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SCIENCE ET PHILOSOPHIE

AUTRES OUVRAGES DE M. BERTHELOT

».

OUVRAGES GéNÉRAUX

La synthèse chimique. 5* édition, 1883. in-8. Chez Germer-

Baillière. Tbaité élémentaire de chimie organiûde, 2 vol. ini8, 2* édition,

avec la collaboration de M. Jungileisch, 1881. -^ Chez Dunod. Essai de mécanique chimique, 2 forts vol. in-8, 1879. Chez

Dunod. Sur la force des matières explosives d'après la thermochimie,

2 vol. in-8. 3* édition, 1883. Chez Gauthier-Villars. Les origines de l*alchimie, un beau volume in-8. 1885. Chez

Georges Steinheil.

LEÇONS PROFESSÉES AU COLLÈGE DE FRANCE^

Leçons sur les méthodes générales de synthèse en chimie orga- nique, professées au Collège de France en 1864, in-8. Chez Gauthier-Villan.

Leçons sur la thermochimie, professées au Collège de France en 1865, publiées dans la Revue des cours public». Chez Germer- Baillière.

Même sujet en 1880, Revue scientifique, chez Germer-Baillière.

Leçons sur la synthèse organique et la thermochimie, professées au Collège de France en 1882-1883, publiées dans la Revue scientifique. Chez Germer-Baillière.

OUVRAGES ÉPUISÉS

Chimie organique fondée sur la synthèse, 2 forts volumes in-8,

1860. Publiée chez Mallet-Bachelier. Leçons sur les principes sucrés, professées devant la Société

chimique de Paris en 1862, in-8. Chez Hachette. Leçons sur l'isomérie, professées devant la Société chimique de

Paris en 1863, in-8. Chez Hachette.

BouROTON. Imprimeriet rëonUs, B.

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PHILOSOPHIE

M. BERTHELOT

sinATIUR, MIMBRI DB L'INBTITUT

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PARIS

CALMANN LÉVT, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉTT FRERES

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1886 ^

Droits de roprodaction et de traduction rééonrés

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PRÉFACE

La vie d'un savant d'aujourd'hui est multiple, et son activité s'exerce dans des directions fort diverses : ce n'est pas qu'il y soit poussé par un vain désir d'agitation ou de popularité; peut- être aimerait-il mieux rester enfermé dans son laboratoire et consacrer tout son temps à ses études favorites. Mais il ne lui est pas permis de s'y confiner, sans qu'il s'ingère pourtant en rien de sa propre initiative. On vient l'y chercher et ses services sont demandés, souvent même sollicités d'une manière impérative et au nom de l'intérêt

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II PRÉFACE.

public^ dans les ordres les plus différents : appli* cations spéciales à l'industrie ou à la défense nationale, enseignement public, entin politique générale. Solon disait déjà que nul citoyen ne doit se désintéresser et rester neutre dans les j^' affaires de la cité. Aujourd'hui, ce devoir est

plus imposé que jamais; car chaque Français, comme chaque Athénien, concourt à la défense militaire aussi bien qu'à la direction politique de la République.

De la variété des essais contenus dans ce volume. Il est formé par la réunion d'articles que j'ai publiés depuis trente ans, dans diverses revues et journaux, tels que la Revue germa- nique, la Revue des Deux Mondes , la Nouvelle Revue, la Revue scientifique et littérairey le Journal des Savants, les Revues spéciales de l'Instruction publique, enfin le journal le Temps, auquel je suis rattaché par de vieilles amitiés, depuis l'époque déjà lointaine il débuta sous les auspices du regretté Nefftzer, jusqu'aux jours présents, mon ami A. Ilébrard préside à sa

PRÉFACE. m

direction. Ces essais ne sont pas d'ailleurs isolés et absolument indépendants les uns des autres. Ils ont été inspirés par certaines vues philoso- phiques, dont le lecteur pourra retrouver la trace. En effet, quelques personnes, trop indul- gentes peut-être, ont pensé qu'il y avait lieu de mettre ces essais sous les yeux du public, en un volume qui les réunirait tous et en montrerait le caractère général et la direction commune. Leur suite et leur enchaînement constituent une sorte de biographie intellectuelle et morale de l'auteur, la seule qui puisse intéresser les personnes étrangères à sa famille privée. Qu'il me soit permis d'entrer dans quelques détails à cet égard.

Les morceaux compris dans ce volume se rat- tachent à quatre ordres principaux : philosophie scientifique; histoire de la science; enseigne* ment public; enfin politique el défense natio* nales. Non certes que je prétende embrasser et remplir un semblable cadre dans ces quelques pages ; je n'ai pas de si hautes visées. Mais je me

It PRÉFACE.

borne à énumérer les sujets auxquels mes articles se réfèrent et dont ils touchent, avec une compé- tence spéciale, quelques points particuliers.

C'est ainsi que le présent volume débute par une lettre à M. Renan sur la Science idéale et la Science positive^ dans lequel j'expose mes vues personnelles sur la méthode scientifique et phi- losophique, sur le caractère et le degré de cer- titude de ses résultats dans les divers ordres de nos connaissances. En conformité avec ces vues, je présente ensuite les conclusions philosophi- ques des travaux de science pure qui ont occupé ma vie. Telle est d'abord la Synthèse chimiqm et la formation des composés organiques par les méthodes de la chimie, découverte qui a démontré l'identité des lois de la chimie orga- nique et de la chimie minérale, écarté définiti- vement de notre science l'intervention de la force vitale, et manifesté pleinement le caractère créateur en vertu duquel la chimie réalise en acte les conceptions abstraites de ses théories et de ses classifications : c'est une prérogative

PRÉFACE. V

que ne possèdent jusqu'ici ni les sciences natu- relles, ni les sciences historiques.

J'ai reproduit un article de la Revue gemia^ nique (1859), rédigé dans ce sens, et la leçon d'ouverture du cours qui fut créé au Collège de France en 1864 pour ce nouvel enseignement.

Non seulement les phénomènes chimiques sont identiques, en principe et en fait, dans la nature vivante et dans la nature minérale; mais ils peuvent être ramenés eux-mêmes aux lois plus générales de la mécanique ; lois qui régissent aussi bien les astres qui nous entourent que les atomes ou dernières particules des corps. Cette doctrine, développée et précisée par des milliers d'expériences dans mon grand ouvrage sur la Mécanique chimique (1879), est trop abstraite et trop difficile à présenter en détail dans le lan* gage ordinaire pour être exposée ici : mais j'ai cru cependant utile d'en marquer la place, par un court article qui en reproduit les conclusions philosophiques.

Entre les applications sans nombre de la

icaniquechimique,ruQe desplus intéressaiiles VÊtude théorique et pratique (les matières slosives, élude également importante pour te 'ant et pour le patriote, et à laquelle j'ai été pelé à donner mon concours pendant le siège Paris d'abord, et depuis comme président de Commission des substances eiplosives. On tuvera dans ce volume un article qui renferme a fois l'Histoire de la découverte de ta poudre et ! matières explosives, et les vues philosophiques latives à leur emploi, soit comme puissances uvelles dans l'histoire des peuples civilisés, it comme agents susceptibles de montrer les tts extrêmes de la matière, modifiée par des npératures et des pressions inconnues dans s expériences ordinaires. Ce n'est pas seulement l'histoire de la poudre 'il importe de connaître, si l'on veut comparer tat intellectuel de l'antiquité à celui des uples modernes. Cette histoire ne constitue l'un chapitre spécial de celle des sciences. ïi traité la question d'une façon plus large

PRÉFACE. VU

pour la science que je connais le mieux, dans un livre intitulé les Origines de V Alchimie ; j'en repro- duis ici quelques pages, destinées à mettre en évidence l'existence et l'importance, dans l'évo- lution de l'esprit humain, des sciences intermé- diaires, demi-mystiques et demi-rationnelles, telles que l'alchimie et l'astrologie. Au même ordre de notions se rattache un article histo- rique sur les rapprochements entre lés métaux et les planètes, rapprochements qui jouent un si grand rôle dans les écrivains du moyen âge.

Le tableau des sociétés animales n'est pas sans quelques analogies avec celui des cités humaines, sous le rapport des instincts qui président à leur fondation et à leurs péripéties ; c'est ce que j'ai eu occasion de développer dans un article relatif aux cités des fourmis^ article que l'on retrouvera ici.

On ne saurait séparer la philosophie scienti- fique de l'histoire des institutions et de celle des savants en particulier. C'est ce point de vue que j'avais exposé (1867), comme collaborateur

VIII PREFACE.

d'un ouvrage intitulé Paris-Guide, ouvrage com- posé d'articles des littérateurs et des savants du tempSj en racontant la constitution et tes fonc- tions de notre Académie des sciences, depuis la Révolution; j'ai reproduit ce morceau, dont la date ne doit pas êtr& oubliée.

On trouvera ensuite des notices biographiques sur divers savants contemporains, membres de cette Académie, tels que : Balard, mon ancien maître; V. Regnault, mon maître aussi, puis mon collègue au Collège de France; H. Sainte- Claire-Devilîe, BiA. Wùrlz, mes émules pendant trente ans d'existence scientifique. Je me suis cru appelé à résumer leur vie et leurs découvertes et à honorer leur mémoire. Peut-être ces souvenirs émus d'un contemporain sympathique conserve- ront-ils quelques traces des impressions per- sonnelles faites par de tels hommes, traces effa- cées plus tard pour ceux qui ne les ont pas connus.

Des hommes, il convient de revenir aux insti- tutions, dont l'œuvre est plus durable. Dans la période la plus récente de ma carrière, mon

PRÉFACE. IX

autorité augmentant par le cours naturel de l'âge, je me suis efforcé de faire attribuer à la culture scientifique de la France les ressources matérielles, ainsi que le personnel, qui lui sont nécessaires. J'ai usé pour cela de la compétence spéciale que me fournissaient mes fonctions d'inspecteur général de l'instruction publique et de l'autorité due au titre de sénateur, partici- pant à la confection des lois. En effet, la Répu- blique a plus fait en quelques années pour les divers ordres d'enseignement, que les régimes qui l'avaient précédé en trois quarts de siècle. Sous le second empire en particulier, vers son début du moins, l'instruction publique était tenue pour suspecte, voire même aux yeux de quelques- uns, pour hostile, et c'est à peine si quelques hommes plus éclairés avaient réussi à en mainte- nir le principe. De un retard immense dans l'ordre primaire et dans l'ordre supérieur, par , rapport aux développements donnés à ces ensei- gnements dans les pays voisins. Je n'ai cessé pour ma faible part de signaler ce retard, chaque jour

X PRËFâCE.

plus dangereux, dans le développement de l'en- seignement supérieur de la France et de récla- mer le concours des pouvoii'S publics, pour le réparer et nous ramener au même niveau que nos rivaux. Peut-être mes efforts dans celte direction n'ont-ils pas été stériles : ainsi, par exemple, la reconstruction des bâtiments de notre enseignement supérieur est assurée désor- mais par une loi, dont j'ai sollicité pendant trois ans la promulgation, avec une obstina- tion finalement couronnée de succès. Qu'il me soit permis de rappeler aussi l'aide que j'ai ap- portée à l'accroissement des subventions des facultés des sciences et de leurs laboratoires, ainsi qu'à la création et au maintien de l'institu- tion des boursiers de l'enseignement supérieur. Le présent volume porte la trace de ce con- cours aux progrès de la science et de la culture française. Sans reproduire les rapports officiels et les écrits purement techniques, il m'a paru cependant utile de donner ici quelques articles rédigés sous une forme plus générale et publiés

PRÉFACE. XI

dans le temps, à roccasion des débats qui ont décidé la reconstitution de notre outillage scien- tifique. On y trouvera aussi des extraits de mes rapports annuels sur les conférences de la Fa- culté des sciences de Paris et un article destiné à exposer l'utilité de l'institution des boursiers des Facultés et à la défendre contre certaines attaques dont elle avait été l'objet.

Au même ordre de renseignements se rattache une étude sur la nouvelle Université de Genève^ récemment constituée et pourvue des ressources les plus modernes. Elle est fort intéressante à divers égards, spécialement comme intermé- diaire entre le système français et le système allemand.

S'il importe de perfectionner et de développer les ressources et l'organisation de notre ensei- gnement supérieur, ce n'est pas une raison cependant pour déclarer que cet enseignement même soit abaissé dans son état actuel et de- venu inférieur à celui des peuples voisins, par ses doctrines et par ses professeurs. Ce serait

XII PRÉFACE.

une erreur et une grave injustice. En elDFet, si nous reconnaissons avec sincérité nos imperfections, il ne faut pas laisser tirer de nos propres cri- tiques des conséquences excessives contre nous- mêmes. Il importe d'autant plus demain tenir la vérité sur ce point, qu'elle tend aujourd'hui à être obscurcie de parti pris par la haine persis- tante et Tesprit de dénigrement systématique d'un certain nombre de publicistes allemands : non contents de voir grandir dans le monde l'influence matérielle et intellectuelle de l'Alle- magne, ils sont impatients de la rendre exclu- sive. Ils ne supportent pas de rencontrer en- core des influei^ces rivales et de trouver tou- jours devant eux la France vivante, malgré ses défaites militaires, et réclamant encore sa part dans l'empire de l'esprit humain. Je sais que tous les Allemands ne partagent pas ces préju- gés étroits et qu'il en est beaucoup qui se réjouis- sent comme nous de tout progrès fait pour la découverte de la vérité, pour la grandeur et le bonheur de la race humaine, quelle que soit la

PRÊFACK. xni

nationalité des hommes qui Taccomplissent. Il n'en est pas moins certain que la notion de la solidarité des peuples européens et de leur fra- ternité, si longtemps soutenue par la France depuis le xviii'' siècle, a subi un certain affai* blissement. On y reviendra; je n'ai aucun doute à cet égard : car toutes les inventions de la science moderne tendent à rendre de plus en plus fatale cette unité morale de l'humanité. En attendant, il est plus utile que jamais d'en mon- trer le caractère dans le passé et d'en affirmer la nécessité dans l'avenir. J'ai essayé de le faire dès 187^2, dans un article sur les Relations scien- tifiques entre la France et V Allemagne.

Les articles qui suivent ont un caractère plus spécialement politique et patriotique. Ils débu- tent par une notice biographique sur F. Uérold, le sénateur et préfet de la Seine, auquel j'ai été rattaché par les liens d'une étroite amitié. J'y raconte comment un groupe déjeunes hommes, dévoués à la liberté sous toutes ses formes, ont vécu sous l'Empire, malgré l'oppression des pre-

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ZIT PRÉFACE.

miëres années, et comment ils se sont trouvés engagés dans les péripéties de l'histoire de notre temps : chute deTEmpire, siège de Paris, établis- sement de la République. J'y insiste sur la lutte entamée depuis dix ans et qui se poursuit, pour séparer les organes de la société civile de ceux des églises et associations religieuses; j'expose la part que Hérold a prise à cette lutte et dans quelle mesure elle est légitime.

C'est au 5%^ de Paris que sont consacrés les deux derniers morceaux. J'ai été appelé à con- courir, comme tous les bons Français, à la dé- fense nationale et j'y ai apporté, dans la mesure de mes forces, ma part de dévouement. Président du Comité scientifique de Défense, j'ai été mêlé à une multitude de tentatives, faites dans les ordres les plus divers, pour défendre la ville assié- gée. L'exposé complet de ces tentatives présen- terait plus d'un point d'un intérêt général, tant pour l'histoire de notre temps que pour celle de la science ; mais il serait trop mêlé au récit des malheurs et des défaillances de cette époque,

PRÉFACE. XV

pour qu'il fut opportun de le faire aujourd'hui, ni peut-être jamais.

J'ai cependant signalé quelques-unes de ces entreprises, relatives à la fabrication et aux emplois de la dynamite au sein de Paris assiégé, dans mon traité des matières explosives. J'ai reproduit ici un morceau plus étendu, tiré de la Nouvelle Revue j sur les Essais scientifiqtiespour rétablir les communications avec la province et la correspondance électrique par la Seine; essais organisés par notre comité et poursuivis avec un dévouement persistant par d'Alméida, l'un de mes amis de jeunesse, ravi depuis à la patrie française, après avoir donné, lui aussi, l'exemple de l'alliance de la science et du patriotisme.

SCIENCE ET PHILOSOPHIE

LA SCIENCE IDÉALE

ET LA SCIENCE POSITIVE

A M. E. RENAN

Novembre 1863.

Votre exposition du système ou plutôt de Tbistoire du monde, telle que vous l'entendez, a exciter, j'en suis sûr, l'étonnement de bien des] gens. Les uns n'admettent point qu'il soit permis de traiter de pareilles questions, parce qu'ils oniapriori des solu- tions complètes sur l'origine et sur la fin de toutes eboses. Les autres, au contraire, ne conçoivent même pas que l'on puisse les aborder à aucun point de vue d'une manière sérieuse et parvenir à des solutions qui aient le moindre degré de probabilité. Ils rejettent

s SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

complètement les expositions de ce genre et les re- gardent comme étrangères au domaine scientifique. En fait, la légitimité et surtout la certitude de sem- blables conceptions peuvent toujours être contro- versées, parce que les données positives d'un ordre général et impersonnel et les aperçus poétiques d'un ordre particulier et individuel concourent à en former la trame.

C'est des premières données que les systèmes de cette espèce tirent leur force, ou plutôt leur degré de vraisemblance; c'est par les autres qu'ils prêtent le flanc et sont exposés à être traités de pures chi- mères. Mais, si l'on n'accepte le mélange de ces deux éléments, toute théorie régulière, toute conception d'ensemble de la nature est impossible. Et cepen- dant l'esprit humain est porté par une impérieuse nécessité à affirmer le dernier mot des choses, ou tout au moins à le chercher. C'est cette nécessité qui rend légitimes de semblables tentatives ; à la condition toutefois de leur assigner leur vrai carac- tère, c'est-à-dire de montrer explicitement quelles sont les données positives sur lesquelles on s'appuie et quelles sont les données hypothétiques que Ton a introduites pour rendre la construction possible. En un mot, il faut bien marquer que l'on procède ici par une tout autre méthode que celle de la vieille

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SCIEKCE ïûtkLÏ. ET SCIENCE POSITIVE. 3

mêla physique, et qae les solutions auxquelles on ar- rive, loin d'être les plus certaines dans l'ordre de la coQDaissance, et celles dont on déduit a priori tout le reste par voie de syllogisme, sont, au contraire, les plus flottantes. Bref, dans les tentatives qui ap- partieanent à ce que j'appellerai la science idéale, qu'il s'agisse du inonde physique ou du monde moral, il n'y a de probabilité qu'à la condition de s'appuyer sur les mêmes méthodes qui font la force el la certitude de la science positive.

I

La science positive ne poursuit ni les causes pre- mières ni la fin des choses; mais elle procède en établissant des faits et en les rattachant les uns aux autres par des relations immédiates. C'est la chaîne de ces relations, chaque jour étendue plus loin par les eiïorts de Tintelligence humaine, qui constitue la science positive. Il est facile de montrer pans quelques exemples comment, en partant des faits les plus vulgaires, de ceux qui font l'objet de l'observation journalière, la science s'élève, par une suite de pourquoi sans cesse résolus et sans cesse re- naissants, jusqu'aux notions générales qui repré-

SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 5

sentent Texplicalion commune d'un nombre im- mense de phénomènes.

Commençons par des notions empruntées à Tordre physique. Pourquoi une torche, une lampe éclairent- elles? Voilà une question bien simple, qui s'est pré- sentée de tout temps à la curiosité humaine. Nous pouvons répondre aujourd'hui: parce que la torche, en brûlant, dégage des gaz mêlés de particules so- lides de charbon et portés à une température très élevée. Cette réponse n'est pas arbitraire ou fondée sur le raisonnement; elle résulte d'un examen direct du phénomène. En effet, les gaz con- courent à former cette colonne brûlante qui s'échappe de la cheminée des lampes ; la chimie peut les re- cueillir et les analyser dans ses appareils. Le charbon se déposera, si l'on introduit dans la flamme un corps froid. Quant à la haute température des gaz, elle est manifeste, et elle peut être mesurée avec les instruments des physiciens. Voilà donc la lumière de la torche expliquée, c'est-à-dire rapportée à ses causes prochaines.

Mais aussitôt s'élèvent de nouvelles questions. Pourquoi la torche dégage-t-elle des gaz? Pourquoi ces gaz renferment-ils du charbon en suspension? Pourquoi sont-ils portés à une température élevée? On y répond en soumettant ces faits aune observa-

C SCIENGK ET PHILOSOPHIE.

lion plus approfondie. La torche renferme du char- bon et de rhydrogène, lous deux éléments combus- tibles. Ce sont des faits observables : le charbon peut être isolé en chauffant très fortement la ma- tière de la torche; l'hydrogène fait partie de l'eau qui se produit lorsqu'on brûle la torche. Ces deux éléments combustibles de la torche enflammée s'unissent avec l'un des éléments de l'air, l'oxygène ; ce qui est un nouveau fait, établi par l'analyse des gaz dégagés. Or cette union des éléments de la torche, charbon et hydrogène, avec un élément de l'air, l'oxygène, produit, comme le prouve l'expérience faite sur les éléments isolés, une très grande quan- tité de chaleur. Nous avons donc expliqué l'élévation de la température. En même temps, nous expliquons pourquoi la torche dégage des gaz. C'est surtout parce que ses éléments unis à l'oxygène produisent, l'un (le charbon) de l'acide carbonique, naturelle- ment gazeux; l'autre (l'hydrogène) de l'eau, qui, à cette haute température, se réduit en vapeur, c'est- à-dire en gaz. Enfin le charbon pulvérulent et sus- pendu dans la flamme, à laquelle il donne son éclat, se produit parce que l'hydrogène, plus combustible que le charbon, brûle le premier aux dépens de l'oxy- gène, tandis que le charbon mis à nu arrive à l'état solide jusqu'à la surface extérieure de la flamme :

SCIENCE IDÉALE ET SCIEKCE POSITIVE. 7

selon qu'il y brûle plus ou moins complètement, la flamme est éclairante ou fuligineuse. Voilà donc la série de nos seconds pourquoi résolue, expliquée, c'est-à-dire ramenée par l'observation des faits à des notions d'un ordre plus général.

Ces notions se réduisent en définitive à ceci : la combinaison avec l'oxygène des éléments de la torche, c'est-à-dire du carbone et de l'hydrogène, produit de la chaleur. Elles sont plus générales que le fait particulier dont nous sommes partis. En effet, elles expliquent non seulement pourquoi la torche est lumineuse, mais aussi pourquoi la com- bustion du bois, de la houille, de l'huile, de l'es- prit-de-vin, du gaz de l'éclairage, etc., produit de la lumière. L'observation de ces effets divers prouve qu'ils dérivent d'une'même cause prochaine. Presque tous les phénomènes de lumière et de cha- leur que nous produisons dans la vie commune s'expliquent de la même manière. On voit ici com- ment la science positive s'élève à des vérités géné- rales par l'étude individuelle des phénomènes. Avant d'insister davantage sur le caractère de sa méthode, poursuivons-en les applications jusqu'à des vérités d'un ordre plus élevé.

Pourquoi le charbon, l'hydrogène, en se combi- nant avec l'oxygène, produisent-ils de la chaleur?

ti SCIENCE ET PIIILOSOI-Hlt.

Telle est la question qui se présenle mainlenant à nous. L'expérience des chimistes a répondu que c'esi UQ cas particulier d'une loi (générale, en vcriu de laquelle toute combinaison chimique dégage de la chaleur. Le soufre de l'allumelte qui brûle, c'esl-à- dire qui s'unît à l'oxygène, le phosphore qui se combine A ce même oxygène avec une lueur éblouis- sante, le fer détaché des pieds des chevaux qui brûle en étincelles, le zinc qui produit cette lumière bleuâtre et aveuglante des feux d'artifice, fournis- sent de nouveaux exemples, connus de tout le monde et propres à démontrer cette loi générale. Elle embrasse des milliers de phénomènes qui se développent chaquejour devantnos yeux. La chaleur de nos foyers et de nos calorifères, celle qui fait marcher les machines à vapeur, aussi bien que celle qui maintient la vie et l'activité des animaux, sont produites, l'expérience le prouve, par la combinai- son des éléments. Nous voici donc arrives à l'une des notions fondamentales de la chimie, à l'une des causes qui produisent les effela les plus nombreux et les plus importants dans l'univers.

Nous ne sommes cependant pas encore au bout de DOS pourquoi. Derrière chaque problème résolu, l'esprit humain soulève aussitôt un problème nou- veau et plus étendu. Pourquoi la combinaison chi-

SCIE!«CE IDËALC ET SCIENCE POSITIVE. Il

mique dégage-t-elle de la chaleur? Voilà ce que Ton se demande maintenant. Les expériences les plus récentes tendent à établir que la réponse doit être tirée des laits qui réduisent la chaleur à des expli> calions purement mécaniques. La chaleur parait n'être autre chose qu'un mouvement, ou plus exac- tement un travail spécial des dernières particules des corps; en effet, ce mouvement peut être trans- formé à volonté et d'une manière équivalente dans les travaux ordinaires, produits par Faction de la pesanteur et des agents mécaniques proprement dits. Telle est précisément Torigine du travail des machines à vapeur. Or, dans l'acte de la combinai- son chimique, les particules des corps changent de distance et de position relatives : de la résulte un travail, qui se traduit par un dégagement de chaleur. C'est en vertu d'un eQet analogue, mais aussi pal-^ pable, que le fer frappé par le marteau s'échauffe ; le rapprochement des particules du fer et le genre de mouvement qu'elles ont pris donnant lieu à celte même transformation équivalente d'un phénomène mécanique en un phénomène caloriûque. Tout dé- gagement de chaleur produit, soit par une action chimique, soit par une action de tout autre nature, devient ainsi un cas particulier de la mécanique. La physique et la chimie se ramènent dès lors à la mé-

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10 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

canique : non en vertu d'aperçus obscurs el incer- tains, non à la suite de raisonnements a priori^ mais au moyen de notions indubitables, toujours fondées sur l'observation et sur l'expérience, et qui tendent à établir par l'étude directe des transforma- tions réciproques des forces naturelles leur identité fondamentale.

Pour atteindre à de si grands résultats, pour en- chaîner une multitude de phénomènes par les liens d'une même loi générale et conforme à la nature des choses, l'esprit humain a suivi une méthode simple et invariable. Il a constaté les faits par l'ob- servation et par l'expérience; il les a comparés, et ' il en a tiré des relations, c'est-à-dire des faits plus

généraux, qui ont été à leur tour, et c'est leur seule garantie de réalité, vérifiés par l'observation et par l'expérience. Une généralisation progressive, j déduite des faits antérieurs et vérifiée sans cesse par

de nouvelles observations, conduit ainsi notre con- naissance depuis les phénomènes vulgaires et parti- culiers jusqu'aux lois naturelles les plus abstraites et les plus étendues. Mais, dans la construction de celte pyramide de la science, toutes les assises, de la base au sommet, reposent sur l'observation et sur l'expérience. C'est un des principes de la science positive qu'aucune réalité ne peut être établie par le

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SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. Il

raisonnement. Le monde ne saurait être deviné. Toutes les fois que nous raisonnons sur des exis- tences, les prémisses doivent être tirées de l'expé- rieuce et non de notre propre conception; déplus, la conclusion que Ton tire de telles prémisses n'est que probable et jamais certaine : elle ne devient certaine que si elle est trouvée, à Taide d'une obser- vation directe, conforme à la réalité.

Tel est le principe solide sur lequel reposent les sciences modernes; Torigine de tous leurs dévelop- pements véritables, le fil conducteur de toutes les découvertes si rapidement accumulées depuis le commencement du xvn* siècle dans tous les ordres _ de la connaissance humaine.

Cette méthode est tard venue dans le monde; son triomphe, sinon sa naissance, est Tœuvre des temps modernes. L'esprit humain d'abord avait procédé autrement. Lorsqu'il osa pour la première fois s'abandonner à lui-même, il chercha à deviner le monde et à le construire, au lieu de l'obsener. C'est par la méditation poursuivie pendant des années, par la concentration incessante de leur intelligence, que les sages Indiens s'efforçaient d'arriver h la con- ception souveraine des choses, et par suite à la domi- nation sur la nature. Les Grecs n'eurent pas moins ) de conâance dans la puissance de la spéculation, ^

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SCIENCE ET l-MlLOSOPHiK.

en lémoigneot l'histoire des philosoplies de ide-Grèce et celle des néo-platoniciens. Le progrès des sciences malhémaliques entre- ;ette illusion. A l'aide de quelques axiomes, itde l'esprit humain, soit de l'observation, et lédant uniquement par voie de raisonnement, létrie availcommencé, dès le temps des Grecs, ce merveilleux édifice, qui a subsisté et qui :ra toujours sans aucun changement esserï-

logique règne ici en souveraine, mais c'est ! monde des abstractions. Les déductions latiques ne sont certaines que pour leur lème; elles n'ont aucune existence effective trs de la logique. Si on les applique à l'ordre alités, elles y constituent un instrument ,t, mais elles ne sont pas autre chose ; leurs lions tombent aussitôt sous la condition com- c'est-à-dire que les prémisses doivent être e l'observation, et que la conclusion doit être ie par cette même observation. Tous les ins sont aujourd'hui d'accord à cet égard : vrai caractère de ces applications mathéma- te fut pas reconnu d'abord, et l'on a cru en , jusque dans les temps modernes, pouvoir ire le système du monde par voie de déduc* i l'image de la géométrie.

SCIENCE ID2ALE ET SCIENCE POSITIVE. 13

Au commenceiiient du xvi' siècle, le changement de mélhode s'opère d'une manière décisive dans les travaux de Galilée et des académiciens de Florence. Ce sont les véritables ancêtres de la science positive : ils ont posé les premières assises de Tédifice, qui depuis n'a pas cessé de s'élever. Le xviii* siècle a vu le triomphe de la nouvelle méthode : des sciences physiques, elle était d'abord renfermée, il l'a transportée dans les sciences politiques, écono- miques, et jusque dans le monde moral. Diriger la société conformément aux principes de la science et de la raison, tel a été le but final du xviir siècle. L'organisation primitive de l'Institut est pour en témoigner. Mais l'application de la science aux choses morales réclame une attention particulière; car cette extension universelle de la méthode positive est décisive dans l'histoire de l'humanité.

Jusqu'ici j'ai parlé surtout des sciences physiques, et j'ai dit que l'on ne saurait arriver à la con- naissance des choses autrement que par l'obser- vation directe. Ceci est vrai pour le monde des êtres vivants comme pour celui des êtres inorga- niques, pour le monde moral comme pour le monde physique.

Dans l'ordre moral, comme dans Tordre matériel, il s'agit d'abord d'établir les faits et de les contrôler

li SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

par Tobservatioa, puis de les enchaîner, en s'ap- puyant sans cesse sur cette même observation. Tout raisonnement qui tend à les déduire a priori de quelque axiome abstrait est chimérique ; tout raison- nement qui tend à opposer les unes aux autres des vérités de fait, et à en détruire quelques-unes en vertu du principe logique de contradiction, est égale- ment chimérique. C'est l'observation des phéno- mènes du monde moral, révélés soit par la psycho- logie, soit par l'histoire et l'économie politique ; c'est l'étude de leurs relations graduellement géné- ralisées et incessamment vérifiées, qui servent de fondement à la connaissance scientifique de la nature humaine. La méthode qui résout chaque jour les problèmes du monde matériel et industriel est la seule qui puisse résoudre et qui résoudra tôt ou tard les problèmes fondamentaux relatifs à l'organisation des sociétés.

C'est en établissant les vérités morales sur le fon- dement solide de la raison pratique que Kant leur a donné, à la fin du siècle dernier, leur base véritable et leurs assises définitives. Le sentiment du bien et du mal est un fait primordial de la nature humaine; il s'impose à nous en dehors de tout raisonnement, de toute croyance dogmatique, de toute idée de peine ou de récompense. La notion du devoir, c'est-à-dire

SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIYIl. 15

la règle de la vie pratique, est par même reconnue comme un fait primitif, en dehors et au-dessus de toute discussion. Elle ne peut plus désormais être compromise par Técroulement des hypothèses méta- physiques, auxquelles on l'a si longtemps rattachée. Il en est de même de la liberté, sans laquelle le devoir ne serait qu'un mot vide de sens. La discussion abs- traite, si longtemps agitée entre le fatalisme et la liberté, n'a plus de raison d'être. L'homme sent qu'il est libre : c'est un fait qu'aucun raisonnement ne saurait ébranler. Voilà quelques-unes des conquêtes capitales de la science moderne.

Ainsi la science positive a conquis peu à peu dans Thumanité une autorité fondée, non sur des raisonne- ments abstraits, mais sur la conformité nécessaire de ses résultats avec la nature même des choses. L'en- fant se plaît dans le rêve, et il en est de même des peuples qui commencent ; mais rien ne sert de rêver, si ce n'est à se faire illusion à soi-même. Aussi tout homme préparé par une éducation suffisante ac- cepte-t-il d'abord les résultats de la science positive comme la seule mesure de la certitude. Ces résultats sont aujourd'hui devenus si nombreux, que, dans l'ordre des eonnaissances positives, l'homme le plus ordinaire, pourvu d'une instruction moyenne, pos- sède une science infiniment plus étendue et pluspor-

16 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

fonde que les plus grands hommes de Tântiquité et du moyen âge.

Les anciennes opinions, nées trop souvent de rignorance et de la fantaisie, disparaissent peu à peu pour faire place à des convictions nouvelles, fondées sur l'observation de la nature; j'entends de la nature morale, aussi bien que de la nature physique. Les premières opinions avaient sans cesse varié, parce qu'elles étaient arbitraires ; les nou- velles subsisteront, parce que la réalité en devient de plus en plus manifeste, à mesure qu'elles trouvent leur application dans la société humainCi depuis Tordre matériel et industriel jusqu'à Tordre moral et intellectuel le plus élevé. La puissance qu'elles donnent à Thomme sur le monde et sur Thomme lui-même est leur plus solide garantie. Quiconque a goûté de ce fruit ne saurait plus s'en détacher. Tous les esprits réfléchis sont ainsi gagnés sans re- tour, à mesure que s*efface la trace des vieux pré- jugés, et il se constitue dans les régions les plus hautes de Thumanité un ensemble de convictions qui ne seront plus jamais renversées.

II

J'ai dit ce qu'était la science positive, son objet, sa méthode, sa certitude ; je vais maintenant parler de la science idéale. Commençons par son objet.

La science positive n*embrasse qu'une partie du domaine de la connaissance, telle que l'humanité Ta parcouru jusqu'à présent. Elle assemble les faits observés et construit la chaîne de leurs relations ; mais cette chaîne n'a ni commencement ni fin, je ne dis pas certains, mais même entrevus. La recherche de l'origine et celle de la fin des choses échappent à la science positive. Jamais elle n'aborde les relations du fini avec l'infini. Cette impuis- sance doit*elle être regardée comme inhérente à

18 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

l'intelligence humaine? Faul-il, avec une école qui compte en France et ailleurs d'illustres partisans, faut-il regarder comme vaine toute curiosité qui s'étend au delà des relations immédiates entre les phénomènes? Faut-il rejeter parmi les stériles dis- cussions de la scolastique tous les autres problèmes, parce que la solution de ces problèmes ne comporte ni la même clarté, ni la même certitude?

La réponse doit être cherchée dans l'histoire de l'esprit humain : c'est la seule manière de rester fidèle à la méthode elle-même. Or la science des relations directement observables ne répond pas complètement et n'a jamais répondu aux besoins de l'humanité. En deçà comme au delà de la chaîne scientifique, l'esprit humain conçoit sans cesse de nouveaux anneaux ; il ignore, il est conduit par une force invincible à construire et à imaginer, jusqu'à ce qu'il soit remonté aux causes premièras. Derrière le nuage qui enveloppe toute fin et toute origine, il sent qu'il y a des réalités qui s'imposent à lui, et qu'il est forcé de concevoir idéalement, s'il ne peut les connaître. Il sent que résident les problèmes fondamentaux de sa destinée. Ces réalités cachées, ces causes premières, l'esprit humain les rattache d'une manière fatale aux faits scientifiques, et, réunissant le tout, il en forme un ensemble, un

SCIE5CE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 19

système embrassant runiversalité des choses maté- rielles et morales.

Ce procédé de Tesprit humain représente donc un fait d'observation, prouvé par Télude de chaque époque, de chaque peuple, de chaque individu; il n'est pas permis de refuser de rapercevoir. C'est ici un fait comme tant d'autres : son existence nécessaire dispense d'en discuter la légitimité. II se passe dans Tordre intellectuel et moral quelque chose d'analogue i ce qui existe dans l'ordre politique. L'existence actuelle d'un gouvernement idéal et absolument parfait a toujours été i bon droit regardée comme chimérique; et cependant jamais peuple n'a pu subsister un seul moment sans un système gouver- nemental plus ou moins imparfait. De même, dans l'ordre de l'intelligence, la connaissance rigoureuse de l'ensemble des choses est inaccessible à l'esprit humain, et cependant chaque homme est forcé de se construire ou d'accepter tout fait un système complet, embrassant sa destinée et celle de l'univers.

Gomment ce système doit-il être construit? C'est la question de la méthode dans la science idéale. Nous allons rappeler quel procédé scientifique les hommes ont en général suivi jusqu'ici dans cette construction; puis nous dirons quelle est, à notre avis, la méthode qui résulte de l'état intellectuel

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20 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

présent et du développement acquis par les sciences positives.

Interrogeons les premiers philosophes : « Thaïes regarde l'eau comme premier principe*. Anaximène et Diogène établissent que Tair est antérieur à l'eau et qu'il est le principe des corps simples. Hippase de Métaponte et Heraclite d'Ëphèse admettent que le feu est le premier principe. Empédocle reconnaît quatre éléments, ajoutant la terre aux trois que nous avons nommés. Ânaxagore de Clazomène prétend que le nombre des principes est infini. Presque toutes les choses formées de parties semblables ne sont sujettes à d'autre production, à d'autre destruc- tion que l'agrégation ou la séparation ; en d'autres termes, elles ne naissent ni ne périssent, elles sub- sistent éternellement'. »

La plupart de ces systèmes ne sont pas fondés seulement sur la considération de la matière, mais ils font appel en même temps à des notions morales intellectuelles. Parménide invoque comme principe c l'Amour, le plus ancien des Dieux > ; Empédocle introduit « l'Amitié et la Discorde », causes opposées des effets contraires, c'est-à-dire du bien et du mal,

1. Métaphysique d^AristoUt livre I", l. ï, p. 44 et suiv., traduc- tion de MM. Picrron et Zévort.

2. C'est à peu près la doctrine des corps simples de la chimie moderne»

SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 21

de Tordre et da désordre, qui se trouvent dans la nature. Anaxagore recourt à c F Intelligence » pour expliquer Tordre universel, tout en préférant d'or- dinaire rendre raison des phénomènes par t des airs, des éthers, des eaux et beaucoup d'autres choses déplacées >, au jugement de Platon ^

Voici maintenant le monde expliqué-par des con- sidérations purement logiques, c Du temps de ces philosophes et avant eux*, ceux qu'on nomme pytha- goriciens s'appliquèrent d'abord aux mathéma- tiques. Nourris dans cette étude, ils pensèrent que les principes des mathématiques étaient les prin- cipes de tous les êtres. Les nombres sont de leur nature antérieurs aux idées, et les pythagoriciens croyaient apercevoir dans les nombres, plutôt que dans le feu, la teiTe et Teau, une foule d'analogies avec ce qui est et ce qui se produit. Telle combinai- son des nombres leur semblait la justice, telle autre Tâme et Tintelligence. > C'est pourquoi c ils pen- sèrent que les nombres sont les éléments de tous les êtres ».

Hais je ne veux pas retracer ici Thistoire de la métaphysique. Il me suffira d'avoir montré par

1. PhédoD, XCTII.

2. Âristote, Méîaphyiique, livre I*; trad. de MM. Pierron et Zévort, p. 13.

U SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

quelques exemples comment elle a procédé à Tori- gine. Le vrai caractère sa méthode se manifeste sans déguisement dans ces premiers essais naïfs, chaque philosophe, frappé vivement par un phé- nomène physique ou moral, le généralise, en tire par voie de raisonnement une construction complète et l'explication de l'univers. Depuis lors jusqu'aux temps modernes, quels qu'aient été l'art et la pro- fondeur de ses constructions systématiques, la mé- taphysique n'a guère changé de procédé. Elle pose un ou plusieurs axiomes, empruntés soit au sens intime, soit à la perception extérieure; puis elle opère par voie rationnelle et conformément aux règles de la logique. Elle poursuit la série de ses déductions jusqu'à ce qu'elle ait constitué le système complet du monde; car, comme dit Aristote, c le philosophe qui possède parfaitement la science du général a nécessairement la science de toutes choses. . . Ce qu'il y a de plus scientifique, ce sont les prin- cipes et les causes. C'est par leur moyen que nous connaissons les autres choses, tandis qu'eux, ce n'est pas par les autres choses que nous les con- naissons ^ >

1. Métaphysique, livre I*% traduction déjà citée. Le texte est plus énergique :.Aià yàp laOTOi xal éx totStwv xfiXXa yvcopiÇerai, dXX* ToOia àià t£)v 07rox8i(iév(ov.

SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 23

Le triomphe de cette méthode est dans Térection des grandes machines scolastiques du moyen âge, le syllogisme, partant de certains axiomes im- posées dogmatiquement et au-dessus de toute dis- cussion, règne ensuite en maître de la base au som- met. Jusque dans les temps modernes, Descartes, qui renverse l'ancien édifice de l'autorité philoso- phique, demeure fidèle à la méthode déductive. J'ai remarqué, dit-il S certaines lois que Dieu a tellement établies dans la nature, et dont il a im- primé de telles notions en nos âmes, qu'après y avoir fait assez de réflexions, nous ne saurions douter qu'elles ne soient exactement observées en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde. » Et plus loin ^ : Hais l'ordrQ que j'ai tenu en ceci a été tel. Pre- mièrement j'ai taché de trouver en général les prin- cipes ou premières causes de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde, sans rien considérer pour cet efiet que Dieu seul qui l'a créé, ni les tirer d'ailleurs que de certaines semences de vérité qui sont naturellement dans nos âmes. Après cela, j'ai examiné quels étaient les premiers et les plus ordi- naires effets qu'on devait déduire de ces causes, et il me semble que, par là, j'ai trouvé des cieux, des

1. Discours sur la Méthode, y* partie.

2. Discours sur la Méthode, vi* partie.

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24 SGIENGK.ET PHILOSOPHIE.

astres, une terre, et même sur la terre de l'eau, de de l'air, du feu, des minéraux, et quelques autres telles choses, qui sont les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître. Puis, lorsque j'ai voulu descendre à celles qui étaient plus particulières, il s'en est tant présenté à moi de diverses, que je n'ai pas cru qu'il fût possible à l'esprit humain de distinguer les formes ou espèces de corps qui sont sur la terre d'une infinité d'autres qui pourraient y être, si c'eût été le vouloir de Dieu de les y mettre, ni par conséquent de les rapporter à notre usage, si ce n'est qu'on vienne au-devant des causes par les effets, et qu'on se serve de plusieurs expériences particulières. » J'ai cru devoir rapporter ce passage, quoique un peu long, à cause de la netteté avec laquelle Descartes y caractérise sa méthode. Ce grand mathématicien, que l'on a souvent présenté comme l'un des fondateurs de la méthode scientir fique moderne, place, au contraire, le raisonnement et la déduction au début et dans tout le cours de sa construction. L'expérience n'y intervient que comme accessoire et pour démêler les complications extrêmes du raisonnement.

Il n'est pas jusqu'au dernier des métaphysiciens, Hegel, qui n'ait voulu à son tour reconstruire le

SCIENCE IDÉALE ET SCIBHCE POSITIVE. 25

monde a priori^ en identifiant les principes des choses avec ceux d'one logique transformée. Lldéal des philosophes a presque toujours été c un s^tème de principes et de conséquences qui soit vrai par lui-même et par Tharmonie qui lui est propre' ». Eh hien, il faut le dire sans détour, cet idéal est chimérique : Texpérience des siècles Ta prouvé. Dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique, toutes les constructions de systèmes ab- solus ont échoué, comme dépassant la portée de la nature humaine. Bien plus, une telle prétention doit être regardée désormais c comme la chose la plus opposée à la connaissance du vrai dans le monde physique, aussi bien que dans le monde moral' >. Aucune réalité, je le répète encore une fois, ne peut être atteinte par le raisonnement pur. Les mathématiques, dont la méthode avait séduit les anciens aussi bien que Descartes, sont ici hors de cause : elles ne contiennent tous les géomètres sont aujourd'hui d*accord sur ce point d'autre réalité que celle que Ton y a mise à l'avance sous forme d'axiome ou d'hypothèse, et cette réalité

1. Teanemanii, Mënwel de VHutoire de U PhUasaphie, tradoe- tion de M. Cousin, t. I*'.. p. 43, 1830.

2. LeUres à M. VUUmain, par M. E. ChcTreul. Sur U Méthode ea géméreiy p. 36, 1856.

26 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

traverse le jeu des symboles sans cesser de demeurer identique à elle-même. Au contraire, pour passer d'un fait réel à un autre fait réel, il faut toujoui*s recourir à l'observation.

La métaphysique cependant n'est pas un simple jeu de Tesprii humain; elle renferme un certain ordre de réalités, mais qiii n'ont pas d'existence démontrable en dehors du sujet. La véritable signi- ûcation de cette science a été clairement établie par Kant dans sa Critique de la raison pure. Elle étudie les conditions logiques de la connaissance, les caté- gories de l'esprit humain, les moules suivant les- quels il est obligé de concevoir les choses. Par là, la métaphysique aussi peut être regardée comme une science positive, assise sur la base solide de l'obser- vation. Hâtons-nous d'ajouter cependant que ces moules, envisagés indépendamment de toute autre réalité, sont vides, aussi bien que ceux des mathé- matiques, lesquelles d'ailleurs dérivent des mêmes notions, quoique dans un ordre plus restreint.

Non seulement la critique directe de la raison prouve qu'il en est ainsi, mais on arrive au même résultat par l'examen des systèmes qui se sont suc* cédé dans l'histoire de la philosophie. Tout système métaphysique, quelles que soient ses prétentions, n'a de portée que dans l'ordre logique; dans l'ordre

SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. !7

réel, il ne fait autre chose qu'exprimer plus ou moins parfailemenl l'état de la science de son temps ; c'est une nécessité àlaquetle personne n'a jamais échappé. Examinons en effet quelques-unes des conceptions que nous avons indiquées tout à l'heure. Les sys- tèmes de l'école ionienne répondent à un premier coup d'oeil jeté sur la nature. La notion des lois du monde physique commence à apparaître avec Anasa- gore, comme en témoignent ces explicalions qui scandalisaient si fort Platon. L'école de Pythagore transporte dans ses théories générales les découvertes merveilleuses qu'elle vient de faire en géométrie, en astronomie, en acoustique. Platon lui-même, lorsqu'il nous explique a priori, par la bouche de Timée, le plan suivi par Dieu dans l'ordonnance du monde, expose une astronomie, une physique et une physio- logie qui répondent précisément à l'état fort impar- fait des connaissances de l'époque il vivait. Dans l'ordre social, sa République nous représente une construction imaginaire, dont la plupart des maté- riaux sont empruntés à des données contemporaines. Cette notion de la beauté, qui donne tant de charme et d'éclat aux écrits du philosophe grec, est la même que celle des artistes de son temps. En face du mer- veilleux développement de l'art grec, la théorie du beau s'élève : théorie a priori et absolue en appa-

28 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

renée, en réalité conçue à l'aide de données exté- rieures présentes sous les yeux du philosophe.

Descartes, pour arriver à la réforme de la philoso- phie, n'échappe pas à la loi commune. Il termine le Discours sur la Méthode en annonçant qu'il a exposé les lois de la nature c sans appuyer ses raisons sur aucun autre principe que sur les perfections infinies de Dieu » ; d'où il pense déduire les propriétés de la lumière, les systèmes des astres, la distribution de l'air et de l'eau à la surface de la terre, la formation des montagnes, des rivières, des métaux, des plantes, et jusqu'à la structure de l'homme. Mais le raison- nement fondé sur les attributs de Dieu le conduira-t-il à quelque découverte nouvelle? Nullement; ses résul- tats sont tout simplement conformes aux connais- sances positives que l'on avait acquises par l'expé- rience au milieu du xvir siècle. Descartes supprima son livre à cause de la condamnation de Galilée, dont il partageait les opinions sur le système du monde. S'il avait vécu cinquante ans plus tôt, nous n'aurions pas éprouvé cette perte. Descartes, resté fidèle aux opinions astronomiques du xvr siècle, eût été orthodoxe : il aurait démontré a priori que le soleil tourne autour de la terre.

Hegel enfin, pour terminer par un contemporain, n'échappe pas à la nécessité commune de la meta-

SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 29

physique : Tunivers, qu'il croit avoir construit uni- quement à l'aide de la logique transcendante, se trouve conforme de point en point aux connaissances a posteriori. C'est ainsi qu'il dresse a priori toute la philosophie de l'histoire de son temps, non sans en grossir les derniers événements, par un effet d'optique naturel à un contemporain. S'il fallait pénétrer plus avant dans son système, je pourrais montrer com- ment la vue profonde qui fait tout reposer sur le pas- sage perpétuel de l'être au phénomène et du phéno- mène à l'être est sortie des progrès mêmes des sciences expérimentales. Il suffit pour le concevoir de jeter un coup d'oeil sur le développement des con- naissances scientifiques relatives au feu et à la lu- mière. A l'origine, le feu était regardé comme un élé- ment, comme un être, à un titre aussi complet, aussi absolu que n'importe quel autre. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un phénomène, un mouvement spécial des particules matérielles. Il y a plus : après avoir établi une distinction entre la flamme et les particules enflammées, on a voulu pendant quelque temps don- ner à la première pour support un être, un fluide particulier, le calorique, dont la combinaison avec les éléments constituerait les corps tels que nous les connaissons. C'était l'opinion de Lavoisier. Mais voici aujourd'hui que l'être calorique s'évanouit à

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30 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

son tour et se résout en un pur phénomène de mou- vement. Le principe de contradiction absolue entre l'être et le phénomène, sur lequel reposait la vieille logique abstraite, cesse d'être applicable aux réalités. Pour la science moderne, aussi bien que pour le langage ligure de nos aïeux, les Aryas et les Hel- lènes, l'être et le phénomène se confondent dans leur perpétuelle transformation.

Cette impuissance de la logique pure tient à une cause plus générale. Pour raisonner, nous sommes forcés de substituer aux réalités certaines abstrac- tions plus simples, mais dont l'emploi enlève aux conclusions leur rigueur absolue. Telle est la cause qui rend illusoires toutes les déductions des systèmes philosophiques. Malgré leurs prétentions, ils n'ont jamais fait et ils n'ont pu faire autre chose que retrouver, au moyen d'un a priori prétendu, les con- naissances de leur temps.

Cependant, si leur méthode doit être abandonnée, en sera-t-il de même des problèmes qu'ils ont abor- dés? Doit-on renoncer à toute opinion sur les fins et sur les origines, c'est-à-dire sur la destinée de l'in- dividu, de l'humanité et de l'univers? Chose étrange 1 cette science a été la première qui ait excité la cu- riosité humaine, et c'est elle aujourd'hui qui a be- soin d'être justifiée. L'obstination de l'esprit humain

SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 31

à reproduire ces problèmes prouve qu'ils sont fon- dés sur des sentiments généraux et innés au cœur humain, sentiments qui doivent être distingués soi- gneusement des constructions échafaudées à tant de reprises pour les satisfaire. Ils sont donc légitimes en tant que sentiments. Faut-il les chasser du do- maine de la science, parce quMIs ne peuvent être résolus avec certitude, et en abandonner la solution au mysticisme? Je ne le pense pas.

La méthode véritable de la science idéale résulte clairement des données inscrites dans l'histoire même de la philosophie. Il s'agit de faire mainte- nant avec méthode et pleine connaissance de cause ce que les systèmes ont fait avec une sorte de dissi- mulation inconsciente. En unmot, dans cesproblèmes comme dans les autres, il faut accepter les conditions de toute connaissance, et, sans prétendre désormais à une certitude illusoire, subordonner la science idéale à la même méthode qui fait le fondement solide de la science positive. Pour construire la science idéale, il n'y a qu'un seul moyen, c'est d'ap- pliquer à la solution des problèmes qu'elle pose tous les ordres de faits que nous pouvons atteindre, avec leurs degrés inégaux de certitude, ou plutôt de pro- babilité.

Ici chaque science apportera ses résultats les plus

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32 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

généraux. Les mathématiques mettent à nu les mé- canismes logiques de l'intelligence humaine; la physique nous révèle l'existence, la coordination, la permanence des lois naturelles; l'astronomie non montre réalisées les conceptions abstraites de la mécanique, l'ordre universel de l'univers qui en découle, enfîn la périodicité qui est la loi générale des phénomènes célestes.

C'est l'étude de ces sciences qui nous conduit d'abord à exclure du monde l'intervention de toute volonté particulière, c'est-à-dire l'élément surna- turel. Aux débuts de l'humanité, tout phénomène était regardé comme le produit d'une volonté par- ticulière. L'expérience perpétuelle nous a, au con- traire, appris qu'il n'en était jamais ainsi. Toutes les fois que les conditions d'un phénomène se trouvent réalisées, il ne manque jamais de se produire.

Avec la chimie s'introduisent pour la première fois les notions d'être ou de substance individuelle. La plupart des vieilles formules de la métaphysique s'y trouvent en quelque sorte réalisées sous une forme concrète ; mais en même temps apparaissent des notions nouvelles, relatives aux transformations perpétuelles de la matière, à ses combinaisons et à ses âécompositions, aux propriétés spécifiques inhé- rentes à son existence même. C'est ici que la puis-

SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 33

sance créatrice de l'homme se manifeste avec le plus d'étendue, soit pour reproduire les êtres naturels par la connaissance des lois qui ont présidé à leur formation, soit pour en fabriquer, en vertu de ces lois mêmes, une infinité d'autres que la nature n'aurait jamais enfantés.

