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SALON DE i885

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TIRAGES DE LUXE

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE 720 EXEMPLAIRES NUMEROTES

0 Exemplaires, r." i à 6, sur papier du Japon, gravures hors texte, sur parcliemin, avant la lettre. Épreuves en double suite. 25 Exemplaires, n" 7 à 3i, texte et gravures sur papier du Japon. Epreuves en double suite. 689 n" 32 à 720, texte sur papier de Hollande, gravures sur papier de Chine.

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HENRY HAVARD

SALON DE 1885

CENT PLANCHES EN PHOTOGRAVURE

GOUPIL & C"

LIBRAIRIE D'ART LUDOVIC BASCHET, ÉDITEUR

12 5, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, l'ARIS

M DCCC LXXXV

LISTE DES RÉCOMPENSES

SECTION DE PEINTURE

MÉDAILLE D'HONNEUR

DÉCERNÉE PAR TOUS LES ARTISTES RÉCOMPENSÉS

M. BOUGUEREAU (William-Adolphe)

MEDAILLES DE DEUXIEME CLASSE

MM. Priant (Emile). Weisz (Adolphe). Matiiey (Paul). Bramtot (Alfred-Henri). Princeteau (René-Pierre-Charles). Dawant (Albert-Pierre). Foubert (Éraile-Louis). Edouard (Albert-Jules).

MM. Loewe-Marchand (Frédéric-Jules- Adolphe). Berteau.v (Hippolyte-Dominique). Petitjean (Edmond;. Clairin (Georges). Hareu.k (Ernest-Victor). Lagarde (Pierre).

MÉDAILLES DE TROISIÈME CLASSE

MM.

M"° MM.

M"' MM.

Buland (Jean-Eugène). Agache (Alfred-Pierre). Laurent (Ernest-Joseph). Beaury-Saurel (Amélie). MoRLON (Antoine-Paul-Emile) Thiollet (Alexandre). Marec (Victor). Casii.e (Alfred). Olive (Jean-Baptiste). Bloch (Alexandre). Marest (Julia). UiiDE (Frédéric-Charles). BiNET (Adophe-Gustave).

MM. Gueldry (Joseph-Ferdinand). Thevenot (François). Charlet (Frantz). Friese (Richard). Carrière (Eugène). MoRLOT (Alexis-Alphonse). PiNEL (Gustave). Bettannier (Albert). Bourgeois (Eugène-Victor). Brispot (Henrv). Charlemont (Edouard). Charlay-Pompon (Charles). FouRNiER (Edouard).

MENTIONS HONORABLES

MM. SiNDING (OltO).

ISEMBART (Emile). Tho.\ias (Paul). JouuDEUiL (Adrien). Carpentier (Évariste). Prouvé (Victor-Emile).

MM. Israèi.s (Isaac).

Gervais (Paul-Jeanl. Simon (Lucien-Josepli). Casanova y Estorach (Antonio). Rooke (Henri). Jolyet (Philippe).

MM. Martin (Etienne).

Weeks (Lord Edwin).

Bail (Joseph'.

Stewart (Julius).

Gay (Walter).

Deliu'meau (Gustave-Henry-Eugène).

SciiuLLER (Joseph-Charles).

Stengelin (Alphonse).

Coquelet (Louis).

Hynais (Albert).

Mercier (Ruth).

Sauvage (Henry).

Zakarlxn (Zacharie).

BussoN (Georges).

IIarmand (.\drien).

Charpin (Albert).

BoRCHARD (Edmond).

Harrison (Alexandre). M'" HiLDEnR.vND (Claire). MM. Wilda (Charles).

Grison (.\dolphe).

Jax-JIonchablcn.

Vollon (Alexis).

DuFFAUD (Jean-Baptiste).

.MM. Brion (Léon).

Bouché (Louis-Alexandre). GiRARDET (Eugène). Clément (Pierre). Laurent (Henri). -Mann (.\Iexandre). BoMBLED (Louis-Charles). CiiAi ON (Louis). Klu.mpke (Arnia). GuÉRY (.\rmand). Claris (Gaston). BuRGKAN (Berthe). M. Lafon (François). M"" Cazin (Marie).

Berton (Paul-Emile).

S\v.\N (John).

Brunel (Jean-Baptiste).

Raffaelli (Jean-François).

Michel (Marins).

MoussET (Pierre-Joseph).

Richet (Léon).

Ralli (Théodore). _

Bellet (.\uguste-Emile).

Halkett (François-Joseph-Clément).

.M'" M.M.

M"'

MM.

BOURSES DE VOYAGE

MM. Fritel (Pierre).

Jean (Aman-Edmond).

j MM. Laurent (Ernest-Joseph). I Martin (Henri).

PRIX MARIE BASHKIRTSEFF

M. Carrière (Eugène).

SECTION DE SCULPTURE

PRIX DU SALON

.M. DAILLIOX (Horace).

MÉDAILLES DE PREMIERE CLASSE

MM.

D.\ii LION (Horace). Desca (Edmond). Ckoisv (Aristide).

>LM. Antonin-Carlès (Jean). RoTY (Louis-Oscar).

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MEDAILLES DE DEUXIEME CLASSE

M\I. HioLiN (Louis-Auguste). CoRDiER (Henri). DiîMAïu.E (Louis). Valton (Charles).

MM. Marioton (Claudius). Léonard (Agathon). GuGLiELMO (Lange). Pallez (Lucien).

MÉDAILLES DE TROISIEME CLASSE

MM. Levasseur (Henri-Louis). Mengin (Paul-Eugëne). Laporte (Emile). Lerou.k (Gaston).

MM. FouQUES (Henri-Amédée).

Pech (Gabriel-Édouard-Baptistc). Le.maire (Georges-Henry).

MENTIONS HONORABLES

MM. DÉTRIER (Pierre-Louis).

Sul-Abadie (Jean).

Verlet (Raoul-Charles).

Robert (Eugène).

Rambaud (Pierre).

HoussiN (Edouard-Charles).

Browning (Robert-Barett).

Lavée (Adolphe-Jules).

Truffot (Emile-Louis).

Aubert (Pierre).

Hercule (Benoit-Lucien).

Ferville-Suan (Charles-Georges).

Mengue (Jean-Marie).

Ringel (Désiré).

PÉENE (Augustin). M"° Descat (Henriette). MM. Maugendiîe-Villers (Edouard).

Ogé (Fierrc-Marie-François).

Du Passage (Marie-Charles).

Madrassi (Lucas).

BoGiNo (Louis-Emile).

AsTRUC (Zacharie).

Samain (Louis).

BouRDELLE (Emile).

Laroque (Léon).

Huet (Félix-Victor).

M"» Cazin (Marie). MM. Saint-Vidal (Francis de).

CiiARLiER (Guillaume).

Cadoux (Marie-Edme;.

Stella (.\lexandre).

TouRGUENEFF (Picrrc-Nicolas)

Saint-Joly (Jean).

André (Alexis).

Contini (Ma.xirailien).

Desprey (Antoine).

Rivii.RE (Louis-Auguste-Théodore).

Valbudéa (Etienne-Janes:u).

Arias (Virginius).

GuiBÉ (Paul).

Lajibert (Emile-Placide).

Darbefeuille (Paul).

Bouret (Euthrope).

Rato (José-Moreira).

PÉcou (Jean-William-Henri).

Thomas (Havard). M"' Grégoire (Alice). M"" Mezzara (Florence). MM. RozET (René).

Lecuevrel (Alphonsc-Eugcne).

Ciiavalliaud (Léon-Josephj.

Rault (Louis).

BOURSES DE VOYAGE

M.M. ^Iengue (Jean-.Marie).

Pech (Gabriel-Edouard-Baptistc;.

M. Leroix (Gaston).

SECTION D'ARCHITECTURE

MÉDAILLE D'HONNEUR

DÉCERNÉE PAR LE JURY DE LA SECTION

M. LALOUX {Victor-Alexandre-Frédéric)

MEDAILLES DE PREMIERE CLASSE

MM. Lefort (Lucien-Féderic-Didier).

QuATEsous (Léon-Eugène-Edouard.

.M.M. BoiLEAU fils (Louis-Chailes) Darcy (Georges-Honorc)

MÉDAILLES DE DEUXIEME CL.\SSE

MM. Pons (Jules-Marius-Henry). CuviLLiER (Victor-Pierre).

.^LM. Wable (Charles). Camut (Emile).

MÉDAILLES DE TROISIEME CLASSE

MM. NoDET (.\ntoine-Eugène-Henri). Chaîne (Henri).

MM. Poncet (Louis). Baes (Jean).

MENTIONS HONORABLES

MM. BoLSSAC (Paul-Hippolyte). Bernard (Pierre-Joanny). Cadd.\u (Louis). Dkgeorge (Hector). Despieu (Henri). HouRLiER (Armand-Victor).

M.M. Lacombe (Ernest).

Le Chatelier (Georges). Le Roy (Georges-Gaston). NoR-MAND (Charles). Raffet (Paul). Renaud (Paul;.

BOURSES DE VOVAGE

M. Quatesous (Léon-Eugène-Edouard). | M. Defrasse (Alfred-.\lexandrcl

SECTION DE GRAVURE & DE LITHOGRAPHIE

MEDAILLES DE DEUXIEME CLASSE

MM. Harlingue (Gustave d'). Lithographie. Lefort (Henri-Emile). Eau-forte.

MM. Bellenger (Clément-Edouard). Bois. MoNGiN (Augustin). Eau-forte.

MÉDAILLES DE TROISIEME CLASSE

.MM. MuzELLE (Raphaël). Burin.

PiRODON (Louis-Eugène). Lithographie. GÉRY-BicuARD (Adolphe-Alphonse). Eau- forte. BoiLEAU (Alexandre). Bois.

MM. BOULARD (Auguste). Eau-forte. Leveillé CAuguste-HIlaire). Bois. Salmon (Emile-Frédéric). Eau-forte. Desbrosses (Léopold). Eau-forte. Dupont (François-Féli.x). Eau-forte.

MENTIONS HONORABLES

MM. Penel (Jules), liurin. Ra.ad (Daris). Burin. David (Jules). Lithograpliie. Brown (John-Lewis). Lithographie. Léonard (Jules). Lithographie. Wallet (Eugène). Eau-forte. Desmoulin (Fernand). Eau-forte. FoR.\iSTEcnER (Hélène). Eau-forte. Dautrey (Lucien). Eau-forte. Martin (Paul). Eau-forte. Massé (Augustin-Pierre). Eau-forte.

M"' MM.

MM. Jazinski (Félix). Eau-forle.

Penet (Lucien-François). Eau-forte. FoRNET (Eugène). Eau-forte. Faivre (Claude). Eau-forte. DociiY (Henri). Bois. Breynat (Raphaël). Bois. Florian (Frederick). Bois. Delociie (Ernest). Bois. Dauvergne (.\dolphe). Bois. Leray (Auguste-Eugène). Bois. M"' LiNDESTROM (Thécla). Bois.

VI

ACQUISITIONS DE L'ÉTAT

PEINTURE

MM. Agaciie (A.-P.) Forliiiia.

Bail Bibelots Je Cluny.

Berteaux (H.-D.) Attentat à la vie de IIocUc.

Bettannier , . . . . iS-n-iSSo.

BiLLOTTE (R.) Les Tours du Port, à la Rochelle.

BiNET (V.-B.) Matinée de Septembre à Saint-Aubin.

Bloch (A.) Défense de Hocliefort-en-Tcrrc {Morbihan]

Boulanger (G.). Porteur d'eau juif.

Bramtôt Le Départ de Tobie.

Brispot Enterrement d'un fermier en Picardie.

Breton (Emile) La Chute des feuilles.

Buland (Eugène) Restitution à la Vierge.

Carrière (E.) L'Enfant malade.

Casile Vue de Paris. L'Eslacadc.

CiiARLEMAGNE (II.) L'k Cantonnement à Oyonnax.

Clairin (G.) 'Après la Victoire.

Desbrosses Paysage.

Dagnan-Bouveret Chevaux à l'abreuvoir.

Destrem La Fin du jour.

DupRÉ fjulicn) La Vache échappée.

FouRNiER (Edouard) Le Fils du Gaulois.

Fritel (P.) Solum Patria:

Girardet (Eugène) L'Atelier d'un graveur.

GuELDRY (J -F.) Une Fonderie.

Guillon (Adolplic) Vèzelay.

Grivolas Le Jardin de mon propriétaire.

Guillau.met La Seguia.

Jan-Monchablox La Roche verte.

Lagarde (F.) Super flumina Babylonis.

Lapon (François) Au pays d'Erymanthe.

La.my (F.) Apres le b.iin.

Laurent (Ernest) L'Annonciation.

Lavieille (Eugène) Nuit .i'été.

Le Rou.x (Hector) La Pierre mystérieuse de Pompée.

Loîwe-Marchanii Supplice d'un prisonnier.

Malivoire (P.) . Paysage.

Marec (V ) La petite malade.

Matifas (L.) Marée basse.

Mayet (L.) Nymphe chasseresse.

Michel (Emile) La Dune, près de Harlem.

JIcuLLioN (.\.) A l'Aube. Le Pécheur.

NozAL (A.) Les Blés.

Peurandeau (C.) « C'était mon dernier!

MM. Petitjean (E.) Les Remparts de Flessinguc (Hollande).

PiNCHART Coin de Marché à Genève.

Prouvé (V.-E.) Sardanapale.

QuosT (E.) Fleurs du malin.

M"» RoNGiFR (Jeanne) Une Séance de Portrait en j8o6.

MM. RooKE (H.) Sur la falaise. Vaches normandes.

Rousseau (Philippe) Le Rat qui s'est i étiré du monde.

RoziER (D.) La Marée au.x Halles centrales.

Saintin (H.) Gelée Hanche.

TiuRioN (E.) Moïse exposé sur le Nil.

ViLLEiiESSEYX (G.) Tombeau de Louis de Brézé.

Zakarian (Zacharie) La Langouste.

ZuBER (J.-H.) Septembre au pâturage.

DESSINS M. BœrzEL (P.-E.) Portrait de Victor Hugo, fusain.

SCULPTURE

MM. ALLOUA.RD (H.) Héhnse au Paraclet, statue plâtre.

Baffier (E.) Jacques Bonhomme, statue plâtre.

Christophe (E.) La Fatalité, groupe bronze.

CoRDiER (C.) L'Amiral Courbet, buste plâtre.

Cordonnier (A.) Jeanne d'Arc, statue marbre.

CouTAN (J.) Respublica Gallorum, terme plâtre.

Cros (H.) La Source gelée et le Soleil, bas-relief, pâte de verre.

Daillion (II.) Bonheur, groupe plâtre.

Démaille (L.) Protection, groupe plâtre.

Desca (E.) On veille •, groupe plâtre.

EscouLA (J.) Le Sommeil, statue marbre.

Etcheto (F.) Une Fille d'Eve, buste marbre.

Fagel (L.) Aima Parens, groupe marbre.

Ferville-Suan (G.) L'Amour captif, statue plâtre.

Fossé (.\.) Bayadére, statue plâtre.

HuGOULiN (E.) Surprise.

Laroque (L.) La leçon, groupe bronze.

Le Duc (A.-J.) Horde de Cerfs écoutant le « Rapproché », groupe

plâtre.

Leroux (Gaston) Le Premier bain.

Paris (A.) Fz/jr/V/vc, groupe plâtre.

Pech (G.-E.-B.) Gui d'Arczzo, statue plâtre.

Peéne (A.) La Jeunesse et l'Amour, groupe plâtre.

Prouiia (P.-B.) Le Réveil d'une Étoile, statue plâtre.

Valton (C.) . Préludes d'amour, groupe plâtre.

GRAVURE EN MEDAILLES

MM. Lemaire (G.-H.) La Main chaude, camia cornaline.

RoTY (L.-O.) L'Immortalité, rêvera de la màdaillc de Victor Hugo.

(bronze;.

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AVANT-PROPOS

T'aime ce nom de Salon, il sonne agréablement à Toreille. C'est une dénomination bien trouvée, heureusement conservée, et qui a gardé du siècle qui l'adopta, comme un parfum de bonne compagnie. - Salon ! En dehors de Paris, il semble que ce mot-là n'ait aucune valeur 'artistique, aucune signification spéciale. Paris seul a son Salon, et c'est de toute justice. C'est en effet à Paris qu'ont

2 SALON DE 1885

pris naissance ces solennités brillantes, ces tournois de l'art, ces batailles fécondes, le vaincu d"hier devient le vainqueur de demain,, ceux-là mêmes qui succombent avec bruit trouvent dans leur défaite une notoriété enviable, les horreurs du combat se transforment en une fête pour les yeux.

Imaginer Paris sans Salon, ce serait presque une hérésie; si le mois de mai ne voyait revenir cette floraison spéciale, si, le jour du vernissage arrivé, le palais des Champs-Elysées demeurait portes closes, une vague mélancolie, une sorte de malaise se répan- draient sur ce Paris artistique et littéraire, qui condense, qui résume en soi le coeur et le cerveau de la France.

On verrait errer de sombres et mélancoliques promeneurs autour du palais fermé, silencieux, solitaire. Peintres et sculpteurs vien- draient contempler douloureusement Je monument désert; et quel trouble dans les relations, quelles perturbations dans les habitudes! Combien d'étrangers retardent, en effet, leur départ de Paris pour assister à l'ouverture de ce fêté Salon? Combien de provinciaux désertent leur province pour pouvoir admirer chaque année cette artistique moisson? Combien, pour cela, de Russes, d'Américains, d'Anglais, traversent le continent ou franchissent les mers?

Eh bien, qui le croirait? ce Salon qui a si bien pénétré dans nos mœurs, qui est devenu pour nous une habitude précieuse, un besoin de l'esprit, un indispensable plaisir; ce Salon ne s'est pas établi chez nous sans peine. Ce qui distingue les institutions belles et bonnes, c'est qu'elles ont presque toujours des commencements ardus. Mais, fait spécialement étrange, la principale résistance à l'établissement du Salon vint d'abord des artistes, qui répugnaient au début, à prendre part à ces solennités brillantes, et qui, plus modestes en ce temps-là que de nos jours, redoutaient les regards du public, sans se rendre compte peut-être qu'ils fuyaient ainsi la célébrité.

Exposer au Salon, Chardin nommait cela « s'exposer aux bêtes; » et Diderot, son contemporain et son ami, en était réduit à écrire :

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« Je voudrais que le Directeur des Académies obtînt un ordre du Roi qui enjoignît, sous peine d'être exclu, à tout artiste d'envoyer au Salon deux morceaux au moins, au peintre deux tableaux, au sculpteur une statue ou deux modèles. Mais ces gens^, ajoutait Diderot, se moquent de la gloire de la nation, du progrès et de la durée de Tart, de l'instruction et de l'amusement du public, et n'entendent rien à leur propre intérêt. >i

Combien Diderot serait agréablement surpris, s'il quittait ses Champs-Elysées pour les nôtres, de voir à quel point nos artistes se sont pénétrés de ses leçons.

Si les peintres et les sculpteurs français exposent chaque année deux tableaux, deux bustes ou deux statues, ce n'est certes pas parce qu'ils y sont contraints par un règlement ou forcés par une loi, c'est seulement parce qu'ils n'en peuvent exposer davantage.

Si on les laissait faire, en effet, ce n'est pas deux morceaux qu'ils exposeraient, c'est cinq, c'est dix, vingt peut-être. Le jury nommé par leurs soins se verrait englouti sous une irrésistible avalanche; déjà, semblable à la garde qui veillait jadis aux barrières du Louvre, il a grand mal à se défendre contre l'envahissement, le trouble et la confusion; et son inquiétude est grande, de voir la marée toujours montante des œuvres d'art qui menace de le sub- merger.

C'est sur dix mille envois, qu'il lui faut maintenant se prononcer et choisir les trois mille ouvrages, auxquels il accorde une hospi- talité plus ou moins généreuse. Six mille artistes attendent avec anxiété ses décisions, intriguent pour peser sur ses choix; car il n'est plus besoin de répéter à aucun d'eux ce que le grand critique d'art du dix-huitième siècle criait à ses contemporains : « Com- bien de tableaux seroient demeurés des années entières dans l'ombre de l'atelier, s'ils n'avoient point été exposés? Tel artiste, hier inconnu, s'annonce en un instant à toute la ville pour un habile homme. » Ce .sont là, aujourd'hui, des paroles presque banales, des vérités acquises, en quelque sorte un lieu commun.

4 SALOX DE 1885

Ajoutons vite qu'un intérêt plus haut encore s'attache à ces solennités annuelles. C'est le propre de l'Art, que tout ce qu'il touche, revêt, par ce seul fait, un attrait supérieur. Ce qui aurait pu n'être qu'une question de notoriété ou d'intérêt pour les artistes, s'est transformé en éducation pour le public. Le Salon est devenu une école, peintres et sculpteurs n'apprennent certes pas toujours leur métier, mais la foule apprend à voir, à discerner, à juger, à connaître.

L'enseignement, commencé au Louvre et au Luxembourg, se complète aux Champs-Elysées. La discussion peu respectueuse des mérites contemporains achève d'ouvrir les esprits déjà mis en éveil par la gloire indiscutée des grands maîtres; et c'est mer- veille de voir comment chacun se prononce, donne son avis, tranche dans le vif, et à défaut d'expérience ou d'érudition spéciales, trouve dans son sentiment les principes d'un verdict parfois plein d'équité. Le plus curieux, c'est que de l'hérésie même il naît quelciue chose de bon. L'ignorance, en effet, n'est que temporaire. La passion se mêle à tout, on veut comprendre pour pouvoir expliquer, on veut se pénétrer des qualités ou des défauts pour pouvoir louer ou critiquer en connaissance de cause. Dès lors, l'œil se forme, l'esprit travaille et l'intelligence prend son vol.

