elle s'était adressée à l'huissier, lui demandant si elle pouvait remet- tre quelque cadeau à la Maslova. Sur sa réponse affirmative, elle lui avait remis trois roubles,
La condamnée se sentit toute joyeuse à la vue de cet argent: elle allait pouvoir satisfaire son désir.
— Ahl si je pouvais me procurer des cigarettes et les fumer! songeait- elle, et toutes ses pensées s'étaient concentrées sur ce but unique, et elle aspirait à pleines narines l'at- mosphère imprégnée de l'odeur de tabac qui venait des bureaux voi- sins.
Vers les cinq heures, l'ordre fut donné à deux gardiens de la faire sortir du palais de justice. Elle leur donna vingt kopecks, les suppliant de lui acheter deux pains et des ci- garettes. Le gardien eut un sourire, prit l'argent et lui rapporta ce qu'elle avait demandé.
Il était défendu de fumer pendant le trajet. Aussi la Maslova arrivâ- t-elle jusqu'à la prison sans avoir pu
hesuruectw^
4"-)
allumer une cigarette. Elle se trouva dans le vestibule au milieu d'une centaine de détenus amenés de villes voisines par le chemin de fer.
Il y avait là des hommes barbus, des imberbes, des vieux, des jeunes, des Russes et des étrangers. Les uns avaient une moitié de la tête rasée, des fers aux pieds; tous marchaient bruyamment, causaient à voix haute et l'air était imprégné de leur odeur. Ils regardèrent avidement la Mas- lova: certains s'approchèrent même d'elle et l'accostèrent.
— Oh ! la belle fille ! fit l'un d'eux...
— Bonjour, ma petite tante, dit un autre en clignant de l'œil.
Un grand brun, à la nuque couverte de che- veux courts et bleutés, s'élança vers elle en traînant ses fers et la pressa dans ses bras.
— Tu n'as donc pas reconnu ton copain? tu veux faire ta poire ? grogna-t -il furieux qu'elle l'eût repoussé.
Mais le secrétaire du gardien-chef l'avait aperçu...
— Eh ! cochon, que fais-tu donc? lui cria- t-il.
Le détenu recula vi- vement.
— Et toi... comment te trouves-tu ici? ques- tioima le secrétaire en s'adrcssant à la Maslova.
Celle-ci était si fatiguée qu'elle n'eut pas le courage de répondre.
— Elle vient du tribunal. Votre Noblesse, dit en saluant un de ceux qui l'avaient escortée.
— Qu'on la conduise au chef!
— Aux ordres de Votre Noblesse.
— Sokoloff, je vous envoie une prisonnière, fit encore le secrétaire.
Le gardien-chef s'approcha d'elle, la poussa d'abord avec brutalité,
Ï)uis lui faisant signe de le suivre, il a conduisit à travers de longs cou- loirs. On la fouilla minutieusement, puis n'ayant rien trouvé sur elle de suspect — car elle avait caché ses
d'un de ses pains
qu'on lui avait fait quitter le matin. La salle où était enfermée la Mas- lova était une pièce de six mètres de long sur quatre mètres rt demi de large. Deux fenêtres l'éclairaient et un vieux poêle y était;placé contre le mur; les planches disjointes qui servaient de lit occupaient les deux tiers de la chambre. En face de l'entrée se trouvait une icône très sale devant laquelle brûlait un cierge,
cigarettes au milieu
on la rnmena à la cellule
C'est une dame qui t'envoie cela, lui dit le gardien.
et au pied du lit un bouquet d'im- mortelles étalait ses pétales pous- siéreux. Près de la porte, sur la gau- che, un baquet à ordures.
Douze femmes et trois enfants oc- cupaient cette salle.
Deux prisonnières seulement étaient couchées. L'une était idiote et à cause de cela on l'avait incarcé- rée. L'autre était phtisique et avait été condamnée pour vol: elle ne dor- mait pas» Elle s'était étendue, avait placé sa blouse sous sa tête en guise d'oreiller et avait les yeux grands ouverts. Toutes les autres condam- nées n'avaient comme vêtement que des chemises en toile grossière. Les unes cousaient, assises sur leur lit de planches, les autres regardaient
RESURRECTION
par la fenêtre des détenus qui ve- naient d'axriver.
L'une, très vieille, la Ka.rabliova, avait été condamnée au bague pour avoir tué son mari d'un coup de ha- che^ an moment où elle l'avait sur- pris en conversation galante avec sa lille. Elle était la doyenne de la pri- son et vendait du vin aux autres dé- tenues. Tout près d'elle, cousant aussi des sacs de toile, était assise une autre prisonnière: elle s'appe- lait Fedotia et ses camarades l'a- vaient surnommée Penitcha. C'était une toute jeune femme au visage très deux, aux joues roses, aux yeux bleus, purs ccmme ceux d'un enfant. Deux longues tresses de cheveux châ- tains encadraient sa tête, toute pe- tite. Elle était là pour avoir tenté d'empoisonner son mari: elle avait voulu commettre ce crime le jour même de ses noces, alors qu'elle avait seize ajis à peine, parce que son fiancé lui avait été imposé par la volonté de ses parents. Pendant ses huit mois de détention, non seule- ment elle s'était réconciliée avec son mari, mais encore elle avait ressenti pour lui un véritable amour. Malgré tous les efforts de ce dernier, de son benu-père surtout qui s'était profon- dément attaché à sa belle-fille, elle fut condarïmée aux travaux forcés et devait partir pour la Sibérie.
La Fedotia était bonne, d'un caractère enjoué et aiinal;l.\ Voisine de lit de la Maslova, pIIp sp prit d'affection pour elle Pt se plut à lui rendre njilie petits services.
Deux autres femmes, assises sur le lit connue les premières, restaient oisives. L'une, âgée de quarante ans environ, était très pâle et très mai- gre. Elle avait dû être autrefois d'une grande beauté. Elle tenait dans ses bras un enfant qu'elle allaitait. Elle avait été arrêtée parce qu'un soir, au moment où les jeunes recrues devaient rejoindre sous es- corte leurs régiments, les paysans qui ju<reai(>nt cette loi inique, avaient enlevé leurs fils aux brigadiers de recrutement. Voulant défendre un de ses neveux, elle avait saisi la bride d'un des chevau.x qui condui- saient la voiture où se trouvaient les futurs soldats.
Les autres prisonnières se tenaient près des fenêtres, le front contre les treillages et conversaient de loin, par des cris ou par des signes, avec les détenus que la Maslova avait croisés dans les couloirs.
Quand la serrure grinça, annon- çant l'arrivée de la Maslova, toutes les têtes se retournèrent.
— Comment! on t'a ramenée ici I j'étais bien persuadée que l'on t'ac- quitterait, dit l'une de sa voix pro- fonde.
Nous en parlions tout à l'heure. Qui sait si on ne la libérera pas de suite?... disions-nous. Qui sait mê- me si on ne lui donnera pas de l'ar- gent?... Car cela se fait quelquefois quand les juges sont de borme hu- meur. Tu n'as pas eu de chance, hé- las ! Que veux-tu, ma belle? il faut s'incliner devant la volonté de Dieu, ajouta-t-elle d'une voix très tendre.
— Comment peut-on t'avoir con- damnée? murmura avec douceur Fe- dotia. Et ses yeux naïfs et bons rem- plis de larmes se levèrent sur la Mas- lova.
Celle-ci ne répondit pas... Elle re- vint à son lit, le deuxième, voisin de celui de la Karablicva et s'assit sur les planches.
— Je parie que tu n'as même pas mangé, fit Fedotia en la rejoignant.
La Maslova. toujours muptte. plaça ses pains à l'-^ndr.^it tnêiiie nù olle devait reposer sa tète, ellp enleva sa blou.>^«' pou'^sif'rnusf' pt le mouchoir noué sur sa chevelure noire.
— .Te te le dirais bien, fit la Ka- raliliova. procure-toi un di'fenseur. Et alors? à quoi es-tu condamnée?... la relégation?... ajouta-t-elle.
La Àlaslova eût voulu répondre, mais ses sanglots l'en erapêchèrpnt. Elle prit un de ses pains, en retira une boîte de cigarettes et la tendit à la Karabliova,
Celle-ci ne comprenait pas que la Maslova employât si mal .son ari:^enb. Cependant elle prit une ciiiarette, l'alluma, eu aspira une bouffée, puis la [lassa <à la Maslova. Celle-ci, sans parvenir à tarir ses pleurs, se mit à fumer avidement.
— Le bagne, murmura-t-elle au milieu des hoquets.
— Ahl ils n'ont donc pas peur de
RESURRECTION
47
Dieu, ces mangeurs de monde, ces buveurs de sang maudits, pour qu'ils ccudamnent ainsi des innocents I... dit la Karahliova.
— Plusieurs années?
— Quatre... dit la Ma-slova, et ses larmes redoublèrent.
L'une d'elles, en tombant, mouilla sa cigarette. A- gacée, la Mas- . -
lova la jeta avec colère.
— On voit en vérité, ma bel- le, lui dit une autre prisoaniè- re, qu'on ne peut rien espé- rer de ces êtres- là I Cela leur est bien égal !
Malfievna disait: Elle sera libé -
quittée. Si elle avait été défendue par un dont je ne me rappelle plus le nom, un qui a de grands cheveux et un long nez!... Celui-Là tirerait son client du fond de l'eau en le faisant croire sec...
— Comment veux-tu qu'elle ait pu clioisir un pareil défenseur? mur- mura une autre, condam- née comme incendiaire..., il faut le payer mille francs pour la moindre petite af- faire.
^ue veux-tu? c'était ta destinée..., dit une petite vieille détenue pour mendi- cité. C r o i s - 1 u que ce n'est pas épouvantable? De la prison et de la misère : voilà le partage du pauvre ; quand ce n'est pas la misère, c'est pire, c'est la prison...
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Comniffil pt'ut-iiu l'acu: condamnée ''
rée, et moi je répondais, ayant un pressentiment de la chose: Vous ver- rez qu'ils la condamneront. Hélas!... c'était moi qui avais raison..., fit-elle, s'écoutant parler avec plaisir.
Ils ont été bien durs!...
— Durs, ils le sont toujours pour les malheureux... Ah! si elle avait eu de Tarf^ont pour se payer un avocat habile, elle aurait été ac-
La Maslova tira un billet du pain où elle l'avait caché et le tendit à la Karabliova pour avoir un peu de vin. Celle-ci le prit, le palpa, et ccmme elle ne savait pas lire, elle se fit expliquer que ce papier valait deux roubles et cinquante kopecks. Après quoi, elle se dirigea vers une bouche d'air et en retira une bou- teille de vin qu'cll y avait cachée.
RESURliKCTloS
La Maslûva se mit à dévorer son pain.
— Je t'avais gardé du thé, mais il s'est refroidi, lui dit Fedotia, et elle prit sur une étagère un gobelet et une théière en fer-blanc, envelop- pée dans un bas.
Le thé était froid. Cependant la Maslova en remplit son gobelet et le but en mangeant son pain.
La Karabliûva lui passa la bou- teille de vin et un nouveau gobelet. La JMaslova lui en offrit, ainsi qu'à la prisonnière condamnée comme in- cendiaire.
Ces trois détenues formaient, pour ainsi dire, l'aristocratie de la prison, car elles seules avaient de l'argent et se partageaient toutes les dou- ceurs qu'elles pouvaient se procurer.
Les rasades sortirent vite la Mas- lova de sa torpeur et elle se mit à conter avec rage les diverses phases de son jugement. Elle narra les faits qui l'avaient le plus frappée et imita les gestes du substitut. Elle dit sur- tout combien elle avait remarqué que tous les hommes la désiraient.
Ils me regardaient tout le temps, disait-elle, et me suivaient jusque dans la chambre des accusés. Mon gardien lui-môme me le disait... Ils venaient sous prétexte de consulter quelques registres, mais n'avaient d'yeux que pour moi. Ah I ils ont bon goût, ces Messieurs I
— C'est toujours ainsi. Les hommes, ce sont des mouches qui se jettent sur le sucre... Quand une occupa- tion quelconque les appelle, on ne les voit jamais, mais quand il s'agit d'une femme, ils se passeraient de nourriture pour...
— Ici même, reprit la Maslova en lui coupant la parole, ici, c'est la môme chose. Quand on m'a ramenée il y avait un convoi de prison- niers, ils se jetèrent tous sur moi, je ne savais pas si j'allais jDOuvoir m'en tirer I Sans le gardien-chef, 3e ne vois pas comment j'aurais pu sor- tir de leurs griffes...
La nuit arriva et le silence se fit. Toutes les femmes étaient au lit, sauf la vieille qui chaque soir pas- sait de longues heures à prier aux pieds de l'icône.
La Maslova ne dormait pas : le mot « bagnarde » bourdonnait à ses oreilles, et elle ne pouvait se faire à l'idée que c'était la réalité. La Ka- rabliova, qui pour dormir lui tour- nait le dos, se retourna.
— Je ne puis me faire à cette pen- sée... gémit presque à voix basse ia Maslova. D'autres font le mal et n'en sont pas punis... Moi, je n'ai rien fait, et je vais au bagne.
— Ne te tcurmente pas, ma fille... lui dit la Karabliova, pour la con- soler. On vit en Sibérie, on en re- vient 1
— Je sais, je sais, mais tout de même, c'est bien triste ! Ce n'est pas une destinée pareille que j'avais rê- vée.
— il n'y a rien à faire contre la volonté de Dieu! reprit en soupirant la Karabliova... Eien...
— Je le sais, hélas! Mais c'est dur. Elles se turent un instant.
— Ecoute, fit soudain la Kara- bliova en attirant l'attention de sa compagne sur un bruit étrange qui partait de l'autre extrémité de la salle.
C'était une femme essayant d'étouf- fer les sanglots qui lui montaient à la gorge. Elle pleurait en songeant que pendant sa vie elle n'avait ja- mais connu autre chose que des injures, des railleries, des humilia- tions et des coups. Elle avait voulu se consoler en se rappelant son pre- mier amour pour un ouvrier nommé Eedka Malodionkoff, mais hélas ! plus fort que le souvenir du début de cette affection vint celui de la rup- ture. Sous lempire de l'ivresse, son amant, pour s'amuser, lui avait en- duit le bas-ventre de vitriol et riait avec ses camarades de la voir se tordre dans d'atroces douleurs. Tant de souffrances passées la firent se prendre elle-même en pitié, et croyant que personne ne l'entendait, elle pleura comme pleurent les en- fants, en avalant ses larmes.
— Sa souffrance me fait de la peine, fit la Maslova.
— Bien sûr... mais chacun la sienne, reprit la Karabliova.
lŒSVlUŒCTJON
V)
IX
Dès son réveil, Neklioudoff, avant même d'avoir complètement repris ses sens, sentit que la veille, un évé- nement important avait passé dans sa vie. Il se rappela alors Katioucha, le tribunal et ses résolutions de vivre maintenant hors de tout mensonge. Par une coïncidence heureuse, il reçut ce matin môme la réponse si longue- ment attendue de Maria Vassilievna, la femme du maréchal. Elle était telle qu'il l'avait souhaitée : elle lui rendait toute liberté et faisait même des vœux pour son bonheur à l'oc- casion de son mariage.
— Mon mariage... reprit-il avec iro- nie: il est bien loin, en ce moment!
Et il se rappela sa résolution de tout avouer au mari, de lui deman- der pardon et de lui accorder toutes les réparations qu'il pourrait dési- rer. Mais en y réfléchissant, son des- sein ne lui parut pas facile à accom- plir. Pourquoi rendre un homme malheureux en lui apprenant une chose qu'il ignorait ? S'il me le demande, songea-t-il, je le lui dirai, mais aller le lui raconter, ce ne se- rait vraiment pas raisonnable...
De même, il lui parut ce matin-là excessivement délicat de tout racon- ter à JNIissy. Le lui déclarer carré- ment était inutile et offensant : il valait mieux le lui laisser deviner. Cependant il décida qu'il n'irait plus chez les Kortchaguine et que, s'ils le désiraient, il leur donnerait le motif de son abstention.
Quant à ses rapports avec Katiou- cha, là il ne devait rien avoir de caché...
« J'irai à la prison, se dit-il; je lui avouerai mon ignominie et la supplierai de me pardonner. S'il le faut, oui, s'il le faut, eh bienl je l'épouserai. »
Cette idée d'épouser Katioucha, sa volonté de se sacrifier, le rendi- rent très fier de lui-même.
Depuis longtemps il ne s'était pas senti une énergie semblable.
Il se rendit au palais de justice, et
fui surprit; de se sentir un autre homme.
Son mariage avec Missy, qui hier lui paraissait faisable, lui semblait maintenant tout à fait impossible. Hier, il se figurait encore qu'elle serait heureuse de l'épouser, aujour- d'hui il se trouvait indigne de paraî- tre devant elle. « Si elle se doutait du monstre que je suis, se disait-il, pour rien au monde elle ne voudrait me revoir... » Et moi qui osais lui reprocher sa coquetterie... D'ail- leurs, SI j'étais son mari, est-ce que
Elle se rappelait son premier amour...
je pourrais vivre sans remords au- près d'elle, sachant que cette maJ- heurcuse Katioucha est en prison et que, dans quelques jours, on la di- rigera par étapes vers le bagne!
Et le prince se réjouissait du chan- gement qui venait de s'opérer eu lui. « Avant tout, se disait-il, il faut que je voie mon avocat et que je connaisse le résultat de ses démar- ches. Ensuite j'irai voir la Maslova dans sa prison et lui avouerai mon infamie... »
Chacj[ue fois qu'il y pensait et qu'il se représentait le moment où il la verrait, où il lui dirait tout, où il témoignerait son repentir et lui an- noncerait son intention de réparer sa faute, il se sentait rempli d'une douce émotion et des larmes lui montaient aux yeux..
Arrivé au Tribunal, pour la con- tinuation de la session, Neklioudoff
^o
lŒSUlUŒCTlOM
rencontra l'huissier qu'il avait \'u la veille. Il lui demanda où étaient enfermées les détenues condamnées et à qui il fallait s'adresser pour ob- tenir la permission de les visiter. L'huissier lui répondit que les con- damnées étaient emmenées dans dif- férentes prisons et que, jusqu'à la publication de la sentence dans sa forme définitive, le procureur seul pouvait délivrer des permis de vi- site. « Je vous conduirai moi-mcme auprès du procureur sitôt après la séance, » dit-il. Voulez-vous péné- trer dans la salle du jury, l'audience va commencer...
Les débuts de l'audience furent en tous points semblables à ceux de la veille, sinon que les jurés ne prêtè- rent pas serment de nouveau et que le président ne fit pas son dis- cours d'entrée.
L'affaire à juger était un vol avec effraction. L'accusé, encadré de deux gendarmes, était un jeune homme de vingt ans, maigre, aux épaules étroi- tes, avec une figure pâle et mala- dive.
L'acte d'accusation portait que l'inculpé avait été placé comme apprenti dans une manufacture de tabac, qu'il y était resté cinq ans et qu'il en avait été renvoyé après un conflit entre le patron et ses ou- vriers. Sans travail, il rôdait depuis par la ville, buvant tant qu'il avait de l'argent. Ce fut dans un cabaret qu'il se lia avec un ouvrier comme lui, sans place depuis une semaine. Etant ivres, l'un et l'autre, ils for- cèrent une nuit la serrure de la remise et accomplirent le vol dont ils étaient accusés. Pris immédiate- ment, ils avouèrent. Le serrurier mourut en prison, et c'était son malheureux compagnon que le pro- cureur présentait comme un être dangereux dont il fallait à tout prix débarrasser la société...
« Un être dangereux! se répétait en lui-même Neklioudoff, dangereux comme l'était la condamnée d'hier!... Ce sont là ceux que la société ap- pelle des gens dangereux, et nous... nous ne le sommes pas... ni inoi, qui suis un dépravé, un suborneur... ni ceux que je fréquente et qui m'ac- cordent toute leur estime.
» Il est clair que ce jeune homme n'est devenu criminel que par la force des choses, et que si cette même société ne l'avait pas laissé tomber dans un tel dénûment, il se- rait resté honnête.
» Il eût suffi qu'une bonne âme eût pris pitié de lui et lui eût dit au moment où il sortait de l'atelier : « Xe vas pas au cabaret: tu te pe"- » dras, » pour qu'il ne se détournât pas du chemin du devoir.
» Mais ce cœur généreux ne se trouva pas sur son passage, quand, isolé, sans appui, il errait par les rues après la sortie des ateliers, ou qu'il faisait les courses de ses cama- rades. Au lieu de bons conseils, il n'entendait que ces mots constam- ment répétés : « Celui-là seul est un » homme qui sait boire, injurier, se » battre et séduire les femmes. »
» Et maintenant que faute de tra- vail, il en est arrivé au vol, au lieu d'essayer de le ramener dans la bonne voie, nous ne songeons qu'à le condamner!...
» C'est Ignoble I... »
Et Neklioudoff, tout à ses pensées, n'entendait plus ce qui se passait auteur de lui. Il était effrayé des erreurs de la société et ne pouvait comprendre comment ses yeux ne s'étaient pas dessillés plus tôt, com- ment ceux de ses voisins pouvaient encore rester ainsi fermés!...
A la suivante suspension d'au- dience, Neklioudoff sortit dans les couloirs avec la ferme intention de ne pas rentrer dans la salle. Sa dé- cision était prise, et quelles que dus- sent en être les conséquences, il ne. serait plus acteur dans une sembla- ble comédie.
Il se dirigea vers le (Cabinet du procureur: l'huissier ne voulait pas l'introduire, prétextant que le pro- cureur était occupé, mais il passa outre et demanda au planton de vou- loir bien l'annoncer. Il expliqua qu'il était juré et qu'il lui était indispen-
liKSURRKCTlON
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sable de le voir pour une affaire des plus urgentes. Le planton, intimidé par son titre de prince et sa mise élégante, l'annonça et il fut intro- duit. Le procureur le reçut debout, montrant ainsi son mécontentement de l'insistance qu'il avait mise à être reçu.
— Que désirez-vous ? dit-il d'une voix rogue.
— Je m'appelle Xekliou- dofl, je suis juré, et il est indispensable que je voie la condamnée d'hier, la Mas- lova, dit-il avec fermeté, tout en rougissant quelque peu.
— La Maslova?... fit le procureur. Oui, je me sou- viens... N'est-ce pas cette femme qui a été condam- née pour empoisonnement? Pourquoi voulez - vous la voir ?
— C'est au sujet d'une af- faire personnelle... murmu- ra Neklioudoff.
— Elle se trouve, dit le procureur, encore en prison préventive jusqu'au mo- ment de la signification dé- finitive de son jugement. Les visiter ont lieu à des jours fixés d'avance. Adres- sez-vous au directeur.
— Il lest indispensable que je la voie le plus vite possible, dit Neklioudoff.
— Mais enfin, pourquoi mettez-vous tant d'insis- tance à voir cette détenue? reprit le procureur en fron- çant les sourcils.
— Parce qu'elle aétécon- danmée bien qu'innocente, que c'est moi qui suis la cause de sa dégradation, dit Neklioudoff en rougissant.
— Comment cela?
— Parce que c'est moi qui jadis ai abusé d'elle et qui l'ai amenée ainsi jusque sur les bancs de la cour d'assises.
— Je ne vois pas quel rapport ceci peut avoir avec votre demande...
— C'est que je veux la suivre, et... l'épouser, dit Neklioudoff, dont les yeux se remplissaient do larmes.
— L'épouser!... l'épouser!... N'êtes- vous pas membre du Zemsto? s'écria le procureur en se souvenant, devant cette déclaration bizarre, de la for- tune et du rang du prince.
— Je ne vois pas ce que ce titre peut avoir de commun avec ma de- mande, dit sèchement Neklioudoff.
— Eien assurément, répondit le procureur avec un sourire, mais vo-
ie procureur le reçut debout.
tre désir est si extraordinaire et sort tellement des usages...
— Puis-jo avoir cette autorisa- tion?
— Oui, je vais vous donner un laisser-passcr. Veuillez attendre quel- ques instants.
Ayant fini d'écrire, le procureur tendit le pli à Neklioudoff.
— Je dois encore vous déclarer,
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lŒiSUJiJîKCTKjy
ajouta celui-ci, que je no puis cou- tinuer à siéger comme juré dans cette session,
— Il faut pour cela, vous ne l'ignorez pas, présenter au Tribunal des motifs suffisants.
— Ils sont simples: Je considère les arrêts de la justice, non seulement comme inutiles, mais encore comme immoraux.
— Ah bien!... fit le procureur avec son sourire ironique...
Le ton de la réponse indiquait qu'il avait déjà entendu des doctri- nes semblables et qu'il les trouvait bizarres...
— Vous comprendrez, répondit-il, qu'un procureur, ne puisse partager vos idées... Je vous conseille donc de faire les mêmes déclarations au Tribunal, c'est lui seul qui sera ju- ge: il verra si elles sont justifiées ou non... Dans ce dernier cas, vous serez frappé d'amende. Adressez- vous donc au tribunal.
— Comme je vous l'ai déjà dit, je ne veux plus y retourner, articula Neklioudoft d'une voix énergique.
— Mes salutations, fit le magistrat en inclinant la tête, et en faisant comprendre au prince qu'il n'avait qu'à se retirer.
Aussitôt sorti du cabinet du pro- cureur, Neklioudoff se rendit à la maison de détention préventive et demanda la Maslova. Aucune femme de ce nom n'y était emprisonnée.
Le directeur lui expliqua qu'elle devait être à la prison pénitentiaire.
Neklioudoff y alla, et effective- ment, sur sa demande, un gardien lui répondit ^ue c'était bien là qu'était la prisonnière qu'il cher- chait.
Mais la distance était grande en- tre les deux prisons, et la nuit tom- bait qaund Neklioudoff se trouva en face d'une maison énorme à l'as- pect sinistre. Il voulut en franchir- la porte quand un factionnaire lui barra le passage. Un surveillant pa- rut: le prince demanda la Maslova, montrant son laisser-passer. Mais il fallait en outre une permission du directeur et celui-ci avait depuis longtemps quitté ses bureaux.
Neklioudoff rentra chez lui sans avoir vu la Maslova. Très '^.mu à la
seule pensée de lui parler, il s'ache- minait le long des nies, songeant à sa conversation avec le procureur. A peine a^rrivé chez lui, il prit son journal depuis longtem^DS abandon- né, en relut quelques passages et écri- vit : « Pendant deux ans, ces pages sont restées blanches, et j'étais bien persuadé que jamais plus je ne m'at- tarderais à un pareil enfantillage. Mais aujourd'hui cela ne me paraît plus un enfantillage, mais une con- versation intime avec moi-même, avec ma conscience. Pendant ces derniers temps elle donnait et je n'avais personne avec qui m'entre- tenir. Il a fallu pour la réveiller cet événement extraordinaire du 28 avril. Pendant que j'étais juré, j'ai revu sur les bancs de la cour d'assises cette Katioucha que j'avais séduite... Par suite d'un malentendu que j'aurais pu empêcher, elle a été condamnée aux travaux forcés. Je me suis présenté chez le procureur et de là me suis rendu à la prison. Je n'ai pu la voir, mais j'ai décidé que je tenterais tout pour lui parler, pour lui demander pardon, pour ré- parer ma faute, fût-ce même par le mariage... Seigneur I viens-moi en aide!...
XI
La Maslova, dans sa prison, cher- chait en vain le sommeil; il lui était impossible de fermer la paupière.
Etendue sur son lit, les yeux fixés devant elle, elle songeait que, ren- due à Sakaline, elle n'épouserait ja- mais un forçat. Elle essaierait de se marier avec un gardien-chef, un gref- fier, un surveillant. « Ils sont cou- tumiers du fait, pensait-elle. Pourvu que les privations ne me fassent pas trop maigrir 1 sinon je suis perdue! » Elle se souvenait des regards de convoitise que le président, les juges, son défenseur, que tous les hommes de la salle lui lançaient... Elle pensait à tous les faits saillants de sa vie,
BESUBBECTION
53
sauf à ceux qui avaient trait à Nek- lioudoff, car elle chassait de sa mé- moire tous les souvenirs de son en- fance et surtout ceux de son premier amour. Ils étaient trop douloureux. Elle les avait enfouis profondément dans son âme sans jamais les re-
écrivain dont elle avait été la maî- tresse l'avait encore entretenue dans^ ces idées... « La vie, aimait-il à lui répéter, n'a qu'une raison d'être: la satisfaction de ses instincts, et c'est là seulement que se trouve le bon- heur. »
L
Les priaonnicrfs se ranç/rrent sur deux rangs.
muer: ses rêves, môme, n'en étaient point hantés.
Tous ceux qu'elle avait approchés depuis l'avaient exploitée, les fem- mes pour lui tirer de l'argcnti, les hommes pour assouvir leurs pas- sions : tous n'avaient pour but que de satisfaire leurs vices. Le vieil
Chacun ne vivait que pour soi, pour ses plaisirs, et tout ce que l'on enseignait sur Dieu, sur sa bonté, n'était que mensonge. Et, si par ha- sard, elle venait à se demander pour- quoi tout dans le monde est si mal organisé, pourquoi les hommes se- foiit souffrir les uns les ;ii; hrcs. iiii^
UKtiVRUECTlON
cigarette, un verre de vin, ime heure d'amour suffisaient pour qu'elle n'y songeât plus...
Le lendemain était un dimanche. Lorsque le sifflet du réveil retentit dans la chambre des prisonnières, la Karabliova réveilla sa voisine.
« Bagnarde », je suis une « ba- gnarde »1 telle fut sa première pen- sée.
Elle se souleva et assise sur son lit regarda autour d'elle. Toutes les femmes étaient déjà debout, les en- fants seuls dormaient encore.
La Maslova n'avait pas eu le temps de se coiffer qu'arrivaient déjà le di- recteur et ses secrétaires.
— A l'appel I cria le geôlier.
Des autres celtules sortirent d'au- tres prisonnières.
Elles se rangèrent sur deux rangs: celles qui étaient placées en serre- file devaient mettre les mains sur les épaules de celles qui se trouvaient devant elle. On les compta.
Sitôt après l'appel, les détenues furent conduites à l'église — c'était un dimanche — sous les ordres d'une surveillante. La Maslova, sur le même rang que Fedotia, se trouva placée vers le centre de la colonne composée de plus de cent femmes.
Toutes portaient le costume de la prison : la vareuse, la jupe, le mouchoir blanc enserrant la tête. Seuls quelques costumes de couleurs jetaient une note changeante au mi- lieu de tout ce blanc. C'étaient des femmes de prisonniers qui accom- pagnaient leurs maris; elles étaient suivies de leurs enfants. La longue file des prisonniers remplissait tout l'escalier : on n'entendait que leurs pas feutrés, quelques éclats de voix, des rires étouffés. Arrivées à la cha- pelle, le silence se fit et les prison- nières entrèrent la tête basse, en faisant des signes de croix. Elles se placèrent sur la droite en colonnes serrées. Puis les hommes, vêtus de blouses grises entrèrent à leur tour. Ils se rangèrent sur la gauche et au centre de l'église.
Dans des tribunes situées au-des- sus se tenaient les forçats, la tête à demi rasée. Ils manifestaient leur présence par le bruit sinistre de leurs chaînes. Enfin, dans d'autres tribu-
nes, on avait placé les détenues ,cn prévention.
L'église de la prison était cons- truite à neuf, toute ornée et peinte de couleurs éclatantes et de dorures, grâce à la générosité d'un riche né- gociant qui, dans ce but, avait dé- pensé plus de dix mille roubles.
Un grand silence régnait dans la chapelle : on n'entendait que par inter\'alles les bruits d'^s détenus qui se mouchaient, des t0L.x, des cris des enfants et le cliquetis des chaî- nes. Mais soudain une houle traversa les rangs des détenus placés au cen- tre de l'église... un passage se fit: le directeur entra solennellement et fut se placer au premier rang.
Les litanies durèrent longtemps. C'étaient d'abord des louanges au Seigneur auxquelles chacun répon- dait : « Aie pitié de nous, » puis de nouvelles louanges où la réponse était : « Alléluia. » Les détenus fai- saient des signes de croix, se pros- ternaient à chaque arrêt du prêtre, mais tous, officiant et fidèles, pous- sèrent un soupir de soulagement quand le prêtre ferma son livre et se retira dans la nef.
Eestait à accomplir le dernier acte de la liturgie.
Le prêtre prit une croix reposant sur une grande table, la baisa, puis il vint se placer au milieu de l'église. Le directeur et les surveillants s'ap- prochèrent et baisèrent la croix. Puis ce fut le tour des détenus. L'of- ficiant, causant avec le directeur, leur présentait la croix de telle fa- çon qu'elle leur heurtait le nez ou la bouche. Ils chuchotaient, se pous- saient, s'invectivaient.
A aucun de ces gens qui répé- taient si fréquemment le nom de Jésus, qui le louaient si longuement, à aucun des assistants, depuis le prêtre et le directeur jusqu'à la Mas- lova, ne vint l'idée que ce même Jé- sus avait interdit ce qu'ils venaient de faire : non seulement le flux in- sensé des prières irraisonnées, l'habit païen des prêtres, mais encore le droit de se faire appeler apôtres, de réciter des prières dans les temples, car ce même Jésus a recommandé la solitude aux âmes qui veulent s'éle- ver vers lui, il a défendu de cens-
RESURRECTION
3^
Çruire des temples, ayant répété qu'il était venu sur la terre pour les dé- truire, et qu'il ne faut pas prier avec les lèvres, mais avec le cœur et la foi. Il avait dit encore: « Tu ne ju- geras point ton semblable et ne le puniras pas. » Il avait ordonné qu'on n'humiliât personne, qu'on ne frap- pât personne, qu'on n'outrageât per- sonne, comme cela se faisait dans la prison... N'avait-il pas dit enfin qu'il venait apporter la liberté au monde?...