Au delà de la chimie commencent les sciences de la vie, c'est-à-dire la physiologie, cette physique des êtres vivants, qui poursuit la connaissance de leurs mécanismes ; puis la science des animaux et celle des végétaux, concentrées jusqu'à présent dans l'étude des classifications. C'est cette dernière étude que l'on appelle la méthode naturelle en zoologie et en botanique : elle manifeste à la fois certains cadres nécessaires de la connaissance humaine et certains principes généraux qui paraissent régler l'harmonie de structure et la formation même des êtres vivants. La science arrivera-t-elle un jour à une connais- sance plus claire de ces derniers principes, de façon à s'emparer de la loi génératrice des êtres vivants, comme elle a réussi à s'emparer de la loi génératrice des êtres minéraux? Il est facile de comprendre quelle serait l'importance philosophique d'une pa- reille découverte. L'affirmation peut passer à juste titre p6ur téméraire ; mais peut-être la négation l'est- elle encore davantage, comme exposée à être ren-

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versée demain par quelque découverte inattendue.

Nous voici parvenus dans un ordre nouveau, celui des phénomènes historiques. A révolution néces- saire du système solaire et des métamorphoses géologiques succède un monde la liberté est ap- parue avec la race humaine : celle-ci a introduit dans les choses un élément nouveau et changé le cours des fatalités naturelles. A ce point de vue, l'histoire forme parmi les sciences un groupe à part. Malheu- reusement les lois de Thistoire sont plus difticiles à découvrir que celles du monde physique, parce que, dans l'histoire, l'expérimentation n'intervient guère et que l'observation est toujours incomplète. Jamais nous ne pourrons connaître un passé que nous ne pouvons restituer, pour le faire apparaître encore une fois devant nos yeux, je dis avec la même certi- tude qu'une série de phénomènes physiques. Vous savez mieux que personne par quels merveilleux artifices de divination, appuyés sur les indices les plus divers, l'historien supplée à cette éternelle im- puissance, et reconstitue, en partie par les faits, en partie par l'imagination, un monde qu'il n'a pas connu, que personne ne reverra jamais.

Parmi les résultats généraux qui sortent de l'étude de l'histoire, il en est un fondamental, au point de vue philosophique : c'est le fait du progrès incessant

SCIENCE IDEALE ET SCIENCE POSITIVE. 85

des sociétés humaines, progrès dans la science, pro- grès dans les conditions matérielles d'existence, progrès dans la moralité, tous trois corrélatifs. Si Ton compare la condition des masses, esclaves dans l'antiquité, serves dans le moyen âge, aujourd'hui livrées à leur propre liberté sous la seule condition d'un travail volontaire, on reconnaît une évo^ lution manifestement progressive. En s'attachant aux grandes périodes, on voit clairement que le rôle de Terreur et delà méchanceté décroît, à proportion que Ton s'avance dans l'histoire du monde. Les sociétés deviennent de plus en plus policées, et j'ose- rai dire de plus en plus vertueuses. La somme du bien va toujours en augmentant, et la somme du mal en diminuant, à mesure que la somme de vérité augmente et que l'ignorance diminue dans l'huma- nité. C'est ainsi que la notion du progrès s'est dégagée comme un résultat a posteriori des études historiques.

Enfin, au sommet de la pyramide scientifique viennent se placer les grands sentiments moraux de l'humanité, c'est-à-dire le sentiment du beau, celui du vrai et celui du bien, dont l'ensemble constitue pour nous l'idéal. Ces sentiments sont des faits révélés par l'étude de la nature humaine : derrière le vrai, le beau, le bien, l'humanité a toujours senti.

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sans la coonaltre, qu'il existe une réalité souve- raine dans laquelle réside cet idéal, c'est-à-dire Dieu, le centre et Tunilé mystérieuse et inaccessible vers laquelle converge Tordre universel. Le sentimentseul peut nous y conduire; ses aspirations sont légitimes, pourvu qu'il ne sorte pas de son domaine avec la prétention de se traduire par des énoncés dogmati- ques et a priori dans la région des faits positifs.

Sciences physiques, sciences morales, c'est-à-dire sciences des réalités démontrables par l'observation ou par le témoignage, telles sont donc les sources uniques de la connaissance humaine. C'est avec leurs notions générales que nous devons ériger la pyramide progressive de la science idéale. Aucun problème n'est interdit à celle-ci : loin de là, elle seule a qualité pour les résoudre tous, car la méthode que je viens d'exposer est la seule qui conduise à la vérité.

Quelle est la certitude des résultats fournis par la méthode qui nous sert de guide dans la science idéale, voilà ce qui nous reste à examiner. La vérité, nous devons l'avouer, ne saurait être atteinte par la science idéale avec la même certitude que par la science positive. Ici éclate l'imperfection de la nature humaine. En effet, la science idéale n'est pas entièrement formée, comme la science positive, par

SCIENCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 37

une trame continue de faits enchaînés à Taide de relations certaines et démontrables. Les notions générales auxquelles arrive chaque science particu- lière sont disjointes et séparées les unes des autres dans une même science, et surtout d'une science à l'autre. Pour les réunir et en former un tissu continu, il faut recourir aux tâtonnements et à l'ima- gination, combler les vides, prolonger les lignes. C'est en quelque sorte un édifice caché derrière un nuage et dont on aperçoit seulement quelques con- tours. Cette opération est nécessaire, car chaque homme l'accomplit à son tour, et construit à sa manière, d'après son intelligence et son sentiment, le système complet de l'univers; mais il ne faut pas se faire illusion sur le caractère d'une telle construc- tion. Plus on s'élève dans l'ordre des conséquences, plus on s'éloigne des réalités observées, plus la cer- titude, ou, pour mieux dire, la probabilité diminue. Ainsi, tandis que la science positive une fois con- stituée l'est à jamais, la science idéale varie sans cesse et variera toujours. C'est la loi même de la connais- sance humaine. Ce qu'il s'agit de faire aujourd'hui, c'est de constater cette loi et de s'y conformer, en sachant à l'avance que tout système n'a de vérité qu'en proportion, non de la rigueur de ses raison- nements, mais de la somme de réalités que l'on y

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introduit. Il ne s'agit plus désormais de choisir le système, le point de vue le plus séduisant par sa clarté ou par les espérances qu'il entretient. Rien ne sert de se tromper soi-même. Les choses sont, d'une manière déterminée, indépendantes de notre désir et de notre volonté.

Parmi les hommes distingués qui font aujourd'hui profession de métaphysique, beaucoup ne paraissent pas encore avoir compris cette nouvelle manière de poser le problème; ils discutent contre des faits qui ne sauraient être attaqués par le syllogisme; ils affir- ment comme des réalités ce qu'ils ont emprunté au seul raisonnement. Faute de comprendre le point de vue des savants, ils argumentent contre le matéria- lisme, le spiritualisme, le panthéisme, etc. ; ils fabriquent des définitions et^en déduisent des con- séquences pour les combattre. Il est plus d'un phi- losophe qui crée des chimères pour avoir le mérite de les dissiper, sans s'apercevoir que le progrès de l'esprit humain a changé les pôles de la démonstra- tion, et qu'il s'escrime contre ses propres fantômes dans l'arène solitaire de la logique abstraite. Tous ces procédés sont précisément l'opposé de la philo- sophie expérimentale, qui déclare toute définition logique du réel impossible, et qui repousse toute déduction absolue et a priori.

SCIE NCE IDÉALE ET SCIENCE POSITIVE. 39

Enrésumé, la science idéale reprend les problèmes de l'ancienne métaphysique, au point de vue des existences réelles et par une méthode empruntée à la science positive; mais elle ne peut arriver à la même certitude. Si elle par^'ent à certains grands traits généraux, tirés de la connaissance de la nature humaine et du monde extérieur, elle assemble ces traits par des liens individuels. A côté des faits démontrés, la fantaisie tient et tiendra toujours ici la part la plus large. La même chose arrivait dans les anciens systèmes; seulement on exposait a prtort, et comme les résultats nécessaires du raisonnement, ce même assemblage de réalité et d'imagination que nous devons désormais présenter sous son véritable caractère.

Vous avez exposé votre manière de comprendre le système général des choses, en vous appuyant sur l'ensemble des faits que vous connaissez, et en achevant la construction à votre point de vue per- sonnel. Peut-être aussi composerai-je un jour mon De Naturâ rerum^ qui, malgré notre accord sur la méthode, différera sans doute à quelques égards du vôtre : aujourd'hui, j'ai préféré mettre en évidence le caractère de la méthode nouvelle, dire en quoi elle diffère de la méthode ancienne, et montrer com- ment, à côté de la science positive et universelle,

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40 SCIENCE ET PHILOSO PHIE.

qui s'impose par sa certilude propre, puisqu'elle n'affirme que des réalités observables, on peut élever la science idéale, tout aussi nécessaire que la science positive, mais dont les solutions, au lieu d'être imposées et dogmatiques comme autrefois, ont désormais pour principal fondement les opinions individuelles et la liberté.

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LA SYNTHÈSE

DES MATIÈRES ORGANIQUES

A partir du jour Lavoisier Tonda la chimie sur la base définitive des corps simples, le domaine minéral de celte science ne tarda pas à être parcouru dans tous les sens, ses limites furent tracées, ses lois générales découvertes. Bientôt on put à volonté dé- composer toute substance minérale, la résoudre par l'analyse dans les éléments qui la constituent; puis, à rinverse, on réussit presque toujours à reconsti- tuer le composé primitif par Tunion des corps

i. Cet article résame les idées générales développées en 1860 dans mon livre intitulé : Chimie organique fondée sur la Synthèse chi- mique, livre dont j*ai reproduit l'introduction dans un ouvrage spécial faisant partie de la Bibliothèque internationale, publiée chez Alcan.

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simples que l'analyse avait mis en évidence; il devint en général facile d'expliquer et de reproduire les conditions naturelles dans lesquelles ce composé pouvait avoir pris naissance.

Lorsqu'on essaya d'aborder par les mêmes mé- thodes l'étude des matières organiques, on reconnut aussitôt une différence radicale. A la vérité, on par- vint aisément à décomposer ces matières et à les ramener à leurs éléments. Ceux-ci se trouvèrent même bien moins nombreux que les éléments des minéraux; car ils se réduisent presque exclusive- ment à quatre corps, savoir : le carbone, l'hydrogène, l'oxygène et l'azote. Mais, dès qu'il s'agit de recom- poser les matières organiques à l'aide des éléments mis en évidence par l'analyse, dès que l'on teala de reproduire, par l'art, la variété infinie de leurs étals et de leurs métamorphoses naturelles, tous les efforts demeurèrent infructueux. Une barrière, en appa- rence insurmontable, s'éleva dès lors entre la chimie organique et la chimie minérale.

Pour bien saisir toute la difficulté d'un semblable problème, il suffit de savoir que les composés orga- niques se rencontrent exclusivement au sein des êtres vivants, qu'ils résultent de l'association d'élé- ments peu nombreux, suivant des proportions fixes pour chacun de ces composés, et cependant variées

SYNTHÈSR DES MATIÈRES ORGANIQUES. 43

presque à Finfini, quant à la multitude et aux pro- priétés de ces mêmes composés. Ces derniers consti- tuent des groupements mobiles, instables, qui se forment et subsistent seulement dans des conditions délicates et compliquées, conditions qui n'avaient point été réalisées jusqu'ici, si ce n'est dans le sein des êtres oi^anisés. L'ensemble de ces circonstances, et surtout l'impuissance de la chimie à reproduire l'association du carbone avec l'hydrogène et les composés si divers auxquels cette association donne naissance, tout avait concouru à faire regarder, par la plupart des esprits, la séparation entre la chimie minérale et la chimie organique comme infranchis- sable.

En effet, rien de plus étrange en apparence que les idées chimiques, dans leur application à un ani- mal ou à un végétal. A la place de ces organes si divers et disposés cependant pour une fin commune et déterminée, à la place de ces tissus élémentaires formés de fibres et. de cellules, & la place de ces derniers éléments visibles, dans lesquels l'analyse microscopique résout les diverses parties d'un être vivant, la chimie conçoit un assemblage indéfini de principes immédiats définis, tels que les acides et les alcalis végétaux, le ligneux et l'amidon, les sucres, la stéarine, l'oléine et les autres corps gras, l'albu-

U SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

mine, la fibrine, les essences volatiles, etc. ; sortes d'êtres abstraits dont les caractères et les propriétés sont envisagés indépendamment des apparences qu'ils peuvent affecter dans l'être vivant. A la vérité, ces apparences et ces formes ne dépendent point des lois chimiques proprement dites; mais les en- sembles déterminés qui résultent de leur assem- blage, c'est-à-dire les êtres vivants eux-mêmes ne sont plus conçus, au point de vue chimique, que comme des sortes de laboratoires, les principes matériels s'assimilent, s'éliminent, se transforment sans cesse, suivant des lois invariables que l'analyse s'efforce de pénétrer.

L'étonnement redouble si l'on songe que les prin- cipes immédiats des êtres vivants , premiers termes iso lés par l'analyse chimique, peuvent être à leur tour détruits par une analyse ultérieure et ramenés à trois ou quatre corps élémentaires, pareils à ceux que ré- vèle l'anal Ysc minérale. Combien ces éléments ressera- blent peu aux êtres qui les fournissent en se décom- posant ! Sur quatre corps simples constitutifs des êtres vivants, trois sont gazeux, savoir l'oxygène et l'azote, éléments de l'air, l'hydrogène, partie con- stitutive de l'eau; tandis que le quatrième est solide

et fixe : c'est le carbone, le plus caractéristique de tous les éléments qui concourent à la formation des

SYNTHÈSK DES MATIÈRES ORGANIQUES. 45

substances organiques. Ces quatre corps simples fondamentaux, unis à de faibles proportions de soufre, de phosphore et de diverses autres matières, sont les seuls éléments que la nature mette en œuvre dans la génération de Tinfinie variété des substances végétales et animales. Leur combinaison donne nais- sance à des millions de substances distinctes et dé- unies.

Il est maintenant aisé de comprendre combien sont délicats et difficiles les problèmes de synthèse en chimie organique; car il s'agit, pour le chimiste, de reproduire, parles moyens dont il dispose et à l'aide des seuls corps simples, réduits au nombre de quatre, la multitude immense des principes immédiats qui constituent les êtres vivants; il s'agit en même temps d'imiter la suite des métamorphoses pondérales subies par ces principes et en vertu desquelles les animaux et les végétaux .se nourrissent, subsistent et se développent. Dans ce nouvel ordre de recher- ches, les obstacles sont si grands, que Ton avait même refusé pendant longtemps d'admettre la possibilité du succès, et que l'on avait tracé, je le répète, une démarcation presque absolue entre la chimie miné- rale et la chimie organique.

Une telle démarcation était conforme à la marche progressive suivie par la science jusqu'à l'époque de

46 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

mes travaux, et à la nature des méthodes qu'elle sa- vait employer alors. Cette marche avait été essentielle- ment analytique. Partis de l'étude des principes im- médiats qui entrent dans la constitution des végétaux et des animaux, les chimistes se sont bornés d'abord à les extraire, aies définir, à les étudier en eux- mêmes et à reconnaître la nature des produits extrêmes de leur décomposition : carbone, hydro- gène, azote, eau, acide carbonique, ammoniaque, etc. Plus tard, ils ont cherché à les transformer les uns dans les autres et à produire de nouvelles ma- tières, analogues aux principes organiques naturels, en détruisant ceux-ci par les réactifs, à l'aide de pro- cédés systématiquement ordonnés. Des composés complexes, fixes et souvent incristallisables, formés sous rinfluence de la vie, on passait aux substances volatiles et définies, plus simples que les premières ; de celles-ci, à des corps plus simples encore; puis enfin aux éléments.

Tous ces changements, dus à l'influence des réac- tifs, présentaient un caractère commun: les élé- ments des corps qui les éprouvent se trouvaient de plus en plus rapprochés de leur séparation finale. En un mot, au lieu de décomposer complètement et du premier coup les combinaisons organiques formées sous l'influence de la vie, on les décomposait par

SYNTHÈSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. f

degrés successifs et suivant une échelle régulière, en passant du composé primitif à des composés moins compliqués, de ceux-ci à d'autres, et ainsi de proche en proche, jusqu'à ce qu'on eût atteint les termes simples d'une destruction totale. De cette belle série de travaux poursuivis pendant trente années, de 1830 à 1860, qui ont permis d'obtenir tant d'êtres artificiels par la voie des décompositions ménagées, et qui ont jeté les bases analytiques de la classifica- tion des substances organiques. Mais on ne savait point remonter cette échelle, partir des corps élé- mentaires pour former, par le seul jeu des affinités que l'on a coutume de mettre en œuvre dans la nature inorganique, des carbures d'hydrogène, puis des alcools et des composés de plus en plus compli- qués. ,

Aussi les lois de la combinaison observées en chimie minérale semblaient-elles insuffisantes pour expliquer les faits observés dans la nature orga- nique : comme si quelque chose de vital demeurait jusqu'au bout dans les principes organiques et leur imprimait ce cachet originel, qui donne à ces corps un air de famille et les fait reconnaître à l'instant.

Celte dififérence fondamentale entre l'état d'a- vancement de la chimie organique et celui de la chimie minérale se retrouvait jusque dans le mode

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SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

d'exposition suivi dans renseignement de ces deux sciences. Tandis que la chimie minérale part des corps simples et s'élève graduellement aux compo- sés binaires, ternaires, etc., qui résultent de la com- binaison de ces corps simples, pris deux à deux, trois à trois, etc. ; tandis qu'elle va toujours du simple au composé; la chimie or ganique procédait en général inversement. Jusque vers 1860, tous les auteurs qui Tont exposé, en marchant du connu à l'inconnu et sans autre point d'appui que les consi- dérations expérimentales, ont du prendre leur point de départ dans les produits immédiats de Torganisa- tion. En général, ils ont procédé du ligneux et de l'amidon au sucre, du sucre et l'alcool, de l'alcool enfin aux carbures d'hydrogène ; c'est-à-dire qu'ils sont partis des corps les plus composés, parmi ceux que nous rencontrons dans les êtres vivants, puis ils sont descendus par une analyse successive, se con- formant d'ailleurs à la marche de l'expérience elle- même, et traversant l'étude d'êtres de plus en plus simples, jusqu'aux composés binaires et jusqu'aux éléments. Mélange singulier, quoique nécessaire, de chimie et d'histoire naturelle, qui ôtait à la science une partie de sa rigueur abstraite.

La science se trouvait dès lors comme suspendue dans le vide et privée d'une base indépendante. ,

SYNTHÈSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 49

On voit par ces développements quelles différences ont séparé d'abord la chimie organique et la chimie minérale, sous le Iriple rapport de la marche géné- rale des découvertes, de la nature des méthodes et de la manière d'enseigner Tensemble de la science. Ces différences tenaient essentiellement à Timpuis- sance de la synthèse en chimie organique, opposée à sa puissance en chimie minérale.

Pour expliquer cette impuissance, on tirait une raison spécieuse de l'intervention de la force vitale, seule apte jusque-là à composer les substances orga- niques. C'était, disait-on, une force particulière, qui réside dans la nature vivante et qui triomphe des forces moléculaires propres aux éléments de la matière inorganique. Et l'on ajoutait : c C'est celte force mystérieuse qui détermine exclusivement les phénomènes chimiques observés dans les êtres vivants; elle agit en vertu de lois essentiellement distinctes de celles qui règlent les mouvements de la matière purement mobile et quiescible. Elle im- prime à celle-ci des états d'équilibre particuliers, et qu'elle seule peut maintenir, car ils sont incompa- tibles avec le jeu régulier des affinités minérales. » Telle était l'explication au moyen de laquelle Berze- lius justiffait l'imperfection de la chimie organique et la déclarait pour ainsi dire sans remède.

50 ' SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Mais, dans Tétude des sciences, et surtout de celles qui touchent aux origines, il faut se garder également des affirmations téméraires et des décla- rations prématurées d'impuissance ; il ne faut point restreindre a priori la portée des connaissances futures dans le cercle étroit des connaissances actuelles, ni surtout poser des bornes absolues, qui n'expriment autre chose que notre ignorance pré- sente. Combien de fois ces bornes ont été renversées, ces limites dépassées I

En proclamant ainsi notre impuissance absolue dans la production des matières organiques, deux choses avaient été confondues : la formation des substances chimiques, dont l'assemblage constitue les êtres organisés, et la formation des organes eux- mêmes. Ce dernier problème n'est point du domaine de la chimie. Jamais le chimiste ne prétendra former dans son laboratoire, et avec les seuls instruments dont il dispose, une feuille, un fruit, un muscle, un organe. Ce sont des questions qui relèvent de la physiologie; c'est à elle qu'il appartient d'en discuter les termes, de dévoiler les lois du développement des organes, ou, pour mieux dire, les lois du déve- loppement des êtres vivants tout entiers, sansles- lesquels aucun organe isolé n'aurait ni sa raison d'être, ni le milieu nécessaire à sa formation.

ST5THÊSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 51

Mais ce que la chimie ne peut faire dans Tordre de Toi^anisation, elle peut Tentreprendre daos celui de la fabrication des substances renfermées au sein des êlres vivants. Si la structure même des végétaux et des animaux échappe à ses applications; au contraire elle a le droit de prétendre former les principes immédiats, c'est-à-dire les matériaux chimiques qui constituent les organes, indépendamment de la structure spéciale en fibres et en cellules que ces matériaux affectent dans tes animaux et dans les végétaux. Cette formation même et Texplication des métamorphoses pondérales que la matière éprouve dans les êtres vivants constituent un champ assez vaste, assez beau : la synthèse chimique doit le revendiquer tout entier.

C'est ce nouveau point de vue général que j'ai développé par vingt ans d'études et d'expériences, consacrées à la découverte des méthodes par les quelles j'ai réalisé la formation des principes immé- diats, sans le concours de forces particulières à la nature vivante. J'ai entrepris de procéder en chimie organique comme on sait le faire depuis près d'un siècle en chimie minérale, c'est-à-dire de composer les matières organiques en combinant leurs éléments, à l'aide des seules forces chimiques; j'ai prouvé que les afSnilés chimiques, la chaleur, la lumière.

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rélectricité suffisent pour déterminer les éléments à s'assembler en composés organiques. Or nous dispo- sons de ces forces à notre gré, suivant des lois régu- lières et connues; entre nos mains, elles donnent lieu à des combinaisons infinies par leur nombre et par leur variété. Voilà comment j'ai établi les lois générales de la synthèse, demeurées si longtemps obscures. Cette voie a été féconde: un grand nombre de savants y sont entrés depuis. Les corps gras naturels d'abord, puis les carbures d'hydrogène et les alcools, d'après mes proj)res travaux; puis, à la suite et comme conséquence, leurs dérivés: les acides organiques, les aldéhydes, les camphres, les essences oxygénées, enfin les alcalis, les amides et les matières colorantes ont été obtenus par ces méthodes. Aujourd'hui, nous savons repro- duire une multitude de principes naturels, et nous avons l'espoir légitime de fabriquer tous les autres.

Le succès de ces expériences permet désormais de présenter l'ensemble de la science avec toute ri- gueur, en marchant du simple au composé, du connu à l'inconnu, et sans s'appuyer sur d'autres idées que celles qui résultent de l'étude purement physique et chimique des substances minérales. Au lieu de prendre son origine dans les phénomènes de

SYNTHÈSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 53

la vie, la chimie organique se trouve maintenant posséder une base indépendante ; elle peut rendre à son tour à la physiologie les secours qu'elle en a si longtemps tirés.

Cette marche nouvelle de la chimie organique s'efTectue en procédant d'après les mêmes idées qui ont fondé la synthèse en chimie minérale. Dans les deux casy il suffit de suivre une marche inverse de celle de l'analyse. Or l'analyse organique conduit à décomposer les principes naturels, à former d'abord les corps volatils et principalement les alcools et les acides; de ceux-ci, l'analyse passe aux carbures d'hydrogène, et des carbures aux éléments.

Renversant les termes du problème,j'ai pris pour point de départ les corps simples, le carbone, l'hy- drogène, l'oxygène, l'azote, et j'ai reconstitué parla combinaison de ces éléments des composés orga- niques, d'abord binaires, puis ternaires, etc., les uns analogues, les autres identiques avec les prin- cipes immédiats contenus dans les êtres vivants eux-mêmes. Quelques développements sont ici néces- saires pour montrer la suite progressive des forma- tions synthétiques.

Les substances que l'on forme d'abord, par des méthodes purement chimiques, sont les principaux carbures d'hydrogène, c'est-à-dire les composés

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54 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

binaires fondamenlauxde la chimie organique. Pour les produire de toutes pièces, on part des élé- ments. Ainsi j'ai réalisé la combinaison directe des éléments, et formé, par l'union du carbone et de l'hy- drogène libres, associés sous l'influence de l'électri- cité, un premier carbure fondamental, l'acétylène ; puis à l'aide de ce carbure, par la voie méthodique des synthèses progressives, j'ai constitué tous les autres carbures d'hydrogène, gaz des marais, gaz oléfiant, benzine, naphtaline, anthracène, etc., etc. J'ai ob- tenu encore les mêmes résultats par d'autres voies, particulièrement à partir des composés binaires les plus simples, tels que l'acide carbonique, l'oxyde de carbone et l'eau ; méthode qui offre cet intérêt parti- culier de procéder à partir des mêmes origines que la nature vivante, quoique suivant des artifices bien différents. Car c'est à partir de l'eau et de l'acide carbonique que les végétaux et les animaux forment les principes si variés qui constituent la trame de leurs tissus. Mais poursuivons notre exposé général des méthodes synthétiques.

Les carbures d'hydrogène sont devenus à leur tour le point de départ de la synthèse des alcools : nouvelle classe de composés non moins importants et qui en dérivent par l'introduction des éléments de l'eau dans la molécule hydrocarbonée. C'est ainsi

SYNTHÈSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 55

qu'avec le gaz des marais et Toxygèiie, j'ai formé Talcool méthylique ; avec le gaz oléfiant et les élé- ments de Teau, j'ai formé l'alcool ordinaire ; avec le propylëne et les éléments de Teau^un alcool pro- pylique, etc.

Voilà par quelles méthodes générales j'ai opéré la synthèse des carbures d'hydrogène et celle des al- cools. Ce sont les premiers produits de la synthèse, et les plus difficiles à réaliser. Les carbures d'hydro- gène et les alcools, en effet, sont les plus caracté- ristiques parmi les composés organiques. Ils n'ont point d'analogues en* chimie minérale, ils consti- tuent la base de notre édifice, et ils deviennent le point de départ de toutes les autres formations. L'intervention des actions lentes, celle des affinités faibles et délicates, suffisent pour les obtenir. En s'appuyant sur les mêmes méthodes, on peut pousser plus avant; en effet, i mesure que l'on s'élève i des composés plus compliqués, les réactions deviennent plus faciles et plus variées, et les ressources de la synthèse augmentent i chaque pas nouveau. En un mot, dans l'ordre de la synthèse organique, le point essentiel réside dans la formation des premiers termes au moyen des éléments, c'est-à-dire dans celle des carbures d'hydrogène et des alcools : c'est elle qui efface en principe toute ligne de démarca-

56 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

lion entre la chimie minérale et la chimie orga- nique.

Cette formation est d'autant plus décisive qu'elle a permis de rattacher les nouveaux résultats avec les découvertes accomplis jusqu'alors en chimie orga- nique. En eflet, les chimistes savent produire, au moyen des alcools et des carbures, une multitude d'autres composés : tels sont les aldéhydes, premiers termes d'oxydation qui comprennent la plupart des huiles essentielles oxygénées ; tels sont encore les acides organiques, si répandus dans les végétaux et dans les animaux. En combinant ces mêmes alcools et ces mêmes carbures avec les acides, on obtient les éthers composés et les corps gras neutres, nouvelle catégorie de substances propres à la chimie organique et qui se retrouvent dans la végétation. L'ensemble de ces résullatfe comprend la plupart des composés ter- naires. On j eul a Jer plus loin. Les alcools, les aldé- hydes, les acid^iï, étant unis avec l'ammoniaque, donnent naif^ance à leur tour aux substances qua- ternaires, formées de carbone, d'hydrogène, d'oxy- gène et d'azote, c'est-à-dire aux corps désignés sous les noms d'amides et d'alcalis.

La synthèse étend ainsi ses conquêtes, depuis les éléments jusqu'au domaine des substances les plus compliquées, sans que l'on puisse assigner de

ST5TH£SE DES HlTIÈftES OEGASIvriS. d7

limite i ses progrès. Si Ton enrisage par la f t'nsee la mullilade presque infinie des composés orga- niques, depuis les corps que Fart sait reproduire, tels que les carbures, les alcools et leurs dérivés, jus- qu*à ceux qui n'existent encore que dans la nature^ tels que les matières sucrées et les principes azotés d'origine animale, on passe d'un terme à Taulre par des d^rés insensibles, et Ton n'aperçoit plus de barrière absolue, tranchée, insurmontable. On peut donc affiimer que la chimie oi^:anique est désormais assise sur la même base que la chimie minérale. Dans ces deux sciences, la synthèse, aussi bien que Fana- lyse, résultent du jeu des mêmes forees, appliquées aux mêmes éléments.

On Toil ici quelle est la marche successive de la synthèse, comment elle permet de construire les fon- dements de rédifice, et d'en asseoir les premières assises, en coordonnant les résultats nouveaux et les résultats acquis sous un même point de vue et par une même méthode, comparable à celle de la chimie minérale. On voit aussi conmient aux nouvelles mé- thodes de formation synthétique répondent une ma- nière nouvelle d'envisager la science et des liens nouveaux et généraux entre les faits qu'elle em- brasse. Ce qui caractérise surtout ces nouveaux liens, ce nouveau point de vue, ce qui les distingue essen*

58 ' SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

tiellement des opinions passagères qui se sonl suc- cédé dans la science, c'est qu'ils ne reposent pas sur des conjectureSySurdes présomptions plus ou moins incertaines, mais sur des faits réalisés. Aussi les découvertes synthétiques permettent-elles de consti- tuer la science en dehors des systèmes incomplets et incertains qui avaient été construits auparavant, d'après l'étude des décompositions progressives. Enfin l'application aux substances naturelles des précédés généraux, qui résultent de ce vaste en- semble d'idées et de travaux, fournit aux travaux synthétiques une base chaque jour plus assurée. Elle permet dès aujourd'hui de former de toutes pièces un nombre immense de substances organiques, et elle a ouvert aux découvertes de la science, comme à celles de l'industrie, un champ illimité.

Une démonstration capitale, au point de vue phi- losophique, résulte de cette introduction de la mé- thode synthétique en chimie organique. En effet, par le fait de la formation des composés organiques et par l'imitation des mécanismes qui y président dans les végétaux et dans les animaux, on peut établir que les effets chimiques de la vie sont dus au jeu des forces chimiques ordinaires ; au même titre que les effets physiques et mécaniques de la vie ont lieu suivant le jeu des forces purement physiques et mécaniques.

SYNTHÈSE DES MATIÈRES ORGANIQUES.

Dans les deux cas, les forces moléculaires mises en œuvre sont les mêmes, car elles donnent lieu aux mêmes effets. La chimie organique, développant chaque jour cette démonstralion, a poursuivi et pour- suivra désormais sa marche dans la voie synthétique, jusqu'à ce qu'elle ait parcouru tout son domaine et qu'elle en ait défini les limites, aussi complètement que peut le faire aujourd'hui la chimie minérale. Par là, elle forme avec cette dernière un ensemble continu, procédant des mêmes méthodes et des mêmes lois générales; en même temps qu'elle constitue à la physiologie une base et des instruments pour s'élever plus haut.

L'étude de la formation des matières organiques et la recherche des causes qui déterminent cette for- mation ne sont pas seulement fécondes au point de vue de l'interprétation chimique des phénomènes vitaux ; mais elles nous conduisent à une connais- sance plus profonde des forces moléculaires et des lois qui président au jeu de ces forces. Cette con- naissance s'applique à deux ordres de prévisions essentiellement distinctes : les unes concernent les effets généraux de la combinaison chimique et les relations qui existent entre les propriétés des com- posés et celles des corps qui concourent aies former; les autres sont relatives à la création d'êtres nou-

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veaux et inconnus, dont la nature extérieure ne pré- sente aucun exemple.

Plaçons-nous d'abord au premier point de vue. La formation des matières organiques fournit les données les plus précieuses pour la théorie méca- nique des forces moléculaires. En efiTet, elle donne lieu à des séries nombreuses et régulières de com- binaisons, engendrées suivant une même loi géné- rale, mais avec une variation progressive dans leur composition. D'un terme à un autre, on peut obte- nir telle gradation que l'on désire, et observer quel en est Teffet sur les propriétés physiques et chi- miques des substances que l'on compare.

Ce sont de? avantages que l'on ne rencontre guère en chimie minérale : chaque substance y est le plus souvent seule de son espèce, ou du moins sans analogue prochain. Elle est le signe isolé de quelque loi générale, dont elle constitue Tunique expression. En l'absence de tout terme de comparaison, on ne peut guère ressaisir la trace de l'idée généra» rice dont chaque corps représente la réalisation. Au con- traire, en chimie organique, le composé artificiel ob- tenu par les expérimentateurs, le principe naturel qu'ils cherchent à reprodui re n'est point un être isolé , mais le fragment d'un tout plus étendu, l'expression particulière d'une fonction commune, qui se traduit

STKTHËSE DES MATIÈRES ORGANIQUES. 61

encore par une multitude d'autres expressions ana- logues. L'étude des corps semblables permet de reconstruire toute la série par la pensée et de remon- ter à l'idée mère qui préside à son développement. Enfin la connaissance complète du tout conduit à son tour à établir avec certitude les origines et la filia- tion des cas individuels.

Nous arrivons par au second point de vue : il est relatif à la puissance que la loi scientifique met entre nos mains. Les méthodes en effet par lesquelles on reproduit tel ou tel principe isolé comportent une extension singulièrement féconde ; car elles reposent presque toujours, je le répète, sur une loi plus géné- rale ; or la connaissance de cette loi permet de réa- liser une infinité d'autres effets semblables à ceux que la nature offrait à nos observations ; de former une multitude d'autres substances, les unes iden- tiques avec les substances naturelles déjà connues, les autres nouvelles et inconnues, et cependant com- parables aux premières. Ce sont des êtres artifi- ciels, existant au même titre, avec la même sta- bilité que les êtres naturels : seulement, le jeu des forces nécessaires pour leur donner naissance ne s'est point rencontré dans la nature. La synthèse des corps gras neutres, par exemple, ne m'a pas permis seulement de former artificiellement les quinze ou

62 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

vingt corps gras naturels connus jusque-là, maiselle m'afait encoreprévoir la formation de plusieurs cen- taines de millions de corps gras analogues ; subs- tances qu'il est désormais facile de produire de toutes pièces,en vertu duprincipequi préside àleur composi- tion. C'est le développement nécessaire de ces séries générales de lois et de composés qui rend si difficile la solution de chaque problème synthétique envisage isolément: la formation de la stéarine naturelle, par exemple, n'est devenue possible que le jour j'ai réussi à y rattacher par une relation universelle la formation de toutes les autres combinaisons, soit naturelles, soit artiQcielles, de la glycérine. Tout corps, tout phénomène représente, pour ainsi dire, un anneau compris dans une chaîne plus étendue de corps, de phénomènes analogues et corrélatifs. Dès lors on ne saurait le réaliser individuellement, à moins d'être devenu maître de toute la suite des effets et des causes dont il représente une manif^ista- tion particulière; mais par même chaque solution acquiert un caractère de fécondité extraordinaire. Voilà comment nous saisissons le sens et le jeu des forces éternelles et immuables qui président dans la nature aux métamorphoses de la matière, et comment nous arrivons à les faire agir à notre gré dans nos laboratoires. Le mode suivant lequel s'exerce celte

SYiNTHËSE DES MATIËRES ORGANIQUES. 03

puissance mérite quelque attention. Ce qu'il est surtout essentiel de savoir, c'est la succession fatale des changements que la matière éprouve, la filiation précise des substances qui se transforment, et rinfluence du milieu et des circonstances dans lesquelles s'effectuent les métamorphoses. Ces choses 4tant exactement connues, nous devenons les maîtres du mécimisme naturel et nous le faisons fonctionner à notre gré : soit pour reproduire les mômes effets qui nous ont appris à le pénétrer, soit pour déve- lopper des effets semblables conçus par notre intel- ligence. Dans tous les cas, il est essentiel de remar- quer que notre puissance va plus loin que notre connaissance. En effet, étant données un certain nombre de conditions d'un phénomène imparfaite- ment connu, il suffit souvent de réaliser ces condi- tions pour que le phénomène se produise aussitôt dans toute son étendue; le jeu spontané des lois naturelles continue à se développer et complète les effets, pourvu que l'on ait comm3ncé à le mettre en œuvre convenablement. Voilà comment nous avons pu former les substances organiques, sans avoir besoin de calculer complètement les lois des actions intermoléculaires. Il est mêm3 vrai de dire que, si les forces une fois mises en jeu ne poursuivaient pas elles-mêmes l'œuvre commencée, nous ne pour-

6i SCIENCE ET PUILOSOPHIE.

rions imiter et reproduire par l'art aucun phénomène naturel ; car nous n'en connaissons aucun d'une manière complète, attendu que la science parfaite de chacun d'eux exigerait celle de toutes les lois, de toutes les forces qui concourent à le produire, c'est- à-dire la connaissance parfaite de l'univers.

C'est ici le fait capital sur lequel nous appelons particulièrement l'attention : il est destiné à influer, non seulement sur le progrès spécial des scienccb expérimentales, mais aussi sur la philosophie géné- rale des sciences et sur les conceptions les plus essen- tielles de l'humanité. Nous touchons, en effet, au trait fondamental qui distingue les sciences expéri- mentales des sciences d'observation.

La chimie crée son objet. Cette faculté créatrice, semblable à celle de Tart lui-même, la dislingue essen- tiellement des sciences naturelles et historiques. Les dernières ont un objet donné d'avance et indépen- dant de la volonté et de l'action du savant : les rela- tions générales qu'elles peuvent entrevoir ou établir reposent sur des inductions plus ou moins vraisem- blables; parfois môme sur de simples conjectures, dont il est impossible de poursuivre la vérification au delà du domaine extérieur des phénomènes observés. Ces sciences ne disposent point de leur objet. Aussi sont-elles trop souvent condamnées à

SYNTHESE DES MATIERES ORGASIIQnES. 65

une impuissance éternelle dans la recherche de la vérilé, ou doivent-elles se contenter d'en posséder quelques fragments épars et souvent incertains.

Au contraire, les sciences expérimentales ont le pouvoir de réaliser leurs conjectures. Ces conjectures servent elles-mêmes de point de départ pour la recherche de phénomènes propres à les confirmer ou à les détruire : en un mot, les sciences dont il s'agit poursuivent Fétude des lois naturelles, en créant tout un ensemble de phénomènes artificiels qui en sont les conséquences logiques. A cet ^ard, le procédé des sciences expérimentales n*est pas sans analogie avec celui des sciences mathématiques. Ces deux ordres de connaissances procèdent égale- ment par voie de déduction dans la recherche de l'in- connu. Seulement, le raisonnement du mathémati- cien, fondé sur des données abstraites ei établies par définition, conduit à des conclusions abstraites, également rigoureuses; tandis que le raisonnement de l'expérimentateur, fondé sur des données réelles et dès lors imparfaitement connues, conduit à des conclusions de fait qui ne sont point certaines, mais seulement probables, et qui ne peuvent jamais se passer d'une vérification efiective. Quoi qu'il en soit, il n'en est pas moins vrai de dire que les sciences expérimentales créent leur objet, en conduisant à

66 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

découvrir par la pensée et à vérifier par l'expérience les lois générales des phénomènes.

Voilà comment les sciences expérimentalesarrivent à soumettre toutes leurs opinions, toutes leurs hypothèses, à un contrôle décisif, en cherchant à les réaliser. Ce qu'elles ont rêvé, elles le manifestent en acte. Les types conçus par le savant, s'il ne s'est point trompé, sont les types mêmes des existences. Son objet n'est point idéal, mais réel. Par là, en même temps que les sciences expérimentales pour- suivent leur objet propre, elles fournissent aux autres sciences des instruments puissants et éprouvés et des ressources souvent inattendues.

La chimie possède cette faculté créatrice à un degré plus éminent encore que les autres sciences, parce qu'elle pénètre plus profondément et atteint jusqu'aux éléments naturels des êtres. Non seule- ment elle crée des phénomènes, mais elle a la puis- sance de refaire ce qu'elle a détruit; elle a même la puissance de former une multitude d'êtres artificiels, semblables aux êtres naturels, et participant de toutes leurs propriétés. Ces êtres artificiels sont les images réalisées des lois abstraites, dont elle poursuit la connaissance. C'est ainsi que, non contents de remonter par la pensée aux transformations maté- rielles qui se sont produites autrefois et qui se pro-

SYNTHESE DES HATIËKES ORGAHEQDES. 67

duisent tous les jours dans le monde miaéral et dans le monde oi^anique, non contents d'en ressaisir les traces fugitives par l'observation directe des phé- nomènes et des existences actuelles, nous pouvons prétendre, sans sortir du cercle des espérances légi- Urnes, à concevoir les types généraux de toutes les substances possibles et à les réaliser ; nous pouvons, dis-je, prétendre à former de nouveau toutes les matières qui se sont développées depuis l'origine des choses, â les former dans les mêmes conditions, en vertu des mêmes lois, par les mêmes forces que la nature fait concourir à leur formation.

^ . X

LES

MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE

EN CHIMIE ORGANIQUE

LEÇON D'ODV BRTURB DU COURS Dl CHIMIB ORGANIQUE

créé au Collage de France; leçon professée le 2 férrier 18d4

Messieurs,

En montant dans cette chaire qui vient d'être instituée par la libérale initiative du ministre de l'instruction publique S mon premier devoir est de vous expliquer pourquoi elle a été instituée, c'est- à-dire à quels besoins cette chaire répond dans la science et dans l'enseignement.

La chimie organique, messieurs, est par ses ori- gines aussi vieille que la chimie minérale. Dès les

1. M. Duniy.

MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 69

premiers jours de la civilisation, rhomme a eu le sentiment confus des problèmes chimiques, et il les a conçus sous des formules imparfaites, d*où notre science devait se dégager un jour. U poursuivait un double résultat : d'une part, la toute-puissance de transformation sur la nature minérale, c'est-à-dire la pierre philosophale, la transmutation des métaux, l'art de faire de For, comme on disait déjà du temps des Romains; d'autre part, la toute-puissance de transformation sur la matière animée, exprimée par ces formules étranges : labrication des êtres vivants, élixir de longue vie, c'est-à-dire art de se rendre immortel.

Ces deux rêves, ces deux chimères, pierre philoso- phaUf élixir de longue vie, sont les deux origines de la chimie. Dans la poursuite des grandes entre- prises, l'homme a souvent besoin d'être animé et soutenu par des espérances surhumaines. C'est ainsi que Christophe Colomb voulait découvrir le paradis terrestre, alors qu'il naviguait vers l'Amérique. De même en chimie : la poursuite de la pierre philoso- phale et celle de l'élixir de longue vie ont excité une longue suite d'efforts, qui ont fini par aboutir aux plus grandes découvertes.

A l'une de ces poursuites, celle de la pierre philo- sophale, répond la chimie minérale, réduite en sys-

70 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

tëme régulier à la fin du siècle dernier par Lavoi- sier et ses contemporains. L'autre chimère, Télixir de longue vie^ a donné naissance à la chimie orga- nique.

Les éléments des matières organiques ont été dé- finitivement connus il y a quatre-vingts ans, précisé- ment à la même époque que les éléments des ma- tières minérales. C'est vers 1780 que cette première assise de l'édifice a été posée. La nature simple du carbone, de l'hydrogène et de l'oxygène, et la con- servation absolue de leur poids à travers la suite infinie des métamorphoses étant établies pour la première fois, on reconnut aussitôt que toute ma- tière organique renferme ces trois éléments. Peu d'années après, Berthollet constata l'existence géné- rale de l'azote dans les matières animales.

Ainsi fut démontré ce résultat surprenant : tous les êtres vivants, végétaux et animaux, sont essen- tiellement formés par les quatre mêmes corps élé- mentaires, carbone, hydrogène, oxygène et azote; en d'autres termes, et pour prendre uneformule plus saisissante, les êtres vivants sont constitués par du charbon uni avec trois gaz, qui sont les éléments de l'eau et les éléments de l'air.

Cette première découverte fut suivie, comme de raison, par celle des méthodes d'analyse, destinée

MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 71

à reconnaître la proportion des éléments orga- niques. Gay-LussaCy Tbéoard et Berzélius donnèrent les premiers procédés rigoureux. Après vingt ans d'efforts, accomplis par les principaux chimistes de répoque, MM. Liebig et Dumas fixèrent les procé- dés dont nous nous servons encore.

Par ces méthodes, on parvint à un résultat philo*- sophique d'une haute importance : on reconnut, en effet, que les matières organiques obéissent aux mêmes lois de proportions définies que les matières minérales. Wollaston, et surtout Berzélius, mirent ce point hors de doute par leurs expériences. -

Gay-Lussac arriva au même résultat sous .une autre forme, en prouvant que les corps naturelle- ment gazeux, ou réduits à l'état gazeux par la cha- leur, se combinent suivant des rapports simples de volume. Il appliqua aussitôt cette loi, en 1813, à divers corps organiques, tels que l'alcool, l'éther, le gaz oléfiant, les composés du cyanogène, etc.

On vit bien l'importance de la loi des proportions définies en chimie organique, à la suite des travaux de M. Ghevreul, qui fixèrent dans ce domaine la no- tion du principe immédiat défini. Les Recherches sur les corps gras d'origine animalOy commencées il y a cinquante ans, prouvèrent, en effet, que les sub- stances organiques, quelle que soit la variation

72 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

apparente de leurs propriétés, peuvent toujours être représentées par le mélange et l'association en pro- portion indéfinie d'un certain nombre de principes immédiats définis ou espèces chimiques. C'est ainsi, pour prendre un exemple, qu'une maison est for- mée par des matériaux, tels que la pierre à bâtir, le plâtre, la brique, le fer, le bois, assemblés diverse- ment par l'art de l'architecte. La chimie examine ces matériaux indépendamment de leur forme; mais elle ne se propose pas de construire la maison.

En chimie organique, nous étudions les matériaux ou principes dont l'assemblage forme les êtres vi- vants ; nous cherchons, soit à les isoler, soit à ana- lyser leurs actions chimiques réciproques, soit même à reproduire synthétiquement les réactions des principes immédiats et les principes eux- mêmes; mais nous ne nous préoccupons ni de décrire leur structure, ni de définir les conditions qui les déterminent à s'organiser : ce sont des éludes d'un autre ordre, qui relèvent de l'anatomie et de la physiologie, mais non de la chimie organique.

Les premières bases de la science se trouvèrent ainsi établies, il y a quarante ans : cette date vous montre combien notre science est jeune. Elle prit aussitôt un développement rapide, tant par l'étude des réactions générales que par celle des fonctions

MÉTHODES GÉHÊftALES DE SY5THËSE. 73

chimiques. Leeadre de celle leçon m^obligei passer rapidement snr la merveilleuse suite de découvertes qui se sont succédé depuis deux générations, et qui ont cond uit la chimie organique au point elle se trouve aujourd'hui. Il me suffira de rappeler com- ment une notion nouvelle, celle des alcalis végétaux, si précieux, soit au point de vue de la science pure, soit au point de vue de ses applications, fut intro- duite en chimie, vers 1830, principalement par les travaux de MM. Pelletier et Gaventou; comment M. Dumas, après avoir établi sur des lois définitives la connaissance de l'alcool et celle des éthers, éten- dit ses premières études par de nouvelles décou- vertes, et fonda la théorie générale des alcools, c'est-à-dire de cette fonction nouvelle, caractéris- tique de la chimie oi^anique, et doat l'importance va tous les jours grandissant. Pour vous en donner une idée, il suffira de rappeler ce root : que la dé- couverte d'un nouvel alcool a la même importance que la découverte d'un métal nouveau; car elle donne naissance à des séries de combinaisons aussi riches, aussi étendues, dont les propriétés générales sont prévues avec la même probabilité. M. Dumas jeta également, il y a trente ans, les bases de la théorie des amides et celles de la théorie des sub- stitutions.

74 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

M. Pelouze établissait en même temps les lois de la distillation sèche des acides organiques.

Cependant MM. Liebig et Wôhler étudiaient les aldéhydes, et démontraient l'existence de cette fonc- tion nouvelle, spéciale comme les alcools à la chimie organique. M. Liebig, par une multitude de travaux sur les points les plus divers et par Técole de chi- mistes formée autour de lui, concourait également à la vive impulsion que la chimie organique ne cessait de recevoir.

Au même moment Laurent, dans son laboratoire solitaire, pourguivant l'élude des carbures d'hydro- gène, donnait un développement immense à la théorie des substitutions. Il prouva que le chlore peut non seulement remplacer l'hydrogène, équiva- lent par équivalent, en engendrant des composés nou- veaux ; mais que ceux-ci conservent un grand nombre des propriétés essentielles du composé primitif. En d'autres termes, les propriétés d'un système molé- culaire dépendent plutôt de son arrangement que de la nature même dés éléments qui concourent à cet arrangement : notion capitale, et qui porta un coup fatal à la théorie électro-chimique, telle qu'elle était alors comprise par les chimistes. Laurent, étu- diant les phénomènes d'oxydation, mit également en lumière cette échelle de combustion, de décom-

MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 75

position successive, qui descend peu à peu, et par degrés ménagés, depuis les corps les plus compli- qués jusqu'à Teau et à l'acide carbonique. Cette échelle de combustion allait prendre bientôt une importance énorme dans le système de Gerbardt. Gerhardt, en effet, et nous touchons ici à nos con- temporains, Gerhardt, outre des travaux spéciaux fort intéressants, tels que la production des acides anhydres, s'est surtout illustré par sa classification générale des substances organiques, fondée sur la théorie des homologues : c'était la conséquence des travaux relatifs à la destruction graduelle des sub- stances oi^aniques par les réactifs. Je ne puis que rappeler ici combien cette classification a mis en relief d'analogies et à combien de résultats féconds elle a conduit.

Ce serait le moment de vous parler des radicaux métalliques composés , inventés par M. Bunsen, et des travaux de MU. Frankland, Kolbe et Lôwig sur cette question; de la découverte des éthers mixtes par M. Williamson, découverte féconde en consé- quences ; et de tant d'autres recherches qui ont étendu si rapidement le domaine de la science. Mais le temps me manque pour ce récit : je le reprendrai peut-être quelque jour avec les développements q u'il mérite.

76 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Je ne puis cependant passer sous silence les mé- thodes générales par lesquelles nous avons appris à former les alcalis artificiels. La première est due à M. Zinin (1842) ; elle permet de transformer en alcalis une multitude de carbures d'hydrogène : Taniline, devenue si intéressante par la production des matières colorantes artificielles, est le fruit de cette méthode. En 1848, M. Wùrtz, par une décou- verte très importante, rattacha la formation des alcalis artificiels aux alcools eux-mêmes, c'est-à- dire aux séries fondamentales de la chimie organi- que. Presque aussitôt M. Hofmann formula la théo- rie générale de ces nouveaux composés.

C'est ainsi que la chimie organique s'est accrue sans cesse par la conquête de nouveaux domaines. En 1854, j'ai moi-même introduit dans la science la théorie des alcools polyatomiques, théorie féconde et qui a pris aussitôt d'immenses développements. Elle m'a conduit d'abord à reproduire synthéti- quement les corps gras naturels et à en établir la constitution véritable; elle définit également la constitution des principes sucrés ; elle permet de concevoir, sinon de reproduire encore, celle des principes fixes qui constituent les tissus végétaux. Enfin j'ai été, depuis quinze ans, le promoteur des idées de synthèse, jusque-là négligées en chimie

MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 77

organique, et que je développerai devant vous dans le cours de celte année.

En résumé, la chimie oi^anique est une science née d'hier, en voie de développements continuels. Aussi comprendrez-vous facilement pourquoi elle n'est pas encore parvenue à ce degré de maturité et de fixité qui caractérise les sciences faites et finies, telles que la géométrie élémentaire, ou bien les théories physiques de la pesanteur et de Tattraction universelle. Elle n'est même pas arrêtée à ce point de stabilité relative, suffisante pour un enseigne- ment élémentaire, et qui appartient à la chimie minérale. En chimie organique, les notions géné- rales sont en état d'évolution incessante : chacun a son système, c'est-à-dire un certain ensemble d'idées personnelles et qu'il applique à la science tout entière. C'est ce qui caractérise une science en voie de formation. Et gardez-vous de regarder cet état comme une preuve d'infériorité : les sciences toute discussion a cessé sont des sciences épuisées. Nous sommes loin de là. Depuis quatre- vingts ans, on ne cesse de fonder en chimie orga- nique : à l'heure présente nous sommes encore dans l'ère des fondateurs.

A ces progrès dans la science proprement dite répondent des progrès continuels dans deux ordres

8 SCIENCE ET PHILOSOPHIE

opposés, dans Tordre des idées philosophiques et dans Tordre des applications.

Vous parlerai-je, dans Tordre philosophique, de ces notions profondes que donne la chimie sur la constitution de la matière, éternellement durable au milieu du perpétuel changement des apparences? Quoi de plus saisissant que cette conception des êtres vivants comme résultant de Tassemblage de certaines substances définies, comparables par leurs propriétés fondamentales aux substances minérales, constituées par les mêmes éléments, obéissant aux mêmes affinités, aux mêmes lois chimiques, physiques et mécaniques? Quoi de plus capital que la reproduc- tion de ces substances, matériaux premiers sur lesquels opèrent les organismes vivants, par le seul jeu des forces minérales, et par la simple réaction du carbone sur les éléments de Tair et de Teau?

Toute vérité est féconde, tout développement des notions générales enfante une infinité de consé- quences dans les diverses sciences théoriques et dans les applications. Dans Tordre des autres sciences, il suffira de citer la physiologie : ceux qui la cultivent savent quelles lumières elle tire chaque jour de la chimie organique, et à quel point les progrès de ces deux sciences sont corrélatifs. Les problèmes généraux de la nutrition dans les êtres

MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 79

vivants sont des problèmes chimiques ; il en est de même de ceux de la respiration. L'étude de tous ces problèmes s'appuie sur les données fournies par la chimie organique. Dans les tissus animaux, aussi- tôt que les solides, les liquides et les gaz ont été mis en contact réciproque, sous Tinfluence de certains mouvements qui relèvent du système nerveux, et d'une structure spéciale que nous ne savons pas imiter, il se développe entre ces solides, ces liquides et ces gaz des afiinités purement chimiques; les combinaisons auxquelles elles donnent naissance relèvent exclusivement des lois de la chimie orga- nique.