La passion! il semble cependant qu'elle devrait être bannie de ce sanctuaire de l'Art^ ce qu'on recherche avant tout c'est l'agrément, la pondération, l'harmonie. En outre, ce nom de Salon devrait être, à ce qu'on imagine, antipathique aux discussions bruyantes, aux manifestations éclatantes, aux véhémentes objur- gations. c( De la douceur. Messieurs, de la douceur, disait Chardin aux critiques de son temps. Entre tous les tableaux qui sont ici, cherchez le plus mauvais, et sachez que deux mille malhetireux ont brisé entre leurs dents le pinceau, de désespoir de faire jamais rien qui vaille ce que vous critiquez si fort. «

Cette douceur que réclamait Chardin serait encore aujourd'hui assurément de bon ton et aussi de bon goût. Mais allez donc

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AUBEllTfjK L'AURORE RAFRAÎCHÎT LES AILES DE L'AMOUR

AVANT-PROPOS 5

Texiger de gens qui se passionnent. Une presse spéciale s'est créée, il est vrai, avec mission acceptée de mettre un peu d'ordre dans ce fouillis et d'introduire quelque clarté au milieu de ces sensa- tions confuses. Mais aussi la passion reparaît, car ce n'est guère le propre de la presse d'apporter le calme avec soi et de substituer à l'agitation, la réflexion placide et la méditation féconde. C'est au contraire le nMe du journaliste de trancher dans le vif. Tel qui n'est à bien prendre qu'une Opinion, se prétend ime

Fkyen Pekrin [k) . Ke/iinr/ù.

Autorité. Bien heureux encore, quand le juge improvisé ne se transforme pas brusquement en bourreau.

Eh bien, c'est surtout une des curiosités de cette situation unique. Les artistes pouvaient craindre de perdre beaucoup à ces exécutions sommaires; ils y ont au contraire généralement gagné. Il n'est pas d'exemple, en effet, que la presse ait empêché un grand artiste d'arriver à la fortune et à la gloire. Le véritable talent finit toujours par percer. Tôt ou tard le génie s'impose.

Mieux encore les violences de la polémique, tout autant et souvent même plus que les louanges de la presse, ont profité à nombre de répvitations naissantes. Le public sait parfaitement qu'on attaque seulement les forts et qu'on ne persécute pas avec acharnement les gens sans valeur; aussi sa curiosité bienveillante a-t-elle été maintes

6 SALON DH 18S5

fois mise en éveil par les attaques et la persécution. Or, souvent il suffit que la curiosité soit éveillée, pour que la sympathie naisse; si bien qu'on est en droit d'aUribuer, en partie au moins, à ces attaques plus ou moins méritées, à ces luttes dopinion, à ces contestations esthétiques, l'étonnante importance que depuis quel- ques années a prise, dans notre Société, la phalange quelque peu encombrante des peintres et des sculpteurs contemporains.

Ce n'est point, en effet, seulement par leurs œuvres qu'ils nous intéressent; leurs personnes tiennent, elles aussi, une large place dans nos préoccupations. Qu'on aime ou non les artistes, on les rencontre partout. Le monde les recherche, le public les choie, et le sexe aimable les contemple avec une admiration à peine con- tenue. Ce besoin de les voir, de les connaître, est si pressant, qu'un jeune pemtre, courtisan de succès, s'est efforcé cette année de satisfaire en bloc à ce désir unanime. II a réuni sur une seule et même toile tous les membres du jury de peinture, et l'on peut être assuré que le tableau de M. Gervex fera une sensation extrême. Ce sera certainement un des clous du Salon.

Halte là, direz-vous, une œuvre pareille ^■aut, par elle seule, qu'on l'étudié et qu'on s'y intéresse. Ce n'est pas une mince affaire que de combiner une semblable réunion de portraits. Rien n'est plus difficile, voire plus dangereux. Jadis les maîtres hollandais, les Ravenstein, les Frans Hais, les Rembrandt, les Van der Helst, les Govert Flinck, durent leurs plus grands succès à ces tableaux corporatifs, qui sont restés l'honneur de certains grands musées.

D'accord, mais le tableau de M. Gervex n'a que fort peu de traits communs avec le Banquet de Van der Helst, les Syndics des drapiers ou la Leçon d'anatomie. Le jeune peintre nous montre ses collègues dans le feu de l'action. Ses jurés fonctionnent, discutent, jugent, votent. Ils sont fiévreusement groupés dans un de ces beaux désordres qui, pour être pris sur le fait, n'en paraissent pas moins un pur « effet de l'art. « Et, conséquence inéluctable de ce désordre voulu, tous sont loin de nous être présentés au complet, près-

LUCAS (H.)_PR1NTEMPS SACRE

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AVANT-PROPOS

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que aucun n'est de face. Le personnage du premier plan assis et vu de dos, c'est notre ami Feyen-Perrin, dont la nuque seule est reconnaissable; de M. Jules Lefebvre vous verrez seulement le profil perdu, le nez et la moustache de M. Guillemet, les épaules de M. Henner, un seul œil de M. Pille, la moitié du visage de MM. Cabanel et Bonnat, les paletots de MM. Harpignies et Rapin, le parapkiie de M. Duez.

MM. Garolus Duran et Fr^T^^M^^^^TZ^^j^^'^^r^^^^^^^J^^î^ François Maignan sont plus généreusement trai- tés, mais n'y-a-t-il pas aussi quelque malice à nous montrer, à une dis- tance qui les rend presque imperceptibles, MM. de Neuville et Détaille, ayant déserté leur poste de jurés, pour aller sur la galerie contempler les péripéties du Concours hippique, qui se dérou- lent au rez-de-chaussée du palais de l'Industrie?

Tout cela est fort bien peint, avec une franchise et une vaillance rares ; mais, on le voit, ce n'est point à proprement parler une réunion de portraits. C'est un événement curieux, une lutte pour l'honneur, un combat d'influences, et M. Gervex se révèle à nous dans cette œuvre curieuse, presque autant comme peintre de batailles que comme portraitiste de vocation.

Des portraits groupés en bel ordre, comme aimaient à les pré- senter les maîtres d'autrefois, voilà M. Fantin-Latour qui nous en montre une réunion rare. Jusqu'à présent, M. Fantin nous avait charmés avec une figure isolée. Quand il en risquait deux, c'était

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iMakceant (E.). Abondance.

8 SALON DR 1.S85

beaucoup. 11 en produit huit cette fois et en élargissant son cadre il n a rien perdu de ses qualités magistrales. Sa peinture a gardé ce même caractère d"intimité, ce même calme recueilli, ces mêmes tonalités discrètes, un peu austères, ce même modelé à la fois puissant et délicat, cette même facture enveloppée, fondue.

Ajoutons que l'art n'est pas non plus étranger au sujet choisi par le peintre; le musicien qui retient ses amis autour du piano n'est pas le premier venu. C'est M. Emmanuel Chabrier et les sept autres qui Técoutent, rendant hommage par la gravité de leur attention à son talent, sont des hommes distingués et amis des arts. Ajoutons que c'est là, en tant que peinture, ime œuvre considé- rable, qui fait honneur à notre École, à notre pays, à notre temps. Eh bien, comptez qu'elle excitera dix fois moins de curiosité que le Jury de peinture de M. Gervex, qui, question de mérite en dehors, devra encore la meilleure part de son succès aux modèles qu'il a choisis.

Mais la réputation, la notoriété, la célébrité même ne suffisent pas en notre siècle utilitaire; et la gloire est viande creuse, si elle ne se traduit en espèces sonnantes. Faut-il rappeler que, de ce côté-là, les artistes ont été également gorgés à souhait? Les prix énormes qu'ont atteints depuis quelques années la plupart des tableaux d'un certain mérite, les fortunes inattendues, surpre- nantes, excessives qui ont jailli presque instantanément de cer- taines palettes, le luxe singulier dont s'entourent quelques artistes qu'on a connus plus pauvres que Job, il y a moins de dix ans ; tous ces faits prouvent mieux qu'un long discours, qvielle période florissante traversent, en ce moment, les grands prêtres de l'art et même son menu clergé.

Eh bien, ces distinctions, ces titres, cette fortune, ces honneurs, ce sont les résultats matériels de ce Salon auquel Diderot invitait les peintres et sculpteurs de son temps à prendre une part plus active, et que les maîtres du siècle dernier accueillaient si froide- ment. Voilà ce qu'il a produit. Voilà de quoi les artistes lui sont

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AVANT-PROPOS 9

redevables. Reste à savoir si Tart contemporain a des raisons égales de se montrer reconnaissant à son endroit. Ceci est une autre question que nous allons, pour terminer, traiter en quelques lignes.

En ce qui regarde la sculpture, la réponse semble facile ; l'hésitation et le doute ne sont guère permis. A quelle destination sont réservées la plupart des statues qu'on expose ? à orner des places, des squares, des jardins. Les présenter aux regards du public, sous un jour débordant, à peine mitigé, presque en plein air, au milieu d'arbvistes et de fleurs, c'est donc nous les montrer dans leur véritable milieu, c'est-à-dire dans les meilleures condi- tions possibles, pour que nous puissions apprécier leurs formes et pressentir leur effet.

Ajoutons que l'œuvre envoyée par le sculpteur apparaît rare- ment pour la première fois, au Salon, dans sa forme définitive. Le modèle a été exécuté en terre, puis coulé en plâtre ; c'est ce plâtre qui nous est soumis. C'est sur lui que va s'exercer la cri- tique, et plus tard, quand il sera repris par l'artiste pour être tra- duit en bronze ou en marbre, son auteur tiendra largement compte des observations recueillies au passage, et de l'effet que son œuvre aura produit.

Ce sont là, assurément, d'excellentes conditions pour progresser. Ce sont celles, en effet, que réclament depuis l'antiquité les hommes instruits des choses de l'art, les écrivains les plus diserts. N'est- il pas curieux de trouver, sous la plume de Xénophon, de Cicéron, de Pline, le souhait de cet examen public, à leurs yeux plein d'ensei- gnement ? Faut-il ajouter qu'Apelles s'y soumettait, quitte à pro- tester ensuite contre les jugements hâtifs de cordonniers trop prompts à formuler leurs critiques.

Après cela on est, semble-t-il, quelque peu fondé à prétendre que si notre école de sculpture est devenue si brillante, si elle se maintient dans des voies élevées, si elle se développe d'une façon régulière et logique, le Salon^ tel qu'il est présentement orga-

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nisé, n'est pas sans influence sur la haute situation que ce bel art occupe dans l'estime du monde entier. Pour la peinture, par contre, l'influence heureuse est moins évidente.

Et, en effet, tous ces tableaux qu'on nous montre sont-ils appelés à prendre place à titre définitif? Dans des appartements bourgeois, dans des coquets hôtels, dans des palais publics ou privés, c'est-à-dire, de toutes façons, dans des pièces d'étendue

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BuRNANi) (E.). Taureau dans les Alpes.

limitée, tapissées d'une couleur discrète, sous un jour calme et latéral. Sont-ce les conditions qui président à l'exhibition des œuvres exposées ? En aucvme manière. Les tableaux sont au Salon éclairés par des torrents de lumière. Un jour cru, terrible, impla- cable, qui leur tombe d'aplomb, venant directement du ciel, les inonde de ses brutales clartés. Pour tenir contre un éclairage pareil il faut un modelé spécial, un éclat particulier, des colora-

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CABAN EL (A.)_LA FILLE DE JEPHTE

AVANT-PROPOS ii

tions ovitrées, d'une énergie cruelle, toutes choses qui sont en désaccord complet avec les qualités réservées et discrètes qu exige une peinture d'appartement. Et ce n'est point tout.

Si le jour est pernicieux, les voisinages le sont encore davan- tage. Dans le jardin, les statues sont soigneusement isolées. Elles seraient rapprochées, au reste, qu'elles ne se nuiraient guère. Les peintures, au contraire, qui ont tout à redouter de cette promiscuité, sont exactement juxtaposées, encadrées dans des œuvres rivales ; et, comme conséquence, tel tableau d'un coloris agréable, fin de ton, délicat d'aspect, qui dans l'atelier pouvait passer, non sans raison, pour un morceau charmant, se trouve écrasé, annihilé, détruit par le brutal conflit que soulèvent les colorations exagérées d'une œuvre trop voisine.

De naît une condition spéciale pour la peinture ; car en pré- vision de ces conflits certains, on force sa couleur, on donne plus d'éclat au ton local, on se livre en un mot à une course au clo- cher d'un ordre spécial, à un steeple chase de colorations dans lequel il s'agit de n'être pas dépassé. Et tout cela modifie, trans- forme d'une façon radicale les conditions de la peinture contem- poraine.

Sans le jour excessif du palais des Champs-Elysées, se serait- on autant préoccupé de ce fameux « plein air » qui trouble si fort les cervelles de nos paysagistes ? Aurait-on peint, pour décorer nos chambres, des tableaux qui, pour être compris, ont besoin de la clarté de la rue ? C'est une question redoutable à laquelle la réponse est facile.

Quoi qu'il en soit, et bien que le Salon tel qu'il est organisé puisse, avec raison, passer pour être plus favorable aux peintres qu'à la peinture, il nous est permis de répéter avec Diderot que « l'Ecole française, la seule qui subsiste, est encore loin de son déclin. » Et, toujours avec lui, nous pouvons ajouter : « Rassemblez si vous pouvez tous les ouvrages des peintres et des statuaires de l'Europe et vous n'en formerez point notre Salon ! Paris est la seule ville

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du monde l'on puisse tous les ans jouir d'un spectacle pareil. » \'oilà pourquoi, en dépit de ses légères imperfections et de ses consé- quences parfois regrettables, c'est un devoir étroit pour tous ceux que l'art intéresse de visiter d'abord et d'étudier ensuite cette grande manifestation de l'activité contemporaine. Voilà pourquoi nous allons essayer de passer^ sans parti pris et en évitant les discussions oi- seuses, la revue de cette solennité périodique d'une indiscutable importance qu'on appelle le Salon.

CoMERR E I L ) rorinii/ ,i^ .iM' r F.

LA PEINTURE

« T^renez garde, messieurs, disait au jury du Salon un artiste dont le talent immense aime à se concentrer dans de très petits ouvrages, prenez garde que la valeur de la peinture ne se mesure pas à la toise. » Avant lui^ Boileau avait écrit qu'un sonnet sans défaut égale parfois en valeur le plus long des poèmes. Avant Boileau, Pline avait

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dit en d"autres termes quelque chose d'analogue, et avant Pline cer- tainement cette vérité avait été déjà exprimée par quelqu'un. Les dimensions de Tœuvre d'art ajoutent, en effet, rarement à son charme. Mais par contre, il ne faut pas oublier qu'elles augmentent singu- lièrement les difficultés avec lesquelles l'artiste se trouve aux prises.

A mesure que l'ouvrage grandit, s'étend, se développe, sous peine de le voir faiblir, les qualités qui le distinguent doivent grandir et se développer également. Telle composition, agréable dans un cadre res- treint, cesse d'être acceptable lorsqu'on décuple la surface qu'elle recouvre. Telle scène qui semblait, sur l'esquisse primitive, se tenir et s'équilibrer admirablement, se disloque dès qu'on lui assigne ses dimensions définitives. En même temps les escamotages deviennent impossibles; les moindres fautes de dessin éclatent et sautent aux yeux; les effets délayés perdent leur puissance ; l'action abdique son unité ; l'intérêt s'éparpille ; l'attention se disperse et faiblit. Voilà pourquoi il faut être particulièrement bienveillant pour les tableaux très vastes.

En outre, ne vous semble-t-il pas qu'il y ait quelque chose de vail- lant, de courageux, de noble à s'imposer, par une de ces pages gigan- tesques, aux regards du public, et à forcer la critique à exercer spécia- lement ses rigueurs sur une œuvre, qui ne peut ni ne doit passer ina- perçue? Ne trouvez-vous pas qu'il y a quelque chose d'héroïque à jouer ainsi une de ces dangereuses parties, sans autre compensation à attendre qu'une réputation méritée? Garces énormes toiles sont, par leur nature même, absolument invendables. L'Etatest le seul client qui puisse se charger d'un pareil fardeau, et on sait à quelle parcimonie est condamnée l'Administration des Beaux-Arts.

Cicéron dit quelque part que l'honneur nourrit les arts : Cela est surtout vrai, quand on se trouve en présence de pareilles batailles livrées exclusivement pour la gloire. Voilà pourquoi, sans vouloir médire des toiles minuscules, sans prétendre mesurer le talent à la toise, comme disait le peintre illustre dont nous parlions à l'instant, nous commencerons la revue du Salon de i885 par l'examen des plus vastes compositions. C'est un tribut que nous payons au courage.

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DAUX {CH,)_ SALOME

LA PEINTURE IS

Par ordre de taille, c'est le tableau de M. Clairin qui a droit, croyons- nous, à la première place. On en a vu rarement de plus grands. Il se nomme Après la victoire, et pour tous ceux qui connurent Henri Regnault, ce nom suffit à faire deviner le sujet de la scène.

Aux derniers temps de sa trop courte carrière, quand il nous reve- nait d'Afrique l'œil ébloui de lumière et la tête enfiévrée d'orientales splendeurs, Henri Regnault, en etfet, avait rêvé de tracer avec son propre pinceau cette éblouissante apothéose. « J'espère bien, écrivait- il, en juin 1870, rencontrer dans l'histoire des Maures un fait histo- rique qui se rapportera à ce que je veux faire.... Les deux immenses portes bleu et or de la salle des Ambassadeurs viennent de s'ouvrir sur une galerie, dont les gradins sont baignés par un fleuve ou par un lac, sur les bords duquel mon palais est bâti. Le roi maure paraîtsur un cheval richement caparaçonné. Il est impassible et regarde on ne sait où, comme le sphinx, comme une idole, comme un élu enfin, un descendant duprophête, un être adoré, encensé ! Auxpieds de son cheval, un héros, un général en chef des armées, est humblement pros- terné et dépose son épée. Il vient de conquérir une province, et l'offre à celui qu'on ne regarde qu'en tremblant et à genoux. Sur les marches de marbre blanc sont échelonnés des guerriers qui rappor- tent des drapeaux pris à l'ennemi. Deux barques sont attachées à ces marches, et dans ces barques des nègres gardent un groupe de femmes captives ; elles seront présentées au roi après les drapeaux, et celles sur lesquelles son regard daignera s'arrêter seront conduites au harem. Tout est or, étoffes merveilleuses, tout est élégance, archi- tecture, hommes, femmes, tout est précieux.... » Tel était le pro- gramme qu'Henri Regnault s'était tracé, et que M. Clairin, son con- fident et son fidèle ami, s'est efforcé de réaliser surune toile qui affecte, je l'ai dit, des dimensions colossales.

Supprimez le fleuve et les barques, et tout le reste y est disposé exactement dans l'ordre indiqué par Henri Regnault lui-même. Au premier plan gisent les dépouilles des vaincus, d'un côté les bijoux étincelants de pierreries, les vases saints et précieux, les croix

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radiées et gemmées d'escarboucles, les coffrets incrustés d'or, les ciboires les tissus brodés en relief, les brocarts emboutis, les satanins à reflets, les armures damasquinées desquelles on n'a point encore eu le temps de sortfr les cadavres des combattants frappés dans la mêlée, et de l'autre, les corps nus et palpitants des plus belles captives, butin, plus précieux encore, réservé pour amuser le calife, et distraire ses longues insomnies.

Au-dessus, rangés en bel ordre, les gardes du prince, les prêtres, les ministres, et derrière eux l'armée, les étendards déployés^, les bannières au vent, les drapeaux secouant en des vibrations héroïques leurs plis gonflés par la brise ; puis, derrière encore^ les cimes des palanquins dominant les lances et les épées. Sur la droite étages, échelonnés sur

les marches du palais, les guerriers noirs couverts d'armes splendides et les gardiens du harem, dont les sombres figures dispa- raissent sous d'énormes tur- bans de mousseline imma- culée; et, entre ces deux groupes, au sommet des marches de marbre rose, sous le porche dentelé dont les portes dorées viennent de s'ouvrir, le calife appa- raît, vêtu de vert, froid, hautain, ennuyé, impas- sible, monté sur un admi- rable cheval noir, respirant sans plaisir l'encens qu'on brûle devant lui et laissant à peine tomber un regard sur les trois généraux, prosternés, age- nouillés, rampants, qui lui présentent humblement les couronnes

Frère (Th.). Ah Caire.

BOUTET DE M 0 NVEL ,. APOTHEOSE

LA PEINTURE

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conquises et les épées opimes, non plus que sur le serviteur zélé, qui vient de saisir dans ses bras nerveux l'une des blanches captives, et va jeter ce tri- but humain aux pieds de son cheval.

Cette apparition triom- phale, au milieu de cette cour de marbre bordée d'architectures découpées, ciselées, sous le ciel bleu, ruisselant d'une lumière crue, qui rend plus vi- brantes encore ces étoffes brodées d'or, ces soieries luxuriantes, ces armes aux

reflets métalliques et brillants ; cette apparition ne manque assu- rément ni de grandeur ni d'éclat. Peut-être Henri Regnault,qui l'avait entrevue dans ses rêves, comme une page nouvelle ajoutée aux splendeurs des Mille et une Nuits, en eût-il tiré un parti plus éblouissant encore. Peut-être sa palette ensoleillée eût-elle ajouté plus d'éclat à cette aveuglante lumière, et donné plus de luxueuse in- tensité à ce débordement de magnificence et d'orgueil. Mais Henri Regnault n'est plus. Tous les regrets seraient stériles, et il nous faut remercier M. Clairin d'avoir réalisé, avec une piété fraternelle et dans la mesure de ses forces, le rêve de son meilleur ami.

Si l'idée du tableau de M. Clairin appartient en principe à un autre, on n'en peut dire autant de celui de M. Fritel. Les Ancêtres sont la réalisation extrêmement vaste d'une conception très person- nelle, qui, elle non plus, ne manque pas de grandeur, quoiqu'elle se manifeste sous des formes moins brillantes. Ici, plus de

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palais de marbre, plus d'étoffes de prix, ni d'orfèvrerie scintillant sous Téclat du soleil. Un grand champ, dont la terre fraîchement labourée se développe à perte de xoie, dans ces teintes rousses et fauves particulières au sol que Ton vient de remuer. Au loin, des collines monotones et nues, qu"éclaire de ses lueurs indécises et blafardes le crépuscule qui grandit. Au premier plan, une charrue oubliée, et c"est tout, tout ce que nous otfre la réalité. Mais au- dessus de cette campagne déserte plane le rêve. Dans les derniers souffles de la brise du soir, passe le tourbillon des héros trépassés. La Légion sainte des défenseurs de la patrie, des guerriers morts au champ d'honneur, accomplit dans les airs sa ronde noc- turne.

Jadis Raffet, dans son inoubliable Jlcviic des Alorts, évoqua un spectacle de même nature. Mais il ne s'agit plus ici d'un « César décédé )i, continuant de jouer au soldat au delà de la tombe, et voyant défiler devant lui les victimes de son insatiable ambition et de son indomptable orgueil. Il s'agit de nos gloires nationales, retenues au sol qu'elles ont tant aimé, par cet amour même qui leur a fait consacrer leur vie à la grandeur de notre France.