Cette pensée n'était venue à aucun des assistants: que tout ici était dérision et sa- crilège commis au nom du Christ... Aucun de ces gens ne songeait que cette croix dorée à l'extrémité de la- quelle pendaient des médail- lons en émail et que le prê- tre leur donnait à baiser, n'était rien autre que l'image de la véritable croix, où il fut attaché parce qu'il avait condamné ces choses mê- mes que l'on faisait chaque jour en son nom. Aucun ne songeait que les prê- tres, en mangeant, sous les espèces du pain et du vin le corps et le sang du Christ, font réellement ce sacrilège sanglant, non pas en buvant le vin et en mangeant le pain, mais en induisant en erreur ces petits enfants que le Christ comparait à lui, en les privant du bonheur d'être libres, en les soumettant à toutes les misères, en leur cachant la vérité, en ne leur disant pas que Dieu n'est venu sur la terre que pour leur apporter la justice et la liberté.
Le prêtre accomplissait ses fonc- tions journalières avec une cons- cience placide. Depuis son enfance, on lui avait appris que c'était là la seule et vraie religion, celle des Saints de jadis, celle des gouvernants du jour. Il ne croyait certes pas qu'il était profitable à l'âme que la bouche dît ainsi des prières nombreu- ses, ni que le pain se transformât en chair ; il ne se donnait pas la peine de s'appesantir sur ces ques- tions, mais il était persuadé qu'il
fallait croire à la religion qui ensei- gnait ces dogmes.
Ce qui l'encourageait d'ailleurs dans cette idée, c'est que ces exer- cices lui procuraient des rentes qui lui permettaient de nourrir sa fa- mille.
Le sous-diacre, plus encore que l'officiant, était plein de foi, car il avait complètement oublié le vrai sens des dogm,es, pour ne songer qu'au prix que rapportait chacun des
L'officiant tout en causant leur ■présentait la croix.
offices. Aussi remplissait-il ses fonc- tions, c'est-à-dire la récitation des psaumes, le chant des hymnes, avec le zèle que met un commerçant à vendre du bois, de la farine ou des pommes de terre... Le directeur et les surveillants croyaient aussi aux dogmes, mais sans les avoir jamais approfondis, et sans les connaître, parce que leurs chefs et l'empereur lui-même y croyaient. Puis enfin, sans qu'ils pussent en donner la rai- son, ils sentaient que cette religion expliquait en quelque sorte leur bru- talité envers les détenus. Sans cette doctrine, ils n'auraient jamais osé torturer leurs prisonniers comme ils
s6
RESURRECTION
le faisaient avec une conscience tran- quille.
Les détenus eux-mêmes, saut quel- ques-uns qui voyaient tous les abus qui se faisaient, croyaient à l'effica- cité des prières aux icônes dorées, à l'offrande des cierges, aux miracles des calices, aux baisers de ces croix, au pouvoir des mots incompréhensi- bles: « Jésus le plus doux, aie pitié de nous! » Bien que la plupart d'en- tre eux eussent essayé d'obtenir des grâces par des prières, des Te Deuni, et ne les avaient pas reçues, ils n'en restaient pas moins persuadés que ce résultat négatif n'était dû qu'à leur malchance, et que cette religion si considérée par les savants et par les grands était indispensable pour être heureux, sinon en cette vie, du moins dans l'autre.
C'était aussi l'opinion de la Mas- lova. Comme les autres, elle ressen- tait pendant roffice une sorte d'é- motion pieuse mêlée d'ennui. Pen- dant toute la messe, elle se tint à sa place au milieu de ses camarades, puis quand vint 1 heure de la commu- nion, elle s'avaaiça, elle aussi, suivie de Fedotia...
XII
Neklioudoff était sorti de très bon- ne heure pour se rendre à la prison. Elle était encore fermée quand il y arriva.
Des hommes et des femmes, por- tant à la main de petits paquets, attendaient.
Un surveillant en uniforme, assis sur un banc, tenait un calepin à la main et inscrivait le nom des visiteurs et des détenus qu'ils désiraient voir. Neklioudoft s avança vers lui et de- manda Katerina Maslova. Le gardien l'inscrivit.
— Pourquoi n'entre-t-on pas de suite? demanda le prince.
— La messe n'est pas terminée : les visites auront lieu aussitôt après, répondit-il.
Neklioudoff revint se mêler à la
foule de ceux qui attendaient et les immenses portes de 1^ prison s'en- tr'ouvrirent au même instant. Un officier en imiforme parut, accom- pagné d'un geôlier. Le surveillant au carnet annonça que les visiteurs pou- vaient entrer. Le factionnaire se pla- ça à côté de la porte, et chacun s'em- pressa, comme s'il eût craint d'arri- ver en retard. Près de la porte se tenait aussi un gardien qui comp- tait les visiteurs au fur et à mesure de leur passage. Placé dans l'enceinte de la prison, un autre gardien pal- pait de la main ceux qui venaient du dehors, les comptait de nouveau, si bien qu'à l'heure de la sortie on savait exactement combien de gens étaient entrés, combien devaient sor- tir; aucun détenu ne pouvait ainsi se glisser parmi eux.
Lorsque le gardien toucha Nek- lioudoff, celui-ci eut un geste de révolte; mais il se rappela ses nobles intentions, le but de sa visite et il eut honte de ce mouvement d'or- gueil. Immédiatement après la porte se trouvait une immense pièce dont les fenêtres étaient garnies de bar- reaux. C'était le parloir. Neklioudoft y aperçut un grand crucifix placé dans une encoignure et il en fut surpris.
— Pourquoi l'avoir placé là 1 son- gea-t-il... Et son esprit ne pouvait s'accoutumer à voir le Christ au mi- lieu des condamnés, lui, le libéra- teur!...
Le prince marchait lentement, dé- passé par tous les visiteurs. Divers sentiments agitaient son âme : dé- goût pour les prisonniers coupables, pitié pour les innocents; il s'atten- drissait sur lui-même en songeant à l'entrevue qu'il allait avoir... Tout à ses pensées, Neklioudoff suivit le flot des visiteurs, et se trouva dans le parloir des femmes.
Ce qui le frappa tout d'abord en entrant dans cette salle, ce fut le brouhaha des conversations. Il en eut l'explication quand il vit tous les visiteurs collés à une espèce de grillage. La pièce était partagée en deux parties par deux grillages en laiton, montant du plancher jusqu'au plafond. D'un côté se tenaient les visiteurs, au centre, les surveilhin-
EESUBBECTIOy
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tes, et de l'autre côté les prisonnières, si bien que deux grillages et plus d'un mètre de distance séparaient les détenues de ceux qui venaient les voir. Il était impossible de leur don- ner quelque ciiose en cachette ; un myope n'aurait pu reconnaître celui auquel il s'adi'essait. Impossible dès lors de parler à voix basse, il fallai'., crier pour se faire en- tendre. On voyait, le visage collé aux barreaux, des femmes, des maris, des mères, des en- fants essayer de distinguer l'être que leur était cher et de s'en faire entendre.
Mais comme chacun parlait à voix très haute, les voisins cherchaient à crier plus fort, en sorte que tout le monde arrivait à hurler. Il était impossible de se comprendre: les interlocu- teurs devaient surtout s'en rap- porter aux gestes et à l'expres- sion des visages.
Neklioudoff songeait que, comme tous les visiteurs, il al- lait causer avec la Maslova dans les mêmes conditions, et un sentiment de révolte s'em- para de lui, le poussant à dé- tester les hommes qui établi- rent de telles coutumes. Il lui paraiifsait étrange que cette vio- lation de tous les sentiments sacrés n'offensât personne, car les soldats, la surveillante, les visiteurs et les détenues ne s'é- tonnaient point qu'il en fût ainsi.
Le prince ne reconnut pas la Maslova près des grilles, mais tout à fait dans le fond de la salle, il aperçut une silhouette et immédiatement il comprit que c'était elle. Son cœur battit plus violemment, sa respira- tion devint oppressée.
La minute décisive appiy^chait... Il s'avança vers le grillage et la re- connut.
« Faut-il l'appeler? pensait-il. Va- t-elle se rapprocher d'elle-même? »
Mais elle ne bougeait pas... Elle ne croyait nullement que cet homme venait là pour elle.
— A qui désirez-vous parler? de- manda, la surveillante, eu s'appro-
chant de Neklioudoff, qui se prome- nait entre les grillages.
— A Katerina Maslova... murmura Neklioudoff.
— Maslova I c'est toi qu'on ap- pelle, cria la surveillante.
La IVlaslova regarda autour d'elle en levant la tête et, baissant la poi-
Lorsrjue le gardien toucha Neklioudo^.
trine avec son air soumis bien connu de Neklioudoff, elle s'avança vers le grillage et, marchant entre deux dé- tenues, regarda fixement le prince, qu'elle ne reconnaissait pas...
Ayant deviné à ses vêtements un homme riche, un sourire effleura ses lèvres...
— C'est pour moi que vous venez? dit-('lle en inclinant vers lui sa têto
^s
RESUURECTJON
souriante aux yeux légèrement lou- ches.
Neklioudoff ne savait s'il devait dire: « Vous » ou « toi ». Il se décida pour « vous ». Il n'élevait pas la voix plus que d'habitude:
— Je voulais vous voir, je...
La Maslova ne pouvait distinguer les paroles que lui adressait Nekliou- doff, mais l'expression de la physio- nomie du prince le lui remit tout à coup en mémoire... Le sourire dispa- rut subitement de sa figure et son front se plissa douloureusement...
— Je n'entends pas ce que vous dites, s'écria-t-elle en clignant des yeux...
— Je suis venu...
« Oui, je fais ce que je dois, je me repens... » pensa Neklioudoff... A peine cette pensée s'était-elle pré- sentée à son esprit que les larmes lui montèrent aux yeux, sa gorge se serra..., et s'étant accroché au gril- lage il s'efforça d'étouffer ses san- glots...
Ayant remarqué son émotion, la Maslova le reconnut afin...
— Cet homme lui ressemble, mais je ne le reconnais pas, dit-elle en se détournant de lui, et sa figure s'assombrit.
— Je suis venu pour te demander pardon 1 s'écria-t-il d'une voix forte, comme une leçon apprise...
Ayant laissé échapper ces paroles, il eut honte et se détourna. Mais l'idée lui vint que si la honte s'em- parait de lui, c'était pour son bien, parce qu'il devait la subir. Et il con- tinua ainsi :
— Pardonne-moi 1... je suis bien coupable envers...
Elle restait immobile et son re- gard ne se fixait pas sur lui.
N'ayant plus la force de parler, il s'éloigna du grillage, tâchant d'étouf- fer les sanglots qui oppressaient sa poitrine... Une surs-eillante, visible- ment intéressée, remarquant que le prince ne se tenait plus auprès du grillage, lui demanda pourquoi il avait interrompu sa conversation avec celle qu'il avait fait demander.
Neklioudoff essuya ses larmes, et s'ef forçant de reprendre son calme habituel, répondit :
— Je ne puis converser à travers ce grillage, on n'entend rienl
La surveillante pensa:
— Eh bieni on pourrait la con- duire ici pendant quelques instants... Maria Karlovna I dit-elle en s'adres- sant à une gardienne... faites sortir la Maslova I
Une minute après, la Maslova en- tra par une porte latérale. S'appro- chant à pas légers de Neklioudoff, elle s'arrêta devant lui et le regard» en baissant les yeux. Ses cheveux noirs, comme les jours précédents, pendaient en boucles frisées* sd fi- gure souffrante, blême et gonflée, était aimable et d'un calme absolu. Ses yeux, d'un noir luisant, brillaient sous ses paupières rougies...
— On peut causer ici... dit la sur- veillante: et elle s'en alla. Nekliou- doff s'approcha d'un banc fixé au mur.
La Maslova fixa un regard inter- rogateur et, saisie d'étonnement, sui- vit Neklioudoff et s'assit près de lui.
— Je sais qu'il vous est difficile de me pardonner, commença Nekliou- doff, mais il s'arrêta de nouveau, sentant ses larmes prêtes à couler... mais si le passé est irrôparabJe, je ferai désormais tout ce qui me sera possible... Dites...
— Comment m'avez-vous retrou- vée? dit-elle, ne répondant pas à sa question.
« Mon Dieu I viens à mon aide ! Enseigne-moi ce que je dois faire! » se disait en lui-même Neklioudoff en regardant le changement qui s'était opéré chez la Maslova...
— Il y a deux jours, dit-il: j'ai été juré et j'ai siégé à la cour d'as- sises où l'on vous jugeait. Vous ne m'avez pas recomiu?
— Non, je ne vous ai pas re- connu. Je n'avais pas le temps de vous reconnaître, et je ne regardais pas, d'ailleurs, ajouta-t-elle.
— Vous avez eu un enfant? de- manda-t-il... Et il se sentit rougir.
— Il est mort tout de suite, répon- dit la Maslova d'une voix brève et méchante en détournant les yeux.
— De quoi? et comment?
— J'ai été moi-même malade et j'ai failli mourir, continua-t-elle sans lever les yeux.
lŒSURRECTlON
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— Et mes tantes vous ont laissée partir ?
— Qui aurait voulu garder une femme de chambre avec un enfant?... Quand elles virent que j'étais en- ceinte, elles me renvoyèrent... mais pourquoi parler de tout cela? Je ne me souviens de rien, j'ai tout ou- blié... Tout cela est fini...
— Non, ce n'est pas fini... Je ne veux pas que ce soit fini, je veux racheter ma faute...
— Il n'y a rien à racheter, le passé n'existe plus, dit-elle, et il fut surpris qu'elle le regardât d'un air si étrange... avec un sourire à la fois méchant et câlin.
La Maslova était loin de s'attendre à voir le prince ce jour-là et surtout dans un pareil lieu, aussi fut-elle stupéfaite quand elle le reconnut, et les souvenirs d'antan qu'elle chassait de sa mémoire lui revinrent... Elle se rappela l'amour ardent que lui ins- pira Neklioudoff, créant pour elle un monde nouveau de sentiments et d'idées; elle se rappela combien elle avait aimé cet homme, mais aussi sa cruauté, les humiliations, les souf- frances qu'il lui fit endurer après de si courts instants de bonheur...
Ces souvenirs lui étaient doulou- reux; mais incapable de les regar- der en face, elle chercha à les bannir de son esprit, les cachant derrière le voile épais de ses pensées présentes...
Regardant le prince, elle compara mentalement l'adolescent qu'elle avait connu et l'homme qu'il était aujourd'hui. Cette comparaison lui était pénible, elle ne voulut pas s'y arrêter.
Actuellement, ce Monsieur élégam- ment vêtu, à la barbe soignée, n'était plus le Neklioudoff qu'elle avait ai- mé, mais seulement un de ces hom- mes pour qui les femmes ne servaient qu'à l'assouvissement de leurs pas- sions, et dont elles devaient profiter le plus possible...
C'est pourquoi elle lui sourit ten- drement...
Elle ne parlait pas, se demandant comment elle ferait pour l'exploiter avantageusement. . .
— Tout cela est fini, dit-elle... je suis condamnée aux travaux forcés.
Ses lèvres tremblèrent en pronon- çant ces mots terribles...
— Je savais; j'étais convaincu que vous étiez innocente dit Neklioudoff.
— Certainement que j'étais inno- cente! Suis-je une voleuse, une cri- minelle? On dit que tout dépend de l'avocat, continua-t-elle. On dit qu'il faut présenter une supplique. Et on dit aussi qu'ils se font j^ayer cher, les avocats!...
— Oui... c'est vrai, dit Nekliou- doff... Je me suis déjà adressé à un d'eux.
— Il ne faut pas ménager l'ar- ffent, mais il faut choisir un bon dé- fenseur.
— Je ferai pour cela tout ce qui sera possible.
Il y eut un silence. La Maslova sourit de nouveau.
— Je voudrais vous demander... de l'argent, si vous pouviez... pas beau- coup, dix roubles. Il ne m'en faut pas plus, ajouta-t-elle.
— Oui... oui... dit Neklioudoff un peu embarrassé, et il tira son porte- feuille.
Elle jeta un coup d'œil rapide sur le gardien, qui se promenait de long en large dans la salle.
— Ne me donnez rien devant lui, on me prendrait cet argent.
A la dérobée, Neklioudoff prit dans son portefeuille un billet de dix roubles qu'il cacha dans sa main précipitamment, car le gardien se tournait vers eux.
« C'est là une femme morte », pen- sait Neklioudoff en observant ce vi- sage autrefois si charmant, mainte- nant déprimé, dont les yeux noirs méchants guettaient le gardien et aussi la main de Neklioudoff enfer- mant le billet froissé. Et il lui vint un moment d'hésitation.
De nouveau, le tentateur qui par- iait la nuit de l'avant-veille dan^ l'âme de Neklioudoff se fit entendre au dedans de lui, l'exhortant à pen- ser à ce qu'il devait faire et non à ce qu'il voulait faire. « Tu ne feras rien de cette femme, » disait cette voix. « Seulement tu suspendras à ton cou une pierre qui te noiera et te gênera pour être utile aux autres. Lui donner de l'argent tant que tu en auras, lui dire adieu et l'oublier
6o
liKtiVliliECTlON
pour toujours, » lui vint à ridée.
Et il sentit tout à coup que, main- tenant, s'accomplissait en son âme une chose on ne peut plus impor- tante, que sa vie intérieure reposait sur une balance que le moindre effort pouvait faire pencher d'un côté ou d'un autre. Il s'efforça d'ap- peler ce Dieu dont il avait senti hier la présence en lui, et ce Dieu môme lui ayant répondu, il résolut de par- ler aussitôt et franchement à la Mas- lova.
— Katioucha! je suis venu vers toi pour te demander pardon et tu ne m'as pas réjjondu. M'as-tu pardonné, me pardonneras-tu un jour? dit-il en la tutoyant.
Elle ne l'écoutait pas, regardant tantôt la main de Neklioudoff, tan- tôt le gardien.
Quand celui-ci ne put les voir, elle saisit vivement le billet de dix roubles que gardait Neklioudoff et le cacha dans sa ceinture.
— C'est drôle ce que vous dites, dit-elle, souriant avec mépris.
Neklioudoff comprit qu'elle conser- vait contre lui de la rancune qui l'empêcherait toujours de l'écouter favorablement.
Mais, chose étrange, cette haine ne le repoussait point et l'attirait au contraire, comme s'il eût été poussé par une force mystérieuse.
Il eut le désir impérieux de réveil- ler ses sentiments.
Il la voulait, telle qu'elle était au- trefois, sans haine pour lui, désireux seulement de la retrouver semblable au passé.
— Katioucha, pourquoi parles-tu ainsi? Je te connais bien, je me sou- viens de toi...
— Pcurquoi se rappeler le passé, dit-elle sèchement.
— Je me souviens et veux me souvenir pour effacer et racheter mon péché, Katioucha, commença- t-il.
Il voulait lui exprimer son vif dé- sir de l'épouser, mais leurs regards se rencontrèrent, et celui de la dé- tenue était si terrible et si haineux qu'il n'eut pas la force de continuer.
A cet instant-là, les visiteurs s'en allaient.
Le gardien s'approcha de Nekliou-
doff et lui fit observer que l'entrevue devrait cesser.
La Maslova se leva. Elle devait attendre, soumise, qu'on la libère.
— Adieu, j'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais, comme vous le voyez, maintenant on ne peut plus se parler, dit Neklioudoff, et il lui tendit la main. Je viendi'ai vous revoir.
— Il me semble que vous n'avez plus rien à me dire.
— Si. Je tâcherai de vous voir encore dans un endroit où on pourra causer, et je vous dirai quelque chose de très important, quelque chose qu'il faut que je vous dise.
— Eh bien, venez, dit-elle, lui sou- riant, ainsi qu'elle faisait aux hom- mes à qui elle voulait plaire.
— Vous m'êtes plus qu'une sœur, murmura Neklioudoff.
— C'est étrange, répéta-t-elle, et doucement, secouant la tête, elle se dirigea derrière le grillage de sa prison.
Dès la première entrevue, Nek- lioudoff pensait que Katioucha au- rait compris son désir et aussi son repentir, serait heureuse, s'attendri- rait, et redeviendrait la Katioucha d'autrefois. Il fut surpris et épou- vanté de s'apercevoir que rien du passé ne subsistait en elle.
La Maslova ne reniait pas sa mé- prisable situation; elle semblait au contraire, sinon fière, du moins sa- tisfaite d'être une prostituée. Elle n'avait qu'une seule honte, celle d'être prisonnière. Ces sentiments-là sent aisément concevables, car tout homme, dans ses fonctions, doit esti- mer sa façon même d'agir comme importante et belle, et, quelle que soit sa situation, il se créera une telle conception de la vie que son labeur lui en paraîtra imjDortant et beau.
On croit d'ordinaire qu'un voleur, un assassin, un espion, une prosti- tuée, sachant que honteux est leur métier — ou leur situation — doi- vent en être humiliés. C'est le con- traire. Les gens élevés dans une de ces situations, par la destinée ou par leur faute, se font une telle opinion sur la vie qu'ils en acceptent les conditions et les jugent môme très valables. Pour le soutien d'une pa-
lŒSUlUiECTIOy
6i
reille idée, ils s'appuient sur ceux qui envisagent lexistence sous le même point de vue et qui occupent la môme place dans cette existence.
que le cercle, l'atmosphère de ces sortes de gens sont très restreints et que nous nous trouvons exclus de ce milieu; mais ne voyons-nous pas des
La Madoca saiaU cicenicnl le biUcl ([uc Iiù Icmlail Xi/ilimidn/J .
Nous nous étonnons de voir des vo- leurs se vantant de leur adresse, des prostituées de leur dépravation, des assassins de leur cruauté. Mais nous pous en étonnons seulement pai'ce
riches se vantant de leur fortune — le vol ou le recel, — des chefs mili- taires se targuant de leur gloire — la cruauté ou la violence, — des puis- sants se glorifiant de leur pouvoir — ■
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lŒSURRKCTW:^
les abus et le despotisme? Nouâ ne nous apercevons point de la fausse conception du bien et du mal que possèdent ces hommes pour justifier leur situation, et cela parce que ceux qui pensent comme eux sont nom- breux et leur cercle tellement grand que nous n'en sommes qu'une petite partie, trop rapprochés d'eux pour les juger profondément.
La Maslova s'était formée sur elle une opinion très indulgente, laquelle, aux yeux de tous, l'absolvait, malgré qu'elle fût une prostituée condamnée au bagne.
Cette opinion se basait sur le be- soin d'amour que tout homme, qu'il soit jeune ou vieux, intelligent ou simple d'esprit, lycéen ou chet d'ar- mée, éprouve à n'importe quel âge de sa vie; tous ses actes tendent à l'amour.
Elle, c'est une femme séduisante, libre de se donner ou de refuser un désir. Elle est utile et puissante, son passé et sa façon de vivre en sont les preuves.
Pendant dix ans, partout oii elle fut, elle ne vit que des hommes avides de la posséder, depuis le prince Neklioudoff jusqu'aux geô- liers, et elle ne faisait point atten- tion à ceux qui ne la désiraient pas.
Elle se représentait le monde en- tier comme un amas d'êtres emplis de désirs sensuels, voulant la possé- der et employant pour un tel but tous les moyens possibles: la dupe- rie, le viol, l'achat.
La Maslova s'était attachée â cette conception de la vie, sachant bien que si elle la perdait, elle per- drait de ce fait l'importance qu'elle se figurait avoir.
Elle fréquentait ceux qui pen- saient comme elle. C'est pour cela que sentant que Nelioudoff voulait l'entraîner dans un milieu étranger, elle résistait pour ne point perdre l'importance qu'elle avait dans sa vie ordinaire.
Aussi chassait-elle les souvenirs de sa jeunesse, qui lui rappelaient le moment où elle était la maîtresse du prince.
Ces souvenirs d'autrefois ne con- cordaient pas avea ses idées d'au-
jourd'hui; elle les conservait en elle, intacts, mais ils étaient profondé- ment enfouis dans ce cœur devenu insensible.
jSIeklioudoff n'était plus pour elle l'homme qu'elle avait aimé d'un amour pur, mais seulement un hom- me riche dont elle devait et vou- lait profiter, et qu'elle aimerait indif- féremment comme un client venu pour s'offrir son corps.
« Non, je n'ai pu lui dire ce qui était le plus important, » pensait Neklioudoff, se dirigeant avec la foule vers la sortie. « Je ne lui ai pas dit que je l'épouserai. Je ne l'ai pas dit, mais je le ferai. »
Les surveillants, se tenant près des portes, comptaient un à un les passants, pour qu'aucun prisomaier ne sorte et qu'aucun visiteur ne reste. On frappa Neklioudoff sur l'épaule et il parut ne pas s'en aper- cevoir.
XIII
Neklioudoff voulut changer sa ma- nière de vivre: sous-louer son appar- tement, congédier ses domestiques et déménager à l'hôtel. Mais Agrippine Pétrovna lui prouva qu'il était inu- tile, jusqu'à l'hiver, de changer quoi que ce soit dans son existence.
Personne ne prendrait l'apparte- ment l'été, et il fallait vivre, garder les meubles et les mettre à l'abri Donc, les belles résolutions de Nek- lioudoff n'eurent pas de suite.
Tout alla comme par le passé. La maison résonna du remue-ménage ha- bituel.
Il s'étonnait de posséder tant de choses inutiles. « Tous ces objets, pensait le prince, ne sont pour mes domestiques que des occasions de se distraire.
» Cela ne vaut pas la peine de changer la forme de mon genre de vie tant que mes projets sur la Mas- lova ne seront pas réalisés. Tout chan- gera de soi-même; car lorsqu'on la libérera ou qu'on l'enverra au bagne,^ je la suivrai. »
liKSV ERECTION
('^
Neklioudoff se présenta, au jour fixé, chez l'avocat Fanarine,
— Ah! priuce, donnez-vous la peine d'entrer, dit Fanarine en introduisant Nelvlioudotf dans son cabinet de tra- vail. J'ai examiné votre affaire, ou l'affaire qui vous intéresse, continua- t-il; elle a été mal conduite; on peut essayer cependant de la faire « cas- ser », et à ce propos j'ai libellé ceci.
Il prit une feuille de papier écrite, et passant sur les premières phrases de formalités, il commença de lire avec emphase:
« Cette condamnation se présente comme un résultat de fautes et d'abus si importants, qu'elle devrait être changée. »
« Le défenseur de la Maslova fut arrêté au moment de sa plaidoirie par le président, lorsque, voulant ca- ractériser la personnalité de la Maslova, il exposa les causes intimes de sa chute, car il fut allégué que cette digression n'avait aucun rap- port avec l'affaire du crime. Comme le Sénat l'a constaté souvent, dans les affaires criminelles, l'explication du caractère de l'inculpé a un sens prépondérant, car elle influe sur l'importance de la faute.
— Mais cet avocat parlait très mal, dit Neklioudoff, avec étonne- ment, on ne comprenait pas ce qu'il disait.
— C'est un garçon peu intelli- gent, il ne pouvait donc parler sen- sément, observa Fanarine, mais on peut avoir un argument. Je pour- suis: « Dans sa conclusion, le prési- dent, malgré l'exigence catégorique du premier paragraphe de l'article 801 du Code criminel, n'a pas expli- qué aux jurés de quels éléments juri- diques se forme l'idée de la culpabi- lité et ne leur a pas dit, ayant re- connu et prouvé le fait que la Mas- lova avait empoisonné Smelkoft, qu'ils ont le droit de mentionner cet acte commis, comme par imprudence, contre le négociant. Donc, la Mas- lova devait être reconnue innocente. » Voilà qui est important.
— Mais nous pouvions compren- dre cela nous-mêmes, c'est donc de notre faute.
— « Et enfin, continua l'avocat, la réponse à la question du tribunal
sur la culpabilité de la Maslova fut donnée sous une forme impliquant une contradiction. La Maslova était ac- cusée d'avoir empoisonné volontaire- ment Smelkoff pour le voler, — cela paraissant le seul motit du crime, — et les jurés dans leurs réponses écar- tèrent l'intention de vol et doutèrent que la Maslova ait fait disparaître, pour se les approprier, tous les objets de valeur, d'où on pouvait conclure
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Agtippme Petrovna lui prouva..
que l'homicide fût involontaire. Par suite de ce malentendu et la conclu- sion incomplète du président, les jurés ne se sont point exprimés assez clairement dans leur réponse, et cette réponse exigeait l'application des ar- ticles 808 et 816 du Code criminel. Le président devait donc faire part aux jurés de cette erreur et les ren- voyer à une nouvelle audience pour avoir d'eux une nouvelle réponse. »
— Mais pourquoi le président n'a- t-il pas fait cela?
— Je voudrais le savoir aussi, dit Fanarine.
— Mais le Sénat devrait réparer cette faute'/
64
UKsi'innu'Tios
— Cela dépend do celui qui, a ce moment-là, s'occupera de cette at- faire. Voilà la fiu de ma requête : « Pareil verdict ne donnait pas le droit au tribunal d'infliger à la Maslova une punition terrible et de lui appliquer le troisième paragra- phe de l'article 171 du Code crimi- nel, ce qui est la preuve d'une grande dérogation aux bases de nos procès criminels. A la suite de ces argu- ments, j'ai l'honneur d'insister près de vous, etc., etc., pour en faire le changement, m'appuyant sur les ar- ticles 909, 910, 912 et 928 du Code criminel, etc., etc., et faire remettre cette affaire à une nouvelle étude dans une autre section de ce tribu- nal. » J'ai fait tout ce qui pouvait être fait. Mais je vous dirai franche- ment que la réussite est peu cer- taine. Tout dépend d'ailleurs des sé- nateurs qui s'en occuperont. Si vous le pouvez, usez de vos influences.
— Je connais quelques membres du Sénat.
— Pressez-vous, car ils vont bien- tôt partir et il faudrait alors atten- dre trois mois. En cas d'insuccès, on tentera de présenter une requête à l'empereur. Ceci dépend d'un travail fait dans la coulisse. Dans ce cas, je suis prêt à vous être utile, non seulement en travaillant dans la cou- lisse, mais aussi en préparant le li- bellé.
— Je vous remercie, et pour les ho- noraires...
— Mon secrétaire vous remettra l'acte de plainte avec toutes les indi- cations nécessaires.
— Je voulais vous poser encore une question: le procureur m'a donné un laisser-passer pour la prison, afin que je puisse voir la Maslova. A la prison, on m'a dit qu'il fallait une permission du gouverneur pour la voir en dehors des jours fériés. La faut-il absolument?
— Oui, je pense. Mais le gouver- neur est absent actuellement, et c'est le vice-gouverneur qui le rem- place. Mais c'est un si grand imbé- cile 1 Je doute que vous obteniez de lui cette autorisation.
— N'est-ce pas Maslennikoff?
— Si.
— Je le connais, dit le prince. Et il se leva pour se retirer.
Dans la chambre de réception, le secrétaire remit à Neklioudoff la re- quête préparée, et à sa demande con- cernant les honoraires, il dit que Fa- narine les avait fixés à mille roubles, n'ayant pas l'habitude de traiter de semblables affaires, et qu'il l'avait fait exceptionnellement pour lui.
— Qui doit signer la requête? de- manda Neklioudoff.
— L'accusée elle-même ; mais si elle ne peut le faire, mon maître si- gnera pour elle.
— Non, je la ferai signer moi- même à la Maslova, dit Neklioudoff, heureux de pouvoir la voir avant le jour fixé.
xiy
Neklioudoff attendait à la prison depuis quelques instants. Quand il y était arrivé, il avait remis au geô- lier de service l'autorisation du pro- cureur.
— Qui avez-vous besoin de voir?
— La Maslova.
— C'est impossible maintenant, le directeur est occupé.
Le prince se préparait à se retirer lorsqu'il aperçut le directeur. A la vue de Neklioudoff, il interpella le geôlier :
— Fédoloff, faites venir au bureau la Maslova, de la cinquième salle.
— Venez, je vous en prie, dit-il au prince.
Ils montèrent par un escalier très raide à une petite chambre d'une seule fenêtre. Le mobilier se compo- sait d'une table à écrire et de plu- sieurs chaises.
Le directeur s'assit.
— Quel travail pénible, pénible I prononça-t-il, en roulant une grosse cigarette.
— On voit que vous êtes fatigué, dit Neklioudoff.
— Je suis fatigué de tout ce tra- vail, un travail très dur. On veut arranger, on complique tout. Je ne
RESURRECTION
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songe qu'à me retirer. Ah ! le travail est très dur, très dur!
Neklioudoff ignorait pourquoi le directeur se plaignait d'être si occu- pé. Il le sentait triste et découragé.
— Oui, je crois que ces fonctions sont très lourdes, dit-il. Pourquoi ne les abandonnez-vous pas ?
— Je n'ai pas d'autres moyens de subsistance, et j'ai une famille...
— Mais si vous ne pouvez en sup-
Elle était roupie. Lorsqu'elle se trouva en face du chef, qui semblait atterré, elle le fixa de ses yeux mé- chants, et se retournant aussitôt vers Neklioudoff, lui dit gaiement, avec un scurire et d'une voix chan- tante:
— Bonjour.
Elle lui serra la main avec force.
— Je viens vous faire signer votre
J'ai examiné, dit Fanarine, l'affaire qui vous intéresse
porter le poids...
— Je vous dirai, cependant, que je m'efforce d"ètre utile, autant que je le puis. Un autre dirigerait d'au- tre façon. C'est facile à dire. Diriger plus de deux mille hommes, et quels hommes! n'est point si commode. Ce sont des êtres humains, aussi il faut les plaindre. Mais il ne faut pas trop leur lâcher la bride...
Il ne put continuer, car la Mas- lova entrait, suivie du gardien.
liC prince l'avait aperçue avant qu'elle n'eût vu le directeur.
pourvoi, dit le prince, un peu surpris de son air moqueur.
L'avocat a sig;né la requête, il faut que vous signiez aussi. Nous l'enver- rons ensuite à Pétcrsbourg.
-- Eh bien, c'est très possible, je vais signer, dit-elle, en souriant avec malice.
Neklioudoff tira de sa poche une feuille pliée, et s'approchant de la table :
— Peut-on le faire ici.' dcmanda- t-il au directeur.
— Viens là et assiods-toi, répondit
66
RESUBRECTION
celui-ci en s'adressant à la Maslova. Tiens, voilà une plume. Sais-tu écrire?
— Je savais jadis, dit-elle en sou- riant. Elle s'assit à la table, saisit gauchement la plume et s'appliquant à tremper sa plume, la secouant un peu, elle traça son nom.
— C'est tout? demanda-t-elle, les interrogeant tous les deux.
— J'ai à vous parler, dit le prince.