Dans un ordre plus éloigné, rappellerai-je quelles lumières la chimie a souvent apportées à l'histoire de l'humanité, par l'étude des produits des civilisa- tions antiques, et à l'histoire des êtres vivants qui se sont succédé à la surface de la terre, par l'analyse de leurs débris ; rappellerai-je comment, par l'exa- men des aérolithes, elle semble nous révéler l'exis- tence de la vie dans des mondes étrangers et peut- être antérieurs au nôtre ?

En nous bornant aux applications industrielles, c'est-à-dire à quelques-unes des conséquences de la chimie dans l'ordre social, il faudrait retracer l'his- toire de l'industrie tout entière pour vous montrer

80 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

à quel point les découvertes de notre science ont servi les intérêts matériels de la civilisation. Citons seulement les travaux relatifs aux savons, à la bou- gie, aux acides organiques, aux alcools, au gaz de l'éclairage, aux huiles minérales, aux alcaloidesi si précieux par leurs applications médicales, aux matières colorantes et à tant d'autres produits, issus de la chimie organique et qui transforment incessamment les conditions de la vie humaine. Rap- pelons encore les recherches si précieuses qui ont éclairé et éclairent chaque jour davantage Tagricul- ture.

Bref, il est peu de sciences qui n'empruntent quelque secours de la chimie organique, il est peu d'industries qui ne tirent une lumière plus ou moins complète de ses découvertes.

En raison de ces progrès incessants de la chimie organique, comme science pure et comme science appliquée, la plupart des chimistes de l'Institut et des professeurs du Collège de France, dans l'ordre des sciences physiques et mathématiques, ont été frappés de l'utilité qu'il y aurait à instituer une chaire destinée à exposer cette science, non seule- ment au point de vue ordinaire des résultats acquîsde- puis longtemps et consacrés dans les programmes et dans les examens professionnels, mais à un point de

MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 81

vue progressif, de façon à saisir la science dans son développement actuel et en s'altachant de préfé- rence aux découvertes et aux idées les plus nou- velles.

Ils ont pensé que c'était au Collège de France qu'une telle chaire devait être instituée. En effet, cet établissement est placé en dehors des exigences des programmes et des examens spéciaux. Dès sa fondation par François I", il a été destiné à repré- senter précisément les sciences nouvelles, ou les parties des sciences trop récentes pour être intro- duites encore dans renseignement dogmatique des Écoles et des Facultés. Le propre du Collège de France, c'est d'exposer surtout les idées scienti- fiques au moment même de leur évolution. C'est ainsi qu'à titre de sciences nouvelles Tétude du grec et la culture antique y furent représentées lors de sa fondation; c'est ainsi que, depuis le commen- cement du XIX* siècle, le Collège de France a élé le principal théâtre de la transformation opérée dans les études historiques et philologiques.

A ce titre, une chaire de chimie organique, con- sacrée de préférence aux idées nouvelles qui s'agi- tent dans cette science, est éminemment dans la donnée générale du Collège de France.

Le ministre éclairé qui dirige l'instruction

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83 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

publique, empressé à accueillir toute idée libérale et progressive, a pris Tinitiative de l'exécution : il a institué dans cette enceinte un cours de chimie orga- nique, et il m'a fait l'honneur de confirmer le choix des professeurs en me confiant ce nouvel enseigne- ment.

Un mol encore, messieurs : j'ai un devoir, un devoir bien doux à remplir envers mon maître, M. Balard.

Parmi les professeurs qui ont réclamé celte nou- velle création, il en est un dont la situation était particulière. M. Balard, en effet, professe la chimie au Collège de France depuis quatorze ans ; il a formé plusieurs générations de chimistes. Dans cette cir- constance, ce que l'on proposait aurait pu paraître à quelque esprit jalouse un empiétement sur ses droits, car il s'agissait de dédoubler sa chaire. Mais, loin de s'y opposer, par quelque crainte, peu fondée d'ailleurs, car vous connaissez tous sa parole facile et brillante et l'excellence de son enseignement; loin de s'y opposer, M. Balard s'est empressé de prendre l'initiative de la demande, donnant ainsi une nouvelle preuve de ce dévouement à la science, de cette bienveillance généreuse que connaissent si bien tous ceux qui l'ont entendu, tous ceux qui ont été en rapport avec lui. Après avoir été son élève et son préparateur pendant dix ans, j'ai plus que

MÉTHODES GÉSÊRÀLES DE STKTHËSK. 83

personne le droit et le devoir de lui rendre un témoignage public !

Voilà, messieurs, comment cette chaire a été in- stituée, quelle en est la destioalion.

Parlons maintenant du cours de cette année. Ce cours sera consacré à Texposition des méthodes générales de synthèse en chimie organique.

La chimie organique a pour objet Tétude des matières contenues dans les êtres vivants. Elle peut être présentée sous deux points de vue, tous deux nécessaires et fondamentaux : au point de vue de l'analyse et au point de vue de la synthèse. Ces mots : analifse et synthèse^ ont en chimie une signification spéciale, siagulièrement précise et plus complète que dans aucun autre ordre d'idées. En général, ces mots expriment des procédés logiques de Tesprit humain, qui tantôt décompose une notion complexe en une suite de notions plus simples, tantôt et inver- sement reconstitue une notion générale i Taide de tout un ensemble de notions particulières. Eh Lien, changez le mot notion en celui de substance, et vous comprendrez ce que signifient, en chimie, les mots aHUdyse et synthèse. Ils représentent une action réelle, effective, sur la nature. Pour vous montrer toute Timportance de l'analyse et de la synthèse dans la philosophie naturelle, il suffira de

84 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

rappeler l'analyse de l'eau, décomposée par Texpé- rience en hydrogène et en oxygène, et la synthèse de Teau reconstituée, toujours par l'expérience et non par une simple conception de l'esprit, à l'aide de ces deux éléments : double découverte qui a joué le plus grand rôle dans l'institution de la chimie scientifique, il y a quatre-vingts ans.

En chimie organique, l'analyse procède par deux degrés successifs : d'abord les principes immédiats, puis les éléments. Elle commence par démontrer que les êtres vivants sont formés par l'association et le mélange d^un nombre immense de principes im- médiats définis, très peu stables, très facilement altérables sous l'influence de la chaleur et des agents ordinaires de la chimie minérale. Ces principes si nombreux résultent presque tous de l'union de quatre éléments fondamentaux : le carbone, l'hy- drogène, l'oxygène et l'azote. Opposez ce petit nombre des éléments des matières organiques à la multitude des principes immédiats qui en sont composés et au peu de stabilité de ces principes, et vous comprendrez aussitôt quelles difficultés s'opposent à la synthèse des matières organiques, et comment celte synthèse, envisagée d'une ma- nière générale, est demeurée si longtemps contro- versée. Cependant la nature la réalise tous les jours

MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 85

SOUS nos yeux; chaque jour nous voyons les végé- taux former leurs principes immédiats avec les élé- ments de Teau et de Tacide carbonique, et les animaux engendrer de nouveaux principes par la métamorphose de ceux que les végétaux ont produits de toutes pièces.

Serait-il donc vrai que l'organisation exerce quelque influence sur les ailQnités chimiques exer- cées dans son sein, qu'elle seule ait la vertu de dé- terminer ces synthèses naturelles, opérant par des forces différentes de celles auxquelles a recours la chimie minérale?

Buifon avait émis, au siècle dernier, une opinion encore plus radicale : il supposait qu'il existe une matière organique animée, universellement répan- due dans les substances végétales et animales. Mais cette opinion fut renversée le jour Ton démontra que les éléments chimiques des êtres organisés sont les mêmes que les éléments chimiques des êtres minéraux.

 cette première conception, grossière dans sa subtilité même, on substitua bientôt celle d'une action propre de la force vitale, intervenant pour modifier le jeu des aflinités chimiques. Cette idée commença à être ébranlée le jour Wohler, en 1829, reproduisit artificiellement l'urée, c'est-à-dire

86 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

l'un des principes immédiats les pins importants des animaux. Cependant cette première synthèse portait sur une substance très simple; elle demeura presque isolée, malgré quelques belles expériences de M. Pelouze sur la transformation de Tacide cyanhy- drique en acide formique, et de M. Kolbe sur la pro- duction du chlorure de carbone et de Tacide acé- tique au moyen du sulfure de carbone, à tel point que Berzélius pouvait encore écrire ces paroles en 4849 :

c Dans la nature vivante, les éléments paraissent obéir à des lois tout autres que dans la nature inorga- nique... Si Ton parvenait à trouver la cause de cette différence, on aurait la clef de la théorie de la chimie organique ; mais cette théorie est tellement cachée, que nous n'avons aucun espoir de la découvrir, du moins quant à présent. > Et il ajoutait, faisant allusion à la reproduction de l'urée et à quelques travaux plus récents : < Quand même nous parvien- drions avec le temps à produire avec des corps inorganiques plusieurs substances d'une composi- tion analogue à celle des produits organiques, cette imitation incomplète est trop restreinte pour que nous puissions espérer produire des corps orga- niques, comme nous réussissons dans la plupart des cas à confirmer l'analyse des corps inorganiques en

MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 87

faisant leur synthèse. » Quelques années aupara- vant, Gerhardt avait écrit, dans un sens analogue, c que la Tormation des matières organiques dépen- dait de Faction mystérieuse de la force vitale, action opposée, en lutte continuelle avec celles que nous sommes habitués à regarder comme la cause des phénomènes chimiques ordinaires... Je démontre, disait-il encore en parlant de sa classification, que le chimiste fait tout l'opposé de la nature vivante, qu'il brûle, détruit, opère par analyse; que la force vitale seule opère par synthèse, qu'elle re- construit l'édifice abattu par les forces chimiques. »

Ces citations répondent à l'état de la science, il y a quinze ans; si j'ai cru nécessaire de les faire, c'est que, les progrès une fois accomplis, les vérités démon- trées paraissent si évidentes, que l'on croit les avoir toujours connues; oubliant souvent combien ces pro- grès sont récents et combien d'eiforts il a fallu pour faire prévaloir un point de vue nouveau.

La science, en effet, depuis dix ans, a éprouvé un changement considérable : les idées sur la constitu- tion des matières organiques et sur leur synthèse se sont profondément modifiées; les découvertes dans cet ordre ont été telles, qu'à l'heure présente il est peu de chimistes qui ne se préoccupent des questions de synthèse; elles ont été telles, que j'ai pu prendre

88 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

pour sujet du cours de cette année les méthodes gé- nérales de synthèse en chimie organique : il n'y avait que quelques faits épars et isolés, nous pos- sédons aujourd'hui des méthodes générales. Les travaux de celui qui vous parle^ la longue suite d'expériences par lesquelles il a réalisé la synthèse des corps gras neutres, la synthèse totale des car- bures d'hydrogène et des alcools les plus simples, alcools et carbures dont aucun n'avait été formé jusque-là avec les éléments; enfin l'ouvrage dans lequel il a formulé l'ensemble des problèmes de synthèse, réduits pour la première fois en un corps de doctrine, en mettant sous les yeux de tous le but qu'il s'agissait d'atteindre, les résultats déjà acquis et la voie qu'il convenait de suivre pour aller plus loin, n'ont sans doute pas été sans influence sur cette évolution nouvelle de la chimie organique.

Messieurs, voici le moment de vous signaler quelle est l'importance et le rôle de la synthèse en chimie et particulièrement en chimie organique. La syn- tlièse, en effet, peut être envisagée : soit comme vé- rifiant l'analyse, soit comme donnant lieu à un nouvel ordre de problèmes, réciproques à ceux de l'analyse; soit comme démontrant l'identité des forces qui ré- gissent les phénomènes chimiques dans la nature minérale et dans la nature organique; soit enfin

MÉTHODES GÉNÉRALES DE SYNTHÈSE. 89

comme conduisant spécialement à la connaissance des lois générales qui régissent la formation des combinaisons chimiques.

La conséquence de la synthèse qui se présente d'abord, c'est la vérification des résultats de l'ana- lyse. Toutes les fois que nous réussissons à repro- duire un composé chimique, au moyen des éléments manifestés par l'analyse, nous acquérons la preuve que nous connaissons bien réellement ces éléments et leurs proportions, c'est-à-dire que l'analyse n'avait rien oublié. Hais c'est la moindre des consé- quences produites par les recherches synthétiques.

En eifet, en généralisant ces recherches, nous sommes conduits à envisager la science et ses mé- thodes sous un point de vue nouveau. Tout un nouvel ordre de problèmes prend ici naissance : ce sont les problèmes inverses. Il s'agit maintenant de recomposer tout ce qui a été décomposé, d'opposer à toute action, é toute métamorphose, l'action, la métamorphose réciproque. De un point de vue général et fécond, applicable à l'ensemble de la chimie organique. Les méthodes de la synthèse, dans leur opposition aux méthodes d'analyse, représen- tenty en quelque sorte, le calcul intégral opposé au calcul différentiel.

A un corps de méthodes générales de cette espèce

90 SCIENCK ET PHILOSOPHIE.

répond nécessairement tout un ordre d'idées scien- tifiques et philosophiques. En effet, en même temps que nous vériûons les analyses par les synthèses, en même temps que nous en déduisons la concep- tion des problèmes inverses, nous arrivons à des notions d'un ordre extrêmement élevé, spéciale- ment tirées de la synthèse. Les vues générales con- çues par l'analyse sont toujours plus ou moins per- sonnelles; elles ne s'imposent pas d'une manière nécessaire à l'esprit humain, tant qu'elles n'ont pas trouvé leur contrôle, c'est-à-dire démontré par la synthèse leur conformité avec la nature des choses, laquelle ne se plie point au gré de nos théories. €'est donc par la synthèse que nous reconnaissons que nous sommes parvenus aux lois mêmes qui ré- gissent la composition des choses, et non à de pures conceptions de notre esprit, propres tout au plus à servir de base à des classifications artificielles.

La synthèse nous conduit également à la démons- tration de celte vérité capitale, que les forces chimi- ques qui régissent la matière organique sont réelle- ment et sans réserve les mêmes que celles qui régissent la matière minérale. Un tel résultat est acquis dès que l'on a prouvé que les dernières forces développent les mêmes effets que les premières et reproduisent les mêmes combinaisons : notion

MÉTHODES GÊ5ÊEALES DE SYNTHÈSE. 91

yraiment Tondainenlale, que l'analyse peut faire pressentir, mab qu'elle est évidemme nt impuissante à établir. Ainsi, les lois chimiques qui régissent les substances organiques sont les mêmes que celles qui régissent les substances minérales. J'appelle votre attention sur la simplicité de ce résultat : il est conforme à cette tendance générale en yertu de laquelle les sciences se simplifient à mesure qu'elles deviennent plus parfaites, et tendent de plus en plus à rendre compte des phénomènes encore inexpli- qués par l'intervention des forces déjà connues. Cest ainsi que la géol(^ie s'efforce de représenter tous les changements du monde passé par le seul jeu des causes actuelles.

La synthèse, je viens de vous le dire, est spéciale- ment propre à nous faire connaître les lois généra- les qui régissent les combinaisons chimiques. A ce point de vue, elle offre une fécondité spéciale. En effet, tandis que l'analyse se borne nécessairement aux composés naturels et à leur dérivés, la syn- thèse, procédant en veilu d'une loi génératrice, reproduit non seulement les substances naturelles, qui sont des cas particuliers de cette loi, mais aussi une infinité d'autres substances^ qui n'auraient jamais existé dans la nature. Ainsi, par exemple, on connaissait par Tanalyse quinze ou vingt corps gras

92 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

neutres, extraits des végétaux et des animaux: la synthèse, après avoir découvert et établi la loi géné- rale qui préside à leur composition, s'appuie sur cette loi même pour former aujourd'hui, non seule- ment ces quinze ou vingt substances naturelles, mais près de deux cents millions de corps gras, ob- tenus par des méthodes prévues et dont les princi- pales propriétés sont annoncées d'avance. Pour prendre un exemple plus hardi, si la chimie réussit quelque jour à dépasser cette limite jusqu'ici infran- chissable que lui opposent les corps réputés simples, si elle parvient à les décomposer et à les recom- poser à son gré, la loi générale de cette synthèse nous permettra sans doute de former, à côté des élé- ments actuels, une infinité d'éléments analogues. Le domaine la synthèse exerce sa puissance créatrice est donc en quelque sorte plus grand que celui de la nature actuellement réalisée.

La chimie organique, messieurs, est parvenue aujourd'hui à un degré assez avancé pour réduire tous les problèmes de synthèse à un petit nombre d'idées simples, et qui se classent sous deux catégo ries, savoir :

l"" Les classifications, fondées sur les types ou fono- lions organiques, et sur les séries qui reproduisent chacun de ces types avec les mêmes caractères chi-

TIODES Gt3KÉRALES ftE STSTItSL »

iniques, mais sons divers étals de coiideii«atioo;

^ Les méthodes de métamorphoses, oa cycles de réactions, qui permettent de produire â rolonlé tel type chimique et tel composé déterminé, soit natu- rel, soit artificiel.

Entre ces deux ordres de notions, nous devons signaler une distinction fondamentale au point de Tue de la philosophie scientifique : les unes sont communes a toutes les sciences naturelles, tandis que les autres caractérisent plus spécialement la chimie. En effet, les notions de séries et de fonc* lions, c^est'à-dire les notions de dassîikation, existent dans toutes les sciences naturelles : la zoolo- gie et la botanique procèdent â cet e^ard de la ffi«^me manière que la chimie. Elles commencent égale- ment par établir entre les différents êtres qu'elles envisagent des relations générales, i Taide des- quelles on partage ces êtres en classes, familles, genres, etc. ; c^est-i-dire en catégories, tantôt pu- rement couTenlionnelles, tantôt fondées sur un sen- timent plus ou moins net de leurs analogies vérita- bles. A un certain point de vue, ces classifications peuvent être envisagées comme des instruments nécessaires i la faiblesse de Tintelligence humaine et sans lesquels elle serait incapable d'embrasser Tensemble des êtres particuliers que les sciences

*

94 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

naturelles se proposent de connaître. Ce point de vue appartient à la fois à la chimie et à l'histoire naturelle.

Mais notre esprit n'est point entièrement satis- fait par cette manière de comprendre les classifica- tions. Il est toujours enclin à croire que les cadres tracés par elles ne sont pas de simples conceptions de la pensée humaine, mais qu'ils doivent avoir un fondement dans l'essence même des choses. En un mot, nous imaginons qu'une classification ne sau- rait être naturelle que si elle rassemble tous les êtres produits de la même manière et par une même cause génératrice. Une classification ne peut même prétendre à contenter complètement notre esprit que si elle parvient à nous faire comprendre le caractère et le mode d'action de cette cause géné- ratrice. Telle est, ce me semble, la vraie philosophie des notions relatives aux classifications naturelles et artificielles; c'est au fond la même idée qui était cachée sous les vieilles discussions des nominalistes et des réalistes.

Or la chimie possède à cet égard un caractère propre, et digne du plus haut intérêt. Non seule- ment elle construit des classifications, mais elle les fonde sur la connaissance immédiate et sur la mise enjeu des causes génératrices. Elle transforme ses

HÉTHODBS GENERALES DE SÏHTHËSE. 9S

conceptions générales en réalités, parce qu'elle peut former de toutes pièces et métamorphoser les uns dans les autres les êtres dont elle s'occupe. Au con- traire, les autres sciences naturelles n'ont pu jus- qu'ici ni reproduire leurs espèces de toutes pièces, ni les li-ansformerà volonté les unes dans les autres. Quel que soit l'intérêt de ces problèmes, et sans af- firmer ou nier que l'avenir leur réserve une solu- tion, nous devons avouer que dans tout autre ordre que celui de la chimie ils sont restés inaccessibles à la science positive. Lachimieest laseulebradchede nos connaissances dans laquelle de telles questions aient pu dépasser les spéculations de la science idéale.

La chimie tire donc de la synthèse un caractère propre. Elle donne à l'homme sur le monde une puissance inconnue aux autres sciences naturelles. Par même, elle imprime à ses conceptions et à ses classifications un degré plus complet de réalité ob- jective. En effet, les lois générales que la science at- teint ici ne sont pas de simples créations de l'esprit humain, des vues dont la conformité av( généralrices des choses puisse être loujc quée en doute. Les lois et les classificati chimie sont vivantes dans^Ie monde extéri engendrent chaque jour entre nos mains

» ^

96 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

tout pareils à ceux que produit la nature elle-même. Or, telle est la seule démonstration rigoureuse de l'identité entre les lois conçues par notre esprit et les causes nécessaires qui agissent dans l'univers. C'est en raison de cette faculté créatrice que la chi- mie a conquis un rôle si considérable dans l'ordre matériel : de découlent toutes ses applications à l'industrie et à la société. C'est ce même caractère qui donne à ses méthodes et à ses résultats une in- fluence capitale sur le développement général de l'esprit humain. .

LA

THEORIE MÉCANIQUE DE LA CHALEUR

ET LU CHIMIE^

Une révolation générale s^est produite dans les sciences physiques depuis trente ans, par suite de la nouvelle conception à laquelle la philosophie expé- rimentale a été conduite sur la nature de la chaleur : au lieu d'enrisager celle-ci comme résidant dans un fluide matériel, plus ou moins étroitement uni aux corps pondérables, tous les physiciens s'accordent aujourd'hui à regarder la chaleur comme un mode de mouvement. La notion de phénomène a ainsi

f . Cei article résinne llntrodaction et U coodasion de moo ownge intitulé : Estëi de Mécmùque Chhniqme, i ▼. i»-S*, 1879.

7

98 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

remplacé la notion de substance, attribuée naguère à la chaleur et exprimée par le mot calorique. Cette conception nouvelle, déjà entrevue autrefois dans l'étude du frottement et du dégagement indéfini de chaleur qui peut en résulter, a été démontrée vraie par Mayer, Colding et Joule vers 1842, et établie d'une manière plus complète par Helmholtz, Clau- sius, Rankine et W. Thomson. Les travaux de ces savants ont prouvé d'une manière irréfragable Viquivalence mécanique de la chaleur, c'est-à-dire la proportionnalité entre la quantité de chaleur dis- parue dans les machines et la quantité de travail mécanique développé simultanément.

Ainsi il est démontré que, dans tes machines pro- prement dites, il existe une relation directe entre la chaleur disparue et le travail produit. Toutes les fois qu'une certaine quantité de chaleur disparait dans un système de corps, sans pouvoir être retrouvée dans les corps environnants, on observe dans le sys- tème soit un accroissement de force vive, soit une production de travail correspondante. Réciproque- ment, s'il y a perte de force vive ou dépense de travail dans un système, sans que cette perte ou cette dé- pense s'explique par un phénomène du même ordre et corrélatif dans un autre système, on observe le dégagement d'une quantité de chaleur proportion-

CHIMIE ET THÉORIE DE LA CHALEUR. 99

nelle à cette dimination. Les deux ordres de phéno- mènes sont donc équivalents.

Ce principe d'équivalence est démontré, je le répète, par des expériences directes, lorsqu'il s'agit des forces vives immédiatement mesurables et du travail extérieur et visible des macbines. On est dés lors conduit à appliquer le même principe aux changements de force vive moléculaire, et aux tra» vaux des dernières particules des corps, changements accomplis dans un ordre de mouvements et de parties matérielles que Ton ne peut ni voir ni mesurer di- rectement, n s'agit en particulier de rediercher si les mouvements insensibles qui règlent les phéno- mènes chimiques obéissent aux mêmes lois que les mouvements sensibles des machines motrices. Mais on rencontre ici une difficulté fondamentale : les mouvements insensibles développés pendant les ac- tions chimiques ne pouvant être ni décrits, ni me- surés directement, conune ceux des machines propre- ment dites. C'est pourquoi la question ne saurait être décidée que par voie indirecte; je veux dire par la conformité constante des expériences avec des résul- tats prévus par la théorie. Réciproquement, une telle conformité étant supposée établie, il en résulte cette conséquence capitale, queles travaux des forces chimiques sont ramenés à une même définition et à

100 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

une même unité , communes à toutes les forces naturelles.

De résuite une science nouvelle, plus générale et plus abstraite que la description individuelle des propriétés, de la fabrication et des transformations des espèces chimiques. Dans cette science, on se propose d^envisager les lois mêmes des transforma- tions, et de rechercher les causes, c'est-à-dire les conditions prochaines qui les déterminent. On démontre d'abord que les quantités de chaleur déve- loppées par les actions réciproques des corps simples et composés donnent la mesure des travaux des forces moléculaires. Par là, les énergies chimiques se trouvent nettement caractérisées et mises en opposi- tion avec les autres énergies naturelles : les unes et les autres obéissent d'ailleurs également aux lois de la mécanique rationnelle.

Les conditions qui président à l'existence et à la stabilité des combinaisons étant définies d'abord pour chaque corps traité séparément, on en déduit les conditions qui président aux actions réciproques.

C'est ici le résultat fondamental de la nouvelle science. En effet, nous avons réussi à découvrir un principe nouveau de mécanique chimique, à l'aide duquel les actions réciproques des corps peuvent être prévues avec certitude, dès que l'on sait les condi-

CHIMIE ET THÉORIE HE LA CHALEUR. 101

tions propres de l'existenoe de diacon d'eu enrisagé isolémenL Le piiocipe da trafail maximum, aussi simple que facUe à oomprradre, ramène loot i mie douMe connaissance : celle de la chaleur dragée par les transformations et celle de la stabilité propre de chaque composé.

Nous arons énoacé le principe et nous Tavons démontré expérimentalement, par la discussion des phénomènes généraux de la chimie; puis nous en a¥ons déyeloppé l'application aux actions réciproques des principaux groupes de substances.

Le tableau général des actions chimiques des corps pris sous leurs divers états, gazeux, liquide, solide, dissous, peut être ainsi présenté d'une manière générale et réduit i une r^e unique de statique moléculaire. Non seulement cette règle fournit des données nouTclles et fécondes pour la théorie, aussi bien que pour les applications ; mais la figure même de la chimie et la forme de ses enseignements se trouvent par changées.

Telle est la destinée de toute connaissance humaine. Nulle œuvre théorique n'est définitive; les principes de nos connaissances se transforment, et les points de vue se renonveUent par une incessante évolution.

La chimie des espèces, des séries et des construc- tions symboliques, qui a formé jusqu'ici presque

102 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.

toute la science, se trouvera désormais, sinon écartée, nulle science véritable ne peut ainsi disparaître du domaine de Tesprit humain, du moins rejetée sur le second plan par la chimie plus générale des forces et des mécanismes : c'est celle-ci qui doit dominer celle-là ; car elle lui fournit les règles et les mesures de ses actions.. -

La matière multiforme dont la chimie étudie la diversité obéit aux lois d'une mécanique commune, et qui est la même pour les particules invisibles des cristaux et des cellules que pour les organes sensi- bles des machines proprement dites. Au point de vue mécanique, deux données fondamentales caracté- risent cette diversité en apparence indéfinie des sub- stances chimiques, savoir : la masse des particules élémentaires, c'est-à-dire leur équivalent, et la nature de leurs mouvements. La connaissance de ces deux données doit suffire pour tout expliquer. Voilà ce qui justifie l'importance actuelle, et plus encore l'importance future de la thermochimie, science qui mesure les travaux des forces mises en jeu dans les actions moléculaires.

Certes, je ne me dissimule pas les lacunes et les imperfections de l'œuvre que j'ai tentée; mais cette œuvre, si limitée qu'elle soit, n'en représente pas moins un premier pas dans la voie nouvelle, que

CHIMIE ET TEtORIE DE LA.CHALEUR. 103

tous sont invilés à agrandir et à pousser plus ayant, jusqu'à ce que la science chimique entière ait été transformée. Le but est d'autant plus haut que, par une telle éTolution, la chimie tend à sortir de Tordre des sciences descriptives, pour rattacher ses prin- cipes et ses problèmes à ceux des sciences purement physiques et mécaniques. Elle se rapprodie ainsi de plus en plus de cette conception idéale, poursuivie depuis tant d'années par les efforts des savants et des philosophes, et dans laquelle toutes les spécu- lations et toutes les découvertes concourent vers Tunité de la loi universelle des mouvements et des forces naturelles.

LES MATIÈRES EXPLOSIVES

LEUR DÉCOUVERTE ET LES PROGRÈS SUCCESSIFS

DE LEUR CONNAISSANCE

Les anciens n'ont pas connu les matières explo- sives, ni leur emploi pour la guerre ou pour l'in- dustrie. Ils n'avaient pas soupçonné les réserves d'énergie que les forces chimiques peuvent fournir à l'homme et, dans la guerre, ils se bornaient à utiliser le travail de ses muscles. C'est ce que montre l'étude des engins, constituant une artillerie véri- table, qu'ils avaient imaginés pour l'attaque et la défense des places ; elle comprend tout un ensemble de machines, balistes et catapultes, destinées à

LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 105

lancer sur l'ennemi des projectiles de nature diverse : flèches et balles métalliques, pierres et boulets, matières incendiaires attachées à l'extrémité des traits ou déposées dans des pots, des carcasses ou des barils.

On voit déjà le dessin de plusieurs de ces ma- chines sur les monuments assyriens. Les Grecs en ont fait un grand emploi, surtout depuis Alexandre et ses successeurs. Les Romains et les Sassanides les ont perfectionnées et transmises au moyen âge, qui en avait encore développé et agrandi l'emploi, sous le nom de mangonneaux, arbalètes à tour, etc.

Toutes ces machines, fondées sur la tension des cordes, avaient, je le répète, un caractère commun : elles se bornaient à mettre en œuvre la force de l'homme, accumulée peu à peu par un système plus ou moins ingénieux de leviers et de contre- poids, dont la détente subite communiquait aux projectiles l'impulsion et la force vive. On conçoit dès lors quelle révolution dut se produire dans l'art des guerres, lorsqu'on découvrit le moyen de déve- lopper la force vive sans machine spéciale, sans travail humain et par le ressort d'une énergie chi- mique, latente dans le mélange de certains ingré- dients.

Cette découverte ne fut pas la conséquence d'une

106 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

théorie préconçue : on y parvint par l'empirisme, comme il est arrivé dans la plupart des industries, du moins avant le siècle présent, qui a marqué Tère des inventions déterminées par la pure théorie.

L'histoire de l'origine de la poudre, la plus an- cienne des matières explosives, est des plus curieuses et des plus caractéristiques pour celui qui cherche à se rendre compte de la marche de l'esprit humain : il s'agit d'ailleurs ici d'une découverte capitale; car nul n'ignore le rôle que la poudre a joué dans les développements de la civilisation moderne.

II

La connaissance de la poudre est sortie peu à peu de l'emploi des matières incendiaires dans la guerre.

Les projectiles incendiaires des anciens, fondés d*abord sur l'emploi de torches et de morceaux de bois enflammés, n'avaient pas tardé A être perfec- tionnés par l'usage de la poix, du soufre et des résines, substances faciles à enflammer, difficiles à éteindre. Une fois fondues, elles adhèrent forte- ment, en raison de leur viscosité, aux corps sur lesquels elles sont tombées ; d'autre part, la chaleur produite par leur combustion même les rend de plus en plus fluides et les fait couler à la surface de

108 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

ces mêmes corps, en y propageant partout l'in- cendie; enfin l'eau versée à leur surface ne les éteint qu'avec difficulté, parce qu'elle ne les dissout pas et ne s'y mélange point.

Cependant ces avantages n'ont rien d'absolu; on peut parvenir à éteindre les résines enflammées, si Ton réussit à les noyer sous l'eau, ou bien à les refroidir à l'aide d'une aifusion abondante et subite d'eau ou de sable, laquelle en abaisse la tempéra- ture jusqu'à ce degré la combustion cesse. Les projectiles mêmes, qui leur servaient de supports, ne pouvaient guère être lancés avec une très grande vitesse, sans risquer de voir éteindre par l'action réfrigérante de l'air l'inflammation communiquée au départ.

Ce sont ces inconvénients que la découverte du feu grégeois tendait à faire disparaître et qui lui donnèrent tout d'abord une si grande réputation et un si grand avantage sur les anciens procédés incen- diaires.

On a beaucoup discuté sur la nature et sur les effets du feu grégeois. Le mystère dont sa fabrication et son emploi étaient entourés à Constantinople, le caractère magique de ce feu, que rien ne semblait pouvoir éteindre et qui, disait-on, communiquait la même propriété aux incendies allumés par lui, frap-

LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 109

pèrent fortement les imaginations des contempo- rains, et le retentissement de leur épouvante est venu jusqu'à nous. En réalité, le secret dont la com- position du feu grégeois a été longtemps entourée est aujourd'hui complètement éclairci. On peut dire même, et je le montrerai plus loin, qu'il n'a jamais été perdu. Les projectiles incendiaires, tels que les obus munis d'évents par s'échappaient de longs jets de feu, projectiles que l'armée allemande a jetés sur Paris en 1870, et dont j'ai eu entre les mains des exemplaires recueillis à Villejuif; ces projectiles, dis-je, ne différaient probablement des marmites à feu décrites par les historiens arabes que par l'épaisseur plus grande des parois et par la pro- jection des obus au moyen d'un canon, au lieu d'une arbalète à tour; mais la matière incendiaire était à peu près la même. Les obus proprement dits, tombés sur Paris'par milliers, en décembre 1870 et janvier 1871, lançaient de tous côtés, dans l'acte de leur explosion, des cartouches remplies de roche à feu, c'est-à-dire d'un mélange incendiaire presque iden- tique au feu grégeois. Mais les effets mêmes de ces cartouches, une fois l'explosion produite, n'étaient guère plus redoutables que n'ont l'èlre autrefois ceux des traits à feu des Arabes. Il était facile, comme j'en ai été témoin, d'éteindre ces cartouches et d'ar-*

ItO SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

rèter l'incendie qu'elles étaient destinées à provo- quer : je possède encore celles que j'ai ramassées dans une maison de la rue Racine, au moment même elle venait d'être traversée par un obus. La sub- stance inflammable dont elles sont remplies est un mélange de salpêtre, de soufre et d'un corps rési- neux.

C'était surtout lorsqu'il agissait sur des bâtiments en bois, navires, galeries de défense, tours rou- lantes ou machines de siège, que le feu grégeois exerçait ses effets les plus redoutables, et qu'il jus- tifiait la terreur inspirée aux peuples ignorants de son usage. Yis-à-vis des constructions de pierre, il n'était guère plus efficace que les obus à pétrole de la Commune, et son action sur les guerriers cou- verts de fer était si facile à éviter ou si peu dange- reuse, que Joinville, au milieu des descriptions effrayées qu'il nous en retrace, ne nous dit pas qu'un seul homme notable de l'armée des croisés ait péri victime de l'attaque directe de ce feu.

Pour avoir une idée exacte du feu grégeois et de ses effets, il suffit de lire les ouvrages classiques de M. Ludovic LalanneS qui a reproduit et discuté les

1. Recherches sur le feu grégeois, édition, i8i5. Voir aussi Joly de Haizeroy, Mémoires de l'Académie des Inscriptions, 1778. ^ Voir encore Tortel, le Spectateur militaire,^, b3, août 1841.

LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 111

principaux passages des auteurs byzantins, source fondamentale en cette matière ; le livre de MM. Rei- naud et FavéS qui ont exécuté le même travail sur les auteurs arabes ; les extraits des auteurs chinois, par le P. Gaubil ; et Touvrage magistral de M. Laca- bane : De la poudre à canon '.

Nous allons résumer ces documents authentiques, retrouvés par les érudits de notre temps, mais en les commentant et les éclairant à l'aide des lumières nouvelles qui résultent de la connaissance expéri- mentale des effets des matières explosives et des lois de la chimie.

C'est la découverte du salpêtre (sal pelrœ) et de ses propriétés qui a servi de point de départ.

Les efOorescences salines qui se forment à la sur- face de certaines roches et de certains terrains étaient connues des anciens. Rappelons, pour l'intelligence de ce qui suit, que la composition n'en est pas tou- jours la même : le sulfate de soude, le carbonate de soude, le chlorure de sodium, en particulier, pouvant donner lieu à des formations analogues à celle du véritable sel de pierre. Cependant la fleur delà pierre d'Assos, ville de Mysie, décrite par Dioscoride et par Pline, parait bien identique à Tazotate de

1. Du feu grégeoU et des origines de la poudre à canon, 1845.

2. Biblioihéque de VEcole des chartes, V série, 1. 1«, p. 28, 1845.

Ht SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

potasse. La neige de Chine était constituée par le même sel, el le nom de baroxid (c'est-à-dire grêle), employé par les Arabes, semble rappeler la struc- ture rayonnée de ce sel recristallisé dans Teau.

Les anciens s'en servaient en matière médicale, pour ronger les excroissances charnues et déter- miner la cicatrisation des ulcères indolents.

La connaissance de ces propriétés corrosives a-t-elle conduit, par une assimilation grossière, mais de Tordre des raisonnements que font les peuples primitifs, à envisager le salpêtre comme une matière comburante? Ou bien sa propriété d'entretenir la combustion, en fusant sur les charbons ardents, a-t-ellc été découverte par hasard? C'est ce qu'il n'est guère possible de décider. En tout cas, cette aptitude comburante du nilre ne parait pas avoir été connue des Grecs et des Romains.

Ce sont les Chinois qui semblent avoir eu les pre- miers l'idée d'en tirer parti, principalement pour la fabrication des arliûces, comme en témoignent les noms de sel de Chine et de neige de Chine^ donnés au salpêtre par les écrivains arabes. Mais il est dif- ficile de préciser l'époque de cette découverte, anti- datée d'ailleurs, comme beaucoup d'autres, par les premiers Européens qui ont traduit les livres chi- nois. Il est douteux que son application à la guerre

LES MATIERES^ EXPLOSIVES. lia

soit plos ancienne en Chine qa*en OccideDl; le» documents exacts cités au siècle dernier par les jésuites de Pékin % en réponse à une contes lation de Corneille de Fauw, disent seulement : t L'an 969 de Jésus-Christ, deuxième année du règne de Taî* Tsou, fondateur de la dynastie desSong, on présenta à ce prince une composition qui allumait les flèches et les portait fort loin. L'an 1002, sons son succes- seur Tchin-Tsong, on fit usage de tubes qui lançaient des globes de feu et des flèches allumées à la dis- tance de 700 et même de 1000 pas*. » Les. mission- naires ajoutent que, suivant plusieurs savants, ces inventions remonteraient avant le viiT siècle. (M>ser- vons qu'il s'agit ici de la fusée, et non des canons, ni même de la poudre à canon, comme le montrent les détails qui suivent.

En 1259, c on fabriqua une arme appelée Iho-ho- Uiang^ c'est-à-dire lance à feu impétueui ; on intro- duisit un nid de grains ' dans un long tube de bam- bou, auquel on mettait le feu ; un jet de flamme en sortait, puis le nid de grains était lancé avec bruit i .

1. Je tire cette ciUtioa de roarraje de MX. Reinaud ei FaTé, p. ]IS7. t. Ces distances sool probablement fort exagérées.

3. Sorte de cartoaciie reniennant des grains de matières expl<»-

s

lU SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

C'est la lance de guerre à feu ; mais il n*est question ni du fusil ni du canon.

Le siège de la ville de Kai-lbung-fou par les Mon- gols, en 1332, a été cité comme fournissant un exemple de l'emploi du canon, quoiqu'il ne donne pas un renseignement plus décisif. En effet, le P. Gaubil a fait observer avec raison que la machine, employée dans ce siège et désignée sous le nom de ho'paoy n'est probablement pas le canon, mais plutôt une machine à fronde, lançant des pots à feu dont la flamme s'étendait au loin. Au siège de Siang-yang par les Mongols, soldats de Koublai-Khan, en 1271, les machines d'attaque furent construites non par les Chinois, mais par des ingénieurs occidentaux, Italiens et Arabes, ou plutôt Persans. C'étaient des machines à fronde, mues par des contrepoids et lan- çant des projectiles pesants, ainsi qu'il résulte des récits concordants des historiens chinois et de Marco Polo.

Les Chinois ne possédaient donc alors, pas plus qu'aujourd'hui, le génie des inventions mécaniques, et ils étaient obligés d'emprunter les ingénieurs compétents à l'Europe et à la Perse. En 1621, les canons étaient encore inconnus en Chine.

Cependant, d'après une tradition constante, bien qu'elle n'ait peut-être pas été soumise à une cri-

LES X4TltftKS EXPLOSltES. 115

lique approfondie, les Chinois, je le répète, pands* senl aToir connu les premiers les comportions sal- pèlrées; mais ils en ignoraient la force expansive, et les dxamenls aulhentîqaes semblent conduire à leur refuser la découirerte des canons ei de la poudre de gaerre proprement dite. La date même attribuée plus haut i rinrention des fosées de guerre en Chine, c'est-â-dire la fin da x* siècle de notre ère, ne re- monte pas au delà de la date de cette même inven- lion dans TOccident.

Cest trois siècles auparafant, c'est-i-dire vers67d, que le feu grec ou grégeois apparaît pour la pre- mière fois dans l'histoire, comme inTcnté par Tin- g^nieor Callinicus. La flotte des Arabes, qui assié- geait alors Coostantinople, fut détruite i Cyzique par son emploi, et pmdant plusieurs siècles le feu gré- geois assura la Tictoire aux Byzantins dans leurs batailles nafales contre les Arabes et contre les Russes. Cette composition incendiaire, que l'eau ii'étei^ait point, était particulièrement efûcace à une é:<«!pe ou les narires étaient obligés de se rap- pr»>:her pjor combattre. Sa propriété de traverser Tair arec vitesse, en produisant un grand bruit et une flimme éclatante, frappait vivement les imagi- lutivQS et augmentait la terreur que produisaient ses e:Tets deslruoleurs. L'empereur Léon le Philo-

116 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

sophe en décrit remploi, dans ses Institutions mili- taireSf comme celui d'une matière disposée dans des tubes, d'où elle part avec un bruit de tonnerre et une fumée enflammée, et va brûler les navires sur lesquels on Tenvoie. On la lançait par de longs tubes de cuivre, placés à la proue des navires, au travers de la gueule des tètes d'animaux sauvages destinés par leuraspect à augmenter l'effroi de l'ennemi. Jus- qu'à quel point la force impulsive des gaz émis par la matière enflammée s'ajoutait-elle à celle des cordes tendues dont le ressort constituait la force motrice initiale? C'est ce que le vague intentionnel des des- criptions des auteurs grecs ne permet pas de décider. Les Byzantins parlent aussi des tubes à main (chirosiphons), destinés à être lancés au visage de l'ennemi avec la composition enflammée qu'ils rea- ferment. Enfin, ils insistent, comme sur un phéno- mène extraordinaire, sur la propriété de la flamme du feu grégeois de pouvoir être dirigée en tous sens, même de haut en bas, au lieu de s'élever tou- jours de bas en haut, comme la flamme ordinaire. Cette propriété, due aux propriétés fusantes du mé- lange nitrate, n'a plus rien de surprenant pour nous; mais elle frappait alors les hommes d'étonné* ment, et elle concourait aux effets destructeurs de la nouvelle matière.

LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 117

Les Grecs se réservèrent pendant longtemps le secret de cet agent : un ange Pavait donné, disait-on, à Vempereur Constantin, et il était interdit, sous les anathèmes les plus effrayants, d'en faire part à Tennemî. Cependant, par trahison ou corruption, la connaissance du feu grégeois finit par se répandre parmi leurs adversaires. S'il est douteux qu'il ait été employé lors des premières croisades, il est cer- tain que remploi en était en pleine vigueur lors de la cinquième croisade et des suivantes. Ces dates mêmes semblent indiquer que ce n'est pas de la Chine, mais de Constantinople, que la communica- tion de la découverte se fit aux musulmans, con- fondus sous le nom impropre d'Arabes à cause de la langue employée par leurs historiens.

Ces musulmans, c'est-à-dire les peuples turcs et persans combattus par les croisés, cultivèrent le nouvel art et lui donnèrent des développements con- sidérables. Ils attachèrent des compositions incen- diaires à tous leurs traits, armes d'attaque et ma- chines de guerre. Tantôt ils lançaient à la main des pots métalliques, ou des balles de verre, qui se rom- paient sur l'ennemi en le couvrant de matières incendiaires; ou bien ils les attachaient à Textré- mité de bâtons et de massues, qu'ils brisaient sur l'adversaire en l'aspergeant de feu. Ils lançaient la

118 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

matière enflammée au moyen tubes; ils en gar- nissaient aussi des tubes placés à l'exlrémité des lances tenues par les cavaliers, des flèches projetées par les arcs, des carreaux lancés par les machines; ils la plaçaient dans des pots à feu, des carcasses incendiaires, envoyés à de grandes distances par des arbalètes à tour et des machines à fronde. C'est ainsi que l'armée de saint Louis, en Egypte, fut assaillie par de gros tonneaux ou carcasses remplis de matières incendiaires.

a Ung soir advint que les Turcs amenèrent ung

engin qu'ilz appeloient la perrière, ung terrible

engin à mal faire... par lequel engin ils nous get-

toient le feu grégois à planté, qui estoit la plus

horrible chose que oncques jamès je veisse... la

matière du feu grégois estoit telle qu'il venoit bien

devant aussi'gros que ung tonneau, et de longueur

la queue en duroit bien comme d'une demie canne

de quatre pans. 11 faisoit tel bruit à venir, qu'il

sembloit que ce fust fouldre qui cheust du ciel et me

sembloit d'un grant dragon voilant par l'air... et

getloit si grant clarté qu'il faisoit aussi cler dedans

nostre host comme le jour, tant y avoit grant flamme

de feu. » (Joinville, Histoire du roy sainciLoys.)

On trouve tout le détail de cet emploi dans un manuscrit arabe, pour\'u de peintures, dont l'auteur

LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 119

est mort en 1S95, manuscrit traduit par Reinaud pour Fouvrage cité plus haut, lequel reproduit en même temps les figures dans un allas extrêmement curieux.

Le feu devint ainsi un moyen de blesser directe- ment Tennemi et un agent universel d'attaque, usages auxquels la combustion vive des compositions nilratées les rendait éminemment propres.

Au même ordre d'engins paraissent appartenir les traits tonnants et enflammés et les globes de feu lancés par les assiégés au siège de Niébla, en Espagne, à la même époque. Les divers faits, rapportés à tort par Casîri comme attestant l'emploi des canons en Espagne au xm' siècle, ainsi que les instruments rais en œuvre par les Mongols en Chine à la même époque, et que nous avons relatés plus haut, se rap- portent aussi à l'emploi du feu projeté par les an- ciennes machines de guerre.

Une remarque essentielle trouve ici sa place. Les Grecs tiennent soigneusement cachée la composi- tion du feu grégeois : dans les descriptions les plus minutieuses, celle d'Anne Comnène par exemple, au XI* siècle, ils nous parlent de la poix, du naphte, du soufre, toutes matières incendiaires que les an- ciens connaissaient déjà, mais sans dire un mot de l'ingrédient fondamental qui distinguait le feu gré-

m SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

geois des anciennes compositions, je veux dire le salpêtre : c'était le secret.

Mais il n'existe plus pour les auteurs arabes, et le caractère véritable des compositions qu'ils emploient ressort pleinement de leurs descriptions. Ainsi, dans le traité cité plus haut, les compositions qui y sont données renferment en général du salpêtre, associé en différentes proportions à des matières combus- tibles, dont la nature varie suivant les effets qu'on voulait produire.

Vers la même époque paraît avoir été écrit le cé- lèbre livre de Marcus Grœcus : Liher ignium ad comburendos hostes; ouvrage dont la date incertaine a été tantôt avancée, tantôt reculée entre le ix* et le xiip siècle. Il renferme un grand nombre de recettes de compositions incendiaires à base de nitre, parmi lesquelles il en est de fort voisines de la poudre à canon. Mais, de même que les auteurs arabes, l'au- teur parle surtout des propriétés incendiaires; il décrit seulement la fusée et le pétard, sans aller plus loin : on y reviendra fout à l'heure.

Le salpêtre lui-même n'avait pas, à cette époque, le degré de pureté qui assure des propriétés inva- riables aux matières explosives dont il constitue la base. Extrait d'abord par simple récolte à la surface du sol et des pierres, on n'avait pas tardé à chercher

â le pcrli-îT par Li i^ti^iniiatiira îl=5 r-*.!*: ; r' iT? La ?irî3iK« lins; cct-^c-:-» «t tîi d-êlinr* •:•? r'.isi-rir?

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Tiit v-amir defprorii's de p-ireiê fort irê-;i>: pir

drTi'cD? varier eitr-niemenl. Tac*.!t la ica'.ière fi-aû; !an:04 eîle doociit Meu à une cxr'.rsîon 5ul;te ^ re'^O'i-.iêe. q^iî bri^sit I':s réirîpenls ei les armes. Acfsi coT»prend-on Topinion de ces autcirs, d'.'iprês îa ;^e;Ie Temploi de telles matières éta'l parioîs plos din^er-?ax p-3or ceux qni les inettaienl en œcTre qae p»>ar lenrs ennernis.

Cef-?ndanL Femploî même du feu gréçeo^is aTaii mU sar la v»>ie d'une nouvelle pr:priélé : la force împ'JÎsiTe des in»-ianpes sa'pèlrês. En plaçanl ceux- ci ^ans an lube el en les enOaramanl du côle fermé on rétréci de ce tube, ils étaient chassés en avant avec Tiolence. Au contraire, la flèche garnie d'un tube incendiaire, i laquelle on mettait le feo, ne tardait pas i perdre une portion de sa vitesse initiale.

122 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

sinon même à reculer en arrière. De celle observa- lion naquit la fusée, ou feu volant (ignis volatilisy tunica ad volandum)^ décrite par les Arabes et par Marcus Grsecus. Ce dernier indique même une for- mule de composition explosive (1 partie de soufre, 3 parties de charbon de tilleul ou de saule, et 6 par- lies de salpêtre), fort voisine de celle de la poudre de chasse et des poudres de guerre anglaises. Si le salpêtre de cette époque avait été de l'azotate de potasse sec et pur, cette composition aurait même détoné^ au lieu de fuser, ce qui en aurait rendu remploi presque impossible; mais nous avons dit que le salpêtre d'alors était fort impur.

Les Arabes construisirent, d'après ce principe, des engins de guerre plus compliqués, tels que Vœu f qui se meut et qui brûle; deux ou même trois fusées y poussaient en avant un projectile incen- diaire, également enflammé.

L'explosion fut aussi utilisée, mais plutôt pour épouvanter l'adversaire par le bruit du pétard {tunica tonitmum faciens de Marcus Graecus), que pour exercer une action directe.

C'est à cet état des connaissances et à cet usage des mélanges nitrates que se rapportent les phrases célè- bres de Roger Bacon (1214-1292), si souvent citées, mais dont on a tiré des conséquences excessives :

LES MATIERES EXPLOSIVES. 113

* On peot produire dans les airs, dit cet auteur, dn tonnerre el des éclairs, beaucoup plus violenlB que cens de la nature. Il sufTit d'une petite quantité de matière de la grosseur du pouce pour produire on bruit épouvantable et des éclairs effrayants. On peut détruire ainsi une ville et une armée'. Cest un vrai prodige pour qui ne connaît pas par- faitement les substances et les proportions néces- saires. >

Bacon dit encore que f certaines choses ébranlent l'ouïe si violemment que, si on les emploie subite- ment, pendant la nuit et avecune habileté sufflsante, il n'y a ni ville ni armée qui puisse y résister. Le fracas du tonnerre n'est rien en comparaison, et les éclairs des nuages sont loin de produire une pareille épouvante. On en a un exemple dans ce jouet d'enfant très répandu qui se compose d'un sac en parchemin assez épais, de la grosseur du pouce et contenant du salpêtre : la violence de l'explosion produit un craquement plus formidable que les rou- lements du tonnerre, et un éclat qui efface les éclairs les plus puissants. >

On voit qu'il s'agit ici surtout des effets du pétard et de ta fusée, mais non, comme on l'a cru, de

I. par la (erreur qu'inipire U dflonaliiin. Voir plus loin.

\U SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

quelque invention ou prédiction propre à Bacon. La composition qui produit ces effets est désignée par une anagramme, sous laquelle on entrevoit une for- mule analogue à celle de Marcus Graecus.

Albert le Grand (H 93-1280), ou l'auteur anonyme qui se cache sous son nom, dans son traité De Mira- bilibuSy qui est de la même époque, reproduit les descriptions et les formules de Marcus Graecus sur la fusée et sur le pétard. Mais la force élastique pro- prement dite des mélanges explosifs et son applica- tion régulière au lancement des projectiles demeu- rent ignorées de tous ces auteurs.

Le feu grégeois et les compositions congénères étaient surtout redoutables comme agents incen- diaires vis-à-vis des navires et des tours de bois et autres machines de guerre, mais bien moins dan- gereux pour les hommes, ainsi qu'il a été dit plus haut : leur emploi était plus atroce qu'efficace à la guerre. Le sentiment d'effroi produit par le bruit et la flamme une fois émoussé par l'habitude, on se garait assez facilement de la matière enflammée. Nous lisons dans Joinville que des hommes et des chevaux, bardés de fer à la vérité, furent couverts de feu grégeois sans en avoir été blessés.

Les effets psychologiques de ce genre ont été fort recherchés autrefois en Orient, comme l'atteste l'em-

LES MATIERES EXPLOSIVES. 125

ploi des chars armés de faux, celui des éléphants , etc. Noos avons vu reparaître ce même sentiment lorsqu'on a proposé, pendant la Commune, la mise en avant des bêtes féroces, déjà lâchées contre les Romains par les derniers défenseurs de Tindépen- dance grecque à Sicyone ; l'emploi plus moderne des obus chargés avec du sulfure de carbone renfermant du phosphore, mélange qui s'enflamme spontané- ment i Tair; celui des obus chargés d'acide cyanhy- drique, etc. De tels procédés, après la première sur- prise passée, cessent d'être efQcaces vis-à-vis des races courageuses et réOéchies comme les nôtres, parce que leurs effets sont moraux plutôt que matériels. Si quelques individus peuvent en être cruellement atteints, il est cependant facile aux armées de les éviter, avec un peu de sang-froid et de réso- lution.

Les terreurs récentes excitées en Angleterre et en France, par l'emploi de la dynamite comme agent révolutionnaire sont nées des mêmes illusions et tomberont bientôt. S'il est vrai que l'on peut assas- siner quelques hommes et exercer des vengeances individuelles avec de tels engins, il n'est pas moins certain que des imaginations surexcitées ont seules pu y voir les instruments efficaces des promoteurs des revendications sociales : de tels agents ne sau-

1'^

•> K^ :

i26 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

raient produire que des effets localisés et limités, incapables d'exercer une influence matérielle tant soit peu étendue. Mais revenons à Thistoire des matières explosives.

