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PREMIER CAHIER DE LA TROISIÈME SÉRIE

nous prions qu'on Use le bilan

Cahier^ de la Quinzaine

Prière de faire suivre en cas d'absence ou déménagement

PARIS 8, rue de la Sorbonne, au rez-de-chaussée

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Nos Cahiers sont édités par des souscriptions men- suelles régulières et par des souscriptions extraordi- naires ; la souscription ne confère aucune autorité sur la rédaction ni sur V administration : ces fonctions demeurent libres. AsP

Nous servons : "^ ^

des abonnements de souscription à cent francs; ^ ' '"'

des abonnements ordinaires à vingt francs;

et des abonnements de propagande à huit francs.

Il va sans dire qu'il n'y a pas une seule différence de service entre ces différents abonnements. Nous vou- lons seulement que 7ios cahiers soient accessibles à tout le monde également.

Nous ne consentons des abonnements de propagande que pour la France et pour la Belgique.

Nos cahiers étant très pauvres, nous ne servons plus d'abonnements gratuits.

Nos abonnés peuvent Jious aider

en acceptant les reçus que Jious leur faisons présenter ;

en souscrivant des souscriptions mensuelles régulières et des souscriptions extraordinaires ;

en abonnant leurs amis et toutes personnes à qui ces cahiers conviendraient :

en nous donnant les noms et adresses des personnes à qui nous servirions utilement des abonnements éventuels;

en achetant tous leurs livres à la librairie des cahiers:

en îious envoyant des documents et renseignements.

Nous prions ceux de nos abonnés qui nous en- voient des noms et adresses de vouloir bien prévenir eu.x-mêmes les personnes à qui, sur leur indication, îious envoyons les cahiers. Rien ne vaut la propagande et la présentation personnelle.

Nous tenons gratuitement à la disposition de nos abonnés :

Marcel et Pierre Baudouin : Jeanne d'Arc, drame en trois actes;

Jérôme et Jean Tharaud : la lumière ;

Pierre Baudouin : Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse.

Envoyer un franc pour les frais d^ envoi.

COMPTE RENDU DE CONGRÈS

Pendant les loisirs des vacances, Il est temps, dit Pierre Baudouin, que vous nous rendiez compte ainsi que vous nous l'avez promis.

Et même il est plus que temps, dit brutalement mon cousin.

Il est toujours temps, dit posément Pierre Deloire.

Pierre Deloire paraissait soucieux. Oui, dit-il à mon cousin, j'ai un ami qui dépérit. On le voit blanc de peau, l'œil cave, les yeux cernés, les joues creuses, décharné, fiévreux, sans appétit, mal osseux. Il rentre à minuit, une heure, deux heures, trois heures du matin. J'ai peur que des bandits l'attaquent en passant les ponts.

Serait-ce, demanda Pierre Baudouin, qu'il va dire bonsoir à son amie.

Vous nous conterez son histoire, dit mon cousin, aussitôt me montrant d'un coup d'épaule qu'il aura fini son compte rendu.

Je ne sais comment procéder. Le premier congrès général des Organisations socialistes françaises a été tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899; le deuxième congrès général des Organisations socialistes françaises a été tenu à Paris du 28 au 3o septembre 1900; le cinquième congrès socialiste international avait été tenu à Paris du 23 au 27 septembre 1900. Je ne suis pas '^ allé au congrès de Lvon. C ^

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premier cahier de la troisième série

Une bibliothèque, dit Pierre Deloire, une biblio- thèque monumentaire des récents congrès est ainsi constituée :

I. Congrès général des Organisations socialistes françaises, tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899, compte rendu sténo graphique officiel, édité par la Société nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas, Paris.

Je continuai, comme libraire : un çolume in-i G de V 111-5 02 pages 4 francs

Pierre Deloire :

II. Deuxième congrès général des Organisations socialistes françaises, tenu à Paris du 23 au 3o sep- tembre 1900, compte rendu sténo graphique officiel, édité par la Société nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas, Paris.

Je continuai : un volume in- 16 de lX-38g pages 3 francs

III. Premier congrès national et international de la Coopération Socialiste, tenu à Paris du 7 au 10 juillet 1^00, compte rendu officiel, édité par la Société nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas, Paris.

un volume in-i6 de 21/f pages 2 francs 5o

Mais nous laissons pour aujourd'hui ce congrès, je n'assistai pas.

IV. Nous avons du cinquième congrès socialiste international, tenu à Paris du 23 au 27 septembre 1900, deux comptes rendus :

a) im compte rendu analytique officiel, édité par

COMPTE RENDU DE CONGRES

la Société nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas, Paris.

un volume in-i 6 de 121 pages i franc 20

b) un compte rendu sténographique non officiel, qui est le seizième cahier de la deuxième série.

un cahier de 216 pages 3 francs 5o

Nous avons ou nous aurons du troisième cong-rès général devons-nous continuer à le qualitîer ainsi ?

des Organisations socialistes françaises, tenu à Lyon du 26 au 28 mai 1901, deux comptes rendus :

a) un compte rendu analytique non officiel établi par mademoiselle Louise Lévi et publié dans le quatorzième cahier de la deuxième série.

un cahier ordinaire de 'j2 pages i franc

h) im compte rendu sténographique officiel annoncé par la Société nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas, Paris.

un très fort {>olume in- 16 3 francs 00 Ce volume vient de paraître : il a 081 pages.

Il me semble souhaitable, continua Pierre Deloire, que des éditeurs volontaires fassent au moins sténo- graphier les congrès socialistes importants. Il me semble indispensable que des éditeurs volontaires publient les comptes rendus des congrès socialistes. Puisque les partis socialistes nationalement et régio- nalement constitués en France ne peuvent pas souscrire les fonds nécessaires à ces éditions, il est bon que des

premier cahier de la troisième série

citoyens de bonne volonté se substituent aux partis. Cela est d'im bel exemple, et d'un salutaire enseigne- ment. Il importe que l'on sache que les partis qui font profession de révolutioimer le vaste monde ne peuvent pas établir un volume à trois cinquante. Jadis le Comité général, quand il était à peu près général, et qu'il avait besoin d'argent pour tenir les congrès même, louer la salle et payer l'éclairage, faisait donner par Jaurès, qui voulait bien, de véritables représenta- tions théâtrales. De gros bourgeois juifs, à ce que Ton m'a dit, louaient cher beaucoup de places. Mais le Comité n'est plus qu'à peine à demi général; Jaurès ne serait plus reçu à donner des représentations à Paris, au moins pour quelque temps ; et la plupart des bourgeois juifs ont laissé aux Juifs pauvres le soin de continuer à payer pour la libération d'Israël.

Nous historiens nous avons une reconnaissance commune aux citoyens de bonne volonté qui font le travail des partis, à la Société nouvelle de librairie et d'édition qui établit les comptes rendus officiels, aux cahiers qui établissent les comptes rendus non officiels. Car les premiers nous sont utiles, et les seconds ne le sont pas moins. Nous avons besoin d'avoir des comptes rendus officiels revus par les orateurs, comme le sont les comptes rendus de la Chambre et du Sénat publiés au Journal officiel de la République française, nous avons besoin d'avoii* des comptes rendus officiels, revus, acceptés par les comités et par les gouverne- ments des partis, ainsi que nous avons besoin d'avoir des actes notariés, juridiques, des constitutions, des lois, décrets et arrêtés, et des contrats : nous connais- sons là les expressions que les commettants et que les

COMPTE RENDU DE CONGRES

contractants veulent que leurs sentiments et que leurs volontés civiles, civiques et familiales aient

Ici Pierre Deloire hésita, parce qu'une aussi longue phrase^ et aussi ingrate, retombait sur un verbe mono- syllabique. Mais il affectait de ne pas s'arrêter aux difficultés de l'oraison. Il avait prononcé ce ait sur un ton élevé, d'un accent fort, comme s'il dût y appuyer des compléments nombreux. Quand les compléments lui manquèrent, il ne chercha pas d'équilibre qu'en répétant plusieurs fois ait, ait, ait, d'un ton descendant et d'un accent décroissant, comme un boiteux qui retombe à petits coups sur la même béquille. Gela fit beaucoup rire mon cousin qui com- mençait à s'ennuyer sérieusement.

Nous avons besoin, recommença Pierre Deloire, nous avons besoin d'avoir des comptes rendus officiels. Nous connaissons exactement ce que les orateurs veulent expressément avoir dit. Un compte rendu est otïiciel quand on communique aux orateurs la sténo- graphie de leurs discours. Les orateurs lisent, relisent, travaillent selon qu'ils sont plus ou moins négligents, modifient selon qu'ils sont plus ou moins honnêtes. Nous avons ainsi l'expression arrêtée de l'idée ou du sentiment qu'ils ont voulu avoir, une expression en repos, stable, signée, enfin déterminée dans le silence du cabinet, une expression qui vaut acte, une expression encadrée, livresque, notariée, notée, notable, notaire, bibliothécaire, nécropolaire, actuaire, faisant foi, par- lementaire, protocolaire, juridique, archivique, référen- daire, documentaire, monumentaire, et comme on le dit de M. de Malbrout : morte et enterrée. Selon ce compte rendu M. Emile Vandervelde parle en prose :

premier cahier de la troisième série

« Sortez de la maison. Elle est à nous ! Nous sommes dignes d'y entrer. » (0\'atîons proloîigées)

Moins solennel, mais vrai, à condition qu'il soit >Tai. le compte rendu non ofliciel, non soumis aux auteurs, aux orateurs, au gouvernement des comités, nous doime. aussi exactement que les sténographes sont exacts, aussi impartialement que l'analyse est impar- tiale, cette simple énonciation de 1" événement, près de quoi rien ne vaut.

Tous ces voliuues sont en vente à la librairie des cahiers. Je ne sais comment vous faire ce compte rendu. La matière est confuse.

Débrouille-toi. dit mon cousin.

Moi-même je suis confus, inquiet, embaiTassé.

Débrouille-toi.

Moi-même j'ai varié. Je suis en variation. Quand j'assistai au premier congrès national, au congrès Japy, j'eus des hommes et des événements, des gestes et des discours, des mouvements ime certaine représentation, une certaine image qui sans doute se plaça dans ma mémoire au courant de ma durée, après les représen- tations des événements précédents, avant les représen- tations des événements suivants. Et ainsi de suite les représentations ou pour parler exactement les présen- tations des congrès se placèrent à mesure dans ma mémoire parmi les représentations des événements au courant de ma durée. Et non pas seulement elles, mais entre elles toutes les représentations des événements intercalaires.

Mon cousin riait comme un fou. Jamais, dit-il, jamais on n'a ainsi bafouillé à la salle des Fêtes.

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COMPTE RENDU DE CONGRES

A la galerie des Machines? lui demanda Pierre Deloire.

Non, la salle des Fêtes, à Orléans. Et vous dites que vous savez la géographie ! C'est qu'on tient les comptes rendus de mandats.

Mais les images processionnelles des événements processionnels qui s'étaient placées dans ma mémoire au courant de ma durée n'y demeuraient pas inac- tives, puisqu'elles n'y étaient pas mortes. Vivantes elles travaillaient, agissaient, réagissaient mutuellement, se modifiaient donc et s'altéraient. Et incessamment les images nouvelles étaient grossies et en majeure partie formées des images précédentes. L'image du premier congrès demeurait au cœur du deuxième, et l'image du premier et l'image du deuxième ainsi grossie de l'image du premier demeuraient au cœur du troisième. Et incessamment, dans l'intérieur de chaque, toute image nouvelle était grossie des précédentes et continuant le mouvement s'apprêtait déjà pour ainsi dire à grossir les suivantes. Et non seulement elles, mais entre elles vivaient, agissaient et réagissaient et mutuellement s'éclairaient les images non négligeables des événe- ments intercalaires. Et quel, désormais, voulez-vous que je vous fasse un compte rendu si à la confusion de la matière et à ma faiblesse vient s'ajouter cette alté- ration perpétuelle de la matière par l'organe aux fins de la vie et aux fins de l'action, si à la faiblesse de l'ou- vrier se vient ajouter la perpétuelle altération de la matière par l'instrument, par l'outil, et si cette altéra- tion n'est pas anormale et de la maladie, mais si au contraire elle est si normale et saine et si naturelle que

premier cahier de la troisième série

ce serait si elle ne se produisait pas que je serais malade, que j'aurais quelque maladie de la mémoire.

Il rue semble, me répondit Pierre Baudouin, que vos réponses préliminaires ne sont pas étrangères à la philosophie de M. Bergson.

Je l'avoue et vous pouvez être assuré que ce qu'il y a de bien dans ce que je vous dis vient de lui, et que ce qu'il y a de mal, s'il y a quelque mal vient de moi.

Pierre Baudouin. Je n'y ai point ^'u de mal.

J'ai peur, dit Pierre Deloire, que ce ne soient des faux-fuyants.

Moi. J'ai lu attentivement les rares li\Tes de ce véritable philosophe et je suis assidûment son cours au Collège de France.

Pierre Baudomn. Vous m'y avez toujours trouvé.

Moi. Le vendredi à quatre heures trois quarts : et je suis assuré que c'est l'heure la mieux employée de ma semaine.

Je ne suis pas philosophe, répondit Pierre Deloire, et je ne vais pas à ce cours.

Vous avez tort, dit un peu vivement Pierre Bau- douin. Vous n'êtes pas un honnête homme, au sens que nous conservons soigneusement à ce nom, si vous n'avez pas entendu et si vous n'entendez pas les leçons, le cours et même la conversation de ce véritable philo- sophe. Je n'ai nullement pour lui cette amitié respec- tueusement hostile dont l'entourent la plupart de nos jeunes agrégés. Je suis peiné quand un candidat socio- logue au doctorat es lettres éprouve le besoin de renoncer un peu hautement et un peu sec un enseigne- ment qui est la plus grande beauté du temps présent. Parce que je garde envers ce rare philosophe la liberté

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COMPTE RENDU DE CONGRES

de ma critique, je me suis permis de l'accompagner scrupuleusement.

En pensée?

En démarche et en pensée.

N'étant pas philosophe de mon métier, continua Pierre Deloire, je n'ai pas bien suivi tout ce que vous avez dit. Mais il me semble que cela revient à ce que m'enseignait mon professeur de philosophie, qu'à l'ex- trême rigueur logique pour se remémorer deux ans et six mois il faudrait aussi deux ans et six mois.

C'est cela, et ce n'est pas seulement cela. Les découvertes et les recherches énoncées dans VEssai sur les données immédiates de la conscience et dans Matière et mémoire ne se peuvent réduire aux cours de l'ensei- gnement secondaire. Mais votre observation concerne ces découvertes et ces recherches principales.

Au demeurant je lirai ces deux livres et j'écou- terai ce cours. Je ne demande qu'à me renseigner. Je n'oublie pas que les événements de la A'ie intérieure sont les premiers des événements. Des examens lourds et assez mal institués m'ont dispersé malgré moi parmi les événements souvent moins intéressants du monde extérieur. Mais la vie est longue, pourvu qu'on le veuille.

En attendant que je reçoive l'enseignement qui m'a fait défaut, suis-je incapable d'écouter le compte rendu que Péguy nous doit de ces congrès ? J'ai déjà, dans ma vie, entendu beaucoup de leçons et plusieurs comptes rendus, depuis le temps que ma grand mère me contait les histoires du temps qu'elle était jeune. Et je ne me suis jamais aperçu que la connaissance de cette philosophie me manquât pour écouter bien.

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premier cahier de la troisième série

Quand vous ne l'avez pas, vous ne connaissez pas qu'elle vous manque, mais à mesure que vous l'acquérez vous connaissez qu'elle vous manquait. Les découvertes qui ont marqué les étapes de l'humanité n'ont presque jamais été désirées par les contemporains. C'est nous qui à présent découATons qu'elles manquaient. Et en général ces découvertes n'ont pas consisté à surajouter au monde connu des suppléments nouveaux, mais c'était le monde connu qu'elles pénétraient, qu'elles animaient d'im esprit nouveau. Ainsi les découvertes admirables obtenues par l'attentive observation de la mémoire éclairent d'un jour nouveau nouveau pour nous, mais plus ancien que les précédents, puisqu'il est plus iîdèle à l'antique réalité un monde connu, moins connu. Avant ces découvertes les petits enfants des écoles apprenaient par cœur les fables de leurs fabliers, mais les grandes personnes avaient peu ou mal ou n'avaient pas noté comme ils apprenaient. Avant ces découvertes, on faisait de l'action et de l'histoire et, pour tout dire, l'himianité vivait. Mais on avait peu ou mal ou moins que nous ne le pouvons faire noté comme l'action se fait et comme se fait l'histoire. Par ces découvertes nous connaissons d'un regard mieux avisé la connaissance et l'action et la relation de la connaissance à l'action. Pour moi, c'est une sin- gulièrement grave découverte que celle-ci, que l'al- tération des images dans la mémoire est une simple fonction de la santé. Car les historiens étaient tentés de considérer connue les meilleurs témoins non pas ceux qui étaient les hommes les meilleurs, les honmies ayant la mémoire la meilleure, mais les honmies au contraire qui avaient la mémoire la plus conservante,

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COMPTE RENDU DE CONGRES

c'est-à-dire la moins vivante, enfin les hommes qui étaient le plus commodes, le plus commodément utiles aux historiens. Ils aimaient qui leur servait. Et Us aimaient à croire qu'on leur servait parfai- tement. Les documents, monuments et témoignages leur paraissaient volontiers inattaquables, quand ils avaient satisfait à certaines règles, résisté à certaines épreuves, quand les témoins étaient impar- tiaux et qu'ils s'accordaient. Mais voici que nous reconnaissons de toute évidence que ces témoins même, impartiaux et concordants, leurs témoignages n'étaient pas des moniuuents de pierre, mais des actes vivants, des effets vivants, des monuments vivants, au sens un homme est le monument de sa race, les éléments vivants d'une conscience vivante, d'une mémoire vivante. Et dominant, mais ne les annulant pas, domi- nant les anciennes règles des méthodes scientifiques, et commandant aux anciennes prudences, et se les subor- donnant, apparaît aux historiens cette loi capitale de modestie : que le témoignage initial est fait, que tant soit honnête homme le témoin, et si probe qu'on le veuille, son témoignage est fait. Que si nous voulions descendre mi peu plus profond, non seulement son témoignage est fait au moment il vous le donne, historiens, mais le témoin /a^Y l'image première dont il témoignera quand vous le citerez. Non seulement le témoignage est fait, mais le modèle du témoignage, l'origine, le fait est fait. Le témoin ne l'a pas fait tout, mais il y a contribué, principalement sans doute. Il a de toute sa vie antérieure préparé, entouré, fomenté le fait vous vous jetez, vous historiens, comme sur un morceau de pain sec. On vous rappelle ainsi à la

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premier cahier de la troisième série

modestie indispensable. On vous présente la contrariété qui est pour vous. Ne niez pas. Elle est fondamentale et je vais vous le montrer sur cet exemple.

Vous, Pierre Deloire, historien, assis posément sur une chaise en bois, vous demandez à Péguy, assis devant nous sur une chaise de jardin, le compte rendu des congrès il assistait.

Qui est Péguy? S'est-il présenté aux_ congrès comme un compte rendeur, un compte rendeur professionnel, un compte rendeur automatique ? Non, il y est venu en congressiste, comme tout le monde. Tout est là. S'il y était descendu en compte rendeur prétendument impar- tial et froid, en fonctionnaire compte rendeur, en appareil enregistreur, indifférent, impassible, inactif, si en un mot il y était descendu comme cet historien sans aucune cité qui a servi tant de fois aux dissertations latines, c'est vous le premier, monsieur l'historien, qui ne seriez pas pour l'écouter. Car vous vous débattez vainement contre cette contrariété : quand vos témoins sont présents à l'imiversel travail, vous faites profession de les récuser comme étant partiaux ; mais quand ils sont absents de l'universel travail, quand ils ne travail- lent pas pour leur part d'homme, quand ils ne font pas la part qu'ils doivent du travail commun, quand ils désertent, quand ils sont des regardeurs, vous sentez bien alors, vous sentez profondément, si vous ne le dites pas toujours, qu'en vous-mêmes vous les récusez plus que jamais, parce que vous savez bien que la pire des partialités est de se refuser, que la pire ignorance est de n'agir pas, que le mensonge le pire est de se dérober. C'est pour cela que je vais vous faire sauter...

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COMPTE RENDU DE CONGRES

Je ne saute pas, répondit posément Pierre Deloire, un peu sec.

Si, quand je vous dirai que Michelet demeure pour moi le premier des historiens, le meilleur des historiens, le plus grand historien, parce qu'il est le plus entré dans son histoire, et qu'il n'est pas demeuré sur le bord. La plupart de vos historiens regardent couler leur histoire comme les pêcheurs à la ligne. Ainsi vos témoins ne sont jamais de purs témoins; et ce serait justement s'ils étaient de purs témoins que vous les récuseriez. Je le répète : Si Péguy avait assisté aux congrès en pur témoin, s'il n'y avait assisté qu'en témoin, vous ne vous seriez pas dérangé aujourd'hui. Mais vous savez qu'il y est allé comme les camarades, avec des passions. Et vous êtes aussitôt venu. Mais s'il y est allé avec des passions, il va donc nous faire aujourd'hui un compte rendu passionné. Il doit nous faire un compte rendu passionné. Même je dis que s'il ne nous faisait pas un compte rendu passionné, ce serait alors qu'il mentirait, et que nous ne pourrions plus l'en croire. J'attends que vous sortiez de là.

N'attendez pas, répondit Pierre Deloire d'un ton ferme et légèrement désobligé. N'attendez pas. Je ne demande qu'à me renseigner. Je lirai ce qu'il faut lire. Et j'écouterai celui qu'il faut que j'entende. Mais dès à présent vous me paraissez avoir tort de braver. Si j'ai quelque peu entendu les contrariétés que vous opposez aux historiens, Péguy ne pourrait pas nous faire le compte rendu des congrès socialistes

a) parce qu'il n'y était pas pur témoin mais qu'il y participait ;

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premier cahier de la troisième série

b) plus profondément et non moins généralement par cette infirmité universelle que les images vivent. Si bien qu'il y aurait deux limites à la narration, au compte rendu, au témoignage, une limite longitudinale, pour ainsi dire, et une limite latitudinale :

a) une limite que je nomme longitudinale si par exemple Péguy nous énumérait, nous énonçait, nous prolongeait en série linéaire exactement toutes les représentations, toutes les images des congrès qu'il a reçues en sa mémoire ;

b) une limite que je nomme latitudinale si par exemple Péguy nous proposait, nous élargissait en coupe le faisceau d'images que sont devenues aujour- d'hui les images linéairement enregistrées.

Pierre Baudouin suivait en l'air, comme un qui regarderait au loin une intersection de lignes et de poteaux télégraphiques, le discours de son ami. Et on voyait qu'il était profondément content que son ami parlât ainsi. Pierre Deloire continua péniblement, avenlm^é coimue mi arpenteur dans des chemins mal établis :

Si Péguy suivait la série que j'ai nommée longitu- dinale, nous verrions déplier à la queue leu leu exactement toutes les images qu'il a eues des congrès. Chacune reviendrait en sa place exactement comme elle s'est produite pour la première fois.

Si Péguy au contraire pratiquait ce que j'ai nommé la coupe latitudinale, et qu'il vaut mieux nonnner la coupe transversale, nous serions placés comme au dessus d'un tronc coupé. Nous aurions la carte, le plan de la mémoire que Péguy a aujourd'hui des congrès.

Ces deux limites me paraissent différer en nature. Si

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COMPTE RENDU DE CONGRES

Péguy tend vers la transversale, vers la coupe, il ne lui reste plus à combler que l'écart inévitable de toute réalisation, fût-elle intérieure, à sa limite et en général à son expression mathématique, et le deuxième écart inévitable de l'expression parlée à la réalité correspon- dante. Car cette coupe est la coupe d'une réalité naturelle. Péguy a la réelle mémoire naturelle des images qu'il a reçues des congrès. Dans le faisceau de ces images il peut pratiquer une coupe. Et nous aurions le compte rendu des images que Péguy a aujourd'hui des congrès.

Nous n'aurions pas le compte rendu des congrès. Nous n'aurions pas proprement le compte rendu des congrès. Or c'est le compte rendu des congrès que nous voulons, que nous voulons surtout. Par une singulière curiosité, perversion morale de Iji mémoire, commencement de perversion mentale, besoin de rajeunissement, appétit d'usurpation

sur les vies que nous n'avons pas vécues; désir et passion de les vivre au long comme si elles étaient nôtres; et plus profondément que tout sans doute épouvante sourde du néant, aversion de la mort ; par quoi non seulement nous aimons à remonter le passé, mais, pour nous donner la jouissance d'une liberté souveraine, souveraine toute, encore nous aimons à nous remonter à un point du passé pour delà nous laisser couler au courant descendant des jours ; au fond besoin sourd et passion sourde que nous avons de recommencer le non recommençable, de représenter l'aboli. N'en doutez pas, mon ami, c'est ime singulière passion, couchée basse aux couches les plus profondes. Elle est au fond du terrain. Et beaucoup de

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premier cahier de la troisième série

maisons passeront, qui seront dessus. Passion que l'on sent par émois brusques après qu'on a passé trente ans, mais qui peut donner beaucoup plus tôt. Quand j'étais petit g-arçon et que je me passionnais dans un vieux Duruy pour les batailles militaires de la France je n'en rougis pas, je ne rougis pas, je ne rougirai jamais du petit garçon que je fus, que j'étais né, que l'école primaire me lit, et il vaut mieux avoir passé de ce nationalisme sincère au véritable internationalisme, il vaut mieux avoir élargi un nationalisme honnête initial en véritable internationalisme, que de chercher dans un faux internationalisme un prétexte à n'exercer pas certains devoirs quand j'étais petit garçon, coml)ien de fois n'ai-je pas recommencé dans mon Duruy la bataille d'Azincourt et la ]>ataille de Crécy et la bataille de Poitiers, et la l)ataille de Waterloo. Combien de fois n'ai-je pas, depuis, recommencé la guerre, ainsi qu'on la nommait, la seule guerre sans doute pour les gens de mon pays, la guerre de soixante-dix. Combien de fois n'ai-je pas recommencé les défaites. Je n'aimais pas les victoires. J'aimais recommencer les défaites. Combien de fois n'ai-je pas recommencé les délaites avec cette étrange impression qu'à chaque fois que je les recommençais elles n'étaient .pas consommées encore, elles n'étaient pas. N'en doutez pas, mon ami, c'est le même besoin de recou- vrance qui fait qu'au lieu de demander à Péguy le transversal, c'est le longitudinal que nous lui deman- derons ensemble. Car dans le longitudinal au moment que les organisations socialistes françaises convoquées généralement se réunirent dans la salle du gynmase Japy, l)oulevard Voltaire, ce n'était pas du tout le

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premier congrès g-énéral des Organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899 ce n'était pas moins que les grands États-Généraux et l'ouverture de la grande révolution. Ainsi le pensaient toutes les bonnes bètes. Ainsi le voyait Péguy. Et dans le longitudinal nous aurons vraiment l'inauguration de la souveraine révolution sociale. Mais j'ai bien peur que dans le transversal ce premier congrès ne soit plus devenu que la première des assemblées parlementaires s'égare assurément le socialisme français, nous pouvons redouter que s'égare le socialisme inter- national. Et tout historien que vous êtes, je vous connais, ce que vous demandez, ce n'est pas la section transversale d'une réalité présente, mais la recon- stitution artificielle de réalités abolies. Tout historien que vous êtes vous renoncez à l'huml^le ou à la modeste assurance d'une certitude sans épaisseur pour vous donner la troublante jouissance d'un sondage dans l'épaisseur d'un temps épuisé, d'un âge révolu. Je dis un âge et non pas quelques mois, car nous avons vieilli rapidement, d'amères déceptions nous ont rendus rèches, un dur apprentissage nous a rassis, des peines loiu'des nous ont aggravés, mûris, et nous sommes aujourd'hui plus éloignés du récent premier congrès national oul^lié en arrière que nous ne sommes éloignés du jour de la mort négligé en avant. Quoi que nous fassions de travail, quoi que nous labourions d'action dans les trente ou dans les cinquante années que nous allons tâcher de travailler, dès à présent nous sommes assurés que le dernier regard que nous pourrons jeter sur le monde contemporain sera beaucoup moins écarté du regard d'aujourd'hui que ce regard d'aujourd'hui

premier cahier de la troisième série

n'est écarté du regard d'il y a deux ans. Car ces deux ans demeurent les années de notre apprentissage. Désormais nous n'aurons plus à faire que de l'appli- cation. Plus ou moins dure, plus ou moins amère, plus ou moins lourde elle ne sera que de l'application. Nous sommes aujourd'hui déterminés. Nous sommes aujour- d'hui résolus. Mais pendant ces deux dernières amiées nous nous sommes enfin déterminés, nous nous sommes enfin résolus. Ces deux années demeurent les amiées de notre apprentissage. Après elles nous n'avons plus à faire que de l'application. Avant elles nous n'avons jamais fait que de l'entraînement. Avant elles nous avons été des soldats qui servaient sous des chefs. Après elles nous serons des ouvriers qui travaillent ensemble. Mais pendant elles nous avons été vraiment des jeunes hommes libres. Nous avons subi la plus grande commotion morale sociale. Pour demeurer sincères nous avons renoncé à la plus vaste espérance immédiate, nous avons rompu la plus étroite amitié. De l'espoir que l'on nous avait donné de faire en quelques décrets la révolution du monde, nous sommes revenus au ferme propos de travailler du mieux que nous pourrons, à ce que nous pourrons trouver de mieux. Mais par je ne sais quel besoin ne serait-il pas un l)csoin pervers de nous retremper aux sources du vieil orgueil, vous voulez, tout historien que vous êtes, et je veux, tout philosophe que j'essaie de me faire, nous voulons revivre un instant la vie que nous- mêmes avons condamnée. Je ne m'abuse pas sur la qualité morale de ce besoin. Quand l'enthousiasme était sincère, il était beau, il était bon, et sans doute il était juste. Mais à présent que nous savons que cet

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COMPTE RENDU DE CONGRES

enthousiasme était mal justifié, que nous voulions le ressentir, j'ai peur qu'il n'y ait une indélicatesse.

Non, répondit Pierre Deloire, il n'y a aucune improbité. Vous vous laissez encore emporter au christianisme que vous avez renoncé. Vous avez des scrupules qui sont d'un malade. Vous avez toujours un vieux fond religieux. Quand j'étais petit et que ma grand mère me contait les histoires du temps qu'elle était petite, j'écoutais les liistoires du temps passé comme elle me les contait, sans scrupule aucun. Elle était femme forte, et active, et quand elle contait une histoire ancienne elle ne s'occupait pas de savoir si elle empiétait sur le décret de quelque Providence. Et même elle contait les histoires de son grand père, qui était bûcheron. Quand donc elle me contait les histoires du temps qu'elle gardait les vaches, et comme elle s'était battue avec le loup quand elle gardait les moutons, elle avait de la joie neuve. Et moi petit j'avais de la joie neuve ensemble et pas plus qu'elle je ne m'occupais de savoir si avec elle je remontais le temps à l'envers. C'est qu'elle était pro- fondément inchrétienne, autant que le sont tous les paysans de France et du Bourbonnais. Elle n'avait aucun scrupule religieux. Elle aimait la belle histoire. Vieille et cassée en deux, comme elle disait, elle aimait conter la belle histoire. Jeune elle avait aimé, aux veillées neigeuses d'hiver, écouter la belle histoire. Et moi jeune et venu au monde en des temps moins intelligents, j'aimais écouter la belle histoire. Et c'est ainsi que je suis devenu historien. Car le meilleur historien, et je le dirai au risque de mécontenter quelques cuistres, mais qu'miporte, disons ce que nous

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premier cahier de la troisième série

pensons : le meilleur historien est tout de même celui qui aime le mieux la belle histoire. Michelet.

Michelet.

Michelet, répéta mon cousin pour se moquer d'eux.

Mais je ne saurai jamais conter aussi bien que ma grand mère. Je ne crois pas qu'il soit immoral de se débarrasser momentanément du présent, fût-ce du devoir présent, et du travail présent, pour se repré- senter du passé. Pas plus que ma grand mère ne péchait, pas plus que je ne péchais, l'humanité ne pèche quand elle se complaît à l'histoire. L'histoire est à elle, enfin. C'est elle qui l'a faite. Et quand môme elle aurait une jouissance à recouvrer un passé que le temps lui dérobe automatiquement, ne lui dérobons pas, nous hommes^, la joie de cette recou- vrance . Quand j'étais en cinquième , et que je commençai à lire dans le grec les histoires du temps que l'humanité gardait les vaches, avec une singulière impression d'agrandissement, c'est-à-dire de libération, je connus, pour ma part d'humanité, cette unique joie : de savoir que j'entendais ces poètes irréparablement morts et depuis la mort de qui tant de poètes étaient morts par couches. N'en doutez pas : la popularité de Priam et d'Astyanax, et d'Andromaque, d'OEdipe et Antigone, et de Prométhée parmi nous vient de là, et d'ailleurs aussi, de causes fortes, et non pas du baccalauréat, comme on A'oudrait nous le faire croire, comme nous le veulent faire croire ceux qui substitue- raient des cuistreries modernes aux cuistreries des modernes sur l'antique, au lieu d'exterminer de la cité la cuistrerie et les cuistres. Et naguère enfin, quand

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COMPTE RENDU DE CONGRES

notre ancien maître, M. Joseph Bédier, nous eut restitué l'unique, le parfait, l'admirable roman de Tristan et Iseut, outre toute la beauté du poème, n'avons-nous pas senti la sing-ulière joie de recevoir comme un contemporain cette impérissable beauté?

Que l'humanité aime les histoires de trois mille ou de six cent cinquante ans et que j'aime une histoire de deux ans qui nous est devenue si loin- taine, je ne consens pas qu'on nous le reproche. La saine ivresse du souvenir et du rajeunissement vaut mieux que l'ivresse fumeuse du scrupule catholique. Réjouissons-nous donc dans la jeunesse de l'humanité. Réjouissons-nous, retrempons-nous dans la jeunesse du socialisme. Et c'est ici que je vous reprends au demi-tour, c'est ici que je ferme le circuit que vous avez si imprudemment ouvert. Au commencement vous avez bravé parce que la perpétuelle opération de la vie interdisait au chroniqueur mie exacte narration. Mais c'est aussi l'opération de la vie qui exige que cependant il y ait des narrations. . L'histoire est la mémoire de Thumanité. Autant la mémoire individuelle est indispensable non seulement pour les travaux, mais pour les actes les plus simples, pour manger, boire et marcher, pour dormir, autant l'histoire est indispen- sable à la commime humanité. L'acte commun le plus simple, connue d'acheter et de payer, de chanter en chœur ou de parler à des enfants suppose beaucoup d'histoire. La vie et l'action commune exige l'histoire. L'histoire est donc plus vieille que nous, monsieur le philosophe, et plus forte que vous. Et si nous les historiens ne lui contons pas des histoires bien faites, l'humanité se contera des histoires mal faites. Si nous

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premier cahier de la troisième série

ne lui faisons pas des histoires authentiques, elle se fera des histoires fausses. Nous devons donc lui faire son histoire.

L'impossibilité logique de la méthode n'a jamais empêché la découverte scientifique. La possibilité logique de la méthode n'a jamais institué la découverte scientifique. La méthodologie a été faite pour les cours de l'enseignement secondaire. Elle permet aux jeunes bourgeois qui font leur philosophie de s'imaginer qu'on peut travailler dans les laboratoires sans être im ouvrier. Un véritable philosophe disait devant moi qu'il ne pensait pas que les fameuses tables et mé- thodes aient jamais fait faire une seule découverte physique. Il disait vrai. Si vous n'êtes pas chimiste, la présence et l'absence et la variation concomitante ne vous feront jamais faire de la chimie. Le savant travaille après la nature. Il chasse à la nature. S'il est chimiste, s'il a développé en chimie le vieux flair et la vieille astuce, il fera de la chimie. Bacon et Mill passe après. Jamais la grammaire n'a fait faire ime seule page. Êtes-vous historien? vous ferez de l'histoire. Sinon c'est en vain que vous lirez tous les traités de la manière d'écrire

Vous avez beau démontrer que le témoignage est rigoureusement impossible. Nous avons nos témoi- gnages et nous savons les classer et les utiliser. Vous avez beau démontrer que l'histoire est impossible en rigoureuse raison. Vous avez raison avant de commencer la danse. Mais quand l'histoire est faite, c'est la raison qui a eu tort. Quand l'histoire est faite, elle est bien ou mal faite, ou à demi bien ou mal, ou aux trois quarts, ou à peu près, et non pas toujours

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COMPTE RENDU DE CONGRES

mal faite comme il vous plaît de vous l'imaginer. La même action, qui domine la connaissance, et qui au commencement exigeait que la connaissance ne fût et ne demeurât pas pure exige en cette fin qu'avec cette impure connaissance nous fassions tout de même une histoire. Elle exige au commencement que la mémoire s'écarte et à la fin que cet écart disparaisse.

Péguy, répondit Pierre Baudouin, Péguy fera comme il voudra. Mais je tiens que la contrariété que je vous opposais me paraît insurmontable.

Non monsieur, Péguy fera ce qu'il pourra. Quand il aura fini, alors seulement nous saurons s'il a sur- monté la contrariété, car ces contrariétés sont vraiment insurmontables, pourvu qu'on ne les surmonte pas, à condition qu'on ne les soumette pas. L'effet seul a qualité pour décider ici. Elles sont rigoureusement insurmontables, jusqu'à ce que l'auteur les ait sur- montées. L'effet seul fait preuve. L'œuvre seule de l'ouvrier est plus forte que la critique du logicien, et que la méthodologie du philosophe.

Péguy fera comme il pourra. L'artiste fait comme il peut. Le savant, qui est un artiste quant aux moyens de son enquête, aux quêtes de son investigation, le savant fait aussi comme il peut. On ne lui demande que de réussir. L'œuvre faite, le critique ne sera pas embar- rassé de la justifier. Quelque table y pourvoira. Et même les tables n'y pourvoient pas toujours. Un ami que nous avons, que l'on nous a dit qui s'entendait à la chimie physique, me quittait naguère un peu vivement, parce qu'il était pressé : Nous allons, me dit-il, en Sorbonne, au cours de M. Géruzez, nous lisons ensemble des mémoires allemands, que nous expli-

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premier cahier de la troisième série

quons, sur plusieurs découvertes qu'ils ont faites. Ce n'est pas commode. Les découvertes sont là. On ne peut les nier. Elles sont évidentes. Elles sont impor- tantes. Mais il me semble que les raisonnements ne tiennent pas debout. Ce sont ce que le cousin de Péguy nommerait des raisonnements de chevaux de bois.

Vous êtes bien aimable, dit mon cousin.

Il suffit, continua Pierre Deloii-e, il suffit d'avoir fréquenté quelques scientifiques pour garder cette impression que la raison critique arrive après la bataille. Vous savez bien comme ils disent. Leur grand souci n'est pas que ce soit conforme à ce qu'a demandé la raison critique : leur grand souci est que ça colle. Une hypothèse n'est pas jugée selon qu'elle est plus ou moins raisonnable, mais ça colle ou ça ne colle pas. Cela dit tout.

Ainsi de l'histoire. Quand vous aurez démontré irré- futablement que l'histoire est impossible, qu'un liisto- rien vienne, et fasse une histoire, et vous aurez tort tout aussitôt après. L'art a des raccourcis que la raison n'a pas comptés. Les candidats aux différents examens dissertent pour savoir si l'histoire est un art ou une science. Mieux avisé, tout historien qui a mis la main à la pâte sait quïl faut que l'historien soit un artiste. Il m'est égal que la reconstitution soit artificielle, pourvu qu'elle soit artistique.

Il y eut un silence.

Pierre Deloire compléta ainsi :

Au sens nous entendons ce mot.

Je suis heureux, conclut mon cousin, que vous ayez fini. Vous m'avez amusé beaucoup. Mais il est

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COMPTE RENDU DE CONGRES

temps d'aller déjeuner. Vous, monsieur du val de Loire, vous avez parlé de boire et de manger. Vous avez raison. Il faut que tout amusement finisse. Vous m'avez creusé.

Pendant qu'on se levait, Rien n'est aussi amusant, continua mon cousin, que de voir gesticuler deux pan- tins dont les paroles vous sont inconnues. Vous, mon- sieur, qui gesticulez en large, qui embrassez comme un faneur qui fane les foins. Et vous, monsiem*, qui faites celui qui n'est pas en colère, mais qui gesticulez en coupant, comme un charcutier qui fait du hachis. Vous avez parlé d'ivresse. Il est bien vrai que si je ne savais pas que vous n'êtes pas soûls, je le croirais. Vous vous disputez comme si vous vouliez faire l'unité socialiste. Et vous avez fini par escamoter le compte rendu comme un président camarade escamote un vote ennemi. Je veux bien revenir la semaine prochaine. Seulement c'est à la condition que l'on commencera par le compte rendu.

Pendant qu'on rentrait : Sinon vous empêcherez encore de commencer. Il faut de la discipline. Je demande qu'à la prochaine séance le prévenu mon petit cousin, quoi, parle d'abord, et que pas un n'ouvre la bouche avant.

S'il en est ainsi, répondit Pierre Baudouin, per- mettez qu'aujourd'hui j'insiste encore sur le désir que j'ai que le compte rendu soit quelque peu profond. J'ai dit que Péguy était allé aux congrès en congressiste. Mais ce que nous demandons ce n'est pas seulement le compte rendu pour ainsi dire professionnel d'un con- gressiste. C'est le compte rendu d'un homme, interro- geant sa conscience et non pas seulement sa mémoire.

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II

premier cahier de la troisième série

, Tant d'exigences finirent par me révolter. Je me permis d'intervenir, moi le principal intéressé :

Messiem-s, laissez-moi ; je ferai de mon mieux. Je suis venu embarrassé de ce que je dirais. Vos dis- cussions, toutes respectables qu'elles soient, n'ont fait que m'embarrasser davantage. Il est dangereux d'agi- ter certaines questions avant de commencer à tra- vailler. Gela coupe l'appétit. Mieux vaut, je crois, se jeter dans le travail tête baissée, sans regarder tant à droite et à gauche. Il ne faut pas raffiner sur le com- mentaire. Il faut commencer par commencer. Laissez- moi le temps d'oublier les raisons pourtant si perti- nentes que vous vous êtes opposées. Je ne croyais pas me faire une affaire. Je ne croyais pas que je remuerais d'aussi gros intérêts. Je tâcherai. J'essaierai simple- ment de vous faire le compte rendu de ce que j'ai vu, de ce que j'ai fait, de ce que j'ai éprouvé dans ces malheureux congrès. me suis-je embarqué? Laissez-moi la paix. Laissez-moi mes vacances.

Et vous, monsieur Pierre Deloire, demanda mon cousin, qui ne perdait point la mémoire, c'est après déjeuner que vous nous conterez l'histoire de votre ami décharné qui va voir sa connaissance?

Non pas, répondit Deloire levant à hauteur du menton, comme un abbé qui veut devenir évêque, les doigts de la main droite ; il n'y a pas d'histoire ; mon ami est un honnête homme, qui demeure avec sa femme.

Quoi qu'il fait, alors, le soir ?

Il participe aux séances du Comité général. Il est de la commission de propagande et de contrôle. C'est lui qui examine le cas Jaurès.

BILAN

Au 3i août dernier le déficit budgétaire des cahiers, défini comme le défaut des recettes aux dépenses, montait à 951 1 francs 4"«

On doit y ajouter la somme de i3oo francs ^o, relevé des imprimeurs pour le mois d'août, qui régulièrement ne ligure dans nos livres qu'au mois de septembre. On parvient ainsi au total de 10.81 1 francs 92.

Mais de cette somme on doit retrancher pour l'inven- taire la valeur des cahiers que nous avons en magasin.

Nous avons en magasin :

environ 000 exemplaires de la Jeanne d'Arc, dont les 100 derniers seront vendus 10 francs 1000 francs

environ 700 exemplaires du Marcel, dont les 100 der- niers seront vendus 2 francs 200 francs

environ 000 exemplaires de la Lumière, dont les 100 derniers seront vendus 2 francs 200 francs

environ 900 exemplaires du Jean Coste, au moins

1800 francs

environ 200 exemplaires du Danton, au moins

5oo francs

quelques exemplaires de Vers V action, au plus

00 francs

quelques exemplaires du Bacchiis, au plus 5o francs

400 exemplaires du Congrès international

1200 francs

2-;

premier cahier de la troisième série

au plus 2000 cahiers ordinaires, au plus 5oo francs plusieurs collections complètes, au moins loo francs volumes de librairie en magasin, environ 200 francs Si nous évaluons à 58ii francs 92 les volumes et les cahiers que nous avons en magasin, l'inventaire nous laisse un déficit de 5ooo francs, après 21 mois d'exer- cice.

Un déficit réel de 0000 francs après les 21 mois du lancement semblera peu considérable à ceux de nos abonnés qui auront fait quelque affaire. Il est inférieur à ce que l'on pouvait prévoir. Au lieu d'un déficit nous aurions un excédent si nous n'avions jamais servi d'abonnements gratuits; nous n'avions pas eu à faire le lancement; nous avions fondé la librairie des cahiers en même temps que les cahiers;

nous n'avions pas subi, au commencement de la première et surtout au commencement de la deuxième série, un désabonnement concerté.

Mais notre attention doit se porter beaucoup moins sur le déficit réel que sur le déficit budgétaire. On a beau avoir en magasin des valeurs marchandes, si l'argent manque, l'affaire entre en liquidation judi- ciaire. Ce n'est pas ce que nous voulons. Nous devons donc tabler pour le troisième exercice, corres- pondant à la troisième série, sur un déficit initial de 10.81 1 francs 92.

On sait que je me suis engagé corps et biens pour garantir les dettes que nous avons contractées. Or il n'est pas juste qu'un seul coure tous les risques. Et il n'est pas sage qu'une entreprise durable accroisse ou

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BILAN

conserve sa dette initiale. Nous sommes donc résolus à commencer dès cette année l'amortissement. Quelles que soient nos recettes, nous réduirons nos dépenses à leur être inférieures au moins de 281 1 francs 92. Ainsi au bilan de la troisième série le déficit budgétaire sera au plus de 8000 francs.

Quelles seront nos dépenses?

Nos frais généraux sont à peu près invariables, incompressibles parce que nous les avons toujours tenus au strict minimum, inextensibles parce que nous ne voulons y introduire aucun luxe.

Nous aurons cette année à payer un loyer. La très libérale hospitalité que nous avons reçue pendant la récente année scolaire dans l'hôtel de ï Ecole des Hautes Etudes Sociales, et qui nous a été si utile pour l'éta- blissement de notre deuxième série, a pris fin. Elle devait finir quelque jour. Il est normal qu'une entre- prise exactement libre paie son loyer personnel dans quelque maison. Nous avons été heureux, tant que les cahiers étaient adolescents, de recevoir cette libérale hospitalité. Mais nos cahiers sont devenus adultes. Ils doivent gagner leur pain, manger leur pain, payer leur loyer.

Dans la môme rue de la Sorbonne, au 8, un peu plus bas, nous avons pu nous loger en boutique pour un loyer annuel de 5oo francs. Nos abonnés nous sauront gré d'avoir ainsi conservé une situation centrale.

Nos dépenses varieront donc selon ce que nous publierons. Le deuxième cahier de la troisième série sera de

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premier cahier de la troisième série

M. Charles Guieysse, le secrétaire général de la Société des Universités Populaires, i6, rue de la Sorbonne, un cahier personnel sur les Universités populaires.

Le troisième cahier de la troisième série sera de M. Georges Sorel un cahier de V Église et de l'État.

Nous continuerons cette année de suivre la méthode que nous avons tâché de suivre, et qui est de dire autant que nous le pouvons la vérité de ce qui intéresse la préparation de la révolution sociale, au sens nous entendons ce mot.

Et nous ne continuerons pas seulement à respecter la méthode, qui est indispensable, nous conserverons la façon pertinente. Nous continuerons à ne publier pas ce qu'on nonime communément des articles, produc- tions qui ne sont ni du document ni de l'œuvre, le réel n est plus et il n'est pas encore, la matière est assez altérée pour qu'on ne la connaisse plus, elle n'est pas assez élaborée, assez travaillée pour qu'on la connaisse mieux. Nous continuerons à publier des documents, des contributions et des œuvres.

Au commencement de la deuxième série nous avons annoncé que nous publierions pour ainsi dire les actes officiels du Para" socialiste français. Mais pendant que nous nous préparions à le faire on voyait clairement que ce Parti ne faisait pas d'actes. Pom' demeurer fidèles à notre méthode, nous avons parallèlement modifier notre programme. Une scission s'est déclarée officiellement dans le Parti, et les deux moitiés de peu ne font pas beaucoup. Aussitôt que les partis socialistes nationalement et régionalement constitués en France recommenceront à faire des actes, nous recommence-

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BILAN

rons à les enregistrer tout au long. En attendant nous publierons de simples analyses. Nos abonnés n'ont pas oublié le compte rendu analytique non officiel du congrès de Lyon si sérieusement établi pour nous par mademoiselle Louise Lévi. Mademoiselle Louise Lévi établira pour nous im compte rendu analytique non officiel du congrès de Tours.

Elle nous a promis qu'elle nous établirait un compte rendu analytique du congrès de Lubeck diaprés les documents officiels. Ainsi nous aurons du même auteur une série des congrès français et dès l'année prochaine une série de comptes rendus analytiques non offiiciels des congrès allemands.

Le récent compte rendu sténo graphique non offiiciel du cinquième congrès international a commencé une série que nous tâcherons de continuer. Mais nous avons le temps. Le compte rendu sténo graphique non ojjiciel du congrès d'Amsterdam est provisoirement réservé à notre cinquième série. Nous enregistrerons dès cette année certains actes ou certains refus d'acte commu- niqués par le bureau international et qui seraient inté- ressants.

Nous avons dès le principe annoncé à nos abonnés que ceux d'entre eux qui voulaient se renseigner sur le mouvement socialiste international à mesure qu'il se mouvait devaient s'abonner au Mouvement Socialiste. La prochaine réinstallation de cette revue amie, que nous pourrons annoncer bientôt plus en détail, nous promet une répartition plus commode encore entre le Mouvement et les cahiers d'un travail énorme et qui nous dépasse tous.

3i

premier cahier de la troisième série

Nourris de dociimenls seront nos mémoires et dossiers.

Nous publierons le plus tôt que nous pourrons :

Pierre Quillard. Mémoire et dossiers pour la défense de l'humanité en Arménie :

Bernard Lazare. Mémoiie et dossiers pour les droits des Juifs dans l'Europe orientale ;

Jean Deck. Mémoire et dossiers pour la défense de la liberté en Finlande.

Aussitôt que nous aurons trouvé un auteur sérieux, ce qui est beaucoup plus difficile qu'on ne le croit, nous publierons

Mémoire et dossiers du récent mouvement pour la liberté en Russie.

Enfin si nous trouvons quelqu'un de renseigné, ce qui est presque impossible, nous publierons

Mémoire et dossiers pour la défense des libertés nationales dans r Afrique du Sud,

Nous publierons des études et contributions.

h'EcoIe des Hautes Études Sociales annonce pour cette année une série de leçons sur la solidarité, une série de leçons sur les Universités populaires : nous nous sommes assurés que nous publierons en un ou deux ciihiers plusieurs de ces leçons.

La Société des Universités populaires nous prépare un cahier de documents et renseignements.

Lagardelle a commencé à nous préparer l'introduction qui devait précéder le compte rendu sténographique du congrès international. Nous espérons que cette intro- duction deviendra un véritable essai d'une histoire de rinternationale.

M. Sorel nous donnera des contributions nombreuses

3-2

BILAN

de tout ce qu'il sait. Léon Deshairs nous continuera ses études et contributions d'art.

Aussitôt que notre ami Lionel Landry nous sera revenu de Chine, ce qui ne saurait plus tarder, nous lui demanderons un cahier de renseignements sur l'expédition.

Nous avons demandé un mémoire pour la défense des Juifs en France ; mais il ne dépend pas de nous qu'il paraisse.

Nous publierons des œuvres.

Nous ferons tout ce que nous pourrons pour que notre cahier de Noël soit Funiquement admii'able roman de Tristan et Iseut récemment restitué par M. Joseph Bédier. Un des quelques beaux livres de l'humanité passe inaperçu du public stupide. Au moins nous tâche- rons que nos abonnés en aient un exemplaire.

Louis Gillet nous a lu de beaux poèmes inachevés. Nous le prions de les finir à temps pour que sa Geste du roi soit notre cahier de Pâques.

René Salomé a fini sa Clairvoyance automatique ; nous attendons impatiemment qu'il nous l'apporte.

Jérôme et Jean Tharaud nous ont apporté un beau roman, VAnaon. Ils ont à peu près Uni VOrphée. Ils ont commencé à recenser des contes hongrois.

Romain Rolland nous donnera le i^ Juillet que Gémier jouera cette saison.

Nous avons depuis longtemps le second roman d'Antonin Lavergne, Tantoune.

Nous avons depuis le commencement de la deuxième série la Grève de Jean Hugues.

Nous avons depuis le commencement de la deuxième

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premier cahier de l<i troisième aérle

»s<'rj(:' pJuKJc'urfs V^Wv^th tsig-néet» Monellr, ré.di;f<'f:*'S par un camara<i<:' lorraiu. J'avai^> proiniii que ces leltretî; pasf^e- raiexjt dans un des premiers cahiers de la série. L'attaque inopinée que nous avons dO soutenir nous a rigoureusement empêchés de les pul>Uer alors. Elles n'entraient pas I)ien dans les cahiers suivants. Le niéme auteur nous a depuis longlemps promis tout un caijier. J'attends iujpatiennnent sa copie. On ne peut plus penser à publier les lettres avant d'avoir en mains le cahier qu'elles faisaient prévoir.

Knhn pendant que l'on discutait la question Jaurès le même Jaur<'s recomniem/aît à discuter la question sociale. (Jn peut avoir telle ou telle opinion sur le cas Jaurès, mais on ne peut négliger les ailicles de lui qui paraissent dq>uis deux mois: nous pui>lierons ces arti- cles en un très fort cahier qui i<»rmera une série nouvelle de V Action »fKÙaUi^(e.

J'ai l'intention d'écrire plusieurs cahiers ou demi- cahiers. Je n'y reprendrai pas les débats douloureux qui ont passionné le coimnencement de la première et surtout de la deuxième fc>érie. Je j>rie nos amis de vouloir bien noter que j'ai clos depuis plusietirs mois cette pénible conversation et que je l'ai close en publiant des rap])orts qui m'étaient contraires que je pouvais réfut<'r.

J'ai vn particulier l'intention de rédiger dans chaque série un m.ent^n(o de l'amiée précédente. J'y énoncerai simplement, à Icins dates, les faits de chaque année qui nous intéressent. Una simple énunjération. ainsi continuée constamment, deviendra un commode instru- ment de travail.

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UlhAN

Dans un alrna/iavh nous inclirons Wh ^vohhvh hiMlMO» de l'unnc'îo, Ioh vers do M. Uoslund, ot Ic^ uumivcmikmiI adnânislrulirdoH cafuors. (^(5 ni()UV(Mn('nt (;Ht dt'jjl Iroj» vast(; pour <iu<^ nous (luissionH utilement vn pulilier lo relève'' tous les mois. Dhuh nos ulmanuclis uiuuu-Ih nous pourrons (♦nrcg^istrer (Wh mouvements plus étendus vX coniporliint un sens. Nous reprrs(înterons ces uu>uve- iiients i>ur descourlxrs, d(^H iinuK(^s, tiuil ce cpd (tonstllue un appiUMMl vraiiiK-iii sci(*ntili((tu% l*lidin nous pid>lje- rons dans cluupie ahnaruich un relevé provisoinr de nos publications dans lu série ))récéd(;nt(\ Il nous devient de pins en |>lus impossible d'étaMir mi cata- logue delinitiC. l/ahondanee meniez (^l la souplesse de nos éditions nous en (empêche. Nous prions nos ahomicH de vouloir bien établir eu\-niéineM den tubl(*M pour I(5M matières (pu l'ont |)lus [larticidiènuiient l'objet de bMir» études.

Quelles seront nos r(îC(îtt(^s ?

L(; nu;ill(;ur moy(;n (|ue nos dép(!ii.Hes denieurenl limitée.^ à uHii l'rancH 92 de moins ({ue nos recetten ent encore, si nos abonnés le veulent bbîii, (jue no,*» recette» s'élèvent jusr[u'ii uHt] IV/uics «jjt de pins (pi(< hom dépens(;s.

Nous avons envoyé le sel/ièiue. et dernier ealiicr (Je la deuxième sérb;, compta rcfidii Htrnofcra/t/Uf/iw du coii^ràH international, k douze cents abofun'-s \'v.\'U\t*M. On p(!Ut considérer ce- nondire connue étant déllnltll' [)our la detixiènn; série jiurce (pi(!, étant donnée la grosse, valeur d(! ce cahier, nous lu- l'avons renvoyé (pi'à des aboimés vrainw-nt sérieux.

Nous continuons à chercli(;r nous-mêmes des abonnés.

%

premier cahier de la troisième série

Nous envoyons éventuellement les cahiers de la troi- sième série à toutes les personnes éventuellement ca- pables de s'abonner. Nous recensons dans le Bulletin officiel de la Ligne des Droits de VHomme les républi- cains actifs qui ont fondé à Paris et en province de nouvelles sections.

Nous comptons surtout sur nos anciens abonnés pour nous découvrir des abonnés nouveaux. Nous savons de certain, pour l'avoir éprouvé, que l'abonne- ment se fait surtout par cheminement, ramification, propagande et présentation personnelle. Si nos I200 abonnés de la deuxième série le veulent bien, nous pouvons commencer la troisième série avec 1800 abonnés. N'oublions pas que nous avons com- mencé la deuxième avec 5o ou 60 abonnés. Il est beau- coup plus facile et plus normal de monter de douze à dix-huit cents que de monter de 00 à 1200. Pour faire abonner aux cahiers on ne doit jamais dire : Abonnez- vous aux cahiers, vous verrez qu'ils vous plairont. Mais on doit dire : Abonnez-vous aux cahiers parce qu'ils sont sérieux, sincères, modestes, et que la vie leur est difficile.

Je continue à n'accepter pas que l'on ne soit pas abonné aux cahiers. Non pas que je veuille abonner l'humanité entière. Mais je me suis toujours abonné à tout. Je me suis encore abonné l'année dernière à la Bibliothèque socialiste conunencée par la Société nou- velle de librairie et d'édition, et j'ai payé mon abonne- ment, comme tout le monde. Je continuerai toujours. Je n'admets pas que parmi les honnêtes gens les dissen- timents, même les plus profonds, aient des sanctions économiques. Des hommes comme Jaurès, Vander-

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BILAN

velde, Léon Blum, Georges Renard, Pressensé,Rouanet, Fournière, Edgar Milhaud, que nous n'avons pas flattés, ou parfois que nous n'avons pas ménagés, ou dont nous n'avons pas ménagé les idées, l'ont parfai- tement compris. Évitons parmi nous tout ce qui res- semble à du boycottage. N'aggravons pas la sévé- rité des événements par des exécutions économiques. Habituons-nous à cette idée que ce qu'il y a de plus bourgeois au monde c'est de couper les vivres au lieu de convaincre ou de persuader. Sachons que si le socialisme introduit du nouveau dans le monde, ce sera la séparation de l'économique et de la conscience personnelle, ce sera d'alîranchir la conscience en la libérant des servitudes économiques.

Je n'admets pas que l'on me soit ami si l'on n'est pas abonné aux cahiers. Parfois d'anciens camarades, et quelques anciens amis, m'écrivent des lettres émou- vantes, ou me rencontrant dans la rue me serrent énergiquement la main : Tiens, c'est toi, Péguy; com- ment vas-tu? qu'est-ce que tu fais? tu vas bien? Mais ils négligent de s'abonner. Je déclare que je hais ces rites insincères autant que je hais les rites insincères des tartuffes religieux. Quand des hommes pauvres, comme le sont les deux tiers de nos abonnés, comme l'est Bourgeois, comme je le suis, exposent tout ce qu'ils ont de force, de temps, d'argent, de tout, pour publier, dans le mensonge presque universel, tout ce qu'ils savent de vrai, et quand on les lâche, il faut avoir au moins le courage de ne pas se dire leur ami.

Enfin je suis forcé de répéter qu'il est parasitaire de ne pas s'abonner aux cahiers, quand on les veut lire. Et que si plusieurs camarades lisent régulièrement le

m

premiej' cahier de la troisième série

même exemplaire, ils ne sont pas honnêtement en règle avec nous, quand même ils seraient élèves dans la première École de France.

Plusieurs de nos anciens désabonnés reçoivent éven- tuellement les premiers cahiers de la troisième série. Nous les prions de ne voir ni une insistance, qui serait déplacée, ni un jeu. Mais le refus de s'abonner à la troisième série ayant pour nous une certaine importance morale, nous aimons mieux en laisser aux intéressés toute la responsabilité. Nous consentons qu'on nous abandonne, il faut bien y consentir, mais nous ne consen- tons pas à nous abandonner nous-mêmes. Un certain nombre d'anciennes objections, par exemple que nos cahiers ne pourraient pas réussir, étant tombées par l'événement, nous voulons savoir si elles étaient pré- sentées sincèrement, sérieusement, ou non.

Beaucoup de nos abonnés au contraire pour nous procurer de nouveaux abonnements envoient à leurs amis et connaissances leurs propres exemplaires. Nous ne saurions trop les prier alors de nous redemander les exemplaires qui leur manquent. Il importe à nos abonnés que leurs collections soient complètes. Nos séries ne sont pas composées fortuitement. Et celui qui dans cinquante ans aura les cinquante séries complètes sera heureux de les avoir. Mais il faut pour cela qu'elles soient complètes à mesure, car n'ayant pas de capitaux nous tirons juste pour les besoins de l'abonnement, et nos propres collections s'épuisent très vite. C'est à peine si nous avons aujourd'hui dans nos bureaux deux ou trois collections de la première et de la deuxième série.

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Pour la même raison nous prions instamment que les nouveaux abonnements nous parviennent sans aucun retard. Nous pourrons ainsi régler le tirage de la série commençante. Et nos nouveaux abonnés auront au moins cette série complète.

Par exception nous faisons tirer ce premier cahier à trois mille exemplaires. Nous prions nos amis de le répandre utilement. Nous le vendons soixante centimes l'exemplaire.

Nous prions instanmaent tous nos abonnés, anciens et nouveaux, de nous faire parvenir sans aucun retard, c'est-à-dire aussitôt qu'ils auront lu ce premier cahier, tout ce qui concerne leur abonnement à la troisième série : d'abord les changements et compléments d'adresse ; une sage administration exige que les adresses de nos étiquettes soient exactement et com- plètement libellées. Nous avons intérêt à ce que nos cahiers ne s'égarent pas. Il faut donc qu'aussitôt après le flottement des vacances et les mutations de la rentrée nos registres soient ponctuellement à jour.

Nous prions surtout nos abomiés, anciens et nou- veaux, de nous faire parvenir sans aucun retard le mandat-poste. Que ceux qui préfèrent s'acquitter par un seul versement nous envoient sans retard le mandat global. Que ceux qui sont forcés d'échelonner leurs versements nous envoient au moins le premier mandat. Ceux de nos abonnés qui nous font l'amitié de fréquenter un peu chez nous se moquent beaucoup de moi parce que mon premier regard dans une lettre que j'ouvre est pour y chercher le mandat. Le souci que j'ai depuis vingt et un mois, sans compter les précé- dents, de me demander chaque jour comment je ferai

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premier cahier de la troisième série

ma traite à la fin du mois me permet d'avoir de ces innocentes manies. Ainsi j'ai à payer fin octobre une traite de 1200 francs dont je n'ai pas le premier sou, parce que j'ai compté sur les mandats de réabonne- ments et d'abonnements nouveaux. Si en effet j'ai contracter des emprunts sous ma garantie personnelle pour payer les traites précédentes, il m" a semblé impossible d'en contracter pour les mois qui suivront le commencement de la série.

Quand nous demandons à nos abonnés de nous envoyer au commencement de la série au moins le pre- mier mandat, nous leur demandons de se conformer à l'usag-e. Quand on veut s'abonner à la Revue de Paris ou à la Revue des Deux Mondes, on paie son abonne- ment d'avance. Il n'y a pas de raison pour que nos cahiers, pauvres, soient traités plus onéreusement que ces riches revues. On ne doit pas nous faire travailler pour un salaire de famine. On doit nous traiter juste- ment. Nous devons nous habituer parmi nous à la régularité des fonctions. Nous devons croire qu'une action régulièrement rémunérée est seule eflicace, modeste, honnête.

Quel sera le montant de nos recettes ?

Nous avons eu cinq ou six abonnements de souscrip- tion à la deuxième série. Nous pouvons avoir, si nos amis font les démarches nécessaires, dix-huit ou vingt abonnements de souscription à la troisième série.

Nous pouvons avoir au moins huit cents abonne- ments ordinaires. Je me permets de rappeler à nos abonnés que l'abonnement ordinaire, et c'est pour cela que nous le nommons ainsi, est le seul qui soit commer-

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cialement égal au prix de revient. Que l'on aligne sur la planche de sa bibliothèque les seize cahiers de la deuxième série et l'on reconnaîtra qu'il y a pour vingt francs d'éditions. A plus forte raison la troisième série si nos abonnés nous fournissent les moyens de la publier complète.

Je me permets d'y insister parce qu'un examen de nos livres nous montre que si plusieurs abonnés n'ont pas souscrit lui abonnement ordinaire, c'est évidemment pour la seule raison qu'ils n'y ont pas pensé. Toutes les fois que nos abonnés ont pensé à la valeur commerciale de leur abonnement, ils se sont eux-mêmes classés avec une exactitude admirable dans la région budgé- taire qui leur convenait. Quand nous avons décidé que pour huit francs, ou pour vingt francs, ou pour cent francs nos abonnés de propagande, nos abonnés ordinaires, et nos abonnés de souscription recevraient les mêmes cahiers, les malins disaient en riant : Parbleu, tout le monde s'abonnera pour huit francs. Les malins se trompaient. Les malins se trompent tou- jours. De leur vient leur assurance, et la réputation qu'ils ont. Je le répète, et cela est conforme à ce que nous avions pré^1l : toutes les fois que nos abonnés se sont posé la question, ils se sont eux-mêmes situés dans la classe ils devaient. Et si nous insistons aujour- d'hui, c'est pour que tous veuillent bien se poser la question.

Puisque nous en sommes aux compliments je dirai sans plus tarder combien nous avons été profondément heureux de la libéralité humaine avec laquelle nos abonnés ont accueilli le quinzième cahier de la série précédente : Mémoires et dossiers pour les libertés du

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premier cahier de la troisième série

personnel enseignant en France. Comme les précédents ce cahier a soulevé du mouvement, de la pensée, du travail. Mais pas une seule menace. Un abonné, toulou- sain, nous a fait dire par un ami quïl n'admettait pas que l'on défendît Jaurès. Comme il nous envoyait par le même courrier le montant de son abonnement, nous sommes rassurés sur sa mentalité. Nous recevons dans notre courrier des sentiments affectueux et parfois des sentiments sévères. Mais depuis six mois l'expression Je nie désabonne a complètement disparu de notre voca- bulaire. Ayant reçu le quinzième cahier, Gustave Téry a négligé de se désabonner. Il en a même acheté un second exemplaire. Si les mœurs de la véritable liberté intellectuelle peuvent s'introduire, se maintenir et s'élargir parmi nous, je le déclare à nouveau, c'est un commencement de révolution beaucoup plus important que tous les parlementarismes que Ton nous fait.

Nous pouvons avoir au moins mille abonnements de propagande à la troisième série. Je rappelle ce que j'ai dit naguère, que l'abonnement de propagande nous est onéreux, mais que, justement à cause de cela, nous avons un gros intérêt à multiplier les abonnements de propagande. Ceux de nos abonnés qui ont administré quelque affaire nou« f>Htetident. Les frais généraux demeurant les mêmes, la composition, la mise en pages, l'imposition, la mise en train demeurant les mêmes, le prix de revient de chaque exemplaire dmiinue à mesure que le tirage monte. Ainsi un abon- nement de propagande nous est onéreux, maïs zéro abonnement de propagande nous ruinerait, et beaucoup d'abonnements de propagande nous sauve.

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A partir de la troisième série nous ne pourrons plus accepter d'abonnements de propagande que pour la France et la Belgique.

J'en viens aux souscriptions mensuelles régulières, qui ont précédé de longtemps la naissance de nos cahiers, qui ont fourni les premiers fonds, qui n'ont pas diminué, qui fournissent encore aujourd'hui un contin- gent considérable, qui même ont augmenté dans la seconde moitié de la deuxième série. Variant de vingt francs à un franc par mois, ces souscriptions réguUères ont pour nous la première importance morale. Non seulement, comme le calcul pouvait le faire prévoir et comme l'expérience l'a confirmé, ceux de nos amis qui nous envoient des souscriptions mensuelles régulières nous envoient ainsi plus facilement des sommes plus considérables, et nous n'avons pas les moyens de négUger cette considération, mais la ponctualité laborieuse des amis qui pensent à nous au commen- cement de chaque mois, aussitôt qu'ils ont touché leur traitement, nous apporte un réconfort principalement homogène. Au travail continu que nous soutenons, l'aide la meilleure, la collaboration la plus efficace, la contribution la plus convenable est celle qui est soutenue aussi. Les amis qui nous envoient des sou- scriptions mensuelles réguHèrement continuées sont assurément ceux qui entrent le plus profondément dans la préparation de l'œuvre commune. Et ce sont eux aussi qui ont la meilleure méthode, puisqu'ils confor- ment la régulière alimentation à la régulière exigence du travail journalier et de la vie modeste. Je répète que la souscription mensuelle régulière, quel qu'en soit

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premier cahier de la troisième série

le montant, et toutes conditions égales d'ailleurs, est pour nous l'opération financière la plus fructueuse, l'opération administrative la plus avantageuse, l'opéra- tion morale la plus réconfortante, et qu'elle est pour nos souscripteurs la forme de la collaboration la plus méthodique, la plus réaliste, la plus \Taie. La continuité est ici plus ATaie, parce qu'elle est plus profonde, que la discontinuité. Financièrement, d'ailleurs, nos budgets à presque tous ne sont pas des budgets annuels mais des budgets mensuels.

Un assez grand nombre de nos abonnés, surtout des instituteurs, ont très intelligemment combiné la sou- scription mensuelle régulière avec l'abonnement de pro- pagande : ils envoient régulièrement un ou deux francs par mois depuis le commencement de la série : quand ils ont ainsi payé les huit francs qui sont devenus indispensables, ou bien ils interrompent, ou bien ils continuent, décidant eux-mêmes librement selon leurs moyens.

Plusieurs de nos abonnés, plus pauvres encore, ont formé des abonnements collectifs. Ils se mettent plusieurs et souscrivent un abonnement de propagande que l'un d'eux, titulaire de l'abonnement, paie régu- lièrement par souscriptions mensuelles de un ou deux francs. Nous ne saurions trop encourager à procéder ainsi. Autant les groupes sont odieux quand ils sont constitués pour bavarder et commander, autant il est indispensable que des solidarités se forment sans aucune formalité pour lire, étudier, travailler.

Non seulement nous prions nos abonnés de vouloir bien nous envoyer sans retard le premier mandat, mais

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nous les prions de vouloir bien nous envoyer toujours spontanément les mandats qu'ils veulent nous envoyer. Les recouvrements par la poste nous sont très onéreux. Un assez grand nombre de nos abonnés préfèrent cependant ce mode pour cette raison fort légitime que leurs occupations, sans diminuer leur bon vouloir, nuisent à leur ponctualité, détournent leur attention. Nous prions ces abonnés de vouloir bien nous faire connaître leurs intentions au commencement de chaque série ; nous notons soigneusement, comme c'est notre métier, et nous poursuivrons ponctuellement.

Nous prions nos abonnés de faire acheter autour d'eux les cahiers indépendants. Il faut lutter infati- gablement contre la stupidité de ce public. Nous ne devons pas nous dissimuler que tout est contre nous, parce que nous dérangeons les vieilles commodités. La Ligue de V Enseignement ne nous a pas demandé un Jean Coste. Nous avons écrit au citoyen Serwy, secrétaire du bureau international, pour lui proposer quelques exemplaires du Compte rendu sténogra- phique : nous n'avons pas même reçu réponse.

Enfin nous sommes assurés que nos abonnés utilise- ront leur premier envoi d'octobre pour nous faire par le même courrier la première commande de librairie, celle de la rentrée. Mais ici nous tenons à ce qu'il n'y ait aucun malentendu.

C'est un vieux principe du commerce que l'on doit servir d'abord et bien les ennemis ou les étrangers, et que les amis passent après, parce qu'ils sont les amis. Parce que ce principe est contraire à la morale de la

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premier cahier de la troisième série

solidarité, que nous avons adoptée par provision, et parce que tous nos clients de librairie sont nos amis à quelque degré, nous désobéissons autant que nous le pouvons à la vieille habitude. Comme nous fournissons les livres au plus bas prix du commerce, nous les four- nissons aussi avec la plus grande célérité du commerce. Les quelques retards qui se sont produits étaient accidentels, tenaient aux difficultés du commencement, tiennent aux difficultés de l'emménagement. Toute maison naissante rencontre de ces difficultés. Mais normalement nous livrons nos commandes avec la plus grande célérité du commerce. Les livres français partent par le courrier du même jour; les livres étrangers partent par un courrier de la même semaine.

Ce qui a plusieurs fois retardé l'envoi des commandes, et je dois en avertir, parce qu'on ne le soupçonnerait pas, c'est qu'elles comportaient quelque publication socialiste. Par une application particulière à la librairie de cette lamentable loi que ceux qui veulent révolu- tionner le monde sont encore ceux qui savent le moins organiser leur monde, les publications socialistes sont de beaucoup les plus difficiles à trouver sur la place. Les brochures, en particulier, demandent presque toutes les recherches les plus longues. Et c'est ici que nous nous distinguons du commerce ordinaire : pour procurer à nos abonnés des brochures qui ne rapportaient pas un sou à la librairie des cahiers, qui parfois nous coûtaient plus, envoi compris, qu'on ne nous les payait. Bourgeois a souvent couru des demi-journées dans Paris. Nous continuerons à le faire. Mais il faut que nos abonnés n'oublient pas comme cette recherche est longue. Quand donc ils nous envoient des com-

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mandes mêlées, il faut qu'ils n'oublient pas de spécifier si la librairie usuelle doit partir aussitôt, ou si elle doit attendre la librairie socialiste. Nous pouvons fournir en vingt-quatre heures l'œuvre complète de Michelet, Renan, France, Tolstoi et Leconte de Lisle; mais il faut presque toujours plusieurs jours pour trouver quelques brochures sur la grève générale ou sur la cité définitive.

A plus forte raison nos clients risquent-ils un délai quand leur commande exige de nous quelque travail, engage notre responsabilité, par exemple quand ils nous laissent le choix, ou qu'ils nous demandent quelques renseignements bibliographiques. D'une ma- nière générale Bourgeois répond aussitôt lui-même et envoie tous les renseignements qui tiennent à l'admi- nistration ordinaire et à la librairie courante. Mais je ne puis m'engager à répondre aussi ponctuellement quand il faut que j'intervienne. On peut compter sur toute ma diUgence, mais la bibliographie n'est pas toujours facile, et j'y continue im apprentissage com- mencé assez récemment, et, les cahiers marchant toujours, les soins de la fabrication régulière peuvent donner du retard au travail irrégulier.

Ce retard peut devenir assez considérable quand on nous consulte sur les publications socialistes. Non seulement les socialistes n'ont pas beaucoup produit qui soit à lire, mais ce qu'ils ont produit, ils ne l'ont presque jamais produit pour le renseignement, l'ensei- gnement, l'apprentissage. Quelques abonnés nous demandaient en commençant : Ne manquez pas de nous envoyer un livre l'on voit ce que c'est que le socialisme. On ne peut pas donner même réponse à une

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premier cahier de la troisième série

telle demande. Un abonné des plus sérieux nous a demandé les livres étaient les théories de la valeur : il a fallu que M. Sorel, à qui nous en avons référé, lui écrivît une longue lettre. Un de nos bons abonnés, lui- même au courant de la littérature socialiste, nous a demandé d'Orléans quelques petites pièces, drames ou comédies populaires, comportant peu de personnages, pour jouer cet hiver devant un public d'ouvriers. J'en suis fort embarrassé. Il y a la Grève, de Jean Hugues. Mais nous n'avons pas encore pu l'imprimer. Quelques-uns de mes amis, surtout des plus jeunes,

je suis assez vieux pour avoir des amis plus jeunes,

m'embarrassent plus encore en me demandant per- sonnellement conseil. Je veux que l'on sache bien que je hais ce que les catholiques nomment la direction, et qu'on la subisse ou qu'on l'exerce, la direction est également haïssable. On peut croire que les livres annoncés par les cahiers ne sont jamais annoncés qu'à bon escient. Mais nos abonnés doivent toujours critiquer ces annonces mêmes. Car nous devons tou- jours nous critiquer. Nous avons toujours besoin de nous critiquer.

Nous aimons mieux n'envoyer que des renseigne- ments impersonnels. Nous sommes particulièrement heureux quand on nous demande ces renseignements pour des bibliothèques populaires. Nous n'avons pas renoncé à l'idée que nous avons de faire un cahier de bibliothèques donnant des listes bien établies pour des publics et des crédits déterminés. Nous nous sommes assuré pour ce cahier les collaborations les mieux qualifiées. En attendant qu'il paraisse nous avons nous- mêmes établi une liste. Nous la copierons à plusieurs

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exemplaires et nous la communiquerons sur demande. Nous pouvons aussi compléter des bibliothèques, c'est- à-dire, étant données des bibliothèques populaires mal composées, nationalistes et militaristes, envoyer, pour des crédits déterminés, la liste des livres qui peuvent un peu redresser le catalogue.

L'année dernière les bénéfices de la librairie étaient intégralement versés au budget des cahiers. Désormais, et cette innoA-ation fera le plus grand plaisir à nos abonnés, nous prélèverons sur les bénéfices de la librairie un tantième attribué à nos commensaux.

La petite boutique nous allons nous installer, 8, rue de la Sorbonne, demandait un loyer total de quinze cents francs. Nous avons partagé la boutique en trois. Nous occupons l'un des compartiments. C'est ce compartiment que par habitude nous continuerons à nommer nos bureaux.

L'un des deux compartiments qui restaient est dès le principe occupé par Pages libres. Cet hebdomadaire devenu grand plus rapidement que nous, et à qui est réservé le plus. bel avenir de travail utile, n'a jamais eu besoin de ma recommandation ni de ma confirmation. Je dois pourtant dire ici que j'y suis abonné, que je le reçois réguhèrement le dimanche, et que j'y apprends beaucoup. Je dois dire que la couverture du numéro 38, le dernier que j'aie aujourd'hui samedi, m'a semblé particulièrement ferme, que j'attends impatiemment pour demain dimanche le numéro 39. Je répète que l'on n'est pas plus fondé à reprocher à Pages libres d'être primaires qu'à reprocher aux cahiers de n'être pas

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premier cahier de la troisième série

proprement primaires. Chacun son métier. Demander tous renseignements à M. Ctiarles Guieysse, 8, rue de la Sorbonne.

Le dernier compartiment est occupé en commun par les Journaux pour tous et par Jean-Pierre.

Nous avons dans le cahier d'annonces de la deuxième série montré comment les Journaux pour tous offraient aux citoyens de bonne volonté le moyen d'une action quotidienne, sérieuse, efficace, libre. Il me sera permis de rappeler que sur la recommandation de M. Lucien Herr j'introduisis l'œuvre des Journaux pour tous, presque avant sa naissance, dans la librairie Bellais au temps j'en avais l'administration. Depuis que j'avais quitté cette maison l'œu^Te devenue grande avait con- tinué à y recevoir une hospitalité toute libérale. Aujour- d'hui elle nous revient parce que la Société nouvelle de librairie et d'édition a besoin d'occuper tous ses locaux pour assurer l'extension de ses services. Nous sommes heureux que l'œuvre amie revienne avec nous. Nous sommes heureux que son transfert ait donné lieu à quelques premières conversations amicales entre les représentants de la Société nouvelle et le gérant qui représentait les cahiers. Demander tous rensei- gnements à M. Emile Boivin, 8, rue de la Sorbonne.

Jean-Pierre, journal pour les enfants de sept à treize ans. Les jeunes gens qui avaient constitué le comité de protestation universitaire pour les étudiants russes y avaient commencé leur apprentissage de l'action réelle, souvent difficile, toujours sévère, parfois décevante. Ils

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avaient connu leurs premières difficultés, subi leurs premières désillusions, exercé leur première critique. Mais parce que la critique, au sens nous l'entendons, conduit inlassablement à l'action meilleure, et empêche de retomber à la lâche inaction, aussitôt qu'ils eurent un peu moins à travailler pour leurs camarades russes, ils trouvèrent un moyen d'action permanent, laborieux, urgent. Le premier numéro de Jean-Pierre paraît au commencement d'octobre.

Que des jeunes gens de seize à vingt-cinq ans, au lieu de chauffer quelque circonscription départementale, se mettent résolument sur les bras la tâche la plus lourde, mais la plus indispensable aussi : l'aire un journal pour les enfants ; cpie ces jeunes gens osent assumer une entreprise devant laquelle je connais des audacieux qui reculeraient : voilà, si l'on veut bien, ce que je me permets de nommer un symptôme. A ceux qui se demandent, non sans angoisse, devant tant de faillites et tant de ressemelage et tant de vieux neuf, si les bêtises vont recommencer toujours les mêmes, une initiative comme celle de Jean-Pierre permet d'attendre au moins, et d'espérer que la génération qui \dent fera du travail nouveau vraiment neuf. Demander tous renseignements à M. Emile Boivin, secrétaire de l'admi- nistration, 8, rue de la Sorbonne.

Je ne crois pas qu'une revue comme Jean-Pierre puisse fonctionner pour la rédaction comme n'importe quelle revue, avec plusieurs collaborateurs dévoués. Il y faut des histoires, beaucoup de belles histoires, et quel homme serait assez heureusement doué pour suf- lîre à la production? Une entreprise comme Jean-Pierre doit reposer sur un très grand nohibre de collaborateurs

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premiei' cahier de la troisième série

occasionnels. J'entends par que si l'on se dit : Je vais travailler pour Jean-Pierre, on ne trouvera rien. Mais si deux à trois cents personnes, en continuant leur travail habituel, en faisant leur métier, en continuant leurs lectures, ont seulement cette arrière-pensée que la première belle histoire qui leur passera sous les yeux, ils n'oublieront pas de l'envoyer à Jean-Pierre, cette revue peut devenir, deviendra un recueil admirable, unique. On enverra tous les renseignements, toutes les références à mademoiselle Jeanne Maritain, 8, rue de la Sorbonne.

Ainsi dans cette modeste boutique, un peu trans- formée en bureaux, vÎATont de bonne amitié quatre entreprises naissante et croissantes. Nous ne nom- merons pas cette boutique maison du peuple ni maison du bon Dieu. Nous ne la nommerons pas Palais du Peuple. (i)Nous la nommerons une boutique, la bou- tique, ou la maison, familièrement. Sans formule et sans protocole nous ferons du fédéralisme exact. Chacun des quatre sera entièrement libre de soi, libre chez soi. Mais les quatre ensemble se prêteront un mutuel appui. Nous avons souvent répété que la révolution sociale n'aurait aucun sens à moins que d'être la libération de la conscience par la meilleure entente économique. Nous commençons la révolution par nous-mêmes. Chacun des quatre fédérés aura l'esprit

(1) Nous avons reçu depuis longtemps de M. Dehei me une lettre intéressante que nous publierons aussitôt que nous le pourrons. Je n'ai jamais voulu incriminer d'orgueil son Palais du Peuple. Et les événements ont été si sévères pour M. Deherme que l'on peut être assuré qu'il n'est pas présomptueux.

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et le travail d'autant plus libre que l'entente écono- mique diminuera l'exigence économique.

Non seulement cette entente nous a permis de diminuer considérablement les frais généraux, si importants dans toute entreprise, mais elle nous a permis de réorganiser la librairie des cahiers . Désormais Pages libres, les Journaux pour tous et Jean-Pierre travailleront indistinctement à élargir la clientèle de la librairie, et sur le montant global des affaires un certain pour cent sera directement attribué à Pages libres, aux Journaux pour tous, et à Jean-Pierre. Les quatre entreprises ont tant d'amis communs qu'il devenait vain, et impossible, de distinguer les apports de chacun dans la librairie devenue commune. Ainsi toute commande faite à la librairie des cahiers est avantageuse à tout le monde.

Nous rappelons à nos abonnés que nous fournissons les livres au plus bas prix du commerce. Nous repro- duisons nos conditions à la quatrième page de la couverture du présent cahier. Nous prions instamment nos abonnés de nous envoyer leurs commandes par fiches bien faites, avec tous les renseignements qu'ils ont. Que s'ils écrivent à la fois à la rédaction et à l'administration, nous les prions, pour la bonne admi- nistration du travail, de séparer les deux lettres dans la même enveloppe. A plus forte raison si nos abonnés nous donnent des commissions pour Pages libres, pour les Journaux, ou pour Jean-Pierre, il est bon qu'il y ait autant de fiches distinctes.

Tout fait prévoir que je ne pourrai pas écrire une seule lettre privée avant la fin de la troisième série.

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premier cahier de la troisième série

Mieux vaut que j'attribue au travail commun tout ce que je peux d'écriture. Mais je prie nos amis et nos correspondants de continuer à m'écrire. Je lis attenti- vement tout ce qu'on m'envoie, lettres, journaux locaux, revues locales. Rien n'est aussi utile que les correspondances de partout, pourvu qu'elles ne soient pas des réverbérations de Paris. Je me fie au jugé de nos correspondants pour m'envoyer exac- tement ce qu'il me faut et ne m'accabler pas sous le papier.

De quelle passion d'éditeur, de typographe, de cor- recteur, de gérant, d'auteur, je désire que la troisième série soit amplement complète, je n'ai pas à le dire ici. On n'attend pas qu'à pied d'œuvre je finisse par du pathétisme. Assez de candidats dans quelques mois vont émouvoir les populations. Laissons-leur cette éloquence.

Travaillons.

Tous nos abonnés doivent avoir le quinzième cahiei' de la deuxième série. Mémoires et dossiers pour les libertés du personnel enseignant en France, sous ce titre : attentats dans l'Yonne, nous avons commencé à publier Vhistoire de M. Hervé. Nous en publions la suite aujourd'hui, en plein chapitre, comm.e elle nous a été rédigée avant le commencement des vacances par quel- qu'un de singulièrement bien informé.

ATTENTATS DANS L'YONNE

Il serait exagéré de prétendre que le Pioupiou fût une feuille militariste et patriotique, mais, en vérité, elle ne contenait guère que ce qu'on trouve couramment dans les feuilles anarchistes, ce qu'on trouvait dans les feuilles socialistes il y a dix ans, au temps le socia- lisme s'occupait moins de politicaillerie et davantage de propagande de principes. Mais ce qui sembla intolé- rable, c'est qu'on osât l'adresser à des conscrits.

Les feuilles de sacristie du département se mirent aussitôt en campagne : la grande presse réactionnaire et nationaliste à son tour entra en ligne : V Autorité et * la Patrie en tète.

Le général André eut peur, si un général français peut avoir peur, il demanda des poursuites contre le Pioupiou de l'Yonne.

Le parquet d'Auxerre, pris d'un beau zèle, examina à la loupe le journal et y découvrit une dizaine d'articles une dizaine seulement ! passibles de la cour d'as- sises ; l'article de Sans-Patrie était naturellement parmi les articles incriminés ; on y avait relevé deux lignes injurieuses pour l'armée :

Parce qu'il me répugne de me laisser affubler d'un costum.e de bouffon ; parce que je n'ai aucun goût pour faire le pantin dans les rues et sur les places ;

Toujours l'admirable procédé, vieux comme la jus- < 55

mémoires et dossiers personnel enseignant

lice, qui consiste à découper deux lignes dans une oeuvre ou un article pour faire pendre un homme !

Le gérant était connu de la justice : c'est un jeune paysan, exerçant dans un village de l'Yonne le métier de sabotier. Il s'appelle Thomas. Le citoyen Thomas est bossu, mais précisément à cause de son infirmité, il a revendiqué le périlleux honneur d'être le gérant res- ponsable du Pioupioii ; il ne risquait, lui, en qualité de réformé, que dix ou douze mois de prison, tandis que les autres jeunes gens de la Jeunesse socialiste, leur emprisonnement fini, étaient sûrs d'aller à Biribi. Le citoyen Thomas s'est dévoué ainsi, sans tambour ni trompette, comme s'il accomplissait la chose la plus naturelle du monde.

Le citoyen Monneret, typographe, qui présidait à la composition du journal, ne voulant point laisser un infirme supporter tout le poids d'un tel procès, sans plus de bruit ni de phrase, mit son nom au bas du journal, à la fin d'un entrefilet de quelques lignes : c'est pour cet acte de courage, accompli si simplement, qu'il ira s'asseoir lui aussi sur les bancs de la cour d'assises.

Des recherches qui aboutirent grâce à la dénonciation d'un policier amateur, de sa profession pharmacien de campagne, firent découvrir im autre rédacteur, un jeune instituteur, aujourd'hui démissionnaire : le citoyen Rousseau.

Des autres rédacteurs, un seul semble avoir préoc- cupé le parquet d'Auxerre : le Sans-Patrie; c'était le gros poisson qu'il s'agissait surtout de prendre dans le coup de filet.

On appela M. Hervé d'abord comme témoin, puis on l'interrogea comme inculpé ; soit comme témoin, soit

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ATTENTATS DANS L YONNE

comme inculpé, il refusa de domier aucun éclaircisse- ment à la justice de son pays.

On lit venir au parquet M. l'abbé Olivier, qui avait clairement désigné M. Hervé comme le Sans-Patrie ; M. l'abbé Olivier prétendit qu'il tenait le l'ait d'un M. N***"***, ancien commensal de M. Hervé ; M. N****** fut appelé, confronté avec M. l'abbé Olivier, mais nia formellement avoir tenu le propos que lui attribuait l'honame d'église ; le chevaleresque abbé, qui s'efforçait si généreusement de découvrir un adversaire courtois et doctrinaire, dut reconnaître que sa mémoire l'avait sans doute mal servi. Il dut battre en retraite, en décla- rant que la rumeur publique tout au moins accusait M. Hervé.

Le proviseur du lycée, M. Germain, fut ensuite en- tendu. Il n'avait jamais entretenu que des rapports courtois et cordiaux avec le professeur d'histoire inculpé, mais en bon fonctionnaire non seulement il déclara que la rumeur publique accusait M. Hervé : il ajouta qu'il croyait bien reconnaître dans les articles de Sans- Patrie la tournure d'esprit et jusqu'aux expressions mômes de son subordonné.

Les deux pères de famille, cléricaux, nationalistes et antisémites, qui avaient pris une part active à la campagne dirigée contre M. Hervé, vinrent à leur tour déposer que la rumeur publique accusait formellement M. Hervé ; de preuve, naturellement, ils n'en appor- taient aucune.

Les perquisitions faites de tous côtés pour trouver dans les bureaux du Travailleu7\ au domicile du gérant du Pioupiou, de la copie manuscrite de M. Hervé ne produisirent absolument rien.

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mémoires et dossiers personnel enseignant

Au bout de trois mois de recherches, le parquet d'Auxerre se trouva aussi avancé qu'au premier jour.

Il allait clore Tinstruction quand il reçut deux lettres qui n'étaient pas faites pour Tcclairer; elles émanaient l'une du groupe radical, l'autre du groupe socialiste de Sens : les secrétaires de ces deux groupes s'étonnaient que la rumeur publique des ennemis de M. Hervé eût seule pénétré dans le cabinet du juge d'instruction : les enne«iis politiques de ^I. Hervé affirmaient qu'/Zs croyaient qu'il était le Sans-Patrie. Les secrétaires des deux groupes avancés de Sens déclaraient que le parquet a^ait encore à prêter l'oreille à la rumeur publique des amis de M. Hervé : ils se faisaient forts de trouver chacun plusieurs centaines de citoyen^ qui viendraient à leur tour déclai'er qu z7s ne croyaient pas que M. Hervé fût l'auteur de l'article poursuivi.

Le ministre de l'Instruction publique, on le sait, n'a pas attendu aussi longtemps que la Justice pour prendre au sujet de M. Hervé une décision ferme. Avant même que le juge d'instruction eût terminé son enquête, avant que la chambre des mises en accusation eût statué, alors qu'en tout cas M. Hervé n'était qu'un prévenu, non un condamné, M. Leygues le somma de répondre s'il était oui ou non le Sans-Patrie; le ministre reçut la même réponse que le recteur de Dijon. Le pro- fesseur prétendit, pour les actes de sa vie poUtique, n'avoir affaire qu'à la Justice et ne dépendre nullement du ministre.

M. Leygues prit contre M. Hervé la mesure la plus grave qu'il pût prendre sans donner lieu aux tribunaux universitaires : il le suspendit avec traitement.

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ATTENTATS DANS L YONNE

III

Une mauvaise affaire pour les socialistes ministériels

Au moment même M. Leygues prononçait la sus- pension de M. Hervé, il frappait plus sévèrement encore un autre socialiste de l'Yonne, dépendant de son admi- nistration : il prononçait l'exclusion de l'École uormale d'Auxerre de M. Fradet, élève de troisième année : cette mesure, qui brisait la carrière d'un jeune homme, menaçait de jeter sur la paille le père de M. Fradet, à qui on réclamait les 1.200 francs dus à l'Etat pour l'en- tretien de son fils à l'École normale pendant trois ans ; M. Fradet père, simple ouvrier, étant trop pauvre pour trouver pareille somme, était menacé de saisie.

Le crime de M. Fradet?

Il en avait plusieurs sm' la conscience :

L'École normale d'Auxerre est devenue, depuis plusieurs mois, aux trois quarts socialiste, et M. Fradet, qui exerçait une grande autorité morale sur ses cama- rades, passait pour n'être pas étranger à ce résultat vraiment inquiétant;

Il faisait partie du groupe de la Jeunesse socialiste d'Auxerre, qui avait pris l'initiative de la publication du Pioupiou ;

Il consacrait ses libertés du dimanche à exposer, dans les communes rurales des environs d'Auxerre, la doctrine socialiste et internationaliste.

Tous ces forfaits furent révélés par des lettres pri- vées, écrites par M. Fra(;let à un de ses amis, ouvrier à

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niémoii^es et dossiers personnel tnseignant

Chalon-sur-Saône, lettres saisies lors d'une perquisition faite au domicile de ce dernier; elles dénotaient, en outre, chez leur auteur, un état d'esprit fâcheux : M. Fradet n'y qualifîait-il pas l'acte de Bresci « d'exé- cution du roi d'Italie » ?

Sans doute, il est misérable de violer une correspon- dance privée et d'en faire usage pour frapper un adver- saire politique; mais quand la raison d'État parle, toutes les autres raisons doivent se taire. Et puis, irions-nous, si l'Etat devait s'astreindre aux pratiques d'honnêteté vulgaire dont il fait un devoir aux simples particuliers ?