— Eh bien, j'écoute, et soudain, comme après une réflexion triste, elle devint sérieuse.
Le directeur se leva et sortit. Nek- lioudoft resta seul avec elle.
Le geôlier qui avait accompagné la Maslova s'assit sur le rebord de la fenêtre.
Pour Neklioudoff, c'était l'instant décisif.
Il se reprochait de ne lui avoir pas dit, la première fois, qu'il avait la ferme intention de l'épouser — pour lui, c'était le plus important. — Il allait le lui faire connaître aujour- d'hui.
Il se rapprocha d'elle pour que le geôlier, qui se tenait non loin d'eux, ne l'entendît pas, et il dit :
— Cette requête ne signifie pas grand'chose. Nous en déposerons une autre à l'empereur. Nous ferons ce qu'il faudra.
— Si j'avais eu un bon avocat, mais il était vTaiment trop inférieur. Il ne m'adressait que des compliments, dit-elle en riant. Si on avait su que je vous connaissais! Mais ils nous prennent tous pour des voleurs.
— Elle est cf- range, aujourd'hui, pensa Neklioud ff.
— Je voudrais vous entretenir d'une question qui nous regarde tous les deux. Vous rappelez-vous ce que je vous disais l'autre jour?
— Ce quG vou.- me disiez l'autre jour? Vous m'avez dit tant de cho- ses!
— Je vous ai demandé de me pardonner, murmura-t-il.
— Toujours pardonner ! cela ne veut rien dire. Vous feriez mieux...
— Je veux racheter ma faute, poursuivit Neklioudoff, et la racheter non avec des paroles, mais avec des actes : j'ai décidé de vous épouser.
Son visage exprima soudain la Inn^eur. Elle le regardait sans le voir.
— Est-ce donc utile ? prononça- t-elle d'une voix méchante.
— Pour ma conscience, c'est mon devoir de le faire. Devant Dieu...
— Quel Dieu avez-vous rencontré? Il est trop tard pour parler de lui. Dieu ? quel Dieu ? c'était autrefois que vous auriez dû... mais elle n'a- cheva pas.
Une odeur de vin s'exhalait de la bouche de la IMaslova. Neklioudoff comprit la cause de son excitation.
— Calmez-vous, dit-il.
— • Je suis calme. Tu me crois ivre? oh!... mais je sais ce que je dis... Je suis une bagnarde, une catin, et vous, vous êtes un « monsieur », un prince, et tu ne dois pas te salir avec moi. Va chez tes princesses. Tu m'as payée avec un petit billet rouge de dix roubles.
— La plus grosse injure que tu puisses me dire, n'approche pas de la douleur que je ressens à t'écouter. Tu ne peux te figurer combien j'ai honte de ma faute...
— Honte de ta faute, répéta mé- chamment la Maslova, l'imitant. Tu n'en a pas eu honte autrefois. Tu m'as jeté cent roubles. Voilà ton prix...
— Je sais, je sais..., que veux-tu que je fasse aujourd'hui? dit Nek- lioudoff. Je ne veux pas t'abandon- ner. Je l'ai promis et je tiendrai cette promesse.
— Non, tu ne la tiendras pas, s'écria-t-elle, en éclatant de rire.
— Katioucha, commença-t-il, en touchant sa main.
— Eloigne-toi de moi. Je suis une bagnarde et toi un prince, et tu n'as nullement besoin d'être ici, s'écria- t-elle dans un mouvement de colère en arrachant sa main de la sienne.
« Tu veux te réhabiliter par moi, continua-t-elle en se hâtant d'expri- mer toutes les pensées qui s'agitaient dans son âme ; dans cette exis- tence tu trouvais en moi la satis- faction de tous tes désirs, et c'est par moi aussi que tu prétends trou- ver le salut dans l'autre monde ! Tu me dégoûtes et j'ai en horreur ton lorgnon et ta face sale et graisseuse. Vas-t-en, vas-t-en, s'écria-t-elle en se dressant brusquement sur ses pieds.
Le geôlier s'approclia d'eux.
RESTJIŒECTIOS
67
— Voudruis-tu faire ici du scan- dale? l'oserais-tu?
— Laissez, je vous en prie, dit Neklioudoff.
— Pourvu qu'elle ne s'oublie pas, répéta le geôlier.
lioudofl se tenait près d'elle, ne sa- chant à quoi se résoudre.
— Tu ne me crois pas, dit-il?
— Que vous vouliez m'épouser ? Non, jamais cela ne sera. Je me pen- drai plutôt.
KUc saisit yaucficinent Jk ^tlui et. signa son nom.
— Non, att(Mido/., jo vous en con- jure, reprit Neklioudoff.
Le geôlier se rapprocha de nou- veau de la fenêtre. La Maslova sf rassit en baissant les yeux ot joignant les doigts de ses petites mains. Nek-
Mal^Té tout je resterai à te ser-
vir.
— Eh ! bien, cela c'est votre af- faire. Sachez seulement que je n'ai nullement besoin de vos services, ceci je vous l'affirme bien haut, dit-elle.
6S
liESURBECTION
» Et pourquoi ne suis-je pas morte alors, poursuivit-elle, en lais- sant échapper de plaintifs gémisse- ments. »
Neklioudoff ne pouvait plus par- ler; les larmes de la Maslova le tou- chaient profondément.
Elle leva les yeux, le regarda avec
J^:f
— Eloifiiir-toi de moi. .
étonnement et essuya avec le mou- choir qui couvrait sa tête, les larmes qui coulaient sur ses joues.
Le geôlier se rapprocha d'eux et les avertit qu'il était temps de se séparer.
La Maslova se tint debout.
— Votre esprit est trop surexcité en ce moment, dit Neklioudoff ; si c'est possible, je reviendrai demain; veuillez réfléchir.
Elle resta muette et sortit à la suite du geôlier sans jeter un regard sur le prince.
— Eh bien, ma fille, tu vas bientôt commencer une heureuse existence, dit la Karabliova à la Maslova tan- dis que celle-ci rentrait dans sa pri- son; on voit qu'il est follement épris de toi; ne perds pas ton temps lors- qu'il est à -tes côtés, ton salut vien- drai par lui. Tout est possible aux gens riches.
Mais la Maslova ne répondit pas à sa compagne, se jeta sur sa cou- che, les yeux obstinément fixés sur un coin et res'a ainsi jusqu'au soir. Une douloureuse agitation boulever- sait son âme. L'entretien de Nekliou-
doff lui avait renouvelé le souvenir d'un monde dans lequel elle avait souffert et duquel elle s'était retirée en le haïssant et sans l'avoir com- pris. Maintenant ce souvenir avait disparu de sa mémoire, car le sou- nir précis du passé était trop dou- loureux. Le soir, elle acheta du vin et s'enivra avec ses compagnes.
Voilà donc où j'en suis, pensait Neklioudoff en quittant la prison et en embrassant maintenant toute l'étendue de sa faute. S'il n'avait es- sayé de l'effacer et de la racheter, il n'aurait jamais ressenti toute sa culpabilité, et il n'aurait pas com- pris toute la méchanceté commise envers elle ; à l'heure actuelle, elle se manifestait dans toute sa noirceur. Il comprit tout le mal qu'il avait fait dans l'âme de cette femme. Jus- que-là Neklioudoff s'était attendri sur lui-même, considérant son expia- tion comme un amusement; mainte- nant la peur commençait à s'empa- rer de lui. L'aba.ndonner désormais, il sentait que c'était pour lui impos- sible et il ne pouvait prévoir quelles seraient les conséquences de ses re- lations avec elle.
XV
Le lendemain matin, en se réveil- lant, Neklioudoff se rappela les évé- nements de la veille et la peur s'em- para de lui. Mais, malgré cette épou- vante de plus en plus envahissante, il résolut de poursuivre la réalisa- tion de son dessein.
Avec la résolution d'accomplir son devoir, dont il avait une connais- sance très nette, il sortit de chez lui et se rendit chez le vice-gouver- neur Maslonnikoff pour lui demander l'autorisation de voir, dans la prison, la Maslova.
Ayant connu Maslonnikoff au régi- ment, cette faveur lui fut accordée immédiatement. Neklioudoff se ren- dit directement de la demeure du p;ouverneur à la prison, et se di- ri2:ea. vers Tappartement du directeur déjà connu de lui. La bonne qui avait ouvert la porte dit que l'officier était
RESVRliECTlOy
6')
à. la maison. Elle introduisit Nek- lioLidoff dans un petit salon, meublé d'un canapé, d'une table et d'une lampe surmontée d'un abat-jour en papier rose, brûlé d'un côté.
Le directeur en chef, à la figure triste et fatiguée, entra en uniforme.
— Que désirez-vous, dit-il en bou- tonnant ses vêtements.
— Je suis allé chez le vice-gouver- neur, et j'apporte l'autorisation sol- licitée... dit Neklioudoff en lui re- mettant le papier... Je désirerais voir la Maslova.
— La Maslova? répéta le directeur. — • La Maslova.
— Ah ! oui, oui !
— Eh bien, c'est chose possible, reprit le directeur, mais pas aujour- d'hui.
— Pour quelle raison?
— Mais parce que j'ai dû la punir, dit en souriant le directeur. Prince, ne lui remettez pas directe- ment de l'argent. Confiez-le-moi, si vous le jugez à propos. C'est proba- blement parce que vous lui avez pro- curé de l'argent hier qu'elle a acheté du vin, et ce mal est indéracinable... elle est aujourd'hui tout à fait ivre.
— ■ Cela est-il possible?
— Comment donc ! J'ai même dû employer des mesures de rigueur; je l'ai fait transférer dans une autre salle. D'habitude elle est d'humeur paisible, mais, je vous en prie, ne lui donnez point d'argent. Ce sont des gens...
Neklioudoff se remit vivement en mémoire les événements de la veille, et la peur le reprit.
Un mélanf^e de souffrance, de dou- leur morale s"empara de lui avec une intensité inconnue jusqu'alors, et après de brefs adieux au directeur, il quitta la prison.
XVT
passeports. A sa dernière visite à la prison, ceux-ci s'étaient mis sur le chemin de Neklioudoff et l'avaient adjuré d'intercéder pour eux,
— Qui est responsable de cet état de choses? demanda Neklioudoff.
— Qui en est responsable ? Per- sonne... fit l'avocat, après avoir lon- guement cherché sa réponse ! Ques- tionnez le procureur, il vous dira quo c'est la faute du gouverneur. Ques- tionnez le gouverneur, il vous dira que c'est celle du procureur.
— Je vais de ce pas trouver Mas- lennikoff, et je le préviendrai.
— A quoi cela vous avancera-t-il ? dit en souriant l'avocat. Il n'est, je crois, ni votre parent, ni votre ami ; je puis donc vous dire avec toute
Elle a acheté du vin et..
Le lendoniuin, Neklioudoff .se ren- dit chez son avocat.
Dans le cours de la conversation, Neklioudoff mit l'homme de loi au courant de la détention depuis plus de quarante jours, de cent trente ou- Yriers coupables d'avoir voyagé sans
franchise que ce n'est qu"iui âne et une cmaille.
Neklicudol'f no répondit rien et se rendit chez le vice-gouverneur.
Il fut introduit immédiatement.
— Là, je suis à toi. Qu'y a-t-il .'
— J'ai deux grâces à te demander .'
— Oh!
UksVUUECTlOK
La figure de Masleuuikoff s'était assombrie. Du coup, il avait perdu cet air aimable du petit chien rece- vant une caresse.
— Je te parlerai d'abord de cette même femme, dit le prince.
— Bon, bon, je sais, celle que tu dis avoir été condamnée à tort.
— Je viens te demander qu'elle soit transférée comme aide-infirmière à l'hôpital. C'est possible, m'a-t-on dit!
Maslennikoff pinça ses lèvres et sembla réfléchir.
— J'en doute, fit-il. Cej>endant je m'informerai et te préviendrai aus- sitôt.
— On m'a affirmé, qu'il y avait beaucoup de malades et qu'il fallait de nombreuses infirmières!
— C'est certain! C'est certain! S'il est possible de caser ta protégée, je t'aviserai.
— Je t'en prie, dit Neklioudoff.
— Voici la seconde affaire dont je veux t'entretenir, continua le prince. En ce moment, sont détenus en pri- son, depuis plus d'un mois, cent trente ouvriers, coupables seulement d'avoir voyagé avec .des passeports périmés.
Et il s'étendit sur les raisons qui avaient fait arrêter ces pauvres gens.
— Comment sais-tu cela, fit le vice-gouverneur mécontent?
— Dans les couloirs de la prison, ces gens m'ont causé et m'ont de- mandé...
— Que veux-tu que j'y fasse, c'est l'affaire du procureur, dit Masleimi- koff, en colère... Le substitut doit visiter les prisons, constater les abus, voir si les condamnés y sont traités conformément à la loi. Mais ces ma- gistrats passent leur temps à s'amu- ser.
— Alors, tu ne peux rien pour eux, dit Neklioudoff,
— Non, rien. Cependant, je vais m'informer.
C'est entendu, je m'occuperai de toutes ces choses, fit Je vice-gou- verneur en jetant sa cigarette.
— Encore un mot, dit Nekliou- doff en s'arrêtant sur le seuil du salon. J'ai appris qu'hier on a puni du knout certains prisonniers. Est-ce vrai?
— Oh ! tu t'occupes vraiment trop do ce qui ne te regarde pas ! Décidé- ment, il vaut mieux que nous ne te laissions pas ainsi entrer partout, fit Maslennikoff en rougissant.
Neklioudofi sortit.
Le lendemain de cette visite, Nek- lioudoff reçut une lettre sur un pa- pier lisse surmonté des armoiries des Maslennikoff. Celui-ci lui disait qu'il avait écrit au docteur en chef de l'hôpital, et que, suivant toute pro- babilité, son désir s'accomplirait. Elle était signée : « Ton vieux cama- rade qui t'aime, Maslennikoff. » Et un paraphe compliqué, énorme, ter- minait ce nom.
XYIl
C'est une erreur fort répandue de croire que chaque homme a ses qua- lités personnelles, qu'il est bon ou méchant, intelligent ou sot, éner- gique ou apathique. La réalité est tout autre. Un homme est plus ou moins bon, plus ou moins intelli- gent, plus ou moins énergique, mais c'est un tort de croire que celui-ci est bon et celui-là méchant. Les hu- mains sont comme les rivières; par- tout l'eau est la même, seulement elle varie avec chaque cours; elle est tantôt large, tantôt resserrée; tantôt limpide, tantôt trouble; tantôt tiè- de, tantôt froide. Il en est ainsi de l'homme. Chaque individu porte en lui tous les germes des qualités hu- maines. Parfois certaines se dévelop- pent, et souvent d'autres s'atté- nuent, si bien qu'il arrive qu'un de nous a pu changer complètement sa nature. C'est ce qui s'était passé chez Neklioudoff. Et maintenant il revenait à sa nature première.
Ce retour sur lui-même, qui avait été déterminé par son rôle de juré, avait subi une légère transforma- tion. C'avait été d'abord un senti- ment d'enthousiasme et de joie, mais depuis son entrevue avec Katioucha il avait été remplacé par le dégoût et la crainte de l'avenir. Certes, il était toujours décidé à ne pas l'aban- donner, à l'épouser même si elle y
RESVRRECTIOJS V
consentait, mais cette décision lui Je parloir des femmes. Malgré sa
était maintenant très pénible. bonhomie, le directeur se tenait
Le lendemain de sa visite à Mas- maintenant sur la réserve envers ce
lennikoff, il se rendit de nouveau à visiteur.
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l)cs prisonniers se mirent sur le clwDiin île .\</<li<<u(l()ff
la prison. — Vous pouvez la voir, fit-il, mais
Il reçut l'autorisation de voir Ka- je vous en prie, au sujet de l'argent,
tioucha, non plus dans le bureau ou souvenez-vous de ce que je vous ai
la chambre des avocats, mais dajis demandé!... Pour ce qui est de son
kKSVRBl'XTWK
transfert à l'hôpital, c'est possible. Je m'en suis occupé sitôt après la lettre de son Excellence ; le docteur consent. Mais la détenue a refusé, elle prétend qu'elle ne veut pas aller vider les vases des galeux... Ah ! prince, si vous saviez quels gens sont ces prisonniers 1
Neklioudoff ne répondit rien et de- manda qu'on appelât la prévenue. Le directeur fit signe à un geôlier, qui conduisit le prince au parloir.
La Maslova y était déjà. Elle sor- tit de derrière la grille, s'approcha du visiteur et lui dit d'une voix douce et craintive:
— Pardonnez-moi, Dimitri Ivano- vitch, les paroles désagréables que je vous ai dites l'autre jour.
— Ce n'est pas à vous de me de- mander pardon... dit Keklioudoff.
— Ecoutez, fit-elle, le visage ten- du et méchant... il ne faut plus vous occuper de moi!...
— Pourquoi?
— Parce que!
— Mais enfin, i30urquoi?
Elle le regarda de nouveau avec le même regard méchant:
— Alors, voici pourquoi ! Je veux que vous me laissiez en repos. Je ne puis supporter que vous vous occu- piez de moi! Non! je ne le puis! fit-elle les lèvres tremblantes... J'ai- merais mieux me pendre!...
Neklioudofl sentait dans ce refus une haine contre lui, un souvenir du passé odieux, mais il sentait aussi qu'il s'y trouvait autre chose de plus important, de meilleur, de noble. Et cette nuance qu'il venait de compren- dre, qui n'existait pas dans les pre- mières entrevues, lui enleva toute angoisse et tout dégoût, et de nou- veau l'enthousiasme s'empara de son âme.
— Katioucha, fit-il, je te l'ai dit et je te le répète, je veux t'épouser. Si tu n'y consens pas, je me trouve- rai toujours à tes côtés et je me ren- drai là où on te conduira.
— Comme vous voudrez. Je ne vous dirai plus rien, fit-olle, les lèvres de nouveau tremblantes.
Il y eut un moment de silence.
- — Je vais quelques jours à la cam-
pagne! Ensuite je me rendrai à Pé- tersbourg, fit-ii enfin. Je ferai des démarches pour la revision de vo- tre... de notre procès, et Dieu aidant, les juges reviendront sur votre con- damnation.
— ■ liah ! qu'importe, répondit-elle. Si je ne l'ai pas méritée pour cet assassinat, je l'ai méritée pour d'au- tres choses. Et le prince s'aperçut qu'elle s'efforçait de retenir ses lar- mes.
Maalennikoff en colère . . .
Il y eut un nouveau silence.
— Au sujet de l'hôpital, dit-elle tout d'un coup, je ferai comme vous voudrez. J'irai si vous le désirez, et... et puis, je ne boirai plus de vin.
Neklioudoff, silencieux, la regarda dans les yeux. Ils étaient tout sou- riants.
— C'est très bien, dit-il très ému, et n'ayant pas la force d'en dire da- vanta.g'e, il se retira.
« Oui, elle est changée, » pensa Neklioudoff. Et, après les doutes des jours passés, il ressentait un senti- ment encore inconnu, une confiance dans l'invincibilité de l'amour.
DEUXIEME PARTIE
La revision du procès devant le Sénat devait avoir lieu dans une quinzaine de jours environ. A cette occasion, Neklioudoff avait l'inten- tion de se rendre à P6ter.sl)0urg. En cas de non-réussite, il voulait remet- tre à l'empereur, suivant les conseils de son avocat, une requête que celui- ci avait écrite. Cependant, si le Sénat ne cassait pas l'arrêt de la cour d'as- sises, et il fallait s'y attendre — di- sait l'avocat, vu les faibles arguments apportés par la défense — la JMas- lova pouvait êtr« comprise dans le premier convoi de forçats, et par
suite quitter la prison dès les pre- miers jours de juin. Comme le prince était fermement décidé à la suivre et à effectuer en même temps qu'elle le voyage en Sibérie, il devait dès maintenant se rendre dans ses terres pour y accomplir ses projets.
Tout d'abord Neklioudoff partit pour Kousminskoï. De toutes ses propriétés, c'était la plus vaste, la plus fertile et aussi celle qui lui rap- portait le plus grand revenu. Là s'étaient écoulées sa jeunesse etson adolescence. A deux reprises il y était revenu, puis, sur la prière de sa mère, il y avait fait un troi- sième séjour pour y installer un intendant et en vérifier exactement le rapport et l'étendue. Il connais- sait donc les paysans qui y travail- laient et leurs relations avec le bu- reau d'administration, c'est-à-dire avec le représentant du propriétaire. Elles étaient d'ailleurs de la plus grande simplicité: les paysans étant sous l'entière dépendance de leur sei- gneur. Neklioudoff n'ignorait pas^cet état de choses à l'époque où, étu- diant, il professait les doctrines d'Henry George. Ce fut dailleurs d'après ces théories qu'il partagea entre ses fermiers la terre que lui avait laissée son père.
Mais dès qu'il ont donné sa démis-
IU:s(JRliECTI().\
sion d'officier, et que ciiax^uc juiiiéu il dépensa au moins vingt mille rou- bles par an, ses vues sur le pai'tage des biens changèrent, et, pour ne pas se mettre en contradiction avec lui- même, il s'empressa de profiter de l'argent que lui donnait sa mère, sans vouloir réfléchir d'où venaient ces revenus. Qgpendant, lorsqu'il hé- rita et qu'il dut toucher directement ses fermages, les principes qu'il avait émis autrefois se posèrent à nou- veau ; mais éloigné de ses terres, ayant do. plus en plus besoin de capi- taux, il s'empressa de les chasser de son cerceau. Un mois avant la ren- contre avec la Maslova, il était encore dans ces dispositions, mais mainte- nant il était décidé à changer cet état de choses, bien que son voyage en Sibérie et surtout ses rapports conti- nuels avec les geôliers et les gardiens allaient être un continuel sujet de dépenses. Il résolut de ne plus faire cultiver la terre pour son propre compte, mais de la morceler et de la louer pour un prix minime, entre les paysans. Car, après maints rai- sonnements, en comparant la situa- tion du paysan en servage tel qu'il était alors et celle qu'il venait lui offrir, il avait vu que la différence, pour être sensible, n'était pas suf- fisante, et qu'en somme le malheu- reux ne sortait de l'esclavage com- plet que pour entrer dans une demi- indépendance. La question n'était pas résolue; cependant c'était un achemi- nement vers la solution, et c'était d'ailleurs tout ce qu'il pouvait faire en la circonstance.
Neklioudoff arriva dans l'après- midi à Kousminskoï sans prévenir l'intendant. Il loua une voiture à la gare môme.
Dès le départ, il engagea la con- versation sur l'intendant du domai- ne; le cocher ignorait qu'il s'adres- sait au prince, et celui-ci n'eut garde de l'en prévenir.
« C'est un Allemand très rusé, di- sait le conducteur, qui avait vécu en ville et avait quelque peu lu. Il a acheté une paire de gris-pommelés et une troïka superbes, continua-t-il. Lorsqu'il sort avec sa femme, il a le plus bel air. C'est épouvantable ce qu'il a volé d'argent. D'ailleurs,
pourquoi se génorait-il. N'est-il pas le maître? On dit qu'il a dernière- ment acheté une propriété merveil- leuse. »
Kcklioudoff jugeait qu'il lui était ccmplètement indifférent de la façon dont cet intendant gérait sa terre; cependant le récit de son cocher l'ir- ritait.
Lorsque Neklioudoff fut arrivé, il oublia cette pénible impression en s'occupant du règlement de ses af- faires.
Lorsqu'il eut fait la vérification des livres, lorsqu'il eut conversé longuement avec son intendant, qui, naïvement, lui exposait l'avantage pour le seigneur de ce que les paysans n'eussent que quelques terres enclavées dans le domaine du proprié- taire, le prince, plus que jamais, se fortifia dans son idée première de cesser toute exploitation personnelle et de louer sa terre aux gens du pays.
L'intendant s'efforçait de raisonner Neklioudoff, lui affirmant que ses projets étaient insensés, que tout le matériel de labour serait perdu, que les paysans n'en offriraient pas !o quart de la valeur, et que la loca- tion ne profiterait à personne, ni à lui, qui perdrait la plus grande partie de ses revenus, ni à ses gens, qui abîmeraient la terre. Tous ces raison- nements ne faisaient que le fortifier dans son intention, et il demanda à son intendant de réunir les paysans des trois villages du domaine de Kousminskoï pour leur annoncer son intention et pour discuter avec eux le prix du fermage.
Le lendemain, l'intendant, jeune homme d'un tempérament fort et san- guin, annonça à Neklioudoff que les villageois l'attendaient.
Celui-ci allait enfin réaliser le désir des paysans, à l'accomplissement du- quel ifs osaient à peine penser: leur céder la terre pour une location mi- nime, en réalité c'était un don qu'il leur faisait. Ai rivé au milieu des pay- sans, qui étaient tous nu-tête, il fut troublé à tel point que longtemps il ne put articuler un ?eul mot.
— Je veux, si vous la désirez, dii- il enfin, vous distribuer toute^j mes terres.
Les paysans stupéfaits se tai-
iii:sVHMEC'il()X
saient comme n'ayant pas compris, ou n'osant croire à de telles propo- sitions.
— Qu'est-ce qu'il entend par ces mots « distribuer ses terres », dit uu moujik d'âge moyen.
— Vous les donner en location à des prix extrêmement bas.
— Pourvu que le paiement n'ex- cède pas nos forces, fit observer un vieillard.
— C'est juste, puisque c'est elle qui nous nourrit.
— La terre, pourquoi ne nous la donnerait-on pas?
Visiblement, se poursuivait un tournoi de paroles, dans lequel ré- gnait une grande confu- sion. D'un côté le ressen- timent était contenu par la peur; de l'autre, écla- tait le sentiment de la supériorité et de l'auto- rité. Enfin Neklioudoff leur parla et engagea le débaL sur le véritable su- jet : la fixation des prix et des échéances des paie- ments.
— La marchandise vous appartient, c'est à vous d'en fixer le prix.
Neklioudoff énonça un prix. La redevance de- mandée était bien infé- rieure à toutes celles qui se payaient jusqu'alors; mais les paysans se ré- crièrent et trouvèrent le prix exagéré.
Tout s'arrangea, ainsi que l'avait espéré le prince : les paysans reçu- rent les terres à trente pour cent meilleur marché que dans les envi- rons. Ses revenus étaient ainsi ré- duits de moitié, mais ils étaient en- core plus que suffisants pour lui.
Tout semblait être arrangé pour le mieux et cependant Neklioudofl' éprouvait un sentiment d'ennui <•( de tristesse.
Il constatait que malgré les té- moignages de reconnaissance de plu- sieurs paysans, ceux-ci, en général, étaient mécontents et s'attendaient à quelque chose de meilleur. Il avait la conviction qu'il était dépouillé de beaucoup de biens et n'avait pas satisfait la convoitise des paysans.
Le lendemain, le contrat fut signé. Neklioudoff prit place dans la calèche attelée de trois chevaux et après avoir pris congé des paysans il se dirigea vers la gare.
Il
De Kousminskoï, Neklioudoff par- tit dans l'autre propriété, qui lui venait d'un héritage de ses tantes. C'est là qu'il avait connu Katioucha.
Il voulait là aussi s'entendre avec
Je veux vous distribuer toutes mes terres.
les paysans pour la cession de ses terres. Pendant son voyage, il était sous l'impression de la tristesse.
— Comment, se disait-il. tout le monde, et moi comme t3us, ne nous sommes-nous pas aperçus de ce qui est pourtant si clair?
» Le peuple est dégénéré et s'est habitué à sa dégénérescence. Il s'est laissé entraîner peu à peu dans cette misère sans se plaindre, à cause du travail forcé que doivent soutenir les femmes, à cause de la mortalité chez les enfants, à cause du manque de nourriture chez tous, chez les vieillards en particulier. Et comme il s'est accoutumé à cet état de cho- ses, nous nous sommes empressés de le trouver naturel.
» Et maintenant qu'il voulait rai-
RKSVRBECTION
sonner, il lui seuil)l;iil clair cnuniic le jour que cette misère était entiè- rement causée par les propriétaires qui détenaient à eux seuls tout le sol cultivé par ces malheureux! Si la mortalité était si grande chez les enfants et chez les vieillards, c'était [)ar le manque de lait. Les seigneurs, possédant toutes les terres, pâtura- ges et autres, le bétail ne produisait plus, faute de prairies pour y paître l'herbe, faute de foin dans les râte- liers. Oui, la cause initiale de tant de souffrances morales et physiques parmi les paysans était bien la pos- session de tous les champs par le seigneur qui ne vit que des efforts des autres, pendant que ceux qui peinent se trouvent complètement dénués de biens. La terre est indis- pensable aux pauvres; ils ne peu- vent s'en passer, et pourtant, lors- qu'ils l'ont engraissée de leur sueur, les fruits qu'ils en récoltent ne sont pas pour eux, mais sont envoyés à l'étranger pour que, grâce à leurs ventes, les propriétaires puissent s'offrir des chapeaux, des calèches, des objets d'art, le luxe.
» Nous aimons, dans nos sociétés savantes, nos administrations, nos journaux, à discuter sur la misère du peuple, sur le moyen de la dimi- nuer, mais nous nous donnons bien garde d'y apporter le seul remède efficace : la possession du sol par celui qui le cultive. Et il se rappela les doctrines d'Henry G-eorge, son emballement pour ce théoricien du collectivisme, et il s'étonna. Com- ment avait-il pu oublier ces princi- pes: « La terre ne peut être un objet de possession ; pas plus que l'eau, l'air et le soleil, elle ne peut être vendue ni achetée. Tous ont sur elle les mêmes droits. »
Et le souvenir de ces théories lui fit comprendre pourquoi il rougis- sait de l'arrangement qu'il avait choisi à Kousminskoï. 11 avait voulu se tromper lui-même. Il savait que l'homme n'a aucun droit sur la terre; mais cependant il s'était reconnu ce droit puisqu'il avait fait don aux paysans seulement d'une part de ses biens. Il n'en serait plus ainsi. Et il combina un nouveau plan qui con- sistait à donner toute la terre aux
paysans, moyennant une rente qui serait leur proi^riété, avec laquelle ils devraient subvenir aux impôts et aux besoins de ceux qui ne pou- vaient travailler. C'était bien là la combinaison qui se rapprochait le plus de ce qu'il croyait la justice et l'équité. Et pourtant ce n'était pas encore ce qu'il avait rêvé. Enfin, l'important était qu'il renonçât aux droits de possession sur la terre que lui conférait la loi.
Il convoqua les paysans et leur exposa son projet.
Il y eut quelques paroles d'appro- bation dans la foule, mais les visa- ges des paysans devenaient de plus en plus graves. Ils ne comprena.ient pas le prince, ou plutôt ne voulaient pas le comprendre, persuadés qu'avant tout, chacun défendait ses propres intérêts.
Neklioudoff étonné de cette mé- fiance, cessa la discussion et de- manda à son intendant de convoquer les plus intelligents de ces paysans pour leur exposer son projet en dé- tail.
Le lendemain, sept paysans choisis par l'intendant arrivèrent.
Neklioudoff, en face d'eux, ac- coudé sur une table, son papier de- vant lui, détailla son plan.
Ils écoutaient silencieux.
Neklioudoff expliqua d'abord ses idées sur ses propriétés.
— Selon moi, la terre, dit-il, ne peut être vendue ni achetée, car si on la met en vente, ceux qui ont de l'argent l'achèteront entièrement et les autres ne pourront ainsi en pro- fiter.
— C'est juste, dit d'une voix pro- fonde un des vieillards.
— Je pense comme vous, dit Nek- lioudoff. Je considère comme un pé- clié de posséder des terres. Je veux donc les donner. Je suis venu dans ce but. Je veux me défaire de mes terres, mais il faut en trouver le moyen.
— Donne-la aux paysans tout sim- plement, dit un paysan.
Neklioudoff se troubla tout d'a- bord, sentant sous ces paroles une méfiance.
Mais il se ressaisit et il continua...
— Je serais heureux de la donner.
lîESVRRECTlOX
77
Mais à qui, et comment '] A quel paysan? Pourquoi à vous et pas à un autre?
Un ancien soldat dit: « C'est la vé- rité. »
— Eh bien, dit Neklioudoff, com- ment auriez-vous fuit pour distri- buer la terre aux paysans?
— Nous aurions tout partagé entre chacun, à part égale pour tous.
— Ce n'est pas possible, répliqua Neklioudoff, prêt à répondre aux objections. ISi on partage également, ceux qui ne travaillent pas, qui ne labourent pas, prendront leur lot et le vendront aux autres. La terre, de nouveau, reviendra aux riches. Puis, chez certains, la famille se multi- pliera et leur terre sera morcelée. Alors les riches s'empareront des biens de ceux qui en ont besoin.
— Absolument, dit le plus âgé des paysans, en proposant que la terre soit cultivée en commun.
— Celui qui travaillera aura sa part, celui qui ne fera rien n'aura rien, prononça-t-il d'une voix ferme.
Non pris au dépourvu, Neklioudoff expliqua qu'en ce cas il fallait que tous aient des charrues, et que ces charrues, chevaux et batteuses soient on commun, et pour cela il était in- dispensable qu'on soit unanimement d'accord.
— Ensuite, comment partager la terre à parts égales ? Les uns auraient la terre fertile et les autres la terre glaise, le gravier.
— Ce n'est donc pas aussi simple que vous pouvez le croire, continua Neklioudoff. Et nous ne sommes pas seuls à agiter ces questions. Il y a un Américain, nomme Géorgie, qui les a étudiées. Eh bien, voilà ce qu'il a combiné, et je suis d'accord avec lui.
iS^eklioudoff leur expliqua le projet d'Henry George sur l'impôt unique.
— La terre n'est <à personne, elle est à Dieu, commença-t-il. La terre est commune. Tous ont sur elle des droits égaux. Mais il y a de la bonne terre et do la mo,uvaisc. Et chacun veut la bonne terre. Comment faire pour contenter tout le monde? Il faut que ceux c|ui possèdent de la benne (erre en donnent le surplus à ceux qui n'en ont pas. Et comme il est difficile de détenu iner ceux qui
doivent payer et ceux à qui ils doi- doivent payer, que l'argent est de plus en plus nécessaire, il faut, en toute justice, que celui qui cultive une terre paie à la communauté. Tu veux cultiver une terre : pour la
Donne la terre aux paysans. . .
bonne, paie davantage que pour lu mauvaise. Si tu ne veux rien possé- der, tu ne paieras rien. L'impôt utile aux besoins de tous sera donc payé par ceux qui possèdent.