III

De nooTelles propriélés plus puissantes que les andennes ne lardèrent pas i être découvertes dans les eoraposîtions salpètrées; elles menèrent à l'em- ploi définitif de la pondre à canon et à l'abandon de raocienne artillerie de guerre.

Vers la fin du xui* siècle, on voit apparaître la première notion claire de l'application de la force propulsive de la poudre pour lancer des projectiles. L*usage de la fusée conduisit à placer dans le même tube que celle-ci, et en avant d'elle, un projectile lancé par la force impulsive de la fusée elle-même. Dans un manuscrit arabe, dont la date est rapportée

128 SCiËiNCE ET PU1L0S0PU1£.

au çommencemenl du xiv* siècle, on trouve le pas- sage suivant ^ :

« Description du mélange que Ton fait dans le medfaa :

COMPOSITION NORMALE.

10 drachmes de salpêtre; 2 drachmes de charbon ; 1 drachme et demie de soufre.

c Le mélange est broyé en poudre fine et l'on en remplit le tiers du medfaa, mais pas plus; autrement il ferait sauter (le medfaa). On fait faire autour un (second) medfaa en bois, ayant pour diamètre Tou- verture du (premier) medfaa ; on Ty enfonce (le second) en frappant fortement; on place dessus la balle ou la flèche et Ton met le feu à Tamorce. On donne au (second) medfaa la mesure exacte jus- qu'au-dessous du trou; s'il descend plus bas, le tireur reçoit un coup dans la poitrine. Qu'on y fasse attention ! >

Qu'une invention pareille soit appliquée au pot à feu, et nous arriverons à la découverte du canon. C'est ainsi que la force explosive de la poudre, redou-

1. Traité de la poudre, par Upmaan et von Meyer, traduit par Oésortiaux, p. 7.

LES MATIERES EIPLOSIYES. fS9

lie d'abord comme incoercible et évitée comme dan- gereuse au plus haut degré, s*est tournée en un agent balistique. Nous touchons à la découverte fondamen- tale qui a changé Tari de la guerre.

D'après les documents précis que nous possédons aujourd'hui, cette découverte fat faite dans TEurope occidentale^ au commencement du xiv* siècle ; elle se répandit très rapidement : dés la seconde moitié de ce siècle, nous la trouvons appliquée chez les prin- cipales nations.

Suivant Libri, on aurait fabriqué en 1326, à Flo- rence, des canons métalliques ; mais cet auteur a trop souvent antidaté et falsifié les documents quMl dérobait pour les vendre, pour que son témoignage soit accepté sans nouvelle vérification.

M. Lacabane a relevé, dans les registres de la chambre des comptes en France, une série de ren- seignements plus authentiques. En 1338, il y est fait mention de bombardes, i Foccasion de préparatifs faits pour une descente en Angleterre.

c Pots de fer pour traire (lancer) carreaux à feu ; 48 carreaux empennés; une livre de salpêtre, une demi-livre de soufre vif pour traire ces carreaux. > Ces carreaux étaient de grandes Qèches à pelotes incendiaires, que Ton dirigeait contre les construc- tions en bois pour y mettre le feu. On voit par le

9

130 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

poids du salpêtre que le nouvel engin était encore compté pour bien peu de chose ; mais on voit aussi d'une façon certaine la substitution commençante de la force balistique de la poudre à celle des arbalètes à tour et des mangonneaux.

En 4339 (1338 vieux style), Barthélémy Drach, commissaire des guerres, présente à la chambre des comptes une note pour avoir poudre et choses néces- saires aux canons qui étaient devant Puy-Guillem» en Périgord; Du Gange citait déjà cette note, il y a deux siècles.

A la défense de Cambrai (1339) figurent dix ca- nons, cinq de fer, cinq de métal (bronze), ainsi que la poudre pour les servir. C'étaient des engins de faible calibre, car ils coûtaient seulement deux li- vres dix sous trois deniers chacun. On fabrique à Cahors, en 1345, toute une artillerie : vingt-quatre canons de fer, deux mille six cents flèches, soixante livres de poudre; Tusage des balles ou boulets de plomb est également cité à cette époque.

Nous arrivons ainsi à la bataille de Crécy (1346), les Anglais mettent en ligne trois canons lançant des petits boulets de fer et du feu.

A la même époque, nous voyons en Allemagne signaler les poudreries d'Augsbourg (1340), de Spandau (1344), de Liegnitz (1348). En 1360, on

LES MATIÈRES EIPLOSIVES. 131

attribue à la fabrication de la poudre Tiacendie de rbôtel de ville de Lubeck .

Ce serait ici le lieu de citer le fabuleux Berthold SchwartZy réputé autrefois avoir découvert la poudre par hasard, dans le cours d'opérations alchimiques. Mais la date la plus probable de son existence, si celle-ci repose sur d'autres bases que des légendes populaires, ne le placerait pas avant le milieu du XIV* siècle, époque à laquelle des documents authen- tiques établissent que l'usage de la poudre était déjà en pleine vigueur.

En 1351, il est aussi question en Espagne, au siège d'Alicante, de boulets de fer lancés par le feu.

La Russie commença à mettre en œuvre l'artillerie en 1389, la Suède en 1400.

Dès 1356, Froissard nous montre les canons et bombardes couramment employés. L'usage s'en répandit rapidement, et toutes les grandes villes et châteaux forts ne lardèrent pas à en être pourvus.

En même temps, le calibre des canons jetant de grosses pierres et des boulets de fer s'augmentait de jour en jour.

Les nouveaux engins ne s'établirent pas sans quelque résistance; outre que la difficulté de con- struire des tubes métalliques capables de résister à l'explosion rendait dangereux l'emploi des gros

132 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

canons, les gens de guerre habitués aux anciennes armes méprisaient ces nouveaux procédés, qui ten- daient à faire disparaître la supériorité due à la force personnelle des combattants ; ils les regardaient même comme déloyaux. Le passage célèbre de l'Arioste, Roland jette à la mer la première arme à feu, après en avoir vaincu le possesseur, nous montre la trace de ces préjugés. Les peuples qui avaient brillé par la supériorité de leurs archers, tels que les Anglais, résistèrent surtout pendant longtemps à l'abandon de leurs vieilles armes, naguère si efQcaces. En 1573, ils refusaient encore d'abandonner leurs arcs et leurs flèches; ces engins figurent même, en 1627, au siège de Tile de Ré.

La difficulté de fabriquer les mousquets en grande quantité s'est opposée pendant longtemps à leur emploi général; Tinfanterie demeure armée de piques jusqu'au temps de Louis XIV.

La substitution de l'artillerie nouvelle des canons et bombardes à l'artillerie ancienne des mangon- neaux, balistes et arbalètes à tour, était alors faite depuis longtemps, à cause de la grande simplifica- tion qu'elle avait apportée dans l'art de la guerre. Les machines nouvelles étaient à la fois plus faciles à construire, à transporter, à manier, et plus puis- santes dans leurs effets. C'est avec l'artillerie de Jean

LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 133

Bureau que Charles VU acheva de chasser les Anglisa de France au xv* siècle; et la puissante artillerie de Charles VIII joua un rôle très important dans les guerres d'Italie. L'artillerie des Turcs contribua également beaucoup à la prise de Constanlinople en 1453.

Ce n'est pas ici le lieu de retracer les progrès suc- cessifs de rartillerie. Mais 11 convient de dire quel- ques mots des derniers usages du feu grégeois et d'insister sur l'application de la poudre aux mines» pour la guerre et pour l'industrie.

Le feu grégeois ne disparut pas tout d'un coup, à la façon d'un secret qui se serait perdu, comme on le supposait naguère. Son usage s'est poursuivi jus- qu'au XVI* siècle ; il y figure alors dans les Traités de pyrotechnie^ sous le même nom et avec les mêmes formules qu'au xiii* siècle. Mais cet agent, réputé si formidable à l'origine, avait cessé de frapper les imaginations, en même temps que sa formule avait été connue de tous et qu'il devenait d'une pratique courante. Ses effets étaient d'ailleurs surpassés par ceux de la poudre de guerre, dont il avait été le précurseur. Il tomba peu & peu en désuétude, sans être cependant jamais tout à fait inconnu, sa composition s'étant perpétuée dans celle des matières incendiaires employées jusqu'à

134 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

no% jours par rartillerie; matières peu efficaces d'ailleurs, si Ton en compare les effets destructeurs à ceux des projectiles creux et des substances explo- sives nouvelles.

En effet, remploi de la poudre, une fois bien établi, ne fut pas limité à lancer des projectiles; les artilleurs se familiarisèrent de plus en plus avec Texpiosion, dont le bruit seul mettait jadis les bataillons en fuite. Ils apprirent à en régler les effets et l'appliquèrent, dès le xv' sièclci à faire sauter les bâtiments et à augmenter les effets des mines souterraines. Jadis on faisait écrouler les fortifications par Tembrasement des étais des galeries percées sous les fondations; on trouva plus efficace de placer dans ces galeries des amas de poudre confinés, dont l'explosion déterminait la chute soudaine des murailles.

L'explosion fut encore utilisée dans la guerre sous une autre forme et appliquée aux anciens pro- jectiles incendiaires. Au lieu d'y placer des compo- sitions fusantes, destinées simplement à propager le feu, on eut l'idée de renforcer les parois du projec- tile et d'y enfermer de la poudre, en s*arrangeant pour que l'inflammation de celle-ci ne se produisît pas en même temps que celle de la poudre du canon destiné à lancer le projectile. De la bombe et

LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 135

Fobus, donl Fexplosion, reproduite au loin, aug- mente les effets destructeurs des boulets.

L'usage de la bombe, proposé au xvi* siècle, n'a pris une véritable importance qu'au xvii* siècle, et cet engin n'a pas cessé d'être perfectionné, jusqu'à remplacer presque entièrement, de nos jours, les anciens boulets pleins.

C'est également vers la 6n du xvii* siècle que l'in- dustrie des mines osa se servir de la force explosive de la poudre, comme d'un moyen régulier pour abattre les rochers et déblayer les obstacles.

Jusque-là, on avait eu recours seulement pour ces effets à la force des bras de l'homme, combinée avec l'action du feu, qui désagrège les rochers; et parfois avec celle de l'eau, versée ensuite sur la pieire incandescente, qui se brise par l'effet d'un brusque refroidissement, réactions utilisées encore aujour- d'hui chez certaines populations sauvages des mon- tagnes de l'Inde et auxquelles parait se rapporter ce vers de Lucrèce :

Disf iliuntque fero fervenlia taxa vapore,

ainsi que l'antique tradition des rochers des Alpes fendus à l'aide du vinaigre par Annibal :

Rupes dissoivit aceto.

iâ6 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

L'emploi de la poudre noire a fait oublier ces vieilles pratiques. C'est à sa puissance et à l'énergie plus grande encore des nouvelles matières explosives que sont dus les immenses développements donnés dans notre siècle aux travaux des mines, des routes, des tunnels, des ports et des chemins de fer ; travaux presque impraticables, en raison de leur coût et de leur difficulté, s'il avait fallu les exécuter comme autrefois à l'aide des bras humains. G'estla force des agents chimiques qui les accomplit aujourd'hui.

Ainsi la découverte du salpêtre a conduit à in- venter les artifices et les compositions diverses désignées sous le nom de feu grégeois; l'emploi de ceux-ci a conduit à découvrir la fusée; enfin les Occidentaux ont passé de ces compositions, par des changements gradués, à des formules douées d'une force projective de plus en plus caractérisée, c'est- à-dire à la poudre à canon . L'emploi balistique de la poudre fit alors tomber tout à coup les anciennes machines de guerre, devenues inutiles par suite de la découverte d'une substance qui contient en elle- même, sans le secours d'aucun travail extérieur, une force propulsive incomparablement plus grande.

IV

Aux débuts, les progrès de la nouvelle artillerie sont nés principalement de Tétude attentive des conditions des phénomènes, conditions fortuite- ment révélées par l'usage. Aussi ces progrès demeu- rèrent-ils d'abord lents et incertains. Hais une nou- velle ère s'est ouverte à cet égard, depuis deux siècles, par suite du développement incessant des sciences mécaniques, physiques et chimiques, et par l'effet de l'application dans la pratique des consé- quences les plus hardies de la théorie.

Les premières notions précises que Ton ait eues sur les vrais caractères de l'explosion furent la con- séquence des lois physiques des gaz, au xv!!"" siècle.

138 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Mais c'est seulement vers la fin du siècle dernier que la découverte de la véritable théorie des phéno- mènes chimiques, fournit Texplicaiion de la combus- tion et spécialement de la combustion explosive de la poudre, jusque-là si obscure. On reconnut que l'azo- tate de potasse y joue le rôle d'un véritable magasin d'oxygène, qui brûle les matières combustibles sans le concours de l'air extérieur. L'intelligence de ce phénomène jeta le plus grand jour sur les conditions de l'explosion de la poudre, en même temps qu'elle mit en évidence ce fait que l'explosion est due à la tension des produits gazeux qu'elle développe : azote, acide carbonique, oxyde de carbone, hydrogène sul- furé.

On entrevit dès lors la théorie physico-chimique de la poudre, et les artilleurs, exercés au maniement des formules mathématiques, s'efforcèrent d'expli- quer et de prévoir les conditions générales des réactions qui s'accomplissent dans-leurs armes.

Deux groupes de découvertes nouvelles ont donné à cette science, depuis un demi-siècle, un essor immense et qui s'étend encore tous les jours : les unes sont dues aux progrès de la chimie organique, les autres aux progrès de la théorie mécanique de la chaleur.

Jusqu'en 1846, on n'était guère sorti de la compo-

LES MATIERES EXPLOSIVES. 139

sition des poudres salpéirées. A la vérilé, Berlhollet, aux débuts do xix* siècle , guidé par la nouvelle théorie de la combustion, avait tenté de remplacer Tazotate de potasse par un autre agent oxydant, plus actif encore, le chlorate de potasse. Mais cet agent manifesta des propriétés si dangereuses, il commu- niqua aux poudres qu'il concourait à former une telle aptitude à détoner, que son emploi ne réussit pas à passer dans la pratique.

Il y a quarante ans, une notion nouvelle apparut. Jusque-là, on n'avait formé des matiëi'es explosives que par un seul procédé : le mélange mécanique d*un corps comburant avec un corps combustible. On découvrit alors qu'il est possible et même facile de combiner l'acide azotique avec les composés organiques, de façon à constituer des combinaisons complexes, ou les composants sont associés chimi- quement et de la façon la plus intime. On obtient ainsi des agents explosifs d'une puissance excep- tionnelle : la poudre-coton, la nitroglycérine, l'acide picrique, le picrate de potasse, etc.

Ainsi le progrès, dans cet ordre comme dans beau- coup d'autres, a pris un essor inattendu, par suite des inventions théoriques de la chimie organique; inventions qui ont permis de fabriquer à volonté une multitude de substances explosives inconnues

140 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

jusque-là, et dont les propriétés varient à l'infini.

On tenta tout d'abord de les appliquer à Tart de la guerre. Si ces efforts n'ont pas encore complète- ment abouti dans les applications au canon et au fu* sil» cependant les nouveaux agents sont définitive- ment restés dans l'art des mines de guerre, après bien des tâtonnements et des catastrophes.

Il y a vingt ans, on osa même les employer dans l'industrie, ils manifestèrent une puissance exceptionnelle dans la plupart des cas et une apti- tude spéciale à briser le fer forgé et les rochers les plus tenaces, sur lesquels la poudre ancienne n'avait guère d'action.

De les applications les plus intéressantes pour la civilisation. Les dangers particuliers que présente l'emploi de la nitroglycérine ont été en grande partie conjurés dans son adjonction à la silice, ce qui constitue le mélange appelé dynamite. Ce mé- lange s'est répandu chaque jour davantage, de façon à supplanter en grande partie la vieille poudre de mine.

On reconnut par l'infériorité des anciennes poudres de guerre et de mine. Tout l'avantage de ces mélanges grossiers, transmis par la tradition des âges barbares, réside dans le caractère gradué de leur détente explosive; car la réaction chimique

LES MATIËRBS EXPLOSIVES. U\

e]le-méme n'utilise gaère, comme je Tai établi, qae la moitié de Ténergie de Tacide azotique suscep- tible d'être mis eu œuvre dans la fabrication des matériaux de la pondre. Espérons que celle-ci sera remplacée quelque jour par des substances mieux définies, Ténei^e de Tacide azotique sera mieux ménagée, enfin dont la combustion plus simple et plus complète deviendra susceptible d'être mieux réglée, suivant les besoins des applications et par les principes de la théorie.

Ici, comme dans bien d'autres champs d'applica- dons, le caractère scientifique des industries mo- dernes et la poursuite systématique par la théorie des effets pratiques les plus utiles se caractérisent chaque joar davant^e. Non seulement on procède par une méthode régulière à la découverte de matières que l'empirisme n'aurait jamais conduit à soupçonner, telles que la nitroglycérine, ou la poudre-coton ; mais l'emploi même de ces matières $i puissantes ne peut avoir lieu avec sécurité, s'il n'est dirigé par ime théorie certaine.

C'est cette théorie que les progrès récents des sciences modernes et surtout ceux de la thermo- chimie permettent de construire. En effet, l'empi- risme demeurait à peu près le seul guide dans la prévision exacte des propriétés de chacune de ces

142 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

substances, lorsque la thermo -chimie est venue, il y a treize ans à peine, établir les principes généraux qui définissent les matières explosives nouvelles, d'après leur formule et leur chaleur de formation. Elle marque ainsi i la pratique les horizons que celle-ci peut espérer atteindre, et elle lui fournit cette lumière des règles rationnelles, seules capables de lui permettre de prendre tout son déve- loppement.

C'est cette transformation de Tétude empirique des matières explosives en une science proprement dite, fondée, je le répète, sur la thermo-chimie, que je poursuis depuis 1870. Elle résulte de la notion de rénergie présente dans les matières explosives; énergie dont le rôle est bien plus général que ne Taurait fait supposer Tancienne notion purement chimique des corps comburants opposés aux com- bustibles. En effet, Féoergie d'une matière explosive exprime le plus grand travail qu'elle puisse effec- tuer, c'est-à-dire qu'elle touche à une notion pra- tique fondamentale. Or, la théorie nous enseigne que l'énergie n'est ici autre chose que la différence entre la chaleur mise en jeu dans la formation depuis les éléments et la chaleur dégagée par la transformation explosive. Mais celle-ci n'est point assujettie à être une combustion proprement dite,

LES MATIERES EXPLOSIVES. 143

comme on le croyait autrefois. La puissance de chaque matière explosive, les différences qui existent entre les composés en apparence analogues, tels que les éthers azotiques (nitroglycérine) et les corps nitrés (picrate de potasse), résultent de cette théorie. Elle permet de retracer a priori le tableau général des matières explosives, je dis non seulement les matières actuellement connues, mais même toutes les matières possibles, et elle assigne à l'avance rénergie propre de chacune d'elles.

Plaçons-nous maintenant à un point de vue plus élevé et cherchons à dégager la philosophie des ma- tières explosives.

LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 145

santé des races savantes et civilisées sur les races bar- bares. L'écart entre le mode d'armement des unes et des autres n'était pas suffisant jusque-là pour ne pas être parfois surmonté par Teffort surexcité des éner- gies individuelles. C'est là, en effet, ce qui avait per- mis aux barbares de renverser la savante organisa- tion de l'empire romain. C'est par que les tribus nomades de l'Arabie, fanatisées par l'islamisme, avaient détruit, au vu' siècle, l'empire persan et enlevé à l'empire byzantin ses plus belles provinces. Un tel effort a suffi pour que les hordes sauvages des cavaliers mongols, sortis des déserts de l'Asie centrale, aient réussi à établir, au xiii* siècle, de la Pologne aux mers de Chine, sur les débris des civilisations chinoise et arabe, le plus vaste empire qui ait été connu jusqu'ici.

Au contraire, depuis l'emploi régulier des matières explosives ^ la guerre, les retours offensifs, jus- qu'alors périodiques, de la barbarie ont cessé de se produire. Si de telles catastrophes paraissent dé- sormais impossibles, si la puissance des races eu- ropéennes s'étend partout à la surface de la terre, nous devons en savoir gré à la prépondérance insur- montable que les instruments scientifiques assurent aux races civilisées. Ce sont des instruments que les races barbares ne sauraient ni construire, faute

10

146 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

de connaissances théoriques suffisantes, ni main- tenir longtemps en état, alors même qu'elles au- raient réussi à se les procurer à prix d'or et à en connaître le maniement. Dès son apparition, la poudre de guerre a produit des effets comparables à ceux de Timprimerie; elle a mis fin à la féodalité et assuré la prépondérance des pouvoirs centralisés, seuls capables de former les approvisionnements nécessaires et de fabriquer les engins nouveaux, aptes à détruire aisément les plus puissantes des anciennes forteresses.

Cette forme rationnelle et scientiGque de la ci- vilisation s'accentue chaque jour davantage. Le xvm* siècle en avait proclamé l'avènement prochain ; le xix« l'a réalisée et étendue à tous les ordres d'ac- tivité.

Mais de résulte une nouvelle conséquence qu'il importe de ne jamais oublier. En effet, tous les peuples civilisés sont obligés, pour augmenter leur puissance matérielle, c'est-à-dire sous peine de déclin, de maintenir chacun chez soi le niveau des connaissances théoriques au point le plus élevé. Dans tous les ordres, dans celui des matières explo- sives en particulier, les armées se sont doublées de groupes de savants, principalement occupés à déve- lopper incessamment la théorie et à en contrôler

LES UATlGHES EIPLOSIVES. Ul

continuellement les conséquences a priori par des vérifications espéri mentales.

Aucune force peut-être, à cet égard, n'est plus étonnante que celle que l'on lire des matières esplo> sires; puissance également utile ou dangereuse, selon la direction que lui donne la volonté hu- maine ; car la matière est indifférente à nos inten- tions.

Cest ainsi que nous avons vu de notre temps, à calé des applications tes plus utiles à l'industrie ou les plus efficaces pour la guerre, l'emploi de ces matières proposé par des esprits exaltés dans le but de changer par la force révolutionnaire et par la politique de la dynamite l'oi^anisation des sociétés humaines. De grandes illusions se sont même élevées à cet égard : la force des matières explosives peut servir d'agent à des actes de ven- geance personnelle; mais elle n'est guère suscep- tible d'être mise en œuvre d'une façon générale par des individus isolés, je dis de façon à produire des effets généraux sur la^ société. De tels résultats exigent des engins^ coûteus,Jlenlsi construire, mis en œuvre par des bataillons disciplinés, bref une organisation savante et compliquée, oi^anisalion qu'un gouvernement seul peut coordonner et mettre en branle.

lis SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Il est un aulre intérêt, plus grand peut-être au point de vue purement abstrait, qui se présente dans rétude des substances explosives ; cette étude nous montre les états extrêmes de la matière, comme pression, température, force vive, états que nous ne sommes pas accoutumés à mettre en jeu dans nos expériences ordinaires. En général, nous opérons sous la pression atmosphérique, pression voisine d'un kilogramme par centimètre carré, c'est à dire, après tout, peu éloignée du vide. Nous agissons sur des substances maintenues à la température ordinaire, qui est fort voisine du zéro absolu, c'est-à-dire une température à laquelle les gaz ne possèdent qu'une force vive bien faible, si on la compare à celle qu'on peut leur communiquer. C'est à cette limite inférieure des phénomènes que se rapportent la plupart de nos connaissances chimiques et la plupart des lois de notre physique.

Or, ce sont des conditions bien éloignées de celles que la matière réalise effectivement, soit dans la profondeur de la terre, les pressions peuvent grandir jusqu'à un million d'atmos- phères; soit à la surface des astres qui nous en- tourent, où les températures se comptent par milliers de degrés; soit encore dans le mouvement

LES MATIÈRES EXPLOSIVES. 149

des projectiles lancés par les volcans et dans les révolutions des étoiles, des planètes et des comètes, astres animés de vitesses qui atteignent des cen- taines de kilomètres par seconde.

Sans prétendre arriver i ces limites extrêmes, placées hors de la portée de nos expériences et dont Tanalyse spectrale nous permet seule d'entre- voir les effets chimic^es, nous pouvons cependant étendre nos études bien au delà des données de nos expériences ordinaires, en nous attachant aux phénomènes offerts par les matières explosives. Les pressions qu'elles développent se mesurent par milliers d'atmosphères; leur température semhle approcher de celle des astres eux-mêmes; enfin, la vitesse avec laquelle se propagent leurs mou- vements peut atteindre plusieurs milliers de mètres par seconde. Nous saisissons ainsi sur le vif une multitude de phénomènes, inaccessibles par toute autre méthode. De une physique, une chimie, une mécanique spéciales, qui sortent de nos habi- tudes et de nos conceptions ordinaires. Dans l'ordre des actions naturelles, cependant, elles ne sont pas plus extraordinaires. Nous avons été habitués à construire nos théories et nos conceptions d'après un certain milieu, enfermé dans d'étroites limites. Or, ce nouvel ordre de phénomènes change le

150 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

milieu, et cela suffit. Par même, cette élude est éminemment intéressante pour le philosophe qui cherche à se rendre compte de la portée réelle et de la généralité absolue des lois naturelles.

LES ORIGINES DE L'ALCHIMIE

ET LES SCIENCES MYSTIQUES

Le monde est aujourd'hui sans mystère : la con- ception rationnelle prétend tout éclairer et tout com- prendre; elle s'efforce de donner de toute chose une explication positive et logique, et elle étend son déterminisme fatal jusqu'au monde moral. Je ne sais si les déductions impératives de la raison scien- tifique réaliseront un jour cette prescience divine, qui a soulevé autrefois tant de discussions et que Ton n*a jamais réussi à concilier avec le sentiment non moins impératif de la liberté humaine. En tout cas, l'univers matériel entier est revendiqué par la science, et personne n'ose plus résister en face à cette reven-

152 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.

dication. La notion du miracle et du surnaturel s'est évanouie comme un vain mirage, un préjugé suranné.

Il n'en a pas toujours été ainsi ; cette conception purement rationnelle n'est apparue qu'au temps des Grecs; elle ne s'est généralisée que chez les peuples européens, et seulement depuis le xviu* siècle. Même de nos jours, bien des esprits éclairés demeurent engagés dans les liens du spiritisme et du magnétisme animal.

Aux débuts de la civilisation, toute connaissance affectait une forme religieuse et mystique. Toute action était attribuée aux dieux, identifiés avec les astres, avec les grands phénomènes célestes et ter- restres, avec toutes les forces naturelles. Nul alors n'eût osé accomplir une œuvre politique, militaire, médicale, industrielle, sans recourir à la formule sacrée, destinée à concilier la bonne volonté des puissances mystérieuses qui gouvernaient l'univers. Les opérations réfléchies et rationnelles ne venaient qu'ensuite, toujours étroitement subordonnées.

Cependant ceux qui accomplissaient l'œuvre elle- même ne tardèrent pas à s'apercevoir que celle-ci se réalisait surtout par le travail efficace de la raison et de l'activité humaines. La raison introduisit à son tour, pour ainsi dire subrepticement, ses règles précises dans les recettes d'exécution pratique, en

ORIGINKS DE L*ÂLCH1MIE. 153

attendant le jour elle arriverait à tout dominer. De une période nouveile, demi-rationaliste et demi- mystique, qui a précédé la naissance de la science pure. Alors fleurirent les sciences intermédiaires, s'il est permis de parler ainsi : Fastrologie, l'alchimie, la vieille médecine des vertus des pierres et des talismans, sciences qui nous semblent aujourd'hui chimériques et charlalanesques. Leur apparition a marqué cependant un progrès immense à un certain jour et fait époque dans l'histoire de l'esprit humain. Elles ont été une transition nécessaire entre l'ancien état des esprits, livrés à la magie et aux pratiques théurgiques, et l'esprit actuel, absolument positif, mais qui, même de nos jours, semble trop dur pour beaucoup de nos contemporains.

L'évolution qui s'est faite à cet égard, depuis les Orientaux jusqu'aux Grecs et jusqu'à nous, n'a pas été uniforme et parallèle dans tous les ordres. Si la science pure s'est dégagée bien vite dans les mathé- matiques, son règne a été plus retardé dans l'astro- nomie, où l'astrologie a subsisté parallèlement jusqu'aux temps modernes. Le progrès a été surtout plus lent en chimie, l'alchimie, science mixte, a consente ses espérances merveilleuses jusqu'à la fin du siècle dernier.

L'étude de ces sciences équivoques, intermédiaires

154

SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

entre la connaissance positive des choses et leur interprétation mystique, offre une grande importance pour le philosophe. Elle intéresse également les sa- vants désireux de comprendre l'origine et la filiation des idées et des mots qu'ils manient continuellement. Les artistes, qui cherchent à reproduire les œuvres de l'antiquité, les industriels, qui appliquent à la culture matérielle les principes théoriques, veulent aussi savoir quelles étaient les pratiques des anciens, par quels procédés on t été fabriqués ces métaux, ces étoffes, ces produits souvent admirables qu'ils nous ont laissés. L'étroite connexion qui existe entre la puissance intellectuelle et la puissance matérielle de l'homme se retrouve partout dans l'histoire : c'est le sentiment secret de cette connexion qui fait com- prendre les rêves d'autrefois sur la toute-puissance de la science. Nous aussi, nous croyons à cette toute- puissance, quoique nous l'atteignions par d'autres méthodes.

LES SEPT MÉTAUX

ET LES SEPT PLANÈTES

c Le monde est un animal unique, dont toutes le parties, quelle qu'en soit la distance, sont liées entre elles d'une manière nécessaire . » Cette phrase de Jamblique le néoplatonicien ne serait pas désa- vouée par les astronomes et par les physiciens mo- dernes, car elle exprime l'unité des lois de la nature et la connexion gêné raie de l'univers. La première aperceplion de cette unité remonte au jour les hommes reconnurent la régularité fatale des révo- lutions des astres; ils cherchèrent aussitôt à en étendre les conséquences à tous les phénomènes matériels et même moraux, par une généralisation

156 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

mystique, qui surprend le philosophe, mais quMi importe pourtant de connaître, si Ton veut com- prendre le développement historique de Tesprit humain. C'était la chaîne (Tor qui reliait tous les êtres, dans le langage des auteurs du moyen âge. Ainsi rinfluence des astres parut s'étendre à toute chose, à la génération des métaux, des minéraux et des êtres vivants, aussi bien qu'à l'évolution des peuples et des individus. 11 est certain que le soleil règle, par le flux de sa lumière et de sa chaleur, les saisons de l'année et le développement de la vie vé- gétale; il est la source principale des énergies ac- tuelles ou latentes à la surface de la terre. On attri- buait autrefois le même rôle, quoique dans des or- dres plus limités, aux divers astres, moins puissants que le soleil, mais dont la marche est assujettie à des lois aussi régulières. Tous les documents histo- riques prouvent que c'est à Babylone et en Chaldée que ces imaginations prirent naissance; elles ont joué un rôle important dans le développement de Tastronomie, étroitement liée avec l'astrologie, dont elle semble sortie. L'alchimie s'y rattache également, au moins par l'assimilation établie entre les métaux et les planètes, assimilation tirée de leur éclat , de leur couleur et de leur nombre même. Attachons-nous d'abord à ce dernier : c'est le

SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANETES. 157

nombre sept, chiffre sacré que Ton retrouve par- tout, dans les jours de la semaine, [dans Ténuméra- tion des planètes, dans celle des métaux, des cou- leurs, des tons musicaux.

L'origine de ce nombre paraît être astronomique et répondre aux phases de la lune, c'est-à-dire au nombre des jours qui représentent le quart de la révolution de cet astre. Le hasard fit que le nombre des astres errants (planètes), visibles à TœU nu, qui circulent ou semblent circuler dans le ciel autour de la terre, s'élève précisément à sept : la Lune, le Soleil, Mercure, Yénus, Mars, Jupiter et Saturne. A chaque jour de la semaine un astre fut attribué : les noms même des jours que nous prononçons main- tenant continuent à traduire, à notre insu, cette consécration babylonienne.

Le nombre des couleurs fut pareillement fixé à sept ; cette classification arbitraire a été consacrée par Newton, et elle est venue jusqu'aux physiciens de notre temps. Elle remonte i une haute antiquité. Hérodote rapporte que la ville d'Ecbatane (C/to, 98) avait sept enceintes, peintes chacune d'une couleur différente : la dernière était dorée; celle qui la pré- cédait, argentée. C'est, je crois, la plus ancienne mention qui établisse une relation du nombre sept avec les couleurs et les métaux. La ville fabuleuse

158 SCIENCE ET PHIEOSOPHIE,

des Atlantes, dans le roman de Platon, est pareille- ment entourée par des murs concentriques, dont les derniers sont revêtus d'or et d'argent; mais on n'y retrouve pas le' mystique nombre sept.

Ce même nombre était aussi, nous l'avons dit, caractéristique des astres planétaires. D'après M. François Lenormant, les inscriptions cunéiformes mentionnent les sept pierre! noires, adorées dans le principal temple d'Ouroukh en Chaldée, bétyles personnifiant les sept planètes. C'est au même sym- bolisme que se rapporte, sans doute, un passage du roman de Philostrate sur la vie d'Apollonius de Tyane (III, 41), passage dans lequel il est ques- tion de sept anneaux donnés à ce philosophe par le brahmane larchas.

Entre les métaux et les planètes le rapprochement résulte, non seulement de leur nombre, mais surtout de leur couleur. Les astres se manifestent à la vue avec des colorations sensiblement distinctes : Sam cuiqtie color est, dit Pline (II, xvi). La nature diverse de ces couleurs a fortifié le rapprochement des planètes et des métaux. C'est ainsi que Ton conçoit aisément l'assimilation de l'or, le plus écla- tant et le roi des métaux, avec la lumière jaune du soleil, le dominateur du ciel. La plus ancienne indi- cation que l'on possède à cet égard se trouve dans

SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANËTES. 159

Piodare. La cinquième ode des hthméennes débute par ces mots : c Hère du soleil, Thia, connue sous beaucoup de noms, c'est à toi que les hommes doi- vent la puissance prépondérante de For. »

MSrep *AX{ou, iroXu€i>v*j{t£ 6 eta, Xpvaév avôpcDiroi icEpuoaiov 5)Ab>v.

Dans Hésiode, Tliia est une divinité, mère du so- leil et de la lune, c'est-à-dire génératrice des prin- cipes de la lumière {Théogonie, 371-374). Un vieux socialiste commente ces vers en disant : c De Thia et d'Hypérion vient le soleil, et du soleil Tor. A chaque astre une matière est assi$^née : au Soleil For, à la Lune l'argent, à Mars le fer, à Saturne le plomb, à Jupiter Félectrum, à Hermès Fétain, à Vénus le cuivre ^ » Cette scolie remonte à Fépoque alexandrine. Elle reposait, à Forigine, sur des assi- milations toutes naturelles.

En effet, si la couleur jaune et brillante du soleil rappelle celle de For :

orbem Per duodena régit moadi sol aureus astra',

la blanche et douce lumière de la lune a été de tout

1. Piodare, édition de Bsckb, L II, p. 5i0, 1819.

2. Vi gile, Géorgiques, l, 232.

160 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

temps assimilée à la teinte de Targent. La lumière rougeâtre de la planète Mars, igneus d'après Pline, wpôîtç d'après les alchimistes, a rappelé de bonne heure celle du sang et celle du fer, consacrés à la divinité du même nom. C'est ainsi que Didyme, dans un extrait de son commentaire sur VIliade (1. V), commentaire un peu antérieur à l'ère chré- tienne, parle de Mars, appelé l'astre du fer. L'éclat bleuâtre de Vénus, l'étoile du soir et du matin, rap- pelle pareillement la teinte des sels de cuivre, métal dont le nom même est tiré de celui de l'ile de Chy- pre, consacrée à la déesse Cypris, nom grec de Vénus. De le rapprochement Tait par la plupart des auteurs. Entre la teinte blanche et sombre du plomb et celle de la planète Saturne, la parenté est plus étroite encore, et elle est constamment invoquée depuis l'époque alexandrine. Les couleurs et les métaux assignés à Mercure « l'étincelant » {frr'àew^ radians, d'après Pline) et à Jupiter c le resplendis- sant » (racO«i>v) ont varié davantage, comme je le dirai tout à l'heure.

Toutes ces attributions sont liées étroitement à l'histoire de l'astrologie et de l'alchimie. En effet, dans l'esprit des auteurs de l'époque alexandrine, ce ne sont pas de simples rapprochements ; mais il s'agit de la génération même des métaux, supposés

SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. 161

produits sous Tinfluence des astres dans le sein de la terre.

ProcluSi philosophe néoplatonicien du v' siècle de notre ère, dans son commentaire sur le Timée de Platon, expose que c For naturel et l'argent et chacun des métaux, comme chacune des autres substances, sont engendrés dans la terre, sous Tinfluence des divinités célestes et de leurs effluves. Le Soleil pro- duit l'or; la Lune, l'argent; Saturne, le plomb, et Mars, le fer. »

L'expression définitive de ces doctrines astrolo- gico-chimiques et médicales se trouve dans l'auteur arabe Dimeschql, cité par Chwolson {Sur les SabéenSj l. II, p. 380, 396, 4H, 544). D'après cet écrivain, les sept métaux sont en relation avec les sept astres brillants, par leur couleur, leur nature et leurs pro- priétés : ils concourent à en former la substance. Notre auteur expose que, chez les Sabéens, héritiers des anciens Chaldéens, les sept planètes étaient ado- rées comme des divinités ; chacune avait son temple et, dans le temple, sa statue, faite avec le métal qui lui était dédié. Ainsi le Soleil avait une statue d'or; la Lune, une statue d'argent; Mars, une statue de fer; Vénus, une statue de cuivre ; Jupiter, une statue d*étain; Saturne, une statue de plomb. Quant à la

planète Mercure, sa statue était faite avec un assem-

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162 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

blage de tous les métaux, et dans le creux on versait une grande quantité de mercure. Ce sont des contes arabes, qui rappellent les théories alchimi- ques sur les métaux et sur le mercure, regardé comme leur matière première. Mais ces contes repo- sent sur de vieilles traditions défigurées, relatives à Tadoration des planètes à Babylone et en Chaldée, et à leurs relations avec les métaux.

Il existe, en eiïet, une liste analogue dès le second siècle de notre ère : on la trouve dans un passage de Celse, cité par Origène {Opera^ t. I, p. 646; Contra Celsum, 1. VI, 22; édition de Paris, 1738). Celse expose la doctrine des Perses .et les mystères mithriaques, et il nous apprend que ces mystères étaient exprimés par un certain symbole, représen- tant les révolutions célestes et le passage des âmes à travers les astres. C'était un escalier, muni de sept portes élevées, avec une huitième au sommet.

La première porte est de plomb; elle esl assignée à Saturne, la lenteur de cet astre étant exprimée par la pesanteur du métal *.

La seconde porte est d*étain ; elle est assignée à Vénus, dont la lumière rappelle l'éclat et la mollesse de ce corps.

1. « Saturni sidus gelid® ac rigentis esse natura;. » (Pline, II, ti.

SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. 163

La troisième porte est d'airain, assignée à Jupiter, à cause de la résistance du métal.

La quatrième porte est de fer, assignée à Hermès, parce que ce métal est utile au commerce, et se prête à toute espèce de travail.

La cinquième porte, assignée à Mars, est formée par un alliage de cuivre monétaire, inégal et mé- langé.

La sixième porte est d'argent, consacrée à la Lune.

La septième porte est d'or, consacrée au Soleil ; ces deux métaux répondant aux couleurs des deut astres.

Les attributions des métaux aux planètes ne sont pas ici tout à fait les mêmes que chez les néoplato- niciens et les alchimistes. Us semblent répondre à une tradition un peu différente et dont on retrouve ailleurs d'autres traces. En effet, d'après Lobeck (Aglaophamm, p. 936, 1829), dans certaines listes astrologiques, Jupiter est de même assigné à l'airain, et Mars au cuivre.

On rencontre la trace d'une diversité plus pro- fonde et plus ancienne encore dans une vieille liste alchimique, reproduite à la fin de plusieurs manu- scrits, et le signe de chaque planète est suivi du nom du métal et des corps dérivés ou congénères.

164 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

La plupart des planètes répondent aux mêmes métaux que dans les énumérations ordinaires, à Texceplion de la planète Hermès, à la suite du signe de laquelle se trouve le nom de Témeraude. Or, chez les Égyptiens, d'après Lepsius, la liste des métaux comprenait, à côté de Tor, de l'argent, du cuivre et du plomb, les noms des pierres précieuses, telle que le mafek ou émeraude et le chesbet ou saphir, corps assimilés aux métaux, à cause de leur éclat et de leur valeur'. Il y a le souvenir de rapprochements très différents des nôtres, mais que rhùmanité a regardés autrefois comme naturels, et dont la conoaissance est nécessaire pour bien con- cevoir les idées des anciens. Toutefois l'assimilation des pierres précieuses aux métaux a disparu de bonne heure, tandis que Ton a pendant longtemps continué à ranger dans une même classe les métaux purs, tels que l'or, l'argent, le cuivre et certains de leurs alliages, par exemple l'électrum et l'airain. De des variations importantes dans les signes des métaux et des planètes.

Retraçons l'histoire de ces variations ; il est inté- ressant de la décrire pour l'intelligence des vieux textes.

1. Voir les métaux égyptiens dans mon ouvrage sur les Originei de Valckimie, p. 221 et 233, Steinheil, 1885.

SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. 165

Olympiodore, néoplatonicien du vi* siècle, attribue le plomb à Saturne; rélectrum, alliage d'or et d'ar- gent, regardé comme un métal distinct, à Jupiter; le Ter à Mars, For au Soleil, Tairain ou cuivre à Vénus, rétain à Hermès (planète Mercure), Targent à la Lune. Ces attributions sont les mêmes que celles du scoliaste de Pindare cité plus haut; elles ré- pondent exactement et point pour point à une liste initiale du manuscrit alchimique de Saint-Marc, écrit au xi® siècle, et qui renferme des documents^ très anciens.

Les symboles alchimiques consignés dans les ma- nuscrits comprennent les métaux suivants, dont Tordre et les attributions sont constants pour la plupart.

!• L'or correspondait au Soleil, relation que j'ai exposée plus haut.

Le signe de Tor est presque toujours celui du soleil, et il est déjà exprimé ainsi dans les papyrus de Leide.

2* L'argent correspondait à la Lune et était exprimé toujours par le même signe planétaire.

3* L'électrum, alliage d'or et d'argent, était réputé un métal particulier chez les Égyptiens, qui le dési- gnaient sous le nom d'osem, nom qui s'est confondu plus tard avec le mot grec asemon, argent non

166 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

marqué. Cet alliage fournit à volonté, suivant les traitements, de l'or ou de l'argent. Il est décrit par Pline, et il fut regardé jusqu'au temps des Romains comme un métal distinct. Son signe était celui de Jupiter, attribution que nous trouvons déjà dans Zosime, auteur alchimique du m' ou iv* siècle de notre ère.

Quand l'éleclrum disparut de la liste des métaux, son signe fut aflecté à Tétain, qui jusque-là répondait à la planète Mercure (Hermès). Nos listes alchimiques portent la trace de ce changement ^ En effet, la liste du manuscrit de Venise porte (fol. 6) : c Jupiter, res- plendissant électrum. % Et ces mots se retrouvent, toujours à côté du signe planétaire, dans le manu- scrit 2327 de la Bibliothèque nationale de Paris (fol. 17 recto, ligne 16), la première lettre du mot Zeus figurant sous deux formes différentes (majus- cule et minuscule). Au contraire, un peu plus loin, dans une autre liste du dernier manuscrit (fol. 18 verso, ligne 5), le signe de Jupiter est assigné à l'élain.

Le plomb correspondait à Saturne : cette attri- bution n'a éprouvé aucun changement, quoique le plomb ait plusieurs signes distincts dans les listes.

1. Voir les Origines de Valchimie, pi. II, p. 112. Annales de chimie et de physique, mars 1885, p. 382.

SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. 167

Le plomb était regardé par les alchimistes égyptiens comme le générateur des autres métaux et la matière première de la transmutation. Ce qui s'explique par ses apparences, communes à divers autres corps.

En effet, ce nom s'appliquait, à Torigine, à tout métal ou alliage métallique blanc et fusible ; il em- brassait rétain (plomb blanc et argentin, opposé au plomb noir ou plomb proprement dit, dans Pline) et les nombreux alliages qui dérivent de ces deux métaux, associés entre eux et avec l'antimoine, le zinc, le nickel, le bismuth, etc. Les idées que nous avons aujourd'hui sur les métaux simples ou élémen- taires, opposés aux métaux composés ou alliages, ne se sont dégagées que peu à peu dans le cours des siècles. On conçoit d'ailleurs qu'il en ait été ainsi, car rien n'établit à première vue une distinction absolue entre ces deux groupes de corps.

5* Le fer correspondait à Mars. Cette attribution est la plus ordinaire. Cependant dans la liste de Celse le fer répond à la planète Hermès.

Le signe même de la planète Mars se trouve par- fois donné à l'étain dans quelques-unes des listes. Ceci rappelle encore la liste de Celse qui assigne à Mars Talliage monétaire. Mars et le fer ont deux signes distincts, quoique communs au métal et à la planète, savoir : une flèche avec sa pointe, et un 3,

168 SCIENCE ET PHILOSOPHIE

abréviation du mot Bovpaç^ nom ancien de la planète Mars, parfois même avec adjonction d'un w, abrévia- tion de nvpéttç^ c l'enflammé », autre nom ou épi- thète de Mars.

6" Le cuivre correspondait à Vénus, ou Cypris, déesse de l'ile de Chypre, l'on trouvait des mines de ce métal, déesse assimilée elle-même à Hathor,la divinité égyptienne multicolore, dont les dérivés bleus, verts, jaunes et rouges du cuivre rappellent les colorations diverses.

Toutefois la liste de Celse attribue le cuivre à Jupiter et Talliage monétaire à Mars. La confusion entre le fer et le cuivre, ou plutôt l'airain, aussi attribués à la planète Mars, a existé autrefois; elle est attestée par celle de leurs noms : le mot œs, qui exprime l'airain en latin, dérive du sanscrit ayas, qui signifie le fer^ C'était sans doute, dans une haute antiquité, le nom du métal des armes et des outils, celui du métal dur par excellence.

7<>L'étain correspondait d'abord à la planète Hermès ou Mercure. Quand Jupiter eut changé de métal et fut affecté à l'étain, le signe de la planète primitive de ce métal passa au mercure.

La liste de Celse attribue l'étain à Vénus, ce qui

Originei de l'alchimie, p. 225.

SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. .169

rappelle aussi l'antique confusion du cuivre et du bronze (airain, alliage d'étain).

8' Mercure. Le mercure, ignoré, ce semble, des anciens Égyptiens, mais connu à l'époque alexan- drine, fut d'abord regardé comme une sorte de contre-argent et représenté par le signe de la lune retourné. Il n'en est pas question dans la liste de Celse (il* siècle). Entre le vi* siècle (liste d'Olympio- dore le philosophe, citée plus haut) et le vn* siècle de notre ère (liste de Stephanus d'Alexandrie^ qui sera donnée tout à l'heure), le mercure prit le signe de la planète Hermès, devenu libre par suite des changements d'affectation relatifs à l'étain.

Ces attributions nouvelles et ces relations astrolo- gieo-chimiques sont exprimées danslepassage suivant de Stephanus : « Le démiurge plaça d'abord Saturne, et vis-à-vis le plomb, dans la région la plus élevée et la première; en second lieu, il plaça Jupiter vis- à-vis de l'étain, dans la seconde région; il plaça Mars le troisième, vis-à-vis le fer, dans la troisième région; il plaça le Soleil le quatrième, et vis-à-vis l'or, dans la quatrième région; il plaça Vénus la cinquième, et vis-à-vis le cuivre, dans la cinquième région ; il plaça Mercure le sixième, et vis-à-vis le vif-argent, dans la sixième région ; il plaça la Lune la septième, et vis-à-vis l'argent, dans la septième

( >

170- SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

et dernière région ^ » Dans le manuscrit, au-dessus de chaque planète, ou de chaque métal, se . trouve son symbole. Mais, circonstance caractéristique, le symbole de la planète Mercure et celui du métal ne sont pas encore Jes mêmes, malgré le rapprochement établi entre eux, le métal étant toujours exprimé par un croissant retourné. Le mercure et Tétain ont donc chacun deux signes différents dans nos listes, suivant leur époque.

Voilà les signes fondamentaux des corps simples ou radicaux, comme nous dirions aujourd'hui.

Ces signes sont le point de départ de ceux d'un certain nombre de corps, dérivés de chaque métal et répondant aux différents traitements physiques ou chimiques qui peuvent en changer l'état ou l'apparence.

Tels sont : la limaille, la feuille, le corps calciné ou fondu, la soudure, le mélange, les alliages, le minerai, la rouille ou oxyde. Chacun de ces dérivés possède dans les listes des manuscrits un signe propre, qui se combine avec le signe du métal, exactement comme on le fait dans la nomenclature chimique de nos jours.

Les principes généraux de ces nomenclatures on

1 . Ms. 2327, folio 73 verso.

SEPT MÉTAUX ET SEPT PLANÈTES. 171

donc moins changé qu'on ne serait porté à le croire, Tesprit humain procédant suivant des règles et des systèmes de signes qui demeurent à peu près les mêmes dans la suite des temps. Mais il convient d'observer que les analogies fondées sur la nature des choses, c'est-à-dire sur la composition chimique, démontrée par la génération réelle des corps et par leurs métamorphoses réalisées dans la nature ou dans les laboratoires, ces analogies, dis-je, subsistent el demeurent le fondement de nos notations scienti- fiques ; tandis que les analogies chimiques d'autrefois entre les planètes et les métaux, fondées sur des idées mystiques sans base expérimentale, sont tom- bées dans un juste discrédit. Cependant leur connais- sance consen e encore de Tintérèt pour Tintelligence des vieux textes et pour l'histoire de la science.

LES CITÉS ANIMALES

ET LEUR ÉVOLUTION

Beuzeval-sur-Dives (Calvados).

18 août 1877.

La Revue scieniifiqite a publié, il y a quelque temps, une savante lecture de sir J. Lubbock Sur les habitudes des fourmis^; c'est un sujet qui n'a cessé de préoccuper les savants et les philosophes, à cause des analogies entre les sociétés animales et les sociétés humaines. Je demande la permission de soumettre aux lecteurs quelques réflexions et obser- vations que j'ai eu occasion de faire sur le même sujet.

1. Yoy. Revue scientifique, numéro du 21 juillet 1877.

LES CITÉS AHIMALBS. 173

Je suis, en effet, da nombre de ceux qoi pensent que Ton pent tirer de quelque lumière sur les causes naturelles qui ont conduit les hommes à s'assembler en tribus, en cités, en nations. Un même instinct de sociabilité agit sur les races humaines et sur diverses espèces animales.

Rien n'est plus chimérique que cette célèbre hy- pothèse d'un Contrai social^ soit imposé, soit libre- ment consenti, et en vertu duquel les hommes, iso- lés et errants à l'origine, se seraient assemblés en sociétés. En ceci, conune en bien d'autres choses, nous sommes dupes d'un mirage qui fait reporter dans le passé, comme représentant un état antérieur, Tobj^ idéal dont les hommes poursuivent l'accom- plissement et dont l'avenir se rapprochera sans doute de plus en pins. Au lieu d'être le point de départ, an contraire le contrat sodal, c*est-à-dire le règne de la science et de la raison, établi sur le consente- ment volontaire du plus grand nombre, représente le but final vers lequel tend l'humanité. C'est du moins ce que semble attester l'histoire de la civilisa- tion européenne.

Vais les origines de Thumanité, telles que nous pouvons les entrevoir, soit par le vague écho des lointaines traditions de l'histoire, soit par l'étude des tribus sauvages, soit par l'examen des débris et

174 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

des instruments laissés par les anciens hommes, les origines de Thumanité, dis-je, ne semblent avoir eu presque rien de rationnel. Les agrégations des an- ciens hommes ressemblaient fort à celles des castors et des autres animaux sociables. Or, si les sociétés animales sont le produit fatal d'un instinct hérédi- taire, pourquoi en aurait-il été autrement des pre- mières sociétés humaines ?

On allègue comme une différence fondamentale l'organisation même des sociétés animales, qui a toujours semblé invariable aux naturalistes et aux philosophes observateurs, depuis plus de vingt siècles.

Je ne sais si les sociétés des castors et celles des grands singes anthropoïdes ont été réellement exami- nées avec assez de précision pour que Ton puisse en affirmer l'invariabilité absolue, surtout si on les compare avec les villages des nègres ou des Peaux- Rouges qui vivent dans leur voisinage. Les fourmis mêmes, dont l'observation est plus facile, n'ont guère été étudiées avec un détail exact que depuis deux cents ans. Sait-on quels ont été, quels pourront être encore les changements successifs de leur industrie? Dès à présent, il existe des faits qui nous per- mettent d'afïirmer que les sociétés animales ne sont pas absolument immobiles : elles se développent, se

LES CITÉS ANIMALES. 175

propagent, sd renouvellent suivant des procédés originaux y appropriés aux milieux particuliers dans lesquels elles sont obligées de vivre. Voici Thistoire de Tune de ces sociétés, qui n*est pas sans quelque analogie avecThisloire des agglomérations humaines.

J'ai observé pendant vingt-cinq ans, dans un coin écarté des bois de Sèvres, une société de fourmis. Quand je la découvris, c'était un petit monticule, de la forme conique que chacun sait, peuplé par des milliers d'habitants. Ceux-ci se répandaient tout au- tour, à travers Therbe, les cailloux, le sable, ils traçaient mille sentiers régulièrement parcourus; d'autres routes s'élevaient sur les arbres; bref, la fourmilière avait mis en exploitation régulière toute une petite colline boisée, sur laquelle j'ai souvent suivi les chemins des fourmis, prolongés au milieu des herbes et des feuilles mortes sur des longueurs de plus de cent mètres : distance énorme si on la compare aux dimensions de l'animal.