« Héritage sacré, terre sainte, 6 patrie! Arrosée du sang de tes défenseurs, nos ancêtres, tu laisses échapper en foule leurs ombres. Puisse leur souvenir glorieux déposer en nos cœurs le souffle ardent qui les a animés! » Telle est l'invocation que le peintre adresse au sol de la patrie, et nos ancêtres, répondant à son appel, s'élancent dans le ciel obscur et chargé de nuages, groupés en bataillons serrés.

En avant marchent les prolétaires, les premiers en tous temps à verser leur sang à flots, quand la défense commune le réclame. Ils s'avancent pêle-mêle, le Gaulois rebelle à César touchant du coude le vainqueur de Valmy. Puis viennent les cavaliers galo- pant dans l'espace, confondus eux aussi, Vercingétorix, Jeanne d'Arc et Turenne réunis par une pensée commune, le drapeau tricolore mêlant ses plis chargés de gloire avec ceux de l'oriflamme de

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LA PEINTURE

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Saint-Denis. Et tout cela marche, court, galope, entraîné dans un même élan, poussé par un souffle fantastique.

Il est bien rare, en notre temps, de trouver une idée et surtout une idée poétique, noble, généreuse, exprimée par un peintre dans un de ses tableaux. L'œuvre de M. Fritel est donc doublement exceptionnelle, et Ton peut dire hautement que si elle est grande, elle ne doit pas toute sa grandeur à ses vastes dimensions.

Wyld (W.). L'ile Saiiit-Gcorgcs, à Venise.

Pourrait-on en dire autant de ce gigantesque triptyque, dans lequel M. Béroud a essayé de nous raconter les principaux épisodes, qui marquèrent, en 1574, le séjour de Henri III à Venise? Je n'oserais l'affirmer; et cependant M. Béroud n'est pas le premier venu au Salon. Qui ne se souvient de l'étonnant succès que rem- porta cet artiste, il y a juste deux années, avec une énorme toile intitvilée Au Louvre, et qui représentait le salon carré ? Ce fut dans le public un cri d'étonnement de voir le surprenant relief, la puissance du modelé, la force de coloris, dépensés dans cette œuvre si vaste. Le jury, paraît-il, partagea la surprise générale, ou tout au moins voulut

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s'associer à rémotion des visiteurs. Une seconde médaille récom- pensa les mérites déployés par M. Béroud, et, tout chargé de lau- riers, l'artiste médaillé nous quitta pour transporter sous un ciel plus brillant son chevalet et sa palette.

Un petit tableau sorte de carte de visite nous arriva Tan dernier de Venise. Ce petit tableau, représentant l'atelier du peintre, inquiéta quelque peu ses amis. Il semblait, à le voir, que les remarquables qualités de M. Béroud se fussent atténuées dans l'atmosphère des lagunes. Le modelé avait perdu de sa puissance, le coloris, sinon de son éclat, du moins de sa fraîcheur. En outre, la main s'était faite plus lourde, la touche moins spirituelle, la couleur plus épaisse, avec un excès de jaune et des rouges alarmants.

Néanmoins, on ne dit rien. Il eût été cruel de juger un talent consacré par un grand succès, sur un échantillon d'aussi faibles dimensions. On attendit. Il ne paraît plus aujourd'hui que le doiite soit permis. Le Henri III à Venise est inférieur à l'œuvre qui valut à M. Béroud un instant de gloire.

Et cependant quel thème plus magnifique pouvait-on trouver pour un tableau d'histoire et surtout quel cadre plus merveilleux? La salle du Grand Conseil du palais ducal, l'escalier des Géants, le Ponte dei Cannini^ car c'est sur ces trois p>oints que se déroule successivement le récit de AL Béroud, quel décor de féerie ! quel ensemble magique !

La salle du Grand Conseil, avec ses murs lambrissés, encadrant les œuvres du Tintoret, de Gambarato, de Zuccaro, de Palma, avec son estrade et son trône à deux places, surmonté d'un dais à lambrec[uin, avec un immense tapis cairin qui couvre le sol, avec son plafond ruisselant d'or, brille d'un incomparable éclat V Apothéose de Venise, une des créations les plus splendides de ce grand magicien qui a nom Véronèse; jamais rien de plus riche, jamais rien de plus somptueux ne s'est vu, et ce n'est point tout; ajoutez à cela les personnages luttant de magnificence avec le décor de la salle; le doge Louis Mocenigo tout d'or vêtu, les Quarante

THOMAS (P.)_LES FEMMES DES VAINCUS

LA PEINTURE 2r

et les Dix couverts de broderies, les patriciennes chargées de ces bijoux fameux, trésor en quelque sorte national, dont elles devaient compte à la République.

L'escalier des Géants jadis on couronnait les doges, avec ses colosses de marbre, dessinant leurs fiers contours sur les arcades ciselées d'arabesques; le Ponte dei Camiini, avec les, palais gothiques qui le bordent, tout tendus pour la circonstance d'étoffes et de tapis de prix, et, au-dessus de tout cela, ce ciel bleu de l'Adriatique, fin, délicat, profond, à la fois doux et bril- lant, prodigue de sa lumière qui communiqne à Venise une partie de son charme. Jamais M. Béroud ne retrouvera une pareille occasion d'étaler au grand jour les splendeurs de son art. Pour- quoi faut-il qu'il n'ait tiré d'un pareil thème qu'un faible parti?

C'est que la peinture d'histoire, alors môme qu'on l'aborde avec un certain acquit, est un écueil dangereux qu'on n'affronte pas impunément. Demandez-le plutôt à M. Antonio Casanova, qui jusqu'à présent s'était complu à nous conter de menues anecdotes, et qui maintenant veut, lui aussi, traiter, dans les grands formats, un événement historique, et quel événement, la Mort de Philippe II!

Le roi catholique expire dans un grand lit à colonnes de très modeste apparence. Au premier plan, posée sur une table, apparaît sa bière de velours noir. Son lit, comme il convient, est entouré d'une foule officielle avide de contempler un événement qui doit avoir dans le monde chrétien un retentissement exceptionnel. Les prêtres sont surtout nombreux dans cette réunion funèbre. L'un d'eux, un cardinal, soulève cette main qui fut si lourde aux hérétiques et la donne à baiser à celui qui dans un instant va prendre le titre de roi. La scène pourrait être grande et solennelle, elle est surtout froide et dépourvue d'intérêt. Un pareil événement réclamait quelque peu de mystère, une lumière discrète, de tonalités recueillies. M. Casanova a fait tomber sur le lit de son mourant le jour aveu- glant d'un atelier de peintre. En outre, ses étoffes lavées et déteintes manquent de solidité et de simplicité. Il y a dans son tableau un abus

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de reflets que Ton peut qualifier d'au moins inutiles, et qui démon- trent combien il est imprudent de vouloir faire un tableau d'his- toire, de ce qui n est, à bien prendre, comme agencement et comme exécution, qu'un tableau de genre amplifié.

Pour reposer un peu nos regards de ce papillotage colossal, nous allons, si vous y consentez, contempler pendant quelques mi- nutes le panneau décoratif qu'expose M. Humbert. Ce panneau est appelé à décorer une de nos mairies parisiennes. Son exécution a été confiée à l'artiste après un concours M. Humbert est demeuré vainqueur. Étant admises toutes nos réserves sur l'inconvenance manifeste qu'il y a à plaquer sur la muraille des décorations qui sem- blent la trouer, et sur le peu de logique qu'il y a, également, à faire couler des rivières et naviguer des bateaux au- dessus d'un lambris d'ap- pui, entre deux cham- branles de porte, nous devons reconnaître que, en tant que peinture dé- corative, le grand pan- neau de M. Humbert est d'un agréable effet.

Il est exécuté, au point de vue de la couleur, dans des tonalités grises.

DF.sniAMPs (L). i.Kr Jumeau.r _ légèrement plàtreuses, très

à la mode, et qui rappel- lent la fresque. Au point de vue des personnages, du paysage et de la composition, il est conçu dans le goût simplificateur de J.-F. Millet. Cette composition est du reste d'une simplicité élémentaire. Elle développe devant nous une campagne verdoyante, bornée au

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loin par une chaîne de collines, arrosée au premier plan par une rivière, et se terminant à droite par une chaumière ^qu'ombragent de grands arbres feuillus. Sur la rivière vogue un bateau. Dans le bateau sont plusieurs hommes, qui reviennent des champs; sur la rive plusieurs femmes venues au-devant du bateau, et l'une de ces femmes soulève en l'air un Jeune enfant allongeant ses petits bras dans la direction de la barque. Telle est cette scène d'une bonne tenue, simple, discrète; d'une facture un peu sommaire peut-être, non comme exécution, mais comme études préliminaires. Les femmes présentent, en eflet, des contours simplifiés qui en feraient de dé- testables nourrices. En outre, ou ces braves gens qui rentrent du travail sont de bien mauvais ouvriers, ou M. Humbert s'est trompé d'heure, car il est matin, et même fort matin, dans sa peinture, et c'est généralement le soir que l'on rentre des champs.

M. Humbert, pour s'en convaincre, n"a qu'à donner un coup d'œil au Chant de l'alouette et aux Derniers Rayons de M. Jules Breton, ou encore à la Fin de la journée de M. Emile Adan, tableaux exquis, qui brillent tous trois d'un éclat si vif au Salon de cette année. A les contempler, M. Humbert apprendra non seulement la diffé- rence qui existe entre le crépuscule et l'aurore, mais il se pénétrera de l'étonnante poésie que le soleil répand dans la nature à son lever comme à son déclin.

Je passe rapidement sur les Fiançailles de M. Baudoin, conçues dans le même esprit et destinées au même but que la Fin de la journée de M. Humbert, et j'arrive au Paris de M. Besnard qui, lui aussi, est le fruit d'un concours^ mais le fruit moins bien venu, pa- raît-il, car son auteur n'a pas eu le bonheur d'être couronné. Ce- pendant ce Paris est une page bien curieuse et il n'en pouvait guère être autrement. M. Besnard a horreur de la banalité. Le convenu l'exaspère. Ce n'est certes pas nous qui l'en blâmerons. Mais il n'est pas donné à tout le monde d'apprécier ce qui sort brusquement des voies ordinaires ; aussi ne sommes-nous point trop surpris qu'en voyant ces belles et robustes femmes groupées

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dans un bateau sous l'arche d'un pont, pendant qu'au loin la Cité flamboie au milieu de la nuit, pétillant d'illuminations, et rou- geoyant le ciel de ses lignes de gaz, de ses lanternes, de ses lam- pions et de ses fusées, un jury se soit senti quelque peu troublé. Les amateurs, auxquels l'imprévu ne déplaît pas, auront sans doute plus de sang-froid et se montreront moins sévères.

Après tout, c'est peut-être la haine de l'allégorie, qui a fait écar- ter la composition de M. Besnard; car désormais on déteste l'al- légorie dans les sphères officielles. Mais, à moins de s'en tenir aux événements contemporains, tout ce qu'on est convenu d'appeler « tableau d'histoire » ne confine-t-il pas quelque peu à l'allégorie? 'Voyez V Adoration des Mages et Y Adoration des Bergers qu'ex- pose M. Bouguereau et dites-moi quelle part revient, dans ces compositions éminemment gracieuses, à la vérité historique d'abord, et ensuite à la réalité; et dans le Martyre de saint Denis de M. Bonnat, quelle part faut-il faire à l'ingéniosité, à l'esprit, à la fantaisie de l'artiste?

Je n'aurai certes pas le mauvais goût de discuter à cette place l'exactitude de la légende de saint Denis. Si le brave saint n'a pas perdu puis retrouvé sa tête de la manière que l'on prétend, c'est lui assurément qui est dans son tort. L'expérience était assez cu- rieuse pour mériter d'être tentée, et un saint pouvait seul la réussir. Quant à M. Bonnat, il a su tirer de la légende tout le parti qu'une âme à demi croyante et un cœur peu fervent en pouvait faire jaillir. Pour lui, saint Denis fut décapité en même temps qu'EIeuthère et Rustique ; puis une fois décapité le saint reprit sa tète et s'en fut la porter à l'endroit que l'on connaît. C'est le moment le saint se baisse pour ramasser son chef précieux, qu'a choisi le peintre, et il est impossible de donner de cet acte insolite un compte rendu plus saisissant. Mais qu'un incrédule passe, qu'un archéologue se présente, et voilà l'édifice de M. Bonnat renversé, l'incrédule niera la vérité de sa légende, et l'inexactitude de sa restitution fera sourire le savant. Allégorie, diront-ils. De même pour la Jac-

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LA PEINTURE

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querie de M Rochegrosse. Cet envahissement désordonné d'un château par la bande hideuse des a Jacques » altérés de carnage et de pillage, assoiffés, comme Togre de la forêt, de sang et de chair fraîche , pourrait bien n'être que le prétexte, alors que le vrai sujet du tableau de cette année, comme ce- lui d'Audromaqite de jadis serait l'amour maternel aux prises avec des bêtes fauves à visage humain. Et le Remords de M. Fe- yen-Perrin et les Nymphes de M. Benner et tant d'au- tres œuvres gracieuses, ai- mables, dont nous aurons occasion de reparler il fau- drait les bannir du Salon si l'on voulait répudier l'al- légorie.

Je glisse sur la composi- tion de ces tableaux, et aussi de ceux qui suivent. Les re- productions, qui accompa- gnent ce texte forcément écourté, en diront plus aux yeux qu<ï ne sauraient faire toutes les phrases du monde.

Ce que je voudrais établir, c'est que si la recherche archéologique est une des préoccupations majeures de notre temps; si notre époque est avant tout documentaire; quelque exact, quelque véridique, quelque complet que puisse être l'ensemble des documents que nous possédons, ceux-ci ne laissent pas que de présenter cependant de . graves et douloureuses lacunes, qui se font plus nombreuses et

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Conçus ( V ) . J'tir/rn//

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plus profondes, à mesure qu'on remonte plus haut dans le passé.

Certes ces exigences nouvelles n'ont pas été sans produire quelques résultats heureux. Il est certain, par exemple, que notre conception actuelle du monde ancien se rapproche davantage de la réalité, que celle dont la génération précédente se déclarait satis- faite. Mais nos restitutions satisferont-elles la génération qui paraît à l'horizon? Le fait est au moins douteux; car quoi qu'on fasse, ces restitutions demeurent forcément inexactes, et la meilleure preuve de leur inexactitude relative, c'est que chaque peintre qui se consacre au culte du passé, façonne le monde qu'il nous restitue, d'après des données qui lui restent essentiellement personnelles.

Faut-il une preuve de ce que nous avançons? Comparez la Mère des Gracques, que M. Boulanger nous montre, descendant joyeusement- les marches d'un temple, appuyée sur Tibérius et Caïus Gracchus, ses deux fils, « ses joyaux « comme elle aimait à les appeler, avec cette jeune fille qui vient poser ses lèvres tremblantes sur la pierre mystérieuse de Pompéi. Quel rapport peut-on établir entre ces deux conceptions de l'antiquité classique? Il est clair que la jeune fille de M. Hector Leroux n'appartient ni au même monde, ni à la même race, que la Cornélie de M. Boulanger. Ce n'est ni le même temps, ni le même sang. Le pays et le climat non plus ne sont pas les mêmes. Qui des deux a raison? Ni \\\n ni l'autre probablement. On pourrait même dire certainement, sans trop risquer de com- mettre une dangereuse erreur.

Si des Romains nous passons aux Gaulois et aux Francs, nous nous trouverons dans un embarras identique. Deux artistes de talent indiscuté, d'un mérite assurément différent, mais l'un et l'autre très connus, je dirai même célèbres, M. Luminais et M. J. P. Laurens, se sont voués à la restitution des temps mérovingiens et des événements antérieurs à l'an mille. Eh bien, comparez les très intéres- santes compositions de M. Luminais à celles de M. J. P. Laurens, et vous verrez jaillir de cette comparaison de telles dissemblances, que vous vous demanderez forcément chez lequel des deux réside la vérité.

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BOULANGER iC,)_LA MERE DES GRACQUES.

LA PEINTURE

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La démonstration de ces curieuses contradictions ne peut être faite au Salon de cette année. M. Luminais, fidèle à ses éternelles amours, nous a bien envoyé une Mort de Chilpéric /''' conçue dans sa note habituelle. Par contre M. J. P. Laurens, plus volage, nous échappe. Il n'expose (\\\\\n Faust, et, par conséquent, nous manquons de point de comparaison; mais voici M. Albert Maignan dont le Guillaume le Conquérant va nous permettre un rapprochement utile. On pourra nous objecter, il est vrai, q^ue M. Maignan n'est pas M. Laurens, et que Guillaume le Conquérant sort du cycle convenu. Cela nous le

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savions de reste. Le fils de Robert le Diable est en 1027, il est donc postérieur à l'an mille, mais de bien peu. Quant à M. Maignan, s'il n'est pas M. Laurens, son ta- bleau de cette année est si bien dans la manière et dans le goût de ce maître, que celui-ci, s'il l'eût peint, ne l'aurait probablement pas conçu autrement. Eh bien, il est clair, pour tout ob- servateur attentif, que M. Luminais et M. Mai- gnan — comme du reste M. J. P. Laurens obéissent à une façon très différente de concevoir la première partie de notre obscur moyen âge; et l'on serait, croyons-nous, fort en peine non pas seulement pour décider lequel se trompe, mais bien, si dans les trois, il en est un qui puisse se prétendre absolument dans le vrai.

MoREAu DE TouKS. Une Stigmalisic au moyen âge.

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Faisons encore un pas. Parcourons une nouvelle étape dans la nuit, déjà plus transparente, qui nous enveloppe. Comparons la Jacquerie, de M. Rochegrosse déjà nommé, et la Stigmatisée au moyen âge de M. Moreau de Tours. Nous trouverons encore des dissemblances capitales. Certes on pourra avancer que M. Moreau de Tours a uniquement cherché, dans sa composition, l'occasion de combiner agréablement ses groupes, et de rapprocher dans un ensemble harmonieux certaines tonalités heureuses. Mais si les prétentions archéologiques lui font défaut, si son but a été bien plus de contenter nos regards que de nous infliger une leçon d'histoire, encore faut-il admettre qu'il a cru ne rien nous offrir, dans son tableau, qui fût trop choquant, rien qui sautât aux yeux comme inexactitude. Eh bien, je le répète, comparez sa Stigmatisée avec la Jacquerie, et vous démêlerez facilement qu'il s'agit de deux mondes absolument divers. Nous ferions intervenir M. Pesnelle avec son Meurtre d'Edouard V et du duc d'York, qu'il embrouil- lerait la question plutôt que d'aider à la résoudre.

Tout cela, on ne saurait trop le redire, démontre suffisam- ment, qu'en matière de peinture d'histoire, dès que l'artiste remonte à un passé quelque peu lointain il risque, archéologi- quement parlant, de s'égarer et devient forcément sujet à de graves inexactitudes. Dès lors, une conclusion paraît s'imposer : c'est que puisqu'en peinture les leçons correctes d'histoire sont devenues aujourd'hui, et par suite d'une érudition plus générale et plus solide à peu près impossibles, les "tableaux ayant la prétention de représenter des faits historiques ont fait leur temps, à moins qu'il ne se dégage de leur conception et de leur exécution une grande pensée morale.

Remarquons encore, que cette pensée morale, qui donne un si haut intérêt à l'Art, n'est plus guère perceptible pour notre génération , que lorsquelle ressort de faits relativement très rapprochés. Ainsi, pour procéder par des exemples, je gagerais volontiers que les deux Marie-Autoiuette qui figurent au Salon,

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celle de M. François Flameng déjà assise sur la charrette fatale, et celle de M. Gain se disposant à y monter, toucheront plus de cœurs, éveilleront plus de sympathies, provoqueront plus de réflexions, que toutes les Jacqueries et tous les Chilpéric du monde en- tier ne sauraient le faire. Eh quoi, se dira-t-on, est-ce cette reine hau- taine et entêtée, dont les désastreux conseils et l'insondable orgueil ont entraîné la monarchie française à une ruine irrémédiable? Ses mal- heurs n'ont pas encore abattu sa fierté. Elle se raidit contre l'insulte, elle brave ce peuple qu'elle déteste, cette po- pulace qu'elle méprise, ce gouvernement qvi'elle exècre, et la mort qui n'est pas loin. Mais quelle distance entre le cortège triomphal qui l'accompagnait jadis ^ quand elle se rendait à Notre-Dame, et cette ignominieuse charrette qui la conduit à l'écha-

faud; et quelle leçon aussi, pour ceux qui se sentiraient enclins à douter de la fragilité de nos destinées humaines!

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L'Attentat à la fie de Hoche de M. H. Berteaux comporte, dans un autre ordre d'idées, quelque chose de presque aussi saisissant. La clarté blafarde de la lune illuminant cette grande place de orovince; le coup de feu qui éclate à l'angle de la rue de Fougères, presque au ras du sol, car l'assassin s'est caché derrière une borne pour ne pas être reconnu; l'étonnement simple et plein de dignité que provoque chez les trois généraux cette tentative homicide ; comme contraste, la frayeur instinctive ressentie par les rares spec- tateurs de ce drame manqué, tout cela concourt à Taire naître une impression autrement durable, que les aventures un peu trop loin- taines dont l'histoire ancienne est émaillée.

Voilà pourquoi l'époque révolutionnaire et impériale la plus rapprochée de nous parmi celles que nos peintres osent aborder tient, depuis quelques années, dans nos Salons une si large place. Voilà pourquoi M. Bloch novts montre la Défense de Rochefort- en-Terre (29 avril lygS), M. Walker Un représentant du peuple aux armées, et M. Lucien Mélingue son Roustan. Ce Roustan, vous l'avez deviné, c'est le mamelouk favori de l'Empereur, le garde du corps intime de Napoléon I ". M. Mélingue nous le fait voir couché en travers d'une porte timbrée au chitiVe impérial, à deux pas d'une chaise l'on a déposé l'épée victorieuse et le petit chapeau. Il dort de ce sommeil à la fois bruyant et inquiet de l'homme qui se sent indispensable, et le sommeil vigilant de ce gros homme nous force de suite à réfléchir. Vraiment, se dit-on, grandeur n'est-ce que cela? Faut-il, pour qu'un héros chargé de gloire puisse reposer quelques instants, qu'un être vulgaire, mais dévoué, dorme en travers de son seuil ? Le som- meil inquiet de César dépend-il de la présence de Roustan à sa porte ?