— C'est juste, dit un pa)'-san. Celui ([ui aura la meilleure terre pniora davantage,
— Poui-vu que nous puissions payer, dit un autre.
— Le prix ne doit être ni trop cher, ni trop bon marché. Si c'est cher, on ne paiera pas et il y aura des déficits; si c'est bon marché, les uns achèteront de la terre aux au- tres et trafiqueront ensemble. Voici les principes de George, jo voulais les employer pour vous.
78
RESlJIïRECTWN
— Très bien! nous ne demandons pas mieux, dirent les paysans.
Et la discussion lut close.
Neklioudoff exjDliqua une dernière fois son projet, disant qu'il n'exi- geait pas de réponse immédiate.
Il leur conseilla de bien s'entendre et de lui faire part ensuite de leur décision.
Les paysans le promirent, et ils se retirèrent bruyamment.
Au bout de trois jours, ils convin- rent cependant d'accepter les condi- tions proposées et firent part de la décision de tous à Neklioudoff,
Les sept paysans ne dirent pas à Neklioudoff qu'ils avaient vaincu l'in- fluence, ];i. ruse et les insinuations d'une vieille femme qui disait que le maître agissait ainsi pour le rachat de ses fautes et le salut de son âme.
Le dernier jour de son séjour à Panov, Neklioudoff monta dans ses appartements et fit l'inventaire des objets qui lui restaient. Dans un des tiroirs d'u.i chiffonnier d'acajou ayant app.-u'tenu à ses tantes, il trouva de nombreuses lettres et, parmi elles, une photographie repré- sentant un groupe: Sofia Ivanovna, Maria Ivanovna, lui-même en étu- diant, et Katioucha.
De tous les objets, Neklioudoff prit seulement les lettres et la photogra- phie.
Se rappelant le sentiment de regret qu'il avait éprouvé à Kousminskoï pour la perte de ses biens, Nekliou- doff s'étonnait maintenant d'avoir eu ce regret.
Il ressentait aujourd'hui la joie, in- finie d'être libre, un charme nouveau, comparable à celui que doit ressen- tir un explorateur découvrant une terre nouvelle.
111
Lorsqu'il revint à la ville, il res- sentit une impression de malaise.
Il décida de déménager, d'habiter à l'hôtel dès le lendemain même, lais- sant Agrippine ranger les ol)jets comme elle l'entendrait, jusqu'à l'ar-
rivée de sa sœur, qui donnerait des ordres décisifs.
Dès le matin, Neklioudoff sortit de chez lui et fit choix d'un hôtel meublé, près de la prison. Son ap- partement se composait de deux piè- ces. Il commanda qu'on transportât à l'hôtel les affaires dont il avait besoin, puis il alla à la prison.
Au moment de sonner à la porte, il se demandait avec anxiété dans quelle disposition d'esprit il allait trouver maintenant la Maslova. Par le gardien qui vint lui ouvrir, il apprit que sa protégée était infirmière; Nek- lioudoff demanda à aller l'y voir. Un vieil infirmier l'introduisit dans la salle des enfants, à laquelle la jeune femme était attachée.
Un jeune médecin lui demanda ce qu'il venait faire là.
— Il doit y avoir ici une jeune dé- tenue récemment nommée infirmière.
— En effet, il y en a deux. Qui désirez-vous?
— Je m'intéresse très vivement à l'une d'entre elles, la Maslova. Je voudrais la voir. Je vais à Samt- Pétersbourg pour son pourvoi en cassation, et je désirerais lui remettre ceci.
Et, tirant de sa poche une enve- loppe, Neklioudoff ajouta:
— Ce n'est qu'une photographie. Le docteur donna son autorisation
et fit appeler la. Maslova.
Mettant à profit les bonnes dispo- sitions du médecin, Neklioudoff lui demanda si on était satisfait des services de la Maslova à l'infirmerie.
-- Elle ne travaille pas trop mal, surtout si Ton songe à ce (qu'elle était autrefois. Tenez, la voici,
La Maslova venait d'entrer. Elle était en tablier blanc et coiffée d'un fichu. Ayant aperçu le prince, elle rougit, s arrêta indécise; puis elle baissa les yeux et marcha rapidement vers son visiteur. Après une seconde d'hésitation elle lui serra la main et rougit encore davantage.
Neklioudoff ne l'avait pas revue depuis l'entretien au cours duquel elle s'était excusée de sa vivacité et il avait espéré la retrouver dans des dispositions aussi favorables. Mal- heureusement, ce jour-là elle était tout autre. Il y avait quelque chose
RESURRECTION
79
de changé dans l'expression de sa que j'ai trouvée à Panov. Prenez, ça
figure. Le jeune homme croyait y vous fera peut-être plaisir,
lire une expression de réserve, de Elle leva les yeux sur lui comme
gêne et même d'hostilité. pour lui demander la raison de ce
Il lui répéta ce qu'il avait déjà cadeau. Puis, sans mot dire, elle prit
l\llr in-it lu photrxjvaphic et la cacha sous son tablic)-.
dit au inodocin au sujet de sou vnya- l'enveloppe et la cacha sous son ta-
ge imminent à Saint-Pétersbourg et blicr.
lui remit la photographie qu'il avait — Etes-vous bien ici? dit Nekliou-
apportée de Panov. doff.
— C'est une vioillo pliotograpliii — Pas trop mal.
8o
RESURRECTlOy
— Le travail n'est pas trop péni- ble?
— Non. Mais c'est ] hMl)itudc qui me manque.
— Je suis heureux pour vous de ce changement. Car, de toutes façons, vous êtes mieux ici que là-bas.
— Où cela, là-bas^ demanda-t-elle avec vivacité.
— Là-bas, dans la prison.
— Mieux en quoi?
— Je veux dire qu'ici vous êtes en meilleure société que là-bas.
— Là-bas aussi, il y avait de lion- nes gens.
— Ce soir je prends le train pour Saint-Pétersbourg. Votre affaire sera bientôt appelée et j'espère que le ju- gement qui vous a frappée sera cassé.
— Qu'on le casse ou qu'on ne le casse pas, maintenant cela m'est égal.
— Pourquoi, maintenant?
— Parce que, répondit-elle évasi- vement, en levant sur lui à la déro- bée un regard scrutateur.
De cette réponse et de ce regard Neklioudoff conclut qu'elle était cu- rieuse de savoir s'il persistait dans sa détermination ou si, au con- traire, après son refus, il l'avait aban- donnée.
— ■ J'ignore, dit-il, pourquoi cela vous est égal. Quant à moi, je puis dire qu'effectivement l'issue de votre procès m'importe peu. Car, ajouta- t-il résolument, quel qu'en soit le dé- nouement — qu'on vous acquitte ou non — je suis prêt à faire ce que je vous ai dit.
Elle leva la tête, et sa figure s'illu- mina d'une joie intense. Mais aussi- tôt, comme pour se ressaisir, elle s'empressa de démentir par ses pa- roles l'expression joyeuse de son re- gard.
— Vous avez tort de me le dire, fit-elle.
— Je le dis peur ([;ie vous le sa- chiez.
— Cela a déjà été dit, et il est inutile d'en reparler, dit-elle, en ré- primant avec peine son sourire.
Un bruit se fit entendre dans la salle. Un enfant se mit à pousser des cris plaintifs.
— Je crois bien rju'on m'appelle, dit-elle, inquiète.
— Alors, au revoir.
Elle parut ne pas voir la main que son visiteur lui tendait, se dé- tourna pour dissimuler sa joie et s'éloigna rapidement.
Neklioudoff demeura interdit. 11 se creusait en vain la tête.
« Que se passe-t-il donc en elle? Que pense-t-elle ? Que ressent-elle ? Faut-il croire qu'elle veut seulement m'éprouver ou que, réellement, elle ne peut pus me pardonner? Ne peut- elle pas ou ne veut-elle pas dire ce qui se passe dans sa tête et dans son cœur? »
Il ne savait qu'une chose, c'est qu'elle était changée ; que le change- gement qui s'opérait dans l'âme de la jeune femme était pour lui d'une importance capitale et que ce chan- gement le faisait communier, non seulement avec elle, mais aussi avec celui qui était la cause première de ce revirement. Et l'idée de cette communion l'extasiait et l'attendris- sait.
La Maslova, dès qu'elle se trouva seule, entr'ouvrit l'enveloppe et jeta un rapide coup d'œil sur la photo- graphie. Mais ce fut seulement le soir que, restée seule dans la petite cham- bre qu'elle occupait avec l'autre infir- mière, elle la tira tout à fait de l'en- veloppe. Elle la regarda longuement, en caressant du regard chaque détail des figures, des vêtements et aussi des marches du balcon et des arbus- tes qui constituaient le fond de ce groupe où il figurait auprès de ses tantes et auprès d'elle. Elle admi- rait surtout sa propre image à la figure jeune, jolie, et au front cou- rcnné de cheveux frisés.
Elle était si absorbée dans sa con- templation qu'elle n'entendit pas sa camarade rentrer dans la chambre.
— Qu'est-ce que cela ? C'est lui qui t'a donné cela ? demanda la o;rosse infirmière en se penchant sur la photographie. Puis elle ajouta, incrédule:
— Serait-ce toi?
— Bien sûr que c'est moi.
— Et celui-là, c'est lui? Et ça, c'est sa mère?
— Non, c'est sa tante. Vrai, tu ne m'aurais pas reconnue là-dessus?
— Jamais de la vie. Ce n'est plus du tout la même figure. Pense donc.
RESURRECTION
Si
il doit bien y avoir de cela une dizaine d'années !
— Dis plutôt un siècle, toute une vie, dit la Maslova qui s'assombrit tout d'un coup.
Et puis, ajouta-t-elle dans un accès de mauvaise humeur, n'en par- lons plus.
Elle se leva d'un bond, jeta la photographie dans le tiroir de la ta- ble et, retenant à peine ses larmes, s'élança dehors en faisant claquer la porte. En regardant la photogra- phie, elle s'était imaginé être restée telle qu'elle était représentée. Elle s'était dit combien elle avait été heureuse jadis et combien elle pour- rait encore l'être maintenant. Mais les questions de sa camarade lui rap- pelèrent l'abîme qui existait entre ce qu'elle avait été et ce qu'elle était devenue. Toute l'horreur de sa vie de débauche lui revint.
Elle se souvint de toutes ces veil- les terribles et surtout d'une nuit de carnaval où elle attendait iin étu- diant qui lui avait promis de la sortir de la « maison ». Cette nuit-là, vêtue d'une robe de soie rouge, les cheveux ébouriffés maintenus par un ruban rouge, exténuée et grisée, elle avait, vers les deux heures, recon- duit les derniers clients. Entre deux danses, elle s'était assise près de la pianiste pour lui confier tout le péni' ble de sa triste condition. Cette per- sonne maigrie et anguleuse lui avait répondu qu'elle aussi en avait assez de sa misérable situation. Puis, Clara, une autre pensionnaire, s'était mêlée à leur conversation et toutes trois avaient décidé d'abandonner cette vie. Elles avaient cru la soirée tenninée et voulaient déjà se retirer, mais en avaient été empêchées par l'arrivée de nouveaux clients. Le violoniste s'était mis à jouer un air de valse. Elle, la Maslova, avait été entraînée par un petit fêtard ivre, en habit et cravate blanche. L'autre, un gros monsieur barbu, en habit également, avait saisi la Clara. Et longtemps encore ils avaient tournoyé, dansé, crié, bu...
C'était lui qui en était la cause. De nouveau, elle aurait voulu injurier cet homme, l'accabler de reproches. Elle regretta de ne pas lui avoir ré-
pété, encore une fois, qu'elle le con- naissait et ne se livrerait pas à lui ; qu'elle ne lui permettrait pas d'abu- ser de son âme comme il avait abusé de son corps; qu'elle ne consentirait pas à devenir sa femme. Et pour étouffer ce douloureux sentiment de pitié pour son propre sort, et d'inu- tiles reproches à l'adresse de son sé- ducteur, elle eut envie de se griser d'un peu de vin. Si elle avait été
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— Serait-ce toi '.'
encore dans la prison, elle aurait sû- remeni manqué à son serment et se serait mise à boire. Mais ici, à l'in- firmerie, elle n'aurait pu se procu- rer du vin que chez l'aide-chirurgien dont elle avait peur parce qu'il la poursuivait de son assiduité. Déjà le commerce des hommes lui était devenu insupportable. Elle rentra dans la chambre et, sans répoudre aux questions de sa camarade, elle pleura longtemps en songeant à sa vie perdue...
IV
Depuis sa dernière visite à Mas- lennikoff, surtout depuis son dernier séjour au village, Neklinudoff, pris
I!ESUlŒECTl()i\
de dégoût pour le monde dans lequel il avait vécu jusque-là, avait décidé de rompre avec lui. Il reprochait à ce monde de dissimuler soigneuse- ment les souffrances endurées par des millions d'individus, pour assurer le bien-être et le plaisir d'un petit ncmbrc de privilégiés. Il reprochait encore aux gens de ce monde de ne pas voir et de ne pas pouvoir voir ces souffrances et, par suite, la cruauté et la criminalité de leur propre vie. Neklioudoff ne pouvait désormais fréquenter ces gens-là, et cependant les habitudes con- tractées durant sa vie passée l'atti- raient vers eux. Ce milieu le tenait encore par des liens de parenté et d'amitié personnelle, et surtout par la préoccupation qu'il avait de ve- nir en aide à la Maslova. Ainsi il se trouvait dans la nécessité de solliciter l'aide des gens qu'il méprisait.
Il partit pour Saint-Pétersbourg, et descendit chez une tante maternelle, la comtesse Tcharski, la femme de l'ancien ministre. Là, Neklioudoff se retrouva dans le centre même de la société aristocratique qui lui était de- venue si insupportable. Cela le con- trariait, mais il ne pouvait faire au- trement. Sa tante ne lui aurait pas pardonné s'il était descendu dans un hôtel plutôt que chez elle, et elle était à ménager, car par ses relations très étendues, elle pouvait lui être d'une très grande utilité pour les dé- marches qu'il avait à faire.
— On raconte de toi des choses bien extraordinaires, lui dit la com- tesse Catherine, en lui servant le café. Tu poses, paraît-il, pour un phi- lanthrope. Tu viens en aide à des cri- minels. Tu fréquentes les prisons. Tu redresses les vices, quoi?
— Pas du tout, je vous assure.
— Ne te défends pas, va. Il n'y a pas de mal à cela. Seulement, il y a., paraît-il, là-dessous, une histoire d'amour. Conte-moi ça.
Et Neklioudoff lui • raconta tout au long ses relations avec la Mas- lova.
La comtesse Catherine-Ivaiiovna Tcharski était une femme de soixanL. ans, bien portante, gaie, énergique et passablement bavarde. Elle était o;rande et forte et a,vait la lèvre om-
bragée d'une légère moustache noire. Neklioudoff avait pour elle une grande affection et, depuis son en- fance, il était habitué à se laisser diriger par son énergie et par sa gaîté.
— Je voudrais la secourir, car, ter- mina Neklioudoff, elle a été condam- née injustement, et c'est de ma faute. C'est moi qui suis l'artisan de son malheur. Je me sens obligé de faire pour elle tout ce que je pourrai.
— Figure-toi qu'on disait que tu voulais l'épouser.
— C'est vrai 1 mais elle n'a pas voulu.
La comtesse Catherine regarda son neveu avec étonnement.
— Je vois qu'elle est bien plus intelligente que toi. Ah 1 que tu es sot 1 Et tu l'aurais bel et bien épousée?
— Absolument.
— Malgré son passé?
— A cause justement de ce passé dent je suis responsable.
— Mon ami, tu n'es qu'un grand naïf... Tiens, une idée: Aline a fondé un asile modèle de Madeleines repen- ties. Eh bien, nous y placerons ta protégée. Aline s'en chargera.
— Mais puisqu'elle est condamnée au bagne... Je viens justement pour faire casser cette condamnation, et je vous prie de me faciliter mes dé- marches.
— Où en est cette affaire?
— Au Sénat.
— Au Sénat? J'en dirai un mot à mon mari qui connaît tous ces gens- là aux noms baroques ou roturiers. Il connaît tout le monde. Seulement explique-lui bien ton cas, car moi, il ne me comprend jamais. A tout ce que je lui dis, il me répond: '.< Je ne comprends pas. » C'est un parti pris. Tout le monde comprend, ex- cepté lui.
A ce moment arriva le comte Tcharski. C'était un homme de taille élevée et large d'épaules. Il était en uniforme de général.
— Bonjour, Dimitri, dit-il en lui dcnnant à baiser sa joue. Depuis quand es-tu arrivé?
— Non, il est impayable, dit la comtesse à son mari. Il veut que j'aille laver du linge à la rivière et que je me nourrisse de pommes de
RESURRECTION
8-,
terre. C'est un grand imbécile. Mais je te prie tout de môme de faire ce qu'il te demandera.
Le comte Tcharski avait occupé autrefois les fonctions de ministre et était un homme de convictions très fermes. Ainsi, il était convaincu depuis son enfance que, de môme que le propre des oiseaux est de se nour- rir de vers, d'être couverts de plumes et de planer dans les airs, de même son propre à lui était de se nourrir de mets fort chers préparés par des cuisiniers grassement pa3^és, de por- ter des vêtements confortables et de chez le bon faiseur, d'avoir des che- vaux rapides et bien dressés, et que, par conséquent, tout cela devait être à sa disposition. En outre, le comte Ivan Tcharski estimait que plus il toucherait d'argent aux caisses du Trésor, plus il aurait de décorations et que plus il fréquenterait de hauts personnages de l'un et de l'autre sexe, mieux cela vaudrait pour lui. Tout le reste, comparé à ces prin- cipes fondamentaux, était chose in- signifiante et dépourvue d'intérêt. Pendant quarante ans, le comte avait vécu à Saint-Pétersbourg conformé- ment à ces principes, et, lorsqu'il eut quarante ans, il avait été appelé aux fonctions ministérielles.
Les principaux mérites qui avaient valu au comte cette nomination se résumaient en ceci : d'abord, il sa- vait saisir le sens des règlements et des lois et savait également rédiger tant bien que mal des rapports sans pensée et sans style, mais cependant sans fautes d'orthographe. Ensuite, il savait, en maintes circonstances, prendre un air de fierté, voire même de majesté, et, en maintes autres cir- constances, se montrer bassement et lâchement obséquieux. Enfin, étant ccmplètement dépourvu de principes au point de vue moral et politique, il pouvait, selon les circonstances, être d'accord ou en désaccord avec tout le monde. En agissant ainsi, il ne cherchait qu'à ne pas se mettre trop grossièrement en contradictiDn avec lui-même. C^uant au côté moral ou immoral de ses actes et aux consé- quences qu'ils pouvaient avoir pour le pays, cela le laissait roraplètement, indifférent.
Lorsqu'il devint ministre, non seu- lement ses innombrables subordon- nés et ses familiers, mais aussi le public et lui-même étaient convain- cus qu'il était un homme d'Etat très intelligent. Mais quand, au bout d'un certain temps, n'ayant donné nulle preuve de ses talents, il fut à
t. y
t. a comtcss'' Tcharski.
son tour, selon la loi de la lutte pour l'existence, évincé par d'autres fonc- tionnaires semblables à lui, et obli- gé de donner sa démission, il devint clair pour tout le monde cjuc cet hom- me était aussi dépourvu d'intelligence ({ue d'instruction et qu'il n'avait à son actif cju'un aplomb formidable. Il se rendait parfaitement compte lui-même que rien ne le distinguait des fontionnaires qui l'avaient évin- cé, mais cela n'ébranlait nullement
8-1
BE8V ERECTION
sa conviction de la nécessité pour lai de toucher annuellement de fortes sommes aux caisses du Trésor et de recevoir de nouvelles décorations. Cette conviction, il l'imposait à tout le monde. Aussi il touchait tous les ans, soit à titre de pension de re- traite, soit à titre de membre d'une haute institution gouvernementale, soit encore à titre de président de différentes commissions ou comités, plusieurs dizaines de milliers de rou- bles ; en outre, tous les ans, il acquérait le droit d'ajouter de nou- veaux galons à ses épaulettes on à son pantalon et à mettre sur son ha- bit de nouveaux rubans et de nou- velles plaques émaillées. Par suite de tout cela, le comte avait des relations très étendues.
Il écouta Neklioudoff comme au- trefcis il écoutait les rapports de son chef de cabinet. Puis il lui dit qu'il lui donnerait deux lettres, dont une peur le sénnteur Wolff, du départe- ment de cassation. « On l'apprécie diversement, mais en tout cas c'est un homme très comme il faut. » Et le comte ajouta: « Il est mon obligé et fera pour moi tout son possible. » L'autre lettre était à l'adresse d'un personnage très influent à la com- mission des requêtes.
En possession des deux lettres du ccmte, Neklioudoff se fit conduire en premier lieu au Sénat. Il fut intro- duit dans un bureau luxueusement meublé et peuplé d'un grand nombre de fonctionnaires.
Ces fonctionnaires lui expliquè- rent que le pourvoi de la Maslova avait été reçu et soumis, aux fins d'examen et de rapport, justement à ce même sénateur Wolff pour lequel il avait une lettre de son oncle.
Un de ces fonctionnaires lui com- muniqua môme obligeamment ces dé- tails ;
— Il y aura bien cette semaine séance au Sénat, mais il est douteux que l'affaire de la Maslova y soit appelée. Toutefois, si vous le deman- dez, elle pourrait venir cette semaine, le mercredi.
De là, Neklioudoff se rendit à la commission des requêtes, chez le ba- ron Vorobief, fonctionnaire très in- fluent. Le portier et le laquais dé-
clarèrent avec hauteur au visiteur qu'on ne pouvait voir le baron en dehors de ses jours de réception; qu'aujourd'hui il était chez l'empe- reur et que demain il aurait encore à présenter un rapport.
Neklioudoff leur remit sa lettre de recommandation et se fit conduire chez le sénateur Wolff.
Celui-ci venait de déjeuner et re- çut le jeune homme le cigare aux lèvres. Vladimir Vassilievitch Wolff était réellement un « homme très comme il faut ». Cette qualité, il la mettait au-dessus de tout, car c'est uniquement à elle qu'il devait sa brillante carrière. Par son mariage, il avait acquis une fortune de 18,000 roubles de revenus, et, par son tra- vail, le poste de sénateur. En outre, il se considérait comme un homme d'une remarquable intégrité. Par in- tégrité, il entendait le fait de ne pas accepter d'un particulier un pot-de- vin clandestin. Mais ses principes d'honnêteté ne lui défendaient nul- lement de solliciter toutes sortes d'indemnités de voyage et de dépla- cement ou autres faveurs, en exécu- tant en échange servilement tout ce que le gouvernement exigeait de lui. Quant à ruiner, à faire déporter ou interner des centaines d'innocents pour leur attachement au peuple et à la religion de leurs pères, comme il l'avait fait du temps où il était gouverneur de province, cela, à son peint de vue, non seulement n'était peint malhonnête, mais encore c'était peur lui un titre de gloire, un acte de courage civique, de patriotisme. De même, il ne considérait pas comme malhonnête, le fait de trom- per sa femme qu'il avait épousée peur son argent et qu'il savait amou- reuse de lui.
Wolff reçut Neklioudoff avec un scurire affable et légèrement ironi- que (c'était sa manière de marquer sa supériorité sur le commun des gens), et lut la lettre.
— Veuillez vous asseoir. Je suis charmé de faire votre connaissance et, du même coup, d'être agréable au comte Ivan Mikhaïlovitch.
— Je désirerais au moins que l'af- faire fût appelée le plus tôt possible, pour que, en cas de rejet du pourvoi,
liESVBBECTJOA
'^5
la condamnée pût être transportée — La Maslova, en effet. Bien. Je
en Sibérie dès le premier convoi. verrai mes collègues. Nous examine-
— Le nom de la condamnée? rcns l'affaire mercredi.
I.c portier cl le laquais du baron Vorohief refuscrenl dr luissr)- pi'nitrcr Xc/ilioudo/j .
— La Maslova. — Il se peut, fit Neklioudoff, que
Wolff s'approcha de son bureau et les motifs de cassation soient in-
parcounit un papier posé sur une suffisants. Mais j'estime que les
pile de dossiers. faits de la cause démontrent clai-
86
RËSURREGTIOX
rement le mal foadé de l'accusa- tion.
— C'est bien possible. Mais le Sé- nat ne peut s'occuper du fond de l'affaire. Comme tribunal de cassa- tion, notre rôle est uniquement d'in- terpréter la loi et de tenir la main à ce qu'elle soit appliquée régulière- ment.
— Pourtant, il me semble qu'ici nous nous trouvons en présence d'un cas exceptionnel.
— Je sais. Tous les cas sont excep- tionnels. Nous ferons notre devoir.
Neklioudoff se leva.
— Si vous pouvez, dit Wolff en reconduisant le jeune homme, venez dîner mercredi. Alors je vous don- nerai une réponse ferme.
Il se faisait déjà assez tard, et Neklioudoff se fit conduire chez lui, c'est-à-dire chez sa tante.
Chez la comtesse Catherine, le dî- ner était servi.
Le duel du jour faisait les irais de la conversation. Un officier, ayant fait une réflexion peu flatteuse à l'adresse du régiment d'un de ses ca- marades, celui-ci le gifla. Ils se bat- tirent en duel et l'un d'eux suc- ccmba. On discutait sur la manière dont l'empereur avait pris la chose. Comme on savait le souverain apitoyé sur la mère de la victime, tous, à l'envi, s'apitoyaient sur le sort de cette mère éplorée. Mais comme d'autre part on savait également que l'empereur n'entendait pas user de rigueur en- vers le meurtrier qui, en somme, n'avait fait que défendre l'honneur de l'uniforme, tout le monde crut devoir être indulgent envers le meur- trier, défenseur de l'honneur de l'uni- forme. Seule la comtesse Catherine condamnait l'acte du meurtrier.
— Jamais, dit-elle, je ne pardon- nerai à des gens qui se saoulent et qui tuent d'excellents jeunes gens.
— Je ne comprends pas votre rai- sonnement, observa le comte.
— Je sais que tu ne comprends jamais ce que je dis.
Et, s'adressant à Neklioudoff, elle ajouta:
— Tout le monde me comprend, sauf mon mari. Je dis que je plains beaucoup la mère et que je n'admets
pas que l'on tue et que Ion en soit content.
Alors le fils, qui jusque-là n'avait pas pris part à la conversation, prit la défense du meurtrier contre sa mère. Il affinna avec brutalité que l'officier n'avait pu agir autrement, sans s'exposer à être chassé du régi- ment par ses camarades.
Neklioudoff écoutait sans inter- venir dans la conversation. Comme ancien officier, il comprenait, tout en les répudiant, les arguments du jeune Tcharski. Mais il ne put s'em- pêcher de faire un parallèle entre î'cfficier qui en avait tué un autre et un condamné aux travaux forcés pour avoir tué un homme au cours d'une rixe. Tous les deux étaient devenus meurtriers sous l'empire de la boisson. Seulement, l'autre, le moujik qui avait tué dans un mo- ment de surexcitation, est arraché à sa femme, à sa famille, enchaîné et envoyé au bagne, tandis que l'of- ficier occupe à la maison d'arrêt mi- litaire une belle chambre, mange de bons repas, boit d'excellents vins, lit les livres qu'il choisit avec la cer- titude d'être remis du jour au lende- main en liberté. Et, de plus, il aura gagné dans cette aventure une flat- teuse notoriété.
Telles étaient les idées qu'il exposa à ses parents légèrement scandalisés. Au début, la comtesse Catherine semblait donner raison à son neveu, mais elle ne tarda pas à s'apercevoir du caractère subversif de son raison- nement et s'enferma dans un mutisme glacial.
Neklioudoff sentit qu'il venait de commettre une sorte d'inconvenance.
Il fut pris d'un tel dégoût qu'il ju- gea prudent de se lever sans bruit et de filer à l'anglaise.
Le lendemain matin, sitôt habillé. Neklioudoff allait sortir, lorsque le laquais lui apporta la carte de son avocat moscovite. Celui-ci était arri- vé pour ses propres affaires et, par
RESURRECTION
^7
la même occasion, pour cissister à la discussion de l'affaire Maslova.
Ayant appris de la bouche du prince la composition du Tribunal, l'avocat eut un sourire.
— Nous avons là, dit-il, trois types différents de sénateurs. Wolff, c'est le type du fonctionnaire pétersbour- gecis; Skovorodnikof, c'est le juriste savant ; et Bé, c'est le juriste pratique, et partant le plus vivant. C'est sur ce dernier que je fonde le plus d'espoir.
Ils se rendirent sur le perron, près duquel le fiacre de l'avocat les atten- dait et se dirigèrent vers le Sénat où devait être examinée l'affaire de la ]\Iaslova.
Ils montèrent un escalier imposant et monumental. Arrivés au premier étage, l'avocat, en habitué, se diri- gea sans hésiter à gauche et passa par la porte marquée du chiffre 1864 — date de l'introduction de la réforme judiciaire en Eussie.
Les débats ne tardèrent pas à commencer, et le prince suivit Fana- rine dans la salle publique.
La salle d'audience du Sénat était plus petite que celle de la cour d'as- sises. L'aménagement en était aussi simple. En outre, il y avait cette dif- férence que la table devant laquelle étaient assis les sénateurs était cou- verte non pas de drap vert, mais de velours rouge bordé d'or. Mais tous les autres attributs étaient les mêmes que dans tous les autres lieux où l'on a coutume d'administrer la justice : le tableau de la loi, une icône — em- blème d'hypocrisie, — et le portrait de l'empereur — emblème de servilité. Tout comme ailleurs, l'huissier an- nonçait solennellement: « La Cour! » Tout comme ailleurs, tout le monde se levait, les sénateurs en uniforme faisaient leur entrée, s'asseyaient sur des sièges à haut dossier, ap- puyaient les coudes sur la table et cherchaient à prendre une attitude naturelle. Ils étaient quatre. Le pré- sident Nikitine, au visage glabre, en lame de couteau, et au regard d'acier ; Wolff, aux lèvres pincées, qui feuilletait les dossiers avec des mains très blanches; gkovorodiiikof, homme gros et lourd, à la figure grêlée, qui avait la réputation d'un
juriste savant, et enfin le quatrième, Bé, ce même petit vieux à l'air de patriarche qui était arrivé le der- nier. En même temps que les séna- teurs parurent le greffier et l'avocat général, homme de taille moyenne, jeune, rasé, très brun, aux yeux noirs et tristes. Malgré l'uniforme bizarre de ce dernier, et bien qu'il ne l'eût pas vu depuis six ans, Nek- lioudoft ne tarda pas à le reconnaâ-
L' avocat général, malgré un uniforme bizarre.
tre. C'était un de ses meilleurs amis du temps de sa vie universitaire.
Pour plus de certitude, il s'infor- ma près de son avocat:
— C'est bien, n'est-ce pas, l'avo- cat général Sélinine?
— Lui-même. Vous le connaissez donc?
— Oui, je le connais bien. C'est un excellent homme...
— Et, avec cela, un parfait avo- cat général. C'est à lui qu'on aurait dû s'adreaser.
llESUBJiECTlO.X
— Lui, il agira do toutes lïa;uut; selon sa conscience, répondit iS'ek- lioudoff, se rappeltint ses rapports intimes et amicaux avec Sélinine et ses rigoureux principes d'honnêteté dans la meilleure acception du mot.
— Et puis, il est trop tard, ac- quiesça l'anai'ine à voix basse.
Le président ouvrit les débats pour l'affaire de la Maslova.
Wolff lut son rapport très solide- ment établi, mais où perçait le désir évident de conclure à l'admission du pourvoi.
Puis la parole fut donnée à l'avo- cat.
Fanarine se leva et, dans un dis- cours sobre et bien ordonné, il dé- montra le bien fondé des moyens invoqués dans le pourvoi. En outre, il se permit de boucher, ■ — très légè- rement, il est vrai — au fond de l'affaire et de rappeler la navrante injustice de la condamnation.
De plus, il semblait s'excuser d'in- sister sur des choses que, par leur perspicacité et leur science juridique, MM. les Sénateurs voyaient et com- prenaient mieux que lui, et qu'il le faisait uniquement par devoir pro- fessionnel.
Après le discours de Fanarine, la cause, semblait-il, était entendue. Ayant terminé sa plaidoirie, l'avocat avait eu un sourire de triompha- teur.
Neklioudoff était alors convaincu que la cause était gagnée. Mais ayant jeté un regard sur les sénateurs, il s'aperçut que Fanarine était seul à sourire et à triompher. Les sénateurs et l'avocat général, loin de sourire, avaient l'air ennuyé et semblaient dire à l'adresse de l'avocat: « Nous avons déjà entendu beaucoup de tes congénères, mais ce ne sont pas vos beaux discours qui nous feront flé- chir. »
Ja'. président donna la parole à l'avocat général.
Sélinine, en dos conclusions brèves et nettes, démontra l'inanité de tous les moyens de cassation invoqués par la défense et se prononça pour le re- jet du pourvoi.
Les sénateurs se levèrent et entrè- rent dans la chambre du conseil. Là, les voix se partagèrent.
Wolff opina pour l'admission du pourvoi. Bé, influencé par le fond de l'affaire, exprima le même avis. Ni- kitine, le président, qui était par tem- pérament enclin à la sévérité, était pour le rejet du pourvoi. Skovorod- nikof se prononça également pour le rejet, surtout parce que, comme matérialiste-darwiniste, il jugeait sé- vèrement la conduite actuelle de Nek- lioudoff. Toute manifestation du sen- timent du devoir lui faisait l'effet, non seulement d'une absurdité révol- tante, mais encore d'une injure per- sonnelle. Il déclara ne voir que la légalité du jugement et l'insuffisance des motifs invoqués pour la cassation.
Le pourvoi fut rejeté.
— C'est terrible ! disait Nekliou- doff en sortant de l'audience en com- pagnie de son avocat. Dans une af- faire où la condamnation est si ma- nifestement injuste, ils s'attachent à une misérable question de forme. C'est effrayant.