La cité animale était en pleine prospérité, lorsque je la vis pour la première fois; sa fondation remon- tait à plusieurs années. Elle eut sans doute ses luttes contre' la nature et contre les animaux, ses catas- trophes provoquées par le pied d'un promeneur, par la chute de quelque grosse branche d'arbre, par la brusque invasion d'un filet d'eau pendant un

176 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

orage. Mais je n'assistai à aucune de ces vicissitudes. J'observai cependant,, dans une autre région du bois, une émigration en masse, Tun des phénomènes les plus remarquables de la vie des peuples. C'était à la fin de Tété. Une fourmilière située au bord d'un chemin fréquenté par les promeneurs avait été souvent ravagée par leur curiosité malveillante. Obligées sans cesse de reconstruire leurs édifices, les fourmis se lassèrent. Un jour, en parcourant la route, je la vis traversée obliquement par une longue colonne de fourmis. Le lendemain et les jours suivants, la colonne noire marchait toujours. Surpris de cette persévérance, je suivis la colonne; elle se dirigeait au milieu du bois, ne parcourant aucun sentier déjà battu, même par des fourmis; elle marchait sans se diviser, au milieu des feuilles mortes, des herbes et des racines d'arbres, vers un but évidemment fixé àravance. Le trajet dura trois centsmètres : il aboutis- sait au milieu des arbres, au pied d'un arbuste, en haut d'un petit escarpement sablonneux, difficilement accessible, et dominant une vieille route pavée. Là, une nouvelle fourmilière se formait, en partie sous la terre, en partie à sa surface. L'émigration dura tout l'automne. Au printemps suivant, la ville ancienne était déserte et la ville neuve en pleine activité. Le site actuel d'ailleurs n'était pas bien choisi. S'il se

LES GITES ANIMALES.

177

ti*ouvait à Tabri des promeneurs, en raison de sa situation, par contre il était au bas d'une pente herbagée, par laquelle s'écoulaient les eaux d'orage. La fourmilière, inondée à plusieurs reprises, ne reprit jamais sa prospérité première, elle dépérit et finit, après quelques années, par disparaître d'elle-même : comme aurait pu le faire une ville trop souvent ravagée par les eaux, ou par la malaria.

Pendant ce temps, l'autre cité dont j'ai parlé d'abord demeurait toujours prospère. J'observai cependant au bout de dix ans, que la cité avait dé- taché une colonie à quelques mètres de distance, au pied d'un jeune chêne. La colonie, faible et peu éten- due à ses débuts, grandit d'année en année. Elle tra- versa sans accident une époque critique, celle de la coupe périodique de la portion du bois elle était établie.

Vers le temps de la guerre de 4870, mes observa- tions furent suspendues pendant près d'une année. A mon retour, la colonie était devenue une grande fourmilière, tandis que la cité fondatrice commen- çait à décroître. D'année en année, son déclin s'ac- cusa; le nombre des habitants diminua; ils sem- blaient en même temps devenus moins actifs, moins empressés à apporter des matériaux et des provi- sions, moins prompts à réparer les dommages causés

12

VT T

178

SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

à leurs demeures. Celles-ci prirent peu à peu un aspect de vétusté et s'affaissèrent en partie sous les influences atmosphériques, combattues avec moins d'énergie qu'autrefois.

Aujourd'hui, la colonie est devenue la cité princi- pale; elle a fait périr Tarbuste qui l'avait protégé à ses débuts contre les intempéries atmosphériques et elle étale en pleine lumière ses édifices, formés de pailles sèches et de fragments de bois en bon état, dont la teinte contraste avec celui des toits grisâtres et en décomposition de la vieille fourmilière. Depuis quatre ans, un troisième centre de population s'est même fondé dans le voisinage; mais il n'atteint pas encore l'état de prospérité de la première colonie.

Cependant la vieille ville n'a pas été complètement abandonnée. Elle sert de refuge à des familles, après tout nombreuses encore. Mais son état demi-ruiné rappelle celui de Babylone, subsistant pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, au voisinage de Séleucie et de Clésiphon, successivement fondées par des civilisations plus modernes.

Depuis la première époque j'écrivais ces lignes (1877), le groupe de cités dont je rapporte l'histoire a éprouvé une catastrophe. Lâchasse dans les bois de Sèvres ayant été louée à des bourgeois parisiens, ceux- ci se bont mis à élever des faisans dans leurs réserves :

L£S CITES ANIMALES. 179

or les faisans sont fort avides d'œufs de fourmis, si bien qu'un jour, des gardes sont venu s avec des pioches et des sacs; ils ont enlevé les larves et détruit la four- milière : toutes les fourmilières florissantes des bois de Sèvres ont été anéanties en une année. C'est ainsi que Tameiian extermina les cités de l'Asie centrale et construisit une pyramide avec les 90 000 têtes des habitants de Bagdad. A peine quelques rares habi- tants échappèrent à ce désastre; mais, avec unzèîe infatigable, ils se mirent aussitôt à reconstituer leurs cités. Celle quej'observe spécialement s'est ainsi reformée au voisinage, de même que la Bagdad mo- derne, héritière de Babylone. A nos yeux grossiers, les mœurs et les édifices de la nouvelle fourmilière paraissent semblables à ceux de l'ancienne. Mais c'est sans doute une illusion, née d'une vue trop loin- taine des choses.

Un être colossal, dans le rapport de l'homme à la fourmi, c'est-à-dire dont la hauteur approcherait de celle du Mont-Blanc et dont la vie durerait dans la même proportion, en un mot l'habiUint de Sirius dont parle YoUaire, aurait peut-être jugé les civi- lisations de Babylone et des autres capitales qui l'ont remplacée, comme aussi uniformes que nous jugeons celles des fourmilières.

Mais, par compensation, nous sommes obligés d'ad-

180 SCIENCE KT PHILOSOPHIE.

mettre, aussi bien que le Sirien de Micromégas, que les cités animales ont une origine, un progrès, une décadence, comme les cités humaines : leur durée n'est courte que pour nous; mais elle égale celle des États humains, si Ton compte par générations comme le faisait Homère. L'intervalle d'une année, de deux au plus, semble mesurer la vie d'une fourmi. Le nombre de leurs générations, depuis Aristote, répond donc à près de quarante mille années, évaluées d'après les générations humaines; ce qui nous reporte à une époque contemporaine des premiers êtres dignes du nom d'hommes, si elle ne leur est antérieure.

Si Jes vicissitudes des cités des fourmis rappellent celles des cités humaines, il n'en est pas moins vrai que la structure générale, l'aspect, les usages de ces cités ne semblent guère avoir changé depuis que nous les observons* Mais en a-t-il toujours été ainsi? les premières fourmis ont-elles construit tout d'abord une ville, pareille à celles qu'elles élèvent mainte- nant? Ou bien y a-t-il eu une évolution dans l'orga- nisation de ces cités ? les progrès des cités animales n'auraient-ils pas été accomplis autrefois, pendant des périodes trop anciennes pour avoir pu être ob- servées ?

On pourrait soutenir que, depuis une époque très

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LES CITÉS ANIMALES.

181

reculée, et qui a peut-être précédé les commence- ments des races humaines, les races des fourmis ont terminé leur évolution; elles ont maintenant par- couru le cycle des combinaisons intellectuelles com- patibles avec leurs organes et les milieux qui les ont sollicitées à l'action; en un mot, la civilisation des fourmis a atteint depuis de longs siècles les limites compatibles avec leur nature. Depuis lors, l'organi- sation générale de leurs cités se transmet sans chan- gement notable d'une génération à l'autre, cette transmission s'opérant en partie par l'éducation, en partie par les habitudes héréditaires devenues des instincts. Le type commun de leurs sociétés n'éprouve plus désormais que des variations légères, dues à la fois aux circonstances locales et à l'activité plus ou moins grande des tribus. D'après cette manière de voir, le progrès des cités animales aurait été exécuté dans le passé et serait parvenu à des limites, au voisinage desquelles il est condamné à osciller dé- sormais tant que la race subsistera.

En est-il donc autrement des races humaines? Sommes-nous autorisés à regarder leurs progrès comme indéfinis ? ou bien les races humaines sont- elles destinées à obéir à la même loi fatale ? Leur évolution parviendra-t-elle aussi à un état station- naire, dont les limites seront déterminées par celle

X -• * •■ .. -

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182 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

des connaissances que rhomme peut acquérir et combiner, en vertu des facultés intellectuelles qui résultent de son organisation? Ces limites atteintes, les races humaines ne présenteront-elles pas le spec- tacle d'une civilisation à peu près uniforme, oscil- lant entre certains états alternatifs de trouble et d'équilibre, mais s'efforçant désormais de revenir toujours à une organisation type, réputée la plus convenable au bonheur et à la dignité de l'espèce humaine?

Une semblable opinion serait peut-être la plus conforme aux leçons de l'histoire. L'Egypte a duré cinq mille ans; c'est la civilisation la plus longue qui ait encore existé. Trois mille ans avant notre ère, les monuments et les inscriptions nous révèlent des arts, une industrie, une culture peu différents de ceux qui subsistaient en Egypte au temps des Ptolé- mées et des Romains. L'organisation du peuple lui- même ne semble pas avoir été différente, du moins vue en gros et de loin, comme nous le faisons pour les cités animales. A travers les catastrophes des invasions, des conquêtes, des guerres civiles et étran- gères, l'Egypte a subsisté sans grands changements intérieurs, jusqu'au jour elle a péri tout entière et presque d'un seul coup, au dernier siècle de l'em- pire romain , mais sans avoir pu sortir des limites que

LKS CITES ANIMALES. 183

ta race égyptienne avait conçues comme l'idéal su- prême de la civilisation.

La Chine ne nous offre-t-elle pas, même de nos jours, un spectacle analogue? La race qui habile cette vaste région de l'Asie a conçu un certain idéal de ia société; elle paraît y être arrivée peu à peu, il y a bien des siècles; elle s'y tient désormais, à tra- vers les désastres des conquêtes lartares et des ré* bellions intérieures. Si elle cherche à apprendre quelque chose au contact de la civilisation euro- péenne, ce sont plutôt des formules, des pratiques industrielles, qu'une conception nouvelle de la cul- ture humaine. La race chinoise en un mot, de même que la race égyptienne, est parvenue, après une cer- taine évolution historique, à un état limite, qui semble vouloir durer autant que la société elle- même. Le changement de cet état marquera proba- blement le terme Talal et la dissolution de la société chinoise tout entière.

Ainsi les races hujmainesdont la civilisation est la plus ancienne semblent avoir possédé une certaine réserve d'énergie intellectuelle et morale, pour em ployer le langage des sciences physiques. Cette éner- gie dépensée les a conduites à un état stationna' oscillant entre des limites, et dans lequel t seraient peut-être demeurées indéQniment, si i

184 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

n'avaient subi le contact destructeur de races ani- mées d'une énergie supérieure. N'est-ce point l'histoire des cités.animales ?

Ne sera-ce point aussi Thistoire des races euro- péennes, lorsqu'elles auront couvert et dominé la surface du globe terrestre, mis en exploitation toutes ses ressources, embrassé tous les éléments de con- naissances que son étendue comporte, épuisé les combinaisons fondamentales compatibles avec la puissance, limitée aussi, de l'intelligence indivi- duelle de l'homme? en un mot consommé toute la réserve d'énergie inhérente au globe terrestre et à l'espèce humaine?

L'ACADÉMIE DES SCIENCES

I

1867.

t Le 15 frimaire de Fan IV de la République fran- çaise S les quarante-huit membres nommés par le Directoire exécutif pour faire partie de l'Institut national des sciences et des arts se sont réunis à cinq heures du soir dans la salle d'assemblée de la ci- devant Académie des sciences ; le ministre de l'inté- rieur a donné lecture des titres IV et V de la loi rendue le 3 brumaire * par la Convention natio-

1. 6 décemre 1795. î. f.5 octobre 1795.

186 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

nale sur Torganisation de rinstruction publique.

> Les 18, 19 et 21 du même mois, l'assemblée a procédé successivement à l'élection de quarante-huit membres; elle en a élu deux dans chaque section, savoir: le premier jour, dix-huit, le second, seize, et le troisième, quatorze ; total quarante-huit.

) Les 22, 23 et 24 suivants, l'assemblée a continué les élections pour compléter l'Institut : elle a élu le premier jour, vingt membres, le second jour, qua- torze, et le troisième, quatorze ; total quarante-huit.

» Le 1*' nivôse de la même année, les cent qua- rante-quatre membres de l'Instilut national des sciences et des arts se sont rendus à six heures du soir dans le local ci-devant désigné et ils ont com- mencé à s'occuper de leur organisation inlcrieure. >

Tel est le procès-verJbal de la fondation de l'Aca- démie des sciences actuelle, partie intégrante d'un tout plus considérable, l'Institut. Dans la loi de fon- dation, elle est désignée comme la première classe DE l'Institut, sous le titre de sciences physiques et mathématiques. Sur les cent quarante-quatre mem- bres relatés dans ce procès-verbal, l'Académie des sciences en comptait soixante, c'est-à-dire unnombre supérieur à celui de chacune des deux autres classes, formées, l'une (sciences morales et politiques) de trente-six membres, Tautre (littérature et beaux-arts)

'<r

L'âCâDÊMIE des sciences. 187

de quaranle-huit membres. Ces chiffres tendaient à assurer une certaine prépondérance à la première classe sur les autresdans les délibérations comm unes, circonstance qui accuse la préoccupation des idées purement rationnelles dans la nouvelle organisation de la société française.

D'après la loi de fondation, l'Académie des sciences (classe des sciences physiques et mathématiques) était formée de dix sections, savoir :

Membres Associés

résidents, dans les départements.

1. Halhématiques 6 6

2. ArU mécaniques 6 6

3. AstroDomie 6 6

4. Physique expérimentale 6 6

5. Chimie 6 6

6. Histoire naturelle et minéralogie. 6 6

7. Botanique et physique générale.. 6 6

8. Anatomie et zoologie 6 6

9. Médecine et chirurgie 6 6

10. Économie rurale et art vétérinaire. 6 6

On reconnaît, à la vue de cette liste, l'esprit de règle symétrique et les idées absolument arrêtées des hommes de la fin du xviii* siècle. Cet esprit s^est perpétué plus qu'ailleurs dans TÂcadémie des sciences. Seule, en effet, dans l'Institut, elle est demeurée la même. Tandis que les autres classes ou académies, suivant la loi commune de toutes les institutions, ont changé par le cours de nos révolu-

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188 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

lions, tandis qu'elles ont subi, dans leurs attributions, dans leur titre et jusque dans leur nombre, des changements considérables, qui ont altéré profondé- ment le système général de Tlnstitut; au contraire, l'Académie des sciences n'a guère varié depuis sa fondation.

Les modifications les plus notables qu'elle ait éprouvées datent de 1803 : elles ont consisté dans la création de deux secrétaires perpétuels, l'un pour les sciences physiques, l'autre pour les sciences ma- thématiques; dans la création de huit associés étrangers; dans l'extension du nombre des corres- pondants nationaux, porté à cent ; enfin dans l'addi- tion d'une demi-section de géographie et de naviga- tion, laquelle a été complétée il y a deux ans : toutes dispositions qui étendaient les cadres académiques, sans les transformer. J'excepte cependant l'institu- tion des secrétaires perpétuels, substitués aux secré- taires annuels : cette institution établissait dans la classe une autorité supérieure à celle des simples membres, et elle assurait à l'Académie les avantages et les inconvénients de l'esprit traditionnel.

Même en 1816, la classe des sciences physiques et mathématiques, mutilée par quelques proscriptions individuelles (Carnot, Monge), n'en conserva pas moins son organisation intérieure, sous le nom

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L'ACADÊMIE DES SCIENCES. 189

d\4cADÉxiB ROYALE DES sciE!fCES. Les changements les plus importants qu'elle subit alors furent Tintro- doction du système hétérogène des académiciens libres, renouvelé de l'ancien régime, et surtout la rupture presque complète des liens qui assemblaient les diverses classes de Tlnstitut enun corps solidaire. Jusqu'à quel point minutieux l'Académie des sciences a maintenu son organisation d'il y a soixante- dix ans, c'est ce dont on pourra juger, en comparant an tableau des sections originaires, le tableau suivant qui représente l'état actuel :

Deux secrétaires perpétuels ;

Onze sections sous les titres de : Géométrie, Méca- nique, Astronomie, Géographie et Navigation, Phy- sique générale, Chimie, Minéralogie, Botanique, Économie rurale, Anatomie et zoologie. Médecine et chirurgie.

Comptant chacune six membres titulaires, en tout soixante^ix ;

Huit associés étrangers ;

IHx académiciens libres ;

Cent correspondants, inégalement répartis entre les sections.

Telle est la composition présente de l'Académie des sciences.

190 , SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Durantrintervallequînoussépare de sa fondation*, rAcadémie a compté deux cent trente-trois titulaires, la durée moyenne du titre ayant été de trente- deux ans par tête.

Héritière de Tancienne Académie des sciences, (1666-1793), la nouvelle Académie avait à continuer de grandes traditions : d'Alembert, BuiTon, les Jus- sieu, Lavoisier, comptent parmi les fondateurs des sciences mathématiques, physiques et naturelles. Un grand nombre des membres de l'ancienne Acîadémie, parmi lesquels je citerai Lagrange, Laplace,Lamarck, Monge, Haûy, BerthoUet, faisaient d'ailleurs partie de la nouvelle. Elle n'a pas été inférieure à son aînée. Les noms de Fourier,Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Ampère, Gay-Lussac, Fresnel, pour ne désigner aucun vivant, témoignent de l'éclat du nouveau corps et de l'influence que ses membres ont exercée, par leurs travaux individuels, sur la direction générale des sciences et de la civilisation. Mais l'Académie des sciences n'a pour ainsi dire pas d'histoire générale, puisqu'elle s'est perpétuée sans changement sensible dans ses cadres, depuis l'époque de sa fondation.

Cependant je veux essayer de donner une idée des travaux de l'Académie, afin de faire comprendre

1. 1795-1867.

L'ACADtHIE DES SCIENCES.

comment elle exerce son ioQuence collecti développement des sciences et comment se bilité même, au milieu des sociétés humaii sammeat renouvelées, a Qni par reslreiii rdle et menace, si elle n'y prend garde, à passer un jour à l'élal de ces mécanisme que l'on conserve plutôt comme de vénéra numents du passé que comme des machîi saotes etelQcaces.

[I

Dès rorigine, l'objet et les attributions de TAca- démie des sciences avaient été fixés dans les termes suivants, qu'il est utile de rappeler, aQn de mieux caractériser son état actuel :

c Perfectionner les sciences et les arts par des recherches non interrompues, par la publication des découvertes, par la correspondance avec les sociétés savantes françaises et étrangères;, suivre les travaux scientifiques qui auraient pour objet l'utilité générale et la gloire de la République ^

En somme, dans la grande pensée de ses fonda- teurs, rinstitut était destiné à centraliser l'ensemble

1. Loi du 3 brumaire an IV, titre iv.

L-ICAAÉMIE DBS SCIESCES. 191

des traraax de l'ioteUigeoce bumaioe, et la pre- m\ae classe avait pour sa part les sciences phy- aqoes et maUiéniatiqDes. Jusqa'à quel point cette conception absolue d'une organisation, construite Ic^quemeot d'après des principes rationnels, était- dle favorable à l'édocalioa générale et i la perpé- tuité des traditions scientifiques ; jusqu'à quel point poorrait-elle être contraire au développement spon- tané de l'esprit d'invention, c'est ce que je ne veux pas examiner ici. Ce sont d'ailleurs les sciences pro- prement dites qui ju^fient le plus aisément une telle conceplioD a priori ; et c'est qu'elle a produit, en effet, les Truits les plus brillants.

Entrons dans les détails.

D'après les lois de fondation de 1795 et f 796, la classe des sriences pbjniqnes et mathématiques devait:

1' S'assembler en particulier six Tois par mois, trms de ces séances étant publiques; tenir chaqae mois une séance commune avec les autres classes; enfin se réunir à l'Institut tout entier, chaque année, dans quatre séances publiques et solennelles;

i" Publier tous les ans ses travaux et découvertes ;

Les pièces qui avaient remporté les prix ;

Les mémoires des savants étrangers qui lui étaient présentés;

194 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.

EûÛQ la description des inventions nouvelles les plus utiles;

S"* Elle était chargée de toutes les opérations rela- tives à la fixation des poids et mesures ;

k"* Deux de ses membres, désignés par l'Institut, devaient faire chaque année des voyages utiles aux progrès des arts et des sciences ;

5"" La classe proposait et adjugeait deux prix annuels, distribués en séance publique de Tlustitut tout entier;

6"" Elle nommait au concours, en commun avec rinstitut, vingt citoyens chargés de voyager pendant trois ans et de faire des observations relatives à l'agriculture * ;

7o Elle devait posséder (en commun avec l'Institut) une collection des productions de la nature et des arts, ainsi qu'une bibliothèque relative aux arts ou aux sciences dont elle s'occupait;

8*" < L'Institut rendra compte, tous les ans, au Corps législatif, des progrès des sciences et des tra- vaux de chacune de ses classes. >

En 1802, le premier Consul ajouta à ces attribu- tions la présentation de l'un des trois candidats qui devaient être désignés au choix du gouvernement

1. Loi du 8 brumaire an iv, titre V.

-

L'AGADËMIE DES SCIENCES. 195

pour les places de professeurs vacantes dans les écoles spéciales (enseignement supérieur). Cette dernière attribution était en apparence la consé- quence logique de la constitution de l'Institut, établi comme autorité suprême en matière scientifique. Cependant elle avait un caractère tout différent des autres ; car elle faisait sortir TAcadéniie de sa sphère abstraite pour la mêler à l'administration de l'in- struction publique. Elle est venue jusqu'à nous, sauf de légères modifications; mais on ne saurait mécon- naître que l'exercice de cette attribution a exercé une funeste influence sur l'opinion publique et créé, à tort ou à raison, une multitude de préventions contre un corps dont les membres, candidats natu- rels aux places de l'enseignement supérieur, se sont trouvés juges et parties dans leur propre cause : nulle prérogative de l'Académie n'a soulevé plus de jalousies et parfois même plus de haines.

Ainsi furent réglés, à l'origine, les rapports de l'Académie avec le public et le gouvernement.

A cet état initial de l'Académie, opposons son état présent : on jugera ainsi à première vue des analogies et des différences.

Les assemblées particulières de l'Académie sont aujourd'hui, comme autrefois, sa principale affaire : elles se tiennent une fois par semaine, le lundi. On

196 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

y expose, comme autrefois, les travaux des membres deFAcadémie, les rapports sur les travaux des savants étrangers, les correspondances, les communications des personnes étrangères à TAcadémie, le tout devant ce public limité qui s'intéresse aux recherches scien- tifiques. Les séances non publiques, qui alternaient d'abord avec les autres, sont devenues des comités secrets, tenus à la fin des séances ordinaires. En somme, toutes les apparences réglementaires son demeurées les mêmes.

Et cependant, si Laplace ou Berthollet revenaient au monde pour assister à nos séances, ils s'étonne- raient ajuste titre des profonds changements éprou- vés par l'esprit de l'institution. Dès l'entrée, et avant d'avoir entendu une seule parole, on peut apercevoir vis-à-vis du bureau une estrade séparée du public et siègent les journalistes, appelés à rendre compte des travaux académiques dans les journaux quotidiens. C'est une innovation due à Arago, il y a trente ans. Elle manifeste l'introduction de l'opinion générale comme juge souverain de toutes choses, même de l'Académie.

Cette publicité absolue, jointe à l'institution des comptes rendus hebdomadaires, a d'abord grandi singulièrement l'Académie des sciences, en raison de l'immense notoriété donnée à tous ses actes.

L'ACADÉMIE DES SCIENCES. 197

Hais, par ce reloor étrange propre à toute évolutioiiy rAcadémie érigée en oracle n'a pas tardé à perdre, comme force véritable et comme vitalité, ce qu'elle avait acquis comme autorité nouvelle. En présence de journalistes d'une compétence parfois douteuse et plus prompts à recueillir l'incident ou l'anecdote qu'à signaler la découverte abstraite et théorique, les membres de l'Académie commencèrent à s'observer : ils visèrent davantage à l'effet apparent et ils perdi- rent dans leurs conversations publiques cet aban- don, cette liberté indispensables à l'échange des idées et à la critique amicale des travaux scienti- fiques.

Biot, hostile aux journalistes, se plaisait à raconter l'historiette suivante : L'un des premiers géomètres de ce siècle, Lagrange, à l'apogée de sa réputation, se leva un jour et exposa devant ses collègues une démonstration de la théorie des parallèles, théorie célèbre qui repose depuis Euclide sur un postula- ium que personne n'a pu démontrer par voie élé- mentaire : c'est un écueil sur lequel se sont brisés des centaines de géomètres. Lagrange, ce jour-li, n'avait pas échappé à l'illusion qui en a déçu tant d'autres. Il lut sa démonstration, au milieu du silence général, et s'aperçut, avant d'avoir fini, de son insuffisance, c Je ne connais qu'Euclide, » dit-il

198 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

en s'inteiTompaDt ; puis il replie son papier et retourne s'asseoir. Personne n'ajoula rien et ne fil depuis la moindre allusion à cette mésaventure, qui tomba dans l'oubli. « Que fut-il arrivé, ajoutait Biot, si la chose s'était passée en séance publique et devant les journalistes, prompts à tourner en dérision une erreur si grossière en apparence et si élémentaire? Lagrange eût été perdu de réputation devant le public. Doué d'un caractère craintif et modeste, il aurait désormais gardé le silence et enseveli dans l'oubli ses plus belles découvertes. >

En fait, les discussions scientifiques et désinté- ressées, si nécessaires aux progrès de la science, sont devenues graduellement plus rares et ont fini par tombera peu près en désuétude; les communications abstraites et dirigées par le seul esprit de la science pure sont également devenues plus restreintes, bien que, grâce à Dieu, la vieille tradition sur ce point se conserve encore assez fortement.

La reproduction de.s séances dans les journaux quotidiens et surtout l'institution des comptes rendus hebdomadaires ont eu encore d'autres con- séquences. Elles ont fait disparaître presque entière- ment les rapports que l'on avait coutume de faire sur les travaux et mémoires présentés à l'Académie. A l'origine, tout travail, même d'un membre et

L'ACADÉMIE DES SCIENCES. 199

surtout d'un savant étranger, était soumis à une commission qui l'examinait, répétait au besoin les expériences, les calculs ou les observations et pro- nonçait un jugement souverain. Le rapport avait principalement pour but de décider l'insertion des mémoires dans le Recueil de l'Académie. Aujour- d'hui, les rapports ont perdu toute leur importance : la publicité immédiate des journaux et surtout des comptes rendus hebdomadaires fait parvenir les dé- couvertes à la connaissance de tous ceux qu'elles peuvent intéresser, sans qu'il soit besoin d'attendre plusieurs années la lente impression des mémoires officiels de l'Académie. Le résumé des travaux scien- tifiques est ainsi publié sans retard. Ils paraissent ensuite in extenso dans les nombreux journaux de science pure qui existent aujourd'hui. En somme, les mémoires officiels représentent un rouage vieilli, qui fonctionne à peine et à grands frais : ils ne peuvent désormais offrir d'avantages que pour la publication des travaux étendus, et, même, ils seraient être aisément remplacés par des moyens pins faciles et plus économiques.

La conséquence indirecte de cette prompte et fruc- tueuse publicité, par laquelle Arago a réussi à faire converger tous les travaux vers l'Académie, a donc été en même temps de soustraire ces travaux au juge-

200

SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

gement de rAcadémie, pour les remettre immédia- tement à celui des hommes compétents disséminés à la surface du monde entier. Je ne parle pas ici des appels au public général , par lesquels cette nouvelle création a souvent fourni une voie trop facilement ouverte au charlatanisme : toute innovation a sa contre-partie et les inconvénients de celle-ci ne sont qu'éphémères. Mais elle a eu, je le répète, un résultat d'une haute gravité, en ce qui touche l'in- fluence de l'Académie. Les rapports officiels, c'est-à- dire les jugements académiques, devenus désormais inutiles, ont disparu. A peine, à de rares intervalles, en voit-on apparaître quelques-uns, témoignages de bienveillance individuelle, plutôt que de direction générale delà science.

Les rapports annuels sur la marche des sciences, si célèbres du temps de Fourier et de Cuvier, ont également cessé depuis longtemps, par suite de l'immense développement pris par le mouvement scientifique général et de l'impossibilité pour une intelligence, si forte qu'elle soit, de l'embrasser solidement et de la juger à la fois dans son ensemble et dans ses détails.

Le système des travaux collectifs de l'Académie a vieilli plus rapidement encore. C'est une idée fort ancienne, et qui se présentait tout naturellement,

L'ACADÉMIE DES SCIENCES. 901

que celle d'employer un corps scientifique à exécuter des travaux d'ensemble. La belle collection de FAcadémie del Cimento^ à Florence, nous fournit l'exemple le plus frappant de la réalisation de cette idée. Mais, en France, les recherches collectives et officiellement tracées n'ont presque jamais eu le même succès. On peut voir dans V Histoire de Van- tienne Académie des sciences j par H. Haury, comment, presque à ses débuts, ce corps fut occupé par Louis XIV à tracer les aqueducs et les bassins de Versailles et à faire des expériences sur l'artil- lerie; comment Sauveur dut écrire des traités sur la bassette, le quinquenove, le hoca, le lansquenet, jeux de hasard à la mode à la cour. Même dans l'ordre des travaux volontaires, les recherches collec- tives n'ont pas toujours été heureuses. Ainsi l'an- cienne Académie poursuivit pendant trente ans l'étude chimique des plantes, en les analysant par la distillation sèche; avant de s'apercevoir qu'elle ramenait ainsi tous les corps à des produits de des- truction généraux, communs i la ciguë comme au blé, à l'aliment comme au poison, et qui ne jetaient aucune lumière sur la nature propre des substances primitives. Mémorable exemple de l'impuissance des recherches collectives appliquées à la découverte des vérités nouvelles! Plus tard, l'ancienne Académie

202 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

s'était tournée avec plus de i^ison vers les travaux encyclopédiques, c'est-à-dire vers la description des faits connus et des vérités acquises. C'est ainsi qu'elle commença à publier, de 1761 à 1793, une descrip- tion raisonnée des arts et métiers : art du charbon- nier, de l'épinglier, du cirier, du cartier, du tonne- lier, du carrier, du confiseur, du fumiste, etc. Elle publia également le recueil des Machines de l'Aca- démie. Mais c'est surtout dans les travaux d'astrono- mie et de géodésie (Carte de France de Cassini, Méri- dienne, Détermination de degrés terrestres, Con- naissance des temps) que l'ancienne Académie avait rendu les services les plus utiles à la société.

La nouvelle Académie fut d'abord désignée comme l'héritière de l'ancienne à cet égard, et chargée de la description des inventions nouvelles, des opérations relatives à la fixation des poids et mesures; elle devait choisir deux de ses membres pour voyager au profit des sciences et de l'industrie, etc.

Toutes ces attributions sont tombées presque aussitôt en désuétude; ou bien elles ont passé à d'autres corps, tels que le Bureau des longitudes, chargé désormais de la connaissance des temps et de ce qui concerne les poids et mesures. Sous ce rapport une différence profonde existe aujourd'hui entre la nouvelle Académie des inscriptions, qui

L'ICADiMIE DES SCIENCES. 203

par ses commissioiis les tra?aux d'érudition coileeti& de rancieiuie Académie dont elle a hérité, et la noQTeDe Académie des sciences, qui abandonne i FinitiatiTe îndiTiduelle de ses membres et des saiaots étrangers le soin de poursuivre à leur gré rasemble des traTaux dont elle était primitivement dbrgée.

Les missions scientifiques, remises â la conduite eidnsive de l'Institut par les lois de fondation, ont également échappé i TÂcadémie des sciences. Si elle est encore consultée de temps à autre, et à juste tilre, an sujet de Futilité de ces missions et de la direction qu*il convient de leur donner, il n*en est pas moins vrai qu'elles dépendent aujourd'hui des dÎTers ministres, qui les confient directement et sans contrôle i qui bon leur semble. Cette séparation esire les attributions scientifiques et les attribu- tions administratives est d'ailleurs dans la nature des choses.

La correspondance de l'Académie avec les savants français et étrangers est encore un legs suranné du passé. Die avait sa raison d'être à une époque telle que celle de Louis XIY, les savants étaient peu nombreux, les relations rares et difficiles, les {HiMications scientifiques avaient lieu par lettres jl'

pmées que l'on se communiquait réciproquement.

204 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

en Tabsence à peu près complète de jouinaux et de recueils périodiques. Aujourd'hui, toutes ces condi- tions sont changées : les découvertes arrivent plus rapidement par les journaux spéciaux que par toute correspondance privée à la connaissance des milliers de personnes capables de les comprendre ou de 8*y intéresser. Les comptes rendus hebdomadaires de l'Académie des sciences sont l'un des plus frappants témoignagnes de cette prompte publication des tra- vaux scientifiques, si favorable à leur diffusion et si propre à encourager les inventeurs, en les mettant aussitôt et sans entrave en relation avec le public compétent. Aussi le titre de correspondant de l'Aca- démie n'est-il plus aujourd'hui qu'un titre honori- fique.

On voit que les travaux propres de l'Académie ont diminué graduellement d'importance, par suite du cours naturel des choses et de la généralisation de la publicité. Cependant elle exerce encore une grande influence sur le mouvement de la science, par les récompenses qu'elle décerne et par ses élections. Ce sont les sujets qu'il convient d'aborder main- tenant.

L*institutîon des prix académiques a joué un rôle essentiel au xviii' siècle. Les questions proposées, comme sujets de prix de mathématiques par exemple,

L'ACADÉMIE DES SCIEllfCES. 205

ont porté saccessivement sur les points les plus intéressants de la mécanique céleste, et ont eu beau- coup d'utilité. Aujourd'hui cette forme a vieilli. A la vérité un certain nombre des prix décernés actuelle- ment par l'Académie portent encore sur des ques- tions définies et posées à l'avance : c'est une sorte de concours ouvert entre les personnes du métier. Mais> pour être vraiment utiles, ces questions doivent être relatives à des discussions actuelles, à des problèmes susceptibles d'une solution prochaine, et capables d'être résolus par l'effort continu du travail, plutôt que par le développement inattendu de l'esprit d'in- vention. Les questions proposées dans l'ordre des sciences naturelles proprement dites ont presque toujours satisfait à ces conditions. Aussi ont-elles rencontré en général des concurrents et des solutions. Hais il n'en a pas toujours été de même dans l'ordre des sciences mathématiques. On a vu trop souvent des questions soit d'un intérêt très particulier, soit presque insolubles, demeurer pendant dix ou quinze ans à l'ordre du jour, sans trouver de réponse, ni parfois même de concurrent.

Les prix sans sujet déterminé tendent à prévaloir aujourd'hui, partout les règlements le permettent. Préférables en principe, car ils permettent d'encou- rager le mérite sous toutes ses formes, ils offrent

206 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

cependant l'inconvénient de soulever des prétentions illimitées, et de donner lieu à des appréciations extrêmement délicates. A mon avis, ces prix sont surtout efficaces pour l'encouragement des talents naissants, et il conviendrait de les réserver aux savants qui commencent, à l'exclusion de ceux dont la position faite et la réputation assise échappent à tout jugement autre que celui de l'opinion géné- rale. Il arrive un jour l'homme ne relève plus que du but idéal qu'il a donné à sa vie, sans qu'au- cune récompense scolastique puisse le grandir ou lui imprimer une impulsion nouvelle. Â plus forte raison devrait-on éviter ces prix de complaisance, distribués à une certaine époque clandestinement ^ selon l'expression de Thénard, avec interdiction de se dire lauréat; ou bien encore ces prix décernés quelquefois, dit-on, aux éloges des journalistes, plutôt qu'aux travaux scientifiques véritables.

III

De toutes les récompenses qu'une Académie puisse accorder, la nomination d'un savant comme membre de cette Académie a toujours été réputée la plus importante : c'est le sujet qui intéresse le plus la considération de l'Académie et son influence véri- table. En eflet, pour qu'une Académie ait pleine autorité, il faut qu'elle compte dans son sein tous les hommes distingués; il faut surtout qu'elle les appelle dès que leur valeur propre est suffisamment établie et dans l'âge de leur activité. En procédant ainsi, tous les travaux importants de l'époque seront autant que possible accomplis par les membres de la Compagnie. Tel serait l'état le plus désirable et

208 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

celui qui profilerait le plus à rillustration des aca- démies. Mais, il faut le dire, c'est un état de choses dont il semble qu'on s'éloigne tous les jours davan- tage, par suite de TaiTaiblissement de l'esprit général de corps et de la prépondérance croissante des cote- ries particulières.

Le mécanisme primitif des élections était foi^ compliqué : la section présentait les candidats à a classe, et la classe faisait une présentation à l'Institut, qui seul décidait la nomination. On croyait assurer par le mérite des choix ; mais ces garanties étaien' illusoires. L'expérience de chaque jour prouve que les corps permanents ratifient en général les déci- sions proposées par leurs commissions; à plus forte raison celles que proposent leurs grandes divisions. Aussi le système des doubles présentations a-t-il été supprimé avec raison. Aujourd'hui, la section pré- sente et l'Académie nomme, sauf la ratification du gouvernement, laquelle n'a fait défaut qu'une ou deux fois, à l'époque de la Restauration. La présen- tation par la section est donc en fait, et sauf de rares exceptions, équivalente à la nomination. C'est à ce système que doivent s'adresser les élqges ou les blâmes dont le recrutement de l'Académie peut être l'objet.

La première et la principale conséquence du sys-

L'ACADÉMIE DES SCIENCES. ^9

tenue des sections a été de partager le corps de TAca- demie des sciences en onze divisions permanentes OQ petites académies» souveraines chacune dans son ordre, et se garantissant mutuellement, par une convention tacite^ l'exercice à peu prés sans contrôle de leur pouvoir. Ce pouvoir ne s'étend pas seulement aux élections, il comprend aussi la plupart des prix el la présentation aux chaires vacantes d'enseignement supérieur; c'est-à-dire qu'il s'exerce d'une manière continue sur toutes les attributions essentielles qui ont survécu à la suppression graduelle des travaux actifs de l'Académie.

L'autonomie de chaque section, dans la sphère de sa compétence spéciale, fut acceptée tout d'abord par l'Académie entière, d'autant plus aisément qu'elle rehaussait singulièrement l'importance indi- TÎduelle des membres de l'Académie. En effet, les questions, au lieu d'être décidées par un corps de soixante-huit membres, le sont presque toujours en réalité par une petite Académie secondaire, aussi permanente que l'Académie principale, mais com- posée seulement de six personnes, voire même de cinq, lorsqu'il s'agit de pourvoir à une vacance. Le poids de chaque vote se trouve ainsi plus que décu- plé, et l'influence personnelle de chaque membre est accrue dans la même proportion.

14

2i0 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

De le tour étrange pris par les candidatures, tour si préjudiciable à la dignité des savants fran- çais et à la direction indépendante de leurs travaux. Au lieu d'être posées à un jour donné, et par un simple appel à l'opinion générale des hommes de science, les candidatures sont devenues la préoccu- pation incessante de la vie des savants en France. Ce n'est plus tant l'opinion générale qu'il s'agit de gagner, que les sympathies individuelles d'un très petit nombre d'hommes. On ne fait pas le siège de soixante-huit personnes; mais il n'est pas très diffi- cile d'en séduire cinq : trois même suffisent, puisque ce chiffre constitue la majorité et que, par une autre convention tacite, les sections dissimulent presque toujours leurs divisions intérieures, afm de donner à leurs présentations le caractère trompeur d'une unanimité officielle. C'est ainsi que l'on a vu souvent l'homme médiocre, qui ne donne d'ombrage à per- sonne et qui s'enferme dans une étroite spécialité, prévaloir sur le savant indépendant et philosophe, qui sait embrasser les rapports des diverses parties de la science. Non seulement l'étendue de l'esprit et l'aptitude à concevoir des vues d'ensemble et des théories générales ont cessé d'être regardées comme des titres aux yeux des sections ; mais ces qualités ont été parfois tournées en'objections contre les

L'ACADÉMIE DES SCIENCES. 211

hommes qui briguaient le suffrage de rAcadémic. La responsabilité collective du corps couvre d'ailleurs aux yeux du public bien des abus d'influence indi- viduelle, que TAcadémie entière n'aurait jamais commis si elle avait pris ses décisions directe- ment.

Signalons ici l'un des effets les plus frappants de ce système des sections permanentes. Je veux parler de l'élimination, à peu près complète aujourd'hui, des hommes jeunes du sein de l'Académie. Les chiffres suivants sont décisifs à cet égard.

Au XVIII* siècle, on rencontre une multitude d'aca- démiciens nommés avant l'âge de trente ans : ainsi Buffon fut nommé à vingt-sept ans, Laplace à vingt- quatre ans, Glairaut même avant vingt ans; Bernard de Jussieu à vingt-six, Antoine de Jussieu à vingt- quatre, Lavoisier à vingt-cinq, Vicq d'Azyr à vingt- six; le dernier desCassini, dont la carrière presque centenaire s'est prolongée jusqu'en 1845, était entré dans l'Académie à vingt-deux ans. L'introduction d'hommes aussi jeunes donne à un corps une éner- gie, une vitalité singulière, et une initiative qui se pondère avec avantage par l'âge et la gravité des vénérables vétérans de la science.

Dans la nouvelle Académie, de tels choix sont de- venus de plus en plus rares : depuis 1850, on n'a

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212 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

pas nommé un seul académicien qui eût moins de trente ans. En 1815, l'Académie comptait huit membres au-dessous de quarante ans ; en 1835, elle en comptait sept. Mais, en 1850, ce chiffre était tombé à quatre. ËnHu, dans la présente année 1867, il n'y a point d'académicien qui soit âgé de moins de quarante-cinq ans.

Jadis on était jeune à vingt-cinq ans et homme mûr à trente-cinq. Aujourd'hui, on est réputé jeune à cinquante ans et même au delà. Mais ce change- ment dans les mots ne rend pas aux hommes l'éner- gie et l'esprit d'invention éteints par le progrès de rage. Le corps académique entier a donc singulière- ment vieilli, et Ton peut affirmer que cet état de choses est la conséquence naturelle de la prépondé- rance des sections, dont l'influence personnelle d'Arago avait pendant longtemps tempéré les incon- vénients. Dans ces derniers temps, l'opinion géné- rale de l'Académie s'est effacée chaque jour davan- tage. Le lien collectif, de plus en relâché, a laissé chacun en butte aux étroites inspirations de l'intérêt personnel, masqué sous le nom convenu des prin- cipes académiques. Aussi les sections ont-elles plus d'une fois préféré des hommes médiocres et âgés à des savants plus jeunes et désignés par l'opinion publique. Déûance naturelle et fatale des hommes

L'ACADÉMIE DES SCIENCES. 213

qui vieillissent pour les idées et les personnes des générations nouvelles qui vont les remplacerl

Les elTels du système des sections ont donc été funestes à l'Acadéinie et à la science, et ils menacent de le devenir chaque jour davantage. Le principe même de ce système est d'ailleurs contestable, car il repose sur une classification absolue et définitive- ment arrêtée des connaissances humaines. Or c l'es- prit souffle il veut»; cette classification, contro- versable dès son origine, est devenue de plus en plus arriérée, par le progrès naturel des inventions. Des sciences nouvelles, ou oubliées dans les cadres pri- mitifs, se sont manifestées; d'autres ont pris un développement immense; tandis que certaines sciences comprises dans ces mêmes cadres se sont atrophiées. La division de 1795, équilibrée en sec- tions d'égale importance, se trouve de plus en plus contraire à l'état présent des découvertes. Tel est le sort de toutes les classifications dans les choses humaines; souvent logiques et utiles au début, elles ne tardent pas à devenir des entraves. Aussi plu- sieurs académies, celles des inscriptions notamment, dont les spécialités sont cependant comparables à celles de l'Académie des sciences, ont-elles supprimé les sections instituées à l'origine.

En réalité, les spécialités sont représentées aujour-

214 SCIENGK ET PHILOSOPHIE.

d'hui par tout un ensemble de sociétés savantes par* ticulières : Société de biologie, Société de géologie, Société chimique. Société botanique, etc., toutes créées spontanément parce qu'elles étaient rendues nécessaires par le nombre croissant des hommes instruits et compétents. La création de ces sociétés spéciales a restreint le rôle de TÂcadémie, en offrant une publicité plus facile et qui s'adresse plus direc- tement aux gens du métier; en même temps qu'elle a enlevé au partage de l'Académie en sections sa principale raison d'être.

Cependant l'Académie des sciences conserve jus- quMci son éclat apparent : si elle ne s'empresse plus guère d'appeler à elle les hommes de talent dans l'âge de leur activité et de leur initiative, elle finit d'ordinaire par les accepter, lorsque leur réputation est consacrée depuis longtemps par l'opinion pu- blique. Si elle n'a plus l'initiative des découvertes, elle offre du moins une certaine digue contre le char- latanisme et elle ouvre libéralement sa large publicité aux travaux des savants français et étrangers. Elle subsiste avec la majesté d'une vieille institution, forte de la gloire de ses membres, et du souvenir des services que la science a rendus et rend tous les jours aux sociétés humaines.

BALARD

f avril 1876.

La science Trançaise vient de faire une nouvelle perte et des plus douloureuses : M. Balard, membre de rinstitut (Académie des sciences), professeur de chimie au Collège de France, est mort hier soir, dans sa soixante-quatorzième année, à la suite d'une courte maladie, précédée par un affaiblissement graduel de plusieurs mois.

à Montpellier en 1802; d'abord pharmacien, puis professeur au collège, à l'école de pharmacie et à la faculté des sciences de cette \ ille, il Gt en 1826 la découverte du brome; découverte capitale, non seulement parce qu'elle enrichissait la science

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216 SClËIfGË ET PHILOSOPHIE.

d'un corps simple nouveau, mais par l'importance de ce corps simple qui constituait avec le chlore une famille spéciale, et qui fournissait ainsi le point de départ des idées actuelles sur la classification des éléments.

Balard n'avait pas fait cette découverte au hasard, et il sut tout d'abord en développer par ses expé- riences toutes les conséquences théoriques. Le brome d'ailleurs a pris dans la pratique un intérêt tout par- ticulier, tant par son application à la photographie, qu'il a permis de rendre presque instantanée, que par les emplois thérapeutiques du bromure de potas- sium, corps employé en médecine dans les maladies du cœur et les maladies nerveuses.

Mais je ne veux pas retracer ici l'histoire de toutes les découvertes que la science doit à M. Balard, non plus que le récit des travaux par lesquels il réussit à extraire de l'eau de la mer le sulfate de soude et les sels de potasse, travaux devenus le point de départ d'une industrie intéressante. Il suffira de dire que, nommé en 1842 professeur de chimie à la faculté des sciences de Paris, en remplacement de Thénard, il devint, deux ans après, membre de l'Académie des sciences, puis, au commencement de 1851 , profes- seur au Collège de France.

C'est à ce moment que je l*ai conau pour la pre*

BALAKD. Î17

mière fois, empressé i encourager toutes les vocations naissantes, et non moins sympathique aux réputa- tions déjà faites. Tout ceux qui l'ont connu n'oublie- ront jamais combien il était bon, serriable, dévoué à la science, toujours prêt a aider ceux qui la culti- vaient, sans être jamais effleuré par le moindre soupçon d'aivie ou de jalousie. C'était là, on peut le dire, son principal souci, et ce qui grave son sou- venir en traits ineffaçables dans le cœur de ses amis et de ses élèves.

VICTOR REGNAULT

1878.

C'est en 4849 que je le connus et que je reçus de lui une impression et des conseils dirpiciles à oublier. La science était pleine de sa gloire, son nom répété dans tous les cours à Tégal des plus grands physi- ciens. Il semblait que le génie même de la précision se fût incamé dans sa personne. La célébrité des Gay-Lussac, des Dulong, des Faraday, acquise par tant de belles découvertes, avait d*abord semblé pâlir devant celle de Victor Regnault : gloire pure, acquise par la seule force du travail, sans intrigue, sans réclamé, sans recherche de popularité poli- tique ou littéraire.

VICTOR REGNAI3LT. 219

L'homme que j'abordais avec respect était de petite taille, maigre, à tête fine et caractéristique, encadrée par de longs cheveux blonds, qui ont gardé leur couleur jusqu'en 1870; ses yeux, d'un bleu pâle, vous fixaient nettement, sans vous témoigner une sympathie spéciale, mais aussi sans vous écraser par le sentiment hautain de sa supériorité. Sa parole claire et un peu cassante ne vous entretenait guère que des questions de physique qui le préoccupaient : toujours prompte à fixer le point exact qu'il conve- nait de discuter ; à critiquer, parfois avec une subti- lité un peu âpre, quoique impersonnelle, les expé- riences de ses prédécesseurs. Il était dévoué à la recherche de la vérité pure; mais il l'envisageait comme consistant surtout dans la mesure des con- stantes numériques; il était hostile à toutes les théo- ries, empressé d'en marquer les faiblesses et les contradictions : à cet égard il était intarissable, con- naissant sans doute le point faible de son propre génie et disposé, par un instinct secret, à mécon- naître les qualités qu'il ne possédait pas.

Ce n'était pas que l'esprit de Regnault fût ren- fermé complètement dans les études abstraites et arides de la physique expérimentale. Comme il arrive fréquemment chez les savants, il avait un goût très vif pour les arts, goût partagé dans sa famille,

220 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

et qui a exercé de bonne heure une grande influence sur la vocation de son fils, le peintre Henri Re- gnault, enlevé ^si prématurément à la France. La grande habileté de main d'Henri Regnault était due à une éducation acquise sous Tinfluence paternelle. Le contraste entre l'esprit froid et méthodique du père et la fougue éclatante du fils a peut-être été pro- duit par quelque réaction morale involontaire dans l'esprit du dernier.

Y. Regnault accueillait les jeunes gens avec une bienveillance réelle, quoique un peu froide; mais sans chercher à les entraîner dans la carrière scien- tifique, dont il ne leur dissimulait ni les lenteurs ni les difficultés. Plus d'un physicien devenu célèbre s'est formé sous sa discipline: discipline utile et fortifiante à ceux qui l'acceptaient comme instrument d'éducation, sans abdiquer devant le maître leur personnalité propre. Ce qu'il enseignait, ce qu'il communiquait, ce n'étaient pas des idées nouvelles, des vues générales sur la science, c'étaient les mé- thodes et Tart de l'expérimentation. Parmi ceux de ses élèves qui ont acquis depuis de la réputation, on doit citer d'abord William Thomson, l'illustre phy- sicien et mathématicien anglais, l'un des esprits les plus étendus et les plus puissants de notre époque. Tout récemment encore, dans une lettre de remer-

VICTOR REGrrAULT. S21

ciements à notre Académie des sciences qui Tavait nommé associé étranger, il se plaisait à rappeler qu'il avait été élève de M. Regnault au Collège de France. M. Bertin, aujourd'hui directeur de la par- tie scientifique à l'École normale; M.Lissajoux,dont tout le monde a vu les élégantes démonstrations d'a- coustique; M. Soret, de Genève, connu par des tra- vaux si exacts sur l'optique, M. Bède, de Liège; M. Lubimof, de Moscou; M. Blaserna, en Italie; M. Pfaundler, à Inspruck; M. Isarn, de Rouen; M. Reiset, son collaborateur dans un grand travail sur la respiration animale; M. Descos, l'ingénieur si laborieux, si modeste, si dévoué à son pays pendant ce funeste siège de Paris, dont les fatigues l'ont épuisé et ont amené. Tannée suivante, sa mort prématurée; bien d'autres que j'oublie, ont été aussi les élèves de Victor Regnault. Il a marqué sa forte et pénétrante empreinte sur les esprits de tous les physiciens de son temps, en France et à l'étranger.

Son œuvre a un côté philosophique, sans la con- naissance duquel on ne comprendrait ni son rôle, ni l'influence qu'il a exercée. Jusque-là, chaque physi- cien, accoutumé par Laplace et Fourier à la recti- tude artificielle des représentations mathématiques, s'efforçait de tirer de ses recherches quelque exprès-

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m SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

sion générale, qu'il proclamait aussitôt une loi uni- verselle de la nature.

Regnault a concouru plus que personne à faire disparaître de la science de telles conceptions abso- lues, pour y substituer la notion de relations ap- proximatives, vraies seulement entre certaines li- mites, au delà desquelles elles se transforment ou s'évanouissent. Cette nouvelle manière de com- prendre les sciences physiques répondait aux pro- grès qui s'accomplissaient en même temps dans les sciences historiques et économiques. Elle ne s'est plus effacée dans l'esprit de ceux à qui il l'a enseignée.

en 1810 à Aix-la-Chapelle, son père, oftîcier dans l'armée française, tenait garnison, orphelin de père et de mère dés l'âge de huit ans, Victor Re- gnault eut une adolescence pénible et embarrassée par la pauvreté. A un certain moment, il était com- mis de magasin et portait lui-même les paquets chez les clients. Cependant, il surmonta ces difficultés par l'effort de son travail et entra l'un des premiers à l'École polytechnique, en 1830. Il en sortit comme élève des mines en 1832.

Les premiers de ses travaux qui aient marqué dans la science sont des travaux chimiques, d'abord d'ordre technique, sur les houilles et combustibles

VICTOR REGNAULT. 223

minéraux; puis d'ordre théorique, sur les substitu- tions. La possibilité de remplacer l'hydrogène par le chlore à volumes égaux dans les combinaisons organiques avait été établie par M. Dumas vers 1835; et Laurent n'avait pas tardé à développer cette loi de réaction et à y introduire des idées nouvelles sur l'analogie des propriétés physiques et chimiques des corps substitués avec celles de leurs générateurs. Mais Laurent avait surtout travaillé sur un carbure d'hydrogène de composition compliquée, la naph- taline. Sous rimpulsion de M. Dumas, Y. Regnault, reprenant quelques essais qu'il avait commencés dès 1835, entreprit d'appliquer les réactions de substitution aux deux carbures d'hydrogène les plus simples qui fussent alors connus, le gaz des marais et le gaz oléfiant. Son travail, demeuré classique, devint un des principaux titres à sa nomination comme professeur de chimie à l'École polytechnique et comme membre de l'Académie des sciences, dans la section de chimie, en 1840. Il atteignait ainsi à

trente ans, et dès ses débuts, une situation qui est

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d'ordinaire le couronnement d'une longue vie scien- tifique.