Les poursuites contre le Pioupiou, la suspension de M. Hervé, l'exclusion de M. Fradet, étaient l'œuvre du ministère de Défense républicaine dont fait partie le « citoyen » Millerand, comme on dit à la Petite Répu- blique; et le Pioupiou, comme, d'ailleurs, MM. Hervé et Fradet, n'avait fait que soutenir les doctrines qu'est censé partager un des membres du gouvernement.

Bien plus : la Fédération socialiste de l'Yonne, lors de la scission récente du parti socialiste, était restée avec le Comité général; elle avait suivi la fraction mi- nistérielle du parti.

Frappée en la personne de deux de ses plus actifs militants, la Fédération de l'Yonne fit mine de se fâcher.

Les socialistes ministériels du Parlement et de la Petite République eurent vent qu'elle s'apprêtait à passer avec armes et bagages à la fraction antiminis- térielle. Il fallait empêcher cette défection.

Le groupe socialiste parlementaire chargea le citoyen Pastre, député du Gard, d'interpeller le ministère; dans

Go

ATTENTATS DANS L YONNE

un meeting très réussi, Pastre, Jaurès, Allemane et beaucoup d'autres vinrent annoncer des résolutions énergiques ; enfin la Petite République parut, pendant plusieurs jours, devenir antiministérielle : l'Universi- taire de la Petite République, sous le titre « Un apôtre » publia en tête du journal, en termes émus, une belle défense de M. Hervé ; Gérault-Richard lui-même, pen- dant huit jours, fonça non seulement contre M. Leygues, mais contre le ministère tout entier.

Tous les socialistes cjui aiment Jaurès, malgré les erreurs de sa tactique opportuniste, qui ont conservé de la sympathie pour le Gérault-Richard d'autrefois, le Gérault du Chambard, tous ceux qui en ont assez du ministère Waldeck-Millerand, qui déplorent de voir le plus lu des journaux socialistes se transformer en une pâle feuille de chou radicale, se réjouissaient en leur cœur de ce réveil et de ce changement d'attitude des socialistes ministériels.

Ce fut un beau feu, mais un feu de paille.

Au bout de quelques jours il était éteint : au lieu de combattre, on négociait ; soit qu'on trouvât qu'une en- tente à l'amiable avec le ministère serait plus profitable aux universitaires frappés, soit qu'on craignît de jeter par terre im ministère qui donnait en même temps un grand coup d'épée dans l'eau pour faire peur aux con- grégations ou amuser les électeurs anticléricaux.

On alla voir MM. Waldeck et Leygues.

Au début, on crut tenir un jour les satisfactions exigées : M. Leygues avait à peu près promis la réinté- gration immédiate de MM. Fradet et Hervé. Mais la nouvelle s'ébruita trop tôt; les journaux nationalistes du soir prirent violemment à parti le ministre de l'In-

6i

IV

mémoires et dossiers personnel enseignant

siruction publique ; le Temps, de son côté, exhala son étonnement indigné dans une note qui avait ati le jour probablement dans les bureaux de la rue de Grenelle : le lendemain, 'SI. Leygues ne marchait plus.

Il consentait seulement à faire accorder à M. Fradet père un sursis pom' le paiement des 1.200 francs que le fisc exigeait de lui : il promettait vaguement que M. Fradet fils serait placé comme instituteur, en octobre, dans un autre département que l'Yonne ; qu'il donnerait im poste à M. Hervé s'il était l'objet d'un non-lieu il n'aurait plus manqué que cela qu'il lui en refusât un ! ; il jurait ses grands dieux, foi de Gascon ! qu'il ne persécutait pas les universitaires socialistes au contraire ! il ferait des déclarations, à la tribune, qui calmeraient les inquiétudes des répu- blicains avancés.

On était loin des concessions de la veille : aussi le citoyen Pastre ne crut-il pas devoir renoncer à inter- peller ; mais en présence des déclarations du ministre, si insuffisantes qu'elles lui parussent, il résolut de se liiontrer à la tribune plus conciliant qu'il ne l'avait tout d'abord décidé : on ferait un ordre du jour qui permet- trait au ministère de se sauver.

Le député du Gard poussa l'esprit conciliant jusqu'à consentir successivement à deux remises de son inter- pellation : il avait d'ailleurs la promesse formelle de M. "NValdeck-Rousseau lui-même que le ministère n'es- camoterait pas l'aiTaire.

Elle était fixée au dernier vendredi de la session, à la séance de l'après-midi. Dans la matinée, la Chambre discuta la question des droits d'entrée sur les blés. Un député delà majorité demanda et la Chambre lui accorda

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ATTENTATS DANS L YONNE

que cette discussion continuerait l'après-midi. M. Pastre n'assistait pas à cette séance du matin.

A la séance de l'après-midi, le député du Gard, venu pour interpeller, trouva l'ordre du jour de la Chambre modifié. Il protesta énergiquement, soutenu par le citoyen Zévaès. La Chambre, à une forte majorité, décida que l'interpellation Pastre n'aurait pas lieu. M. Leygues, assis au banc des ministres, ne vint pas demander à la Chambre de tenir l'engagement pris anté- riem-ement envers le député du Gard. Il se contenta de déclarer qu'il était aux ordres de la Chambre.

Le lendemain était jour de clôture : les citoyens Pastre et Zévaès revinrent à la charge. M. Waldeck- Rousseau, qui était présent, n'intervint pas davantage pour faire honneur à la parole qu'il avait donnée au député du Gard ; et comme le citoyen Zévaès insistait : « Et puis en voilà assez ! » s'écria le président de la Chambre.

Ce fut le mot de la fin.

On se quitta sur ce bon mot que les socialistes minis^ tériels reçurent comme un soufflet, qu'ils avaient peut- être mérité par leur complaisance excessive pour le ministère de la Martinique, de Chalon et de la croisade chinoise.

L'interpellation Pastre se trouve renvoyée aux calendes grecques.

Quatre mois de vacances effaceront sans doute sur la joue des députés la trace du soufflet ; mais il est peu probable que la Fédération socialiste de l'Yonne se montre d'aussi bonne composition.

Déjà trois de ses groupes, sur une vingtaine, ont adhéré à l'Union socialiste révolutionnaire ; les autres

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mémoires et dossiers personnel enseignant

groupes s'agitent, prennent des ordres du jour commi- natoires : si le Comité général ne prend pas à l'égard du ministère Waldeck-^NIillerand une attitude intransi- geante, nettement hostile, nul doute que la Fédération tout entière ne se détache de lui.

Il ne faudrait pas beaucoup d'affaires comme celles-là pour réduire le parti socialiste ministériel à un état- major sans soldats.

IV

r administration universitaire, ayant cru lever un lièvre, leva un sanglier

L'affaire Hervé, avec toute l'affaire à laquelle elle est liée, est curieuse au point de vue sociahste ; elle a un autre intérêt : elle soulève la question si importante des droits et des devoirs des fonctionnaires en matière poli- tique.

M. Hervé a été frappé pour des actes politiques qu'on lui impute en dehors de ses fonctions ; car, dans son service, au dire de ses chefs mêmes, il est irréprochable et n'a jamais fait de politique.

Eh bien ! il s'agit de savoir si les fonctionnaires sont privés d'une partie de leurs droits de citoyens, en parti- culier du droit d'exprimer et de propager leurs opinions politiques ; il s'agit de savoir si les éducateurs de la jeunesse de ce pays, qui se flatte d'être en république, si les maîtres qui ont pour mission de façonner des citoyens libres doivent être eux-mêmes, en matière politique, des esclaves.

ATTENTATS DANS L YONNE

La question est nettement posée dans un article récent, paru dans le Travailleur socialiste sous la signature de Sans-Patrie :

LES DROITS POLITIQUES DES FONCTIONNAIRES

La plupart de nos contemporains ont une singulière idée des droits des fonctionnaires : d'après la sagesse des nations, cette bonne vieille sagesse cjui, il y a deux siècles, refusait la liberté de conscience aux minorités, il y a cinquante ans le droit de suffrage à ceux qui n'avaient pas de fortune, le fonctionnaire est un citoyen châtré de la moitié de ses droits politiques. On ne va pas jusqu'à lui refuser le droit de vote (le fonctionnaire soldat seul en est privé pour des raisons toutes spé- ciales) ; on lui concède même le droit de penser dans son for intérieur autrement que le gouvernement et je voudrais bien savoir comment on pourrait l'en empêcher. Mais ce qu'on lui dénie énergiquement, c'est le droit de dire en public ou d'écrire dans des journaux, même sous un pseudonjTiie, des choses désagréables au gouvernement ou à la majorité du moment ; car, bien entendu, si le fonctionnaire est gou- verriemental, il peut tout dire et tout écrire : il peut chanter en vers et en prose les beautés du régime existant, flagorner les ministres, exalter le désinté- ressement d'un Monis ou la haute moralité d'un Leygues, prouver par raisons démonstratives que le régime régnant est éternel, calomnier les doctrines ou les hommes de l'opposition, aucun de ses chefs n'y trouvera à redire. Dans son service, il pourra être maladroit, négligent, inintelligent; personne n'osera y

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IV.

mémoires et dossiers personnel enseignant

toucher, s'il est couvert par un député influent de la majorité.

Et la sagesse des nations trouve cela très naturel, très équitable et très raisonnable ; si un fonctionnaire n'est pas content du gouvernement qui le paye, eh bien î qu'il s'en aille ! Au surplus, il devrait avoir honte de dire du mal du gouvernement dont il accepte l'argent.

Qui n'a entendu ces belles raisons? Le plus lamen- table c'est que cette imbécile rengaine ce ne sont pas seulement les nationalistes et les cléricaux qui nous la servent. Combien de fois ai- je relever de bons républicains, même des socialistes, qui devant moi s'étonnaient que le gouvernejnent gardât à son service des fonctionnaires notoirement cléricaux. Tant il est YTdii que dans notre pays, qui porte le poids de dix siècles de monarchie, même les partis d'avant-garde ont dans le sang le virus monarchique et l'esprit auto- ritaire des anciens gouvernements despotiques ; quant au gouvernement de la République, à l'exemple des anciennes monarchies, il ne voudrait dans ses adminis- trations qu'im personnel de larbins.

Vous dites, braves gens, que le gouvernement peut se débarrasser des fonctionnaires qui le combattent, puisqu'il les paye ? Mais votre gouvernement lui-même qui est-ce qui le paye? Elst-ce qu'il n'est pas entretenu, payé par tous les contribuables ? Est-ce que les contri- buables des partis de la majorité sont les seuls à payer l'impôt? Est-ce qu'il n'est pas payé par les réaction- naires et les révolutionnaires, tout comme par les républicains de gouvernement? Est-ce que les fonction- naires ne contribuent pas, eux aussi, à entretenir le gouvernement ? Si je suisfonctiomiaire. le gouvernement

6(5

ATTENTATS DANS L YONNE

me paye, maïs moi aussi je le paye, en tant que contri- buable.

D'ailleurs, si l'État me paye, il ne me paye pas pour rien; il me paye parce que je lui fournis un certain travail; je ne lui demande pas l'aumône à l'État; si je suis employé des postes, employé des chemins de fer de l'État, membre de l'enseignement public, le gouver- nement n'a qu'un droit sur moi : celui d'exiger que je m'acquitte consciencieusement et habilement de mon ser\'ice, que je ne le vole pas, que je ne sois pas insolent avec le public, et que je ne profite pas de la chaire qu'il m'a donnée pour faire de la politique militante en classe. Quant aux beaux messieurs dont je porte les courriers, dont je transporte les précieuses personnes, dont j'élève la progéniture, je ne leur reconnais pas le droit de faire des enquêtes sur mes opinions ou sur mes écrits politiques, pas plus que je ne reconnais à mes chefs le droit de me questionner sur ce que je fais ou ne fais pas, mon service fini.

Avec vos beaux principes, braves gens, l'employeur parce qu'il paye aurait le droit de gêner la liberté politique de ses employés, les clients auraient le droit de contrôler les opinions politiques du commerçant qu'ils font vivre, si bien que dans notre démocratie les rentiers, avec quelques politiciens ou journalistes de professions, auraient seuls le droit de donner ouverte- ment leur opinion sur les questions politiques et sociales.

Mais nous de\Tions tous être d'accord, à quelque parti que nous appartenions, pour réclamer une liberté politique entière pour les fonctionnaires ! Tous les répu- blicains dignes de ce nom, par principe libéral et

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mémoires et dossiers personnel enseignant

démocratique; les autres, les réactionnaires de droite et les socialistes d'extrême-gauche par intérêt person- nel, puisque tous les ministères républicains, qui pratiquent la politique de bascule, frappent, tantôt à droite, tantôt à gauche, les fonctionnaires des partis d'opposition.

Seuls, des gouvernants sans principes, uniquement soucieux de se maintenir au pouvoir, et les gens arrivés qui de leurs ronds-de-cuir dirigent toutes les adminis- trations publiques, rejetteront toujours le principe de l'indépendance absolue des fonctionnaires en matière politique; car cette indépendance une fois proclamée, ce serait quelques centaines de milliers de citoyens de plus dans le pays, quelques centaines de milliers de serfs et de larbins affranchis, libres désormais de juger et de critiquer, en toute sécurité, les actes du gouver- nement et l'arbitraire des chefs.

Mais si les gouvernements ne l'admettent jamais, il ne s'ensuit pas qu'on ne pourra pas la leur arracher : les fonctionnaires n'auront, comme les autres citoyens, que les libertés qu'ils sauront conquérir de haute lutte ; c'est à eux d'habituer leurs chefs et le public à respecter leurs droits politiques et ils dresseront le public comme leurs chefs en résistant à l'oppression, en corps ou individuellement, chaque fois que le gouvernement viole en l'un d'eux quelles que soient ses opinions héré- tiques — les Droits de l'homme et du citoyen, dont la Déclaration des droits de 89 n'a exclu aucun fonction- naire.

Le professeur d'histoire du lycée de Sens qui vient d'être suspendu a donné pour son compte l'exemple de la résistance, en refusant énergiquement de répondre

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ATTENTATS DANS L YONNE

au ministre qui l'interrogeait sur des actes de sa vie politique, hors du lycée; en luttant pour sa propre indépendance, qu'on s'en rende compte ou non, il a lutté pour la dignité du corps enseignant tout entier et pour l'affranchissement politique des fonctionnaires plus humbles et plus désarmés que les préfets tiennent dans une véritable servitude.

Un Sans-Patrie

D'ordinaire, quand un ministre commet un acte d'arbi- traire à l'égard d'un de ses subordonnés, celui-ci se tait, ronge son frein et médite en silence l'histoire du pot de terre et du pot de fer, à moins qu'il ne s'aplatisse pour rentrer en grâce et ne pas être jeté à la rue. La plupart des fonctionnaires, n'ayant aucune garantie sérieuse contre le despotisme de leurs chefs, n'ont guère d'autre alternative.

Il se trouve, pour une fois, qu'un ministre a violé le droit d'un fonctionnaire énergique, têtu un vrai Breton ! à cheval sur les principes et qui est bien décidé à ne pas se laisser faire ; il se trouve que ce fonctionnaire est au point de vue professionnel très bien noté, que sa valeur morale ne fait de doute pour personne, qu'il n'est un politicien vulgaire ni un arri- viste en quête de réclame ; enfin, avantage appréciable ! il se trouve que ce fonctionnaire appartient à un corps qui jouit de garanties précieuses, refusées à beaucoup de fonctionnaires : M. Hervé, en qualité d'agrégé de l'Université, ne peut être privé de son traitement qu'avec l'agrément des tribunaux universitaires, le conseil académique et le conseil supérieur de l'Instruc- tion publique, et chacun sait que, depuis le beau réveil

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mémoires et dossiers personnel enseignant

des consciences et des énergies produit dans l'Univer- sité par l'affaire Dreyfus, il n'y a peut-être pas en France, à l'heure actuelle, de juridiction offrant autant de garanties d'indépendance, d'intelligence et de haute moralité.

Or, en cas de non-lieu général en faveur des collabo- rateurs du Pioupiou ou en cas d'acquittement par la cour d'assises, M. Hervé est décidé à exiger sa réinté- gration à Sens, et à refuser tout autre poste : il faudra bien alors qu'on le traduise devant les tribunaux univer- sitaires, et la question de droit, la question du droit des fonctionnaires à l'indépendance politique, y sera posée, que le ministre le veuille ou non.

Nous avons tenu à reproduire la narration que Von a lue exactement comme Vavait rédigée avant le commen- cement des vacances un auteur parfaitement renseigné. On sait que M. Hervé a depuis tenu ce qu'il avait promis. On sait que la chambre des mises en accusa- tion rendit un arrêt de non-lieu en sa faveur, mais que Vaccusation était retenue contre ses camarades, qu'aussitôt il se dénonça lui-même au parquet par une lettre que nous publierons. Comment M. Hervé fut alors impliqué dans les poursuites, comment l'affaire fut renvoyée à une autre session d'assises, comm,ent elle sera Jugée, quelles seront les conséquences universi- taires du verdict, combien l'interpellation Pastre sera remise encore de fois avant qu'elle vienne, et comment à la distribution des prùx du Concours général M. Lergues défendit éloquemment contre nous les libertés du personnel enseignant, c'est ce que nous conterons à mesure que notre collaborateur nous enverra de sa copie.

CAHIERS NIVERNAIS

Mon cher Péguy,

J'ai le plaisir de vous annoncer la naissance des Cahiers Nivernais.

La politique est une belle chose. Il est noble et beau d'être radical socialiste, d'organiser des réunions électo- rales, de rédiger des programmes, de fonder des comités pour soutenir une candidature. De bonnes polémiques personnelles ont aussi leur agrément et quand les adver- saires se sont réciproquement couverts de boue, c'est un beau spectacle. Le seul ennui, c'est que tout cela ne fait peut-être pas avancer les choses.

Un certain nombre de jeunes gens se faisaient ces réflexions. Ils auraient préféré au tintamarre électoral une propagande persévérante et désintéressée qui n'eût exposé que des idées et des faits, qui eût plus visé à l'éducation morale qu'aux succès de scrutins.

Ils pouvaient longtemps se faire à eux-mêmes toutes ces réflexions. Une action commune leur était impossible : ils ne se connaissaient pas.

Il s'est trouvé un homme qui les a mis en rapport, qui s'est dit : « Ces jeunes gens s'ignorent, il faut les présenter les uns aux autres. »

Il nous a donc envoyé à tous des cartes d'invitation, appelées je crois convocations, et nous a réunis.

Cet homme, c'est le commandant de recrutement de Nevers, qui convoqua ses réservistes pour leur faire faire vingt-huit jours.

Ce fut donc à la caserne, à la table de la cantinière, madame Garnier, que huit ou dix Nivernais, hommes d'études et de bonne volonté, firent connaissance. Ils s'aperçurent qu'ils avaient des idées communes, des ten- dances pareilles. Ils regrettèrent de ne s'être pas connus plus tôt, mais convinrent du moins de ne pas se perdre de vue, et d'essayer d'agir ensemble.

Pendant une marche-manœuvre dans laquelle je remplis- sais avec honneur et fidélité les importantes fonctions (Vhomnie de communication, l'idée me vint de fonder ici quelque chose d analogue aux cahiers.

premier cahier de la troisième série

Deux amis qui à Técole de section se trouvaient être Jile de base rélléchii*ent à l'idée, l'approuvèrent, et ce fut placés en grand garde que l'idée définitivement adoptée, nous passâmes à l'exécution.

Une collecte fournit les premiers fonds, et voici oe qui fut décidé :

Nous fonderons une petite revue, mensuelle du moins au début, rédigée par des Nivernais, traitant les cpiestions générales au point de vue local, et s'adressant à nos com- patriotes.

En dehors de la Nièvre, nous nous adresserons aux Niver- nais socialistes, libertaires, ou simi^lement indépendants, ^jue leurs occupations ont amenés à quitter le pays.

Dans cette revue, nous étudierons les conditions du travail dans le Nivernais, et commencerons par des mono- grapliies sur les divers syndicats. Nous essaierons de mettre un peu d'entente païuni les bonnes volontés qui s'occupent ici d'enseignement populaire. Enlin, tous très épris de notre pays, nous essaierons, si cela est possible, de redonner un peu de vie intellectuelle à la région. Il sera interdit de s'occuper de politique locale.

En ce qui vous concerne, je vous demande, au nom de mes camarades, si vous nous autorisez à vous empiHinter le nom des cahiers, et à publier des Cahiers yivernais. Ce nom est parfait, mais, bien entendu, nous en choisirons un autre si cet emprunt vous ennuyait.

Pour nous aider à retrouver les Nivernais de Paris qui peuvent nous aider ne fût-ce que de leur sympathie nous vous prions de les adresser à M. Dunois-Catonné, 33, rue de Paris, à Nevers, secrétaire de la rédaction.

M. Emmanuel Defert, 45. boulevard des BatignoUes, va se mettre en relations avec le Groupe des Nivernais de Paris.

André Lucien Daliuy

Nous souhaitons que les cahiei's iiiK-ernais naissent et vivent justes. K'rais, utiles, prospères, libres, qu'ils travaillent solidairement avec nous, mais qu'ils soient libres de nous aussi.

Le Gérant : Charles Pkguy Ce cahier a élè composé et tiré au tarif des ouvriers syndiqués iMPRiMEHiE DE ScHESNES \G. RICHARD, administrateur ', 9, rue du Pont. 4969

Le prix de nos abonnements ordinaires est à peu près égal au prix de revient; le prix de nos abonnements de propagande est donc très sensiblement inférieui- au prix de revient.

Xous envoyons éventuellement nos cahiers à qui nous les demande. Xous envoyons pour soixante centimes le premier cahier de la troisième série, oii sont tous les ren.se ign emen ts nécessaires.

Xous acceptons que nos abonnés paient leur abonne- ment par mensualités de un ou de u.x francs.

M. André Bourgeois, administrateur des cahiers, reçoit pour V administrât ion et pour la librairie tous les Jours de la semaine, le dimanche excepté, de huit heures à onze heures et de une heure à sept heures.

M. Charles Péguy, gérant des cahiers, reçoit pour la rédaction le jeudi soir de deux heures à cinq heures.

Adresser à M. André Bourgeois, administrateur des cahiers, 8, rue de la Sorbonne, Paris, la correspon- dance d'administration et de librairie: abonnements et réabonnements, rectifications et changements d'adresse, cahiers manquants, mandats, indication de nouveaux abonnés. X'oublier pas d'indiquer dans la correspon- dance le numéro de Vabonnement, comme il est inscrit sur Vétiquette, avant le nom.

Adresser à M. Charles Péguy, gérant des cahiers, 8. rue de la Sorbonne, Paris, la correspondance de rédaction et d'institution. Toute correspondance d'admi- nistration adressée à M. Péguy peut entraîner pour la réponse un retard considérable.

Je prie ceux de nos abonnés qui connaîtraient à Paris des leçons de sciences niatiiénialiques, physiques, chimiques à donner dès la rentrée d'octobre, de vouI«)ir bien ni'écrire pour nie les indiquer.

Xous avons donné le bon à tirer après corrections pour trois mille exemplaires de ce jiremier cahier le mardi premier octobre i [)0 i .

Nous prions tous nos abonnés de vouloir bien acheter tous leurs livres à la librairie des cahiers.

Nous recevons sans frais les abonnements à toutes les revues.

Librairie de? Gabiers

Nous faisons dans nos bureaux les plus fortes réduc- tions usuelles, c'est-à-dire que nous y vendons les livres exactement aux prix de l'Odéon.

Nous envoyons franco à domicile à Paris aux mêmes conditions.

Nous envoyons franco à domi<:ile en province et à l'étranger aux prix marqués pour toute commande inférieure à onze francs.

Nous envoyons franco à domicile en province et à l'étranger avec les plus fortes réductions usuelles, c'est-à-dire exactement aux prix de VOdéon, pour toute commande égale ou supérieure à onze francs.

Notre service de librairie est î'igoureusement réservé à nos abonnés, aux abonnés de Pages libres et aux abonnés de Jean-Pierre.

DEUXIÈME CAHIER DE LA TROISIÈME SÉRIE

CHARLES G.UIEYSSE

LES

UNIVERSITÉS POPULAIRES

ET LE

MOUVEMENT OUVRIER

CAHIERS DE LA QUINZAfNE

PARIS

8, rue de la Bonbonne, au rez-de-chaussée

iVo; \s sont édités par des souscriptions men-

suelle ères et par des souscriptions extraordi-

naires w.riptioji ne confère aucune autorité sur

la rédy -i sur l'administration : ces fonctions

demeuj ^ui libres.

Nous servons : des abonnements de souscription à cent francs; des abonnements ordinaires à vingt francs ; et des abonnements de propagande à huit francs.

Il va sans dire qu'il n'y a pas une seule différence de service entre ces différents abonnements. Nous vou- lons seulement que nos cahiers soient accessibles à tout le monde également.

Le prix de hos abonnements ordinaires est à peu près égal au prix de revient; le prix de nos abonnements de propagande est donc très sensiblement inférieur au prix de revient.

Nous ne consentons des abonnements de propagande que pour la France et pour la Belgique.

Nos cahiers étant tPès pauvres, nous ne servons plus d'abonnements gratuits.

Nous envoyons éventuellement nos cahiers à qui nous les demande. Nous envoyons pour soixante centimes le premier cahier de la troisième série, oh sont tous les renseignements nécessaires.

Nous acceptons que nos abonnés paient leur abonne- ment par mensualités de un ou deu.x francs.

M. André Bourgeois, administrateur des cahiers, reçoit pour V administration et pour la librairie tous les Jours de la semaine, le dimanche e.xcepté, de huit heures à ojize heures et de une heure à sept heures.

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Adresser à M. André Bourgeois, administrateur des cahiers. S, rue de la Sorbonne, Paris, la correspon- dance d'administration et de librairie: abonnements et réabonnements, rectifications et changements d'adresse, cahiers manquants, mandats, indication de nonveau.x abonnés. N'oublier pas d'indiquer dans la correspon- dance le numéro de l'abonnement, comme il est inscrit sur l'étiquette, avant le nom.

VRAIMENT VRAI

Nos abonnés ont ici de M. Charles Guieysse, le secré- taire général de la Société des Universités Populaires, un cahier, qui lui est personnel, sur ces mêmes Univer- sités. Nous publierons bientôt un cahier de documents et renseignements qui nous sera fourni par la Société même. Enfin nous publierons quelque jour, de M. Romain Rolland, tout un cahier sur le théâtre populaire.

Il y a deux enseignements, et il n'y a que deux ensei- gnements. Si nous conservons les dénominations usuelles, et nous pouvons provisoirement les conserver, il y a et il n'y a de fondés en raison et de distincts que l'enseignement supérieur et l'enseignement primaire. L'enseignement secondaire, qui est socialement si con- sidérable, n'existe, en raison, que parce qu'il fait la préparation de l'enseignement supérieur et la continuation, ou l'achèvement, de l'enseignement pri- maire.

L'enseignement supérieur, entendu à peu près au sens usuel, commande l'enseignement primaire, et à plus forte raison l'enseignement secondaire, qui fait le trait d'union. Et de l'enseignement primaire à l'enseignement supérieur, en passant par l'enseignement secondaire, il n'y a pas continuité, progrès continu, mais conversion ^

et révolution, altération, crise, formation. <\ v

\V

^ V

deuxième cahier de la troisième série

Étant donné que tout enseig^nement tend à commu- niquer de la connaissance à des élèves, on peut nommer enseignement supérieur celui qui fait passer avant tout la considération de la connaissance, et enseignement primaire celui qui fait passer avant tout la considération des élèves. L'enseignement secondaire est le trait d'union parce que, tout en formant des élèves, il com- mence à leur enseigner à faire avancer la connaissance humaine.

L'enseignement supérieur ne reçoit aucun comman- dement; il se commande lui-même; ou plutôt il n'est commandé que par le réel dont il cherche la connais- sance vraie; il ne tend qu'à la recherche de la vérité dans la philosophie et dans les sciences ; à la limite, et rigoureusement, il n'a pas à se préoccuper des élèves. Il ne tend qu'à faire avancer la connaissance que l'hu- manité peut avoir du réel proposé à son enquête. Le professeur à l'École des Hautes-Études ou au Collège de France poursuit pour sa part la perpétuelle et l'uni- verselle mvestigation de l'humanité sur le réel proposé à cette investigation. Il ne court pas après les élèves. Ils viennent à lui, comme au Dieu d'Aristote, suivent son cours, l'entendent de leur mieux, travaillent, au besoin se préparent à l'écouter. Normalement il n'a pas à se préoccuper de leur insuffisance. Mais c'est à eux d'y pourvoir. Parlant rigoureusement on peut dire qu'ils sont faits pour le cours, et que le cours n'est pas fait pour eux, puisqu'il est fait pour l'objet du cours. Ainsi quand M. Vidal de la Blache fait un cours d'enseigne- ment supérieur sur le système orographique de l'Europe, il ne s'agit pas que des élèves donnés trouvent le cours agréable, commode, utile, facile ; mais il s'agit, abso-

VRAIMENT VRAI

lument, que le professeur prononce la connaissance la plus exacte qu'il pourra, scientifiquement, géographi- quement, des hauteurs européennes réelles. Quand un philologue fait une leçon d'enseignement supérieur sur un texte ancien, il ne s'agit absolument que de recon- stituer et d'interpréter, le plus exactement que l'on pourra, l'ancien texte réel. Enfin quand un philosophe, historien, fait un cours d'enseignement supérieur sur la philosophie d'Épicure, il ne s'agit, absolument, que de reconstituer et d'interpréter, le plus exactement que l'on pourra, la philosophie réelle d'Epicure. C'est aux élèves à s'être mis d'eux-mêmes et d'avance en mesure d écouter ces cours. Il faut qu'ils aient d'avance appris la technique, le vocabulaire, la géologie, la cosmogra- phie, la physique et la chimie générale, assez d'histoire naturelle, assez d'histoire. Il faut qu'ils aient appris la grammaire, le vocabulaire, la métrique. Il faut qu'ils sachent le grec, et au moins un peu l'histoke de la plii- losophie grecque avant Épicure.

Entendons-nous, et ne laissons pas prétexte à la parodie. L'enseignement supérieur n'est pas celui qui ferait exprès d'être inintelligible à son auditoire. Il ne méprise pas ses élèves. Il s'efforce de se faire écouter, de se faire entendre. Mais telle n'est pas sa fin essentielle. Sa fin essentielle est de contribuer à la philosophie et à la science humaine. Il travaille sous l'aspect de l'humanité. Que le professeur, en sauve- gardant l'entièreté de la philosophie et Tentièreté de la science, les rende intelligibles à l'auditoire qui lui est donné, c'est affaire à lui comme artiste, mais nous réservons, dans ce raisonnement et dans ce classement schématique, la considération de l'art et des moyens.

deuxième cahier de la troisième série

Nous n'examinons que les intentions et les volontés. L'intention de l'enseignement supérieur est philoso- phique et scientifique. Le meilleur enseignement supé- rieur est celui qui fait la meilleure philosophie et la meilleure science.

Le meilleur enseignement primaire est celui qui fait les meilleurs élèves. L'enseignement primaire com- mence par être intelligible. Son intention est pédago- gique. Il travaille sous l'aspect des hommes. Il veut former des hommes et des citoyens.

Nous savons que la distinction que nous voulons établir est schématique. Mais nous ne croyons pas qu'elle en soit moins profonde. Nous savons que de l'enseignement primaire à l'enseignement supérieur, en passant par l'enseignement secondaire, de l'alphabet au laboratoire, et de l'instituteur au professeur, s'étagent les innombrables nuances de l'art et de la vie. Mais nous croyons aussi que l'apparente continuité, que la continuité organique réelle de ces nuances recouvre ime réelle rupture logique, morale, et peut-être méta- physique. Dans la vie de tout homme intéressant, et à s'en tenir aux fonctions de la connaissance, il y a un moment l'on cesse d'être un bon élève. Par l'histoire de la pédagogie nous connaissons qu'il «'en faut de beaucoup que les meilleurs élèves soient devenus les meilleurs philosophes et les meilleurs savants. Par l'histoire de la philosophie et des sciences nous con- naissons que beaucoup de bons philosophes et beau- coup de bons savants n'avaient pas été de bons élèves. Et ceux qui furent de bons élèves et puis qui devinrent de bons philosophes et de bons savants, ce fut par des qualités fort dillérentes, sinon contraires. Il y a l'en-

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VRAIMENT VRAI

fance et l'adolescence, l'on est élève; et il y a l'âge adulte, l'on est homme, savant ou philosophe. Il y a, pour passer du premier âge au deuxième, une révolu- tion mentale aussi, crise intellectuelle et morale, con- version, changement de regard. Un élève est normale- ment un enfant puis un adolescent que l'on cultive et qui lui-même se cultive de plus en plus, de mieux en mieux. Un adulte, un homme cultive la philosophie ou la science. Eu égard aux fonctions de la connaissance, il ne se cultive plus que pour l'objet de son investiga- tion.

Je crois que l'on avancerait beaucoup vers la solution de problèmes importants si l'on introduisait dans la recherche la nouvelle considération de l'enseignement supérieur et de l'enseignement primaire ainsi distingués, si on se demandait à chaque instant ce qui dans l'enseignement est fait pour l'élève, et ce qui est fait pour l'objet de la science et pour l'objet de la philosophie. Les deux intentions se combattent souvent. L'Université de l'Etat, dont quelques radicaux veulent nous faire un monopole infaillible, et qui ressemble tant à l'Église d'État, a beaucoup retardé, beaucoup faussé le passage de l'enseignement primaire à l'ensei- gnement supérieur en instituant des examens et concours tardifs, comme l'agrégation. Si les Facultés et l'École normale réussissent assez souvent à donner de bons résultats, à former des esprits libres, c'est que la plupart des professeurs et maîtres de conférences réagissent tant qu'ils peuvent contre l'institution, réduisent tant qu'ils peuvent le bachotage, introduisent tant qu'ils peuvent le véritable travail de lettres, de sciences, de philosophie.

deuxième cahier de la troisième série

Beaucoup de problèmes seraient éclairés si l'on commençait par se demander expressément ce que l'on veut faire pour l'élève et ce que l'on veut faire pour l'objet : ainsi l'organisation de l'enseignement primaire, laïque; l'élimination de l'enseignement congréganiste; la composition des programmes ; la succession des études ; le monopole universitaire : la succession des examens et concours ; le fédéralisme universitaire ; l'enseignement littéraire et l'enseignement scientifique ; l'enseignement classique et l'enseignement romantique ; l'enseignement par l'antique et l'enseignement par le moderne; l'enseignement par le français et l'ensei- gnement par les étrangers; l'enseignement par les maîtres, et l'enseignement par les camarades, et l'enseignement par les amis, et l'enseignement par soi-même; l'enseignement par l'émulation et l'ensei- gnement sans émulation; les méthodes; l'utilisation ou la suppression des grandes Ecoles militaires et universitaires; la neutralité; l'extension universitaire; l'internat, l'externat ou la famille.

On s'apercevrait ainsi que parmi les difficultés qui mettent si heureusement en fuite les snobs antérieurs, outre les difficultés économiques, politiques, sociales qui sont généralement indiquées, les Universités populaires présentent la difficulté pédagogique suivante : il faut qu'elles fassent de l'enseignement primaire à des auditeurs qui ont déjà reçu l'enseignement supérieur de la vie même.

Ailleurs les hommes reçoivent l'enseignement pri- maire pendant l'enfance et l'adolescence, puis ils passent normalement à l'enseignement supérieur, s'ils y passent. Mais dans les Universités populaires les

VRAIMENT VRAI

auditeurs qui reçoivent un enseignement primaire ne sont plus pour la plupart des enfants ni des adolescents ; ils sont des adultes, souvent des vieillards. Ils ont tous reçu le maître enseignement de la vie. Et ils ont presque tous reçu le maître enseignement de la pauvreté. Ils en savent, en un sens, autant que leurs instituteurs et professeurs, ils connaissent comme eux le monde et le réel s'ils ont connu eux-mêmes l'amour et la mort.

Dans les écoles primaires l'instituteur a sur l'élève cet avantage que son avance de savoir est doublée, auto- risée par une avance de vie. Dans l'université populaire l'instituteur, le professeur a l'avance de savoir, mais il n'a plus l'avance de vie. Même il peut avoir un certain retard de vie. L'ou^Tier et le paysan, s'ils ont été plus malheureux, plus pauvres, peuvent avoir une connais- sance plus âpre, plus profonde, plus valable de la vie. Ainsi l'université populaire cumule avec les difficultés pédagogiques de l'enseignement primaire, avec les difficultés de l'enseignement supérieur, des difficultés propres.

Beaucoup de questions seraient éclairées, en dehors des questions étroitement universitaires, si l'on intro- duisait dans la recherche la distinction de l'enseigne- ment primaire et de l'enseignement supérieur, car on doit considérer beaucoup de questions, au moins en partie, sous l'aspect de l'enseignement : la presse, les journaux, cahiers et revues ; les romans feuilletons ; les annonces ; les polémiques ; le théâtre ; les campa- gnes électorales ; les livres ; la politique ; les affiches.

Nous examinerons modestement ces questions dans les cahiers à mesure que nous le pourrons. Nous n'intro-

deuxième cahier de la troisième série

diiirons aujourd'hui la distinction de l'enseignement primaire et de l'enseignement supérieur que pour demander non pas l'indulgence mais la patience de nos nouveaux abonnés et de nos abonnés éventuels.

J'ai souvent dit que Pages libres est un pério- dique d'enseignement primaire. On pourrait spécifier que leur institution correspond exactement à celle des Universités populaires. Comme les Universités popu- laires, Pages libres font de l'enseignement primaire en ce sens que la considération des lecteurs, la forma- tion des élèves y passe au premier plan. Comme les Universités populaires, Pages libres font de l'ensei- gnement primaire à un public, à un auditoire qui a déjà reçu l'enseignement supérieur de la vie. Ainsi les collaborateurs de Pages libres ont sur les abonnés une avance de savoir, mais ils n'ont pas une avance de vie. Et toutes les difficultés de l'enseignement primaire, les difficultés de l'enseignement supérieur, les difficultés propres des Universités populaires se cumulent pour la rédaction et pour l'administration de Pages libres. Et ce n'est point par hasard que M. Guieysse, ayant travaillé aux Universités populaires, a fondé ensuite ce périodique populaire.

Je n'ai jamais dit, mais je puis dire, à présent que nous avons défini les mots, que nos cahiers font de l'enseigne- ment supérieur. Que nous y réussissions plus ou moins, il appartient à lévénement de le dire. Mais telles sont nos intentions. Nous tâchons de faire pour la prépara- tion de la révolution sociale, au sens nous l'enten- dons, exactement ce que l'enseignement supérieur fait pour l'orographie de l'Europe, le texte ancien, ou la

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VRAIMENT VRAI

philosophie d'Épicure. Nous publions vraiment ce que nous croyons la vérité, sans faveur et sans défaveur, sans accommodation, facilité, ni agrément.

Nous croyons qu'il est indispensable que cet en- seignement supérieur soit produit quelque part. Dans la croissante mêlée des mensonges démagogiques, il est indispensable qu'un périodique publie librement tout ce qu'il peut de vérité libre, sans aucun souci de par- tialité, sans aucun souci de basse utilisation, sans aucun souci d'enseignement primaire, de mise à la portée.

La génération pour qui nous travaillons ne vaut pas la génération précédente. Sachons le dire. Sachons le lui dire. Les républicains de la veille, qui nous prépa- rèrent la République, si mal, sous l'Empire, étaient en présence d'un public beaucoup plus intelligent, et plus travailleur que nous. J'ai connu dans mon enfance plu- sieurs de ces vieux républicains de province, ouvriers ou très petits patrons. Ces hommes lisaient beaucoup, attentivement, avec zèle, avec persévérance. Ils tra- vaillaient. Leurs auteurs, un peu inégaux, ne les va- laient pas toujours, et ne méritaient pas toujours ce zèle. C'étaient Michelet, Quinet, Hugo, Raspail, Eugène Sue, Gambetta, Paul Bert, Thiers, Louis Blanc. Ces républicains se passionnaient pour l'histoire de la Révolution et de l'Empire. Ils s'efforçaient. Ils travail- laient. Si la présente république n'est pas plus habi- table, ce n'est nullement de leur faute, mais cela tient au bourgeoisement, ou à l'embourgeoisement de leurs chefs.

Nous auteurs, éditeurs et gérants, nous sommes au- jourd'hui moins favorisés. On ne lit plus. Non seule-

Q I.

deuxième cahier de la troisième série

ment le public est mauvais, mais il n'y a plus de public. Pour des causes que nous examinerons plus tard, en particulier par l'invasion de la pédagogie d'agrément, ou pédagogie complaisante, l'ancien public s'est désagrégé. Le nouveau public est à faire. Nous nous y employons autant que nous le pouvons, sans aucune servilité ni complaisance. Que nos abonnés nous y aident. Au moment nous publions ce deuxième cahier, nous ne pouvons encore savoir com- bien la troisième série sera lue. Nous recevons le témoignage et la preuve d'amitiés profondes. Si ce mouvement continue constant, nous aurons avancé d'un pas dans cette œu\Te indispensable préliminaire : obtenir qu'un public libre soutienne et lise un pério- dique libre.

Au moment nous mettons sous pi^esse, la lâcheté la plus révoltante s'étale.

Je prie qu'on veuille noter que je suis un des plus grands ennemis loyaux de Jaurès. Même Je suis son plus grand ennemi, s'il est vrai qu'il n'y a pas de socialiste en France qui ait comm,e lui Vamour de Vunité m,ystique, et s'il est vrai qu'il n'y a pas de véritable anarchiste qui ait plus que moi la passion de la liberté. J'ai critiqué Jaurès en uji temps oii des nuées innumérables de flagorneurs V environnaient. Je lui ai dit ce que je croyais la vérité en un temps oit presque tout le monde cultivait ses erreurs. Je l'ai

Je continue à la page trois de la couvertm*e.

CHARLES GUIEYSSE

LES

UNIVERSITÉS POPULAIRES

ET LE

MOUVEMENT OUVRIER

Il ne faut pas lire seulement ce qui suit pour se faire idée de l'Université Populaire. La qualité de secrétaire général de la société des U. P. est moins importante que celle de fondateur d'U. P. Il ne faut pas lire seule- ment celui qui a regardé attentivement et sans passion les autres travailler, il faut lire aussi ceux qui ont travaillé passionnément.

On lira donc :

La Coopération des Idées; une tentative d'éducation et d'organisation populaire, par Georges Deiierme, édité à rUnlon pour rAction morale. o franc 5o.

La Fondation universitaire de Belleville, par Jacques Bardoux, chez F. Alcan. i franc 5o.

Quelques réflexions sur les Universités Popu- laires, par DicK May, dans la Revue Socialiste, nu- méros de janvier et de février 1901.

Les Annales de l'Université Populaire lyon- naise, trois brochures parues chez Storck et C'^, à Lyon.

On se préoccupera aussi des idées de Gabriel Séailles, Buisson, Duclaux...

Ch. g.

I

L'UNIVERSITÉ POPULAIRE

INSTITUTION OUVRIÈRE

L'Université Populaire est un produit du mouve- ment ouvrier.

L'Université Populaire est une association ouvrière, de même que le syndicat, que la coopé- rative socialiste, et aussi que le groupe d'action politique ou d'études sociales.

C'est à ce point de vue qu'il importe de la consi- dérer, sans se laisser arrêter par ce fait qu un certain nombre d'institutions portent le nom d'Uni- versité Populaire et ne sont nullement un produit du mouvement ouvrier. Ces institutions sont sim- plement des sociétés d'instruction et d'éducation qui agissent dans les milieux ouvriers, comme tant d'autres agissent dans les milieux du petit com- merce, de la petite bourgeoisie ; elles ne sont pas des U. P. comme elles vont se définir ici.

Les U. P. cependant à leur naissance ne sont pas apparues comme produit du mouvement ouvrier. Elles sont nées en effet du rapprochement qui s'est fait entre la bourgeoisie libérale et la classe

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Charles Guieysse

ouvrière pendant l'affaire Dreyfus. La classe ouvrière par son attitude à Paris ayant somme toute plus fait que le gouvernement poui' défendre la République, la bourgeoisie libérale reconnais- sante a fondé les U. P. ; et elle y a beaucoup parlé de fusion des classes, quand elle n'allait pas jusqu'à y nier qu'il y eût des classes.

Cet état de paix aimable a peu duré. D'une part, la bourgeoisie libérale s'est lassée de fréquenter les U. P. elle était naturellement mal à son aise, et, d'autre part, la classe ouvrière a vite manifesté son désir de prendre elle-même la direction des U. P., ce qui ne pouvait guère plaire à la bourgeoisie libérale mais craintive.

Un an après le commencement des U. P., il était manifeste que bientôt elles ne tireraient plus leur force que de la classe ouvrière ; et l'éloignement de la bourgeoisie a été en s' accélérant. Certes, dans les U. P. on rencontre encore de nombreuses personnes appartenant à la bourgeoisie, mais ces personnes ont un esprit assez exceptionnel : elles aiment la liberté pour elle-même et non pour les avantages qu'elles en retirent cgoïstement ; jouis- sant de la liberté, elles veulent en donner les jouissances à la classe ouvrière. Tout d'abord, elles représentaient la bourgeoisie dans un essai de fusion impossible avec la classe ouvrière, elles sont

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l'université populaire institution ouvrière

devenues les alliées de la classe ouvrière travail- lant elle-même à son émancipation.

Par le jeu naturel des facteurs sociaux, les U. P. sont devenues des institutions ouvrières ; et ce qui est maintenant clairement leur raison d'être, c'est la lutte de classe et non la fusion des classes.

LA LUTTE DE CLASSE POUR LA LIBERTÉ

Mais entendons - nous sur le sens du mot « lutte de classe » qui n'a qu'une très lointaine analogie avec lidée caricaturale de la lutte de la casquette et du chapeau mou contre le chapeau rond ou haut-de-forme.

On ne voit généralement dans la lutte de classe qu'une lutte pour l'égalité et rien que cela ; cela serait la lutte du pauvre contre le riche qu'il envie. Sans nier que l'égalité soit réellement et for- tement désirée par les ouvriers socialistes, on peut concevoir que la lutte de classe est avant tout la lutte pour la liberté et qu'elle s'organise par le désir qu'ont de la liberté ceux qui ne la possèdent pas aujourd'hui. L'existence des U. P., comme institutions de la classe ouvrière autonome, vient justifier cette manière de voir.

S'il est possible de décréter l'égalité en s'empa- rant du gouvernement, de l'administration politique

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Charles Guiej'sse

d'aujourdliui qui, fortement hiérarchisée, permet tous les actes d" autorité, il est impossible de décréter véritablement la liberté, laquelle se doit conquérir, l'homme s'y habituant peu à peu, la concevant chaque jour plus nettement que la veille. Aux yeux de quiconque aime vraiment la liberté, la lutte de classe peut donc apparaître comme absolument logique, et absolument désirable.

Jusqu'à présent, elle n'apparaît guère ainsi ni à la bourgeoisie propriétaire, ni aux hommes médiocres et faux intellectuels qui se sont empai^és de la direction du mouvement socialiste. Mais je prétends que, comme je la présente, elle commence à apparaître, confusément encore, aux ou^i'iers.

La lutte de classe se fait, dit-on constamment et justement, dans le but de conquérir « les pouvoirs publics ». Il faut définir ce terme.

On entend généralement par les pouvoirs gou- vernementaux de l'État actuel, le Parlement, les Ministères. Gela est un entendement naïf et incom- plet. Les pouvoirs publics existent indépendam- ment de la forme sous laquelle ils apparaissent à une époque déterminée ; et quand on parle de « classe dirigeante », c'est bien ce que Ton affirme. Actuelle- ment la classe dirigeante, c'est l'ensemble des pro- priétaires ; la lutte de classe a pour but de lui sub- stituer la classe ouvrière, ou plus exactement de

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l'université populaire institution ouvrière

donner à la classe des travailleurs, des produc- teurs la direction générale de la société, (i)

Et, ainsi présentée, la lutte de classe semble bien une nécessité historique.

Gomme ce donttoujours les hommes ont eubesoin, c'est des produits du travail, l'histoire des travail- leurs améliorant successivement leur condition vers plus de liberté constitue comme la structure de l'histoire politique. Et il est justement permis de supposer que les travailleurs arrivant à la liberté, c'est-à-dire devenant classe dirigeante, car la liberté positive se manifeste par la Juste part qu'on prend à la gestion des intérêts généraux ce serait l'établissement de la liberté comme principe même de la Politique. (2)

(1) En réunion publique, sur les affiches, dans les brochures de propagande, on emploie constamment l'un poiu* l'autre les mots « prolétaire » et « travailleur ». Il y a une confusion fâcheuse. Les prolétaires, les pauvres, les miséreux ne peuvent pas s'unir pour prendre la direction de la société, car ils ne remplissent pas de fonction sociale ! ils sont seulement les produits d'une organisa- tion sociale condamnable ; ayant conscience de leur état, ils con- stituent une force de révolte contre l'état actuel, mais non point une force révolutionnaire dirigée vers une autre organisation sociale. Les travailleurs, au contraire, les producteurs, remplissent une, fonction sociale qui ne saurait jamais cesser, et ils constituent une force révolutionnaire qui se donne comme but que leurs fonctions seront remplies dans la liberté et non pas dans la servitude du salariat actuel. Que le paupérisme disparaisse quand les travailleurs généralement prolétaires seront devenus la « classe dirigeante », cela est possible, probable même si l'on veut. Mais la lutte de classe implique l'union des travailleurs et non point des prolétaires, l'union des producteurs et non des pauvres.

i'2) Un conçoit généralement que le but du mouvement ouvrier est rexpropriation de la propriété capitaliste, et la formation d'une pro-

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Ils ménagèrent ( ne les U. P. Et quelques-uns y firent des confère i es, sans protestation des audi- teurs. C'était le tei s la classe ouvrière n'avait pas encore pris p< session de l'institution que la bourgeoisie libéra avait fondée, elle venait seulement écoutei es conférences que les délé- gués des bourgeo fondateurs o^ îent pour elle. :

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l'université populai institution ouvrière

Mais au faubourg Sait-Antoine, (i) un prêtre, l'abbé Denis, parla un our. Il y eut des protes- tations très vives, des uditeurs firent un bruit violent et indécent.

On a beaucoup discié sur « l'affaire Denis », tous les journaux s'en set occupés. Deherme, dans son hebdomadaire, a éàt des articles contre les sectaires, et. a fait faire i l'auditoire du faubourg Saint- Antoine des conf^ences sur la liberté, la libre discussion, la tolérace.

Je croirais volontiers que l'on a constamment discuté à côté de la qu€tion.

Qu'Urbain Gohier das V Aurore, et que l'Uni- versitaire de la Petite épublique aient fulminé contre Deherme qui a^vit fait parler un prêtre devant son auditoire, cel n'a rien de surprenant, et cela n'apporte aucun lément pour un examen de la situation; ce sot tout simplement des autoritaires, des démagoues qui ont hurlé parce qu'une autre « parole de érité » que la leur était prononcée au faubourg Que Deherme se soit défendu énergiquement, est tout naturel, mais lui non plus n'importe ps extrêmement; s'étant

n) La Coopération des Idées (1 , faul)Ourg Saint-Antoine), pre- mière U. P. véritablenae^^jMfcuee, fut fondée par quelques centaines de personnîd|^^^^k bourgeoisie libérale (Société des U. P.) qui se group^^^^^ ^ Deherme, et lui confièrent la direction absolue dej

II

f

Charles Guiejsse

L'EGLISE ET LES U. P.

Les catholiques ont bien compris que les U. P. poursuivent exclusivement la liberté.

Lorsque, il y a deux ans, les U. P. donnaient le spectacle d'une paix sociale conclue entre bourgeois et ouvriers, ils se sont tenus sur l'expectative. Ils savent que partout s'établit la paix sociale, partout ridée de lutte et d'affranchissement par soi-même disparait, ils peuvent s'introduire utile- ment pour endormir les souffrances de la servitude dans la soumission dévote, poui' les justifier par le spectacle des jouissances surnaturelles dont l'Église s'est rendue maîtresse. Et le mot d'ordre était de s'introduire dans les U. P. par la tactique habituelle, au nom de la liberté, (i)

Ils ménagèrent donc les U. P. Et quelques-uns y firent des conférences, sans protestation des audi- teui^s. C'était le temps la classe ouvrière n'avait pas encore pris possession de l'institution que la bourgeoisie libérale avait fondée, elle venait seulement écouter les conférences que les délé- gués des l)ourgeois fondateurs organisaient pour elle.

(1) Lire dans YAssocialion catholique d'avril et de mai 1900 deux articles de M. Sangnier-Lachaud.

l'université populaire institution ouvrière

Mais au faubourg Saint-Antoine, (i) un prêtre, l'abbé Denis, parla un jour. D y eut des protes- tations très vives, des auditeurs firent un bruit violent et indécent.

On a beaucoup discuté sur « l'afTaire Denis », tous les journaux s'en sont occupés. Deherme, dans son hebdomadaire, a écrit des articles contre les sectaires, et. a fait faire à l'auditoire du faubourg Saint- Antoine des conférences sur la liberté, la libre discussion, la tolérance.

Je croirais volontiers que l'on a constamment discuté à côté de la question.

Qu'Urbain Gohier dans l'Aurore, et que l'Uni- versitaire de la Petite République aient fulminé contre Deherme qui avait fait parler un prêtre devant son auditoire, cela n'a rien de surprenant, et cela n'apporte aucun élément pour un examen de la situation ; ce sont tout simplement des autoritaires, des démagogues qui ont hurlé parce qu'une autre « parole de vérité » que la leur était prononcée au faubourg. Que Deherme se soit défendu énergiquement, c'est tout naturel, mais lui non plus n'importe pas extrêmement; s'étant

(1) La Coopération des Idées (157, fauJ)ourg Saint-Antoine), pre- mière U. P. véritablement constituée, fut fondée par quelques centaines de personnalités de la bourgeoisie libérale (Société des U. P.) qui se groupèrent autour de Deherme, et lui confièrent la direction absolue de l'institution.

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II

Charles Guieysse

constitué, ayant été constitué éducateur sans contrôle de l'auditoire du faubourg, il a employé la méthode qui lui a semblé bonne ; c'était son devoir de directeur absolu. Que Maurice Bouchor se soit élevé au nom de la raison contre la présence de l'abbé Denis, il a fortement répété ce qu'il va répétant partout en édu quant ceux qui l'écoutent, mais de lui, pas plus que de Deherme, ne dépend la solution. Que Séailles, Buisson, Wagner, Le

Foyer (i) aient plaidé la cause de la liberté, cela

ne nous apprend rien sur le régime des U. P., car ils sont restés dans l'abstraction, ils ont parlé pour la gloire de la liberté abstraite.

Ayant ainsi éliminé tous ceux dont le nom a été mêlé au débat, que reste-t-il pour trancher la question? Il reste ceux que personne ne s'est avisé de consulter publiquement, les auditeurs eux-mêmes des U. P.

Ceux-là, il est bien évident que la robe d'un prêtre les effraie, conmie tous les symboles de la servitude qu'ils veulent vaincre. Mais quand ils ont manifesté brutalement contre l'abbé, ne croyez pas que leurs protestations ne s'adressaient rien qu'à lui, elles s'adressaient aussi à Deherme qui leur avait imposé cette présence, et ils ont, dans cette

(1) Le Foj-er a publié une brochure : la Tolérance dans les U. P. 0 franc 10 à la Coopération des Idées.

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l'université populaire institution ouvrière

circonstance, fait ce que font tous ceux qui luttent contre quelque chose, ils ont personnalisé ce quelque chose, la lutte contre quelqu'un étant plus facile.

Dans une réunion de secrétaires d'U. P., qui eut lieu quelque temps après la conférence troublée de l'abbé, il ne fut pas autrement question de l'affaire que pour dire le peu d'intérêt pratique qu'il y avait à l'examiner.

Mais de ce jour, les auditeurs d'U. P. sentirent que pour atteindre à la liberté, il leur fallait prendre eux-mêmes la direction des U. P. et non plus la laisser à la bourgeoisie et à ses délégués; qu'il fallait en quelque sorte rompre la paix sociale. Un essaim se détacha de la Coopération des Idées pour se fixer en un autre point du faubourg. Et partout les secrétariats d'U. P. élus par les audi- teurs se constituèrent plus fortement.

L'affaire de l'abbé Denis eut comme résultat de hâter la prise de possession des U. P. par la classe ouvrière.

Et alors les catholiques, les partisans de l'Eglise, comprirent qu'ils ne pouvaient pas pénétrer dans les U. P., pas plus sous habit laïque que sous habit de clerc.

Ils commençaient à organiser les syndicats jaunes; les patrons d'usine faisaient fonctionner

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Charles Guieysse

m

depuis longtemps les économats. Il lem^ fallait encore fonder des institutions qui s'opposeraient directement aux U. P., ils le firent, ils ouvrirent des « Instituts populaires ».

L'étude des U. P. est donc précieuse pour étudier la lutte de classe pour la cgnquête de la liberté.

Il ne faut point envisager ici la liberté comme une abstraction dont la conception donne les plus pures jouissances intellectuelles, mais la considérer seulement dans ses réalisations successives par ceux qui luttent pour l'atteindre, et réaliser une liberté, c'est prendre une juste part dans la direction des institutions auxquelles on se soumet librement.

Par ru. P. et aussi par la coopérative d'une certaine manière les ouvriers constituent des milieux ils poursuivent des libertés réelles, et logiquement de ces milieux ils bannissent tous ceux qui, au lieu de vouloir la liberté, veulent l'autorité. Qu'ils y laissent pénétrer, un instant, quelqu'un qui leur vantera les beautés de l'au- torité, cela, ils pourront le faire, par curiosité; dans une U. P. qu'ils dirigeront effectivement, peut-être un abbé sera-t-il un jour invité à parler pendant quelques heures ; mais c'est qu'alors étant maîtres de l'institution, ils ne pourront la trouver dangereuse d'aucune manière ; tenant eux-mêmes la liberté, ils oseront se laisser conduire par elle.

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l'université populaire institution ouvrière

Aujourd'hui, ils ne veulent pas être conduits au nom d'une liberté qu'ils ne possèdent pas. Leur attitude paraît sage.

L'U. p. FORCE OUVRIÈRE

De ce qui précède nous déduisons deux consé- quences prouvées par l'expérience et l'obser- vation :

Les U. P. ne se forment point, n'existe pas un mouvement propre de la classe ouvrière vers son émancipation;

2' Dans les U. P., à leur naissance, il se commet des erreurs considérables, des attentats à la raison, des attaques réitérées de mysticisme.

Bien souvent des gens excellemment intentionnés veulent fonder des U. P. Ils pensent qu'il suffit de créer les organes mêmes de l'institution pour que les ouvriers, jusqu'alors complètement isolés les uns des autres, se groupent à l'effet de s'instruire et d'atteindi^e à la liberté de l'esprit. Je n'ai pas connaissance qu'une seule fondation de ce genre ait vécu le moins du monde.

Ce qui a amené cette erreur sur la fondation d'une U. P., c'est la facilité avec laquelle se sont constituées les premières U. P. parisiennes. Mais il ne faut pas oublier les conditions toutes spéciales

29 n.

Charles Guieysse

de Paris, avec ses multitudes de travailleurs depuis longtemps éveillés au désir de liberté par les conti- nuelles agitations politiques ; il ne faut pas oublier la curiosité du Parisien, son goût pour tout ce qui est nouveau, ses instincts de flânerie, sa mobilité, qui le font entrer dans toute maison qui ouvre ses portes. A Paris, il suffisait, au début, qu'une douzaine de travailleurs s'associassent pour faire une U. P., immédiatement la foule arrivait. Seu- lement elle ne reste pas facilement elle va, la foule ; elle sait maintenant ce que c'est qu'une U. P. Elle ne s'y intéresse plus. Les U. P. parisiennes vite formées sont moins solides que celles qui se sont péniblement formées en province ; et les toutes dernières fondées ont recruté leurs adhérents avec qpielque peine ; elles n'en valent que mieux, d'ailleurs.

Pour qu'une U. P. subsiste, vive avec force, il faut que la classe ouvrière en voie bien clairement l'usage. Les U. P. fondées par des Bourses du tra- vail, des Syndicats, que l'autoritarisme politique n'a pas atteints, sont certainement les meilleures.

Quand le sentiment de classe n'a pas créé le mouvement ouvrier dans une population ouvrière, et quand on veut fonder une U. P. en établissant des rapports amicaux entre intellectuels et ouvriers, ou bien on n'arrive qu'à fonder une Société

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l'université populaire institution ouvrière

d'instruction qui donne des conférences publiques, ou bien l'on dévie dans le groupement petit- bourgeois. Les résultats sont bons en eux-mêmes, mais il n'y a pas U. P. (i)

Dans les U. P., dis-je, l'on commet conti- nuellement, au début, des attentats à la raison, on se laisse aller à des attaques de mysticisme. Gela n'a pas peu contribué à éloigner la bourgeoisie qui a pris peur.

Ceux qui, aimant vraiment la liberté et ayant confiance en ses vertus éducatives, ont suivi les U. P., savent que le mysticisme y diminue, que la raison y entre peu à peu.

Parce qu'il y a progrès, cela ne veut pas dire que la situation soit entièrement satisfaisante.

Mais il faut bien noter ici le caractère du mysti- cisme révolutionnaire pour donner une image con- venable de ru. P., organisation ouvrière entrant dans le bloc des institutions de classe menant la lutte pour la liberté. Ce mysticisme a des causes toutes naturelles, il ne témoigne nullement d'une maladie épidémique grave et dangereuse ; il faut le considérer comme un des facteurs moraux réels et agissants de la lutte pour la liberté.

(1) C'est également à ces résultats qu'on arrive, quand le mouve- ment est arlinciel, selon le mode purement polWique, sous l'influence du Parti Ouvrier Français par exemple.

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Charles Guieysse

Il vient comme d'un éblouissement qui frappe l'homme jusquà présent continuellement courbé par le salariat, lorsque par instant il relève la tête. Bien des chansons, des poèmes disent le (( chant du prisonnier » dans lequel le monde est dépeint sous les plus vives et radieuses couleurs dans une beauté surnaturelle, parce que la prison est lugubre, parce que la lumière n'entre que par une lucarne. De même le salarié idéalise jusqu'au sui^naturel le monde il doit travailler libre, et plus il peine et est misérable, plus sa Cité future est belle ; les travailleurs pour lesquels la vie est la plus dure, les terrassiers, par exemple, ou les isolés, les cordonniers d'échoppe, etc., sont souvent anarchistes, parce que l'anarchie, plus que le collectivisme, encourage la rêverie mystique.

Je pense qu'il faut bien se garder de combattre brutalement cet idéalisme exaspéré, quoiqu'il soit mauvais, malsain même, d'une certaine manière ; ce n'est qu'avec de grandes précautions qu'il faut toucher à ce rêve non seulement consolant de la réalité de la vie. mais aussi créateur d'une force réelle. Il faut seulement, avec une franche sym- pathie, sans détruire le principe même de cette force, la transformer, et amener les mystiques révolutionnaires à devenir des hommes d'action.

II

LES INTELLECTUELS DANS LES U. P.

Ce rôle éducateur appartient à une catégorie de gens bien définie, que j'ai déjà nommée plusieurs fois et dont je vais étudier le rôle en détail : les gens qui aiment la liberté pour elle-même, les intellectuels.

Par le rôle que doivent avoir les intellectuels dans les U. P., par leur camaraderie avec les tra- vailleurs, il semble que nous puissions retomber à la première notion que l'on a eue de l'U. P. ; que nous puissions arriver à montrer une fusion de classe.

On ne pourrait dire cela qu'en remarquant que l'intellectuel porte souvent redingote et chapeau haut-de-forme, et qu'en concluant qu'il est un bourgeois.

En réalité, l'intellectuel en lui-môme est indé- pendant de toute classe sociale; le régime et la forme de la production n'ont point de rapports directs avec l'existence de gens qui savent s'élever jusqu'à la liberté de l'esprit. Ce qui est, c'est que les intellectuels, ne produisant aucune nécessité matérielle de l'existence, sont et ont toujours été

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Charles Guiej'sse

dans la dépendance de la classe dirigeante de leur temps. Ils n'ont vécu que grâce aux nobles comtes du Moyen-Age, grâce aux rois de la monarchie administrative, ils ne vivent aujourd'hui que grâce à la bourgeoisie, à laquelle ils appartiennent éco- nomiquement, ou qui achète leurs livres, lit leurs articles de revue et de journaux, écoute leurs pièces, les charge d'un certain nombre de fonc- tions publiques, en particulier de l'enseignement et de l'étude désintéressée des sciences. Demain ils ne vivront que grâce aux travailleurs, consti- tués en classe dirigeante; comment? nous n'en savons rien, et il importe peu.

Et je pense que si, de même qu'au dix-huitième siècle les intellectuels sont allés vers la bour- geoisie, future classe dirigeante, les intellectuels d'aujourd'hui vont vers les travailleurs, cela est une indication sociologique importante de l'arrivée pas très éloignée des travailleurs à la direction générale de la société. Les U. P. sont fortement attaquées par les docteurs de la Révolution, qui ne peuvent ouvrir la bouche sans lancer avec énergie les mots de : « lutte de classe,... socialisation de etc.. », comme si toutes leurs pensées tenaient en quelques formules. Ces théoriciens ardents et bornés me paraissent être de mauvais observateurs des phénomènes sociaux ; et malgré leur assurance

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LES INTELLECTUELS DANS LES U. P.

d'avoir fixé tout ce qu'il importe de fixer pour que les désirs populaires soient satisfaits, ils ne pour- ront empêcher que les intellectuels et les travail- leurs se rapprochent par la simple logique des choses.

L'intellectuel vrai, il faut le considérer indépen- damment de sa profession : il est écrivain, profes- seur, philosophe, sociologue, économiste, artiste, médecin, fonctionnaire, avocat, ingénieur, indus- triel... tout ce qu'on voudra. On doit le considérer également indépendamment de sa situation écono- mique ; il importe peu qu'il soit riche, aisé, pauvre ou misérable, son action est toujours la même. Il est un homme qui, aimant la liberté de l'esprit pour elle-même, veut très naturellement la donner aux autres. Sa valeur est variable, mais sa volonté toujours la même.

Quelques intellectuels vrais, peu nombreux, sûrs de leur intellectualité, ont été assez forts pour maintenir Tidée de justice pendant plusieurs an- nées de tourmente politique ; la classe ouvrière les honore, et leur demande de paraître à ses fêtes poui' lui présenter fortement les quelques idées simples dont elle sent qu'il faut qu'elle se pénètre pour mener son œuvre à bien. Les autres, assez nom- breux, cherchent encore eux-mêmes, en y consa- crant méthodiquement leur vie, cette liberté de

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Charles Giiieysse

l'esprit que désire confusément et comme d'instinct la classe ouvrière ; ce sont des « apprentis intellec- tuels », si on peut dire, qui remplacent la sûreté des maîtres par une volonté ferme, et dont l'exemple est éminemment propre à faire naître la volonté dans la classe ouvrière. De leur passage dans les U. P. ils tirent profit personnel par les efforts désintéressés qu'ils y dépensent.

L'ENSEIGNEMENT

Les intellectuels interviennent principalement par l'enseignement. Déterminons leur méthode et le programme qu'ils suivent.

Presque toujours on a cherché comment des pro- fesseurs bénévoles pourraient dresser un programme méthodique d'enseignement , et là-dessus n'ont guère discuté publiquement que les professeurs eux- mêmes. Ce n'est pas ainsi qu'il faut voir les choses. Si ru. P. est une institution ouvrière organisée pour la lutte des classes, pour la conquête d'une puissance publique, celle de l'enseignement et c'est ce qui est, il est bien évident que la res- ponsabilité de l'enseignement doit ap^Dartenir non aux professeurs, mais à la classe ouvrière, c'est-à- dire aux administrateurs (ouvriers) des U. P., délégués de leurs camarades.

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LES INTELLECTUELS DANS LES U. P.

Cette idée que la direction de l'enseignement dans ru. P. appartient aux administrateurs ouvriers, peu de gens se décident à l'adopter déli- bérément. L'on a généralement peur des usages de la liberté qui correspond à une responsabilité nouvellement reconnue.

Les faits sont pour répondre ; dans les U. P. elle est reconnue, et c'est la très grande majorité, les programmes vont en s'améliorant, ils tendent vers quelque chose de défini ; et ce quelque chose de défini, de stable, est fort différent de ce qui est partout la direction de l'enseigne- ment est restée entre les mains des professeurs. Il y a véritablement commencement de conquête, et par conséquent preuve d'un usage convenable de la liberté.

Ce qui nous mettra sur la voie pour déterminer le programme qui tend à se dégager dans les U. P., c'est l'examen du mysticisme révolutionnaire que j'ai signalé et dont j'ai dit qu'il pouvait se trans- former en une force créatrice.

Des travailleurs désireux de liberté, se réunissant pour étudier, vont naturellement prendre comme base d'enseignement l'anticléricalisme ; (i) ils

(1) Lors de la fondation d'une U. P., certains ouvriers ont tout simplement demandé aux intellectuels de leur apprendre la Vérité ! c'est de ranticléricalisme naïvement clérical.

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ui

Charles Guieysse

demanderont à leurs professeurs de très nettement affirmer que l'Eglise est leur éternelle ennemie ; et quand ils l'auront terrassée dans ce qu'ils appelle- ront une discussion et qui ne sera en réalité qu'une suite d'affirmations, quand en même temps ils auront évoqué un état social futur en renchérissant les uns sur les autres pour le rendre plus beau, ils auront une impression excellente, une heure de réel bonheur, ils auront l'illusion d'être libres.

Les intellectuels vrais n'aiment pas se prêter à ce jeu un peu ridicule. S'ils se refusent de peur d'otfenser la raison, de peur de déchoir, l'U. P. est compromise à tout jamais, il n'en restera que le souvenir de quelques réunions privées qui auront été exactement semblables aux réunions publiques. Mais s'ils savent se maintenir, et doucement habi- tuer au langage de la raison, alors avec une grande rapidité, l'U. P. se formera comme il convient.

Ce dont ils doivent se convaincre, c'est qu'on les appelle pour leur poser des questions, et qu'à ces questions , quelque déraisonnables qu'elles soient, il faut répondre, quitte à se faire presque huer parfois slls ont la franchise trop brutale, quitte à nôtre pas compris d'autres fois s'ils sont timides dans leurs réponses. L'important c'est qu'à toute question, il soit directement répondu.

Il y a eu dans les U. P. parisiennes des heures

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LES INTELLECTUELS DANS LES U. P.

mémorables; la moindre conférence se terminait par un appel à la révolution sociale, l'auditoire exigeant toujours une conclusion s'accordant avec son idéal mystique. Les intellectuels ont tenu bon; main- tenant l'on y discute convenablement, la liberté de l'esprit apparaît.

Le programme d'enseignement se fixe donc par le fait que peu à peu la raison s'introduit dans l'anti- cléricalisme négatif et dans le mysticisme révolu- tionnaire.

De négatif, l'anticléricalisme devient positif, c'est-à-dire que l'enseignement des sciences natu- relles et de la philosophie prend une grande exten- sion. Au lieu de nier les croyances religieuses de l'Eglise parce que ce sont celles de l'Église, on les remplace par des affirmations scientifiques et on s'essaye aux affirmations philosophiques.

De mystique, l'idée révolutionnaire devient raisonnable, c'est-à-dire qu'on étudie avec quelque méthode les divers problèmes sociaux, les orga- nisations ouvrières diverses d'autrefois et d'au- jourd'hui, qu'on aborde la politique, l'économie sociale, l'histoire.

Ce fait que du chaos des idées anticléricales et révolutionnaires sort un programme homogène d'enseignement populaire me semble extrêmement important, et je ne vois pas de meilleur plaidoyer

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Charles Guiejysse

en faveur de la liberté que la transformation qui s'opère dans les U. P. parisiennes, quelque lente qu'elle paraisse aux gens pressés.

Je ne prétends point que ce programme, absolu- ment logique, apparaisse clairement quand on feuillette les listes de conférences faites; le désordre est grand encore aujourd'hui, car souvent la chasse au conférencier remplace toute méthode, (i) Il ne faut pas oublier que voilà deux ans seulement que les U. P. sont fondées. Mais je prétends que l'évo- lution des programmes, l'évolution dans la liberté, se fait bien dans la direction que j'indique.

Malheureusement nous ferons une constatation pénible. C'est que si l'on trouve d'une manière rela- tivement facile des conférenciers ayant les qualités requises d'intellectuels, pour enseigner les sciences naturelles et la philosophie, pour faire de l'anticlé- ricalisme positif, on n'en trouve point facilement pour aborder la politique et l'économie sociale, pour présenter l'histoire, c'est-à-dire dans les U. P. l'his- toire des institutions sociales. Et alors le faux intellectuel aflàmé d'égalité, le démagogue a beau jeu pour maintenir l'état de mysticisme révolu- tionnaire qui lui assure des succès personnels et

(1) Ce qui permet aux faux intellectuels de s'introduire dans les U. P.

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LES INTELLECTUELS DANS LES U. P.

égoïstes, et qui prépare la révolution comme il la conçoit dans sa cervelle de pauvre.

Pour une partie du programme donc, les confé- renciers manquent.

Gela s'explique en comparant ce programme des U. P. à celui de l'Université, suivant lequel, malgré tout, la plupart des intellectuels dressent le plan de leurs travaux personnels. Les conférenciers man- quent où il y a divergence. Et pourquoi y a-t-il divergence ? Parce que les programmes actuels de l'Université sont ceux que l'Église a établis autre- fois, avec les seules modifications qu'a apportées le progrès des sciences naturelles et de la philoso- phie.

La politique, l'économie, l'histoire des institu- tions sociales, l'Université ne les enseigne point; (i) et comme, en les enseignant, elle mettrait en discussion les principes mêmes de la société, elle se taira jusqu'au jour la classe des travailleurs sera devenue dirigeante. L'on aperçoit ceci : au lieu que les U. P. se modèlent sur l'Université d'État qui détient la puissance d'instruction publique, ce

(1) Je ne parle naturellement pas des programmes des Facultés; celles-ci étant devenues indépendantes de l'Etat, libres, c'est-à-dire laïques, ont développé l'enseignement de la môme manière que font les U. P. D'où le mot d'enseignement populaire supérieur donné comme d'instinct à l'enseignement des U. P. dans les premiers temps.

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Charles Guieysse

sera lUniversité qui s'inspirera de ce qui se fait dans ru. P., qui souscrira aux volontés de la classe des travailleurs.

Il y aura eu alors conquête d'un pouvoir public par la lutte de classe.

Par réaction contre le désordre ordinaire des programmes, dans une U. P. Ton a voulu dès le premier jour adopter une méthode rationnelle d'enseignement. Naturellement les administrateurs ouvriers nont point pu fixer cette méthode, n'ayant aucune expérience des choses de l'enseignement. Ce sont des professeurs choisis avec soin et bonheur qui l'ont déterminée. Ils ont alors approprié au milieu ouvrier les programmes universitaires, ils ont organisé des cours réguliers s'étendant du commencement à la fin de l'année scolaire.

Les auditeurs goûtent cette manière de faire, en ce sens qu'un nombre très convenable d'entre eux se sont astreints au très dur, très volontaire, et très haut devoir de venir chaque soir travailler en écoutant la parole de maîtres estimés et justement connus comme purs intellectuels.

A voir le résultat directement appréciable, on pourrait donc approuver cette organisation de cours, quoique toutes les U. P. ne puissent trouver des professeurs s'astreignant ainsi de leur côté à

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LES INTELLECTUELS DANS LES U. P.

préparer chaque semaine une leçon en suivant un plan formellement arrêté .

Mais ne semble-t-il pas qu'à agir ainsi, le but atteint sera de séparer de la classe ouvrière les meilleurs d'enti^e les ouvriers, en leur donnant la sensation qu'ils deviennent d'une intellectualité très différente de celle de leurs camarades ? Sous prétexte d'émancipation, de liberté on créera une hiérarchie nouvelle, une aristocratie intellectuelle parmi les travailleurs.

Dans les U. P. l'enseignement n'est point donné sous la forme de cours, et le programme est toujours varié avec le souci de satisfaire des auditeurs possibles, il y a mouvement continuel dans un auditoire constamment renouvelé ; chacun emporte de l'U. P. quelque idée qu'il s'est assimilée sans difficulté aucune, et cette idée, il peut la faire circuler parnii ses camarades. 11 y a ainsi une très lente éducation de la classe ouvrière, et la formation insensible chez elle d'une intellectualité supérieure. Cette intellectualité ne se manifestera que chez des individus il est vrai, mais ceux-ci n'auront point un seul instant perdu contact avec leurs camarades, et c'est cela qui importe. Dans les U. P. au con- traire où l'enseignement se donne au moyen de cours réguliers, l'auditoire se fixe d'une manière immuable ; ceux qui écoutent s'assimilent avec une

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Charles Guiejysse

telle rapidité les idées nouvelles qu'ils se diffé- rencient tout de suite d'avec leurs camarades, lesquels tomberont dans le mépris l'on tient les ignorants quand on est en passe de se croire savant; les « étudiants» d'U. P. ne pourront que sentir se développer en eux un désir de comman- dement, au nom de la raison qu'ils commenceront à posséder sans avoir eu le temps de la répandre autour deux; ils formeront bien l'échelon intermé- diaire entre les intellectuels et la foule, selon la hiérarchie rationaliste.

Dans les U. P. sans programme a priori, les travailleurs s'élèvent lentement vers la liberté avec l'aide des intellectuels ; dans celles les professeurs ont formulé eux-mêmes un programme, il y a seulement des travailleurs qui sont, par les intel- lectuels, rapidement élevés vers la liberté.

Les premières préparent un changement de la classe dirigeante, l'intellectuel étant absorbé par la classe des travailleurs. Les secondes préparent une théocratie rationaliste, si on peut dire.

On peut craindre avec épouvante une dictature intellectuelle qui supprimerait toutes les rares sensations qu'on éprouve à conquérir soi-même le sentiment de la liberté à travers les erreurs et les souffrances de l'esprit et il me semble que la classe ouvrière doit se méfier du socialisme universitaire

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LES INTELLECTUELS DANS LES U. P.

et rationaliste qui est en train de s'élaborer, de s'organiser , bien qu'il soit de beaucoup supérieur à celui des démagogues. Le désintéressement vrai des gens n'est pas une raison suffisante pour se remettre à eux du soin de conduire ses affaires; il faut, avec tous les concours utiles, conduire ses affaires soi-même.

On peut envisager aussi les intellectuels au point de vue de la spécialité de leurs travaux, quand ils remplissent une fonction publique.

On devine sans peine l'importance de la caté- gorie « professeurs », surtout en province. Il est absolument inutile de nous occuper d'eux spéciale- ment ; il suffit de dire qu'on s'adresse toujours à eux partout, et rarement en vain.

Mais parmi les intellectuels des carrières libé- rales, les U. P. demandent-elles tous les concours qu'on est prêt à leur donner ? Non. Et il y a une observation à noter.

Les médecins, eux, sont demandés; ils parlent de l'hygiène et sont écoutés avec intérêt. Pour deux raisons : d'abord ils apportent, ainsi que les profes- seurs de sciences naturelles, des certitudes scienti- fiques, et l'homme qui poursuit son affranchisse- ment aime rencontrer une autorité absolue qui lui permet de mieux saisir la relativité de l'autorité

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Charles Guiej'sse

qu'il est en train de briser ; puis comme les règles de Thygiène sont fort difficiles à suivre dans la population ouvrière, il y a, par les confé- rences sur l'alcoolisme, la tuberculose, les soins à donner aux enfants, démonstration indirecte que tout n'est pas pour le mieux dans la meilleure des sociétés.

On n'écoute volontiers ni les avocats, parlant des lois, surtout des lois dites ouvrières, ni les ingénieurs, parlant de la technique industrielle. Cela étonne souvent ; je trouve cela absolument naturel. Tous ces travailleurs qui viennent dans les U. P. n'ont aucun goût pour connaître les lois dune société ils se voient en servitude, et ils aiment encore mieux étudier l'esprit des lois que dans le code civil la classe dirigeante a écrites pour établir ses libertés, qu'étudier celles qui leur semblent concédées pour maintenir la sei'vitude en l'adou- cissant. Quant à la technique industrielle, ils s'en moquent absolument, pour cette bonne raison, que se constituer classe dirigeante, cela ne signifie nullement se transformer tous en directeurs d'entre- prise.

Quant aux fonctionnaires d'État (magistrats, administrateurs financiers, officiers, etc.) on ne les conçoit pas parlant de leurs fonctions actuelles dans un milieu populaire, alors que ce sont eux qui

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LES INTELLECTUELS DANS LES U. P.

transmettent à la classe ouvrière tout le poids de la société actuelle, et sont qualifiés d'agents directs de la servitude.

L'ÉDUCATION ARTISTIQUE

Les intellectuels agissent dans les U. P. autre- ment que comme professeurs enseignants, autrement que pour donner le sens de la liberté intellectuelle, de la raison.

Ils agissent aussi comme intellectuels d'art, pour éduquer les sensations, pour donner le sens de la beauté.

Ils ont un rôle important, nécessaire, en symétrie de celui du conférencier enseignant qui éduque la raison.

Gomment se formera le programme qu'il faut suivre ? de la même manière que le programme d'enseignement, c'est-à-dire en considérant l'état de la classe ouvrière à ce point de vue spécial, et non point en le déterminant a priori. Le mysticisme révolutionnaire contient une part considérable d'émotion, de sensation; il faut savoir profiter de cet état émotif et sensible pour le transformer, l'épurer, le rapprocher de la réalité de ce qui est beau. Cette manière de faire est tellement naturelle qu elle paraît avoir été suivie partout.

Cependant on peut faire une observation. Presque

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Charles Guieysse

tous ceux qui veulent aller dans les U. P., sans beaucoup connaître la classe ouvrière, pour y faire goûter la beauté d'une œuvre d'art (poésie, musique...) s'imaginent volontiers qu'ils y jouent comme un rôle consolateur, qu'ils viennent au milieu de ceux qui vivent dans le laid leur donner les premières joies du beau. Cette manière de com- prendre les choses me paraît complètement fausse. La classe ouvrière n'a nullement attendu la venue des intellectuels d'art au milieu d'elle pour conce- voir le beau, pas plus qu'elle n'a attendu les intellectuels de raison pour désirer la liberté ; il y a longtemps qu elle est anticléricale, comme il y a longtemps qu'elle connaît l'émotion artistique, impure je le veux bien, par les chansons, pai* les drames de théâtre de faubourg, etc. La vérité c'est qu'elle ressent des sensations plus vives aux paroles et à la musique de V Internationale qu'à des vers de Hugo et qu^à une symphonie de Beethoven et aussi que dans ses rêves de cité future, avec son mysticisme, elle conçoit une beauté plus pai'faite que celle que peuvent réaliser les plus grands artistes.

C'est le sens de la réalité de la beauté que l'on donnera à l'U. P.. mais non point le sens de la beauté ; celui-ci, la classe ouvrière l'a déjà.

Si donc le problème qui se pose, c'est de donner

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LES INTELLECTUELS DANS LES U. P.

le sens de la beauté réelle, la partie d'art dans les programmes d'U. P. doit s'appuyer sur la critique, c'est-à-dire, somme toute, sur un enseignement, (i) Un poème ne doit pas y être lu, un chant ne doit pas y être chanté sans avoir été présenté, critiqué, sans que d'une manière ou d'une autre la beauté réelle qui s'y trouve, et qu'il faut découvrir, ait été rattachée à la beauté abstraite que le travailleur porte en ses rêves.

Et c'est bien ainsi que les choses se passent le plus généralement. (2)

II n'est pas besoin de montrer longuement comment une soumission complète aux intellectuels dart serait aussi mauvaise qu'aux intellectuels de raison. Au lieu d'aboutir à une servitude, on aboutirait à la révolte incohérente par l'exaspé- ration de sensations ; ce serait aussi mauvais. Mais le danger ne paraît pas devoir exister.

Ici est l'endroit il faut signaler une tendance dans les Û. P., tendance intéressante mais qu'il faut combattre d'une certaine manière.

(1) Consulter les ouvrages de Maurice Bouchor sur les lectures populaires.

(2) On pourrait développer ceci que les lectures et auditions de poèmes et de musique ont une influence réelle pour transformer ranticléricalisme négatif en positif; c'est-à-dire pour montrer, avec l'inspiration religieuse et catholique de la poésie et de la musique d'autrefois, comment l'Eglise est détestable principalement parce qu'elle est contraire à l'état social qu'on veut réaliser aujouid'hui.

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Charles Giiieysse

Les auditeurs d'U. P. ont par exemple manifesté le désir que les grandes fêtes aient lieu par les seules ressources qu'on trouve en eux, comme cela se fait pour les soirées qu'ils s'offrent dans l'inti- mité de leurs salles respectives, périodiquement. Or il est certainement excellent que des gens qui se réunissent constamment trouvent en eux-mêmes le moyen de satisfaire leurs désirs, et plus les U. P. mettront en évidence d'individus capables d'amener de la joie saine parmi leurs camarades, mieux cela sera. Mais de à conclure qu'une fête doit avoir lieu sans le secours de véritables artistes, il y a une grande différence.

La vérité, on ne saurait trop le redire, c'est que l'artiste, qui est intellectuel s'il est artiste véritable, est indépendant de sa situation économique, qu'on le trouve dans les milieux prolétariens, et qu'il est naturel de favoriser celui qu'on y trouve, mais que le caractère prolétarien d'un artiste ne donne aucunement une valeur particulière à la présenta- tion dune œuvre quelconque.

Autrement nous remplaçons la lutte de la classe des producteurs pour la liberté, par la lutte de l'en- semble des pauvres contre les gens riches ou simple- ment économiquement indépendants, par la lutte jalouse des manuels contre les non-manuels.

Que dans les U. P., on s'essaie à interpréter des

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LES INTELLECTUELS DANS LES U. P.

œuvres pour le mieux, on ne peut faire travail plus utile pour la diffusion du beau, pour l'éducation des sensations esthétiques ; qu'il s'y forme des chorales, des troupes de théâtre, la chose est de tous points excellente. Mais qu'on ne s'imagine pas créer ainsi un art nouveau qui devra remplacer un art ancien, « l'art bourgeois ».

La réussite de ces tentatives montre clairement les progrès de l'éducation, mais nullement la néces- sité ou l'utilité de faire disparaître ceux qui sont déjà éduqués. Et une pièce ou une page musicale exécutées par des gens qui ont acquis un talent sûr, vaudront toujours mieux pour une U. P que quand elles seront exécutées par des membres d'U. P. pleins de bonne volonté mais sans talent.

De même, il est excellent que des travailleurs fassent des conférences à leurs camarades dans les U. P., leur enseignent les réalités de la lutte, leur parlent des syndicats, des coopératives qu'ils diri- gent ou sont aptes à diriger, mais il serait déplorable que ce fût à des travailleurs seuls que revinssent les idées générales. A chacun son métier.

Nous sommes arrivés aux conclusions suivantes que je crois nécessaire de fixer ici : L'U. P. est une organisation qui, par la logique

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Charles Giiiej-sse

même des choses, est devenue rapidement essen- tiellement ouvrière, en orientant la lutte de classe vers la liberté.

Elle a donné des preuves de sa capacité à con- quérir le pouvoir public de l'enseignement (et d'édu- cation artistique) en aboutissant assez rapidement à un programme d'instruction adapté exactement aux conditions de la classe ouvrière, sans pour cela se soumettre à la direction effective des milieux intellectuels.

III

VIE ET FONCTIONNEMENT DE L'U. P.

Ce sont les éléments moraux qui entrent dans la composition d'une U. P. que je viens de présenter, d'analyser ; il faut présenter et analyser les éléments réels, c'est-à-dire montrer comment l'institution vit et fonctionne selon les principes exposés.

Tout de suite la question se pose de savoir com- ment des ouvriers et des intellectuels peuvent se réunir, les premiers se formant au contact des seconds, et comment cependant la direction de l'institution appartient à la classe ouvrière. Et cette question se pose curieusement, parce que nous sommes arrivés à un tel état d* esprit démagogique, sous l'influence des luttes politiques, que nous ne concevons que le suffrage universel comme principe de tout gouvernement démocratique, et aussi parce que, devant le spectacle habituel de la lutte des individus poui" acquérir la propriété individuelle, nous définissons la classe ouvrière par la somme des ouvriers.

Mais précisément nous pouvons mettre en doute

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Charles Guiej-sse

r excellence du suffrage universel pour gérer les intérêts d'un groupe, d'une catégorie, d'une classe, d'une nation même. Et les intérêts de la classe ouvrière ne sont nullement la somme des intérêts personnels de chacun des travailleurs, car l'intérêt personnel d'un ouvrier aujourd'hui est d'acquérir la propriété.

Prenons un syndicat professionnel par exemple ; jusqu'au moment quelques démagogues l'auront rendu obligatoire, il ne contiendra jamais qu'un nombre restreint des travailleurs du métier; cepen- dant il représente bien leur ensemble, parce qu'il sait représenter les intérêts professionnels indépen- damment des intérêts de chacun. Et comme il n'agit pas en vertu de la loi des majorités, sa force est sur- tout morale, elle disparait dans toutes les entre- prises où elle cherche à s'appliquer contre ce qui est la vérité. Quand un sjTidicat est trop faible numériquement, il ne peut rien, c'est évident. Mais quand il grandit trop rapidement, quand il se forme pour une grève, quand lors d'une grève sa direction passe de la minorité consciente de la lutte lente pour la liberté à la foule inconsciente et mystique, alors il devient autoritaire, et, pouvant trop, il n'aboutit à rien, parce qu'il applique sa force contre la vérité.

Voilà un premier exemple de ceci qu'il y a auti'C

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VIE ET FONCTIONNEMENT DE LU. P.

chose que le suffrage universel pour gérer des inté- rêts généraux ; c'est le groupement libre des meil- leurs, des capables.

Ce seront les U. P. qui fourniront le deuxième exemple. (N'oubliez pas que les syndicats et les U . P. sont les institutions qui seules représentent vraiment aujourd'hui la lutte de classe pour la liberté, pour la direction de la société.)

J'ai montré comment c'est du mysticisme révo- lutionnaire lui-même qui pénètre la classe ouvrière que sont sortis les programmes qui tendent à s'im- poser dans les U. P. Ils ne se ti'ouvent donc pas déterminés pour satisfaire les besoins personnels de quelques individus appartenant à la classe ouvi^ière, mais bien pour sadapter à l'état d'esprit général. Viennent dans les U. P. ceux qui veulent ; ce sont ceux qui ont le plus grand désir de déve- lopper leur intellectualité, laquelle est celle de la classe ouvrière ; ce sont en quelque sorte des délé- gués qui se délèguent eux-mêmes à l'instruction publique ; ce sont ceux dont le désir crée la capacité ; ils déterminent, selon la vérité, les matières qu'il est bon d'enseigner et les métliodes qu'il convient d'appliquer, non point par un acte autoritaire, mais par le fait même qu'ils désertent l'U. P. et fuient le professeur, si dans TU. P. le professeur ne fait point ce qu'il faut faire.

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Charles Guieysse

Je ne vois pas d'exemple qui prouve mieux comment la liberté individuelle est capable de former des institutions sociales.

ORGANISATION INTÉRIEURE

Mais il faut un lien entre les travailleurs qui tra- versent librement les U. P., et les intellectuels qui viennent y exercer leur influence. Il faut donner à ru. P. une forme quelque peu administrative.

Plusieurs procédés ont été essayés ; ils répondent exactement à des situations diverses, puisqu'ils ont tous réussi. Dans certains endroits, c'est la liberté absolue, organisée par l'usage et les mœurs, et main- tenue par la tradition ; un groupe initial d^individus s'est formé qui dirige l'œuvre commune pour tous ceux qui viennent ensuite ; et le groupe se renouvelle par le jeu naturel de la vie ; ceux qui remplissent les fonctions précises de secrétaire et de trésorier sont désignés par la volonté générale sans que celle-ci se manifeste par un vote. Cette manière de faire correspond à un état supérieur de l'esprit que l'on ne trouve vraiment que dans les milieux anarchistes ou syndicaux toujours restreints en étendue. Aucune distinction réelle ne se fait entre intellectuels enseignants et auditeurs, parce que ceux-ci sont arrivés déjà à une grande liberté

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VIE ET FONCTIONNEMENT DE LU. P.

intellectuelle. Les U. P. qui vivent ainsi sont ignorées du grand public.

A elles s'opposent les U. P. qui réunissent des ouvriers fortement lancés dans le mouvement socia- liste politique. Les mœurs parlementaires y régnent avec éclat, et aussi avec le léger ridicule des choses qui ne sont pas à leur place. On y nomme par suf- frage un conseil d'administration, cela, c'est parfait ; mais on cherche aussi à le renverser comme un simple ministère ; l'U. P. retentit constamment de bruits de couloir. Il y a une forte teinte de démago- gie ; le dogme est que la majorité a toujours raison et la majorité change constamment. Pourtant ces U. P. vivent, et en gagnant peu à peu d'autres mœurs, elles prouvent que l'usage de la liberté est salutaire, même chez des fous; presque toujoui^s l'autorité démagogique a cédé devant la raison, au moment précis le danger apparaissait que ru. P. allait s'anéantir elle-même. Le bruit qui se fait dans ces U. P. parvient au public.

Dans certaines, l'organisation est complexe. Les fondateurs ont froidement examiné les forces sociales en présence, qui, selon qu'ils s'y pren- draient d'une manière ou d'une autre, hausseraient l'institution ou la feraient choir. Tout d'abord, le conseil d'administration comprend donc des délé- gués des intellectuels, et des délégués des ouvriers.

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Charles Giiiej'sse

Puis les Syndicats, les Coopératives et la Munici- palité aui'ont aussi leurs délégués, afin de se les rendi'e favorables. Sans vouloir rien dire d'absolu et nier les circonstances locales, on peut critiquer la présence de ces derniers délégués : si on a cru bon de se rendre favoi^bles certaines puissances locales, c'est qu elles sont d'esprit autoritaire, alors leurs délégués introduisent des mœurs mauvaises dans ru. P.

Voici comment les choses se passent dans les U. P. dont la conduite me semble la meilleure, et qui réalisent les idées générales précédemment présen- tées :

Ce sont les auditeurs dont l'assiduité est réelle (i) qui nomment seuls un conseil d'administration dont les membres sont choisis parmi eux, et nulle- ment parmi les intellectuels. La direction del'U. P. est donc ainsi uniquement entre des mains daudi- teurs. On comprend alors comment les programmes passent peu à peu de l'incohérence à la méthode, sans se formuler d'une manière absolue, en restant continuellement à l'état d'esprit de l'auditoire. Mais en même temps que les pouvoirs sont ainsi entre les mains d'auditeurs, quelques intellectuels, deux.

(1) Généralement dans une U. P. il y a deux sortes de membres : les adhérents qui sont tous les auditeurs qui se présentent, et les actifs qui. choisis selon certaines formalités, ont seuls droit à une paît de direction, à l'électorat des administrateurs.

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VIE ET FONCTIONNEMENT DE LU. P.

trois, quatre au plus, viennent régulièrement, se tiennent au courant de ce qui se passe, sont con- sultés, et généralement exactement écoutés.