Voilà l'idée morale. Je ne sais si elle hantait le cerveau du peintre, quand il composait, dessinait et peignait sa curieuse étude; mais la voilà telle qu'elle jaillit de son tableau, au moins pour le public intelligent qui raisonne et qui pense. Quant à

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rhistoire vraie ^ documentaire, comme nous commençons à la souhaiter, et comme nos arrière-neveux l'exigeront sans doute , il n'y a que les contemporains qui puissent la bien écrire, parce qu'ils le font sans s'en douter, et surtout parce que s'adressant à des spectateurs qui les peuvent contrôler, ils osent rarement se permettre des inexactitudes trop flagrantes.

Notez que je ne parle pas seulement des faits officiels, des

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Herrmann (H.). Marché aux poissons, à Amsterdam.

grandes pages de l'histoire. L'autorité que de pareilles peintures acquièrent, quand elles ont vui artiste de talent pour auteur, est si considérable, qu'elles en deviennent en quelque sorte définitives. Est-il une époque qui, par le faste, par la multiplicité des anec- dotes et l'abondance des documents, égale le règne de Louis XIV. Certes le mariage du grand roi, ses victoires, ses conquêtes ont bien de quoi tenter un peintre amoureux de l'éclat. Un très petit nombre d'artistes, cependant, ont sacrifié à la tentation. Comptez-les bien, vous en trouverez à peine quatre ou cinq. Pourquoi? C'est

jj SALON DE 1885

que Le Brun, dans sa suite de ses compositions de ï Histoire du roi, a traité la question de façon à dégoûter les plus hardis. Désor- mais, on peut le dire sans hésiter, la place est prise.

J'en pourrais écrire autant pour le Serment du Jeu de Paume et le Courowiement. Qui donc après David osera jamais les recommencer? Mais l'histoire d'un pays ne se concentre pas uni- quement dans une suite plus ou moins nombreuse de grands évé- nements politiques. A côté de la vie publique, il y a l'existence privée. A côté de l'histoire extérieure, qui nous raconte les évo- lutions d'un peuple, les commotions d'une nation, les transforma- tions d'une race, il y a l'histoire intérieure qui nous dévoile ses mœurs, ses usages, son caractère. Une page de Tacite nous émeut, mais nous aimons aussi à lire Suétone; et nous éprouvons presque plus d'émotion à considérer Jes mystérieuses arabesques qui décoraient à Pompéi la maison de Sallustius ou celle de Pansa, qu'à contempler la colonne de Phocas ou l'arc de Septime-Sévère.

Étudiez les chefs-d'œuvre des petits maîtres hollandais , de Steen, de Terburg, de Metzu, d'Ostade, ne vous en disent-ils pas plus sur l'histoire des Provinces-Unies, que la prose indigeste de Le Clerc et les pesantes compilations de Wagenaar?

Mais voilà assez d'érudition facile ! Revenons au Salon. C'est notre devoir au reste; et puisqu'aussi bien nous venons de parler de l'histoire écrite en peinture par les contemporains, contemplions les Bataillons scolaires de M. Geoffroy, les Fous de M. Béraud,le Train de Versailles de M. Michel Lévy et cette gracieuse chevauchée que M. Maxime Claude intitule A la mer. Que dis-je ! contemplons encore cent autres de ces tableaux, car c'est par centaines que ces documents intimes se retrouvent au Salon de chaque année. Certes voilà, comme au temps de Terburg et de Metzu, la vie privée dévoilée sous ses aspects divers, sinon avec un égal talent du moins avec une singulière exactitude, et surtout avec une franchise rare.

J'irai plus loin encore, et, à l'appui delà thèse que je développais à l'instant, j'ajouterai : N'est-ce pas un tableau d'histoire^au sens le plus

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complet de ce mot que ce défilé de nos futurs soldats que M. Geof- froy expose au présent salon? Le soleil du 14 juillet inonde de ses brûlantes clartés Paris en fête et les rues pavoisées. La ville entière s'est parée des couleurs nationales ; la place de THôtel-de- Ville res- plendit et la génération nouvelle, sac au dos, fusil sur l'épaule, défile au milieu de l'enthousiasme général et au bruit des acclamations.

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« Marcher au pas, ça fait aimer la gloire ! « On chantait cela gaie- ment au temps de notre jeunesse. Pauvre jeunesse, elle est bien loin ! Pauvre gloire, elle est loin aussi ! Mais admirez la martiale attitude de ces futurs conscrits, leur héroïque tournure. L'espoir vous ren- trera au cœur, et pour les peuples l'espoir c'est presque la force.

Si M. Geoffroy essaye de retracer, dans ce curieux tableau, l'his- toire de notre reconstitution militaire, dans une autre toile, /t' Lavabo à l'École maternelle^ il nous dévoile un de ces mille épisodes qui marquent la féconde transformation de notre enseignement public. Quelle preuve, en effet, plus touchante, peut-on nous offrir de la

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sollicitude de rKtatpour la génération en herbe, que le spectacle de ces belles et sympathiques jeunes femmes apprenant aux marmots de notre époque à débarbouiller leur figure en même temps qu'elles leur enseignent à débrouiller leurs petites pensées. C'est l'ordre et la propreté introduites à la fois dans les habitudes du corps et dans celles de l'intelligence ; le « Meus sana in corpore saiio «,sur lequel l'École de Salerne édifiait son système. C'est l'éducation moderne saisie sur le fait.

M. Geoffroy, du reste, n'est pas le seul de nos peintres qui ait été frappé par cette ingénieuse sollicitude de notre Société pour tout ce qui concerne l'enfance. Il n'est pas le seul non plus qui tienne a nous en conserver le souvenir. M. Truphème aime également ces spectacles et leur consacre volontiers son pinceau. On en peut dire autant de Mme Lavieille.

Cette année M. Truphème nous montre la Coupe et la couture à l'école communale de jeunes Jilles de la Tombe-Issoire, et Mme La- ^■ielle un Cours de dessin dans une école communale de filles de T^aris. A considérer ces pages si touchantes, si sincèrement observées, on se sent presque ému de voir le soin discret, intelligent, que l'Ftat prend de façonner pour l'avenir des mères de famille, des artistes, des femmes de foyer. Et l'on se dit malgré soi que peut-être, si les Régimes précédents eussent agi de même, bien des problèmes qui nous inquiètent se trouveraient certainement résolus. En tout cas, le farouche tableau de M. Béraud ne présenterait probablement point à nos yeux un intérêt d'actualité si poignant.

N'est-ce pas en effet, aussi, une page de notre histoire bien saisissante et bien vraie, une sorte de procès-verbal de la terrible névrose qui sévit avec un impitoyable acharnement sur notre gé- nération fatiguée ! Combien d'intelligences ont sombré au milieu de la tempête déchaînée sur nous, qui eussent résisté si elles avaient été lestées d'une éducation plus solide! Ambition, amour, orgueil, reli- giosité, toutes les passions qui devraient faire l'homme grand, géné- reux, productif, concourent désormais à troubler sa raison ; car tout,

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dans notre fragile organisation, est aflfaire d'équilibre, et il ne reste plus rien quand l'équilibre a cessé d'être.

Si, cependant, il reste ce lamentable tableau que M. Béraud nous montre. Il reste ces fantoches inconscients, ces poètes dévoyés qui déclament leurs vers incohérents, ces inventeurs affolés qui s'ob- stinent à poursuivre leurs décevantes chimères, ces orateurs furieux qui hurlent leurs sanguinaires provocations. Il reste aussi la nature indulgente avec ses grands arbres feuillus, ses fleurs, son soleil bienveillant, « luisant pour tout le monde », la nature éternellement jeune et éternellement bonne, qui prodigue aux fous comme aux sages ses trésors incompris.

Mais ce n'est qu'un coin de notre société, qu'une double page de notre histoire intime ; continuons nos investigations, et justement voici MM. Michel Lévy, Goubie, Gilbert, Duez qui vont noiis en dévoiler d'autres.

Avec ce dernier nous pénétrons dans ce monde des arts si impor- tant de nos jours, si débordant, occupant dans les préoccupations publiques et privées une place si large, qu'elle en devient parfois en- combrante. Grâce à lui, nous voici dans le sanctuaire, dans le saint des saints, dans l'atelier du peintre ; et d'un coup d'œil nous sommes édifiés! Qu'il est différent, en effet, ce coquet atelier, des grandes chambres vastes et nues les David, les Géricault, les Flandrin, les Delacroix, les Glcyre, les Rousseau, les Millet peignaient jadis leurs chefs-d'œuvre! Partout maintenant s'étalent les meubles con- fortables ou précieux, les étoffes brillantes, les curiosités rares, les bibelots coiJteux. Plus de blouses tachées, plus de cheveux incultes. Le peintre, que nous voyons assis devant son chevalet, est un cavalier aimable, un i;entlei)ian parfait, dont l'irréprochable tenue s'accorde admirablement avec le cadre qui l'entoure. Enfin il n'est pas jusqu'à cette porte entre-bàillée qui ne soit pour nous pleine de révélations. L'escalier, sur lequel elle ouvre une échappée lumineuse, nous atteste que le reste du logis est à l'avenant, l.'aurea mediocntas, chère au poète, a fait son temps; le luxe est désormais partout, et

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SALON DE 1885

si la médiocrité persiste quelquefois, MM. les Artistes la réservent pour leurs tableaux et la bannissent de leur vie.

Notez que M. Duez n'est pas le seul à nous révéler lexistence fortunée des peintres et le luxe dont ils s'entourent aujourd'hui.

Suivez M. Surand, il vous

conduira dans l'atelier

de M. Gain, M. Ch. Gi-

raud dans celui d'un . •':: M. E. -G. dont les initiales

transparentes ne sau- raient constituer un mys- tère pour personne, et M. Gilhay vous mon- trera latelier de M. Tony Robert-Fleurv. Partout, du reste, votre impres- sion demeurera la même, et le sort des peintres vous paraîtra singulière- ment enviable, surtout comparé à leur existence d'autrefois.

Avec M. Victor Gil- bert, nous passons des chevaliers de la couleur aux gens de plume. Rassurez-vous toutefois, ce n'est pas de mes confrères qu'il s'agit. Le tableau de M. Gilbert représente V Après-midi d'un dimanche dans un marché parisien. Les gens de plume, dont il est ici question, sont donc tout simple- ment des marchands de volailles. Mais qu'ils sont amusants, et surtout comme ils s'amusent ! La semaine est finie, le client satisfait, la pratique pourvue, le repos dominical a été bien gagné; place à la joie! Partout ailleurs jeunes et vieux s'enfuiraient au loin, ils s'en iraient chercher une atmosphère plus limpide, respirer à pleins

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poumons un air moins viciù, moins chargé de microbes. Mais si le client allait revenir, si la pratique allait reparaître? Question palpitante qui retient les plus vagabonds. Personne n'ose déserter son poste de combat, et Ton trinque au milieu des cadavres sus- pendus, et Ton joue au milieu des lapins éventrés, et l'on bavarde entre les chapons égorgés et les oies sanguinolentes. N'est-ce pas une vraie scène de mœurs, et quel Tableau de Taris, fût-il

BouDiER (E.). La Brcvicre. Forci de Compicgiie.

de Mercier, pourrait être plus fertile en révélations piquantes?

Heureusement pour notre santé publique et privée, tout le monde ne se laisse pas « enchahier au rivage » par l'appât du gain. Il est avec les affaires comme avec le ciel des accommodements. Une toile énorme d'un autre M. Gilbert René de son prénom et l'agréable tableau de M. Michel Lévy, que je citais à l'instant, le prouvent d'une façon décisive.

Le tableau de M. Michel Lévy est intitulé : le Train de Versailles; il serait mieux nommé : l'arrivée du train de Versailles, et encore

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faudrait-il ajouter : rive droite; car c'est la gare Saint-LazarequeM. Mi- chel Lévy a choisie comme cadre de ses observations. La foule descend l'escalier qui met en communication le grand liall de la ban- lieue avec l'ancienne gare proprement dite. On se hâte, on se presse, et les physionomies s'é- tageant sur les mar- ches de l'escalier nous fournissent un très cu- rieux échantillonnage des citadins campa- gnards et des villégia- teurs de notre temps.

Le tableau que M. René Gilbert appelle simplement Dimanche, malgré ses dimensions excessives, est consacré à des classes de la so- ciété plus modestes ; il nous initie aux joies quelque peu primitives des promeneurs mal fortunés, pour lesquels la voie ferrée est trop coûteuse, et qui bornent leurs horizons campagnards aux talus des fortifications.

Quant à cette société heureuse pour laquelle tous les jours sont des dimanches, et pour qui les distances n'existent pas, elle a dans M. Goubie et M. Claude ses interprètes attitrés; le Bol de lait du

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premier, qui nous montre d'élégantes châtelaines venant, entre deux courses folles, faire souffler leurs fines montures et calmer leur soif chez la vieille fermière, aussi bien que la jolie cavalcade que M. Claude conduit A la mer, ne nous fournissent-ils pas deux notes précieuses, dont la valeur, au point de vue de notre histoire mondaine, ne sau- rait être discutée?

Mentionnons encore un certain nombre de pages curieuses, inté- ressantes à des titres divers, et qui sont comme autant de chapitres pleins de révélations sur cette existence aux surfaces dorées, aux ap- parences fortunées, et parfois aussi aux réalités décevantes. Et tenez, voilà justement le Nuage de M. Roger Jourdain et le Mariage d'intérêt de M. José Frappa, qui viennent confirmer ce que j'avance. Le premier, en effet, nous dévoile ces malencontreuses bouderies, qui tiennent dans les cœurs trop heureux la place des cuisants chagrins, et l'autre les ronflantes désillusions qui peuplent forcément une alcôve inégalement appareillée.

Il faut des époux assortis Dans les liens du mariage;

ainsi chantait, il y a près d'un demi-siècle, Alexandre Duval, un vaudevilliste bien oublié, et dont les refrains n'ont rien perdu cependant de leur à-propos. M. Frappa nous le démontre.

Le Laxvn Tennis et la 'Trésentation de M. Heilbuth deux petites toiles e.xquises d'une fraîcheur, d'une délicatesse, d'une finesse délicieuses, le Soir d'automne de M. Kœmmerer, V Avenue des Champs-Elysées de M. Granjean, le Matin au bois de M. Von Thoren, Y Heure du bain au Tréport de M. Aublet, sont autant de notes empruntées à ce même milieu, autant d'aimables croquis saisis sur le vif, autant d'actes divers de cette continuelle comédie.

Et, puisque ce mot de comédie vient sous ma plume, contemplez, je vous prie, le Victorien Sardou à Marly de M. R. de Brely. Voici l'auteur de Théodora^ le metteur en scène par excellence de notre temps, mis en scène à son tour et dans le décor qui lui plaît le mieux, j'en suis certain. Dans un autre ordre d'idées, la Thérésa de M. Heill,

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la Loge de M. Jourdan, la Misère à l'Opéra de Pelez nous familiari- sent avec les multiples aspects de cette vie théâtrale, de cette existence capiteuse, bien tentante, si l'on devait en croire les appa- rences et aussi le nombre relativement considérable de danseuses que nos peintres exposent cette année.

Rien qu'au Salon actuel nous possédons, en ettet, cinq ou six ta- bleaux uniquement consacrés aux adeptes de Terpsichore. C'est d'abord la toile de M. Pelez, dont je parlais à l'instant, qui nous montre, dans un déshabillé plus que léger, de pativres filles des chœurs, aux dessous misérables, presque sans linge, occupées à dépouiller Jeurs chemises suspectes et leurs bas reprisés, pour chausser le maillot rose, les jupes et le tidii qui vont pour quelques heures les transformer en étoiles.

Ensuite vient l'Œil de la toile de M. Clair avec ses deux balle- rines vues de dos, cherchant, par le trou du rideau, si leur regard découvrira celui ou ceux dont leur cœur souhaite la présence. Puis c'est le 'Premier succès de Mme Anaïs Beauvais, la Danseuse de M. Ber.thier, et de M. Callot les Portraits de Mlles M. R... et O. R... de l'Opéra, que j'aurais mettre au premier ou au second rang, si j'avais énuméré ces toiles par ordre de mérite.

Mais nous nous sommes, semble-t-il, assez attardés dans les sphères sinon fortunées, du moins brillantes. Le Devoir nous appelle. Il a lui aussi ses portraitistes attitrés, soit qu'il se manifeste sous les humbles apparences du travail quotidien, persistant, énergique, comme dans la Fonderie de M. Gueldry ou dans celle de M. Soyer, dans V Atelier de reliure de M. Dudicourt, ou chez les Trieuses de sucre candi de M. Halkett ou encore chez les Sculpteurs de M. Pion, soit qu'il revête un aspect plus flatteur en dissimulant ses luttes et ses souffrances sous un coquet et galant uniforme.

Ces mots-là, « coquet, galant », semblent, n'est-il .pas vrai? quelque peu déplacés aujourd'hui. Les temps sont bien changés en effet. Ce n'est plus en conquérants que nos peintres nous montrent désor- mais nos soldats, petits et grands. C'est la plupart du temps tachés

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de sang et de boue, luttant contre un ennemi hélas ! trop souvent victorieux, et ne songeant guère aux conquêtes amoureuses. A l'exception des Pays de M. Jeanniot, qui offrent à nos regards le spectacle éternellement contemporain du tourlourou sentimental « en contant » à son inséparable payse, on ne trouverait pas, au Salon, croyons-nous, un seul tableau l'amour et Tuniforme figurent

Lafon ( !• ) , Au i>iii/f ({'Fri/niiin/lii' .

conjointement. Ces fantaisies-là étaient bonnes il y a quinze ans; mais depuis nos désastres, fantassins et cavaliers ont des occupations avitres.

Les uns, lancés A la baïonnette par M. Beaumetz, combattent éter- nellement un ennemi devenu à son tour héréditaire. D'autres sont conduits à l'Attaque du moulin par M. Boutigny, ou placés par M. Gardette, sous le feu de l'ennemi, en Ligne de bataille, ou bien postés en Sentinelle avancées par M. Protais. D'autres encore s'em- barquent pour le Tonkin, sous l'œil vigilant de M. Montenard, et quand l'action se précise, comme dans le Chàtillon (1870) de

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Grolleron, ou dans V Engagement à Clamart de M. Brisset, il y a moins encore de place pour les aimables aventures et pour les propos amoureux ou séducteurs.

Bien mieux, alors même que, chez nos peintres spéciaux, la paix succède à la guerre, c'est encore le devoir qui parle, et c'est lui dont la voix est exclusivement écoutée. Qu'est-ce eu effet que le Tir à la cible de M. Brail, le Dépôt de remonte de M. Couturier, A la visite de M. Harmand? sinon le détail curieux des mille obligations, auxquelles le service militaire soumet désormais la généralité des Français. 11 n'est pas jusqu'à cet Avant le duel, si plein d'observation, si sincèrement rendu par M. Marius Roy, qui ne montre à quels dangers mortels, même en temps de paix, cette vie militaire nous expose.

Toutefois, comme un tableau, si sérieux qu'il puisse être, ne saurait se composer que d'ombres, et qu'il lui faut au moins une lueur pour l'éclairer, nous mentionnerons, pour terminer cette revue de nos peintres militaires, la toile de M. Deneux représen- tant la Remise des décorations par le général Forgemol. Cette cérémonie clôt aussi doucement que possible cette épopée devenue désormais, et par la force des choses, universelle et obligatoire pour tous les Français.

Ainsi donc, notre histoire militaire, comme du reste l'histoire civile, et l'histoire humoristique de notre temps, se trouve toute tracée, sans que nous y pensions, par la peinture de genre contemporaine. Les archéologues de l'avenir, les entrepreneurs de restitutions historiques rencontreront une source en quelque sorte inépuisable, d'une limpidité absolue, d'une fidélité extrême, d'une exactitude sans seconde. S'ils ignorent notre temps, s'ils se trompent sur nos mœurs, s'ils méconnaissent nos habitudes et nos usages, c'est qu'ils le voudront bien.

Mais peut-être cette préoccupation vous paraît-elle étrange, peut-être estimez-vous que c'est une manière certainement neuve, mais quelque peu singulière, d'étudier le Salon. Peut-être

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LA PEINTURE 45

trouvez-vous qu'en nous plaçant à ce point de vue, nous faisons dans notre étude une part excessive au raisonnement, c'est-à-dire à ce que les artistes appellent dédaigneusement la littérature.. Et après tout, pourquoi donc n'en serait-il pas ainsi? Depuis quel- ques années, il est de mode, je le sais, de ne considérer dans les œuvres exposées que la partie technique. Est-ce donc que réside le point culminant de Fart?

Pourquoi ne nous serait-il pas permis, à notre tour, de cher- cher dans cette efflorescence annuelle, ce qui fait, aux yeux de tant de gens, sa principale valeur? Pourquoi n'essayerions-nous pas d'en tirer la part entière d'enseignement et de plaisir qu'elle comporte ?

Croyez-moi, c'est un mérite incomplet, que celui qui réside uniquement dans l'habileté de la main ou dans la sûreté de l'œil. C'est un médiocre plaisir, que celui qui a pour seule cause l'harmonie de deux tons ou Féquilibre de deux valeurs, et l'art serait peu de chose s'il ne faisait pas penser.

Laissons donc les esprits étroits s'extasier sur les détails de facture, et s'etforcer, à l'aide d'un amas de termes peu français, de nous initier aux détails d'une technique purement accessoire. L'habileté peut être le moyen, elle ne saurait jamais être le but. « L'art disparaît dès qu'on commence à sentir sa présence » , a dit un Ancien. Rien n'est plus vrai ; et l'on n'est ému ou per- suadé qu'à condition de ne pas avoir conscience des moyens employés pour produire la persuasion, ou pour faire naître l'émotion qu'on éprouve. Cherchons donc si cette émotion, si cette persuasion inconscientes des procédés employés, ne se ren- contrent pas dans quelques-uns des tableaux soumis à notre critique. Justement, en voici qui nous paraissent répondre a nos desiderata.