— Que voulez-vous, c'est la règle, prononça l'avocat.
— Qui aurait pu croire que Séli- nine parlerait ainsi? C'est abomina- ble! Et qu'allons-nous faire mainte- nant?
— Il ne reste qu'à signer un re- cours en grâce. Profitez de votre sé- jour ici pour vous en occuper. Je vous le rédigerai.
A ce moment, ils furent rejoints par Wolff.
— Excusez, cher Prince, dit-il à Neklioudoff. Il n'y avait pas de mo- tifs suffisants.
A la hâte, il lui serra la main et s'esquiva.
Après le départ de Wolff, ce fut Sélinine qui vint serrer la main à son ancien camarade. Il avait appris sa présence au Sénat et avait tenu à lui parler.
11 aborda Neklicudoff le sourire sur les lèvres, mais le- regard triste.
— Toi, ici ! Je te savais bien à Saint-Pétersbourg. Mais que venais- tu faire ici?
— Hélas! J'avais espéré obtenir justice dans ce temple de la loi, de- vant ce tribunal suprême. J'avais espéré pouvoir sauver une femme in- justement condamnée.
— Quelle femme?
RESVRRKCTIOS
8.)
— Celle dont le poui-voi vient d'être rejeté.
— Ah ! l'affaire de la Maslova. Malheureusement les moyens invo- qués étaient parfaitement inadmissi- bles,
— Qu'importent les finesses juri- diques quand il s'agit d'une personne qui a été condamnée pour un crime qu'elle n'avait point commis?
Sélinine eut un soupir.
— C'est bien possible, mais...
— Je ne te dis pas que c'est pos- sible. Je te dis que c'est certain...
— Qu'en sais-tu?
— Mais j'ai été juré dans cette affaire. Et je sais comment nous avens commis l'erreur fatale.
Sélinine devint songeur.
— Il aurait fallu, dit-il, le déclarer immédiatement.
— Je l'ai fait.
— Il fallait faire consigner l'inci- dent dans le procès-verbal. Si ça avait été joint au pourvoi...
— Oui, mais puisque de toutes fa- çons il était évident que le jugement était absurde.
— Le Sénat n'a pas le droit de le dire. Car si le Sénat se permettait de casser les sentences des cours d'as- sises, outre qu'il sortirait de son rôle et risquerait plutôt de violer l'équité au lieu de la rétablir, il enlèverait toute autorité aux verdicts des jurys.
— Moi, je ne sais qu'une chose: il n'y a maintenant plus d'espoir de soustraire cette femme, qui est com- plètement innocente, à une peine im- méritée. La Cour suprême de justice vient de ratifier une criante injus- tice.
Sélinine crut devoir rectifier :
— Le Sénat n'a rien ratifié, puis- qu'il ne s'est pas occupé et ne pou- vait pas s'occuper du fond de l'at- fairc,
Sélinine, toujours absorbé et fré- quentant *peu le monde, ignorait évi- demment tout du roman de Nekliou- doff. Celui-ci, s'en étant aperçu, ne crut pas devoir le mettre au courant.
— Tu es descendu probablement chez ta tante, ajouta-t-il, avec l'évi- dente intention de changer le sujet de la conversation. C'est d'elle que j'ai appris Ivier que tu étais à Saint- Pétersbourg.
Je tiens absolument à te revoir. Moi je suis toujours à la maison vers les sept heures, heure du dîner. Ke- tiens mon adresse, rue Wadjdinskaïa.
— Je viendrai, si je puis en trou- ver le temps, répondit Neklioudofl.
£t il sentit qu'à la suite de c€ bref entretien, Sélinine, l'ancien ami intime, était devenu pour lui un étranger, éloigné et incompréhensi- ble, sinon hostile.
Lorsque Neklioudoff avait connu
Il n'y avait pas de motifs xvffisat.ts.
Sélinine étudiant, c'était un excel- lent fils, un fidèle camarade et, pour scn âge, un homme du monde ins- truit, ayant beaucoup de tact, tou- jours élégant et en même temps re- marquablement honnête. Sans se don- ner trop de mal, il faisait de brillan- tes études.
Lorsqu'il fut au Sénat, ses parents ayant obtenu qu'il fût nommé chambellan, il dut aller, en uniforme brodé, remercier plusieurs personnes pour lui avoir accordé une charge de laquais. Avec la meilleure volonté du monde, il n'arrivait pas à trouver une explication raisonnable d'une telle charge. Cependant, d'un côté, il n'aurait pas pu refuser cette dis- tinction sans contrarier ceux qui étaient convaincus que cela lui pro- curerait énormément de plaisir. D'au- tre part, cette nomination n'était pas sans flatter ses bas instincts, et
RESVRBEGTION
il prenait un certain plaisir à se voir dans la glace en uniforme à brode- ries d'or et à jouir du prestige qui, dans l'esprit de certaines gens, s'at- tache à cette distinction.
De même pour son mariage.
On lui avait fait faire un parti très brillant au point de vue mon- dain. Et il se maria pour des raisons analogues à celles qui l'avaient fait accepter la charge de chambellan : d'abord, parce que, par son refus, il aurait infligé un affront à la jeune fille et à ceux qui avaient conçu ce projet, et ensuite, parce que l'idée d'épouser une demoiselle jeune, ^en- . tille et de noble extraction flattait son amour-propre et lui faisait plai- sir.
Mais l)ientôt ce mariao;e devenait peur lui une désillusion encore plus grande que les précédentes. Ayant mis au monde un premier enfant, sa femme ne voulut plus en avoir d'au- tres, afin de pouvoir mener tout à son aise une vie mondaine, vie de luxe et de plaisir, à laquelle il se voyait obligé de prendre part, bien malgré lui.
Elle n'était pas excessivement jo- lie, lui demeurait fidèle, mais elle s'était lancée en plein dans la vie mondaine, et malgré les fatigues d'une telle existence, malgré les pro- testations du mari, elle ne voulait pas modifier son genre d'existence. Toutes les remontrances du mari ne pouvaient ébranler la conviction de cette femme, — conviction partagée d'ailleurs par tous ses parents et amis, • — que c'était bien la vie qu'elle devait mener.
Entre les époux s'étaient établies une mésintelligence en quelque sorte voulue et une lutte silencieuse, dissi- mulée au dehors et tempérée par les ccnvenances, lutte qui lui rendait la vie familiale très pénible.
Ainsi, dans son intérieur, « ce n'était pas cela non plus ».
Mais ce qui n'était surtout « pas cela », c'était son attitude envers la religion. Comme tous les gens de son milieu, il s'était, sans grand effort et par la seule force de son dévelop- pement intellectuel, débarrassé des liens de superstitions religieuses dans lesquels il avait été élevé. En
homme sérieux et homiéte, il avait proclamé bien haut son émancipation doctrinale à l'époque de sa première jeunesse, de- sa vie d'étudiant et de son intimité avec î^eklioudoff.
Mais avec l'âge, avec l'avance- ment en grade, cette libre pensée était devenue pour lui un obstacle. Constamment il se voyait obligé d'as- sister à toutes sortes de cérémonies religieuses : la famille, l'opinion pu- blique et sa situation de fonction- naire l'exigeaient. Ainsi, en y assis- tant, il fallait soit feindre une croyance qu'il n'avait pas (ce que, avec sa droiture, il n'aurait ja- mais pu faire), soit arranger sa vie de façon à ne pas être dans l'obli- gation de prendre part à des prati- ques qu'il considérait comme men- songères. Mais pour cela il aurait fallu bien des choses : soutenir une lutte incessante contre tous ses pa- rents et amis, sacrifier sa situa- tion, abandonner le service et renon- cer au rôle utile pour l'humanité qu'il croyait remplir de par l'exer- cice consciencieux de ses fonctions. Et pour faire tout cela, il fallait être absolument sûr de son fait. A vrai dire, sûr, il l'était, comme peut être sûr de l'infaillibité du bon sens tout homme moderne, pour peu qu'il ait de l'instruction, qu'il ait appris l'his- toire et qu'il connaisse l'origine de la religion en général et, en particu- lier, l'origine et la décadence de l'Eglise chrétienne. Il pouvait donc être sûr de ne pas se tromper en répudiant la doctrine de l'Eglise. Mais, sous la pression des nécessités de la vie, il avait — lui, l'homme épris de vérité — admis un tout petit mensonge : il s'était dit que, pour af- firmer l'absurdité d'une chose absur- de, il faut avoir préalablement étu- dié cette chose. Ce petit accroc à la vérité le conduisit au grand menson- ge, dans lequel il était maintenant enlizé jusqu'au cou.
Le fait, pour lui, de se poser la question de la justesse de la religion dans laquelle il avait été élevé, dent la pratique était exigée dans scn entourage, et qu'il devait néces- sairement reconnaître pour pouvoir continuer son rôle d'utilité à l'hu- manité, c'était y répondre à l'avance.
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Aussi, pour élucider cette qucstiuu, religieuses de Viuet, de Khomiakof, il n'eut recours ui à Voltaire, ni à et, naturellement, il y découvrit ce
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it chranlrv sa rn>irirtion .
Schopenhauer, ni à Spencer, ni à dont il avait besoin, c est-a-dire un Comte, mais aux dissertations phi- semblant d'acquit de conscience et losophiques de Hegel et aux œuvres de justification de la doctrine reli-
RESURRECTION
gieuse dans laquelle il avait été éle- vé, mais que sa raison avait déjà de- puis longtemps répudiée. Alors il re- courut aux sophismes habituels, qui ccusistent à se dire qu'il n'est pas donné à une intelligence indivi- duelle de discerner, à ello seule, la vérité; que la vérité n'est révélée qu'à une collectivité ; que le seul moyen de connaître la vérité, c'est la révélation ; que c'est l'église qui est la gardienne de la révélation, etc. Dès lors il pouvait déjà, tran- quillement et sans avoir à se repro- cher le moindre mensonge, se livrer à toutes les pratiques extérieures de la religion et continuer sa carrière de fonctionnaire qui lui donnait l'illu- 'sicn d'être utile et le consolait des amertumes de sa vie domestique.
Ainsi il croyait avoir la foi, tan- dis que tout son être protestait que cette soi-disant foi « n'était pas du tout cela ». Pour ces causes, son regard était toujours empreint de tristesse. Pour ces causes aussi, en présence de Neklioudoft — vieil ami de l'époque où tous ces mensonges ne s'étaient pas encore enracinés en lui — il s'était rappelé sa pureté mo- rale d'antan, avait senti tout ce que ses idées nouvelles avaient d'artifi- ciel. Neklioudoff l'avait senti égale- ment. Et pour ces causes enfin, après s'être promis réciproquement de se revoir, aucun d'entre eux ne recher- cha ce rendez-vous.
VI
Sorti du Sénat, Neklioudoff prit cciigé de son avocat et se fit con- duire chez lui.
Neklioudoff souffrait, parce que le rejet du pourvoi par le Sénat sanc- tionnait le stupide martyre de la Maslova, et que, du fait de ce rejet, sa détermination de lier son sort à celui de la malheureuse jeune femme devenait encore bien plus pénible.
Après les impressions des derniers jours de son séjour dans la capitale.
Neklioudoff était dans un état d'a- battement complet. Los jjlans qu'il avait dressés à Moscou lui apparais- saient comme des rêves de jeunesse peu pratiques. Il se coucha, mais fut long à s'endormir. Tout en pensant à la Maslova, au rejet du pourvoi et à sa détermination de la suivre quand même, à l'abandon de ses droits à la terre, il se demandait:
« Ferais- je bien d'aller en Sibérie? Ferais- je bien do me priver de ma fortune?
A ces questions précises, il ne trouvait que des réponses vagues. Par cette claire nuit pétersbour- gecise qui filtrait à travers les ri- deaux mal tirés, tout s'embrouillait dans sa tête. Il eut beau évoquer ses anciennes idées sur ce sujet, elles n'avaient plus leur ancienne force de persuasion.
Il en vint à se dire: « Et si je me mens à moi-même, et SI je n'ai pas la force de vivre selon mes projets, j'aurai à me repentir d'avoir bien agi. »
Ces doutes le plongeaient dans une angoisse atroce. Il s'endormit de ce lourd sommeil qu'il connut jadis après des nuits passées au cercle.
Le premier sentiment de Nekliou- dcff en se réveillant le lendemain matin fut d'avoir commis, la veille, quelque malpropreté. Il rassembla ses souvenirs : à vrai dire, il n'y avait pas eu de malpropreté réelle, puis- qu'il n'y avait pas d'acte commis ; mais il avait eu des pensées mau- vaises. Il avait pu se dire que tous ses projets actuels — le mariage avec Katioucha et l'abandon de ses terres au jDrofit des paysans — n'étaient que des rêves irréalisables ; que tout cela serait au-dessus de ses forces, que tout cela était artificiel et faux et qu'il devait continuer à vivre comme devant. En effet, il n'y avait pas de mauvaise action, mais il y avait quelque chose de pire : des idées mauvaises qui conduisent à des mauvaises actions.
Un acte mauvais peut ne pas être répété et être racheté par le repen- tir, tandis que les idées mauvaises engendrent toutes les mauvaises ac- tions.
Neklioudoff s'étonnait maintenant
REtiURRECTWy
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que, la veille, des idées semblables eussent pu prendre naissance en son cerveau. Il comprenait que, désor- mais, le seul moyen pour se rendre la vie possible, c'était de persister dans ses nouvelles et difficiles inten- ticns, et que le retour à son ancien mcde d'existence, c'était la mort.
Neklicudoff devait partir le soir même, mais il avait promis à Ma- riette, une amie d'enfance qu'il avait retrouvée chez sa tante, la comtesse Catherine, de venir la trouver au théâtre. Il savait bien qu'il ferait mieux de n'y pas aller, mais prétex- tant la parole donnée, il y alla tout de ruême.
A son retour il se dirigea chez sa tante, la comtesse Catherine, par la perspective Newski; il remarqua une grande et belle fille en costume ta- pageur qui se promenait sur le trot- toir. L'attitude de cette personne disait assez qu'elle se rendait parfai- tement compte du pouvoir que sa beauté exerçait sur les hommes. Tous ceux qui la croisaient ou la dépas- saient lui jetaient un regard d'admi- ration. Neklioudoff qui la dépassa, la regarda malgré lui. La figure, sous le fard, était jolie et la jeune femme lui jeta un sourire et une œil- lade provocante. Chose étrange: ce sourire et cette œillade le firent pen- ser à Mariette, parce qu'ils lui firent éprouver le môme sentiment de con- voitise et de dégoût qu'il avait éprou- vé près d'elle au théâtre.
Neklioudoff pressa le pas, s'enga- gea sur le quai Maritime où il se mit à arpenter le trottoir.
« Celle-ci, se dit-il, m'a accueilli avec le même sourire engageant que celle-là. La seule différence est que l'une me dit en toute simplicité et en toute droiture : « Si tu as besoin de moi, je suis à ta disposition. Sinon, passe ton chemin. » Tandis que l'autre se donne l'air de n'y pas penser et fait étalage de sentiments nobles et élevés. Mais chez les deux le fond est le môme. L'une, du moins, a le mérite de la franchise, tandis que l'autre ment effrontément. Mieux que cela : l'une a l'excuse de Ja misère, tandis que l'autre ne le fait que pour s'amuser de cette terrible passion qui est tout à la fois dégra-
dante et sublime. Cette fille publi- que, c'est de l'eau offerte à ceux dont la soif est plus forte que le dégoût. Mais celle que je viens de quitter au théâtre, c'est un venin subtil qui em- poisonne tout ce qu'il touche. »
Neklioudoff se rappela sa liaison avec la femme de son ami, le maré- chal, et des souvenirs honteux l'as- saillirent.
« La bête humaine, se dit-il, en con-
l, a jeune femme le gratifia d'un sourire .. .
tiuuant ses réflexions est ignoble. Quand elle est dans un état de fran- chise, tu la vois et la méprises ! Que tu aies succombé ou non, tu restes ce que tu étais. Mais lorsque cette même bête se dissimule sous des dehors de fausse esthétique et de poésie et qu'elle exige que l'on s'in- cline devant elle, alors elle t'absorbe tcut entier, et, adorant la bête, tu ne distingues plus le bien du mal. Alors, c'est affreux. »
Tout devenait clair. Il était évi- dent que tout ce que le monde con-
JiKSURHECTJoy
sidère comme important et beau, n'est qu'insignifiant et laid, et que tout son clinquant, tout son luxe mas- quent de vieux crimes passés à l'état d'habitude, qui non seulement restent impunis, mais encore sont exaltés et uicrifiés.
VII
Dès son retour à Moscou, Nekliou- dcff se fit conduire à l'infirmerie de la prison pour mettre la Maslova au courant de l'arrêt du Sénat et pour l'engager à faire ses préparatifs en vue de sa prochaine déportation en Sibérie. Il fondait peu d'espoir sur le recours en grâce qu'il allait faire signer à la condamnée. Et, chose bizarre, il n'en désirait plus la réus- site. Il s'était fait à l'idée du voyage en Sibérie, de son existence au milieu des déportés et des forçats, et main- tenant il pouvait difficilement se fi- gurer comment il aurait arrangé sa vie et celle de la Maslova si on l'avait acquittée. Il se rappelait les paroles de l'écrivain américain qui, du temps où l'esclavage existait en Amérique, disait que, dans un pays où l'esclavage est légitimé et 'pro- tégé, la prison est encore le seul en- droit qui convienne à un citoyen hon- nête. Telle était aussi la façon de penser du prince, surtout depuis son dernier séjour à Saint-Pétersbourg et après tout ce qu'il y avait appris.
« En effet, se dit-il, à l'heure ac- tuelle, en Russie, le seul endroit qui convienne à un homme honnête, c'est la détention. » Cette opinion prit dans son esprit une forme encore plus concrète, lorsqu'il s'engagea sous les voûtes de la prison.
Dans l'infirmerie, le portier l'ayant reconnu, lui fit part immédiatement du départ de la Maslova.
— Où est-elle, alors?
— Mais elle est retournée en pri- son
— Et pourquoi l'a-t-on renvoyée? Le portier eut un sourire dédai- gneux :
— Vous savez bien, mon prince.
ce qu'est cette femme. Elle avait fait des siennes avec l'aide-chirurgien, alors le médecin en chef l'a renvoyée.
Neklioudoff n'eût jamais cru que la Maslova lui tînt tant à cœur. La nouvelle de l'inconduite de sa pro- tégée le frappa d'une stupeur com- parable à celle que l'on éprouve à l'annonce d'un grand désastre. Ce fut pour lui une véritable douleur. Le premier sentiment qu'il éprouva, fut de honte. Tout d'abord, il se sentit ridicule avec ses idées sur le chan- gement soi-disant intervenu dans l'état d'âme de cette malheureuse.
« Alors, se dit-il, toutes ses paroles, son refus d'accepter mon sacrifice, ses reproches, ses larmes, tout cela n'était donc que ruses de femme dé- pravée pour mieux m'exploiter. Il lui semblait maintenant que, lors de sa dernière visite, il avait déjà remar- qué en elle les symptômes de cette incorrigibilité qui venait de se mani- fester.
Et, il se demandait anxieusement:
« Que dois- je faire maintenant ? Suis-je toujours lié vis-à-vis d'elle? Ou, au contraire, cet acte qu'elle a commis ne dégage-t-il pas ma res- ponsabilité? »
Mais dès qu'il se fut posé ces ques- tions, il comprit qu'en se considé- rani. comme délié et en l'abandon- nant, il se punirait lui-même, plutôt qu'elle. Et cette constatation l'ef- fraya.
« Non, se dit-il, ce qui est arrivé ne saurait modifier ma détermina- tien. Bien au contraire. Qu'elle agisse conformément à son état d'âme. Mais mcn affaire, à moi, c'est d'agir selon ma conscience. Or, ma conscience exige impérieusement le sacrifice de ma liberté pour le rachat de ma faute et ma détermination de l'épouser, ne fût-ce que fictivement, et de la sui- vre partout, demeure inébranlable. »
Il sortit de l'infirmerie et, d'un pas résolu, se dirigea vers la grande porte de la prison.
Là, il demanda au gardien de service de prévenir l'inspecteur qu'il désirait voir la Maslova. Le gardien, qui connaissait le prince, le condui- sit au bureau de la prison; une entre- vue lui fut accordée sur le vu de l'au- torisation du gouverneur.
RESURRECTION
9')
Dès que la Maslova entra dans le bureau, l'inspecteur leva la tête et, sans regarder ni la détenue ni le visiteur, prononça : « Vous pouvez causer! » et reprit la lecture de ses dossiers.
La Maslova avait repris son an-
lors de sa dernière visite, mais il ne put, comme il en avait l'intention, lui donner la main.
— Je vous apporte une mauvaise nouvelle, dit-il sans la regarder. Le Sénat a rejeté votre pourvoi.
— Je le savais d'avance, dit-elle
- Vous pnurr: ra>
')• dit l'inxpccleur
cicn costume: camisole blanche, jupe et fichu. Elle s'approcha d(.' Nekliou- doff et, voyant l'expression froide et courroucée de sa figure, elle rougit et baissa les yeux.
Le trouble de la jciune femme fut pour Neklioudoff la coufinnatiou des paroles du portier de l'infirmerie.
Il aurait voulu la traiter comme
d'une voix étrange comme si elle étouffait.
En d'autres circonstances, Nek- lioudoff lui aurait demandé pour- quoi elle parlait ainsi. Il se borna à la regarder attentivement. Les yeux de la jeune femme étaient pleins de larmes.
Mais ces larmes, loin de l'attendrir
96
1ŒSUIŒECTI0.\
ne firent que l'exciter davantage con- tre elle.
Malgré tout le dégoût que la Mas- lova lui inspirait maintenant, Nek- licudoff crut devoir lui exprimer ses regrets à l'occasion du rejet de son pourvoi.
— • Ne vous désespérez pas, lui dit- il. Votre recours en grâce peut être accueilli favorablement et j'espère que...
— Oh! ce n'est pas cela... dit-elle en levant sur lui un regard plaintif.
— Alors, quoi?
— Vous avez été à l'infirmerie et on vous a raconté sans doute sur moi des choses...
— Ça, c'est votre affaire, répondit Neklioudoff avec froideur et en fron- çant les sourcils.
Le sentiment douloureux de sa fierté blessée, sur le point de se cal- mer, venait le reprendi'e avec une nouvelle intensité dès qu'elle parla de l'infirmerie. Il pensa, en la regar- dant avec haine :
« Homme du monde, que toute jeune fille de la pjus haute société aurait été heureuse d'avoir pour mari, j'avais offert à cette femme de l'épouser, et elle n'a même pas eu la patience d'attendre et a fait des siennes avec l'aide-chirurgien. »
— Tenez, signez votre recours, dit-il.
Et tirant de sa poche une gnmde feuille de papier, il la posa sur la table.
— Où faut-il signer ? demandâ- t-elle, en s'essuyant les yeux.
Il lui indiqua l'endroit où elle de- vait signer. Pendant qu'elle traçait son nom, il observait son dos secoué par des sanglots étouffés. Alors, dans scn âme, deux sentiments contraires se livrèrent bataille : un mauvais, un ressentiment pour son orgueil blessé, et un bon, un mouvement de pitié envers cette malheureuse qui souf- frait; ce fut ce dernier sentiment qui eut le dessus. Il se rappela ses pro- pres fautes, ses propres vilenies sem- blables à celles qu'il reprochait à sa protégée, et en même temps qu'il conçut le sentiment de pitié pour elle, il sentit le poids de sa propre culpa- bilité.
Le recours signé, elle se leva et regarda son visiteur.
— Quoi qu'il en soit et quoi quil arrive, lui dit-il, rien ne saurait me faire revenir sur ma décision. Ce que je vous ai promis, je le ferai. Où que vous- soyez envoyée, je serai avec vous...
— Vous auriez tort, l'intcrrompit- elle, toute rassérénée.
— Pensez à ce qu'il vous faudra pour le voyage.
— Merci. Je n'aurai pas besoin de grand'chose.
Le directeur s'approcha, et Nek- lioudoff, sans attendre ses observa- tions, dit au revoir à la jeune femme et se retira le cœur plein d'un senti- ment qu'il n'avait pas encore éprou- vé, de douce joie, de calme et d'amour peur tout le monde. Ce qui le réjouis- sait et rélevait à des hauteurs en- core inespérées, ce fut la pensée que nuls actes commis par la Maslova ne sauraient modifier son amour pour elle. Qu'elle commette quelque faute, tant pis, lui, Neklioudoff, l'aimait ncn pas pour lui-même, mais pour elle et pour Dieu.
En réalité, cette fameuse infidélité qui avait fait renvoyer la Maslova de l'infirmerie et que Neklioudoff avait crue se réduisait à ceci :
Etant allée, sur Tordre de la sur- veillante, chercher du thé pectoral à la pharmacie qui se trouvait à l'au- tre bout du corridor et ayant trouvé seul l'aide-chirurgien, qui la pour- suivait depuis longtemps de ses assi- duités, la Maslova l'avait repoussé avec tant de force qu'il vint se co- gner contre un guéridon qu'il ren- versa avec les deux flacons qui étaient dessus. Le médecin en chef qui, à ce moment, passait dans le cor- ridor, ayant entendu le bruit et voyant la Maslova qui s'enfuyait, lui dit avec colère :
— Tu sais, ma fille, si tu te con- duis mal ici, j'aurai vite fait de te renvoyer.
Et, s'adressant à l'aide-chirurgien, il demanda avec sévérité :
— Qu'est-ce que cela signifie?
L'aide-chirurgien, souriant, com- mença à se justifier, mais le méde- cin, sans l'écouter, reprit sa tournée à travers les salles, et le même jour
RESURRECTION'
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faisait demander au directeur d'en- vcyer à la place de la Maslova une autre infirmière plus sage.
Ce renvoi de l'infirmerie, pour cause de conduite légère, était pour la jeune femme d'autant plus dou- loureux que, depuis sa rencontre avec Xekliouduff, le commerce des hommes qui, depuis longtemps déjà lui répugnait, lui était devenu abso- lument insupportable. Le fait que,
La Maslova l'avait repoussé avec tant de force...
la jugeant sur sa vie passée, chacun s'arrogeait le droit de l'offenser et s'étonnait de son refus, la faisait souffrir au point d'en pleurer.
En se rendant à l'appel de Nck- lioudoff, elle avait voulu se justi- fier devant lui de l'injuste accusa- tien dont elle était l'objet. Mais dès les premiers mots, elle comprit qu'il ne la croirait pas, (jue ses justifi- cations ne feraient (pie confirmer ses soupçons. Alors, des larmes bii mon- tèrent à la gorge et elle se tut. Elle s'imaginait toujours (pie, comme elle le lui avait dit lors de leur deuxiè- me entrevue, elle ne lui pardonnait pas et le haïssait. En réalité, il y avait déjà longtemps qu'elle s'étiiit
reprise à l'aimer, à tel point que, malgré elle, elle se conformait scru- puleusement à ses désirs: elle avait cessé de boire et de fumer, n'était plus coquette et avait accepté les fcnctions d'infirmière. Elle agissait ainsi parce qu'elle savait que cela lui ferait plaisir, à lui. Cependant, chaque fois tju'il parlait de son pro- jet de l'épouser, elle refusait d'ac- cepter ce sacrifice parce qu'elle sa- vait que ce mariage ferait le malheur du prince. Elle avait donc décidé fer- mement de ne pas accepter son sacri- fice et cependant elle était torturée par l'idée qu'il la méprisait peut- être, qu'il la croyait encore telle qu'elle avait été avant leur rencon- tre, et qu'il ne voyait pas le change- ment qui s'était opéré en elle. Ainsi, maintenant, l'idée qu'il pouvait la croire capable de s'être mal conduite à l'infirmerie, la faisait souffrir plus que la nouvelle du rejet de son pour- voi.
VIII
Comme la Maslova pouvait être comprise dans le premier convoi en partance, Neklioudoff commença ses préparatifs. Mais il avait tant d'af- faires qu'il se rendait compte qu'avec la meilleure volonté du monde il n'au- rait jamais assez de temps pour les mener toutes à bonne fin. Car ii n'était plus désœuvré comme autre- fois, lorsqu'il devait se creuser la tête pour trouver une occupation, et que l'intérêt ae ce qu'il trouvait à faire s'attachait toujours à sa pro- pre personne. Maintenant il s'occu- pait des autres et cela lui paxaiss;i' plein d'intérêt.
La première des affaires qui l'oc- cupaient était l'affaire de la Mas- lova. Elle consistait à s'occuper de son recours en grâce et à faire ses préparatifs de départ pour la Sibérie.
La seconde était l'organisa ti du de ses domaines. A Panov, il avait aban- donné sa terre aux paysans, à char- ge pour eux de verser une redevance annuelle pour leurs besoins collectifs.
.,8
RESURRECTION
J\rais pour rendre cet arrangement ^■alablc, il fallait rédiger et signer un contrat et un testament. A Kous- minskoï, l'ordre des choses était de- meuré provisoirement tel qu'il l'avait établi, c'est-à-dire qu'il devait tou- cher lui-même les loyers. Mais il lui restait encore à fixer les dates de paiement et la part qu'il devait pré- lever sur cet argent pour subvenir à ses propres besoins et celle qu'il de- vait abandonner a,u profit des paysans. Ne pouvant pas évaluer d'avance les dépenses qu'entraînerait le voyage en Sibérie, il n'osait pas se ijriver de ce revenu qu'il avait déjà réduit de moitié.
Il fut amené, par les relations qu'il avait avec les prisonniers lui deman- dant son assistance, à se livrer à une troisième affaire qui, ces der- niers temps, l'occupait plus que tou- tes les autres.'
Il s'agissait de résoudre la ques- tion relative à la définition, la rais du d'être, l'utilité et l'origine de cette bizarre institution que sont les tri- bunaux répressifs, qui peuplent les nombreuses prisons 'OÙ gémissent des milliers de ^àctimes.
De ses relations personnelles avec les détenus, des renseignements four- nis par son avocat, par l'aumônier et par le directeur et en compulsant les listes des détenus, Neklioudoff était arrivé à cette conclusion que, les détenus, ces soi-disant criminels, ])ouvaient se diviser en cinq caté- gories.
Dans la première, il classait les gens complètement innocents, les vic- times d'erreurs judiciaires.
La deuxième catégorie était cons- tituée par des personnes condamnées peur des actes commis dans des cir- constances exceptionnelles, telles que colère, jalousie, ivresse, etc., actes que, certainement, ceux qui les avaient jugés et condamnés auraient cbmmis eux-mêmes dans des circons- tances analogues.
La troisième catégorie était oom- posée d'individus punis pour avoir commis des actes qui, à leurs yeux, étaient très naturels et même loua- bles, mais qui, aux yeux des auteurs dos lois, étaient des crimes.
La. quatrième catégorie compre-
nait des gens ravalés au rang des cri- minels, uniquement parce que, mo- ralement, ils s'élevaient au-dessus du niveau moyen de la société. Tels (étaient les hérétiques, les Polonais et les Circassiens qui se révoltaient pour reconquérir leur indépendance ; tels étaient aussi les socialistes et les grévistes condamnés pour résistance aux pouvoirs publics.
Enfin, la cinquième catégorie était constituée par des malheureux moins coupables envers la société que celle- ci ne l'était envers eux. C'étaient des êtres abandonnés, abêtis par d'in- cessantes oppressions et tentations et qui, par les conditions mêmes de leur existence, sont systématique- ment acculés à la nécessité de com- mettre l'acte qualifié de crime. Tel était le cas d'un grand nombre de vcleurs et d'assassins. Tel était éga- lement le ' cas de ces individus dé- pravés et dégénérés par hérédité qui, d'après la nouvelle école, cons- tituent le type criminel par excel- lence et dont l'existence est consi- dérée comme le principal argument pour la nécessité des lois pénales et des répressions.
Pourquoi ces divers gens étaient - ils en prison, alors que d'autres indi- vidus exactement pareils étaient en liberté et jugeaient même les autres? C'était ce qui le préoccupait tant.
Tout d'abord, il avait espéré trou- ver une réponse à cette question dans les livres, et il acheta tous ceux qui traitaient le sujet. Ainsi, il fit l'acquisition des œuvres de Lom- broso et d'Harofalo, de Ferry, de Liszt, de Mauseley, de Tardes et les étudia attentivement.
Mais à mesure qu'il les lisait, son désenchajitement allait grandissant. Il lui arrivait ce qui arrive ordinai- rement aux gens qui s'adressent à la science, non pas pour y jouer un rôle, écrire, discuter, enseigner, mais peur y trouver des solutions nettes et primordiales. La science lui répon- dait à mille questions très compli- quées ayant trait à la loi pénale, ïnais restait muette devant celles qui l'intéressaient.
Il demandait pourtant une chose bien simple : Pourquoi et de quel droit des gens en enferment d'autres,
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les font souffrir, déportent, fouettent et tuent, alors qu'ils sont exacte^ ment semblables à ceux qu'ils tor- turent, fouettent et tuent 1 Et on lui répondait par des discussions sur des questions dans le genre de celles- ci : Le libre arbitre existe-t-il chez l'individu 1 Peut-on ou non recon- naître la criminalité de l'individu par la forme et les dimensions de son crâne ? Existe-t-il une amoralité innée? Quel est le rôle de l'hérédité dans la criminalité? Qu'est-ce que la moralité? Qu'est-ce que la folie? Qu'est-ce que la dégénérescence ? Qu'est-ce que le tempérament? Com- ment influent sur la criminalité le climat, la nourriture, l'ignorance, l'exemple, l'hypnotisme, les passions? Qu'est-ce que la société? Et cruels sent ses devoirs?
A sa question, les livres lui répon- daient par une foule d'autres ques- tions. 11 y trouvait, certes, des cho- ses très profondes et très intéressan- tes, mais point de réponse à sa prin- cipale demande : De quel droit les hommes se permettent-ils de châtier d'autres hommes? Non seulement il n'y trouvait pas de réponse, mais tous les raisonnements y contenus ten- daient à expliquer et à justifier la répression dont la nécessité était cdu- sidérée comme un axiome.