Le rôle consultatif des intellectuels, voilà qui semble la vérité.

Le nombre des administrateurs est fort variable. S'il est faible, la besogne se répartit librement, et les formalités administratives n'apparaissent pas. S'il est considérable, le conseil nomme des fonctionnaires, en particulier un secrétaire entre les mains duquel tous les pouvoirs se centra- lisent vite, et dont la valeur individuelle importe extrêmement; c'est du choix du secrétaire que dépend le sort de l'U. P. Il convient de remarquer que jusqu'à présent les secrétaires d'U. P. ont toujours été désignés d'après la capacité, et que leur élection se fait au second degi^é.

LE CERCLE ET L'U. P.

Arrivons à la question qui pour les U. P. est peut-être la plus actuelle de toutes : les finances, le budget.

En commençant j'ai dit que les U. P. sont nées dun rapprochement entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. Cest l'origine de bien des mécomptes pour elles, c'est-à-dire pour ceux qui les

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Charles Guieysse

dirigent par délégation de la classe ouvrière. Car la bourgeoisie, s'étant retirée assez brusquement, a retiré ses ressources financières; or celles-ci sont nécessaires, du moins avec le type premier de

ru. p.

Nous avions en effet défini ainsi l'U. P. il v a deux ans :

Une association laïque, qui se propose de déve- lopper renseignement supérieur populaire, qui poursuit l'éducation mutuelle des citoyens de toutes conditions, qui organise des lieux de réu- nion où les travailleurs puissent venir, leur tâche accomplie, se reposer, s'instruire et se distraire.

Cette définition, c'est entre boui^geois rêvant loyalement et sans arrière-pensée de fusion de classe que nous l'avions rédigée. Elle est devenue absolument fausse, depuis que, par la simple logique des choses, la boui^geoisie a abandonné les U. P. à la classe ouvrière qui s'en sert comme j'ai dit. S'il me fallait aujourd'hui donner une définition de ru. P. en quelques lignes, ce qui certainement n'est pas absolument nécessaire, je dirais :

Une association ouvrière, (i) qui se propose de déterminer l'enseignement convenant aux travail-

(1) Le mot laïque devient inutile du moment qu'il n'y a plus fusion de classes. Il était autrefois nécessaire pour marquer que la bourgeoisie coopérante était sincère.

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VIE ET FONCTIONNEMENT DE L U. P.

leurs libres, qui poursuit V éducation de la classe ouvrière pour la rendre apte à conceçoir et à réaliser la liberté.

Et je ne parlerais aucunement de lieux de réunion. Il faut absolument différencier TU. P. d'avec les lieux de réunion pour travailleurs venant, leur tâche accomplie, se reposer, s'instruire et se distraire.

Ces lieux de réunion sont de conception bour- geoise, hautement loyale c'est évident, mais cepen- dant contraire aux intérêts vrais de la classe ouvrière ; ils impliquent nettement l'idée de patro- nage, à cause des ressources financières qu'ils nécessitent ; et ainsi ils rompent l'unité de la classe ouvrière libre, établissant une transition entre elle et la classe ouvrière catholique. La bour- geoisie libérale retourne doucement à M. Méline avec Gornély ; il est inutile qu'elle emmène avec elle une partie de la classe ouvrière, lui donnant l'habitude de passer l'éponge sur les misères indi- viduelles ou sociales, sur les crimes ou injustices qui les engendrent.

L'U. P. a une fonction parfaitement définie par renseignement et l'éducation. Elle n'a point direc- tement elle-même, en tant qu'U. P., à se préoccuper de repos et de distraction.

Mais ceci posé, cela ne doit pas nous empêcher

6i

IV

Charles Giiiej'sse

de rechercher se tiendront les U. P., et de marquer l'intérêt quelles ont d'avoir un local à soi.

Quelle est la raison pour laquelle les U, P. cherchent à avoir un local propre? C'est pour créer, en dehors de tqut enseignement, un centre de cama- raderie, un endroit l'on ne viendra pas dans le but immédiat de se reposer et de se distraire, mais l'on viendra parler, dans le calme et la tran- quillité, des événements du jour, l'on établira une causerie permanente propre à amener par la liberté une certaine unité d'esprit.

Cette raison est puissante. Le Cercle de ira- çailleurs (i) semble une institution au moins aussi bonne que l'U. P. ; et il est naturel que TU. P. et le Cercle de travailleurs qui sont deux choses différentes, qui se distinguent parce que l'intellectuel joue dans l'une un rôle direct, et ne paraît pas dans l'autre, s'unissent et se prêtent mutuellement appui, que le Cercle offre norma- lement son local à TU. P. pour qu'elle y donne ses séances au lieu de les donner, comme cela arrive, dans des locaux municipaux ou des Bourses du travail.

Il existe des Cercles d'ouvriers : l'un par exemple dans le département de la Loire, l'on discute

(1) Ne pas confoudre avec le cercle ouvrier catholique ou patronal.

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VIE ET FONCTIONNEMENT DE LU. P.

entre ouvriers des articles de revues et de jour- naux, et bien d'autres évidemment.

A Saint-Claude, au siège de cette si intéressante Fédération du Jura, il existe un Cercle du Travail d'une part, et d'autre part une U. P., c'est-à-dire un organisme spécial chargé d'organiser des confé- rences d'instruction générale. Il y a un dédouble- ment parfaitement rationnel, qui prouve que ce n'est pas par un simple efl'ort d'analyse qu'on peut distinguer l'U. P. du Cercle.

Et alors pour satisfaire ceux qui ne peuvent con- cevoir qu'on installe une U. P. ailleurs que dans un Cercle, qui par conséquent assimilent l'institution d'enseignement au local il est préférable et naturel qu'elle fonctionne, qui gardent la définition pre- mière de ru. P. en l'interprétant seulement avec l'esprit convenable, j'en arrive à me demander com- ment peut vivre normalement un cercle quand une cotisation fixe ne suffit pas, ce qui est le cas gé- néral.

Dans toute association, il y a cotisation. Dans les U. P. la cotisation est en général de o franc 5o par mois, le budget n'est donc point considérable ; 200 membres fournissent loo francs par mois, c'est largement suffisant pour les frais nécessaires (im- primés, correspondance, organisation de fêtes, frais généraux des promenades collectives, abonnements

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Charles Guiej^sse

à des journaux et revues, bibliothèque...), mais normalement insuffisant pour supporter en sus le paiement du loyer d'un local convenable, (i)

Si donc elles veulent payer un loyer, elles doivent chercher des ressources complémentaires. C'est alors que peuvent intervenir, soit des per- sonnes convenablement riches aimant la liberté pour elle-même et ne craignant point d'aider finan- cièrement la classe ouvrière sans prétendre la diriger, soit des associations ouvrières telles que les coopératives de consommation qui peuvent faire le sacrifice nécessaire et le font par compréhension des intérêts généraux de la classe ouvrière. (2)

(1) Certaines U. P.-Cercles de Paris vivent de leur cotisation, péni- blement il est vrai, mais elles vivent. Seulement elles dépensent un travail gratuit considérable de leurs administrateurs, qui n'hésitent pas par exemple à poursuivre les membres chez eux pour recouvrer les cotisations en retard, et elles invitent avec succès à majorer la cotisation ceux qui peuvent le faire.

(2) Jusqu'à présent ce sont des personnes convenablement riches qui interviennent, qui sont intervenues. Il y a des U. P. autour desquelles se sont formés comme des cercles de protection véri- tablement libérale, plusieurs personnes donnant leur garantie financière ; dans une grande ville de l'Est, dans une grande ville normande, il s'est trouvé deux hommes qui ont fait construire ou aménager les locaux convenables, et ne perçoivent un modique loyer que parce que l'U. P. l'a exigé.

Je ne connais qu'une coopérative qui loge une U. P.

Combien il y aurait à dire sur les coopératives ouvrières, ou plutôt contre elles, quelle rigueur pourrait-on montrer en signalant les tendances tristement égoïstes ou vilainement politiciennes qui seules y existent! Deux U. P. parisiennes ont été conduites, pour boucler leur budget, à fonder elles-mêmes des coopératives.

Beaucoup d'U. P. se logent avec les syndicats. Quelques-unes s'entendent avec d'autres sociétés locales pour avoir un local en commun.

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VIE ET FONCTIONNEMENT DE LU. P.

Le premier procédé ne me paraît pas devoir être considéré comme normal ; et d'autre part on peut faire peut-être mieux qu'obtenir l'aide des grandes ou petites coopératives. Ce qui conviendrait vrai- ment, c'est la vie autonome des Cercles de tra- vailleurs prenant la place des cabarets.

Il y a longtemps qu'on a remarqué que la puis- sance financière de la classe ouvrière n'était point dans l'impôt direct, mais dans l'impôt indirect, qu'elle était seulement dans sa puissance de con- sommation. Remarquons-le à notre tour après les hommes politiques qui veulent en France demander aux coopératives les moyens de s'élever au pouvoir, après le Parti socialiste belge qui par ses coopératives a su si remarquablement organiser le patronage de la classe ouvrière par la classe ouvrière elle-même (théâtres, cercles, secours en cas de maladie, de chômage, retraites, etc., etc.). Et comme nous sommes en France, c'est-à-dire dans un pays le désir de liberté est tel que l'on craint d'instinct les vastes associations politiques ou éco- nomiques comme celles de Belgique, l'on préfère les petits groupements indépendants de toute auto- rité centrale, cherchons comment chaque Cercle peut vivre en s'appuyant isolément sur la puissance de consommation de la classe ouvrière.

Nous trouvons immédiatement : une U. P. -Cercle

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IV.

Charles Guieysse

de la banlieue parisienne trouve des ressources convenables dans le fonctionnement d'une buvette (de tempérance) ; une grande U. P. parisienne vit dans un local annexe de celui d'un restaurant coo- pératif.

Selon moi, la buvette et le restaurant coopé- ratif ont un grand avenir ; ce sont eux et non directement TU. P. comme on a dit par confusion avec le Cercle, qui pourront réaliser ce grand progrès de la classe ouvrière : la conquête et des- truction du marchand de vin. (i)

Et maintenant que les U. P. ont pris place parmi les organisations ouvrières, après que personnelle- ment j'ai tant insisté par une erreur que je ne regrette pas trop pour que partout TU. P. pos- sédât son local propre, je suis tenté de dire que les œuvres à faire, ce sont les buvettes et restaurants coopératifs qui soutiendront les U. P. toutes chancelantes faute des ressources financières que nécessite leur conception initiale. (2)

(1) Il existe plusieurs restaurants coopératifs; malheureusement on y consomme beaucoup d'absinthe syndicale ; ils s'amélioreront.

(2) La consommation de nourriture et de boisson n'est pas la seule qui puisse faire vivre les Cercles et favoriser ainsi l'action des U. P. Il y a aussi la consommation de lecture, qui est grande, et qu'il est fort intéressant de considérer dans l'état lamentable est la presse socialiste ou simplement démocratique. Il est intéressant d'en- visager les Cercles-Restaurants-Buvettes-Librairies qui pourraient s'installer à chaque carrefour de Paris et des grandes villes. Déjà dans quelques U. P. s'est organisé un service de vente de bro- chures.

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VIE ET FONCTIONNEMENT DE LU. P.

Ainsi que toutes les institutions coopératives, le Cercle, buvette ou restaurant, apparaît comme une institution de patronage de la classe ouvrière par la classe ouvrière elle-même ; et ce genre de patronage paraît absolument bon; il sauve- garde la liberté des travailleurs, facilite la lutte de classe en rapprochant les ouvriers dans des conditions excellentes au point de vue économique, hygiénique et moral, et, fondé sur l'égalité réelle et positive, donne un ferme soutien aux insti- tutions qui, comme l'U. P., veulent poursuivre la lutte pour la liberté.

L'AVENIR DES U. P.

Il est fort délicat de parler de l'avenir des U. P.

Que vont devenir les U. P. qui existent aujour- d'hui tant à Paris que dans les départements ? Un bon nombre mourront, c'est certain, soit parce que les ressources financières leur manquent et qu'elles ne peuvent payer le loyer du Cercle jugé nécessaire, soit parce que l'influence raisonnable des intellec- tuels ne se fait pas sentir. Cela n'a qu'une impor- tance médiocre ici pour nous ; examinant la forma- tion d'une institution nouvelle dont on commence seulement à entrevoir le but et les destinées, nous ne pouvons nous étonner quïl y ait eu des erreurs commises dans les organisations locales, et nous arrêter à les déplorer.

Car nous sommes en droit d'aflirmer que l'in- stitution même durera, parce qu'elle ne vient point du simple caprice de quelques hommes, parce qu'elle répond à un mouvement historique réel, celui de la classe ouvrière montant vers la direction de la société, vers la liberté.

L'U. P. évoluera ; elle achèvera de perdre les carac- tères que lui a donnés la bourgeoisie ; elle s'adaptera mieux qu'aujourd'hui au mode de la vie ouvrière. Comment? l'expérience seule nous le montrera, et pour cette évolution interviendront un grand nombre de facteurs dont quelques-uns seulement

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L AVENIR DES U. P.

ont été cités ici. On sait l'état lamentable du Parti socialiste aujourd'hui, sa poursuite d'une unité étroite, pour laquelle les individus les meil- leurs comme les pires dépensent leurs forces, l'immoralité flagrante de la presse que lit la class« ouvrière ; on sait aussi les tendances fédéralistes qui commencent à faire leur apparition, l'idée qui vient d'unir les institutions ouvrières d'une même ville, d'une m<3me région, et la fondation de journaux ouvriers locaux. On comprend que la lutte qui se manifeste entre la centralisation et le fédéralisme, les vilenies des centralisateurs et les gaucheries et maladresses des fédéralistes, auront une influence considérable sur le développement et l'évolution des U. P.

Vouloir en effet soustraire les U. P. aux influences diverses qui se manifestent dans le mouvement ouvrier, ce serait folie. Ce serait aussi une erreur grave, une faute lourde. Il faut que, au risque d'y périr, les diverses U. P. jouent leur rôle ; que, au risque de se corrompre, elles cherchent à influer sur le développement des autres institutions ouvrières, politiques ou économiques. L'on a dit qu'au moment il a fallu maintenir les prin- cipes de justice et de liberté individuelle, les intel- lectuels sont sortis de leur « tour d'ivoire », et l'on a conçu de grandes espérances de leur partici^iation

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Charles Guieysse

à la vie publique ; il ne faudrait pas que les U. P. devinssent des tours nouvelles des hommes de la classe ouvrière s'enfermeraient avec des intellec- tuels. Qu'au moment de leur naissance, leur vie soit tout intérieure, c'est nécessaire; mais, quand elles sont grandissantes, elles doivent témoigner de leur force en intervenant partout il faut maintenir les principes de justice et de liberté, elles doivent avoir une vie extérieure ; sans quoi, elles ne mériteraient aucun intérêt.

Dans les départements, il semble bien qu'elles commencent à jouer ce rôle ; à Paris, elles ont su affirmer en plusieurs occasions leur force extérieure (campagne contre l'emploi du blanc de céruse, mou- vement de sympathie vers les étudiants russes...).

Pour agir ainsi extérieurement, elles ont à envi- sager quels liens les uniront entre elles, quels liens les uniront aux autres institutions ouvrières.

Entre elles, une vaste fédération est impossible, car fédérer un aussi grand nombre d'organisations éparses aboutirait, soit à une centralisation mau- vaise dont Paris seul profiterait, soit à une union tellement lâche qu'elle serait sans utilité. Ce qui semble devoir se faire, ce sont des fédérations régionales (dont une pour le département de la Seine) ; on conçoit les U. P. de villes voisines s'unissant utilement, travaillant ensemble à des

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L AVENIR DES U. P.

fondations d'U. P. dans les centres intermédiaires, organisant des tournées dans les campagnes, se prêtant leurs conférenciers, se rendant visite.

A Paris, la fédération pourra se faire assez rapi- dement, dès que chaque U. P. aura résolu pour elle-même la question budgétaire. Dans certaine région provinciale, elle se prépare.

Pour l'œuvre de consolidation des U. P., par la fédération, et par tout autre moyen, il y a une Société qui peut rendre des services, c'est la Société des Universités Populaires. Elle s'est fondée au moment la bourgeoisie s'était rapprochée de la classe ouvrière, et elle n'a réuni que des individua- lités bourgeoises ; elle ne doit donc point intervenir directement dans la conduite des U. P., lesquelles sont ouvrières. Mais précisément parce qu'elle réu- nit des gens qui aiment la liberté pour elle-même, et veulent que la classe ouvrière conquière son éman- cipation, elle peut jouer, vis-à-vis de l'ensemble des U. P., le rôle que j'ai attribué aux intellectuels isolés vis-à-vis de chaque U.P. : un rôle consultatif.

Que la Société des U. P., sans prétendre à aucune direction précise et immédiate, aide les U. P. de toutes les manières utiles : qu'elle réunisse les forces intellectuelles pour les faire pénétrer dans la classe ouvrière, tout en laissant celle-ci maîtresse de ses destinées et de ses institutions. Voilà ce qu'elle peut

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Charles Guiej'sse

et doit faire, sans réunir autour d'elle, étroitement, organiquement, les U. P. institutions ouvrières.

Quant aux liens qui pourront et devront exister entre une U. P. et les autres institutions ouvrières de la même localité, il est prématuré d'en parler, car nous ne possédons que peu de données expé- rimentales; il ne nous suffit pas de savoir que plusieurs Bourses du Travail ont fondé des U. P., 8t qù'tt/ie Coopérative loge une U. P.

Et sur quoi il importe avant tout d'insister aujourd'hui, c'est sur ceci que parce que l'U. P. est l'institution la plus récente et la plus faible aujourd'hui, il n'y a aucune raison cependant pour qu'elle se soumette aux autres institutions politiques et économiques. Elle a comme but essentiel de maintenir le principe de liberté au milieu des événements divers qui marquent la lutte de classe ; et travaillant pour sa part à développer la conscience ouvrière, son besoin paraît être de rappeler que l'union de toutes les forces peut et doit se faire sans servitudes nouvelles, que l'ordre et la méthode peuvent et doivent s'établir sans créer de nouvelles hiérarchies sociales, et que si dans le grand mouvement d'émancipation de la classe ouvrière, celle-ci perd un seul instant le souci de la liberté, le mouvement n'aboutira pas.

Le Gérant : Charles Péguy Ce cahier a été composé et tiré au tarif des ouvriers syndiqués Jmfrimerie de SuRisîtES (G. Richard, administrateur), 9, rue du Pont. 5028

Guieysse me pardonnera d'employer à ce témoignage personnel quelques morceaux d'un cahier' qui lui reve- nait tout entier, d' une couverture que je voulais attribuer à Pages libres.

critiqué très durement dans ces cahiers mêmes. Je recommencerai aussitôt qu'on pourra le faire honnê- tement. Je suis l'adversaire le plus résolu*de son minis- térialisme et d'un certain parlementarisme qu'ils ont. Mais il ne s'agit pas de cela.

Il s'agit d'un guet-apens vulgaire et d'un assassinat concerté. On dit dans les salles de rédaction, mauvais lieux, et on répète qu'on le tient cette fois, qu'on l'attendait là, qu'on va lui casser les reins, qu'il faut qu'il en crève, et qu'il n'en revienne pas, et qu'on n'entende plus parler de lui. Et devant les gueulements de tous les chiens de toutes les meutes certains amis se taisent, attendent, écoutent la voix de la sagesse.

Qu'il me soit donc permis de renouveler formellement à Jaurès l'assurance de mon ancienne amitié. Elle vaut ce qu'elle vaut. Elle n'est pas l'amitié d'un puissant de ce monde. Elle est rugueuse. Mais elle est gardée contre certaines amnésies. L'homme qui s'est littérale- ment épuisé le corps et la force dans la grande grève de Carmaux, rhomnie qui s'est épuisé dans l'affaire Dreyfus mérite qu'on le combatte loyalement. Et tout homme a droit qu'on le combatte loyalement.

Je prends donc date et je m'inscris pour ceci : que j'attends pour dire tout ce que je crois avoir à dire sur et contre la politique de Jaurès, la tactique de Jaurès, l'action de Jaurès, la philosophie de Jaurès, la théorie et la pratique de Jaurès, que la ruée odieuse des bar- bares et des ingrats, des muflles et des envieux, des nationalistes et des antisémites, et des militaristes, des brutes et des rageurs, des ennemis et des faux amis se soit un peu apaisée.

Enfin je m'inscris pour ceci : J'admire i)Ius tjue per- sonne l'artlcui- de M. Gohicr. Je déclare qu'il a eu un talent presque unique. J'ajoute qu'il a eu très souvent

raison. Il peut redevenir im des soutiens de la Répu- blique. Mais s'il se met sur le pied de nous mener dans la démence par la terreur de la dénonciation, je ne marche pas.

Je ne veux pas engager les cahiers dans une aussi grave déclaration personnelle. Mais on admettra qu'ayant sauvegardé ici autant que j'ai pu toutes les libertés, et. la parfaite liberté de tous nos collaborateurs, je

sauvegarde aussi la mienne.

Charles Péguy

Xons mettons ce cahier dans le commerce ; nous le vendons un franc.

Nous en fournissons huit cents exemplaires à la Société des Universités populaires, qui les envoie aux sociétaires et aux universités.

Pages libres, 8, rue de la Sorbonne. au rez-de- chaussée, paraît tous les^^samedis, généralement sur 2^ pages, souvent sur 32 j^ng^ et quelquefois plus.

Pages libres a des illustrations. -

Pages libres a un format double de celui des cahiers.

Pages llhves publie des numéros composés en un tout complet : ainsi ses numéros sur la Grève de Montceau, contre la guerre de Chine, sur la Russie en révolte, avant le congrès de Lyon.

Pages lijt^es est administré par Edouard Dujardin, Charles Guieysse, Maurice Kahn, Georges Moreau.

Demander un spécimen à M . Georges Moreau. S . rue de la Sorbonne.

L'abonnement normal à Pages libres est de huit francs j)ar an.

«

Je prie ceux de nos abonnés qui connaîtraient à Paris des leçons de* sciences mathématiques, physicpies, cliimiques à donner dès la rentrée de noveml)re. de vouloir I)ien m'écrîre pour me les indi(pier.

Nous avons donné le bon à tirer après corrections pour trois mille exemplaires de ce deu.vième cahier le Jeudi /j- octobre r ()o i .

•V

TROISIÈME CAHIER DE LA TROISIÈME SÉRIE

GEORGES SOREL

DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

FRAGMENTS

CAHIERS DE LA QUINZAINE

PARIS

8, rue de la Sorbonne, au rez-de-chaussée

Nous mettons ce cahier dans le commerce ; nous le vendons lUi franc.

Les fragments que l'on va lire sont empruntés à une étude récemment publiée par la Revue Socialiste. Nous n'avons pu donner ici que les deux tiers de ce travail. Ceux de nos abonnés qui voudront le lire en entier le trouveront dans la Revue Socialiste, numéros de août, septembre et octobre 1901. Ou bien ils pourront nous demander le tirage à part édité par la librairie Jacques,. I, rue Casimir-Delavigne, Paris.

Les trois numéros de la Revue Socialiste coûtent quatre francs pris à la librairie des cahiers. Le tirage à part sera marqué deux francs.

Nous remercions la Revue Socialiste et Rouanet de nous avoir accordé très libéralement la reproduction. Nous saisissons cette occasion de rappeler que l'abon- nement à la Revue Socialiste est de dix-huit francs par an pour la France, de vingt francs pour l'étranger, et qu'il se souscrit à la librairie des cahiers.

La librairie Jacques a déjà publié du môme auteur :

l'Avenir socialiste des Syndicats, un volume à

I franc; la Valeur sociale de l'art, un volume à i franc.

Elle va publier du même auteur la Ruine du monde antique, un volume à

3 francs 5o. Elle a publié Karl Marx. La Commune de Paris, traduction nouvelle et préface de Charles Longuet, un volume

2 francs 5o. Edouard Berth. Dialogues socialistes, un volume

3 francs 5o.

JuLKs GuKSDE. Quatre ans de lutte de classe,

deux volumes, chaque '3 francs.

Joseph Sarraute. Socialisme d'opposition,

socialisme de gouvernement et lutte de classe,

un volume 2 francs.

Georges Sorel

DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

Fragments

Beaucoup d'obscurités sont jetées sur la cpiestion du domaine ecclésiastique par suite de ihabitude que Ton a prise de le confondre avec le domaine des particuliers ; et cette confusion tient à l'emploi de la fiction de la personne civile. Cette fiction est née des convenances de la procédure romaine et elle ne correspond à aucune notion philoso- phique adéquate. Il est à remarquer que depuis assez longtemps les ordres religieux ne sollicitent plus guère cette faveur, qui n'est pas iïé<îessaire pour leur fonctionnement. « Que vous importe, disent les moines, notre système d'administration intérieure ? La loi aurait raison de nous imposer l'obligation d'avoir une personnalité civile si nous n'avions pas de représentants solvables , qui prennent toutes les responsabilités qui peuvent se présenter. Si nous causons des dommages, il faut que nous puissions être poursuivis et qu'on puisse faire exécuter les jugements. La question est de savoir si, en fait, nos représentants donnent toute garantie aux gens qui peuvent avoir à plaider contre

nous, (i) Nous sommes exposés à être quelquefois trompés par nos hommes de confiance ; mais nous nous contentons de cette situation. »

Pourquoi donc fait-on des lois sur les associations religieuses, si celles-ci se contentent du régime du droit commun ?

Avant la Révolution le problème de la main- morte se posait surtout au point de vue agrono- mique ; on observait que les vastes domaines des abbayes étaient souvent négligés, parce que les moines ne voulaient pas se priver dune partie de leurs revenus pour faire des améliorations ; les papes, eux-mêmes, (2) ont vainement lutté pendant des siècles pour tâcher de faire cultiver la cam- pagne romaine. On pensait que des familles atta- chées au sol cultiveraient mieux que des corpo- rations, qui avaient tous les vices des latifundistes vivant loin de la terre et ne s'y intéressant pas. L'expérience a prouvé que Ton ne s'était pas trompé.

On trouvait qu'il était absurde, en un temps

(1) Il est à noter que la loi de 1884 sur les syndicats profes- sionnels n'a pas beaucoup tenu compte de cette considération, car le syndicat peut disparaître sans qu'on ait de recours contre ses membres.

(2) Sabatier. ^Église ef le travail manuel, pages 144-205. Les papes autorisèrent à cultiver les latifundia incultes en payant aux pro- priétaires des redevances en nature déterminée du cinquième au septième. Pie VI permit même la culture sans redevances sur les terres que les propriétaires laisseraient incultes, alors qu'elles étaient comprises dans l'assolement obligatoire qu'il avait imposé à la campagne romaine.

le pays était pauvre, de prélever sur le revenu total une somme énorme destinée à entretenir une grosse armée de gens qui restaient inoccupés. Il est assez remarquable que durant les années qui suivirent la Révolution, beaucoup de familles de la petite bour- geoisie se plaignaient d'avoir perdu un débouché pour leurs enfants.

On sait, enfin, combien la question de la popula- tion préoccupait nos pères ; ils pensaient que la propriété est surtout faite pour les familles, pour permettre d'élever les enfants ; ainsi les monastères devaient leur paraître ne pas mériter le droit d'être propriétaires, (i)

Aujourd'hui les considérations économiques n'ont plus autant de valeur qu'au dix-huitième siècle. Dans l'Église s'est formé un parti militant; sa richesse et son administration intéressent, dès lors, beaucoup plus l'homme d'État que le juriste et l'éco- nomiste. La législation a maintenant pour objet de contrôler cette fortune ; Napoléon avait soumis à la surveillance de l'État les biens du clergé séculier ; la loi que l'on vient de voter établit un régime ana- logue pour ceux du clergé régulier. Les associa- tions religieuses ne sont plus des sociétés pouvant

(1) Je crois qu'on ne peut donner une théorie satisfaisante de la propriéti", au point de vue de la philosophie de l'histoire, quand on ne la rattache pas à la famille. Beaucoup de théoriciens ont com- plètement négligé ce point de vue, faute d'avoir considéré les faits.

poursuivre librement des fins particulières: il faudra plutôt les comparer aux séminaires, chapitres de cathédrales, fabriques d'église ; elles ne seront pas assimilées aux associations ayant acquis la person- nalité civile par une déclaration d'utilité publique ; elles deviennent des corps auxiliaires, presque des établissements publics, (i)

Il est bien remarquable que d'après la théorie de M. AValdeck-Rousseau ces associations religieuses officielles ne seront jamais propriétaires ; elles auront seulement l'administration de certains biens, affectés aux usages en vue desquels l'Etat les auto- rise à fonctionner. Mais si elles viennent à être dis- soutes, les donateurs pouiTont revendiquer les biens, sans qu'on puisse leur opposer la prescrip- tion ; et ce qui n'aura pas été vendu deviendra bien sans maître. (2) Je crois que cette doctrine est celle qui correspond le plus exactement à la vraie nature des choses. L'Eglise est impuissante à posséder.

En politique comme en économie, on a fini par admettre que la sagesse est dispersée dans la masse, que la valeur des choses ne se mesure qu'à l'épreuve et qu'il faut faire appel, le plus qu'il est possible, à

(1) Je crois donc qu'on a eu tort de regarder la loi nouvelle comme une préparation de l'abolition du Concordat ; elle me semble être un renforcement du régime concordataire. M. Waldeck-Rousseau ue lui a pas. d'ailleurs, attribué un autre caractère.

(2) Journal officiel, 29 juin 1901, pages lGGO-1661,

rexpérimentation. Le régime parlementaire est fondé sur le même principe que le régime écono- mique capitaliste ; il ne fonctionne convenablement que dans les pays l'esprit industriel moderne est fortement développé et les classes indus- trielles jouent un rôle prépondérant dans les Parle- ments. C'est un régime tout est provisoire ; la variabilité du pouvoir a pour conséquence de facili- ter des corrections successives dans les lois et de ne pas permettre aux abus de s'accumuler dans une progression croissante. Ce qu'il y a surtout d'essentiel dans les x^ays de liberté moderne, c'est le contrôle exercé par le premier venu sur les pou- voirs publics; et la législation relative à la presse a été rédigée de manière à ce que le contrôle puisse s'exercer à peu près sans limites. Le respect de l'autorité est réduit à rien en politique, tout comme en industrie ; la revision des lois est perpétuelle- ment à l'ordre du jour, comme la transformation des procédés techniques reçus.

L'Église ne comprend rien à ce régime, qui lui semble être la négation même de toute raison ; elle se demande tend cette activité fébrile ; il lui semble absurde de se lancer avec tant d'audace sur des routes inconnues. Sa notion de la propriété si vague , sa conception d'un simple droit d'usage accordé par Dieu à l'homme, son idée d'une commu- nauté humaine régie par la Providence, voilà autant

de raisons qui lui rendent difficile de saisir cette déchirure complète pratiquée par l'homme dans la nature, cette indépendance de chaque produc- teur qui essaie ce qu'il invente en n'exposant que lui-même, cette rage de destruction des aspects anciens des choses j)our essayer au hasard du génie de chacun. Il semble à l'Eglise que cette audace du Prométhée moderne ressemble fort à un sacrilège ; aussi n'a-t-elle pas manqué de lancer des ana- thèmes contre cet esprit qui ne respecte rien.

Les auteurs catholiques ont assez généralement bien vu que l'anarchie religieuse, l'anarchie poli- tique et l'anarchie économique se tiennent très étroitement dans l'histoire moderne ; ils ont cru que ce sont les conséquences d'un même esprit de révolte qui s'empara de l'humanité au seizième siècle ; ce seraient trois aberrations de l'esprit, dont le protestantisme devrait porter la principale responsabilité, (i) « C'est le même faux dogme de la liberté absolue qui, après avoir commencé son œuvre de destruction dans le domaine religieux, après avoir continué ses ravages dans l'ordre poli- tique, devait compléter son action dissolvante dans l'ordre économique. » Il semble beaucoup plus vrai- semblable que c'est l'inverse qui est vrai ; le protes- tantisme est devenu libre quand il a pénétré dans

(1) Charles Antoine. Cours d'économie sociale, pages 190-191. L'au- teur est jésuite.

des classes qui pratiquaient la liberté industrielle, et ce sont ces classes qui ont amené les anciennes constitutions représentatives à revêtir la forme parlementaire.

Nous avons relevé ailleurs que le christianisme avait laissé de côté la considération des droits pour ne parler que des devoirs ; cette théorie se trouve parfaitement d'accord avec l'économie césarienne, ce II ny- a que des deçoirs, dit M. Waltzing... (i) Le droit ou la liberté politique : vains mots pour eux... Les droits civils et privés : ils sont confisqués, ou bien il en reste juste assez pour faciliter aux corporati le service de l'État et des villes. »

Pas de droits! C'est-à-dire qu'il n'y aura plus dans le monde que des rapports administratifs ; c'est-à-dire que toute la vie des citoyens sera subor- donnée aux considérations de convenance et d'op- portunité, ou bien à la recherche de certains avan- tages généraux, que le gouvernement prétend être le seul à pouvoir apprécier. La justice proprement dite passera au second plan ; c'est ce qui est bien remarquable dans l'Église.

(1) Waltzing. Etude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains, depuis les origines jusqu'à la chute de l'Empire, tome II, pages 481-482.

L'un des plus grands efforts de la législation moderne a eu pour but de séparer, autant que pos- sible, l'administration et la justice, afin que les habitudes d'esprit que prend l'administrateur ne viennent pas vicier l'esprit du juge. Sous l'Ancien Régime, il y avait eu souvent confusion entre ces deux offices, et nos pères avaient été vivement frap- pés par des abus qu'ils voulurent faire disparaître. Dans la justice, la discussion s' engageant entre des personnes abstraites qui fondent leurs prétentions sur des principes généraux, la qualité des plaideurs n'entrant pas en ligne de compte, le citoyen peut se défendre contre l'autorité en invoquant le di^oit. Les formalités du droit civil ont acquis une telle importance que pour assurer des garanties aux accusés, on n'a pas trouvé de meilleur moyen que de copier, en matière criminelle, la procédure civile.

Contre ce procédé, les criminologistes contem- porains ont élevé beaucoup d'objections : il leur est facile, évidemment, de montrer que le procès civil et le procès criminel ne se ressemblent en aucune façon ; mais tout le monde le sait aussi bien qu'eux; il ne s'agit pas du fond du procès, mais des moyens que l'on peut employer pour garantir l'accusé contre l'autorité qui le poursuit. Suivant les criminolo- gistes, il aurait fallu remettre l'accusé à des experts chargés d'examiner quelles sont les mesures les

plus efficaces à prendre pour le mettre hors d'état de nuire, ou même pour le ramener dans le bon chemin ; par analogie avec ce qui se passe pour les aliénés, les experts auraient pu garder leur sujet aussi longtemps qu'ils l'auraient jugé utile. Ces grands progrès de la science nous auraient rame- nés tout simplement aux conceptions ecclésiastiques et à l'arbitraire de la pénitence. L'accusé n'aurait eu d'autre garantie que celle qu'il pouvait trouver dans la conscience des experts; et ce n'est pas beaucoup. Bien loin d'entrer dans cette voie on a fait un pas décisif dans le sens des garanties juridiques en accordant à l'accusé le droit d'avoir un défenseur pendant l'information. Sous l'Ancien Régime il n'en avait à aucun moment du procès ; il devait se défendre lui-même et, par un comble de logique, il ne pouvait être admis à faire la preuve que sur les faits justificatif s choisis par le juge : la conscience du magistrat était souveraine, (i) Un dernier reste de cette doctrine se retrouve dans une disposition célèbre de la loi du 22 prairial, an II : « La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes ; elle n'en accorde point aux conspi-

(1) On prétendait ainsi rechercher la vérité par les moyens les plus simples et se mettre à l'abri des faux témoignages combinés entre les amis de l'accusé ; ainsi quand un fait était déjà considéré comme prouvé (par deux témoins ou autre moyen de preuve légale) il n'était pas admis qu'il y eût une preuve contraire à tenter.

I.

rateurs » (article 6) ; comme dans beaucoup de mesures prises par le gouvernement révolution- naire on retrouve ici l'influence de l'esprit d'Ancien Régime si puissant chez Robespierre.

L'Eglise comme les modernes criminologistes ne comprend pas que l'accusé puisse prétendi^e se mesurer, à armes égales, avec l'autorité, qui repré- sente l'intérêt général. Ses tribunaux sont des con- seils administratifs qui cherchent à prendi^e des mesures propres à faire prospérer l'Eglise, à assurer une exacte discipline et à éviter des scandales. Toutes les personnes qui ont pu étudier le fonction- nement des oflicialités à la fin de l'Ancien Régime ont pu se rendre compte des raisons pratiques qui avaient fait donner tant d'extension à l'appel comme d'abus, au moyen duquel on finit par enlever presque toutes les aff'aires aux tribunaux ecclésias- tiques pour les porter devant les Parlements : les oflicialités étaient une caricature de la justice.

L'Eglise a toujours réclamé avec insistance le jugement des testaments et celui des mariages, parce qu'à ses yeux la question principale est ici une question morale et que les intérêts matériels en jeu devraient être subordonnés à des considérations de conscience.

Le testament est, pour l'Eglise, un acte qui n'a aucune raison économique ; il a pour objet des œuvres satisfactoires destinées à permettre la puri-

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fication de l'âme du moribond, (i) Tandis que, pour Le Play, le testament se justifie par les besoins du domaine paternel, qu'aux convenances de l'exploi- tation on doit sacrifier les intérêts des enfants, qu'on cherche à éviter de charger l'œuvre de dettes trop lourdes, pour l'Église le testament aboutit à imposer au domaine des charges et à dépouiller les héritiers au profit des clercs. Il est la manifestation des remords qui troublent la conscience du père ; l'Église, chargée de réconcilier les pécheurs et pos- sédant des rites capables de leur éviter des souf- frances dans l'autre vie, rattache le testament à ses disciplines du sacrement de pénitence ; elle seule peut connaître l'état d'âme du testateur, déterminer quels étaient les besoins de son salut et savoir s'il était disposé à faire les sacrifices nécessaires pour éviter le Purgatoire. En jugeant les testaments, elle prenait la défense du malheureux absent contre des héritiers avides ; elle faisait œuvre de protection et de charité en même temps qu'elle augmentait ses revenus.

Le mariage a des fins très multiples ; mais ce qui est surtout important, ce qui a justifié, d'après le catéchisme romain, la dignité de sacrement qu'on lui reconnaît, c'est qu'il sert à procréer des sujets

(1) « La confession à l'article de la mort et les legs pieux étaient au Moyen- Age deux idées conjointes et, pour ainsi dire, insépa- rables. » (Viollet. Précis de l'histoire du droit français, page 744)

II

pour l'Église ; (i) en second lieu il sert à combattre le libertinage. Les tribunaux ecclésiastiques sont des bureaux de police chargés de surveiller les mœurs et d'assurer la complète exécution des fins matrimoniales : de résultent tant de décisions bizarres et parfois scandaleuses selon les idées modernes. La séparation de corps offre un double inconvénient : elle prive l'Eglise de sujets et elle expose les époux à tomber dans l'incontinence : aussi les canonistes se sont-ils ingéniés à forcer les époux à se rapprocher : un homme qui s'est séparé de sa femme convaincue d'adultère et qui tombe, à son tour, dans la même faute, doit reprendre la vie conjugale. Il nous semblerait qu'il y ait double motif pour rendre ici l'union conjugale impossible, mais l'Église juge les choses tout autrement ; les deux fautes se compensent ; Fourier dira plus tard que deux négations valent une affirmation.

Il ne paraît pas que les docteurs ecclésiastiques soient parvenus à comprendre, encore à l'heure actuelle, les raisons qui ont rendu le divorce néces- saire. L'Église a raison quand elle dit que le mariage n'est pas un contrat de louage de services ou un contrat de société et qu'ainsi il ne saurait être rompu pom^ les motifs qui amènent la rupture d'obligations civiles ; mais elle ne voit pas que.

(1) ut populus ad ueri Dei et Salvatoris nostri cultum et religionem procrearetur atque educaretur.

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dans l'État moderne, ce qui est essentiel dans le mariage est Vautorité déléguée au chef de famille par le magistrat. C'est à cause de cette délégation que les législateurs modernes ont retiré au prêtre le droit de rendre le mariage légitime ; cette autorité reste toujours sous le contrôle des tribunaux, (i) Lorsque l'union des époux est devenue impossible, que l'autorité serait abusive, que reste-t-il du mariage ? Le divorce devient alors nécessaire, parce qu'il importe que, dans l'État moderne, l'au- torité soit toujours exercée avec dignité et qu'elle ne serve pas à des fins autres que celles en vue des- quelles la délégation avait été faite. (2) Le retour à la vie commune dans les conditions l'Église l'im- pose après double adultère , serait pleinement destructif de la dignité et il nous semble aujourd'hui monstrueux.

Dans les testaments l'intérêt des familles et dans le mariage le respect de la dignité jouent un très faible rôle aux yeux de l'Église, uniquement occu- pée de sa propre puissance. (3)

Le droit ecclésiastique est constitué de telle sorte

(1) Les tribunaux exercent, dans ce cas, une action disciplinaire ; mais celle-ci est entourée de formalités juridiques en vue de donner des garanties aux citoyens.

(2) Par exemple pour obtenir des revenus auxquels on n'aurait pas droit.

(3) Les traités de droit canon rangent les testaments et les mariages dans la partie qui s'occupe des choses (de rébus) avec les bénéfices, l'administration des biens et tous les intérêts temporels de l'Église.

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que l'autorité puisse faire à peu près tout ce qu'elle juge convenable ; il n'y a guère de cas les cano- nistes ne fournissent le moyen de donner un décor juridique aux décisions les plus arbitraires ; mais comme toutes leurs subtilités ne seraient pas encore toujours suffisantes, l'Eglise s'est assuré la faculté de passer par-dessus les règles, en réservant au pon- tife romain le droit de décider ce qu'il juge bon de décider pour le plus grand bien de la communauté. Cette intervention, qni donne tant de liberté à r administration, supprime à peu près totalement le droit : pour employer le langage des philosophes gi'ecs, rÉglise substitue le régime des décrets au régime des lois, (i)

Le droit ecclésiastique est un droit tout à fait ana- logue à la partie du droit pénal qui s'occupe des crimes politiques; les condamnations prononcées pour délit politique n'ont jamais été assimilées aux condamnations ordinaires. Le type le plus parfait de cette législation se trouve dans la loi du 22 prai- rial an II, que j'ai déjà citée : « La règle des juge- ments est la conscience des jurés éclairés par l'amour de la patrie : leur but, le triomphe de la République et la ruine de ses ennemis » (article 8).

(1) « Il n'y a de constitution, dit Aristote, qu'à la condition de la souvei'aineté des lois... Si donc la démocratie est une des deux espèces principales de gouvernement, l'État tout se fait à coup de décrets populaires n'est pas une démocratie. » {Politique. li\Te VI, chapitre iv, 7)

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En changeant patrie et République en Église, on aurait la règle du droit ecclésiastique.

La doctrine de la souveraineté sest maintenue longtemps dans les écoles par des raisons de polé- mique; pour rejeter le contrôle pontifical sur les États, on inventa le droit divin des rois; et le dogme pontifical devint chimérique le jour les princes furent assez forts pour faire respecter leur autorité. Plus tard on inventa la souveraineté des peuples, qui donna lieu à beaucoup de variantes : les uns voulaient que les peuples pussent aliéner leurs droits en faveur d'une famille par vente ou par emphytéose perpétuelle ; d'autres soutenaient qu'il ne pouvait y avoir que délégation temporaire pai^ une sorte de louage ; d'autres enfin prétendaient que les citoyens doivent vivre comme des associés, (i) Aujourd'hui les théories sur la souveraineté sont abandonnées par tous les gens raisonnables : Vabsolu est banni de la politique et tout le monde convient que la liberté est V essence de la démocratie .

Lïdée de la souveraineté est aujourd'hui pure- ment ecclésiastique, et si on la voit quelquefois reparaître dans le monde c'est que les idées d'ori- gine catholique sont toujours très puissantes. (2)

(1) Pour juger la politique on emprunte ainsi les termes du droit civil.

(2) Pour justifier la conversion d'office de la rente italienne, M. Crispi a soutenu que les États, en raison de leur souveraineté, ne sont pas tenus de respecter les contrats qu'ils passent avec les par- ticuliers, dans les mêmes conditions que le simple citoyen.

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Appliquée au domaine économique, elle conduit à des résultats absurdes ; elle suppose une servitude universelle : défense aux producteurs d'innover sans la permission de la police, obligation pour les consommateurs de se contenter de ce que veulent bien leur offrir les corporations réglementées. Cette absurdité économique a vivement frappé les esprits et n'a pas peu contribué à ruiner les théories des philosophes anciens sur la souveraineté.

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Nous avons été amenés à considérer l'opposition du monde moderne et de l'Eglise sous des formes déjà fort abstraites: bien des personnes prétendent que cela est insuffisant et qu'il faut faire dériver cette opposition des théories que la société moderne et l'Eglise se font sur la science. Taine a soutenu cette opinion et il est nécessaire d'en dire quelques mots.

Pendant très longtemps les représentants des idées libérales ont prétendu que le monde est gou- verné par des principes ; mais dans ces dernières années il s'est produit un grand changement dans leur manière de penser; on pourrait dire que d'idéalistes ils sont devenus matérialistes. La pra- tique du gouvernement leur a montré que les choses ne se passent point aussi simplement qu'ils le

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croyaient autrefois et ils proclament maintenant que les contradictions idéologiques importent assez peu dans la pratique. Ils ne nient pas quïl n'y ait une distance énorme entre les idées ecclésiastiques et les idées issues de la Révolution ; mais ils sou- tiennent que des hommes peuvent se consacrer à des œuvres communes sans être d'accord sur les principes abstraits et que V unité intellectuelle d'un pays n'a pas l'importance qu'on lui attribuait jadis. Taine dit (i) que les conflits qui existent entre la science et la religion sont capables de créer « dans l'âme de chaque catholique un combat et des anxiétés douloureuses »; il voit dans ce conflit idéologique la grande question des temps modernes. En accordant à Taine que le tableau di^essé par la tradition catholique et celui que dessine peu à peu la science contemporaine soient « irréductibles l'un à l'autre », on ne saurait accepter pour cela ses conclusions sans preuves; il faudrait établir, par des faits nombreux, précis et vraiment démonstra- tifs, que cette discordance est de nature à troubler le jugement des catholiques, soit dans la vie civile, soit dans les recherches scientifiques. Taine, qui est d'ordinaire si désireux d'apporter des preuves à l'appui de ses moindres aflirmations, se contente ici d'un raisonnement. Sa psychologie intellectua-

(1) Taine. Le régime moderne, tome II, page 142.

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liste et quasi-mathématique ne lui permettait pas de compi^ndre qu'il n'y eût pas un parallélisme absolu entre les états d'âme et les conditions objectives; en conséquence toute contradiction entre deux conceptions de la nature poussées à leurs dernières limites d'abstraction doit se traduire par un combat dans l'homme qui les accepte toutes les deux ; toute contradiction qui apparaît comme grave, évidente et puissante à un esprit éclairé, doit revêtir les mêmes caractères pour tout esprit éclairé ; ce que Taine juge troublant, doit troubler les catholiques. L'expérience. ne nous montre pas que les savants catholiques actuels soient gênés plus sérieusement par la théologie traditionnelle que les savants libres ne le sont par leurs hypothèses générales sur le monde. Je reconnais volontiers qu'en matière historique les écrivains ecclésiastiques n'ont pas une liberté d'esprit absolue : mais il en est de même pour tous les historiens qui s'occupent à la fois de recherches d'érudition et de politique. On sait que Rossi (i) fut longtemps accusé par les théologiens d'accumuler des hérésies dans ses publications sur larchéologie chrétienne ; ces attaques ne l'ont pas empêché de faire une œuvre utile et considérable, qui ne comporte, en définitive, aucune conclusion théologique.

(1) J'emprunte ce renseignement à une notice de l'abbé Ducliesne, publiée dans le Bulletin de l'Institut catholique de Paris, juin 1892.

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Aux yeux de Taine, le dogme de la transsubstan- tiation, tel qu'il a été rigoureusement défini au seizième siècle, est un de ceux qui « sont les mieux faits pour empêcher à jamais toute réconciliation entre la science et la foi ». L'exemple est, en effet, très heureusement choisi, parce que les docteurs catholiques ont commis ici la grande imprudence de fonder ce dogme sur une théorie physico-chimique qui correspond à une ancienne philosophie natu- relle et qui pourrait, par suite, causer de sérieux embarras aux savants contemporains. La question est de savoir si, en réalité, ce dogme a créé quelque gêne pour les recherches des physiciens ou des chimistes catholiques : aucun raisonnement ne peut rien nous apprendi^e sur ce sujet ; il faut faire appel à l'observation; et je crois pouvoir affirmer, d'après mes recherches personnelles, que l'hypo- thèse de Taine n'est pas confirmée.

Au lieu de prétendre que certains phénomènes doivent se produire d'après les lois de la psycho- logie, il aurait été plus scientifique de chercher comment les lois classiques de la psychologie, que Taine croyait certaines, devaient être complétées pour tenir compte de l'observation. Il y a certaine- ment un grave problème à résoudre : il est certai- nement singulier que des penseurs catholiques puissent si facilement s'arranger de théories qui semblent contradictoires; mais, de tout temps, les

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théologiens ne sont-ils point parvenus à faire faire bon ménage à des théories bien opposées en apparence comme celles de la liberté et de grâce ?

Bien loin que les conflits de la science et de la foi augmentent d'intensité, il semble qu'ils aient été beaucoup plus graves autrefois qu'aujourd'hui ; il faudrait se demander si les conflits anciens ne furent pas des luttes entre deux conceptions scien- tifiques plutôt que de vraies questions religieuses : les dénonciations des théologiens servaient souvent à satisfaire bien des haines, comme nous l'a montré M. Lea dans son Histoire de V Inquisition.

Les théologiens qui condamnèrent Galilée croyaient que les nouvelles théories astronomiques pourraient troubler les âmes, parce qu'on avait toujours expliqué l'Écriture en se servant de la théorie de Ptolémée ; ils raisonnaient à peu près comme Taine ; mais l'expérience a montré que les âmes n'ont pas été troublées du tout. Je ne crois pas qu'on puisse tirer parti, dans cette question, de la conduite de Descartes, qui garda en manuscrit son traité de la Lumière après la condamnation de Galilée : les collèges de Jésuites étaient alors à peu près les seuls qui fussent destinés à faire des lettrés en France ; Descartes s'eflbrçait de créer une philosophie à Vusage des gens du monde ; il devait donc désirer se concilier la faveur des directeurs

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des seuls établissements qui pouvaient accepter sa philosophie, (i)

L'explication de Taine, en tout cas, ne pourrait s'applicpier qu'aux professionnels de la science ; et le grand phénomène religieux moderne est le déta- chement des peuples qui abandonnent l'Eglise. (2) « Par un recul insensible et lent, la grosse masse rurale, à l'exemple de la grosse masse urbaine, est en train de redevenir païenne ; depuis cent ans la roue tourne en ce sens, sans arrêt... Le christia- nisme intérieur, par le double effet de son enveloppe catholique et française, s'est réchauffé dans le clergé, surtout dans le clergé régulier: mais il s'est refroidi dans le monde. » Pour expliquer cela, Taine nous parle du besoin de libération que toutes les classes éprouvent aujourd'hui, de l'inique système d'oppression que la France a subi sous la Restau- ration et le second Empire, quand l'Eglise et l'État marchaient la main dans la main. Ce sont, en définitive, des raisons purement historiques et non des raisons idéologiques qui ont causé la lutte.

Il est facile de voir, dans toutes les polémiques engagées contre l'enseignement de l'Eglise, que ce sont des motifs politiques qui dirigent les esprits. Quand l'État républicain résolut d'établir Péduca-

(1) Galilée avait été dénoncé par des jésuites. Th. -H. Martin, Galilée, page 171.

(2) Taine. Op. cit., page 151.

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tion populaire laïque, il n'était pas sous l'impression de mobiles métaphysiques : le but à atteindre était très prochain et tout matériel. Les hommes qui venaient de conquérir le pouvoir étaient persuadés qu'il était nécessaire, pour assurer la durée de la République, d'habituer les nouvelles générations à identifier République, Patrie et France. Ils ont réussi dans leur entreprise et plus,, peut-être, qu'ils n'avaient espéré, car ils ont engendi'é des passions chauvines qui ne sont pas sans les avoir beaucoup gênés, (i)

La force des formules abstraites et leur perma- nence dépassent tout ce qu'on peut imaginer; de même que nous ne savons bien exprimer nos pensées que dans notre langue maternelle, (2) nous finissons par nous attacher, d'une manière particu- lière, aux idées que nous manifestons en nous servant des acquisitions les plus anciennes de notre mémoire. Les hommes qui ont reçu l'ensei- gnement primaire dans les écoles publiques créées depuis la guerre ne peuvent parler d'histoire et de politique sans utiliser le vocabulaire extrêmement restreint qu'on leur a appris à manier, et ce voca- bulaire est républicain et nationaliste. Ils sont

(1) M. Buisson a pu s'en apercevoir quand les patriotes l'ont honni à cause de son rôle dans l'afTaire Dreyfus.

(2) Sur la grande importance de la langue, lire le chapitre Xationalité dans les Paradoxes sociologiques de M. Max Nordau. « Des raillions d'êtres repensent ce qui a été pensé pour eux et ce qui l«ur est devenu seulement accessible par la langue » (page 143).

devenus républicains parce qu'ils ne peuvent arriver à se représenter un autre gouvernement ayant le sens commun à leurs yeux que le gouver- nement républicain ; ils sont nationalistes parce que toutes leurs pensées sur la politique générale sont déterminées d'avance par les formules patrio- tiques qu'on leur a inculquées à l'école.

Pour réaliser cette œuvre colossale, il a fallu briser des institutions établies, froisser beaucoup d'intérêts et menacer le pouvoir que l'Église exer- çait en matière d'enseignement : quand on a com- mencé l'œuvre scolaire républicaine, l'Église était engagée dans des alliances étroites avec les partis monarchiques ; on crut qu'il était impossible de lui laisser la place qu'elle occupait dans l'éducation populaire et on créa l'école laïque. Les instituts ecclésiastiques voulurent défendre leur situation ; ils ne virent dans la réforme poursuivie par le gouvernement qu'une concurrence et une affaire de boutique; ils s'adressèrent aux classes riches et réactionnaires pour établir, avec leur aide, des écoles d'opposition. Aujourd'hui le clergé commence à comprendre qu'il a commis une grande faute et qu'il s'est trop laissé aller à des considérations d'intérêt immédiat et matériel ; c'est par son impru- dence qu'il a créé une lutte de l'Église et de l'État. Quand il a vu que la République était bien assise, il a faussé compagnie aux monarchistes et a haute-

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ment proclamé son attachement à la Constitution actuelle.

Les prêtres ont vu que l'enseignement laïque avait si fort attaché les nouvelles générations à la formule répul^licaine qu'il était dangereux de ne pas reconnaître le fait accompli et ils ont pensé que, cet attachement dépendant seulement des formes de langage, il leur serait possible de regagner de linlluence sur le peuple en parlant, eux aussi, la langue républicaine.

Pendant la période de laïcisation des écoles, les polémiques antireligieuses avaient été fort mul- tiples; mais elles n'avaient point, comme le crurent les théologiens, pour but de rendre la France païenne ; elles ont été un accident au milieu de nos luttes politiques et la laïcisation ne fut pas la conséquence dune propagande anticatholique. Quand l'œuvre scolaire a été terminée, le calme a reparu et l'on s'est demandé, avec une certaine naïveté, comment le pays était devenu, tout d'un coup, si indilïérent aux questions philosophiques et religieuses; il ne l'était pas devenu, il l'avait toujours été; il ne s'était passionné que pour la défense de la République par l'enseignement pri- maire. Il arriva même un moment les polémiques anticléricales semblèrent inintelligibles et souve- rainement ridicules. Il a fallu Taffaire Dreyfus pour les faire renaître.

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Ce ne sont pas des conflits idéologiques qui ont engendré les luttes politiques, mais ce sont celles-ci qui ont amené des polémistes à attaquer les idées des catholiques et à les présenter comme dange- reuses pour la civilisation moderne. Examinons donc les aspects sous lesquels l'Église se présente dans le domaine politique; il est clair que la nature de l'Eglise ne peut être formulée d'une manière abstraite : il faut, pour la déterminer, préciser le genre de questions que l'on prétend aborder; la nature est quelque chose d'essentiellement relatif.

Il est bien clair que l'Eglise n'est pas une asso- ciation comme tant de sociétés créées pour un but moralisatem% philanthropique, éducateur, etc. La discussion qui a eu lieu à la Chambre française a beaucoup servi à dissiper des sophismes répandus : les défenseurs les plus éclairés des congrégations n'ont pas craint de reconnaître que les ordres religieux ne sont pas des associations comme les autres; et alors l'Eglise sera, encore bien moins, une association !

Pour comprendre le rôle de l'Église dans le monde moderne, il faut toujours tenir compte de la très grande place occupée aujourd'hui par ce que Hegel appelait Vétat pensant, c'est-à-dire par l'ensemble des hommes qui vivent en dehors de la production

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et s'occupent des intérêts généraux et idéaux (pro- fesseurs, légistes, etc.). Les prêtres forment un groupement de théologiens qui raisonnent sui* des textes sacrés, qui font de la haute philosophie et formulent des dogmes à l'usage des fidèles. Par suite de la division du travail, la fonction de penser sur les matières religieuses a été concentrée dans une petite classe de gens compétents, que tout le monde laisse opérer à sa guise, sans se préoccuper de leurs procédés de recherche. Lorsque furent définis les dogmes de l'Immaculée-Conception et de l'Infaillibilité papale, quelques personnes se deman- dèrent si ces nouveautés n'allaient pas amener des scissions dans l'Église : les faits ont montré que peu de gens s'occupèrent de se former une opinion sur ces dogmes, qui furent acceptés sans difficultés.

Le catholicisme donna ainsi la preuve qu'en devenant beaucoup plus ardent, il était devenu beaucoup plus étranger à la philosophie qu'autre- fois; la philosophie ne comporte pas de division de la société en classe pensante et en classes dégagées de la faculté de raisonner ; la philosophie est toute liberté.

L'art, la religion, la philosophie sont considérés pai' Hegel et par Marx comme étant des produits de l'esprit, à peu près complètement étrangers aux déterminations de la société civile : toute notre civilisation repose sur la liberté de l'esprit, qui peut

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se manifester comme il lui convient, au gré des tendances de ses facultés créatrices ; rendre Tesprit indépendant de la police, voilà une des œuvres les plus importantes de la législation dans les démo- craties modernes. Rien ne nous semble plus bouffon que l'idée d'avoir un art officiel et cependant l'art a bien plus d'attaches avec l'économie que n'en a la philosophie.

Les théoriciens ecclésiastiques soutiennent que l'Église devrait jouir, dans un pays démocratique, de la plus grande liberté, parce qu'elle est essen- tiellement une école de théologie et que la théologie est une sorte de philosophie. Ils revendiquent, en conséquence, pour leur corps, le droit à l'activité libre.

L'Eglise est bien autre chose qu'une école de théologie ; elle est aussi un corps de prêtres distri- buant des sacrements sous certaines conditions qu'il détermine. Les sacrements ont été parfois assimilés à des rites magiques ; mais ce n'est qu'une assi- milation incomplète ou même fausse; l'expérience nous montre, en effet, que la puissance de l'Église est d'autant plus forte que la terreur magique a disparu davantage pour faire place à des sentiments mystiques. La foi chrétienne est très faible dans les classes ignorantes des sociétés et surtout dans les campagnes, parce que le paysan ne voit guère dans les rites que des incantations de sorciers qu'il paie.

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Aujourd'hui le paysan abandonne le chemin de Téglise, non point qu'il ait été converti à des idées nouvelles par des libres-penseurs urbains, mais parce qu'il n'a plus peur de son curé autant qu'au- trefois. M. Gebhardt dit à propos de l'Italie moderne : (i) « Depuis qu'un régime libéral a dispensé les Italiens d'un faux semblant de reli- giosité politique, le trait caractéristique du catho- licisme, c'est l'indifTérence. Elle n'empêche point une pratique languissante, distraite, pour ainsi dire morcelée ou. foj'tuite du culte ou de la discipline sacramentelle... Cette piété n'est point leffet d'une religion sérieuse; elle n"a sur la vie morale de l'individu aucune répercussion bienfaisante. » On pourrait en dire tout autant d'une grande partie de la France : la libération politique fait perdi*e à l'Eglise son influence magique.

L'Eglise ne doit pas être comparée aux anciennes corporations de magiciens, qui se proposaient de produire des miracles dont elles exploitaient la popularité. Les miracles jouent encore un rôle, mais il ne faut pas leur accorder grande importance et s'en servir pour interpréter l'action de l'Église. Son but essentiel est de faire la police du sentiment religieux : rien de pareil n'avait existé dans le passé et par suite on ne saurait comparer l'Église à

(1) Bébals, 17 février 1897.

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aucune des associations historiques. Il me semble aujourd'hui acquis à la science que le catholicisme est un phénomène qui n'a pas d'analogues dans le cours des siècles ; dès lors il est impossible de le traiter suivant un droit commun, puisqu'il est unique.

L'Église se présente sous un double aspect : école de théologie et corps de police religieuse : l'unité se fait par le moyen de l'autorité pontificale, qui est à la fois surnaturelle et civile, qui promulgue les dogmes et qui règle la pratique de la vie, qui règne sur la foi et sur les mœurs.

Les fidèles lui obéissent parce que chez eux existe la ferme conviction qu'elle est une autorité unique, ayant le monopole des grâces divines en même temps qu'elle est la source de toute vérité. Que l'Eglise supprime son exclusivisme et son intolé- rance, elle va se dissoudre en sectes innombrables ; parmi les causes qui ont assuré son triomphe au quatrième siècle, les historiens mettent au premier rang son exclusivisme, qui donnait au christianisme une supériorité sur tous les cultes avec lesquels on pouvait le comparer, (i)

Plus l'Eglise a pu s'émanciper des apports que lui avait laissés la société du Moyen- Age, plus elle s'est

(1) Cf. Gasquet. Essai sur le culte et les mystères de Mithra, pages 104-105. Il est à noter que durant les derniers siècles du paganisme il se produisit une sorte de concentration des magies, mais sans que les païens pussent parvenir ù4'unité.

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dégagée des intérêts politiques de ses dignitaires, pour acquérir la claire conscience de ses principes, plus aussi elle a compris que son essence était l'obéissance au pontife romain. Il n'y a aucune raison pour que cette constitution, si sévèrement monarchique, (i) se modifie dans l'avenir, comme l'ont rêvé quelques personnes il y a un demi-siècle ; le parlementarisme ne viendra pas s'implanter dans l'Église par voie d'imitation ; il n'aurait ici aucune raison d'être, puisqu'il est fondé sur une conception de la recherche du mieux par une voie tout opposée aux voies catholiques.

Il semble bien que l'Église soit destinée mainte- nant à suivre ses destinées assez librement pour que des forces extérieures ne viennent plus agir sur sa constitution propre ; elle est et restera ponti- ficale ; mais il y a une si grande opposition entre ce régime et le régime des États modernes que beau- coup de personnes se demandent si une pareille coexistence pourra durer. Il y a quelques années, le professeur Labriola a émis sur l'avenir du catho- licisme une opinion originale : « Ce que je vois très clairement, dit-il, (2) c'est ceci : que le christianisme, qui est en substance la religion des peuples les plus

(1) Le professeur Labriola s'étonne que la différenciation hiérar- chique ait pu se produire en deux siècles {Socialisme et philosophie, page 177). Le problème est, au contraire, de trouver les raisons qui ont relativement dissous la force pontificale dans les temps modernes jusqu'à la renaissance ultramontaine actuelle.

(2) Labriola. Op. cit., page 181.

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civilisés, ne laissera après lui aucune religion nou- velle. Ceux qui, désormais, ne seront pas chrétiens, seront irréligieux... Les matérialistes de l'histoire pensent, quant à eux, et en dehors de toute appré- ciation subjective, que les hommes de l'avenir renonceront très probablement à toute explication transcendante des problèmes pratiques de la vie de tous les jours, parce que Primus in orbe deos fecit timor ! La formule est ancienne, mais sa valeur est éternelle. »

Il est très regrettable que le professeur italien n'ait donné aucun argument à l'appui de ces affir- mations et, notamment, n'ait pas cru devoir expli- quer en quoi sa croyance à la disparition des religions dépend du matérialisme historique ; la raison qu'il donne s'appliquerait uniquement aux plus anciens rites magiques et encore M. Ribot (i) ne la trouve-t-il pas suffisante même pour les reli- gions primitives. L'évolution affective, remarque encore le même auteur, (2) attribue une impor- tance tous les jours plus grande aux sentiments d'admiration, de confiance, d'amour, d'extase; et ainsi les causes tirées de la peur deviennent moins importantes dans la genèse religieuse.

J'estime, pour ma part, que le christianisme ne périra pas; la/acu^^e mystique est chose très réelle

(1) Ribot. Psychologie des sentiments, page 302.

(2) Ribot. Op. cit., page 307.

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dans rhomme, et l'expérience nous montre qu'elle ne diminue pas d'intensité au travers des âges ; elle reste aussi puissante aujourd'hui qu'elle a toujom^s été ; elle n'est pas affaiblie par le développement scientifique. Je crois, avec Taine, (i) qu'au premier siècle de notre ère, cette faculté mystique, dirigée par des causes intellectuelles complexes, a fait une création tout à fait originale ; elle a découvert ce que le christianisme a nommé le royaume de Dieu : par un élément nouveau bon ou mauvais sui- vant les appréciations subjectives de chacun a été introduit dans la civilisation occidentale et s'est incorporé avec elle. U esprit humain crée et ajoute toujours à son domaine ; je ne pense pas qu'on puisse prouver qu'il perde jamais ce qu'il a une fois acquis. (2) Pourquoi donc le chi'istianisme ferait-il exception à la règle ? S'il avait succédé, par évolution, à une autre religion, il serait possible de penser qu'il pourrait, à son tour, céder la place à une nouvelle ; mais cela n'est pas vrai ; il a été une découverte, une vraie création ; Labriola a raison de dire qu'il ne sera pas remplacé ; mais pourquoi périrait-il? Je ne puis parvenir à le comprendre.

Il y aurait ici à se demander si les destinées du christianisme sont identifiables avec celles du

(1) Taine. Op. cff., page 116.

(2) Cf. Labriola. Essais sur la conception matérialiste de l'histoire, page 279.

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catholicisme ; mais il est certain qu'à l'heure actuelle il y a une certaine concentration des croyants autour du pontificat et que les commu- nautés protestantes semblent plutôt perdre que gagner. Quoi qu'il en soit, peu de gens croient, aujourd'hui, à la disparition prochaine de l'Eglise il faut donc s'arranger pour vivre avec elle (i).

En France, les gouvernements suivent, depuis Napoléon, une même politique et ne veulent recon- naître dans l'Eglise que le pontife romain. Napoléon' était un homme très peu religieux : il se préoccu- pait donc fort peu du dogme ; il vit qu'il avait en face de lui une autorité souveraine avec laquelle on pouvait traiter et par l'intermédiaire de laquelle on pouvait imposer une constitution ecclésiastique aux Français ; il mit à profit le pouvoir arbitraire du pape. Son idée était qu'il fallait (2) « dominer les choses spirituelles sans les toucher, sans s'en mêler, les faire cadrer à ses vues, à sa politique, mais par l'influence des choses temporelles ».

On s'étonne parfois que la cour de Rome se montre si docile et qu'elle accepte, sans trop se plaindre, des mesures contre lesquelles elle élève- rait les plus violentes protestations, si elles étaient

(1) On peut appliquer à l'hypothèse de la disparition de l'Église ce que M. Nordau dit de la disparition des différences de langues {Paradoxes sociologiques, page 156). L'hj'pothèse comporte un laps do temps si grand pour se réaliser qu'il est inutile de s'en préoccuper.

(2) Taine. Op. cit., page 10.

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prises en Allemagne ou en Italie : au lieu d'engager les catholiques français à s'agiter pour revendiquer ce qu'elle nomme d'ordinaire les di^oits imprescrip- tibles de rÉsrlise. elle les calme ou même leui^ prescrit la soumission. Ce calcul est tout à fait naturel de sa part : les mesures anticléricales prises, de temps à autre, par le gouvernement français ne diminuent pas l'influence du pontificat sm* les classes riches de France ; celles-ci sont même d'au- tant plus disposées à fournir de l'argent pour les oeuvres catholiques que le clergé semble davantage persécuté ; le recrutement des ordi'es religieux n'a pas été jusqu'ici gêné par la politique adoptée par les ministères les plus nettement adversaires de l'Église. Le pontificat n'est pas lésé dans ses intérêts propres, et il obtient, en compensation de ses complaisances, une protection tous les jours plus étendue et plus eflicace pour ses missionnaires. La France est devenue, de nos jom^s, le bras séculier dont l'Église se sert pom' se défendi*e dans le monde entier : il n'est même pas bien sûr qu'à certains moments et même quand notre gouvernement passait pour radical on n'ait pas fait entendre au Pape des paroles d'encoui'agement, (i) capables de

(1) C'est du moins une opinion généralement répandue en Italie. Il y eut, il y a quelques années, une assez vive polémique parce que le gouvernement de M. Crispi prétendait que certains articles de journaux très hostiles à sa politique venaient de l'ambassade française.

lui faire croire que la Fille aînée de l'Église défen- drait le Vatican en cas de conflit avec l'Italie.

Depuis le Concordat, la cour de Rome a toujours considéré les intérêts particuliers des catholiques français comme pouvant être négligés et devant être subordonnés aux siens ; le gouvernement fran- çais pourra faire tout ce qu'il voudra aux moines en France, pourvu qu'il protège l'Eglise à l'étranger, qu'il mette à sa disposition nos ambassadeurs et nos armées. La guerre de Chine pourrait bien avoir été la rançon de la dernière loi sur les congrégations.

*

La politique du gouvernement français, qui combat de temps à autre les écoles catholiques de France et les soutient à l'étranger, choque beaucoup d'esprits passionnés pour la logicjue : il leur semble singulier que l'on puisse, par exemple, subven- tionner des collèges tenus par des congrégations que l'on juge dangereuses chez nous, que «l'Uni- versité de Beyrouth [qui appartient aux Jésuites, puisse être regardée comme] la citadelle de l'in- fluence française dans le Levant ». (i)

Il est évident que cela serait incompréhensible si

(1) D'après une pétition adressée aux Chambres, pendant la discussion de la loi sur les congrégations, par neuf membres de l'Institut et divers professeurs,

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l'État était une personne se trouTant en présence d'une autre personne qui serait l'Église: mais la difficulté disparaît (au moins en grande partie) lorsqu'on examine de quels éléments multiples se compose l'Etat.

Les anciens philosophes, se plaçant à un point de vue très abstrait, réduisaient l'Etat à quelque chose d'infiniment simple : il aurait être, d'après leurs définitions, l'expression de la volonté générale qui fait des lois conformes à la raison et ils croyaient qu'il était réellement semblable à cette image ; ils en faisaient un être possédant des qualités empruntées à la psychologie individuelle : il y a encore même des philosophes parlant de conscience sociale, de pensée sociale, etc.

Ce qu'il y a de vrai dans cette fantasmagorie philosophique c'est que certaines ressemblances existent entre les hommes d'une même nation à un degré tel que les lois puissent être regardées, dans une assez large mesure, comme étant la manifes- tation d'une communauté de pensée juridique ; mais il ne faut pas aller trop loin dans cette voie. Cette communauté a pom" base des similitudes instinc- tives, très mal déterminées dans la conscience de chacun : dans le Parlement se forment des groupes qui participent aux instincts des masses, mais dont les tendances sont beaucoup plus intel- lectualisées que celles des hommes qu'ils sont

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censés représenter (i) ce ne sont pas encore ces , groupes qui font les lois, mais un très petit nombre de personnages qui ontle flair politique, c'est-à-dire qui sont capables de rédiger des formules que la majorité agréera sans les toujours bien comprendre. C'est le résultat de tout ce long et compliqué travail que les philosophes réduisent à une manifestation simple d'une force simple et qu'ils appellent le produit de la pensée sociale. Il serait beaucoup plus exact de dire que les idées nationales se déter- minent en raison des lois qui sont imposées à la nation; les lois sont comme des noyaux autour desquels se cristallisent les instincts populaires, qui sans leur appui resteraient fluents et indéterminés. Les lois dépendent du peuple, mais d'une manière très indirecte, tandis qu'elles sont une cause directe de génération pour les idées populaires.

Les constitutions libérales n'ont pas tant pour but de permettre l'accomplissement des volontés populaires que de créer des obstacles aux volontés des partis, de manière à assurer une certaine conti- nuité dans la législation. Le régime parlementaire est pratiquement parvenu, beaucoup mieux que n'auraient pu le faire toutes les constitutions les

(1> Sur la grande différence qui existe entre l'opinion d'un Parle- ment et la moyenne des opinions des citoyens, consulter : Kautsky, Parlementarisme et Socialisme, page 155 et page 173. A l'heure actuelle, les Parlements donnent des résultats plus favoraliles aux idées libérales que ne donnerait le gouvernement direct par le peuple.

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plus savantes, à produire cette limitation de l'arbi- traire ; mais pour qu'il fonctionne convenablement, il faut que les mœurs se prêtent à cette tendance vers la modération et qu'elles ajoutent beaucoup à l'efficacité des règles. Chaque parti doit agir en pensant que les lois qu'il pourrait faire contre ses adversaires retomberont sur lui quand il sera dans l'opposition ; ce sentiment de prévoyance politique est très rare dans les pays n'existe pas la préçoj^ance capitaliste ; il est la condition primor- diale de toute liberté.

Malgré sa grande complexité, le régime parle- mentaire ne parviendrait pas encore à satisfaire les exigences de l'esprit moderne, s'il n'était complété par d'autres institutions capables d'exercer sur lui une action modératrice. L'application de la loi est, à cet effet, confiée à des corps auxquels on laisse une très grande liberté d'interprétation : rien ne serait plus absurde dans un État qui aspire à créer l'ordre juridique que de vouloir forcer les juges à suivre servilement les ordres du parti au pouvoir et à se conformer ainsi comme on dit quel- quefois — aux intentions du législateur. Pendant la Révolution on annexait aux lois des instructions rédigées pai^ la commission qui en avait arrêté le texte ; mais cette pratique a été abandonnée ; elle ne pouvait se justifier que par l'ignorance étaient nos pères au sujet des vraies conditions de la sépa-

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ration des fonctions dans l'Etat et aussi par l'absence momentanée de corps judiciaires régu- liers.

La jurisprudence a pour effet de passer un niveau sur les écarts législatifs et de ramener tout un ensemble de contiugences à un système de droit, si bien que les compromis, les malentendus et les tâtonnements des parlementaires disparaissent sous la doctrine. C'est le résultat de ce travail que les philosophes considèrent, bien artificiellement, comme le développement de l'Idée de l'Etat ; loin qu'il y ait un développement dépendant d'une unité de direction, l'apparence de logique est le résultat de l'action de gens étrangers au gouvernement.

Lorsque l'on considère, au contraire, l'action extérieure de l'État, l'unité apparaît bien réelle- ment ; ce ne sont plus les mêmes organismes qui sont en jeu ; la politique de l'extérieur peut différer de celle de l'intérieur, parce qu'elles ne se produi- sent pas de la même manière.

Les institutions de guerre, fondées sur les tradi- tions de l'armée et de la diplomatie, déterminent, d'une manière durable, la politique d'un pays. Dans le travail compliqué de la genèse du droit, l'esprit cherche à satisfaire ses besoins logiques, en passant par beaucoup de médiations des instincts popu- laires à la doctrine des juristes ; il y a un processus complet d'intellectualisation. Ici, au contraire, nous

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sommes en présence de tendances très élémentaires, assez voisines de celles des primitifs et dominées par des superstitions. Tandis que la classe des juristes représente ce qu'il y a de plus intellectuel dans l'état pensant, la classe militaire représente ce qu'il y a de plus instinctif, (i)

On sait que les opinions dans lesquelles domine l'instinct, sur lesquelles la logique agit faiblement, sont celles qui présentent le plus de stabilité : aussi ne faut-il pas s'étonner de voir les préjugés natio- naux durer parfois des siècles. De Charles VIII à Napoléon III, les souverains français ont cru qu'ils devaient dominer en Italie ; le souvenir du pacte de famille semble avoir été le principal motif qui a conduit Napoléon P"" à vouloir placer des rois de sa maison sur les trônes de Naples et de Madrid. Jusqu'en 1870, il n'aurait pas été prudent pour un écrivain français de contester le droit de la France aux frontières du Rhin et le dogme polonais ; et maintenant, nous avons le dogme russe. On peut faire les mêmes observations à propos de la poli- tique anglaise ; Gladstone, qui avait passé sa vie à déclamer sur la liberté des peuples, a fait occuper l'Egypte ; son opposition aux idées de conquête s'est

(1) Entre les deux camps se trouvent les administrations publiques, qui fonctionnent beaucoup par routine, mais qui cherchent à se donner le plus d'ampleur «t d'indépendance possible. Leur rôle est devenu considérable ; elles sont généralement en opposition avec la classe des juristes.

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traduite seulement par des maladresses insignes et par le désastre de Khartoum.

Au fur et à mesure que le régime parlementaire se développe dans un pays, que les problèmes d'administration intérieure deviennent plus com- plexes et exigent la constitution de corps plus mas- sifs, il se produit une séparation de plus en plus marquée entre la politique intérieure et l'extérieure ; celle-ci devenant le domaine d'une classe qui ne participe presque pas aux mouvements des partis parlementaires. Cette séparation est extrêmement nette en France ; mais elle existe partout, dune manière plus ou moins complète ; dans presque toutes les monarchies constitutionnelles, le roi se considère comme ayant le droit d'exercer une action personnelle sur les affaires de la guerre et de la diplomatie.

Si l'Eglise recherche, chez nous, avec tant d'obs- tination, à s'attacher la classe militaire, ce n'est pas seulement comme on le lui a reproché souvent parce qu'elle cherche à trouver un appui dans l'armée contre le peuple, mais c'est bien plutôt parce qu'elle tient à entretenir un courant de politique extérieure conforme aux intérêts catholiques. Ses efforts portent sur la marine plus encore que sur l'armée de terre, parce que la marine met continuel- lement la force du pays en contact avec des adver- saires du catholicisme.

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Depuis trente ans, cette alliance de l'Église et de la classe militaire a pu développer ses résultats en toute liberté et produire une fièvre nationaliste ; cette propagande n'était gênée par personne et elle profitait de la préparation patriotique faite par les écoles primaires.

Les prêtres forment dans la société une classe bien déterminée, qui présente peut-être un déve- loppement plus parfait qu'aucune autre classe; nulle part on ne trouve une pareille unité de vues. Longtemps, en France, l'Église a vécu à l'ombre des partis conservateurs ; maintenant elle cherche à s'émanciper de cette tutelle et il est sou- vent question de la formation d'un parti purement catholique.

Quand il existe un parti catholique, ce n'est pas un parti comme les autres ; alors que les élé- ments des partis sont généralement très mobiles, ici ils sont soudés en un bloc ; le parti catholique ne participe que très imparfaitement au travail par- lementaire, travail entièrement fait de compromis.

Dans nos sociétés modernes, tout le monde est persuadé que le présent n'a qu'une valeur très secondaire et assez provisoire, que nous devons progresser par échelons, tâtonner continuellement sans avoir de but bien déterminé, dirigés par un

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désir ardent, mais vague vers ce qui semble être mieux. Le caractère vraiment neuf de la législation moderne résulte de ce que le législateur se croit tenu de donner satisfaction à cette aspiration ; on pourrait dire, en imitant les formules révolution- naires, que le premier de tous nos droits est le droit au progrès par la liberté. La politique se modèle sui^ l'économie et cherche à réaliser ce pro- grès par des procédés qui rappellent, à bien des égards, la poursuite du progrès dans la production capitaliste.

L'Église considère les choses tout autrement; à ses yeux, il njy a pas de droit contre le droit; toute sa politique se résume dans cette formule célèbre ; rien de ce qui est fait contre elle ne peut avoir de valeur définitive; dans aucune mesure législative elle ne considère l'amélioration relative qui peut en résulter; elle la juge d'après sa conformité au but final; elle se demande si cette mesure constitue un acheminement vers l'état de raison qu'elle pré- tend réaliser dans l'avenir. Il y a une grande analogie entre son attitude et celle de certains socialdcmo- crates allemands, le mouvement et le but final rem- plaçant l'hypothèse et la thèse des catholiques, (i)

(1) On pourrait poursuivre le rapprochement très loin; de même (jue les orateurs, les hjTnnologues et les liturgistes catholiques s'efforcent d'introduire dans leurs écrits le plus de mots et de mor- ceaux de phrase extraits des Écritures, de même certains marxistes se font un vocabulaire très restreint tire des œuvres de Marx; leurs écrits sont de vraies mosaïques.

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En sa qualité de corporation, soumise au pontife infaillible et chargée de surveiller la foi et les mœurs de chacun, l'Église ne saurait être un parti pouvant tâtonner : elle sait la vérité ; elle ne peut admettre le provisoire chez elle et répugne à des compromis, bons pour les gens qui ne savent que d'une manière imparfaite. Dans le régime parle- mentaire, faire un compromis c'est accepter, loyale- ment et sans arrière-pensée de revanche, une évolution jugée nécessaire et s'entendre avec ses adversaires pour formuler une règle qui servira de point de départ pour une nouvelle vie progressive. L'Eglise ne saurait faire de compromis sans douter de son droit et nier son infaillibilité. Elle procède seulement à des marchandages diplomatiques; entre des Etats indépendants, il n'y a pas de sys- tème juridique ; il y a des accords temporaires qui ne comportent jamais que la simple reconnaissance d'une situation de fait; le vainqueur trouve tout naturel que le vaincu se prépare à une guerre de revanche ; l'Église procède de la même manière ; elle se soumet aux nécessités du jour, avec l'espé- rance de tirer parti de toutes les circonstances favorables pour revenir à une position meilleure.

L'Église aimerait assez à trouver partout des gouvernements absolus avec lesquels il fût pos- sible de traiter suivant les règles de la diplomatie classique; les formules de la diplomatie flattent

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touj ours Tamour-propre de ceux qui s'en servent ; les prélats romains ont un amour-propre enfantin. Dans notre siècle, des catholiques zélés ont com- pris que les vieilles méthodes avaient fait leur temps et que le centre du pouvoir est aujourd'hui dans les Parlements; ils se sont donc faits les diplomates officieux de l'Eglise, traitant avec les partis ou avec les gouvernements. En France, les deux diplomaties fonctionnent concurremment et les députés catholiques se sont plaints, plus d'une fois, d'être contrecarrés par- la nonciature, (i)

Il serait à désirer qu'il y eût dans les Chambres françaises un parti catholique parfaitement défini, parce qu'alors les questions se poseraient avec une clarté qu'elles n'ont pas aujourd'hui. Le pontificat aurait beaucoup plus de peine à faire accepter une politique extérieure aussi favorable à l'Église qu'est la politique suivie par nos gouvernants depuis des années. Il pourrait même arriver que le parti clé- rical parlementaire refusât de vendre les intérêts des prêtres français en échange d'avantages con- sentis en faveur de missionnaires opérant dans des pays lointains. Il serait évidemment plus difficile de faire de l'anticléricalisme en France et du cléri- calisme en Orient, lorsque dans le Parlement il y

(1) Bismarck a essayé, plusieurs fois, sans grand succès, d'opposer la cour de Rome et le Centre catholique ; ce parti était trop fort pour être facilement entamé.

45 III.

aurait un fort parti clérical luttant contre les partis républicains. La politique catholique actuelle réussit grâce à l'emploi de mille petits moyens et parce qu'elle se dissimule presque toujours, n'appa- raissant à découvert qu'en temps de crise.

... Taine croyait (i) que la haine du paysan poui^ le gouvernement des curés provenait, en bonne partie, de son aversion pour les gros bourgeois et les nobles, qui sont les alliés actuels du clergé; je crois qu'il se trompe et qu'il faudrait plutôt dire au contraire que les conservateurs en France se sont perdus, pour toujours, en acceptant la protection du clergé. Gambetta savait bien ce qu'il faisait en dénonçant Mac-Mahon comme l'homme des curés.

Inversement il me semble que le pontificat s'ef- forcera en France de gagner des partisans parmi les divers groupes républicains, plutôt que de se faire représenter par un parti qui ne pourrait que créer des conflits.

En Italie le pontificat se trouve dans une situa- tion encore plus délicate qu'en France, parce qu'il est difficile aux cléricaux de ne pas froisser les sentiments patriotiques d'un pays récemment unifié. A l'origine il a conseillé aux catholiques l'abstention dans les élections politiques ; il avait l'espoir de gêner le gouvernement; aujourd'hui il

(1) Taine. Op. cit., page 151.

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maintient cette tactique, par nécessité, bien qu'elle ne gêne pas du tout la marche des affaires de l'État. Les catholiques prennent part aux élections administratives, ont des représentants dans les assemblées communales et provinciales; mais un parti catholique à la Chambre pourrait compro- mettre gravement la papauté. Il semble, d'ailleurs, que dans une grande partie de l'Italie les catho- liques respectent fort peu les recommandations pontificales et qu'ils votent; mais ils s'arrangent avec les candidats au mieux de leurs intérêts locaux et ils évitent d'avoir des députés à eux. (i) En Allemagne il y a un parti catholique presque pur; mais cela tient à ce que l'État moderne n'a pas encore pris possession de l'Allemagne. Les mœurs du pays ne sont pas favorables à la marche d'un vrai gouvernement parlementaire. Les groupes rappellent, dans leur allure générale, les villes du Moyen-Age, qui discutaient avec les rois leurs intérêts locaux, sans se soucier gran- dement des questions générales ; ils sont en dehors du gouvernement et ils s'efforcent d'obtenir le plus qu'ils peuvent; il y a des marchandages plus ou moins cyniques, mais pas de vrais compromis comme dans un régime parlementaire réel. Chaque fois qu'il s'agit de voter une loi militaire, le

(1) Crilka sociale, premier avril 1897, page 103, colonne 2; 16 juin et premier juillet 1900.

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gouvernemeiit négocie avec les partis ; généra- lement le vote de la loi dépend des catholicpies, et ceux-ci exigent qu'on rapporte quelques-unes des mesures prises jadis contre l'Église.

Un pareil trafic de votes serait impossible chez nous ; en France le sentiment patriotique est beaucoup plus développé que chez nos voisins et les crédits militaires ne soulèvent jamais que des critiques de détail.

Le Parlement allemand étant une sorte de congrès des plénipotentiaires viennent discuter entre eux, pour obtenir le plus possible en faveur de leurs mandants, la conduite des cléricaux ne soulève pas une trop grande réprobation. Il n'en sera plus de même quand les partis aui'ont acquis l'idée que tous doivent participer à une œuvre commune ; cette idée n'est pas facile à faire entrer dans les esprits ; les socialistes et les progressistes ne se montrent pas moins inaptes au régime moderne que leurs adversaires ; ils combattent pour l'amour des principes, sans se soucier beau- coup des conséquences de lem^s votes, (i) Le jour le parti socialiste arriverait à devenir un parti vraiment politique, poursuivant la participation au pouvoir parlementaire, la vie de l'Allemagne serait transformée de fond en comble.

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(1) Il serait impossible, par exemple, de comprendre en France que les députés socialistes votassent pour le rappel des Jésuites.

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Une grande difficulté pratique pour la formation d'un parti clérical en France résultera désormais de la nouvelle législation sur les congrégations ; le contrôle que l'État est en train d'organiser sur leur fortune et leur gestion ne pourra manquer de se développer; il aura pour effet d'empêcher qu'une partie notable des ressources accumulées par la piété des fidèles ne soit détournée de leur desti- nation pieuse pour être affectée à la propagande politique. Il semble que la papauté ait tacitement accepté ce contrôle et compris qu'il y avait pour elle un certain danger à laisser se développer un état d'esprit trop militant dans le clergé français.

Toute l'histoire des rapports de l'Église et de l'Etat en France est dominée par les souvenirs de la Révolution ; jamais l'Église n'a fait son deuil de sa prépondérance ; elle ne réclame point ses anciens domaines et ses dîmes ; elle veut de la domination et elle fera tout ce qu'elle pourra pour en acquérir. Napoléon n'avait pas restauré le culte que déjà il se plaignait d'un nouvel esprit qui animait l'Église et qu'il n'avait pas prévu, (i) « On élève les nouveaux prêtres dans une doctrine sombre, fanatique ; il n'y a rien de gallican dans le nouveau clergé. » Le clergé se discipline ; l'esprit

(1) Taine. Op, cit., page 63.

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de solidarité augmente en lui ; les anciens intérêts mondains s'effacent devant les grands intérêts de l'Église.

Ce que l'Église offre de plus tentant à ses clercs, c'est la domination ; c'est ce que Taine n'a peut-être pas assez mis en évidence. On s'étonne parfois de voir des prêtres anglicans venir au catholicisme, en abandonnant de belles situations ; mais exister t-il un corps religieux les plus hauts dignitaires, eux-mêmes, aient si peu de pouvoir réel que chez les anglicans? Un simple curé de village a, dans sa petite sphère, avec ses confréries et ses œuvres, un pouvoir plein de charmes pour ceux qui aiment le commandement. L'expérience de la politique et de l'Église montre qu'il y a peu de passions qui soient plus fortes que celle qui nous fait désirer le pouvoir sur nos semblables, (i)

En i8i5 le clergé crut le moment venu de reprendre l'offensive ; mais, à cette époque, les souvenirs de la Révolution étaient si vivaces, l'armée était si opposée aux curés et les proprié- taires de biens nationaux si effrayés, que l'audace de l'Église devait soulever le pays contre le gouvernement qui la protégeait. Sous le règne de Louis-Philippe, les cléricaux adoptent une nouvelle

(1) Le cardinal Manning avait pris, dans sa jeunesse, pour devise : Aui Caesar, aut nihil. L'anglicanisme ne pouvait, évideminent, satisfaire un tel affamé de pouvoir.

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tactique ; ils ne parlent plus que de défendre les droits du peuple foulés aux pieds par la bourgeoisie orléaniste ; en 1848, ils se signalent parmi les plus ardents républicains et prononcent des sermons au pied des arbres de la liberté ; mais l'expédition de Rome vient bientôt les brouiller avec les démo- crates ; cette affaire fut, de leur part, la plus grande imprudence qu'ils aient commise en un demi-siècle. Quand arrive le coup d'État, la « bohème » bonapartiste (i) n'a pas d'alliés plus dévoués que les hommes qui, trois ans auparavant, se mon- traient les ennemis de tout despotisme. Jusqu'en 1869, l'Eglise triomphe; elle exerce un contrôle sévère sur les écoles de tout ordre (2) et sur la pensée philosophique; en i858, elle obtient contre Proudhon des poursuites pour des motifs les plus absurdes. (3)

La guerre d'Italie amena lui grand changement dans les relations de l'Empire avec l'Église; mais le gouvernement n'adopta pas une attitude nette durant les dix années qui précédèrent sa chute:

(1) Marx. La Lutte des classes, page 361.

(2) Elle essaye d'empêcher les Juifs d'entrer à l'École normale ; M. Michel Bréal eut quelque peine à être admis, en dépit^de ses examens.

(3) On reprochait notamment à Proudhon d'avoir écrit que l'Église ne distingua pas le mariage et le concubinat (Œuvres complètes, tome XX, page 128). M. P. AUard, dont le livre a été couronné par l'Académie française et honoré d'une lettre du pape, dit que « la distinction entre l'uxor et la concubina était purement civile». (Les Esclaues clirétiens, troisième édition, page 286)

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cette période fut presque totalement dominée par la question romaine; il s'agissait de savoir si la France, après avoir soutenu TÉglise en Syrie et en Chine, la soutiendrait éternellement en Europe et ferait la guerre en faveur du pape. Le problème de la domination cléricale était posé brutalement ; tout le monde en comprenait nettement la portée ; l'Eglise ne cessa de perdi^e de son influence dans le pays, jusqu'au jour commença la lutte sur l'ensei- gnement laïque. L'Eglise fut encore vaincue.

Lorsque le calme fut rétabli dans les esprits, l'Eglise reprit son travail d'attaque et ses partisans eurent la bonne fortune de trouver sur leur chemin l'affaire du Panama, qui leur permit de jeter la sus- picion sur tout le parti gambettiste. Ce fut la rei>anche de la laïcisation ; personne n'osait résister ; l'antisémitisme était depuis quelques années ; mais son succès avait été médiocre avant la fonda- tion de la Libre Parole (i); les cléricaux hésitaient, dans beaucoup de villes, à se mêler à ce mouvement qui leur paraissait dangereux à cause de ses allures démagogiques.

Les discussions soulevées par les socialistes au

(1) Dans un livre publié en 1896. M. Chirac revendique ses droits à l'invention de l'antisémitisme : « Les colères avaient entassé la première charge à fond contre la juiverie que fut en 1876 ma Haute banque et les révolutions, sur ma collaboration à VAntisé- mitique en 1882; ce précurseur de la Libre Parole, avec ce pauvre Abel Fauverge, mort depuis à Sainte-Anne écrasé sous la persé- cution, j'avais mené le bon combat. » {Le Droit de vivre, page e/

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sujet des monopoles, des concessions scandaleuses et des profits capitalistes, ont toujours eu le défaut d'avoir une allure trop abstraite pour être parfaite- ment comprises des masses ; et on a la malheureuse habitude d'exposer les idées de Marx sous une forme si dure à entendre et si peu applicable que l'enseignement socialiste est donné en pure perte, (i) Les démagogues ont toujours procédé d'une manière opposée ; ils cherchent à dénoncer des hommes que l'on puisse charger de tous les vices d'un régime ; il n'y a pas de pauvre qui n'ait eu affaire à quelque mauvais créancier dans sa vie et qui ne soit, par suite, disposé à bien accueillir tout projet de loi qui frappera les prêteurs d'argent. Ce procédé a été encore perfectionné par les antisémites ; les ban- quiers juifs forment une minorité dans la minorité des riches ; il est facile de les représenter comme des étrangers qui viennent s'enrichir aux dépens de la nation. La socialisation des moyens de produc- tion, voilà qui ne dit pas grand chose à l'esprit; mais la revendication de l'État contre les Rothschild et autres millionnaires, voilà qui est facile à com- prendre ! Des hommes qui n'ont pas une grande habitude des calculs financiers peuvent facilement croire que de telles revendications, des revisions

(1) Dans une brochure publiée sur le Congrès de 1899. Pellouticr prétend même que le langage employé est inintelligible. {Le Congrès général du parti socialiste français, page 66)

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de comptes, pourraient permettre à l'État d'entre- prendi'e de grandes choses sans qu'il en coûtât rien aux contribuables.

Je ne crois pas que l'antisémitisme soit un acci- dent passager, une aberration due à l'influence perverse de quelques hommes; je crois qu'il durera tant que le socialisme n'aura pas vaincu bien nette- ment la démagogie, tant qu'il ne se sera pas attaché à poursuivie des fins pratiques, des réformes ca- pables d'intéresser les classes qui fournissent le principal contingent de l'antisémitisme.