Cependant, à ce moment, il avait déjà abandonné la chimie pour se livrer à sa véritable vocation, Tétude de la physique. C'est l'étude des chaleurs

m SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

spécifiques des corps isomères, obtenus dans le cours de ses recherches de chimie, qui semble avoir été l'origine de ce changement de direction, à partir duquel la carrière de Regnault se développe avec unité et suivant une formule défmitive. Sa nomina- tion comme professeur de physique au Collège de France (1841) en fut tout d'abord le signe et comme la consécration originelle. Ce fut qu'il vécut dé- sormais; ce fut qu'il organisa son laboratoire, qu'il installa ses instruments de travail : c'est que nous l'avons tous connu et admiré, au milieu de ces appareils ingénieux et compliqués, qu'il disposait et mettait en œuvre avec une merveilleuse adresse. Appuyé sur une connaissance également profonde de la chimie et de la physique, il continuait ainsi les traditions et le double point de vue de la science française; c'était par le concours des deux sciences et par la recherche de leurs rapports que Gay-Lussac et Dulong avaient établi les lois qui ont conservé leurs noms : c'était avec le même concours de res- sources que Y. Regnault allait contrôler et critiquer les lois élablies par ses prédécesseurs.

Ce fut d'abord la loi des chaleurs spécifiques des éléments qu'il soumit à une nouvelle étude. I^ ques- tion est d'une grande importance. Dulong et Petit, vingt ans auparavant, avaient reconnu que la même

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VICTOR REGNAULT. 22S

quantité de chaleur est nécessaire pour échauffer au même degré les divers corps simples, pris sous les poids suivant lesquels ils se remplacent les uns les autres dans les réactions chimiques. C'était une relation remarquable et inattendue entre les pro- priétés physiques des éléments et leurs propriétés chimiques. 11 en résulte que les atomes des éléments ont la même capacité pour la chaleur, si Ton con- sent à employer ce mot d'atome, malgré l'incorrec- tion de l'hypothèse fondamentale qu'il exprime. Quoi qu'il en soit, la relation énoncée par Duloug et Petit n'était vérifiée que d'une façon fort imparfaite par leurs observations, sans que l'on pût distinguer quelle part dans cette incerlitude il convenait d'at- tribuer à l'impureté des corps mis en œuvre, aux erreurs des expériences, ou à l'inexactitude de la loi elle-même. 11 était nécessaire de la reviser, avec les ressources acquises i la science en 4840.

C'est ce que 'fit Regnault avec un soin et une pa- tience admirables. Il réussit ainsi à écarter beau- coup d'exceptions et à ramener les chaleurs spéci- fiques des éléments solides à des valeurs voisines les unes des autres. 11 conclut avec prudence que la chaleur spécifique des corps [dépendait de plu- sieurs données, entre lesquelles le poids atomique jouait un rôle prépondérant, mais qui n'était pas

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226 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

exclusif; dans ces conditions, il ne saurait exister une loi absolue.

Sages réserves que Ton a trop oubliées, jusqu'au jour les théories nouvelles de la thermodyna- mique ont montré que c'était dans l'état gazeux seu- lement que la loi des chaleurs spécifiques pouvait

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être manifestée avec toute sa rigueur. Elle est alors exacte, parce qu'elle exprime l'identité des travaux accomplis par la chaleur sur les particules dernières des éléments gazeux. Ce sont, d'ailleurs, les expé- riences mêmes de Regnault sur l'oxygène, l'hydro- gène et l'azote qui démontrent cet énoncé de la loi transformée. Mais il fut étranger à la découverte de la thermodynamique et ne l'accueillit d'abord qu'avec une défiance et je dirai presque une hostilité à peine déguisées.

La loi des chaleurs spécifiques représente seule- ment un point particulier dans le progrès général des connaissances physiques, tandis que la nouvelle science est devenue aujourd'hui le véritable fonde- ment de la mécanique moléculaire, parce qu'elle fournit une mesure commune aux travaux accomplis par toutes les forces naturelles. Les recherches de Regnault ont fourni à cet égard les matériaux les plus précieux, sinon comme théories propres à Re- gnault, qui s'est toujours refusé à en construire au-

VICTOR REGNAULT. 227

cune, du moins comme données exactes, obtenues sans vue préconçue et susceptibles de fournir à la discussion des hypothèses modernes tout un en* semble de documents incontestables.

Trois volumes des Mémoires de V Académie des sciences renferment à peu près toute l'œuvre de Regnault sur la chaleur. A quelle occasion cette œuvre fut entreprise, avec quelles ressources et dans quel but pratique elle fut poursuivie, c'est ce qu'in- dique le titre même des deux premiers volumes : Relation des expériences entreprises par ordre de M. le ministre des travaux publics, pour déterminer les principales lois et les données numériques qui entrent dans le calcul des machines à vapeur.

Regnault étudia d'abord les lois de la dilatation et de la compressibilité des fluides élastiques , c'est- i-dire les lois de Mariotte et de Gay-Lussac : ces grandes lois simples et uniformes, qui tendent à faire admettre une constitution physique identique dans tous les gaz, ne sont pas rigoureuses. Une pre- mière étude des phénomènes conduit à les admettre ; mais elles ne résistent point, du moins dans leur expression absolue, à un examen expérimental plus approfondi. En réalité, chaque gaz se dilate par la chaleur et diminue de volume par la pression, sui- vant des lois qui lui sont propres. Il s'écarte d*autant

228 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

plus des lois de Mariotte et de Gay-Lussac qu'il est plus voisin du degré de froid et de pression néces- saire pour le transformer en liquide : relation re- marquable, sur laquelle Regnault insistait beau- coup, et qui a permis, dans ces derniers temps, d'annoncer avec certitude que l'oxygène et les autres gaz réputés incoercibles allaient prendre l'état liquide, dans les conditions nouvelles d'expé- rimentation réalisées par M. Cailletet.

Cependant Regnault, toujours occupé de l'examen des lois des vapeurs, poursuivait un immense tra- vail. Pour définir ces lois, il fallait définir les tempé- ratures, et celles-ci reposaient elles-mêmes sur la connaissance des lois de la dilatation de l'air. Ces dernières une fois établies par ses expériences, il dut comparer à la dilatation de l'air la dilatation du mercure, matière première de nos thermomètres usuels; il étudia la compressibilité des liquides, l'hygrométrie, l'eudiométrie, toutes questions con- nexes avec son sujet principal ; il exécuta un long et dangereux travail sur les forces élastiques de la vapeur d'eau, depuis les plus faibles tensions que l'on puisse observer jusqu'à une pression de vingt- huit atmosphères. 11 mesura enfin les chaleurs spéci- fiques de l'eau liquide, solide et gazeuse, et la cha- leur nécessaire pour réduire l'eau en vapeur sous

TICTOB BEG5AULT. 229

diverses pressions. Ce sont les données fondaman- laies des calculs relatifs anx machines i Tapeur.

L'objel technique proposé i son effort était rempli; mais Regnault ne s'arrêta pas là. Il entreprit de fournir aux physiciens les données fondamentales d'une étude générale des vapeurs et des gaz, et il accomplit, de 1847 à 186^, une vaste série d'eipé- riences sur la compressibilité des principaux gaz, sur la force élastique d'une vingtaine de liquides, sur les chaleurs spéciflques et les chaleurs latentes d'un nombre non moins grand de gaz, de vapeurs et de liquides. Il accumulait sans relâche les matériaux les plus précieux, recueiUis par les méthodes les plus délicates et les plus parfaites; matériaux ré- servés à l'érection d'un édifice que lui-même refu- sait de construire et que personne jusqu'ici n'a osé entreprendre d'élever dans toute son étendue.

Cependant, tandis que Regnault poursuivait ses expériences avec un zèle infatigable, la science avait changé de point de vue. Au delà et au-dessus de cette description purement empirique des lois physiques de la matière, qui paraissait l'objet définitif de la physique il y a quarante ans, des conceptions nou- velles ont apparu, un nouvel horizon s'est ouvert, et la théorie a repris ses droits imprescriptibles. Mayer, Joule et quelques autres ont imaginé, et leurs

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230 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

idées sont aujourd'hui acceptées de tous, ils ont imaginé que la chaleur contenue dans les gaz n'est autre chose que leur force vive. Les gaz, disent-ils, sont constitués par des particules très petites, lancées dans toutes les directions, rebondissant, tournoyant et vibrant sans cesse. On déduit de là, par un calcul facile, les lois de Mariotte el de Gay-Lussac, de- meurées si longtemps sans interprétation précise. Cette température, que Regnault ne savait comment définir, est proportionnelle à la force vive des gaz.

Lorsque les gaz prennent l'état liquide, puis l'état solide, certains travaux moléculaires s'accomplis- sent, et ces travaux ont pour mesure exacte les quan- tités de chaleur dégagées ou absorbées pendant les changements d'état. La chaleur est devenue ainsi une sorte de mesure universelle des travaux molécu- laires.

La théorie même des machines à vapeur, point de départ des recherches de Regnault, a reçu par une lumière inattendue. En effet, ces machines n'ont d'autre objet que d'accomplir certains travaux mé- caniques sensibles; elles en sont l'instrument le plus puissant qu'ait été mis en œuvre jusqu'à ce jour. Or ces travaux mécaniques sensibles résultent de la transformation des travaux moléculaires insen- sibles, produits par la chaleur. Entre les deux ordres

VICTOR REGNAULT. 231

de travaux il y a équivalence, et celte équivalence est le fondement même de la théorie actuelle des machines àvapeur.

C'est ce que rêmpirisme pur ne pouvait pres- sentir, ce que Regnault n'avait pas vu, alors qu'il croyait établir les bases et les règles définitives de rétude physique des machines à vapeur. La notion de l'équivalence thermique des travaux mécaniques lui avait complètement échappé, comme le montrent les premières pages de son grand ouvrage. Ce fut pour lui une première diminution de sa primauté, jusque-là incontestée dans la physique. En vain il chercha d'abord à se débattre; il ne tarda pas à être entraîné par le nouveau courant, et son dernier ouvrage, publié en 1870, est un long et important mémoire sur la détente des gaz et sur les relations réelles qui s'y manifestent entre la chaleur con- sommée et le travail produit. 11 avait poursuivi dans cette voie, et nous posséderions aujourd'hui tout un ensemble de recherches de Regnault, non moins importantes, peut-être, que la portion relative aux vapeurs, si elles n'avaient disparu dans les cata- strophes qui ont marqué la fin d'une existence si brillante et si heureuse à ses débuts.

Hérodote rapporte que Crésus, roi de Lydie, célèbre entre tous par sa richesse et par sa puis-

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232 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

sance, après de longues années de prospérité, fut vaincu, dépouillé de ses États et fait prisonnier par les Perses. Condamné à mourir par le feu, le bûcher déjà allumé, il s'écria par trois fois : c Solon ! SolonI Solon! > Au temps de sa grandeur, Crésus avait reçu la visite de FAthénien Solon ; il lui avait montré ses trésors et demandé avec orgueil quel était rhomme le plus heureux qu'il eût vu. Crésus faisait cette question, ajoute l'historien, parce que Crésus se croyait le plus heureux des hommes. Mais Solon lui cita d'abord Tellus, d'Athènes, puis Cléobis et Biton, et fmit par lui dire que la Divinité, jalouse du bonheur des hommes, se plaisait à le troubler. Personne, avant sa n\prt, ne peut élre appelé heureux; car il arrive souvent que les dieux, après avoir fait entrevoir la félicité à quelques hommes, la détruisent ensuite de fond en comble. >

Jamais peut-être cette mélancolique philosophie de la destinée humaine ne trouva une application plus douloureuse que dans la vie de V. Regnault. Ceux qui l'ont connu il y a vingt ans se rappellent cette existence heureuse et sereine qu'il menait au sein d'une famille qui l'adorait. Entouré d'une femme délicate et charmante, de quatre beaux en- fants, de vieilles parentes de sa femme, non moins empressées à Taimer ; honoré et respecté de l'Europe

V. .

VICTOR REGNAULT. 233

entière y se livrant tout entier à ses travaux favoris, pour lesquels les ressources de l'État lui étaient pro- diguées; satisfait enfin des résultats certains aux- quels le conduisaient chaque jour des méthodes rigoureuses, Regnault était au comble du bonheur réservé à la nature humaine, bonheur que rien ne paraissait devoir troubler désormais.

En peu d'années, tout fut anéanti. Madame Re- gnault mourut en 1866; madame Clément, sa mère, ne tarda pas à la suivre au tombeau. Ainsi, Regnault se trouva privé de l'affection des siens, dans sa mai- son solitaire, délaissée par son fils Henri, qui voya- geait en Italie et en Espagne, et déjà hantée par la folie de son autre fils Léon, atteint à vingt-cinq ans, au début d'une carrière que tout annonçait devoir être celle d'un homme distmgué. Il se plongea de plus en plus dans ses travaux de laboratoire ; con- solation suprême que rien ne semblait devoir lui arracher.

Mais il devait être frappé jusqu'au bout. L'année 1870. si fatale à la France, le fut plus encore peut- être à Regnault. Directeur de la Manufacture de Sèvres, il avait cru pouvoir y rester avec ses appa- reils, ses livres et ses manuscrits, jusqu'au moment de Tarrivée des armées allemandes. Il ne croyait pas à la résistance de Paris, et il regardait comme

234 SCIENCE ET PHFLOSOPHIE.

un devoir de sauvegarder rétablissement qui lui était confié. Il en fut presque aussitôt chassé par les assiégeants. Après de vaines tentatives pour y ren- trer, il dut se retirer en Suisse, chez quelques-uns de ces élèves dévoués qu'il n'a cessé d'avoir. Quand il revint, après l'armistice, son désastre était con- sommé. Son fils Henri, le seul qui eût échappé à la fatalité morale acharnée sur ses autres enfants, son fils Henri avait été tué à Buzenval, en défendant la patrie. La gloire de l'avenir et les espérances delà famille.saccombèrent avec Lii.

Ce n'est pas tout : le laboratoire de Sèvres avait été saccagé ; les instruments de précision, fruits de toute une vie de travail, avaient élé détruits. Quand Regnault père rentra à Sèvres, il y trouva ses appa- reils brisés à coups de marteau, ses thermomètres cassés méthodiquement en morceaux d'égale lon- gueur, ses registres d'expériences brûlés et déchirés, avec la précaution d'une haine que Ton ne peut s'empêcher de soupçonner intentionnelle. Les ré- sultats de six cents expériences sur les gaz , exé- cutées avec l'exactitude d'un maître dont l'habileté croissait avec l'âge, ont ainsi disparu sans retour.

On ne recommence pas la vie à soixante ans; Re- gnault, dans son laboratoire, eût vécu peut-être, ren. fermant ses douleurs privées dans le fond de son

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VICTOR REGNAULT. 235

cœur, et continuant à remplir courageusement son devoir de savant. Mais rien ne lui restait. Il quitta sa chaire du Collège de France, et se retira près de Bourg, dans le département de l'Ain, au sein d'une retraite il comptait passer ses dernières années. Il n'en avait pas fini avec le malheur. Un jour, sa sœur était venue le visiter; elle mourut en quelques heures, sous ses yeux. Cette fois, Regnault n'y résista pas et sa santé, ébranlée par le contre-coup d'anciens accidents, fut frappée d'une manière irréparable. Quelques amis l'ont encore revu dans sa maison de Passy, entouré des ruines de sa famille, paralysé lui- même, mais gardant jusqu'au bout, même avec une intelligence affaiblie, cette humeur singulière, mé- lange de gaieté égoïste, d'ironie et de stoïcisme, qui l'avait toujours distingué. Aujourd'hui, la mort l'a délivré. Son œuvre nous reste, œuvre considérable, qui fournira pendant longtemps les renseignements les plus solides aux théories de la physique et de la mécanique moléculaire.

H. SAINTE -CLAIRE-DEVILLE

2 juillet 1881.

C'est avec une vive douleur que nous annonçons au monde scientifique la mort de M. Henry Sainte- Claire-Deville, membre de l'Académie des sciences, professeur de chimie à la faculté des sciences de Paris et à rÉcole normale supérieure, enlevé avant Tâge à ses amis et à la patrie française. Peu d'hommes ont marqué davantage entre leurs contemporains par la variété et l'importance de leurs travaux scienti- fiques, aussi bien que par l'étendue et la vivacité de leurs sympathies personnelles : la profonde émotion que j'éprouve en écrivant ces lignes, dernier témoi- gnage d'une amitié de trente années, sera partagée

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H. SAINTE-GLAIRE-DEVILLË. 237

par ses nombreux amis, par les élèves qu*il a formés depuis un tiers de siècle à TÉcole normale, par tous ceux qui prennent à cœur Thonneur de la science universelle.

Rappelons en peu de mots sa vie et ses travaux : l'existence d'un savant ne comporte pas en général de péripéties éclatantes, en dehors de ses décou- vertes.

Les Sainte-Glaire-Deville, comme leur nom l'in- dique, étaient créoles, originaires de Saint-Thomas (Antilles) : la vivacité expansive et un peu agitée de Henry aurait sufiQ pour rappeler son origine. Entre les trois frères de cette famille qui vinrent s'établir en France, deux surtout ont marqué dans la science : Charles Sainte-Claire-Deville, le géo- \ogiie, et Étienne-Henry Sainte-Claire-Deville, le chimiste. Tous deux sont morts, à Feutrée de la vieUlesse, d'une mort prématurée, avant l'âge que semblaient promettre leur santé, leur énergie per- sistante et le calme environné d'honneurs et d'affec- Uons qui marque ordinairement la fin des existences scientifiques.

Henry était en 1818; il fit ses études en France. Au sortir du collège, il hésita, dit-on, un moment entre la vocation musicale et la vocation scientifique, et se décida pour la chimie. Comme le font beaucoup

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SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

de jeunes gens, il organisa un petit laboratoire, il travaillait sous les conseils de M. Dumas, qui don- nait alors à la chimie organique cette grande et brillante impulsion qui en a marqué les débuts. Dès 1839, Henry Deville commençait à publier des re- cherches originales : d'abord sur l'essence de téré- benthine, dont les états isomériques multiples atti- raient alors l'attention de beaucoup de chimistes, puis sur le toluène, carbure d'hydrogène qui a pris depuis un extrême intérêt, parce qu'il est l'un des générateurs des matières colorantes du goudron de houille.

En 4844, il fut envoyé comme professeur de chimie à la faculté des sciences de Besançon, nou- vellement créée, et dont il devint le doyen, malgré sa jeunesse.

La première découverte qui le mit hors de pair fut celle de l'acide nitrique anhydre, en 1849. Ger- hardt et l'école dont il était le chef avaient proclamé impossible l'existence des acides anhydres monoba- siques, au nom des nouvelles théories. M. Deville, en découvrant l'acide nitrique anhydre, corps inté- ressant à bien des titres, força ces théories à se mo- difier, et devint ainsi le promoteur indirect de nou- velles inventions.

Cependant sa jeune réputation avait attiré l'atten-

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H. SâINTE-CLAIRE-DEVILLE. 23»

tion sur lui, au point de le faire nommer en 1851 maître de conférences à TÉcole normale, à la place de M. Balard, appelé lui-même au Collège de France. Ce fut à ce moment que je le connus, et je ne me rappelle pas sans quelque émotion le jour M. H. Deville, suppléant M. Dumas à la faculté des sciences (1853), me pria de Taider à montrer à son auditoire sa brillante préparation de l'acide nitrique anhydre.

H. Deville, entraîné à la fois par la haute curiosité et par le désir d'une gloire légitime, cherchait sa voie de tous côtés. Après quelques essais heureux pour créer une nouvelle méthode d'analyse miné- rale, il s'attacha à l'étude de Taluminium.

Ce nouveau métal, extrait de l'argile, avait été à peine entrevu par Woehler, qui l'avait observé le premier en 1827. M. Deville le prépara en grandes quantités, par des méthodes nouvelles et le fit à proprement parler connaître. Il en montra la légè- reté, la ductilité, la ténacité, et surtout l'inaltérabi- lité au contact de l'air et de l'eau ; il pensa qu'un pareil métal, doué à la fois de propriétés si différentes de celles des métaux usuels, en raison de sa légèreté» et en même temps si pareilles, en raison de sa sta- bilité, devait jouer un rôle inattendu dans l'écono- mie domestique et dans l'industrie; il dépensa pen-

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240 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

dant bien des années tous les efforts de sa vive intelligence et de sa rare habileté à populariser le nouveau métal, qui semblait appelé à prendre une place importante dans le matériel des civilisations modernes.

Malgré tant d'efforts, secondés par les pouvoirs publics et accueillis avec bienveillance par Topinion, Taluminium ne semble pas avoir répondu encore aux premières espérances qu'il avait excitées. Quelques- uns de ses alliages présentent cependant des pro- priétés spéciales, qui en maintiendront remploi industriel.

En réludiant à fond, M. Deville fut conduit à déve- lopper le champ de ses expériences et de ses concep- tions et à les porter dans une sphère plus élevée. Son action devient en même temps plus étendue, grâce aux aides qu'il sut former autour de lui.

Entouré dans son laboratoire de la rue d'Ulm de l'élite de la jeunesse française qui se destine à l'en- seignement des sciences, jeunesse qu'il animait d'une ardeur sympathique, il fit école à son heure, et prit pour collaborateurs les principaux de ses élèves, MM. Debray, Troost, Fouqué, Hautefeuille; il y joignit même le concours de savants d'autre origine, tels que M. Caron, le savant officier d'artil- lerie, et M. Damour, le minéralogiste.

H. SAIHTE-CLÂIRB-DETILLE. âil

n aborda ainsi Tétode de la reproduclion arliC- cielle des minéraax, principalement par la voie sèche ; celle des hantes températures, celle des mé- taux rares, spécialement du platine et des corps con- génères ; enfin Fétude des densités des vapeurs des corps élémentaires, question à laquelle se rattachent les plus hauts problèmes de philosophie naturelle.

Le cadre de cet article ne me permet pas d'exposer, même d^une manière sommaire, ces longs et im- portants travaux, qui ont rempli les vingt dernières années de la vie de H. Sainte-Glaire-Deville. Mais il convient de mettre en lumière la notion générale nouvelle, qui se dégagea pour lui de la vue de ces phénomènes si variés et si curieux, accomplis i de hautes températures : je veux parler de la dissocia- tion^ Tune des découvertes les plus originales de notre époque en chimie, découverte qui constitue le titre de gloire le plus durable du savant professeur de rÉcole normale.

Les réactions accomplies vers le rouge sont par- fois, en apparence, contradicloires avec celles qui se produisent à la température plus basse : par exemple le plomb ella vapeur d'eau formentau rouge blanc, de Toiyde de plomb, qui se volatilise; tandis qu'à une température plus basse l'hydrogène réduit Toxyde de plomb; l'argent même semble décomposer

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242 . SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

la vapeur d'eau, en en dissolvant l'oxygène; la prépa- ration du potassium au moyen de rhydrate de potasse fondu et du fer, au rouge vif, est également contra- dictoire avec les réactions connues du potassium sur l'oxyde de fer, à moindre température. Bref, l'étude des réactions opérées par voie sèche offre de conti- nuelles antinomies.

En réfléchissant sur ces antinomies, que ses études actuelles mettaient chaque jour devant ses yeux, H. Deville fut frappé tout d'un coup, vers 1857, par une idée nouvelle et féconde, à savoir que les corps qui réagissent à haute température avaient changé de nature, ou plutôt de constitution. Les corps composés sont d'abord résolus en leurs élé- ments par la chaleur, et les réactions nouvelles qu'ils produisent alors sont dues, non aux corps composés, mais à leurs éléments, coexistant à l'état libre et exer- çant leurs actions séparément sur les autres corps mis en leur présence. Ainsi ce n'est pas la vapeur d'eau qui oxyde le plomb, c'est Toxygène résultant de sa décomposition préalable; ce même oxygène se dissout dans l'argent fondu, qu'il fera rocher plus tard, au moment de sa solidification, tandis que l'hydrogène s'écoule au dehors, etc.

Cette nouvelle manière d'envisager les réactions de la voie sèche explique une multitude de pbéno-

EL SAINTE-CLAIRE-DEVILLE. £43

mèoes, de formations de minéraux, de volatilisa- tions apparentes de corps Gxes, phénomènes jusque- la inconcevables. Toutefois elle ne constitue que le premier pas dans la nouvelle découverte ; celle-ci ne se dégagea dans toule son étendue que peu à peu, et non sans quelque confusion, par la suite des recher- ches incessantes de H. Deville: ce fut le fruit mérité de cette longue patience, que l'on a pu regarder à juste titre comme équivalant au génie.

En effet, non seulement les corps composés sont résolus en éléments à une haute température, élé- ments qui se recombinent pendant le refroidisse- ment; mais la décomposition, aussi bien que la recombinaison, sont graduelles et variables dans leur proportion, avec la température, la pression et diverses autres circonstances. En un mot, pendant un intervalle de température plus ou moins étendu, un composé peut coexister avec ses éléments ; le tout constituant un système en équilibre, entre les actions calorifiques, qui tendent à le résoudre en éléments, et les actions chimiques, qui tendent à le transformer entièrement en une combinaison dé- finie. Telle est la notion fondamentale de la disso- dation^ notion simple et féconde, qui a changé les idées des chimistes et est devenue Torigine d'une multitude de découvertes.

244 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

H. Deville avait été nommé membre de T Académie des sciences en 1861 ; il était devenu, en 1867, titu- laire de la chaire de chimie de la Sorbonne, qu'il occupait depuis quatorze ans à titre de suppléant. Administrateur du chemin de fer de l'Est et de la Compagnie parisienne du gaz, il occupait dans le monde des affaires une situation non moindre que dans la science pure. Les satisfactions morales' et les joies privées de la famille, au milieu de ses cinq fils et de ses nombreux amis, auraient mis le comble à son bonheur, sans quelques ennuis, nés des discussions relatives au mètre international, et auxquelles son imagination impressionnable attacha peut-être trop d'importance.

Quoi qu'il en soit, je me reprocherais de tracer un tableau incomplet de la vie de H. Sainte-Claire- Deville, si je ne le montrais maintenant, tel que ses contemporains l'ont connu, actif, affairé, sympa- thique, dans ces réunions du dimanche à l'École normale, nous ne le verrons plus. Toujours prêt à s'intéresser à ses amis, jeunes et vieux, à leur donner un conseil scientifique et au besoin un coup d'épaule; usant des influences multiples que son caractère et sa position lui avaient acquises pour servir les uns et les autres; prêt à s'associer à vos plaisirs et à vos peines avec une chaleur de cœur inu-

H. SAIKTE-CLAIRE-DEYILLE. 245

silée dans la froideur ordinaire de nos relations modernes, il était devenu le centre de tous les hommes de science. Qui ne se le rappelle assis vis-à-vis de ce lai^e poêle autour duquel nous étions rangés, et racontant quelque gai récit qui nous faisait sourire, ou quelque histoire aimable pour Tun des assistants? Depuis près d'un an, sa santé s*était affaiblie peu à peu ; une affection du cœur dont il avait éprouvé déjà quelques atteintes avait reparu en s'aggi*avant. II avait interrompre son coiurs de la Sorbonne au mois de janvier, et n'avait pas tardé à descendre vers le midi de la France, chercher à retarder le déclin de ses forces sous un climat plus doux. Mais U était frappé sans ressources, et il est revenu mourir au milieu de ses amis, en conservant jusque dans son agonie ces préoccupations affectueuses qui avaient tenu tant de place dans sa vie.

ADOLPHE WURTZ

limai 1884.

Voici l'une des pertes les plus douloureuses et les plus inattendues pour la science et pour le pays. Il y a douze jours à peine, Wurtz était debout, parlant et agissant, avec ce feu communicatif, cette autorité, cette activité un peu inquiète, que tous se plaisaient à regarder comme le témoignage d'une individua- lité puissante et d'une vitalité inépuisable. De longs jours semblaient encore promis à sa famille, à ses amis, à ses élèves. Qui eût dit que ce discours ému prononcé par lui sur la tombe de son maître, Dumas, devait être le dernier? Hier, en entrant à la séance ordinaire de l'Académie, nous avons appris avec slu-

IDOLPBB TCRTZ. 3IT

peur qae noas ne le rererrioiu plus : Wuiiz Tenait de s'éteindre, fra{^ tout à coup par une maladie iDTsIérieuse qni avait tari sourdemenl les sources de celte roboïte existence. Entre les amis et les con- frères qui raimaîeot et l'adDiiraient, nal peat>étre n'a la Tacnlté plus spéciale, et par même le devoir ptDs étroit, d'apprécier l'œurre de Wurtz que celui qui écrit ces lignes. Uoeémolalion de trente ans, sou- tenue par l'amour commun d'une science que nous cuIiîtIods parallèleoienl, émulation qui n'a jamais Doi à la courtoisie des relations personnelles, me permet, hélas ! déjuger toute la grandeur de la car- rière parcourue par l'homrae que nous venons de Toir disparaître, toute l'étendae do vide que sa mort produit dans la science, toute l'amertume de la perte que la France éprouve en œ moment !

à Strasbotti^, il y a 3oisante>sept ans, Wurtz a été l'nn des plus brillants représentants de cette benrense alliance entre le génie germanique et le génie français, alliance trois fois féconde que nous aiions sa réaliser pleinement en Alsace dans le xar siècle !

La cmelle séparation accomplie par la guerre de 1870 n*a guère proGté jusqu'ici au développe""*"* inielleetuel de TAUeniagne, et elle menace de perdre i jamus les fruits de cette association Ti

248 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Délie des esprits, consacrée par deux siècles d'union, et qui fut si féconde pour la civilisation générale.

Wurtz réalisait Talliance morale des deux races, non seulement par sa naissance, mais par son édu- cation, ses tendances doctrinales, et par ses décou- vertes mêmes. Élève à la fois de Liebig, qui dirigea ses débuts, et de Dumas, qui l'accueillit dans ce labo- ratoire où venait de se former Henry Sainte-Claire- Deville, il ne tarda pas à s'engager à son tour dans une voie originale.

Ainsi fut poursuivie et soutenue la tradition natio- nale de la chimie, si brillamment cultivée en France depuis un siècle. À la génération créatric de Lavoi- sier ont succédé Berthollet, puis Gay-Lussac et Thé- nard, puis Chevreul, qui conserve encore parmi nous, après un siècle d'existence, le souvenir de cette grande époque. Laurent et Gerhardt sont morts pré- maturément; Dumas vient de s'éteindre chargé d'années, Wurtz et Deville ont eu leur jour, qui est le nôtre, et leur grandeur; ils ont été, eux aussi, les chefs de la chimie française. Puisse cette filiation éclatante se poursuivre encore pendant plusieurs générations I

Nul de nos contemporains ne laissera, à cet égard, une trace plus profonde que Wurtz. Deux grandes découvertes, particulièrement, ont illustré son nom

ADOLPHE WURTZ. 249

et montré Tactivilé créatrice de son esprit : la décou- verte des ammoniaques composées et la découverte des glycols.

Les ammoniaques composées ont donné la clef de la constitution de ces alcaloïdes organiques, poisons et remèdes, que les végétaux fabriquent sous nos yeux et que la médecine emploie continuellement. H. Wurtz nous a appris à Taide de quelles méthodes et en vertu de quelles règles on peut espérer les reproduire.

Les glycols sont le fruit d'une généralisation non moins capitale. Leur formation synthétique et la connaissance de leurs propriétés sont venues se joindre aux découvertes que j'avais faites moi-même .sur la glycérine, pour établir la théorie générale des alcools polyatomiques. C'est à cette occasion que s'est élevée entre nous une rivalité féconde, chacun a développé les ressources variées d'un esprit aussi différent par son point de vue que par son évolution. Des travaux sans nombre sont sortis de ces théories et ont transformé depuis trente ans la chimie organique. M. Wurtz a eu une part de premier ordre dans celte transformation. M. Wurtz réclamait aussi parmi ses titres de gloire l'influence qu'il avait eue sur le développement des doctrines et des notations de la nouvelle théorie atomique.

/

250 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Sa carrière officielle s'accomplit avec la facilité due à son mérite hors ligne, et avec la régularité qui accompagne ordinairementla carrière des savants. Docteur en médecine en 1843, il succéda dix ans après à son maître, M. Dumas, comme professeur de chimie médicale à la faculté de médecine de Paris; nommé membre de l'Académie de médecine en 1856, il devint doyen de la faculté en 1866. il y fonda une puissante école de chimie, qui attira autour de lui de nombreux élèves français et étrangers et fit l'édu- cation de savants nombreux et d'un très grand mé- rite. Parmi ceux-ci, qui pourrait oublier M. Friedel, lié à son maître par le dévouement d'une affection sans limite?

En 1867, Wurlz devint membre de l'Académie des sciences; en 1875, professeur de chimie organique à la faculté des sciences de Paris. Professeur élo- quent, sa parole ardente entraînait les esprits de la jeunesse. Enfin, en 1881, son illustration le fit dési- gner par le centre gauche au choix du Sénat comme sénateur inamovible.

Sa vie privée fut heureuse et tranquille. Les personnes, aujourd'hui peu nombreuses, qui l'ont vu arriver à Paris, se rappellent encore ce jeune homme vif et actif, plein d'enthousiasme pour la science et partout accueilli. Marié à une femme in-

ADOLPHE WURTZ. 351

telligenle et dévouée, enioiiré, comme un patriarche d'autrefois, par l'essaim de ses nombreui enrants, de ses gendres, de ses neveux et nièces qu'il avait éle- vés, il est mort comblé dejoui's et d'honneurs, et sans longes souiïraaces. Moins âgé que Dumas, dont il parlnit hier encore en termes si sympathiques, il a eu nne vie aussi remplie, aussi glorieuse pour les siens et pour son pays. C'est ce qui doit adoucir sa perle pour sa famille, si quelque chose peut alté- Duer une semblable douleur I

Naguère, nous comptions à Paris cette brillante pléiade des trois écoles de la chimie française : l'École normale, l'École de médecine, le Collège de France; la se sont formés depuis vingt ans les initia- teurs des générations nouvelles, qui se sont partagé la science et l'enseignement. Aujourd'hui, voici deux des maîtres de la chimie disparus, deux des fleurons de la couronne nationale !

La seule consolation de ceux qui survivent, en attendant leur tour, c'est de pouvoir proclamer hau- tement la gloire de leurs émules et les services qu'ils ont rendus à la patrie et à l'humanité.

L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

ET SON OUTILLAGE^

C'est une histoire déjà bien vieille et souvent ra- contée : il y a trente ans, un ministre de Tinstruction publique, M. Fortoul, et un préfet de la Seine, M. Haussroann, vinrent en grande solennité inau-

1. M. Borthelot avait fait précéder cet article de la lettre sui- vante, adressée à M. A. Hébrard, directeur politique du Tenip$:

Mon cher ami.

Vous savez combien est misérable Tétat matériel de notre ensei- gnement supérieur; je ne parle pas des hommes, dont le mérite n*est surpassé nulle part, mais de l'outillage.

Les peuples voisins ont marché, tandis que nous restions sta-

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. iô3

gurer la construction de la nouvelle Sorbonne. Ils en posèrent la première assise et annoncèrent qu'une ère nouvelle s'ouvrait pour le développement des sciences et des lettres. L'État et la ville de Paris associés allaient fournir les ressources nécessaires pour élever renseignement supérieur à un niveau plus élevé que celui des régimes précédents et supé- rieur à celui des autres peuples.

Ce furent de vaines promesses, un jour sans lende- main. La pierre posée par MM. Fortoul et Uaussmann ne fut suivie d'aucune autre; elle a même disparu,

Uonnaîres, avec des instnimeots TieiUis et des laboratoires mes- quins ou suranoés. Depuis quelques années, je ne Tignore pas, de notables efforts ont été faits dans ce sens; mais un arriéré de trente ans ne se répare pas en un jour. Un concours énergique des pou- voirs publics est indispensable.

Pavais espéré pouvoir faire inscrire des crédits spéciaux pour cet objet dans le projet de loi relatif à la caisse des écoles, actuelle- ment soumis au Sénat. U parait que la cbose n*est pas possible. Mais M. Ferry, avec le zèle généreux qu'il porte dans toutes les ques- tions relatives à rinstruction publique, nous a promis de comprendre les besoins de renseignement supérieur à côté de ceux des travaux publics il s'agit de sommes incomparablement moindres dans les prochaines propositions relatives au budget extraordinaire.

C'est pour lui venir en aide devant l'opinion que j'ai réuni quel- ques notes, destinées à montrer nos nécessités, qui sont celles de l'intérêt national. Je connais trop la sympathie que le Temps porte à ces questions pour ne pas compter sur votre appui.

Votre dévoué,

H. Berthelot. 15 mars 1883.

254 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

ainsi que les médailles officielles, scellées dans son intérieur, sans qu'on ait pu en retrouver aucune trace.

Les fondateurs de la nouvelle Sorbonne n'avaient pensé qu'à la cérémonie d'inauguration ; ils avaient négligé d'assurer les ressources nécessaires pour accomplir l'œuvre elle-même. M. Fortoul s'était borné à déclarer que, dans l'ère nouvelle, la prospérité de l'enseignement public serait telle et les examens si nombreux, que les produits universitaires suflii-aient à la dépense projetée. Est-il besoin de dire qu'il n'en fut rien? L'instruction publique est la semence, mais la récolte se fait ailleurs : dans Tordre moral, par l'élévation générale du niveau de la civilisation; dans Tordre matériel, par la multiplication des découvertes industrielles et par Taccroissement de science et d'habileté des ingénieurs et des ouvriers.

Mais on s'obstinait alors, et ce préjugé n'est pas encore dissipé dans les régions financières se règle le budget, on s'obstinait à rechercher vis- à-vis de chaque dépense réclamée par Tinstruction publique une recelte strictement corrélative. Or, Tunique recette des établissements d'enseignement supérieur consiste dans les inscriptions et les exa- mens, à moins que Ton n'en vende les terrains pour en tirer parti au profit de TÉtat et des municipalités ;

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. 255

ce que fit plus d'une fois, prétend-on, Tancienne admi- nistration de la ville de Paris. A ce point de vue étroit, il est même des établissements, tels que le Collège de France et le Muséum d'histoire naturelle, qui ne rapportent rien ; ce sont des objets de luxe, dirait-on volontiers, et cette opinion subsiste peut-être aujour- d'hui dans l'esprit de plus d'un membre du Parle- ment.

Pendant que les nations voisines développaient réellement, et non par de stériles inaugurations, Toutillage de leurs universités, laboratoires et bi- bliothèques, et tendaient ainsi à prendre la tête de la civilisation et du progrès matériel ; nous autres, nous demeurions stationnaires et nous avions la douleur de voir la France perdre peu à peu son rang : arrêtée dans son développement par l'étroitesse de vues de son gouvernement, si ce n'est par une sourde et secrète hostilité contre l'esprit d'indépendance, inséparable de la forte culture scientifique.

Ce n'étaient pas toujours des refus formels que Ton opposait à nos demandes. Sans en contester le principe, on répondait toujours : t Mais vous ne pro- duisez rien ! vos études sont, il est vrai, l'honneur du pays ; mais en ce moment nous avons des dépenses plus urgentes ; dès qu'il y aura des excédents, on avisera. »

256 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Rusticus expectat dum defluat amnis; at ille, Labttur et labetur in omne volubilis œvum.

En attendant, les travaux publics absorbaient tout. Et nous avons vu jusqu'à la un de TEmpire la voirie de la ville de- Paris dépenser jusqu'aux centimes additionnels destinés par la loi à l'instruction pu- blique. A peine M. Duruy, qui le premier nous ne l'avons pas oublié essaya de remonter le cou- rant, put-il obtenir cette maigre obole de l'École des hautes études : jamais ressource ne fut mieux em- ployée ; elle a produit cent pour un. Mais ce n'était pas avec trois cent mille francs que l'on pouvait à la fois suffire aux besoins de chaque jour et reconstituer le matériel de l'enseignement supérieur.

Sans doute, me dira-t-on; mais les temps sont bien changés. La République a triplé le budget de rinstruction publique ; elle a donné à l'enseignement 80US toutes ses formes une impulsion inconnue jusque-là. Elle est en train de consacrer 700 millions à la construction des maisons d'écoles. Les lycées et les collèges s'élèvent de toutes parts. Déjà trente à quarante millions ont été dépensés pour la recon- struction des facultés et une somme égale est engagée dans le même but. Je le sais; je sais ce que l'on doit à la bonne volonté des pouvoirs publics, Parlement et conseils municipaux, aux efforts des ministres qui

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. 257

se sont succédé, et particulièrement à H. Ferry, qui a marqué une grande étape et donné à Tinstruction publique une impulsion que Ton n'avait jamais connue jusque-là.

Je le sais d'autant mieux que mon humble rôle de conseiller m'a permis de voir ces progrès de plus près que personne. €'est en raison de ce rôle que je demande la permission de signaler à l'opinion l'état actuel des choses, les difficultés du présent, les obligations qui s'imposent, si nous voulons conserver notre rang parmi les nations civilisées et reprendre, dans notce organisation matérielle, un niveau que nous avons perdu depuis plus de trente ans et que «ous sommes exposés à ne regagner jamais, les peuples voisins se développant sans cesse autour de nous, si nous ne faisons promptement im effort exceptionnel pour nous mettre définitivement sur le pied d'égalité. Certes, à partir de ce jour-là, les efforts ne seront pas finis le combat pour la vie est incessant parmi les peuples, comme parmi les individus ; mais il suffira d'une dépense annuelle relativement modérée pour nous maintenir.

Je parle seulement ici du matériel. N'oublions pas qu'il ne faut pas une moindre attention pour former et rémunérer convenablement un personnel qui maintienne la France au premier rang parmi les

17

•V

S58 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

États : sinon, les hommes^supérieurs chercheraient des carrières plus lucratives et feraient bientôt défaut ; la démocratie ne saurait sans [déchoir méconnaître cette nécessité.

Mais je veux me borner aujourd'hui à la question de l'outillage scientifique.

1

L'inslructioD supérieure ne vaut pas seulemeot, même aubudgel, par le produit des examens, comme on ministre des finances le soutenait encore il y a dix ansà M. Batbie, alors qu'il cherchait et trouvait les ressources pour fonder cette utile institulion des bibliothèques universitaires. En réalité, l'instruction rapporte à l'État dans tous les ordres et sous toutes tes formes. Les ministres des finances de la Répu- blique ont l'esprit trop élevé pour ne pas le com- prendre tout d'abord.

DiTers genres de considérations peuvent être pré- sentés & cet égard. Le sujet est vaste : je demande la permission, non de le développer sous t(

260 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

faces, ce qui nous conduirait trop loin, mais d'in- diquer quelques-unes des vues qui s'y rattachent : au point de vue de la culture générale ; au point de vue du développement même de Tinstruction pu- blique dans les autres degrés, secondaire et primaire ; enûn, au point de vue de la production matérielle et industrielle du pays.

III

L'imporlance de renseignement supérieur pour la culture générale a toujours été proclamée par les peuples civilisés. Son développement est, pour ainsi dire, la mesure du niveau intellectuel, moral et artistique des nations. C'est la science qui a affranchi l'esprit humain des anciennes servitudes; ce sont ses découvertes qui ont changé la condition maté- rielle des peuples et qui ont amené l'ouvrier et le paysan à un degré relatif de prospérité et de bien- être, incomparablement plus haut que celui de l'anti- quité et du moyen âge. Mais il ne parait pas nécessaire de s'étendre là-dessus ; car ces vérités, partout re- connues, constituent le mobile essentiel du grand développement donné aujourd'hui aux universités

262 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

dans tous les pays qui nous entourent, dans TÂlle- magne et TAngleterre particulièrement, qui ont tenu jusqu'ici avec nous la tète de la civilisation. Aui États-Unis même, sous un régime démocratique par excellence, les fondations privées, faites sur une échelle inconnue parmi nous, comblent chaque jour les lacunes qui ont longtemps existé sous ce rapport. Sans retracer le tableau de ces efforts qui éclatent partout, je me bornerai à reproduire ici les chiffres des dépenses relatives à l'université de Strasbourg, chiffres plus douloureux que tous autres, mais qui n'en seront que plus significatifs.

UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

, 59 professeurs ordinaires.

19 professeurs extraordinaires, sans compter les privat'docent.

DÉPENSES MATÉRIELLES

«

Bâtiments académiques 9.375.000 fr»

Cliniques, instituts anatomique et physiolo- gique...., 3.375.000

Installation provisoire do l'institut pharma- ceutique, etc •. 187.500

Frais de bureau de construction pour la pré- paration des objets, etc 187.500

Bibliothèque 1 30.000

13.2^.000 fr.

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. 263

Donnons encore le chiffre des dépenses matérielles pour Toutillage scientifique inscrit au budget de 1880-4881, en Prusse:

marks. Kœnigsberg. Clinique chirargicale. . . . 825.000 Berlin. —Cliniques 1.833.000

Clinique obstétricale l.&iO.OOO

Nouveau laboratoire de chimie. 1.033.000 Halle. Nouveau bâtiment pour Tlnstitut

physiologique 180.000

GœUingen. On a déjà dépensé 450.000

Pour la bibliothèque, troi- sième annuité 200.000

Marbourg. Chimie 220 . 000

Ce sont les principales dépenses de construc- tion pour cette année plusieurs par annuités.

Je n'insisterai pas davantage sur ce premier point, relatif au rôle fondamental de renseignement supé- rieur dans la prépondérance des peuples civilisés les uns par rapport aux autres.

-. '

IV

Il est un second ordre d'idées qui touche d'une façon plus directe aux intérêts de l'instruction géné- rale. En effet, les développements de rinstruclion secondaire et ceux de Tinstruclion primaire sont liés de la façon la plus étroite avec ceux de Tinstruction supérieure, sous le double rapport des maîtres et des doctrines.

Nous n'enseignons pas une science immobile et des dogmes invarlablesi un catéchisme fixé d'une façon définitive. Nous enseignons des sciences pro- gressives et qui se développent continuellement : telle est la matière de l'enseignement dans les écoles de tous les degrés.

. ENSEIGHEHENT SUPËRtEUR. !65

Or, c'est dans les facultés, au Collège de France, an Muséum, dans les observatoires, bibliothèques, collections, musées, instituts pratiques et labora- toires de tout genre que les sciences sont culti- vées et effectuent leurs progrès. Fermez les labora- toires el les bibliothètiues, arrêtez les recherches originales, et nous retournerons à la scolastique. Tant vaut l'instruction supérieure dans un pays, tant valent les autres degrés de l'enseignement ; la chose est si bien comprise, que les pays les plus démocratiques, tels que la Suisse, font de grosses dépenses pour leurs universités de Genève, de Zurich et autres.

Ce n'est pas tout.

Nos facultés ne sont pas seulement des instru- ments de haute culture; mais ce sont aussi les instruments mêmes de l'éducation, les sémi- naires laïques des professeurs de l'enseignement secondaire. Autrefois l'École normale supérieure en était la principale pépinière; quelques élèves libres venaient s'y joindre. Hais, à cette époque, qni date de dix ans i peine, tes facultés étaient regardées comme devant donner des cours d'un caractère purement académique, attirant un pu- blic rare ou nombreux, suivant le talent d" fesseur; |niais sans qu'il en résultât une util

266 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

recte pour renseignement secondaire ou primaire.

Depuis cinq à six ans, tout cela a été changé. Grâce à Tinstilution des boursiers de licence et d'agrégation et des maîtres de conférences, nos facultés sont devenues une nouvelle pépinière, et même la principale, au moins comme quantité, pour la formation des licenciés, agrégés, professeurs de rinstruction secondaire. L'enseignement des facultés répond aux développements nouveaux donnés à l'instruction secondaire et à l'instruction primaire, dont les sujets les plus distingués vien- nent aujourd'hui alimenter nos auditoires de facultés. Les ressources qui lui ont été attribuées, quoique déjà considérables, ne suffisent cependant pas encore pour fournir un personnel qui ali- mente complètement les besoins grandissants de l'enseignement secondaire. Il manque près de trois mille licenciés es lettres et es sciences aux lycées et aux collèges, sans parler de l'enseignement libre. Mais, pour former ces professeurs réclamés de toutes parts, il est indispensable de fournir aux facultés les ressources matérielles : outillage et bâtiments.

Le tableau suivant montre les principaux de nos besoins, ce qui a été dépensé, ce qui est en cours d'exécution et ce qui reste à faire :

ENSEIGHEHENT SUPÉRIEUR. 267

De Iftes a mai IS8t, sominet yolées par les

conseils municipaux 31.U6.253 tr.

SubteniioDi de* conteils gtaéranx 430.000

Subventions de l'Elal 15.161.705

TotjiL 46.657.957 fr.

De mii IBSt à man 1883, toDimei Tolées par

tes conicilt municipaux 15.414.Si3 fr.

SnbTention de l'ÉUl 15.3IS.157

Total 30 . 76! . 9iiO fr.

Ces derniers chilTres, ainsi qu'une portion des premiers, se rapportent à des travaux en cours d'exécution. Tels sont :

La faculté des sciences de Marseille, 2 180 000 fr., dont tes deux tiers doivent être fournis par le conseil municipal, un tiers par l'État;

L'agrandissement du palais universitaire de Caen, 100000 fr., fournis par l'Élal;

La faculté des sciences de Clermont, 140000 fr., moitié par la municipalité, moitié par l'État;

Les facultés des sciences et de médecine de Lille, 500 000 fr.

Je cite pour mémoire les facultés de Lyon, qui ont coûté plusieurs millions à la municipalité ;

Les facultés de Bordeaux dont la dépense n'est guère moindre;

La Sorbonne, évaluée i 33 millions, dont moitié

268 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

fournie par le conseil municipal de Paris, moilié par l'Étal;

L'École pratique de la faculté de médecine de Paris, 2821 490 fr., même répartition. Voici maintenant les dépenses à faire :

Collège de France (conatruclion et outillage). 10.000.000 fr.

Ëcole des Chartes 1 .200 000

Mobilier du Muséum. Laboratoires 5.000.000

École des langues vivantes 1 .500 000

Facultés dp. Lyon I.WoOO

18.900.000 fr. AugmenteUon minimum pour la Sorbonne... 5.000.000

23.900.000 fr.

Amélioration des Facultés de médecine 2.000.000 fr.

Faculté de Rennes I 000 000

Faculté de Poitiers [[,][[[ I.WoOO

Améliorations dans diverses facultés : Cler-

niont, Besançon, Nancy, etc 1 .500.000

A Rouen, Nantes, en supposant le concours des villes. Amélioration de six écoles de

plein exercice ou préparatoires 6.000.000

Matériel (construction et outillage) .* 2.00o!oOO

T. . , ^ . 13.000.000 fr.

iotal : matériel (construction et outillage).. . 36.900.000 fr.*

Tel est le chiffre qui nous placera au point voulu,

1; Diverses dépenses, telle, que Tagrandissement de FÉcole de droit de Pans, ont été omises danscette évaluation, qui ne comprend pas, d ailleurs, le concours des villes, corrélatif de celui de rÊUt.aax dépenses des facultés. «».«»*

E5SEIG!(ESC3fT SUPÉRIEUR. tt9

lorsque les constmctions et dépenses projetées aaroDt été exécutées. On Toit qa*il n^a rien d'excesaf.

Remarquons, poor être juste, que FinitiatÎTe des ministres^ la bonne Tolonté des pouroirs publics, enfin la générosité des conseils municipaux de PlriSy de Lyon, de Lille, de Marseille, de Bordeaux ei de la plupart de nos grandes villes, ont permis de commencer la reconstruction de n*>s établissements. Hais cette construction menace aajoard*hai d*ètre arrêtée, â cause du dêâcit créé par le développement excessif donné à li construction des voies f-errées. Et c'est la ce qui m'oblige à insister pour sî^aler les bcunes qui existent et qui menacent, si Ton n'avise, de subsister indéfiniment.

Les besoins de renseîgnem^it supérieur, je le r^^ète, sont en somme limités etbors de proportion avec les milliards ré*:Iamés par les travaux publics. Mais il iaut faire un effort considérable, quoique de courte durée, pour nous mettre au niveau, si nous ne voulons demeurer dl-finitiveraent en arriére. Chaque jour perdu nous attarde davantage. Il s^agit pour la Fran«:e d*un intérêt de premier ordre. La défense nationale a réclamé à juste titre son compte de liquidation. Pt:is de deux milliards ont été con- sacrés a la construction de nos forteresses et â la reconstitution de notre matériel de guerre. Celait

"■• 1

270 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

une dépense urgente et de nécessité absolue. Mais il n'y a guère moins d'urgence et il faut un effort analogue pour constituer Tinstruction publi- que dans tous ses degrés.

La République Ta bien compris, en principe du moins. Et cet effort se poursuit aussi énergique et prompt que possible dans l'inslruction primaire. Mais il n'est pas moins indispensable pour Tinstruo tion supérieure que dans les deux autres degrés ; ne fût-ce que parce qu'elle leur fournit leurs maîtres et leur direction. Tant que cet effort n'aura pas été fait, notre instruction supérieure demeurera boi- teuse et languissante.

Jusqu'ici, j'ai îavoqué surloul des considéi'atioDs d'ordre moral. Je sais que ce sont celles auxquelles le Parlemeot elle paysaltachent le pi us haut intérêt. Cependant il parait utile d'en appeler i un autre ordre d'idées, se rattachant aux intérêts matériels de nos industries et de nos manoTactures nationales : cet ordre d'idées frappera sans doute particulière- ment les financiers.

Ceft en effet des laboratoires de l'enseignement supérieur que sortent aujourd'hui les ^andes décou- vertes qui Lransformeut l'industrie, et c'est sur- lont que se fait l'éducation des savants ingénieurs qui la dirigent; aussi se Tonnent des manipula-

S7S SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

teurs, des analystes, qui dirigent la production des usines. Les professeurs mêmes des maîtres d*alelier, qui n'appartiennent pas à l'enseignement supérieur et qui dirigent des écoles spéciales, se sont formés dans nos établissements.

L'Allemagne a parfaitement compris ce point de vue. Ce n'est pas par une vaine ostentation que cette nation économe et avisée consacre chaque année des millions à la construction de vastes instituts, laboratoires : elle y voit des sources effectives de profit national, des sortes d'usines intellectuelles, l'on poursuit à la fois les travaux de découvertes scientifiques et la formation des élèves, qui se con- sacreront bientôt à l'induslrie privée.

La reconstitution de l'outillage scientifique de l'Allemagne sur une vaste échelle ne date guère de plus de vingt ans ; elle se poursuit chaque jour et les fruits matériels et palpables de ces sacrifices n'ont pas tardé à se manifester, à s'accentuer pour le profit de l'Allemagne, et même parfois pour le détriment de la France. Peut-être serait-il facile de montrer l'importance de cet ordre d'idée par l'examen détaillé de nos exportations, qui éprouvent un affaiblissement signalé par les chambres de com- merce, et de nos importations de produits manufac- turés, qui vont au contraire en croissant.