Il est peu de sujets qui soient moins compliqués que le Chant de l'alouette de M. Jules Breton. Il est peu de tableaux cependant qui fassent rêver davantage. Imaginez une pièce de

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terre fraîchement labourée, se terminant à l'horizon par une sorte de petit bois, derrière lequel le soleil est en train de dispa- raître. Au milieu du champ, une paysanne est debout, point belle, pas même choisie parmi les jolies filles du hameau, avec cela pauvrement vêtue d'une chemise grossière et d'un épais cotillon roux, sur lequel tranche son tablier bleu roulé autour de la taille. Elle s'avance vue de trois quarts, le corps raide, le bras tendu, la tête légèrement rejetée en arrière, lançant à plein gosier quelque chanson agreste et c'est tout.

C'est tout, et, semble-t-il, ce n'est rien; ou pour mieux dire, cela ne serait rien, si le poète à qui nous devons ce rustique tableau, n'avait su faire jaillir de son œuvre une impresssion poignante. Ce ne serait assurément rien, si le peintre n'avait su concentrer sur ce morceau de toile les émotions grandioses, que nous prodigue la nature en ces instants solennels la nuit va succéder au jour. Ce tableau ne serait rien en un mot, s'il n'était pas l'oeuvre d'un poète, c'est-à-dire d'un artiste absolument hors ligne.

Ajoutons que le Chant de l'alouette n'est pas le seul envoi de M. Jules Breton. Le peintre expose encore le Dernier rayon. C'est sa seconde carte de visite. La scène se passe également le soir. A gauche, dans l'ombre transparente d'une chaumière agreste, un groupe de vieillards travaille et réfléchit. A droite à l'autre bout apparaît un couple jeune et fort. Le mari et sa femme s'en reviennent des champs, éclairés par le soleil couchant dont les derniers rayons semblent leur faire compagnie, et entre ces deux groupes, un jeune enfant, quittant l'ombre et ses vieux parents, court, les bras tendus, vers sa mère bien-aimée que caresse un suprême éclat de la lumière joyeuse.

La pensée est jolie; l'antithèse est gracieuse. L'effet de soleil couchant est en outre étonnamment observé. On sent, rien qu'à voir ces chaumes empourprés, que le silence grandit déjà et que la nature va bientôt se recueillir. Ln outre, il y a toute une

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idylle concentrée dans cette petite toile. Néanmoins Timpression qu'elle produit est peut-être moins saisissante que l'autre tableau. Pourquoi? je ne saurais le dire. II est, en effet, des sentiments étranges, des sensations bizarres dont on ne peut se défendre et que Ton essayerait cependant vainement d'analyser. Et du reste, pourquoi l'essayer? Quand une œuvre parvient à émouvoir, il semble que l'émotion suffise, sans qu'il soit besoin d'en chercher la cause. N'est-ce pas d'ailleurs le privilège essentiel en même temps que le secret de l'art?

Certes c'est faire honneur à un peintre quel qu'il soit, que de rapprocher ses tableaux des deux morceaux que nous venons de décrire. Pour M. Emile Adan toutefois, c'est simplement accom- plir un acte de justice; car si ce jeune artiste est doué d'une puissance moins sereine, d'une force moins magistrale, s'il ne parvient pas à tirer des derniers éclats du soleil cette mâle et vigoureuse poésie qui communique aux œuvres de M. Jules Breton une si surprenante grandeur, par contre il sait trouver, dans la lumière diffuse, des harmonies intimes d'une délicatesse singulière; et dans une note qui lui demeure personnelle, il obtient des effets d'une rare distinction.

Comme le Chant de l'alouette, sa Fin de journée est bien simple. Représentez-vous un sentier qui file droit, bordé d'un côté par de vieux saules ombrageant un canal, et de l'autre par une interminable prairie; et sur ce sentier un brave homme vu de dos, qui la faux et le râteau sur l'épaule, s'en retourne tran- quillement au logis.

Comme pour M. Jules Breton nous dirons encore ce n'est rien; et nous ajouterons : c'est tout. C'est tout, car la pose de l'homme est juste et son allure parfaite; car la couleur du tableau est captivante et son harmonie absolue; car la poésie pénétrante de la nature se retrouve condensée en quelque sorte dans cette sym- phonie de tons gris d'une finesse mélodieuse et douce.

L Anniversaire, le second tableau de M. Adan, est du même

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ordre. Mais si l'émotion qui s'en dégage est aussi grande, par contre elle semble plus cherchée. Nous sommes cette fois sur la place d'un village, avec l'église au fond et, près de l'église, la porte d'un cimetière rustique entouré d'une petit mur d'appui. Une bonne vieille, chargée d'une botte de fleurs, se presse d'ar- river au champ de repos. Elle marche d'un pas hâtif, comme

si le souvenir l'ai- guillonnant, l'âge lui fai- sait sentir le prix de chaque instant qui s'é- coule. Derrière la vieille, s'attardent une jeune fille et un bambin, portant eux aussi une moisson de fleurs; mais l'affection les presse moins, le sou- venir ne les talonne pas autant, et surtout ils ne sont point stimulés par l'âge. Certes voilà en- core deux petits ta- bleaux bien simples, deux sujets presque vulgaires. D'où nait l'intérêt qu'ils inspirent, d'où vient l'émotion si particulière qu'ils nous font éprouver ?

Cet intérêt, cette émotion, viennent de ce que ces chaumières, ce chemin, cette vieille église, ces saules, comme le grand champ de M. Jules Breton, comme ses habitations agrestes, ont leur langage intime qui nous pénètre sans que nous en ayons con- science, en quelque sorte malgré nous.

Siint lacrimcv reritin^ a dit Virgile, et meut cm mort alla tan- giint. Oui, la nature a ses larmes, comme aussi elle a ses sou-

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rires. Son aspect sombre ou gai, ses grandes lignes joyeuses ou tristes parlent à nos cœurs, et pour que nous participions à la grandeur de ses spectacles, il suffit qu'un artiste sincère recueille pieusement ses émotions pénétrantes et sache les traduire.

Ce sera^ au reste, la gloire artistique la plus solide de notre temps que d'avoir saisi au passage ces harmonies intimes et d'en

GossELiN (Ch.). Le Grand Bcnu'val (Scinc-lnfiricinc)

avoir ressenti la troublante éloquence. Nos pères admiraient la nature, mais ne la comprenaient pas comme nous. Ils la vou- laient grande, majestueuse, toujours imposante, quelquefois terrible; nous la souhaitons silencieuse et recueillie. Ils rêvaient des spectacles héroïques, ils tenaient à être surpris, étonnés, terrifiés ; nous demandons tout simplement a être émus, quelque- fois même consolés.;

De une conception toute nouvelle de ce qu'on appelle « la

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peinture de paysage ». De aussi cette abondance de vues de toutes sortes, de rivières, d"étangs, de plaines, de bruyères, de futaies et de landes, qui voient le jour tous les ans. Il me fau- drait faire presque concurrence au catalogue du Salon, si je vou- lais énumérer tous les paysages que renferme à l'heure présente le Palais de l'Industrie, et encore en mentionnant uniquement ceux qui sont plus que recommandables.

Contemplez un instant les Pies du bocage de M. Hanoteau, les Prés de Saint-Pair de M. Ségé, le Sentier de M. Rapin, Avant l'orage de M. Delpy, le Potager de M. Demont, le Chemin des Dunes de M. Damoye, l'Étang de Mainmont de M. Sauzay, le Saint-Jean de Thomas de M. Pelouze, le Vé^ielay de M. Ad. Guyon, le Temps d'hiver de M. Paul Schmitt, les Bords du Loing de M. Joubert, le Val d'Illers de M. Desbrosses, la Lisière de M. Pointelain, Après l'orage de M. Defaux, les Terrains blancs de M. Peraire, Fin novembre de M. Berton, La Meuse à Dor- drecht de M. Edmond Yon, le Petit bois de M. Camille Bernier, Septembre de M. Zuber, la Cour à Saint-Vincent-la-Rivière de M. Jouas, les Dunes de M. Stengelin, les Bords du Loing de M. Dufour, les Dernières feuilles de M. Charlay-Pompon, et cent autres encore que forcément j'oublie. Dans tous vous décou- vrirez une parcelle de cette émotion dont nous parlions à l'instant. Tous ces peintres ont, nouveaux Prométhées, dérobé une étincelle de feu sacré non plus au ciel qui s'est fermé pour nous, mais à cette inépuisable nature qui, plus que jamais, nous prodigue ses trésors, et nous dévoile des beautés impérissables.

Cette étincelle on en trouve la trace jusque dans ces vues en quelque sorte panoramiques qui embrassent un énorme hori- zon et semblent par même hostiles à tout recueillement. Con- sidérez le Paris vu de Meudon, aux colorations chaudes et vail- lantes, de M. Guillemet, les coteaux de Villeneuve-lès-Avignon que M. Paul Sain modèle au delà du Rhône dans des gammes grises et fines, la Vague à Paramé de Mme Élodie La Villette,

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les Rochers de M. Matifas, le magnifique Lever de soleil sur la mer de Lansyer et même cette petite plage de Trouville, début au Salon de M. Paul Huet, partout vous trouverez comme un écho de sensations anciennes, consolantes et douces, comme une rémi- niscence d'émotions précieuses trop rapidement dissipées.

Mais tous ces tableaux, pour remarquables qu'ils soient, n'attei- gnent pas à cette grandeur d'effet, à cette puissance de poésie que nous constations, il n'y a qu'un instant, dans les œuvres si forte- ment émouvantes de M. Jules Breton. C'est qu'il en est de la poésie comme de la route de Corinthe. Elle n'est pas accessible à tous; et s'il est vrai que l'indignation crée parfois les poètes, par contre , l'observation sincère nesuffitpasà les engendrer. Trois cents fois chaque année, le paysan voit le soleil se coucher et les étoiles apparaître, sans soup- çonner jamais, dans le cours de sa longue vie, la grandeur du spectacle qu'il a jour- nellement sous les yeux.

Voilà pourquoi il est des artistes d'une habileté rare, d'une sincérité extrême, ob- servateurs étonnants et consciencieux au delà de ce qu'on peut imaginer, qui dépensent un temps énorme et prodiguent un talent supérieur, pour nous causer juste l'émotion que produirait une

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photographie. M. Dagnan-Bouveret est du nombre de ces artistes bien doués, et ses Chevaux à l'abreuvoir peuvent d'autant mieux servir à notre démonstration, que son autre tableau, la Vierge^ œuvre à certains points de vue tout à fait contestable, nous trouble par un je ne sais quoi impossible à définir.

Faut-il un autre exemple? voici M. Durst qui, avec quelques pommiers en fleurs, un ciel gris, un toit rouge, trois plaques de gazon nouveau et quelques poules, enferme dans un tout petit cadre une Matinée de printemps qui nous saisit et nous met le cœur en fête. Il élargit son cadre, multiplie ses poules, étend sur son gazon une robuste fille de grandeur naturelle, fort bien peinte, ma foi, et la réveille pour nous sourire. Voilà c[ui est au mieux, direz- vous. Eh bien, non. L'intérêt s'amoindrit, l'émotion diminue. Pourquoi cela? Parce que le « je ne sais quoi » n'y est plus.

Il se retrouve, par contre, tout entier dans un admirable paysage de M. Henri Harpignies, la Loire à Briare [Loiret). Rien ne peut rendre, en effet, l'impression magistrale que produit ce grand arbre aux frondaisons déjà entamées par làge, détachant sa silhouette énergique et robuste sur le ciel et les eaux, assombris par l'approche du soir. Que de grandeur! que d'émotion! que de poésie dans ce spectacle d'une incomparable simplicité.

Mais, dira-t-on, ne croyez-vous pas que la lumière incertaine de l'aurore ou du crépuscule prête singulièrement à ces grands effets? Assurément. Le fait n'est pas niable. Le demi-jour possède une éloquence spéciale. Il simplifie la nature, et comme tous ceux qui savent négliger, effacer les détails inutiles, il dit plus et dit mieux en moins de mots. Tout le monde sait cela; aussi les peintres ne se font-ils pas faute d'emprunter à l'indécision de ces heures solennelles, quelque peu de l'émotion qu'elles répandent sur la nature déjà ensommeillée.

Voilà pourquoi on compte toujours au Salon les effets de soir et les effets de nuit en assez grand nombre. Voilà pourquoi M. Lavieille nous montre la jolie ville de le Morcl-sur-Loing

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doucement assoupie dans le silence d'une belle Nuit d'été. Voilà pourquoi M. Rozier s'est laissé entraîner à peindre le Lever de la lune à Venise; M. Beauvais. un Soir d'hiver; M. Biliotte, un Effet de lune aux marais salants; M. le Camus, le Soir dans les oliviers; M. Karl Daubigny, ses Sables d'Arbonne; M. Gosselin, le Grand Berneval; M. Marais, un Lever de lune au bord de la mer; M. Emile Breton, la Chute des feuilles et un Soir après la tempête; voilà pour-

MoREA'J (Adrien). Moissonneurs.

quoi M. Hareux nous emmène, par une Nuit d'automne, dans la gorge sombre et sauvage la Sedelle mugit tristement sur son lit rocailleux, et pourquoi aussi M. Beauverie nous conduit dans la Vallée d'Amblv, pour nous faire assister aux derniers travaux de la journée.

Il se dégage assurément de la plupart de ces tableaux une certaine émotion mystérieuse. On trouve même une réelle grandeur dans le dernier, dans celui de M. Beauverie, mais qu'on ne se hâte pas trop d'en faire honneur uniquement à l'heure tardive et à l'incer-

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titude crépusculaire. Un peintre d'un aimable talent, M. Adrien Moreau, qui dans le retour de ses Moissonneurs s'est exercé sur ce même sujet, en dépit des ombres qu'il a répandues sur son tableau est demeuré en route et n'a produit qu'un ouvrage agréable. On en peut dire autant du Soir à marée basse de

M. Guery.

C'est que ce « je ne sais quoi >', dont nous parlions à l'instant, est, quoi qu'on fasse, le To be or not to be de l'émotion en peinture. Et cela est si vrai que les artistes les plus méritants ne savent pas toujours s'en rendre maître, et qu'en même temps qu'ils le laissent échapper, l'émotion, elle aussi, disparaît et s'envole. 'Voilà ce dont on ne saurait trop se pénétrer et ce dont M. Lhcrmitte nous fournit la preuve.

Certes, s'il est un peintre bien doué c'est celui-là, un peintre estimable s'il en fut, amoureux de sa profession, consciencieux et sincère. Chaque année, il paye sa dette à l'art sous forme d'un grand tableau, et, qui mieux est, d'un bon tableau, qui se relie aux précédents par une communauté de pensée et d'origine. Avec une persistance et une suite dans les idées très rares en notre temps, il s'efforce de synthétiser, dans une série de compositions saines et robustes, les grandes productions de la terre et les principales occupations des champs. C'est ainsi qu'après nous avoir montré la Paye des Moissonneurs, il a exposé la Moisson et la Vendange, et que cette année il expose le Vin.

Ajoutons que M. Lhermitte, pour exprimer ces grandes synthèses, n'emprunte rien à l'allégorie détestée et proscrite. Il prend les gens et les choses sur le fait, mais son pinceau ennoblit ce qu'il touche. Il sait faire grand, ce qui est un mérite peu commun de nos jours.

se passe la scène qu'il nous montre? Je ne saurais au juste le dire. Est-ce dans une chaumière, un moulin, un cabaret, un pressoir ? La chose demeure pour nous incertaine. Le pressoir est plus probable toutefois. Ce que nous voyons, c'est quatre hommes du peuple qui boivent, assis ou debout autour d'une table rustique.

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Avec eux se trouve une grande et robuste femme, mère de deux enfants, l'un qu'elle porte en ses bras, l'autre qu'elle tient par la main. Cette belle et solide créature fait mine, il est vrai, de vouloir s'en aller; mais un grand vieillard, qui occupe le milieu du tableau, la retient doucement de sa main gauche placée sur l'épaule, pendant que de l'autre il lui montre une place vide et un verre plein.

Cette scène rustique est remarquablement composée. Les masses s'équilibrent avec art, la couleur est agréable, harmonieuse, discrète. Le modelé est d'une puissance rare, si puissant, que par l'excès même de son relief il nuit quelque peu à l'illusion. L'œil, en effet, est presque contrarié de voir ces personnages si saillants enfermés dans une vulgaire bordure dorée.

Remarquons encore, que les figures, très réelles, empruntées certainement à la nature, n'ont rien de bas, de commun, de trivial. Le grand vieillard, personnage principal, malgré son front chenu, ses bras noueux et son long tablier bleu, a bonne tournure au contraire, et même assez majestueuse façon. La femme est non seulement robuste, mais belle, et les enfants ont l'air intelligent. Quant à la coloration générale, elle se rapppoche aussi près que possible de la réalité. Le seul reproche qu'on puisse, au point de vue de la composition, adresser à cet excellent tableau, c'est qu'il présente à droite et à gauche, deux masses claires, qui tirent un peu l'œil et empêchent l'attention de se fixer sur la partie centrale, réside cependant tout l'intérêt de l'œuvre.

Somme toute, jamais M. Lhermitte n'a été mieux en possession de ses facultés et plus maître de son talent. Est-ce à dire que le Vin doive être préféré à ses tableaux antérieurs? Je ne le crois pas. Il y avait dans la Paye des Moissonneurs et dans la Moisson un air de grandeur, de sérénité, que nous ne retrouvons plus au même degré dans son dernier ouvrage. Il y avait ce fameux « je ne sais quoi » dont nous parlions à l'instant, qui cette fois fait quelque peu défaut.

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Disons vite que pour retrouver ce « je ne sais quoi », chez M; Lhermitte, il n'est pas besoin de remonter le cours des ans. Nous n'avons qu'à nous transporter dans la salle des dessins. Nous verrons deux fusains, représentant l'un une Première com- miiniou et Tautre une Fileuse, nous rencontrerons le recueille- ment, la pénétrante émo- tion et cette grandeur communicative qui manquent un peu au superbe morceau qu'on appelle le Vin.

En quoi donc consiste- t-il au juste, ce troublant « je ne sais quoi »? Il ne consiste pas assurément dans la nature du sujet, puisque nous avons con- staté sa présence dans des tableaux le sujet ne comptait guère.

Il ne réside pas non plus dans les demi-teintes sourdes et mystérieuses qui caractérisent le lever du soleil ou le dé'clin du jour. Ce n'est là, en effet, qu'un moyen entre des mains habiles, et qui, nous l'avons vu, ne produit pas toujours l'effet qu'on en attend.

Ce n'est pas non plus dans la perfection technique qu'il faut le chercher, sans quoi l'on ne pourrait guère manquer d'être ému en présence des Brigands du désert de M. Friese, ou du Sogncfiord de M. Normann, qui méritent, l'un et l'autre, qu'on leur accorde

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LA PEINTURE 55

une mention spéciale, car il semble, sinon impossible, du moins bien difficile de pousser plus loin la virtuosité.

Le Sognejiord est une de ces baies norwégiennes, encaissées entre deux rochers à pic qui semblent vouloir escalader le ciel. Les eaux vibrantes, d'une limpidité rare, reflètent ces masses rugueuses et dénudées de pierres frustes qui développent sous les chauds rayons du soleil toute une gamme de gris d'une surprenante distinction. Le long du rivage, des chalets peints en rouge forment, sur ce fond un peu désolé, des taches claires et joyeuses. Tout cela, vu de près, est sabré au couteau avec une audace incroyable. Si l'on se recule de trois pas, tout au contraire s'achève et se modèle d'une façon merveilleuse. On compterait les cailloux de la berge, les poutres des chalets et les brins d'herbe logés aux anfractuosités de la roche.

Dans les Brigands du désert (ces brigands sont une lionne et un lion), ce sont les poils de l'animal que l'on pourrait compter. Ajoutez que la lionne est étudiée et comprise d'une façon excep- tionnelle. Barye n'aurait certes pas fait mieux. Jamais assurément œil bien doué n'a été mieux servi par une intelligence plus studieuse et par une main plus habile. Cependant, si cette per- fection nous surprend, nous étonne, elle ne nous émeut pas. Nous restons froids en présence de ces tours de force. Le « je ne sais quoi » que nous cherchons n'est pas encore là.

donc est-il? Il est uniquement dans le cœur du peintre. Celui-ci, à vrai dire, n'est qu'un traducteur des spectacles qu'il perçoit ; mais s'il traduit ce qu'il voit, il le traduit comme il le ressent, et ce qu'il nous dira, c'est bien moins le spectacle qui a frappé sa rétine, que les émotions qu'il a éprouvées et que ce spec- tacle a fait naître.

Or c'est cette faculté de sentir, d'éprouver, de comprendre des émotions sublimes, et de les rendre, qui constitue le véritable artiste. C'est elle qui, bien plus que son habileté technique et ses qualités d'œil ou de main, le distingue de lartisan. Sans cette dose d'émo-

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tion en effet, l'art serait assez peu de chose. Les plus indulgents ne manqueraient pas de trouver exagéré le rcMc que les meilleurs esprits lui assignent dans l'Etat, et l'on s'écrierait volontiers avec Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux. » Comment expliquer, en effet, sans cela, que le public se plaise

Delance (P.). Le banc des nciinices à rorpheliiiat de Saint-Vahry.

à contempler Brioche et Champagne de M. Philippe Rousseau, la Cruche de Marseille de M. Vollon père, le Bocal de prunes de M. Bergeret, les Oranges et grenades de Mme Annie Ayrton, le Potiron de M. Attendu, et toutes ces natures mortes, qui cependant l'intéressent? Certes la brioche de M. Rousseau est croustillante au possible, et notre ami M. Lauth, l'habile directeur de Sèvres, a considérer avec étonnement le brillant émail plombifère qui enveloppe la cruche de M. Wallon. Mais cela ne suttit pas à consti-

LA TEINTURE

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tuer cet attrait qui nous retient, ni cette admiration que Pascal condamne. Pour les expliquer, il faut bien admettre que les artistes, les grands artistes, dont nous venons de tracer les noms, ont su ennoblir leurs très vulgaires modèles, qu'ils ont su leur donner un accent particulier, spécial, en un mot leur communiquer une étincelle de cette flamme originale qu'ils portent en eux-mêmes.

Si maintenant nous nous élevons à des sujets placés plus haut dans la hiérarchie de Fart, et qui prêtent naturelle- ment plus à l'expression de la pensée, nous ver- rons cette pénétration de l'artiste dans son œuvre s'accentuer d'une façon plus particulière encore, et rejaillir ensuite sur nous avec une intensité supérieure. Et ce qui prouve au reste, mieux que tout ce qu'on pourrait dire, la participation émue de la personnalité du peintre à son tableau,

du sculpteur à sa statue, c'est que l'émotion qui se dégage de l'oeuvre est non seulement absolument indépendante du sujet, mais encore qu'il est impossible d'établir le moindre lien entre les divers moyens d'expression employés par les différents artistes d'un même temps.