Les antisémites furent assez habiles pour prendre la direction des attaques contre les panamistes : les promoteurs du Panama avaient été des gens du demie?* bien, des hommes pleins d'honorabilité, des purs Français de France comme dirait M. Dru- mont ; la grande banque juive s'était tenue à l'écart, à peu près complètement; on lui avait même plusieurs fois reproché de ne pas avoir donné son appui à une œuvre si nationale ; mais quelques agents d'aflaires Israélites avaient été mêlés aux négociations véreuses; Panama devint, grâce à M. Drumont, une affaire juive. Les légendes con- centrent toujours les crimes et les hauts faits sur un petit nombre de personnages représentatifs : Arton, Hertz, Reinach devinrent les héros du Panama dans la légende arrangée par M. Drumont.

Les conservateurs s'aperçurent alors que l'anti-

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sémitisme pouvait avoir du bon, car il permettait de rejeter sur un groupe infime de gens à noms étrangers pour la plupart toutes les colères. Ils avaient, presque tous, gardé rancune aux Juifs de la laïcisation, parce que dans toute la France les Juifs avaient été d'ardents partisans des lois scolaires. Cependant ils n'acceptèrent nettement l'appui des antisémites que le jour ils virent le grand parti que M. Drumont avait su tirer du procès Dreyfus : il devint clair alors que les clé- ricaux et les conservateurs pourraient entraîner les esprits en faisant usage de l'argument patriotique.

Je crois que l'Église n'a pas commis de plus grande faute, depuis l'expédition de Rome, que d'avoir pris parti contre la revision du procès Dreyfus. L'agitation qui se produisit en France interrompit le travail souterrain de la diplomatie pontificale ; il y eut un emballement général parmi les cléricaux, qui suivirent les plus ardents d'entre eux et qui furent enivrés par leurs premiers succès; il leur sembla que le jour était venu d'écraser le parti gambettiste déjà fort ébranlé depuis les scandales du Panama. A des vengeances person- nelles, à des rancunes vieilles de dix ans, on sacrifia les avantages conquis péniblement depuis le ralliement du clergé à la République.

Cette campagne réveilla de leur torpeur beaucoup

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de républicains qui commençaient à penser que l'anticléricalisme était une yieillerie. Les hommes qui croyaient de toutes les forces de leur âme aux principes de la Révolution et qui estimaient que l'enseignement laïque avait transformé la France protestèrent avec énergie contre les fureurs anti- sémitiques : il leur semblait impossible que la cause de la Vérité put rencontrer beaucoup d'obstacles dans une république régénérée. Us s'aperçurent avec effroi que les Idées ne sont pas bien puissantes quand elles sont seules; et ils virent qu'il y avait des réformes à faire dans les institutions pour défendre le monde moderne contre l'Église.

L'affaire DrejiTus n'aurait pu aboutir que si on avait admis que l'armée fût soumise au libre contrôle des citoyens; or. cela paraissait inadmis- sible aux militaires habitués à se considérer comme formant une classe isolée, faite poiu* la lutte contre le dehors et vivant en dehors du régime parlemen- taire ; cela paraissait extraordinaire à beaucoup d'hommes politiques qui avaient longtemps prêché le respect de l'armée. Les radicaux hésitaient beaucoup à prendre la défense d'un oflicier riche, parce qu'ils avaient pem' d'être accusés de corrup- tion, eux qui avaient si souvent dénoncé la corrup- tion des opportunistes. Il leur paraissait extrême- ment dangereux de s'engager dans une affaire confuse, qui devait toujours rester mystérieuse et

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qui renfermait des aventures romanesques, alors que, dans les souvenirs populaires, la guerre de 1870 n'avait été qu'une suite de trahisons plus extraordinaires les unes que les autres. Ils étaient bien plus en contact avec les électeurs provinciaux que les gambettistes, devenus parisiens; ils con- naissaient toutes les préventions contre lesquelles il leur faudrait lutter pour soutenir la cause de la revision ; ils choisirent la ligne de moindre effort et beaucoup hurlèrent avec les loups.

L'affaire Dreyfus passionna toute l'Europe, parce qu'on est habitué à l'étranger à regarder la France comme un pays exceptionnel, dans lequel les conflits sociaux sont des luttes d'Idées; tous les adversaires du cléricalisme espéraient que la victoire resterait aux représentants de la pensée moderne, (i) Mais si cette manière de comprendre les affaires de France est fausse, il est certain que toutes les luttes qui se produisent chez nous inté- ressent tous les esprits libéraux : il n'y a pas de pays, en effet, les forces réactionnaires soient aussi puissantes que dans le nôtre ; quand elles sont vaincues, tous les partis de résistance sont décou- ragés et tous les partis avancés sont animés d'une ardeur nouvelle. C'est ce qui explique pourquoi on

(1) Il y eut à l'étranger des gens qui s'intéressèrent à l'affaire Dreyfus tout en étant fort réactionnaires; ce fait est remarquable en Hollande; il s'explique, sans doute, par des relations existant entre les pasteurs protestants de Hollande et de France.

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a cru souvent que les révolutions éclatent en Europe à V imitation des mouvements parisiens, (i) Depuis quelques années le cléricalisme poui^uivait une campagne très active pour la domination partout, et le réveil de la conscience libérale, provoqué par l'affaire Dreyfus, semblait être de bon augure pour l'avenir.

Il faudrait fermer les yeux à l'évidence pour ne pas voir que la loi des congrégations a été conçue comme une revanche contre les antisémites et les catholiques. La lecture des journaux qui avaient soutenu la revision montre avec quelle passion les vaincus attendaient les représailles ; la facilité avec laquelle le Sénat vota une loi qui renferme tant de dispositions exceptionnelles surprit tout le monde et serait inexplicable si on ne savait combien cette assemblée renfermait de drej^usistes.

On aurait donc tort de voir ici un épisode d'une lutte engagée par l'esprit de la Révolution contre l'Église, en vue de persécuter les catholiques; il y a eu seulement une mesure de revanche assez modeste d'ailleurs venant après la plus formi- dable campagne que les cléricaux aient menée depuis les réactions qui suivirent 1848.

(1) En 1847, Marx croyait que la révolutiou éclaterait d'abord en Allemagne {Manifeste communiste, page 73). Dans l'Allemagne en 18^f8 (traduction Rémy, page 45). il dit que la révolution prussienne était certaine, et (page 63) que le caractère inattendu que prit le mouvement parisien changea tout le cours des événements en Allemagne.

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L'Église ne se représente pas les choses de cette manière; elle se croit attaquée par une secte qui, de temps à autre, parvient, soit par force, soit par ruse, à s'emparer des forces de l'Etat. Projetant à l'extérieur sa propre personnalité, elle se représente ses adversaires sur son propre modèle; elle croit qu'elle a à lutter contre une Anti-Église, ayant ses dogmes, sa hiérarchie et peut-être aussi un ponti- ficat; depuis un siècle les auteurs catholiques ne peuvent arriver à s'expliquer l'histoire moderne qu'en faisant jouer un rôle vraiment extravagant aux loges maçonniques. Il ne faudrait pas croire que les théories sataniques sont fabriquées à l'usage exclusif des lecteui^s de la Croix; elles ont exercé une influence énorme sur la pensée catholique après la Révolution et encore aujourd'hui nous lisons dans des livres destinés aux séminaires que l'ancien sabbat des sorciers se reproduit en substance dans certaines loges que Satan favorise de ses apparitions, (i)

Si l'Église se trompe sur les causes des conflits modernes, il ne faut pas croire qu'il n'y ait pas quelque part de vérité dans ses illusions ; car il n'y a pas d'illusions de ce geni'e qui ne renferment une

(1) Ribet. La mT]stique divine distinguée de ses contrefaçons diaboliques et de ses analogies humaines, tome III, page 390. Lorsque Joseph de Maistre accusait la Révolution d'être satanique. il n'entendait pas employer une figure de rhétorique, il parlait au sens propre des mots.

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certaine dose de réalité: nous devons nous demander s'il ne se trouverait^ pas aujourd'hui un parti dans Yétat pensant qui chercherait à disputer la domination à TÉglise. Celle-ci depuis longtemps cherche à se créer une grande influence par l'ensei- g^nement et par la presse; les anciens moyens d'action prédication paroissiale, missions, ordres religieux ne suffisent plus pour atteindre le but de domination que TÉglise poursuit aujoui-d'hui : elle a penlu les moyens légaux de suprématie, elle n'est plus un Ordre dans l'Etat : mais elle peut exercer sur la marche des pouvoirs publics une influence considérable si elle parvient à attirer à elle un nombre suflisant d'hommes qui croient que leurs intérêts et leur honneur sont attachés au succès de l'EgUse. Son enseignement n'a plus pour objet seulement de faire des chrétiens fervents : il s'agit de développer des conditions capables d'amener les élèves à combattre pour TEglise : les collèges ecclésiastiques ne sont donc plus du tout ce qu'ils étaient il y a un siècle : ce sont des succursales des comités politiques, et on pourrait dire que ce sont des organes de journalisme parlé. C'est la presse cléricale qui conduit le mouvement depuis plus de ' cinquante ans et les cbefs officiels de l'Eglise sont obligés de compter avec elle.

La grande presse n'est pas, en général, hostile à r Eglise : les journaux sont de puissantes entre-

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prises qui sont conduites en vue de procurer des bénéfices à leurs actionnaires: les directeurs cherchent quels sont les courants de la mode et ils dirigent leurs rédacteurs dans les voies qui leur semblent devoir être les plus profitables. L'Église n'a donc qu'un nombre infime d'adversaires dans le journalisme, sauf durant les crises lorsqu'elle a soulevé l'indignation d'un très grand nombre de personnes par son imprudence ; c'est alors seule- ment qu'il devient profitable de mener, sérieuse- ment, la campagne contre le clergé, (i)

Il existe cependant une petite fraction anti- cléricale dans la presse; cette fraction a des alliances anciennes et étroites avec le personnel enseignant, et elle réagit sur l'Université, de même que la presse cléricale réagit sur les collèges ecclésiastiques.

Lorsqu'aprés la Révolution l'enseignement public fut réorganisé, on se proposa de former des jeunes gens cultivés; rien dans les programmes ou dans les instructions ministérielles ne permettrait de penser qu'il dût y avoir hostilité entre l'Église

(1) Jusqu'ici la presse cléricale n'est pas encore parvenue à adopter des moeurs lui permettant de faire très bonne figure dans le monde laïque; elle est beaucoup trop soumise aux sacristains et elle ne recule pas assez devant des procédés de polémique grossiers ou odieux. Les collèges ecclésiastiques actuels se sont complètement décrassés, et ils attirent la clientèle riche parce que leur éducation est plus distinguée; ils ont tué l'enseignement libre laïque ; une réforme se fera, un jour ou l'autre, dans la presse religieuse, qui pourrait bien tuer aussi le journalisme conservateur.

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rv'

et l'Université; si Ton fait une enquête sur les opinions de la plupart des professeurs de l'État on trouve qu'ils seraient en majorité plutôt favorables qu'hostiles aux idées catholiques ; tout semble s'accorder pour assurer un enseignement vraiment neutre. L'Église n'accepte plus la neutralité ; la neutralité serait pour elle l'abdication; ce qu'elle veut, comme je l'ai dit, c'est de former des mili- tants qui lui soient dévoués. C'est pour atteindre cette fin qu'elle mène depuis trois quarts de siècle une si ardente campagne contre l'enseignement universitaire.

Contre l'Église s'est constitué, sous l'influence de la presse anticléricale, un parti politico-scolastique, qui prétend représenter l'Université, ou plutôt la défendre, car personne n'oserait prétendre que ce parti ait la majorité parmi les professeurs, (i) Ce parti poursuit la domination des esprits et s'inspire trop souvent des idées étroites du dix- huitième siècle; il peut donc être considéré, dans une certaine mesure, comme une Anti-Église; quand on parle de la lutte de l'État et de l'Église, pour l'enseignement, on parle, en réalité, du conflit entre ce parti et le parti clérical.

Beaucoup de nos professeurs se sodt mis en tête

(1) Beaucoup de professeurs ont adhéré à la Patrie Française et beaucoup plus encore auraient adhéré s'ils n'avaient craint de compromettre leur situation.

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que leur profession serait chose assez méprisable s'ils n'avaient charge d'âmes, s'ils n'étaient destinés à former les hommes de l'avenir, si leur pédagogie ne devait avoir pour effet de produire une société régénérée. Dans leur chaire ils se considèrent comme étant des journalistes en disponibilité et ils se croient des militants chargés de défendre l'esprit moderne.

Les résultats obtenus par l'action de ce parti politico-scolastique ne semblent pas être fort encou- rageants ; une polémicpie très vive s'est engagée, Tannée dernière, pour savoir si l'Université forme des républicains et quelles sont les causes qui rendent stériles les efforts de tant d'apôtres, (i) Il y a un point qui me semble acquis : en un temps assez lointain, alors qu'on n'avait pas un si grand désir de transformer l'instruction en une sorte de génération spirituelle, au temps de la vieille Uni- versité impériale, les élèves pensaient tout aussi librement, peut-être plus librement qu'aujourd'hui ; l'enseignement de ce temps avait donc un bon résul- tat, puisqu'il conduisait à la liberté intellectuelle.

Les méthodes nouvelles semblent avoir produit, presque toujours, d'assez mauvais résultats ; on a voulu mettre beaucoup plus en évidence l'action du professeur sur les élèves et, quel que soit le mérite

(1) Voir dans la Revue politique et parlementaire les articles de MM. Darlu, Fouillée, Torau Bayle (juillet, août, décembre 1900).

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des maîtres actuels, il est difficile de croire qu'ils vaillent Cicéron et Sénèque, qui avaient été les directeui's de la pensée de nos pères aux temps de grande liberté intellectuelle. L'apostolat scolastique donne des résultats très mauvais pour la formation de Tesprit dans les écoles cléricales, qui sont empoisonnées de fainéantise, de snobisme et de docilité : les mêmes conséquences ne se révèlent pas encore à un aussi haut degré dans l'Université, parce que les professeui^ ne sont pas tous attelés à l'apostolat et que la variété de leur enseignement profite à la libération de lesprit.

Depuis un assez grand nombre d'années, toutes les révolutions semblent avoir automatiquement agi pour accroître r émancipation de l'homme ; mais il n'est pas du tout évident qu'un pareil mouvement doive toujours se produire ; si vraiment l'Université ne forme pas des républicains ou n'en forme qu'une assez minime proportion, peut-être devons-nous redouter que les prochaines révolutions ne soient guère pénétrées d'esprit libéral. Le parti politico- scolastique, qui combat l'Église, a exactement le même esprit que celle ci ; il voudrait faire marcher le monde à son gré. 11 a toutes les ambitions des anciens saint-simoniens qui prétendaient tout con- stituer sous la forme hiérarchique.

La bataille que se livrent le parti clérical et ce parti politico-scolastique n'a pas un très grand

intérêt direct pour la démocratie ; quel que fût le vainqueur, le peuple trouverait des maîtres impi- toyables.

Ce qui nous apparaît comme étant la plus haute mission de l'État, c'est de défendre la liberté de penser y aussi bien contre la caste des prêtres que contre la caste des professeurs-journalistes. L'Etat a des devoirs spirituels à remplir et celui-ci est évidemment le premier de tous dans une démocratie ; la liberté de penser ne se décrète pas, ne s'enseigne pas ; il faut que les institutions la produisent spon- tanément. Le mouvement démocratique moderne a une base économique, facile à reconnaître ; (i) il est fondé sur la concurrence très développée des métiers : tout notre droit est imbu de l'idée d'une concurrence illimitée ; presque toutes nos pensées en portent la marque. Or, de nos jours, cette concurrence est menacée : par la constitution de grandes entreprises transformant les moyens patrons en employés et par le développement du socialisme d'État. C'est donc une question très urgente à examiner que celle des moyens à employer pour défendre la liberté, au moins dans les limites elle peut être défendue.

Il n'y aurait certainement rien de plus efficace

(1) Les anciens avaient bien observé l'influence des bases écono- miques sur la constitution ; Aristote, par exemple, remarque que la discipline est difficile à imposer à une population qui se livre au commerce maritime. {Politique, livre IV, chapitre V, 3)

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IV.

que de supprimer dans l'enseignement tout ce qui tend à augmenter la force du pouvoir central. Marx avait bien raison quand, en 1875, (i) il signalait l'opportunité de créer, avec l'aide purement finan- cière du Trésor public, des écoles soustraites à la fois aux influences de l'Etat et de lÉglise. Je crois que cette opinion est une des plus importantes que l'on trouve dans ses écrits ; nous voyons par qu'il avait ridée d'une organisation fédéraliste de l'en- seignement : une pareille organisation est très peu favorable à la dictature d'une classe pensante. Bernstein a montré (2) que dès 1871 Marx avait adopté des conceptions politiques imbues de fédé- ralisme : (3) ces conceptions sont d'autant plus intéressantes qu'en 1848 il avait été, comme tous les révolutionnaires allemands et sous l'influence des souvenirs de 1793, très opposé aux idées fédé- ralistes. Si l'on veut lutter contre l'esprit de domination, il n'y a rien de plus urgent que de réformer l'enseignement suivant les vues contenues dans la lettre sur le programme de Gotha.

Les socialistes votent, en quelque sorte d'instinct, toutes les mesures anticléricales que propose le

(1) Marx. A propos d'unité. Lettre sur le programme de Gotha, traduction française, pages 39-41.

(2) Bernstein. Socialisme théorique et socialdémocratic pratique, traduction française, page 227.

(3) Dans l'adresse de l'Internationale, traduite sous le titre : La Commune de Paris, pages 36-43.

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vieux parti radical, lorsque celui-ci se trouve, par hasard, porté au pouvoir. Mais dans ces derniers temps, depuis que l'on a tant disserté sur ce que permet et ce que défend la lutte de classe, quelques personnes se sont demandé si les socialistes étaient bien logiques en suivant dïnstinct ce courant, qui ne semble pas déterminé par leurs principes.

D faut avouer, très franchement, que la doctrine de Marx sur la lutte des classes est restée encore fort obscure ; il n'est pas toujom^s sûr que les formules par lesquelles il a exprimé son opinion relativement à l'action politique du prolétariat aient été parfaitement comprises. Pour ma part, j'avoue que je ne comprends pas les explications que les officiels allemands donnent de la doctrine du maître ; je crois que je ne suis pas le seul à ne pas comprendre.

Et d'abord est-il vrai que les partis soient sim- plement le décalque des classes économiques ? Marx s'exprime très souvent comme s'il en était ainsi ; mais on relèverait facilement dans ses écrits des contradictions, si on admettait qu'il ait vraiment identifié les partis et les classes. Kautsky lui-même reconnaît (i) qu'en Angleterre, au dix-huitième siècle, la différenciation économique existant entre v^higs et tories allait toujours en décroissant et que

(1) Kautsky. Parlementarisme et socialisme, page 130.

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finalement elle devint inutile à considérer pour dis- tinguer les partis. Il semble que le progrès de réco- nomie capitaliste ait pour effet de produire un plus grand mélange des couches sociales et d'effacer les marques professionnelles : s'il y a une plus grande séparation entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, dans celle-ci les partis dépendent beaucoup moins de la division du travail.

Il ne faut pas oublier que dans les pays mo- dernes, les partis s'efforcent, de plus en plus, de dis- simuler les intérêts matériels sous des aspects idéo- logiques. Les disputes d'ordre purement matériel qui se produisirent dans les républiques grecques et italiennes nous semblent aujourd'hui tout à fait méprisables ; chaque parti prétend maintenant défendre le Droit et la Vérité. Les anciennes fac- tions démagogiques étaient fondées sur la simple division de la Cité en riches et en pauvres ; elles amenèrent la ruine de tous les pays elles se pro- duisirent; jusqu'ici les États modernes ont marché, d'une manière plus ou moins chancelante, dans une voie que tous regardent comme progressive ; les socialistes comptent bien faire réaliser au monde des progrès plus décisifs que ceux du passé ; on ne saurait donc les confondre avec des démagogues, uniquement occupés de satisfaire les désirs maté- riels des masses.

Le socialisme renferme des éléments spirituels et

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tout au moins en renferme-t-iV en tant qu'il est inté- ressé au développement de la démocratie ; car la démocratie n'a essentiellement que des fins spiri- tuelles : la liberté, le droit pour tous, etc. Je sais bien que pour Marx le socialisme n'est pas un accroissement de la démocratie et que celle-ci donne à l'opposition des classes sa perfection ; mais si la démocratie est ainsi, dans une certaine mesure, le contraire du socialisme, elle est aussi un aliment de son progrès, car c'est grâce à elle que léducation populaire peut se faire de la manière la plus com- plète. La contradiction entre démocratie et socia- lisme porte surtout sur l'économie ; leur accord, sur le côté spirituel de la vie sociale.

Marx avait observé (i) que les démocrates s'ima- ginent qu'ils peuvent s'élever au-dessus des luttes des classes ; ceci est tout à fait naturel d'après ce qui vient d'être dit : les démocrates luttent pour faire disparaître des tyi^annies, pour combattre les états qui prétendent gouverner soit en raison du talent, soit en raison de leurs professions ; ils cher- chent à développer l'esprit de liberté et à augmen- ter les garanties juridiques données aux hommes ; leur attitude les éloigne des considérations écono- miques. Les socialistes ont aussi à lutter contre les mêmes ennemis que les démocrates et ils parti-

Ci) Marx. La lutte des classes, page 231.

eipent à toutes les luttes pour la liberté, comme s'ils étaient, ainsi que les démocrates, affranchis du sentiment spécifique de classe.

La lutte contre le militarisme est la plus difficile à mener de toutes celles que l'on peut engager contre la domination ; elle reste, le plus souvent, un simple exercice de rhétorique et ne rencontre que de l'indifférence. Combien de personnes se sont vraiment intéressées aux méthodes de gouverne- ment employées à Madagascar? Combien ont été sérieusement émues par les récits de la guerre de Chine? Chose plus singulière encore : il existe une littérature considérable sur le régime des corps disciplinaires ; mais aucun homme politique ne sent l'utilité de prendre en main la réforme de ces abus ; l'opinion publique ne s'en préoccupe guère, les hommes politiques les ignorent officiellement.

Pour qu'on puisse agir efficacement contre le militarisme, il faut qu'il se présente des circon- stances vraiment extraordinaires : Taflaire Dre^'fus se trouvait dans ce cas; mais on ne trouve pas toujours deux circonstances pareilles dans un siècle. Par suite de la rencontre de beaucoup de hasards, des hommes appartenant à toutes les classes de la société et à des partis très opposés s'étaient réunis en vue de poursuivre une œuvre qui pouvait pro- duire de très grands résultats pratiques et démocra- tiques. Les socialistes qui ont cru que le dogme de

la lutte de classe s'opposait à leur participation à ce grand combat se sont montrés plus scrupuleux sur leurs principes que n'avaient été les rois de France : ceux-ci, malgré leur dévotion, s'allièrent bien souvent aux protestants d'Allemagne contre les souverains catholiques d'Espagne et d'Autriche.

Il n'est pas possible d'engager une lutte efficace contre le militarisme dans des conditions autres que celles-là ; il faut qu'il y ait un amalgame dans les partis, de telle sorte que cette lutte ne puisse pas prendre l'allure d'un mouvement antipatriotique; en France, l'idée patriotique est si fortement liée aux souvenirs démocratiques de la Révolution que les campagnes les mieux menées échouent dès qu'on peut leur opposer une campagne pour la défense de la patrie.

Vouloir attaquer le militarisme avec les seules forces du socialisme, c'est marcher à un échec certain et rendre le socialisme impopulaire. Dans l'affaire Dreyfus, il n'y avait aucune question d'ordre juri- dico-économique en jeu ; et par suite que venait faire le précepte de la lutte de classes? Quelques auteurs, mal informés des principes du socialisme moderne, ont trouvé ce bel argument que Dreyfus était riche et que les malheurs d'un riche ne devaient pas intéresser les pauvres; et ils ajoutaient que beaucoup de pauvres diables étaient martyrisés dans les ateliers de travaux publics. Et après?

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L'argument aurait pu avoir quelque valeur s'il se fût agi de savoir quel degré de sympathie méritent les victimes des conseils de guerre ; mais il ne s'agissait pas de cela, mais de savoir quelles sont les circonstances les plus favorables pour réunir des forces suffisantes en vue de lutter contre la domina- tion de la classe militaire .

C'est dans l'anticléricalisme que l'on trouve, le plus complètement peut-être, l'amalgame des diverses classes sociales ; il représente parfaitement la lutte journalière contre la domination, parce que le prêtre est en contact journalier avec le citoyen, tandis que l'oligarchie militaire n'exerce qu'une tyrannie intermittente. Je crois qu'il n'y a pas d'action plus importante pour activer la propagation du socialisme dans les campagnes que l'action anti- cléricale ; qu'on lise, d'ailleurs, les journaux socia- listes de province, on verra que leur principal moyen d'influence est la guerre contre les curés.

Georges Sorel

Le Gérant : Charles Péguy

Ce cahier a été composé et tiré au tarif des ouvriers syndiqués JïiPRiMERiE DE SuRESNES (G. RICHARD, administrateur), 9, rue du Pont. 5066

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Nous servons : des abonnements de souscription à cent francs; des abonnem,ents ordinaires à vingt francs; et des abonnements de propagande à huit francs.

Il va sans dire qu'il n'y a pas une seule différence de service entre ces différents abonnements. Nous vou- lons seulement que nos cahiers soient accessibles à tout le monde également.

Le prix de nos abonnements ordinaires est à peu près égal au prix de revient; le prix de nos abonnements de propagande est donc très sensiblement inférieur au prix de revient.

Nous ne consentons des abonnem,ents de propagande que pour la France et pour la Belgique.

Nos cahiers étant très pauvres, nous ne servons plus d'abonnements gratuits.

Nous envoyons éventuellement nos cahiers à qui nous les demande. Nous envoyons pour soixante centimes le premier cahier de la troisième série, sont tous les renseignements nécessaires.

Nous acceptons que nos abonnés paient leur abonne- meîit par mensualités de un ou deux francs.

M. André Bourgeois, administrateur des cahiers, reçoit pour V administration et pour la librairie tous les Jours de la semaine, le dimanche excepté, de huit heures à onze heures et de une heure à sept heures.

M. Charles Péguy, gérant des cahiers, reçoit pour la rédaction le Jeudi soir de deux heures à cinq heures. Par exception je serai aussi aux cahiers le jour de la Toussaint, de huit à onze et de une à sept.

Adresser à M. André Bourgeois, administrateur des cahiers, 8, rue de la Sorbonne, Paris, toute la corres- pondance d'administration et de librairie.

Nous avons donné le bon à tirer après corrections pour deu.x mille exemplaires de ce troisième cahier le samedi 'jG octobre i go i .

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Ces uriicics roiiMcroiil an moins un cahier de j|() pages. Pour que les excinplaii'cs il'un cahier aussi cojisiih rahh' \\v s'cj^areiil pas, nous pi'ious nos ahoiuiés (l<^ vouloir hieu niais annoitcei' sans aucun relard les rhnngcnanls •l'atlrisse qui suivonl la rentrée.

Je (lois avouei" <pu' pour rélai)Iissenienl de ee qua- Irlt^nu* cahi(M', c\ pai'ce (pie je le voulais, et que j'en suis libre, j'ai vu Jaunis loul réciMunieul. J'ai causé av(H' lui plusi(uus luMires. Je n\c suis aperçu que son aeliou t lail beaueoiq) j»lus élablie, beaueoup plus ('(U»slantt\ beaucoup plus leuue (pie je ne le eroyais. Je nie suis apei\'u aussi (jift^lle (Mail ainsi plus coulraire (Micon^ à C(^ {\\\c }c me représente.

Jaurès ayant inis dans sa (léltMist^ de /a Petite Hépii- hltiiue une rt IVrtMUH^ aux cahiers, notre collaborateur iuad(Muois(>IIt^ 1 t>uise ï.évi ncuis a (Mivoyé celle protes- tation :

\ i>us »lt > c/ st ntir i*c qu'a de [icinhle pour nous vos colla- lH>ratt urs uiu^ scuiblablc assiiuilation. (\^nimont peut^on i'tMuparor lo sorA ii'o do librairie oriianisô par les cahiers, qui consiste à revendre avec le poureentage le plus bas de librairie des lU'oduits achetés dans le commerce, et le trafic de la l^etite lit publique.

Plusieurs de nos anus sont venus nous en dire autant.

.VoMS (lèjeunom: et nous dînons nu restaurant coopé- ratif du ifuartier latin, rue du Sommeraj'd. au coin de ta me Thênard.

Nons prions ceux de nos abonnes (jui troueeraient sur fesifunis de eeVw.v exemplaires, rne'rne isolés, de nos deux premières séries^ de vouloir bien les racheter pour quelques sou» et nous les em^er. Nous tacherons de reconstituer ainsi quelques collections.

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QUATRIÈME CAHIER DE LA TROISIÈME SÉRIE

JEAN JAURES

ËTDDES SOCIALISTES

Le mouvement rural

Revision nécessaire

Évolution révolutionnaire

Le but

Le socialisme et la vie

De la propriété individuelle

^

CAHIERS DE LA QUINZAINE

paraissant vingt fois par an

PARIS

8, rue de la Bonbonne, au rez-de-chaussée

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I

Le tiualiiùiiu' taliicr sera (K* Jauivs Etudes sociaUste>i. Nous assemblons et nous anu'nageons sous ce titre les articles récennnent publiés par la Petite République.

(les articles formeront au moins un cahier de 2i() pages. Pour que les exemplaires d'un cahier aussi considérable ne s'ég-arent pas, nous prions nos abonnés de vouloir bien nous annoncer sans aucun retard les changements d'adresse qui suivent la rentrée.

Je dois avouer que pour l'établissement de ce qua- trième cahier, et parce que je le voulais, et que j'en suis libre, j'ai au Jaurès tout récemment. J'ai causé avec lui plusieurs heures. Je me suis aperçu que son action était beaucoup plus établie, beaucoup plus constante, beaucoup plus tenue que je ne le croyais. Je me suis aperçu aussi qu'elle était ainsi plus contraire encore à ce que je me représente.

Jaurès ayant mis dans sa défense de la Petite Répu- blique une référence aux cahiers, notre collaborateur mademoiselle Louise Lévi nous a envoyé cette protes- tation :

A'^oiis (lt'^ ez sentir ce qu'a de pénible pour nous vos colla- borateurs une seml)lable assimilaliou. Comment peut^on exmiparer le service de librairie organisé par les cahiers, qui consiste à revendre avec le pourcentage le plus bas de libraii'ie des produits achetés dans le commerce, et le trallc de la Petite République.

Plusieurs de nos amis sont venus nous en dire autant.

Nous déjeunons et nous dînons au restaurant coopé- ratif du quartier latin, j'ue du Sommerard. au coin de la rue Thénard.

Nous prions ceux de nos abonnés qui trouveraient sur les quais de vieux exemplaires, même isolés, de nos deux premières séries, de vouloir bien les racheter pour quelques sous et nous les envoyer. Nous tacherons de reconstituer ainsi quelques collections.

QUATRIÈME CAHIER DE LA TROISIÈME SÉRIE

JEAN JAURES

ÉTUDES SOCIALISTES

Le mouvement rural

Revision nécessaire

Évolution révolutionnaire

Le but

Le socialisme et la vie

De la propriété individuelle

CAHIERS DE LA QUINZAINE

paraissant vingt fois par an

PARIS

8, rue de la Sorbonne, au rez-de-chaussée

Les citations du Manifeste Coiumuiiisle que Von trompera dans ce cahier ont été empruntées à la tra- duction de M. Charles Andler :

Karl Marx et Frédéric Engels. Le Manifeste Communiste. L traduction nouvelle par Charles Andler, avec les articles de Frédéric Engels dans la Rt' forme (i S^y-i Sj^fS). une for te brochure de loo pages .

o franc 5o. finança à domicile o franc Go

Vient de paraître :

Karl Marx et Frédéric Engels. Le Ma/tifeste Comnumiste. H, introduction historique et commen- taire par Charles Andler. une très forte brochure de 2ii> pages. I franc, franco i franc jo

En vente à la librairie des cahiers, 6\. rue de la Sorhonne.

Il

DU MÊME AUTEUR

ACTrON SOCIALISTE

PREMIÈRE SÉRIE

Un fort volume in-i8 Jésus de 56o pages 3 francs 50

LE SOCIALISME ET L'ENSEIGNEMENT

Instruction Éducation Culture

La loi scolaire; le budget de l'en- seignement ;

L'enseignement primaire; l'ensei- gnement moral donné au peuple par les instituteurs;

L'enseignement secondaire; la crise de l'enseignement secondaire; la ques- tion du baccalauréat ;

L'enseignement supérieur ; la ques- tion des Universités; l'extension uni- versitaire ;

La question religieuse; Léon XIII et le catholicisme social;

Les libertésdu personnel enseignant; interpellation Ttiierrj' Gazes ;

L'enseignement laïque et l'enseigne- ment clérical ; réponse à M. d'Hulst ;

Science et socialisme;

La fonction du socialisme et des socialistes dans l'enseignement bour- geois;

La question sociale dans l'enseigne- ment.

LE SOCIALISME ET LES PEUPLES

La guerre Les alliances La paix

Les écoles militaires; la loi mili- taire; le budget de la guerre ;

L'éducation militaire; l'armée répu- blicaine ;

La paix et la revanche; la question d'Alsace-Lorraine; la France et l'Alle- magne;

La France et la Russie ; la « double alliance » ; le Tsar à Paris ;

La France en Orient; les massacres d'Arménie; la guerre de l'indépen- dance Cretoise ; la guerre gréco-turque;

La guerre hispano-américaine ;

L'affaire de Fashoda.

EN VENTE A LA LIBRAIRIE DES CAHIERS 8, rue de la Sorbonne, Paris

ÉTUDES SOCIALISTES

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Vient de paraître

HISTOIRE SOCIALISTE

i;89-i90o Publiée soas la direction de Jean Jaurès

LA CONSTITUANTE

1789-1791

Par JEAN JAURÈS

Un fort volume in-quarto de 768 pages, ii5 gravures du temps d'après les documents originaux, 25 fac-similés d'autographes. Edité par Jules Rouff et Compagnie, Cloître-Saint-Honoré. 10 francs

La table des chapitres est ainsi dressée :

Introduction.

Causes de la Révolution.

Les élections et les cahiers.

Journées révolutionnaires (20 juin,

14 juillet, 5 et 6 octobre). Lois d'organisation.

La vie municipale.

Les biens nationaux.

Constitution civile du clergé.

La Fédération,

Les partis et les classes en 1791.

La fuite à Varennes.

EN VENTE A LA LIBRAIRIE DES CAHIERS 8, vue de la Sorbonne, Paris

QUATRIÈME CAHIER DE LA TROISIÈME SÉRIE

JEAN JAURES

ÉTDDES SOCIALISTE

Le mouvement rural

Revision nécessaire

Évolution révolutionnaire

Le but

Le socialisme et la vie

De la propriété individuelle

ÉDITIONS DES CAHIERS \ ^ l i i PARIS ^ ^

8, rue de la Bonbonne, au rez-de-chaussée

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DE LA RAISON

Avant qu'on étudie à leur tour ces études, avant qu'on y soit même introduit par l'auteur, il est indis- pensable que l'on soit averti que l'auteur n'y fait appel qu'à la raison. Cela est indispensable en un temps la raison a presque autant que jamais des ennemis, qui sont dangereux, elle a plus que jamais des faux amis, qui sont plus dangereux. On doit nommer ennemis de la raison les déments qui exercent leur démence contre la raison. Et on doit nommer les faux amis de la raison les déments qui veulent que la raison procède par les voies de la déraison.

La raison ne procède pas par la voie de l'autorité. Comme elle n'admet de celui qui enseigne aucune inti- midation, chantage ni menace, comme elle ne reçoit aucun exercice de force, aucun excès de pouvoir, aucun pouvoir, commandement, abus ni coup d'État, elle ne suppose de celui qui est enseigné aucune lâcheté. C'est donc trahir la raison, c'est faire dérai- sonner la raison que de vouloir assurer le triomphe de la raison par les moyens de l'autorité.

La raison ne procède pas de l'autorité gouver- nementale. C'est donc trahir la raison que de vouloir assurer le triomphe de la raison par des moyens gouvernementaux. C'est manquer à la raison que de

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DE LA RABON

Avant qu'on étudie à leur tur ces études, av«iA qu'on y soit même introduit pa l'auteur, il est ind^ pensable que l'on soit averti qr l'auteur n y fait appd qu'à la raison. Cela est indispesable en un tas^ «à la raison a presque autant que imais des ennewK.^ii sont dangereux, elle a plu que jamais des ftMK amis, qui sont plus dangereux, ta doit nommer de la raison les déments qui xercent lemt contre la raison. Et on doit nmmer les f; la raison les déments qui veulei que la par les voies de la déraison.

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Charles Pégiiy

vouloir établir un gouvernement de la raison. Il ne peut y avoir, il ne doit y avoir ni ministère, ni préfecture, ni sous-préfecture de la raison, ni consulat ni procon- sulat de la raison. La raison ne peut pas, la raison ne doit pas commander au nom d'un gouvernement. Faire ou laisser opérer par un préfet des perquisitions dans la chambre d'une institutrice, quand même le préfet serait un préfet républicain, quand même l'institutrice ne serait pas une institutrice républicaine, ce n'est pas attenter à la liberté seulement, c'est attenter à la raison. La raison ne demande pas, la raison ne veut pas, la raison n'accepte pas qu'on la défende ou qu'on la soutienne ou qu'on agisse en son nom par les moyens de l'autorité gouvernementale. En aucun sens la raison n'est la raison d'État. Toute raison d'Etat est une usur- pation déloyale de l'autorité sur la raison, une contre- façon, une malfaçon.

En particulier la raison ne procède pas de l'autorité militaire. Elle ignore totalement l'obéissance passive. C'est trahir la raison que de vouloir assurer la victoire de la raison par la discipline qui fait la force principale des armées. C'est faire déraisonner la raison que de l'enseigner par les moyens militaires. La raison ne demande pas, n'accepte pas l'obéissance. On ne commande pas au nom de la raison comme on com- mande à la manœu^TC. Il n'y a aucune armée de la raison, aucuns soldats de la raison, et surtout il n'y a aucuns chefs de la raison. Il n'y a même, à parler proprement, aucune guerre de la raison, aucune campagne, aucune expédition. La raison ne fait pas la guerre à la déraison. Elle réduit tant qu'elle peut la

, DE LA RAISON

déraison par des moyens qui ne sont pas les moyens de la guerre, puisqu'ils sont les moyens de la raison. La raison ne donne pas des assauts ; elle ne forme pas des colonnes d'attaque; elle n'enlève pas des positions; elle ne force pas des passages; elle ne fait pas des entrées soleimelles ; ni elle ne couche comme le vainqueur mili- taire sur le champ de bataille.

La raison ne procède pas de l'autorité religieuse. Il fallait une insanité inouïe pour oser instituer le culte de la déesse Raison. Et si l'on peut excuser une insanité dans un temps d'affolement, déclarons-le haut : la froide répétition politique de cette insanité, la commé- moration concertée de cette insanité constitue l'indice le plus grave d'incohérence ou de démence, de déraison. Non la raison ne procède pas par la voie du culte. Non la raison ne veut pas d'autels. Non la raison ne veut pas de prières. Non la raison ne veut pas de prêtres. C'est trahir le plus gravement la raison, c'est faire dérai- sonner le plus gravement la raison que de la déguiser en déesse, en cabotinage et musique; c'est la trahir que de lui fabriquer des fêtes religieuses, des imitations en simili-culte, avec tout ce qu'il faut. Et même l'admi- rable prière que Renan fit sur l'Acropole après qu'il fut parvenu à en comprendre la parfaite beauté n'a plus aucun sens, lue ou déclamée sur les planches devant la foule inépuisablement trompée.

Déclarons-le sans peur. Et sachons nous faire les ennemis qui voudront. La raison ne veut aucune Église. 11 ne peut pas, il ne doit pas y avoir une ÉgUse de la raison. Les pratiques cérémonielles, cultuelles et

XI

Charles Péguy

rituelles sont totalement étrangères à l'honnêteté de la raison. Les pratiques surhumaines, religieuses, infer- nales ou divines, inhumaines, sont totalement étran- gères à l'humanité de la raison. La raison est honnête homme. Il n'y a pas un clergé de la raison. Nous n'avons pas renoncé, nous n'avons pas dénoncé les religions d'hier pour annoncer la religion de demain, pour prêcher quelque religion nouvelle. Nous sommes irréligieux de toutes les religions. Nous sommes athées de tous les dieux. Dans le douloureux débat de la raison et de la foi nous n'avons pas laissé la foi pour la foi dans la raison, mais pour la raison de la raison. La raison n'admet ni prophéties ni déclamations ni proclama- tions, — ni dogmes ni décrets des conciles ni brefs des papes. Et c'est tromper lamentablement le peuple perpétuel que de lui présenter les vérités de la raison sur le même ton et comme on lui annonçait les vérités prétendues révélées.

La raison ne procède pas de l'autorité parlementaire. Elle ne tient ni de ces longues assemblées, que nous nommons parlements, ni de ces assemblées courtes, .que nous nommons congrès. La raison n'a ni président, ni assesseurs, ni secrétaire, ni aucim bureau. Elle manque souvent de sténographes. Elle n'a pas toujours un procès-verbal, un compte rendu. Elle ne constitue aucun comité directeur. Elle ne procède pas par vota- tion. Elle n'est pas soumise à la loi de majorité. Elle n'est pas proportionnelle au nombre. Beaucoup peuvent se tromper. Il se peut qu'un seul ait raison. Même il se peut que pas un n'ait raison. La raison ne varie pas avec le nombre. Elle ne flatte pas plus les foules qu'elle

xn

DE LA RAISON

ne flattait les grands. Elle ne flatte pas plus les peuples qu'elle ne flattait les rois. Elle ne flatte pas plus les démocraties qu'elle ne flattait les monarchies ou les oligarchies. Nous savons qu'il y a eu dans le passé de longs temps et de vastes régions la raison ne rési- dait qu'en des minorités, en des unités. Même il y a eu des nations la raison ne résidait pas. Elle peut s'absenter aujourd'hui encore.

La raison ne procède pas de l'autorité démagogique. Ameuter les masses, lancer les foules est un exercice d'autorité non moins étranger à la raison que d'amasser quelque majorité, de lancer quelque régiment. Nous sommes aujourd'hui sous le gouvernement de la déma- gogie beaucoup plus que sous le gouvernement de la démocratie. Les tribuns, les avocats et les journalistes nous gouvernent lourdement. Libre de la monarchie, de l'oligarchie et de la démocratie, gouvernements régu- liers, la raison est libre aussi de la démagogie, gouver- nement de fait. Elle n'est pas plus soumise aux nouveaux courtisans qu'elle n'était soumise aux anciens. Ni les manifestations de la rue ni les manifestations des meetings ne valent au regard de la raison. La raisonne monte sur aucuns tréteaux. Les mouvements des masses ne pèsent pas plus que les révolutions de palais. Le peuple abusé ne peut pas faire que la raison ne soit pas la raison, et que la déraison devienne la raison. La foule abusée ne peut pas plus que ne pouvait le monarque abusé. Le peuple n'est pas souverain de la raison.

La raison ne procède pas de l'autorité manuelle. Autant il est vrai que la raison n'exerce aucune autorité,

XIII

Charles Péguy

rituelles s. t totalement étrangères à l'honnêteté de la raison. pratiques surhumaines, religieuses, infer- nales ou A'ines, inhumaines, sont totalement étran- gères à ri manité de la raison. La raison est honnête homme. 11 'y a pas un clergé de la raison. Nous n'avons pas renoué, nous n'avons pas dénoncé les religions d'hier pouannoncer la religion de demain, pour prêcher quelque région nouvelle. Nous sommes irréligieux de toutes leseligions. Nous sommes athées de tous les dieux. Das le douloureux débat de la raison et de la foi nous avons pas laissé la foi pour la foi dans la raison, nus pour la raison de la raison. La raison n'admet j prophéties ni déclamations ni proclama- tions, — 1 dogmes ni décrets des conciles ni brefs des papes. E c'est tromper lamentablement le peuple perpétuelïue de lui présenter les vérités de la raison sur le mêie ton et comme on lui annonçait les vérités prétendui révélées.

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Charles Pégwy

autant il est vrai que le gouvernement des intellectuels serait le plus insupportable des gouvernements, autant il est réciproquement vrai que la raison, qui n'accepte aucune autorité, qui ne subit aucun gouverne- ment, n'accepte pas une autorité manuelle, ne subit pas un gouvernement manuel. C'est fausser la raison que d'imaginer, comme Ta rêvé Renan, un gouvernement spirituel de la terre habitée, un gouvernement des intellectuels omnipotent. Une république de cuistres ne serait pas moins inhabitable qu'une république de moines. Si on la laissait se former, une caste intellec- tuelle serait plus agaçante et pèserait plus lourd sur le monde que toute caste. Mais c'est aussi manquer à la raison que d'ameuter contre les intellectuels sérieux les autorités grossières des travailleurs manuels mal renseignés. La justice, la raison, la bonne administra- tion du travail demandent que les intellectuels ne soient ni gouvernants ni gouvernés. Qu'ils soient modestement libres, comme tout le monde.

Dans la société présente, le jeu de la spécialisa- tion s'est outré automatiquement, les fonctions intellec- tuelles et les fonctions manuelles ne sont presque jamais attribuées aux mêmes ouvriers; les ouvriers intellec- tuels délaissent presque tout le travail des mains ; les ouvriers manuels délaissent presque tout travail de l'esprit, presque tout exercice de la raison. Dans la cité harmonieuse, dont nous préparons la naissance et la vie, les fonctions intellectuelles et les fonctions manuelles se partageront harmonieusement les mêmes hommes. Et la relation de l'intellectuel au manuel, au lieu de s'établir péniblement d'un individu à l'autre, s'établira

XIV

DE LA RAISON

librement au cœur du même homme. Le problème sera transposé. Car nous n'avons jamais dit que nous supprimerions les problèmes humains. Nous voulons seulement, et nous espérons les transporter du terrain bourgeois, ils ne peuvent recevoir que des solutions ingrates, sur le terrain humain, libre enfin des servitudes économiques. Nous laissons les miracles aux praticiens des anciennes et des nouvelles Eglises. Nous ne pro- mettons pas un Paradis. Nous préparons une humanité libérée.

Les chefs audacieux et les foules blasées, les meneurs menés, les candidats et les électeurs trouveront sans doute que ce programme est insuffisant. Mais nous savons par l'histoire de l'Iiumanité, par l'Iiistoire des sciences, des arts, de la philosophie, qu'un changement de plan est un événement, une opération considérable. Dans tous les genres de travail deux progrès sont ouverts. On peut d'abord avancer par évolution en con- tinuant dans le môme sens. Mais il vient presque tou- jours un moment le travailleur a l'impression que le sens est épuisé : aucune application, aucune insistance ne peut plus tirer du réel ce que le réel n'a plus dans le sens commencé. Des vies entières consommées dans un travail ingrat ne rendraient plus ce qu elles coûteraient. Alors intervient la révolution. Vu d'ailleurs, attaqué d'ailleurs, le réel recommence brusquement à couler à pleins bords. Et pourtant le réel est le môme qu'il était. Mais il n'est plus vu du même regard, il n'est plus vu le même, il n'est plus connu le même. C'est ainsi que nous sommes révolutionnaires. Nous voulons que la même humanité se donne la liberté nouvelle.

XV

Charles Pégiij'

Nous ne méprisons pas les humanités passées^ nous n'avons ni cet orgueil, ni cette vanité, ni cette inso- lence, ni cette imbécillité, cette faiblesse. Nous ne méprisons pas ce qu'a d'humain l'humanité présente. Au contraire nous voulons conserver ce qu'avaient d'humain les anciennes humanités. Nous voulons sauver ce qu'a d'humain l'humanité présente. Nous évitons surtout de faire à l'humanité présente la plus grave injure, qui est de la vouloir dresser. Nous n'avons pas la présomption d'imaginer, d'inventer, de fabriquer une humanité nouvelle. Nous n'avons ni plan ni devis. Nous voulons libérer l'humanité des servitudes écono- miques. Libérée, libre, Thumanité vivra librement. Libre de nous et de tous ceux qui l'auront libérée. Ce serait commettre la prévarication maxima, le détour- nement le plus grave que d'utiliser la libération pour asservir les libérés sous la mentalité des libérateurs. Ce serait tendre à l'humanité comme un guet-apens uni- versel que de lui présenter la libération pour l'attirer dans une philosophie, quand même celte philosophie serait étiquetée philosophie de la raison.

Attacher au socialisme un système, lier au socia- lisme, fût-ce au nom de la raison, un système de science, ou d'art, ou de philosophie, c'est littéralement com- mettre un abus de confiance envers l'humanité. Attirer l'huuianité vers sa libération pour la précipiter dans un système, c'est commettre au nom de la raison la malversation que l'Eglise a commise au nom de la foi. C'est vendre à l'humanité ce que nous devons lui donner. C'est vendre un objet que nous ne devons pas laisser tomber dans le commerce économique. Par mie libé-

XVI

DE LA RAISON

ration c'est introduire à un asservissement. Disons plus : vendre à l'humanité sa libération économique pour l'établissement d'un système, ce n'est pas seule- ment tromper et voler l'humanité, ce n'est pas seulement trahir l'humanité, ce n'est pas seulement vendre l'inven- dable, ce n'est pas seulement laïciser la malversation de l'Église, recommencer en laïque la prévarication de l'Église, qui vend aux pauvres le pain pour le billet de confession, pour la respectable prière et pour la sainte communion, c'est commettre le crime le plus grave pour un socialiste : c'est monnayer à son avantage la servi- tude économique môme.

Attacher au socialisme libérateur une augmentation de système pour que ça passe avec n'est pas seulement une opération inélégante, laide, mufïle, de mauvais ton, de mauvaise tenue, de mauvaise cultiu'e, de mauvais goût, de mauvaise allure ; ce n'est pas seulement une opération immorale, injuste, perverse, inverse, et de mauvaise administration ; c'est une opération propre- ment, particulièrement contraire au socialisme. L'idéa- lisme ou le matérialisme, l'idéaliste ou le matérialiste, le déterministe ou le libéraliste qui feraient du socia- lisme avec l'arrière-pensée plus ou moins confuse que leur système en soit avantagé ne joueraient pas seule- ment un jeu laidement déloyal, mais leur jeu serait un perpétuelreniement du socialisme ; ils ne joueraient pas seulement faux, ils joueraient bourgeois. Utilisant à leurs fins intéressées le désir, le besoin, la passion de libération économique, ils utiliseraient en effet, au second degré, l'asservissement précédent, la servitude même à laquelle on veut échapper. Ils n'exerceraient

xvu

Charles Péguj'

pas seulement un chantage, mais ils exerceraient préci- sément le chantage économique, vice propre de la société bourgeoise, du régime bourgeois.

Nous n'avons pas plus à vendre la terre que les chrétiens n'avaient à vendre le ciel. Nous n'avons pas à laïciser les marchandages des clercs. Bien loin que le socialisme repose officiellement sur un système d'art ou de science ou de philosophie, loin qu'il tende à l'établis- sement, à la glorification d'un système, loin qu'il soit matérialiste ou idéaUste, athéiste ou théiste, au contraire le socialisme est ce qui laissera l'humanité libérée libre enfin de travailler, d'étudier, de penser librement. C'est l'efiet d'une singulière inintelligence que de s'imaginer que la révolution sociale serait une conclusion, une fermeture de l'humanité dans la fade béatitude des quiétudes mortes. C'est l'efTet d'une ambition naïve et mauvaise, idiote et sournoise que de vouloir clore l'humanité par la révolution sociale. Faire un cloître de l'humanité serait l'effet de la plus redou- table survivance religieuse. Loin que le socialisme soit définitif, il est préliminaire, préalable, nécessaire, indis- pensable mais non suflisant. Il est avant le seuil. Il n'est pas la fin de l'humanité, il n'en est pas même le commencement. 11 est, selon nous, avant le commence- ment. Avant le commencement sera le Verbe.

Il ne faut pas que les idées soient arrivistes ni qu'on les fasse passer en contrebande. Il ne faut pas qu'elles soient parasitaires, qu'elles s'attachent au socialisme ainsi que de malheureux jeunes gens deviennent les secrétaires des hommes influents. L'écœurement que

xvni

DE LA RAISON

nous avons des petits ambitieux qui se veulent pousser dans les emplois du socialisme ministériel et dans les identiques emplois du socialisme antiministériel, nous l'aurons des systèmes qui voudraient arriver par le socialisme et dans le socialisme. Enfin c'est un insup- portable abus de l'autorité paternelle que de vouloir imposer aux générations neuves les radotages des générations fatiguées, Abeilles, que nous sommes. Jus- tement parce que nous les aurons libérées, elles sauront beaucoup mieux cjue nous ce qu'elles auront à penser. La raison ne procède pas de l'autorité paternelle. Ne faisons pas au nom de la raison des vœux perpétuels pour nous-mêmes. Et n'en faisons pas pour les perpétuelles générations. Laissons l'humanité tranquille. Une révo- lution qui entend nous débarrasser des intérêts doit être absolument désintéressée.

Réciproquement c'est trahir la raison, comme on trahissait le socialisme, que d'introduire dans les débats de la raison des poids additionnels. Dans le débat des systèmes rationnels, ajouter à certains systèmes, au matérialisme, à l'athéisme, le surpoids des volontés socialistes, leur infuser la sève et le sang des passions révolutionnaires, c'est fausser le jeu de l'action par des interventions étrangères à l'action; mais réci- proquement c'est fausser le jeu de la raison par des interventions étrangères à la raison. C'est procurer à certains systèmes une importance démesurée dans l'histoire de la pensée. La raison ne procède pas de l'autorité socialiste, en supposant qu'il y ait une autorité socialiste. La raison ne procède pas de l'autorité révo- lutionnaire, en admettant que les jacobins aient vrai-

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Charles Péguj^

ment institué une autorité révolutionnaire. La raison ne dépend pas plus des niasses révolutionnaires que des masses réactionnaires ou des masses inertes. Elle ne dépend d'aucunes forces. Elle ne dépend pas plus des armées révolutionnaires que des armées militaires. Elle ne dépend pas des masses populaires. Elle ne dépend pas de l'autorité manuelle.

C'est trahir la raison et c'est trahir le peuple que de vouloir établir sur le peuple un gouvernement, un commandement, une autorité de la raison. Mais c'est trahir aussi la raison et c'est trahir aussi le peuple que de vouloh' établir sur la raison, par la démagogie ou par la pédagogie, un gouvernement, un commandement, une autorité des ouvriers manuels. Entendons-nous : les ouvriers manuels, parce qu'ils sont des hommes, et qu'ils ont leur part de la raison commune, ont le droit et le devoir de penser dans la mesure de lem' compé- tence. Mais c'est im des modes les plus dangereux de ia démagogie que de masquer au peuple ses incompé- tences inévitables, provisoires, mais provisoirement inévitables. Dénoncer au peuple des ouvriers manuels un ouvrage de philosophie parce qu'il se vend sept cinquante chez Alcan, dénoncer au peuple un ouvrage de métaphysique parce qu'il y a quinze fois le mot Dieu à la page 28 et quatre-vingt-douze fois le mot Dieu à la page 3i, dénoncer au peuple cet ouvrage comme entaché de cléricalisme, je dis que c'est du jésuitisme, et je dis que c'est de l'Inquisition.

C'est du jésuitisme et c'est de la duplicité, car le journal a deux clientèles, deux régions. Si le journal

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n'était lu que par des intellectuels, une inculpation de cléricalisme intentée à une thèse de philosophie, échafaudée sur ce que le mot Dieu y paraît, ne serait pas dangereuse, parce que le lecteur, avisé, y recon- naîtrait un amusement. Un amusement d'un goût douteux, assez pervers, mais un amusement enfin. Si le journal n'était lu que par des ouvriers manuels, si l'auteur de l'accusation était lui-même un manuel, cette accusation serait dangereuse, mais elle serait sincère. Ce qui fait la duplicité, c'est qu'un auteur intellectuel délibérément jette cette accusation devant un double public. L'auteur, intellectuel, sait ce que c'est que la métaphysique et la théodicée. L'auteur ne peut pas croire que son accusation existe. Et parce qu'il a du talent l'accusation insidieuse est énoncée en termes attentivement violents. Les intellectuels verront bien que c'est une bonne blague et ne mépriseront pas le journaliste comme ignorant. Les ouvriers manuels prendront pour argent comptant. La réputation littéraire sera sauve auprès des premiers, la réputation morale sera sauve auprès des seconds.

Je ne crois pas que rien soit aussi dangereux pour le peuple et pour la raison que ces malentendus à double malentente. M. le marquis de Rochefort y excellait. Il savait admirablement inventer la calomnie qui ferait sourire les gens d'esprit et qui soulèverait l'émotion du peuple. Faire la calomnie assez grosse pour que sa grosseur même avertisse les gens avertis Cju'on est averti soi-même; et utiliser cette même grosseur pour soulever une grosse émotion du peuple : c'est à ce double jeu que M. de Rochefort était un joueur que

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l'on croyait inimitable. De toutes les solutions que l'on peut imag-iner au problème intellectuel-manuel, celle-ci est la plus injurieuse à la fois pour les intellectuels et pour les manuels, car elle suppose que les intellectuels sont si sensibles aux plaisirs douteux d'un amusement pervers qu'ils en oublient les plus simples éléments de la moralité commune, et elle suppose que les ouvriers manuels sont si empressés d'indignation grossière qu'ils ne se renseignent jamais sur le bien fondé, sur la vérité, sur la justice des réquisitoires que des procu- reurs de complaisance, que des avocats-généraux de journalisme leur jettent.

Ce n'est pas cette solution injurieuse, douteuse, double, que nous acceptons. En attendant que par le changement préliminaire de plan qui nous paraît capital dans la future, dans la prochaine histoire de l'humanité, la santé du travail manuel avec la santé du travail intellectuel soit dévolue à tous les hommes, en atten- dant que la relation du manuel à l'intellectuel se pose librement en tout homme, puisque dans la société présente les répartitions sont faites entre individus et non entre élaborations du même individu, de la même personne, du même homme, puisque le travail manuel et le travail intellectuel sont distribués à des individus différents, sans communication normale, puisque, sauf exceptions, peu nombreuses, les uns ne travaillent guère que de leurs mains, et les autres de la raison, notre solution sera la simple solution de la liberté professionnelle. Pour la même raison que les boulan- gers ne font pas les maisons, et que les laboureurs ne font pas les habits, pour la même raison les ouvriers

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manuels, boulangers et maçons, moissonneurs, tisseurs et tailleurs n'ont à faire ni à défaire les thèses de philosophie.

Exactement comme on n'admet pas l'autorité profes- sionnelle de l'ouvrier manuel sur l'ouvrier manuel dans des corps de métier différents, exactement ainsi on ne doit admettre aucune autorité professionnelle de l'ouvrier manuel sur l'ouvrier intellectuel. Comme les boulangers sont ignorants de la bâtisse et les moisson- neurs de la taille et du tissage, exactement ainsi les boulangers et les maçons, les moissonneurs et les tisseurs, comme tels, sont ignorants de lathéodicée. On peut la leur enseigner, s'il y a des raisons pour qu'on la leur enseigne. On peut ne pas la leur enseigner, s'il y a des empêchements ou des raisons contraires. Mais c'est les flatter bassement que de leur dénoncer par des accusations politiques un travail ils n'ont pas encore acquis la compétence. Déclarons-le hautement : un professeur de philosophie peut et doit faire de la théodicée quand et comme la raison le demande. Et il n'est responsable et comptable de sa théodicée que devant la raison, devant la raison raisonnante, devant la raison en travail, devant la raison critique.

Ne fondons pas, ne laissons pas fonder une religion de la raison. Nous avons renoncé une religion qui nous commandait de faire maigre le vendredi saint; ne fondons pas une reUgion qui nous forcerait à faire gras ce même jour. Nous avons renoncé une religion qui nous commandait de croire en un Dieu personnel, en trois persoimes, souverainement bon, souverainement ai-

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mable, tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et souverain seigneur de toutes choses; ne fondons pas une religion qui nous interdirait de prononcer même un nom dont le moins que l'on puisse dire est qu'il a eu quelque fortune dans l'iiistoire de l'humanité. La raison ne procède pas de l'autorité presb}i;érale. Une religion de la raison cumulerait tous les vices religieux avec tous les envers des vertus rationnelles. Ce serait un cumul rare, singulier, culminant, unique de vices com- munément inconciliables, habituellement séparés, logi- quement contradictoires. Ce serait comme une gageure de cumulation. Un catéchisme est insupportable. Mais un catéchisme de la raison tiendrait en ses pages la plus effroyable tyrannie. A la fois parodie et texte.

La raison ne procède pas plus des autorités officieuses que des autorités officielles. Ni le publiciste, ni le jour- naliste, ni le tribun, ni l'orateur, ni le conférencier ne sont aujourd'hui de simples citoyens. Le journaliste qui a trente ou cinquante ou quatre-vingts milliers de lecteurs, le conférencier qui a régulièrement douze ou quinze cents spectateurs exercent en effet," comme le ministre, comme le député, une autorité gouvernemen- tale. On conduit aujourd'hui les lecteurs comme on n'a pas cessé de conduire les électeurs. La presse constitue un quatrième pouvoir. Beaucoup de journahstes, qui blâment avec raison la faiblesse des mœurs parlemen- taires, feraient bien de se retourner sur soi-même et de considérer que les salles de rédaction se tiennent comme les Parlements. Il y a au moins autant de démagogie parlementaire dans les journaux que dans les assemblées. Il se dépense autant d'autorité dans un

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comité de rédaction que dans un conseil des ministres ; et autant de faiblesse démagogique. Les journalistes écrivent comme les députés parlent. Un rédacteur en chef est un président du conseil, aussi autoritaire, aussi faible. Il y a moins de libéraux parmi les journa- listes que parmi les sénateurs.

C'est le jeu ordinaire des journalistes que d'ameuter toutes les libertés, toutes les licences, toutes les révoltes, et en effet toutes les autorités, le plus souvent contradictoires, contre les autorités gouvernementales officielles. Nous simples citoyens, vont-ils répétant. Ils veulent ainsi cumuler tous les privilèges de l'autorité avec tous les droits de la liberté. Mais le véritable libertaire sait apercevoir l'autorité partout elle sévit; et nulle part elle n'est aussi dangereuse que elle revêt les aspects de la liberté- Le véritable libertaire sait qu'il y a vraiment un gouvernement des jomiiaux et des meetings, une autorité des journalistes et des orateurs populaires comme il y a un gouvernement des bureaux et des assemblées, une autorité des ministres et des orateurs parlementaires. Le véritable libertaire se gare des gouvernements officieux autant que des gouvernements officiels. Car la popularité aussi est une forme de gouvernement, et non des moins dangereuses. La raison ne se fait pas de clientèle. Un journaliste qui joue avec les ministères et qui arguë du simple citoyen n'est pas recevable. Cela aussi est double, et cela est trop commode.

Quand un journaliste exerce dans son domaine un gouvernement de fait, quand il a une armée de lecteurs

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Charles Pégiijy

fidèles, quand il entraîne ces lecteurs par la véhémence, l'audace, l'ascendant, moyens militaires, par le talent, moyen vulgaire, par le mensonge, moyen politique, et ainsi quand le journaliste est devenu vraiment une puissance dans TÉtat, quand il a des lecteurs exacte- ment comme un député a des électeurs, quand un journaliste a une circonscription lectorale, souvent beaucoup plus vaste et beaucoup plus solide, il ne peut pas venir ensuite nous jouer le double jeu; il ne peut pas venir pleurnicher. Dans la grande bataille des puissances de ce monde, il ne peut pas porter des coups redoutables au nom de sa puissance et quand les puissances contraires lui rendent ses coups, dans le même temps il ne peut pas se réclamer du simple citoyen. Qui renonce à la raison pour l'offensive ne peut se réclamer de la raison pour la défensive. Il y aurait déloyauté insupportable, et encore duplicité.

La raison ne procède pas de la terreur, qui est la forme aiguë de la force. La raison ne procède pas de la suspicion, qui est la forme sournoise de la terreur. Le régime de la terreur, que ce soit de la terreur gou- vernementale ou de la terreur populaire non moins gouvernementale, quand même ce régime dresserait des autels à la raison, et surtout si ce régime dressait des autels à la raison, n'est pas un régime de la raison. Le régime des suspects, l'exercice de la force exercée est mystérieusement agrandi par la peur de la force exerçable, cpiand même les suspects seraient les enne- mis de la raison, et surtout si les suspects étaient les ennemis de la raison, le régime des suspects est le plus contraire à la raison. Mais il n'y a pas seulement à

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redouter pour la raison un régime officiel des suspects, agrandissant quelque terreur ofïicielle. Plus redoutable encore, plus odieux, plus ennemi de la raison, plus haïssable un régime officieux des suspects, comme celui auquel nous soumet le gouvernement de la presse. Ni les dénonciations calomnieuses, ni les allégations sans preuves ne sont de la raison. La raison n'est pas poli- cière. Elle n'est pas plus policière de presse que poli- cière d'État.

La raison ne procède pas même de cette popularité plus fine et plus aérée qui s'obtient dans les régions de culture. Ni les décorations d'État, ni les distinctions corporatives, ni les cooptations, ni les grades profes- sionnels, ni les académies, ni les fêtes scientifiques, ni les cinquantenaires, ni les centenaires, ni les statues, ni les bustes, ni les noms inscrits aux plaques des rues, ni les banquets, quand même on les nommerait dîners, ni la renommée, ni la gloire ne sont proprement de la raison. Tout cela suppose quelque émulation. Or la raison ne procède pas par l'émulation. Tout cela suppose ime application aux travaux de la raison de grandeurs qui ne sont pas du même ordre. La raison n'admet pas la rivalité, mais la seule collaboration, la coopération. Toute idée de récompenses ou de punitions, de sanctions, fussent-elles élégantes, spirituelles et psycho- logiques, est étrangère à la raison. Dans les sciences mêmes il est souvent difficile de proportionner les céré- monies aux travaux dont elles sont la consécration. Dans les lettres, dans les arts et dans la philosophie, cela est littéralement impossible. Au contraire les œuvres les plus fortes sont aussi les plus inattendues,

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les moins entourées, ouïes plus enviées. Enfin les céré- monies laïques ressemblent toujours à des cérémonies religieuses. --

La raison ne procède pas de l'autorité historique. Pas plus que les majorités contemporaines les majorités historiques des générations mortes ne peuvent com- mander à la raison. Pas plus qu'elle n'est toujours et proprement révolutionnaire, la raison n'est toujours et proprement traditionnelle. Mais elle est proprement rationnelle, et raisonnable. C'est la méconnaître que de l'assimiler ou de l'identifier à la révolution ; c'est la méconnaître aussi que de l'assimiler ou de l'identifier à la tradition. Elle est la raison. Et n'obéissant pas à la révolution, n'obéissant pas à la tradition, elle n'obéit pas non plus à la coïncidence des deux, à la tradition révolutionnaire. Car par un accouplement singulier, par un retour inattendu, nous voyons de plus en plus les poussées révolutionnaires se cristalliser en formes tra- ditionnelles. De plus en plus la révolution, qui est la rupture de la tradition, tend à constituer elle-même un appareil traditionnel. Et en face de ces nouvelles traditions révolutionnaires , doublement nouvelles , comme étant des traditions, puisqu'elles sont révolu- tionnaires, et comme étant révolutionnaires, puisqu'elles sont des traditions, la raison n'a pas trop de ses deux libertés propres : liberté qu'elle sait garder en face de la tradition, liberté qu'elle sait garder en face de la révolution.

De tout temps les mouvements révolutionnaires, les ruptures de tradition, essentiellement libres d'origine,

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ont eu de la tendance à retomber dans l'ancien automa- tisme. Ainsi la conservation recommençait, la tradition renaissait avec la matière même que lui fournissait la révolution. Mais jamais comme aujourd'hui le mouve- ment révolutionnaire n'a été amorti en des formes aussi traditionnelles, aussi conservatoires. Par une étrange inconséquence, ou par une étrange insuffisance de pensée, le précédent constitué par la Révolution française, par la grande révolution bourgeoise, a fasciné les révolutionnaires socialistes, les fascine aujourd'hui plus que jamais. Les journées de i83o, les doubles journées de 1848, les mois de la Commune ont contribué à former, ont complété comme un code révo- lutionnaire. Jamais comme aujourd'hui les partis révo- lutionnaires, les comités, les commissions, les congrès, les conseils n'ont été liés, ne se sont liés, ne se sont liges, n'ont lié leurs commettants et leurs commis par autant de cérémonial, par autant d'étiquette, par autant d'habitude, par autant de protocole, par autant de tradition, par autant de conservation.

Par une ingratitude mentale singulière, les gouverne- ments révolutionnaires, les autorités sociaUstes oppo- sent à la raison, à la liberté, dont ils sont nés, des traditions supplémentaires, des conservations suren- combrantes. La raison ne doit se soumettre à ces tradi- tions onéreuses ni parce qu'elles sont traditionnelles, ni parce qu'elles sont révolutionnaires. Imiter les anciens révolutionnaires, les vieux révoltés, ne consiste pas à penser en face du monde que nous connaissons identi- quement les pensées qu'ils avaient en face du monde qui leur était contemporain. Mais c'est les imiter bien

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que d'avoir en face du monde cjue nous connaissons la même attitude, le même sentiment deUberté, déraison, qu'ils avaient en face de leur monde. Imiter servile- ment, ponctuellement lem^s idées, comme on accepterait un héritage inerte , mort , avoir en face du monde présent les idées qu'ils avaient en face du monde passé, recommencer nos anciens, qui étaient justement des révolutionnaires parce qu'ils ne recommençaient pas leurs anciens, calquer leurs idées, ce serait n'imiter ni leur conduite, ni leur méthode, ni leur action, ni leur vie. Ce serait n'imiter pas l'usage qu'ils ont fait de la raison.

Imiter bien les anciens révolutionnaires, c'est nous placer librement en face du monde comme ils se pla- çaient librement en face du monde. Ce n'est pas nous placer servilement en face de leur monde. C'est user de la raison comme ils en usaient, sans aucun artifice d'école ni retard factice. Pas plus que nous ne devons attacher à la révolution sociale et imposer aux himia- nités futures nos systèmes, nous ne devons pas plus leur imposer des systèmes hérités, fussent-ils hérités de révolutionnaires. Nous ne devons pas leur imposer, leur communiquer en passant par nous des systèmes anciens. Nous rte devons pas plus transmettre des autorités que nous ne devons en instituer. L'opération serait la m>me. Que le système imposé plus tard au nom de la révolution soit parmi nous ou que nous l'ayons nous-mêmes reçu de nos aînés, le résultat serait le même. Ce serait toujours marquer l'humanité au lieu de la libérer. Ce serait toujours marchander et fausser l'affrancliissement. Ce serait toujours opprimer

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la raison, faire sur la raison libre peser les anciennes œuvres d'une raison moins libre. Ce serait toujours monnayer la servitude économique pour avantager déloyalement le personnel révolutionnaire.

Nous n'apportons pas avec nous, nous n'apportons ni comme une invention ni comme un héritage des senti- ments inédits, fabriqués exprès pour nous, et portant la marque de cette fabrication. Nous n'entendons pas remplacer, suppléer, remettre au magasin les vieux sentiments qui ont fait la joie ou la consolation, le bonheur et la beauté du monde. Nous n'avons pas des sentiments nouveaux qui remplaceraient l'antique amour, l'amitié, les affections, les sentiments et les passions de l'amour, les sentiments et les passions de l'art, des sciences, de la philosophie. Nous ne sommes pas des dieux qui créons des mondes. Nous voulons devenir des économes utiles, des gérants avisés, des ménagers diligents. Nous ne demandons pas à créer des animalités ni des humanités, mais modestes nous demandons que les biens économiques de la présente humanité soient administrés pour le mieux, afin que la servitude économique étant soulevée des nuques, les tètes libres se redressent, les corps vivent en santé, les âmes aussi. Nous sommes avant tout modestes. Un socialisme orgueilleux serait ime aberration. Un méta- physique serait criminel ou fou.

La raison ne procède pas de la pédagogie. Nous tou- chons ici au plus grave danger du temps présent. Malgré la complicité des mots mêmes, il ne faut pas que la pédagogie soit de la démagogie. C'est la pédagogie qui

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doit s'inspirer de la raison, se guider sur la raison, se modeler sur la raison. Il ne faut pas qu'après avoir souffert de notre négligence le peuple aujourd'hui soit déformé par notre complaisance. Une faut pas qu'ayant souffert de l'ignorance il était laissé, il soit aujour- d'hui déformé par un demi-savoir, qui est toujours un faux-savoir. C'est l'immense danger de l'enseignement primaire, à programmes encyclopédiques indigestes, c'est encore plus l'immense danger de l'enseignement primaire supérieur, c'est au plus haut degré l'immense danger et l'immense difficulté des universités populaires. Des individus admirablement dévoués, parfaitement sages, des personnes entendues, préviennent, éA-itent le danger, tournent, surmontent la difficulté, mais elles sont aussi les premières à les avoir mesurés. Ceux qui aiment le primaire, les instituteurs et le peuple, au lieu de les exploiter, en sont justement soucieux.

Ce serait fausser irréparablement l'esprit du peuple, ce serait donc trahir la raison la plus nombreuse, faire déraisonner la raison la plus nombreuse, encourager l'insanité générale, cultiver la démence et semer à pleines mains la déraison que de faire ou de laisser croire au peuple des travailleurs manuels, aux différents degrés de l'enseignement primaire, que le travail de la raison obtient ses résultats sans peine, sans effort et sans apprentissage. D'autant plus que le peuple sait fort bien, le peuple admet fort bien, mieux que les bourgeois, le peuple connaît par son expérience profes- sionnelle que dans aucun ordre du travail manuel on n'obtient des résultats gratuits, donnés. Dans tous les métiers manuels tout le monde sait qu'il faut qu'on

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travaille et qu'il faut qu'on ait appris. Par quelle injuste infériorité, ou par quelle complaisance au fond déma- gogique, par quelle flatterie ferait-on croire ou laisserait- on croire au peuple que la science, que l'art et que la philosophie, que les travaux intellectuels, que les tra- vaux de la raison ne sont pas aussi sérieux.

Ce serait rendre à la démocratie le pire des mauvais services que de vulgariser, d'étendre au peuple des ouvriers l'ancien préjugé nobiliaire. Il ne faut pas que le peuple non plus veuille tout savoir sans avoir jamais rien appris. Il ne faut pas que le peuple non plus ne se soit donné la peine que de naître peuple. Jamais on n'aurait l'idée de faire du pain sans avoir appris la boulangerie, ni de labourer sans savoir le labourage. Pourquoi veut-on traiter des grands problèmes sans avoir fait l'apprentissage indispensable. On accorde à peu près à la science qu'elle exige un apprentissage; mais on le dénie trop souvent aux lettres, aux arts, à la philosophie. On introduirait ainsi la présomption la plus dangereuse ; on se préparerait les déceptions les plus graves, les plus méritées. Ce qu'on doit enseigner au peuple, ce n'est ni une vanité, ni un orgueil, c'est la modestie intellectuelle, et cette justesse qui est la jus- tice de la raison. Au lieu de le lancer sur l'existence, ou, ce qui revient au même, sur l'inexistence de Dieu, sur l'immortalité de l'àme ou sur sa survivance ou sur sa mortalité, sur le déterminisme ou l'indéternimisme, sur le matérialisme ou la philosophie de l'histoire, enseignons-lui modestement des matières plus prêtes. Cela seul sera probe. Et c'est seulement ainsi que nous le respecterons.

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Non pas que nous voulions interdire au peuple l'accès de la raison. C'est nous au contraire qui ne voulons pas qu'il aille se casser le nez à de fausses portes. Nous demandons qu'il avance raisonnablement, sagement, rationnellement dans les voies de la raison, aussi loin qu'il peut, mais en toute probité. La raison n'use pas du mensonge, quand même le faux serait plus court. Si l'on est en face d'un auditoire qui n'entend pas la démonstration du théorème afférent au carré de l'hypo- ténuse, il ne faut pas fabriquer une démonstration fausse mais saisissable aboutissant à la même propo- sition et la présenter au peuple avec cette arrière tran- quillité que ça ne fait rien puisque la vraie démonstra- tion fournit une assurance éternellement valable, une certitude. Non, mais on dit honnêtement à ceux qui ne sont pas géomètres : Les géomètres démontrent que le carré construit sur l'hypoténuse est équivalent à la somme des carrés construits sur les côtés de l'angle droit. Il ne faut pas oublier que la plupart des grands problèmes sont plus difficiles et demandent plus de préparation que le théorème du carré de l'hypoténuse.

Non pas que pour assurer l'indépendance, la pleine liberté de la raison, nous voulions lui instituer quelque royaume en dehors et au-dessus de l'humanité. C'est dans l'humanité même et pour l'humanité que nous enten- dons que la raison fonctionne. C'est l'intérêt commun de la raison et de l'humanité que l'humanité entende la voix de la raison. Les deux intérêts sont ici insépa- rables. Mais le fonctionnement, le travail de la raison a ceci de propre, que dans ce travail on ne doit rien

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sacrifier à la réussite extérieure. Il faut que la raison pénètre de plus en plus l'humanité ; il faut que la raison s'insère de plus en plus dans l'action, mais à cette condition que par cette pénétration, par cette insertion la raison ne soit jamais entamée. Les avan- tages que la raison tire de son travail propre et les avantages que la raison et l'humanité tirent de sa pro- pagation ne sont pas des avantages du même ordre qui se balancent et peuvent s'équivaloir. Mais les avan- tages propres de la raison travaillant sont rigoureuse- ment conditionnels, constituent la condition indispen- sable sans quoi l'avantage extérieur est annulé.

On doit travailler de son mieux à faire avancer la raison dans son travail propre ; on doit travailler de son mieux à faire entrer la raison dans l'action de l'humanité, mais ces deux efforts ne sont pas du môme ordre ; le deuxième est rigoureusement conditionné par le premier. Le premier est absolument libre du deuxième.

La raison n'est pas tout le monde. Nous savons, par la raison même, que la force n'est pas négligeable, que beaucoup de passions et de sentiments sont vénérables ou respectables, puissants, profonds. Nous savons que la raison n'épuise pas la vie et môme le meilleur de la vie ; nous savons que les instincts et les inconscients sont d'un être plus profondément existant sans doute. Nous estimons à leur valeur les pensées confuses, les impressions, les pensées obscures, les sentiments et même les sensations. Mais nous demandons que l'on n'oublie pas que la raison est pour l'humanité la con- dition rigoureusement indispensable. Nous ne pouvons

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Non pas que nous voulions interdire au peuple l'accès de la raison. C'est nous au contraire qui ne voulons pas qu'il aille se casser le nez à de fausses portes. Nous demandons qu'il avance raisonnablement, sagement, rationnellement dans les voies de la raison, aussi loin qu'il peut, mais en toute probité. La raison n'use pas du mensonge, quand même le faux serait plus court. Si l'on est en face d'un auditoire qui n'entend pas la démonstration du théorème afférent au carré de l'hypo- ténuse, il ne faut pas fabriquer une démonstration fausse mais saisissable aboutissant à la même propo- sition et la présenter au peuple avec cette arrière tran- quillité que ça ne fait rien puisque la vraie démonstra- tion fournit une assurance éternellement valable, une certitude. Non, mais on dit honnêtement à ceux qui ne sont pas géomètres : Les géomètres démontrent que le carré construit sur l'hypoténuse est équivalent à la somme des carrés construits sur les côtés de l'angle droit. Il ne faut pas oublier que la plupart des grands problèmes sont plus difficiles et demandent plus de préparation que le théorème du carré de l'hypoténuse.

Non pas que pour assurer l'indépendance, la pleine liberté de la raison, nous voulions lui instituer quelque royaume en dehors et au-dessus de l'humanité. C'est dans l'humanité même et pour l'humanité que nous enten- dons que la raison fonctionne. C'est l'intérêt commun de la raison et de l'humanité que l'humanité entende la voix de la raison. Les deux intérêts sont ici insépa- rables. Mais le fonctionnement, le travail de la raison a ceci de propre, que dans ce travail on ne doit rien

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sacrifier à la réussite extérieure. Il faut que la raison pénètre de plus en plus l'humanité ; il faut que la raison s'insère de plus en plus dans l'action, mais à cette condition que par cette pénétration, par cette insertion la raison ne soit jamais entamée. Les avan- tages que la raison tire de son travail propre et les avantages que la raison et l'humanité tirent de sa pro- pagation ne sont pas des avantages du même ordre qui se balancent et peuvent s'équivaloir. Mais les avan- tages propres de la raison travaillant sont rigoureuse- ment conditionnels, constituent la condition indispen- sable sans quoi l'avantage extérieur est annulé.

On doit travailler de son mieux à faire avancer la raison dans son travail propre ; on doit travailler de son mieux à faire entrer la raison dans l'action de l'humanité, mais ces deux efforts ne sont pas du même ordre ; le deuxième est rigoureusement conditionné par le premier. Le premier est absolument libre du deuxième.

La raison n'est pas tout le monde. Nous savons, par la raison même, que la force n'est pas négligeable, que beaucoup de passions et de sentiments sont vénérables ou respectables, puissants, profonds. Nous savons que la raison n'épuise pas la vie et môme le meilleur de la vie ; nous savons que les instincts et les inconscients sont d'un être plus profondément existant sans doute. Nous estimons à leur valeur les pensées confuses, les impressions, les pensées obscures, les sentiments et même les sensations. Mais nous demandons que l'on n'oublie pas que la raison est pour l'hmuanité la con- dition rigoureusement indispensable. Nous ne pouvons

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sans la raison estimer à sa juste valeur tout ce qui n'est pas de la raison. Et la question même de savoir ce qui revient à la raison et ce qui ne revient pas à la raison, ce n'est que par le travail de la raison que nous pou- vons nous la poser.

Ce que nous demandons seulement, mais nous le demandons sans aucune réserve, sans aucune limita- tion, ce n'est pas que la raison devienne et soit tout, c'est qu'il n'y ait aucun malentendu dans l'usage de la raison. Nous ne défendons pas la raison contre les autres manifestations de la vie. Nous la défendons contre les manifestations qui, étant autres, veulent se donner pom' elle et dégénèrent ainsi en déraisons. Nous ne la défendons pas contre les passions, contre les instincts, contre les sentiments comme tels, mais contre les démences, contre les insanités. Nous deman- dons que Ton ne fasse pas croire au peuple qu'on parle au nom de la raison quand on emploie des moyens qui ne sont pas les moyens de la raison. La raison a ses moyens propres, qu'elle emploie dans les arts, dans les lettres, dans les sciences et dans la philo- sophie. Ces moyens ne sont nullement disqualilîés pour l'étude que nous devons faire des phénomènes sociaux. Ce n'est pas quand la matière de l'étude est particuliè- rement complexe, mouvante, libre, difficile, que nous pouvons nous démunir d'un outil important, ou que nous devons le fausser.

Charles Péguy

Introduction

QUESTION DE MÉTHODE

Paris, 17 novembre 1901

Mon cher Péguy,

Vous m'avez demandé de réunir pour les Cahiers de la Quinzaine les études socialistes que j'ai publiées ces derniers mois dans la Petite Répu- blique; vous vous proposez d'adresser un exem- plaire de ce volume à chacun de vos abonnés. Je me réjouis d'entrer ainsi en communication directe avec des esprits libres, habitués à la critique indé- pendante et probe. Bien que ces articles n'eussent point été destinés, d'abord, à paraître en volume, je n'ai point scrupule à les reproduire sous cette forme : car je n'ai jamais considéré l'article de journal connue une œuvre hâtive et superficielle ; et j'y mets, par respect pour le prolétariat qui lit les journaux socialistes, toute ma conscience d'écrivain.

Je n'ai pas besoin d'avertir qu'ils ne prétendent pas épuiser les sujets qu'ils traitent. Ils ne sont, évidemment, qu'un fragment, ou plutôt une prépa- ration dune œuvre plus vaste, plus dogmatique et plus documentée, je voudrais définir exactement ce qu'est, au début du vingtième siècle, le socia-

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Jean Jaurès

lisme, sa conception, sa méthode et son pro- gramme.

Mais, déjà, les études ici rassemblées touchent, avec une suffisante précision et une suffisante étendue, à des problèmes de la plus haute impor- tance et qui pressent notre parti. Il est très divisé à l'heure présente, et vous m'accuseriez, sans doute, d'avoir la folie « de lunité mystique », si je disais que ces divisions sont superficielles. Je ne les crois pas irréductibles, mais elles tiennent à de graves dissentiments, ou au moins à de graves malen- tendus sur les méthodes. C'est la croissance même de notre parti, c'est la puissance grandissante de notre idée pardonnez-moi cette rechute d'opti- misme — , qui ont créé le dissentiment, en nous posant à tous la question de méthode. Comment se réalisera le socialisme ? Voilà un problème que nous ne pouvons pas éluder : et c'est l'éluder que d'y faire des réponses incertaines et vagues. Ou encore, c'est se tromper soi-même, que de répéter, en 1901, les réponses que firent, il y a un demi- siècle, nos aînés et nos maîtres.

Il y a un fait incontestable, et qui domine tout. C'est que le prolétariat grandit en nombre, en cohésion et en conscience. Les ouvriers, les sala- riés, plus nombreux, plus groupés, ont maintenant un idéal. Ils ne veulent pas seulement obvier aux

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QUESTION DE METHODE

pires défauts de la société présente : ils veulent réaliser un ordre social fondé sur un autre principe. A la propriété individuelle et capitaliste, qui assure la domination d'une partie des hommes sur les autres hommes, ils veulent substituer le communisme de la production, un système d'uni- verselle coopération sociale qui, de tout homme, fasse, de droit, un associé. Ils ont ainsi dégagé leur pensée de la pensée bourgeoise : ils ont aussi dégagé leur action de l'action bourgeoise. Au service de leur idéal communiste, ils mettent une organisation à eux, une organisation de classe, la puissance croissante des syndicats ouvriers, des coopératives ouvrières, et la part croissante de pouvoir politique qu'ils conquièrent sur l'État ou dans l'Etat. Sur cette idée générale et première, tous les socialistes sont d'accord. Ils peuvent assigner des causes diffé- rentes à cette croissance du prolétariat ; ou du moins ils peuvent donner aux mêmes causes des valeurs différentes. Ils peuvent faire la part plus ou moins grande à la force de l'organisation économique ou de l'action politique. Mais tous ils constatent que par la nécessité même de l'évolution capitaliste qui développe la grande industrie, et par l'action cor- respondante des prolétaires, ceux-ci sont la force indéfiniment grandissante qui est appelée à trans- former le système même de la propriété. Les socia-

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listes discutent aussi sui* l'étendue et sur la forme de l'action de classe que doit exercer le prolétariat. Les uns veulent qu'il se mêle le moins possible aux conflits de la société qu'il doit détruire, et qu'il réserve toutes ses énergies pour l'action décisive et libératrice. Les autres croient qu'il doit, dès main- tenant, exercer sa grande fonction humaine. Kautsky rappelait, récemment, au Congrès socia- liste de Vienne, le mot fameux de Lassalle : « Le prolétariat est le roc sur lequel sera bâtie l'Eglise de l'avenir. » Et il ajoutait : « Le prolétai'iat n'est point seulement cela : il est aussi le roc contre lequel se brisent, dès aujourd'hui, les forces de réaction. » Et moi je dirai qu'il n'est pas précisé- ment un roc, une puissance compacte et immobile. Il est une grande force cohérente, mais active, qui se mêle, sans s'y perdre, à tous les mouvements vastes et s'accroît de l'universelle vie. Mais tous, quelles que soient la hauteur et l'étendue de l'action de classe assignée par nous au prolétariat, nous le concevons comme une force autonome, qui peut coopérer avec d'autres forces, mais qui, jamais, ne se fond ou s'absorbe en elles, et qui garde toujours, pour son œuvre distincte et supérieure, son ressort distinct. C'est le mérite décisif de Marx, le seul peut-être qui résiste pleinement à l'épreuve de la critique et aux atteintes profondes du temps, d'avoir

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rapproché et confondu l'idée socialiste et le mou- vement ouvrier. Dans le premier tiers du dix- neuvième siècle, la force ouvrière s'exerçait, se déployait, luttait contre la puissance écrasante du capital : mais elle n'avait pas conscience du terme elle tendait ; elle ne savait pas que, dans la forme communiste de la propriété, était l'achèvement de son effort, l'accomplissement de sa tendance. Et, d'autre part, le socialisme ne savait point que, dans le mouvement de la classe ouvrière, était sa réalisation vivante, sa force concrète et historique. La gloire de Marx est d'avoir été le plus net, le plus puissant de ceux qui mirent fin à ce qu'il y avait d'empirisme dans le mouvement ouvrier, à ce qu'il y avait d'utopisme dans la pensée socialiste. Par une application souveraine de la méthode hégé- lienne, il unifia l'idée et le fait, la pensée et l'his- toire. Il mit l'idée dans le mouvement et le mouvement dans l'idée, la pensée socialiste dans la vie prolétarienne, la vie prolétarienne dans la pensée socialiste. Désormais, le socialisme et le prolétariat sont inséparables : le socialisme ne réa- lisera toute son idée que par la victoire du proléta- riat ; et le prolétariat ne réalisera tout son être que par la victoire du socialisme.

A la question toujours plus impérieuse : comment se réalisera le socialisme? il convient donc d'abord

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de répondre : par la croissance même du prolétariat qui se confond avec lui. C'est la réponse première, essentielle : et quiconque ne l'accepte point dans son vrai sens et dans tout son sens, se met néces- sairement lui-même hors de la pensée et de la vie socialistes. Cette réponse, si générale qu'elle soit, n'est pas vaine, car elle implique l'obligation pour chacun de nous d'ajouter sans cesse à la puissance de pensée, d'organisation, d'action et de vie du prolétariat. Elle est de plus, en un sens, la seule certaine. Il nous est impossible de savoir avec certitude par quel moyen précis, sous quel mode déterminé, et à quel moment, l'évolution politique et sociale s'achèvera en communisme. Mais ce qui est sûr, c'est que tout ce qui accroît la puissance intellectuelle, économique et politique de la classe prolétarienne accélère cette évolution, anime, élargit et approfondit le mouvement.

Mais cette réponse première, quelque forte et substantielle qu'elle soit, ne suffit point. Précisé- ment parce que le prolétariat a déjà grandi, parce qu'il commence à mettre la main sur le mécanisme politique et économique, la question se précise : quel sera le mécanisme de la victoire ? A mesure que la puissance prolétarienne se réalise, elle s'in- corpore à des formes précises, au suffrage universel, au syndicat, à la coopérative, aux formes diverses

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des pouvoirs publics et de TÉtat démocratique. Et nous ne pouvons pas considérer la force proléta- rienne indépendamment des formes elle s'est déjà partiellement organisée, et des mécanismes qu'elle s'est partiellement appropriés. Il n'y a donc pas utopie aujourd'hui à chercher avec précision quelle sera la méthode de réalisation socialiste, et quel sera le mode d'accomplissement. Ce n'est pas retourner à l'utopie et se séparer de la vie du prolétariat, c'est au contraire rester en elle, pro- gresser et se déterminer avec elle. Elle n'est plus « l'esprit flottant sur les eaux » : elle s'est déjà incorporée à des institutions : institutions écono- miques et institutions politiques ; ces institutions, sufl'rage universel , démocratie , syndicat, coopé- rative, ont un degré déterminé de développement, une force et une direction acquises : et il faut savoir si le communisme prolétarien pourra se réaliser par elles, s'accomplir par elles, ou si au contraire il ne s'accomplira que par une suprême rupture.

A vrai dire, toujours les socialistes ont cherché à prévoir et à déterminer sous quelle forme, par quels procédés historiques, le prolétariat triom- pherait. Et si nous soufi*rons aujourd'hui, s'il y a dans notre parti incertitude et malaise, c'est parce qu'il associe en des mélanges confus les méthodes en partie surannées que nos maîtres nous ont

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léguées, et les nécessités mal formulées encore des temps nouveaux.

Marx et Blanqui croyaient tous deux à une prise de possession révolutionnaire du pouvoir par le prolétariat. Mais la pensée de Marx était beaucoup plus complexe. Sa méthode de Révolution avait des aspects multiples. C'est donc chez Marx surtout que je veux la discuter. Or, toute entière et en quelque sens qu'on la prenne, elle est surannée. Elle procède ou d'hypothèses historiques épuisées, ou d'hjpo- thèses économiques inexactes. D'abord, les souve- nirs de la Révolution française et des révolutions successives qui en furent, en France et en Europe, le prolongement, dominaient l'esprit de Marx. Le trait commun de tous les mouvements révolution- naires, de 1789 à 1796, de i83o à 1848, c'est qu'ils furent des mouvements révolutionnaires bourgeois auxquels la classe ouvrière se mêla pour les dé- passer. Dans toute cette longue période, la classe ouvrière n^était pas assez forte pour tenter une révolution à son profit : elle n'était pas assez forte non plus pour prendre peu à peu, et selon la léga- lité nouvelle, la direction de la révolution. Mais elle pouvait faire et elle faisait deux choses. D'abord elle se mêlait à tous les mouvements révolution- naires bourgeois pour y exercer et y accroître sa force ; elle profitait des périls que courait Tordre

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QUESTION DE METHODE

nouveau menacé par toutes les forces de contre- révolution pour devenir une puissance nécessaire. Et en second lieu, quand sa force s'était ainsi accrue, quand l'espérance et l'ambition s'étaient éveillées au cœur des prolétaires, quand les diverses frac- tions révolutionnaires de la bourgeoisie s'étaient usées ou discréditées par leurs luttes réciproques, la classe ouvrière tentait, par une sorte de coup de surprise, de s'emparer de la révolution et de la faire sienne. C'est ainsi que sous la Révolu- tion française en 1798, le prolétariat parisien pesa, par la Commune, sur la Convention et exerça par- fois une sorte de dictature. C'est ainsi qu'un peu plus tard Babeuf et ses amis tentaient de saisir, par un coup de main et au profit de la classe ouvrière, le pouvoir révolutionnaire. Ainsi encore, après i83o, le prolétariat français, après avoir joué dans la Révolution de Juillet le grand rôle noté par Armand Carrel, essaya d'entraînerla bourgeoisie victorieuse, et bientôt de la dépasser. C'est ce rythme de révo- lution qui s'impose d'abord à la pensée de Marx. Certes en novembre 1847, au moment avec Engels il écrit le Manifeste communiste, il sait bien que le prolétariat a grandi : c'est le prolétariat qu'il consi- dère comme la vraie force révolutionnaire ; et c'est contre la bourgeoisie que se fera la Révolution. Il écrit : « Le progrès de l'industrie dont la bour-

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geoisie, sans préméditation et sans résistance, est devenue l'agent, au lieu de maintenir l'isolement des ouvriers parla concurrence, a amené leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi le dévelop- pement même de la grande industrie détruit dans ses fondements le régime de production et d'appro- priation des produits s'appuyait la bourgeoisie. Avant tout la bourgeoisie produit ses propres fos- soyeurs. La ruine de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont également inévitables ».