Neklioudoft s'expliquait cette ab- sence de réponse en se disant que, très probablement, il étudiait trop superficiellement. Il espérait donc trcuver une solution dans la suite. C'est pourquoi il n'osait pas encore croire à la justesse de certaine ré- pense radicale qui, depuis quelque temps, lui revenait avec une fré- quence toujours plus grande.
IX
Le dépai't du convoi dont faisait partie la Maslova était fixé au 5 juil- let. Le jour môme, Ncklioudoff de- vait se mettre en route pour la sui- vre. La veille, sa sœur, Nathalie Ea- gcjinski et son mari étaient arrivés à Moscou pour le voir avant son départ.
Nathalie Ragojinski était de dix ans l'aînée de son frère. Il avait été élevé, en partie, par ses soins. Petit garçon, elle l'avait beaucoup aimé : puis, quelque temps avant son ma- riage, elle s'était trouvée avec lui presque sur un pied d'égalité : elle, jeune fille de vingt-cinq ans, lui, gar- çon de quinze ans. Elle était alors amoureuse de l'ami du prince, le pe- tit Nicolenta Isteineff, mort depuis. Ils avaient tous deux beaucoup aimé
Il étudia attentivement. . .
le petit Nicolenta pour son extrême bonté et pour sa douceur.
Depuis, ils s'étaient débauchés l'un et l'autre: lui, par la vie militaire, elle, par son mariage avec un hcmme qu'elle avait aimé sensuelle- ment, mais qui non seulement ne s'intéressait à rien de ce qui était le plus sacré et le plus cher pour elle et pour son frère, mais qui ne com- prenait même pas ce que cela signi- fiait. Il attribuait toutes les aspira- tiens vers la perfection morale à l'ambition de poser devant le monde.
Pagojinski était vm homme sans gra.nd nom ni fortune, mais en re- vanche c'était un fonctionnaire fort habile et sachant louvoyer avec adresse entre les libéraux et les conservateurs dont il se réclamait alternativement selon les circons- tances. Mettant aussi à profit son art de plaire aux femmes, il s'était fait, dans la magistrature, une car- rière relativement brillante. A un âçfe
EESURRECTIOA
déjà assez mûr, il avait l'ait à l'étran- ger la connaissance des Nekliouduff; il s'était t'ait aimer de Nathalie qui, elle-même n'était déjà plus très jeune et l'avait épousée prciscjuc contre la volonté de la mère du prince qui con- sidérait ce mariage comme une mé- salliance.
y-^M.
'*<%am' _,^'
Le prince était sorti. . .
Neklioudoff, bien qu'il ne voulût pas se l'avouer et bien qu'il luttât centre ce sentiment, haïssait son beau-frère. 11 lui était antipathique peur la vulp:arité de ses sentiments, pour sa suffisance d'homme borné, et il lui eu voulait surtout de ce que sa sœur eût pu aimer si égoïstement, si passiormément et si sensuellement un personnage d'une moralité aussi insignifiante et qu'elle eût pu, pour
lui être apjréable, étouffer en elle to»is ses bons sentiments.
Xeklioudoff avait toujours souf- fert à l'idée que Nathalie était de- venue la femme de cet homme. Son - dégoût s'étendait même jus(pi"aux en- fants du ménage.
Les Kagojiuski vinrent seuls, sans avcir amené avec eux leurs deux enfants (un garçon et une fillette). Ils descendirent dans le meilleur hô- tel. Nathalie se fit conduire immé- diatement à l'ancien logis de sa mère. Mais n'y ayant pas rencontré son frère et ayant appris qu'il était allé loger dans mi hôtel meublé, elle s'y rendit séance tenante. Un garçon lui déclara que le prmce était sorti.
Nathalie laissa un mot et se fit reconduire à l'hôtel.
Deux des projets de son frère inté- ressaient Nathalie: son mariage pro- jeté avec Katioucha, dont elle avait entendu parler, et son intention de céder ses terres aux pa3^5ans.
Le mariage avec Katioucha, par certains côtés, plaisait à Nathalie. Elle admirait cette détermination, re- connaissait ses pensées et celles de scn frère du tem^js — du bon temps — où il« étaient encore jeunes. Mais en même temps elle était effra3'ée à l'idée que son frère épouserait une telle femme. Ce fut ce dernier senti- ment qui eut le dessus, et tout en se rendant compte que cela serait très difficile, elle décida de faire tout scn possible pour détourner son frère d'un semblable projet.
Quant à l'autr'e affaire, la cession des terres aux paysans, elle lui tenait moins à cœur, mais son mari en était indigné et exigeait qu'elle in- fluençât son frère pour le faire reve- nir sur sa décision. Kagojinski disait que c'était là le comble de la folie et de l'orgueil et cpTun tel acte, s'il était susceptible d'être expliqué, pcuvait l'être seulement par un dé- sir de se mettre un avant, de se faire admirer, de poser.
« Céder ses terres aux paysans à condition qu'ils se paient eux-mê- mes ? JNIais cela n'a pas de sens, di- sait-il. C'est un acte qui confine à la folie, » ajoutait-il. en roulant dans sa tête un vague projet de faire do- ter son beau-frère d'un conseil judi-
liESUIiUECTJO^
claire. Et il exigeait de sa femme qu'elle lui parlât sérieusement de cette étrange décision.
Eentré chez lui dans la soirée Nekliuudotï trouva sur son bureau le billet de sa .sœur et se rendit immé- diatement chez elle. Kagojiuski repo- sait dans une pièce à côté et Natha- lie le rec/ut seule. A l'entrée de son frère, elle alla au-devant de lui. Ils s'embrassèrent. Ce fut d'abord un échange de regards affectueux.
— J'ai été chez, toi, reprit-elle au bout d'un instant.
— Oui, je sais... J'ai quitté la maison. C'était trop grand et je m'y ennuyais terriblement. Je n'ai pas besoin de tout cela, alors tu peux y prendre tout ce que tu voudras, le mobilier et tout le reste.
— Je t'en suis très reconnaissante. Mais... \'oyons, Dimitri, je sais tout, dit Nathalie en le regardant avec résoluiion.
— Tant mieux.
— Peux-tu espérer la corriger après une telle vie?
— Ce n'est pas elle qui a besoin d'être conigée, c'est moi.
Nathalie poussa un soupir.
— 11 y a d'autres moyens que le mariage pour réparer ta faute.
— Je pense que c'est le meilleur. En outre, cela m'introduira dans un monde où je pourrai me rendre utile.
— Je ne pense pas (jue tu puisses être heureux avec elle.
— Il ne s'agit pas de mon bon- heur.
— Lien entendu. ]\Iais elle-même, si elle a du cœur, ne pourra pas être heureuse. Elle ne peut même pas désirer ce mariage.
^ — Aussi ne le désire-t-elle pas.
— Je comprends, mais la vie n'exi- ge qu'une chose, c'(ist que nous fas- sions notre devi)ir.
— Je ne comprends pas, dit-elle avec un soupir.
A ce moment entra dans la cham- bre Ragojinski. Comme toujours, por- tant la tête haute et la poitrine bom- bée, il s'aj)pr()cha avec un sourire.
— Bonjour, dit-il.
Ils se serrèrent la main et Kago- jinski se mit à table.
— Je ne gêne pas votre conversa- tien?
— Nullement. Je ne cache à per- sonne ce que je dis et ce que je fais.
Dès que Ncklioudoff eut vu cette figure antipathique et entendu ce ton protecteur et suffisant, sa dou- ceur avait disparu instantanément.
— Oui, nous parlions de son pro- jet, dit Nathalie.
— De quel projet?
— De mon projet d'aller en Sibé- rie avec le convoi de condamnés dent fait partie une femme envers qui je me considère comme coupa- ble.
— J'avais entendu dire qu'il s'agis- sait non seulement de l'accompagner, mais...
— ... aussi de l'épouser, si elle y consent.
— Tiens ! Mais, si cela ne vous est pas trop pénible, expliquez-moi, je vous prie, vos motifs. J'avoue ne pas les comprendre.
— Mes motifs ?... C'est que cette femme!... que son premier pas dans la voie de la débauche!... Nekliou- dofl s'en voulait de ne pas trouver l'expression juste. Bref, les motifs,, c'est que je suis le coupable et c'est elle qui est punie.
— kSi elle est punie, c'est que pro- bablement elle n'est pas innocente non plus.
— Je vous dis qu'elle est complè- tement innocente.
Et Neklioudoff, avec une inutile émotion, raconta l'affaire tout au long.
— Oui, dit Eagojinski. C'a été une négligence de la part du prési- dent, négligence aggravée par celle du jury. Mais, dans ces cas-là, il y a un recours possible devant le Sé- nat.
— Le Sénat a rejeté le pourvoi.
— S'il a rejeté le pourvoi, c'est donc qu'il n'y avait pas de motifs suffisants de cassation. Le Sénat ne peut entrer dans le fond de l'affaire. Si réellement erreur judiciaire il y a, il reste le recours en grâce.
— C'est fait, mais il n'y a aucune chance de succès. On denuindera des renseignements au ministère, lequel consultera le Sénat, Iccfuel réitérera sa décision et, comme toujours, l'in- nocente demeurera punie.
— Pardon. D'abord le ministère ne
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BESU ERECTION
s'adressera pas au Sénat. 11 récla- mera le dossier et s'il constate l'er- reur, il concluera dans ce sens. En- suite, les innocents ne sont jamais punis ou, du moins, ils ne le sont que très rarement. Ce sont les cou- pables qui sont punis, conclut Eago- jinski avec suffisance.
— Et moi j'ai acquis la conviction du contraire. J'ai constaté en effet que la plus grande moitié des gens condamnés par la justice sont com- plètement innocents.
— Comment cela?
— Il y a toujours eu et il y aura toujours des erreurs judiciaires. Une institution humaine ne saurait (être parfaite.
Et puis, il y en a d'autres (un grand nombre) qui doivent être éga- lement classés parmi les innocents, parce que, élevés dans un certain mi- lieu, ils ne considèrent pas comme répréhensibles les actes qualifiés cri- mes pour lesquels on les punit.
— Pardon. Là vous exagérez. Tout voleur sait pertinemment que le vol est une mauvaise action ; qu'il ne faut pas voler, et que le vol est im- mcral.
— Non, il ne le sait pas. On lui dit : « Tu ne voleras point. » Or, il voit et sait que les industriels lui volent son travail en le lésant dans son salaire. Il voit et sait que le gouvernement et tous ses fonction- naires ne cessent de le voler au moyen de la perception de l'impôt.
— Mais ce que vous dites là, c'est de l'anarchisme pur.
— J'ignore si c'est de l'anarchisme ou non, je dis ce qui est. Donc, je dis : Il sait que le gouvernement le vole. Il sait que nous, les proprié- taires fonciers, l'avons volé par le fait de lui avoir enlevé sa terre qui doit être le patrimoine de tous. Et ensuite, quand sur cette terre dérobée par nous il ramasse quelques bran- ches mortes pour se chauffer, nous le mettons en prison et voulons lui faire croire que c'est lui qui est le voleur, mais il sait que ce n'est pas lui le véritable voleur et qu'en agis- sant ainsi, il ne fait que reprendre ce qui lui est dû.
— Je ne vous comprends pas. ou plutôt si, je vous comprends, mais je
ne puis être de votre avis. Car, si au- jourd'hui vous procédez au partage égal de la terre, demain elle passera entre les mains des plus capables et des plus courageux au travail, con- clut Kagojinski, qui était convaincu que Neklioudoff était socialiste et que la théorie socialiste exige le par- tage égal de la terre.
— Mais personne ne songe à pro- céder au partage de la terre. La terre ne doit être la propriété de per&DUiie. Elle ne doit pas être l'objet d'une opé- ration commerciale quelconque, ven- te, achat ou prêt.
— Le droit de propriété est inlié- rent à la nature humaine. Sans droit de propriété, il n'y aura nul intérêt à cultiver la terre. Abolissez-le et nous retournons à l'état sauvage.
— Au contraire. Quand le droit de propriété sera aboli, on ne verra plus comme maintenant les terres laissées en friche, parce que leurs propriétaires ne savent pas les culti- ver eux-mêmes et ne veulent pas que les autres le fassent à leur place,
— Ecoutez, mon cher Dimitri, ce que vous dites là, c'est de la folie pure! Peut-on songer, à notre épo- que, à la suppression du droit de propriété sur la terre 1 Je sais : c'est vctre idée fixe. Mais permettez-moi de vous dire que vous feriez bien de réfléchir à cette question avant d'en arriver à la mettre en pratique.
— Vous parlez de mes affaires per- somielles !
— Oui. J'estime que, tous, nous occupons une certaine situation et que nous devons nous soumettre aux obligations que comporte cette situa- tion. Nous avons le devoir de défen- dre les conditions d'existence dans lesquelles nous avons été élevés, que nous avons héritées de nos aïeux et qu'à notre tour nous devons léguer à nos descendants.
— J'estime qu'il est de mon devoir...
— Permettez, l'interrompit Rago- jinski, je ne parle pas pour moi et pour mes enfants. L'avenir de mes enfants est assuré, moi-même je ga- gne suffisamment pour vivre et j'es- père que, de toutes façons, ils ne manqueront de rien. Je vous conseil- lerai de nouveau de réfléchir encore, de prendre en considération...
KESVRBECTION
— Quant à cela, soul'irez que j'ar- range mes affaires comme bon me semblera, dit Neklioudoff, devenu blê- me de colère ; mais sentant qu'il allait ne plus être maître de lui, il se tut.
— Et les enfants, comment vont- ils? demanda Neklioudoff à sa sœur.^ des qu'il se sentit un peu plus calme.
Nathalie lui raconta que les en-
Cette réflexion provoqua une ré- plique de la part de Neklioudoff. De nouveau une discussion s'éleva entre les beaux-frères.
— Alors, d'après vous, que devrait faire le tribunal auquel les duellistes auraient été déférés? demanda Nek- lioudoff.
— Ils devraient les condamner au
-Mais c'est de l'anarchisme pur. .
fants étaient restés avec leur grand'- mèrc paternelle. Ravie de voir la dis- cussion de son frère et de son mari terminée, et pour permettre à son mari de prendre part à la conversa^ %ion, elle parla de l'événement péters- bcurgeois, le duel tragique de deux officiers.
lUigojinski s'exprima sans nmé- nitc à l'adresse du régime qui ex- cluait le duel de la catégorie fies ac- tes qualifiés crimes.
ba^ne comme de vulgaires assassins.
— Et alors?
— Alors, ce serait justice.
— Comme si la justice était l'ol)- jectif des tribunaux?
— D'ajirès vouss quel serait donc leur but?
— La défense des intérêts de classe. Les tribunaux ne sont que des instruments administratifs servant à soutenir le régime actuel, qui est très avantageux pour notre classe.
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BESURRECTION
— C'est là un point de vue tout à fait nouveau, dit Ragojinski avec un doux sourire. D'iiabitude on leur attribue un tout autre but.
Les enfants étaient restés . . .
— Théoriquement, oui, mais non pratiquement, comme j'ai eu l'occa- sion de m'en convaincre. La justice n'a d'autre but que celui du maintien de la société dans sou état actuel. C'est pour(|Uoi elle poursuit et châtie avec une égale férocité ceux qui s'élè- vent au-dessus du niveau commun et qui voudraient l'élever avec eux, c'est-à-dire les soi-disant criminels politiques, et ceux qui sont au-des- scus, c'est-à-dire les soi-disant cri- minels.
— D'abord, je ne puis convenir que les criminels nommés politiques soient châtiés pour s'être élevés au- dessus du niveau moyen. La plupart du temps ce sont des déchets de la société, aussi dépravés, mais d'une autre manière (jue ces types crimi- nels dont vous parliez tout à l'heure.
— Et moi je connais des condam- nés qui sont bien supérieurs à leurs juges. Ainsi, les affiliés aux diverses sectes sont tous des gens d'une haute moralité, d'une grande fermeté...
— Ensuite, reprit Eagojinski sans
répondre à cette dernière interrup- ticn de Neklioudoff, je ne puis con- venir que la justice ait pour but le maintien de l'ordre de chcses exis- tant. Elle poursuit le double but de correction et d'élimination. Tour re- «•irer de la circulation des gens dépra- vés et féroces à tel point qu'ils me- nacent l'existence de la société.
— C'est justement là ce qu'on re- proche à la justice, qui ne fait rien de tout cela.
— Comment cela ? Je ne com- prends pas.
— Je veux dire qu'on réalité il n'existe que deux châtiments effi- caces: les punitions corporelles et la peine capitale ; mais par suite de l'adoucissement des mtcurs, ces anti- ques modes de répression tendent à disparaître.
— Voilà qui est nouveau et éton- nant dans votre bouche.
— Oui, il est raisonnable de faire souffrir un criminel pour qu'à l'ave- nir il ne recommence pas, de même qu'il est très raisonnable de couper la tête à un membre nuisible et dan- gereux pour la société. Ces deux modes de répression ont donc un sens logique. Mais, je vous le de- mande, à quoi sert de prendre un individu déjà dépravé par l'oisiveté et le mauvais exemple et de l'enfer- mer dans une prison pour 3' mener une vie d'oisiveté obligatoire en com- pagnie d'individus j)liis dépravés les uns que les autres? Et pour(|Uoi dé- porter à p;rands frais — à 500 rou- bles par personne — les criminels des provinces européennes jusqu'en Si- bérie?..,
— Cependant, les criminels redou- tent ces voyages aux frais de l'Etat, et, n'était la perspective de ces voya- ges et de ces prisons, nous ne serions peut-être pas assis traniiuillement en ce moment à cette table.
— Ces prisons ne sauraient assu- rer notre sécurité, parce que les mal- faiteurs n'y restent pas éternelle- ment, puisqu'un bout d'un certain temps on les relâche. Lien au con- traire, dans ces établissements, les pensionnaires arrivent au suprême degré du vice et de la dépravation. Donc, le danger devient plus grand.
— Vous voulez dire que le sys-
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tème pénitentiaire doit être perfec- tionné ?
— On ne peut le perfectionner. Des prisons perfectionnées coûte- rai eut plus que les frais causés par rinstriictiou publique et ajoute- raient encore aux charges déjà lour- des du peuple.
— Mais les défauts du système pé- nitentiaire ue sauraient être invo- qués contre le })rincipe même de la répression judiciaire.
— Ces défauts ne sauraient être corrigés, dit Is'eklioudofi en élevant la vuix.
— Alors? Il faut tuer les malfai- teurs? Ou, comme le proposait un homme d"Ét;it, leur crever les yeux? (demanda iîagojinslvi avec un air triompha te ur.
— En effet, le remède eût été cruel, mais efficace. Mais ce qui se fait actuelleineni est non moins cruel et, en plus, n'est pas efficace. C'est à tel point slupide qu'on ne saurait comprendre que dos gens intellec- tuellement sains puissent prendre part à cette chose inepte et cruelle qu'est la justice pénale.
— Vous oubliez (pie j'en fait pai'- tie, dit Hagojinski, vexé.
— C'est votre affaire! Mais je ne le comprends pas.
— il n'y a pas que ?ela que vous ne com[)renez pas, di Eao-ojinski d'une voix treml)lante de colère.
— J'ai vu un substitut faire des efforts pour obtenir la condamnation d'un malheureux petit garçon qui, à tout honjujo non dépravé, n'eût pu inspirer cjue de la commisération. Je sais comnjent un autre procureur a, par un interrogatoire habile, tenté de faire tomber sous le coup de la loi
Ï)énale le fait d'avoir lu l'Evangile. Ct, pour tout dire, toute l'activité des tril)unaux se réduit à des actes aussi stupicles et atroces.
— Je démissionnerais si je pensais ainsi, dit Kagojinski en se levant.
Neklioudof]' aperçut quelque clijse qui brillait d(îrrière les lunettes de son beau-frère. « Seraient-ce des lar- mez- ? » se demanda-t-il. En effet, c'étaient des larmes de dépit. Rago- jinski se mit à la fenêtre, prit son mouchoir et, en toussotant, se mit à essuyer ses lunettes, puis ses yeux.
Il regagna sa place sur le divan, alluma un cigare et ne dit plus mot. Neklioudoff eut honte d'avoir fait du chagrin à sa sœur et ù son mari, sur- tout parce quil dev:iiL pa tir le 1 n- demain et être séparé d'eux pour longtemps. Profcndément troublé, il prit congé d'eux et rentra chez lui.
« Il se peut fort bien, se dit-il, que tout ce que j'ai dit soit vrai. Du moins, il ne m'a opposé aucun ar<ji;u- ment sérieux. Mais ce n'est pas ainsi que j'aurai dû parler. J'ai (l.<nc changé bien peu, si j'ai pu me laisser ainsi entraîner par un moment de colère et offenser à tel point cette pauvre Nathalie. »
X
Le convoi dont faisait partie la Maslova devait s'emban|uer à la gare à trois heures. Aussi, pour a^ssister
Ça n'en finira donc jamais !
à sa sortie et pour l'accompagner jus- qu'au train, xs'eklioudoff avait-il Fin-
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RESURRECTION
tention d'arriver à la prison avant midi.
En rangeant ses affaires et ses pa- piers, il ouvrit son journal, y lut quel- ques passages et s'arrêta longuement sur ce qu'il y avait écrit avant son départ pour Saint-Pétersbourg.
« Katiuucha ne veut pas de mon sacrifice. Elle préfère se sacrifier elle- même. Je me réjouis du changement intérieur qui — • je le crois sans trop l'oser — s'opère en elle. Je n'ose pas y croire, mais il me semble qu'elle se relève. »
Immédiatement après il avait ajou- té :
« Je viens de traverser un moment pénible et réjouissant tout à la fois. J'avais appris qu'elle s'était mal con- duite à l'infirmerie. J'en ai été extrê- mement peiné. Je n'aurais jamais cru qu'une semblable nouvelle pût m'occasionner une 'telle douleur I Je lui ai parlé avec déc^oût et haine ! Mais tout d'un coup je me suis sou- venu de ce que j'étais moi-même au- trefois, et maintenant encore, hélas ! J'ai donc été coupable de lui jeter la pierre. Un dégoût pour moi-même m'a pris en même temiDs qu'un senti- ment de pitié, et cela m'a causé une grande joie. Ah! si l'on pouvait tou- jours à temps apercevoir la poutre dans son propre oeil, combien nous serions meilleurs ! »
Ce soir-là, il ajouta:
« J'ai été chez Nathalie et, juste- ment parce que j'étais très content de moi-même, je me suis montré mé- chant envers son mari et je l'ai quitté le cœur gros. Tant pis I A partir de demain je veux qu'une vie nouvelle commence pour moi. Adieu mes an- ciens penchants, et pour toujours! »
Le lendemain matin, le premier sentiment qu'eut Neklioudoff dès son réveil, ce fut le regret de ce qui s'était passé la veille entre lui et son beau-frère. « Je ne puis pourtant pas m'en aller ainsi, pensa-t-il. Il faut que je retourne près d'eux pour effa- cer cette mauvaise impression. » Mais ayant consulté sa montre, il vit qu'il n'en aurait plus le temps et qu'il lui fallait se hâter pour ne pas manquer la sortie du convoi. Il fit donc à la hâte ses derniers préparatifs, envoya à la gare le portier et Taras, le mari
de Fedotia, emprisonnée avec Katiou- cha qui devait l'accompagner avec ses bagages.
Le train des déportés partait deux heures avant celui des voyageurs, et Neklioudoff, n'ayant plus l'intentiju de revenir à l'hôtel, régla sa note.
Il faisait une chaleur caniculaire. L'air était lourd et sans la moindre brise. Peu de monde dans les rues, et les rares passants cherchaient l'om- bre projetée i:>ar les maisons.
Lorsque Neklioudoff arriva à la prison, le convoi n'était pas encore serti. Il comprenait 623 hommes et 64 femmes. Il avait fallu faire l'ap- pel nominal, leur faire passer la vi- site médicale, éliminer les malades et les faibles, et enfin les remettre aux convoyeurs.
La chaleur était accablante, et le chef du convoi, un grand, gros et rouge officier, qui fumait sans dis- continuer, commençait à s'impatien- ter.
— Ça n'en finira donc jamais! se lamentait-il. Je suis déjà à bout de forcée ! Y en a-t-il, de ces gredins !
— Approchez donc ! cria-t-il aux détenus non encore inscrits.
Les malheureux déportés étaient déjà là depuis trois heures en jAcin soleil, en attendant leur tour.
Tel était le travail auquel on se livrait à l'intérieur de la prison. A l'extérieur, près de la porte, se te- naient, comme d'habitude, un fac- tionnaire armé de son fusil, une ving- taine de camions pour le transjDort des bagages des déportés et des ma- lades. Dans un coin, un petit nom- bre de parents et d'amis des déte- nus attendaient leur sortie afin de les voir et, si possible, de leur par- ler et de leur remettre quoique ar- gent. Neklioudoff alla se mettre avec ces derniers.
Enfin, sur un commandement bref, la lourde porte s'ouvrit, le bruit des chaînes se fit entendre, et les soldats convoyeurs, en manteaux blancs, ar- més de fusils, apparurent et se ran- gèrent de façon à former une large haie devant la porte. Sur un nouveau commandement, les condamnés com- mencèrent à sortir deux par deux, les têtes rasées sous des bonnets, sac au
RESVRRECTIO}^
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dos, traînant leurs jambes alourdies par les chaînes et agitant une main libre, l'autre devant maintenir le sac. En tête marchaient les forçats hom- mes, uniformément vêtus de vareu- ses et pantalons gris, avec des car- reaux de drap jaune sur le dos. Tous — jeunes,
vieux, maigres,
gras, pâles, rou- " _
ges, noirs, mousta-
exilés, habillés et rasés de même, mais sans chaînes aux pieds ; les mains seules étant entravées par des menottes. E n - suite venaient les déportés par décision des
chus et barbus, palabres, — sortaient dans un cliquetis de chaînes et agi- taient leurs mains, puis, après avoir fait une dizaine de pas, s'arrêtaient et, docilement, se plaçaient par rangs de quatre. Après les forçats, vinrent les
— Munsicuv, il est défendu d'approcher du convoi.
communes; puis des femmes suivaient dans le même ordre: d'abord les con- damnées au bagne, en camisole et fi- chus gris, ensuite les déportées et celles qui accompagnaient volontaire- ment leurs maris, en costume de ville.
lŒSURRECTION
Quelques-unes parmi les femmes por- taieuL leurs eufauts dans les plis de leurs camisoles.
D'autres étaient accompagnées do leurs eni'auts qui marchaient auprès d'elles. Les hommes se rangeaient en silence, tandis que les femmes ca- quetaient sans discontinuer. Nek- lioudofi crut reconnaître la JMaslova au moment où le flot des femmes débouchait de la porte; mais il ne tarda pus à. la perdre de vue dans la foule.
Dehors, les convoyeurs recommen- cèrent le décompte des prisonniers. Cette vérification prit un temps assez Icng, parce cjue certains condamnés changeaient de place, ce qui em- brruillait les convoyeurs. Ceux-ci in- juriaient et poussaient les détenus qui obéissaient docilement, mais avec un regard haineux, puis ils recommen- çaient le décompte. La vérification faite, l'officier donna un ordre bref, à la suite duquel un grand remue- ménage se produisit dans la foule. Les hommes faibles, les femmes et les enfants se dirigèrent vers les voi- tures, se uiirent à y ranger les sacs, puis s"y installèrent eux-mêmes.
l'iusieurs condamnés, le bonnet à la main, s'approchèrent de l'officier pour le prier de les autoriser à mon- ter en voiture. Ils furent tous écon- duits, avec des injures et menaces de coups, sauf un vieillard presque impotent qui obtint la permission demandée.
L'officier chef du convoi donna l'or- dre de se mettre en route. En tête marchèrent les soldats, ensuite, par rangs de ([uatre, les forçats, les exi- lés et déportés enchaînés par la main, deux à deux, puis les femmes. En queue, les voitures avec les bagages et les faibles, parmi lesquels on re- marquait une femme enveloppée dans un grand fichu, qui ne cessait de san- gloter.
La procession se dér:)ulait sur une telle longueur que, lors([ue les pre- ]ûiers étaient déjà perdus de vue, les voitures venaient à pinne de s'ébran- ler. J^orscju'elles démarrèrent, Nek- lioudoff monta dans le fiacre qui l'at- tendait et ordonna au cocher de dé- passer le convoi pour tâcher de voir L : parmi les femmes la Maslova. et lui
demander si elle avait reçu les objets qu'il lui avait envoyés.
Arrivé à la hauteur des femmes, il ne tarda pas à apercevoir celle qu'il cherchait. Elle portait le sac derrière le dos et re^i^ardait droit devant elle. Les trois voisines étaient: la Klioro- chavka, une petite brune, très laide, une femme enceinte ([ui traînait à peine ses jambes, et en. in une jeune femme gentille, à la démarche ferme. C'était la Fédatia.
Neklioudoff descendit de voiture et s'approcha avec Tintention de de- mander à la Maslova comment elle se portait. Mais un sous-ofiicicr con- voyeur l'aperçut aussitôt et accourut.
— Monsieur, cria-t-il. il est défen- du d'approcher du convoi l
Ayant reconnu Neklioudoff (car dans la prison tout le monde connais- sait le prince), le sous-officier le sa- lua militairement et dit avec défé- rence:
— C'est défendu pendant le trajet. A la gare vous pourrez converser avec la prisonnière !
Le prince remonta sur le trottoir et, ayant donné l'ordre au cocher de le suivre, il se mit à marcher près du convoi.
Partout, sur la route, les passants regardaient ce défilé avec une atten- tion mêlée de commisération et dlior- reur. Certains s'approchaient et re- mettaient quelque aumône entre les mains des convoyeurs. D'autres sui- vaient, comme hypnotisés, le convoi, puis s'arrêtaient, et, longtemps en- core, le suivaient du regard en ho- chant la tête.
La. chaleur était devenue plus in- tense et plusieurs condamnés mouru- rent pendant le trajet de la prison à la gare.
La brusque sortie eu plein soleil, par une chaleur suffocante et en foule comi)acte, ne pouvait éviter l'in- solation de gens qui étaient restés sans mouvements, sans lumière so- laire pendant plusieurs mois.
Lorsque Neklioudoff arriva à la gare, les condamnés étaient déjà ins- tallés dans des wagons aux fenêtres grillagées.
Le convoi comprenait dix-huit \va- gcns, et tous, sauf la voiture du chef, regorgeaient de déportés.
BESUBRECTJON
loq
Après avoir longé tous les wagous des hommes, Xeklioudoff s'approcha des vcitures des femmes. De la deuxième de ces voitures parve- naient jusqu'à lui des cris de dou- leur poussés par une femme en cou- ches.
Il alla plus loin et s'approcha de la fenêtre du troisième wagon. Dès qu'il eut mi.s la tète à la fenêtre, une bcuffée d'air brûlant, saturé d'une fcrte odeur de sueurs humaines, lui balaya la figure, et des voix aiguës de femme se firent entendre nette- ment. tSur tous les bancs étaient installées des femmes aux visages cranjoisis, suant abondamment. La figure de Neklioudoff, qui s'était ap- proché du grillage, attira leur atten- tion. Les plus proches se turent et se penchèrent vers lui. La ûlaslova, en camisole et sans fichu, était ins- tallée près de la fenêtre opposée. Plus près du prince était assise la blanche et souriante Fedotia.
Ayant aperçu Neklioudoff, elle poussa la Maslova du coude et lui dési*;'na la fenêtre où il se tenait.
La Maslova se leva précipitam- ment, jeta sur ses cheveux noirs son fichu et, le visage animé, rouge, trempé de sueur, mais souriant, elle s'avança à la fenêtre et empoigna le grillage.
— Avez-vous reçu mon envoi?
— Oui, merci.
— Avez-vous besoin de quelque chose?
— Non, je n'ai besoin de rien. Merci.
— Si on pouvait trouver à boire? dit Fedotia.
— Oui, en effet, à boire, répéta la Maslova.
— Est-ce (jue vous n'avez pas d'eau ?
■ — On en avait mis, mais il n'en reste plus. Tout est bu.
— Je vais m'en occuper. J'en par- lerai au convoyeur. Et maintenant nou.s ne nous reverrons plus avant Nijni.
— Est-ce que vous partez aussi? demanda la Maslova, comme si elle l'ignorait, et en enveloppant Nek- lioudoff d'un regard joyeux.
— Je jirends le train suivant.
La Maslova ne dit rien, puis, au
bout de quelques instants, elle pous- sa un profond soupir.
— Monsieur, il est défendu de par- ler aux condamnés, observa un sous- officier qui passait.
Neklioudoff dut s'éloigner.
A ce moment vint à passer le con- ducteur, un sifflet à la main. Le train s'ébranla au milieu des larmes versées par le public rassemblé sur le quai et par les femmes qui partaient. Neklioudoff, qui se tenait à côté de Taras, vit défiler devant lui les voi- tures aux fenêtres grillagées lais- sant vcir les têtes rasées des hom- mes; puis ce fut la première voiture de femmes, par la fenêtre de laquelle se voyaient des têtes en cheveux et en fichus ; puis la deuxième, d'où parvenaient toujours les mêmes plaintes de la mallnîureuse qui alhiit accoucher, et ensuite celle où se trouvait la Maslova. Avec les autres elle se tenait près de la fenêtre et regardait Neklioudoff avec un sou- rire mélancolique.
XI
Neklioudoff avait encore deux heures avant le départ de son tniin. Il avait songé tout d'abord à pro- fiter de ce temps pour aller voir sa sœur, mais maintenant, après les émotions de cette journée, il se sen- tait à tel point brisé que, s'étant assis sur une ban(]uette de la salle d'attente des preiuières, il fut pris d'une somnolence irrésistible et ne tarda pas à s'emlormir.
Il fut réveillé par un laquais en habit avec insigne.
— Monsieur, Monsieur, ne scriez- vcus pas le prince Neklioudoff? Il y a une dame qui vous cherche.
Neklioudoff sursauta, se frotta les yeux, se rappela où il était et tout ce qui s'était passé ce jour- là.
Il avait le souvenir douloureux de ces scènes mémorables : le cortège des déportés, les voitures aux fenêtres à p;rillages, les femmes qui s'y trou- vaient enfermées, et surtout de celle
BESUh'RECriON
qui se tordait sans soins dans les dou- leurs de l'enfantement, puis d'une au- tre qui lui souriait uK'lancoliquement derrière un g^rillage de fer.