]

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR. 273

Sans discuter les causes, complexes d'ailleurs, de ce phénomène économique, je demande la permis sion de signaler celles de ces causes qui se ratla- chenl au grand développement donnné à l'outillage scientifique de l'enseignement supérieur en Alle- magne.

Je citerai en particulier les matières colorantes tirées du goudron de houille, les produits dérivés de l'aniline et de Tanthracène, etc. Leur découverte est le triomphe de la science pure. Elle résulte des grands travaux, purement scientifiques, accomplis depuis quarante ans dans les laboratoires de chimie, sur les carbures pyrogénés, sur les alcalis et sur

4

les composés organiques en général. Les per- sonnes qui ont suivi les progrès de la chimie orga- nique depuis quarante ans savent que la France, par les travaux de ses savants, a concouru, au moins au même degré que les peuples voisins, à l'accomplissement de ces brillantes découvertes. Notre état intellectuel n'est inférieur à celui d'aucun peuple, au point de vue des sommités scientifiques. Mais la France n'en a pas tiré le même profit maté- riel que ses voisins, parce que nos laboratoires, trop petits et trop mal outillés, n'ont pu fournir aux fabriques et aux ateliers ces nombreux ingénieurs et chimistes qui font la force des usines allemandes.

18

274 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Nous sommes des généraux sans soldats. Nous sou- tenons la lutte, comme pourrait le faire un peuple qui aurait conservé l'usage des routes ordinaires contre une nation pourvue de chemins de fer.

Dans cet état de choses, il n'est pas surprenant cpie TAllemagne produise aujourd'hui pour 50 à 60 mil- lions de francs de matières colorantes; tandis que la production annuelle de la France est tombée à 5 ou 6 millions. L'indifférence avec laquelle nos produc- teurs de garance ont regardé pendant longtemps les progrès de la chimie moderne et l'organisation des laboratoires de T Allemagne. est aujourd'hui frappée de la façon la plus cruelle par la ruine de l'une de nos industries les plus fructueuses 1 Je ne veux pas insister davantage sur ce point douloureux.

J'insiste seulement sur la question générale. 11 n'est pas possible de méconnaître le rôle économi- que de la science pour quiconque a suivi les pro- grès de la métallurgie, les méthodes nouvelles de la fabrication de l'acier, qui onl'transformé l'industrie des chemins de fer; les travaux de mécanique théo- rique et pratique, qui président à l'emploi des machines à vapeur; les progrès incessants apportés à l'art de la guerre par la chimie et par la mécani- que; et ces merveilleuses applications de l'électri- cité que nous voyons chaque jour. Tous ces progrès

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR.

275

ne sont pas les fruits d'un empirisme aveugle, appuyé sur la lente expérience des siècles ; ils résultent du développement subit et inattendu des connaissances scientifiques et de la théorie pure. Chaque peuple s'efforce aujourd'hui d'être au pre- mier v^ng sous ce rapport.

Ce n'est pas seulement une question d'honneur et d'amour-propre national, je suis loin d'y être insensible, mais c*est une question de lutte incessante, sur le terrain économique, entre les nations civilisées. Ace point de vue technique, l'ou- tillage scientifique est d'une importance capitale ; la nation qui cesserait de former des ingénieurs et des artisans, initiés aux résultats de la culture scienti- fique la plus haute et la plus exacte, ne tarderait pas à être débordée et vaincue par les nations voi- sines. C'est notre force productrice qui menace d'être atteinte et bientôt tarie dans ses sources fon- damentales.

Il faut nous décider sans retard à y pourvoir et agir avec la même énergie que nous avons mise à recon- stituer notre outillage de défense nationale. Nous sommes arrivés sous ce rapport à un moment cri- tique, et c'est ce qui m'a décidé à prendre la plume. En effet, les travaux publics ont été entrepris sur une échelle immense et peut-être avec une précipi-

i

276 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

talion que je n'ai pas à discuter ici. Aujourd'hui, toutes nos ressources vont être absorbées pour long- temps, et, comme il y a vingt ans, on nous répond déjà : Plus tard; quand il y aura des excédents. Or, il faut empêcher à tout prix que le travail de recon- stitution de notre matériel scientiCque, entrepris depuis cinq ans à peine sur une large échelle, soit arrêté par .des délais indéfinis qui risquent de de- venir excessifs et ruineux pour le bien général de la France.

Certes, je ne prétends pas qu'il faille arrêter la co struction des chemins de fer, des ports et des canaux. Mais, entre tous les besoins, [il convient d'établir une balance et une répartition légitime ; il convient surtout de ne pas oublier que tout indus- triel qui conserve un outillage de production insuf- fisant ou vieilli, et qui ne le maintient pas au même niveau que son compétiteur, ne tarde pas à être ruiné. 11 en est de même des peuples, au point de vue intellectuel et moral, aussi bien qu'au point de vue matérieU

LA CAISSE DES ÉCOLES

ET l'enseignement SUPÉRIEUR

LETTRE à M. A. HÊBliARD, DIRECTEUR DU TEMPS

3 féTrier 1885.

Mon cher ami,

J'apprends que la commission du budget, chargée d^examiner le nouveau projet présenté par le gou- vernement pour la caisse des écoles, propose d*en supprimer renseignement supérieur.

Sommes-nous donc condamnés à une infériorité sans remède dans la haute culture de l'esprit? Sommes-nous destinés à manquer à jamais, sinon d'hommes, ils ne font certes pas défaut, au moins d'outils, dans le haut enseignement? Notre jeune démocratie est-elle jalouse de rester dans une

278 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

infériorité inlellecluelle définitive vis-à-vis des empires et des monarchies qui nous entourent? Veut- elle rompre sans retour avec la tradition intellec- tuelle, scientifique et artistique de la France?

La question est aujourd'hui posée et va être résolue pour de longues années. On s'obstine à igno- rer, de parti pris, que l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire tirent leur substance et leurs méthodes de l'enseignement supérieur. On s'obstine à ignorer que la production industrielle et agricole d'un pays dépend de la façon la plus directe des découvertes scientifiques qui se font dans les laboratoires de ses hautes écoles et de ses facultés. L'exemple de la puissance chaque jour croissante de l'Allemagne, dans l'ordre matériel aussi bien que dans l'ordre industriel, n'a-t-il pas ouvert nos yeux? L'enquête si laborieuse, à laquelle la Chambre Vient de se liver sur la crise que nous traversons, n'a-t-elle pas montré que les causes en tiennent à notre défaut d'éducation scientifique, autant qu'à des raisons économiques? J'aurais bien long à vous dire sur Cette matière, navré que je suis par tant d'impré- voyance et d'aveuglement sur les conditions qui règlent la grandeur des peuples et le développement de la civilisation. Mais le temps presse, le danger est imminent; un nouvel effort va être tenté, et je

LA CAISSE DES ËCOLES. 27»

dois me borner aujourd'hui à jeter ce cri d'alarme et à réclamer voire aide dans cette œuvre patrio- tique.

A la suile de cette lettre, la commission, sous l'impulsioD des honorables députés, HH. J. Roche et A. Dobost, revint (UT ses premières décisions; elle fit i In Chamhre des propo- sitions TTaimenl libérales, et lui demaada d'affecter i9 mil- lions à la construction des laboratoires et des bâtiments de l'enseignement supérieur. Ces propositions furent acceptées par le Parlement et elles sont aujourd'hui en cours d'exécu- tion.

* •♦

LES CONFÉRENCES

DE LA FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS EN 1881*

9 mai 1881.

J*ai visité, à plusieurs reprises, les conférences et manipulations organisées près la faculté des sciences de Paris, dans le but de préparer les élèves aux licences es sciences mathématiques, physiques et naturelles, ainsi qu'à l'agrégation. Voici quelques observations relatives à la marche des études pen- dant le premier semestre (1880-1881).

La'nouvelle institution a traversé, comme il arrive toujours, divers tâtonnements, attribuables, en partie, à h nouveauté de renseignement, et, plus encore, à Tinsurfisance des locaux. Ce que je dois

1. Extrait d*uD rapport au ministre de Tinstruction pablique.

FACDLTË des sciences de paris. X8I

reconnaître et déclarer hautement, dès le début, c'est l'extrême bonne volonté des maitres de confé- rences, qui ont eu à lutter sans relâche contre les diflicultés résultant de Tabsence ou de l'étroitesse des salles de conférences et des laboratoires; je signalerai également le zèle des professeurs qui consacrent à ces travaux nouveaux un grand nombre d'heures, en dehors de leurs cours réglementaires. MM. Dcsains, Hébert, Lacaze-Duthiers, Duchartre, Troost témoignent à cet égard d'un dévouement tout particulier ; enfin, j'ai remarqué avec une vive satisfaction l'assiduité, le travail sérieux et continu des boursiers et des élèves ordinaires admis aux conférences. Cette institution produit à la faculté des sciences de Paris les fruits les plus utiles, an delà même des prévisions que l'on avait pu former. S'il y a quelques critiques à faire, comme il arrive inévitablement, elles portent sur l'excès de zèle des maîtres, sur la part peut-être insuffisante laissée i l'initiative des élèves et sur le détail excessif des exigences des examinateurs. J'y reviendrai, mais auparavant je dois signaler l'extrême insuffisance des locaux.

L'administration s'efforce, depuis le commence- ment de l'année, de parer à cette insuffisance par la construction de vastes baraquements, qui <

282 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.

aujourd'hui une portion des terrains réservés à la construction de la future Sorbonne. Hais cet expé- dient, indispensable en ce moment, ne saurait être regardé comme une solution durable du problème de renseignement pratique de nos élèves. Comparé à la vaste organisation des laboratoires de TAUe- magne et des grands États civilisés, il nous mettrait dans une infériorité permanente et honteuse. Je ne saurais trop insister sur ce point.

Je vais rappeler d'abord la liste des maîtres de conférences, le nombre des élèves proprement dits, les précautions prises pour assurer l'assiduité des élèves et les résultats effectifs constatés, tant au début du premier semestre (décembre 1880) qu'à la fin du même semestre et au commencement du deuxième (avril 1881).

I. LES MAITRES DE CONFÉRENCES

Les maîtres de conférences sont au nombre de onze, savoir :

!• Deux maîtres pour les sciences mathématiques: MM. Lemonnier et Gourzat; ils font chacun deux conférences par semaine, l'un sur le calcul intégral, l'autre sur la mécanique. La préparation à la licence es sciences mathématiques, qui ne comporte pas

FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS. 28$

d*exercices pratiques et de manipulations, se trouve ainsi assurée. Cependant, le jour Tastronomie viendrait à prendre dans les examens une part effec- tive, correspondant à celle qu'elle occupe dans les programmes d'eiamens, il serait nécessaire d'insti- tuer une troisième série de conférences, avec exer- cices pratiques correspondants ; mais l'utilité de cet ordre d'études n'a pas encore paru asse2 manifeste dans l'examen de licence pour rendre indispensable un semblable complément. Actuellement, il y a donc deux maîtres et quatre conférences par semaine.

3* Six maîtres pour les sciences physiques, savoir : MM. Mouton et Lippmann pour la physique; Joly, Salet et Riban pour la chfmie; Jannettaz pour la minéralogie.

Le service est ainsi assuré dans des conditions excellentes, quant au mérite et à l'assiduité des maîtres; l'empressement des élèves y a répondu, comme je le constaterai plus loin. Mais ce qui a fait défaut jusqu'ici, spécialement pour la chimie, ce sont les locaux. Les baraques actuellement en con- struction permettront de combler cette lacune, au moins provisoirement, dès la rentrée prochaine; les fruits que l'on peut attendre de la bonne volonté des maîtres seront ainsi plus complètement obtenus.

J'observe aussi que les conférences de MM. Joly

; ^

284 SCIENCE £T PHILOSOPHIE.

et Salet ont été jusqu'ici plus spécialement théo- riques. M. Mouton, continuelleroenl soutenu et dirigé par le professeur, M. ûesains, qui suit les travaux avec un zèle extrême, donne jusqu'à quatre conférences et exercices pratiques par semaine.

Actuellement, il y a donc pour la licence es sciences physiques, six maîtres et quatorze confé; rences par semaine : ces chiffres n'ont rien d'exa- géré, en raison de la grande affluence des élèves.

3** Trois maîtres pour les sciences naturelles : MM. Cbatin, Joliet, Velain;ils sont chargés de faire, les uns, deux conférences, l'autre, trois conférences par semaine sur la zoologie et la géologie, confé- rences en partie théoriques, en partie pratiques. Un maître de conférences, réclamé par la botanique, n'a pu être institué. Cependant, des leçons et exer- cices, qui ne figurent pas sur le programme officieU ont été donnés, sous la direction du professeur, M. Duchartre, par M. Flahaut, tout récemment chargé d'un cours à la faculté des sciences de Montpellier.

En somme, pour la licence es sciences naturelles, il y a trois maîtres de conférence et sept conférences par semaine.

Ainsi, le service des trois licences es sciences a comporté, pendant le premier semestre 1880-1881,

rACDLTË DES SCIENCES DE TARIS. SSS

douze professeurs et onze maitres de conférences, faisant par semaine vingt-quaire leçons el vingt- cinq conférences. On ne parle pas des excursions botaniques et géologiques, qui ont lieu spécialement dans le second semestre.

Le caractère général de ces divers travaux est le suivant :

Les cours des professeurs sont publics et ouverts à tous ; ils sont accompagnés, dans le cas des sciences physiques et naturelles, par des expériences et démonstrations préparées à t'avance dans les labo- ratoires ;

Les conférences sont réservées aux élèves in- scrits : elles consistent, d'une part, en leçons pro- prement dites et explications orales, accompagnées de démonstrations expérimentales faites par les maUres de conférences ;

D'autre part, en manipulations et exercices pra- tiques, dirigés à la fois par les professeurs el par les maîtres de conférences ;

Enfin, eo exercices oraux et écrits des élèves, faits sous la direction des maUres de conférences, spécialement pour les mathématiques.

La préparation à l'agrégation es sciences a été paiement organisée pendant le cours du pi-f^mipr semestre.

286 SCI£NG£ ET PHILOSOPHIE.

M. Lemonnier fait tous les jeudis une conférence pour les mathématiques.

MM. Duter et Joly donnent une conférence de chimie.

Cette préparation consiste spécialement en exer- cices oraux faits par les candidats, exercices complé- tés, quant à l'instruction générale, par les confé- rences de licence.

II. ~ DES BOURSIERS

L'institution des boursiers est Tune des plus fruc- tueuses créations dues aux pouvoirs publics, au double point de vue de la culture des sciences et du recrutement de renseignement secondaire : elle fonctionne très bien, sous la surveillance attentive de la faculté. Je me suis assuré que des feuilles spé- ciales et nominatives étaient signées à l'entrée de chaque conférence par les boursiers. Leur petit nombre, et la connaissance effective de leurs per- sonnes par les agents de la faculté, rendent cette surveillance effective. J'ai fait moi-même des appels, afin de vérifier la présence des boursiers aux con- férences. Bref, cette institution est tout à fait sérieuse ; elle mérite les éloges de toute façon.

Cette année, il y a :

FACULTÉ DES SCIE5GES DE PARIS. 287

14 boonien pour la licence es wâmtit% matbéiiiatiqaes : 13 pour U lience es sciences physiques ; 7 pour la lience es sciences naturelles. En outre, 3 boursiers d'agrégation pour les mathématiques; t poor la phjsiqae.

Ces boursiers forment on noyau solide et labo- rieux pour les conférences ; mais ils ne représentent que le pins petit nombre des assistants, un grand nombre d'élèves studieux étant Tenus du dehors se grouper autour des nouveaux enseignements.

III. OES ÉLiTBS PftOPBEflEIT ftirs

Void le chiffre des élèves inscrits au 8 décembre 1880, c'est-i-dire au début des conférences du premier semestre ;

Et celui des élèves inscrits au 30 avril 1881, c'est- à-dire au début du second semestre.

J'entends par le nombre des élèves inscrits pour chaque conférence (nombre comportant nécessaire- ment des doubles emplois, puisqu'il y a plusieurs conférences pour chaque licence).

Enfin, je mettrai en regard de ce dernier chiffre le nombre moyen des auditeurs réels des conférences, constaté pendant le premier semestre, nombre nécessairement inférieur à celui des inscrits; la

288

SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

comparaison des deux chiffres permet de juger de Tassiduité effective.

ÉLÈVES INSCRITS AU 8 DÉCEMBRE 1880

Licence es sciences ( Analyse 43) dont5boursiert»2« année.

43 ^ don 43) -

math<^matiques . . ) Mécanique 43 ^ . g _ lr« ~

Licence es sciences ( Moiiton-Desains.... 88 \

physiques i Lippmann 47 1 donl 3 licenciés es sciences

Chimie j Joly 56 ^ matbématiqnes.

1 Salel 28 ( 3 boursiers année.

Manipulation Riban 67*3 |f«

Minéralogie Jaiinettaz 90

,, - . [ Milne-Edwards.... 41 \

Licence es sciences V^^^j^ ^ \

naturelles. Zoologie. ( Laca^e-Dulhlers ... 30 ' ^^nt 2 boursiers. 2- année.

Géologie Hébert 53 \ ~ * "" *" ~

Botanique Duchartre 30

ÉLÈVES IlïSCRITS AU 30 AVRIL 1881

Le nombre total des élèves inscrits pour les trois licences s'élève à 354, savoir :

Sciences mathématiques. 58

Sciences physiques 178

Sciences naturelles 1 18

Voici les chiffres ;des élèves inscrits pour chaque conférence et le nombre moyen des élèves réelle- ment présents :

FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS. 289

Inscription générale. Inscription spéciale. Assiduitô réelle.

Licence èfl sciences j Analyse 35 33

mathématiquei.. 58 ( Mécanique 45 99

il Mouton-Desjins. 92 2 a6r. de 40 ehM.

^•"I"** I Lippmann 48 91 ...

/ Joly 6i 63

Chimie... \ Ribaii 73 56 ( Salet (malade).

Minéralogie 93 64

^ ^ , . I Chalin 24 20

Licence es sciences L Zooloeie. {

. Il i4fi y ^""*"»'"* joliet 43 18

naturelles 118 l

i Géologie 58 64

f Bol

(7 bDorâers).

Botanique 30

Le nombre des assistants surpasse, dans certains caSy celui des inscrits pour la licence, parce qu'il comprend, par exception, quelques élèves non in- scrits.

Ces résultats doivent être regardés comme très satisfaisants, le nombre des élèves qui suivent réel- lement les conférences étant voisin du nombre des élèves qui y sont spécialement inscrits. J'ai pu d'ail- leurs m'assurer, de vi^u, que cette assiduité est réelle : les élèves sont sérieux et attentifs.

Leur travail sera plus fructueux encore, lorsque les baraquements en construclion seront terminés et mis à la disposition des professeurs et maîtres de conférences.

19

290 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Tels sont les résultats généraux et particuliers de mon inspection des conférences de la faculté des sciences de Paris. Ils témoignent du zèle des profes- seurs et des maîtres de conférences; ils montrent surtout que les élèves ont répondu à Fappel qui leur avait été fait, avec un empressement prévu par tous ceux qui suivent le mouvement des esprits dans la jeunesse française.

Une nouvelle et vaste pépinière pour l'enseigne- ment secondaire et pour renseignement supérieur a été ainsi formée. Des ressources précieuses ont été mises à la disposition de ceux qui veulent concourir aux progrès de la science.

En somme, les nouvelles institutions répondent aux espérances qu'elles avaient excitées et aux sacri- fices que les pouvoirs publics ont faits pour les éta- blir. Toutefois, pour que ce zèle se soutienne, pour que les efforts des professeurs et des élèves donnent tous leurs fruits, il importe que les laboratoires pro- mis soient construits et pourvus dans le plus bref délai. Autrement nous serions exposés à voir ce zèle se ralentir et l'insuffisance des moyens provoquer le découragement. Mais on connaît assez le dévouement des pouvoirs publics à l'instruction publique et à la science pour être certain que nos laboratoires ne tarderont pas à être mis au même niveau que ceux

FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS. f91

des universités étrangères ; niveau que le zèle de nos professeurs, de nos maîtres de conférences et de nos élèves a déjà su atteindre et parfois surpasser dans Tordre des études théoriques, malgré l'état

m

parfois misérable de notre organisation matérielle.

LES CONFÉRENCES DE LA FACULTÉ

DES SCIENCES DE PARIS EN 1882

Mai 1882.

L^institution des conférences a fonctionné régu- lièrement et avec un grand succès en 1882, grâce au zèle des professeurs et à l'empressement toujours croissant des élèves. C'est une véritable École nor- male supérieure libre, qui fait à TÉcoIe normale proprement dite une concurrence très vive, égale- ment proûlable aux deux institutions. Elle tend à relever le niveau des études et elle empêche la maison de la rue d'Ulm de s'endormir dans la jouis- sance d'un privilège dont elle s'est d'ailleurs mon- trée digne jusqu'à présent. Mais les développements incessants donnés à l'instruction publique, dans tous

FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS. «93

ses degrés, obligent à élai^ir les cadres et excitent entre les étudiants, comme entre les professeurs, une émulation féconde pour la science et pour l'en- seignement.

Peut-être môme y aurait-il lieu d'étendre cette fructueuse rivalité au delà des limites universitaires. La création des bourses du Muséum a été un premier pas dans cette voie, et il serait utile de tracer dès à présent quelques lignes d'ensemble, afin de per- mettre à cette création de fournir ses fruits complets, en la généralisant, en l'étendant à tous les établisse- ment d'enseignement supérieur, et en donnant aux professeurs chargés de diriger les nouveaux boursiers le moyen de participer d'une manière efficace, non seulement à leur instruction, mais encore aux exa- mens qu'ils subissent : je veux parler des examens de licence, lesquels forment le contrôle nécessaire du travail des élèves et des maîtres. Ceci pourrait être accordé, sans sortir des règlements, à ceux des pro- fesseurs qui sont pourvus du litre de docteur et qui en feraient la demande. On soulagerait ainsi les professeurs de la faculté des sciences, et on trouve- rait en même temps par le procédé le plus certain pour prévenir ces directions trop étroites et trop systématiques qui ont été parfois, à tort ou à raison, reprochées à l'enseignement de la Sorbonne.

^1

f94 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

J'ai égalemect visité les baraquements construits Tannée dernière pour fournir aux maîtres de confé- rences les amphithéâtres et les laboratoires indis- pensables : expédient fort insuifisant sans doute et qui ne saurait être que momentané, mais dont la nécessité s'impose, tant que les grandes construc- tions, votées en principe par les Chambres, n'auront pas été exécutées. Leur érection demandera d'ail- leurs bien des années. Elle devra être complétée par la reconstruction du Collège de France et elle ne pourra profiter qu*à des générations d'élèves encore éloignées de nous par leur âge. En attendant, il faut pourvoir aux nécessités présentes, au jour le jour; c'est à ce point de vue que je me suis placé dans mes visites.

I. MAITRES DE CONFÉRENCES

Les maîtres de conférences sont, comme l'an der- nier, au nombre de onze, les mêmes pour la plupart.

Peut-être n'est-il pas déplacé de regretter cette permanence absolue des maîtres de conférences. En principe, la place de maftre de conférences devrait être transitoire, comme représentant une étape nécessaire entre la situation d'élève et celle de pro- fesseur dans renseignement supérieur. Un jeune

FACULTE DES SCIENCES DE PARIS. *&

homme de mérite, dès qu'il aurait fait sus premières preuves par les travaux originaux qui conduisent au grade de docteur, pourrait devenir maître de conférences ; et, s'il donnait les garanties de travail et de capacité, il serait alors élevé au titre de pro- fesseur de Faculté. C'est précisément ce qui s'est passé jusqu'ici pour les maîtres de conférences de maihémaliques, et peut-être est-il regrettable que la même règle ne se soit pas établie pour les autres ordres.

La jeunesse du maiire de conférences répond mieux d'ailleurs à celle des élèves; elle trouve son contrepoids dans la maturité des professeurs titu- laires, etelleestéminemmentpropre ^communiquer aux jeunes gens l'ardeur et l'élan, le feu sacré, comme on disait autrefois. Au contraire, l'homme qui vieillit dans une situation secondaire, quel qu'ait été son mérite à l'origine, perd de plus en plus ces premières qualités d'initiative et de spipathie.

Toutes les conférences d'ailleurs sont faites avec un très grand zèle, peut-être même avec trop de lèle, s'il est permis de le dire. Sous ce rapport, on pourrait se plaindre de la direaion un peu exclusive donnée aujourd'hui aux examens de la licence es sciences naturelles ÂlaFaculté des sciences de Paris. Les professeurs, entraînés par une ardeur

296 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

en principe, ne se sont-ils pas exposés à dépasser le le but ? Ils réclament des aspirants à la licence, non seulement les connaissances générales, indispensa- bles pour leur permettre soit d'enseigner dans les lycées, soit de pousser eux-mêmes la science plus avant, mais les connaissances techniques, dont le détail indéfini relève plutôt des savants spéciaux. Il en résulte que la préparation de cette licence exige jusqu'à trois années, deux au moins, indépendamment des années consacrées à la licence es sciences physiques. Un si long stage ne fournit cependant aucune garantie exceptionnelle d'intelligence, ou d'aptitude à l'enseignement des sciences naturelles, ou de capacité pour les recherches scientifiques. Mais un tel état de choses écarte et rebute beaucoup déjeunes gens qui auraient formé d'excellents pro- fesseurs de lycée; il écarte également les licenciés es sciences physiques, qui auraient pu être tentés de donner à leurs études une direction mixte, mais qui ne sauraient y consacrer les quatre ou cinq années rendues obligatoires par le système actuellement suivi dans les examens de la licence es sciences natu- relles. Nul ne reconnaît plus que moi la haute impor- tance des sciences naturelles dans l'enseignement à tous les degrés, et je crois en avoir donné des preuves par l'insistance que j'ai mise récemment à faire

FACULTÉ DES SCIENCES DE PARIS. 297

rendre i cel ordre de connaissances la part qui leur est due dans les programmes de l'enseignement secondaire. Mais il est toujours à craindre que les professeurs de chaque science particulière, pénétrés de l'importance de leur spécialité, n'en exagèrent le rôle dans les examens.

Si ces prétentions devenaient communes à tous les examinateurs, il en résulterait pour les élèves des difficultés excessives et Tobligation d'acquérir une multitude de connaissances détaillées, quoique peu utiles au fond pour la culture de l'esprit. Un tel état de choses va contre le but même que les examina- teurs se sont proposé ; car il diminue le nombre des aspirants et contrarie les vocations.

Deux remèdes différents pourraient être apportés i un semblable excès. L'un d'eux consisterait à rema- nier les programmes, en les simplifiant, et à engager par des circulaires les professeurs à plus de modé- ration. Mais il est à craindre qu'on ne se heurte ici i des habitudes prises, peut-être même à des préjugés absolus de spécialistes. L'autre remède consisterait dans le système des équivalences facultatives, système que j'ai déjà eu occasion de développer dans les commissions du Conseil supérieur de l'instruction publique. D'après ce système, l'examen consisterait en deux ordres d'épreuves : les unes générales et

i98 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

soigneusement restreintes; les autres portant sui une spécialité au choix du candidat, et il pourrait faire la preuve de connaissances approfondies, sans que celles-ci dussent avoir un caractère encyclopé- dique. L'admission aux examens de licence des pro- fesseurs de renseignement supérieur du Muséum et du Collège de France, pourvus du litre de docteur es sciences, serait aussi une bonne mesure sous ce rapport.

Quoi qu*il en soit, le service des maîtres de confé- rences se résume ainsi :

Onze maîtres en titre, seize professeurs en réalité, y concourent. Ils donnent vingt-huit conférences pai semaine, tant pour les licences que pour les agréga- tions. Il y a, en outre, un certain nombre de mani- pulations et travaux pratiques pour la physique, la chimie et l'histoire naturelle.

Je rappellerai que les professeurs titulaires de la Faculté des sciences ont donné, de leur côté, vingt- quatre leçons par semaine; ces dernières publiques «t ouvertes à tous, tandis que les conférences n'ad- mettent que les élèves inscrits.

rxczLjt DES scie:<ces de paris.

C*e5l la grande lacune et la grande infériorilé de noire organisation actuelle, et il est à craindre qu'il ne faille bien des années encore avant que la reconstruction de la nouvelle Sorbonne nous per- mette de meure l'enseignement au niveau réclamé par l'élat actuel des sciences, lequel est atteint d'ores et déjà en Allemagne et dans d'autres États de l'Eu- rope. En attendant, on travaille dans les vieilles maisonsde lame Saint-Jacques, accommodées d'une façon telle quelle, et dans les nouveaux baraque* ments construits l'an dernier sur les terrains des- tinés à la construction définitive : baraquements qui devront disparaître d'ici quelques années. Dans lenr étal présent, ils constituent après tout une grande amélioration et ils ont permis de porter un remède, au moins provisoire, à nos misères. J'ai "nâté avec soin ces baraquements; ils offrent l'avan- ta^ d'être bien éclairés, bien aérés, et denepas être élonfiës dans ces constructions massives, les ar- chitectes ont trop souvent entassé les pierres de taille comme s'il s'agissait d'^ever des Torteresses. Gar- doos-nous surtout de ravir aux laboratoires et aux salles de collections l'air et la lumière. Évitons, pai

300 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

exemple, ces vasles portiques, destinés en apparence à la circulation des élèves, qui ne devraient jamais avoir le loisir d'y séjourner et d'y perdre leur temps; portiques derrière lesquels on rejetait au- Irefois, au grand détriment de ces mêmes élèves, les objets et les instruments de l'enseignement lui-même, c'est-à-dire le but définitif et réel de leur circulation et de leur présence dans les établissements. Espérons que ces désastreuses pratiques, plus funestes que partout ailleurs dans une ville comme Paris, l'espace est si étroitement mesuré, seront évitées dans la nouvelle Sorbonne.

Les baraquements destinés aux sciences sont com- pris entre la rue Saint-Jacques, la rue des Écoles et la rue de la Sorbonne. Ils comprennent quatre parties principales, savoir :

V Salles de mathématiques. Une grande salle d'études, a ec tables, chaises, bibliothèque de livres courants, pouvant contenir quarante-six élèves; salle d'attente du professeur et petite salle d'entrée.

2" Salle de géologie. Salle d'études et de collec- tion très bien organisée. Soixante-cinq élèves dis- tribués en trois séries viennent y travailler à tour de rôle. M. Velain, qui dirige ces exercices de con- férences, a pris le soin de faire autographier, ou plutôt, d'autographier lui-même, avec le concours

FiCULTfi DES SCIENCES DE PARIS. 301

d'an garçon de laboratoire, ses conférences : excel- lent usage, pourvu qu'il ne dégénère pas en rédac- tions systématiques qui absorberaient tout le temps de M. Yelain, l'un de nos savants les plus distingués. Il a son cabinet de travail personnel à côté, ce qui est très proGtable pour les élèves.

L'amphithéâtre lui est commun avec les mathé- maticiens, et avec M. Chatin.

3"* Salle de botanique^ avec tables, chaises, etc.; elle n'entrera en activité qu'à partir du 16 mars. Elle est bien éclairée et bien disposée pour les tra- vaux microscopiques. Le cabinet du professeur est à côté.

4* Salle de chimie. Amphithéâtre pour une cen- taine d'élèves, avec très petit laboratoire annexe et cabinet. M. Joly y donne des conférences de licence et d'agrégation, avec un soin exemplaire.

En dehors et à côté, se trouve un laboratoire de travaux pratiques, construit pour les élèves qui travaillent sous la direction de H. Riban. J'y ai vu de nombreux élèves, parmi lesquels quelques jeanes gens d'un véritable avenir scientifique.

M. Troost, professeur, s'est installé récemment dans une salle basse, donnant rue Saint-Jacques.

M. Debray, professeur, n'a qu'un misérableet vieux cabinet pour la préparation de son cours. Mais on

302 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

promet de lui construire un laboratoire sur terrains vacants (toujours un baraquement), et la même promesse est faite à M. Friedel, professeur de minéralogie.

Ces savants professeurs, connus dans l'Europe entière, auront alors, sinon des laboratoires dignes d'eux, du moins des asiles pour poursuivre leurs recherches, préparer leurs cours et former des élèves, enattendant lejourlointaiti des constructions définitives, destinées à eux ou à leurs successeurs.

LES CONFÉRENCES DE LA FACULTE

DES SCIENCES DE PARIS EN 1883

Mai 1883.

Les conférences de la Faculté des sciences ont été données cette année, comme la précédente, avec un zèle, qui ne se ralentit pas de la part des professeurs, et avec une assiduité croissante de jour en jour de la part des élèves. Le nombre de ces derniers, déjà considérable, s'est encore accru, jusqu'à dou- bler même dans certaines conférences, telles que celles de physique et de chimie. Les boursiers for- ment un noyau régulier et obligatoire, autour duquel viennent se grouper des élèves libres beau- coup plus nombreux, empressés à profiter des

304 SGIICNGE ET PHILOSOPHIE.

leçons des maîtres et des instruments de travail pratique mis à leur disposition.

Le nombre des élèves est même devenu si grand, que les conférences tendent à changer de caractère et à se transformer en leçons proprement dites. Gomment pourrait-il en être autrement, lorsqu*un maître est chargé de diriger quarante, cinquante et soixante élèves, sinon davantage : ce qui est le cas de la plupart de nos maîtres, dans Tétat actuel de ce mode d'enseignement? C'est une cfrcon- stance fâcheuse, il faut le dire en passant; car elle restreint l'efficacité des conférences, surtout utiles lorsqu'elles s'appliquent à un petit nombre déjeunes gens, sur chacun desquels le maître peut exercer une influence personnelle.

Mais cet inconvénient, de l'excès du bien en quelque sorte, ne saurait trouver un terme que si les pouvoirs publics, frappés de l'utilité des confé- rences pour le recrutement de l'enseignement se- condaire, aussi bien que pour le développement de la science, se décident à fournir les ressources indis- pensables. Il faudrait, dès à présent, dédoubler un certain nombre de conférences et augmenter à la fois le personnel dirigeant, l'étendue des salles de travaux pratiques, ainsi que les subventions néces- saires à leur entretien.

FAGULTË DES SCIENCES DE PARIS. 305

Au point de vue des bâtiments, je ne reviendrai pas

sur les renseignements donnés dans mon rapport de

Tannée dernière. L'état matériel, en effet, n'a guère changé depuis cette époque. Nous attendons toujours

la reconstruction de l'antique Sorbonne. Les Cham- bres et le Conseil municipal ont accordé les mil- lions nécessaires; un concours a fourni des plans savants et brillants, surtout au point de vue artis- tique. Il nous a désigné l'architecte destiné à accom- plir cette grande œuvre : M. Nenot, dont le talent hors ligne saura se prêter sans doute aux conditions multiples et parfois presque contradictoires que réclame la nouvelle installation. Les plans nouveaux sont donc à l'étude, et, si les surfaces convenables sont mises à la disposition de la Faculté, nous pour- rons espérer sortir enfin, nous ou nos successeurs, de la trop grande infériorité matérielle nous avait maintenus jusqu'à ce jour l'infériorité de notre outillage scientifique.

En attendant, nous continuerons pendant bien des années à vivre dans ces baraquements, qui ont été un premier soulagement à nos misères, et qui ont permis l'installation des travaux pratiques des conférences. Les baraquements que j'ai visités l'an dernier comprenaient : une salle de mathématiques, une salle de géologie, une salle de botanique, une

306 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

salle de chimie, et un laboratoire de travaux pra- tiques. L'aroeublement de ces diverses salles et labo- ratoire s'est complété. Le laboratoire de M. Rîban en particulier, avec ses nombreux élèves, a été étendu et doublé, et les nouvelles pièces dont il s'est enrichi renferment le mobilier varié et bien ordonné nécessaire aux élèves. La sage direction du professeur, M. Troost,et du directeur, M. Riban, se fait sentira première vue dans celte organisation.

Le laboratoire de M. Debray est dressé, clos et couvert ; mais il attend encore ses ameublements et ses aménagements intérieurs.

Le laboratoire de M. Friedel, bâti sur une surface convenable, est moins avancé. Je ne puis que signa- ler cet état d'imperfection des nouvelles construc- tions, ne pouvant les apprécier avant leur complet achèvement.

LES BOURSIERS

DE L E^SEIGNE1IE^T SUPERIEUR

L'institution des boursiers de renseif^n^^ment supérieur auprès des Facultés des lettres, des sciences et de médecine, a été l'une des créations les plus démocratiques et les plus fructueuses pour t'eoseig:neineDt public qui aient été faites dans ces huit dernières années. Elle a proGté largement à l'instruction secondaire, auquel elle a concouru i fournir les maîtres qui lui manquaient, plus de trois mitlelicenciésà l'origine, aussi bienqu'àl'en- seignement des Facultés. Cependant, comme toute institution nouvelle, elle présente quelques imper- fectiom; elle n'a pas encore trouvé exactemeu* '"

908 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

conditions de son équilibre entre les deux ordres d'enseignement, supérieur et secondaire, et elle a donné lieu à diverses critiques. Peut-être n*est-il pas inutile de rechercher jusqu'à quel pointées critiques sont fondées, afin d'en tirer parti pour perfectionner rinslitution elle-même. Rappelons d'abord l'objet de cette fondation et les services qu'elle rend chaque jour à l'Etat et aux divers ordres d'enseignement, ser- vices que l'on est parfois enclin à oublier.

Les bourses d'enseignement supérieur ont pour destination de fournir aux jeunes gens capables les moyens de compléter leurs études et d'acquérir les grades de licencié et d'agrégé, ou équivalents^ sans imposer à leur famille ou à eux-mêmes des sacrifices excessifs. C'est en effet un sacrifice considérable que de poursuivre pendant plusieurs années, sans salaire ni profit d'aucun genre, des études scientifiques ou littéraires. Cependant l'Etat a intérêt à ce que ces études soient cultivées, tant pour le bénéfice com- mun de la société que pour le recrutement spécial de ses services.

Au point de vue général des études, l'institution des boursiers fournit aux Facultés des lettres et des sciences des élèves, désignés par un concours public et préalable. Ces élèves choisis^ astreints à l'assi- duité et soumis à une certaine discipline, forment

BOURSIERS DES FACULTÉS. 309

autour des professeurs et des maîtres de cooférence une élite, un noyau exceptionnel qui entraîne les autres, c'est-à-dire les élèves des Facultés de droit et les élèves volontaires, dont H. Lavisse parlait naguère en termes excellents; ils les excitent au travail, en même temps qu'ils soutieAnent les maîtres par le témoignage incessant des effets utiles de leur enseignement. Aussi nos Facultés, jusque-là lan- guissantes parfois, ont-elles reçu de rétablissement des bourses de licence une impulsion considérable. Diminuer aujourd'hui le nombre des boursiers, ce serait.amoindrir les^Facultés et leur porter un grave préjudice. Tel est le rôle des boursiers dans notre enseignement supérieur, il n'est pas moindre dans l'enseignement secondaire.

En effet, les études des boursiers ont une sanc- tion : ils doivent se présenter aux examens et ils prennent l'engagement de concourir aux services publics de renseignement secondaire. C'est un droit légitime que l'État exerce, en retour des avan- tages qu'il assure à ces jeunes gens. Mais peut-être l'exercice de ce droit a-t-il été l'origine secrète de quelques-unes des attaques dirigées contre la nou- velle institution et des tentatives faites pour la res- treindre. Il existe déjà une grande école, l'École normale supérieure, entretenue par l'État, pour

310 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

le recrutement des professeurs de renseignement secondaire. L'instruction qui y est donnée est excel- lente, les élèves sont laborieux et capables, digne de tout rintérèt des pouvoirs publics. Cependant^ depuis les développements donnés à l'instruction publique par la République, TÉcole normale est devenue insuffisante, non certes par l'affaiblisse ment des études, qui y sont aussi élevées que jamais mais par le nombre de ses élèves. De la nécessité de former des élèves en dehors de l'Kcole normale. La chose a été d'autant plus facile que cette École ne possède aucun monopole comparable à celui de l'École polytechnique. Elle a seulement le privilège d'un système régulier de conférences et d'exercices intérieurs. Mais les grades mêmes qui mènent au professorat, tels que celui d'agrégé, sont donnés par un concours public, ouvert à tous.

L'institution des boursiers a eu en partie pour objet de pourvoir à l'insuffisance numérique des élèves de l'École normale; mais, en même temps, elle leur a créé une concurrence. Elle a permis, en effet, à un certain nombre de jeunes gens une pré- paration libre aux examens, constituant un système très libéral et qui rappelle à certains égards les Écoles centrales de la première République. U y a même ce développement nouveau, que les boursiers sont in-

-■V

BOURSIERS DES FACULTÉS. 3tt

stitués en province, aussi bien qu'à Paris, et concou- rent ainsi à la prospérité de nos Facultés départe- mentales. Cette concurrence, cette préparation libre, sont éminemment utiles et fructueuses pour le bien de renseignement.

Hais abordons la question la plus délicate que soulève cette concurrence. Le nombre des boursiers n'est-il pas trop considérable, et l'État peut-il les employer tous? Observons d'abord que l'État, en leur assurant certains privilèges pour leur éducation, leur constitue un avantage durable et dont ils profi- teraient, même si aucune situation officielle ne leur était donnée. A cet égard, ces jeunes gens, rompus à l'habitude du travail et susceptibles de se rendre utiles de mille manières en tirant parti de leurs connaissances acquises, ne concourent pas plus à grossir le nombre des déclassés que ne peuvent le faire ceux des élèves de l'École normale qui aban- donnent les services de l'État pour entrer dans d'autres carrières. Les uns et les autres peuvent ser- vir la France par des voies différentes.

L'argument des déclassés est celui que Ton em* ployait naguère sous l'Empire pour s'opposer au développement des études, dans l'ordre primaire aussi bien que dans l'ordre supérieur. C'est celui que l'on met encore en avant dans plus d'un pays des-

312 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

potique pour combattre les progrès de Tinstruction publique. Cessons de l'employer : il n*est pas de bon aloi dans une nation démocratique.

On a dit aussi: c Mais pourquoi l'État oblige-t-il les boursiers à se lier envers lui par l'engagement dé- cennal, sans savoir s'il pourra plus tard les employer tous ? Ne vaudrait-il pas mieux qu'il leur donnât gratuitement ses services^ sans s'assujettir de son côté à aucune promesse? > La réponse est facile. Je ne sais si des jeunes gens, exempts de toute obliga- tion, suivraient leurs études avec la même énergie. Mais, en tout cas, l'engagement décennal est corrélatif de l'exemption du service militaire, dans notre légis- lation présente. Supprimez l'un, l'autre tombe, et les boursiers disparaissent : les ennemis de Tinsti- tution, s'il y en a, atteindraient ainsi leur but par une voie détournée. Il serait étrange d'ailleurs que les bénéficiaires d'un double privilège, bourse et exemp- tion du service militaire, prétendissent s'en prévaloir pour se déclarer mécontents. L'État échange un ser- vice public contre un autre; mais il est certain que par même les administrateurs de l'instruction publique se trouvent tenus d'employer ces jeunes gens, soit comme professeurs, soit comme répéti- teurs.

Les boursiers trouvent un premier ordre d'emplois

BOURSIERS DES FACULTÉS. 313

publics dans les coocoars d'agrégation : TÉtat fiie d'aOIears chaqne année le nombre des agrégés dont il a besoin poor ses lycées. Il ne saurait y avoir plétbore à cet égard. Qaant aux boursiers qui obtiennmt le grade de licencié, la plupart doivent trouver un emploi dans les collèges communaux. 0 y a quelques années, rappelons-le, il y manquait trois mille licenciés, nécessaires|ponr remplir les em- plois de professeurs. Or, à peine quelques centaines de boursiers ont-ils été pourvus, qu'un phénomène singulier s*est produit : on cessa de leur donner un emploi dans les collèges. Les maîtres de ceux-ci, pourvus josque-li d'une délégation provisoire, en raison de rinsuRtsance de leurs grades, avaient reçu subitement l'investiture d'un titre définitif.

Heureusement, le recrutement des professeurs tiœndés, arrêté ainsi momentanément, a repris depuis, et rien ne prouve qu'il ne suffise pas à absor- ber tous nos boursiers, quand ce service aura pris une règle définitive. S'il en reste quelques-uns, il est facile d*ailleurs de leur donner un emploi fructueux pour l'enseignement secondaire. Pourquoi ne pas utiliser les plus capables comme professeurs sur- numéraires et dédoubler avec leur concours les classes trop nombreuses denos grands lycées. Sans créer pour cet objet des chaires trop onéreuses au budget, telles

3U SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

que celles de professeurs définilifs, pourquoi encore ne pas établir dans nos principaux lycées de vrais el sérieux maîtres répétiteurs des classes supérieures, rhétorique, philosophie, mathématiques : maîtres chargés non plus de surveiller seulement les élèves, mais de les aider efficacement dans leurs exercices; chargés, en un mot, de jouer vis-à-vis d'eux le rôle de frères aînés, qui les dirigent dans leurs éludes el leur apportent le concours de celte instruction supé- rieure, puisée pendant leur séjour dans les Facultés?

Au bout opposé de Téchelle des études, on a déjà introduit des instituteurs primaires, et des femmes pourvues de diplômes, non sans un extrême profit pour réducation intellectuelle et morale des petits enfants qui fréquentent les classes inférieures des lycées. Pourquoi ne pas faire une chose équi- valente pour les classes supérieures? Ce devoir n'aurait rien d'humiliant ni de pénible pour les boursiers parvenus au grade de licenciés. Ils ne sauraient d'ailleurs s'y refuser : c'est le prix du double service qui leur a été rendu.

On dit que des essais ont déjà été faits dans cette voie : ce serait la solution tant cherchée du problème des maîtres d'études.

. Si l'on veut bien continuer à chercher dans celte direction, avec la ferme volonté d'arriver à un résul-

K0CBSICR5 RES PACCLTÉS. ]I5

Ut.les nofnbreoi lycées de France offriront lous les délMucbés nécessaires, avec grand proGt pour leurs élèTes, et l'on résoudra en même temps les quelques difficollés que peut oEbir le Dombre des boursiers d'ensei^emenl sopérieur.

En tout cas, oe demandons jamais aux pouToirs publics de restreindre ou de mutiler les institutions dues k leur libéralité. Tante de saroir les perfeclion- KT et en tirer le parti le plus utile pour la culture natitMule.

LES ECOLES PRIMAIRES

DE MORCENX (LANDES)

septembre 1872.

Parmi les établissements visités par les membres de V Association française pour V avancement des sciences, dans sa session tenue à Bordeaux, aucun peut-être n'est plus intéressant que celui des écoles primaires de Morcenx, fondées et soutenues par la compagnie des chemins de fer du Midi. Ces écoles datent de douze ans. Établies dans un pays presque désert et au milieu des Landes, elles s'adressaient à des populations clairsemées, ignorantes et misé- rables, demeurées à peu près étrangères à toute cul- ture, et que l'immensité des distances à parcourir semblait devoir priver de toute éducation régulière.

ÉCOLES DE M0RCE3(1. 317

Xon sealement ces difficultés ont été Taincaes, à

force de bonne volonté, et, il Tant le dire, de sacri-

tices matériels, i tel point que les trois lignes ferrées

qui concourent à Morcenx amènent, chaque jour,

aux écoles plus de deux cents enfants des deux sexes,

recueillis dans toutes les directions, et transportés,

à titre gratuit, depuis des distances qui s'élè¥ent

jusqu'à cinquante kilomètres ; mais ce qu'il y a de

plus remarquable sans contredit, c'est l'organisation

intérieure de ces écoles, organisation due en grande

partie i M. Surell, ancien ingénieur en chef de la

compagnie. Elle en a fait un tj-pe véritable d'écoles

primaires, à la fois pratique, facile à installer partout

à peu de frais, et qui réalise en même temps tous les

perfectionnements les plus récents et les plus réputés

d?> écoles primaires modernes de la Suisse, des

Etats-Unis et de la Suède. Yoici ce que nous avons

TU et ce dont nous avons constaté l'utilité effective,

soit de visu y soit par des interrogations.

En arrivant sur la pelouse devant l'école, des ap- pareils gymmastiques : trapèzes, cordes à nœuds, anneaux, etc., simples et appropriés à l'âge des enfants, qui nous ont démontré aussitôt Futilité de ces appareils par leurs exercices. La gymnastique élait, dans Fantiquité, une des grandes occupations des hommes de tout âge. Disparue an moyen âge, au

318 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

moins dans les classes populaires, sa pi^tique est redevenue classique en Angleterre, en Suisse, en Allemagne : rien n'est plus efGcace comme hygiène de rindividu et de la race; rien n'est plus nécessaire comme enseignement militaire. Le beau gymnase de M. Berlini, à Bordeaux, nous avait montré les appa- reils les plus perfectionnés, appliqués à l'éducation des adultes. Le modeste gymnase des écoles de Morcenx offre le type de ce qui peut et doit être fait sans retard, dans toutes les écoles primaires de France : l'amélioration physique de la race est un intérêt social de premier ordre.

A côlé du gymnase et comme suite et complément de l'éducation physique, l'école militaire, les enfants les plus âgés manœuvrant au pas, par peloton, etc., avec des fusils schématiques; j'entends par des bâtons à apparence de fusil, très convenables pour ce genre d'exercice, qui s'est accompli sous nos yeux avec Tentrain que la jeunesse met dans ses amusements. C'est encore un exercice non moins utile au moral qu'au physique, et qu'il faut intro* duire dans les écoles primaires.

L'éducation du corps, l'éducation de l'esprit doivent marcher de concert. Nous entrâmes aussitôt dans le modeste bâtiment consacré à l'esprit. C'est un ancien atelier de dépôt du matériel, construit en

ÉCOLES DE MORGEMl. 319

planches et transformé en école. Il n'en faut pas davantage. Je ne décrirai pas les grandes salles, des-

tinées soit aux garçons, soit aux filles de divers âges, soit à Tasile des petits enfants. Ce sont des dispo- sitions communes à toute école primaire. Je ne dé- crirai pas non plus les instruments d'étude relatifs à la lecture, à récriture, au calcul, au dessin, aux travaux d'aiguille, à la géographie et à l'histoire élé- mentaire, etc. Ces instruments sont connus de toute personne qui a inspecté ou simplement visité les écoles primaires de Paris et des villes, et je me plais à croire que leur introduction dans toute école pri- maire, même du plus humble hameau, est accomplie ou va l'être.

Mais ce qui distingue les écoles primaires de Morcenx de nos écoles primaires réputées les plus perfectionnées, de celles de Paris, par exemple, ce sont les collections d'objets destinés à l'enseigne- ment réel des éléments des sciences, soit en géné- ral, soit dans leurs applications spéciales aux pro- duits du pays.

Sur une table figurent les matières premières : résine, essence, huiles de résine, colophane, etc., produites par les pins des Landes. Puis les minerais de fer et les combustibles. Auprès sont les modèles réduits du matériel des chemins de fer. Un peu plus

320 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

loin, les matières premières de rindustrie, au moins les plus importantes : coton, toile, papier, tissus, métaux, substances colorantes. Le maître montre ces matières et indique à la fois leur usage et sur la carte leur lieu de provenance. Plus loin encore, les appareils les plus élémentaires de la physique : une machine électrique et une petite pile, que Ton ex- plique en montrant aux élèves les fils télégraphiques de la voie placés toujours sous leurs yeux. De même quelques appareils de chimie, un alambic, tel que ceux dans lesquels on distille l'essence de térében- thine. Ces appareils servent de point de départ aux notions les plus indispensables sur la composi- tion de l'eau et de l'air, sur la nature du feu, sur les eaux potables, sur les sources minérales si abon- dantes dans le voisinage, par exemple aux Pyrénées, et déjà à Dax, dont les thermes fournissent un modèle accompli des ressources de l'hydrothérapie.

Ces notions, ces appareils, tous simples, peu coûteux, sont complétés par des études d'histoire naturelle et par un petit jardin botanique.

Voilà ce que l'on voit à Morcenx, et nous avons vérifié par des interrogations que ce n'est pas un vain étalage; mais que les enfants apprennent et retiennent ces choses, dans la juste mesure qui con- vient à leur âge.

L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE

I

G^est un devoir pour nous autres Français, jadis

accusés d'infatuation et d'ignorance à l'égard des

autres peuples, c'est un devoir de nous enquérir

sans relâche de ce qui se passe autour de nous, afin

de comparer, de réformer et de perfectionner sans

cesse nos propres institutions. A ce titre, peut-être

est-il utile de mettre sous les yeux des lecteurs de

ce livre quelques notes recueillies sur Tuniversité de

Genève, grâce à l'obligeance du recteur actuel,

M* Soret, l'un des physiciens les plus distingués de

notre époque.

Genève, placée eatre la France et l'Italie, aui dé-

21

I»!

822 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

bouchés de la Suisse aUemande, tire de sa position un caractère mixte et un intérêt particulier : cet intérêt s'accroît, si Ton réfléchit aux raisons histo- riques qui ont fait de Genève un des foyers de la Réforme au xvi* siècle, et qui y ont développé au XIX* cet esprit semi-anglais, remarqué par tous les observateurs. Genève et ses soixante mille habitants feraient en France une ville de second ordre, telle que Caen ou Montpellier. En Suisse, avec son auto- nomie et ses traditions libérales et républicaines, c'est l'un des nœuds, l'un des points d'assemblage de la civilisation européenne.

Partagée entre l'influence française et rinflueace allemande, comme la Suisse tout entière, Genève concourt pour sa part à maintenir certains liens in- tellectuels entre deux grandes nations, sœurs enne- mies, si tristement séparées aujourd'hui par la folie des gouvernements césariens de la France, et par Tâpre et imprévoyante ambition des chefs féodaux de l'empire germanique.

Genève est d'ailleurs engagée dans une évolution intérieure, qui n'est pas sans rappeler la nôtre, sous le double point de vue politique et religieux ; elle a été, cette année même (1880), le théâtre d'une tenta- tive pour séparer complètement l'Église de l'État, ei les problèmes qui nous préoccupent sous le rapport

L'UMIYERSITÉ DB GENÈTE 3S3

de rinstraction publique y ont été abordés à plu- sieurs reprises dans ces derniers temps.