Et encore : « Le but immédiat pour les commu- nistes est le même que pour tous les autres partis prolétariens : la constitution du prolétariat en classe, le renversement de la domination bour- geoise, la conquête du pouvoir politique par le pro- létariat ». Voici qui est très précis encore : « Nous avons suivi la guerre civile plus ou moins latente dans la société actuelle jusqu'au point elle éclate en une révolution ouverte, et où, par l'efTondrement évident de la bourgeoisie, le prolétariat fondera sa domination ». Ainsi, c'est par une Révolution vio- lente contre la classe bourgeoise que le prolétariat s'emparera du pouvoir et réalisera le communisme. Mais, en même temps, il paraît à Marx que c'est la bourgeoisie elle-même qui, ayant à compléter son propre mouvement révolutionnaire, donnera le signal de l'ébranlement. Contre l'absolutisme ou ce

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qui en reste, contre le féodalisme ou ce qui en reste, la bourgeoisie se lèvera, et quand elle aura déchaîné les événements, quand elle aura ouvert la crise, le prolétariat, plus puissant aujourd'hui que ne l'étaient sous la Révolution anglaise en 1648 les niveleurs de Lilburne et en 1793 les prolétaires de Chaumette, s'emparera révolutionnairement de la Révolution bourgeoise. Il commencera par lutter aux côtés de la bourgeoisie, et aussitôt qu'elle sera victorieuse, il l'expropriera de sa victoire. « En Allemagne, écrivent en 1847 Marx et Engels, le parti communiste luttera aux côtés de la bourgeoisie dans toutes les occasions la bourgeoisie reprendra son rôle révolutionnaire; avec elle il combattra la monarchie absolue, la propriété foncière féodale, la petite bourgeoisie. Mais pas un instant il n'ou- bliera d'éveiller parmi les ouvriers la conscience la plus claire possible de l'opposition qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat et qui en fait des ennemis. Il faut que les conditions sociales et politiques qui accompagneront le triomphe de la bourgeoisie se retournent contre la bourgeoisie elle-même comme autant d'armes dont aussitôt les ouvriers allemands sauront faire usage. Il faut qu'après la chute des classes réactionnaires en Allemagne, la lutte contre la bourgeoisie s'engage sans tarder.

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« C'estFAllemagne surtout qui attirera l'attention des communistes. L'Allemagne est à la veille d'une révolution bourgeoise. Cette révolution, elle l'ac- complira en présence d'un développement général de la civilisation européenne et d'un développement du prolétariat que ni l'Angleterre au dix-septième siècle ni la France au dix-huitième n'ont connu. La révolution bourgeoise sera donc, et de toute nécessité, le prélude immédiat d'une révolution prolétarienne ».

Ainsi, c'est sur une Révolution bourgeoise victo- rieuse que se greffera la Révolution prolétarienne. L'esprit de Marx, en sa haute ironie un peu sarcas- tique, se complaisait à ces jeux de la pensée. Qua l'histoire mystifiât la bourgeoisie en lui arrachant des mains sa victoire toute chaude, c'était pour lui une âpre joie. Mais c'était un plan de révolution prolétarienne trop compliqué et contradictoire. D'abord, si le prolétariat n'a pas la force de donner lui-même le signal de la Révolution, s'il est obligé de compter sur les surprises heureuses de la Révolution bourgeoise, comment peut-on être assuré qu'il aura contre la bourgeoisie victorieuse la force qu'il n'avait pas avant le mouvement bour- geois? Ou bien, dans sa tentative de révolution contre le vieux monde absolutiste et féodal, la bourgeoisie sera vaincue : et sous sa défaite le

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prolétariat sera accablé bien avant d'avoir com- battu pour lui-même. Ou bien elle l'emportera; elle brisera l'arbitraire des rois, la puissance des nobles et des prêtres, absorbera la propriété féodale, abo- lira les entraves corporatives : et elle s'élancera d'un mouvement si vif, si enthousiaste dans la carrière ouverte par elle, que le prolétariat sera impuissant à créer soudain un mouvement nouveau et contraire. Et il aura beau procéder par surprise et violence, tenter d'organiser « sa dictature », et de « conquérir la démocratie » par la force, sa puis- sance réelle ne pourra pas être élevée artificiellement au-dessus du niveau elle était avant la Révo- lution bourgeoise. Miquel ne manquait pas de clair- voyance lorsqu'il écrivait à Marx dans sa fameuse lettre de i85o, et en prévision d'une reprise de Révolution : «Le parti ouvrier pourra l'emporter sur la haute bourgeoisie et les restes de la haute féodalité, mais il sera fusillé dans les flancs par les démo- crates. Nous pouvons peut-être donner pour quelque temps à la Révolution une direction antibourgeoise, nous pouvons détruire les conditions essentielles de la production bourgeoise : mais il nous est impos- sible d'abattre la petite bourgeoisie. Obtenir autant que possible, voilà ma devise. Nous devons empê- cher aussi longtemps que possible après la pre- mière victoire toute organisation des petits bour-

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geois, et notamment nous opposer en phalange serrée à toute assemblée constituante. Le terrorisme particulier, l'anarchie locale, doivent remplacer pour nous ce qui nous manque en gros ». Mais on ne remplace pas ainsi « ce qui manque en gros ». Il est certain que lorsqu'une classe n'est pas encore prête historiquement, lorsqu'elle est obligée d'atten- dre le signal et le moyen de sa propre action de ceux-là mêmes qu'elle prétend remplacer, lorsque sa Révolution empruntant sa force du mouvement ennemi n'est encore qu'une Révolution parasilaire, elle ne peut se promettre quelque succès que si elle tient la Révolution ouverte et « en permanence », si elle prolonge l'agitation de tous les éléments sociaux. Mais à ce jeu elle ne fait guère que gagner du temps ou accroître les chances d'une réaction qui emporte à la fois et prolétariat et bourgeoisie. C'est la tactique à laquelle la classe ouvi^ère est condamnée, quand elle est encore dans une période d'insuffisante préparation. Et si un des caractères du socialisme utopique est de n'avoir pas compté sur la force propre de la classe ouvrière, le Manifeste communiste de Marx et de Engels fait encore partie de la période d'utopie. Robert Owen, Foarier, comptaient sur le bon vouloir des classes supérieures. Marx et Engels attendent, pour le prolétariat, la faveur d'une Révolution bourgeoise.

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Ce que propose le Manifeste, ce n'est pas la méthode de Révolution d'une classe sûre d'elle-même et dont l'heure est enfin venue : c'est l'expédient de Révolution d'une classe impatiente et faible, qui veut brusquer par artifice la marche des choses.

Aussi bien, au bout de cet effort paradoxal, après cette sorte de détournement prolétarien de la Révo- lution bourgeoise, ce n'est pas une pleine victoire du prolétariat et du communisme que Marx entre- voit : c'est un régime singulièrement mêlé de propriété capitaliste et de communisme, de violence à la propriété et d'organisation du crédit. Chose singulière ! Après avoir constaté que c'est l'évolu- tion de l'industrie et la croissance du prolétariat industriel qui créent une force révolutionnaire, le Manifeste ne prévoit d'abord, dans le programme immédiat de la Révolution communiste victorieuse, que l'expropriation de la rente foncière. Il rétro- grade au delà de Babeuf, dont la gloire est d'avoir fait entrer la production industrielle aussi bien que la production agricole dans le plan communiste. Il recule presque jusqu'à Saint-Just, qui semble avoir prévu la possibilité pour la nation d'absorber les fermages. « Nous avons vu plus haut, dit Marx, que la première démarche de la révolution ouvrière serait de constituer le prolétariat en classe ré- gnante, de conquérir le régime démocratique.

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« Le prolétariat usera de sa suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tous les capitaux, pour centraliser entre les mains de l'État, c'est-à-dire du prolétariat constitué en classe dirigeante, les instruments de production et pour accroître au plus vite la masse disponible des forces productives.

« 11 va de soi que cela impliquera dans la période du début des infractions despotiques au droit de propriété et aux conditions bourgeoises de la pro- duction. Des mesures devront être prises qui sans doute paraîtront insuffisantes et auxquelles on ne pourra pas s'en tenir, mais qui, une fois le mouve- ment commencé, mèneront à des mesures nouvelles et seront indispensables à titre de moyens pour révolutionner tout le régime de production. Ces mesures, évidemment, seront différentes en des pays différents. Cependant les mesures suivantes seront assez généralement applical^les, du moins dans les pays les plus avancés :

« Expropriation de la propriété foncière ; affec- tation de la rente foncière aux dépenses de l'Etat.

« Impôt fortement progressif.

« Abolition de l'héritage .

« 4"" Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.

<( Centralisation du crédit aux mains de l'Etat

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par le moyen d'une banque nationale constituée avec les capitaux de l'Etat et avec un monopole exclusif.

« 6^ Centralisation des industries de transport aux mains de l'Etat.

« Multiplication des manufactures nationales, des instruments nationaux de production, défriche- ment et amélioration des terres cultivables d'après un plan d'ensemble.

« Travail obligatoire pour tous : organisation d'armées industrielles, notamment en vue de l'agri- culture.

« Réunion de l'agriculture et du travail indus- triel : préparation de toutes les mesures capables de faire disparaître progressivement la différence entre la ville et la campagne.

« io° Education publique et gratuite de tous les enfants. Abolition des formes actuellement en usage du travail des enfants dans les fabriques. Réunion de l'éducation et de la production matérielle, etc. »

Étrange programme, sont rapprochés le com- munisme agraire du dix-huitième siècle et quelques éléments de ce que nous appelons aujourd'hui le programme de Saint-Mandé : Marx et Engels, dans Tordre industriel, se contentent d'abord de la nationalisation des chemins de fer : il n'y a môme pas la nationalisation des mines acceptée aujour-

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d'iiui par les radicaux-socialistes. Mais ce qui me frappe, ce n'est pas le chaos du programme, la coexistence du communisme agricole et du capita- lisme industriel. Ce n'est pas la contradiction entre l'article qui abolit l'héritage et qui retire ainsi par aux générations nouvelles le capital indus- triel, et l'ensemble des articles qui laissent subsister la propriété individuelle. L'histoire démontre que des formes diverses et même contradictoires ont souvent coexisté : longtemps la production cor- porative et la production capitaliste ont fonc- tionné côte à côte : tout le dix-septième et tout le dix-huitième siècles sont faits du mélange des deux, et longtemps aussi le travail libre agricole et le servage avaient coexisté. Et je suis convaincu que dans l'évolution révolutionnaire qui nous conduira au communisme, la propriété collectiviste et la propriété individuelle, le communisme et le capitalisme seront longtemps ^xtaposés. C'est la loi même des grandes transformations. Marx et Engels avaient parfaitement le di'oit, sans se désavouer eux-mêmes, de dire en 1872 qu'ils faisaient assez bon marché de leur programme de 1847. « Ce passage aujourd'hui devrait être modifié en plusieurs de ses termes. Les progrès immenses accomplis par la grande industrie dans les vingt- cinq dernières années, les progrès parallèles accom-

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plis par la classe ouvrière organisée en parti... font paraître vieillis plus d'un passage de ce programme. » Tout au plus peut-on s'étonner qu'ils n'aient pas fait, dès 1847, ^^^ part plus large au communisme industriel.

Mais ce qui étonne, c'est qu'ils aient pu croire le prolétariat capable de confisquer à son profit les révolutions bourgeoises et de conquérir, par un coup d'autorité, la démocratie, alors qu'ils le supposaient incapable, au lendemain de sa victoire et même dans les pays les plus avancés, d'instituer largement le communisme industriel. Ce qui frappe surtout, dans le Manifeste, ce n'est pas le chaos du programme, qui pourrait se dé- brouiller, mais le chaos des méthodes. C'est par un coup de force que le prolétariat s'est installé d'abord au pouvoir : c'est par un coup de force qu'il Ta arraché aux révolutionnaires bourgeois. Il « conquiert la démocratie », c'est-à-dire qu'en fait il la suspend, puisqu'il substitue à la volonté de la majorité des citoyens librement consultés la volonté dictatoriale d'une classe. C'est encore par la force, par la puissance dictatoriale, qu'il commet ces premières « infractions despotiques » à la propriété que le Manifeste prévoit. Mais ensuite, pour tout le développement de la révolution, pour l'élabo- ration et l'organisation de l'ordre nouveau, est-ce

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encore la dictature du prolétariat qui subsiste, ou est-il rentré sous la loi de la démocratie, du suffrage universel et des transactions ? 11 est impossible de supposer que Marx et Engels aient songé à sus- pendi'e longtemps, au profit de la dictatui^e proléta- rienne, la démocratie. Comment le pourraient-ils, la révolution prolétarienne elle-même ayant surgi dun mouvement vaste vers la démocratie? Comment le pouiTaient-ils encore, puisqu'ils laissent subsister la puissance économique de la bourgeoisie, la forme capitaliste de l'industrie? Laisser au patronat, au moins dans une période provisoire dont ils n'essaient même pas d'indiquer le terme, la direc- tion des ateliers, des manufactures et des usines, et tenir ce même patronat hors du droit politique, hors de la cité, c'est une impossibilité. Il est con- tradictoire de faire des bourgeois des citoyens passifs et de leur laisser encore dans une large mesure la maîtrise de la production. 11 est contra- dictoire d'organiser le crédit d'Etat et de ne pas soumettre au contrôle de toute la nation le fonction- nement de ce crédit. Une classe, née de la démo- cratie, qui, au lieu de se ranger à la loi de la démocratie, prolongerait sa dictature au delà des premiers jom*s de la Révolution, ne serait bientôt plus qu'une bande campée sur le territoire et abusant des ressources du pays. Donc ou Marx et

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Engels acheminent le prolétariat à un chaos de barbarie et d'impuissance, ou ils prévoient qu'après les premiers actes politiques et économiques qui auront donné à la classe ouvrière un grand essor et marqué d'un sceau socialiste la démocratie, il se confondi'a de nouveau dans la vie nationale et dans la légalité du suffrage universel. Mais qu'est-ce à dire? Et si la démocratie n'est point préparée au mouvement communiste, ne va-t-elle point contra- rier, au lieu de les étendre, les effets des premières mesures dictatoriales du prolétariat ? Et si au con- traire la démocratie y est préparée, si le prolétariat peut, par la seule force légale, obtenir d'elle qu'elle développe dans le sens communiste les premières institutions révolutionnaires, c'est en réalité la conquête légale de la démocratie qui devient la méthode souveraine de Révolution. Tout le reste, je le répète, n'est que l'expédient, peut-être nécessaire un moment, d'une classe encore débile et mal préparée. Mais ceux des socialistes d'aujourd'hui qui parlent encore de « dictature impersonnelle du prolétariat «ou qui prévoient la prise de possession brusque du pouvoir et la violence faite à la démo- cratie, ceux-là rétrogradent au temps le prolé- tariat était faible encore, et il était réduit à des moyens factices de victoire.

En fait, la tactique du Manifeste , qui consiste

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Jean Jaurès

pour le prolétariat à dériver vers lui des mou- yements qu'il n'eût pu susciter lui-même, cette tactique de la force croissante et hardie mais subor- donnée encore, la classe ouvrière Ta employée d'instinct dans toutes les crises de la société démo- cratique et bourgeoise. Marx en avait reçu l'idée de la Révolution française et de Babeuf. Après i83o, les mouvements ouvriers de Paris et de Lyon pro- longèrent en une confuse affirmation prolétarienne la Révolution de la bourgeoisie. En 1848, les prolé- taires de Paris, de Tienne, de Berlin tentèrent, en d'audacieuses journées, de dériver vers le socia- lisme le mouvement de la Révolution. La fameuse parole de Blanqui : « On ne crée pas un mouvement, on le dérive » est l'expression même de cette politique. C'est la formule active du Manifeste communiste de Marx, c'est le mot d'ordre d'une classe qui se sent mineure encore mais appelée à de hautes destinées. En 1870, le 3i octobre succédant au 4 septembre est une reprise de la méthode marxiste et blanquiste. Dans la Commune même, l'action croissante du prolétariat socialiste se substituant à la démocratie petite-bourgeoise est encore une application de la tactique du Manifeste : greffer la Révolution j^rolétarienne sur la Révolution déuiocratique et bourgeoise.

Lassalle avait eu une ambition plus hardie. Lui,

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il ne voulait pas laisser la Révolution, même bour- geoise, prendi^e d'abord une forme boui'geoise. Il voulait la capter, pour ainsi dire, à sa source même, et la dériver d'emblée vers le prolétariat. Ainsi, lorsque, en i863, éclata le conflit entre la représen- tation prussienne et le ministère prussien, lorsque la bourgeoisie progressiste et libérale d'Allemagne s'agita pour défendre le droit constitutionnel menacé par Bismarck, on put se demander si le conflit n'aboutirait point à une révolution. En celle- ci, ce n'est donc pas la question sociale, la question de la propriété qui aurait été posée. Elle n'eût pas été d'origine communiste et prolétarienne, mais au contraire d'origine bourgeoise et parlementaire. Elle eût été comme la reprise de la Révolution bourgeoise allemande que Marx annonçait en novembre 1847, ^* <î^^ avorta en 1848 et 1849.

Mais cette Révolution allemande, si bourgeoise qu'elle fût en ses origines, Lassalle ne voulait pas qu'elle fût bourgeoise, même un moment, dans sa manifestation et dans sa marche. C'était, selon lui, le prolétariat allemand organisé qui devait susciter du conflit bourgeois la Révolution et prendre tout de suite en main la force nouvelle des événements. Il proclamait que la bourgeoisie était sans audace, qu'elle essaierait tout au plus de revenir à la fédé- ration allemande de 1848, et qu'il fallait au contraire

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instituer l'entière unité de rAllemagne démocra- tique. « Des buts misérablement médiocres, s'écriait- il, ne peuvent susciter qu'une conduite misérablement médiocre ; seule une grande idée,, seul l'enthousiasme pour des buts puissants créent le dévouement, l'esprit de sacrifice, la vaillance ! » Et de quel di^oit la boui^geoisie allemande, qui avait laissé périr la liberté en 1848, se donnerait-elle aujoui^d'hui conmie la gardienne de la liberté? Aussi bien, et Lassalle en prenait acte triomphalement, les chefs de la bourgeoisie libérale déclaraient d'avance se refuser à toute révolution. C'est donc le prolétariat qui passerait d'emblée au premier plan si la crise devenait révolutionnaire. « Je trouve très maladroit M. de Benningsen, disait Lassalle, de nous rappeler que lui et son parti ne veulent point de révolution î Puisqu'il nous le rappelle sans relâche, nous voulons lui faire cette joie de ne point l'oublier. Levons nos mains et engageons-nous, si sous une forme ou sous une autre se produit le grand ébi»anlement. à rappeler aux nationaux-libéraux que jusqu'au dernier moment ils ont déclaiT ne vouloir pas de révolution. »

C'est donc au prolétariat que serait, pour ainsi dire, adjugée des la première heure la Révolution. Lassalle, conscient de la croissance de la classe ouvrière, et impatient aussi de cueillir tous les

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fruits de la vie, n'accepte point, comme Marx en 1847, une période première de révolution bour- geoise. Quoique née d'un conflit entre la bourgeoisie libérale et l'absolutisme royal, la Révolution passera dès le premier jour aux mains ouvrières. C'est encore l'application de la méthode marxiste, mais dans une sorte de cas limite est réduite à zéro la durée de la période bourgeoise. De ce pouvoir révolutionnaire soudain conquis, Lassalle se proposait, il est vrai, de faire un usage très modéré. 11 se serait borné à fonder le suff'rage universel, à supprimer les impôts indirects , à afl'ranchir la presse du joug du capital et à subven- tionner largement sur les ressources de l'État des associations ouvrières de production : pas d'expro- priation ; pas d'application étendue d'un plan communiste.

Ainsi, depuis cent vingt ans, la méthode de révo- lution ouvrière dont Babeuf a donné l'application première, dont Marx et Blanqui ont donné la formule, et qui consiste à profiter des Révolutions bourgeoises pour y glisser le communisme pro- létarien, a été essayée ou proposée bien des fois , et sous bien des formes. Elle a donné certes de grands résultats. C'est par elle qu'en de grandes journées historiques la classe ouvrière a pris conscience de sa force et de son destin. C'est

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par elle qu'indirectement encore et obliquement, le prolétariat s'est essayé au pouvoir. C'est par elle que la question de la propriété et du communisme a été constamment à Tordre du jour de l'Europe selon le conseil du Manifeste. « Dans tous ces mouvements, la question que les communistes mettront au premier plan, la question pour eux essentielle, est celle de la propriété, dût même le débat sur cette question n'être pas encore engagé très à fond. y> C'est par cette méthode enfin que le prolétariat a agi, bien avant d'avoir la force déci- sive. Mais c'était une chimère d'espérer que le communisme prolétarien pourrait être greffé sur la révolution bourgeoise. C'était une chimère de croire que les agitations révolutionnaires de la bourgeoisie donneraient au prolétariat l'occasion d'un coup de force heureux. En fait, cette tactique n'a jamais abouti. Tantôt la bourgeoisie révolu- tionnaire a sombré, entraînant avec elle le prolé- tariat. Tantôt la bourgeoisie révolutionnaire victo- rieuse a eu la force de contenir, de refouler le mouvement prolétarien. Et d'ailleurs, même si par surprise un mouvement prolétarien s'était soudain imposé à des agitations d'un autre ordre et d'une autre origine, à quoi eût il abouti ? Il se serait rapidement affaibli en un mouvement purement démocratique par une série de compromis. De la

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Commune victorieuse, c'est tout au plus une Répu- blique radicale qui serait sortie.

Aujourd'hui, le mode déterminé sous lequel Marx, Engels et Blanqui concevaient la Révolution prolétarienne est éliminé par l'histoire. D'abord, le prolétariat plus fort ne compte plus sur la faveur d'une révolution bourgeoise. C'est par sa force propre et au nom de son idée propre qu'il veut agir sur la démocratie. Il ne guette pas une révolution bourgeoise pour jeter la bourgeoisie à bas de sa révolution comme on renverse un cavalier pour s'emparer de sa monture. 11 a son organisation à lui, sa puissance à lui. Il a, par les syndicats et les coopératives, une puissance économique grandis- sante. Il a par le suffrage universel et la démocratie une force légale indéfiniment extensible. Il n'est pas réduit à être le parasite aventureux et violent des révolutions bourgeoises. Il prépare méthodique- ment, ou mieux, il commence méthodiquement sa propre Révolution par la conquête graduelle et légale de la puissance de la production et de la puissance de l'État. Aussi bien il attendrait en vain, pour un coup de force et de dictature de classe, l'occasion d'une révolution bourgeoise. La période révolutionnaire de la bourgeoisie est close. Il se peut que pour la sauvegarde de ses intérêts écono- miques et sous l'action de la classe ouvrière la bour-

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geoisie d'Italie, d'Allemagne, de Belgique, soit conduite à étendre les droits constitutionnels du peuple, à revendiquer la plénitude du suffrage universel, la vérité du régime parlementaire, la responsabilité des ministres devant le Parlement. Il se peut que l'action combinée de la démocratie bourgeoise et du prolétariat fasse reculer partout la prérogative royale ou l'autocratie impériale jusqu'au point la monarchie n'a plus qu'une existence nominale. Il est certain que la lutte pour l'entière démocratie n'est pas close en Europe : mais, dans cette lutte, la bourgeoisie ne jouera guère qu'un rôle d'appoint, comme il est visible en ce moment en Bel- gique. Et d'ailleurs, il y a déjà, dans toutes les Con- stitutions de l'Europe centrale et occidentale, assez d'éléments de démocratie pour que le passage à l'en- tière démocratie s'accomplisse sans crise révolution- naire. Ainsi le prolétariat ne peut plus, comme l'avaient pensé Marx et Blanqui, abriter sa Révolu- tion derrière les révolutions bourgeoises : il ne peut plus saisir et tourner à son profit les agitations révolutionnaires de la bourgeoisie, qui sont épui- sées. Maintenant c'est à découvert, sur le large terrain de la légalité démocratique et du suffrage universel, que le prolétariat socialiste préparc, étend, organise sa Révolution. C'est à cette action révolutionnaire méthodique, directe et légale que

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Engels, dans la dernière partie de sa vie, conviait le prolétariat européen en des paroles fameuses qui rejetaient, en fait, le Manifeste communiste dans le passé. Désormais, l'action révolutionnaire de la bourgeoisie étant close, tout moyen de violence employé par le prolétariat ne ferait que coaliser contre lui toutes les forces non prolétariennes. Et c'est pourquoi j'ai toujours interprété la grève générale non comme un moyen de violence, mais comme un des plus vastes mécanismes de pression légale que, pour des objets définis et grands, pouvait manier le prolétariat éduqué et organisé.

Mais si l'hypothèse historique dont procède la conception révolutionnaire du Manifeste commu- niste est en effet épuisée, si le prolétariat ne peut plus compter sur les mouvements révolutionnaires de la bourgeoisie pour déployer sa propre force de Révolution, s'il ne peut plus faire surgir sa dicta- ture de classe d'une période de démocratie chaotique et violente, peut-il du moins attendre son avènement soudain d'un brusque effondrement économique de la bourgeoisie, d'un cataclysme du système capita- liste acculé enfin à l'impossibilité de vivre et déposant son bilan ? C'était encore une perspec- tive de Révolution prolétarienne ouverte par Marx. Il comptait à la fois, pour susciter la dictature de classe du prolétariat, sur l'avènement politique révo-

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lutionnaire de la bourgeoisie et sur sa chute écono- mique. De lui-même, un jour, sous l'action toujours plus intense et plus fréquente des crises déchaînées par lui, et par l'épuisement de misère auquel il aurait réduit les exploités, le capitalisme devait succomber. Il n'est pas possible de contester sérieu- sement que ce fût là, dans le Manifeste ^ la pensée de Marx et de Engels. « Toutes les sociétés jusqu'à ce jour ont reposé, nous l'avons vu, sur l'antago- nisme de classes oppressives et de classes opprimées. Mais pour pouvoir opprimer une classe, au moins faut-il lui assurer des conditions d'existence qui lui permettent de traîner sa vie d'esclavage. Le serf, malgré son servage, s'était élevé au rang de membre delà commune, le petit bourgeois était devenu bour- geois malgré lejoug de l'absolutisme féodal. L'ouvrier moderne, au contraire, au lieu de s'élever par le progrès de l'industrie, descend de plus en plus au-dessous de la condition de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme grandit encore plus vite que la population et la richesse. Il devient ainsi manifeste que la bour- geoisie est incapable de demeurer désormais la classe dirigeante de la société et d'imposer à la société, comme une loi impérative, les conditions de son existence de classe. Elle est devenue inca- pable de régner, car elle ne sait plus assurer à ses

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esclaves la subsistance qui leur permette de sup- porter l'esclavage. Elle en est réduite à les laisser tomber à une condition il lui faut les nourrir au lieu d'être nourrie par eux, La société ne peut plus vivre sous le règne de cette bourgeoisie ; c'est-à-dire que l'existence de cette bourgeoisie n'est plus com- patible avec la vie sociale. »

Et c'est à ce moment que, l'exploitation bourgeoise et capitaliste ayant atteint pour ainsi dire la limite de tolérance vitale des classes exploitées, il se produit une commotion inévitable, un soulèvement irrésistible, et la guerre civile latente entre les classes se dénoue enfin par « l'effondrement violent de la bourgeoisie ».

Voilà bien la pensée de Marx et de Engels, à cette date. Je sais cpie l'on cherche maintenant à jeter un voile sur la brutalité de ces textes. Je sais que de subtils interprètes marxistes disent que Marx et Engels n'ont entendu parler que d'une paupérisation « relative ». Ainsi, quand les théologiens veulent mettre d'accord les textes de la Bible avec la réalité scientifiquement constatée, ils disent que dans la Genèse, le mot jour désigne une période géologique de plusieurs millions d'années. Je n'y contredis point. Ce sont des élégances et des charités d'exé- gèse qui permettent de passer sans douleur du dogme longtemps professé à la vérité mieux connue.

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Et puisque des esprits « révolutionnaires » ont besoin de ces ménagements, qui songerait à les contrarier ? Pourtant si ^larx n'avait voulu parler que dune paupérisation relative, comment aurait-il conclu que le capitalisme ferait tomber ses esclaves au-dessous même du minimum vital et les contrain- drait ainsi, par une suite de réflexes irrésistibles, à faire s'eflbndrer violemment la bourgeoisie ?

On a dit aussi que Marx et Engels avaient voulu seulement définir la tendance abstraite du capita- lisme, ce que deviendrait la société bourgeoise par sa propre loi si l'organisation ouvrière ne contrariait point, par un effort inverse, cette tendance d'oppres- sion et de dépression. Et certes comment Marx, qui faisait du prolétariat l'essence même et la forme vivante du socialisme, aurait - il méconnu cette action prolétarienne? Mais il semble que dans la pensée de Marx, cette action, tout en assurant en effet au prolétariat quelques avantages économiques partiels, se résume surtout à accroître sa conscience de classe, à développer en lui le sentiment de ses maux et celui de sa force. « Mais le développement de l'industrie ne fait pas qu'augmenter en nombre le prolétariat. Il agglomère le prolétariat en masses plus denses, et sa force en est grandie avec le sentiment qu'il en a. Les différences dans les intérêts et dans le genre de vie se nivellent entre

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les catégories diverses du prolétariat lui-même, à mesure que l'outillage mécanique détruit les diffé- rences dans le genre de travail et réduit presque partout le salaire à un niveau d'une égale modicité. Mais ce salaire des ouvriers subit des oscillations de jour en jour plus fréquentes, du fait de la concurrence croissante que les bourgeois se font entre eux, et qui entraîne des crises commerciales. La condition entière de l'ouvrier est de plus en plus mise en question à mesure que s'accélèrent le développement et l'amélioration incessante du machinisme. De plus en plus alors les collisions entre l'ouvrier individuel et le bourgeois individuel prennent le caractère de collisions entre deux classes. Le début, c'est que les ouvriers com- mencent à former des coalitions contre les bour- geois. L'objet de leur union est la défense de leur salaire. Ils vont jusqu'à fonder des associations durables dans le but d'accumuler des munitions pour des soulèvements éventuels. Par endroits, la lutte éclate en émeutes.

«Parfois les ouvriers remportent une victoire, mais passagère. Le bénéfice véritable de ces luttes n'est pas celui qui donne le succès immédiat. Il consiste dans Vunion qui se propage de plus en plus entre les ouvriers. Cette union est facilitée par les moyens de communication multipliés que la grande indus-

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trie crée et qui permettent aux ouvriers de localités différentes d'entrer en relations mutuelles. Or, dès que cette union est faite, la multiplicité des luttes locales du même ordre se transforme en une lutte nationale unique, à direction centralisée, en une lutte de classe. Mais toute lutte de classe est une lutte politique. L'union que les bom^geois du Moyen- Age, quand ils ne disposaient que de chemins vicinaux, mirent des siècles à réaliser, les prolé- taires modernes, grâce aux chemins de fer, la réalisent en peu d'années.

« Cette organisation toutefois, qui crée une classe prolétarienne et, par suite, un parti politique prolétarien, à tout instant se brise à nouveau par la concurrence des ouvriers entre eux. Mais tou- jours aussi elle se redresse plus forte, plus ferme, plus puissante. En tirant parti des dissentiments internes de la bourgeoisie, elle parvient à faire reconnaître de force, et par la loi. quelques-uns des intérêts des travailleurs. Ainsi pour la loi sur la journée de dix heures en Angleterre. »

Si j'ai reproduit ce génial tableau du mouvement ouvrier moderne, ce n'est pas pour en discuter chaque trait : il y aurait en plusieurs points, et notamment sur le nivellement des salaires, bien des réserves à faire. Mais j'ai voulu que le lecteur pût se poser utilement la question que je me pose

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ici moi-même : Dans quelle mesure Marx a-t-il admis que l'organisation économique et politique des prolétaires faisait échec à la tendance de paupé- risation qui est, selon lui, la loi même du capita- lisme? Je crois qu'on peut répondre : dans une mesure très faible. Sans doute, les ouvriers ainsi groupés en classe et en parti remportent, surtout grâce aux divisions de la classe possédante, quel- ques avantages partiels : mais il semble bien que leur union dans le combat est le seul bénéfice substantiel qu'ils retirent du combat même. Donc la force de cohésion et de protestation des ouvriers s'accroît en vue d'un soulèvement général; leurs chances s'accroissent de mener à bien le mouve- ment révolutionnaire et de précipiter reffbndi'ement de la bourgeoisie. Mais en fait, et dans le fond même de leur vie actuelle, ils subissent, en n'y oppo- sant que de trop faibles contrepoids, la loi de paupérisation prolétarienne. C'est même sans doute cette contradiction entre la paupérisa- tion croissante subie par le prolétariat et la force croissante de revendication et d'action qui s'orga- nise en lui qui apparaît à Marx comme le ressort des grands soulèvements prochains, comme la force immédiate de Révolution. Les améliorations con- crètes obtenues par l'effort ouvrier ne compensent cpi' imparfaitement la dépréciation concrète que

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subit la vie ouvrière par la loi de la production bourgeoise. Dans le conflit des tendances qui se disputent le prolétariat, la tendance déprimante a la primauté dans le présent; c'est elle surtout qui agit sur la condition réelle de la classe ouvrière. Et puisqu'on parle de tendances, c'est dans ce sens qu'inclinait visiblement toute la pensée de Marx et de Engels. Je dirai presque que Marx avait besoin d'un prolétariat infiniment appauvri et dénué, dans sa conception dialectique de l'histoire moderne. Le prolétariat, pour être dans la dialec- tique hégélienne de Marx le moment humain, pour être vraiment l'idée même de l'humanité, devait à ce point être dépouillé de tout droit social, que riiumanité seule, infinie en détresse et en droit, subsistât en lui. Et comment pourrait-on se flatter de comprendre Marx sans descendre aux origines dialectiques, aux sources profondes de sa pensée? Sa Critique de la philosophie hégélienne du droit, parue en i844 dans les Annales germano-françaises, est à cet égard un document décisif. « est donc, dit-il, la possibilité positive de l'émancipation allemande? Réponse : Dans la formation d'une classe avec des chaînes radicales, d'une classe de la société bourgeoise, qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, d'un Etat, qui soit la dissolution de tout État, d'une sphère qui ait un caractère uni-

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versel par la souffrance universelle et qui ne reven- dique aucun droit particulier, parce que ce n'est point une injustice particulière, mais l'injustice totale qui est accomplie sur lui, qui ne puisse faire appel à aucun titre historique, mais seulement au titre d'humanité, qui soit non pas en opposition particulière avec telle ou telle conséquence, mais en opposition générale avec tous les principes de l'Etat allemand, d'une sphère enfin qui ne puisse s'émanciper elle-même sans s'émanciper de toutes les autres sphères de la société, et sans émanciper par toutes les autres sphères de la société, qui, en un mot, soit la perte totale de l'homme, et qui ne puisse par conséquent se retrouver elle-même que par l'entière restitution de l'homme. »

J'entends bien que c'est de l'Allemagne que parle ici Marx, et des conditions particulières de son affranchissement. Je sais qu'il reconnaît aux classes sociales de la France un plus haut idéalisme histo- rique, qu'elles ont, selon lui, l'habitude de se consi- dérer comme les gardiennes de lïntérêt universel et qu'il suffira en France, pour que s'accomplisse l'entière émancipation, que cette action idéaliste passe de la bourgeoisie, en qui la mission humaine est limitée et contrariée par des soucis de propriété, au prolétariat français, en qui la mission humaine peut développer sans obstacle son universalité.

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Oui, c'est de TAllemagne et du prolétariat alle- mand qu'il s'agit. Mais qui ne voit que, malgré les différences ethniques et historiques, il est pour Marx une figure du prolétariat et même, par son absolu déniïment, la figure suprême? C'est donc sous une transposition hégélienne du chris- tianisme que Marx se représente le mouvement moderne d'émancipation. De même que le Dieu chrétien s'est abaissé au plus bas de l'humanité souffrante pour relever l'humanité toute entière, de même que le Sauveur, pour sauver en effet tous les hommes, a se réduire à ce degi'é de dénûment tout voisin de l'animalité, au-dessous duquel ne se pouvait rencontrer aucun homme, de même que cet abaissement infini de Dieu était la condition du relèvement infini de l'homme, de même dans la dialectique de Marx, le prolétariat, le Sauveur moderne, a être dépouillé de toute garantie, dévêtu de tout droit, abaissé au plus profond du néant historique et social, pour relever en se rele- vant toute l'humanité. Et comme le dieu-homme, pour rester dans sa mission, a rester pauvre, souffrant et humilié jusqu'au jour triomphal de la résurrection, jusqu'à cette victoire particulière sur la mort qui a affranchi de la mort toute l'humanité, ainsi le prolétariat reste d'autant mieux dans sa mission dialectique, que, jusqu'au soulèvement final,

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jusqu'à la résurrection révolutionnaire de l'huma- nité, il porte, comme une croix toujours plus pesante, la loi essentielle d'oppression et de dépression du capitalisme. De évidemment, chez Marx, une tendance originelle à accueillir difficilement l'idée d'un relèvement partiel du prolétariat. De une sorte de joie, il entre quelque mysticité dialec- tique, à constater les forces d'écrasement qui pèsent sur les prolétaires.

Marx se trompait. Ce n'est pas du dénûment absolu que pouvait venir la libération absolue. Quelque pauvre que fût le prolétaire allemand, il n'était pas la pauvreté suprême. D'abord dans l'ouvrier moderne il y a d'emblée toute la part d'humanité conquise par l'abolition des sauvageries et des barbaries premières, par l'abolition de l'esclavage et du servage. Puis, quelque médiocres que fussent en effet à ce moment les titres histo- riques propres des prolétaires allemands, ils n'en étaient point tout à fait démunis. Leur histoire, depuis la Révolution française, n'était pas tout à fait vide. Et surtout, par leur sympathie pour l'action émancipatrice des prolétaires français, des ouvriers du i4 juillet, des 5 et 6 octobre, du lo août, des sections parisiennes, ils avaient une part dans les titres historiques du prolétariat français, devenus des titres universels, comme la Déclaration des

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Droits de l'homme avait été un symbole universel, comme la chute de la Bastille avait été une déli- vrance universelle. Au moment même Marx écrivait pour le prolétariat allemand ces paroles de mystique abaissement et de mystique résurrection, les prolétaires allemands, comme d'ailleurs Marx lui-même, toui^naient leur cœm^ et leurs yeux vers la France, vers la grande patrie des titres histo- riques du prolétariat. ]Mais quoi d'étrange que Marx, avec cette conception dialectique première, ait accordé la primauté, dans l'évolution capitaliste, à la tendance de dépression? Quoi d'étonnant que dans le Capital encore il ait écrit que « l'oppression, l'esclavage, l'exploitation, la misère, s'accrois- saient », mais aussi « la résistance de la classe ouvrière, sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste », mettant encore ici en balance une force de dépression qui agit immédiatement et une force de résistance et d'orga- nisation qui semble surtout préparer l'avenir?

Engels, lui, s'est fait de l'inflexibilité du système capitaliste, de son ioipuissance à s'adapter à la moindre réforme, une idée si rigide et si stricte qu'il commet dans l'interprétation des mouvements sociaux les plus graves et les plus décisives erreurs. Il est difficile d'imaginer des méprises plus lourdes

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qiie celles qu'il commet à chaque pas dans son livre célèbre sur la situation des classes laborieuses en Angleterre. Il a vu partout des incompatibilités, des impossibilités, des contradictions insolubles et qui ne pouvaient se résoudre que par la Révolution. Il annonce en i845, comme imminente et absolument inévitable en Angleterre, une Révolution ouvrière et communiste, qui sera la plus sanglante qu'ait vue l'histoire. Les pauvres égorgeront les riches et brûleront les châteaux. Il n'y a pas de doute possible à cet égard. « NuUe part il n'est aussi facile de prophétiser qu'en Angleterre, parce qu'ici tous les développements sociaux sont d'une netteté et d'une acuité extrêmes. La Révolution doit venir, et il est déjà trop tard pour introduire une solution pacifique.» Etrange vue sur ce pays d'Angleterre, si habile toujours aux évolutions et aux compromis! Il pousse si loin son intransigeance sociale qu'il en arrive à tenir sur les grandes questions précises qui sont posées à ce moment le langage des conser- vateurs les plus têtus. Comme à eux, tout progrès politique et social lui parait impossible dans le système présent. Les Cliartistes acculent l'Angle- terre ou à l'abîme ou à l'entière Révolution communiste. Ils demandent le suflrage universel : mais il est inconciliable avec la monarchie ; ils demandent la journée de dix heures : mais eUe est

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inconciliable dans le système capitaliste avec les exigences de la production ; et son effet, vraiment excellent, sera d'obliger l'Angleterre à entrer sous peine de ruine dans des voies toutes nouvelles. «Les arguments d'économie nationale des fabricants, écrit Engels, que le bill des dix heures accroîtra les frais de production, que par l'industrie anglaise sera rendue incapable de lutter contre la concur- rence étrangère, que le salaire du travail tombera nécessairement, sont à moitié vrais : mais ils ne prouvent qu'une chose, c'est que la grandeur industrielle de l'Angleterre ne peut être maintenue que par le traitement barbare infligé aux ouvriei^, par la destruction de la santé, par la décadence sociale, physique et intellectuelle de générations entières. Naturellement si la journée de dix heures devenait une mesure légale définitive, l'Angleterre serait ruinée par ; mais parce que cette loi entraî- nerait nécessairement après elle d'autres mesures, qui obligeraient l'Angleterre à entrer dans une voie tout autre que celle qui a été suivie jusqu'ici, cette loi sera un progrès. »

Quel esprit de défiance à l'égard des réformes partielles ! quelles limites étroites assignées aux facultés de transformation du régime industriel ! Et quand en 1892, cinquante ans après, Engels réédite ce livre, il ne songe pas un moment à se demander

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par quel vice de pensée, par quelle erreur systéma- tique il a été induit à des idées aussi fausses sur le mouvement politique et social de l'Angleterre. Il aime mieux se complaire dans une œuvre que l'histoire a presque toute démentie. Il est donc tout naturel de supposer que Engels, avec cette façon première de comprendre les choses, a incliné tou- jours, comme Marx, à donner aux forces de dépres- sion qui abaissent en régime capitaliste la classe ouvrière, la primauté sur les forces de relèvement. Mais, quelle que soit l'interprétation donnée sur ce point à la pensée incertaine et obscure de Marx et de Engels, il importe peu. L'essentiel, c'est que nul des socialistes, aujourd'hui, n'accepte la théorie de la paupérisation absolue du prolétariat. Les uns ouvertement, les autres avec des précautions infinies, quelques-uns avec une malicieuse bonhomie vien- noise, tous déclarent qu'il est faux que dans l'en- semble la condition économique matérielle de? prolétaires aille en empirant. Des tendances de dépression et des tendances de relèvement, ce ne sont pas au total, et dans la réalité immédiate de la vie, les tendances dépressives qui l'emportent. Dès lors il n'est plus permis de répéter après Marx et Engels que le système capitaliste périra parce qu'il n'assure même pas à ceux qu'il exploite le minimum nécessaire à la vie. Dès lors encore, il devient

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puéril d'attendre qu'un cataclysme économique menaçant le prolétariat dans sa vie même provoque, sous la révolte de l'instinct vital, « l'effondrement violent de la bourgeoisie ». Ainsi, les deux hypo- thèses. Tune historique, l'autre économique, d'où devait sortir, dans la pensée du Manifeste commu- niste, la soudaine Révolution prolétarienne, la Révolution de dictature ouvrière, sont également ruinées.

Ni il n'y aura dans l'ordre politique une révolu- tion bourgeoise que le prolétariat révolutionnaire puisse soudain chevaucher ; ni il n'y aura dans Tordre économique un cataclysme, une catastrophe qui, sur les ruines du capitalisme effondré, suscite en un jour la domination de classe du prolétariat communiste et un système nouveau de production. Ces hypothèses n'ont pas été vaines. Si le proléta- riat n'a pu se saisir d'aucune des révolutions boui^- geoises, il s'est poussé cependant depuis cent vingt années à travers les agitations de la bourgeoisie révolutionnaire, et il continuera encore, sous les formes nouvelles que développe la démocratie, à tirer parti des inévitables conflits intérieurs de la bourgeoisie. S'il n'y a pas eu réaction totale et révo- lutionnaire de l'instinct vital du prolétariat sous un cataclysme total du capitalisme, il y a eu d'innom- brables crises qui, en attestant le désordre intime de

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la production capitaliste, ont naturellement excité les prolétaires à préparer un ordre nouveau. Mais l'erreur commence, c'est lorsqpi'on attend en effet la chute soudaine du capitalisme et l'avènement soudain du prolétariat ou d'un grand ébranlement politique de la société bourgeoise, ou d'un grand ébranlement économique de la production bour- geoise.

Ce n'est pas par le contre-coup imprévu des agitations politiques que le prolétariat arrivera au pouvoir, mais par l'organisation méthodique et légale de ses propres forces sous la loi de la démo- cratie et du suffrage universel. Ce n'est pas par l'effondrement de la bourgeoisie capitaliste, c'est par la croissance du prolétariat que l'ordre communiste s'installera graduellement dans notre société. A quiconque accepte ces vérités désormais nécessaires, des méthodes précises et sûres de transformation sociale et de progressive organisation ne tardent pas à apparaître. Ceux qui ne les acceptent pas nettement, ceux qui ne prennent pas vraiment au sérieux les résultats décisifs du mouvement prolé- tarien depuis un siècle, ceux qui rétrogradent jusqu'au Manifeste communiste si visiblement dépassé par les événements, ou qui mêlent aux pensées directes et vraies que la réalité présente leur suggère des restes de pensées anciennes d'où la

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vérité a fui, ceux-là se condamneiit eux-mêmes à vivre dans le chaos.

Mais je ne pourrais justifier dans le détail cette affirmation générale que par l'analyse minutieuse de toutes les tendances présentes du socialisme français et du socialisme international. Je ne pourrais aussi légitimer pleinement la méthode que j'ai indiquée que par des applications précises et par l'exposé d'un programme « d'évolution révolu- tionnaire ». Ce sera l'objet d'une œuvre plus systé- matique et plus liée que les études fragmentaires qu'à votre demande, mon cher Péguy, je soumets dès maintenant aux lecteurs de bonne foi, curieux, en ces questions difficiles, même d'un modeste commencement de clarté.

Je ne veux, dans cette introduction, ajouter qu'un mot, qui a un rapport direct à l'objet du volume. Quelques-uns de nos contradicteurs disent volontiers que cette méthode d'évolution soumise à la loi de la démocratie risque d'affiiiblir et d'obscurcir lidéal socialiste. C'est exactement le contraire. Ce sont les appels déclamatoires à la violence, c'est l'attente quasi-mystique d'une catastrophe libératrice qui dispensent les hommes de préciser leur pensée, de déterminer leur idéal. Mais ceux qui se proposent de conduire la démo- cratie, par de larges et sûres voies, vers l'entier

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communisme, ceux qui ne peuvent compter sur l'enthousiasme d'une heure et sur les illusions d'un peuple excité, ceux-là sont obligés de dire avec la plus décisive netteté vers quelle forme de société ils veulent acheminer les hommes et les choses, et par quelle suite d'institutions et de lois ils espèrent aboutir à l'ordre communiste. Plus le parti socia- liste se confondra dans la nation par l'acceptation définitive de la démocratie et de la légalité, plus il sera tenu de marquer sa conception propre : et à travers l'atmosphère moins agitée le but final se dessinera mieux. Sous peine de se perdre dans le plus vulgaire empirisme et de se dissoudre dans un opportunisme sans règle et sans objet, il devra ordonner toutes ses pensées, toute son action en vue de l'idéal communiste. Ou plutôt cet idéal devra être toujours présent et toujours discernable en chacun de ses actes, en chacune de ses paroles. Je ne sais si Bernstein n'a pas été conduit, par la nécessité de la polémique, à éclairer surtout le côté critique de son œuvre. Ce serait en tout cas une grande erreur et une grande faute de paraître dis- soudre dans les brumes de l'avenir le but final du socialisme. Le communisme doit être l'idée direc- trice et visible de tout le mouvement. Le socialisme « critique » doit être, plus que tout autre, agissant et constructif. Et une des formes premières de

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Taction c'est de dissiper les équivoques dont les partis extrêmes de la démocratie bourgeoise leur- rent encore les esprits... Démêler les sophismes et dénoncer les contradictions du radicalisme bour- geois est peut-être le premier devoir de ceux qui veulent conquérir légalement, à toute l'idée socia- liste et communiste, la démocratie. C'est tout naturellement que j'ai été conduit, après avoir esquissé à grands traits la méthode d'évolution révolutionnaire, à demander au parti radical ce qu'il entend par sa fameuse formule de la « pro- priété individuelle ». Ce n'est là, bien entendu, qu'une très faible partie de l'examen critique auquel les équivoques et les contradictions radicales devront être soumises par notre parti.

M. Maxime Leroy, dans La revue blanche, m'a fait quelques objections : Il me dit que l'usufruit, l'usage, l'habitation, l'hypothèque, la copropriété des gros murs et escaliers, etc., sont des droits anciens qui n'impliquent en aucune manière un droit social nouveau.

Mais il y a un malentendu. Je n'ai jamais dit que ce fussent des formes nouvelles, encore moins des ébauches de copropriété sociale. J'ai au contraire toujours rappelé que c'était au profit d'autres individus qu'était limité le droit de l'individu. Mais il reste vrai que la propriété, même indivi-

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duelle, est extrêmement complexe, qu'elle est formée de di'oits très divers, tantôt réunis dans la main d'un seul individu, tantôt dispersés dans les mains de plusieui's; qu'elle est bien loin d'être un bloc indécomposable et une quantité simple, qu'il y a dès lors quelque enfantillage à se donner, in abstracto, comme le défenseur de la propriété individuelle, et qu'on est mal fondé en outre à nous reprocher l'extrême complication du concept de la propriété communiste, qui enveloppera le droit de la nation, le droit des groupes intermé- diaires et le droit des individus. C'est là, en ce point, tout ce que j'ai voulu démontrer.

M. Leroy dit : « Ce qu'il faut constater, c'est que toutes les législations ont apporté des restrictions au droit de propriété individuelle comme à tous les droits individuels. . . L'individualisme juridique absolu ne peut être qu'une entité métaphysique, »

Sans doute : mais ce que je note, c'est d'abord que la Révolution française elle-même, malgré sa préoccupation individualiste, a porté à la propriété individuelle, dans l'ordre de rhéritasfe, une atteinte sans précédent. M. Leroy me dit que « le principe de l'égalité des partages était un principe coutumier déjà appliqué en Germanie et dans la Grèce d'avant Solon ». Il y am'ait sans doute beaucoup à dire sur cet objet : mais quelle distance entre ces coutumes

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anciennes et la législation vigoureuse de la Conven- tion! Et surtout, comment M. Leroy n'a-t-il pas vu que ce qui fait l'intérêt de la législation révolution- naire c'est son apparente antinomie ? C'est au nom du droit des individus et pour le sauvegarder, que la Révolution est obligée de constituer un domaine familial commun et intangible. L'individualisme concret se traduit ici par un communisme familial : de même, lorsque la société aura souci de tous les individus, lorsqu'elle verra et protégera en eux contre toutes les usurpations, non pas les héritiers désignés de tel ou tel patrimoine familial, mais les héritiers du patrimoine humain, c'est le commu- nisme social qui sera la forme suprême et la suprême garantie de ce haut individualisme uni- versel. Que ce soit la logique individualiste qui ait abouti au collectivisme familial, voilà qui est nouveau dans le monde et je m'étonne que M.Leroy me rappelle aux forêts de la Germanie.

En second lieu, ce que j'ai noté c'est que dans cette société individualiste la propriété indivi- duelle subit un refoulement incessant et une inces- sante dénaturation. M. Leroy en convient pour toute une catégorie de lois : « Aussi, dit-il, c'est moins dans le Code civil de 1804, qui n'est que le proche passé remanié, qu'il faut chercher le droit nouveau, que dans les lois sociales postérieures

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QUESTION DE METHODE

qui, ainsi que le remarque M. Jaurès, constituent, elles, de véritables dépossessions dans un sens collectiviste : droit de grève, inspection du tra- vail, etc. » Cela est très important et suffirait à montrer la frivolité et l'inconsistance doctrinale des radicaux, qui se proclament contre nous les sauveurs de la propriété individuelle et qui ne pa- raissent pas se douter que les lois sociales aux- quelles ils consentent sous l'action de la classe ouvrière en sont une perpétuelle restriction. Mais s'il serait puéril de chercher dans le Gode Napoléon les traits du droit nouveau, il y a intérêt à montrer que, même dans le Code civil, même en dehors de la législation sociale que la classe ouvrière a peu à peu imposée, la propriété individuelle a des facultés presque illimitées de décomposition, qu'elle se prête à toutes sortes de démembrements et que les rap- ports mêmes des propriétés individuelles se mar- quent par de réciproques expropriations partielles. Aussi bien M . Leroy fait vraiment trop bon marché du sens révolutionnaire et communiste latent du droit d'expropriation pour cause d'utilité publique : « Le droit supérieur que la société s'arroge sur les propriétés privées n'est que la reprise, dans un sens démocratique, du droit de propriété éminent du roi sur tous les biens du royaume. » Peut-être, quoique la Révolution assignât d'autres origines à ce droit.

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Jean Jaurès

Mais ce qui est important, précisément, c'est la reprise de ce droit dans un sens démocratique. Car cette reprise démocratique pourra être continuée et agrandie dans le sens socialiste. Et comment peut-il paraître indifférent à M. Leroy que la société bourgeoise, entraînée par la puissance des intérêts capitalistes, ait peu à peu donné à ce droit d'expro- priation, sous les yeux du prolétariat qui médite et qui attend, une extension croissante? Pendant que les radicaux disent : « Propriété individuelle », le capitalisme lui-même fortifie et assouplit l'outil juridique d'expropriation dont le prolétariat fera usage à l'égard de tout le système bourgeois. Voilà ce que j'avais le droit de marquer : et il me semble que, si on prend toute ma démonstration dans son vrai sens, elle résiste pleinement aux objections de M. Leroy, que je remercie d'ailleurs de la forme courtoise et presque amicale qu'il leur a donnée. Je m'arrête, mon cher Péguy, en me félicitant une fois de plus, quelles que soient nos divergences en bien des questions ou à raison de ces divergences mêmes, d'être en communication directe de pensée avec les libres esprits que votre initiative et votre critique toujours en éveil ont groupés autour des Cahiers de la Quinzaine.

Jean Jaurès

Préface

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RÉPUBLIQUE ET SOCIALISME

Il y a onze ans, au moment la démocratie socialiste allemande élaborait son programme, le projet de programme qui devait être bientôt adopté à Erfurt fut soumis à Engels, l'ami sur- vivant de Marx. Engels fit de graves objections à la partie politique de ce programme. Il la trouvait timide, inconsistante et inefficace. On parle, disait-il, de suffrage universel direct, de référendum et d'initiative populaire. Mais à quoi cela peut-il servir tant que la Constitution même de l'Allemagne est absolutiste, et tant que l'Allemagne, morcelée en petits États domine la volonté des princes, n'offre pas à la volonté de la nation un champ libre et uni? Comment peut-on, avec une pareille Consti- tution politique, espérer un passage régulier et tranquille du capitalisme au socialisme?

Ici je cite textuellement, d'après la lettre

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Jean Jaurès

de Engels qui vient d'être trouvée dans les papiers de Liebknecht et que publie la revue de Kautsky, la Neue Zeit :

(( On se dit à soi-même et au parti que la société d'aujourd'hui va vers le socialisme par une évolution interne, et on ne se demande pas si, par cette évolution même, elle ne brisera point les formes, les enveloppes de la Consti- tution actuelle.

(( On parle comme si l'Allemagne n'avait point à s'évader des chaînes d'un ordre politique absolutiste et chaotique. // est permis de se représenter que la vieille société pourra se transformer pacifiquement en la nouvelle dans les pays la représentation du peuple concentre en soi tous les pouvoirs, Ion peut faire consti- tutionnellement ce que Von veut dès qu'on a la majorité du peuple derrière soi, dans les Répu- bliques démocratiques comme la France et l'Amérique, dans les monarchies comme l'Angleterre la dynastie est impuissante contre le peuple. Mais en Allemagne, le gouvernement est presque tout-puissant et le Reichstag et les autres corps représentatifs

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RÉPUBLIQUE ET SOCIALISME

sont destitués de pouvoir réel, tenir un pareil langage c'est se lier à l'absolutisme tout nu.

(( Si une chose est certaine, c'est que notre parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver au pouvoir que sous la forme de la République démocratique. Celle-ci est la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l'a montré déjà la grande Révolution française. On ne peut pas se représenter que nos meilleurs militants deviennent ministres sous un empereur, comme Miquel. »

*

De ces remarquables paroles de Engels, je ne veux retenir aujourd'hui que deux points. Le premier, c'est que, pour l'illustre ami de Marx, la République démocratique n'est pas, comme le disent si souvent chez nous de pré- tendus doctrinaires du marxisme, une forme purement bourgeoise, qui importe aussi peu au prolétariat que toute autre forme gouverne- mentale. Mais la République est, selon Engels, la forme politique du socialisme : elle l'annonce, elle le prépare, elle le contient même déjà en quelque mesure, puisque seule elle y peut

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Jean Jaurès

conduire par une évolution légale, sans rup- ture de continuité.

C'est donc nous qui étions fidèles à la véri- table pensée marxiste, lorsque dans la crise des libertés françaises nous avons défendu la République contre tous ses ennemis. Et ceux qui, sous prétexte de révolution et de pureté doctrinale, se réfugiaient tristement dans l'abs- tention politicienne, ceux-là désertaient la pensée socialiste. Ils désertaient aussi la tradition révolutionnaire du prolétariat fran- çais. Engels parle de la République de 1793, de cette Révolution que quelques socialistes français déclarent exclusivement bourgeoise, et qui à un moment fut, selon Engels, l'instrument approprié de la dictature prolétarienne. Or, avant-hier, en cherchant aux Archives, avec Gabriel Deville, des documents sur la Révo- lution, j'y ai lu avec un tressaillement de joie ce fragment d'un journal de Rabeuf. Rabeuf se félicite d'avoir défendu la Révolution et la République, même quand elles étaient aux mains des persécuteurs du peuple. \\ se félicite d'avoir sauvé la République au risque même de sauver en même temps les hommes indignes

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REPUBLIQUE ET SOCIALISME

qui la représentaient : « Oui, dit-il, si les roya- listes n'ont pas triomphé au 13 vendémiaire, c'est que, dans ce grand danger de la liberté publique, les démocrates sentirent que, pour un intérêt aussi sacré, ils devaient, au péril de leurs jours, sauver ceux de leurs persécuteurs qui l'avaient tant trahie, mais ne pouvaient périr eux-mêmes sans qu'elle succombât. » Admirables paroles, et qui crient contre le citoyen Vaillant. Elles ne laissent rien subsister des prétextes par lesquels il essayait de couvrir son abstention et sa politique d'équilibre aux jours du péril républicain, dans la crise boulangiste et dans la crise nationaliste. C'est par une usurpation de titre qu'il prétend se rattacher au babouvisme ; c'est nous qui avons été, en ces jours troublés, fidèles au commu- nisme révolutionnaire de la France.

*

Mais les paroles de Engels nous révèlent encore à quel point les socialistes allemands se préoccupaient des moyens de réaliser le communisme. Engels regrette passionnément

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Jean Jaurès

qu'il n'y ait pas une République allemande. Et il laisse entrevoir qu'autant il lui répugnerait de voir des socialistes ministres sous un empereur, autant il lui paraîtrait naturel qu'ils prissent part à la direction gouvernementale d'une République démocratique évoluant vers le socialisme. Liebknecht, comme on le verra par les fragments cités, allait plus loin, puisqu'il prévoyait la participation des socialistes au gouvernement, même sous la Constitution impériale ; mais quoi qu'il en soit de la ques- tion ministérielle, tout à fait secondaire, le problème qui les' obsédait tous était celui-ci : Comment passer de la société bourgeoise à la société communiste? par quels chemins? par quelle évolution? C'est là, j'ose le dire, le problème qui est toujours présent à notre pensée. C'est à la solution théorique et pratique de ce problème que nous avons donné, sans réserve et sans retour, tout notre effort d'esprit, tout notre effort d'action.

Un moment, dans l'éblouissement de la grande victoire socialiste de 1893, dans le juste orgueil de l'action croissante exercée par notre parti, j'ai cru le triomphe total et final plus

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voisin de nous qu'il ne l'était. Que de fois alors le citoyen Vaillant m'avertissait de ne point me laisser aller à cette illusion dangereuse ! Que de fois alors nous a-t-il mis en garde contre les prophéties à court terme de Guesde et la mys- tique attente des catastrophes libératrices ! Mais même dans cette période d'espérance toute prochaine et enflammée, je n'ai jamais négligé l'œuvre de réforme , et toujours je m'efforçais de donner à nos projets de réforme une orientation socialiste. Je n'y voyais pas seulement des palliatifs aux misères pré- sentes, mais un commencement d'organisation socialiste, des germes de communisme semés en terre capitaliste. Lorsque je repris les cahiers des paysans révolutionnaires de 1789 et demandai que l'État préludât, par le mono- pole d'importation des blés, à l'institution d'un service public d'approvisionnement que les syndicats ouvriers et paysans eussent géré avec la nation elle-même; lorsque je demandai, dans le grand et long débat sur le sucre, la socialisation des raffineries et des fabriques de sucre, qui eussent été administrées, sous le contrôle de la nation, par la classe ouvrière

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Jean Jaurès

organisée, contractant, pour l'achat de la bette- rave, avec des syndicats de producteurs paysans et avec des ouvriers agricoles assurés d'un minimum de salaire; lorsque je demandai l'expropriation des mines, dont la direction eût été confiée à un conseil du travail comprenant des représentants de l'État, des représentants de toute la classe ouvrière et des ouvriers mineurs, je ne me préoccupais pas seulement de limiter la puissance capitaliste, et d'élever la condition des prolétaires; je me préoccupais surtout d'introduire jusque dans la société d'aujourd'hui des formes nouvelles de propriété, à la fois nationales et syndicales, communistes et prolétariennes, qui fissent peu à peu éclater les cadres du capitalisme. C'est dans cet esprit que lorsque la Verrerie ouvrière fut fondée, je pris délibérément parti contre les amis de Guesde, qui, dans les réunions préparatoires tenues à Paris, voulaient la réduire à n'être qu'une verrerie aux verriers, simple contrefa- çon ouvrière de l'usine capitahste. Je soutins de toutes mes forces ceux qui voulurent en faire et qui en ont fait la propriété commune de toutes les organisations ouvrières, créant ainsi

REPUBLIQUE ET SOCIALISME

le type de propriété qui se rapproche le plus, dans la société d'aujourd'hui, du communisme prolétarien. J'étais donc toujours dirigé par ce que Marx a nommé magnifiquement l'évolution révolutionnaire.

Elle consiste, selon moi, à introduire dans la société d'aujourd'hui des formes de pro- priété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien. Les réformes ne sont pas seulement, à mes yeux, des adoucissants : elles sont, elles doivent être des préparations.

* * *

Voilà la pensée qui m'a animé dès le début de la bataille. Voilà la méthode de réalisation socialiste que j'ai pratiquée en cinq années de vie parlementaire qui ne furent qu'un long labeur et un long combat. Et puisqu'enfm on m'oblige à parler de moi, puisqu'on m'oblige à défendre cette part de la confiance du peuple que je n'avais conquise et que je ne veux garder qu'au profit de la Révolution, je dis bien haut

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Jean Jaurès

qu'à cette méthode et à cette pensée, je suis pleinement resté fidèle.

J'ai vu, il y a quatre ans, par l'odieux soulè- vement d'ignorance et de barbarie, par le triste fléchissement des volontés et des consciences, qu'il ne suffisait pas de pousser et de percer vers le socialisme, qu'il fallait encore raffermir la liberté républicaine ébranlée. Quand l'ouvrier mineur, qui enfonce son pic dans la houille et qui la détache bloc à bloc, s'aperçoit soudain que la galerie est ébranlée, que les appuis fléchissent et que le plafond s'abaisse, il dépose un moment le pic, et il raffermit les appuis. Dira-t-on qu'il s'est arrêté dans sa marche et qu'il a quitté le vigoureux outil offensif? Non, il a au contraire assuré la suite et le progrès de son travail.

J'ai vu aussi par Lille, Roubaix, Paris, Car- maux, Rive-de-Gier, que la puissance capita- liste était grande encore, plus grande et plus résistante que Guesde ne nous l'avait dit. Et j'ai compris qu'il nous faudrait un long et immense effort, une longue suite d'œuvres, pour désarmer les préjugés les plus violents, et pour pénétrer les consciences. Et il ne m'a pas

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REPUBLIQUE ET SOCIALISME

paru indifférent, pour dissiper une part des préjugés liostiles, que la société bourgeoise fût obligée elle-même, en une heure de crise, d'appeler un socialiste à une part du pouvoir. Je crois que, quoi qu'il advienne et quand même Texpérience ne serait jamais reprise, cet événement, dans un avenir prochain, servira la propagande de tous. J'ai cru, même à travers des circonstances difficiles, qu'il valait la peine de laisser cette combinaison prendre par sa durée une importance historique. Je pense encore qu'il serait funeste d'y mettre fiévreu- sement un terme.

Mais ce n'est pas seulement pour obéir aux décisions de principe de nos congrès, c'est par refïet d'une conviction personnelle très réflé- chie, que je dis très nettement qu'il me parai- trait mauvais de faire entrer le Parti socialiste dans les combinaisons gouvernementales qui suivront. Il faut d'abord que le Parti socialiste se donne à lui-même le temps de juger à dis- tance les effets bons et mauvais de la partici- pation. Il faut qu'il puisse situer les événements dans une juste perspective. Et il faut aussi qu'il réserve d'abord tout son effort à déployer

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Jean Jambes

devant le Parlement et devant le pays son programme d'action agrandi et renouvelé. Il le fera avec Tautorité plus pressante que lui donne maintenant le rôle décisif joué par lui dans de grandes crises de la liberté et de la nation. Il le fera devant des esprits moins brutalement prévenus, plus ouverts aux libertés nouvelles. Il le fera sans se désintéresser un moment des parcelles de réformes qu'il pourra obtenir du gouvernement républicain, sans stériliser par une opposition systématique le ministère il ne sera pas représenté, mais avec le souci de donner toujours toute la mesure de sa pensée.

L'heure est venue en effet le problème même de la propriété peut et doit être porté devant le Parlement, non plus par de simples déclarations théoriques, mais par de vastes projets précis et pratiques, la socialisation nécessaire et rapide d'une grande partie de la propriété capitaliste, industrielle et foncière, prendra une forme juridique et économique définie. L'heure est venue de mettre les partis politiques bourgeois non plus en face de for- mules générales, mais en face d'un programme

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REPUBLIQUE ET SOCIALISME

d'action profond et vaste qui pose vraiment la question de la propriété, et qui représente scientifiquement toute Fétendue de la pensée socialiste.

C'est ma juste fierté de m'être, pour ma part de militant, préparé sans trêve à cette grande tâche, aujourd'hui comme hier. J'ai travaillé sous les outrages comme sous les acclamations. Et j'ai l'assurance que le fruit de ce labeur ne sera point perdu pour le prolétariat.

i3 octobre 1901 1

ÉTUDES SOCIALISTES

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le mouoement rural

LE MOUVEMENT RURAL

Le mouvement économique n'a pas à la campagne la même forme cjn'à la ville. D'abord, la population rurale diminue, tandis que la population urbaine s'accroît. En second lieu, et ceci est très important, c'est surtout sur le prolétariat rural que porte la diminution. 11 est clair que ce sont surtout les non-possédants, les journaliers, les fils de métayers qui sont entraînés vers la ville. Les petits proprié- taires sont plus fortement fixés au sol.

Enfin, l'elTet de la machine est exactement le con- traire, à la campagne, de ce qu'il est à la ville. Dans l'industrie, la machine supprime parfois des bras, mais ce n'est que momentanément; elle sus- cite des forme nouvelles d'activité, et c'est ainsi qu'à mesure que se développe le machinisme, s'ac- croît aussi le chiffre de la population ouvrière. Et les petits artisans étant transformés en prolétaires, l'efTet de la machine est d'accroître le prolétariat industriel. Au contraire, dans l'ordre agricole, la machine, semeuse, faucheuse, moissonneuse, lieuse, batteuse, supprime purement et simplement des bras. Et ce sont les prolétaires qu'elle élimine. Les

Jean Jaurès

petits propriétaires ne sont pas supprimés par le machinisme comme les artisans. La machine agri- cole s'adapte en effet de plus en plus à la petite propriété, et bien loin de détruire le petit proprié- taire, elle le dispense des frais de main-d'œuvre qu'il avait à supporter par exemple pour la moisson.

Le prolétariat rural devenant de plus en plus rare, la croissance de la grande propriété se trouve natu- rellement arrêtée. Et par s'explique l'état à peu près stagnant de la propriété agricole en France.

Dans la remarquable étude qu'il a faite de la propriété rurale, Gabriel Deville concluait à un mouvement de concentration, mais lent et peu mar- qué. Bien des causes sembleraient devoir agir dans le sens de la grande propriété. Il est naturel, par exemple, que les capitalistes urbains soient tentés de consolider en terres une petite partie de leur fortune grandissante. De plus, il y a des branches de la production agricole qui s'industrialisent de plus en plus, comme la culture betteravière, et qui semblent devoir subir la loi de groupement de l'in- dustrie elle-même.

Mais dans bien des régions la raréfaction de la main-d'œuvre, la diminution du prolétariat rural neutralisent toutes ces forces de développement de la grande propriété. Celle-ci a naturellement besoin d'une main-d'œuvre toujours disponible. Or, il y a

LE MOUVEMENT RURAL

des régions entières d'où les journaliers ont dis- paru, où les familles de métayers sont juste assez nombreuses pour suffire à l'exploitation des domaines bourgeois actuellement constitués, et les petits propriétaires, n'ayant qu'un enfant, ne travaillent jamais en dehors de leur petit domaine.

Gela est littéralement vrai du plateau de l'Albi- geois. Et, dans le vignoble autour de Gaillac, la grande propriété tend à diminuer. Le nombre des petits propriétaires vignerons possédant assez de vignes pour y trouver l'emploi de tout leur travail s'accroît. Il y a environ un tiers de la population qui ne possède pas. Ce sont ou des prolétaires qui n'ont rien, ou des prolétaires qui ne possèdent qu'un infime lambeau de vigne insuffisant à occuper leurs bras et à les faire vivre. Mais ce tiers de non- possédants a plutôt tendance à décroître, et comme, par leur nombre relativement faible et presque tou- jours décroissant, ces ouvriers ruraux sont mieux en état de défendre leurs salaires, comme ils ont obtenu depuis quelques années un salaire plus haut, la grande propriété n'ose pas s'étendre davantage, de peur d'avoir à compter avec une main-d'œuvre trop rare, et par conséquent trop puissante.

Notons bien que je ne prétends pas que ces traits s'appliquent à toutes les régions agricoles de France. Mais ils sont vrais dans une assez grande étendue.

Jean Jaurès

Or, voici les conséquences sociales de cet état économique.

D'abord, tout naturellement, il semblé malaisé d'instituer un puissant mouyement prolétarien dans les régions la substance même de ce mouvement, c'est-à-dire le prolétariat lui-même, a une tendance à décroître. Je sais bien que dans le Midi les métayers sont nombreux encore. Et certes, ils com- mencent à avoir un sentiment de classe. Ils com- mencent à comprendre qu'une organisation sociale est possible ils ne seraient pas réduits à perce- voir la moitié des fruits du sol. Mais cet instinct de classe est souvent incertain et mêlé. Ils ne sont pas de purs prolétaires : ils possèdent une partie du capital agricole, bestiaux, machines, engrais, four- rages. Ils ont souvent une assez grande liberté dans la conduite de l'exploitation. Enfin, comme ils portent au marché la partie de leurs produits qu'ils ne consomment pas, ils ont. en ce point, le même intérêt que les propriétaires fonciers à ce que les cours du bétail, du blé, du vin, soient suffisamment élevés. Ainsi, leur intérêt immédiat n'est pas en opposition avec l'intérêt de la classe foncière possé- dante, et beaucoup de métayers ont été aisément enveloppés dans le mouvement protectionniste. En tout cas, une région il n'y a presque pas de journaliers, de salariés agricoles proprement dits,

LE MOUVEMENT RURAL

et presque toute la population rurale est composée ou de métayers ou de petits propriétaires, est peu favorable à un mouvement purement et exclusive- ment prolétarien. Il en est de même des régions, conmie celle de Gaillac, il v a deux tiers de possédants, et un tiers seulement de non-possédants; ce tiers est surtout préoccupé de devenir possé- dant à son tour et cette prétention n'est pas absolument chimérique.

Mais si les forts mouvements prolétariens y sont plus malaisés à susciter ou à organiser qu'ailleurs, on peut dire qu'ils y seraient d'une efficacité extraordinaire. Précisément parce que la main- d'œuvre s'y fait rare, elle y pourrait facilement devenir souveraine. Il n'y a pas d'armée de réserve à qui puisse faire appel la propriété bourgeoise. Celle-ci, dans certains vignobles, est à la merci de la coalition d'un noml^re assez restreint de salariés. Et si quelques familles de métayers connus, estimés, et qu'il serait impossible de remplacer en bloc, s'entendaient dans teUe ou telle région, il serait difficile à la propriété bourgeoise de ne pas accepter certaines clauses de travail plus favorables aux métayers.

Il est vrai que beaucoup de propriétaires boui^- geois aimeraient mieux renoncer à la culture et laisser pendant un an lem^s domaines en sommeil.

Jean Jaurès

que de renoncer à une part de leurs revenus fonciers souvent assez maigres. Mais il y aurait une crise économique et sociale aiguë, d'où sortirait un long ébranlement. De sorte que la réduction du prolé- tariat constitue une menace pour la propriété foncière bourgeoise, comme l'accroissement et l'agglomération du prolétariat industriel constituent une menace pour la propriété capitaliste indus- trielle. Des deux côtés il n'y a d'issue que vers une forme nouvelle de propriété et de société.

*

Marx a dit que la Révolution sociale serait au meilleur marcbé possible si elle pouvait indemniser les détenteurs actuels du capital. Il voulait dire par qu'il y avait intérêt pour le socialisme révolu- tionnaire à éviter l'exaspération suprême de la vieille société expropriée et les longues convulsions destructrices de richesse. 11 est encore temps, pom^ la transformation de la propriété rurale, de recourir à des procédés amiables. L'Etat, les communes, les coopératives pourraient, soit par des obligations assez rapidement amorties, soit par des assignations sur les produits agricoles concentrés dans les magasins communaux, coopératifs et sociaux, commencer la transformation de la grande propriété

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LE MOUVEMENT RURAL

foncière en propriété sociale, avec un triple caractère national, communal, syndical.

Les petits propriétaires ne seraient nullement effrayés par cette transformation graduelle qui ne les menacerait point et qui aurait des formes juridiques. Et ils se rattacheraient bientôt par des liens volontaires au grand centre d'action formé par la propriété communale ou coopérative. Il se produit en ce moment dans leur esprit des modi- fications lentes, peu sensibles, mais dont l'effet à la longue sera décisif. D'abord, ils ont beaucoup plus que jadis foi en la science. Les voilà maintenant qui recourent à la chimie agricole et au machinisme. Ils ont le sentiment très net qu'ils ne s'arrêteront plus dans cette voie. Ils ont pu concilier leur antique passion de la terre et de la propriété individuelle avec le souci des progrès techniques, puisque ces progrès sont applicables dans les limites de la petite propriété. Mais il est bien clair qu'engagés dans cette voie ils ne peuvent plus se reprendre, et que si, à l'avenir, l'application parfaite du machinisme exigeait de leur part une certaine renonciation à la rigueur du droit individuel, aux habitudes étroites de la culture parcellaire, ils seraient, si je puis dire, entraînés au delà de leur individualisme fermé par la puissance même du mouvement scientifique auquel ils se sont dès maintenant livrés.

o I.

Jean Jaurès

Le paysan propriétaire devient, presque à son insu, collectiviste pour la vente. Il est de plus en plus soumis à des crises de prix formidables. C'était, depuis des années, pour le blé. Et voici que l'heureuse et admirable renaissance de la vigne a cet effet terrible et paradoxal de ruiner les vignerons. Évidemment, une grande baisse de prix était rendue nécessaire par la fécondité du plant américain greffé, par l'excellence de deux récoltes successives. Cette baisse de prix, si elle s'était tenue dans de justes limites, aurait été bonne pour tous. Mais notre système économique et social est si déréglé que la baisse, soudain précipitée à un degré incroyable, a accablé les producteurs viticoles, ruinés par l'abondance même du produit. Aussi les producteurs paysans aspirent-ils à être délivrés de ces désordres ruineux du marché. Et si le blé, le vin étaient acquis par des fédérations de coopéra- tives et par des fédérations de communes, si le prix en était déterminé selon l'abondance de la récolte, les frais d'exploitation scientifique et de perfection- nement et le salaire normal des travailleurs employés à la culture, les propriétaires paysans, affranchis de la spéculation, du parasitisme mercan- tile, de l'anarchie du marché, travailleraient avec la certitude allègre d'une rémunération équitable. Ce collectivisme de l'échange ne les effraie nullement.

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LE MOUVEMENT RURAL

Ainsi, le système actuel de la propriété foncière est travaillé par des causes profondes de révolution. Que les socialistes développent les coopératives de consommation ; qu'ils leur proposent comme un de leurs buts les plus importants l'acquisition de vastes domaines ruraux elles s'approvisionneront en partie ; qu'ils organisent les syndicats de prolétaires ruraux ; qu'ils propagent dans les campagnes l'idée d'un service public d'approvisionnement qui, par les communes et les coopératives, se substituerait à la spéculation des blés, à la grande meunerie, au grand négoce des vins ; qu'ils donnent aux paysans, aux salariés, aux métayers, aux petits propriétaires, la notion exacte du rôle immense que devrait jouer la commune dans la vie économique; qu'ils rattachent ainsi les besoins des temps nouveaux au souvenir persistant de la propriété communale d'autrefois, primitive et rudimentaire ; qu'ils imprègnent peu à peu d'esprit communal socialiste les municipalités rurales, et la France agricole évoluera d'un mouvement puissant vers un commu- nisme vivant et libre, le travail sera souverain, toutes les énergies individuelles se déploieront sans entrave et sans conflit dans Tharmonieuse justice.

LENTES ÉBAUCHES

Dans rimmense transformation sociale qui se prépare, le prolétariat sait maintenant avec certitude la direction qu'il doit suivre; il connaît assez distinctement les grands traits du régime nouveau qu'il veut et doit instituer. Il sait que la puissance du travail organisé se substituera à la puissance du capital, que tout prélèvement du capital sur le travail sera aboli, et que le désordre de la production capitaliste et mercantile fera place à un ordre de production réglé par la science elle-même, d'après les besoins de tous et de chacun. Le prolétariat sait que pour que l'organisation du travail affranchi et souverain devienne possible, il faut que la collec- tivité sociale, la communauté substitue son droit au droit actuel de la propriété privée. Tant que des particuliers, des classes détiendront les moyens de produire, il est clair que l'autorité sur un grand nombre d'individus sera détenue et exploitée par quelques-uns. L'intervention de la communauté elle-même dans la propriété est donc nécessaire pour que le droit de tous les individus soit respecté. De la grande idée collectiviste ou communiste de la propriété sociale, qui est la lumière du prolétariat socialiste en son effort multiple et tourmenté.

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Jean Jaurès

Mais cette idée générale, si nette et si déter- minée qu elle soit, ne suffit pas à décider les modes d'application, les combinaisons innombrables et variables selon lesquelles le socialisme s'accomplira. Il est certain que c'est le cours même de l'évolution économique qui déterminera les rapports infiniment complexes selon lesquels s'ordonnera la société nouvelle. Il ne suffira pas de quelques formules générales pour transformer la société. Il faudra encore observer constamment le mouvement de la réalité pour saisir les points de contact de la société d'aujourd'hui et de l'idée nouvelle. Notre effort serait stérile, et notice action troublerait la marche des choses au lieu de la seconder, si nous ne démêlions pas la pente des faits et des esprits, les inclinations et les mœurs.

J'en reviens au même exemple précis. J'ai montré la sourde évolution de la propriété paysanne, le chan- gement insensible et secret qui, si je puis dire, peu à peu renouvelle son âme. Il y a dans l'année une période de près d'un mois et demi, et une période particulièrement active, les propriétaires paysans s'associent par groupes assez étendus et travaillent les uns chez les autres, les uns pour les autres. A peine la moissonneuse qui n'est pas encore partout complétée par l'appareil de liage a-t-elle couché les épis, par petits paquets, sur la terre

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LE MOUVEMENT RURAL

ardente, que les propriétaires voisins accourent pour aider à lier en gerbes ces épis, à former des tas de dix gerbes, puis à charger ces tas sur les grandes charrettes et à bâtir le gerbier. Des métayers aux petits propriétaires paysans, il y a le même échange de services. Et il n'y a pas seulement prêt mutuel du travail des bras, il y a prêt du bétail. La machine à moissonner ayant rapidement abattu le blé, il faut, de peur des orages, le lier vite, et vite l'entasser en gerbier. Pour hâter ce travail urgent, les paysans se prêtent charrettes et bœufs. Et, je le répète, il n'y a pas de compte ouvert. Il serait impossible d^évaluer les services de l'un et ceux de l'autre. C'est un libre et amical échange. Ainsi, une parcelle d'âme commu- niste pénètre dans le travail paysan, dans la conscience paysanne. Et cela dure jusqu'à ce que la batteuse ait, dans le rayon se sont formés spontanément ces groupes, dévoré le dernier gerbier.

Certes, jamais les socialistes n'ont prétendu faire entrer de force la propriété paysanne dans le cadre communiste. Nos aînés, nos maîtres ont toujours dit que seul l'exemple de la grande production agricole entraînerait les propriétaires paysans à abandonner la culture parcellaire, la propriété morcelée. Mais cela même est insuffisant, et nous

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Jean Jaurès

nous représentons l'évolution de la vie rui^ale d'une manière trop sèche, trop mécanique. Non seulement ce n'est pas par un coup d'autorité, mais ce n'est même pas par l'action tout extérieure de l'exemple, ce n'est ni par compression ni seulement par attraction que la propriété paysanne entrera dans le mouvement communiste : c'est, au moins en partie, par l'évolution interne de sa propre vie.

Une des tâches essentielles du socialisme sera de donner aux propriétaires paysans le sens vif, la conscience nette du changement qui s'accomplit obscurément en eux. Quand on le leur fait remarquer, ils s'étonnent un moment; puis ils reconnaissent l'étendue du changement qui se fait peu à peu dans les habitudes et les pensées. Et c'est en prolon- geant, en systématisant ces tendances nouvelles que le socialisme prendra contact avec la vie et lui empruntera sa force.

Cette coopération encore superficielle et limitée devra s'étendre, s'assouplir, s'organiser. En bien des régions, de grands travaux de perfectionne- ment agricole seraient nécessaires : défoncements, drainages, nivellement ou adoucissement des pentes, charrois d'engrais, apports de terres, aménagement

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LE MOUVEMENT RURAL

des eaux. Il se peut que la nation soit appelée à encourager, à subventionner ces travaux, car il est prodigieux qu'il y ait des travaux publics de communication et qu'il n'y ait pas des travaux publics de production. Mais il est bien clair qu'il y faudra la collaboration active, intelligente des producteurs eux-mêmes. Or, cette collaboration, cette coopération commence à apparaître comme possible, depuis que des habitudes communistes s'insinuent dans le travail paysan.

Je pourrais citer ainsi bien des traits encore légers, mais qui dessinent les formes futures de la vie. Je parlais plus haut du vignoble autour de Gaillac. Or, là, depuis quelques années, depuis que les simples salariés agricoles ont retrouvé l'espoir d'acquérir quelques lambeaux des vignes recon- stituées, ils ont peu à peu imposé un curieux usage. La journée de travail, qui commence, il est vrai, de très bonne heure, presque à la pointe du jour, finit le soir à quatre heures. C'est que beaucoup de ces prolétaires, de ces salariés, possèdent un tout petit morceau de vigne, et que voulant le travailler après la journée de travail faite chez le propriétaire bourgeois, il faut qu'ils soient libres à quatre heures. Ainsi, ces hommes ont l'habitude de deux formes de travail : du travail collectif qu'ils accom- plissent sur un grand domaine en compagnie de

Jean Jaurès

nombreux salariés, et du travail individuel qu'ils accomplissent sur leur minuscule propriété.

J'ai à peine besoin de dire que ce travail qu'ils accomplissent pour eux-mêmes est, même après la fatigue du travail salarié, une douceur et une joie. Mais je suis convaincu que cette dualité d'àme se continuera en eux-mêmes après de grandes trans- formations sociales. Je suppose que les grands domaines du vignoble soient devenus la propriété de la commune. Je suppose que les travailleurs, qui, hier, étaient les salariés du propriétaire noble ou bourgeois, soient formés en association et reçoi- vent de la commune les grands domaines à exploiter. Evidemment ils jouiront d'une condition beaucoup plus heureuse qu'aujourd'hui. Quelle que soit la part de produits retenue pour de grandes œuvres d'intérêt social et de solidarité par la commune et la nation, la rémunération des travailleurs associés, qui n'auront plus à subir le prélèvement du proprié- taire, sera plus large que maintenant. Et ils auront des garanties qui aujourd'hui leur manquent. Sans être des propriétaires au sens étroit et jaloux du mot, ils ne seront pas des salariés. Ils choisiront leurs chefs de travail ; ils interviendront dans la conduite de l'exploitation ; ils auront un droit défini par des contrats précis ; ils seront protégés par ces formes élevées de contrat qui, dans la société

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LE MOUVEMENT RURAL

communiste, garantiront tous les di'oits individuels, même contre l'arbitraire de l'association dont ils feront partie. Ils seront donc rattachés au grand vignoble cultivé de leurs mains par un lien plus vivant et plus fort, par une sensation plus joyeuse et plus pleine que ne l'est aujourd'hui le salarié. Et pourtant, il est fort probable qu'ils éprouveraient comme un manque et une diminution vitale s'ils ne retrouvaient plus, à voir se dorer les grappes sur quelques ceps à eux, rien qu'à eux, cette joie close il y a plus d'intimité que d'égoïsme.

Et pourquoi la société communiste, habile à cultiver toute la variété des joies, abolirait-elle celle-là ? Que notre effort conscient dirige de plus en plus dans le sens du communisme le vaste mouvement social qui y incline par tant de pentes ; mais une fois engagées dans cette direction, ce sont les forces variées de la vie qui détermineront elles-mêmes, librement, souverainement, leur mouvant équilibre.

Reolsion nécessaire

REVISION NÉCESSAIRE

Je ne sais pas quelle conclusion la classe ouvrière du Nord tirera des dernières élections, en particu- lier des élections de Lille. Elle a fait assurément un grand effort de propagande et de combat, et elle a témoigné, dans tout le département, d'une énergie qui se retrouvera aux prochaines batailles. Assu- rément aussi, les radicaux de Lille sont inexcu- sables, malgré les attaques violentes dirigées contre eux au premier tour, d'avoir favorisé ou d'avoir permis au second tour la victoire de la réaction cléricale. Enfin, partout la lutte est difficile aux socialistes. Partout ils se heurtent aux traditions persistantes du passé, aux forces égoïstes du pré- sent. Pour toutes les fractions du Parti socialiste, pour toutes ses méthodes, il y a eu des victoires et des échecs.

Mais il reste vrai qu'à Lille et dans la région du Nord a éclaté d'une façon déplorable la contradic- tion de pensée qui perdra le Parti ouvrier français. Il a deux conceptions rigoureusement opposées du mouvement social. De ces deux conceptions oppo- sées dérivent deux tactiques contraires. Le Parti

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Jean Jaurès

ouvrier français de Lille recourt successivement, et dans un très faible espace de temps, à ces deux tactiques : et comme elles sont inconciliables, il est clair qu'elles se paralysent et qu'elles le paralysent.

D'un côté, le Parti ouvrier français interprète la lutte de classe dans le sens le plus étroit, si nette- ment répudié par Marx. Il déclare volontiers qu'en dehors du prolétariat proprement dit, toutes les forces sociales ne forment qu'un bloc réactionnaire. Il affecte de ne pas distinguer entre les diverses catégories des classes possédantes et entre les di- vers partis. Il met sur le même plan, il coud dans le même sac les réactionnaires, les modérés, les radicaux socialistes. Il affirme qu'entre les cléri- caux et les démocrates même d'extrême gauche, le peuple ouvrier n'a aucune différence à faire. Et même, comme les radicaux démocrates pourraient surprendre plus aisément, par quelques formules de progrès social, la confiance populaire, c'est eux que l'on dénonce avec le plus de virulence. Voilà un des aspects de la pensée du Parti ouvrier fran- çais, voilà une de ses tactiques. C'est celle qui a joué à Lille au premier tour de scrutin.

Mais il y a un autre aspect, et il y a une autre tactique. Foncièrement, malgré l'aflectalion d'in- transigeance de classe, les ouvriers socialistes du Nord, adhérents au Parti ouvrier français, sont ré-

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REVISION NECESSAIRE

publicains, démocrates et anticléricaux. Ils savent que la République est, au moins en France, une force populaire, une condition du progrès; et ils sentent aussi qu'elle est un commencement de so- cialisme, et la forme politique du collectivisme. Ils sont démocrates : ils tiennent passionnément à l'égalité des droits politiques, au suffrage universel, à la portion de souveraineté que le peuple peut conquérir dans les municipalités, dans les conseils généraux, au Parlement. Enfin, ils veulent arra- cher à l'Eglise sa puissance politique, ses privi- lèges sociaux, sa dotation budgétaire. Ils veulent l'exclure de tous les services publics, de l'enseigne- ment, de l'assistance, et la réduire à être une asso- ciation privée, jusqu'à ce que le progrès des lumières, l'influence de l'éducation publique laïque et le relèvement social des opprimés aient séché peu à peu des habitudes et des croyances qui ont encore des racines tenaces dans le prolétariat comme dans la bourgeoisie.

Parce qu'ils sont républicains, démocrates, anti- cléricaux, ils ont de grands intérêts communs avec les partis non socialistes qui veulent maintenir la République, développer la démocratie, combattre le privilège de l'Eglise. Ils font donc nécessaire- ment une différence entre les partis qui soutiennent et les partis qui combattent la République, la dé-

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II

Jean Jaurès

mocratie, le libre examen. Et voilà la seconde conception sociale du Parti ouvrier. Cette concep- tion, il l'a affirmée par ses actes, lorsqu'il a conquis la municipalité de Lille avec le concours des radi- caux. Il l'affirmait encore au second tour de scrutin lorsqu'il faisait appel, au nom de la République, aux suff'rages des radicaux mis en minorité au pre- mier tour. A Bordeaux, le Parti ouvrier français parle de « solidarité républicaine ». A Lille, il fait appel au second tour aux vrais républicains. Mais que signifie cette solidarité? Et en vertu de quel droit fait-on cet appel?

Si la lutte de classe a le sens que lui donne par- fois le Parti ouvrier français, s'il est vrai qu'en dehors du prolétariat socialiste, tout est au même degré réaction et ténèbres, quel lien peut subsister entre les socialistes et les républicains démocrates bourgeois? Vous disiez tout à Tlieure qu'entre la classe prolétarienne et tous les autres partis indis- tinctement, il y a une opposition absolue et uniforme. Que signifie donc dès lors la « solidarité » brusquement affirmée? La solidarité suppose qu'il y a des intérêts communs à défendre. La « solida- rité républicaine » suppose que la République vaut d'être défendue par les démocrates des deux classes, de la classe ouvrière et de la classe bourgeoise. Ainsi, tantôt vous creusez un abîme infranchissable

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REVISION NECESSAIRE

et vertigineux; tantôt, vous jetez un pont sur cet abîme. En ces manœuvres contradictoires se perd peu à peu toute la force vive d'un parti.

J'ai demandé en vertu de quel principe le Parti ouvrier français faisait appel, au second tour, aux républicains radicaux. Comment les discerne-t-il tout à coup dans la mêlée, après avoir déclaré qu'ils sont indiscernables, confondus dans la même armée ennemie? Et quel titre peut-il invoquer auprès d'eux pour les appeler à lui? Il leur dit : «Vous êtes républicains et démocrates; nous sommes républicains et démocrates : vous devez voter pour nous. » Mais les radicaux et républicains bourgeois ne peuvent voter pour des socialistes qu'en faisant abstraction des antagonismes de classe. Ils ne le peuvent qu'en se détachant du bloc réactionnaire. Ils ne le peuvent qu'en proclamant qu'il y a plus d'intérêt pour eux, républicains bourgeois, à voter pour des républicains, même socialistes, que pour des non-républicains, même bourgeois. Les socia- listes qui les appellent supposent donc que la masse bourgeoise peut se dissocier. Ils supposent donc que chez une partie au moins des républicains bourgeois l'antagonisme de classe, si puissant qu'il soit, peut être vaincu par des forces d'union, par la solidarité républicaine et démocratique. Ou l'appel du second tour lancé par le Parti ouvrier français

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Jean Jaurès

n'a pas de sens, ou il a celui-là. Et il est absolument contraire aux formules intransigeantes du premier tour.

Encore une fois, ces contradictions n'excusent pas l'attitude des radicaux lillois, qui, eux, ont commis la contradiction suprême : celle d'affirmer la République, et de la livrer ensuite, en ressen- timent de quelques outrages électoraux, les plus

vains de tous.

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Mais je dis que les effets déconcertants de ces conceptions contradictoires du Parti ouvrier français iront s'aggravant. Je dis que la classe ouvrière ira de défaite en défaite si elle ne met pas plus d'unité dans sa tactique, si dans l'espace d'une quinzaine et en vertu de théories absolument inconciliables, elle proclame qu'entre les démocrates bourgeois et les cléricaux il n'y a aucune différence, pour faire aussitôt appel aux démocrates contre les cléricaux, et si tantôt elle resserre la lutte de classe jusqu'à l'intransigeance la plus sectaire, et tantôt l'assouplit et l'élargit jusqu'au concept bienveillant et accueil- lant de solidarité républicaine.

Mais il y a une autre contradiction de méthode qui arrêterait toute croissance, toute action du prolétariat.

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I

REVISION NECESSAIRE

La classe ouvrière veut des réformes, j'entends des réformes prochaines, immédiates. Elle en a besoin pour vivre, pour ne pas fléchir sous le fardeau, pour aller d'un pas plus ferme vers l'avenir. Elle a besoin de lois d'assistance ; elle a besoin que sa force de travail soit protégée ; elle a besoin que la loi ramène à des proportions humaines la durée quotidienne du labeur. Elle a besoin que l'âge d'admission des enfants dans les usines soit élevé, pour qu'ils puissent recevoir une assez haute culture. EUe a besoin que l'inspection du travail soit plus sérieusement soumise à l'action du prolétariat lui- même. Elle a besoin que la puissance sociale et légale des syndicats soit renforcée, qu'ils deviennent de plus en plus les représentants de droit de la classe ouvrière. Elle a besoin que des institutions sociales d'assurance contre la maladie, la vieillesse, l'invalidité, le chômage, soient établies. Elle a besoin d'être introduite peu à peu, comme classe, dans la puissance économique, dans la propriété. Et elle aura un grand intérêt si les services capita- listes, mines, chemins de fer, sont nationalisés, à obtenir que les syndicats ouvriers de ces grandes corporations soient associés à l'État dans la gestion et le contrôle des nouveaux services publics. Elle aura un grand intérêt à être représentée de droit, par ses syndicats, dans les conseils d'administration

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Jean Jaurès

des six mille sociétés anonymes, civiles ou commer- ciales qui détiennent le grand commerce et la grande industrie. Elle aura intérêt à exiger, à obtenir qu'une part des actions soit réservée de droit, en toute entreprise, aux organisations ouvrières, afin qu'ainsi, peu à peu, le prolétariat pénètre au centre même de la puissance capitaliste, et que la société nouvelle sorte de l'ancienne avec cette force irrésistible « d'évolution révolution- naire )) dont a parlé Marx.