Prenons pour exemple un tableau plus curieux que joli, plus

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surprenant qu'agréable, devant lequel un petit nombre d'artistes et de critiques s'arrêtent, mais devant lequel aussi la foule passe indiflférenle ou moqueuse. Ce tableau est d'un Allemand, M. Uhde. Il a pour titre : Laisse^ venir à moi les petits enfants. ' C'est le Christ naturellement qui prononce ces paroles évangé- liques; mais un Christ étrange, un Christ contemporain. C'est. en effet, à notre époque, dans une chaumière des environs de Mu- nich, que se passe cette scène quelque peu légendaire. Le Christ, habillé d'une longue robe bleue, est assis dans une salle car- relée, aux murs blanchis, au mobilier presque rudimentaire, qu'éclairent de grandes baies vitrées à la mode du pays. C'est en cette place, assez peu conforme aux textes sacrés, que quelques parents pauvrement vêtus lui amènent leurs petits enfants, attifés comme si l'on était allé les chercher à l'école.

Le sujet est étrangement choisi, direz-vous, et bizarrement inter- prété, j'en conviens. Je reconnaîtrai en outre que la coloration de ce tableau, grise, froide, plâtreuse, est désagréable pour nos yeux habitués à de plus chaudes harmonies. J'irai plus loin en- core, je déclarerai que l'abus extraordinaire des reflets, auquel se livre M. Uhde, compromet singulièrement la solidité de ses per- sonnages et leur donne un faux air de lanternes allumées. C'est, je crois, faire la part aussi large que possible a la critique.

Mais, d'autre part, ce Christ enfermé dans sa longue robe de chambre bleue a, dans son maintien, dans son attitude, dans ses traits, un tel air de grandeur à la fois triste, malheureuse, résignée, et cependant remplie de bonté et d'ineffable tendresse, qu'il est impossible de ne pas se sentir attiré vers lui. Les enfants admis à le contempler expriment si bien les sentiments qui nous pénètrent, qu'il est impossible de n'être pas touché par leur éton- nement,par leur doute, par leur hésitation. Contemplez, leurs petites mines effarouchées à la vue de cette apparition inattendue. "Voyez-les à la fois attirés par cette bonté non douteuse, et tenus à distance par la crainte, la timidité et surtout par le respect.

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Tout cela est d'une observation étonnante, d'une vérité qui s'im- pose, c'est le résultat d'une conception supérieure. Voilà pourquoi le tableau de M. Uhde dès qu'on l'a compris, dès qu'on l'a senti, devient, en dépit même de ses défauts, absolument inoubliable.

Peut-être prétendra-t-on que c'est la légende chrétienne qui communique à cette page curieuse l'étonnante émotion que sa contemplation fait naître. Si l'exemple était unique, l'argument aurait sans doute quelque valeur. En dépit du raisonnement et de la philosophie, on ne dépouille jamais complètement le vieil homme, et nous avons été si bien bercés et rebercés de ces évan- géliques récits qu'à la rigueur, on peut croire qu'ils provoqvient un écho lointain jusque dans les cœurs les plus émancipés et les plus réfractaires . Mais voilà l'Automne de M. Puvis de Cha- vannes, qui n'a rien, que je sache à démêler avec l'Évangile, et qui, s'inscrivant en faux contre cette prétention, du reste soute- nable, produit un presque identique effet.

Contemplons, s'il vous plaît, un instant cet Automne. Ne faisons pas comme certains visiteurs qui passent sans se donner la peine de comprendre, et haussent les épaules en s'étonnant de n'avoir pas compris. Ne nous laissons pas détourner par ses colorations pâles qui rappellent la fresque. Faisons abstraction de certains partis pris, de certaines conventions voulues. Disons-nous que la peinture n'a pas pour but suprême de reproduire littéralement des choses qu'on voit journellement. Souvenons-nous que les héros de Sophocle et de Corneille n'ont pas la même allure et ne parlent pas le même langage que le reste des hommes, et que cependant ils n'en sont pas moins fort humains et, qui plus est, très grands. Ceci dit, étudions ce petit tableau; absorbons-nous dans sa contemplation, comme s'il datait d'une autre époque, et tenons pour certain, que nous en sentirons bientôt l'étonnante saveur, que nous en saisirons la persuasive éloquence.

encore le sujet est simple. Cet Automne se résume en trois

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personnages, trois femmes. Une d'elles, celle Je gauche, est assise enveloppée dans une draperie gris-bleu; celle de droite, vue de dos et presque nue, reçoit appuyée contre un arbre, les fruits cueillis par la troisième. Cette dernière, debout et vue de face, occupe le milieu de la composition. Xo'ûà ce qu'il nous est permis d'indiquer; mais ce que la plume ne peut exprimer, c'est

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La Touche (G.). Les infirmes au moiuislère de Perron (^Onu).

le calme, c'est la sérénité qui se dégagent de cette scène primi- tive; c'est le rêve, l'hallucination qui, dès qu'on la contemple un instant, nous saisissent et nous transportent dans un monde nou- veau, dans des sphères supérieures. C'est le sentiment de paix et de grandeur qui vous émeut et vous retient.

De M. Puvis de Chavannes à M. Henner, la distance est assu- rément énorme. Ils se trouvent presque, comme conception et

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comme exécution aux antipodes de Vart. Dans Tun, la composition est presque tout, chez l'autre, elle n'est presque rien. Le premier dépense une ingéniosité extrême à grouper de grandes figures appartenant à un monde éthéré, de façon à trouver dans lagen- cement des lignes, dans le balancement et l'équilibre des masses dans la disposition de l'ensemble une souveraine et pénétrante harmonie.

L'autre se contente le plus souvent d'une figure. Par contre la magie de son pinceau sait idéaliser la chair. Il modèle comme personne les contours à la fois robustes et délicats de la femme. Dans des teintes ivoirines qui défient toute imitation et qui sont demeurées sa propriété exclusive, il sait exprimer l'éloquence sin- gulière de ces blanches carnations. Aucun point de contact par conséquent entre le génie de ces deux hommes, aucune compa- raison entre leurs talents n'est possible. Ceci dit, contemplons le Repentir de M. Henner, et nous serons tout étonnés de ressentir en face de son tableau, un sentiment qui n'est pas sans analogie avec celui que nous éprouvions à l'instant devant l'Automne de M. Puvis de Chavannes.

Sur un fond bitumeux, simple repoussoir purement de con- vention, se dessine le profil d'une femme à genoux. Cette femme serait nue si ses jambes n'étaient enveloppées dans une vaste dra- perie noire. Elle se cache le visage dans ses mains, et ses cheveux d'un blond admirable, chaud, vigoureux, puissant, tombent presque jusqu'à terre, sans rien voiler de sa nudité. Dix nymphes, vingt déesses, cinq ou six Madeleines nous montrent au Salon de cette année des morceaux de nu analogues à celui-là. Pourquoi passons-nous auprès de ces ouvrages presque indifférents, et pour- quoi nous est-il impossible de ne pas nous arrêter devant le Repentir de M. Henner?

C'est que dans ces formes ivoirines d'un modelé si extraordi- naire, le peintre a enfermé une parcelle de lui-même. C'est qu'il est bien difficile, pour ne rien dire de plus, d'exprimer un sen-

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SALON DE i88s

timent qui nous est en soi assez indifférent car ce repentir, après tout, ne nous touche guère par des masses d'ombre et de lumière plus merveilleusement cadencées, par des carnations pétries d'une main à la fois plus délicate et plus puissante.

Cherchons , pour les com- parer à ce Re- pentir , quel- ques œuvres qui soient de même ordre. Voilàparexem- ple la Byblis de M. Bougue- reau; il n'est guère possible de concevoir un corps plus gracieux, se dé- veloppant en une ligne plus harmonieuse. M.Bouguereau dessine comme personne au monde. Je ne sais même pas /ir,-iiii,-r /-r/i,-/,!/! si l'on a jamais

mieux dessiné. "Voici encore la Léda de M. Tony Robert-Fleurv, le dessin aussi est d'une élégance rare, et ce commencement de conversation criminelle entre une femme célèbre et un cygne divin, est traité avec une grâce indiscutable. Le Remords de iM. Feyen-Perrin, en

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LA PEINTURE

se rapprochant davantage des réalités de ce monde, ne perd cependant rien à la comparaison. Il profite même de cet attrait qu'un œil masculin trouve toujours à contempler de saines carnations fémi- nines copiées directement sur la nature. Mais toutes ces œuvres d'une rare valeur ne nous arrêtent point au passage, ne nous clouent pas en place et surtout ne se fixent pas dans notre esprit, comme ce Repentir dont nous parlions à l'instant, ni môme comme cette Fabiola, qu'expose encore M. Henner.

Cette Fabiola n'est cependant qu'un petit profil, une simple figure ou, pour mieux dire, un visage, mais un visage, une figure, un profil, suffisent pour produire cette inoubliable impression. Je n'en veux d'autres preuves que les envois de MM. Jules Lefebvre et Elle Delaunay. Quelle suavité exquise dans cette Lattre du premier; quelle étonnante distinction, quelle noble sûreté, quelle ampleur dans les deux portraits que le second expose!

Je ne sais pas de peintre plus intéressant à suivre dans les œuvres successives qui scandent sa carrière, que M. Élie De- launay. Aucun artiste n'est moins esclave des formules. Le procédé ne s'impose jamais à lui. Le métier, la cuisine, pour me servir d'un mot d'atelier, ne sont à ses yeux que des moyens. Le but qu'il poursuit est pkts élevé. Aussi rien n'est-il plus charmant que son portrait de Mme T.... Rien n'est plus beau que le portrait d'avocat qui lui fait vis-à-vis.

Que peut-on, en effet, imaginer de plus captivant que le re- gard de cette jolie femme, de plus aimable que son sourire, de plus distingué que son maintien, de plus gracieux que la façon dont elle contemple le visiteur et lui sourit. M. Delaunay en tra- çant cette délicieuse image a cru simplement saisir la ressem- blance d'une femme d'élite. Il a fait mieux. Il a créé un type, celui de la femme d'artiste, en même temps affectueuse et diplo- mate, initiée à la fois à la recherche du Beau et aux combi- naisons plus terre à terre de l'Intérieur, qu'il faut administrer et conduire, intelligente comme c'est son devoir, spirituelle comme

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c'est son droit, sachant en un mot mêler l'insaisissable au solide et, suivant le précepte du poète, l'utile au doux.

L'avocat, lui, ne ressemble guère à ce portrait. C'est un type, lui au:si, mais ses qualités sont autres. C'est par une sagesse un peu froide, par une attitude grave, réservée, par un regard ferme et persuasif, par un demi-sourire qui laisse entrevoir une singulière sûreté de ses arguments et une confiance absolue dans sa cause, qu'il se distingue. On peut passer près de lui sans le voir, quand on l'a vu, on ne saurait l'oublier.

D'où vient l'étonnant caractère de cette figure modeste, sincère, peu tapageuse? 11 résulte de la simplicité de la pose, de la dignité de l'attitude, de la régularité de cette belle toge noire, de la solide charpente de cette tête couronnée de cheveux blancs, du ferme aspect de ces carnations pâlies par l'étude et les veilles, qui, se détachent sur un fond vert d'une finesse et d'une discrétion éton- nantes, il résulte de l'harmonie produite par toutes ces qualités associées ensemble juste dans la mesure qu'il faut ; il résulte sur- tout de la parfaite concordance, qui existe entre l'homme que nous avons sous les yeux, et les fonctions austères pour lesquelles son costume le désigne.

Certes les bons portraits ne sont pas rares au Salon, mais com- bien en trouverez-vous qui aient une signification aussi haute, et qui produisent une aussi grande impression ? Prenez celui du profes- seur Hayem, par M. Cormon, autour duquel on a fait grand bruit; c'est assurément un fort beau portrait. On y remarque une tête bien charpentée, une ossature logique, un modelé précis, un regard clair, une expression de rare intelligence, mais non plus le même charme, ni la même grandeur, ni la même sérénité. Prenez le portrait de Mme E. D..., par M. Wencker. Nous en avons rare- ment vu de plus remarquable. La tenue en est superbe, la pose simple et digne. Une harmonie puissante se dégage de ce fond bleu sur lequel se modèlent en un relief singulier le corps enfermé dans une robe noire et le pâle visage encadré de cheveux gris. Tout

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cela constitue un morceau de maître, mais non un type assurément. On en peut dire autant du portrait de Mme M.... par M. Bonnat, et à plus forte raison de celui de Mme P.... par M. Carolus Duran. Celui de Mlle L.... par M. Paul Dubois se rapproche davantage de ce que nous cherchons. Il est difficile de n'être pas touché par son angé- lique douceur, comme aussi par la singulière suavité qui distingue la jeune fille en blanc dont M. Cabanel a su fixer rimage. On trouve peu de fantaisies à la fois plus hardies et plus char- mantes que la sympho- nie en bleu exposée par M. Comerre, sous le titre de portrait de Mlle C. F.... M. Debat-Ponsan a, lui aussi, envoyé ime œuvre audacieuse, et les brunes carnations de son modèle, se détachant sur un fond rose, ne sauraient passer inaperçues. Le

portrait de M. Clairin par M. Mathey, autre symphonie mais celle-là en blanc, prouve qu'aucune difficulté n'est capable d'embarrasser la virtuosité de nos peintres; mais dans tout cela, je cherche en vain le moindre grain d'émotion.

Faut-il en citer d'autres? Nous n'aurons que l'embarras du choix. "Voici le portrait de M. L.... par M. Humbert^ qui, modelé dans des

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66 SALON DE 1885

gammes grises, est d'une énergie puissante et surtout bien vivant ;

celui de M. J. C par M. Castaigne, se recommande par la

finesse de son coloris, cherché également dans les notes argentées; celui de M. L...., par M. Chartran, offre des qualités analogues. C'est par la puissance du relief que se distingue le Condottiere de M. Georges Desvallières, qui n'est à bien prendre qu'un portrait.

Je citerai encore du côté des hommes le Portrait de M. Henri Maret par M. Délaye, celui de M. François Coppée par M. Axilette, celui de M. Leys par M. Laguillermie, celui de l'abbé Sisson par Mlle Hildebrand, celui de M. Charles Bigot par M. Healy, celui du comte P. S.... par xM. Mayan, celui de M. Jules Roche par M. Bertin, celui de M. Paul Eudel, par M. Worms.

Du côté des dames, voici le portrait de Mme P. .. par M. Per- rault; celui de Mme Ph. F...., dont l'âge n'a fait qu'adoucir la beauté, par M. Maxime Faivre;ceuxde Misses X.... par M. Sargent; celui de Mme W.... par M. Lehmann, condamné par un premier succès à produire désormais des femmes toujours à demi voilées. C'est encore le portrait de Mme D. par M. François Schommer,' qui dénote une recherche délicate d'harmonies fines et subtiles. Puis voilà Ma mère et ses Petits-enfants de Mlle Thérèse Schwartze, peinture singulièrement vigoureuse pour avoir été tracée par une main féminine; le portrait en pied de Mme B. F....par M. Meslé,celui de Mme Rosine Laborde par M. Jenoudet, celui de Mme E. A. G... par M. Eugène Guillon, celui de Mlle M. S...par MIleBeaury-Saurel; et parmi les portraits de petites dimensions, celui de Mme R. S.... par M. de Curzon, la comtesse d'O... en robe blanche par M. ^'an

ers, Mme F. d'O.... par M. Gotorbe, et enfin une déli- «.leusxi petite image de femme voilée, qui porte la signature de M. Piguet.

Certes, après cela, on serait assez mal venu à prétendre que le bel art du portrait périclite chez nous. Xotez que si je voulais être complet, il me faudrait encore mentionner les réunions, les grou-

SCHOMMER (F)^MAKIONKA,

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LEFEBVRE (J,)_LAURE

LA PEINTURE

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pements de portraits, nous en avons déjà décrit quelques-uns dans les pages qui précèdent, ceux notamment qui ont MM. Fantin-Latour, Gervex et Jobbé-Duval pour auteurs. Il nous resterait encore à parler du Hiint-ball de M. Stewart, du Sardou à Marly de M. de Brely, de YEntre nous de M. Leenhardt, Ton sent l'influence de M. Pan- tin.; mais dans toutes ces œuvres recommandables à tant de ti- tres, excellentes à tant d'égards, on cherche vainement l'étincelle que vous savez. Le talent y est indiscu- table; cependant on comprend bien, à con- stater ce qui leur man- que, que dans les arts du dessin l'habileté n'est pas tout.

Après avoir tiré du Salon les enseigne- ments généraux qu'il comporte; après avoir recherché ce qui con- stitue le véritable ar- tiste, et les liens qu'é- tablisse, entre la foule et lui, cette commu- nauté de sensations, d'émotions, qui demeure en quelque sorte le privilège supérieur de l'art, il nous reste, pour en finir avec la peinture, à parler de quelques tableaux de qualités diverses, empruntés à peu près à tous les genres, et dont nous n'avons pas encore eu occasion de parler, bien qu'ils méritent cependant qu'on leur consacre quelques lignes.

Il y aurait, en effet, injustice à ne rien dire de la Pàque juive de

V^ORMs (J.)- Portrait de M. Paul Eiakl.

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M. Henri Lévy, de même et dans une note différente des mari- nes de MM. Vernier, Mois, Mesdag, etc.; des animaux de MM. Vuillefroy, Barillot et consorts. Les tableaux de genre de MM. Israëls, Gain et Girardet ne peuvent non plus passer inaper- çus aux yeux de la critique.

G'est une vaste toile que la Pàqiie juive de M. Henri Lévy, je dirai mieux, c'est un grand tableau, les qualités abondent, mais les défauts sont aussi fort nombreux. M. Henri Lévy est assurément un peintre très remarquablement doué, un coloriste fin, délicat, subtil à ses heures, avec cela un chercheur. De tout temps ses œuvres ont été goûtées des curieux, et discutées avec passion par tous ceux que la peinture intéresse. On n'en pourrait point citer, je crois, qui n'aient fait une certaine sensation. On n'en pourrait pas citer non plus qui aient absolument satisfait le public et la critique. A tous ses ouvrages, fort remarquables du reste, il manque toujours quelque chose. La Pàqiie juive n'échappe pas à cette règle générale. Ge qui lui manque, c'est la nouveauté et l'originalité.

Gette vaste toile, ou plutôt ce grand tableau, puisque je l'ai qualifié ainsi, représente une longue table éclairée par la lampe traditionnelle, et autour de laquelle une famille juive est groupée. Le chef de la maison occupe au milieu de la table une place bien en vue et bénit, suivant l'usage, le pain azyme. La composition est, on le voit, des plus simples. La distribution des personnages est des plus naturelles. Malheureusement, composition et distri- bution rappellent un peu trop exactement un tableau que M. Henri Lévy a pu voir à Stockholm. Ge tableau, qu'on attribue généra- lement à Rembrandt, et que pour ma part j'ai réclamé jadis comme pouvant bien être de Garel Fabritius, a pour titre le Serment de Jean Ziska.

La Pàque juive le rappelle non seulement pour la composition, mais encore pour la couleur, mais encore pour la facture un peu brutale et légèrement sommair , mais encore pour les costumes

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et les physionomies, qui sont conçus avec cette bizarrerie chère au maître de la Jodenbreestraat et à ses élèves, et qui font, suivant le cas, ressembler les personnages mis en scène à des rois de trèfle ou à des valets de carreau. Je veux bien croire qu'il n'y a point de pastiche, pas même de réminiscence; mais il y a certaine- ment une coïncidence fâcheuse, d'autant plus fâcheuse , que le

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Serment de Jean Ziska est une de ces œuvres qui n'ont pas besoin d'être recommencées.

Comme M. Henri Lévy, M. François Flameng, dont j'ai déjà eu plus haut occasion de signaler le tableau, est un chercheur. Seulement, plus heureusement servi par son tempérament ou par les circonstances, il explore une voie qui est bien à lui. Ce n'est cependant point en un monde insaisissable et purement imagi- naire qu'il cherche son inspiration. C'est, je l'ai dit, à l'époque la

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plus mouvementée de notre histoire nationale, et la dernière qui soit classique en peinture, qu'il emprunte régulièrement ses sujets. Ses Girondins qui commencèrent sa réputation, sa Prise de la Bastille, son Camille Desmoulins, son Massacre de Machecoul qui suivirent, appartiennent à l'épopée révolutionnaire. Il en est de même de sa Marie-Antoinette de cette année.

C'est, on s'en souvient, sur le fatal tombereau, en route pour la place de la Révolution, que le peintre nous montre celle qu'on appelait alors l'a Autrichienne ». Elle est assise, le dus tourné au cheval qui la mène au lieu d'expiation, sur un dur banc de bois, côte à côte avec un prêtre, comme elle destiné au sup- plice. Son attitude altière constraste avec l'attitude écrasée, anéantie de ce compagnon d'un instant. On sent que l'approche du dernier instant n'a rien de cruel pour cette femme abreuvée de dégoûts, de chagrins, de tristesses. La fierté de sa race se réveille en elle, et l'ignominie de sa mort ajoute à sa grandeur. M. Flameng, qui voulait que toute l'attention du spectateur se concentrât sur cette figure, à ses yeux principale, l'a soignée d'une façon spéciale. Par contre, on lui reproche d'avoir traité le reste un peu trop som- mairement. Mais ce qu'on ne saurait nier, c'est que cette négli- gence, si elle existe, est bien volontaire de la part du peintre; car, dans un autre tableau, celui-là de petites dimensions et qui repré- sente des Joueurs de boules s'exerçant au pied du Vésuve, M. Fran- çois Flameng a montré de quelle finesse de touche, de quelle délicatesse d'exécution son pinceau est capable.

On ne peut rien voir, en effet, de plus fini, de plus poussé, de plus achevé que cette petite toile; aussi son auteur nous la présente- t-il sous verre, et il a raison. Un miniaturiste de profession ne pourrait faire plus délicat; et cependant le peintre de grands tableaux se retrouve dans cette œuvre mignonne. Le ciel est juste, la lumière intense, la coloration puissante, et les petits personnages sont aussi bien étudiés que s'ils étaient de grandeur naturelle.