La réalité lui offrait maintenant un tout autre spectacle: une grande table garnie de bouteilles, de vases, de candélabres et de couverts ; d'ha- biles laquais qui tournoyaient affai- rés autour de ces tables. Dans le fond de la salle, devant une grande vitrine, derrière des vases pleins de fruits et des bouteilles de différentes couleurs et dimensions, il apercevait le tenan- cier du buffet et le dos des consom- mateurs.
Neklioudoff aperçut Nathalie Ea- gojinski, sa sœur, dans un coin du buffet.
— Enfin, je te retrouve, dit-elle.
— Que je suis content de te voir, dit-il.
— Il y a longtemps que je suis là, avec Agrafena. Nous t'avons cherché partout.
— Je m'étais endormi là, et je suis bien content que tu m'aies trouvé, répéta-t-il. J'avais commencé à t'é- crire une lettre.
— ■ Pas possible ! Et qu'allais-tu m'écrire ?
— • Hier, dit Neklioudoff, en m'en allant de chez vous, j'avais envie de l'evenir pour vous exprimer mes regrets, mais je ne savais pas com- ment ton mari prendrait la chose. Je l'ai un peu bousculé et cela me peinait.
— Je le savais, dit-elle. J'étais cer- taine que tu n'avais pas voulu l'of- fenser... tu sais bien...
Des larmes lui montèrent aux yeux et elle toucha la main de son frère. La phrase manquait de clarté, mais il la comprit et en fut touché. Te ut en aimant tendrement son ma- ri, elle tenait aussi à l'amour frater- nel et la moindre brouille entre lui et son mari la faisait cruellement souffrir.
— Merci, merci, dit-il.
Et, se rappelant tout à coup les souffrances dont il avait été le spec- tateur, il ajouta:
— Ah ! j'ai vu aujourd'hui des choses atroces: cinq détenus qui ont été assassinés.
— Comment assassinés?
— Assassinés, ce n'est pas exa- géré. On les avait fait sortir par cette chaleur. Et cinq d'entre eux sont morts, frappés d'insolation.
— Ce n'est pas possible 1 Com- ment ! Et cela s'est passé aujour- d'hui? Tantôt?
— Oui, je viens de voir leurs ca- davres.
— Es-tu toujours décidé à partir?
— Je pars, jiarce qu'il le faut, dit Neklioudoff sèchement. J'ai proposé à Katioucha de l'épouser, mais elle refuse froidement. Elle ne veut pas de mon sacrifice et, dans ma situa- tion, en me repoussant, elle en fait un immense, que je ne saurais accep- ter. Alors, je pars, je la suis, je serai partout où elle sera, et, dans la me- sure de mes forces, je m'appliquerai à lui venir en aide, à lui adoucir son sort.
Neklioudoff reprit après quelques instants de silence.
— Dans mon domaine de Kousmins- koï, je n'ai pas encore cédé la terre aux paysans, alors, lorsque je serai mort, tes enfants hériteront.
— Dimitri, je t'en prie, ne parle pas de cela, protesta Nathalie.
— Et si je la cède aussi, je puis t'affirmer que tout le reste de ma fortune sera pour eux, car il est fort probable que je ne me marierai pas et que si je me marie, je n'aurai pas d'enfants... Ainsi...
— Dimitri, je t'en prie, ne dis pas cela, se récria Nathalie.
Mais Neklioudoff voyait qu'elle avait accueilli ces paroles avec plai- sir.
Neklioudoff entra dans le wagon surchauffé par le soleil et ressortit aussitôt sur la plate-forme.
Nathalie se tenait devant le wagon et cherchait vainement un sujet de conversation. Elle n'osait même pas lui demander d'écrire, car, depuis longtemps, elle et son frère considé- raient comme ridicule pareille invi- tation faite aux partants. Les quel- ques mots qui venaient d'être pronon- cés au sujet des intérêts pécuniaires et du futur héritage, avaient détruit l'entente tendrement fraternelle qui s'était établie entre eux. Ils se sen- taient maintenant étrangers l'un à l'autre, à tel point que Nathalie
BESURBECTIOA
ut
éprouva un certaiu soulagemeut lors- que le train s'ébranla et qu'elle put, avec un signe amical et une mine attristée et affable, se borner à lui dire: « Allons, au revoir, Dimitri! »
XII
A l'intérieur du wagon, la chaleur était tellement suffocante que ISTek- lioudoff préféra rester sur la plate- ferme. Mais là aussi, il lui semblait manquer d'air, et il ne respira à pleins poumons, que lorsque le train fut sorti de l'étau des immeubles de la grande ville et se trouva en rase campagne à l'air libre.
« Oui, on les a assassinés, » se ré- pétait-il. Et dans son imagination, il revoyait les cadavres des cinq forçats qu'on avait laissé mourir.
« Et tout cela, se disait Nekliou- dcff, est aiTivé parce que gouver- neurs, directeurs, brigadiers, agents se figurent qu'il existe des situations où on ne se croit pas obligé de trai- ter humainement une créature hu- maine. Il est certain que tous ces gens, s'ils n'étaient gouverneurs, di- recteurs, officiers, auraient réfléchi vingt fois avant de conduire des gens ])nr une telle clialeur et en foule si ccmpacte; vingt fois ils se seraient .-irrêtés et, voyant un homme faiblir, étouffer, l'auraient sorti de la foule, conduit à l'ombre, laissé se reposer, rafraîchir, et enfin, si le malheureux était mort, auraient montré de la commisération. Mais ils ne l'ont pas fait, ils ont môme empêché les autres de le faire, uniquement parce qu'ils voyaient devant eux non pas des gens, mais le service et ses consé- ([uences qu'ils mettaient au-dessus des obligations d'humanité. Tout est là. »
« Du moment où l'on va jusqu'à admettre qu'il existe des cas où les sentiments liumanitaires ne sont pas de mise, il n'est nul crime qui ne puisse être commis avec une
parfaite tranquillité de conscience. » « Tous les fonctionnaires qui, la plupart du temps, sont au fond des hommes doux et bons, sont devenus méchants à cause de leurs fonc- tions. »
« Cela provient de ce qu'ils recon- naissent comme loi ce qui n'en est pas une et ne reconnaissent j^as com- me telle, la loi éternelle, invariable et inviolable, que Dieu lui-même a gravée dans le cœur des humains. Voilà pourquoi leur contact m'est si pénible. Ils sont terribles, plus ter- ribles que les brigands. Ils sont cui- rassés contre tout sentiment de com- misération... On peut traiter sans amcur des choses inanimées : on peut abattre des arbres, faire des bri- ques, forger le fer. Mais on ne sau- rait traiter des humains sans amour, pas plus qu'on ne saurait traiter des abeilles sans prudence. Et il ne sau- rait en être autrement, car l'amour réciproque entre gens est la loi fon- damentale de la vie humaine. Il est vrai que l'homme ne peut se faire aimer par contrainte, comme il peut se forcer à travailler, mais de là il ne s'ensuit pas que l'on puisse traiter des gens sans amour, surtout lors- qu'on a à exiger quelque chose d'eux. « Si tu n'éprouves pas d'amour pour » les gens, reste chez toi, occupe-toi » de ta propre personne, de choses » inanimées, de tout ce que tu vou- » dras, mais pas de tes semblables. »
Et s'adressant à lui-même, il con- tinua :
« Dès que tu te permets de traiter les gens sans amour, comme tu l'as fait hier à l'égard de ton beau-fi-ère, tu ne connaîtras plus de limite à la cruauté et à l'atrocité envers tes sem- blables, comme tu en as eu des exem- ples aujourd'hui, et il n'y aura plus de limites à ta propre souffrance. Oui, oui, c'est cela, c'est bien cela ! » conclut Neklioudoff en éprouvant une double jouissance: une sensation de fraîcheur après une chaleur acca- blante et le sentiment d'avoir atteint le suprême degré de clarté dans une question qui le préoccupait depuis longtemps...
TROISIÈME PARTIE
Le convoi des condamnés dans lequel se trouvait la Ma.siova avait parcouru plus de cimj miJle verstes. Jus(|u'à Term, la Masluva avait voyagé tantôt en chemin de fer, tantôt en bateau à vapeur avec des détenr de droit commun; dans cette ville seulement, Neklioudofi' obtint qu'elle fût mise dans la section des condamnées politi(|ues.
Le voyage jusi|u'à Penu fut très pénible pour la Maslova tant au point de vue physique qu'au point de vue moral : l'entassement de la feule dans les wagons, la saleté de ces derniers et la présence de hideux insectes qui la harcelaient sans cesse, étaient p.'^ur elle l'objet d'un martyre ccntinuel ; puis Timportunité et la brutalité des hommes, malgré leur renouvellement à chaque étape, ne lui avaient laissé aucun moment de repcs.
Entre les prisonniers et les pri- sonnières, les gardiens du convoi et môme les chefs de l'escorte, régnait une habitude de débauche tellement cynic^ue et dégradante que toute fem- me, et surtout une jeune femme, de- vait être continuellement sur ses gardes si elle ne voulait pas se rava- ler au ton de la corruptioa générale.
Le transfert de la ]\laslova dans la section des détenus politiques lui rendit quel([ue calme; ces derniers étaient mieux nourris que les crimi- nels de droit commun ; parmi eux aussi on était moins exposé aux bestiales grossièretés: dans ce nou- veau milieu, elle était à l'abri des convoitises des hommes et elle pou- vait vivre sans crainte qu'on lui re- mette en mémoire ce honteux passé qu'elle aurait voulu ensevelir dans les limbes de l'oubli.
Mais le principal avantage qu'elle retira de ce transfert, ce fut la con- naissance qu'elle fit de certaines per-
sonnes qui eurent sur elle une in- fluence salutaire et décisive.
Elle fut autorisée à voyager avec les condamnés politi([ues, mais elle devait faire li-s étapes à pied ainsi que les condamnés de droit commun; c'est de la sorte qu'elle était venue juscju'à Tomsk.
Avec elle i'lu>minaient aussi à pied deux condamnés politiques : l'une, ]\Iaria Pavloxna Chtétinine; l'autre, un homme du nom de Simouson, in- terné à Yakoutsk.
Maria Pavi.ivna allait à pied, caj* elle avait cédé sa place dans la voi- ture à une condamnée de droit com- mun qui était enceintiî; (piant à Si- monson, il considérait comme in- juste de profiter d'un privilège de classe.
Après la vie de débauche et d'oi- siveté qu'elh> avait menée pendant ces six dernières anné(;s, après les deux mois de prison passés en com- pagnie de criminels de toutes sortes, la Maslova trouvait son existence actuelle très agréable. Une nourri- ture solide et un jour de repos la réconfortaient et chassaient la fati- gue de deux journées de voyage, marquées par des étapes de vingt à trente verstts.
Elle se félicitait d'avoir des cama- rades tels (lue les Ciuidanmés poli- tiques et elle disait n'en avoir ja- mais rencontré de semblabh^s.
Elle comprenait ce i|ui faisait agir ses compagnons et elle les approu- vait.
Elle savait qu'ils s'étaient révol- tés pour le peuple, pour ce peuple qu'ils voulai''nt sauver, et parmi eux il en était (jui, haut placés, avaient sacrifié sans lu'sitation k-ur privi- lège, leur li' erté et leur vie... et elle les en adniiiait davantage.
Elle admiiait plus particulièrement Maria Pavi(i\na et une amitié nais- sante, enllnusiaste et respectueuse l'attirait veis elle.
BESUBBECTIO.X
Elle trouvait étrange qu'une telle jeune fille, jolie et riclie, ayant pour père un général, s'habillât comme une simple ouvrière, pauvrement mê- me, et distribuât autour d'elle Tar- ifent que lui envoyait son frère.
La Maslûva en était surprise et intriguée.
^laria Pavlovna s'aperçut de lïm- prcssion qu'elle produisait sur sa ca- marade de prison. Il lui était odieux de penser que les hommes pouvaient l'aimer et elle en redoutait l'attrait. Ses compagnons qui connaissaient ses sentiments et ses répugnances, avaient pour elle une profonde sym- pathie et la traitait en camarade.
Les autres l'obsédaient et elle ne résistait à leurs attaques que grâce à sa force physique dont elle était d'ailleurs très fière.
Elle expliquait à Katioucha qu'elle était devenue révolutionnaire à cause du dégoût qu'elle éprouvait, dès son enfance, pour les chefs et les jouis- sants, alors qu'elle leur préférait les gens simples, les jDauvres, ceux qui forment le peuple. Ses parents la grondaient toujours de la voir sans cesse dans les chambres des bonnes, à la cuisine, à l'écurie, et non pas au salon.
— ■ J'étais plus heureuse auprès dos cuisinières et des cochers qu'a- vec les messieurs et les dames, car ceux-ci m'ennuyaient. J'ai compris peu à peu que la vie était mal faite. Je n'avais plus ma mère, je n'aimais pas mon père. A dix-neuf ans, je suis partie avec une amie, et nous som- mes entrées dans une fabrique comme ouvrières.
Quand Maria Pavlovna quitta la fabrique, après un long séjour à la campagne, elle revint à la ville où on l'arrêta avec tout le personnel d'une imprimerie clandestine. Elle fut con- damnée au bagne.
Maria Pavlovna se tut.
Katioucha apprit par les autres, que Maria Pavlovna avait été con- damnée aux travaux forcés, volon- taire victime de son dévouement.
l^ans une porcjiiisiticu faite dans la plus complète obscurité, un des révolutionna ires tira un coup de feu. Elle se dénonça, prenant pour elle toute la responsabilité de cet acte.
Quand la Maslova entra dans la section des condamnés politiques, Maria Pavlovna éprouva tout d'abord pour elle une certaine répugnance. La Maslova s'en aperçut vite. Mais elle remarqua que Maria Pavlovna, oubliant cette antipathie première, était devenue pour elle aimable et dévouée, et cette bonté et ces préve- nances lui furent si sensibles qu'elle s'attacha à elle de toute son âme. l'imitant inconsciemment.
Elle était attirée vo-iS Maria Pavloœna. . .
Maria Pavlovna, touchée de ce sentiment, lui donna son amitié. Leur commune aversion pour l'a- mcur sexuel les lia plus étroitement.
L'une haïssait cet amour, car elle en avait souffert et subi les horreurs. L'autre, l'ignorant, le considérait comme un acte inexplicable, affreux et indii^no de la nature humaine.
Une autre influence s'exerçait aussi sur la Maslova, celle de Simonson qui en était amoureux.
Alors qu'il était collégien, Simon - .son signifia, à son x**-'^'*^? ^^^'^ eni.])l.)\ >'■ d'intendant, de restituer au peuple la fortune qu'il avait mal acquise. Scn père se fâcha. Il quitta la mai- son et ne voulut pas profiter de l'ar- gent volé.
Sachant que le mal de la vie pro- vient de l'ignorance du peuple, il al)an(loniia 1 rni\rr,^ifi' et se fil n')ni-
"4
RESURRECTION
mer professeur dans un village. Il prêcha librement à ses élèves, aux paysans, ce qu'il considérait juste et beau, blâmant ce qu'il jugeait injuste et faux. On l'arrêta.
Sa raison lui disait qu'on n'avait pas le droit de l'accuser. Il le dit bien haut. On le déporta dans le district d'Arkangelsk.
Il composa une doctrine religieuse dent il fit sa ligne de conduite.
Il prêchait contre la guerre, contre la peine de mort, contre le meurtre, ncn seulement le meurtre des hom- mes, mais aussi celui des animaux. Il avait ses idées personnelles, une théorie sjDéciale sui' le mariage et l'acte d'amour.
Il émettait que la i^rocréation n'est qu'une fonction basse de l'homme, et qu'elle l'empêche de songer aux êtres vivants c[ui ont besoin de lui.
Il comparait les hommes aux pha- gocytes du sang qui doivent soute- nir perpétuellement les parties ma- lades de l'organisme.
Il considérait Maria Pavlovna et lui-même comme les phagocytes de l'univers. Son amour pour Katiou- cha ne s'opposait pas à sa doctrine, car il l'aimait d'amour platonique, et il pensait que cet amour ne l'em- pêcherait i^oint d'être utile au peu- ple, et l'en aimait davantage.
La Maslova comprit très vite cet amour et, fière d'avoir pu se faire aimer d'un tel homme, elle l'en estima.
Elle savait que Neklioudoff lui avait offert de l'épouser par généro- sité simple et pour réparer le passé.
Simonson, au contraire, l'aimait peur elle-même.
Elle pensait que Simonson la con- sidérait comme une femme exception- nelle, ayant de nobles qualités mo- rales. Elle ignorait pourquoi il était attiré vers elle et s'efforça de lui paraître digne d'intérêt, aimante et cliaritable.
Il n'eurent point l'occasion de cau- ser souvent, mais lorsque Simonson parlait, les phrases qu'il disait signi- fiaient clairement son amour. La I^la-slova l'écoutait avec joie surtout pendant les longues étapes qu'ils fai- saient à pied et ce fut ainsi, côte à côte, que commença leur intimité.
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Depuis Kijni jusqu'à Perm, Nek- licudoff n'avait pu voir la Maslova que deux fois : à Nijni, dans le par- loir de la prison; à Term, également chez les prisonniers. Elle lui parut froide, et ce mutisme le surprit.
A ses questions sur sa santé, sur ses besoins matériels, sur ce qui pou- vait l'intéresser sur elle, elle lui ré- pondit sèchement. Il s'était aperçu depuis déjà, longtemps de ce sem- blant de haine dont elle ne pouvait se départir. Cette antipathie pour lui provenait de l'influence j)emicieuse que ses camai'ades exerçaient sur : elle, et Neklioudoff en fut affligé. Il craignait qu'elle ne se décourageât à nouveau et que, poussée par le dégoût d'elle-même, elle ne voulût oublier sa triste condition dans l'ivresse ou le tabac. Il ne pouvait la secourir, car il neut qu'une rare occasion de lui parler pendant le pre- mier voyage à Nijni-Novgorod.
Mais quand il la vit ensuite chez les condamnés politiques, il remar- qua chez elle un changement sensi- ble. Il la trouva telle qu'elle était avant son départ, et il en fut heu- reux. Quand elle l'aperçut, elle l'ac- cueillit, non avec mépris ou froideur, mais avec une joie sincère. Elle le remercia spontanément de sa bien- veillance pour elle, reconnaissante surtout d'être, grâce à lui, avec ses nouveaux camarades.
Après ses deux mois d'étapes, elle avait vieilli rapidement. Sa peau était flétrie ; autour de sa bouche et sur ses tempes, des rides se creusaient. Elle avait maigri. Et rien, dans la Maslova d'à présent, ne rappelait la femme jolie et coquette d'autre- fois.
Neklioudoff, la joie dans l'âme, aimait la Maslova d'une façon tout autre c[ue jadis. Ce sentiment n'était plus un désir charnel, une loassion égo'iste, ni une idée de mauvaise fierté à vouloir la conserver pour ra- cheter sa faute. Non, c'était de la pitié et de la tendresse qu'il éprou- vait pour elle maintenant, et cette affection qu'il s'efforçait d'avoir au-
EESURBECTIO.\
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trefois, était constante aujourd'liui.
Pendant le voyage, Neklioudoff ressentit dans le cœur un bonheur profond, une joie enthousiaste.
Grâce au transfert de la Maâlova dans la section des condamnés poli- tiques, il eut l'occasion de connaître la plupart des prisonniers politiques et, les connaissant, il les jugea dif- féremment.
Quand, en Russie, commença le mouvement révolutionnaire, Nekliou- doff éprouvait pour ceux qui en étaient les promoteurs, une grande aversion. Il lui répugnait de songer à leur cruauté, à leurs complots, à leur haine de l'autorité, à leurs atten- tats, et aussi à cet orgueil qui les dominait.
Mais lorsqu'il put approcher ces hommes et se rendre compte de la tyrannie exercée contre eux par les puissants, il comprit qu'ils étaient digues d'intérêt et il les admirait. Tout criminel ordinaire est châtié, et son châtiment paraissait juste, mais les révolutiormaires étaient pu- nis illégalement, sans même l'appa- rence d'une raison d'être. On les traite, au contraire, comme on fait du poisson à la pêche: lorsoj[u'on a tiré le filet, on jette sur la rive le poisson qu'on attrape; on conserve les gros sans se soucier du menu fre- tin, qui périt, sans eau, sur le sa- ble.
Ainsi, on arrête une multitude de gens. Parmi eux sont beaucoup d'in- nocents, qu'on enferme quand même, durant des années, dans les prisons. Ils deviennent phtisiques ou fous, d'autres se suicident. On les garde, car on n'a aucun motif pour les relâ- cher, et aussi parce qu'ils jDeuvent être utiles pour certains témoigna- ges. Le sort de ces innocents, au point de vue de la justice, dépend du ca- price, des loisirs, de l'humeur d'un officier de police, d'un procureur, d'un juge d'instruction, d'un gouver- neur ou d'un ministre. Tout dépend du bon vouloir ou du zèle d'un fonctionnaire, qui retient ces prison- niers des années entières ou les relâ- che tout de suite.
Sur la décision d'un gouverneur, ces détenus, pour de semblables dé- lits, étaient déportés au bout du
monde, ou gardés en cellule, ou relâ- chés pans raison si pai* hasard une dame voulait s'occuper d'eux.
On les traitait comme des ennemis en temps de guerre. Et ces malheu- reux employaient, dans leurs luttes, les mêmes procédés contre l'auto- rité.
De même qu'officiers et soldats se croient et se savent autorisés, en temps de guerre, à commettre des actes -vraiment criminels qui, en temps de paix, seraient odieux, ainsi ICo révolutionnaires étaient approu- vés par les leurs, car ils considé- raient qu'ils luttaient pour leur vie, leur liberté, leur noble cause, et que cette idée excusait leur férocité.
Et Neidioudoff s'expliquait ce phé- nomène extraordinaire de personnes timides et sensibles, incapables de causer une souffrance et même d'en supporter la vue, et C[ui se prépa- raient tranquillement au meurtre, envisageant cet acte comme moyen de défense et utile au bonheur de l'humanité. On les persécutaic de telle façon qu'ils en concevaient de l'importance pour eux-mêmes et leur but. Pour souffrir héroïquement, il fallait qu'ils se jugent comme des héros.
Neklioudoff, ayant été à même de les voir de plus près, comprit que ces détenus n'étaient ni des malfaiteurs, comme certains le croyaient, ni de parfaits héros, comme d'autres en étaient persuadés, mais de simples hommes. Parmi eux se trouvaient des bons et des méchants, et des mé- diocres. Il en était qui se croyaient obligés de lutter contre l'autorité ; d'autres étaient devenus révolution- naires pour des motifs égoïstes, par ambition ou vanité; mais la plupart souô l'effet d'un sentiment que Nek- lioudoff avait éprouvé lui-même pen- dant la guerre contre les Turcs, sen- timent qui pousse les jeunes gens à vouloir le danger, à risquer leur vie, sans peur et sans hésitation.
Ce qui différenciait les condamnés politiques des autres hommes, c'est qu'ils avaient une plus haute idée de l'obligation morale. Ils considéraient comme devoir, non seulement la con- tinence, l'ascétisme, la franchise, l'ab- négation, mais aussi. le sacrifice de
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RESURRECTION
leur vie pour la cause commune.
Neklioudoff s'était vu refuser l'au- Lrisation de voir Katiouclia depuis plusieurs jours; les officiers, atten- dant la visite d'un haut fonctionnaire, se montraient très sévères... Après que ce personnage eut rencontré le convoi, le prince, au premier arrêt, fit passer sa carte par une sentinelle au chef du convoi. Au bout de quel- ques instants, le soldat vint lui an- noncer que l'officier consentait à le recevoir.
Cette halte était en tout semblable à celles que le convoi faisait chaque jour sur la route de la Sibérie. Une cour entourée d'une palissade conte- nait trois pavillons. Dans le premier, les fenêtres étaient grillées. C'était le plus grand : les prisonniers y étaient enfermés. Dans le second se trouvaient les soldats de l'escorte ; dans le troisième, l'officier et le bu- reau.
Le sous-officier conduisit Nekliou- doff jusqu'à l'entrée du plus joetit pavillon. Il monta trois marches, puis laissa pénétrer le visiteur dans une antichambre remplie de fumée, éclairée d'une petite lampe. Devant le poêle, un soldat vêtu d'une che- mise sale et grossière, d'un pantalon ncir, portant des bottes jaunes, était courbé en deux, soufflant de toute la force de ses poumons dans un sa- movar. Voyant Neklioudoff, l'homme se releva, l'aida à retirer sa pelisse, et entra dans une chambre voisine.
— C'est lui. Votre Excellence !
— Eh bien ! fais-le entrer, répon- dit une voix irritée.
— Entrez ! fit le soldat, qui aussi- tôt se remit à s'occuper de son sa- movar.
Dans cette chambre, une suspen- sion éclairait une table encore cou- verte des restes du dîner et do deux bouteilles. Devant ces victuailles, était assis un officier à la figure très rcuge, aux moustaches blondes, vêtu (l'une veste anglaise qui moulait son large buste. Une odeur de tabac et un'"^ autre, plus désagréable, do man- gea iiie, empestaient l'atmosphère.
Voyant le prince entrer, l'officier se leva, regardant son visiteur d'un œil fixe, tantôt avec un sourire, tan- tôt avec méfiance.
— En quoi puis-je vous être utile, fit-il.
— Je voudrais avoir une entrevue avec une détenue, dit Neklioudoff sans s'asseoir.
— Une «politique»? C'est défendu par la loi.
— Ce n'est pas une détenue poli- tique.
— Asseyez-vous donc, je vous prie.
Neklioudoff prit un siège.
— Ce n'est pas une détenue poli- tique, répéta-t-il, mais sur ma de- mande, les autorités l'ont autorisée à vivre parmi les politiques.
— Parfaitement. Je me souviens. Une petite brune, n'est-ce pas ? Je n'y vois pas d'inconvénient ! Une cigarette?
Il tendit à Neklioudoff son étui et versa avec précaution deux verres de thé.
— Vous acceptez, n'est-ce pas?
— Je vous remercie, je voudrais...
— Bah ! la nuit est longue, vous avez le temps ! Je vais la faire ap2oe- 1er î
— Ne me serait-il pas possible de la voir dans la chambre même?
— Chez les politiques ? Impossi- ble, la loi l'interdit.
— La chose m'a été déjà autorisée plusieurs fois ! D'ailleurs, que craint- t-cn ? Que je passe quelque chose d'interdit? Ne pourrais-je pas aussi bien le faire par son entremise?
— Quelle est cette femme que vous désirez voir?
— Une malheureuse que des cir- constances ont entraînée jusque dans une maison publique. On l'a condam- née injustement pour meurtre, bien qu'elle soit très douce.
I;'cfficier hocha la tête, puis accor- da la faveur désirée.
— Bernof, cria-t-il à son ordon- nance, accompagne le prince Nek- licudoff chez Bakovloff, dis qu'on le le laisse entrer dans la cellule des condamnés j^olitiques et qu'il peut y rester jusqu'à l'appel.
Accompagné par le soldat, Nek- lioudoff traversa de nouveau la cour sombre, où brillaient toujours les feux des lanternes.
Quand la porte de la salle où se tenaient les détenus s'ouvrit, il y eut
RESURRECTION
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un bruit de chaînes et une odeur fétide vint aux narines du prince. Chaque fois que Neklioudoff péné- trait ainsi au milieu de ces malheu- reux, une impression d'étouffcment à la fois physique et moral le sai- sissait.
grande pour les célibataires, puis en- fin, tout à l'extrémité, deux autres
Un soldat, soudant de toute la force de ses poumons dans un sainovar. ..
Sur le corridor se trouvaient les peur les condamnés politiques. Cette portes des salles. La première était prison d'étape, construite afin qu'on celle des prisonniers accompagnés de y logeât cinquante détenus, en conte- leurs familles; une seconde, plus nait ce soir-là plus de quatre cents.
ii8
RESURRECTION
Ils y étaient si serrés qu'ils encom- braient tout le corridor, les uns assis ou couchés par terre, les autres mar- chant de long en large.
Le soldat quitta Neklioudoff dès qu'ils eurent dépassé la porte de la cellule des célibataires, et lui dit qu'il viendrait le prendre avant l'ap- pel.
Les politiques occupaient deux pe- tites salles dont les portes donnaient sur le corridor. Neklioudoff rencon- tra d'abord Simonson qui, accroupi près du poêle, tenant une bûche à la main, s'efforçait d'allumer le feu.
Dès qu'il eut remarqué Nekliou- doff, il lui tondit la main sans se re- lever.
— Je suis content que vous soyez venu; je désirais vous parler, fit-il, en regardant fixement le prince dans les yeux.
— A quel sujet ? demanda Nek- lioudoff.
— Je vous dirai cela tout à l'heure. Pour le moment, vous voyez que je suis occupé.
Et Simonson se remit à allumer le poêle.
Neklioudoff voulait entrer par la porte la plus voisine quand, de l'au- tre, sortit la Maslova. Elle apportait un tas d'ordures dans le but de les brûler. Elle était vêtue d'une chemi- sette blanche, portait dos sabots, et avait recouvert sa^ tête d'un fichu qui la protégeait.
" Voyant Neklioudoff, elle rougit, dépesa son paquet et s'essuya les mains à sa jupe.
— Vous nettoyez ? dit Nekliou- doff, en lui tendant la main.
— Oui, dit-elle, en souriant, j'ai repris mon ancien métier.
Le prince entra dans une petite salle à peine éclairée par une lampe minuscule posée sur le plan- cher. Dans la pièce, il faisait froid, humide, et on y sentait la poussière et le tabac. La lampe jetait quelque clarté sur le milieu de la salle, lais- sant dans l'ombre les couchettes ali- gnées le long des murs. C'est à peine si l'on distinguait les visages des détenus. Tous les condamnés se trouvaient réunis là, sauf deux hom- mes qui faisaient l'office de cuisi- niers et étaient sortis à la recherche
de nourriture et d'eau bouillante.
Grâce aux soins de Simonson, le poêle s'était enfin allumé ; la salle réchauffée, le thé bouillant fumait dans les verres et les tasses, et sur la table était étalé tout le souper: du pain blanc, du noir, des œufs durs, du beurre, des pieds et de la tête de veau. Chacun s'était rappro- ché du lit qui servait de table, man- geait, buvait et bavardait.
Les prisomiiers, maintenant à ta- ble, avaient vite oublié les misères de la journée et étaient de la meil- leure humeur. Le bruit et les cris qui leur parvenaient des cellules voi- sines, leur rappelaient le milieu dans lequel ils se trouvaient et les fai- saient encore resserrer leur amitié. Comme un navire un instant au port, avant de reprendre la mer, ils se sen- taient à l'abri de la fureur des élé- ments de grossièreté et de brutalité déchaînés contre eux, et ils en étaient jcyeux. La conversation roulait sur toutes choses, sauf sur la situation présente et sur l'avenir qui les atten- dait.
Voulant converser seul avec Katiou- cha, comme il avait coutume de le faire après le dînor, Neklioudoff at- tendait la fin du repas, tout en cau- sant avec un détenu politique.
— Oui, oui, disait celui-ci, une chose me préoccupe, c'est de songer que nous marchons tout près de ces gens pour lesquels nous nous sommes sacrifiés, que nous ne les connaissons pas, que nous ne voulons même pas les connaître, et que cependant ils nous traitent en ennemis. C'est vrai- ment épouvantable!
— Il n'y a rien d'épouvantable à cela, dit Novcdvorof, un autre dé- tenu. La masse n'aime que l'autorité; or, aujourd'hui, l'autorité, c'est le gouvernement. Ils l'adorent et nous haïssent, si demain nous sommes les maîtres, elle nous respectera...
— Je pense, reprit le détenu, que si nous voulons atteindre notre but, la première condition indispensable, c'est de ne pas se perdre dans des rêves, mais d'envisager les choses sous leur véritable jour. Nous devons tout tenter pour la masse et ne rien attendre d'elle. N'essayons pas de la
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faire nous aider, tant qu'elle ne sera pas plus avancée, fit-il en pérorant comme s'il eût fait un cours. Atten- dons son évolution intellectuelle.
— A quoi bon toujours discuter? dit Maria Pavlovna, profitant de l'ins- tant où l'orateur se taisait.
— Et vous, quelle est votre opi- nion? lui demanda Neklioudoff.
— Je pense qu'Anatole a raison, fit-elle, et qu'on ne doit pas imposer nos principes au peui:)le.
— Et vous, dit encore le prince, en se tournant vers Katiouclia en souriant. Et son visage montrait le désir de connaître sa réponse, en même temps que la crainte de l'en- tendre dire une ineptie.
— Je trouve, fit-elle, qu'en tout cela on oublie trop le peuple pour qui l'on dit travailler.
— Tu as raison, mille fois raison, dit Mikhaïlovna.
— Quelle drôle d'idée vous avez sur la révolution! fit d'un air mé- chant Novodvorof, et il se tut et alluma une cigarette.
— Je ne puis discuter avec lui .sans me mettre en colère, dit à voix basse Kriltzov.
— Il vaut mieux ne pas y faire attention, dit Neklioudoff.
Malgré la considération dont jouis- sait Novodvorof parmi ses compa- gnons, malgré toute son érudition et la haute opinion qu'il avait de lui- même, Neklioudoff reconnaissait que Novodvorof était certes plus intelli- gent que la moyenne des révolution- naires, mais il sentait que sa vanité et son égoïsme outré avaient depuis longtemps atténué sa valeur.
Son activité révolutionnaire appa- raissait à Neklioudoff comme unique- ment fondée sur raml)ition, lo désir de dominer et de se faire valoir. Doué d'une aptitude extraordinaire pour s'assimiler et exprimer clairement les idée,s des autres, il s'était sans difficulté imposé à l'admiration de te us, surtout dans ce milieu où ses idées étaient particulièrement appré- ciées. Au collège, à l'Université, ses succès avaient suffi pour satisfaire son ambition. IMais, ses études aclie- vées, cette supériorité avait pris fin, et il n'avait pu se résip^ner à no plus
être admiré; aussi était-ce pour se montrer supérieur à tous, mais dans un autre genre d'idées, que de pro- gressif libéral il était devenu ardent révolutionnaire. Son absence com- plète de sens moral lui avait permis de se faire vite remarquer dans ce milieu, et bientôt il y avait été con- sidéré comme un des chefs.