En tous sens s'ouvrent des réformes que la classe ouvrière peut et doit conquérir, des voies elle doit et peut marcher. Et cela, le Parti ouvrier français ne le méconnaît pas. Il le méconnaît si peu qu'il a accepté, dans l'intérêt immédiat du prolétariat, d'administrer les intérêts municipaux, c'est-à-dire une parcelle de la société d'aujourd'hui. Dans la récente campagne électorale, quand les élus du Parti rappelaient leur activité qui, en effet, fut admirable, à la fois minutieuse et enthousiaste, que de titres ils invoquaient la « lutte de classe » s'effaçait devant les nécessités administratives ! C'étaient des rues percées, c'est-à-dire tout à la fois plus d'air et de santé pour tous les citoyens, bour- geois et propriétaires, et une plus-value pour les propriétaires d'immeubles. C'étaient des contrats avec les propriétaires de rues privées transformées

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en voies municipales, contrats utiles à la ville dont ils agrandissaient le domaine, et utiles aussi aux propriétaires déchargés des soins d'éclairage, d'en- tretien et de propreté. C'étaient aussi des paroles émues sur « notre chère cité », non plus la cité dolente et âpre du travail se heurtant, dans l'en- ceinte des mêmes murailles, à la cité jouisseuse et superbe du capital, mais la cité totale, enveloppant dans sa croissance solidaire les classes antagonistes. Donc, le Parti Ouvrier français a le souci des réformes : il veut que le prolétariat agisse, que le socialisme crée, même dans la société d'aujourd'hui, même au prix de toutes les solidarités confuses, de toutes les responsabilités indéterminables qu'en- traîne aujourd'hui l'action.

Mais tout ce programme de réformes, comment se réalisera-t-il? Il ne peut se réaliser que par l'influence grandissante du Parti socialiste et de la classe ouvrière sur l'ensemble de la nation. Et cette influence, comment se marquera-t-elle ? Par l'adhésion plus ou moins spontanée de la majorité de la nation aux réformes successivement proposées par la minorité socialiste. Mais déclarer d'avance qu'en dehors du socialisme toute la nation ne sera qu'un bloc réfractaire et hostile, rejeter de la même façon et condamner au même degré les catégories bourgeoises qui toujours résistent aux réformes, et

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Jean Jaurès

celles qui sont susceptibles peu à peu de les adopter, c'est tuer en germe toute réforme, c'est proclamer qu'avant Iheure de la Révolution totale, les semences utiles ne seront point recueillies par la terre, mais dévorées toutes par les oiseaux pillards ; c'est briser l'espoir du prolétariat ; c'est appesantir sur lui, jusqu'au problématique sursaut des sou- daines délivrances, la charge des jours présents. C'est proclamer soi-même l'impossibilité des ré- formes qu'on annonce et qu'on demande.

Et voilà encore une terrible contradiction.

Êoolution révolutionnaire

ÉVOLUTION REVOLUTIONNAIRE

EN CINQUANTE ANS

Lorsque la révolution de 1848 eut été écrasée partout, en France, en Allemagne, en Italie, en Autriche, en Hongrie, lorsque le prolétariat eut été vaincu par la bourgeoisie, et la bourgeoisie libé- rale par la réaction, le parti communiste et prolétarien, ayant perdu la liberté de la presse et la liberté de réunion, c'est-à-dire tous les moyens légaux de conquête, fut réduit à rentrer sous terre et à s'organiser en sociétés secrètes.

Ainsi s'était constituée une société communiste allemande, dont le comité central, en i85o, était à Londres. Tout naturellement, dans ces petites sociétés obscures et exaltées, aigries par la défaite, impatientes de revanche et affolées par l'absence même du contrepoids de la vie, les plans puérils de conspirations abondaient. Marx, qui faisait partie de ce comité central, avait gardé dans la défaite toute sa lucidité, son large sens de la vie, de ses complications et de ses évolutions. Il résistait

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Jean Jaurès

aux projets enfantins, calmait les effervescences. Mais un jour vint il dut rompre. Et le i5 sep- tembre i85o il se retira du comité central de Londres. Il tint à justifier cette scission par une déclaration écrite, insérée au procès- verbal du comité, et qui disait ceci :

A la place de la conception critique, la minorité en met une dogmatique, à la place de l'interprétation matérialiste, l'idéaliste. Au lieu que ce soient les rapports véritables, c'est la simple volonté qui devient le moteur de la révo- lution. Tandis que nous disons aux ouvriers : 11 vous faut traverser quinze, vingt et cinquante ans de guerres civiles et de guerres entre peuples non seulement pour changer les rapports existants, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables du pouvoir politique, vous dites au contraire : Nous devons arriver de suite au pouvoir, ou alors aller nous coucher. Alors que nous attirons l'attention des ouvriers allemands sur l'état informe du prolétariat d'Allemagne, vous flattez de la façon la i)Ius lourde le sen- timent national et le préjuge corporatif des artisans alle- mands, ce qui, sans nul doute, est plus populaire. De même que les démocrates avaient fait du mot peuple un être sacré, vous en faites autant du vaot prolétariat. Comme les démo- crates, vous substituez à l'évolution révolutionnaire la phrase révolutionnaire.

Je le répète : c'est Marx qui parle. Cinquante ans! le délai que Marx assignait aux ouvriers non pour instaurer le communisme, mais pour se rendre capables eux-mêmes du pouvoir politique, vient d'expirer. A quelles guerres extérieures et civiles pensait Marx en i85o? Par quelles épreuves pensait-il que devaient passer le prolétariat et

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EVOLUTION REVOLUTIONNAIRE

l'Europe pour que la classe ouvrière arrivât à la maturité politique ? Il comptait sans doute parmi les guerres extérieures nécessaires la lutte de l'Europe occidentale contre la Russie. C'était la Russie qui venait d'être en Europe le grand instru- ment de la réaction, et il paraissait à Marx que toute révolution serait impossible dans l'Europe occidentale tant que le tsarisme ne serait pas brisé. Aussi, dès que la guerre de Grimée éclata, il la salua avec joie : dans ses lettres sur la question d'Orient, il gourmande, il presse le ministère libéral anglais, trop lent, selon lui, à engager la bataille. La Russie ne fut pas écrasée, et la révo- lution sociale européenne ne jaillit pas de la guerre de Grimée, comme un moment l'avait espéré Marx, gagné à son tour par la lièvre d'impatience et d'illusion qu'en i85o il reprochait à ses collègues du comité de Londres. Et pourtant, la guerre de Grimée ébranla en Russie le vieux système. De ce côté, le formidable obstacle que Marx redoutait est sinon détruit, au moins diminué. Il me paraît douteux, s'il éclatait dans toute l'Europe occiden- tale une révolution socialiste, si le prolétariat était un moment maître du pouvoir à Paris, à Vienne, à Rome, à Berlin, à Bruxelles, comme la démo- cratie fut maîtresse en 1848, que la Russie pût intervenir pour écraser le mouvement aussi

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Jean Jawès

efficacement qu'elle intervint en 1848 et 1849. Je ne sais si la force réunie des étudiants et des ouvriers socialistes russes sulfira, d'assez longtemps encore, à imposer au tsarisme une Constitution libérale. Mais le tsarisme, contrarié par bien des résistances intérieures et préoccupé sans doute de s'assui'er au dedans, ne pourrait pas déployer en Europe l'action extérieure qu'il déploya il y a un demi-siècle. En tout cas, tout ce que le tsarisme a voulu empêcher en 1848 s'est accompli, ou du moins est bien près de s'accomplir. La Russie avait voulu maintenir lltalie morcelée sous le joug de l'étranger : elle est libérée de l'Autriche et libérée du pape. Et la classe ouvrière devient une des principales forces de vie de la nation ressuscitée. La Russie avait voulu prévenir l'établissement de la démocratie en France, même sous la forme napoléonienne. Or, c'est la démocratie républicaine qui est installée en France et qui y est désormais invincible. L'action écono- mique et politique de la classe ouvrière organisée y croît lentement, mais sûrement. En Belgique, la Constitution est de plus en plus inclinée vers la démocratie, et le prolétariat approche sa main du sulïrage universel. En Allemagne, par une de ces merveilleuses ironies de l'histoire qui attestent a force invincible de la démocratie, on peut dire

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EVOLUTION REVOLUTIONNAIRE

que la Russie a servi sans le vouloir ravènement du suffrage universel et du socialisme. Parce que Bismarck unifiait l'Allemagne au profit de la Prusse monarchiste et absolutiste, le tsarisme a secondé deux fois les desseins de Bismarck par une neutra- lité complaisante : une fois en 1866, contre l'Autriche; une fois en 1870, contre la France. Or, Bismarck, malgré tout, ne pouvait lier l'Allemagne que par le lien du suffrage universel, et il dut en faire comme l'anneau d'or du nouvel empire. En outre, la classe ouvrière allemande, qui ne pouvait prendre pleine conscience de son unité, par con- séquent de son existence de classe, dans une Allemagne particulariste et morcelée, a développé sa large action politique sur le large terrain de l'Allemagne unifiée.

En somme, le mode de croissance de la démo- cratie, dans les Etats de l'Europe occidentale, a déconcerté et déconcerte toute intervention violente des puissances d'oppression. Ce n'est pas par explosion soudaine que la démocratie prend possession des Etats et que le socialisme prend possession de la démocratie. Les lois par lesquelles, de 1860 à i885, l'Angleterre a conquis à peu près le suffrage universel, sont aussi profondes que des révolutions, et pourtant, hors des érudits, nul n'en connaît la date précise. C'est comme une floraison

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Jean Jaurès

silencieuse. Le rôle nouveau des classes ouvrière et paysanne dans la vie nationale et gouvernemen- tale italienne est aussi l'équivalent paisible d'une révolution : c'est un autre risorgimento. Et de même la poussée multiple du prolétariat français. Le tsarisme peut contrarier et amortir tous ces mou'^ements. Il peut, par sa diplomatie à la fois subtile et pesante, envelopper les gouvernements; mais il ne peut plus arrêter l'irrésistible mou- vement des nations vers l'entière démocratie, et l'irrésistible croissance de la classe ouvrière dans les démocraties.

Ainsi, l'obstacle qui, selon Marx, devait dispa- raître avant que la classe ouvrière fût capable vrai- ment en Europe du pouvoir politique, n'a pas été brisé, mais il a été diminué ou tourné. Il a été diminué par la guerre de Grimée, qui a immobilisé pour de longues années l'autocratie russe, et qui a permis, quatre ans après, en 1859, la résurrection de la nation italienne. Il a été tourné par la subti- lité de l'histoire, qui a désarmé les défiances du tsarisme en suscitant un commencement de démo- cratie allemande sous les auspices de l'absolutisme prussien. Il est miné sur place par la force grrandissante de la classe ouvrière et du libéra- lisme russes. Enfin, il est éludé et comme réduit à rien par la continuité même de la croissance

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EVOLUTION REVOLUTIONNAIRE

démocratique et socialiste qui partout en Europe s'affirme sans crise de guerre.

A quelles autres guerres extérieures ou civiles pensait Marx? Sans doute aux guerres qui affran- chiraient l'Italie, et qui unifieraient l'Allemagne, que la débile bourgeoisie libérale du Parlement de Francfort n'avait pas su lier par la liberté. Peut- être aussi avait-il accueilli la pensée de Engels, qui, voyageant en France après les journées de juin 1848, écrivait dans ses notes de voyage que le socialisme en France ne triompherait que par une guerre civile des ouvriers contre les paysans. Heureusement, il n'en est pas, il n'en sera pas ainsi. La Commune de 1871 a été une héroïque lutte des ouvriers républicains et en partie socialistes de Paris contre les ruraux. Mais ces ruraux, ce n'étaient pas les petits propriétaires paysans; c'étaient les hobereaux sortis de leurs gentilhom- mières. La démocratie des petits propriétaires paysans n'a pas tardé à accepter, à acclamer la République. Ce n'est pas elle qui était engagée dans la bataille. Il n'y a pas de sang entre le socia- lisme ouvrier et les paysans. Il n'y en aura pas. Et il dépend de nous qu'il n'y ait pas de malentendus, que la démocratie rurale vienne peu à peu au socialisme comme elle est venue à la République. En tout cas, en ce demi-siècle écoulé, à travei's les

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épreuves des grandes guerres extérieures ou civiles, et plus encore par l'action lente et continue des choses, par cette magnifique évolution réçolution- naire que Marx annonçait, la condition primaire de l'action politique ouvrière s'est réalisée. Cette condition primordiale, c'était la constitution, dans toute l'Europe, de grandes nations autonomes, affranchies de l'oppression moscovite, et ayant abouti ou tendant énergiquement à la démocratie et au suffrage universel.

Maintenant que cette condition est réalisée, la classe ouvrière de l'Eui^ope, et particulièrement la classe ouvrière de France, a le chantier et l'outil. De à r achèvement de l'œuvre, il y a loin. Aujourd'hui, comme il y a un demi-siècle, il faut se garder de la phrase révolutionnaire et comprendre profondément les lois de Véçolution révolutionnaire dans les temps nouveaux.

MAJORITÉS RÉVOLUTIONNAIRES

Ces grands changements sociaux qu'on nomme des révolutions ne peuvent pas ou ne peuvent plus être l'œuvre d'une minorité. Une minorité révo- lutionnaire, si intelligente, si énergique qu'elle soit, ne suffit pas, au moins dans les sociétés modernes, à accomplir la Révolution. Il y faut le concours, l'adhésion de la majorité, de l'immense majorité.

Il se peut c'est un difficile problème d'histoire à résoudre qu'il y ait eu des périodes et des pays la multitude humaine était si passive, si incon- sistante, que les volontés fortes de quelques indi- vidus ou de quelques groupes la façonnaient. Mais depuis la constitution des nations modernes, depuis la Réforme et la Renaissance, il n'y a presque pas un seul individu qui ne soit une force distincte. Il n'y a presque pas un individu qui n'ait ses intérêts propres, ses attaches au présent, ses vues d'avenir, ses passions, ses idées. Tous les indi- vidus humains sont donc depuis des siècles, dans l'Europe moderne , des centres d'énergie , de conscience, d'action. Et comme, dans les périodes de transformation les antiques liens sociaux se

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Jean Jaurès

dénouent, toutes les énergies humaines sont équi- valentes, c'est forcément la loi de la majorité qui décide. Une société n'entre dans une forme nou- velle que lorsque l'immense majorité des individus qui la composent réclame ou accepte un grand changement.

Cela est évident pour la Révolution de 1789. Elle n'a éclaté, elle n'a abouti que parce que l'immense majorité, on peut dire la presque totalité du pays, la voulait. Qu'étaient les privilégiés, haut clergé et noblesse, en face du Tiers-État des villes et des campagnes ? Un atome : deux cent mille contre vingt-quatre millions; un centième. Et encore le clergé et la noblesse étaient divisés, incertains. Il y a des privilèges que les privilégiés renoncent à défendre. Eux-mêmes doutaient de leurs droits, de leurs forces, et semblaient se livrer au courant. La royauté même, acculée, avait convoquer les Etats-Généraux, tout en les redoutant.

Quant au Tiers-Etat, au peuple immense des laboureurs, des paysans, des bourgeois industriels, des marchands, des rentiers, des ouvriers, il était à peu près unanime. Il ne se bornait pas à pro- tester contre l'arbitraire royal ou le parasitisme nobiliaire. Il savait comment il y fallait mettre un terme. Les cahiers s'accordent à proclamer que l'homme et le citoyen ont des droits, et qu'aucune

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MAJORITES REVOLUTIONNAIRES

prescription ne peut être invoquée contre ces titres immortels. Et ils précisent les garanties néces- saires : Le roi continuera à être le chef du pouvoir exécutif, mais c'est la volonté nationale qui fera la loi. Cette volonté souveraine de la nation sera exprimée par des assemblées nationales perma- nentes et périodiquement élues. L'impôt ne sera exigible que si les assemblées de la nation l'ont voté. Il frappera également tous les citoyens. Tous les privilèges de caste seront abolis. Nul ne sera exonéré de l'impôt. Nul n'aura un di'oit exclusif de chasse. Nul ne relèvera de tribunaux spéciaux. Même loi pour tous, même impôt pour tous, même justice pour tous. Les droits féodaux con- traires à la dignité de l'homme, ceux qui sont le signe d'un antique servage seront abolis sans indemnité. Ceux qui grèvent et immobilisent la propriété rurale seront éliminés par le rachat. Tous les emplois seront accessibles à tous et les plus hauts grades de l'armée seront ouverts au bourgeois et au paysan comme au noble. Toutes les formes de l'activité économique seront également ouvertes à tous. Pour entreprendre tel ou tel métier, créer telle ou telle industrie, ouvrir telle ou telle boutique, il ne sera plus besoin ni d'une permission corpo- rative, ni d'une autorisation gouvernementale. Les corporations elles-mêmes cesseront d'exister ; et par

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III.

Jean Jaurès

conséquent l'Eglise, maintenue comme service public, cessera d'avoir une existence corporative. Elle cessera par conséquent d'avoir une propriété corporative. Et le domaine d'Eglise, les milliards de biens fonciers qu'elle détient, n'ayant plus de propriétaires, puisque la corporation possédante est dissoute, feront de droit retour à la nation, sous réserve par celle-ci d'assurer le culte, l'enseigne- ment et l'assistance.

Il est bien vrai que la Révolution dut recourir à la force : i4 juillet, lo août : prise de la Bastille, prise des Tuileries. Mais, qu'on le note bien, la force n'était pas employée à imposer à la nation la volonté d'une minorité. La force était employée au contraire à assurer contre les tentatives factieuses d'une minorité la volonté presque unanime de la nation. Au 14 juillet, c'est contre le coup d'Etat royal ; au 10 août, c'est contre la trahison royale que marche le peuple de Paris ; et il portait en lui le droit, la volonté de la nation. Ce n'était j^as par soumission stupide au fait accompli que toute la France acclamait le 14 juillet, que presque toute la France ratifiait le 10 août. C'est uniquement parce que la force d'une partie du peuple s'était mise au service de la volonté générale trahie par une poignée de privilégiés, de courtisans et de félons. Ainsi le recours à la force ne fut nullement un coup

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MAJORITES REVOLUTIONNAIRES

d'audace des minorilés, mais la vigoureuse sauve- garde des majorités.

Il est vrai encore que la Révolution fut conduite au delà de ses revendications premières et de son programme initial. Aucun des révolutionnaires, en 1789, ne prévoyait, aucun ne souhaitait la chute de la monarchie. Le mot même de République était presque inconnu, et, même au 21 septembre 1792, même quand la Convention abolit la royauté, l'idée de République n'avait pas cessé tout à fait de faire peur. Mais ce n'est pas sous les coups d'une mino- rité passionnée, ce n'est pas sous des formules de philosophie républicaine que la royauté tomba. Elle ne fut perdue que lorsqu'il devint évident à presque toute la nation, après des épreuves répé- tées, après le coup d'État royal du 20 juin 1789, après le 14 juillet, après la fuite à Varennes, après l'invasion, que la royauté trahissait à la fois la Constitution et la patrie. La royauté ne tomba que lorsque la contradiction apparut, violente, inso- luble, entre la royauté et la volonté générale de la nation. Ainsi c'est la logique même de la volonté générale, et non un coup de minorité, qui élimina la monarchie.

Il est bien vrai en effet que les hommes de la Révolution n'avaient pas prévu toutes les consé-

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Jean Jaurès

quences économiques et sociales qui sortiraient d'elle. Mirabeau croyait par exemple que la suppres- sion des monopoles royaux et des privilèges corpo- ratifs susciterait, dans le monde nouveau, une légion de petits producteurs, d'artisans indépen- dants. Il ne semble pas avoir suffisamment pres- senti la grande évolution capitaliste de l'industrie. Mais d'autres étaient plus clairvoyants, et la Gironde, notamment, avait prévu, suivant une expression du temps, que la richesse et la produc- tion formeraient comme de grands fleuves, qu'on essaierait en vain de disséminer en de multiples fdets d'eau.

En tout cas, si la Révolution ne savait pas exac- tement quelles seraient les conséquences médiates, lointaines du régime économique et social institué par elle, si elle ne pressentait clairement ni le capi- talisme avec ses combinaisons, ses audaces et ses crises, ni la croissance antagoniste du prolétariat, elle savait quel régime elle voulait instituer.

Ce qui aidait la France révolutionnaire de 1789 a concevoir clairement et à vouloir fortement, c'est que les nouveautés les plus hardies réclamées par elle avaient ou des précédents ou des modèles précis dans la réalité.

Sans doute la croissance économique de la bour- geoisie industrielle et marchande au dix-septième et

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MAJORITES REVOLUTIONNAIRES

au dix-huitième siècle, la grande philosophie humaine du dix-huitième avaient donné aux esprits une audace et un élan jusque-là inconnus. Poui^- tant, le souvenir des États-Généraux de i6i4, malgré ce long intervalle de deux siècles de despotisme, était pour les hommes de 1789 une lumière et une force. La nation n'allait pas tout à fait vers l'inconnu; elle renouait, en l'agrandissant, en l'adaptant aux conditions modernes, une tradition nationale.

Et au point de vue économique, agricole et indus- triel, elle ne créait pas des types inconnus de pro- priété et de travail. Elle abolissait les maîtrises, les jurandes, les corporations. Mais déjà il y avait des régions entières, il y avait des industries particu- lièrement progressives qui étaient affranchies du régime corporatif. Dans les faubourgs de Paris, notamment, si animés, si industriels, le régime corporatif n'existait pas. Depuis plusieurs géné- rations, la production capitaliste naissante, avec la concurrence presque illimitée, avec les combinaisons multiples des sociétés en commandite et des sociétés par actions, s'affirmait et croissait à côté de la pro- duction corporative. De même, dans l'ordre agri- cole, nombreuses étaient les propriétés paysannes affranchies de prélèvement féodal. Le type du pro- priétaire paysan libre de redevance et indépendant,

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Jean Jaurès

sauf peut-être du droit seigneurial de chasse, s'était déjà dégagé sous Tancieii régime. C'est donc par l'agrandissement, par la multiplication d'exem- plaires précis et connus que procéda la Révo- lution.

Pour la transformation de l'Eglise, la Révolution était servie par des analogies très fortes et par des précédents très vigoureux. L'armée, la justice, après avoir été des institutions féodales, étaient devenues, pour une large part, des institutions d'Etat. Pour- quoi l'Église n'aurait-elle pas cessé d'être une caste corporative pour devenir une institution d'État ? De plus, dès l'ancien régime, la propriété d'Église était considérée comme une propriété d'un ordre spécial et soumise à l'État. La Révolution a invoqué souve- rainement la fameuse ordonnance royale de i749» qui interdisait l'accroissement de la mainmorte d'Église par libéralité testamentaire. Ainsi soumise à l'État, la propriété d'Église était comme prête à la nationalisation. Ici encore, la Révolution avait des points d'appui précis et résistants.

Ce n'est donc pas dans des aspirations confuses qu'en 1789 se rencontrèrent les esprits, mais au contraire dans les affirmations les plus nettes, les plus précises. C'est dans la lumière pleine, c'est dans la souveraine précision de l'esprit français formé par le dix-huitième siècle que se lit l'accord

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MAJORITES REVOLUTIONNAIRES

des volontés. Et la Révolution de 1789 fut l'œuvre d'une majorité immense et consciente.

De même, et plus certainement encore, ce n'est pas par l'effort ou la surprise d'une minorité auda- cieuse, c'est par la volonté claire et concordante de l'immense majorité des citoyens, que s'accomplira la Révolution socialiste. Qui compterait sur la faveur des événements ou Tes hasards de la force, et renoncerait à amener à nos idées l'immense majorité des citoyens, renoncerait par même à transformer l'ordre social.

PAROLES DE LIEBKNECHT

Le 7 août, premier anniversaire de la mort de Liebknecht, le Vorwaerts a publié de lui quelques fragments d'un haut intérêt.

Gomme la plupart des journalistes, des militants, Liebknecht était forcé de disperser sa pensée, de répondre coup sur coup aux événements du jour. Mais comme beaucoup d'entre eux, il avait l'ambi- tion de fixer dans une œuvre méditée et durable l'essentiel de sa pensée. Ses amis ont trouvé dans ses papiers un manuscrit incomplet, il avait commencé, en 1881, à répondre à la grande question : Comment se réalisera le socialisme. Cette œuvre atteste une admirable vaillance, car c'est au moment même la loi d'état de siège et la puissance encore intacte de Bismarck pesaient le plus lourde- ment sur le parti socialiste, que Liebknecht se demandait non point si le socialisme triompherait, mais comment il triompherait. Et cette œuvre atteste en même temps un sens vif et net des diffi- cultés, des transitions et des évolutions néces- saires.

Voici un fragment de première importance : Réalisation du socialisme ; quelles mesures dcQra

Jean Jaurès

prendre le Parti socialiste si, dans un avenir pro- chain, il conquiert une influence suffisante sur la législation ?

C'est, écrit Liebknecht, une question qui est posée et à laquelle je veux répondre. Mais pour bien répondre à une question, il faut d'abord la bien poser. Or, la question précédente n'est pas bien posée, elle n'est pas du moins assez précise. Il va de soi, en eflfet, que les mesures à prendre dépendent essentiellement des circonstances dans lesquelles le parti socialiste conquiert une influence appré- ciable sur la législation. Il est possible, et c'est même très vraisemblable, que le prince de Bismarck, s'il reste encore quelque temps vivant et au pouvoir, fasse la même fln que son modèle et maître Louis-Napoléon de France. Quelque catastrophe amenée par lui peut briser la machine de l'Etat et appeler notre parti an gonvernement ou tout au moins dans le gouvernement.

Je traduis aussi littéralement que possible. Gela signifie que Liebknecht prévoit, après une grande catastrophe nationale, la prise de possession totale ou partielle du pouvoir par le Parti socialiste.

Cette catastrophe peut être la suite d'une guerre malheu- reuse ou d'une explosion de mécontentement que le système dominant ne pourra plus comprimer. Si l'une ou l'autre de ces alternatives se produit, notre parti prendra naturelle- ment d'autres mesures et suivra une autre tactique que si c'est sans une telle catastrophe qu'il conquiert une influence appréciable.

11 est permis de penser, quoiqu'il ne faille guère y compter, que dans les hautes sphères on comprendra le danger et qu'on essaiera, par l'entrée en scène de réformes intelli- gentes, de prévenir une catastrophe autrement inévitable.

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PAROLES DE LIEBKNECHT

Dans ce cas notre parti serait nécessairement appelé à parti- ciper au gouvernement et particulièrement chargé d'amé- liorer les conditions du travail. Nous n'entrerons pas plus avant dans les possibilités; celles que nous avons pres- senties suffisent à montrer que le mode de notre action dépendrait des circonstances dans lesquelles nous aurions conquis « une influence appréciable ».

Mais qu'entend-on par influence appréciable ou suffisante? S'agit-il d'une influence exclusive ? De la possibilité pour nous d'appliquer nos principes sans autres limitations que celles que nous imposerait l'état économique lui-même ? Cela signifie-t-il en d'autres termes que nous aurons en main le pouvoir gouvernemental ?

Ou cela signifie-t-il simplement que nous aurons de l'in- fluence sur un gouvernement formé en entier ou pour une très grande part par les autres partis?

En ce dernier cas nous devrions, cela va de soi, agir autrement que dans le premier.

Et à l'intérieiu* de chacune des possibilités esquissées par nous, il y a des degrés sans nombre, des nuances dont chacune détermine un mode difi'érent d'action.

Ainsi, selon Liebknecht, écrivant en 1881, il y a deux grandes hypothèses à faire sui^ TaYènement au pouvoir du parti socialiste allemand.

Ou bien il y sera appelé par une grande crise, par un cataclysme national, par une guerre malheu- reuse, par une explosion de misère, bref par une tourmente qui balaiera les pouvoirs anciens et fera nécessairement place aux pouvoirs nouveaux. Dans ce cas, il est certain que l'action du parti socialiste sera particulièrement énergique. Sur les ruines de l'institution impériale et des partis d'Empire, il se

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Jean Jaurès

dressera avec sa force pleine d'élan. Et sans doute, à la faveur de ce grand ébranlement, il fera d'emblée, pour le peuple et le prolétariat, plus qu'il ne pourra faire d'abord, s'il est appelé à une part de pouvoir par la lente évolution des institutions d'Empire vers la politique de réformes.

Mais, même alors, même si un grand orage intérieur ou extérieur déracine les puissances conservatrices et suscite la force du peuple, il n'est point certain pour Liebknecht que le Parti socialiste ait tout le pouvoir. Les événements, dit-il, l'ap- pelleront ou au gouvernement ou au partage du gouvernement {An oder doch in die Regierung). Il se peut qu'il prenne possession du pouvoir tout entier. Il se peut, même au lendemain d'une crise révolutionnaire, qu'il soit obligé de le partager avec d'autres partis démocratiques. Après le 4 septembre allemand, le parti socialiste aura en Allemagne une bien plus grande part de pouvoir qu'il n'en a eu en France après le 4 septembre français. Mais Liebknecht n'assure point qu'il aura tout le pouvoir, tout le gouvernement. Il est possible qu'il soit tenu d'en réserver une part à la démocratie bourgeoise. Que devient alors le gouvernement de classe?

Mais il y a une seconde hypothèse : c'est celle les pouvoirs dirigeants d'Allemagne, sentant le

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PAROLES DE LIEBKNECHT

danger, préviendront la catastrophe par une politique de réformes.

Dans ce cas, dit Liebknecht, notre parti devrait être appelé à prendre part au gouvernement, et spécialement chargé d'améliorer les conditions du travail.

Ainsi, il ne s'agit pas pour Liebknecht, dans cette évolution politique et sociale, de la prise de possession complète du pouvoir par le parti socia- liste. Liebknecht ne peut pas s'imaginer, et ne s'imagine point en efïet, que sous l'Empire, sous un Guillaume premier, ou un Guillaume II, ou un Guillaume III, le parti socialiste recevra d'emblée tout le pouvoir que, peut-être, au lendemain même de la chute violente de l'Empire, il ne pourra saisir tout entier. Non, c'est seulement une part du pouvoir, une part du gouvernement que les hautes régions confieront au Parti socialiste. Et aux yeux de Liebknecht il y a une nécessité absolue. Pour que la politique de réformes soit possible, pour qu'elle soit efficace, pour qu'elle inspire confiance au peuple allemand, il faudra que le Parti socialiste contribue à la diriger. Il faudra qu'il soit représenté au gouvernement et qu'il y agisse. Liebknecht va jusqu'à désigner, ou à peu près, le ministère qu'il devra occuper : et cela ressemble fort au ministère du travail proposé par le citoyen Vaillant ou au ministère du commerce occupé par le citoyen

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Jean Jaurès

Millerand. Et Liebknecht dit avec raison qu'il y aura des degrés, des nuances, des modalités sans nombre dans cette participation du socialisme au pouvoir. Selon que le Parti socialiste sera plus ou moins puissant et organisé, selon qu'il exercera une influence plus profonde ou inspirera une crainte plus vive, sa participation au pouvoir sera plus ou moins étendue et plus ou moins effective . Son action sur l'ensemble du gouvernement non socia- liste auquel il sera associé pour une œuvre de réforme sera plus ou moins décisive et les réformes elles-mêmes auront une portée socialiste plus ou moins grande, un caractère prolétarien plus ou moins marqué.

*

Jamais vue plus large ne fut jetée sur l'avenir; et je considère la publication de ces pages posthumes de Liebknecht comme un événement capital dans la vie politique et sociale de l'Allemagne, dans la vie du socialisme universel.

Notez bien que cette participation au pouvoir, c'est sous des institutions d'Empire que Liebknecht la prévoit pour le parti socialiste. En 1881 , sous l'état de siège institué par Bismarck, sous la coalition de presque tous les partis acharnés contre le socia- lisme, Liebknecht, en sa pensée hardie et sereine,

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PAROLES DE LIEBKNECHT

pressent que les socialistes seront appelés au pouvoir, que les empereurs mêmes seront contraints de les y appeler : et les socialistes ne se refuseront pas à cette revanche partielle, ils ne se refuseront pas à cette œuvre partielle. Prêts à tirer le plus large parti de la Révolution si elle est déchaînée par quelque cataclysme national, ils sont prêts aussi à entrer dans l'évolution si c'est sous la forme de l'évolution que les destins s'accomplissent. Ils sont prêts, dans l'intérêt de la nation et dans l'intérêt du prolétariat, à être les ministres du kaiser.

Par quel phénomène extraordinaire, par quelle contradiction inexplicable, Ihomme qui, en 1881, en pleine ferveur de combat révolutionnaire, avait pensé, médité, écrit ces pages fortement travaillées, par quel prodigieux renversement d'idées ce même homme a-t-il condamné aussi âprement l'entrée d'un socialiste français dans un gouvernement bourgeois?

Je me risquerai seulement à conjecturer que son erreur dans l'affaire Dreyfus avait faussé sa vue pour les événements qui en étaient la suite. Presque seul dans la démocratie socialiste alle- mande, il avait mal jugé le fond même de l'afTaire, et il en avait méconnu le sens politique et social : dès qu'il était engagé dans une pensée, dans une voie, il y persévérait avec une inflexibilité que son

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Jean Jaurès

isolement même aggravait. Plus il était seul, plus il s'obstinait à avoir raison ; c'était l'envers inévitable de ses qualités souveraines de fermeté, d'élan et de confiance. Donc tout ce qui se rattachait par un lien historique à une agitation qu'il avait désapprouvée lui était suspect ou importun. Ainsi l'application de sa méthode de 1881 se produisant en France, dans des circonstances qui l'irritaient, il ne recon- nut pas, dans la marche des choses, sa propre pensée.

Essaiera-t-on d'en diminuer la valeur en disant qu'il n'avait point publié son œuvre ? Pris par le tourbillon de l'action, surchargé des tâches quoti- diennes, il ne l'avait point achevée. Mais il ne la ni détruite ni désavouée. Peut-être avait-il jugé qu'il serait imprudent de livrer à l'ennemi le secret de sa pensée, de la tactique entrevue pour l'avenir. Peut-être encore fut-il quelque peu déconcerté par les événements qui suivirent la chute de Bismarck. Ce grand ennemi du chancelier en a toujours grossi et pour ainsi dire satanisé le rôle. Il croyait que Bismarck entraînerait l'Empire aux abîmes, le pré- cipiterait en quelque catastrophe nationale. Bis- marck fut congédié à l'extrême vieillesse sans avoir compromis par une seule imprudence la paix de l'Europe et la solidité de l'Empire. Liebknecht s'imaginait qu'en Bismarck résidait, avec tout le

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PAROLES DE LIEBKNECHT

péril, toute la force de l'Empire. Bismarck tombé,, l'institution impériale n'avait plus de point d'appui et elle devait fléchir en un régime de transaction les forces socialistes et populaires se déploieraient jusqu'à pénétrer le pouvoir. Mais Guillaume II, après avoir congédié Bismarck, sut maintenir l'Empire avec son caractère autocratique et conser- vateur, et le parti socialiste demeui'a à l'état d'oppo- sition violente et irréductible. A quoi bon alors tracer ce programme d'action, de réalisation, en un temps qui restait un temps de combat à outrance, défensif et offensif? Parla s'explique sans doute que Liebknecht n'ait pas produit à la lumière cette œuvre si importante, qui révèle tout un grand aspect de sa pensée. Je l'avoue, en lisant ces lignes si nettes, si fortes, je me prenais à regretter qu'elles n'eussent pas été connues du Congrès international de Paris de 1900. Il a acclamé avec une sorte de piété la grande mémoire de Liebknecht; peut-être quelques âpres paroles auraient été adoucies si l'on avait su qu'elles frappaient Liebknecht lui-même.

IV

LIEBKNECHT ET LA TACTIQUE

Au demeurant, c'est toute la tactique du parti que Liebknecht considère comme nécessairement con- tingente et variable. Jamais ce qu^on appelle depuis quelque temps, avec une intention blessante, V opportunisme socialiste, n'a été plus énergi- quement formulé. Je traduis :

Nous sommes arrivés maintenant à la fin des considé- rations générales. Avant d'entrer dans les points de détail, résumons brièvement ce qui a été dit.

Nous avons vu qu'il est impossible de tracer d'avance à notre parti une tactique valable pour tous les cas. La tactique se détermine d'après les circonstances. L'intérêt du Parti forme l'unique loi, l'unique règle.

Nous avons vu cpie les buts du Parti doivent être entiè- rement distingués des moyens qui devront être employés pour atteindre ces buts.

Les buts du Parti se dressent immuables, abstraction faite, bien entendu, d'un élargissement scientifique, d'une correction et d'un perfectionnement du programme. Au contraire, les moyens de combat et l'usage qui en est fait peuvent changer et doivent changer.

Nous avons vu que le Parti, pour être capable du plus haut degré possible d'organisation efficace et d'action, doit avoir avant toutes choses une claire notion de l'essence de notre mouvement, et qu'il ne peut jamais négliger l'essen- tiel pour l'inessentiel.

L'essentiel, pour nous, c'est que les principes inaltérés du socialisme soient réalisés le plus rapidement possible dans l'Etat et la société.

L'inessentiel, c'est comment ils seront réalisés. Non que nous prétendions diminuer la valeur de la tactique. Mais

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Jean Jaurès

la tactique n'est qu'un moyen en vue d'un but, et tandis que le but se dresse ferme et immuable, on peut discuter sui" la tactique. Les questions de tactique sont des questions pratiques, et elles doivent être absolument distinguées des questions de principes.

Nous avons vu en particulier qu'il est absolument injus- tifié de tenir la tactique de la force pour la seule tactique révolutionnaire, et de déclarer mauvais révolutionnaire celui qui n'approuve pas cette tactique sans condition. Nous avons montré que la force en elle-même n'est pas révolutionnaire, qu'elle est bien plutôt contre-révolution- naire.

Nous avons démontré la nécessité de nous émanciper de la phrase, et de chercher la force du Parti dans la pensée claire, dans l'action méthodique et intrépide, non dans des phrases de violence révolutionnaire, qui trop souvent cachent seulement le défaut de clarté et de force d'action.

Voilà de grands enseignements. Mais si les ques- tions de tactique sont à ce point secondaires, quel obstacle s'oppose à la large unité du socialisme? Sur le but, sur la réalisation du socialisme, sur la nécessité d'une organisation sociale de la propriété en vue de supprimer tout prélèvement sur le travail, et d'assurer le plein développement de toute indi- vidualité humaine, tous les socialistes sont d'accord. Ils diffèrent sur les moyens, sur la tactique. Les uns ont cru, selon la pensée de Licbknecht, que dans la période de lente dissolution du régime capi- taliste, et de lente élaboration du régime socialiste, les socialistes seraient nécessairement appelés un jour au partage du pouvoir gouvernemental. Les autres ont cru le contraire. C'est une question de

LIEBKNECHT ET LA TACTIQUE

tactique, et non une question essentielle. Les uns, empressés à multiplier les barrières, ont proclamé que le refus constant, systématique, inconditionnel du budget était un signe authentique et nécessaire de socialisme. Les autres ont dit tout doucement qu'il ne fallait pas lier le Parti et que si un budget contenait de grandes réformes, s'il était à ce titre combattu et refusé par la réaction, les socialistes, en le refusant aussi, feraient acte de duperie et de contre-révolution. C'est encore une question de tactique, qui sera résolue par les nécessités mêmes de la vie et par l'évolution politique et sociale, et qui ne vaut pas qu'on se jette l'anathème et qu'on se sépare.

De même que la tactique est variable, le pro- gramme, qui est après tout une partie delà tactique, peut être modifié, revisé, complété. Je crois, pour ma part, qu'il est tout à fait incomplet et étrange- ment inefficace, qu'il ne répond plus à l'état de croissance du prolétariat, et qu'il doit être complété par toute une série de mesures introduisant graduellement la classe ouvrière dans la puissance économique et ébauchant un demi-communisme dans la production paysanne. D'autres, au con- traire, répugnent à tout programme d'action qui risquerait, selon eux, en faisant pénétrer le prolétariat dans l'organisation économique d'au

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Jean Jaurès

jourdhui, d'émousser son instinct de classe. Sur ce point, quand nous voudrons, les uns et les autres, penser clair, il y aura des controverses très étendues. Mais ici encore c'est d'une question de tactique, c'est-à-dire, comme dit Liebknecht, d'une question naturellement controversable qu'il s'agit. Donc toute scission est factice et mauvaise.

*

4: %

Si Liebknecht dit vrai, si le recoui^ à la force risque d'être contre-révolutionnaire, si nous pouvons et devons l'emporter par la propagande, l'organisa- tion, la pensée claire et le maniement vigoiu^ux de la légalité, il ne suffit pas de répéter le propos de Liebknecht : il faut l'appliquer avec méthode, avec constance. Ceux qui parlent alternativement du bulletin de vote et du fusil, ceux qui, selon la faveur ou la défaveur momentanée du suffrage universel, lui font crédit ou le rebutent, troublent par l'incohérence de leurs impressions la marche du Parti.

Ici, je n'accuse pas les autres plus que moi- même. Tous ou presque tous nous avons un grand désordre dans nos idées tactiques, et notre action en est contrai'iée et affaiblie. Pai' nos fréquents appels à la légalité républicaine, par notre pratique

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LIEBKNECHT ET LA TACTIQUE

constante du suffrage universel, nous affaiblissons l'instinct de révolte et la tradition du coup de main du révolutionnarisme classique. Par nos appels in- termittents et de pure rhétorique à la force, « au fusil », nous affaiblissons nos prises sur le suffrage universel. Il faudra sans doute prendre un parti et nous demander s'il est utile de marquer de quelques grains de poudre, qui d'ailleurs ne s'enflamment pas, les bulletins que, légalement, nous mettons et nous appelons dans l'urne.

Avons-nous besoin de la majorité, et pouvons- nous la conquérir? Voilà le problème. Si oui, l'appel à la force devient, en effet, comme dit Liebknecht, contre-réçoliitionnaire .

Or, Liebknecht dit : Oui.

Je traduis encore :

Nous avons fait remarquer enfin que le Parti, jDOur pouvoir réaliser les idées socialistes, doit conquérir le pouvoir indispensable pour cela, et qu'il doit le faire avant tout par la voie de la propagande.

Nous avons montré que le nombre de ceux qui sont poussés par leurs intérêts dans les rangs de nos ennemis est si petit qu'il en devient presque négligeable, et que l'immense majorité de ceux qui ont à notre égard une attitude hostile ou au moins peu amicale ne font cela que par ignorance de leur propre situation et de nos efforts, et que nous devons employer toute notre énergie à éclairer cette majorité et à la gagner à nous.

Ainsi, Liebknecht a posé le problème exactement, littéralement, comme je le pose : Des moyens de

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Jean Jaurès

conquérir à l'entier idéal socialiste l'immense majorité de la nation par la propagande et l'action légale.

*

Liebknecht est si préoccupé de trouver un large terrain sur lequel il pourra d'abord assembler presque toute la nation pour l'élever ensuite, de degré en degré, jusqu'à l'entier socialisme, qu'il considère comme une préparation au socialisme même les lois d'assurance proposées par Bismarck. Bien que la loi sur les accidents ne soit à ses yeux qu'une bagatelle, un bibelot de carton, il y voit une reconnaissance première de la pensée socialiste :

Elle contient de façon décisive, dit-il, le principe de la réglementation de la production par l'Etat en face du système du laissez-faire de l'école de Manchester. Le droit pour l'État de réglementer la production contient le devoir pour l'Etat de s'intéresser au travail, et le contrôle du travail social par l'État conduit tout droit à l'organisation du travail social par l'État.

Voilà ce que disait Liebknecht de la loi sur les accidents, qui de toutes les lois d'assurance est la plus superficielle, la plus extérieure au travail. Mais combien cela est plus vrai encore de la loi d'assurance sur les pensions de vieillesse et d'in- validité qui crée un droit nouveau de la classe ouvrière, qui constitue au prolétariat un patrimoine

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LIEBKNECHT ET LA TACTIQUE

à la fois collectif et individuel ; comme surtout cela sera vrai de l'assurance contre le chômage, qui est nécessaire et possible, et qui introduira la classe ouvrière organisée au cœur même de la production.

* *

Liebknecht constate comme un des signes les plus décisifs de la croissance du socialisme en Allemagne, que presque tous les partis sont obligés d'adhérer à ces projets de législation.

Tous les partis, dit-il, à l'exception des anarchistes manchestériens les plus surannés, qui veulent dissoudre l'Etat en atomes et livrer la société à la « libre » exploitation des classes possédantes, rivalisent entre eux de sollicitude pour « le pauvre homme » et pour la classe ouvrière ; et il est hors de doute que le prince de Bismarck, s'il le veut, peut trouver dans le présent Reichstag une majorité pour son socialisme d'État. Que le clergé protestant et catholique, que les hobereaux et grands propriétaires fonciers s'accom- modent du socialisme d'État, les prêtres l'appellent socialisme chrétien, il n'y a point de quoi s'étonner.

Mais c'est un phénomène saisissant et sans analogue dans l'histoire des temps nouveaux, que de voir le parti jaational libéral, qui, si cassé et chétif soit-il, est toujours partie essentielle de la bourgeoisie allemande, et qui est même la bourgeoisie par excellence, réconcilié avec le socialisme d'État.

Qu'est-ce à dire ? Et puisque la force des choses, l'organisation croissante du Parti socialiste et du prolétariat amènent les classes mêmes et les partis

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Jean Jaurès

qui y répugnaient le plus à accepter enfin des projets de législation sociale « qui conduisent tout droit au socialisme », puisque l'immense majorité de la nation a pu ainsi être engagée dans les voies socia- listes et comme soulevée à un premier degré d'orga- nisation sociale, c'est donc que l'immense majorité de la nation peut être haussée, de degré en degré, par une propagande toujours plus active et plus claire, par une influence prolétarienne toujours plus énergique et par un mécanisme de réformes toujours plus prenant, jusqu'au niveau même de notre entier idéal .

C'est la conclusion ferme et forte de Liebknecht. Par la propagande et l'action légale, la grande majorité de la nation peut être conquise par nous et amenée au socialisme complet. Par les chemins qui s'élèvent de l'individualisme bourgeois au socia- lisme d'Etat, et du socialisme d'Etat au socialisme communiste, prolétarien et humain, toute la nation montera, si nous le voulons bien, à l'exception d'un tout petit nombre d'éléments réfractaires et impuis- sants.

Les majorités peuvent et doivent être légalement à nous.

c( ÉLARGIR, NON RESSERRER»

Il y a bien des contradictions dans la pensée de Liebknecht. J'imagine que dans son esprit, comme dans l'esprit de beaucoup de socialistes de la pre- mière heure, il y avait lutte entre les formules intransigeantes du début et les nécessités nouvelles du Parti agrandi, et que dans cette lutte il ne par- venait pas toujours à se fixer.

Liebknecht avait commencé par être un révolu- tionnaire antiparlementaire . Il avait dit et écrit que le Parlement était un marais s'enfonceraient les énergies socialistes. Il avait écrit que même pour la propagande, la tribune du Parlement était inutile, car la propagande se faisait bien mieux dans le pays même. Quand la force des choses et la crois- sance du Parti obligèrent Liebknecht à dépouiUer ces formules, quand lui et ses amis entrèrent au Parlement, il garda pourtant quelque souvenir de son intransigeance première. Il rappelle, dans les fragments cités par le Vorwaerts, qu'il s'opposa à ce que le groupe socialiste fût représenté par un délégué dans la « commission des doyens », qui règle

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Jean Jaurès

le travail parlementaire. Ses collègues ne l'écou- tèrent point, et ils eurent bien raison; car à quoi bon entrer au Parlement, si sous prétexte de ne pas se compromettre, on se refuse, dans le détail, à tout ce qui peut rendre l'action parlementaire efficace.

Je ne note ce menu trait que parce qu'il carac- térise un état d'esprit. Gêné par ses paroles tran- chantes d'autrefois, Liebkneclit, un moment, affec- tait d'être au Parlement comme s'il y était pas. Quand il réfléchissait aux conditions de réalisation du socialisme, quand dans la sincérité de sa pensée il interrogeait l'avenir, il aboutissait à une concep- tion tout à fait large : il voyait le socialisme péné- trant peu à peu la démocratie et s'imposant, par des conquêtes partielles et successives du pouvoir, même au gouvernement de la société bourgeoise en transformation. Puis, il était troublé et repris par les habitudes premières d'intransigeance. C'est de cette contradiction entre des formules anciennes qui ont cessé d'être vraies, mais qu'on n'ose rejeter nettement, et des nécessités nouvelles que l'on com- mence à reconnaître, mais qu'on n'ose pleinement avouer, que viennent les malaises, les mouvements chaotiques du socialisme à l'heure présente. C'est par une contradiction de cette sorte que Liebknecht, dans le manuscrit même il prévoit la collabo-

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« ELARGIR, NON RESSERRER »

ration gouvernementale du socialisme avec d'autres fractions de la démocratie, répète pourtant et semble prendre à son compte la phrase simpliste si vigou- reusement condamnée par Marx : « Tous les partis ne forment, vis-à-vis du socialisme, qu'une seule masse réactionnaire. » C'est absolument contraire à la pratique même des socialistes allemands, qui ne craignent pas, contre les hobereaux, contre la sur- vivance de la féodalité agraire, de soutenir les bourgeois libéraux. Mais, par l'absolu de cette for- mule étroite, Liebknecht se faisait pardonner la conception générale, vaste et souple, qu'il appor- tait.

Il définissait en effet très largement la classe ouvrière :

Le concept de classe ouvrière ne doit pas être entendu trop étroitement. Gomme nous l'avons exposé dans la presse, dans les écrits de propagande et à la tribune, nous comprenons dans la classe ouvrière tous ceux qui vivent exclusivement ou principalement du produit de leui* travail et qui ne s'enrichissent point par le concours du travail d' autrui.

Ainsi, dans la classe ouvrière doivent être compris, outre les travailleurs salariés, la classe des paysans et cette petite bourgeoisie qui tombe de plus en plus dans le prolé- tariat — c'est-à-dire tous ceux qui souffrent du système actuel de la grande production.

Quelques-uns prétendent, il est vrai, que le prolétariat des salariés est la seule classe vraiment révolutionnaire et qu'il forme seul l'armée du socialisme que tout ce qui vient des autres états ou des autres classes doit être con-

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Jean Jaurès

sidéré avec méfiance. Par bonheur, des conceptions aussi dépourvues de sens n'ont jamais été accueillies par la démo- cratie socialiste allemande.

La classe des salariés est celle qui est le plus directement soumise à l'exploitation; elle fait directement face aux exploiteurs, et elle a surtout cet avantage que par sa con- centration dans les fabriques et chantiers, elle est excitée à une pensée active et tout naturellement organisée en « bataillons de travailleurs ». Cela lui communique un caractère révolutionnaire qu'aucune partie de la société n'a au même degré. Il faut le reconnaître sans réserve.

Chaque salarié est ou socialiste, ou en voie de le devenir. Les salariés des ateliers nationaux de France, que le gou- vernement bourgeois de la République de février voulait utiliser contre le prolétariat socialiste, furent au moment décisif des protagonistes du prolétariat; et semblablement, nous voyons comment les unions de métiers, qui avaient été fondées par des agents de la bourgeoisie allemande pour combattre les travailleurs socialistes, ou bien n'ont qu'un semblant d'existence, ou bien entrent dans le cou- rant des idées socialistes. Le salarié est conduit au socia- lisme j)ar tout son milieu, par toutes les conditions il se trouve. Les conditions mêmes de son existence l'obligent à penser et des qu'il pense, il est socialiste.

Mais si c'est le salarié qui souffre le plus directement et le i)lus visiblement du système d'exploitation capitaliste, les petits bourgeois et les paysans n'en sont pas moins grave- ment atteints xjar celui-ci, quoique de manière moins directe et moins visible.

La triste situation des petits cultivateurs dans presque toute l'Allemagne est aussi connue que le mouvement de l'artisanerie... Les petits bourgeois et les petits proprié- taires i)aysans, parce qu'ils ne connaissent pas bien les causes profondes de leur triste situation, sont encore dans le camp de nos adversaires; mais il est poui* notre parti de la plus haute importance de les éclairer et de les amener à nous. C'est une question vitale pour notre parti, parce

QUE CES DEUX CLASSES FORMENT LA MAJORITÉ DE LA NATION.

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« ELARGIR, NON RESSERRER ))

Il serait sans doute naïf et même fou d'exiger que, pour réaliser pratiquement nos principes, nous ayons en poche une majorité toute prête et toute cachetée. Mais il serait

ENCORE PLUS NAÏF DE CROIRE QUE NOUS POURRIONS RÉALISER NOS PRINCIPES CONTRE LA VOLONTÉ DE l'ÉNORME MAJORITÉ DE LA NATION.

C'est une erreur funeste que les socialistes français ont payée chèrement.

Peut-on combattre plus héroïquement que les ouvriers de Paris et de Lyon? Et chaque combat ne se terminait-il point par une sanglante défaite, par les plus horribles représailles des vainqueurs et par le long épuisement du prolétariat? Le prolétariat français n'a pas encore suffi- samment reconnu la nécessité de l'organisation et de la propagande, et c'est pour cela que jusqu'ici il a été réguliè- rement vaincu.

La leçon de la Commune semble heureusement avoir servi à l'éducation du prolétariat. Nos camarades français travaillent avec zèle à l'organisation, et s'appliquent à la propagande, particulièrement dans la campagne.

Les socialistes allemands ont compris dès longtemps l'importance de la propagande et la nécessité de gagner à nous la petite bourgeoisie et les petits propriétaires paysans.

Seule une minorité infinie a demandé que le mouvement socialiste fût limité à la classe des salariés...

Les phrases écumantes et théâtrales de ces fanatiques «de la lutte de classe )) recouvraient un fond de machiavé- lisme féodal et policier.

Le socialisme de parade hyperrévolutionnaire, qui ne fait appel « qu'aux mains calleuses », a deux avantages pour la réaction : d'abord il limite le mouvement socialiste à une classe qui en Allemagne est trop peu nombreuse pour accomplir une révolution; et en second lieu, il fournit un excellent moyen pour efl'raycr la grande masse du peuple, à demi indifférente, surtout les paysans et la petite bourgeoisie, qui ne sont pas encore arrivés à une activité politique autonome.

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Jean Jaurès

Et Liebknecht conclut tout cet ordre de pensées par ces fortes paroles :

Il ne faut pas demander : Es-tu salarié? mais : cs-tii socialiste ?

Réduit aux salariés, le socialisme est incapable de vaincre. Compris par l'ensemble du peuple qui travaille et par l'élite morale et intellectuelle de la nation, sa victoire est certaine.

Pourquoi devons-nous maintenant subir la persécution infligée à nos amis? Pourquoi sommes-nous soumis aux plus indécentes brutalités ?

Parce que nous sommes encore faibles.

Et pourquoi sommes-nous faibles?

Parce que seule une petite partie du peuple connaît la doctrine socialiste.

Et nous devrions, nous qui sommes faibles, accroître encore notre faiblesse en écartant de nous des milliers d'hommes, sous prétexte que le hasard n'a pas fait d'eux les membres d'un groupe social déterminé ? La sottise serait ici trahison envers le Parti.

Ne pas resserrer étendre, voilà quelle doit être notre devise. De plus en plus le cercle du socialisme doit s'élargir, jusqu'à ce que nous ayons converti la majorité de nos adversaires à être nos ainis, ou que tout au moins nous les ayons désarmés.

Et la masse indifférente, qui dans les temps paisibles n'est d'aucun poids dans la balance politique, mais qui dans les temps d'agitation est la force décisive, doit être si largement éclairée sur les buts et l'essence même de notre parti, qu'elle cesse de le craindre et qu'elle ne puisse plus être lancée contre nous comme la meute de la sorcière.

Toutes les mesures législatives, que, si l'occasion nous en est offerte, nous aurons à appuyer, doivent avoir pour but de prouver I'aptitude du socialisme a servir les intérêts COMMUNS, et de détruire les préjugés coui'ants contre nous.

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« ELARGIR, NON RESSERRER ))

Ainsi Liebknecht conçoit toute une période d'ac- tion législative, le socialisme fera, si je puis dire, ses preuves de large compréhension, il appa- raîtra aux plus aveugles comme un parti d'intérêt général, et il habituera ainsi tous les hauts esprits, toutes les nobles consciences, toute la petite bourgeoisie et les paysans, à le suivre jusqu'au bout de sa doctrine et de son idéal, sans répugnance et sans peur. Ce sera comme une propagande en action complétant la propagande de la parole.

LE SOCIALISME ET LES PRIVILÉGIÉS

Certes, le Parti socialiste ne doit pas être l'écho iîonfus des intérêts discordants ; il ne doit pas livrer sa pensée au désordre du monde présent. 11 doit soumettre à T ensemble du peuple un plan défini, des moyens précis d* évolution vers un but bien clair. Mais dans ce plan, dans ce programme, il doit tenir le plus grand compte de la diversité des éléments, des passions, des intérêts, des préjugés. Voici les paroles textuelles de Liebkneclit :

Si nécessaire qu'il soit de laisser à tous les groupes d'in- térêts le plus de jeu possible pour qu'ils manifestent leurs vues et leurs besoins, et d'admettre le peuple dans la plus large mesure possible à collaborer à la législation, il y aurait folie pour le gouvernement et pour le socialisme, à abandonner à l'initiative du peuple toute la législation.

Le socialisme doit avoir un plan déterminé, facile à connaître, et le soumettre à la représentation du peuple, aux représentations diverses des intérêts.

La démocratie socialiste se distingue de tous les autres partis en ce que son activité ne se limite pas à quelques côtés de la vie de l'État et de la vie sociale, mais qu'elle embrasse également tous les côtés et s'efforce, par la récon- ciliation des antagonismes dans l'État et la société, de réaliser l'ordre, la paix et l'iiarraonie.

Elle n'est pas un parti des grands propriétaires et des féodaux, et par suite, elle n'a pas besoin de servir les inté- rêts des grands proijriétaires et des hobereaux, comme le parti conservateur.

:\)

Jean Jaurès

Elle n'est pas un parti de la bourgeoisie dans ses diverses branches, et par suite, elle n'est pas au service des intérêts particuliers et des goûts de domination de la bour- geoisie, comme le parti national-libéral et le parti progres- siste.

Elle n'est pas un parti de la caste sacerdotale, et par suite elle n'est pas au service des intérêts particuliers et des goûts de domination de la caste des prêtres, comme le centre catholique et la faction protestante du christianisme social à la Stoecker.

Elle est le parti de Vensemhle du peuple, à l'exception de deux cent mille grands propriétaires, hobereaux, bourgeois et prêtres.

C'est donc vers l'ensemble du peuple qu'elle doit se tourner, et aussitôt que l'occasion lui en est offerte, lui fournir, par des propositions pratiques et des projets de loi d'un intérêt général, la preuve de fait que le bien du peuple est sonunique but, et la volonté du peuple son unique règle.

Sans jamais violenter personne, mais avec un ferme propos et un but immuable, elle doit parcourir la voie de la législation.

Même celui qui aujourd'hui est en jouissance de privilèges et de monopoles, doit savoir que nous ne méditons aucunes mesures violentes, soudaines, contre des situations sanction- nées par la loi, et que nous sommes résolus, dans Vintérêt d'une évolution tranquille et paisible, à réaliser le passage de l'injustice légale à la justice légale avec le plus de ména- gement possible pour les personnes et la condition des privilégiés et des monopolistes.

IVous reconnaissons qu'il y aurait injustice à rendre ceux qui se sont créé une situation privilégiée, avec le point d'appui d'une législation mauvaise, personnellement respon- sables de cette législation mauvaise, et d les en punir.

Nous déclarons expressément que c'est à notre avis un devoir de l'Etat, de donner à ceux qui peuvent être lésés dans leurs intérêts par l'abolition nécessaire des lois nuisi- bles à l'intérêt commun, une indemnité, autant que cela est possible et conciliable avec Vintérêt de l'ensemble.

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LE SOCIALISME ET LES PRIVILEGIES

Nous avons des devoirs de l'Etat envers les individus une plus haute idée que nos adversaires, et nous n'en dévierons pas, même si ce sont des adversaires que nous avons en face de nous.

Je ne cite point ces magnifiques paroles pour cou- vrir d'une autorité révolutionnaire la politique socialiste que j'ai en vue. Le Parti socialiste serait bien misérable et bien lâche si chacun de nous n'y disait pas toute sa pensée sans autre recours qu'à la raison.

Non, nous n'avons pas besoin de l'autorité de personne, de la protection de personne, pour cher- cher tout haut, avec le prolétariat lui-même, quelle est la route qui convient le mieux, quel est le chemin le plus large, le plus lumineux, le plus doux et le plus rapide.

Et à vrai dire, je crois que dans l'esprit même de Liebknecht, ces grandes idées si nobles et si pratiques tout ensemble étaient contrecarrées et obscurcies par trop d'idées différentes ou même opposées pour qu'elles aient pu agir utilement et profondément. Je crois que l'heure est venue de les méditer et d'en faire non plus l'heureux et brillant accessoire, mais le fond môme et la substance de notre politique et de notre pensée. Je crois que si le parti socialiste ne laissait pas ces grandes pensées à l'état de formule générale, s'il les réalisait en un

8i V.

Jean Jaurès

programme précis d'évolution équitable et large vers un communisme bien défini, s'il donnait l'impression qu'il est à la fois généreux et pratique, ardent au combat et ami de la paix, très ferme contre les institutions iniques et décidé à les abattre métho- diquement, très conciliant aussi envers les per- sonnes, il avancerait d'un demi-siècle la vraie Révo- lution sociale, celle qui serait dans les choses, dans les lois et dans les cœurs, non dans les formules et dans' les mots, et il épargnerait à la grande œuvre de la Révolution prolétarienne l'écœurante et cruelle odeur de sang, de meurtre et de haine qui est restée attachée à la Révolution bourgeoise.

* * *

Mais je veux citer encore, avant de prendre congé de Liebknecht, quelques fragments éclate le même souci de noble culture, de large humanité, d'équitable et paisible évolution :

Pour la propagande, comme pour l'action législative, nous devons ne jamais perdre de vue l'universalité de la concep- tion socialiste...

L'un saisit surtout le côté économique du socialisme ; un autre, son côté moral et humain ; un troisième, son côté politique.

Dans la propagande et dans la législation, ces trois côtés

doivent également valoh*.

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LE SOCIALISME ET LES PRIVILEGIES

Le peuple doit éprouver que le socialisme n'est pas seule- ment la réglementation des conditions du travail et de la production, qu'il ne se propose pas seulement d'intervenir dans les fonctions économiques de l'Etat et de l'organisme social, mais qu'il a en vue le développement le plus complet de l'individu et de l'individualité, qu'il considère l'éduca- tion comme un des devoirs essentiels de l'État, et qu'il fait consister l'idéal civil et social à réaliser en tout homme autant que possible l'idéal de l'humanité.

C'est dans l'union et la fusion des plus sublimes objets que réside la haute signification du socialisme.

Sans le côté économique, l'idéal humain serait suspendu en l'air.

Sans le côté humain, le but économique manquerait de consécration morale.

Les deux sont liés.

Il y a eu de tout temps des rêveurs qui se sont échauffés pour le bonheur de tout le genre humain. C'étaient ou des songes, ou des duperies, parce que le moyen substantiel et matériel de réalisation faisait défaut. La réglementation des rapports économiques, que le socialisme veut réaliser, et qui doit assurer avec l'accroissement de la production une répartition plus juste, crée le fondement économique d'une existence vraiment humaine, d'un développement harmonique de l'individu.

Même les bienfaits de la propriété commune et du travail associé ont été compris dans des époques antérieures, et le principe même de la communauté, du communisme y a été réalisé ; mais il y manquait l'idéal humain qui carac- térise le socialisme, et ce communisme est tenu avec raison pour un degré de civilisation inférieur à notre société bourgeoise d'aujourd'hui.

Le socialisme présuppose notre civilisation moderne. Sur aucun point, il n'est en contradiction avec la civilisa- tion moderne. Bien loin de lui être ennemi, il veut l'étendre à l'humanité tout entière, alors qu'elle est aujourd'liui le monopole d'une minorité privilégiée.

Ainsi, le socialisme, enveloppant dans son domaine toute

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Jean Jaurès

la vie, tous les sentiments, toutes les pensées de l'homme, s'assure contre l'étroitesse et l'exclusivité ; il a en outre par cet immense avantage de pouvoir exercer dans toute l'étendue de la vie civile et politique une action aussi salu- taire qu'harmonique.

Une citation dernière, se marque le souci Je l'action pratique. Liebkneclit, ayant consacré à l'étude desrélormes d'impôt plusieurs pages, ajoute :

Peut-être trouvera-t-on surprenant que nous attachions une telle importance aux questions d'impôt, puisque dans l'Etat organisé en socialisme il ne sera plus question d'impôts.

Il est vrai que si nous pouvions d'un saut passer dans l'Etat socialiste, la question de l'impôt ne devrait pas nous occuper. Car les ressources nécessaires pour les dépenses publiques proviendraient alors du produit du travail social, ou bien dans un ordre encore plus développé toutes les fonctions économiques seraient chose d'Etat, il n'y aurait plus aucune différence entre les dépenses publiques et les dépenses privées.

Mais nous ne sautei^ons pas d'un coup dans le socialisme. Le passage s'accomplit continuellement, et il s'agit pour nous, dans les explications présentes, non pas de tracer le tableau de l'avenir ce serait en toute circonstance un travail inutile mais de déterminer un programme pratique pour la période de transition, de formuler et de justifier des mesures qui soient inimédiatement applicables et qui servent pour ainsi dire d'aides accoucheuses au monde socialiste.

LES RAISONS

J'ai montré, et cela est révidence même, que la Révolution de 1789 n'avait abouti que parla volonté de rimmense majorité de la nation. Et j'ai dit qu'à plus forte raison, pour l'accomplissement de la Révolution socialiste, il faudra l'immense majorité de la nation. J'espère bien, en constatant la gran- deur de Teffort nécessaire, ne point décourager, mais animer au contraire les énergies et les consciences. D'ailleurs, si l'œuvre à accomplir est immense et suppose le concours d'innombrables volontés, je démontrerai aussi qu'immenses sont les ressources et les forces, et qu'il dépend de nous daller au but d'une marche certaine et victorieuse. Mais je dis que l'effort véhément d'une minorité socialiste ne suflîrait pas et que nous devons rallier à nous la presque unanimité des citoyens. Voici pourquoi :

D'abord, ce n'est pas en face d'une masse inerte et passive que se trouverait la minorité socialiste révolutionnaire. Depuis cent vingt ans, depuis la Révolution, les énergies humaines, déjà excitées par la Réforme et la Renaissance, ont été animées prodigieusement. Dans toutes les classes, dans toutes les conditions, il y a des volontés actives,

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Jean Jaurès

des forces en mouvement. Partout les individus ont pris conscience d'eux-mêmes. Partout ils redoublent d'effort. La classe ouvrière est sortie du demi- sommeil et de la passivité. Mais la petite bour- geoisie aussi est agissante. Malgré le poids du système économique qui si souvent l'écrase, elle n'a point tout à fait fléchi : elle tente de se redi^esser. Et si bien souvent elle demande son salut aux concep- tions les plus rétrogrades, à la politique la plus détestable et au plus stérile et avilissant nationa- lisme, elle n'en est pas moins une force active et passionnée. Elle forme des ligues, et à Paris elle tient en échec la démocratie socialiste et républi- caine. C'est dire qu'elle opposerait une résistance peut-être décisive à un mouvement social auquel elle n'aurait pas été gagnée peu à peu, au moins partiellement.

De même, les petits propriétaires paysans ont joué dans toute notre histoire, depuis la Révolution, un grand rôle, tantôt de réaction, tantôt de liberté. Sauf quelques exceptions glorieuses et assez éten dues, ils ont pris peur en i85i du spectre rouge, et ils ont contribué au succès du coup d'État et de l'Empire. Depuis, ils ont été peu à peu conquis par la République et ils en sont une des forces vives. Ils ont le sentiment très net de leur puissance politique. Ils sont entrés dans les municipalités ; ils

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LES RAISONS DE MAJORITE

savent qu'ils font les députés, les conseillers géné- raux et les sénateurs, et ils ne toléreraient nul- lement un grand mouvement social qui se ferait sans eux.

Je crois qu'il est imprudent de dire que la neutralité des paysans suffirait, que le socialisme leur demanderait seulement de laisser faire. Aucune grande force sociale ne reste neutre dans les grands mouvements. S'ils ne sont pas avec nous, ils seront contre nous.

D'ailleurs, comme l'ordre collectiviste suppose le concours des paysans, comme il faudra, par exemple, qu'ils consentent à vendre leurs produits aux magasins sociaux, leur résistance passive suffirait à affiimer et à perdre la Révolution. Ils connaissent leur puissance et ils ne la laisseront point tomber de leurs mains. Même l'initiative économique dont ils font preuve depuis plusieurs années, l'esprit de progrès qui les anime, tout témoigne qu'ils n'assisteraient point inertes et passifs à de grands événements sociaux, dont les effets ne tarderaient point à se répercuter sur leur propre vie. Ou ils les seconderont, ou ils les refouleront.

J'ajoute que les classes privilégiées d'aujourd'hui ont infiniment plus d'autorité, et par conséquent de puissance que les classes privilégiées d'avant

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Jean Jaurès

1^89. La bourgeoisie industrielle est restée vivante. Elle suit les lois du progrès scientifique. Elle adopte sans cesse de nouvelles méthodes de production, elle renouvelle son outillage. Et même au point de vue de la lutte sociale, de la lutte des classes, elle renouvelle sa méthode de combat : l'invention des syndicats jaunes atteste qu'elle a des ressources de souplesse et daudace. Quelle différence d'activité entre un grand prélat d'ancien régime et un grand capitaliste d'aujourd'hui! Il en est, comme certains milliardaires américains, qni ont hérité de l'activité de Napoléon. Et en France même, dans des propor- tions plus modestes, la classe capitaliste est toujours en éveil. Ce n'est pas à des classes nonchalantes et assoupies, c'est à des classes agissantes, pré- voyantes, hardies que le prolétariat doit arracher leur privilège. Comment le pourrait-il s'il n'a pas avec lui l'ensemble de la nation ? Si la masse de la nation lui est hostile, il sera écrasé. Et si elle est simplement défiante, les manœuvres de la classe capitaliste ne tarderont pas à changer cette défiance en hostilité.

Ainsi, l'universelle trépidation de la vie moderne, l'universelle excitation des énergies ne permettent plus l'action décisive des minorités. Il n'y a pas de masse dormante qu'une impulsion vigoureuse puisse ébranler. Il y a partout des centres de force, qui

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LES RAISONS DE MAJORITE

deviendraient vite des centres de résistance, des

points de réaction, si peu à peu leur mouvement

propre ne se dirigeait pas dans le sens de la société

nouvelle.

*

En second lieu, la transformation de propriété que le socialisme veut et doit accomplir est beaucoup plus vaste, beaucoup plus profonde et beaucoup plus subtile que celle qui a été accomplie il y a cent dix ans par la bourgeoisie révolution- naire.

En 1789, c'est une forme de propriété étroitement définie que frappait la Révolution. Quand elle nationalisait les biens du clergé, c'est une propriété corporative bien déterminée qu'elle absorbait. Hors de l'Eglise, hors du clergé régulier ou sécu- lier, aucun citoyen, aucun possédant ne pouvait craindre que la mesure d'expropriation décrétée contre l'Eglise rejaillît sur lui. L'abbé Maury essaya en vain de semer la panique : les propriétaires bourgeois et paysans savaient trop que la pro- priété d'Église était bien définie et que l'expro- priation ne pouvait pas s'étendre au delà de ses limites.

De même, quand la Révolution abolit les droits féodaux, c'était aussi une mesure précise, aux

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Jean Jaurès

effets connus d'avance et limités. Sans doute, il y avait des di^oits féodaux engagés dans des pro- priétés non féodales. Mais dans l'ensemble, c'étaient les seigneurs qui étaient atteints. La nature même de la redevance féodale, qui supposait un lien de dépendance personnelle, en réservait le bénéfice à une catégorie de personnes.

Au contraire, la propriété capitaliste est essen- tiellement diffuse. Elle n'a pas de limites certaines et connues. Elle n'est pas concentrée aux mains d'une corporation comme l'Eglise, ou d'une caste comme la noblesse. Les titres qui la représentent sont assurément bien loin d'être répandus autant que le dit l'optimisme de commande des écono- mistes bourgeois. Mais enfin, ils ne sont pas réservés à telle catégorie de titulaires, et ils sont assez largement disséminés. Il y a de petits posses- seurs jusque dans les villages. Et si un coup de minorité abolissait un moment la propriété capita- liste, partout s'allumeraient des foyers de résistance imprévus. C'est seulement par des transactions nuancées et précises, leur intérêt sera pleinement sauvegardé, qu'on amènera les moyens et petits possesseurs à consentir à une transformation de la propriété capitaliste en propricUé sociale. Or, ces transactions ne peuvent être ménagées, ces garanties ne peuvent être instituées que par la calme délibé-

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LES RAISONS DE MAJORITE

ration et la volonté légale de la majorité de la nation.

De même, la transformation de la propriété agraire et son évolution vers un système largement communiste seront impossibles tant que les paysans propriétaires ne seront pas pleinement rassurés. L'adhésion des paysans propriétaires est d'autant plus nécessaire que par rapport à leur nombre le nombre des propriétaires ruraux va diminuant. Mais cette adhésion, ils ne la donneront pas à un mouvement soudain, dont ils n'auront pu calculer les effets. Ils ne la donneront qu'à un mouvement délibéré avec eux, et qui en accroissant tous les jours leur force de production et leui" bien-être, les rassurera pleinement sur le but et le terme de l'action socialiste.

Ce n'est pas tout. En 1789, la Révolution n'avait à accomplir, dans l'ordre de la propriété, qu'une œuvre négative. Elle supprimait, elle ne créait pas. Elle abolissait la propriété d'Église ; mais, ce domaine d'Eglise, elle le mettait en vente. Elle le convertissait immédiatement en propriétés particu- lières d'un type déjà connu. De môme, quand elle supprimait les droits féodaux, elle libérait la propriété paysanne d'une charge. Elle n'en modifiait pas le fond. Le paysan devenait plus pleinement propriétaire de ce qu'il possédait déjà. Mais la

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Révolution ne suscitait aucune forme nouvelle de propriété. Elle n'imaginait aucun type social nouveau. Son oeuvre libératrice revenait à briser des entraves. Elle n'avait pas à créer, elle n'avait pas à organiser : la société ne lui demandait que des destructions ; une fois ces destructions accom- plies, c'est la société qui d'elle-même continuait, allègi'ement, la marche commencée.

Au contraire, il ne suffit pas à la Révolution socialiste d'abolir le capitalisme : il faut qu'elle crée le type nouveau selon lequel s'accomplira la production et se régleront les rapports de propriété. Supposez que demain tout le système capitaliste soit supprimé. Supposez que tout prélèvement capi- taliste cesse, que le grand-livre de la dette publique soit anéanti, que les locataires ne payent plus de loj^ers, que les fermiers ne payent plus de fermages, que les métayers ne remettent plus au propriétaire bourgeois la moitié des fruits de la terre, que toute rente du sol, tout bénéfice commercial, tout divi- dende et profit industriel soient abolis; si à cette destruction du capitalisme ne s'ajoutait pas immé- diatement une organisation socialiste, si la société ne savait pas d'emblée comment, par qui, sera conduit le travail, quelle sera l'action de l'Etat, celle de la commune, celle du syndicat, comment, d'après quels principes seront rémunérés les pro-

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LES RAISONS DE MAJORITE

ducteurs, si elle n'était pas, en un mot, capable d'assurer le fonctionnement d'un système social nouveau, elle tomberait dans un abîme de désordre et de misère, et la Révolution serait perdue en un jour.

Mais ce système social nouveau, ce ne peut être une minorité qui le crée et qui l'inspire. Il ne peut fonctionner qu'avec le consentement de l'immense majorité des citoyens. Et c'est la majorité des citoyens qui en multipliera peu à peu les ébauches et les germes. C'est elle qui, du chaos capitaliste, fera surgir graduellement des types variés de pro- priété sociale, coopérative, communale et corpora- tive, et elle n'abattra les derniers pans du système capitaliste que lorsque les fondements de l'ordre socialiste seront assurés, lorsque l'édifice nouveau pourra mettre les hommes à l'abri. A cette œuvre immense de construction sociale, c'est l'immense majorité des citoyens qui doit concourir.

Qu'on n'oublie pas le caractère nouveau et gran- diose de la Révolution socialiste. Elle sera faite pour tous. Pour la première fois depuis l'origine de riiistoire humaine, un grand changement social aura pour objet non pas la substitution d'une classe à une autre, mais la destruction des classes, l'avè- nement de la commune humanité.

Dans l'ordre socialiste, ce n'est pas l'autorité

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Jean Jaurès

d'une classe sur une autre qui maintiendra la discipline, la coordination des efforts : c'est la libre volonté des protecteurs associés.

Comment un système cpii suppose la libre colla- boration de tous pourrait-il être institué contre la volonté, ou même sans la volonté du plus grand nombre? Toutes ces forces ou réfractaires ou inertes alourdiraient tellement la production socialiste, useraient en d'innombrables chocs ou frottements tant d'énergies et de ressorts, que le système ferait faillite. Il ne peut réussir que par la volonté générale et presque unanime.

Destiné à tous, il doit être préparé, accepté presque par tous, et même, pratiquement, partons; car il vient une heure la force dune majorité immense décourage les dernières résistances. Ce qui fait la noblesse du socialisme, c'est qu'il ne sera pas un régime de minorité. Il ne peut donc pas, il ne doit donc pas être imposé par une minorité.

J'ajoute que le long exercice du suffrage universel a rendu de plus en plus difficiles et presque impossibles les entreprises des minorités. Le suffrage universel, en effet, fait incessamment la lumière sur les forces respectives des partis. Il en

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LES RAISONS DE MAJORITE

prend perpétuellement et il en publie la mesure. Or, il est très difficile à une minorité de tenter un mouvement, quand tout le pays sait et quand elle sait elle-même qu'elle est une minorité.

En i83o, en 1848, la minorité révolutionnaire soulevée pouvait croire, dire et faire croire qu'elle représentait la pensée de la majorité. Car cette majorité, sous le régime du suffrage restreint, restait inexprimée. Je ne parle pas de la chute de l'Empire, qui s'est effondré dans la défaite beau- coup plus que sous la Révolution. Mais la grande faiblesse de la Commune assurément fut d'avoir en face d'elle une assemblée qui, quelque réactionnaire qu'elle fût, émanait ou paraissait émaner du suffrage universel et de la volonté générale.

La minorité qui, ayant participé au scrutin, en ayant accepté la mesure, tenterait de faire violence à la majorité, serait dans une situation fausse. Et elle trouverait en face d'elle une majorité qui, avertie de sa propre force par les chiffres authen- tiques du scrutin, ne céderait pas et rallierait probablement à elle bien des éléments de la minorité soulevée.

Or, le Parti socialiste ne se borne pas à demander partout le suffrage universel. Il le demande avec la représentation proportionnelle. Liebknecht, dans les fragments qu'a publiés le Vorwaei'ts, demande

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Jean Jaurès

la représentation proportionnelle. Les socialistes belges l'ont soutenue. Le citoyen Vaillant, dans un article récent, adhérait en principe au scrutin de liste, sous la condition absolue que la représen- tation proportionnelle serait instituée. C'est aussi le sentiment du citoyen Guesde. Mais demander la représentation proportionnelle, c'est demander que chacune des forces, chacune des tendances du pays et de la société donne constamment sa mesure exacte. C'est vouloir que la part d'influence élec- torale et parlementaire de chaque parti soit exactement calculée sur sa force réelle dans le pays. C'est donc proclamer que toute législation est arbitraire, qui ne procède pas de la majorité vraie.

Donc, de l'aveu de tous, la Révolution socialiste s'accomplira par la volonté générale, par la force d'une majorité. Seuls, les partisans de la grève générale à caractère révolutionnaire croient que l'action du seul prolétariat industriel ou même de la portion la plus active et la plus consciente de ce prolétariat suflira à déterminer l'avènement du communisme, la Réçolution sociale.

GRÈVE GÉNÉRALE ET RÉVOLUTION

Quand on parle de grève générale, il faut com- mencer par bien définir le sens des mots. Une s'agit pas, bien entendu, de la grève générale d'une seule corporation. Par exemple, quand les ouvriers mineurs de toute la France, décident, à la majorité, qu'il y a lieu pour eux de se mettre en grève pour obtenir la journée de huit heures, une pension de retraite plus élevée et un minimum de salaires, c'est une grève très importante, et on peut l'appeler la grève générale des ouvriers mineurs. Mais ce n'est point ce qu'entendent, par la grève générale, ceux qui y voient l'instrument décisif d'émanci- pation. Il ne s'agit point, dans leur pensée, d'un mouvement restreint à une corporation, si vaste soit-elle. D'autre part, il serait puéril de dire qu'il n'y aura grève générale que si la totalité des salariés, dans toutes les catégories de la production, cesse simultanément le travail. La classe ouvrière est trop dispersée pour qu'une pareille unanimité de grève soit possible et même concevable.

Mais le mot de grève générale a un autre sens, très précis à la fois et très étendu. Il signifie que les corporations les plus importantes, celles qui

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dominent tout le système de la production, arrêteront à la fois le travail. Si, par exemple, les ouvriers de chemins de fer, les ouvriers mineurs, les ouvriers des ports et des docks, les ouvriers métallurgiques, les ouvriers des grands tissages et des grandes filatures, les ouvriers du bâtiment dans les grandes villes arrêtaient simultanément le travail, il y aurait vraiment grève générale. Car pour qu'il y ait grève générale, il n'est point nécessaire que la totalité des corporations entre en ligne, il n'est même pas nécessaire que dans les corporations qui participent au mouvement, la totalité des ouvriers fasse grève. Il suffit que les corporations la puissance capitaliste est le plus concentrée, la puissance ouvrière est le mieux organisée, et qui sont comme le nœud du système économique, décident la suspension du travail, et il suffit qu elles soient écoutées par un nombre d'ouvriers tel que, pratiquement, le travail de la corporation soit suspendu.

A la grève générale ainsi entendue, on ne peut objecter ni qu'elle est chimérique ni qu elle serait inefficace. A mesure que s'étend l'organisation ouvrière, ces mouvements d'ensemble deviennent possibles. Et s'ils se produisent, ils peuvent exercer sur les classes dirigeantes un effet profond. Ce n'est plus une corporation, si puissante qu'elle soit, qui

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GREVE GENERALE ET REVOLUTION

refuse le travail, c'est tout un ensemble de corpo- rations. Ce n'est donc plus un mouvement corporatif : c'est un mouvement de classe. Et comment un mouvement général de la classe essen- tiellement productive, de celle que rien ne supplée, pourrait-il être sans action?

*

Mais, ici, il ne faut pas d'équivoque. Il ne faut pas s'imaginer que le mot de grève générale a une vertu magique et que la grève générale elle-même a une efficacité absolue et inconditionnée. La grève générale est pratique ou chîméricpie, utile ou funeste, suivant les conditions elle se produit, la méthode qu'elle emploie et le but qu'elle se propose.

Il y a, à mon sens, trois conditions indispensables pour qu'une grève générale puisse être utile : Il faut que l'objet en vue duquel elle est déclarée passionne réellement, profondément, la classe ouvrière. Il faut qu'une grande partie de l'opinion soit préparée à reconnaître la légitimité de cet objet. 3^ Il faut que la grève générale n'apparaisse point comme un déguisement de la violence, et qu'elle soit simplement Texercicc du droit légal de grève, mais plus systématique et

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plus vaste, et avec un caractère de classe plus marqué.

Et tout d'abord, il est nécessaire que Tensemble des ouvriers organisés attache un très grand pj'ix à l'objet en vue duquel est déclarée la grève. Ni les décisions des congrès corporatifs ni les mots d'ordre des comités ouvriers ne suffiraient à entraîner la classe ouvrière dans une lutte toujours redoutable. Pour affronter les privations et la misère, même pour échapper aux influences du milieu dont on est enveloppé, il faut une grande énergie. Or, cette énergie ne peut être suscitée dans toute une classe que par une grande passion. Et la passion à son tour n'est excitée dans les âmes, à ce degré elle devient agissante et combattante, que par un intérêt à la fois très grand et très prochain, par un objet très important et d'une réalisation immédiate.

Par exemple on comprend très bien que les cor- porations les mieux organisées, les plus conscientes, sous l'action d'une propagande étendue et précise, arrivent à se passionner pour la journée de huit heures, pour les retraites de vieillesse et d'inva- lidité, pour l'assurance sérieuse et certaine contre le chômage. On comprend, si les pouvoirs publics résistent ou éludent, que la classe ouvrière, dans la profondeur de sa conscience, accumule assez d'énergie et de passion pour déclarer une grande et

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GREVE GENERALE ET REVOLUTION

persévérante grève. Alors, c'est pour des objets vastes et précis, c'est pour des réformes étendues, claires et immédiatement réalisables qu'elle lutte. Alors, le signal donné par les organisations ouvrières sera suivi; sinon, non.

Mais il ne suffit pas que le prolétariat soit réellement animé et passionné. Il ne suffit pas qu'il obéisse à sa propre impulsion intérieure et non à un mot d'ordre extérieur. Il faut encore qu'il ait démontré à une fraction notable de l'opinion que ses revendications sont légitimes et réalisables immédiatement. Toute grève générale apportera nécessairement un trouble dans les relations écono- miques; elle contrariera bien des habitudes oumême atteindra bien des intérêts. L'opinion de l'ensemble du pays et même de cette partie très importante des salariés de tout ordre qui ne sera pas entrée dans le mouvement se prononcera donc avec force contre ceux qui seront rendus responsables de la prolongation du conflit. Or, l'opinion ne rendra la classe capitaliste responsable et ne se tournera vigoureusement contre elle que si, par une propagande ardente et substantielle, l'équité des revendications ouvrières et la possibilité pratique d'y satisfaire immédiatement lui ont été démontrées. Alors, c'est contre l'égoïsme des grands possédants, c'est contre la routine ou l'égoïsme des pouvoirs

ICI VI.

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publics qu elle se prononcera, et la grève générale aboutira à un succès notable. Au contraire, si la masse indifférente n'avait pas été avertie et en partie conquise, c'est contre les grévistes qu'elle se prononcerait. Et comme aucune force, même révo- lutionnaire, ne prévaut contre l'opinion de Tensemble du pays, la classe ouvrière subirait un désastre très étendu.

Enfin, je dis que si la grève générale est présentée et conçue non comme l'exercice plus vaste et plus cohérent du droit légal de grève, mais comme le prodrome et la mise en train d'une action de vio- lence révolutionnaire, elle provoquera d'emblée un mouvement de terreur et de réaction auquel la fraction militante du prolétariat ne suffira point à l'ésister.

C'est pourtant à cette conception que se sont arrêtés quelques-uns des théoriciens de la grève générale. Ils croient que la grève générale des cor- porations les plus importantes suffira à déterminer la Révolution sociale, c'est-à-dire la chute de tout le système capitaliste et l'avènement du commu- nisme démocratique et prolétarien. La vie écono- mique du pays sera suspendue ; les voies ferrées seront désertes ; la houille nécessaire à l'industrie

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restera ensevelie sous terre : les navires ne pour- ront même plus aborder les quais nul ouvrier ne déchargera les marchandises. Partout, arrêt de la circulation, de la production. Naturellement, il y aura un grand malaise. Les masses ouvrières, en arrêtant la production et les échanges, se seront affamées elles-mêmes ; elles seront ainsi acculées à la violence, pour se nourrir, pour saisir vivres et denrées ils se trouvent. Elles seront acculées aussi à frapper d'épouvante les privilégiés, menacés dans leurs personnes et dans leurs biens par l'iné- vitable colère du prolétariat dont les souffrances séculaires seront comme exaspérées par la crise de misère et par la faim. De d'inévitables conflits entre la classe ouvrière et les gardiens affolés du système capitaliste. De là, par conséquent, au bout de quelques jours, le caractère révolutionnaire de la grève générale. Et comme la force capitaliste sera dispersée par la nécessité même de surveiller le mouvement le plus étendu et le plus divers, comme notamment l'armée de répression sera dissé- minée, noyée dans le vaste flot, le prolétariat aura dissous l'obstacle jusqu'ici il se brisait, et maître enfin du système social, il installera le travail sou- verain.

Voilà la conception. Je ne dis pas qu'elle ait ce degré de netteté chez tous les théoriciens de la grève

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générale. Je ne dis pas que ceux qui Tacclament y attachent tous ce sens. Mais je dis que pour ceux qui y voient Tinstrument décisif de libération, elle signifie nécessairement cela ou rien.

Or, en ce sens révolutionnaire, je crois que c'est une idée fausse. D'abord, une tactique est singuliè- rement dangereuse quand elle ne peut échouer UNE FOIS sans entraîner pour la classe ouvrière des désastres immenses.

Les partisans de la grève générale ainsi entendue sont obligés, qu'on le note bien, DE RÉUSSIR A LA PREMIÈRE FOIS. Si une grève générale, après avoir tourné à la violence révolutionnaire, échoue, elle aura laissé debout le système capita- liste, mais elle l'aura armé d'une fureur implacable. La peur des dirigeants et même d'une grande partie de la masse se donnera carrière en une longue suite d'années de réaction. Et le prolétariat sera pour longtemps désarmé, écrasé, ligotté.

* *

Mais y a-t-il ainsi des chances de succès? Je ne le crois pas. D'abord, la classe ouvrière ne se soulè- vera pas pour une formule générale, comme serait l'avènement du communisme. L'idée de Révolution sociale ne suffira pas à l'entraîner. L'idée socialiste, l'idée communiste est assez puissante pour guider

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GREVE GENERALE ET REVOLUTION

et ordonner les efforts successifs du prolétariat. C'est pour s'en rapprocher tous les jours, c'est pour la réaliser graduellement qu'il s'organise et qu'il lutte. Mais il faut que l'idée de Révolution sociale prenne corps dans des revendications précises pour susciter un grand mouvement.

Pour décider la classe ouvrière à quitter en masse les grandes usines et à entreprendre contre toutes les forces du système social une lutte à fond, pleine d'inconnu et de péril, il ne suffit pas de dire : Com- munisme! Car immédiatement les prolétaires demandent : « Lequel? et quelle forme aura-t-il demain si nous sommes vainqueurs? » Et ce n'est pas pour un objet trop général et d'un contour trop incertain que se produisent les grands mouvements. Il leur faut un point d'appui solide, un point d'at- tache précis.

Les plus avisés des théoriciens de la grève géné- rale révolutionnaire le savent bien. Aussi, c'est d'abord par des revendications précises, substan- tielles, qu'ils veulent mettre la classe ouvrière en mouvement. Et ils espèrent que ce mouvement, devenant forcément révolutionnaire, s'élargira de lui-même en communisme complet.

Mais est précisément le vice essentiel de la tactique. ELLE RUSE AVEC LA CLASSE OUVRIÈRE. Elle se propose de l'entraîner, comme

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par l'effet irrésistible d'un mécanisme, au delà du point qu'on lui aura indiqué tout d'abord. C'est par l'attrait de quelques réformes concrètes, précises, immédiates, qu'on la détermine à la grande opé- ration de la grève générale, et on imagine qu'une fois prise dans l'engrenage elle sera conduite, presque automatiquement, à la Révolution commu- niste.

Or, je dis que dans une démocratie, cela est con- traire à l'idée même de la Révolution. Je dis qu'il n'y a et ne peut y avoir Révolution que il y a conscience, et que ceux qui construisent un méca- nisme pour véhiculer le prolétariat à la Révolution presque à son insu, ceux qui prétendent l'y conduire comme par surprise, vont à rebours du vrai mouve- ment révolutionnaire.

Si la classe ouvrière n'est pas nettement avertie, dès l'origine, que c'est pour Tentière Révolution communiste qu'elle se met en grève ; si elle ne sait pas, en quittant les mines, les gares, les usines, les chantiers, qu'elle n'y doit rentrer qu'après avoir accompli toute la Révolution sociale ; si elle n'y est pas dès la première heure, et jusqu'au fond de sa conscience, préparée et résolue, elle sera décon- certée dans la suite du mouvement par la révélation tardive d'un plan qu'on ne lui aura pas soumis avant l'action. Et aucun artifice, aucune prestidigi-

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GREVE GENERALE ET REVOLUTION

tation ne substituera le but occulte, soudain décou- vert, au but avoué de la première heure.

S'imaginer qu'une Révolution sociale peut être le résultat d'un malentendu, et que le prolétariat peut être entraîné au delà de lui-même, c'est, qu'on me passe le mot, un enfantillage. La transformation de tous les rapports sociaux ne peut être l'effet d'une manœuvre.

Et au contraire, si on avertit la classe ouvrière, si on lui dit nettement qu'elle doit quitter les ateliers pour n'y rentrer qu'après avoir aboli tout le capitalisme, son instinct et sa pensée l'avertiront aussi que ce n'est point par un soulèvement de quelques jours, mais par un effort immense d'orga- nisation continue et de transformation continue qu'on renouvelle une société aussi compliquée que la nôtre. Dès lors, elle reculera devant une entre- prise aussi indéterminée et aussi creuse, comme on recule devant le vide.

Il y a encore un autre artifice dans la tactique révolutionnaire de la grève générale. Quelques-uns de ces théoriciens disent :

« Il serait peut-être malaisé d'entraîner le prolé- tariat dans une action de force délibérée. Il en est

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désaccoutumé depuis de longues années, et il ne s'y jetterait peut-être pas d'emblée, au seul signal des organisations militantes. Au contraire, la grève est entrée dans la pratique de la classe ouvrière, et les grèves sont de plus en plus éten- dues. Il ne sera donc pas malaisé d'obtenir de la classe ouvrière qu elle entre dans un mouvement de grève générale. Ce sera, à l'origine, un simple agran- dissement de ses habitudes de combat. Et de plus, chose tout à fait importante, ce sera un mouvement légal. La loi permet la grève ; elle ne lui assigne pas et ne peut pas lui assigner de limite. Par consé- quent, le prolétariat, en ouvrant la grève générale, sait qu'il exerce un droit légal ; c'est donc avec toute la puissance de la légalité qu'il entre dans le mouve- ment, et bien des travailleurs cpii am'aient répugné à l'emploi prémédité de la force et à l'action délibé- rément révolutionnaire, n'hésiteront pas à mani- fester leur irritation contre les injustices sociales par une démarche menaçante, mais qui ne les jette pas dès la première heure et de sang-froid hors de la légalité.