Je m'en voudrais de séparer dans cette étude ceux que la nature

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a tendrement unis. Il me faut donc dire un mot d'un autre petit tableau, celui-là de M. Léopold Flameng, que Téminent aquafortiste a envoyé au présent Salon. C'est une petite scène de genre, scène campagnarde, intitulée Le feu sous la cendre. Ce feu caché, latent, dissimulé sous une cendre grise, se réveille au cœur d'un brave paysan assis au coin de l'âtre, et qui considère d'un œil ému sa jeune et grassouillette servante, occupée à ses côtés à quelques travaux de couture. M. Léopold Flameng nous offre un remar-

Berne-Beli.ecour (E.). Débarquement.

quable morceau de clair-obscur bien observé, exécuté sainement avec un parfait dédain de ces ficelles, qui sont si fort à la mode aujourd'hui.

Ce même nom de Flameng est encore porté par un troisième peintre, non plus père, ni frère, mais simplement cousin des deux maîtres précédents. Ce troisième M. Flameng, Auguste de son prénom, nous entraîne à Bordeaux pour contempler les bâtiments de la compagnie transatlantique. Mais nous voilà, du coup, en- gagés dans une autre spécialité : les Maiiuistes, dont nous n'avons

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pas encore parlé. Il est grand temps cependant de dire un mot de M.M. Vernier, Mesdag et Boudin, qui, s'inspirant des har- monies grises et délicates des mers septentrionales, s'efforcent de fixer sur leurs toiles cet éternel mouvement des nuages toujours en course et des flots sans cesse renouvelés.

M. Vernier, cette année, nous entraîne de l'autre côté du détroit. Il nous conduit sur cette côte de Cornwall, à la fois si curieuse, si pittoresque, si finement colorée ; et son Matin aussi bien que sa Grande marée d'octobre nous donnent une idée très juste de la poésie un peu triste de ces rivages rarement ensoleillés. M. Mesdag, lui, reste fidèle à la mer du Nord, à cette grande et chère plage de Scheveningue dont il s'est fait le portraitiste ému ; et je ne saurais décider laquelle est la plus vraie, la plus sincère de ses deux études, ou de celle qui a pour légende Le long des côtes de Hollande^ ou de celle qu'il a baptisée Effet du soir. Quant à M. Boudin, il s'est laissé lui aussi entraîner en pays étranger. Il a déserté nos plages de la Manche pour s'en aller au pays de M. Mesdag chercher ces horizons gris, ces ciels bas, ces eaux glauques qui conviennent si bien à son genre de talent. La Meuse devant Dordrecht est assuré- ment une de ses bonnes toiles.

Puisque aussi bien MM. Mesdag et Boudin nous ont entraînés dans les anciennes Provinces-Unies, c'est l'occasion, semble-t-il, de passer une revue rapide des Hollandais qui viennent, chaque année, nous apporter leur contingent d'originalité et de talent. J'ai dit tout à l'heure un mot de la réunion de portraits exposés par Mlle Thérèse Schwartze. Il y aurait injustice à passer sous silence Le Bonheur au village qu'expose M. Mélis, Le Moment favorable envoyé par M. Artz, Le Pain quotidien de M. Bischop, la Pêcheuse de Zandvoort de M. Burgers, les Femmes des environs de Dordrecht se rendant à la messe de M. Postma et surtout les deux maîtresses toiles qu'expo- sent M. Isaac Israëls et Mlle Vally Moes.

Le tableau de M. Israëls représente le Départ pour les Indes d'un détachement de soldats hollandais. Les pauvres enrôlés placés

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LA PEINTURE

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entre deux files de fantassins, traversent les rues de Rotterdam, au son du fifre et du tambour, pour aller gagner l'énorme bateau qui va les emporter vers de lointains rivages. Les uns, chevaux de retour, s'en vont gaiement reprendre là-bas leur collier de misère. Ils ont dépensé leur argent en cigares et en verres de schiedam bravement lampes. Les autres, ceux qui ont vendu leur liberté et peut-être leur vie pour venir en aide à leur misérable famille, re- cueillent dans une dernière étreinte la seule compensation au sacrifice qu'ils viennent d'accomplir.

Il y a quelque chose de poignant dans toute cette scène. Ses notes grises, assoupies, sans éclat, respirent une morne tristesse. Ce ciel terne, ces pavés mouillés et rendus glissants par la pluie, cette foule attentive, arrêtée au milieu de la boue gluante, tout cela trouble quelque peu le cœur. On sent qu'il doit y avoir des larmes dans tous ces

yeux, et qu'à travers les chants, des sanglots grondent dans les poi- trines.

Le sujet traité par Mlle Wally Moes contient, lui aussi, sa pointe d'émotion. L appui de sa mûre est un grand garçon d'une douzaine d'années, bien pauvrement vêtu, que nous voyons courir les rues un enfant dans ses bras, un autre à la main et portant avec cela le pain de la journée. Il y a tout un petit drame de misère dans ce groupe rendu avec une franchise d'accent, une sincérité et une simplicité de moyens tout à fait remarquables. Ajoutons que la couleur blonde, ambrée, de ce tableau est d'une douceur singulière.

Avec M. Mois, nous quittons la Hollande pour revenir Sur r Escaut. M. Grimelund nous fait pénétrer dans Anvers, dont il

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Detmold (H. -F.). La veuve.

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SALOK DE 1885

nous montre Le bassin du Kattendyk. Poussant plus avant, M. Clays nous conduit En rade de Ditnkerque, et M. Pinel, avec son Grain, nous ramène sur les côtes de Normandie. C'est ainsi que sans y penser nous rentrons au bercail. Xous n'avons rien à dire de l'envoi de M. Mois, non plus que de celui de M. Clays.

Ces deux artistes restent, l'un et l'autre, égaux à eux-mêmes avec une mo- notone uniformité. Plus heureux, M. Grimelund, un Norvégien élève de M. Gude, se révèle à nous avec une palette singuliè- >n^^^^ - rement ensoleillée. Quant

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lui demander discrètement si c'est volontairement et de son plein gré qu'il ressemble si fort à notre pauvre et regretté Butin, tout en ajoutant, non moins discrètement, qu'il pourrait assurément choisir plus mal ses mo- dèles.

Aussi bien, puisque nous voilà de retour dans le pays normand, donnons vite un salut aux jolies Cancalaises que M. Eugène Feyen nous montre dans ses deux toiles. Avant l'orage et Un jour de gi'ande marée. Après cela, rien de plus naturel que de parler de la Vente de poulains de M. de Vuillefroy, tableau absolument remarquable, d'une vérité de coloris bien rare, et qui place son auteur parmi les premiers peintres de chevaux de notre temps.

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Pauvres chevaux, M. Morot leur fait passer un terrible quart d'hevire. Dans son Toro colante il nous montre, en effet, un de ces animaux infortunés, cruellement sacrifié aux féroces plaisirs d'une populace sanguinaire. La malheureuse bête vient d'être em- brochée par les cornes d'un taureau, et celui-ci, grisé par le sang chaud qui inonde son poitrail et Faveugle, a soulevé sa tête, enlevant avec elle la dépouille du pauvre animal. On peut rêver difficilement un spectacle plus affreux; et il a fallu toutela magie du pinceau de M. Morot pour faire accepter sans dégoût une aussi répugnante boucherie.

Des taureaux aux bœufs la distance est facile à franchir, et l'on sait que M. Barillot est le peintre attitré de ces derniers. Son Automne, et la toile qu'il intitule Au haut de la lande de Saint- Saupeur-le-Viconite , nous montrent ces paisibles animaux dans l'exercice de leurs ruminantes fonctions, saisis sur le vif et pour- traits avec une vérité indiscutable. Rien à dire, du reste, du talent très sympathique de M. Barillot, qui n'ait été dit. Ce talent est fait d'études sérieuses, de conscience et de sincérité.

Un curieux et un sincère aussi, c'est M. Gaston Guignard. Le seul reproche que nous puissions lui faire, c'est de donner des dimensions excessives à sa sincérité. On nous dirait que cette énorme vache, qu'il nous montre dans son trop grand tableau intitulé Z/^;-c^<i/î/re, a été exécutée d'après nature depuis un bout jusqu'à l'autre, de la pointe des cornes à l'extrémité de la queue, que nous n'oserions certes pas mettre la chose en doute. II y a une dose d'observation considérable dans cette colossale étude; mais pourquoi donc lui avoir donné des proportions aussi vastes? De même que La Fon- taine a dit « Ne forçons pas notre talent », les peintres devraient dire « Ne forçons pas notre sujet ». C'est surtout quand il s'agit de peindre des vaches que la maxime est à retenir.

Combien le format que Mme Diéterle a choisi pour les chers bestiaux qu'elle nous montre dans Les prés de Mont/iières, est plus favorable à ces sujets d'un intérêt généralement peu palpitant!

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SALON DE 1885

Mme Diéterle est élève de Van Marke, dont elle est aussi la fille. Si elle n'a pas hérité de toute la science de son père, de cette connaissance extraordinaire des vaches et des bœufs, qui faisait de Van Marke un maître dans son genre, elle a au moins su s'emparer de sa belle couleur et rien n'est plus gai que ses agréables tableaux.

Ce sont aussi des bœufs qu'a envoyés cette année M. Princeteau, et son envoi, quoique un peu grand, ne laisse pas que d'offrir vm réel intérêt, non seulement à cause de la solidité avec laquelle

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JouRDAN (T.). Trout'eau au lord de l'Étang; Cran d'Arles.

il est peint, mais encore à cause de la justesse d'effet à laquelle son auteur a su atteindre. C'est par un matin d'été d'une chaleur singulière qu'il met en route ses majestueux attelages, traînant à pas lents d'énormes voitures chargées d'un fumier généreux, d'où s'échappe, sous l'action du soleil levant, une petite buée trans- parente.

Avec M. Jourdan, ce ne sont plus les bœvifs que nous avons devant nous, mais des moutons. Son troupeau au bord de l'étang n'en est pas moins fort agréable à voir; car c'est toujours un plaisir pour nous que de contempler de sincères études. Son ciel

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transparent, ses terrains solidement brossés sont en effet d'une vérité de bon aloi, et nul mieux que lui ne connaît l'anatomie du mouton et ne sait emmêler la laine floconneuse de sa grise toison.

Et du coup, puisque nous nous occupons de la gent bêlante, il y aurait quelque ingra- titude à ne pas tracer le nom de M. Brissot de Warville, qui depuis si longtemps a consacré son pinceau à ces pai- sibles animaux. Cette année le Salon possède deux tableaux de M. Brissot, un Intérieur de bergerie et une Rentrée du troupeau^ l'un et l'autre d'une bonne qua- lité moyenne.

Ne quittons pas la campagne verdoyante sans accorder un regard au tableau de M. Ferré intitulé Les Arracheuses de pommes de terre. On y sent comme une rémi- niscence de notre grand

Millet. M. Ferré est élève de M. Laugée, et nous aurions mauvaise grâce, après avoir fait bon accueil à l'élève, de ne pas saluer au moins le professeur. Cette année M. Laugée envoie Le jour des pauvres à Noroy, qui est assurément une de ses bonnes toiles. D'autre part M. Julien Dupré, son gendre, expose une Vache échappée, après laquelle court un paysan, toile singulièrement mouvementée et très

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largement peinte; et enfin de M. Georges Langée, son fils, nous avons Les trois âges et les Glaneurs.

Les Trois âges sont la réédition campagnarde d'un sujet bien souvent traité, mais tellement humain cependant, qu'on le revoit, toujours sans ennui et sans contrainte. La scène se passe à la porte d'une habitation rustique. Une vieille femme, affaiblie par l'âge, est assise, dolente et fatiguée, dans une chaise dépaillée, les pieds posés sur une de ces chaufferettes préhistoriques qui semblent avoir été façonnées par des charpentiers de village. Une jeune femme s'empresse auprès d'elle, lui offrant une tasse de lait, pendant qu'à deux pas plus loin un enfant, dans son berceau, se soulève et regarde. La scène est bien composée, suffisamment observée; la couleur est solide, la touche robuste, mais sans ces recherches de colorations subtiles et délicates, si fort appréciées aujourd'hui, et auxquelles excelle ^L C. S. Pearce.

Comme l'indique son nom, M. Pearce est Américain. Il a vu le jour à Boston, mais il a fait ses études à Paris. II est élève de M. Bonnat, auquel il ne ressemble guère, et coutumier de nos expositions annuelles, il envoie régulièrement quelque petite scène empruntée à nos campagnes de Picardie. Ses Peines de cœur de cette année rentrent dans le programme ordinaire. Ces peines sont au cœur d'une jolie fille des champs, qui de fatigue, d'ennui, et surtout d'inquiétude et de chagrin, s'est laissée tomber sur l'herbe. Une consolatrice plus âgée s'est assise à ses côtés, et lui prodigue les conseils mai écoutés que dicte l'expérience.

Le tableau est agréable. La jolie fille aux chagrins amou- reux possède, ce qui n'est pas à dédaigner, une physionomie très avenante. Sa pose est bonne, bien abandonnée, indiquant des préoccupations rêveuses; celle de la consolatrice est, elle aussi, fort naturelle; la campagne qui les entoure est très bien traitée. Mais ce qui est surtout à remarquer, c'est la douceur exquise de la colora- tion, la finesse de ces gris, qui vont du violet tendre au vert clair, en passant par tovite la gamme des roses et des azurs rompus.

I

A »

PEARCE (C.S.)_PEINES DE CŒUR

LA PEINTURE

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Fait à noter, ce sont particulièrement les étrangers qui excellent dans la recherche et Temploi de ces tonalités délicates et fragiles. La fille du pêcheur de M. Hagbord en est la preuve^ avec la grande plage d'un gris argenté sur laquelle se détache la robuste figure de cette fille de la mer. Il semble que ce soit surtout dans les pays n'ayant jamais eu d'école de peinture, et par conséquent dénués de traditions, qu'on rencontre ces palettes finement échantillonnées,

Attendu (A. -F.). Le rdiron.

comme si l'absence d'antériorités laissait à l'œil plus de fraîcheur.

Ces gammes grises, au reste, semblent bien convenir aux artistes du Nord, car elles ne sont guère compatibles qu'avec un ciel chargé de nuages et avec une lumière diffuse. II ne faut donc pas s'éton- ner de ne pas les rencontrer dans Les graves à Villerville de M. Bou- let de Monvel, qui resplendissent d'un aveuglant soleil, et dans La Tania (noce juive à Constantine) de M. André Brouillet, qui est as- surément une des toiles les plus lumineuses que nous ayons au Salon.

C'est dans la cour d'une maison arabe que se passe cette noce juive. La fiancée parée, comme il convient, d'étoffes éclatantes et de bijoux

8o SALON 1)1-: 18S5

clinquants, est assise et reçoit les compliments de ses amies, qui lui offrent en même temps quelques-unes de ces répugnantes pâtisseries, de ces sucreries écœurantes, dont les juives d'Algérie sont particuliè- rement friandes. Pendant ce temps, les musiciens accroupis sur leurs talons exécutent un de ces énervants et bruyants concerts, dont les oreilles orientales sont seules capables de saisir le charme.

On comprend ce qu'une pareille scène offre de séduisant pour un peintre amoureux de l'éclat. Elle a déjà tenté plus d'un maître; et M. Brouillet s'est si bien souvenu qu'il n'était pas le premier à traiter ce brillant sujet, qu'il n'a mis qu'en sous-titre explicatif les mots « noce juive «, ne voulant pas, j'imagine, avoir l'air de marcher sur des traces trop illustres, et provoquer des comparaisons au moins dangereuses. Disons vite, cependant, que malgré la magie du pinceau de ceux qui l'ont précédé dans la carrière, la « noce juive » de M. Brouillet peut compter parmi les ouvrages les plus lumi- neux qui aient jamais été peints.

Les tableaux ensoleillés ne manquent pas, à vrai dire, au Salon de cette année. La grande route de Toulon à la Seyne dt M. Mon- tenard. Les Arlésiennes de M. Moutte galopant en tilbury sur une route éblouissante de soleil, Les blés de M. Nozal, sont pour l'attester, mais aucun, de ces morceaux, comme éclat et comme puis- sance, n'approche de la Tania de M. Brouillet.

Il y a aussi du soleil dans le Retour de la repue de M. Delort, beaucoup de soleil, un peu trop même, car la scène se passe non pas à Constantine, ni même en Provence comme les toiles dont nous venons de parler, mais à Rouen, dans cette curieuse et belle ville, très sujette aux brouillards, et qui doit même à cette particularité un surnom assez singulier et difficile à transcrire. Toutefois, pour chaud et brillant qu'il soit, ce n'est point le soleil qui, dans ce tableau, fournit le principal intérêt.

Ce Retour de la revue remonte, comme sujet, au siècle dernier, et le régiment de mousquetaires qui revient, trompettes et timbalier en tète, débouche par la porte de ce monument extraordinaire

DELORT (Cl- LE RETOUR DE LA REVUE

BROUILLET ia,)_NOCE JUIVF A CONSTANTINE

I j

I

LA PEINTURE

8i

entre tous, que Ton nomme la Tour du gros horloge. On devine de suite quelle importance, dans une scène pareille, prennent Tarchitec- ture, les costumes, et ces mille détails archaïques plus ou moins exac- tement restitués, mais qui sont si absolument dans le goût de notre

Edelfelt (A.) l,' />,'//'/ /„7/,',

temps, et qui offrent toujours a nos regarus une note amusante et gaie. C'est aussi par la gaieté, la bonne humeur et Tentrain, que se recommande la Bande joyeuse de M. Emile Bayard. Quelle douce et aimable folie conduit cette bruyante farandole! Ils sont seize en tout, en comptant trois retardataires, qui sont demeurés en arrière, et deux qu'un trop vif élan a fait rouler sur le sol. Tous se sont costumés en Gilles et en Crispins et les femmes en Colombines. Tous

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SALON DE i88i

'-■^

rient, chantent et dansent. Tous, sauf le doyen de la bande, que le vin, pris en excès, semble avoir singulièrement alourdi, et qui fléchit sous le poids de la boisson trop copieuse. Aucune toile du Salon ne se recommande par un brio plus vif et un entrain plus corsé. Pas même les joueurs d'instruments que M. Escalier a groupés dans le panneau décoratif, qu'il appelle VAndante.

Il faut croire qu'il est en ce monde des noms prédestinés. Avant de s'occuper de peinture, M. Escalier était architecte, et l'on peut

voir d'ici à quels rappro- chements et à quels jeux de mots plus ou moins spirituels peut prêter son nom en pareille occur- rence. Ensuite M- Es- calier s'est occupé de peinture, et cela avec un indiscutable succès, puis- que l'an dernier il obte- nait du second coup une seconde médaille, qui le mettait hors concours ; et par une coïncidence curieuse, cet immense tableau,lui aussi panneau décoratif, était une dé- coration d'escalier. Un si beau succès devait assu- rément engager l'heureux lauréat à récidiver cette année. Il n'y a pas manqué. Nous avons donc un second escalier, et nos lecteurs ont pu juger, par l'en-tète qui commence la partie de cette étude, consacrée à la peinture, des agréments de cette aimable et joyeuse composition.

Puisque c'est la note gaie qui semble devoir terminer cette

MoSLER (II.). L'orage qui aj^poche.

ClmOM^ t>'^"^<

LOBRICHON IT.MJ_VAR1AT10NS SUR UN THEME CONNU (FRAGMENTS)

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a:

LA PEINTURE 83

étude, et, entre nous, je crois qu'il serait difficile de mieux finir, il nous faut mentionner, pour terminer, le Critique influent de M. Quinsac, les Variations sur un thème connu de M. Lobrichon et V Orage qui approche de M. Mosler.

Le Critique influent est une amusante satire. Ce critique qui ap- partient au sexe enjuponné, et qui de plus a des cheveux d'un roux ardent, est grimpé sur une échelle de peintre et examine avec un imperturbable sérieux, une gigantesque toile à peine ébauchée. Quelles reflexions provoque la vue de ce chef-d'œuvre en partu- rition chez cet aristarque féminin, il est assez difficile de le deviner, mais le trait que le peintre décoche de la sorte à ces critiques mal préparés par leurs études antérieures, n'en est pas moins fort amu- sant et fort drôle.

ISOrage qui approche se manifeste sous la forme d'une trique. Cette trique est aux mains d'une vieille femme ridée et peu com- mode, qui surveille d'un œil furibond sa fille écoutant un jeune et galant moissonneur.

Quant aux Variations sur un thème connu ^cWcs conûsXcnXdan'i le défilé d'une bande d'amours joufflus, de bébés aimables qui se li- vrent à toutes les petites tentations que leur âge comporte. Fillettes et garçons font un énorme charivari en frappant des casseroles, des pincettes, des cuillers à pot. Cela devient sous le pinceau de M. Lobrichon « l'amour de l'art «. Une gamine habille et soigne sa poupée, c'est « l'amour maternel ». Deux enfants s'arrachent un pantin des mains, c'est « l'amour disputé «. Une fillette offre, à un buste en plâtre, une cuillerée de sa bouillie et voilà pour M. Lo- brichon « l'amour du prochain «, un enfant dort dans sa petite chaise c'est « l'amour platonique », une gamine est couchée tournant le dos à son polichinelle « c'est l'amour conjugal », arrêtons-nous à cette dernière satire. On sait au reste que M. Lobrichon s'est fait une spécialité de ces tableaux enfantins qui, s'ils appartiennent à l'art par le talent qu'il y déploie, confinent, par le sujet, à l'imagerie.

Nous aurions encore, pour épuiser cette note gaie, de nombreux

84

SALON DE li

tableaux à citer, VÉpouvantail de M. T. Carpcntier par exemple ; mais Voltaire la écrit :

Le secret d'ennuyer, c'est celui de tout dire.

Arrêtons-nous donc ici, et après avoir constaté que la peinture est toujours chez nous florissante et féconde, descendons contempler le Salon de sculpture qui nous attend au rez-de-chaussée du Palais.

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QUINSAC (P.)_CRITIOUE INFLUENT

RAKFAELLl IJ, F.) _ FORGERONS .

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Dalciu (,I ) lUiiiKiiii .