Sa confiance en lui était si grande qu'il l'imposait aux autres et que tous subirent bientôt les effets de sa domination. Et comme il avait surtout affaire à des jeunes gens qui prenaient sa suffisance pour une science approfondie, il avait bientôt joui d'une énorme po23ularité parmi les cercles révolutiomiaires.
Il était partisan, en princiiDC, de l'émancipation de la femme, mais réellement il les considérait toutes comme stupides, à l'excei^tion de celles qui étaient amoureuses de lui.
Il méprisait Neklioudoff qui, di- sait-il, faisait des manières avec la Maslova. Mais il le haïssait parce qu'au lieu d'admirer la profondeur de ses idées sur les remèdes à appor- ter à la société, il avait d'autres oj)inions que lui, et traitait C(^s ques- tions en iDrince, c'est-à-dire « en idiot ». Neklioudoff avait deviné les sentiments qu'il professait à son égard, et était vraiment peiné de sentir qu'en dépit de ses amabilités rien ne pourrait remjDêcher de le traiter en ennemi.
Simonson, qui jusqu'alors avait gardé le silence le plus absolu, se leva de sa couchette, s'approcha vi- vement de Neklioudoff et lui dit:
— Puis-je vous parler seul à seul?
— Certainement.
Quand la Maslova vit le prince s'éloigner, ellB rougit et détourna la
tète.
- Vcici ce qut' j'avais à vous dire, (lit Simon.sou. C'i)nnaissant vos rS])- pcrts avec Katiouclia, je crois être obligé de vous faire connaître mes sentiments à son égard.
— Que voulez-vous dire l demanda Neklioudoff.
— Je voudrais l'épouser.
— Tiens I fit Maria Pavlovna, en regardant Simonson.
— Et j'ai résolu de lui demander
RESURRECTION
si elle consentirait à devenir ma fem- me, continua ce dernier.
— Que puis-je y faire ? Cela dé- pend absolument d'elle, dit Neklioii- doff.
— Elle ne décidera rien sans vous consulter.
— Pourquoi ?
— Parce que tant que la question de vos rapports avec elle ne sera pas tranchée, elle ne prendra aucun parti.
— Pour moi, la question est bien simple. J'ai voulu faire ce que je croyais mon devoir, j'ai voulu adou- cir autant que possible sa pénible si- tuation, mais pour rien au monde, je ne voudrais entraver sa décision.
— Vous savez qu'elle ne veut pas accepter votre sacrifice.
— Mais il n'y a aucun sacrifice.
— Je sais que sur ce point sa ré- solution est inébranlable.
— Alors pourquoi me consultez- vous?
— Parce que je veux que vous renonciez à elle.
. — Comment pourrais-je ne jDas faire ce que je considère comme mon devoir? Tout ce que je i^uis lui dire, c'est que vis-à-vis d'elle je ne me considère pas comme libre, mais qu'elle est tout à fait libre vis-à-vis de moi.
Simonson eut un moment de ré- flexion.
— Soit, dit-il, je lui dirai tout cela. Mais ne croyez pas que je sois amou- reux d'elle. Je l'aime comme une sœur, comme une amie qui aurait beaucoup souffert. Je ne désire rien (Tel 11', mais je dcnnerais Ijcauc m\> \)(\\v lui venir en aide, p 3ur adoucir sa. posi...
Neklioudoff fut tout surpris d'en- tendre la voix de Simonson toute tremblante.
— Adoucir sa position, reprit le détenu. Si elle ne veut pas que vous lui portiez secours, peut-être l'ac- ceptera-t-ellc de moi. Si elle y con- sent, je ferai ma demande pour être envoyé diuis la ville môme où elle devra accomplir sa peine. Quatre ans ne sont pas un siècle. Je vivrai à ses côtés et peut-être pourrai- je lui rendre la vie de détention ni jiiis dure.
— Que puis-je répondre à cela? Je suis heureux qu'elle ait trouvé un protecteur tel que vous...
— Ah 1 voilà ce que je voulais savoir, s'écria Simonson! Je voulais savoir si vous qui l'aimez et qui lui voulez du bien, vous croyez que mon mariage puisse lui procurer quel- que consolation.
— Eh bien ! oui, dit Neklioudoff d'un ton résolu.
— C'est à elle seule que je pense! Je veux seulement que cette âme qui a souffert trouve un peu de repos, dit Simonson en regardant Neklioudoff avec des yeux expri- mant une telle tendresse enfantine, que personne n'eût pu s'attendre à trouver une expression semblable chez cet homme, d'ordinaire si som- bre et si réservé.
Simonson se leva, et prenant la main de Neklioudoff, il la serra, l'ap- procha de sa figure, et timidement l'embrassa. Je lui dirai tout cela, dit- il, et il sortit de la chambre.
— Eh bien ! dit Maria Pavlovna, qui avait assisté à la conversation, il est amoureux. Qui aurait pu ja- mais penser que Simonson fût capa- ble de devenir amoureux tout comme un collégien? C'est étonnant! J'avoue- rai même que c'est triste, conclut- elle en soupirant.
— Mais elle, Katioucha? Que crcyez-vous qu'elle pense de tout cela? demanda Neklioudoff.
— Elle ?... Maria Pavlovna s'ar- rêta, cherchant sa réponse. Voyez- vous, malgré son passé, cette femme possède une nature d'élite. Elle vous aime! Oui, elle vous aime! Mais elle est heureuse de vous faire au moins un bien négatif, en refusant de lier vctrie vie à la sienne. Pour elle, son mariage avec vous serait une chute affreuse, pire que toutes les précé- dentes; jamais elle n'y consentira.
— Alors, que dois-je faire? Dispa- raître?
^laria ravlovna eut un sourire.
— Oui, en partie.
— Et comment pourrai-je disparaî- tre en partie?
— Quant à Katia, elle s'est cer- tainement aperçue de cet amour que Simonson a pour elle, bien qu'il ne
RESURBECTION
lui eu ait jamais parlé. Elle en. est flattée et en môme temps en a iDeur. Mais je ne m'entends guère à ces questions-là. Cependant, il me sem- ble que le beau sentiment de notre ami n'est rien autre chose que de l'amour ordinaire. Il prétend que cet amour est exclusivement platonique, mais si on fouillait bien au fond de scn cœur, on y trouverait un désir physique.
Maria Pavlovna allait continuer, mais Neklioudoff l'interrompit.
— Que dois-je taire maintenant? — ■ Je crois que vous devez avoir
une explication avec elle. Il vaut toujours mieux tirer les choses au clair. Je vais l'appeler, voulez-vous, demanda-t-elle.
— Je vous en prie, dit Nekliou- doff.
Et Maria Pavlovna sortit.
Un sentiment étrange agitait l'â- me de Neklioudoff resté seul dans la petite chambre. Ce que venait de lui apprendre Simonsoii lui redonnait scn entière liberté, l'affranchissait de cette obligation qu'il s'était créée et qui lui paraissait si lourde dans ses moments de faiblesse. Et cepen- dant un trouble assombrissait âon âme. Inconsciemment, il songeait que la proposition de Simonson enlevait à son action son caractère exception- nel, diminuait l'importance de son sacrifice à ses propres yeux et aux yeux des autres : car si un autre hcmme bon et tout à fait libre con- sentait à se marier avec elle, la dé- cision de Neklioudoff n'avait plus rien d'héroïque. Peut-être aussi y avait-il de la simple jalousie. Il était tellement habitué à se figurer qu'il l'aimait, qu'une douleur le prenait à la seule pensée qu'elle pût en aimer un autre. Puis enfin, il était ennuyé de voir tous ses projets dé- truits, car si Simonscn l'épousait, sa présence; on Sibérie dévouait inutile et il lui fallait se tracer un autre plan d'existence. Il n'eut pas le temps de se rendre compte quelle était sa vé- ritable pensée, la porte s'ouvrit et Katioucha entra.
— Maria Pavlovna m'a priée de me rendre près de vous, dit-elle.
— Oui, j'ai besoin de te parler. Assieds-toi. Simonson vient d'avoir
un entretien avec Elle était assise, genoux, paraissant nom de Simonson,
— Que vous a-t- t-elle.
— Il m'a dit qu'il voulait t'épou ser.
Le visage de la tracta, exprima la
uioi à ton sujet, les mains sur les
calme, mais au
elle rougit, il dit? demanda-
détenue se cou- souffrance, mais
SimomoH prit, la main de Neklioudoff. . .
elle ne dit rien et baissa simplement les yeux.
— Il m"a douiaudé inozi cju.seu- tement et mon avis. Je lui ai répondu ([ue toi seule pouvais décider.
— Pourquoi cela? Mais pourquoi, dit-elle eu regardant fixement Nek- lioudoff de ses veux noirs, et comme toujours ce regard impressionna le prince. Leurs yeux se rencontrèrent et ils y lurent tous les deux beau- ce up de choses qu'ils s'étaient alors cachées.
— Que décides-tu, répéta Nekliou- doff.
— Je n'ai pas besoin de décider, reprit-elle, tout est décidé depuis longtemps.
I 22
RESURRECTION
— Alors, acceptes-tu la proposi- tion de Simonson?
— Quelle femme serais-je si, moi, ccndamnée au bagne, je songeais à me marier? Je ne veux^ pas perdre encore la vie de Simonson.
— Mais si ton cœur...
— Oli ! ne parlons joas de cela, je vous eu prie, ne revenons plus sur ce sujet, fit-elle, et elle s'enfuit hors de la. chambre.
Neklioudoff prit congé des déte- nus et sortit, conduit par le gardien qui l'attendait depuis longtemps.
III
Le lendemain, en se réveillant, Neklioudoff n'entendit plus les ron- flements des cochers qui dormaient dan.5 la chambre voisine. Us étaient partis depuis longtemps.
Neklioudoff envoya vivement le garçon chercher sa voiture et se hâta. de boucler sa valise. Il n'avait pas achevé son second verre de thé, qu'un bruit de clochettes et de roues sur le chemin g'iacé lui annonça que sa troïka venait le chercher. Il paya sa note, monta dans sa voiture, et commanda à son cocher de rejoindi-e le convoi aussi vite que possible. Peu de temps après, il aperçut sur la rente les voitures remplies de sacs et de malades, qui s'en allaient cahotantes sur la chaussée durcie par le gel.
Le vent venant de la ville apporta la voix d'airain d'une cloche. Le co- cher de Neklioudoff se découvrit et fit le signe de la croix. Un petit vieil- lard en haillons conserva son cha- peau.
— Eh bien, vieux! dit le cocher, tu ne pries pas 1 Tu n'es donc pas chrétien?
— Prier? Qui donc prierais-je? fit le vieillard en articulant ses mots.
— • En voilà une question, mais Dieu! pardi! Tu n'y crois donc pas?
— Et toi ? Le connais-tu ? Sais-tu où il se trouve?
Le vieillard avait parlé avec tant de force et d'assurance, que le cocher
en fut quelque peu intimidé, mais se sentant écouté par tous, il s'em- pressa de répondre.
— Où est Dieu? Chacun sait qu'il est au ciel!
— Qu'en sais-tu ? As-tu été au ciel?
— Bien sûr, que je n'y suis pas allé! Mais tout le monde sait que nous devons prier Dieu!
— Personne n'a jamais vu Dieu ! C'est son fils unique, venant du sein de Dieu même qui l'a dit, reprit le vieillard, en fronçant les sourcils.
— Alors, tu n'es pas chrétien ! Peut-être que tu adresses tes prières à tes haillons, fit le cocher avec mé- pris.
Quelqu'un se mit à rire.
— De quelle religion es-tu donc, petit père? fit un charretier qui se trouvait là, surveillant ses chevaux.
— D'aucune. Je ne crois qu'en une seule chose, en moi-même, fit le petit vieux d'une voix assurée.
— Comment peux-tu croire en toi- mêr^c, demanda Neklioudoff? Tu es sujet à l'erreur.
— Non.
— Mais alors, comment expliques- tu toutes les religions?
— • C'est que l'on croit dans les autres, et qu'on ne croit pas en soi- même ! Moi aussi, j'y ai cru, et je me suis perdu ainsi plus profondément que le voyaa'eur égaré ne peut le faire au fond de la forêt la plus ténébreuse. Des religions, il en est de toutes sortes : des vieux-croyants, des nou- veaux-croyants ; des abbatistes et des chlistes ; des poiDOsistes et d.es non- pcposistes, et encore des scoptzy, et chacune prétend que la sienne est la seule vraie, la seule bonne. Oui, il est. beaucoup de religions, mais par- tout l'Esprit est unique. Il est en toi, en moi. en lui! I)"où il résulte que chacun doit croire à l'EsjDrit et à notre réunion future.
Le vieillard parlait d'un ton ferme, se tournant do tous côtés, comme un orateur à la tribune.
— Il y a lonotemps que vous prê- chez ainsi, demanda Neklioudoff.
— Fort longtemps. Plus de vingt- trois ans, et voilà vingt-trois ans que Ton me persécute.
— Comment cela?
EESVRBECTION
123
— Comme on a persécuté le Christ, comme on persécute les novateurs et les apôtres. On m'arrête, on me traîne devant les juges, les prêtres, les popes, les pharisiens ; on m'a même enfermé dans un asile d'alié- nés. Mais on ne me peut rien, car mon esprit est libre... — Comment t'appelles-tu? me demande-t-on... — Qu'importe mon nom ? Je n'en ai plus, comme je n'ai plus de toit, comme je n'ai plus de patrie. Com- ment je m'appelle? Un homme... — Et quel âge as -tu?... — Je n'ai pas compté mes ans; je n'ai pas d'âge, car mon âme a toujours existé et existera toujours... — Quels sont tes parents? — Je n'ai pas de pcre, je n'ai pas de mère! Dieu m'a formé, la terre me nourrit... — Et le tsar? — Que m'importe le tsar, s'il est tout-puissant, il ne peut rien sur moi... — Il est impossible de te par- ler... — Et qui t'a demandé de m'adresser la parole?
— Et maintenant, où vous dirigez- vcus, d:manda Neklioudoff.
— Je vais où Dieu me conduit. Je travaille pour me nourrir et quand on ne me donne pas de travail, je mendie.
Le prince offrit une pièce d'argent au vieillard. Mais celui-ci refusa.
— Je ne reçois pas d'argent ! Un morceau de pain, seulement.
— Excusez-moi.
— Je n'ai pas à t'excuser : tu ne m'as pas offensé ! D'ailleurs, une of- fense ne peut m'atteindre, fit-il en chargeant son sac sur son épaule...
La voiture du prince continua sa route. Après quelques instants le co- cher se retourna vers le prince resté pensif.
— A quel hôtel descendez-vous, sei- gneur ?
— Quel est le meilleur?
— C'est l'hôtel de Sibérie, mais on est aussi très bien chez Dukof.
— Conduis-moi à celui que tu vou- dras.
Le cocher se redressa sur son siège et fouetta ses chevaux.
La ville s'étendait maintenant de- vant eux, et c'était, comme toujours, la série des toits plats, le dôme de l'église, les magasins, les boutiques,
les rues non pavées cette fois, et les maisons en planches.
Le cocher, passant par la rue prin- cipale, arrêta son attelage devant le perron d'un hôtel bondé et il fallut se diriger vers un autre. Une chambre était libre et Neklioudoff, pour la première fois depuis deux mois, put se livrer à des ablutions complètes. Malgré le peu de luxe de sa chambre, Neklioudoff poussa un soupir de sou- lagement, après être descendu dans tant de mauvaises auberges et après tant d'étapes. Il avait surtout liâte de se nettoyer et de se débarrassor des insectes qui le dévoraient depuis ses visites aux prisonniers. Dès que sa valise fut montée, il s'empressa de se diriger vers un établissement de bains.
Eevenu à l'hôtel, il revêtit son costume de ville, et se rendit chez le gouverneur de la province. Le gouverneur, souffrant, ne recevait pas, cependant Neklioudoff insista pour que le valet de chambre fit pas- ser sa carte, et en dépit de la consi- gne sévère, il fut introduit.
Le gouverneur avait un nez rouge, un front tout bosselé, et le crâne tcut dénudé. Il était vêtu d'une robe de chambre en soie jaune, tenait une cigarette à la main, et buvait du thé dans un verre garni d'argent ciselé.
— Excusez-moi, prince, de vous re- cevoir en cette tenue, mais il vaut ip.ifux vous recevoir ainsi, que de ne pas vous recevoir du tout, n'est-ce pas, fit-il en relevant le col de sa rcbe de chambre ? Je suis un peu souffrant et je ne sors pas. Qu'est-ce qui nous vaut le plaisir de vous voir dans ce lointain royaume?
— J'accompagne un convoi de prisonniers où se trouve une per- sonne qui me touche de près. Et c'est pour cette personne que je viens vcus solliciter.
Ce général-gouverneur était un de ces fonctionnaires qui jugent qu'il leur est possible de concilier les lois de l'humanité et leur profession. In- telligent et bon par nature, il avait vite reconnu que c'était impossible, et pour oublier quelque peu les re- mords qu'il ressentait en remplissant ses fonctions, il s'était mis à boire et, comme beaucoup de ses confrères
124
RESURRECTION
de l'armée, il était devenu alcoolique, Neklioudoff lui conta que la pri- sonnière en question était une jeune femme condamnée à faux et qu'un recours en grâce avait été adressé à l'empereur.
— Parfait! fit le général. Et alors?
— On m'a promis à Pétersbourg que la décision me pai'viendi'ait ici même.
— Je n'ai encore rien reçu.
— Alors, je demanderai à Son Excellence de vouloir bien garder ici cette femme, jusqu'à l'arrivée de cette note, et de me permettre de visiter un condamné politique malade.
— Je ne puis le permettre, dit le général. Non pas que je vous soup- çonne, mais vous leur voulez du bien, et vous êtes riche! Et je sais trop qu'ici tout s'achète... On me dit sans cesse: « Vous devriez déraciner la vé- nalité. » Eh! le puis-je? quand du haut en bas de l'échelle tout se vend. Comment puis-je surveiller mes fonc- tionnaires jusque cinq cents verstes d'ici? Dans ces pays déserts, chacmi d'eux est tsar, comme je le suis ici. D'ailleurs, vous vous en êtes aperçu; durant toutes les étapes, vous vous êtes entretenu avec les détenus poli- tiques, grâce à de généreux pour- boires, avouez-le?
— C'est vrai!
— Je comprends très bien que vous ayez agi ainsi. Vous vouliez voir un condamné politique, vous avez employé le seul moyen qui était à votre disposition. L'officier ou le soldat de l'escorte qui a accepté votre l>ourboire a une solde si minime qu'il ne pourrait vivre sans ces à-côtés de la paie. A votre place et à la siemie j'eusse agi de même. Mais à ma place à moi, je ne puis vous donner cette autorisation. Néanmoins, ie réfléchirai. Venez me revoir et je vous donnerai ma réponse.
Neklioudoff, en sortant de chez le gouverneur, se rendit à la poste. Un volumineux courrier lui fut remis. Il y avait une lettre chargée, des lettres ordinaires, des livres et le dernier numéro d'une revue et des journaux.
Sur un banc voisin, Ncl-clioudoff s'assit et dépouilla sa corresiDondance. Il ouvrit sa lettre recommandée : une enveloppe élégante, cachetée à la cire
rcuge. Elle était de Sélinine et con- tenait un pli officiel. Le cœur du prince se serra et un flot de sang lui monta au visage. C'était la ré- ponse de son ami au sujet du recours en grâce de Katioucha. Etait-ce le refus; ou la délivrance? Neklioudoff parcourut vivement l'écriture à peine lisible et respira joyeusement: c'était la grâce. Voici ce que disait Sélinine : « Mon cher ami, notre dernière conversation roulant sur Katioucha m'avait fortement ému. J'ai étudié attentivement son dossier et j'ai vu que, comme tu le disais, elle a été victime d'une erreur. La Commission des requêtes à qui tu t'étais adres- sée pouvait seule la réparer. J'ai été très heureux de pouvoir t'ôtre utile en la circonstance et je t'envoie au- jourd'hui l'annonce de la grâce de ta protégée à l'adresse que m'a don- née la comtesse Catherine Ivanovna. Ce n'est qu'une copie, l'original a été envoyé à l'ancien domicile de la prisonnière, mais il a dû être expédié au gouverneur général de la Sibérie. Je suis heureux de t'annoncer cette bonne nouvelle et te serre cordiale- ment la main. Ton Sélinine. »
La copie du décret avait été en- voyée dans l'enveloppe :
« La Chancellerie de Sa Majesté, chargée de la réception des recours en grâce, adresse telle affaire à tel bureau. La date. Selon l'ordre du Chancelier de Sa Majesté, nous dé- clarons à la dame Katerina Maslova que Sa Majesté veut bien, sur sa re- quête, remplacer sa condamnation aux travaux forcés par l'obligation de séjourner pendant quatre ans sur les confins de la Sibérie. »
C'était l'heureuse nouvelle si at- tendue. Il avait enfin obtenu ce qu'il avait tant désiré. Et pourtant sa joie n'était pas complète. Tant que Katioucha était en prison, il avait trouvé de son devoir de lui promettre le mariage, mais maintenant qu'elle allait être libre, il fallait en passer aux actes. Une foule de pensée? revenaient à son cerveau: ses rap- ports avec la jeune prisonnière et la demande en mariage de Simonson! Accepterait-elle la proposition du jeune homme ou la repousserait-elle? Tout s'arrangera, se dit le prince,
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en chassant tous ces souvenirs. Je vais d'abord lui apprendre l'heureuse ncuvellc de sa mise en liberté. Naïvement, il se figurait que le
neur lui eût refusé l'autorisation de visiter les détenus, il savait par expé- rience que ce que refusaient les auto- rités était fréquemment toléré par
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C'était l'hi'urcusc nouvelle si attendue.
directeur de la. prison donnerait l'or- dre de la levée d'écrou sur la sim- ple présentation de la copie qu'il ve- nait de recevoir. En quittant la poste, il ordonna à son cocher de le con- duire à la prison. Uien que le gouver-
les employés subalternes. C'est pour- quci il se décida à demander au- dience au directeur de la maison de détenti>?n, désirant annoncer à la Maslova l'acceptation de son recours en grâce.
12!)
BESUBBECTION
Mais le directeur de la prison refusa l'autorisation.
Neklioudoff repartit aussitôt chez le gouverneur pour s'informer si la grâce de la Maslova ne lui était pas parvenue. Il n'avait encore rien reçu. Mais il s'empressa de lui donner une autorisation de parler à Katiouclia.
Il retourna à la prison. Le direc- teur, arrogant, regarda attentivement le laisser-passer que lui tendait le prince. Convaincu de l'authenticité du billet, il fit appeler la Maslova.
Quand Neklioudoff la vit, il se sen- tit profondément ému.
11 se leva et fut au-devant d'elle. Katioucha rougit et pâlit tout à tour. Ses doigts déchiraient les bords de sa chemisette et son regard se fixa un moment sur le prince, puis s'abais- sa.
— Sais-tu que ta grâce est accor- dée? dit Neklioudoff.
— Oui, dit-elle, le directeur m'-.i renseignée.
— Dès que tu en auras reçu offi- ciellement la nouvelle, tu pourras aller habiter où tu le désireras ; nous en reparlerons.
Elle l'interromi^it brusquement:
— A quoi bon en reparler, fit-elle; je suivrai Simonson.
Malgré l'émotion violente qui l'étreignait, elle regardait Nekliou- doff bien en face et parlait hâtive- ment.
— Puisqu'il en est ainsi... Mais elle l'interrompit:
— Il veut que je vive avec lui. Effrayée de ses propres pai'oles,
elle chercha à en atténuer l'effet.
— Je le suivrai, et ce sort n'est-il pas ce que je puis espérer de mieux?
Et Neklioudoff songeait: « Ou elle aime Simonson et n'a pas besoin de mon sacrifice, ou bien c'est moi qu'elle aime encore, et veut pour mon bonheur s'unir à Simonson. » Une honte le prit, il se sentit rougir. Il reprit: — Vous l'aimez?
— ^loi, l'aimer? Ce n'est pas là la question. Simonson n'est pas un hom- me comme les autres.
— Croyez-vous?
Elle l'interrompit à nouveau.
— Excusez-moi, mais je crois qu'il vaut mieux que les choses se passent ainsi. Vous serez libre et heureux.
En disant ces mots, elle exprimait la pensée même qu'il avait eue quel- ques moments auparavant. Et voici qu'un regret le prenait.
— Je ne m'attendais pas à ce que vous me parliez ainsi. Pourquoi vou- lez-vous souffrir encore après tant de souffrances passées?
— Je ne vous comprends pas ! Mon seul désir est de ne pas vous nuire; quant à moi, je ne puis que vous être reconnaissante de ce que vous avez fait pour moi.
Elle voulut parler encore, mais sa voix trembla.
— Vous ne devez pas me remer- cier, dit Neklioudoff, car je ne sais qui doit le plus à l'autre.
— Dieu décidera, dit-elle, et ses yeux mouillés de larmes brillaient d'une flamme singulière.
Il murmura : « Quelle femme de cœur vous êtes. »
Un sourire éclaira son visage inon- dé de larmes.
Leurs regards se rencontrèrent, et dans la bizarrerie gracieuse de ses yeux, dans le sourire attristé avec le- quel elle insistait pour lui dire adieu, le prince crut s'apercevoir que des deux suppositions qu'il avait faites sur les causes de sa décision, c'était la seconde qui était la vraie; elle l'ai- mait, mais elle croyait qu'en l'épou- sant elle perdait sa vie à tout ja- mais. Elle était à la fois heureuse et triste; heureuse d'avoir agi en la cir- constance comme elle croyait devoir le faire, triste de le quitter. Elle lui serra une dernière fois la main, s'en- veloppa dans son châle et disparut.
IV
Pendu dans sa chambre, Nekliou- doff se mit à marcher de long en large. C'en était fini avec Katiou- cha, maintenant ; il ne lui était plus utile. Cela le rendait très triste et le tourmentait. Neklioudoff revoyait en imagination ces milliers d'hom- mes vivants enfermés dans un air vicié, déshonorés par ces directeurs cruels, ces procureurs, ces gouver- neurs. Quand il fut las de marcher
BESURBECTION
127
et de penser, il s'assit sur le divan, devant sa lampe, et machinalement il ouvrit au hasard l'Evangile. On dit que ce livre renferme une solution à tout, se dit-il, et l'ouvrant, il com- mença à lire à la page qui lui était tombée sous les yeux. C'était l'évan- gile selon saint Mathieu, chapi- tre XVIII.
I. En ce temps, les disciples vin- rent vers Jésus, en lui disant : Qui est le plus grand dans le royaume des cieux?
IL Et Jésus ayant appelé vers lui un petit enfant, le mit au milieu d'eux.
III. Puis il dit: En vérité, je vous le dis, si vous ne changez et ne de- venez comme ce petit enfant, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux.
IV. C'est pourquoi quiconque se sera humilié comme ce petit enfant, sera le plus grand dans le royaume des cieux.
« Oui, oui, c'est cela, » pensait-il en se souvenant qu'il éprouvait du repos et de la joie à mesure qu'il s'abaissait davantage.
V. Et quiconque reçoit ce petit enfant en mon nom, c'est moi-même qu'il reçoit.
VI. Mais si quelqu'un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux qu'on lui suspendît une meule de moulin au cou et qu'on le plongeât au fond de la mer.
Que veut dire « reçoit »? Que veut dire « en mon nom »? se demandait- il, car ces paroles ne lui disaient rien. Et que veut dire cette « meule de moulin » et ce « fond de la mer »? Non, tout cela n'est pas clair, pen- sait-il, se rappelant que déjà, à main- tes reprises, il avait commencé à lire les évangiles et que, toujours, l'obs- curité de pareils passages l'empê- cl)ait de continuer. Il lut ensuite les versets VII, VIII, IX et X, sur les tentations et les punitions par les monstres de feu. Puis les joies réser- vées aux enfants qui voient la face du Père Céleste. « C'est regrettable, se dit-il, que tout cela soit si peu clair, car il me semble que dans ces
Eréceptes il y a quelque chose de eau. » Et il reprit sa lecture.
XL Car le fils de l'homme est venu pour sauver ce qui devait périr.
XII. Quel est votre jugement sur un berger qui, ayant égaré une des cent brebis de son troupeau, délais- serait les quatre-vingt-dix-neuf au- tres pour chercher celle-ci dans la montagne ?
XIII. Et s'il advient qu'il la re- trouve, je vous le dis, en vérité, qu'il aura plus de soins pour elle, que pour chacune des quatre-vingt- dix-neuf autres qui n'ont pas été égarées.
XIV. Ainsi la volonté de votre Père qui est aux cieux est qu'aucun de ses enfants ne périsse, et cepen- dant il en périt par dizaines, par centaines, par milliers, et nul moyen n'existe pour les sauver.
Puis, plus loin il lut encore une ciuestion du Christ à saint Pierre:
XXI. Combien de fois un de mes frères pourra-t-il pécher contre moi, en étant assuré de son pardon? Pour- ra-t-il le faire sept fois?
XXII. Jésus lui répondit : Non seulement sept fois, mais encore septante fois sept fois.
XXIII. Car le royaume des cieux est comparé à ce que fit un roi qui voulut faire compte avec ses servi- teurs.
XXIV. Quand il eut commencé à compter, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents.
XXV. Et parce qu'il n'avait jDas de quoi payer, son maître commanda qu'il fût vendu, lui, sa femme et ses enfants, et tout ce qu'il avait, afin que sa dette fût payée.
XXVI. Et le serviteur, se jetant à terre, le suppliait, en lui disant: Seigneur, aie patience envers moi et je te paierai tout.
XXVII. Alors le maître de ce ser- viteur, ému de com])assion, le laissa aller et lui quitta la dette.
XXVIII. Mais ce serviteur, étant sorti, rencontra un de ses compa- gnons de service qui lui devait cent deniers, et l'ayant saisi, il l'étran- glait en lui disant: Paie-moi ce que tu me dois.
XXIX. Et son compagnon, se je- tant à ses pieds, le suppliait en lui disant: Aie patience envers moi et ie te paierai tout.
128
BESUBRECTIOy
XXX. Mais il n'en voulut rien faire et, s'en étant allé, il le fit met- tre en prison, pour y rester jusqu'à ce qu'il eût payé la dette.
XXXI. Les autres compagnons, voyant ce qui s'était passé, en furent indignés et ils vinrent rapporter au maître tout ce qui était arrivé.
XXXII. Et le maître le fit venir ot lui dit: Je t'avais remis ta dette parce que tu m'en avais supplié.
XXXIII. Ne devais-tu pas avoir pitié de ton compagnon, comme j'ai eu pitié de toi?
Ces versets lui firent faire de pro- fendes réflexions.
Tout devenait pour lui lumineux. C'était là la réponse cherchée: « Les hommes, étant tous coupables de- vant Dieu, n'avaient pas le droit de jaunir leurs semblables. Et toutes leurs conceptions aussi fausses de la justice n'ont qu'un résultat pratique: celui de mettre cette justice entre les mains de personnalités besogneu- ses et cupides qui gagnent leur vie en faisant souffrir atrocement les autres. Et le moyen de faire cesser tcus ces maux lui paraissait mainte- nant de la plus grande simplicité. Jé- sus n'avait-il pas dit à saint Pierre : '< Il faut toujours et toujours pardon- ner. Ceux qui auraient le droit de corriger et de punir seraient ceux-là seuls qui n'auraient jamais eu aucune faute à se reprocher. »
Est-il possible que cette solution soit si simple et que si longtomiDS je n'aie pu la comprendre, se disait keklioudoff. Cette objection : que faut-il faire des criminels ? cessait môme de l'embarrasser. Car elle n'avait de valeur qu'à la seule condi- tion que la répression fasse diminuer la criminalité ; mais il est évident que l'effet obtenu est tout autre. La véritable et seule solution était d'en finir avec cette administration vermoulue, inutile, dangereuse et cri- minelle, car depuis des siècles que l'en condamne encore et toujours les malfaiteurs, leur nombre n'a jamais diminué. Au contraire, il augmente sans cesse, toujours grossi par le ccntingent de ceux qu'une première détention a corrompus, et aussi de ceux qui s'avilissent en punissant :
les juges, les procureurs, les geô- liers, etc.. Neklioudoff comprenait maintenant que l'administration ju- diciaire n'est pas nécessaire à l'ordre, et que si, malgré tout, il existait en- core, ce n'était que parce que les hom- mes s'aiment les uns les autres.
Neklioudoff reprit les évano;iles et les relut encore. Et il y découvrit des pensées sublimes, et s'aperçut soudain que les préceptes en étaient clairs, très applicables dans la pra- tique et que, compris et suivis, ils placeraient la société sur des bases merveilleuses. La violence, l'injus- tice disparaîtraient, l'humanité mon- terait plus haut, toujours plus haut, et bientôt ce serait le règne de Dieu sur la terre.
Ces préceptes étaient au nombre de cinq.
Le premier crdomie à l'homme de ne pas tuer et de ne pas chercher querelle à son voisin. Au cas où il s'est laissé emporter par la colère, il doit revenir le premier faire la paix et remercier Dieu en le priant.
Le deuxième veut que l'homme ne doit pas prendre la femme de son vcisin, ne doit pas se laisser entraî- ner par la sensualité, et ne jamais tremper une femme quand il s'est uni à elle.
Le troisième défend à l'homme de promettre quoi que ce soit par ser- ment.
Le quatrième interdit à l'homme la maxime: « Œil pour œil, dent pour dent, » mais lui ordonne de tendre la joue droite quand on l'a frappé sur la gauche, et d'être toujours chari- table.
Le cinquième défend à l'homme de haïr ses ennemis, de faire la p:uerre, et lui ordonne d'aimer son prochain et de lui faire du bien.
Neklioudoff passa sa nuit sans sommeil, mais ses yeux fatigués se fermèrent. Et dans sa demi-léthargie il voyait distinctement, au travers de notre monde abâtardi et déformé, l'idéal qu'il fallait atteindre. Une douce torpeur envahissait ses mem- bres, et il lui sembla que, tout à coup, il venait de trouver le repos et la sérénité après une vie de souf- france et d'angoisse.
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