« De plus, ce qu'on pourrait appeler la répression préventive du pouvoir capitaliste est empêché par la forme d'abord légale du mouvement. Mais peu à peu, cette grève générale, cette grève de classe s'affirmera nécessairement en grande bataille sociale, en

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combat révolutionnaire. Par la souffrance, par la misère, par les inévitables conflits qui mettront aux prises, en bien des points, la force ouvrière et la force capitaliste, les esprits s'animeront, les justes colères s'enflammeront, et même cette partie du prolétariat qui aurait reculé avant l'ouverture de la grève devant l'emploi systématique de la force, sera peu à peu, au feu des événements, de la lutte et de la souffrance, portée à la température révolu- tionnaire. Dès lors, le vieux monde fera explo- sion. »

Voilà bien, si l'on va au fond, la conception et l'espoir d'un certain nombre de ceux qui voient dans la grève générale un moyen de révolution. Elle est dans leur pensée une méthode d'entraînement révolutionnaire, appliquée à un prolétariat dont trop de forces resteraient inertes sans l'excitation brutale des événements.

On ne dit plus aux prolétaires : Prenez votre fusil. Mais on croit que la grève générale, d'abord légale, sera conduite bientôt à s'armer du fusil ou de tout autre appareil de force. Ainsi, on compte sur la force révolutionnaire des événements pour suppléer ou pour compléter l'insuflisante force révo- lutionnaire des hommes.

J'ai bien le di^oit de dire qu'il y a un artifice de

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révolution. Et comme tout mécanisme qu'on n'a pu éprouver par des expériences répétées avant d'en faire un emploi décisif, celui-ci expose à bien des mécomptes les hommes de bonne foi qui attendent tout de lui. Créer par un moyen factice une excita- tion révolutionnaire que la seule action des souf- û^ances, des misères, des injustices usuelles n'aurait pas suffi à produire, est une entreprise bien aléatoire.

On a dit que la Révolution ne se décrète pas. A plus forte raison peut-on dire qu'elle ne se fabrique pas, et qu'aucun mécanisme de conflit, si vaste et si ingénieux soit-il, ne peut suppléer la préparation révolutionnaire des choses et des esprits. Il ne suffira pas de poser d'abord la grève générale pour en faireensuitereussirlaRevolution.il se peut très bien que les prolétaires, s'ils ont besoin, à l'origine, pour entrer dans la grande action, d'un prétexte et même d'une illusion de légalité, reculent devant l'emploi de la force au moment se dérobera ce prétexte et se dissipera cette illusion. Le qui aura été jeté en l'air pourra bien retomber sur une face de violence ; il pourra retomber aussi sur une face d'inertie. Or, on ne pourra pas garder longtemps en main le cornet et recommencer indéfiniment le jeu. Il se peut, en tout cas, que dans ce mouvement dont les chefs auront compté sur la force incon-

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GREVE GENERALE ET REVOLUTION

sciente et obscure des choses plus que sur la force délibérée des consciences, il y ait beaucoup de flot- tement, de mélange et d'incohérence. Sur tel point, le conflit aboutira en eflet à l'action révolutionnaire ; sur tel autre, il gardera sa forme légale et s'éteindra dans l'immobilité. Le mouvement révolutionnaire, n'ayant pas son principe et son point d'appui dans la volonté réfléchie des hommes, sera livré au hasard des incidents locaux, et le mécanisme de révolution n'aura pas les mêmes prises partout. De là, discordance, découragement et défaite. Il est très vrai que souvent, dans l'histoire, des événe- ments d'abord restreints en apparence et inoffen- sifs aboutissent à de vastes conclusions imprévues. Mais il est impossible de compter sur cet élargisse- ment, et il n'y a pas de procédé, fût-il celui de la grève générale, qui, d'un premier mouvement de légalité puisse avec certitude faire sortir la Révolu- tion.

* *

D'ailleurs, et c'est surtout qu'est l'illusion d'un grand nombre de militants, il n'est pas démontré du tout que la grève générale, même si elle prend en effet un caractère révolutionnaire, fasse capi- tuler le système capitaliste. La société bourgeoise opposera une résistance proportionnée à la gran-

III

Jean Jaurès

deur des intérêts en jeu. C'est dire qu'à la grève générale de révolution qui lui demandera le sacrifice complet de son principe même, elle opposera une résistance totale.

Or, ni l'arrêt de la production et de la circulation, ni même les violences étendues contre les propriétés et les personnes ne suffisent à faire tomber une société. Quelque puissants qu'on suppose les effets de la grève générale révolutionnaire, ils ne seront pas supérieurs à ceux des grandes guerres et des grandes invasions. Les grandes guerres arrêtent aussi ou troublent la production, suspendent ou gênent la circulation et jettent dans la vie écono- mique un trouble qu'on pourrait supposer mortel. Et pourtant, les sociétés résistent avec une élasticité extraordinaire à des crises qu'on pouvait croire funestes, à des msfux qui paraissaient accablants.

Je ne parle pas de la guerre de Cent Ans en France, de la guerre de Trente Ans en Allemagne. A travers des épreuves inouïes, les brigandages, les sièges, les ravages, les incendies, les perpétuels combats, les famines, la vie sociale se maintint. Mais dans les sociétés plus modernes, dans la société bourgeoise elle-même, que de prodigieuses secousses ! Dès la seconde moitié de 1793, la société issue de la Révolution subit ou même s'inflige à elle-même, pour se défendre, des épreuves aux-

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quelles sans doute nulle grève générale n'équivaudi^a. Une portion considérable de la population valide, quinze cent mille hommes sur une population de vingt-cinq millions sont arrachés aux champs et aux ateliers et jetés aux frontières. La guerre civile fait rage, en même temps que la guerre étrangère. La Vendée, la Bretagne, le Midi, Lyon sont soulevés et en feu. La moitié de laFrance est armée contre l'autre moitié. L'été aride et ardent a appauvri les mois- sons. Le blé circule malaisément, chaque départe- ment, chaque district voulant se réserver le plus de grain possible. Bien que Paris ne soit pas investi, il est soumis à un véritable régime d'état de siège : il y faut faire queue à la porte des boulangers ; le rationnement est établi ; le pain est rare. La baisse des assignats jette un trouble extrême dans toutes les transactions. Et à travers toutes ces difTicultés, la France garde assez de puissance vitale, la société révolutionnaire garde assez de ressort pour se défendre d'abord et bientôt reprendre l'offensive. On peut prendre par la famine et par la force une cité ; on ne prend pas ainsi une société tout entière. Il faut qu'elle se livre elle-même. En 1870-1871, un tiers de laFrance est occupé, Paris est assiégé; la guerre civile succède à la guerre étrangère ; une rançon formidable est imposée à la nation, et malgré tout, les sources profondes de la vie ne sont pas

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Jean Jaurès

atteintes, et elles jaillissent de nouveau avec une merveilleuse abondance dès les premiers jours de paix.

En supposant même qu'une grève générale révo- lutionnaire parvienne à obstruer les ports, à immo- biliser les locomotives, à détruire les voies ferrées, à occuper souverainement quelques régions parti- culièrement ouvrières, à menacer et à réduire l'approvisionnement de quelques grandes villes et de la capitale, l'ingénieuse nécessité fera apparaître d'innombrables ressoui^ces cachées. Au besoin, la vie sociale, la consommation se réduiront dans des proportions énormes, et la nature humaine s'accom- modera de ces tragiques privations, comme à la fin d'un long siège elle s'accommode d'un régime dont la seule idée, quelques mois plus tôt, aurait fait frémir les plus braves. Et si la société bourgeoise et la propriété individuelle ne veulent pas capituler, si la grande majorité des citoyens est opposée au nouvel ordre social que la grève générale veut instaurer par un coup de surprise, la société boui*- geoise et la propriété individuelle trouveront le moyen de vivre, de se défendre, de rallier peu à peu, dans le désordre même et le désarroi de la vie économique bouleversée, les forces de conservation et de réaction.

II:

GREVE GENERALE ET REVOLUTION

Quelques-uns s'imaginent, il est vrai, que la grève générale, éclatant en bien des points à la fois, obligerait le gouvernement capitaliste et proprié- taire à disséminer la force armée sur une telle étendue qu'elle serait comme absorbée par la Révo- lution. C'est une conception d'une naïveté extrême. Le gouvernement bourgeois se préoccuperait avant tout de protéger les pouvoirs publics, les assemblées, en qui résiderait, par la volonté même des majorités, la force légale. Au besoin, s'il ne pouvait d'abord suffire à tout, il abandonnerait à la grève les voies ferrées et les régions la Révolution serait le plus fortement organisée ; il se préoccuperait, au con- traire, de concentrer ses forces, et avec la puissance énorme que lui donnerait la volonté des représen- tants légaux de la nation, il ne tarderait pas à frapper quelques grands coups, à réoccuper les régions par lui abandonnées d'abord, et à rétablir les communications, comme on les rétablit en quel- ques jours dans un pays que l'ennemi vient d'évacuer après avoir fait sauter les voies ferrées et les ponts. Même si les pouvoirs publics perdaient un moment Paris, comme en 187 1, et avec les éléments sociaux dont se compose Paris, cela n'est pas certain le moins du monde, il leur suffirait d'avoir un point de réunion et d'attendre en un lieu sûr, conmie le roi de France à Bourges, comme M. Tliiers

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à Versailles, que les forces conservatrices fussent entrées en branle. Et elles ne tarderaient pas à y entrer spontanément. Qu'on n'oublie pas qu'aujour- d'hui, avec les sociétés de tir et de gymnastique dominent tant d'influences réactionnaires, avec les habitudes de sport de la haute et moyenne bour- geoisie, avec l'entraînement militaire des classes possédantes, les privilégiés, les bourgeois, les capi- talistes petits et grands, les boutiquiers exaspérés seraient capables même d'une action physique très vigoureuse.

Et pendant ce temps, que ferait la Révolution ? Dans les régions elle aurait paru dabord victo- rieuse, elle ne pourrait que se dévorer sur place, et s'épuiser en d'inutiles violences. Les révolutions libérales ou démocratiques de i83o et de 1848 avaient un but très précis : renverser le pouvoir central et le remplacer. Les coups révolutionnaires de Blanqui étaient toujours calculés pour frapper à la tête et au cœur. Il ne disséminait pas ses forces; il les concentrait au contraire pour les porter en quelques points vitaux du système poli- tique gouvernemental.

La méthode révolutionnaire de la grève générale est toute contraire. Précisément parce qu'elle donne

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d'abord au combat une forme économique, elle n'assigne pas aux forces ouvrières un but unique et central elles puissent converger. Elles res- teront sur place, aux abords du puits de mine déserté, au seuil des usines abandonnées. Ou si les prolétaires prennent possession de la mine, de l'usine, ce sera une prise de possession toute fictive. C'est un cadavre qu'étreindront les ouvriers ; car la mine, l'usine ne sont que des corps morts quand la circulation économique est suspendue, quand la production est arrêtée. Tant que l'ensemble de l'appareil social n'est pas possédé et gouverné par une classe, elle a beau s'emparer matériellement de quelques usines et chantiers, elle ne possède rien : ce n'est pas être maître de la circulation que de tenir dans ses mains quelques cailloux de la route déserte.

Il ne resterait donc plus aux forces ouvrières, étonnées de leur impuissance dans leur apparente victoire, que la ressource de détruire. Mais à quoi serviraient ces actes de destruction, sinon à mar- quer d'un caractère de sauvagerie le soulèvement du prolétariat? Qu'on observe bien que la tactiqiie révolutionnaire de la grève générale a pour objet et pour effet de décomposer la vie économique et sociale, de la morceler. Arrêter les locomotives, immobiliser les navires, refuser aux machines de

1 1 7 vn.

Jean Jaurès

l'industrie la houille, c'est substituer à la vie géné- rale et une de la nation la vie dispersée d'innom- brables groupes locaux. Or, ce morcellement de la vie, C'EST PRÉCISÉMENT LE CONTRAIRE DE LA RÉVOLUTION.

La Révolution bourgeoise a été faite par des fédérations qui venaient de proche en proche se nouer à Paris. Toute grande révolution suppose une exaltation de la vie, et cette exaltation n'est possible que par la conscience d'une vaste unité , par l'ardente communication des forces et des enthousiasmes. C'est par l'organisation d'une forte représentation et action de classe, économique et politique, pénétrant tout et reliant tout, que le pro- létariat accomplira sa révolution. Le morcellement est un retour à l'état féodal. Dans les groupes isolés, retombés par l'arrêt de la circulation à une civilisation inférieure, ce sont les oligarchies possé- dantes qui, disposant de moyens de subsistance accumulés et s'attachant par toute une clientèle passive, deviendront souveraines. Ce sont les riches qui seront en bien des cantons et des communes les rois momentanés, les chefs sociaux, les maîtres du fief. Et peu à peu, toutes ces petites souverainetés, toutes ces petites oligarchies coordonneront leurs efforts pour écraser et envelopper la Révolution immobile et penaude, qui en croyant destituer le

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GREVE GENERALE ET REVOLUTION

gouvernement de tout moyen de communication, se sera isolée et émiettce elle-même.

Ainsi, il est absolument chimérique d'espérer que la tactique révolutionnaire de la grève générale permettra à une minorité prolétarienne hardie, consciente, agissante, de brusquer les événements. Aucun artifice, aucun mécanisme à surprise ne dispense le socialisme de conquérir par la propa- gande et la loi la majorité de la nation.

Est-ce à dire que l'idée de grève générale est vaine, qu'elle est un élément négligeable dans le vaste mouvement social ? Pas le moins du monde. D'abord, j'ai montré comment, à quelles conditions et sous quelle forme elle pouvait accélérer l'évo- lution sociale et le progrès ouvrier. En second lieu, c'est déjà pour une société un signe terrible et un avertissement décisif qu'une pareille idée puisse apparaître à une classe comme un moyen de libéra- tion. Quoi! c'est la classe ouvrière qui porte l'ordre social; c'est elle qui produit et qui crée. Si elle s'arrête, tout s'arrête. Et on peut dire d'elle le mot magnifique que Mirabeau, le premier annonciateur de la grève générale, disait de l'ensemble du Tiers- État, encore uni, ouvriers et bourgeois :

« Prenez garde ! criait-il aux privilégiés, n'irritez pas ce peuple qui produit tout, et qui pour être for- midable n'aurait qu'à être immobile. »

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Or, à ce prolétariat qui a cette formidable puis- sance négative, et qui peut tout au moins être tenté d'en user, les classes possédantes et dirigeantes n'ont su accorder jusqu'ici qu'une trop faible part de puissance positive. Elles ont donné ou elles ont laissé à la classe ouvrière si peu de confiance en Tefficacité de l'évolution légale, qu elle est comme fascinée de plus en plus par l'idée de refuser tout le travail. Le travail songeant à se refuser, le cœur méditant de s'arrêter : voilà à quelle crise inté- rieure profonde nous ont conduits les égoïsmes et l'aveuglement des privilégiés, l'absence de tout plan d'action. C'est vers l'abîme de la grève géné- rale révolutionnaire que le prolétariat se sent de plus en plus entraîné, au risque de se briser en y tombant, mais en emportant avec lui pour des années ou la richesse ou la sécurité de la vie.

La grève générale, impuissante comme méthode révolutionnaire, n'en est pas moins, par sa seule idée, un indice révolutionnaire de la plus haute importance. Elle est un avertissement prodigieux pour les classes privilégiées, plus qu'elle n'est un moyen de libération pour les classes exploitées. Elle est, au cœur de la société capitaliste, comme une sourde menace, qui, même si elle se résout enfin en accès impuissants, atteste un désordre

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organique que seule une grande transformation peut guérir.

Enfin, si les dirigeants commettaient la folie de toucher aux pauvres libertés acquises, aux moyens d'action bien chétifs des prolétaires, s'ils menaçaient ou violentaient le suffrage universel, si par la per- sécution patronale et policière ils rendaient vrai- ment illusoire le droit syndical et le droit de grève, la grève générale violente serait certainement la forme spontanée de la révolte ouvrière, une sorte de ressource suprême et désespérée, et un moyen de frapper l'ennemi plus encore que de se sauver soi-même.

Mais la classe ouvrière serait dupe d'une illusion funeste et d'une sorte d'obsession maladive, si elle prenait ce qui ne peut être qu'une tactique de déses- poir pour une méthode de révolution. En dehors des sursauts convulsifs qui échappent à toute pré- vision et à toute règle, et qui sont parfois la res- source suprême de l'histoire aux abois, il n'y a aujourd'hui pour le socialisme qu'une méthode souveraine : conquérir légalement la majorité.

le but

LE BUT

La première condition du succès pour le socia- lisme, c'est d'expliquer à tous clairement son but et son essence; c'est de dissiper beaucoup de malen- tendus créés par nos adversaires, et quelques malentendus créés par nous-mêmes.

L'idée socialiste est claire et noble. Nous consta- tons que la forme actuelle de la propriété divise la société d'aujourd'hui en deux grandes classes, et que l'une de ces classes, celle des prolétaires, est obligée pour vivre, pour exercer en quelque mesure ses facultés, de payer une sorte de dîme à la classe capitaliste. Voici une multitude d'êtres humains, de citoyens : ils ne possèdent pas. Ils ne peuvent vivre que de leur travail, et comme, pour travailler, ils auraient besoin d'un coûteux outillage qu'ils n'ont pas, de matières premières et d'avances qu'ils n'ont pas, ils sont obligés de se mettre à la dispo- sition d'une autre classe qui possède les moyens de production, le sol, les usines, les machines, les matières premières et des ressources monétaires accumulées. Et naturellement, la classe capitaliste et propriétaire, usant de sa puissance, fait payer à

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Jean Jaurès

la classe prolétarienne une large redevance. Elle ne se borne pas à récupérer les avances faites par elle et à amortir l'outillage. Sur le produit du travail ouvrier et paysan, elle prélève tous les ans et indéfiniment une part notable : fermage, rente du sol, loyer des immeubles urbains, arrérages de la rente d'Etat, revenus des actions et obligations, bénéfice industriel, bénéfice commercial.

Ainsi, dans la société d'aujourd'hui, le travail des prolétaires ne leur appartient pas tout entier. Et comme, dans notre société fondée sur la pro- duction intensive, l'activité économique est une fonction essentielle de toute personne hmnaine, comme le travail est une partie intégrante de la personnalité, la personne des prolétaires ne leur appartient pas tout entière. Ils aliènent une part de leur activité, c'est-à-dire une part même de leur être, au profit d'une autre classe. Le droit humain en eux est donc incomplet et mutilé. Ils ne peuvent plus faire un acte de la vie sans subir cette restric- tion du droit, cette aliénation de la personne. A peine sont-ils sortis de l'usine, de la mine, du chantier, ils ont abandonné une partie de leur effort pour créer le dividende et le bénéfice, à peine sont-ils rentrés dans le pauvre appartement est entassée leur famille, nouvel impôt, nouvelle redevance pour créer le loyer. En même temps,

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LE BUT

l'impôt d'Etat sous toutes ses formes, impôt direct et impôt indirect, rogne leur salaire déjà deux fois rogné, non pas pour pourvoir seulement à des dépenses de civilisation et d'intérêt commun, mais pour assurer l'écrasant service de la rente au profit de la même classe capitaliste, ou j)our entretenir de formidables et inutiles armées. Enfin, quand avec le résidu du salaire ainsi entamé, le prolétaire va acheter les denrées nécessaires à la vie de chaque jour, ou bien, faute de suffisantes avances et de temps, il s'adresse au détaillant, et il subit ainsi la charge de toute une organisation surabondante d'intermédiaires; ou bien il s'adi'esse au grand magasin, au grand bazar, et il doit assurer, en sus des frais directs de manutention et de répartition de la marchandise, le bénéfice à dix ou douze pour cent du grand capital commercial. Gomme la route féodale encombrée et coupée presque à chaque pas de droits de péage, la route de la vie est coupée, pour le prolétaire, par les droits féodaux de tout ordre que lui impose le capital. Il ne peut ni travailler ni se nourrir, ni se vêtir, ni s'abriter, sans payer à la classe capitaliste et propriétaire une sorte de rançon.

Et non seulement il est atteint dans sa vie même, mais il est atteint dans sa liberté. Pour que le travail soit vraiment libre il faut que tous les

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travailleurs soient appelés pour leur part à le diriger, il faut qulls participent au gouvernement économique de l'atelier, comme ils participent par le suffrage universel au gouvernement politique de la cité. Or, les prolétaires jouent, dans l'organisation capitaliste du travail, un rôle passif. Ils ne décident point, ils ne contribuent point à décider quel travail sera fait, quel emploi sera donné aux énergies disponibles. C'est sans les consulter, c'est souvent à leur insu que le capital créé par eux suscite ou abandonne telle ou telle entreprise. Ils sont les manœuvres du système capitaliste, chargés seulement d'exécuter les plans que le capital déter- mine seul. Et ces entreprises conçues, voulues par le capital, c'est sous la direction de chefs élus par le capital que les prolétaires les accomplissent. Ainsi, les travailleurs ne concourent ni à déter- miner le but du travail, ni à régler le mécanisme d'autorité sous lequel le travail s'exécute. C'est dire que le travail est doublement serf, puisqu'il va à des fins qu'il n'a point voulues, par des moyens qu'il n'a point choisis. Ainsi, le même système capitaliste qui exploite la force de travail de l'ouvrier, attente à la liberté du travailleur. Et la personnalité du prolétaire est diminuée, comme sa subsistance. Mais ce n'est pas tout. La classe capitaliste et î^

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LE BUT

propriétaire ne forme une classe qu'à l'égard des salariés. EnT elle-même, elle est divisée, déchirée par la plus âpre concurrence. Elle n'est point parvenue à s'organiser, et par conséquent à disci- pliner la production, à la régler selon les besoins variables des sociétés. Et dans ce désordre anar- chique, elle n'est avertie de ses erreurs que par des crises dont le prolétariat porte souvent les terribles conséquences. Ainsi, par une iniquité suprême, les prolétaires sont socialement responsables de la marche de la production, qu'en aucune manière ils ne déterminent. N'être pas libre et être responsable, n'être même pas consulté et être châtié, voilà le destin paradoxal du prolétariat dans le désordre capitaliste. Et si le capitalisme s'organisait, s'il parvenait par de vastes trusts à régler la produc- tion, il ne pourrait la régler qu'à son profit; il abuserait de cette puissance d'unité pour imposer à la communauté des acheteurs des prix d'usure ; et les travailleurs n'échapperaient aux conséquences du désordre économique que pour tomber sous le coup du monopole.

* * *

Toutes ces misères, toutes ces injustices et tous ces désordres viennent de ce qu'en fait une classe monopolise les moyens de production et de vie, et

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Jean Jaurès

impose sa loi à une autre classe et à toute la société. 11 faut donc briser cette suprématie d'une classe. Il faut affranchir la classe opprimée, et du même coup, la société tout entière. Il faut abolir toute diffé- rence de classe en transportant à l'ensemble des citoyens, à la communauté organisée, la propriété des moyens de production et de vie qui sont, aujourd'hui, aux mains d'une classe, une force d'exploitation et d'oppression. Il faut substituer à la domination désordonnée et abusive d'une mino- rité la coopération universelle des citoyens associés à la propriété commune des moyens de travail et de liberté . C'est le seul moyen d'affranchir les personnes humaines. Et voilà pourquoi l'objet essentiel du socialisme, collectiviste ou communiste, est de transformer la propriété capitaliste en pro- priété sociale.

Dans l'état présent de l'humanité, il n'y a que des organismes nationaux, la propriété sociale aura la forme d'une propriété nationale. L'action des prolétaires s'exercera de plus en plus internatio- nalement. Les diverses nations en voie d'évolution vers le socialisme régleront de plus en plus leurs rapports réciproques selon la justice et la paix. Mais c'est la nation qui, longtemps encore, fournira le cadre historique du socialisme, le moule d'unité sera coulée la justice nouvelle.

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LE BUT

Et qu'on ne s'étonne point qu'ayant revendiqué d'abord la liberté de la personne, humaine, nous fassions intervenir maintenant la communauté nationale. 11 n'y a que la nation qui puisse affran- chir tous les individus. Il n'y a que la nation qui puisse fournir à tous des moyens de libre dévelop- pement. Les associations particulières, restreintes, temporaires, peuvent protéger pour un temps des groupes restreints d'individus. Mais il n'y a qu'une association générale et permanente qui puisse assurer le di'oit de tous les individus sans exception, et non pas seulement des individus vivants, mais de tous ceux qui sont à naître, dans la suite des générations.

Or, cette association universelle, impérissable, qui comprend, sur une portion déterminée de la planète, tous les individus, et qui étend son action et sa pensée aux générations successives, c'est la nation. Et si nous invoquons la nation, c'est pour assurer la plénitude et l'universalité du droit indi- viduel. Aucune personne humaine, dans aucun moment de la durée, ne doit être laissée en dehors de la sphère du droit. Aucune ne doit être exposée à être la proie ou l'instrument d'une autre per- sonne. Aucune ne doit être privée des moyens positifs de travailler librement, sans dépendance servile à l'égard de qui que ce soit.

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Jean Jaurès

C'est donc dans la nation que le droit de tous les individus, aujourd'hui, demain et toujours, trouve sa garantie. Et si nous transférons à la communauté nationale ce qui fut la propriété de classe des capi- talistes, ce n'est pas pour faire de la nation une idole ; ce n'est pas pour lui sacrifier la liberté des individus. C'est, au contraire, pour qu'elle puisse fournir une base commune à toutes les activités individuelles et à tous les droits individuels. Le droit social, le droit national, n'est pour nous que le lieu géométrique des droits de toutes les per- sonnes. La propriété sociale n'est que l'instrument d'action mis à la portée de tous.

le socialisme et la oie

VIII

LE SOCIALISME ET LA VIE

La domination d'une classe est un attentat à l'humanité. Le socialisme, qui abolira toute pri- mauté de classe et toute classe est donc une resti- tution de l'humanité. Dès lors c'est pour tous un devoir de justice d'être socialistes.

Qu'on n'objecte pas, comme le font quelques socialistes et quelques positivistes, qu'il est puéril et vain d'invoquer la justice, que c'est une idée toute métaphysique et ployable en tous sens, et qu'en cette pourpre banale toutes les tyrannies se sont taillé un manteau. Non, dans la société moderne le mot de justice prend un sens de plus en plus précis et vaste. Il signifie qu'en tout homme, en tout individu l'humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut. Or, il n'y a vraiment huma- nité que il y a indépendance, volonté active, libre et joyeuse adaptation de l'individu à l'en- semble. Là des hommes sont sous la dépendance et à la merci d'autres hommes, les volontés ne coopèrent pas librement à l'œuvre sociale, r individu est soumis à la loi de l'ensemble par la

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Jean Jaurès

force et i^ar l'habitude, et non point par la seule raison, Ihumanité est basse et mutilée. C'est donc seulement par l'abolition du capitalisme et l'avène- ment du socialisme que riiumanité s'accomplira.

*

Je sais bien que dans la Déclaration des Droits de THomme la bourgeoisie révolutionnaire a glissé un sens oligarchique, un esprit de classe. Je sais bien qu'elle a tenté d'y consacrer à jamais la forme bourgeoise de la propriété, et que même dans l'ordre politique elle a commencé par refuser le droit de suffrage à des millions de pauvres, devenus des citoyens passifs. Mais je sais aussi que d'emblée les démocrates se sont servis du droit de l'homme, de tous les hommes, pour demander et conquérir le droit de suffrage poui' tous. Je sais que d'emblée les prolétaires se sont appuyés sur les Droits de l'Homme pour soutenir même leurs revendications économiques. Je sais que la classe ouvrière, quoi- qu'elle n'eût encore en 1^89 qu'une existence rudi- mentaire, n'a pas tardé à appliquer, à élargir les Droits de l'Homme dans un sens prolétarien. Elle a proclamé, dès 1792, que la propriété de la vie était la première de toutes les propriétés, et que la loi de cette propriété souveraine devait s'imposer à toutes

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LE SOCIALISME ET LA VIE

les autres. Or, agrandissez, enhardissez le sens du mot çie. Comprenez-y non seulement la subsistance, mais toute la vie, tout le développement des facultés humaines, et c'est le communisme même que le prolétariat greffe sur la Déclaration des Droits de l'Homme. Ainsi d'emblée le droit humain proclamé par la Révolution avait un sens plus profond et plus vaste que celui que lui donnait la bourgeoisie révolutionnaire. Celle-ci, de son droit encore oli- garchique et étriqué, ne suffisait pas à remplir toute l'étendue du droit humain ; le lit du fleuve était plus vaste que le fleuve, et il faudra un flot nouveau, le grand flot prolétarien et humain, pour que l'idée de justice enfin soit remplie.

C'est le socialisme seul qui donnera à la Décla- ration des Droits de l'Homme tout son sens et qui réalisera tout le droit humain. Le droit révolution- naire bourgeois a affranchi la personnalité humaine de bien des entraves ; mais en obligeant les géné- rations nouvelles à payer une redevance au capital accumulé par les générations antérieures, et en laissant à une minorité le privilège de percevoir cette redevance, il frappe d'une sorte d'hypothèque au profit du passé et au profit d'une classe toute personnalité humaine.

Nous prétendons, nous, au contraire, que les moyens de production et de richesse accumulés par

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Jean Jaurès

l'humanité doivent être à la disposition de toutes les activités humaines et les affranchir. Selon nous, tout homme a dès maintenant un droit sur les moyens de développement qu'a créés l'humanité. Ce n'est donc pas une personne humaine, toute débile et toute nue, exposée à toutes les oppressions et à toutes les exploitations, qui vient au monde. C'est une personne investie d'un droit, et qui peut revendiquer, pour son entier développement, le libre usage des moyens de travail accumulés par l'effort humain. Tout individu humain a droit à l'entière croissance. Il a donc le droit d'exiger de l'humanité tout ce qui peut seconder son effort. Il a le droit de travailler, de produire, de créer, sans qu'aucune catégorie d'hommes soumette son travail à une usure et à un joug. Et comme la communauté ne peut assurer le droit de l'individu qu'en mettant à sa disposition les moyens de produire, il faut que la communauté elle-même soit investie, sur ces moyens de produire, d'un droit souverain de pro- priété.

Marx et Engels, dans le Manifeste communiste, ont marqué magnifiquement le respect de la vie, qui est l'essence même du communisme :

Dans la société bourgeoise, le travail vivant n'est qu'un moyen d'augmeYrter le travail accumulé dans le capital. Dans la société communiste, le travail accumulé ne sera

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LE SOCIALISME ET LA VIE

qu'un moyen d'élargir, d'enrichir, de stimuler la vie des travailleurs.

Dans la société bourgeoise, le passé règne sur le présent. Dans la société communiste, le présent régnera sur le passé, (i)

La Déclaration des Droits de rHomme avait été aussi une aflirmation de la vie, un appel à la vie. C'étaient les droits de l'homme vivant que proclamait la Révolution. Elle ne reconnaissait pas à l'huma- nité passée le droit de lier l'humanité présente. Elle ne reconnaissait pas aux services passés des rois et des nobles le droit de peser sur l'humanité présente et vivante et d'en arrêter l'essor. Au contraire l'humanité vivante saisissait pour le tourner à son usage tout ce que le passé avait légué de forces vives. L'unité française préparée par la royauté devenait, contre la royauté même, l'instrument décisif de révolution. De même les grandes forces de production accumulées par la bourgeoisie devien- dront, contre le privilège capitaliste, l'instrument décisif de libération humaine.

La vie n'abolit point le passé : elle se le soumet. La Révolution n'est pas une rupture, c'est une con- quête. Et quand le prolétariat aura fait cette con-

(1) Je me sers, pour la citation du Manifeste communiste, de l'ex- cellente traduction nouvelle que vient d'en faire paraître Charles Audler à la Société nouvelle de librairie et d'édition, 17, rue Cujas. Prix : 0 franc 50.

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quête, quand le communisme aura été institué, tout l'effort humain accumulé pendant des siècles for- mera comme une nature bienveillante et riche, accueillant dès leur naissance toutes les personnes humaines, et leur assurant l'entier développement.

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Ainsi, jusque dans le droit révolutionnaire bourgeois, dans la Déclaration des Droits de l'Homme et des droits de la vie, il y a une racine de commu- nisme. Mais cette logique interne de l'idée de droit et d'humanité serait restée inefficace et dormante sans la vigoureuse action extérieure du prolétariat. Dès les premiers jours de la Révolution, il inter- vient. Il n'écoute pas les absurdes conseils de classe de ceux qui, comme Marat, lui disent : « Que fais- tu? et pourquoi vas-tu prendre la Bastille, qui n'a jamais enfermé dans ses murs de prolétaires ? » Il marche ; il livre l'assaut ; il décide du succès des grandes journées; il court aux frontières ; il sauve la Révolution au dehors et au dedans ; il devient une force nécessaire et il recueille en chemin le prix de son incessante action. D'un régime semi- démocratique et semi-bourgeois, il fait en trois ans, de 1789 à 1792, une démocratie pure, parfois l'action des prolétaires est dominante. A déployer

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LE SOCIALISME ET LA VIE

sa force, il prend confiance en lui-même, et il finit par se dire, avec Babeuf, qu'ayant créé une puis- sance commune, celle de la nation, il doit s'en servir pour fonder le bonheur commun.

Ainsi, par l'action des prolétaires, le commu- nisme cesse d'être une vague spéculation philoso- phique pour devenir un parti, une force vivante. Ainsi, le socialisme surgit de la Révolution fran- çaise sous l'action combinée de deux forces : la force de l'idée du droit, la force de l'action proléta- rienne naissante. Il n'est donc pas uile utopie abstraite. Il jaillit au point le plus bouillonnant, le plus effervescent des sources chaudes de la vie moderne.

Mais voici qu'après bien des épreuves, des vic- toires partielles et des chutes, à travers la diversité des régimes politiques, le nouvel ordre bourgeois créé par la Révolution se développe. Voici que sous l'Empire, sous la Restauration, le système écono- mique de la bourgeoisie, fondé sur la concurrence illimitée, commence à produire ses effets : accroisse- ment incontestable de richesse, mais immoralité, ruse, perpétuel combat, désordre et oppression. Le trait de génie de Fourier fut de concevoir qu'il était possible de remédier au désordre, d'épurer et d'ordonner le système social sans gêner la produc- tion des richesses, mais, au contraire, en l'accrois-

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sant. Pas d'idéal ascétique : libre essor de toutes les facultés, de tous les instincts. La même asso- ciation qui supprimera les crises multipliera les richesses en ordonnant, en combinant les efforts. Ainsi la nuance d'ascétisme dont la Révolution avait pu assombrir le socialisme s'évanouit. Ainsi le socialisme, après avoir participé, avec les prolé- taires de la Révolution, et avec Babeuf, à toute la vie révolutionnaire, entre maintenant dans le grand courant des richesses et de la production moderne. Par Foui'ier, par Saint-Simon, il apparaît comme une force capable, non pas de refouler le capitalisme, mais de le dépasser.

Dans lordi'e nouveau qu'entrevoient ces grands génies, la justice ne sera pas achetée au prix des joies de la vie. Au contraire, la juste organisation des forces humaines ajoutera à leur puissance pro- ductive. La splendeur des richesses manifestera la victoire du droit, et la joie sera le rayonnement de la justice. Le babouvisme n'avait pas été la négation de la Révolution, mais, au contraire, sa pulsation la plus hardie. Le fouriérisme et le saint-simonisme ne sont pas la négation, la restriction de la vie moderne, mais au contraire son élargissement passionné. Partout donc et toujours le socialisme est une force vivante dans le sens et l'ardent courant de la vie.

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LE SOCIALISME ET LA VIE

Mais aux grands rêves d'harmonie et de richesse pour tous, aux grandes conceptions constructives de Fourier et de Saint-Simon, la bom'geoisie de Louis- Philippe répond par un redoublement d'exploitation de classe, par l'utilisation intensive et épuisante des forces ouvrières, par une orgie de concessions d'État, de monopoles, de dividendes et de primes. Il eût été au moins naïf d'opposer plus longtemps à cette audacieuse exploitation des rêves idylliques. C'est par l'àpre critique de la propriété, de la rente, du fermage, du profit, que répliqua Proudhon : et ici encore la parole qui devait être dite fut dite sous la dictée même et l'àpre inspiration de la vie.

Mais comment compléter l'œuvre de critique par une œuvre d'organisation? Gomment grouper en une vaste unité de combat tous les éléments sociaux que menaçait ou qu'opprimait la puissance de la banque, du monopole et du capital? Proudhon démêla très vite que l'armée de la démocratie sociale était disparate, qu'elle était mêlée d'un pro- létariat de fabriques encore insuffisant en nombre et en force, et d'une petite l)ourgeoisie industrielle et marchande, d'une artisanerie que la concentration et l'absorption capitaliste guettaient mais n'avaient pas abolie encore. De là, dans la partie positive de l'œuvre de Proudhon, des flottements et des contra- dictions ; de un singulier mélange de réaction et

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de révolution selon qu'il s'applique à sauver par des combinaisons factices de crédit la petite bourgeoisie industrielle ou qu'il pressent l'avènement de la classe ouvrière, force de révolution. Il aurait voulu suspendre les événements, ajourner la crise révolu- tionnaire de 1848 pour donner à l'évolution écono- mique le temps de dessiner plus nettement sa ligne, et de mieux orienter les esprits. Mais, ici encore, d'où viennent ces hésitations, ces scrupules ou même ces efforts contradictoires, sinon du contact de la sincère pensée socialiste avec la réalité complexe et encore incertaine ? C'est la vie du siècle qui sans cesse retentit en elle.

Et voici que depuis 1848 la grande force décisive et substantielle se manifeste et s'organise. Voici que la croissance de la grande industrie suscite un prolétariat ouvrier, toujours plus nombreux, toujours plus cohérent, toujours plus conscient. Ceux qui avec Marx ont salué l'avènement de cette puissance décisive, ceux qui ont compris que par elle le monde serait transformé ont pu s'exagérer la rapidité du mouvement économique. Ils ont pu, moins prudents que Proudhon, moins avertis que lui des forces de résistance et des ressources de transformation de la petite industrie, simplifier à l'excès le problème et grossir la puissance d'ab- sorption du capital concentré.

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LE SOCIALISME ET LA VIE

Même avec toutes les réserves et restrictions que nous apporte l'étude de la réalité toujours compli- quée et multiple, il reste vrai que la classe pure- ment prolétarienne grandit en nombre, qu'elle représente une fraction toujours croissante des sociétés humaines, qu'elle est groupée en des centres de production toujours plus vastes; il reste vrai qu'elle est toute préparée à concevoir, par la pro- duction en grand, la propriété en grand, dont la limite est la propriété sociale.

Ainsi, le socialisme, qui avec Babeuf fut comme le frisson le plus ardent de la Révolution démocra- tique, qui, avec Fourier et Saint-Simon, fut le plus magnifique agrandissement des promesses de richesse et de puissance que le capitalisme hardi prodiguait au monde, qui, avec Proudhon, fut l'avertissement le plus aigu donné aux sociétés que l'oligarchie bourgeoise dévorait, est maintenant, avec le prolétariat et en lui, la plus forte des puissances sociales, celle qui grandit sans cesse et qui finira par déplacer à son profit, c'est-à-dire au profit de l'humanité dont elle est maintenant l'ex- pression la plus haute, l'équilibre du monde social.

Non, le socialisme n'est pas une conception arbi- traire et utopiquc ; il se meut et se développe en pleine réalité ; il est une grande force de vie, mêlée à toute la vie et capable bientôt d'en prendi-e la

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IX

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direction. A l'application incomplète de la justice et du droit humain que faisait la Révolution démo- cratique et bourgeoise, il a opposé la pleine et décisive interprétation des Droits de l'homme. A l'organisation de richesse incomplète, étroite et chaotique qu'essayait le capitalisme, il a opposé une magnifique conception de richesse harmonique l'effort de chacun s'agrandissait de l'effort solidaire de tous. A la sécheresse de l'orgueil et de l'égoïsme bourgeois rapetissé en exploitation censitaire et monopoleuse, il a opposé l'amertume révolutionnaire, l'ironie provocante et vengeresse, la meurtrière analyse qui dissout le mensonge. Et voici enfin qu'à la primauté sociale du capital il oppose l'organisation de classe, tous les jours plus forte, du prolétariat grandissant.

Comment le régime des classes pourrait-il subsister quand la classe opprimée et exploitée grandit tous les jours en nombre, en cohésion, en conscience, et quand elle forme le dessein, tous les jours plus net, d'en finir avec la propriété de

classe ?

* * *

Or, en même temps que grandissent les forces réelles, substantielles, du socialisme, les moyens techniques de réalisation socialiste se précisent

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I

LE SOCIALISME ET LA VIE

aussi. C'est la nation qui se constitue de plus en plus dans son unité et dans sa souveraineté et qui est obligée d'assumer de plus en plus des fonctions économiques, prélude grossier de la propriété sociale. Ce sont les grandes communes urbaines et industrielles par les questions d'hygiène, de logement, d'éclairage, d'enseignement, d'alimenta- tion, la démocratie entrera de plus en plus dans le vif du problème de la propriété et dans l'adminis- tration de domaines collectifs. Ce sont les coopéra- tives de tout ordre, coopératives de consommation et coopératives de production, qui se multiplient. Ce sont les organisations syndicales et profession- nelles qui s'étendent, s'assouplissent, se diversifient: syndicats, fédérations de syndicats, bourses du travail, fédérations de métiers, fédérations d'in- dustrie.

Et ainsi, il est certain dès maintenant que ce n'est point par la pesante monotonie d'une bureaucratie centrale que sera remplacé le privilège capitaliste. Mais la nation, investie du droit social et souverain de propriété, aura des organes sans nombre, com- munes, coopératives, syndicats, qui donneront à la propriété sociale le mouvement le plus souple et le plus libre, qui l'harmoniseront avec la mobilité et la variété infinie des forces individuelles. Il y a donc une préparation technique du socialisme

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Jean Jaurès

comme il y a une préparation intellectuelle et sociale. Ceux-là sont des enfants qui, s'enfiévrant de l'œuvre déjà accomplie, croient qu'il leur suffi- rait maintenant d'un décret, d'un Fiat lux pro- létarien pour faire surgir d'emblée le monde socialiste. Mais ceux-là sont des insensés qui ne voient pas l'irrésistible force d'évolution qui con- damne la primauté de la bourgeoisie et le régime des classes.

Ce sera la honte intellectuelle du parti radical de n'avoir répondu à l'immense problème qui nous presse tous que par une équivoque formule électo- rale : « Maintien de la propriété individuelle. » La formule pourra sans doute servir quelque temps à exciter contre le socialisme les ignorances, les frayeurs et les égoïsmes. Mais elle tuera le parti qui est réduit à en faire usage.

Ou elle ne signifie rien, ou elle exprime le con- servatisme social le plus étroit. Elle ne pourra tenir longtemps ni devant la science ni devant la démocratie.

tie la propriété inctioltiuelle

DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE

LES RADICAUX ET LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE

La démocratie, sous l'action du prolétariat organisé, évolue irrésistiblement vers le socialisme, vers une forme de propriété qui arrache l'homme à l'exploitation de l'homme et mette fin au régime des classes. Les radicaux se flattent d'arrêter ce mouvement en promettant à la classe ouvrière quelques réformes, et en se proclamant les gardiens de la propriété indiçidiielle . Ils espèrent, par quelques lois de réforme et de solidarité sociale, retenir une grande partie du prolétariat, et par la défense de la propriété individuelle, animer contre le socialisme les forces conservatrices, la petite et la moyenne bourgeoisie, les petits propriétaires paysans.

Tout d'abord, c'est une véritable déchéance intellectuelle, pour un parti de démocratie, que de souscrire à de pareilles formules. Gomment des hommes aussi cultivés que M. Léon Bourgeois et M. Camille Pelle tan ont-ils pu croire que la décla- ration du parti radical aflîrmant le maintien de la

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Jean Jaurès

propriété individuelle avait un sens? Ainsi employé d'une façon générale et abstraite, le mot de pro- priété individuelle ne signifie rien. Dans l'évolution humaine la propriété individuelle a changé bien des fois de forme et de substance, de sens et de contenu. La propriété individuelle a été, dans les sociétés qui ont précédé la nôtre, la forme d'oppres- sions définitivement abolies. L'esclavage a été un des modes de la propriété individuelle. 11 y avait à Athènes et à Rome des esclaves publics, esclaves de la cité ou de l'Etat. Mais la plupart des esclaves fai- saient partie du patrimoine individuel des citoyens. La propriété des esclaves était une partie de la propriété individuelle. Ou bien ils travaillaient le domaine foncier du maître grec ou romain ; ou bien ils travaillaient à son profit dans des ateliers urbains. Ce sont des individus qui les possédaient, qui en disposaient, qui les soumettaient au labeur forcé, qui les donnaient, les vendaient, les trans- mettaient. Et de même quand, après l'efl'ondrement de la société antique et du régime romain fondé sur la conquête, l'esclavage fut amendé en servage, les serfs aussi furent sur la glèbe objets de quelque propriété individuelle. Il y avait, sous les Méro- vingiens, sous les Garlovingiens, des serfs du roi attachés à la glèbe du domaine royal, des serfs d'église attachés à la terre des abbayes. Mais

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l'immense majorité des serfs appartenait à des seigneurs qui étaient en définitive à peu près des grands propriétaires fonciers possédant de plus en plus à titre individuel. Pendant le Moyen- Age, du dixième au quatorzième siècle, le servage se con- stitue comme un mode de ce que nous nommons la propriété individuelle. C'est le seigneur qui dispose du travail des serfs. Serfs agricoles, disséminés sur l'immense domaine, serfs industriels, boulangers, charrons, orfèvres, fileurs, tisseurs, réunis dans les annexes de la maison seigneuriale, tous ils sont sous la loi d'un individu : ils sont compris dans sa propriété; ils sont vendus par lui avec le domaine. Ils sont, comme la terre même, comme la prairie, comme la vigne, comme les bœufs, un des objets sur lesquels la propriété individuelle s'exerce.

*

J'entends bien que l'esclavage et le servage ont été éliminés de la propriété individuelle. Mais les radicaux peuvent-ils avoir l'assurance que tout élément de servitude, d'oppression, d'injustice, en a disparu? Et de quel droit prononcent-ils de façon générale et abstraite le mot de propriété indivi- duelle, alors que le sens de ce mot varie avec le mouvement même de l'histoire? De pareilles for-

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IX.

Jean Jaurès

mules sont la négation même de l'évolution histo- rique. Elles condamnent le parti qui en fait usage à ne rien comprendre et à ne rien voir. Elles le mettent en dehors de la science et de la vie.

De même que dans l'antiquité la propriété indi- viduelle admettait l'esclavage, de même qu'au Moyen-Age elle comportait le servage, elle com- porte aujourd'hui le salariat. Certes, je ne m'amu- serai pas au triste paradoxe réactionnaire des quelques socialistes qui disent que l'esclave et le serf étaient plus heureux que le salarié . La condi- tion matérielle et morale de l'ouvrier moderne est dans l'ensemble supérieure à celle de Tesclave et du serf. Mais, en ce moment, il ne s'agit point de cela. Je dis simplement qu'aujourd'hui la propriété indi- viduelle a la forme capitaliste, qu'elle permet à une minorité d'individus privilégiés de disposer du travail, des forces, de la santé des prolétaires, et de lever sur eux un perpétuel tribut. Et je dis que lorsque les radicaux déclarent tout court qu'ils veulent maintenir la propriété individuelle, ou cela ne signifie rien, ou cela signifie qu'ils veulent main- tenir la propriété capitaliste.

Quiconque, en Grèce et à Rome, aurait déclaré tout simplement qu'il entendait maintenir la pro- priété privée, eût déclaré par même qu'il mainte- nait l'esclavage. Quiconque, au Moyen-Age, eût

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DE LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

déclaré tout simplement qu'il entendait maintenir la propriété individuelle ou personnelle, aurait main- tenu par même le servage et la féodalité. Et aujourd'hui, quand les radicaux, en une formule toute générale, annoncent au monde qu'ils veulent maintenir contre nous la propriété indwiduelle, ils se constituent par même les gardiens de la propriété capitaliste.

Et quelle pauvreté dans ces formules abstraites ! Elles ne se bornent pas à immobiliser le sens de la propriété individuelle, qui est toujours en mouve- ment. Elles le simplifient arbitrairement. Or, non seulement, d'époque en époque, la propriété indi- viduelle change de signification, mais elle a un degré de complication tout à fait variable. Tantôt elle s'applique à des rapports sociaux très com- plexes ; tantôt elle paraît se simplifier. Et il y a des heures le progrès de l'humanité exige que la notion de propriété se complique ; il y a des heures il exige qu'elle se simplifie.

*

Quand l'esclavage fut amendé en servage, il y eut complication de la propriété. Les rapports du maître à l'esclave étaient d'une simplicité brutale. Puis au Moyen- Age, lorsque le serf a une famille,

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un patrimoine, le maître n'en dispose plus aussi aisément. La propriété individuelle du maître sur le serf est moins aisée à définir, moins simple que la propriété individuelle du maître sur l'esclave. La personnalité humaine, qui était souvent nulle chez l'esclave, et qui se manifeste mieux chez le serf, complique les rapports de propriété; elle introduit dans la notion de propriété individuelle des éléments multiples et flottants. Et ici, cette complication de la propriété est un progrès certain. Au contraire, à la fin du dix-huitième siècle, quand l'heure fut venue les bourgeois et les paysans purent abattre le système féodal, c'est dans le sens d'une simplification de la propriété que s'exerça la Révolution. Elle débarrassa la pro- priété industrielle de toutes les servitudes et com- plications du régime corporatif. Elle débarrassa la propriété rurale de l'énorme enchevêtrement des droits féodaux et ecclésiastiques. Le bourgeois, le paysan devinrent plus nettement, plus absolument propriétaires qu'ils ne l'étaient sous le régime féodal et, à ce moment, dans le passage du féodalisme au capitalisme, la simplification, au moins apparente, de la propriété fut un progrès humain, comme douze siècles plus tôt, dans le passage de l'esclavage au servage, la complication de la propriété avait été un progrès humain.

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DE LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

J'ai lu avec passion le beau livre, tout récemment paru chez Giard et Brière, M. Henri Sée trace l'histoire des classes rurales et du régime domanial en France et au Moyen- Age. Il a marqué avec force la complication changeante et la transformation perpétuelle de la propriété.

« Il apparaît clairement aussi, dit-il dans sa conclusion, qu'au Moyen- Age l'on a de la propriété une conception sensiblement différente de celle qui nous est familière. Ne voit-on pas, à la fois, le suzerain, le vassal et le tenancier exercer, à des titres différents, des droits sur la terre? Le paysan, usufruitier héréditaire de sa tenure, peut être, en un sens, considéré comme propriétaire; que les droits domaniaux disparaissent, et la terre qu'il cultive lui appartiendra sans restriction. Les droits d'usage, dont jouissent collectivement les habitants d'un même domaine, constituent aussi, à certains égards, une véritable propriété. C'est dire que la propriété, au Moyen-Age, a un caractère plus complexe, beaucoup moins abstrait et tranché que de nos jours. Loin d'être immuable, le concept de propriété s'est donc modifié au cours des siècles; nul doute qu'il ne se modifie encore à Vaçenir, qu'il ne suive dans leur évolution les phénomènes écono- miques et sociaux. »

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Jean Jaurès

Voilà la grande et large conclusion à laquelle aboutit de plus en plus l'école historique française. Que signifie, en face de ces constatations souve- raines de l'histoire, et de cette évolution vivante du concept de propriété, la formule scolastique et enfantine des radicaux? De même qu'il s'est déjà modifié, le concept de propriété se modifiera encore : et il est certain que maintenant c'est dans le sens d'une complication plus grande, d'une complexité plus riche qu'il va évoluer. Une force nouvelle est apparue, qui va compliquer et trans- former tous les rapports sociaux, tout le système de propriété. Cette force nouvelle, c'est l'individu humain.

Pour la première fois, depuis l'origine de l'histoire, l'homme réclame son droit d'homme, tout son droit. L'ouvrier, le prolétaire, le sans- propriété, s'affirme pleinement comme une personne. Il réclame tout ce qui est de l'homme, le droit à la vie, le droit au travail, le droit à l'entier développement de ses facultés, à l'exercice continu de sa volonté libre et de sa raison. C'est sous la double action de la vie démocratique, qui a éveillé ou fortifié en lui la fierté humaine, et de la grande industrie, qui a donné aux prolétaires groupés la conscience de leur force, que le travailleur devient une personne et veut être, partout et toujours,

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DE LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

traité comme telle. Or, la société ne peut lui assurer le droit au travail, le droit à la vie ; elle ne peut l'élever, du salariat passif, à la coopération autonome, sans pénétrer elle-même dans la pro- priété. La propriété sociale doit se créer, pour garantir la vraie propriété individuelle, la propriété que rindividu humain a et doit avoir de lui-même.

* * *

Ainsi un droit social de propriété se constitue nécessairement au profit des travailleurs ; et ce droit social se communique ^ aux associations diverses, communes, coopératives, syndicats, qui peuvent de plus près que la nation, et avec plus de souplesse, garantir le droit des individus, leur activité enfin affranchie. Ainsi, à la propriété capitaliste, relativement simple et brutale, se substituera une propriété infiniment complexe, le droit social de la nation servira à assurer, par l'intermédiaire de groupements multiples, locaux ou professionnels, le droit essentiel de toute personne humaine, l'essor libre de toute activité. Tout élément capitaliste aura disparu; aucun homme ne pourra se servir d'autres hommes pour se créer des dividendes, des bénéfices, des rentes, des loyers, des fermages.

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Mais la propriété nouvelle en sa complexité vaste, nationale, communale, corporative, coopéra- tive, sera en même temps individuelle : car aucun individu ne sera livré ou à l'exploitation d'autres individus, ou à la tyrannie des groupes, ou au despotisme de la nation : et le droit de chacun sera garanti par des contrats précis et souples qui seront, jusque dans la propriété commune, la /

lorme épurée de la propriété individuelle. }

Ainsi se vérifiera la conclusion de l'historien, '.

que le concept de propriété doit se modifier encore. Et en ce sens, il n'est pas un chercheur, il n'est pas un érudit, qui ne travaille à démontrer le ridicule, la puérilité de la formule radicale. Je voyais, dans le volume de M. Sée, la longue liste des hommes de science, chartistes, archivistes, historiens, qui ont ou recueilli ou ordonné ou déjà interprété les documents dont il se sert. Et certes, parmi ces hommes, il en est beaucoup qui appartiennent ou qui croient appartenir aux partis de conservation, quelques-uns même aux partis de réaction. Mais tous, quel que soit leur système personnel, quelle que soit leur croyance, tous ils servent la cause de l'évolution, c'est-à-dire, en ce moment, la cause du socialisme, parce qu'ils ne s'arrêtent pas à la surface de l'histoire, mais qu'ils pénètrent le fond et qu'ils découvrent aux hommes l'éternel

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DE LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

mouvement qui décompose et recompose, selon des formes et des lois nouvelles, la propriété. Et il est impossible que de proche en proche ces études des maîtres ne pénètrent pas jusqu'à la jeunesse bourgeoise.

Ainsi, quand les radicaux, pour arrêter ou pour ralentir le mouvement d'émancipation du prolé- tariat, parleront du maintien nécessaire de ce qu'ils appellent, en jargon scolastique, la propriété individuelle, ils seront pris entre la colère de la démocratie ouvrière qui leur reprochera justement de défendre, sous ce mot ambigu, la propriété capitaliste, et le dédain de la science qui opposera, à leur conception abstraite et immobile de la propriété, la réalité du mouvement historique.

L'heure approche nul ne pourra parler devant le pays du maintien de la propriété individuelle sans se couvrir de ridicule et sans se marquer soi-même d'un signe d'infériorité. Ce qui règne aujourd'hui, sous le nom de propriété individuelle, c'est une propriété de classe, et ce n'est pas au maintien de cette propriété de classe, c'est à son abolition que doivent travailler, d'un effort continu, ceux qui veulent l'avènement de la démocratie

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dans l'ordre économique comme dans l'ordi^e poli- tique.

Mais que les radicaux veuillent bien y prendre garde. Si leur formule sociale : maintien de la propriété individuelle, est réduite à rien, si elle est destituée de tout sens, ce n'est pas seulement par l'exemple du passé ; ce n'est pas seulement par la tendance invincible des forces nouvelles à briser le cadre capitaliste. Dans la société bourgeoise elle-même, dans le code bourgeois, la propriété individuelle revêt tant de formes incomplètes, subit tant de démembrements et de restrictions, que, dès maintenant, et au point de vue même de la bour- geoisie, c'est un enfantillage ou un anachronisme de parler purement et simplement du maintien de la propriété individuelle.

Nous, socialistes, pour démembrer ou absorber graduellement la propriété capitaliste, pour diriger dans le sens de la propriété collective le mou- vement social, il nous suffira bien souvent d'élargir certaines pratiques de la société bourgeoise, d'appli- quer grandement quelques articles de son code, et d'accélérer, dans les voies elle est engagée déjà, la marche de notre législation. Ceux qui s'instituent les gardiens de la propriété individuelle ne se bornent pas à nier la société de demain; ils méconnaissent la société présente.

PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE ET CODE BOURGEOIS

C'est de trois façons que la propriété individuelle est limitée et refoulée. D'abord il a été impossible au code bourgeois de régler les rapports des divers propriétaires individuels sans consacrer des formes restreintes, incomplètes de la propriété individuelle. En second lieu, l'impôt, dont le rôle va croissant dans l'économie sociale, les lois françaises sur les successions et la loi sur l'expropriation pour cause d'utilité publique sont autant de forces qui inves- tissent, limitent, refoulent la propriété individuelle. En troisième lieu, toute la législation ouvrière, toute celle qui est appliquée, toute celle qui est réclamée est une conquête du droit collectif, de la puissance collective, sur la propriété individuelle. Il n'y a pas une seule réforme démocratique, il n'y a pas une seule loi de protection ouvrière et de solidarité sociale qui ne restreigne le droit des détenteurs du capital, c'est-à-dire la propriété indi- viduelle bourgeoise.

L'article 537 du Gode civil dit : « Les particuliers ont la libre disposition des biens qui leur appartien- nent, sous les modifications établies par les lois. » L'article 544 du môme Code civil dit : « La propriété

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est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règle- ments. » Il est clair que tout le système social est modifié selon quïl réalise l'affirmation principale de ces deux articles, c'est-à-dire la libre disposition des biens, et le droit de jouir et disposer des choses, ou selon qu'il multiplie les modifications, les restrictions et les réserves que ces articles prévoient en leur deuxième partie.

Or, même dans le fonctionnement de la propriété bourgeoise, même dans les rapports qu'ont entre eux les individus possédants, nombreuses sont les formes de propriété l'individu n'a pas la libre disposition des biens, le droit entier de jouir et de disposer des choses.

Qu'est-ce que l'usufruit sinon un démembrement de la propriété individuelle ? L'usufruit, tel que le définit l'article 678 du Code, « est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance ». Ainsi l'usufruitier d'un domaine recueille, pendant toute la durée de l'usu- fruit, les fruits naturels ou industriels de la terre, ceux qu'elle produit spontanément et ceux qu'en

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PROPRIETE INDIVIDUELLE ET CODE BOURGEOIS

obtient la culture ; mais il ne peut ni aliéner ni morceler ce domaine, ni en entamer les valeurs permanentes, comme les arbres de haute futaie. Ainsi, pendant toute la durée de l'usufruit, il n'y a aucun individu qui exerce sur le domaine qui y est soumis le droit plein de propriété ; ni l'usufruitier ne peut disposer du fonds, ni celui qui a la nue propriété ne peut disposer des fruits.

J'entends bien que dans ce démembrement, la propriété reste individuelle, puisque ce sont encore des individus qui détiennent ces fragments du droit de propriété décomposé. Mais il reste vrai que la société bourgeoise elle-même est conduite à mettre une partie de la richesse, une partie du capital foncier ou mobilier, en dehors du droit plein de la propriété individuelle. Il reste vrai que même dans les rapports bourgeois, même dans la sphère des intérêts bourgeois, la propriété individuelle ne forme pas un absolu, un bloc indivisible, mais qu'elle se dissocie au contraire et se dissout.

Ce qui est vrai de l'usufruit est vrai aussi des droits d'usage et d'habitation, mais avec des parti- cularités remarquables. Dans l'usufruit, l'usufrui- tier se substitue à celui qui a la nue propriété, pour la perception de tous les fruits du domaine ou du capital qui est soumis à ce dédoublement de propriété. Au contraire l'individu qui a un droit

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Jean Jaurès

d'usage sur une chose qui ne lui appartient pas, un di^oit d'habitation dans un immeuble qui ne lui appai^tient pas, n'a pas nécessairement droit à l'usage exclusif de la chose, ou à l'occupation entière de l'immeuble. Son di^oit d'usage ou d'ha- bitation est réglé par les conditions les plus va- riables, qui créent les rapports de propriété les plus complexes et les plus instables.

(( Les droits d'usage et d'habitation, dit l'article 628 du Gode civil, se règlent par le titre qui les a établis, et reçoivent, d'après ses dispositions, plus ou moins d'étendue. » Et les articles suivants (629-635) précisent : « Si le titre ne s'explique pas sui" l'étendue de ces droits, ils sont réglés ainsi qu'il suit : Celui qui a l'usage des fruits d'un fonds, ne peut en exiger qu'autant qu'il lui en faut poui' ses besoins et ceux desafamille.il peut en exiger pour les besoins même des enfants qui lui sont survenus depuis la concession de l'usage. L'usager ne peut céder ni louer son droit à un autre. Celui qui a un droit d'habitation dans une maison peut y demeurer avec sa famille, même quand il n'aurait pas été marié à l'époque ce droit lui a été donné. Le droit d'habitation se restreint à ce qui est nécessaire pour l'habitation de celui à qui ce droit est concédé, et de sa famille. Le droit d'habitation ne peut être ni

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PROPRIETE INDIVIDUELLE ET CODE BOURGEOIS

cédé ni loué. Si l'usager absorbe tous les fruits du fonds, ou s'il occupe la totalité de la maison, il est assujetti aux frais de culture, aux réparations d'entretien, et au paiement des contributions comme l'usufruitier. S'il ne prend qu'une partie des fruits, ou s'il n'occupe qu'une partie de la maison, il contribue au prorata de ce dont il jouit. » Qu'est donc devenue, en ces combinaisons, la rigueur du droit individuel de propriété? De la chose sur laquelle est exercé un droit d'usage, de l'immeuble sur lequel est exercé un droit d'habita- tion, nul ne peut disposer pleinement ; ni l'usager, ni le propriétaire. Et quels rapports compliqués et mouvants ! Ce di'oit d'usage et d'habitation grandit avec la famille même de celui qui en a reçu titre. Et il se peut que ce droit d'usage ou d'habitation, n'étant que partiel,' laisse coexister, pour un même immeul^le, le droit d'usage qui restreint la propriété et le di^oit plein de propriété. Quelles combinaisons, quel enchevêtrement des droits, et quelle disper- sion du droit de propriété !

Certes, lorsque les grands jm^istesde la révolution sociale, lorsque les grands organisateurs du droit socialiste s'appliqueront, au fur et à mesui'e que se

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Jean Jaurès

développera la propriété collective, à instituer les formules juridiques qui concilieront le droit souve- rain de la communauté, l'action des groupes locaux et professionnels, le droit des communes, le droit des individus, ils trouveront dans l'usufruit et le droit d'usage et d'habitation, dans les combinaisons mêmes du code bourgeois, bien des précédents et des inspirations.

Grande est la place que les « servitudes ou ser- vices fonciers » tiennent dans le fonctionnement actuel de la propriété. Or, que sont encore ces servitudes sinon un démembrement de la propriété, une diminution du droit que l'individu possédant a sur l'immeuble rural ou urbain dont il est proprié- taire ?

« Une servitude, dit l'article 687 du Code civil, est une charge imposée sur un héritage pour l'usage et l'utilité d'un héritage appartenant à un autre propriétaire. » |

C'est si bien un démembrement et une restriction du droit de propriété que les rédacteurs du Code civil ont craint que la servitude parût créer, d'un immeuble à un autre, une sorte de dépendance analogue à l'ancienne vassalité. Et l'article 638 précise :

« La servitude n'établit aucune prééminence d'un héritage sur un autre. »

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PROPRIETE INDIVIDUELLE ET CODE BOURGEOIS

Ces servitudes sont très diverses. Tantôt elles ont pour objet de rendre possible à un individu l'exer- cice de son droit, qui serait supprimé par l'exercice entier du droit de propriété de ceux qui l'entourent. Ainsi le droit de passage :

Article 682 : « Le propriétaire dont les fonds sont enclavés et qui n'a sur la voie publique aucune issue, ou qu'une issue insuffisante pour l'exploi- tation, soit agricole, soit industrielle de sapropriété, peut réclamer un passage sur les fonds de ses voisins, à la charge d'une indemnité proportionnée au dommage qu'il peut occasionner. »

Tantôt elles ont pour objet d'empccher qu'un propriétaire détourne à son profit exclusif une force naturelle qui doit être commune à plusieurs. « Celui dont une eau courante traverse l'héritage peut en user dans l'intervalle qu'elle y parcourt, mais à la charge de la rendre, à la sortie de son fonds, à son cours ordinaire ; s'il s'élève une contestation entre les propriétaires auxquels ces eaux peuvent être utiles, les tribunaux, en pro- nonçant, doivent concilier l'intérêt de l'agricul- ture avec le respect à la propriété. » (Ar- ticles 644 et 655)

Tantôt elle a pour objet d'assurer, parle concours forcé de divers propriétaires, ce qui est la condition commune de leur propriété. Ainsi, en vertu de

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Jean Jaurès

l'article 664, << lorsque les différents étages d'une maison appartiennent à divers propriétaires, si les titres de propriété ne règlent pas le mode de répa- rations et reconstructions, elles doivent être faites ainsi qu'il suit :

« Les gros murs et le toit sont à la charge de tous les propriétaires, chacun en proportion de la valeur de l'étage qui lui appartient.

« Le propriétaire de chaque étage fait le plancher sur lequel il marche.

« Le propriétaire du premier étage fait l'escalier qui y conduit ; le propriétaire du second étage fait, à partir du premier, l'escalier qui conduit chez lui ; et ainsi de suite. »

Voilà certes des rapports de propriété assez com- pliqués. Il y a dans cette maison des parts de pro- priété individuelle : c'est chaque étage. Puis une sorte d'organisme commun : le toit, les gros murs, qui doivent être entretenus par tous selon des règles spéciales tracées par la loi.

Comme les bourgeois se moqueraient des uto- pistes socialistes, si pour décrire d'avance le mécanisme supposé de la propriété sociale dans une catégorie déterminée d'objets, nous imaginions un enchevêtrement des obligations et des droits ana- logue à celui que l'article Q>%^ crée pour la propriété bourgeoise d'une maison !

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PROPRIETE INDIVIDUELLE ET CODE BOURGEOIS

De même, lorsque peu à peu les petits proprié- taires paysans, sans renoncer encore à l'indivi- dualité de leur domaine, comprendront la nécessité d'associer leurs efforts au moins partiellement et pour des objets déterminés, loi'squ'ils formeront, avec le concours de la communauté nationale, des associations de di^ainage, de nivellement, d'irri- gation, l'association ainsi formée devra exercer sur l'ensemble des domaines partiellement solida- risés des droits précis, qui seront comme une extension de ces servitudes que déjà, dans l'intérêt de l'agriculture, impose aux possédants d'aujour- d'hui le code de \i\ propriété individuelle, yisiis cette servitude sera une libération. Elle affranchira le paysan de l'isolement, de la routine, de la misère.

Qu'on ne se méprenne point sur ma pensée. Je n'ai point la puérilité de prétendre que le droit socialiste sortira, par interprétation et évolution des textes, du droit bourgeois. Les grandes trans- formations sociales ne se font point par des habi- letés de procédure et le code socialiste ne sera pas l'épanouissement imprévu de quelques germes équivoques, cachés dans le code bourgeois. C'est l'action de classe du prolétariat, s'exerçant avec une force croissante sur l'ensemble de la vie sociale, qui suscitera des rapports nouveaux de propriété et des formules juridiques nouvelles.

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Mais au moment tous les partis se dressent contre nous comme les gardiens de la propriété individuelle, il n'est point inutile, pour constater le néant de la formule et l'équivoque de leurs pensées, de constater que la société bourgeoise elle-même n'a pu assurer son propre fonctionnement sans soumettre la propriété individuelle à des démem- brements, à des restrictions, à des règles qui semblent annoncer un droit social nouveau.

Ce que j'ai dit de l'usufruit, des droits d'usage et d'habitation, des servitudes, s'applique aussi à l'hypothèque. Par celle-ci, la dette d'un individu envers un autre individu s'incorpore à un domaine. Elle ne fait plus qu'un avec le domaine ; elle le suit et pèse sur lui, quel que soit l'acquéreur. C'est vraiment encore un démembrement de la propriété.

Encore une fois, je rappelle, pour qu'on ne se méprenne point sur ma pensée et qu'on ne me prête pas des conclusions forcées et factices, que ces démembrements et restrictions de la propriété ne nous font point sortir encore de la sphère de la propriété individuelle et bourgeoise. C'est en vertu du mode bourgeois d'acquisition que fonctionnent l'usufruit, l'hypothèque, la servitude. Et je ne conteste point que ce soient des modes de la pro- priété individuelle. Mais je dis que, déjà, par la

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PROPRIETE INDIVIDUELLE ET CODE BOURGEOIS

diversité de ses modes, par les limitations qu'elle subit, la propriété individuelle manifeste qu'elle n'est point un absolu. Même dans sa sphère d'action, même dans la société bourgeoise et le code bourgeois, la propriété individuelle a des degrés. Avant même toute intervention d'Etat et avant toute pression du prolétariat organisé, la pro- priété individuelle bourgeoise est obligée de se démembrer, d'abandonner une partie de sa force, de revêtir des formes sa définition légale, le droit plein de disposer, ne se retrouve plus. Dans l'usufruit, le droit d'usage, le droit d'habitation, la servitude et l'hypothèque, plusieurs droits indi- viduels bourgeois se rencontrent dans une même propriété, et n'y coexistent qu'en la démembrant. La propriété individuelle bourgeoise n'est donc pas un bloc homogène : elle-même, bien des fois, n'a pu subsister qu'en se décomposant. Il y a des fêlures dans le code bourgeois. Et, même au point de vue du Gode civil, les partis qui se donnent, en une formule générale, comme les défenseurs de la propriété individuelle prononcent des mots qui n'ont pas tout leur sens,

X.

LA PROPRIETE INDIVIDUELLE ET L'IMPOT

Je n'ai point la sottise de considérer l'impôt, dans la société d'aujoui'd'hui, comme une institution communiste. Je sais que l'impôt reçoit son caractère de la société même il fonctionne et au profit de laquelle il fonctionne. Il est destiné surtout à assurer le maintien et l'exercice des puissances sociales dominantes. Dans la société féodale, les prélèvements de tout ordre exercés par le seigneui* ont pour but d'assurer le pouvoir du seigneur. Quand la puissance royale commence à grandir, c'est par les rois qu'est levée une partie de l'impôt ; c'est à assurer et à développer leur pouvoir que l'impôt est consacré. De même, dans une société comme la nôtre, la puissance de la classe possédante, boui^geoise et capitaliste, est encore dominante, c'est surtout au service de cette classe qu'est l'impôt. Il est pour elle un moyen de conser- vation, de gouvernement et de profit. Il lui permet d'assurer, par ses tribunaux, le maintien du di'oit bourgeois, le respect de la propriété bourgeoise. Il lui permet de payer annuellement de formidables arrérages aux rentiers bourgeois et d'équilibrer

Jean Jaurès

ainsi, par le lest constant du budget, la fortune de la bourgeoisie livrée à tous les courants du désordre économique. Il lui permet d'entretenir une armée redoutable et onéreuse, qui, dans l'état présent d'antagonisme des classes et de conflit des intérêts, est destinée autant à protéger le capital contre les prolétaires que la nation contre l'étranger. Il lui permet encore d'allouer à des industries, dont les bénéfices sont absorbés par elle, des primes, des subventions, des garanties d'intérêt.

Au moment nous sommes du développement des Etats modernes, on peut dire que les deux tiers au moins du budget constituent un budget de classe. Les dépenses vraiment communes et humaines, dépenses pour les travaux publics, pour l'instruction à tous ses degrés, pour l'assistance et l'assurance sociales, ne représentent encore qu'une faible fraction des budgets d'État. Et ce n'est pas seu- lement par l'aflectation des ressources, c'est par la manière de se les procurer que le budget de l'Etat bourgeois a un caractère de classe. Par les impôts de consommation, une part démesurée des res- sources publiques est demandée aux pauvres, aux prolétaires. J'espère donc que l'on ne me soupçonnera pas de considérer l'impôt, au point nous sommes de l'évolution politique et sociale, comme une première forme du communisme.

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LA PROPRIETE INDIVIDUELLE ET L IMPOT

Il reste vrai pourtant que l'impôt, avec le déve- loppement qu'il a pris dans les États modernes, est une large restriction de la propriété individuelle. Le projet de budget du ministre des finances pour l'année 1902 prévoit une recette de 3 milliards 597 millions, c'est-à-dire, en chiffres ronds, une recette de 3 milliards 600 millions. Les recettes des départements et des communes dépassent 400 millions. Ainsi le chiffre total de l'impôt s'élève à plus de 4 milliards par année. Or, d'après les statistiques les plus sérieuses, le capital de la France s'élève à 200 ou 220 milliards; et le revenu total annuel de la France, revenus des capitaux, revenus du travail, s'élève à 20 ou 26 milliards.

C'est dire que Vimpôt prélèi^e tous les ans un sixième, peut-être un cinquième du revenu total des citoyens. Or, bien que ces milliards soient encore affectés surtout au service d'une classe, bien que sur une partie des ressources de l'État, de nombreux particuliers, porteurs de titres de rente, titulaires de pensions, aient des titres individuels, il est certain que ce ne sont pas des individus qui disposent de ces sommes énormes. C'est la nation qui, par l'intermédiaire de ses représentants, en règle l'emploi.

Ainsi, un cinquième du revenu total de la nation est soustrait au droit individuel, à la volonté indi-

Jean Jaurès

viduelle. C'est encore, pour une large part, une propriété de classe, mais cette 'propriété de classe, au lieu de prendre la forme de la propriété indi- viduelle, prend la forme de la propriété d'Etat. Or, par là, si elle n'est pas encore propriété commune, elle peut le devenir. L'Etat, dans une démocratie, n'est pas exclusivement un Etat de classe, et il le sera de moins en moins. Dès maintenant, l'Etat est principalement, mais non exclusivement, un État bourgeois. De même que dans la société actuelle l'influence de la bourgeoisie possédante et capita- liste, si elle est dominante, n'exclut pas pourtant toute influence de la démocratie et du prolétariat, de même l'Etat, expression et organe de cette société, est un composé d'oligarchie bourgeoise et capitaliste, de démocratie et de puissance proléta- rienne. Et la proportion des forces diverses ou même contraires qui s'expriment pai' l'Etat est incessamment variable. Elle peut varier, et elle variera nécessairement dans une démocratie, au profit de la classe ouvrière, qui d'un mouvement continu grandit en nombre, en organisation, en conscience.

Or, à mesure que la démocratie et le prolétariat accroîtront leur influence sur l'Etat moderne, ils accroîtront par môme leui* influence et lem's prises sur le budget de l'État moderne transformé.

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LA PROPRIETE INDIVIDUELLE ET L IMPOT

Ils en réduiront le plus possible les dépenses de classe, pour développer les dépenses d'intérêt commun, et pour tourner à rémancipation de la classe ouvrière une part croissante des ressources publiques. L'effort principal évidemment sera d'alléger le budget du poids de la dette dont il est grevé au profit de la bourgeoisie rentière et du terrible poids des dépenses militaires.

Ainsi c'est la société bourgeoise elle-même qui a soustrait un cinquième du revenu total de la nation, revenus du capital et revenus du travail, à l'action directe des individus. C'est la société bourgeoise elle-même qui a mis tous les ans qpiatre milliards, c'est-à-dire la représentation d'un capital de cent milliards, en dehors de la propriété individuelle, définie parle droit de disposer. C'est elle qui a créé, à mi-chemin de la propriété individuelle et du com- munisme, une propriété collective d'Etat, une substance collective de propriété, que la démocratie sociale pourra peu à peu assimiler en propriété

communiste.

*

Si la formule des radicaux : Maintien de la pro- priété individuelle, a un sens pour leur esprit, ils doivent désirer que la propriété collective d'État

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Jean Jaurès

constituée par Timpôt reste le plus près possible de la propriété individuelle, le plus éloignée possible de la propriété sociale et commune. Or je prends, à titre d'exemple, la combinaison proposée par le ministre des finances pour les retraites ouvrières.

Aujourd'hui, dans le budget de l'État, la partie la plus bourgeoise assurément et la plus imprégnée de propriété individuelle, c'est la partie qui est consa- crée au service de la dette, au payement des rentes ; car d'abord, c'est une des forces les plus con- stantes, les plus certaines de la bourgeoisie, et en second lieu, les porteurs de rentes ont des titres individuels, des créances individuelles sur TÉtat.

Supposez au contraire que la loi institue un régime obligatoire de retraite pour tous les salariés; que par un versement obligatoire des salariés et des employeurs et par une contribution de l'État, elle constitue une caisse de retraites ; que les fonds de cette caisse soient capitalisés, et que les capitaux ainsi accumulés soient emplo} es à acheter de la rente française. Supposez qu'ainsi la totalité ou la presque totalité, ou, si l'on veut, une très grande partie de la rente française soit devenue la propriété de la caisse générale des retraites, et par elle de l'en- semble des travailleurs. Que sera-t-il advenu ? En apparence le budget n'aura point été modifié ; cette I)artie du budget, arrérages des rentes diverses,

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LA PROPRIETE INDIVIDUELLE ET L IMPOT

n'aura pas changé de physionomie. Mais, en réalité, la partie du budget consacrée au service de la rente se sera-t-elle rapprochée ou se sera-t-elle éloignée de la propriété individuelle ?

Je le demande aux radicaux, qui ne peuvent trouver ma supposition vaine, puisqu'elle répond au projet que soutiennent la plupart d'entre eux. Je le demande à Téminent rapporteur M. Guieysse, qui est certainement un des plus vigoureux esprits du parti radical. Et je les défie de contester que par la loi qu'ils soutiennent, et que c'est leur honnem* de soutenir, une importante partie du budget soit détournée de la propriété individuelle.

J'entends bien que chaque salarié, chaque parti- cipant de la caisse aura, dans le projet, son compte individuel, son titre individuel, son droit indivi- duel. Je le sais, et je m'en réjouis, car le commu- nisme n'est pas la confusion. Mais comparez cette propriété des salariés avec la propriété du rentier bourgeois qui la veille possédait les titres, et dites si celle-ci n'avait pas un caractère beaucoup plus marqué de propriété individuelle.

D'abord, c'est selon les modes bourgeois d'acqui- sition que le rentier avait réalisé les fonds placés par lui en titres d'État; puis, c'est par un acte de sa volonté individuelle qu'il avait précisément employé en rentes d'État les fonds acquis et possédés par

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XJ

Jean Jaurès

lui. Enfin, il pouvait vendre à son gré, au moment choisi par lui, et donner à ses fonds la destination nouvelle qui lui plaisait.

Donc, pas un moment il n'a cessé de «disposer », et jamais ce qu'on appelle la propriété individuelle ne s'est affaibli en ses mains. Au contraire, c'est un acte social, c'est une volonté sociale qui crée la propriété des salariés participant à la retraite. Ce n'est pas l'action individuelle du salarié, s'exerçant dans les conditions de la société bourgeoise et capitaliste, ou du moins ce n'est pas cette action seule qui réunit tous les ans les ressources versées pour lui à la caisse. La loi oblige les employeurs et l'État à contribuer, et c'est à peine si l'on peut dire que le versement du salarié lui-même est individuel, puisqu'il est imposé par la loi, puisqu'il s'accomplit sans l'assentiment individuel du salarié, au besoin même malgré sa résistance.

*

A l'origine donc de cette propriété constituée au salarié, il n'y a aucun des caractères de la pro- priété individuelle définie par le Code civil. Et à peine est-elle constituée au nom et au compte du salarié, mais par un acte social, qu'elle échappe au salarié.

Il pourra, par ses camarades délégués dans les

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LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE ET l'iMPOT

conseils de gestion, gérer les fonds de la caisse ; mais que sera cette participation de l'individu à l'immense gestion collective à côté de l'incessante faculté de disposer qu'avait tout à Pheure le rentier bourgeois ? Et si les conseils de gestion de la caisse emploient les fonds à acheter la rente de l'État, qui ne voit que celle-ci, devenue la propriété collective et relativement immobile de l'ensemble des salariés, est beaucoup moins voisine du type de la propriété individuelle qu'elle ne l'était aux mains remuantes des titulaires bourgeois ?

Aussi bien, la propriété ainsi créée à chaque salarié ne procède d'aucun des modes d'acquisition de la propriété individuelle bourgeoise. Ce n'est ni par un achat, ni par une donation, ni par un héritage, ni par le gain du commerce que les salariés recueillent les ressources versées pour eux à la caisse. C'est leur qualité de travailleurs, c'est leur seul titre d'hommes qui est reconnu par la société comme générateur du droit à la retraite ; c'est en vertu d'un droit humain, d'un droit social, commun à tout homme en tant qu'homme, c'est en vertu d'un droit personnel et universel tout ensemble, nous reconnaissons le fondement juri- dique et moral de tout le communisme, que le droit à la retraite de tout salarié et la vaste propriété qui sert de garanties ce droit sont institués.

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Jean Jaurès

C'est là, avec un inévitable mélange d'éléments hétérogènes, une ébauche du droit communiste ; c'est un premier fragment du droit à la vie, dont '^ l'entière réalisation, dans le sens plein et noble du |

mot vie, serait l'entier communisme.

Et lorsque la rente, rachetée des mains des ren- tiers bourgeois, sert à assurer le service de cette première propriété humaine, j'ai le droit de dire t

que cette partie du budget, sous l'impulsion com- binée des radicaux et des socialistes, s'éloigne de la propriété individuelle; et j'ai le droit aussi de demander aux radicaux : Que signifie cette formule contre laquelle vous-mêmes vous travaillez ?

Mais encore une fois, et quoi qu'il advienne d'une combinaison que je n'ai citée qu'à titre d'exemple, il me paraît certain que l'impôt constitue une propriété d'Etat collective ; il est certain que cette propriété d'Etat, marquée encore aujourd'hui de l'empreinte décisive de la propriété bourgeoise et d'un profond caractère de classe, évoluera nécessairement, sous l'action de la démocratie et des prolétaires, vers la propriété sociale et commune.

Et qu'on ne me dise point qu'il y a toujours eu, sous des formes diverses, ce qu'on appelle l'impôt, 5

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LA PROPRIETE INDIVIDUELLE ET L IMPOT

et que si l'impôt pouvait être considéré comme une sorte de propriété collective, ou même comme un germe de cette propriété, il y aurait eu de tout temps des germes de communisme.

Ce qui est nouveau, c'est que cette propriété col- lective d'Etat qui s'appelle l'impôt ait pris une si énorme extension dans une société qui a inscrit dans ses codes le droit souverain de la propriété indivi- duelle. Ce qui est nouveau, c'est que la société bourgeoise et bourgeoisement individualiste ait été conduite, pour assurer son propre fonctionnement, à créer cette propriété d'Etat, qui représente un cinquième de l'activité nationale, et qui, malgré sa destination première de classe, est, au moins par sa forme collective, en opposition avec la forme indi- viduelle de la propriété. Ce qui est nouveau et important, c'est que cette propriété collective d'Etat s'accroisse et évolue dans une société démocratique le prolétariat grandit en nombre et en force; c'est, par conséquent, qu'une démocratie toute péné- trée de pensée prolétarienne puisse peu à peu amé- nager pour le bien du prolétariat et selon le droit communiste cette immense propriété collective dont la société bourgeoise elle-même a peu à peu créé et élargi l'habitude.

LA PROPRIETE INDIVIDUELLE ET LE DROIT SUCCESSORAL

Ce n'est pas au profit de la grande communauté des travailleurs et des citoyens, c'est au profit de la petite communauté de la famille que la loi française sur les successions règle et limite la faculté de disposer de leurs biens qu'ont les individus. Mais nos lois sur les successions n'en sont pas moins une grave et profonde atteinte au droit indiçiduel, à la propriété individuelle.

C'est par la libre disposition des biens que le Code civil caractérise la propriété. Un individu qui ne dispose pas de ses biens en toute liberté, en toute souveraineté, n'en est pas pleinement pro- priétaire. Une autre puissance limite sa puissance, un auti'e droit limite son droit.

Or, les citoyens français ne peuvent pas disposer librement de leurs biens. Ils ne peuvent pas les transférer par dons ou legs absolument à qui leur plaît : la loi de l'État intervient pour leur dire en partie à qui les transmettre, et selon quelle propor-

187

Jean Jaurès

tion. Les individus sont tenus de réserver leurs biens aux héritiers que la loi désigne, dans l'ordre elle les leur désigne. L'article 781 du Code civil dit : « Les successions sont déférées aux enfants et descendants du défunt, à ses ascendants et à ses parents collatéraux, dans l'ordi^e et suivant les règles ci-après déterminées. »

Ainsi ce n'est pas la volonté individuelle du possédant qui choisit tous ceux auxquels ira sa propriété. L'Etat choisit pour lui. La loi de l'Etat décide pour lui. Et comme la propriété se définit, aux termes mêmes du Code civil, par la faculté de disposer, l'Etat même a une sorte de propriété sur tous les biens des citoyens, puisqu'il se substitue à eux dans la disposition même de leurs biens. Il ne les retient pas pour lui; il les transmet à des individus. Mais c'est l'Etat, et non le possédant, qui règle cette transmission. C'est donc l'Etat qui fait, en cet ordre, acte de propriété. Et par aucun moyen, par aucun biais, l'individu possédant ne peut éluder la volonté souveraine de l'Etat. Non seulement l'Etat, à défaut d'une dispo- sition précise du possédant, décide à quels héritiers doit échoir la succession. Mais l'individu possédant, en pleine vie, en pleine activité, en pleine force, ne peut que dans une faible mesure disposer de ses biens. Il peut les louer, il peut les vendis, car

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LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

la vente n'est en somme qu'un changement de forme de la propriété, et en échange de l'objet vendu, le vendeur reçoit une valeur égale. La location, la vente modifient la manière de percevoir les fruits de la propriété, ou la forme de la propriété. Elles n'en atteignent pas le fond, elles n'en diminuent point la valeur, et par suite, elles ne lèsent pas les intérêts des héritiers d'avance désignés par l'Etat. Mais ce qui est interdit à Tindividu, c'est de faire abandon de sa propriété au profit d'autres per- sonnes que celles que l'Etat a instituées d'avance propriétaires par succession. Ou du moins, il ne peut en abandonner librement qu'une assez faible portion, étroitement limitée parla loi.

L'article 9x3 du Gode civil dit : « Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder la moitié des biens du disposant, s'il ne laisse à son décès qu'un enfant légitime ; le tiers, s'il laisse deux enfants ; le quart, s'il en laisse trois ou un plus grand nombre. »

Ainsi le droit individuel du citoyen français sur sa propriété est limité étroitement. En vain le paysan propriétaire alléguera-t-il qu'il a peiné prodigieusement pour acquérir un petit domaine ; que ce domaine ne peut pas sans périr, sans perdre beaucoup de sa valeui% se décomposer et s'émietter ; qu'il voudrait le réserver à un seul

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Jean Jaurès

héritier, le plus économe, le plus Taillant, le plus avisé de tous. La loi, par des raisons supérieures d'équilibre social et d'égalité, l'oblige à répartir à peu près également entre tous ses enfants le petit domaine créé par lui, et par lui seul. En vain les propriétaires paysans de Normandie représen- tèrent-ils à la Constituante, à la Législative, à la Convention que d'habitude ils mariaient leurs filles, avec une petite dot, hors du domaine familial ; qu'ils gardaient auprès d'eux leurs fils pour le cultiver, que souvent, par le long effort de ces fils, la valeur du domaine était accrue, et qu'il était injuste d'admettre les filles, à la mort du père, au partage de ce surcroît de valeur. La Convention ne voulut admettre aucune, et le Code civil n'a admis presque aucune exception à la loi d'éga- lité domestique selon laquelle elle décomposait les biens des citoyens. En vain, aujourd'hui, l'indus- triel audacieux qui par son initiative aura créé une grande industrie voudra-t-il la laisser tout entière ou presque tout entière au seul héritier capable, selon lui, de la soutenir et de l'étendre. Ce n'est pas lui qui décide ; ce n'est pas sa volonté qui fait loi; ce n'est pas lui, créateur de cette richesse, qui en dispose à son gré. L'État intervient et répartit cette propriété dite individuelle selon les règles souveraines qu'il a tracées.

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ET LE DROIT SUCCESSORAL

Que de fois on nous dit, à nous socialistes : « Vous voulez donc par votre système d'égalité traiter de même le paresseux et le laborieux ? Votre socialisme n'est qu'une prime à la paresse. »

C'est absurde ; car en appelant tous les citoyens, tous les travailleurs à la propriété collective des instruments de travail, nous affranchissons les travailleurs de la dîme des parasites, du tribut levé par la paresse de l'actionnaire sur le labeur du prolétaire. Mais c'est la loi bourgeoise des succes- sions, c'est la loi instituée par la bourgeoisie révo- lutionnaire qui pouvait être accusée de favoriser la paresse, puisqu'elle assure à tous les enfants, même aux plus indolents, même à ceux qui abu- seront de leur part de l'héritage paternel poui' vivre d'une vie oisive, une égale portion irréduc- tible de cet héritage. Elle ne laisse pas au père, à celui qui a créé la propriété, qui a éprouvé tous les jours le caractère, les facultés des fils, le di'oit de traiter tout à fait autrement celui qui fera de l'héritage un instrument de travail et celui qui en fera un instrument de paresse. Elle ne le lui permet que dans une assez faible mesure.

La Révolution, voulant réaliser le plus haut degré possible d'égalité dans l'intérieur de la fa- mille, a passé outre aux diilicullés et aux objec- tions. Elle a lié les volontés individuelles. Elle a

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Jean Jaurès

attenté à la propriété individuelle dans un intérêt social, en vue d'une plus large diffusion des ri- chesses.

*

* *

Notez que dans les biens possédés par l'individu, la loi de l'État ne fait aucune différence de forme ou d'origine, qu'elle les soustrait tous, indistincte- ment, à la volonté individuelle, au droit indivi- duel, qu'elle les soumet tous aux mêmes règles de dévolution et de succession.

On pourrait comprendre, à la rigueur, au point de vue de la propriété individuelle, que la loi de l'État obligeât le père à transmettre à tous ses en- fants la part de ses biens que lui-même a reçue de ses ascendants. Ce serait comme une sorte de réserve héréditaire, de patrimoine familial que le père transmettrait comme il l'a reçu. Mais pour cette part des biens que le père lui-même a acquise, qui est son œuvre propre, le prix de son effort per- sonnel, peut-être la rançon de sa vie épuisée par le souci et le labeur, comment est-il possible, sans violer à fond la propriété individuelle, de ne pas lui en laisser, à lui et à lui seul, l'entière disposi- tion?

Or, la loi ne connaît point cela. Elle exproprie tout citoyen français de la faculté de disposer de ses biens, quels qu'ils soient, même de ceux qui

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LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

portent la marque toute vive, l'empreinte toute chaude de son effort individuel. L'article 782 du Gode civil, avec une sorte d'impassibilité et d'in- différence qui est la négation même du droit indi- viduel, dit ceci : « La loi ne considère ni la nature ni V origine des biens pour en régler la succession . » Et comme est étroite, dans notre code, la subordi- nation du droit individuel au droit familial, de la propriété individuelle à la propriété familiale constituée par la volonté de l'État ! Ce n'est pas seulement envers ses enfants vivants que le citoyen est tenu. Ce n'est pas à eux seulement qu'il doit réserver son bien, qui d'avance est le leur. C'est envers toute la suite des générations qu'il est lié : les descendants des enfants morts, à quelque degré que ce soit, sont appelés, par représentation, à succéder de di^oit, comme s'ils étaient l'enfant lui- même. Les petits-fils, les arrière-petits-fils héritent de droit, si la mort a emporté les générations qui les séparent du premier ascendant. Quand même les arrière-petits-fils seraient déjà riches par l'héri- tage recueilli de leur père et de leur grand-père, le bisaïeul est tenu de leur réserver lem^ part. Ainsi, la propriété individuelle est grevée d'obligations décisives au profit de la famille pour toute la suite des générations ; elle est hypothéquée, au profit du plus lointain avenir, d'une hypothèque éternelle.

II

Le Code civil prend les précautions les plus mi- nutieuses pour défendre la propriété familiale, créée par la loi de l'Etat, contre la volonté du pos- sédant individuel. Il va jusqu'à briser, par un eûet rétroactif, toutes les transactions qui seraient con- traires au droit de la propriété familiale, supérieur au droit de la propriété individuelle.

Ainsi, un individu, au cours de sa vie, fait dona- tion d'une partie de ses biens, par une disposition entre vifs. Il se peut qu'à ce moment la portion des biens qull donne ne dépasse pas celle dont il peut légalement disposer. Par exemple, s'il a trois en- fants, il peut disposer du quart de sa fortune, et il en dispose en effet : le donataire entre en posses- sion de la portion des biens qui lui est donnée. Mais voici que la fortune du donateur diminue, et quand il meurt, la donation qu'il a faite bien des années avant se trouve représenter plus que le quart dont légalement il peut disposer. Cette dona- tion sera réduite jusqu'à ce qu'elle soit ramenée aux proportions légales.

Ou encore le donateur a disposé du tiers de s'a fortune, à un moment il n'avait que deux enfants. Il pouvait alors légalement disposer du

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ET LE DROIT SUCCESSORAL

tiers. Il lui survient un troisième enfant : Une peut plus disposer que du quart. Voilà l'acte de donation qui ne vaut plus qu'à proportion du quart ; et même si le donataire est entré depuis des années en pos- session de ce qui lui a été donné, il faut qu'il subisse la réduction.

Ou encore un citoyen a fait don de sa fortune à un moment où, n'ayant ni ascendant ni enfant, il pouvait en disposer pleinement. Des enfants lui surviennent : la donation se trouve révoquée de di'oit; le droit de propriété de la famille rétroagit sur les actes de l'individu jusques avant la création de la famille. Même si le donataire, ayant ainsi reçu de bonne foi des biens meubles ou immeubles, en a disposé, même s'il a vendu l'immeuble reçu par lui, même s'il s'est servi de ces biens pour re- connaître et garantir la dot de sa femme, même alors la donation est révoquée : tous les actes qui s'y rattachent tombent; les tiers acquéreurs de l'immeuble sont obligés de le rapporter à la succes- sion ; et la dot de la femme du donataire reste sans garantie. Tout cède, tout s'efface devant la puis- sance du droit familial, de la propriété familiale établie par la Révolution au-dessus de la propriété individuelle, des volontés et des transactions indi- viduelles, des droits individuels.