'ous aurions mauvaise grâce à le nier, nous éprouvons une sympathie spéciale pour la \ r\^ \/''' h^ sculpture; nous professons pour elle un culte ^Mjt^àiv' ^:!^''ii^ ^^ particulier et ce culte s'explique. Notre époque est redevable à la statuaire française de tant d'œuvres admirables, qu'il y aurait assurément ingratitude à ne pas montrer à son endroit toute la reconnaissance dont elle est digne. Ajoutons que cette reconnaissance est d'autant plus méritée, que les sculpteurs sont à peu près les seuls d'entre nos artistes contemporains, qui tra-

86 SALON DE 1885

vaillent exclusivement pour la gloire. Il ny a pas d'exemple, en effet, d'un sculpteur devenu riche par le fait de son art, quels qu'aient été, du reste, sa puissance productive, son talent, son génie. Ajoutons encore que même pour produire des œuvres médiocres, ce bel art réclame des études spéciales, une vocation prononcée^ un travail constant, et une dose d'abnégation inconnue dans les autres branches de notre actiNité artistique. Après cela, comment ne serait-on pas sympathique à tant d'efforts? Comment ne pas éprouver une estime, une affection spéciales pour ce bel art?

Pourquoi donc faut-il que, cette année, au lieu de payer à la sculpture un tribut de louanges sans restrictions, nous soyons obligé de faire, à son endroit, des réserves pénibles? Car il serait mala- droit de le nier, l'exposition de cette année est faible, le Salon actuel est inférieur à ceux qui l'ont précédé; lés belles œuvres y sont plus rares; la moyenne de talent a baissé.

Encore pourrait-on se consoler de cette défaillance avec ce mot humoristique de Murger, devenu une des devises de la Bohême : « Il y a des années Ton n'est pas en train. » Mais on remarque quelque chose de particulièrement pénible dans cet amoindrissement. Les tendances qui se manifestent dans l'École sont alarmantes.

Jadis l'Ecole française recherchait les sujets aimables, gracieux, distingués et elle y triomphait. Le tempérament fin et le goût dé- licat qui distinguent notre race, nous permettaient d'aborder ce genre avec une supériorité absolue. Cette supériorité est en train de disparaître, et, faut-il l'avouer? la faute n'en est pas tout en- tière à nos sculpteurs. Ceux-ci, en effet, sont obligés de travailler presque exclusivement pour deux clients spéciaux : pour l'État qui fait des commandes, et pour le Conseil municipal qui fait des achats. Or, presque tous les groupes exposés au Salon sont conçus, com- binés, exécutés en vue d'un achat possible, il faut donc qu'ils se conforment aux préférences esthétiques qui dominent dans le sein du Conseil.

MOREAU-VAUTHIER (a,j,)_LA PEINTURE

LA SCULPTURE g^

Malheureusement nos conseillers municipaux semblent professer une horreur singulière pour tout ce qui est délicat, aimable, gracieux. Une image de femme, pour peu qu'elle soit séduisante, effarouche ces hommes intègres. Ils détournent leurs regards de tout contour élégant, de toute forme harmonieuse. Les vieillards tassés, voûtés, ridés, tannés, attirent seuls leur attention bienveillante; comme si, avides de mortifications, ils aimaient à se répéter, à l'instar des Trappistes : « Frères, nous serons ainsi quelque jour. )>

De là, un débordement inattendu de phlébites, de varices, de genoux cagneux, d'articulations engorgées, de muscles proéminents et de phlegmons que la statuaire avait jusqu'à présent considérés comme des accidents fâcheux plutôt que comme des exemples à traduire. De aussi, cette invasion de chefs gaulois aux biceps outrés, aux triceps redondants, prétentieux et poseurs, dont les musculatures crurales et pectorales rappellent les hercules de la foire, et qui fournissent une des notes caractéristiques du présent Salon.

Ils sont, en effet, particulièrement nombreux ces terribles chefs gaulois, et il n'est nullement téméraire d'affirmer que c'est exclusi- vement à l'intention du Conseil municipal que M. Desca a modelé son groupe intitulé Ou veille, M. Quinton sa Défense du territoire, M. Cadoux son Chef, M. Loiseau son Serment des Carnutes et M. Ogé son Baptême gaulois.

Pour les vieillards variqueux et ravagés par l'âge, le doute non plus n'est pas permis. La plupart nous reviennent, en effet, après une première exhibition en plâtre , traduits en marbre ou en bronze pour le compte de la Ville. C'est ainsi que nous voyons le Temps et la Chanson de M. A. Paris et VQidipe à Colone de M. Hugues réapparaître en marbre, ayant du reste l'un et l'autre beaucoup gagné à cette transformation; V Aveugle et le paralytique de M. Gustave Michel et le Diogène de M. Marioton reparaître en bronze, et je gagerais que le Bélisaire de M. Laporte, quoiqu'en plâtre, est aussi destiné par son auteur à charmer notre Edilité.

8S

SALON DE

Ajoutons, pour être juste, que la Ville a encore au Salon quatre hérauts qui doivent garnir les niches de l'Hôtel de Ville. Ces quatre tîgures de valeur diverse, mais dont deux au moins sont d'un très réel mérite, portent les signatures de MM. Guilbert. Cordonnier, Aizelin et Morice. Encore celle de M. Cordonnier, qui figure parmi les meilleures, a-t-elle certain air commun, qui contraste avec les qualités habituelles de son auteur je n'en veux d'autre preuve que sa Jeanne d'Arc et qui pourrait bien être une concession à ce goût aussi spécial que fâcheux, dont la Com- mission municipale a donné hélas! des preuves trop nombreuses.

Après ces hérauts, ces vieillards décharnés et

ces Gaulois, les sujets qui se trouvent au Salon

en plus grand nombre sont les tombeaux. On

n'en compte pas moins de cinq, qui portent

L- .'i-i/r'-i'- ' la signature de MM. Mercié, Chapu, Dalou,

\f-l(S(- A':^— > Verlet et Schrœder. De ce dernier je dirai

peu de chose. Son auteur, qui est un des vétérans de la statuaire contemporaine car si j'ai bonne mémoire, M. Schrœder conquit sa première médaille en i852 ne me paraît pas avoir été fort inspiré par son modèle.

M. Verlet, mieux servi par les circon- stances, expose une œuvre qui n'est pas sans

r ^^^g "~^"^|j^^ mérite, quoique assez étrange pour un tom-

beau. C'est couchés dans un lit, de garni-

Honoi [L.]. Fille d'Ègyrte. ,

ture et de forme très modernes, enlaces doucement dans l'étreinte d'un sommeil affectueux qu'il a repré- senté ses deux personnages. Rien de funèbre donc dans cette sépulture. Tout au contraire il s'en dégage je ne sais quoi de capi- teux qui fait penser à l'amour bien plus qu'à la mort. Cette ten- dresse persistant au delà de la séparation finale est assurément une réponse topique aux mauvais bruits qui se sont accrédités dans

LA SCULPTURE

89

certains esprits à la suite de Tadoption de la loi sur le divorce ; mais M. Verlet a-t-il bien pensé à ce qui pourrait se produire si ses personnages venaient à s'éveil- ler; et l'inquiétude est d'autant plus permise , que son étude, quoique poé- tisée, serre cepen- dant d'assez près la réalité.

Mais il nous tarde d'arriver au Tombeau de Ma- dame Charles Ferry, car c'est une bonne chance pour tous ceux à qui l'École française est chère, que de compter au Salon un morceau deM. Antonin Mer- cié.

Il est difficile de rien voir de plus simple, de plus ex- pressif, de plus beau que cette figure voi- lée assise au pied de la stèle funè- bre. Son visage est

comme idéalisé par le voile, qui donne à ses traits une poétique indécision. Sa pose, pleine d'abandon, est à la foi', noble et rési-

2}

CiADUEZ [K). I.iilli rn/iint

90

SAI.OK DE i88;

gnée, avec une nuance de fatigue, comme si, lasse d'une vie dont elle n'avait pu cependant épuiser les joies ni les douleurs, elle était venue chercher le repos suprême. Rien ne peut donner une idée du charme qui se dégage de cette figure de femme, posée si simplement, la tête légèrement tournée, les jambes croisées et les mains enlacées sur" ses genoux, dans un mouvement plein de naturel et de grâce. Tout est noble en elle, tout est grand, tout est recueilli. Le corps est robuste sans excès, jeune sans faiblesse, souple sans affaissement, distingué sans affectation. Les draperies sont disposées avec une ampleur qui n"exclut pas la sévérité et qui achève d'assigner à cette admirable statue sa signification et son caractère. Ici le doute n'est pas permis, voilà bien ce « je ne sais quoi » qui nous émeut et nous saisit. S'il appartenait aux contemporains de prononcer le mot chef-d'œuvre, il faudrait l'appliquer à ce morceau-là.

Le Tombeau de la duchesse d'Orléans perd assurément beau- coup à être comparé à celui de Mme Charles Ferry. Disons vite que l'artiste n'était rien moins que libre et qu'il a se mouvoir dans un programme singulièrement étroit. On sait que la duchesse d'Orléans n'appartenait pas au culte catholique; il lui était donc interdit de venir dans la chapelle de Dreux prendre une place à coté de son roval époux. Aussi, pour que la mort ne désunît pas d'une façon absolue ceux que le mariage avait joints sur la terre, eut-on recours à un subterfuge. On imagina de construire, à côté de la chapelle repose le duc d'Orléans, un autre édicule et d'établir entre ces deux sanctuaires une communication. C'est par la baie ainsi pratiquée que la princesse étend le bras, et sa main va de la sorte rejoindre celui dont elle fut la compagne en ce monde.

M. Chapu est un statuaire d'infiniment trop de talent pour n'avoir pas tiré d'un programme, même rigide, tout le parti qu'un artiste de mérite en pouvait faire jaillir. Il a donné à la figure de sa morte, qui n'avait pas grand caractère, tout l'accent qu'elle comportait. La pose en outre est charmante. Le mouvement du bras droit est plein d'abandon, quoique le bras lui-même se rat-

MERCIE lA.) -LK SOUVENIR

l.A SCULPTURE 9,

tache assez mal à Tépaule. Le bras gauche, qui ramène la dra- perie sur la poitrine, est d'une vérité remarquable. Quant à la draperie, elle est traitée de main de maître, et la façon dont elle est rejetée à Tentour des pieds, pour sauver ce que la vue de ceux-ci pourrait avoir d'inconvenant, dénote un goût parfait.

Nous ne dirons rien du Tombeau de Blanqiii par M. Dalou il ressemble de trop près au tombeau de Godefroy Cavaignac pour pouvoir être considéré comme une œuvre bien originale. Ce silence nous coûtera d'autant moins, au reste, que M. Dalou prend sa revanche dans le Triomphe de Silène, qui peut être considéré, avec raison, comme une des œuvres les plus mouvementées et les plus troublantes qui aient vu le jour en notre siècle.

Silène est naturellement ivre, et ses compagnons, las sans doute de porter cet énorme sac à vin, ont résolu de le charger sur un âne. Combien se sont-ils mis pour accomplir cette besogne? Nous ne saurions le dire, car ils sont si nombreux et si bien enchevêtrés les uns dans les autres qu'il faudrait des aptitudes spéciales de calculateur pour les pouvoir compter. Mettons qu'ils soient une douzaine environ; encore ne suffisent-ils pas à leur tâche. L'âne hydrocéphale, sur lequel ils prétendent hisser cette outre de chair humaine, sait bien que son faible corps ne pourrait supporter un aussi lourd fardeau, aussi proteste-t-il à sa manière, par une ruade convaincue. Mais cette résistance ne fait qu'en- flammer le zèle des comparses. Hommes et femmes redoublent d'ardeur, et sauf les trois ou quatre qui ont déjà roulé sur le sol, tous peinent horriblement, crient, hurlent, suent, tirent, poussent et essayent de soulever ce tonneau fait homme.

Décrire plus amplement ce groupe mouvementé et grouillant est à peu près impossible. Cet enchevêtrement de membres qui se raidissent, de muscles qui se crispent, de mains qui se cramponnent et de visages contractés, échappe à toute analyse. Ce qu'on en peut dire, comme critique, c'est que les formes manquent d'élégance et les chairs de fermeté, que les femmes sont hommasses, les

SALOK DE 1885

hommes phlébiteux; mais si la beauté sculpturale manque à tout ce monde, par contre on y trouve une puissance créatrice, une force, une animation, une intensité de vie, qu'on chercherait vaine- ment dans des œuvres plus correctes, et qui sont du reste une des ._ caractéristiques du talent de M. Dalou.

Toutefois, il faut avouer que c'est un singulier bonheur pour ce fécond sculpteur d'être à notre placide époque. S'il avait vu le jour en ces temps peu commodes, Prométhée fut enchaîné sur le Cau- case, pour avoir animé une seule statue, on se demande à quel supplice il eût été condamné, à quels raffinements de cruauté on aurait eu re- cours pour rendre son châtiment exemplaire.

C'est au reste un des caractères, je devrais dire presque une des erreurs de notre temps, que cet excès de mouvement pro- digué à des ouvrages qui sont, par leur nature même, condamnés à une immobilité éternelle. Parfois cette agitation a sa raison d'être, comme dans le piédestal que AI. Croisy a modelé pour porter la statue de Chanzy, et il est arrivé à faire tenir tous les éléments qui composaient notre glorieuse armée de la Loire. Fantassins, mobiles, lignards, marins, cavaliers, artilleurs, soldats du génie et du train sont là, en effet, combattant avec une furie

CoRPiER (L. H.). Les frères Montgoljier.

DALOU (J) -TRIOMPHE DE SILENE

#

LA SCULPTUKI- 93

toute française, et résumant, dans leur effort commun, la campagne de France, sorte de synthèse de la défense nationale. D'autres au contraire, commelcAii loup! de M. Hiolin, présentent une grande somme de talent dépensé pour des courses désespérées d'hommes et de chiens, dont le besoin ne se faisait certes pas sentir.

Pour nous reposer de ces amoncellements de personnages et de ces mouvements désordonnés, contemplons quelques-unes de ces figures isolées, qui, forcées de développer sur leurs quatre faces un ensemble de lignes d'une pureté absolue, résument dans leur unité, tous les problèmes avec lesquels le statuaire peut se trouver aux prises. Justement voici la Galatée de M. Marqueste, qui rem- plit toutes les conditions que l'on est en droit de souhaiter.

C'est un bien beau morceau de nu, que cette figure de femme qui semble s'éveiller à la vie. Le modelé en est d'une souplesse et d'une grâce singulières. La poitrine et les seins sont d'une élégance fine et puissante, les jambes d'un galbe étonnamment distingué. Ces mêmes qualités se retrouvent, au reste, dans la Circc de M. De- laplanche, dont le talent vigoureux sait allier à la distinction et à l'élégance, une robustesse de bon aloi. Peut-être la tête de cette Circé manque-t-elle un peu de cette impersonnalité qui est indis- pensable aux êtres figurant les personnages de la fable. Le caractère en est un peu trop accentué; mais M. Delaplanche est un de ces artistes éclairés et consciencieux qui ne prétendent point avoir dit du premier coup leur dernier, mot, et sa Circé, en passant par le marbre, est certaine d'acquérir les dernières vertus qui lui manquent.

C'est ce qui est arrivé, au reste, à la Jeunesse de M. Antonin Cariés, qui nous revient cette année traduite en marbre et ayant acquis, dans sa transformation, une grâce naïve et une simplicité touchante que, dans sa première apparition, elle n'avait certes pas au même degré. U Architecture de M. Thomas a, elle aussi, gagné à revêtir sa forme définitive. Cette grave et belle figure harmonieu- sement drapée se distingue par une sévère et majestueuse allure, qu'on ne rencontre plus guère dans les œuvres de notre temps.

^4

94

SALON" DE 1885

Il y a quelques beaux morceaux Je nu dans VAtandunnce, de M. Vital Cornu, quoique l'expression des traits contraste singuliè- rement avec le titre de l'œuvre. Sous ce rapport V Abandonnée de M. Bastet est plus en situation. Quant à {'Innocence, de Mlle Descat, on ne saurait lui refuser un sentiment de pureté et une certaine

Lancelot [W m.), Ur.e partie d'àlxa.

grâce, qu'elle emprunte peut-être au magnifique morceau de marbre dans lequel elle a été taillée.

On travaille en effet, de nos jours, le marbre d'une façon mer- veilleuse. Le Giotto de M. Lange Guglielmo, deux bustes de fantaisie exposés par M. Léonard, ainsi que le Sommeil de M. Es- coula, représenté sous les traits d'un enfant endormi, en fournis- sent la preuve, et je ne doute pas que l'Enfant et le Terme de M. J. Frère, quand il aura revêtu sa forme définitive, ne le prouve également. Il y a en effet d'excellentes parties dans la figure de l'enfant, personnage principal de ce groupe. La pose est ingénieu.se

LEONARD (A.)_ OPHELIE.

^,t

^ . . .

' LA SCULPTURE ' 95

et neuve, la poitrine est d'un modelé ferme, et les bras sont étudiés avec beaucoup de soin.

Le Liilli de M. Gaudez a grand tort de venir après le Mozart de M. Barrias, comme le Joubert de M. Aube après le Maréchal Ney de Rude. Cela n'empêche pas toutefois Tœuvre de M. Aube de se recommander par un beau mouvement et un grand carac- tère. Ajoutons que les statues de grands hommes ne manquent pas au Salon. Voici le Général Chaii^^y par M. Crauck, le Claude Joiiffroy de M. Gautier, le Boiiillaud de M. Verlet et les Frères Mont^olfier de M. Cordier, qui vont bientôt aller occuper une place d'honneur au Mans, à Besançon, à Angouléme et à Annonay. ira le Gambetta de M. Thabard? Je Tignore. Le Voltaire à la cour de M. Lambert a-t-il une destination précise? Je ne saurais le dire. Quant au Molière mourant de M. Allouard, il me semble que la Comédie-Française ne peut manquer de l'acquérir.

C'est le propre de la statue d'être réservée exclusivement aux morts. Les contemporains se permettent seulement le buste; il nous faut donc, avant de terminer, mentionner les principaux, et cela d'autant plus volontiers que les beaux bustes abondent au Salon de cette année.

Voici d'abord ceux de J.-B. Dumas et de Paul de Saint-Victor par M. Guillaume, celui de M. François Coppée par M. Delaplanche; de M. Récipon par M. Guilbert; de M. Lemercier, par M. Millet; celui de M. Bouchez, par M. Carlier; du docteur Quesncville par Mathieu Meusnier; de M. Marmontel, par M. Barrias; d'Emile Au- gier et de Mme Baretta-Worms, par M. Franceschi, de M. Piquet, par M. Lemaire et de M. Laurent Jay, par M. Rozet. Tous ces bustes, ai-je besoin de le dire? sont excellents.

Néanmoins ce n'est pas par eux que j'entends finir. Après avoir constaté la réapparition en bronze des deux belles figures de MM. Gautherin et Lebourg, représentant le Travail et dignes la première surtout de tous nos éloges, nous terminerons notre revue par M. Horace Daillion, qui a envoyé un beau groupe en plâtre inti-

96

SALON Dl: i88;

tulé Bonheur, représentant nos premiers parents heureux de con- templer les jeux de leur premier enfant, et surtout un Rcvcil d'Adam dune tournure Michel -Angesque superbe. Cet Adam promet beaucoup, il nous présage un sculpteur de grand avenir, il ouvre le champ à l'espérance; et voilà pourquoi nous l'avons réservé pour la clôture d'un Salon, qui n'a pas tenu tout ce qu'on pouvait attendre de lui.

Valti) n ( C ) . Préliidfx 1/ (ininiir

FAklb iA.)_LE TEMPS ET LA CHANSON.

RON&IEB 'M'

J ) /'//(' Si'iiniY (/<• l'tirtrdi! , <•// iflo/r

TABLE DES GRAVURES

PEINTURE

Pages

Adan (E.) 46'

Attendu 79

AUBERT (J.) . 4

Bacon. . 34'

Barillot 46

Bayard 18

Beaumf.tz 42

Benner 44*

BÉRAUD

Berne-Bellecoi R .

Bertier

Besnard

BlSSON

BOGGS

Bonnat

BOUDIER

bouguereau.. . Boulanger

Page?

34 71

44 22'

24* 37

^4 26

25

TABLE DES GRAVURES

Paires BOUTET DE MONVEL l6

boutigny 30

Brouillet 80

Brozik -f>

BOLAND 69

BURNAND 10

Cabanel 10

Gain (G.) 28-77

Gain {H.) 68-

GOMERRE 12

CORCOS 25

Dagnan-Bouveret 5o'-5o*'

Dantan 2*

Dardoize 36

Daux 14

Delance 56

Delort 80*

Deschamps 22

Destrem 64

Detmold 73

Detti 10*

Dramard (G. de) 5"

DuEZ 36

ECHTLER 33

Edelfelt 81

Escalier i3

Fantin-Latour 8

Feten-Perrin S

Flameng 70

Frère (Tu.) 16

Fritel iR

Gardner (M"" E ) 29

Geoffroy 32

GÉRÔME 2

Gervex 6

g1acomell1 84

G0SSELIN 47

Hagborg 17

Hanoteau .^8"

Harpignies 5o

Henner 62

Psges

IIeurmann 3i

Hlmbert 22

Htoais 1-38

JENOUDET 4g

Jourdain 33*

Jourdan 76

Ivsmmerer 38

Knight 54

Lafon 41

Landelle 62

La Touche 60

Lefebvre (j.) 66

Lefebvre-Lourdet 60

l1iermitte 52

lobrichon 82*

Lucas 6*

ALlIGNAX 26"

Mangeant 7

Montenard 40

MOREAU (A.) 5i

Moreau de Tours 27

MORLON 58

MoROT 76

MOSLER 82

mousset i

Pearce 78

Pelez 28*

Pelouse 26'

Puvis de Cha vannes 58'

QUINSAC 84'

Raffaëlli 84

RiciiEMONT (A. de) 3o'

Rociiegrosse 46

Roll 82

RONGIER (M""J.) 97

Roy (M.) 42*

ROYER (L.) 78*

SCHENCK 68

TABLE DES GRAVURES

Pages

SCHO.MMER 66'

SiNIBALDI ■. . . 52*

Thomas.

VlANELLI 74

VOLLON 65

99

PagP'-

VUILLEFROY.

WORMS 67

Wyld 19

ZUBER.

60"

SCULPTURE

Bastet

85

CORDIER (L. II.) 92

Dalou 85-92

Gaudez .

HOTTOT .

Lancelot (M'"" M.) 94

LÉONARD 94

Mercié 90

Moreau-Vautiher 86

Paris 96

Valton 96

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Le texte de cet Ouvrage a été imprimé

par A. LAHURE et les gravures

par CHARDON

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