Il faut lire et méditer ces articles du Code civil

195

Jean Jaurès

pour Yoir avec quelle rigueur, avec quel dédain des situations acquises et des arrangements déjà an- ciens elle a protégé contre les individus une forme de propriété qui les dépasse. L'individu possédant, le père, est lié, surveillé, comme s'il était l'usurpa- teur de sa propriété. Il est presque suspect, et tout acte de donation par lequel il aliène ou croit aliéner une partie de son bien est d'une fragilité extrême, toujours exposé à être caduc. Toutes les conven- tions qui se rattachent à l'acte de volonté par lequel il a cru disposer d'une partie de ses biens sont sujettes, si loin qu'elles s'étendent, à la même caducité.

L'article 9120 du Code civil dit : « Les disposi- tions, soit entre vifs, soit à cause de mort, qui excéderont la quotité disponible, seront réductibles à cette quotité lors de l'ouverture de la succes- sion. »

L'article 921 : « La réduction des dispositions entre vifs ne pourra être demandée que par ceux au profit desquels la loi fait la réserve, par leurs héri- tiers ou ayants cause. Les donataires, les léga- taires, ni les créanciers du défunt ne pourront de- mander cette réduction ni en profiter. »

Article 922 : « La réduction se détermine en for- mant une masse de tous les biens existants au décès du donateur ou testateur. On y réunit fictivement

196

LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

ceux dont il a été disposé par donations entre vifs, d'après leur état à l'époque des donations, et leur valeur au temps du décès du donateur. On calcule sur tous ces biens, après en avoir déduit les dettes, quelle est, eu égard à la qualité des héritiers qu'il laisse, la quotité dont il a pu disposer. »

Ainsi, même si ce qui a été donné il y a long- temps n'excédait pas, au moment fut faite la donation, la quotité dont peut à sa mort disposer le donateur, mais si depuis la donation la valeur de ce qui a été donné, immeuble ou titre mobilier, s'est accrue, il faut qu'il y ait réduction : c'est sur la valeur qu'a le bien donné, non pas au moment de la donation, mais au moment de la mort, que se fait le calcul. Tout acte de donation est donc frappé d'une incertitude absolue.

L'article 929 dit : « Les immeubles à recouvrer par l'effet de la réduction le seront sans charge de dettes ou hypothèques créées par le donataire. »

Je recommande l'article 980 à ceux qui ont la superstition de la propriété individuelle : « L'ac- tion en réduction ou revendication pourra être exercée par les héritiers contre les tiers détenteurs des immeubles faisant partie des donations et alié- nés par les donataires, de la même manière et dans le même ordre que contre les donataires eux- mêmes. »

197

Jean Jaurès

Et quelle puissance d'effets rétroactifs dans l'ar- ticle 960 que voici :

cf Toutes donations entre çifs faites par per- sonnes qui n'avaient point d'enfants ou de descen- dants actuellement citants dans le temps de la donation, de quelque valeur que ces donations puissent être, et à quelque titre qu'elles aient été faites, et encore qu'elles fussent mutuelles et ré- munératoires, même celles qui auraient été faites en faveur du mariage par autres que par les ascen- dants aux conjoints, ou par les conjoints l'un à l'autre, demeureront révoquées de plein droit par la surpenance d'un enfant légitime du donateur, même d'un posthume, ou par la légitimation d'un enfant naturel par mariage subséquent, s'il est depuis la donation. »

C'est la grande proclamation bourgeoise du di^oit de Tenfant, prélude de la magnifique proclamation communiste. Avant de naître, avant même d'être conçu, avant même que le mariage d'où il doit naître soit contracté, l'enfant a un droit préexistant et supérieur à tout autre. Il a droit sur la propriété de celui dont un jour il doit naître ; et tous les actes par lesquels, bien avant sa naissance, cette pro- priété a été donnée, tous ces actes sont nuls. La propriété individuelle est engagée d'avance envers des générations inconnues, et quand l'enfant sui^

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ET LE DROIT SUCCESSORAL

vient, il brise, dans le passé, toutes les combinai- sons de propriété contraires au droit souverain dont la société l'investit. Il brise la volonté même de celui qui n'était pas encore son père, et qui est réduit soudain au rôle étrange d'intendant désa- voué d'une fortune dont le vrai propriétaire n'était pas même conçu.

Mais nous, ce n'est pas à Tenfant de la famille bourgeoise que nous reconnaissons un droit pré- existant sur la propriété bourgeoise. Dans la grande et large pensée communiste et humaine, tout enfant, tout fils de l'homme a dès maintenant un droit préexistant sur l'ensemble des moyens de travail et de vie dont la communauté nationale peut disposer. Et le patrimoine social que nous voulons créer à la nation, la propriété commune que nous voulons lui constituer, est la garantie de ce droit préexistant de tout enfant de la race hu- maine, comme la propriété familiale, si jalouse- ment défendue par la loi de la Révolution bour- geoise contre les empiétements individuels, est la garantie du droit préexistant de l'enfant des classes possédantes.

Et avec quelle minutie la loi prévient toute pos- sibilité de fraude! Le grand-père pourrait être

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Jean Jaurès

tenté de favoriser un de ses petits-fils, ou un de ses neveux, aux dépens des autres. Et pour cela, il pourrait donner la portion de bien dont il dis- pose ou à un de ses enfants, ou à un de ses frères et sœurs, avec charge de transmettre de préférence cette portion de bien à tel ou tel de ses petits-fils ou de ses neveux.

La loi interdit ces dispositions de préférence. Il faut que la quotité disponible donnée par le grand- père à ses descendants immédiats soit ensuite ré- partie également entre tous les petits-fîls.

Les articles 1048, 1049 ^t ^^^^ ^^ Code civil sont formels : « Les biens dont les père et mère ont la faculté de disposer pourront être par eux donnés, en tout ou en partie, à un ou plusieurs de leurs enfants, par actes entre vifs ou testamentaires, avec la charge de rendre ces biens aux enfants nés ou à naître, au premier degré seulement, desdits dona- taires. — Sera valable, en cas de mort sans enfant, la disposition que le défunt aura faite, par acte entre vifs ou testamentaire, au profit d'un ou plu- sieurs de ses frères ou sœurs, de tout ou partie des biens qui ne sont point réservés par la loi dans sa succession, avec la charge de rendre ces biens aux enfants nés ou à naître, au premier degré seule- ment, desdits frères ou sœurs donataires. Les dispositions permises par les deux articles précé-

200

LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

dents ne seront valables qu'autant que la charge de restitution sera au profit de tous les enfants nés ou à naître du grevé, sans exception d'âge ou de sexe. »

Voilà encore une bien curieuse combinaison de propriété, pour assurer contre toute mainmise in- dividuelle et contre toute répartition de privilège ^ la propriété familiale. Le père peut, d'après la loi, disposer d'un quart de sa fortune ou dun tiers, selon le nombre de ses enfants. Cette quotité dis- ponible, il peut, s'il craint la dissipation de ses enfants, la leur donner, mais à la condition qu'ils la transmettront intacte à leurs enfants à eux. Ainsi, cette quotité disponible traverse, sans s'y perdre, sans s'y dépenser, une première génération, pour parvenir entière à la seconde. Seulement, il faut que cette génération soit appelée tout entière au partage. Il faut que tous les petits-fils ou neveux soient assurés d'avoir part égale. La loi ne se charge de convoyer à destination et jusqu'à la deuxième génération la quotité disponible donnée par l'ascendant, qu'à la condition qu'elle sera re- mise, par portions égales, à tous les héritiers du même ordre, qu'il n'y aura ni préférence ni privi- lège. Ainsi, même la quotité disponible, soustraite à la première génération à la loi du partage égal, y retombe à la seconde. Le grand-père a le droit de

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Jean Jaurès

penser à ses petits-fils ; il a le droit de leur faire parvenir, par l'intermédiaire de ses enfants, une portion de ses biens sur laquelle ses enfants n'au- ront aucune prise. Mais il n'a le droit de songer à ses petits-fils, nés ou à naître, qu'à la condition de i penser également à tous, aînés ou cadets, filles ou garçons. A cette condition, la loi veille à ce que la '1 quotité disponible parvienne aux petits-enfants. Elle oblige les parents grevés de cette charge à placer en valeurs solides, ou en immeubles, le bien qu'ils doivent transmettre.

Article 1062. a Le grevé de restitution sera tenu de faire procéder à la vente, par affiches et enchères, de tous les meubles et effets compris dans la disposition... » Article io65. « Il sera fait par le grevé, dans le délai de six mois à compter du jour de la clôture de l'inventaire, un emploi des deniers comptants, de ceux provenant du prix des meubles et effets qui auront été vendus et de ce qui aura été reçu des effets actifs. » Article 10G6. « Le grevé sera pareillement tenu de faire emploi des deniers provenant des effets actifs qui seront re- couvrés et des remboursements de rentes. » Article 1067. « Cet emploi sera fait conformé- ment à ce qui aura été ordonné par l'auteur de la disposition, s'il a désigné la nature des effets dans lesquels l'emploi doit être fait; sinon, il ne pourra

202

ET LE DROIT SUCCESSORAL

l'être qu'en immeubles, ou avec privilège sur les immeubles. »

Ainsi, quand le grand-père, après avoir laissé, comme la loi l'y oblige, les trois quarts de son bien à ses enfants, veut faire parvenir à ses petits- enfants le quart dont il peut disposer, il remet ce quart en dépôt aux mains de ses enfants, et ceux-ci sont tenus de constituer ce dépôt en valeurs défi- nies, résistantes et inaltérables. Ils peuvent perce- voir les fruits; mais ils ne peuvent toucher au fond. Et ce dépôt inaltérable, inaliénable, dès qu'il par- viendra aux petits-enfants, sera également partagé entre eux. L'effort de la loi est immense et subtil pour préserver de toute atteinte individuelle la propriété familiale fondée et protégée par l'Etat.

donc, dans toutes ces combinaisons, est cette faculté de disposer, qui est, selon le Code civil, l'essence même de la propriété? A vrai dire, et à prendre les choses d'ensemble et de haut, la pleine propriété individuelle n'existe pas en France. Aucun individu n'y a le droit entier de disposer de son bien. Sous la discipline de la loi successorale, tout propriétaire est moins un propriétaire qu'un dépositaire. Il a en dépôt une propriété de classe,

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Jean Jaurès

à forme familiale et à base capitaliste. C'est à la suite indéfiaie des générations, dont l'État repré- sente et défend le droit, ce n'est pas à l'individu lui-même qu'appartient ce qu'on appelle son bien.

La propriété capitaliste existe, car ces déposi- taires peuvent se servir de la propriété familiale qu'ils ont en dépôt pour exploiter les hommes qui n'ont pas de propriété. Il y a donc propriété capi- taliste, et propriété de classe. Mais, je le répète, «'est à peine si on peut dire qu'il y a propriété in- dividuelle, puisque nul ne dispose librement de ce qu'il possède, et que l'État se substitue aux indi- vidus pour régler, sans eux ou même malgré eux, l'emploi de leurs biens.

Mais comment, par quelles raisons, par quels principes la Révolution française a-t-elle justifié la prodigieuse atteinte portée par ses lois successo- rales à la propriété individuelle ?

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LE DROIT SUCCESSORAL

M. Sagnac écrit dans son livre vraiment magis- tral sur la Législation ciçile de la Révolution fran- çaise :

Après avoir fortifié le droit de propriété, les révolu- tionnaires l'affaiblissent. L'individu a bien le pouvoir d'user et d'abuser de ses biens; mais c'est un droit essentiellement viager qui ne doit jamais nuire à la famille et à la société. Au-dessus de l'individu sont des groupes naturel et artificiel, la famille et l'État, qui ne doivent point être sacrifiés, et dans l'intérêt desquels le législateur doit établir les règles de la transmission des biens.

Le Code civil, tel qu'il a été fixé sous le Consulat, ne nous donne qu'une bien faible idée des audaces de la Révolution en matière successorale. La Constituante, la Législative discutèrent le pro- blème, et les vues les plus hardies furent émises par Mirabeau, Petion, Tronchet, mais elles n'abou- tirent pas. C'est la Convention qui légiféra. Voilà pourquoi, dans V Histoire socialiste, j'ai réservé à

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Jean Jaurès

la Convention l'exposé minutieux et l'analyse cri- tique de cette partie si importante de la pensée et de l'œuvre révolutionnaires. Mais la Convention ne fit que formuler en lois les principes affirmés dans toutes les Assemblées de la Révolution. Ces lois, au point de vue de la transmission des biens, ne se bornaient pas à réduire le droit de la propriété individuelle : elles le supprimaient presque com- plètement.

Tandis qu'aujourd'hui le père peut disposer de la moitié de son bien s'il a un enfant, du tiers s'il en a deux, et du quart s'il en a trois, et qu'il peut en disposer au profit d'un de ses enfants, qui recevra ainsi une part plus grande que les autres, la Con- vention décrète, le 7 mars 1793, que a la faculté de disposer de ses biens, soit à cause de mort, soit entre vifs, soit par donation contractuelle en ligne directe, est abolie, et que, en conséquence, tous les descendants auront une portion égale sur les biens des ascendants ». Le père ne peut favoriser aucun de ses fils ; le grand-père ne peut favoriser aucun de ses petits-fils. Tous, ils recevront absolument, mathématiquement, part égale. C'est la suppression complète du droit de tester, du droit de disposer en ligne directe. A l'égard des fils ou des petits-fils, la volonté individuelle de l'ascendant ne compte pas : il n'est pas vraiment propriétaire ; il n'est que le

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gérant d'une propriété sur laquelle tous les descen- dants du même degré ont, par la loi de l'État, un droit égal et souverain. Et non seulement l'ascen- dant ne peut favoriser aucun de ses descendants, non seulement il ne peut accroître la part d'aucun d'eux en leur donnant la quotité disponible, mais cette quotité est réduite presque à rien. Ce n'est pas d'une moitié, ou d'un tiers, ou d'un quart de sa fortune que le père peut disposer. Les lois de la Convention de 1798 ne permettent à l'ascen- dant, s'il a des descendants, fils ou petits-fils, de disposer que d'un dixième.

Ainsi, l'homme qui a des descendants ne peut faire acte de volonté que sur un dixième de ses biens. Et encore, ce dixième, il ne peut en user avec une liberté entière, puisqu'il ne peut s'en servir pour accroître la part d'un de ses héritiers, enfants ou petits-enfants. Il ne peut le donner qu'à d'autres que ses héritiers. En aucun cas, cette faible quotité disponible du dixième ne peut servir à rompre l'égalité absolue, l'égalité mathématique, voulue par la loi entre les descendants, et à rétablir une sorte de droit d'aînesse ou de privilège au profit de l'un d'eux. Si le père veut disposer du dixième que lui laisse la loi, il faut qu'il le porte hors du cercle de ses héritiers, il faut qu'il le donne ou à des parents plus éloignés ou à des étrangers. Et

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ainsi la loi travaille doublement à la dispersion, au morcellement de la fortune du père : d'abord en instituant entre tous les enfants le partage rigou- reusement égal des neuf dixièmes de la fortune, et puis en obligeant le père, s'il ne veut pas soumettre le dernier dixième à la loi du partage égal, à le porter hors de la famille immédiate.

En outre, tandis quaujoui'dhui l'article giS du Code civil permet au citoyen qui n'a pas de descen- dants de disposer de la moitié de son bien s'il laisse un ou plusieurs ascendants dans chacune des lignes paternelle et maternelle, et des trois quarts s'il ne laisse d'ascendants que dans une ligne, la loi de la Convention ne permet au citoyen, s'il laisse des ascendants, et quel qu'en soit le nombre, que de disposer d'un sLvième.

*

Vraiment, au point de vue du droit si important de disposer des biens par donation ou testament, la propriété individuelle, dans le di'oit révolution- naire, n'existe plus.

Le Comité de législation de la Convention voulait aller plus loin encore dans la voie du morcellement égal et obligatoire des fortunes, dans la substitution de la propriété familiale indéfinie à la propriété individuelle. Il songea à admettre simultanément

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tous les membres de la famille, les frères et les sœurs comme les enfants, au partage de la succes- sion. Il ne s'y décida pourtant pas, malgré les instances de Durand-Maillane. Mais tel qu'il est, le Code civil de la Convention ruine à fond toute une partie essentielle des di'oits dont l'ensemble constitue la propriété individuelle.

La faculté de disposer, qui est l'essence même de la propriété individuelle, n'est pas simple : elle peut s'exercer sous diverses formes et en diverses direc- tions. La Convention élimine une de ces formes, ferme une de ces directions; et M. Sagnac, résu- mant en ce point l'œuvre révolutionnaire, a pu écrire sans aucun parti pris de système :

La fortune appartient moins à l'individu qu'à la famille, c'est-à-dire à tous les parents, si éloignés qu'ils soient.

L'individu n'a \Taiment en toute propriété, avec droit absolu d'user, d'abuser, de disposer, que le sixième ou le dixième de son avoir, et encore ne peut-il faire servir cette portion disponible à détruire « la sainte égalité » entre les successeurs ; de sorte que s'il ne la laisse pas à ses héritiers, ce qui serait préférable, il la donnera nécessairement à d'autres personnes, ce qui divisera toujours les richesses.

Et ces lois si hardies, si fortes, qui démembraient le droit de propriété individuelle et lui substituaient une propriété familiale fondée sur la volonté de

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l'État, la Convention décide, par un coup d'audace révolutionnaire incomparable, qu'elles aui'ont un effet rétroactif jusqu'au i4 juillet 1789. Elle proclame que depuis le 14 juillet 1789 la nation est rentrée virtuellement en possession de tous ses di'oits, que tous les privilèges et abus du passé sont abolis de fait comme de droit depuis cette date, et que les inévitables délais pris par la Révolution pour for- muler en lois le droit nouveau ne sauraient être un prolongement de l'iniquité ancienne. Elle décrète en conséquence que toutes les successions ouvertes du mois de juillet 1^89 au mois de novembre 1798 seront réglées par la loi nouvelle. Toutes les dona- tions, tous les testaments par lesquels les citoyens auront disposé de plus du sixième ou du dixième de leurs biens, sont annulés ; toute inégalité de partage entre les enfants est rétroactivement abolie. Les aînés ou ceux qui ont reçu plus que leur part sont tenus de rapporter immédiatement à la masse, et un nouveau partage est fait, dans lequel les cadets, les déshérités, les moins favorisés reçoivent leur égale et juste part. Ainsi, toute la vie sociale depuis cpiatre ans est bouleversée et renouvelée jusqu'en son fond; tous les rapports domestiques sont modifiés; tous les rapports de propriété sont changés; toutes les racines de la volonté indivi- duelle sont arrachées, et c'est un droit social nou-

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veau qui, sous la forme de la propriété familiale et de l'égalité forcée du partage, chasse, pour ainsi dire, le droit absolu de la propriété individuelle.

Nous opposcra-t-on que ces dispositions si vigou- reuses du jfiroit révolutionnaire ont été alTaildies depuis et atténuées? Oui, elles l'ont été par le Consulat, sous l'influence de Bonaparte, qui voulait rétablir le despotisme paternel comme contrefort du despotisme impérial, et constituer de nouveau en monarchie la famille, dont la Révolution avait fait, dans l'ordre de la propriété, une république égalitaire. Mais quelles que soient les retouches que le Consulat a fait subir au droit de la Révolu- tion, celui-ci subsiste encore, malgré tout, dans le Code civil. La réaction consulaire l'a afliiibli : elle n'a pu l'abolir. Et aujourd'hui même, dans la matière des successions, la propriété individuelle ne fonctionne pas.

La Révolution, tout en déclarant qu'elle n'enten- dait pas toucher au droit sacré de propriété, se rendait bien compte que par ses lois successorales elle le limitait et le démembrait. Et pour s'y auto- riser, elle formulait une théorie toute sociale de la propriété. Si celle-ci est un prolongement de la personne humaine, si elle procède de l'individu, de

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quel di^oit enlever aux individus la faculté de dis- poser de leurs biens par donation ou testament? De quel droit se substituer à eux pour l'emploi décisif de leur fortune, pour le choix de ceux qui en doivent continuer l'usage et développer les germes?

La Révolution répond nettement, hardiment, par tous ses grands hommes, par Mirabeau comme par Robespierre, par ses grands économistes et ses grands juristes, par Dupont de Nemours comme par Tronchet, que la propriété est un fait social, qu'elle dérive de la société, qu'elle n'existe et ne peut exister que par la société ; que sans doute la société, dans son propre intérêt et dans celui delà liberté, a donné à ce fait social la forme individuelle ; mais que les individus, ne possédant qu'en vertu de la société, doivent, dans l'usage qu'ils font de leur propriété, être soumis aux lois, aux conditions que la société leur impose. La Révolution ajoute que c'est déjà bien assez pour l'individu d'avoir, de son vivant et par des actes qui n'engagent pas le fond même de la propriété, administré librement le domaine particulier qu'il s'est constitué dans l'acti- vité sociale. Il ne peut pas prétendre prolonger son droit, sa volonté au delà du tombeau, et commander dans la mort. C'est la société vivante, la société impérissable qui commande à sa place, et qui, tout le long même de sa vie d'individu, lui interdit

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les dispositions arbitraires dont l'effet s'étendrait au delà de sa vie.

Yoilà le principe au nom duquel l'État intervient pour régler, à la place de l'individu, sans lui, ou même contre lui, la transmission de ses biens. J'ai à peine besoin de dire que ce n'est pas pour créer une propriété sociale, commune à tous les hommes, que la Révolution bourgeoise proclame le caractère social de la propriété : c'est seulement pour créer une propriété familiale, commune à tous les membres de la famille. Mais maintenant que l'heure est venue de créer au profit de tous les hommes, de tous les travailleurs, cette propriété commune, nous pouvons invoquer pour une œuvre plus vaste la définition sociale de la propriété à laquelle fut acculée la bourgeoisie révolutionnaire, qui ne pouvait combattre le di-oit d'aînesse, les substitutions, toute la survivance du droit féodal prolongé par la liberté de tester, qu'en limitant le droit des volontés individuelles et en subordonnant la propriété individuelle au di'oit social.

II

Par quelles raisons la Révolution, après avoir proclamé le droit de la société à régler la trans- mission des biens, usa-t-elle de ce droit pour sou- mettre toutes les successions à la loi du partage égal, pour lier aussi étroitement la volonté de l'ascendant? Elle donna trois raisons, l'une de combat, mais d'éternel combat; les deux autres, essentielles.

Elle déclara d'abord que dans les grands mouve- ments humains, dans les grandes crises révolution- naires les pères étaient trop souvent attachés au passé ; qu'au contraire, les générations nouvelles comprenaient les temps nouveaux. Il était donc imprudent de laisser aux pères le droit de punir, en les déshéritant, ceux de leurs enfants qui soute- naient l'ordre nouveau et se dévouaient au progrès de l'humanité. Laisser aux pères l'entière disposi- tion de leurs biens, c'était leur permettre de ré- compenser et de fortifier ceux de leurs enfants qui flatteraient leurs préjugés ; c'était accroître, par conséquent, la puissance pesante du passé, la pro- longer sur la société nouvelle. Le seul moyen d'ouvrir la route à l'avenir, c'était d'assurer à tous les enfants, et à ceux-là mêmes dont la hardiesse inquiétait le conservatisme naturel des pères, une

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égale part d'héritage, un égal moyen d'action. Bien mieux, nous l'avons vu, la Révolution brise tous les actes successoraux qui depuis quatre ans ont pu violer l'égalité, et elle n'hésite pas, selon la parole d'un conventionnel passionné, « à poursuivre l'aristocratie jusque dans les tombeaux ».

Ainsi, c'est au nom du mouvement révolution- naire, c'est au nom du mouvement humain et du progrès indéfini des sociétés que la Révolution supprime, en tout ce qui peut lier l'avenir, le droit individuel de disposer, c'est-à-dire un des éléments essentiels de la propriété individuelle. La force révolutionnaire des choses proclame dès lors, par la Convention, qu'une première et décisive restriction de la propriété individuelle est la condition même du progrès de l'humanité, du libre mouvement des sociétés et des esprits.

Mais la Révolution, pour instituer le partage égal forcé entre tous les enfants, entre tous les pa- rents du même degré, invoque aussi la nature. La nature veut que tous les enfants soient traités égale- ment par le père. La nature veut qu'aucune préfé- rence arbitraire, qu'aucun privilège légal ne rompe l'égalité des frères et sœui^s, qui, vivant ensemble, ne peuvent pleinement s'aimer que sous une disci- pline égale. C'est exposer les enfants déshérités à

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une cruelle souffrance que d'établir brusquement une disproportion de fortune, une inégalité sociale entre eux et leurs frères plus favorisés, avec les- quels il semblait que tout dût leur être commun. Et quand cette souffrance vient aux enfants par la volonté du père, c'est un acte contre nature.

C'est donc au nom du droit de la nature que la Révolution assure l'égalité dans le partage des biens entre les enfants. Mais qu'on y prenne garde, cette nature équitable et bonne qui intervient dans la vie sociale de chaque famille, ce n'est point en l'individu qu'elle réside, ce n'est point par l'indi- vidu qu'elle s'exprime. La loi ne laisse point à la sensibilité de chaque citoyen, aux affections natu- relles du père le soin d'opérer entre tous les membres de la famille une répartition juste et bonne du bien familial. Il se peut que le père cède à des préférences injustes, à des caprices de tendresse, à des préventions aveugles, à l'orgueil de caste qui se plaît à concentrer sur une seule tête tous les rayons de la fortune familiale, ou encore à cette sorte d'avarice posthume qui aime à se survivre dans l'intégrité du patrimoine remis tout entier ou presque tout entier à un des enfants. Alors, dans le cœur du père, dans la conscience de l'individu, la nature est faussée ; et c'est la loi qui se fait la gar- dienne fidèle, l'interprète vraie de la nature. C'est

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la loi qui devient la nature même. C'est l'État qui est le grand cœur paternel, toujours sûr, toujours égal à lui-même, toujours animé, envers les mem- bres d'une même famille, d'une même tendresse. C'est l'Etat qui substitue l'inflexible égalité de sa tendresse impartiale à l'affection souvent déréglée, partiale, égoïste, du père ou de la mère. C'est une haute et ferme sensibilité collective qui intervient pour prévenir tous les écarts des sensibilités indi- viduelles, toutes les défaillances ou toutes les par- tialités des affections particulières.

Ainsi, les affections naturelles sont en quelque sorte transportées dans une autre sphère, dans la sphère de l'Etat. Ce n'est pas la socialisation de la propriété, puisque l'Etat n'en retire la disposition à l'individu que pour mieux l'assurer à la famille. Mais c'est la socialisation des devoirs de famille, des affections de famille, puisque l'État se substitue au père pour remplir envers les enfants, par le partage égal de la fortune, le devoir d'égale ten- di'esse que peut-être le père, prévenu, orgueilleux ou étrangement avare, ne remplirait pas. Proclamer le droit de la nature et transférer à la société Texer- cice de ce droit, c'est une des plus hardies transpo- sitions de la nature humaine en droit social, de la sensibilité individuelle en sensibilité sociale, qui se puisse imaginer.

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Mais, en vérité, c'est en des limites bien étroites que la société bourgeoise et la Révolution bour- geoise enferment ce droit social et cette sensibilité sociale. Agrandissons la sphère de la sensibilité collective et du devoir collectif, à mesure que s'agrandissent les exigences de la nature humaine elle-même. Or, la nature n'exige pas seulement que les enfants d'une même famille soient traités avec une égale tendresse. Maintenant que la nation devient de plus en plus une réalité, maintenant que les rapports des hommes s'enchevêtrent, main- tenant qu'une solidarité croissante relie toutes les portions du pays unifié, maintenant que l'égalité des droits politiques et un commencement d'univer- selle culture, en rapprochant par certains côtés la classe prolétarienne de la classe capitaliste et bourgeoise, font plus vivement et plus cruellement sentir aux prolétaires tout ce qui leur manque de garanties, de bien-être et de droits, comme les cadets de famille souffraient d'autant plus de l'iné- galité familiale qu'ils étaient sans cesse heurtés à l'enfant privilégié par l'ironique familiarité de la vie commune, maintenant donc, le cri de la nature s'élargit, et ce n'est plus l'égalité familiale, c'est l'égalité sociale qu'elle réclame pour tous les enfants de la même nation, devenue une grande famille.

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Il ne s'agit point, pour répondre à cet appel plus vaste de la nature, à ce cri plus large de l'humanité, de procéder entre tous les enfants de la nation à un égal partage des domaines et des fortunes, comme la Révolution a procédé au partage égal de chaque fortune entre tous les enfants de la famille.

Non, à un droit nouveau correspondent des moyens nouveaux. L'État satisfera la nature humaine plus exigeante, il remplira son devoir social en assurant à tous les citoyens sans exception aucune le di'oit plein à la vie par le travail, c'est-à-dire le droit au travail et au j)roduit intégral du travail. Or, l'Etat n'a pour cela qu'un moyen : c'est d'assurer à tout citoyen la copropriété des moyens de travail devenus propriété collective.

Ce n'est plus le droit d'aînesse d'un individu qu'il faut abolir dans l'intérieur de la famille, c'est le droit d'aînesse d'une classe qu'il faut abolir dans l'intérieur de la nation. Et de même que la nation révolutionnaire, il y a cent vingt ans, a aboli de la propriété individuelle tout ce qui s'opposait au droit des enfants d'une même famille, la nation révolutionnaire, sous l'inspiration grandissante du prolétariat, abolira de la propriété individuelle tout ce qui s'oppose au droit de tous les citoyens. De même encore que la Révo- lution, il y a cent vingt ans, pour assurer le droit

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des membres de la famille, a créé aux dépens de la propriété individuelle la propriété familiale, de même la Révolution nouvelle, prolétarienne et humaine, pour assurer le droit des membres de la société, créera aux dépens de la propriété indivi- duelle et bourgeoise la propriété sociale, la propriété commune.

Enfin, si la Révolution a décrété le partage égal des biens, à Tintérieur de chaque famille, entre tous les descendants d'un même degré, si elle a appelé au partage le plus largement possible les descen- dants de divers degrés, c'est pour réaliser le plus possible Tégalité des fortunes ; c'est pour abaisser, par la division obligatoire, les grandes fortunes et les rapprocher des moyennes ; c'est pour abaisser le plus possible les fortunes moyennes et les rapprocher des petites.

La Convention espérait, en disséminant, en émiettant à chaque génération les fortunes acquises, prévenir la trop grande disproportion des biens. Elle espérait, par l'intermédiaire de l'égalité fami- liale, réaliser le plus haut degré possible d'égalité sociale. A vrai dire, elle ne pouvait imaginer un autre chemin. Le partage universel et égal de tous les biens entre tous les citovens est un svstème

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I

ET LE DROIT SUCCESSORAL

absurde, barbare, paralysant et intenable. Et d'autre part, ni les esprits n'étaient préparés à la propriété commune des moyens de production, ni la technique de l'industrie, qui s'essayait à peine à la manufacture et qui était encore voisine du petit atelier, ne permettait de concevoir, par la pro- duction en grand, la production communiste, et comme condition de celle-ci, la propriété commu- niste. La Convention ne pouvait donc chercher l'égalité sociale que par un procédé indirect, par le morcellement égal et périodique de la propriété familiale entre les membres de la famille, par la restriction et la quasi-abolition du droit individuel de disposer.

La bourgeoisie révolutionnaire, dont la Con- vention fut l'expression la plus hardie, était aiguillonnée dans la voie du partage égal par deux raisons pressantes. D'abord, elle voulait en finir avec le régime féodal et nobiliaire. Elle vovdait le déraciner si bien qu'aucun rejeton n'en pîit rejaillir un jour comme par surprise. Elle voulait le pour- suivre si bien en tous ses déguisements, métamor- phoses, contrefaçons et succédanés, que jamais, sous une forme quelconque, plus moderne et bourgeoise, il ne pût reparaître. Or, si le père avait pu disposer librement de son bien, qui l'empcchait

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de constituer au profit de son fils aîné un véritable droit d'aînesse, qui fût comme le prolongement bourgeois du droit d'aînesse d'ancien régime? Qui l'empêchait même, si sa volonté de testateur était souveraine, de préciser que le bien qu'il léguait à son fils aîné devait être par celui-ci légué à son propre fils aîné, et ainsi de suite pendant plusieurs générations?

C'était ce qu'on nommait le di'oit de substitution. qui constituait une propriété intangible, dont la volonté du testateur, créant à travers le temps toute une série de privilégiés, déterminait d'avance, et pour plusieurs générations, la transmission héréditaire. C'était un débris du régime féodal, un prolongement de l'esprit de caste, qui perpétuait sur la tête d'enfants et de petits-enfants privilégiés Torgueil de la fortune et du nom. Ainsi, par un curieux paradoxe, ou plutôt par une naturelle conséquence, l'exercice souverainement libre de la volonté individuelle aboutissait à la restauration bourgeoise de la caste nobiliaire. La plénitude de la propriété individuelle, exerçant son droit au delà même du tombeau, reconstituait, au moins en partie, le régime féodal. Et il était impossible à la bourgeoisie révolutionnaire de prévenir la renais- sance de celui-ci sans limiter, et presque supprimer, jusque dans la transmission des propriétés

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LA REVOLUTION FRANÇAISE

bourgeoises, la faculté de disposer, le droit individuel.

Cela éclate dans le bref et curieux rapport par lequel Laplaigne demande à la Convention, qui rendit immédiatement un décret dans ce sens, l'abolition et l'interdiction de toute substitution. (Séance du 19 octobre 1792, tome 52 des Archives parlementaires) Visiblement, Laplaigne ne peut combattre le régime des substitutions sans com- battre en même temps toute faculté de partage inégal. Je ne puis citer ici que quelques lignes, mais bien caractéristiques :

Sous un régime vraiment républicain et dans un pays qui abhorre toute espèce d'aristocratie et de despo- tisme, dans une organisation sociale en un mot absolument fondée sur Végalité c'est Laplaigne qui a souligné le mot l'usage de pareilles dispositions serait une monstruosité politique, par même qu'il perpétuerait, avec l'inégalité des partages dans les familles, V aristocratie des propriétés, et cumulerait pendant plusieurs générations sur des têtes privilégiées des fortunes capables d'alarmer la liberté publique... Toutes dispositions de ce genre, ayant pour objet principal d'empêcher la division des héritages, si favo- rable, si nécessaire même à la liberté, et de perpétuer ainsi, de degré en degré, le despotisme des propriétés, et par conséquent des personnes, doivent être enve- loppées dans la même proscription.

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Comme on voit, la Convention ne peut proscrire les substitutions, « reste impur des lois féodales », comme dit Laplaigne, qu'en proscrivant toute inégalité de partage ; elle ne peut se défendre contre le régime féodal qu'en supprimant, au point de vue de la transmission des biens, le droit de disposer, forme suprême du droit de propriété.

La Convention ne se borna pas à interdire les substitutions pour l'avenir. Elle supprima, sans indemnité, toutes celles dont les bénéficiaires dési- gnés, nés ou à naître, n'étaient pas encore entrés en possession : et ce sera un frappant exemple par lequel Lassalle, dans un des plus vigoureux cha- pitres de son livre sur les « Droits acquis », illus- trera sa théorie révolutionnaire du droit.

La Convention était poussée en outre dans cette voie par les réclamations des prolétaires, qui com- mençaient à signifier à la Révolution qu'ils n'enten- daient pas êtres dupes. La Révolution répondait : (( Pas de loi agraire ; pas d'anarchie ; pas de nivelle- ment violent des fortunes ; mais nivellement graduel par le partage égal des biens des familles entre tous les parents d'un même degré. » Je pourrais multiplier les citations et les preuves.

Ce qui est advenu de cette promesse et de cette espérance, on le sait. Mais ce que je retiens, c'est que la Convention a cru, par l'égalité familiale, préparer

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ET LE DROIT SUCCESSORAL

l'égalité sociale : c'est donc qu'elle n'a pas craint de toucher, dans un intérêt d'égalité sociale, à une partie essentielle du droit de propriété individuelle. Et c'est au nom du droit de propriété, cest au nom de la propriété indwiduelle que les contre- révolutionnaires, les défenseurs de l'ancien régime demandaient le maintien de la faculté de disposer et de l'inégalité des partages.

Quand les radicaux, pour s'opposer à la constitu- tion de plus en plus étendue d'une propriété collec- tive et sociale des moyens de production, capable d'assurer l'indépendance de tous les travailleurs et de résorber tout le privilège capitaliste, invoquent la propriété indiçiduelle, ils reprennent, en des temps nouveaux et des questions nouvelles, la théorie des contre-révolutionnaires : ils refont le discours de Cazalès.

xnr.

LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE ET LES LOIS BOURGEOISES D'EXPROPRIATION

La Déclaration des Droits de l'homme a proclamé que nul ne pouvait être privé de sa propriété que par une loi, et sous condition d'une juste et préalable indemnité. Assurément, c'est une garantie donnée à la propriété. Il n'en est pas moins vrai que la société bourgeoise est obligée de prévoir, dans la charte même de ses droits, l'expropriation légale pour cause d'utilité publique. Le fond de la propriété n'est pas atteint par là, puisque l'individu exproprié reçoit l'équivalent de ce que la société lui enlève. Mais la société se reconnaît le di'oit de changer, aux mains de l'individu, la forme de sa propriété. Il avait un champ, une maison, un jardin, une fabrique : la loi lui enlève son champ, sa maison, son jardin, sa fabricpie, et elle lui remet une valeur d'un tout autre ordre, une somme d'argent ou un titre de rente. En vain le proprié- taire protestera-t-il qu'il tient à la forme particulière de sa propriété plus qu'à la valeur même de cette

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Jean Jaurès

propriété. La loi, dans l'intérêt de la société, l'exproprie de ses habitudes ; elle fait violence à sa volonté. Et ici encore, dans le code bourgeois lui- même, et dans l'intérêt de la société bourgeoise, le droit social limite ou refoule le droit absolu de la propriété individuelle.

J'entends bien que la loi bourgeoise d'expro- priation ne sort point de la sphère de la propriété individuelle. C'est l'individu qui continue à possé- der. Seulement, ce qu'il possédait sous une forme, il le possède maintenant sous une autre. De à l'expropriation socialiste, qui changera le système de la propriété, qui fera passer la propriété des moyens de production des individus à la commu- nauté nationale, il y a un abîme. Et cet abîme, seul le mouvement de classe du prolétariat organisé peut le franchir. J'ai le droit de retenir cependant que dès aujourd'hui et dans la loi bourgeoise même, la forme de la propriété individuelle est à la merci de la puissance sociale. Et c'est un fait juridique dont les conséquences sociales peuvent être grandes.

Tout de suite, cet article de la Déclaration des Droits de l'homme fut invoqué par les révolution- naires mêmes pour limiter le droit de propriété. Dès la fin de 1792, quand la cherté des grains et du pain souleva le peuple en bien des régions, quand

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LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

les démocrates les plus ardents proposèrent à la Convention de fixer par la loi le prix des denrées, la Convention fut d'abord prise de scinipule. La majorité disait qu'après avoir réglé par la loi le prix des grains, il faudrait régler aussi le prix de tous les produits de la terre ; mais fixer ainsi par la loi le prix des produits du sol, n'est-ce point attenter au droit de propriété? Si le propriétaire ne peut plus vendre ses denrées au prix déterminé par le seul jeu de l'offre et de la demande, s'il ne peut les aliéner qu'à un prix fixé par la société elle-même, c'est la société qui devient vraiment propriétaire des produits du sol : elle en dispose, aux lieu et place du propriétaire individuel, et celui-ci perd cette faculté de disposer qui caractérise la propriété individuelle. Ainsi, la Convention, à ses débuts, répugnait, par respect pour la propriété, à entrer dans le système de la taxation des grains, qui devait la conduire bientôt à l'établissement du maxiniiim pour toutes les denrées.

Mais que répondaient les plus ardents révolu- tionnaires? — Oui, en fixant le prix des denrées, l'Etat se substitue, dans la propriété de ces denrées, au propriétaire individuel; mais il l'indemnise par le prix même qu'il a fixé, et puisque la loi permet l'expropriation du fonds moyennant indemnité, pourquoi ne permettrait-elle pas de même l'expro-

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priation des produits du fonds? Befîroy, dans la séance du 8 décembre 1792, donna à l'argument une forme saisissante : « Nous nous plaignons, nous, de ce qu'on regarde la propriété des grains comme plus sacrée que les autres. En effet, VEtat a-t-il besoin de ma maison, de mon jardin, de mon champ, il s'en empare. Eh! puis-je jamais être indemnisé de mes habitudes, des aisances de mon domicile, des bizarreries mêmes de sa distribution? Puis-je jamais être indemnisé de raj)propriement de mon jardin à mes goûts, à mon caractère, à ma fortune? Et s'il est çrai que la société ne viole pas la propriété en s' emparant légalement de la matière qui produit parce quelle en paie la çaleur, n'en sera-t-il pas de môme de la production ? »

Ainsi, par une extension soudaine du droit d'expropriation pour cause d'utilité publique, voilà l'Etat qui se substitue aux individus dans la dispo- sition de tous les produits du sol. C'est en appli- cation de l'article de la Déclaration des Droits de l'homme qui prévoit l'expropriation légale avec indemnité, que la Convention décrétera enfin, par le maximum, la mainmise légale de la société sur tous les produits de la terre et de l'industrie. Du coup, nous sommes avertis, par les révolutionnaires bourgeois eux-mêmes, des grandes conséquences qui peuvent sortir de ce principe, des vastes expro-

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ET LES LOIS BOURGEOISES D EXPROPRIATION

priations légales qui peuvent sortir de ce germe

d'expropriation.

* * *

La propriété individuelle résistait; les habitudes, violentées par la loi d'expropriation, luttaient et rusaient. La clause de la Déclaration des Droits qui exigeait que l'indemnité {ni préalable favorisait cette résistance des propriétaires. Ils chicanaient sur le chiffre de l'indemnité ; ils suscitaient procès sur procès, et à force d'artifices de procédure, ils parvenaient souvent à lasser l'Etat.

Mais voici qu'en i83i, une première brèche est ouverte au principe de l'indemnité préalable. La Révolution de Juillet put craindre un moment un assaut général de l'Europe contre-révolutionnaire. Il fallait créer à la hâte des moyens de défense, di^esser sans délai des fortifications. Que fût-il advenu si les propriétaires, par des ruses d'avoué, avaient retardé les expropriations nécessaires? La loi de i83i décide que pour les travaux intéressant la défense nationale, l'État n'attendra pas que les conflits soulevés par les propriétaires sur le montant de l'indemnité soient réglés. Il pourra prochimcr l'urgence et prendre possession des terrains dont il aura besoin; l'indemnité sera réglée plus tard; elle aura donc cessé d' cire préalable.

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Jean Jaurès

Ainsi le propriétaire individuel se trouve d'emblée en face du fait acquis : il est exproprié de son bien avant de savoir quel chifTre d'indemnité lui sera consenti. Défense nationale, c'est entendu ; et sans doute, cette grande excuse était nécessaire pour violer une garantie essentielle donnée à la propriété par la Déclaration des Droits de l'homme et inscrite à nouveau dans la Charte de i83o. Mais par la brèche ouverte au nom de la patrie, les grandes compagnies capitalistes vont passer.

Il y eut sous Louis-Philippe un grand essor des travaux publics. La bourgeoisie financière, indus- trielle et censitaire, multiplie les canaux : elle entreprend, à grand renfort de primes d'État, de subventions et de garanties d'intérêt, la construction des voies ferrées. Mais quoi ! tous ces canaux projetés, toutes ces voies ferrées qui vont sillonner le territoire vont bouleverser les propriétés indi- viduelles! que de jardins emportés ou troués! que de domiciles abattus ! que de domaines, petits ou grands, traversés et coupés en deux ! Et si les pro- priétaires résistent, s'ils épuisent à propos du chiffre de l'indemnité tous les délais de procédure, que de temps perdu ! Les lignes de chemins de fer concédées ne pourront entrer en construction que dix ans douze ans après leur concession; il suffira de l'obstination de quelques possédants, sur le trajet

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LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

projeté, pour tout traîner en longueur, pour user les capitaux dans une attente improductive, ou pour obliger la ligne à des détours absurdes et ruineux.

La grande bourgeoisie capitaliste de Louis- Philippe ne l'entend pas ainsi. Et en mai 1841, elle obtient une loi d'expropriation qui met à sa merci les propriétés individuelles. Non seulement la loi prévoit que les canaux et les voies ferrées doivent bénéficier du droit d'expropriation pour cause d'utilité publique, mais elle décide que quand il y a urgence, les compagnies capitalistes pourront prendre possession des terrains non bâtis avant le règlement définitif de l'indemnité. Que le proprié- taire paysan maugrée, s'emporte et plaide. Son champ sera saisi, et la voie triomphale tracée par les grandes compagnies y appesantira ses nervures de métal avant que le conflit relatif à l'indemnité soit résolu.

Proudhon, avec une sorte d'ironie exaltée et victorieuse, notait à propos de cette loi de 1841 les contradictions de la propriété bourgeoise, obligée ainsi, pour son propre développement, de se nier elle-même. En vain, au Parlement même, des protestations s'élevaient et les inquiétudes se mani- festaient. En vain Villemain et I)ien d'autres s'écriaient-ils que la Charte, gardienne de la

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Jean Jaurès

propriété, était violée, que la propriété même était menacée. Les exigences combinées delà civilisation et du capitalisme emportaient tout.

Oh! je sais bien qu'ici encore nous ne sommes pas sortis du système de la propriété individuelle. La valeur de la propriété subsiste aux mains des individus; la forme seule en est changée. Mais quand ce changement de forme se produit dans de telles proportions, quand pour les travaux des communes, de lEtat, des départements, des grandes compagnies concessionnaires, l'expropriation pour cause d'utilité publique fonctionne; quand des millions de propriétaires sont obligés d'abandonner leur propriété à la puissance sociale, même contre indemnité; quand tous les liens d'habitude et d'affection par lesquels la propriété tient au cœur de l'homme sont brisés ; quand le capitalisme lui- même, ne tenant compte ni des convenances, ni des souvenirs, ni même des intérêts, substitue une valeur abstraite et indifférente à la propriété réelle, substantielle, particulière, qui souvent faisait corps avec l'individu, j'ai le droit de dire que la société bourgeoise elle-même a créé, sous sa légalité propre, des précédents formidables d'expropriation.

II

Que fera la Révolution sociale déjà commencée? Que fera la Révolution communiste, quand elle sera au terme de son développement? Sans doute elle créera un système tout nouveau de propriété : elle substituera la propriété commune des moyens de production à la propriété capitaliste et bour- geoise. Mais, au regard des individus expropriés, il se peut très bien qu'il y ait simple changement de forme de propriété. Je ne veux pas aujourd'hui toucher après Marx, après Liebknecht, après Vandervelde, à la question de l'indemnité ; mais rien n'empêche de concevoir que les détenteurs actuels de la propriété reçoivent, par exemple, pendant une certaine période, une assignation sur les produits de la production collectiviste. Ce serait l'indemnité socialiste, l'indemnité révolutionnaire.

Quelle objection juridique pourrait opposer la société bourgeoise après les précédents légaux qu'elle-même a créés? La notion de l'utilité publique, introduite dans le code bourgeois pour limiter le di'oit absolu de la propriété individuelle, va se transformant et s'élargissant à mesure que se trans- forme la société elle-même. Les révolutionnaires bourgeois de la Constituante se seraient révoltés, en 1789, si on leui^ avait dit que l'article inséré par

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Jean Jaurès

eux dans la Déclaration des Droits serait invoqué trois ans plus tard par les révolutionnaires bourgeois de la Convention pour justifier l'établis- sement du maximum, la taxation universelle des denrées, c'est-à-dire l'expropriation universelle de l'échange, cette part essentielle de la propriété indi- viduelle. Et les conventionnels à leur tour se seraient indignés, si on leur avait annoncé que cinquante ans plus tard, sous le règne de la bour- geoisie censitaire, le droit social d'expropriation s'exercerait au profit des grandes compagnies capitalistes, qui seraient même dispensées du payement préalable de l'indemnité. Et pourtant la force des choses l'a voulu ainsi. Elle a transformé, étendu, assoupli le concept d'utilité publique, règle et mesure du droit d'expropriation.

Maintenant n'avons-nous pas le droit de dire que l'utilité publique exige l'expropriation générale de la classe capitaliste au profit de la communauté organisée? Oui, il est d'utilité publique que le prolétariat soit appelé à la pleine indépendance et à la grande vie de la coopération sociale. Il est d'utilité publique que la contradiction entre la souveraineté politique du citoyen et la sujétion économique du salarié prenne fin. Il est d'utilité et même de nécessité publique que la lutte des classes,

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ET LES LOIS BOURGEOISES D EXPROPRIATION

qui est aujourd'hui la condition même du progrès, mais qui est pour l'humanité une tristesse et une honte, ait un terme ; et elle ne peut finir que par la disparition même des classes, par la transformation de la propriété de classe en propriété commune et humaine. C'est donc l'expropriation générale de la classe capitaliste au profit de la communauté qui est aujoui'd'hui d'utilité publique, et par la force des événements, le code bourgeois lui-même prend un sens révolutionnaire. C'est en invoquant l'article du code bourgeois que les juristes de la Révolution sociale pourront ménager le passage de la légalité bourgeoise à la légalité communiste.

Le grand ministre anglais, M. Gladstone, étant chef du gouvernement, avait proposé un vaste plan d'expropriation, qui participait à la fois de l'expro- priation légale et de l'expropriation révolutionnaire. C'est, je crois, le projet le plus audacieux qui ait été conçu par un gouvernement depuis que la Révo- lution française a saisi tout le domaine d'Eglise et quatre milliards de biens des émigrés. M. Gladstone se proposait d'exproprier tous les landlords, tous les grands propriétaires anglais qui détiennent la plus large part de la terre d'Irlande. Ayant tenté

23;

Jean Jaurès

inutilement, ou par la répression, ou par les pallia- tifs, de ramener en Irlande la paix sociale, ayant tenté vainement de protéger les fermiers irlandais sans indisposer les propriétaires anglais, M. Glad- stone était arrivé à cette conviction que l'ordre social ne serait assuré en Irlande que si la terre irlandaise appartenait aux Irlandais. Il ne voulait pas, et il ne pouvait pas, déposséder purement et simplement les landlords. Il imagina donc de racheter, au moyen du budget anglais, tous les domaines irlandais des landlords, et de les remettre en propriété à l'Irlande elle-même. C'est l'Irlande, comme Etat relativement autonome, qui eût géré ce domaine, qui l'eût ou affermé, ou vendu par parcelles au peuple irlandais.

Mais qui porterait les frais de l'opération ? Il ne fallait pas songer à les faire porter à l'Angleterre ; jamais le contribuable anglais n'aurait consenti à payer aux landlords, pour le compte des Irlandais et à leur profit, la terre d'Irlande. Et d'autre part, si l'Irlande était tenue de dédommager l'Angleterre, elle était obligée d'imposer à ses fermiers de très lourds fermages, et la misère continuait à accabler le peuple irlandais. M. Gladstone imagina une combinaison hardie, qui consistait à indemniser les landlords en capital, et non pas en revenu. Il calcula, ou il prétendit, que les domaines irlandais

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LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

rapportaient aux landlords cinq pour cent. Ainsi, pour avoir la valeur en capital d'un domaine, il fallait multiplier par vingt le revenu de ce domaine. Un domaine qui était affermé par le landlord cinq mille francs pour compter en monnaie française était donc supposé avoir une valeur de cent mille francs. M. Gladstone, en expropriant les landlords, décidait de leur donner non pas l'équivalent du revenu perçu par eux, mais l'équivalent du capital possédé par eux. Il leur donnait donc, dans l'exemple que j'ai pris plus haut, non pas un revenu de cinq mille francs, mais un capital de cent mille francs. Et ce capital de cent mille francs, il le leur donnait en Consolidés anglais, en titres de rente anglais. Or, en Angleterre, un capital de cent mille francs placé en rente ne rapporte que deux et demi pour cent. Ainsi, à un landlord qui possédait un capital terrien de cent mille francs, rapportant cinq mille francs, M. Gladstone remettait, sous forme de valeurs d'État, un capital égal de cent mille francs, mais qui ne rapportait que deux mille cinq cents francs. Du coup, l'Irlande, pour dédommager l'Angleterre, n'avait besoin de lui servir, en ce qui concerne ce domaine, qu'une somme annuelle de deux mille cinq cents francs. Elle pouvait donc demander au fermier non plus les cinq mille francs de fermage qu'exigeait le landlord, mais seulement

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Jean Jaurès

la moitié de ce fermage, deux mille cinq cents francs. Le fermier irlandais était donc libéré de la moitié de son fardeau. Le contribuable anglais n'était pas grevé d'un centime. Et quant au landlord, légalement exproprié, n'avait-il pas reçu en capital l'équivalent de sa propriété ? M. Gladstone faisait profiter le peuple irlandais de la différence entre le taux de capitalisation des revenus fonciers en Irlande, et le taux de capitalisation des revenus mobiliers en Angleterre. Il diminuait de moitié le revenu des landlords par la simple substitution d'une forme de propriété à une forme de propriété, de la forme mobilière à la forme foncière.

C'est l'extrême limite du droit bourgeois, une combinaison intermédiaire entre l'expropriation légale avec indemnité et l'expropriation sans indemnité. Et c'est un exemple saisissant des effets de dépossession réelle que peut produire le simple changement dans la forme de la propriété. Il y a donc dans le droit bourgeois d'expropriation une vertu révolutionnaire latente, que les événements dégageront peu à peu, et qui se formulera en droit communiste et prolétarien.

*

Déjà, bien des projets de réforme sont débattus qui supposent une interprétation toute nouvelle,

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ET LES LOIS BOURGEOISES D EXPROPRIATION

une orientation toute socialiste du droit bourgeois d'expropriation. Par exemple, pour indiquer dès aujourd'hui un point très important, quand on lit le programme municipal élaboré par les progres- sistes du conseil de comté de Londres, quand on lit les résolutions relatives à la question des logements privés prises en Allemagne par le parti socialiste et par quelques groupes de réformateurs sociaux bourgeois, on constate une tendance croissante à donner aux communes le droit et le mandat de bâtir des habitations saines et à bon marché. Les com- munes sont invitées à acheter le plus possible le sol encore libre, les terrains de banlieue, afin que la spéculation ne fasse pas monter le prix de ces terrains et ne grève pas le loyer des immeubles qui y seront construits. Mais ce rôle de constructeur, les communes ne peuvent le remplir pour le plus grand bien de la classe ouvrière qu'en expropriant par la loi terrains et immeubles. Ainsi s'annonce une prochaine extension socialiste, une prochaine interprétation communiste du droit d'expropriation pour cause d'utilité publique inscrit dans la loi bourgeoise.

XIV

LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE ET LES SOCIÉTÉS DE COMMERCE

L'immense mouvement économique et social qui substitue à la propriété industrielle personnelle la propriété anonyme et les sociétés par actions a son expression juridique dans le titre du Gode relatif aux sociétés. De la forme toute personnelle de la propriété à sa forme anonyme, la distance est immense : des caractères tout nouveaux apparais- sent avec celle-ci.

Quand l'homme possède personnellement un domaine foncier, ou quand il possède et dirige per- sonnellement une industrie, il y a un rapport étroit, un lien serré entre le propriétaire et sa propriété. S'il s'agit de la terre et si le possédant la cultive lui-même, on peut presque dire physiquement que le propriétaire fait corps avec sa propriété. Il y a entre le paysan propriétaire et la terre qu'il tra- vaille échange de substance et de force. Le blé germé de l'effort paysan nourrit la force paysanne. Lliomme fait la terre et la terre fait l'homme . Même quand le propriétaire du domaine ne le cultive pas

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Jean Jaurès

lui-même, il est rare qu'il n'y soit pas attaché par des fibres profondes : Ce domaine qui pour l'indif- férent ressemble sans doute à tous les domaines a pour celui qui dès longtemps le possède une physio- nomie particulière et un langage secret. C'est qu'il a joué, grandi, rêvé, aimé ; et ses souve- nirs ont pris la forme de cet horizon.

Entre le propriétaire industriel ou marchand et sa propriété le rapport semble moins matériel, moins étroit. Les machines, les usines, toujours en trépidation et en transformation, ne prennent pas le cœur par l'action lente et pénétrante de la terre. Et pourtant, quand un industriel est vraiment chef d'industrie, quand un négociant est vraiment chef de négoce, quand ils veillent eux-mêmes au fonc- tionnement de ce mécanisme compliqué et souvent terrible leur fortune, leur vie, leur honneur même sont engagés, le capital industriel ou com- mercial qu'ils mettent en œuvre est pénétré de leur pensée et de leur effort ; il porte la marque de leur personne. Ainsi, sous cette forme encore, il y a un rapport étroit entre le propriétaire individuel et l'objet de sa propriété. Il est clair que le rapport se relâche à mesure que cette propriété s'étend ; et il vient un point de croissance de la grande industrie elle dépasse les facultés d'action et de contrôle du possédant ; il est obligé de constituer une sorte

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LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

d'administration industrielle par l'intermédiaire de laquelle il gère de haut son capital. Mais enfin, le contact entre le possédant et sa propriété n'est pas entièrement aboli, et dans la propriété paysanne, dans la petite et moyenne propriété industrielle et marchande, il y a plus que contact, il y a union étroite du propriétaire individuel et de la propriété.

*

Cette union est souvent difficile à rompre. Sans doute, le propriétaire individuel peut vendre. Le propriétaire foncier peut céder son domaine. Le propriétaire industriel ou marchand peut céder son industrie ou son négoce. Mais cette vente n'est pas toujours aisée, et il s'écoule souvent bien des années avant qu'elle soit possible. Comme le domaine repré- sente une unité qu'on ne peut pas toujours décom- poser, comme un organisme industriel ou commer- cial ne peut se démembrer, il faut trouver un preneur qui achète en bloc ; il faut que le vendeur trouve une autre personne qui se substitue pleine- ment et exactement à lui. Et c'est souvent bien malaisé. De une grande lenteur des transactions immobilières et foncières. De là, pour les indus- tries et les commerces qui n'ont pas pris encore la forme de la société par actions, la difficulté de

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Jean Jaurès

vendre ou de réaliser. Le propriétaire est ainsi lié à sa propriété, assujetti à elle : il ne peut pas se dégager à son gré et à son heure du mécanisme de propriété qu'il a mis en mouvement; il ne peut pas rappeler, retirer son énergie de l'emploi que d'abord il lui a donnée. Il est, en quelque mesure, l'homme de telle et telle propriété ; il est la propriété de sa propriété. Il adhère à sa coquille de propriété.

Mais si, malgré la faculté d'échange et de vente qui pour lui reste souvent théorique, le propriétaire personnel est lié à sa propriété, en revanche, il la dirige par sa volonté seule. Dans le mode de culture que le propriétaire adopte pour son domaine, dans la direction que le petit et moyen industriel, le petit et moyen commerçant donnent à leurs affaires, ils n'ont à consulter qu'eux-mêmes et les nécessités économiques. Ils ne sont pas liés par le vote d'une majorité d'actionnaires : c'est leur volonté person- nelle qui décide ; c'est leur action personnelle qui s'exerce.

Enfin, et c'est le dernier trait de la propriété vrai- ment personnelle, la responsabilité civile et com- merciale de l'individu possédant est engagée toujours toute entière. L'homme qui a un domaine foncier ne peut pas diviser ses responsabilités. Il ne peut pas dire : « Voici des dépenses que je fais

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ET LES SOCIETES DE COMMERCE

pour ma vigne. Voici un emprunt que je contracte pour la replanter, pour la greffer. Si je ne réussis pas, c'est ma vigne seule qui répondra de ma dette : je réserve l'intégrité de mes champs, de mes prés, de mes bois. » Non : il ne peut pas dire cela. C'est tout son bien qui répond de sa dette. De même l'industriel, le commerçant ne peuvent pas tracer dans leur fortune des divisions, des barrières. Ils peuvent hypothéquer au profit de tel créancier tel immeuble ; mais tant qu'il reste des créances, c'est toute leur fortune qui en répond.

En cas de faillite, l'industriel, le commerçant ne peuvent pas dire : « C'est pour mon industrie, pour mon commerce que j'ai contracté les obligations auxquelles je ne puis suffire : que l'on prenne tout mon capital industriel etcommercial, mes fabriques, mes machines, mes matières premières : mais j'ai mes propriétés foncières qui n'étaient mêlées en rien à mes opérations de commerce et d'industrie : j'ai des valeurs sur les mines d'or du Transvaal qui n'ont aucun rapport avec les opérations pour lesquelles j'ai encouru la faillite. Je réserve mes domaines fonciers et mes valeurs sud-africaines. »

Non, le commerçant et l'industriel ne peuvent pas dire cela. En cas de faillite, ce n'est pas le bilan spécial de leur entreprise, c'est le bilan général de leur fortune qu'ils devront déposer. L'article 4^9 du

247

Jean Jaurès

Gode de commerce dit : « La déclaration du failli devra être accompagnée du dépôt du bilan... Le bilan contiendra Vénumération et Vévaluation de tous les biens mobiliers et immobiliers du débiteur, l'état des dettes actives et passives, le tableau des profits et pertes, le tableau des dépenses. » Et l'article 44^ dit : « Le jugement déclaratif de la faillite emporte de plein droit, à partir de sa date, dessaisissement pour le failli de l'administration de tous ses biens, même de ceux qui peuvent lui échoii* tant qu'il est en état de faillite. »

Ainsi c'est sur tout son bien, c'est sur ses meubles et immeubles, c'est sur ses vêtements, sur ses livres, sur ses bibelots, comme sur ses terres et ses usines ou magasins que l'industriel ou le commer- çant répond de sa dette. Sa fortune n'est pas comme un navire aux cloisons étanches : il n'en peut exposer une partie en sauvegardant le reste. Tout entière elle est engagée; tout entière elle peut sombrer. Tant que la propriété reste vraiment et pleinement personnelle, tant qu'elle ne se transforme point par le contrat de société, tant qu'elle ne se dépersonnalise pas par la société anonyme, c'est l'individu tout entier qui est en cause. Naguère encore et avant l'abolition de la contrainte par corps, il devait répondre lui-même, sur sa personne physique, de toute sa dette. La propriété et le pro-

2^8

LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

priétaire faisaient si bien corps que la faillite de la propriété entraînait la faillite de la liberté, et que l'individu était sous les verroux en même temps que son bien était sous les scellés.

Voilà donc, avant l'extension du régime des sociétés et de l'anonymat, les caractères essentiels de la propriété personnelle : il y a un lien étroit entre le propriétaire et sa propriété ; ce lien est si fort que, malgré la faculté légale et théorique de la vente et de l'échange, la propriété est souvent immobilisée aux mains du propriétaire; c'est sous la discipline de la volonté individuelle et isolée du propriétaire qu'est la propriété ; 4*^ c'est toute la propriété de l'individu, c'est son individualité économique toute entière qui répondent de ses engagements.

Or, avec le conti^at de société, voici que ces caractères s'affaiblissent; et avec le contrat de société anonyme voici que tous ces caractères sont abolis.

Le contrat de société a plusieurs formes : et c'est par des degrés que nous allons passer de la pro- priété personnelle à la propriété anonyme.

249

Jean Jaurès L'article 19 du Code de commerce dit :

« La loi reconnaît trois espèces de sociétés com- merciales :

« La société en nom collectif; « La société en commandite ; (( La société anonyme. »

Voici la définition donnée par le Code de la société en nom collectif :

Article 20. « La société en nom collectif est celle que contractent deux personnes ou un plus grand nombre, et qui a pour objet de faire le com- merce sous une raison sociale. »

Ici, nous sommes encore le plus près possible de la propriété personnelle. Presque tous les caractères que j'ai relevés subsistent. D'abord il y a un lien étroit entre ces personnes et leur propriété : ce sont les personnes associées qui s'occupent elles-mêmes de la mise en œuvre de leur capital. Et il leur serait aussi malaisé de vendre qu'il l'eût été à un seul propriétaire. Enfin la responsabilité indivi- duelle de chacun des assurés reste illimitée. Ils seront tenus des engagements de la société non seulement sur l'avoir de la société même, mais sur toute l'étendue de leur fortune personnelle.

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ET LES SOCIETES DE COMMERCE

Article 22. « Les associés en nom collectif indi- qués dans l'acte de société sont solidaires poui' tous les engagements de la société, encore qu'un seul des associés ait signé, pourvu que ce soit sous la raison sociale. »

Il n'y a donc ici qu'un fait nouveau, le fait même de l'association qui lie la volonté de chaque associé à la volonté des autres et qui crée entre eux une responsabilité solidaire, et la société en nom col- lectif ne supprime pas le caractère personnel de la propriété : elle lui donne seulement la forme de l'association.

Avec la société en commandite, nous faisons un pas de plus. L'article 23 la définit ainsi : « La société en commandite se contracte entre un ou plusieurs associés responsables et solidaires, et un ou plusieurs associés simples bailleurs de fonds, que l'on nomme co mm an dit ailles ou associés en com- mandite. Elle est régie sous un nom social, qui doit être nécessairement celui d'un ou plusieurs des associés responsables et solidaires. »

Ainsi, tandis que dans la société en nom collectif tous les associés sont égaux et sui* le même plan, ici il y a deux catégories d'associés. Les uns sont dirigeants et solidairement responsables. Ce sont

25 1

Jean Jaitrès

eux qui donnent leur nom à Tenlrt^prise et qui ont seuls qualitt^ pour le donner. Ce sont eux qui sont i^csponsables. sur tous leui'^ biens, et sôlidaii"«ment. des engag^ements de la société. Mais, t\ côté d'eux, il V a des associés duu autre ordre, les oommaudi- taircs. Ils no dirigent pas; ils ne gèrent [>as: ils sont, comme dit la loi. de simples b^iilleui's de fonds. Ils ne sont pas des actionuaiivs. puisque les actionnaires choisissent les administrateurs de Tentivprise. tandis que. dans la société en com- mandite, c'est par laete niciuc de société que sont constitués les chefs ivsponsables de la société. Mais le commanditaire préparc et annonce TactionnaiiH* par deux traits : le défaut de gestion pci^sonneUe et la limitation des responsabilités pécuniaires.

Évidemment, les eommanditaiivs. étant bailleurs de fonds, ont. ou peuvent avoir un riMc important dans renti*eprise : ils en surveillent ile près et de plus pivs que l'actionnaire le fonctionnement. Mais la loi déduit strictement leur rôle légal et leur i*esponsabilité légale.

Article a5. <i Le nom d'un associé commanditaire ne peut faire partie de la raison sociale.

Article a6. fr L'associé commanditaire nest pas- sible des pertes que Jusqu'à concurrence des fonds quil a mis ou mettre dans la société. »

'25-2

LA PROPRIETE INDIVIDUELLE

Article 27. a L'associé commanditaire ne peut faire aucun acte de gestion, même en çertu de pro- curation. »

Article 28. « En cas de contravention à la pro- hibition mentionnée dans l'article précédent, l'associé commanditaire est obligé, solidairement avec les associés en nom collectif, pour les dettes et engagements de la société qui dérivent des actes de gestion qu'il a faits, et il peut, suivant le nombre ou la gravité de ces actes, être déclaré solidaire- ment obligé pour tous les engagements de la société ou pour quelques-uns seulement. Les avis et conseils, les actes de contrôle et de surveillance n'engagent point l'associé commanditaire. »

Comme ici les caractères antérieurs de la propriété personnelle vont s'atténuant ! Comme le lien entre le propriétaire et la propriété se relâche I L'associé commanditaire ne peut à aucun degi^é intervenir dans la gestion de l'entreprise il a engagé une partie de sa fortune. S'il va au delà du contrôle ou du simple conseil, il est tenu pour solidairement responsable et déchu de son immu- nité. Mais s'il reste dans ce rôle discret, effacé et un peu lointain, de simple conseiller, la responsabilité pécuniaire est limitée à la somme qu'il a engagée par la commandite. S'il n'y a versé que cent mille

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XV

Jean Jaurès

francs et quand bien même le passif de l'entreprise s'élèverait à plus d'un million, il n'est tenu envers les créanciers que jusqu'à concurrence de ces cent mille francs : le reste de sa fortune est hors d'atteinte et, pour ainsi dire, hors de jeu. Cette part de sa fortune qu'il a engagée dans la comman- dite est en quelque sorte détachée de l'ensemble, et détachée de sa personne même. Ce n'est plus son individualité tout entière qui est en cause. La per- sonne ici n'est plus engagée et comme prise dans la propriété.

M. Léon Bourgeois dit souvent que la propriété individuelle est comme le prolongement de la personne humaine. Mais l'individualité humaine est un tout organique, et indivisible. 11 est impossible de blesser ou d'enlever un organe sans atteindre et blesser l'organisme tout entier. Et chaque acte de l'individu engage la responsabilité de la personne indivisible.

Or, les possédants s'appliquent de plus en plus à introduire dans leur fortune, dans leur propriété, des divisions, des cloisonnements qui sont comme la négation de l'individualité organique tout se pénètre et se tient. Quand l'industriel en faillite est obligé de livrer tout son bien, auquel s'ajoutait

254

ET LES SOCIETES DE COMMERCE

naguère la personne même, quand dans chacun de ses actes commerciaux est engagée toute sa person- nalité, on peut dire, en un sens et sous réserve de la violence faite par le capital aux prolétaires, que la propriété de cet industriel est l'expression et le prolongement de sa personne.

Mais quel sens précis M. Léon Bourgeois peut -il donner à cette expression dès que nous entrons dans les actes de société et dans la commandite, puisqu'ici l'effort de l'individu est de couper toute communication entre une partie déterminée de sa fortune et sa personnalité totale ?

Je ne prétends pas, notons-le bien, que par ces combinaisons Pindividu s'amoindrisse. En un sens, il se libère, puisqu'il n'est plus engagé tout entier dans une entreprise aléatoire, puisqu'il n'est pas pris tout entier dans une forme compacte de pro- priété. En répartissant ainsi sa fortune entre des emplois divers et qui ne se commandent pas les uns les autres, l'individu n'est plus asservi à une entre- prise déterminée, à une propriété déterminée. Il domine en quelque façon sa propre fortune: il s'affranchit lui-même de sa propriété, tout en en retenant le bénéfice. C'est un événement bien signi- ficatif que, pour s'affranchir, les propriétaires bourgeois eux-mêmes commencent à détacher leur fortune de leur propre individualité. Et si la

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Jean Jaurès

propriété individuelle est celle l'individu s'engage, tout l'effort du capitalisme moderne et de ses combinaisons est dirigé contre la propriété individuelle.

Fournière a bien vu cela et il l'a supérieurement dit dans son Essai sur V individualisme, livre ingé- nieux et profond, le plus concentré et le plus savoureux qu'il ait écrit.

Mais c'est dans la société anonyme par actions que s'achève cette révolution intérieure de la propriété individuelle.

PROPRIETE INDIVIDUELLE

ET SOCIÉTÉS ANONYMES

Avec les sociétés anonymes par actions tout lien personnel entre le propriétaire et l'objet de sa pro- priété disparaît. Ou du moins ce lien devient infiniment lâche. Ce n'est que d'une façon indirecte et lointaine que les actionnaires, propriétaires de l'entreprise, interviennent dans son fonctionne- ment. Ils nomment, ou du moins ils peuvent nommer les administrateurs qui la dirigent; mais même s'ils participent, une fois l'an, aux assemblées générales d'actionnaires, quelle distance entre le contrôle périodique et lointain et l'acte permanent de propriété que fait le paysan propriétaire ou l'industriel qui possède et dirige une usine !

En fait, bien souvent, les actionnaires ne con- naissent à aucun degré le fonctionnement réel de l'entreprise possédée par eux. Ils ne l'ont jamais vue fonctionner. Ils en ignorent le mécanisme technique et économique. Ils n'en savent ou ils n'en demandent qu'une chose : Que rapporte-t-elle ? Quel en est le dividende? Quelle en est Tallure sur le marché des valeurs? C'est à travers le papier mort du compte rendu administratif qu'ils l'aper-

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Jean Jaurès

çoivent. Souvent ils sont très éloignés ; ils n'ont jamais vu de leurs yeux l'horizon noirci par la fumée de leurs usines.

La propriété du paysan est un morceau de sa vie : elle a porté son berceau, elle est voisine du cime- tière où dorment ses aïeux, il dormira à son tour; et du figuier qui ombrage sa porte il aperçoit le cyprès qui abritera son dernier sommeil. Sa propriété est un fragment de la patrie immédiate, de la patrie locale, un raccourci de la grande patrie.

De l'actionnaire à sa propriété inconnue, tous ces liens sont brisés. Il ne sait pas en quel point de la patrie jaillit pour lui la source des dividendes, et souvent c'est de la terre étrangère que cette ç>0 Jcq jaillit. Que de valeurs étrangères sont mêlées dans le portefeuille capitaliste aux valeurs nationales, sans qu'aucun goût de terroir permette de les discerner.

J'ouvre l'annuaire statistique que Y Office du travail vient de publier pour l'année 1900, je regarde les tableaux des valeurs comprises en 1899 dans les donations et successions : les rentes fran- çaises et autres valeurs du Trésor français figurent dans les donations pour 4i millions; les rentes et effets publics des gouvernements étrangers figurent dans les donations pour 1 1 millions ; les valeurs des sociétés françaises y sont pour 24 millions ; les

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PROPRIETE INDIVIDUELLE

valeurs étrangères pour i millions 4oo-ooo francs. Dans les successions, les rentes françaises et autres valeurs du Trésor français comptent pour 480 mil- lions ; les rentes et effets publics des gouvernements étrangers comptent pour 214 millions. Les actions des sociétés françaises, sociétés de commerce ou d'industrie, figurent, dans les successions de l'année 1899, pour 44^ millions. Les actions des sociétés étrangères y figurent pour une somme de i32 millions. Pour les obligations, la proportion des valeurs étrangères est encore plus forte. Les obligations négociables et non négociables des sociétés, départements, communes, établissements publics et établissements d'utilité publique de France figurent dans les successions pour 577 mil- lions. Les obligations des sociétés, villes, pro- vinces et corporations étrangères y figurent pour 1229 millions, plus du tiers des valeurs françaises.

Ainsi, il y a dès maintenant un tiers des valeurs disséminées aux mains des actionnaires ou obliga- taires français, qui fructifient à l'étranger. Je ne m'en indigne aucunement. Je laisse à la démagogie antisémite et nationaliste le soin de dénoncer un mouvement inévitable. Je me félicite même à cer- tains égards de cette expansion du capitalisme, qui aide à la pénétration réciproque des peuples et des races. Je constate seulement combien tout rapport

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Jean Jaurès

personnel a cessé entre la propriété anonyme et le propriétaire ; ils ne sont même plus de la même patrie. Et au demeurant, quand un capitaliste de Toulon a des actions sur les mines du Pas-de- Calais, il y a presque aussi peu de rapports person- nels entre le propriétaire et sa propriété que si le capitaliste détenait une valeur étrangère.

C'est même parce que dans l'intérieur même de la nation la propriété a commencé à devenir étrangère au propriétaire, qu'entre toutes les valeurs, dites étrangères ou dites nationales, il n'y a plus pour le capitaliste aucune différence. Innovation curieuse et bien significative ! Autrefois, avant l'extension des sociétés de commerce, et notamment des sociétés anonymes, les hommes ne recouraient aux journaux que pour s'informer de ce qui n'était point leur propre vie. Ils n'achetaient point le journal pour savoir quelle était leur fortune et quels seraient leurs revenus. Tout au plus ceux qui avaient des rentes sur l'État et c'était déjà une première forme de propriété anonyme achetaient-ils les journaux pour savoir quels contre-coups la marche des affaires publiques aurait sur leur fortune privée. Maintenant, il n'y a guère de possédant bourgeois qui ne soit obligé de lire des journaux spéciaux, des journaux financiers, pour savoir en est sa propre fortune. La propriété est devenue

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ET SOCIETES ANONYMES

si étrangère au possédant que c'est par la i'oie du journal que le possédant a des nouvelles de sa propriété.

*

Mais il ne suffit pas au capitalisme d'avoir créé la société anonyme par actions. L'action donne encore di'oit à celui qui la possède, ou tout au moins à celui qui en possède un certain nombre, de participer aux assemblées générales d'action- naires qui nomment et contrôlent les gérants res- ponsables de l'entreprise. C'est un reste d'autorité individuelle, d'intervention personnelle. Le capi- talisme l'efface, et après avoir créé Vaction, il crée r obligation.

L'obligataire n'est point, pour sa part, proprié- taire de l'entreprise : il en est simplement créancier.

Il a prêté à l'entreprise une certaine somme, pour laquelle on lui sert un intérêt fixe, stipulé d'avance. Si l'entreprise sombrait, il aurait pour gage de sa créance l'actif, c'est-à-dire la valeur même des actions. Ainsi, sa sécurité est plus grande que celle de l'actionnaire. En cas de désastre, l'actionnaire ne touchera rien avant que les obliga- taires, c'est-à-dire les créanciers, soient rembour- sés. L'obligataire est encore exposé à bien des hasards ; mais il ne succombera qu'après l'action-

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Jean Jaurès

naire. Seulement, il n'a aucune part d'influence : il n'est même pas représenté dans les conseils de l'entreprise ; il est le rentier passif, sans aucun rapport personnel avec la source même de ses reve- nus. Ici, nous touchons à une forme de propriété si abstraite, si neutre, si indifl*érente, si détachée de l'individu, qu'il faut se souvenir que l'individu touche en eflet un intérêt de l'obligation pour l'appe- ler encore individuelle.

Or, la part des obligations dans le capital anonyme est considérable, et elle est croissante. Les sociétés anonymes, fondées d'abord par des actionnaires, s'étendent le plus souvent par des emprunts, c'est-à-dire en créant des obligations. Sur les 36 milliards de valeurs des sociétés industrielles et commerciales, plus de la moitié est en obli- gations. En 1899, la taxe de quatre pour cent a porté sur tout le revenu des valeurs mobilières la rente d'Etat exceptée. Le revenu taxé des actions des sociétés était de 727 millions. Le revenu taxé des obligations et emprunts était de 877 millions. Ainsi, la part du capital tout à fait passif, de celui qui ne porte plus en lui la moindre énergie individuelle, est supérieure d'un sixième à ce capital d'actions, qui représente lui-même un si faible lien de l'indi- vidu à sa propriété.

Enfin, l'individu ne prend même plus la peine de

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PROPRIETE INDIVIDUELLE

garder le morceau de papier qui représente son droit de propriété sur les mines du Transvaal ou de Sibérie, sur les chemins de fer anglais, ou sur les tissages espagnols. De plus en plus maintenant, c'est aux coffres-forts des maisons de banque et de crédit que sont confiés les titres de propriété, les titres de rentes, les actions, les obligations. C'est la société de crédit qui touche, à l'échéance, les arrérages ou les coupons ; c'est elle qui en fait le remploi ; et tout le mouvement de la propriété individuelle aboutit : avoir son compte ouvert dans l'immense registre d'une immense société anonyme de crédit.

Non seulement dans les sociétés anonymes le rapport direct du propriétaire à sa propriété n'existe plus, mais tandis que le propriétaire foncier dispose seul de son domaine, et l'usinier seul de son usine, le propriétaire d'une action ou de plusieurs actions ne peut rien tout seul. Individuellement, il ne peut imprimer à l'entreprise telle ou telle direction. C'est la majorité des actions qui décide. C'est rassemblée générale des actionnaires qui est souveraine, et ici la propriété individuelle, cessant d'être l'instrument de la volonté de l'individu, tombe sous la loi de la majorité. Si l'actionnaire est dans la minorité, sa propriété est dirigée contre

a63

Jean Jaurès

sa volonté. La séparation de l'individu et de sa propriété est telle, qu'il est impossible de présumer la volonté de l'individu possédant d'après la marche de sa propriété. Il se peut très bien que la pro- priété individuelle aille contre l'individu. Et il est au moins étrange d'entendre les radicaux s'élever contre le socialisme, qui sera le régime de la démo- cratie et de la loi des majorités appliqué à la pro- duction, lorsque déjà la propriété capitaliste elle- même, dans son expression suprême qui est la société anonyme, est obligée d'admettre la forme de la démocratie et la loi des majorités.

Chose curieuse, et qui montre bien le prodigieux écart entre la forme immédiate de la propriété individuelle et sa suprême forme anonyme, lorsqu'un individu, lorsqu'un patron possède vrai- ment une usine, quand il en est personnellement le propriétaire et le chef, cest seulement s'il fait faillite que sa propriété tombe sous la loi de la démocratie. Il se forme, aussitôt après la faillite, une démocratie des créanciers. L'article 607 du Gode de commerce je néglige la législation récente sur la liquidation judiciaire, le même principe s'affirme plus nettement encore dit ceci :

Il ne pourra être consenti de traité entre les créan- ciers délibérants et le débiteur failli qu'après l'accom- plissement des formalités ci-dessus prescrites. Ce traité

264

ET SOCIÉTÉS ANONYMES

ne s'établira que par le concours d'im nombre de créanciers formant la majorité, et représentant en outre les trois quarts de la totalité des créances, vérifiées et affirmées, ou admises par provision.

Et Tarticle 629 stipule :

S'il n'intervient point de concordat, les créanciers seront de plein droit en état d'iuiion.

A partir de ce moment, c'est la majorité des créanciers qui décide. L'actif social est placé sous le régime de l'union. Et la majorité des créanciers peut donner aux syndics de la faillite mandat de continuer l'exploitation de l'actif, par exemple d'assurer le fonctionnement deFusine, la marche de l'industrie. Ainsi, la loi de la majorité, qui dans les sociétés anonymes est la vie normale, n'intervient dans la propriété vraiment personnelle qu'à l'heure du désastre. C'est quand la propriété personnelle sombre que le mode de gestion qui lui est appliqué rappelle, au moins par un trait, le mode de gestion régulier de la propriété anonyme. Quelle distance, quelle opposition entre les diverses formes de la propriété individuelle !

Dans la propriété vraiment personnelle, la res- ponsabilité du possédant est engagée à fond. Dans les sociétés anonymes, la responsabilité du possé- dant est réduite au minimum. L'article 33 du

265

Jean Jaurès

Gode de commerce dit, à propos des sociétés anonjTnes :

Les associés ne sont passibles que de la perte du montant de leur intérêt dans la société.

L'actionnaire ne répond pas des obligations de l'entreprise sur la totalité de sa fortune ; il n'en répond que sur les actions qu'il possède dans cette entreprise même. C'est une parcelle de pro- priété qui ne communique plus avec l'ensemble de la propriété individuelle de l'actionnaire. Même si l'actionnaire a commis les fautes les plus graves, même si par sa négligence ou son incapacité il a permis à des administi'ateurs ineptes ou malhon- nêtes de s'emparer de la direction de l'entreprise et de compromettre les intérêts des tiers, l'action- naire n'est tenu que dans la mesure des actions qu'il possède. Tout le reste de sa fortune, tout le reste de sa personnalité économique est, au regard de l'entreprise, comme s'il n'était pas.

Bien mieux, la responsabilité des administrateurs eux-mêmes, de ceux qui ont reçu et accepté de l'assemblée générale des actionnaires le mandat de conduire l'entreprise, est étroitement limitée. L'article Sa du Code dit :

Les administrateurs ne sont responsables que du montant qu ils ont reçu. Ils ne contractent, à raison de

266

PROPRIETE INDIVIDUELLE

leur gestion, aucune obligation personnelle ni solidaire, relativement aux engagements de la société.

J'admire vraiment ceux qui nous disent que le régime de communisme démocratique et d'univer- selle coopération appliqué à l'industrie diminuera, au point de les rendre illusoires, les responsabi- lités, quand l'évolution même de la propriété indi- viduelle la conduit à abolir la responsabilité pleine, décisive des possédants et dirigeants, et à y substi- tuer les responsabilités fragmentaires et atténuées de la société anonyme.

Et dans cette forme suprême de la propriété indi- viduelle, quelle mobilité, quelle faculté presque indéfinie de métamorphose ! Comparez aux difficul- tés de tout ordre, juridiques et économiques, qui rendent difiicile et lente la transmission de la pro- priété foncière ou de la propriété industrielle person- nelle, les dispositions qui facilitent, dans le régime des sociétés anonymes, le mouvement des titres, la transmission et la transformation de la propriété :

L'article 34 dit :

Le capital de la société anonyme se divise en actions et même en coupons d'actions d'une valeur égale.

L'article 35 dit :

L'action peut être établie sous la forme d'un titre au porteur. Dans ce cas, la cession s'opère par la tradition du titre.

2G7

Jean Jaurès

Par la simple remise d'un titre de la main à la main, la translation de la propriété est valablement opérée.

Mais surtout, puisqu'il n'y a aucun lien personnel et direct entre le propriétaire et sa propriété, entre l'actionnaire et son action, que lui importe que sa propriété ait la forme d'une action de chemin de fer ou d'une action de mines, ou d'un titre quelconque dans une industrie quelconque, si seulement il peut en espérer un dividende équivalent?

Ainsi, à tout moment, chaque forme de la pro- priété anonyme est prête à se muer en toutes les autres formes. C'est cette mobilité presque infinie qui suscite la spéculation. Il suffit d'entrer un instant à la Bourse pour voir comment les titres s'échangent contre des titres et quelles formes va- riées une même propriété peut revêtir de l'ouver- ture à la clôture du marché. Gomme le vent d'au- tomne mêle en de vastes tourbillons les feuilles arrachées à toutes les essences de la forêt, la spécu- lation mêle les feuilles d'or arrachées à toutes les variétés du travail humain.

Par cette faculté illimitée d'échange, par cette mobilité infinie, le titre d'une entreprise particu-

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ET SOCIETES ANONYMES

lière cesse d'être en efïet attaché à cette entreprise particulière : il devient une sorte de délégation quantitativement déterminée, mais qualitativement indéterminée, sur l'ensemble de la richesse so- ciale. L'actionnaire, cfuelle que soit la désignation particulière de son titre, est au fond actionnaire d'une entreprise sociale unique et immense, dont les diverses sociétés anonymes ne sont que des sections communiquant les unes avec les autres, dont les diverses entreprises capitalistes ne sont que des formes muables, indéfiniment convertibles les unes dans les autres. Il se crée ainsi, par l'évolution extrême de la propriété individuelle, un domaine capitaliste social, un collectivisme capitaliste qui fonctionne au profit d'une classe, mais qui est l'ébauche bourgeoise du communisme nous ten- dons.

De même que l'actionnaire, au lieu d'être prison- nier d'une forme déterminée de propriété, possède virtuellement une part de la propriété sociale, il agit aussi sur l'ensemble social de la production, ou du moins il dépend souvent de lui d'agir sur cet ensemble. Bien souvent les capitalistes, pour plus de sûreté, pour ne pas engager toute leur for- tune dans une seule entreprise, répartissent leurs fonds entre plusieurs sociétés anonymes. Ils ont en portefeuille des actions des chemins de fer, des

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Jean Jaurès

actions des mines, des actions des aciéries et des tissages. Ils ont par le droit de participer aux assemblées générales d'un grand nombre d'indus- tries : ils participent donc à la direction de la pro- duction dans ses formes diverses et dans presque toute son étendue.

Tandis que dans la propriété vraiment person- nelle, l'action du possédant est limitée à une forme de propriété et y est souveraine, dans le système des sociétés anonymes, l'action du possédant s'étend ou peut s'étendre à un champ de production extrêmement vaste, à un très grand nombre d'entre- prises; mais, en chacune d'elles, elle est limitée et enveloppée par le droit des autres actionnaires, des autres possédants. Le mouvement même de la pro- priété bourgeoise et capitaliste tend donc à univer- saliser le droit du possédant, mais en lui retirant, à chacun des points de son domaine agrandi, sa force décisive. Sa puissance s'exerce partout, mais elle n'est partout qu'une fraction minime de la puis- sance totale; partout associé, nulle part souverain.

Or, si l'on suppose réalisé le communisme démo- cratique, si l'on se représente l'ensemble des indus- tries comme une coopération universelle, chacun des citoyens, chacun des producteurs sera investi d'un droit sur l'ensemble de la propriété sociale. Mais en quelque point du domaine coopératif qu'il

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exerce pratiquement ce droit, il ne l'exercera que sous la loi même de la coopération et de la démo- cratie, qui en faisant de l'accord des volontés la condition de l'action, fonde et limite tout à la fois le droit de chaque volonté individuelle.

Quand donc les radicaux, avec une monotonie déplaisante et abstraite, se donnent comme les gar- diens de la propriété individuelle, on est en droit de leur demander : Acceptez- vous, de la propriété individuelle et capitaliste, le mouvement par lequel elle tend à se dépasser elle-même? Acceptez- vous la loi d'évolution qui crée, jusque dans la propriété capitaliste, une sorte de communisme oligarchicpie, et interdisez-vous au prolétariat d'intervenir pour le convertir en un communisme démocratique universel ?

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Tandis que dans la propriété vraiment person- nelle, l'action du possédant est limitée à une forme de propriété et y est souveraine, dans le système des sociétés anonymes, l'action du possédant s'étend ou peut s'étendre à un champ de production extrêmement vaste, à un très grand nombre d'entre- prises; mais, en chacune d'elles, elle est limitée et enveloppée par le droit des autres actionnaires, des autres possédants. Le mouvement même de la pro- priété bourgeoise et capitaliste tend donc à univer- saliser le droit du possédant, mais en lui retirant, à chacun des points de son domaine agrandi, sa force décisive. Sa puissance s'exerce partout, mais elle n'est partout qu'une fraction minime de la puis- sance totale; partout associé, nulle part souverain.

Or, si l'on suppose réalisé le communisme démo- cratique, si l'on se représente l'ensemble des indus- tries comme une coopération universelle, chacun des citoyens, chacun des producteurs sera investi d'un droit sur l'ensemble de la propriété sociale. Mais en quelque point du domaine coopératif qu'il

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exerce pratiquement ce droit, il ne l'exercera que sous la loi même de la coopération et de la démo- cratie, qui en faisant de l'accord des volontés la condition de l'action, fonde et limite tout à la fois le droit de chaque volonté individuelle.

Quand donc les radicaux, avec une monotonie déplaisante et abstraite, se donnent comme les gar- diens de la propriété individuelle, on est en droit de leur demander : Acceptez-vous, de la propriété individuelle et capitaliste, le mouvement par lequel elle tend à se dépasser elle-même? Acceptez-vous la loi d'évolution qui crée, jusque dans la propriété capitaliste, une sorte de communisme oligarchique, et interdisez-vous au prolétariat d'intervenir pour le convertir en un communisme démocratique universel ?

TABLE

Pages

Avertissement De la raison ix

Introduction Question de méthode xxxix

Préface

République et Socialisme xcm

Le mouvement rural

Le mouvement rural 3

Lentes ébauches i3

Revision nécessaire

Révision nécessaire 23

Évolution révolutionnaire

En cinquante ans 35

Majorités révolutionnaires 43

Paroles de Liebknecht 53

Liebknecht et la tactique G3

« Elargir, non resserrer ». . . 7i

273

Pages

Le socialisme et les privilégiés 79

Les raisons de majorité 85

Grève générale et révolution 97

Le but

Le but 125

Le socialisme et la vie

Le socialisme et la vie i35

De la propriété individuelle

Les radicaux et la propriété individuelle i5i

Propriété individuelle et code bourgeois i63

La propriété individuelle et l'impôt 176

La propriété individuelle et le droit successoral . . 187

La Révolution française et le droit successoral. . . 2o5

La propriété individuelle et les lois bourgeoises

d'expropriation 227

La propriété individuelle et les sociétés de com- merce 243

Propriétés individuelles et sociétés anonymes . . . 267

^1^

Fini d'imprimer deux maille exemplaires le jeudi 5 décembre iQoi

à rimprimerie de Suresnes

(E. Payen, administrateur) 9, rue du Pont

Pour savoir ce que sont les Cahiers de la Quinzaine, il suffit d'envoyer un mandat de trois francs cinquante à M. André Bourgeois, administrateur des cahiers, 8, rue de la Sorhonne, Paris. On recevra en spécimens :

le treizième cahier de la deuxième série. Librairie des cahiers. de Georges Sorel quelques mots sur Proudhon. Jean Grave et Urbain Gohier. Le Palais du Peuple;

le quatorzième cahier de la deuxième série. de Léon Deshairs Boecklin chez les Français. de L. Lévi Compte rendu analytique non officiel du Congrès de Lyon. Bibliothèque Ouvrière socialiste. Société des Universités Populaires. de Lionel Landry Courrier de Chine ;

le quinzième cahier de la deuxième série. Mér^oires et dossiers pour les libertés du personnel enseignant en France : Interpellation Laveriujon. de Jean Jaurès <( Vérité ». de Daniel Delafarge M. Brunetière historien. Attentats dans V Yonne : Affaires Hervé et Fradet;

le premier cahier de la troisième série. Compte rendu de congrès. Bilan. Attentats dans V Yonne : Affaires Hervé et Fradet ;

le deuxième cahier de la troisième série. Charles Guieysse : Les Universités Populaires et le Mouvement Ouvrier ;

et le troisième cahier de la troisième série. Georges Sorel : de l'Église et de V État, fragments.

5235

Le Gérant : Charles Péguy

Ce cahier a été composé et tiré au tarif des ouvriers syndiqués

J.e cahier qu'on vient de lire a été publié en commun par les Cahiers de la Quinzaine et /)ar la Société d'Editions littéraires et artistir/ues librairie Paul Ollendorff. Xous tenons à remercier le j>er sonnet de cette Société, qui nous a très libéralement laissé le soin d'établir la copie et la composition du cahier.

Après entente avec les éditeurs, nous pouvons fournil' à nos abonnés les livres suivants :

Jean Jaurès. Histoire socialiste : la Constiti

lo fran( .<

Jean Jaurès. Action socialiste, prem,ière série

3 francs .> o

Jérôme et Jean Tharaud. Le Coltineur débile

a francs

Romain Rolland. Les Loups 3 francs ôo

en un lot global de quinze francs, à domicile.

Xous ne pouvons assurei' cet avantage que Jusqu'à concurrence de lioo envois.

Nous ne mettons pas ce cahier dans le commerce ; le présent tirage est rigoureusement réservé à P abonne- ment: chacun de nos abonnés doit avoir un exemplaire et n'avoir qu'un exemplaire ; au demeurant nous mettons en vente à la librairie des cahiers le volume identique édité en même temps par la maison Ollendorff, et nous prions nos abonnés de vouloir bien s'adresser à nous pour toute commande.

Ceux de nos abonnés qui auraient d'abord acheté /'Histoire Socialiste en livraisons et qui auraient cessé en cours de publication peuvent nous commander les livraisons qui leur manquent Jusqu'à la Jin de la Consti- tuante — livraison go.

En vente à la librairie des cahiers :

Jérôme et Jean Tharaud. Le Coltineur débile

2 francs Jérôme et Jean Tharaud. La Lumière

2 francs Romain Rolland. Les Loups 3 francs 5i>

Romain Rolland. Danton 3 francs

Lionel Landry. Racchus 3 francs

Antonin iMvergne. Jean Coste 3 francs ôo

Compte rendu sténo graphique non officiel du cin- quième congrès socialiste international tenu à Parit du 2 3 au 2 y septembre igoo 3 francs 5o

Charles Guieysse. Les Universités populaires et le m.ouvement ouvrier i franc

Georges Sorel. De l'Église et de l'État, fragments

i franc

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sér.3 no 1-A

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