La loi du 19 octobre 1872 a résolu à Genève plus d*iine question encore pendante chez nous : conçue dans un esprit éminemment laïque et rationnel, elle a rencontré les facilités que comporte une organisa- tion démocratique ancienne et affermie, ainsi qu'un milieu d'action étroitement limité : nous avons phis d'un enseignement i recueillir, plus d'une ten- tative originale à méditer, plus d'une leçon dont il convient de faire notre profit.

Mais je neveux m'occuper ni des écoles primaires, ni des écoles secondaires de Genève, malgré l'inté- rêt que présente leur comparaison avec celles de la France; je reviendrai peut-être sur l'école secon- daire et supérieure des jeunes filles, type capital à connaître pour les écoles de même ordre que nous nous proposons d'instituer.

Aujourd'hui, je me bornerai à l'université de Ge- nève, en insistant surtout sur la faculté des sciences, que j'ai examinée avec plus de détail et de compé- tence. Les Genevois parlent avec une complaisance patriotique de ces institutions, pour lesquelles ils se sont imposé de grands sacrifices et dont ils sont fiers ajuste titre. Voici les remarques les plus essen- tielles qu'il m'a été donné de faire, dans une visite

;«4 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

rapide, sur les cadres, les hommes, rinstallation matérielle ; j'insisterai sur les innovations et com- binaisons curieuses qui distinguent le système de cette université de celui des universités allemandes et des facultés françaises : il est intéressant de connaître, afin d'en profiter, les essais nouveaux et les expériences tentées pour sortir des moules tra- ditionnels.

/

II

On sait que les quatre facultés proverbiales du moyen âge se sont résolues en cinq facultés dans les universités modernes, par suite du dédouble- ment de la faculté des arts en faculté des lettres et fa- culté des sciences ; les facultés de théologie, de droit et de médecine ayant conservé leur unité propre. L'université de Genève, constituée sous ce nom en 1873, à la place de l'ancienne Académie, ne s'écarte pas de la règle commune : tout au plus a-t-elle re- tenu cette trace des vieux systèmes, que l'on re- trouve en toutes choses, dans le diplôme de maître es arts, conféré aux jeunes gens qui ont obtenu le double titre de bachelier es lettres et bachelier es sciences.

826 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Chacune des facultés est présidée par un doyen ; l'ensemble, par un recteur, nommé pour deux ans par les professeurs et non rééligible. Ainsi, M. Soret a succédé, cette année, à M. Marc-Monnier, dont le nom n*est pas ignoré des amateurs de littérature. C'est une rotation qu'il conviendrait peut-être d'adopter en France pour les directeurs de nos grands établissements scientifiques; le système des présidences indéfinies, qui prévaut chez nous, n'est pas sans inconvénient.

Rappelons que le titre de recteur a conservé dans l'université de Genève son sens traditionnel : il ne doit pas être assimilé à notre recteur d'académie, fonctionnaire d'ordre administratif, et dont les pouvoirs plus étendus embrassent à la fois l'instruc- tion supérieure, l'instruction secondaire et l'instruc- tion primaire. Dans cet ordre, comme dans bien d'autres choses, les noms primitifs se sont conser- vés, malgré des changements profonds dans leur signification. Le rouage administratif, que nous dé- signons sous le nom de recteur, n'est pas d'ailleurs nécessaire dans un milieu aussi restreint que celui du canton de Genève : ses attributions y seraient les mêmes que celle du ministre de l'instruction publi- que. Elles sont remplies par le conseiller d'État, présidant le département de l'instruction publique,

I

L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE. 327

H. Carterety homme remarquable, auquel on doit un grand nombre des réformes effectuées dans ce département, et dont le rôle et Tinfluence politique sont trop connus pour qu'il convienne d'y insister.

Vers répoque Tuniversité de Genève se con- stituait, des circonstances inattendues vinrent lui fournir les ressources considérables, nécessaires ison installation matérielle : grâce à ces ressources, on a pu construire des bâtiments et des labora- toires magnifiques, sur une échelle que les finances de la ville de Genève auraient pu dificilement at- teindre.

Les donations et fondations privées ne sont pas rares dans les États démocratiques ; les États-Unis en offrent de nombreux exemples. En Suisse mèmOi l'initiative d'un professeur de physique amoureux du bien public, M. Hagenbach, a déterminé à Bâle la création du Bemouillianumy institut de physique et de chimie, établi par les ressources d'une asso- ciation particulière. Mais les millions qui ont servi i élever les laboratoires et les amphithéâtres de Genève ont une source moins rationnelle.

C'est ici l'un des exemples les plus curieux du rôle que les accidents jouent dans l'histoire humaine. Le duc de Brunswick, vieux prince féodal, dont nous avons pu entrevoir à Paris les ridicules,

328 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

s'élant résolu à déshériter ses compatriotes, a lé' gué son immense fortune (près de vingt millions) à la République de Genève. Le voyageur surpris peut contempler sur le quai du Mont-Blanc un mo- nument bizarre, construit à grands frais d'après les plans posthumes du noble duc, et dont l'exécution a paraître une lourde charge esthétique aux hommes de goût qui abondent à Genève. Ils ont pu, du moins, disposer du reste des millions pour des monuments d'utilité publique, conçus dans un meil* leur style, et élevés sur de vastes emplacements demeurés libres au pied des anciens remparts.

Au-dessous de la rue de la Treille, j'avais connu autrefois des fondrières et des masures, s'élèvent maintenant un vaste théâtre, réduction de l'Opéra de Garnier, un élégant Conservatoire de musique et divers édifices d'utilité publique, dont le principal est l'université, située entre deux jardins. Un peu au delà, on aperçoit le laboratoire de chi- mie, avec sa haute cheminée de briques. De lon- gues lignes de maisons neuves en calcaire gris, d'un style sobre et sévère, ont été construites et se multi- plient chaque jour dans ce quartier jadis perdu. La faculté de médecine, avec ses instituts anatomique et physiologique, est encore plus loin, au bord de TArve. Enfin l'observatoire d'astronomie, à l'autre

L'TiniVEKSlTÉ DE GEHËVE. 3i»

extrémité de la TÎIIe, domine une colline au-dessos de Saint-Pierre.

Tout cet ensemble date d'hier; il^n'y a que deux ans que l'université s'y est installée.

Dirigeons-noas vers ces bâtiments, et résumons- eo l'économie générale.

III

Un escalier monumental conduit au principal corps de bâtiments, situé entre deux larges ailes. Celles-ci renferment le Muséum d'histoire naturelle, la Bibliothèque de la Ville et divers annexes. Dans le corps principal, on trouve les amphithéâtres spé- ciaux de mathématiques, de physique, de théologie, de droit ; ainsi que Xkula^ grand salle de leçons pu- bliques, analogues à nos conférences de la Sor- bonne ; enfin, les laboratoires.

Ceux-ci ont un développement inégal, correspon- dant à rimportance des sujets et des professeurs. Ainsi M. Yogt, professeur de zoologie, occupe huit salles, près de la moitié d'un étage; le laboratoire

;L*UNIY£RS1TÊ de GENËVE. 331

d'embryogénie de M. Fol se distribue entre cinq salles, etc. Ces salles, construites d'une façon simple et uniforme, dans de belles dimensions, se prêtent fort bien aux appropriations spéciales : Aquarium, élevage de petils animaux pour les expériences; cbambrettes photographiques; tables disposées pour les microscopes, etc., etc. Un moteur à eau permet d'actionner une lampe électrique, destinée aux pro- jections. La physique n'est pas moins bien traitée : chaque professeur y dispose de collections et d'in- struments, complétés par les ressources privées de la Société de construction des instruments de physique de Plain-Palais. J'ai remarqué dans les amphi- théâtres un arrangement qu'il serait fort utile d'in- troduire chez nous : devant les bancs destinés aux étudiants se trouvent des tables, sur lesquelles on peut prendre des notes.

Le second étage est réservé aux cours de la fa- culté des lettres et à ceux du gymnase, dont la con- nexion avec l'université se trouve ainsi établie jus- que dans les dispositions matérielles.

Le laboratoire de chimie est, je l'ai déjà dit, sé- paré du reste de l'université, et installé dans un vaste édifice, construit à part, suivant les artiCces les plus récents des laboratoires allemands. Une machine à vapeur de vingt-cinq chevaux en est

832 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

l'organe fondamental; elle y distribue la chaleur, sous forme d'eau chaude et de vapeur d'eau, et la ventilation, destinée à aspirer les gaz délétères et les produits de combustion. Elle actionne en outrQ une machine Gramme, qui fournit la lumière élec- trique.

Quarante-six élèves, répartis autour de tables munies d'armoires, au milieu de grandes salles, trouvent chacun à sa disposition, l'eau, le gaz, les étuves, les pompes & vide et les réactifs. A côté de chaque table, entre deux fenêtres, est une petite chapelle, ou appareil d'aspiration; au bout, une cu- vette de lavage. Chaque élève est responsable de sod matériel.

Ce système, imité de l'Allemagne, envisage le la- boratoire comme une sorte de vaste usine, ou Ton se propose de produire des chimistes exercés à l'ana- lyse. Je doute cependant qu'il soitiiussi favorable à l'instruction complète des élèves que nos vieux la- boratoires français, avec leurs paillasses et leurs hottes, destinées aux grandes préparations de la chimie minérale. Certes, la forme en est aujour- d'hui arriérée, la surface misérablement restreinte, les aménagements insuffisants. Mais, par contre, la pratique un peu brutale de la chimie minérale ne doit plus guère être enseignée avec détail dans ces

L'UNIVERSITÉ DB GENÈYE. 333

laboratoires nouveaux, propres et clos comme un appartemeni, et la place nécessaire aux grandes préparations fait défaut. Ce n'est pas leur seul inconvénient. Le professeur, absorbé par les soucis de Fadministration d'une si grosse machine, doit avoir moins de loisirs pour faire avancer la soience par ses travaux personnels et ceux de ses élèves les plos intimes. Enfin, je crains que la dépense n*y soit considérable. Aujourd'hui, l'État genevois fournit au laboratoire le gaz, l'eau, le combustible; flpaye le mécanicien et les aides, et donne en outre 10 000 francs par an pour achats d'appareils et de produits. Le total des dépenses n'a pu m'ètre fixé, à cause de la date récente de l'installation. C'est une expérience qu'il nous convient de suivre, afin de nous en approprier, s'il se peut, les avantages en évitant les inconvénients, dans les laboratoires agrandis que nous reconstruisons chaque jour.

Quelques mois enfin sur les bâtiments de la iacalté de médecine. J'y ai visité les instituts de physiologie et d'anatomie, disposés parallèlement au bâtiment principal .

La physiologie est enseignée par M. Schiff, savant expérimentateur, dont nous connaissons bien à Paris la tète intelligente. Je l'ai retrouvé au milieu de ses appareils et de ses opérations, plus actif et

334 SCIENCE ET PHILOSOPHE.

plus vivant que jamais. Il a une fort belle installa- tion, avec des salles spéciales pour chaque groupe d'appareils, et des cages saines, bien ventilées, bien lavées et bien disposées, pour les animaux.

Les salles de dissection et le musée pathologique m'ont été montrés par M. Laskowski, professeur d'anatomie, homme distingué, sorti de TÉcole de Paris, et qui a réalisé des progrès remarquables dans la préparation des pièces anatomiques par rem- ploi de la glycérine phéniquée. L'odeur fade, écœu- rante et malsaine des salles de dissection a disparu. Les pièces anatomiques gardent, même après plu- sieurs années, leurs formes, leur aspect, leurs di- mensions, leurs rapports, leur souplesse, h un de- gré extraordinaire. Il y a un progrès intéressant, et que je ne doute pas de voir se répandre bientôt dans toutes les écoles de médecine.

Mais je ne puis m'étendre ici, comme je le vou- drais, sur le détail des dispositions dont l'université de Genève nous présente les types les plus modernes. Voilà un matériel neuf, et très bien adapté. Les élèves et les ressources financières annuelles ne sauraient faire défaut; ils permettront aux hommes de mérite qui composent l'université d'en tirer tout le parti convenable pour le profit de la science et l'enseignement des jeunes générations.

lY

Noos avons parlé jasqa*ici des bâtiments et des laboratoires : il convient maintenant de signaler les cadres généraux de l'enseignement, en passant en revue les cinq facultés qui forment le corps univer- sitaire.

La faculté de théologie {Ab Jove principium)^ &culté protestante bien entendu, semble peu floris- sante. Pour cinq professeurs donnant huit cours, elle comptait seulement, dans le semestre 1879-1880, quinze élèves, dont treize étrangers, deux Suisses et aucun Genevois. Il doit y avoir quelque cir- constance locale, analogue i celles qui font le vide autour de nos facultés françaises de théologie ca-

t -

^6 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

tholique; car le protestantisme à Genève est vivace et ardent : j'ai lu une affiche du consistoire, apposée dans les rues, qui célébrait le vote récent par lequel la séparation entre l'Église et l'État a été repoussée, dans des termes exaltés et dignes des vieux calvi- nistes du xvi* siècle.

La faculté des sciences fournit renseignement par treize professeurs, savoir : trois mathématicieas, •cinq naturalistes, cinq physiciens et chimistes, ils donnent dix-huit cours et quatre séries d'exercices pratiques. En outre, il y a trois cours libres. Cent six élèves, dont trente- neuf Genevois, vingt-six Suisses et quarante et un étrangers ont suivi celte faculté en 1879-1880; mais elle ne comptait que quarante étudiants proprement dits.

Elle est en pleine activité et munie de labora- toires, collections et instruments de travail, dans les conditions les plus modernes. Elle trouve d'ail- leurs une grande aide dans le musée d'histoire na- turelle, institution municipale, et dans une fonda- tion privée, demi-scientifique, demi-industrielle, la Société de construction des instruments de physique de Plain-Palais, société dirigée par plusieurs des professeurs de la faculté; ses ateliers ont été le théâtre des célèbres expériences de M. Raoul Pictet sur la liquéfaction de Toxygène.

L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE. 337

La liste des professeurs de la faculté des sciences présente des noms bien connus en Europe : la phy- sique y est enseignée par MM. Wartmann, Soret et R. Pictet. Nous avons vu à Paris ce dernier savant, honune singulier, plein de jeunesse, d'ardeur et d'initiative, inventeur partagé entre la théorie pure, qu'il entend i sa façon, et les applications indus- trielles ; c'est un mélange de Français et d'Améri- cain, qui n'a pas encore dit son dernier mot.

M. Soret, ancien élève de M. Regnault, est un es- prit plus tempéré : il poursuit depuis plusieurs an- nées, sur les liquides, des recherches spectrosco- piques qui lui ont permis de pénétrer fort avant dans l'étude de ce groupe de métaux rares, voisins de l'alumine, et multipliés chaque jour comme les planètes télescopiques. Ces recherches semblent susceptibles d'ailleurs d'applications plus générales : elles montrent qu'aucun liquide n'est absolument incolore, c'est-à-dire susceptible de transmettre uniformément toute espèce de lumière. Les données numériques qui caractérisent l'absorption inégale des diverses lumières conduiront peut-être prochai- nement à une méthode d'analyse chimique univer- selle.

Deux professeurs enseignent la chimie : BI. D. Mon- nier, travailleur modeste et assidu, et M. Graebe,

838 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

savant renommé par la découverte de ralizarine ar- tificielle ; séparé des Allemands, ses compatriotes, pour des raisons que je ne connais pas, les Genevois Tout appelé parmi eux; c'est l'une des illustrations de leur université.

Je citerai encore M. Ch. Yogt, le naturaliste sympa- thique et original, dont nous avons serré la main plus d'une fois à Paris et dans nos congrès scienti- fiques : ses laboratoires et son enseignement occu- pent dans la faculté des sciences une place propor- tionnée à sa grande notoriété.

Relevons l'un des traits qui distinguent l'univer- seté de Genève (aussi bien que les universités alle- mandes) du système de nos facultés françaises. Tandis qu'en France les traitements sont uniformes à Paris, et variables par classes peu écartées en pro- vince, les traitements des professeurs genevois sont compris entre les limites les plus étendues : depuis 1 200 francs, je crois, jusqu'à 12 000 francs. On y tient compte à la fois du mérite et de la situation de fortune personnelle : c'est un compromis entre le système général de l'enseignement supérieur en Eu- rope et son mode ancien à Genève.

En effet, autrefois, dans l'Académie de Genève, le professorat était regardé comme un honneur, très recherché des iils de famille et des hommes les plus

L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE. 339

riches, et dès lors i peine rémunéré. Il était tenu par une sorte d'aristocratie intellecluelley qui s'est perpétuée pendant trois ou quatre générations : les de la Rive, les de Gandolle, les de Saussure, les de Marignac, les Hareet, les Pictet se transmettaient les chaires et la tradition scientifique. Cet état de choses exceptionnel, et qui donnait naguère à la science genevoise un cachet tout spécial, tend à disparaître, en même temps que l'influence politique de l'aristo- cratie à la fois financière et intellectuelle qui a do- miné si longtemps la cité. Gomme il est arrivé sou- vent dans l'histoire du monde, le zèle des familles riches pour les choses de l'esprit est tombé en même temps que leurs privilèges. Si leurs représentants ne sont pas étrangers et même hostiles à l'intelli- gence et au prc^rès, et tels que la plupart des mem- bres des aristocraties de race et d'argent, si forte- ment imprégnées d'esprit clérical et rétrograde en France ; cependant on do i t constater, non sans quelque regret, que les descendants des vieilles familles gene- voises comptent aujourd'hui parmi eux bien des ama- teurs, occupés surtout de leurs amusements privés et de leurs plaisirs discrets. La plupart sont devenus indifférents à cette science, dont ils ont perdu le mo- nopole, n ne faut cependant pas aller trop loin dans ces reproches : il est incontestable que les facultés

I 340 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

enregistrent dans leur sein plus d'un représentant des anciens noms; mais il n'en est pas moins vrai qu'elles se sont ouvertes à tous, et qu'elles ont pris une forme générale et administrative! semblable i celle des pays voisins.

Poursuivons la revue des facultés de l'université de Genève.

La faculté des lettres possède onze professeurs, donnant vingt-huit cours, plus six cours libres, d'après les programmes que j'ai entre les mains. Elle a été fréquentée en 1880 par deux cent huit élèves, parmi lesquels vingt-huit étudiants proprement dits ; les cent quatre-vingts autres auditeurs appartenant à la catégorie dite des assistants. Nous rencontrons ici une distinction qui mérite d'être notée.

Les Facultés en général ont une double destina- tion : elles distribuent l'instruction supérieure et elles en constatent l'acquisition par des examens et des diplômes. A cette double destination répondent deux classes plus ou moins distinctes d'élèves : les étudiants proprement dits, qui se proposent de sou- tenir les examens, et les auditeurs bénévoles. La présence de ces derniers expose souvent à abaisser le niveau de l'enseignement, et à lui communiquer une certaine frivolité, surtout dans les cours litté- raires. Cependant, en France, nous avons cru devoir

L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE. 3ii

conserver le principe de la publicité et de la gra- tuité absolue des cours de renseignement supérieur. En Allemagne, il en est autrement : les personnes inscrites et payantes peuvent seules assister aux cours. Les fondateurs de l'université de Genève ont adopté un système mixte ; ils ont eu l'idée de déli- vrer des livrets d'études : non seulement aux étu- diants, assujettis à justifier de leur aptitude préa- lable par des certificats d'études, par des diplômes ou par un examen spécial, et obligés ensuite de faire constater leur présence par des inscriptions; mais aussi aux auditeurs bénévoles, désignés sous le nom d'assistants. Je doute que les simples auditeurs acceptassent ainsi en France de voir leur nom et leur adresse inscrits sur des listes imprimées et pu- bliques. En effet, assistants et étudiants, les uns et les autres, doivent être pourvus d'un livret, payer des inscriptions et faire signer le livret par les pro- fesseurs ei privat'docent dont ils suivent les cours, ainsi que par les autorités universitaires. Les étu-

«

diants seuls sont tenus en principe à des examens de passage.

Mais ce système, dans la pratique, parait être revenu à un état de choses fort analogue au sys- tème français. En effet, les examens de passage sont déjà, paraît-il, tombés en désuétude; le tarif des

342 SGIENGB ET PHILOSOPHIE.

inscriptions est si faible (2 fr. 50 par heure de cours semestriel, à l'exception des cours de médecine pour lesquels IMascription est double), qu'il ne constitue ni une rémunération sérieuse pour les professeurs qui reçoivent, ni un frein sufGsant pour les étudiants qui payent. Enfin, les assistants suisses et genevois âgés de plus de vingt-trois ans sont ac* ceptés gratuitement dans les facultés des lettres et des sciences.

Ajoutons que les femmes sont admises à suivre les cours des facultés : le nombre des assistantes de la faculté des lettres s'élève à soixante environ, pour la plupart Genevoises ou Suisses. Près la faculté des sciences, neuf dames russes : on sait qu'elles ont un goût spécial pour ce genre d'études.

Les grades délivrés par les facultés des lettres et des sciences sont à peu près les mêmes qu'en France ; à cela près que nos trois licences es sciences sont remplacées par trois doctorats équivalents, de moin- dre valeur que nos doctorats es sciences, mais plus en harmonie avec le niveau du doctorat en médecine.

A côté des facultés des lettres et des sciences, et comme une sorte d'annexé, fonctionne la section dite de philosophie, comptant trente-cinq élèves, dont treize étudiants, lesquels choisissent dans ces facultés les cours qu'ils veulent suivre et font deux

L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE. 343

années d^études, suivies chacune d'un examen. C'est un cadre spécial à Genève, préparatoire aux facultés de droit et de théologie, mais dont je n'ai pas bien compris ie'fonclionneraent.

Un autre caractère propre à la faculté des lettres de Genève, c'est son partage en deux sections, Tune dite des lettres, l'autre dite des sciences sociales, comprenant l'histoire, la philologie, l'économie poli- tique, la législation comparée, l'étude des systèmes sociaux et l'histoire des religions. Cette institution fort originale trouve sa sanction dans un ordre parti- culier de grades et d'examens. En effet, à côté de la licence èslettres, analogue àla nôtre, figure la licence es sciences sociales, dont l'examen comprend les ob-^ jets enseignés dans la section correspondante. Il serait intéressant de savoir combien d'étudiants acquièrent ce diplôme et quelle en est la destination. En tou cas, il répond jusqu'à un certain point à la conve- nance, signalée chez nous plus d'une fois, mais sans résultat jusqu'à présent, de diviser le titre trop géné- ral de la licence es lettres. Je ne sais si le nom de la licence es sciences sociales serait accepté en France, et si les programmes en sont bien limités ; mais l'idée même est ingénieuse, et il faudra bien un jour ou l'autre adopter quelque partage analogue dans nos examens.

344 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

La faculté de droit a huit professeurs, qui donnent treize cours officiels, plus deux cours libres et des exercices de plaidoirie. Quelques-uns de ses profes- seurs font aussi des cours dans la section des sciences sociales; c'est-à-dire qu'il y a un certain enchevêtre- ment entre les deux ordres d'enseignement : on sait qu'une portion des cours de la section de science sociale sont donnés en France dans les facultés de droit.Cinquante-quatre élèves, dont trente et un étu- diants proprement dits (treize Genevois, huit Suisses, dix étrangers), suivent la faculté de droit.

La faculté de médecine est de création plus récente que les autres facultés. Elle compte quatorze pro- fesseurs, donnant dix-sept cours, plus treize cours libres. Il conviendrait d'y joindre les cours et exer- cices pratiques de physique, de chimie et d'histoire naturelle de la faculté des sciences, qui ne sont pas plus reproduits en double dans la faculté de méde- cine de Genève qu'ils ne le sont en général dans les universités allemandes. Ce doublement des cours de sciences pures, nécessaire peut-être à Paris, est un des plus graves défauts de nos facultés françaises de médecine récemment instituées; il y aurait eu tout avantage à fortifier les unes par les autres et i rendre solidaires nos facultés des sciences et nos facultés de médecine, en leur donnant des élèves

L'UNIV£RSIT£ de GENÈVE. 345

communs par un système de règlements convenables, au lieu de disperser les ressources et de recourir à un personnel affaibli par sa multiplication même. Les hommes qui ont fondé l'université de Genève n'ont pas commis cette faute.

La faculté de médecine est la plus fréquentée de toutes par les étudiants proprement dits. En effet, sur cent sept élèves qui la suivent, on compte quatre- vingt-cinq étudiants, dont quatorze Genevois, qua- rante-six Suisses, vingt-cinq étrangers (Russes, Italiens, Allemands). Elle délivre deux diplômes : celui de bachelier es sciences médicales, comprenant les sciences dites accessoires, et celui de docteur, acquis par cinq examens analogues aux nôtres. Ce titre coafère, m'a-t-on dit, le plein exercice, comme chez nous ; tandis que les diplômes des universités allemandes et des universités suisses de même type, conférés à la suite d'épreuves de moindre valeur, ne dispensent pas de l'examen d'État.

La composition des jurys d'examen de la faculté de médecine comprend non seulement des profes- seurs de la faculté, mais aussi des docteurs ayant le droit de pratique dans le canton de Genève et désignés par le département de l'instruction publique : c'est une innovation souvent réclamée en France, mais fort contestable i divers égards.

Tel est le système général des cinq facultés de r université de Genève. Mais ce système est complété par celui du Gymnase, qui mérite au plus haut degré notre attention.

Le Gymnase est une des institutions les plus origi- nales de Genève : c'est un établissement intermédiaire entre le collège et l'université, qui prépare les ado- lescents aux examens, aux écoles spéciales, et qui parait jouer aussi dans une certaine mesure le rôle d'école normale ; les élèves y sont admis à la suite d'examens spéciaux, et ils en sortent avec des certifi- cats d'étude. Bref, il remplace nos classes de rhéto- rique, philosophie, mathématiques. Entrons dans

L'CNIYERSITÉ de GEKËYE. 347

quelqnes détails, à cause de rimportance de cet oi^ane spécial d'instruction.

c n comprend cinq sections :

c Une section classique, de deux ans pour les élèves sortis de la section classique du collège, et conduisant au grade de bachelier es lettres;

c Une section technique, préparatoire pour le Polytechnicum (institution de Zurich, analogue à notre École centrale de Paris), de trois années pour les élèves sortis de la section classique, et de deux années pour les élèves sortis de la section industrielle *;

c Une section commerciale, de trois années pour les élèves sortis de la section classique du col- lège, et de deux années pour les élèves sortis de la section industrielle ;

Une section de pédagogie classique, de trois années pour les élèves sortis de la section classique du collège;

< Une section de pédagogie non classique, de deux années pour les élèves sortis de Tune ou de l'autre des deux sections du collège. »

Le Gymnase n'a pas d'internes.

On voit que Genève a opéré, entre l'enseignement

1. Cette section répond à peo près à notre enseignement dit spé- cial.

34a SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

des enfants donné au collège, et celui des adoles- cents, réservé au gymnase, cette séparation réclamée chez nous partant de bons esprits. L'énorme machine des grands lycées français, avec leurs milliers d'élèves, de tout âge et de toute destination, leurs classes surchargées, leurs internais encombrés, leurs professeurs et leurs proviseurs surmenés, aurait besoin d'être dissoute et résolue en un certain nombre d'institutions distinctes, appropriées aux destinations spéciales. Déjà, les petits lycées de campagne, réservés aux jeunes enfants, ont marqué un premier pas dans cette division. S'il était pos- sible maintenant de mettre à part les classes d'adoles- cents, dans des établissements spéciaux, sous le nom de gymnases, ou sous tout autre, comme on le fait à Genève, on rendrait sans doute les réformes et les améliorations de tout genre plus aisées; on rétabli- rait dans les établissements mieux spécialisés cette unité de direction intellectuelle et morale que l'extrême complexité du système actuel permet diffi- cilement de maintenir. On pourrait en outre aborder l'un des grands desiderata de notre système d'en- seignement : la transition entre le régime de l'ensei- gnement secondaire et celui de l'enseignement supé- rieur.

En somme, et sans compter le gymnase, Tuniver-

L'UNIVERSITÉ DE GENÊTE. 319

silé de Genève a été fréquentée, en 1879-1880, par deux cent douze étudiants proprement dits et trois cent treize auditeurs, dits assistants. Ces chiffres ne sont pas trop éloignés de ceux des g;roupes de facultés de nos Académies départemen- tales, qui ambitionnent aujourd'hui le titre d'uni- versités.

Fondée avec le concours de ressources exception- nelles, au sein d'un milieu très libre et très intelli- gent^ dirigée par des professeurs réputés devant l'Europe entière, pourvue de bibliothèques, de musées, d'instituts expérimentaux et de laboratoires conformes aux conditions les plus modernes, l'uni- versité de Genève entre dans la carrière avec les présomptions de succès les plus légitimes. Dans une sorte de statistique géographique des hommes de science, publiée il y a quelques années, M. A. de CandoUe observait, avec un orgueil patriotique bien légitime, que la ville de Genève a produit plus d'hommes distingués, pour un chiiTre de population donné, qu'aucun centre européen. Sa situation entre trois grands pays, dont elle a recueilli les proscrits aux diverses époques de son histoire, explique peut- être cette fécondité exceptionnelle. Mais, si nous devons désirer qu'une telle source soit tarie dans Tavenir, cependant tous nos vœux et toute notre

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SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

sympathie sont pour le succès delà jeune université. Espérons qu'elle maintiendra Thonneur scientiGque et littéraire de Genève au niveau conquis par les professeurs qui faisaient la gloire de son ancienne Académie I

LES RELATIONS SCIENTIFIQUES

ENTRE LA FRANCE ET L'ALLEHAGNE

»

A H. A. HÉBRARD

21 féTrier 1872.

Vous avez désiré savoir à roccasion mon sentiment sur les choses de ce temps, dans la pensée d'en tirer quelque proG l pour notre malheureuse patrie : au* jourd'huiy chacun a le devoir, parmi les gens qui réfléchissent, de dire son opinion; le concours de toutes les bonnes volontés est nécessaire.

C'est des relations morales entre la France et l'Allemagne que je veux vous entretenir. Nul su- jet n'est plus brûlant; nul n'est plus pénible. Il faut cependant l'aborder; car les Allemands, nos vainqueurs, semblent comprendre aujourd'hui, je parle des philosophes et des esprits sérieux, que

852

SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

rhumanité ne peut vivre de haine, et que tout pro- grès est impossible désormais, sans le concours volontaire et amical des grandes nations qui repré- sentent la civilisation moderne : l'Allemagne, la France et,j'ajouterai, l'Angleterre, dontils ne parlent pas : ce sont les trois grands facteurs du progrès universel.

Peut-être avons-nous le droit, autant que personne, d'élever la voix aujourd'hui, nous qui, vous le savez, avons réprouvé cette funeste guerre dès son début et en principe , sans nous préoccuper de l'opportu- nité qui a déçu tant de gens en juillet i870. Nous savions, je le répète, que la civilisation moderne repose sur trois peuples, qui devraient rester unis à tout jamais et à tout prix : la France, l'Allemagne et l'Angleterre ; chacune avec son génie propre et sa part dans le développement historique de la race humaine.

Dès le xvu* siècle, chaque peuple marque son rôle. Pour ne parler que des sciences mathématiques et physiques, l'initiative de leurs progrès dans les temps modernes est due principalement à quel- ques hommes : un Italien d'abord, Galilée, héritier de ces grandes traditions du xvi* siècle, que les jésuites et l'Inquisition ont fini par éteindre presque complètement en Italie. Avec le Polonais Copernic

FRANCE ET ALLEMAGNE. 353

(car il ne faut être ingrat envers aucun peuple dans ce concours universel), Galilée est le fondateur de rastronomie et de la mécanique modernes. Mais le développement scientifique se concentre bientôt en France, en Angleterre et en Allemagne.

En France, Descartes découvre les méthodes de la géométrie analytique, plus durables encore que ses théories philosophiques et cosmogoniques. En Alle- magne, Kepler invente les lois du mouvement plané- taire, et Leibnitz, esprit français plus qu'allemand peut-être, par son éducation et par la clarté de ses conceptions, institue les règles du calcul différentiel, sous une forme et avec une philosophie qui sont encore les nôtres. Allemand ou Français, Leibnitz est Texeniple le plus éclatant sans doute de la hauteur à laquelle peut atteindre un homme dans lequel con- courent ces deux génies ethniques, que tant de gens voudraient aujourd'hui nous faire croire inconci- liables.

Cependant, à la même époque, TAnglelerre a produit Newton, plus grand peut*être que Descartes, Leibnitz et Kepler, dans la science de la nature : car Newton a trouvé à la fois les nouvelles méthodes de calcul (sous une forme de langage moins parfaite que Leibnitz, à la vérité) et les lois de l'astronomie; nous n*avons guère fait depuis que développer ses

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I

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351 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

idées et ses doctrines dans Tétude des mouvements des astres.

Ce même concours des trois grands peuples roo' dernes se retrouve lors de la fondation de la science chimique, qui joue un si grand rôle aujourd'hui, soit dans les théories relatives aux atomes et i la constitution de la matière, à la formation des astres, à celle des couches successives du globe terrestre, et à Torigine de la vie elle-même; soil dans les applications de l'industrie humaine, qui concernent les métaux, les matières colorantes, les remèdes, l'agriculture et tant d'autres fabrica- tions.

Vers la fin du xvin* siècle et au commencement du xix% la chimie a été fondée sur une base durable, après avoir flotté près de deux mille ans à travers des notions mystiques, obscures et incohérentes. C'est un Français, disons-le hardiment, c'est Lavoi- sier qui a fixé ces notions indécises par le principe définitif de. la stabilité de la matière, invariable dans la nature et le poids de ses corps simples. Lavoisier a'a découvert peut-être aucun fait particulier, comme l'ont, rappelé dernièrement quelques auteurs alie- mands dans une intention de dénigrement. Mais coe qu'ai y a de plus scientifique, dit Aristote, ce senties* principes et les causes; car c'est par leur

FRANCE ET ALLEMAGNE. 355

moyen que nous connaissons les autres choses > ^ Or Lavoisier a découvert le principe fondamental de la chimie : la science date de lui.

Est-ce donc à dire qu'il ait toutaperçu, tout deviné, tracé à tout jamais le plan de la science chimique? Non, sans doute, pas plus que Newton n'a fondé à lui seul Tastronomie. Ici encore se retrouve le con- cours inévitable des trois grandes nations. Tandis que Lavoisier publiait ses immortelles recherches, les Anglais Priestley et Cavendish découvraient les principaux gaz, ainsi que la nature de l'eau ; inven- tions dont Lavoisier s'emparait immédiatement pour affermir sa théorie. Le Suédois Scheele apporta aussi son précieux contingent à l'œuvre commune. Quelques années après, un Anglais de génie, H. Davy, complétait l'édifice par la découverte des métaux al- calins, obtenus à l'aide d'une méthode nouvelle, d'une fécondité indéfinie; je veux dire par l'applicar lion aux décompositions chimiques de la pile récem- ment découverte par un grand Italien, Volta.

L'AIIema gne a marqué également sa place dans la fo ndation de la science nouvelle. C'est dans les lois de nombre que son œuvre a été surtout caractérisée : Richter, Wenzel et le grand Berzelius (un Suédois)

1 .Métaphysique, livra I**.

356 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

ont établi les équivalents chimiques, c'est-i-dire une loi aussi générale et aussi absolue en chimie que la loi de Newton en astronomie. Chose remar- quable, la part des Allemands dans cette découverte a été surtout expérimentale et pratique, contrai- rement à l'opinion qu'on se fait en général du génie allemand. Au contraire, la théorie atomique propre- ment dite, d'un caractère plus abstrait et plus liti- gieux, est due à un Anglais, Dalton; tandis que sa démonstration par l'étude physique des gaz a été donnée par un Français, Gay-Lussac. C'est que le génie des races européennes n'est pas si différent qu'on a bien voulu le dire. Donnez-leur une culture commune et aussi haute, et vous verrez partout sur- gir des inventions également originales.

Le concours de l'Allemagne, de la France et de l'Angle te iTe se retrouve donc à chaque grande épo« que dans l'histoire de la science moderne. Je pour- rais poursuivre cette démonstration jusque dans les temps présents, et montrer conmient aucun des trois peuples n'a jusqu'ici dégénéré de son passé ; conmient les substitutions, la théorie des éthers, celle des alcools polyatomiques, la dissociation, la notion des ferments organisés, les méthodes de synthèse des principes organiques ont été surtout établies par des découvertes françaises ; tandis que la théorie des

FRANCE ET ALLEHAGNE. 357

radicaux et celle des éléments polyatomiques sont plutôt des découvertes allemandes ; la Ihéorie électro- chimique et la méthode des doubles décompositions ont été inventées en Angleterre. Enfin, la grande doctrine de Téquivalence des forces naturelles, plus spécialement désignée sous le nom de théorie méca- nique de la chaleur, a été aperçue d'abord par un Allemand (Mayer) et par un Anglais (Joule). Déve- loppée depuis par des mathématiciens allemands (Clausius et Helmholtz), elle a été établie en chimie principalement par les expériences des savants fran- çais, aidés des savants anglais et danois. Mais je ne veux pas m'étendre sur cette histoire de la science présente : nous en sommes trop près et nous y sommes trop engagés personnellement, nous et nos amis, pour que nos appréciations ne soient pas ré- putées, à tort sans doute, suspectes de partialité.

En retraçant cette histoire abrégée des progrès de la science que je connais le mieux, je ne prétends, certes, ni méconnaître le rôle de l'Italie, qui fut si grand dans le passé : plaise à Dieu qu'il reprenne son importance dans l'avenir ! ni le rôle des États- Unis, ou celui de la Russie, dans ce même avenir. Mais, en £iit, je le répète, l'initiative des idées et des découvertes réside depuis plus de deux cents ans au sein des trois peuples : Anglais, Français, Allemand.

858 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Leur union et leur sympathie réciproque est indis- pensable, sous peine d'un abaissement général dans la civilisation.

Combien sommes-nous loin, hélas! de cette union et de cette sympathie I De le profond sentiment de tristesse avec lequel nous avons vu se former ces grandes organisations guerrières de la France et de la Prusse, entre lesquelles un choc terrible était iné- vitable. Nous aurions préféré, nous autres rêveurs, le désarmement universel, qui aurait réduit le sys- tème militaire de chaque peuple aux proportions indispensables pour la protection de l'ordre intérieur. L'Europe n'y marche guère : un conflit terrible a eu lieu; de nouveaux conflits plus terribles encore et plus étendus se préparent. L'extermination univer- selle, est-ce donc l'idéal de la race humaine?

Je ne sais si nos voix seront entendues ; et j'en doute fort; mais je n'en regarde pas moins comme un devoir pour les gens sensés de dire aujourd'hui toute leur pensée. C'est, d'ailleurs, aux Allemands qu'il faut s'adresser; ils sont l&s plus forts ; ils pré- tendent être les plus sages. C'est à eux de prévenir, par leur modération, les scènes de carnage que r<m entrevoit dans l'avenir.

Aussi bien les plus raisonnables parmi les Alle- mands semblent-ils faire un retour sur le passé, et

FRANCE ET ALLEMAGIIE. 960

être disposés, siaoa à faire quelque concession ikt France, du moins à comprendre la nécessité de son concours dans Tordre moral européen.

Déjà M. Dubois- Reymond, recteur de TUniversilé de Berlin, après avoir fait entendre en août 1870 les cris d'un patriotkme exalté jusqu'à la férocité, a eiprimé depuis quelques regrets du bombardement de Paris. Sachons-lui en gré : tant d'autres savants allemands Tout réclamé avec obstination.

Yoici que M. Bluntsdili, professeur à Heildelberg, professe, aunom du droit desgensS que les Prussiens se sont écartés plus d'une fois pendant cette guerre des règles adoptées par les peuples civilisés; qu'ih ont commis des cruautés excessives envers des Français qui -défendaient leur pays, brûlé des vil- lages parfois inoffensifs ; je ne sais s'il a parlé du système des otages, contraire à toute saine notion- de la morale, etc., etc.

Nous n'avons jamais dit autre chose. Que le sang versé dans les combats retombe sur la tète des cbefe et des rois qui ont entrepris ces guerres I Les soldats et les généraux en sont innocents. Les itiis eus- mêmes peuvent invoquer, à défaut de la Providence chrétienne, l'antique fatalité, qui voue Tespèce ha«-

f . Voir sa leçon, reproduite dans la Revue de$ amn publie», pu- bliée ebez Germer BaiUière, p. 632, 1871.

860 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

maine à la guerre sanglante. Mais nous n'acceptons pas cette excuse pour les violences arbitraires que nous venons de rappeler, et dont l'Europe n'avait pas connu depuis bien des années l'emploi systéma- tique. Les gens cultivés et les philosophes parmi nous, depuis Voltaire, n'ont jamais cessé de maudire de tels crimes. En voyant ces pratiques exaltées par les adresses des universités et des docteurs, il sem- blait vraiment que l'Allemagne eût perdu la grande notion de la morale universelle, et qu'elle voulût substituer à l'amour de l'humanité, prêché par nos philosophes du xviii* siècle, l'amour de la ger^ manité. C'était de vies allemandesj de souffrances allemandes qu'il s'agissait toujours dans leurs procla- mations et dans leurs adresses; comme si la vie de tous les hommes n'avait pas une égale valeur et ne devait pas être également respectée, en dehorsde la lutte des soldats armés!

Saluons donc avec espérance ces voix venues d'Allemagne qui font appel à la réconciliation. Le recteur de l'université de Munich, M. Dœllinger, à son tour, vient de s'adresser à la France, et la con- vier à reprendre sa part dans l'œuvre commune des intelligences.

La société chimique de Berlin a refusé de s'asso- cier aux violences de MM. Kolbe et Volhard, contre

FRAHCE ET ALLBMAGHE. XI

laTiMsier et les sabrants français; elle a semUé, par son sOence, reconnaître la justice de la protestation élevée par les chimistes russes contre ces excès, et elle a déclaré par la bonche de son président, M. Baejer, c qu'elle n'avait cessé d'honorer les savants firançais et les services qu'ils avaient rendus i la science, sans aucun sentiment de jalousie na- tionale».

Nous l'en remercions, e^ nous nous associons de grand cœur à ses désirs. Mais il faut qu'il sache en retour, lui et les Allemands de bonne volonté, à quel prix le concours réciproque des deux peuples peut être désormais acheté par l'Allemagne. Certes, je n'avais personnellement, avant cette guerre néfaste, que sympathie et admiration pour FAlle- magne savante. J'y comptais des amis tels que M. liebig, M. Helmholtz, M. Bunsen et bien d'autres encore ; ils sont demeurés étrangers, à ma connais- sance, i l'exaltation fanatique dans laquelle tant de professeurs allemands se sont oubliés. Mais les cir- constances présentes réclament un témoignage plus clair que le silence.

Les Allemands, entraînés par TÉtat conquérant qui les a conduits à la victoire, ont renié leurs anciennes vertus de modération et d'humanité. Us ont péché contre Tamour, contre le Saint Esprit, le plus grave

361 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

et le plus irrémiâsible des péchés, au dire des vieux théologiens catholiques. Eu un mot, ils ont pris par la force un peuple malgré lui ; ils ont annexé TAlsace et la Lorraine, contrairement au droit moderne des peuples, qui tendait à se fonder de plus en plus sur le libre consentement des hommes. C'est leur grand crime, celui qu'ils expieront tôt ou tard, s'ils ne s'en repentent volontairement : car on n'évite pas la Némésis. Peu d'entre eux, et ce sont les démo- crates, je dois le dire à leur honneur, peu d'Alle- mands ont compris, peu d'AUemandssemblent com- prendre encore aujourd'hui ce qui rend la haine fatale et le passé irrémissible.

c Le fer et le feu > ne procurent point de garantie solide; ils détruisent les empires, aussi vite qu'ils les élèvent ; ce sont des vérités banales, pour nous surtout qui venons d'en faire la triste expérience. Cependant ce n*est pas le trésor du Rhin, ravi i main armée, quel qu'en soit l'énormité ; ce n'est pas l'amertume de la défaite; ce n'est ni le sang versé, ni les villages brûlés, ni les maisons pillées et dévas- tées qui nous font redouter l'avenir; tout cela s'ou- blie d'une génération à l'autre dans la mémoire des hommes, et surtout dans la mémoire des Français, les moins rancuniers des humains. Sans doute, nous avons repris, les uns et les autres, les paisibles tra-

FRAHCE ET ALLEMAGNE. 363

¥aox de Tesprit; nous poursuivons, chaque peuple pour son propre compte, les œuvres commencées avanl la guerre.

Mais ce qui ne s'oublie pas, c'est le principe moral violé, la force mise à la place du droit mo- derne, c'est-i-dire, je le répète, la force mise à la place du libre consentement des hommes. Ce sera là, si les Allemands ne comprennent pas que le vain- queur doit faire les avances et rendre ce qu^il a pris i tort, ce sera là, malgré tous nos efforts pour éteindre la haine et calmer les esprits animés, ce sera la un jour la ruine commune de la France et de FAIlemagne, et peut-être la destruction de la civilisation occidentale.

LES SIGNES DU TEMPS

ET l'État de la science allemande

O'aPRÂS m. KOLBB, PAOrB88BUR DB CHIMIi

à l*UniYcrsit4 de Leipzig.

23 novembre 1876.

On se rappelle encore les violentes attaques diri- gées contre la culture française par certains savants allemands, il y a quelques années. L'esprit français, disaient-ils, était devenu incapable de toute appli- cation suivie et de tout travail approfondi : sa frivo- lité irrémédiable, sa légèreté spirituelle, prompte à efQeurer et à abandonner aussitôt les problèmes, lui interdisaient désormais de produire une œuvre sé- rieuse. Ces défauts étaient d'ailleurs propres à la race française, on les retrouvait jusque dans ses

LES SIGNES DU TEMPS. 365

grands hommes les plus réputés ; et les attaques de nos critiques remontaient alors jusqu'aux noms les plus illustres y tels que ceux de Lavoisier et des savants philosophes qui ont joué un si grand rôle au xvm* siècle dans la fondation des sciences natu- relles.

Telles étaient les accusations dirigées contre nous : on en retrouverait encore l'écho, sans aller bien loin. Hais nous préférons mettre sous les yeux de nos lecteurs un article publié récemment dans le Jour- nal de chimie pratique (octobre ISTô), par le pro- fesseur Kolbe, de Leipzig, l'un des savants les plus autorisés de rAUemagne, et qui s'était distingué, il y a peu de temps, par l'énergie de ses déclarations contre la science française. Aujourd'hui, la colère passée, il semble revenu à des appréciations plus équitables. Yoici ce qu'il écrit :

SIGNES DU TEMPS, PAR H. KOLBE

c Ce n'est pas la première fois que je fais ressortir et que je déplore les tendances actuelles de la chimie allemande.

» Aux recherches expérimentales exactes et à l'étude approfondie des phénomènes réels, elle substitue de plus en plus les vagues spéculations de

i

366 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

la philosophie de la nature et un schématisme vide de sens ; tout cela au grand détriment de la netteté et de la précision dans les idées et de la claité dans l'expression.

» Je ne puis m'empècher de prédire à mes corn* patriotes un avenir peu enviable pour notre sdence chimique. Je le dis avec douleur, mais avec convic- tion, si l'on ne parvient pas à arrêter la chimie allemande sur la pente fatale elle glisse depuis quelques années, si Ton ne peut la faire remonter vers un courant meilleur, nous verrons se repro- duire vers la fin du siècle ce que nous avons observé au commencement.

1 Pour les études sérieuses en chimie, nos jeunes gens devront reprendre la route de Paris, comme autrefois Rose, Runge, Mitscherlich, Liebig et autres, parce qu'en Allemagne on n'enseignera plus la chimie, mais la philosophie de la nature.

> Que celui qui trouve ce pronostic trop pessi- miste veuille bien parcourir les journaux scienti- fiques allemands et français. Il verra que les derniers contiennent beaucoup de mémoires et de recherches intéressantes, et que la liste des chimistes français connus s'est accrue de beaucoup de noms nouveaux. C'est une preuve certaine qu'après une période de marasme, et malgré les moyens matériels insuf*

LES SIGNES DU TEMPS. 367

lisants et mesquins dont on dispose chez nos voisins, l'étude de la chimie est en voie ascendante chez eux.

» Mais il y a plus, et la chose mérite d'être rele- vée : les chimistes français, jeunes ou vieux, à peu d'exceptions près, sont restés fidèles aux saines tra- ditions des sciences exactes.

> L'indépendance de leur esprit et la justesse de leur coup d'œil ne sont pas faussées comme chez nous ; ils se tiennent loin des spéculations philoso- phiques modernes sur la position relative des atomes, et sur la manière dont ils sont reliés entre eux, ainsi que sur l'atomicité des éléments, questions sur les- quelles la majeure partie des chimistes allemands usent inutilement leur temps et leurs forces.

» C'est ainsi que nous avons vu, il y a soixante ans, les savants français accueillir avec peu d'en- thousiasme les idées de la philosophie de la nature et de la métaphysique allemande. Si la France réussit un jour à s'affranchir du joug de la hiérarchie romaine, ennemie jurée des sciences naturelles, si elle brise les liens dont l'enlace le jésuitisme, qui, sous un gouvernement faible, a su devenir menaçant pour l'État et la science; si, de notre côté, nous continuons à cultiver la philosophie de la nature, au lieu de faire des rechorches exactes en chimie, nous serons bientôt distancés par nos voisins.

368 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

» Ce n'est certes pas poussé par des sympathies françaises, ni par esprit de dénigrement de la science allemande que je me vois contraint de dire que nos mémoires scientifiques en chimie portent actuelle- ment la même étiquette que certains produits de notre industrie nationale : Bon marché et mau- vais; car certainement les produits de notre méta- physique chimique moderne sont bon marché et montrent la corde.

1 Une des principales causes de la décadence de la chimie allemande est, comme je Tai déjà révélé ailleurs, un défaut d'instruction générale chez le plus grand nombre des jeunes chimistes. Il y a plus : non seulement on ne sait guère rien au delà de la chimie, mais encore on n'a étudié plus spéciale- ment qu'une des branches de la chimie, la chimie organique, et un nombre assez considérable de nos Docents en chimie ont une somme de connaissances insuffisantes. »

Nous ne savons pas si tous les jugements de M. Kolbe sont fondés. Et peut-être manquerions- nous de justice à l'égard de nos voisins, comme de modestie à notre propre égard, en nous associant absolument à ses appréciations.

Le lecteur saura faire, sous ce rapport, la part de chacun ; nous nous bornons à lui signaler la publi-

LES SIGNES DU TEMPS. 369

cation du savant professeur de Leipsig. Il en tirera sans doute la conséquence que l'esprit scientiBque français n'est pas tombé si bas qu*on l'a prétendu quelquefois; il verra que les efforts tentés dans notre pays pour soutenir renseignement supérieur, depuis la fondation de TÉcoIe des hautes études par M. Duruy, n'ont pas été perdus; et il sera porté à bien augurer des plans de réforme d'ensemble que M. Waddington propose en ce moment à nos Assem- blées.

u

F. HÉROLD

I

LES ORIGINES

1881

Je Tai connu aux Ternes, il y a vingt-huit ans, dans la maison de sa mère, ta vivaient trois nobles femmes: la veuve d'Hérold, le grand musicien, mort en 1833, dans le plein épanouissement du génie; sa grand'mëre, nonagénaire spirituelle, qui avait été présentée dans son enfance à la cour de Louis XY et qui nous apportait comme un dernier reflet de l'an- cien régime; enfin madame RoUet, la mère de madame Héroid. Ces (rois femmes étaient unies

F. HÊROLD. 371

étroitement dans un même sentiment : pour le passé, par le culte du grand homme qu'elles avaient perdu; pour l'avenir , par l'éducation de ses enfants.

La fille de la maison venait d'épouser un de mes amis d'enfance, le plus ancien de tous aujourd'hui, J. Clamageran, maintenant conseiller d'État. C'était lui qui m'avait introduit dans ce milieu tout intime, les sympathies pour les personnes étaient ren- dues plus fortes et plus hautes par le culte de la li- berté, de l'art et de l'idéal.

La plupart de ceux qui étaient reçus dans ce cénacle de famille avaient dès lors ou se sont fait un nom. C'étaient Barbereau, le compositeur, mort récemment dans une extrême vieillesse ; Scudo, le critique d'art; Demesmay, le sculpteur; Lesage; Nuitter, aujourd'hui archiviste de l'Opéra; Emile Ollivier et sa première femme Blandine, les favoris du logis, si charmants dans la fleur de leur jeunesse; Ernest Picard, avec son esprit incisif et bienveillant; Saligny, depuis sénateur, d'autres que j'oublie; enfin, les enfants de la maison : Clamageran, sé- rieux, sensé, dévoué à la chose publique, qu'il en- tendait un peu à la façon américaine; Ferdinand Hérold, vif, gai, au courant de tout, toujours prêt à donner sans compter son temps et son argent pour la cause libérale.

872 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Tels nous nous retrouvions les dimanches» auprès de ce foyer hospitalier, pour nous fortifier contre les misères et les abaissements du temps présent : les uns prêts à entrer dans la politique active et à revendiquer les franchises publiques; les autres plus particulièrement attachés au culte de la science et delà pensée; tous réunis par notre amour com- mun de la liberté. 0 jours de jeunesse attristée et persévérant malgré tout dans l'espérance 1 0 compa- gnons séparés par la mort ou par les discordes de la vie, plus cruelles encore I votre image flotte sans cesse devant mes yeux ; mais ceux qui ne vous ont pas connus ne sauraient retrouver les pensers com- muns qui nous agitaient alors et le charme de ces amitiés, rendues plus concentrées par la compres- sion universelle qui a marqué les débuts de l'Em- pire.

Dans la maison des Ternes, la musique était sur- tout en honneur, bien entendu ; mais on y causait aussi d'art et de philosophie, d'histoire et de poli- tique, en se promenant dans les longues allées du jardin, dévasté et ruiné depuis, lors du siège de Paris. Madame Hérold animait tout par sa bonne grflce» sa bonté naïve et sa chaleur de cœur, prompte à s'exciter pour les causes généreuses. Après le long deuil de sa vie, accablée dès ses débuts par la mort

F. HÊROLD. 373

de son mari, elle revivait enfin sur ses derniers jours, en s*enlourant des jeunes amis de son fils et de son gendre. Tous deux venaient de se marier, et chacun de nous amena à son tour sa jeune femme dans cette maison bénie. On trouvait comme un écho de Tardeur et du dévouement politiques des libéraux de la Restauration, ainsi que de la largeur d'esprit des femmes intelligentes du xyiii* siècle. Les hommes de ma génération ont connu les derniers représentants de cette période, dont la tradition est maintenant éteinte.

Il en est ainsi dans l'histoire : les sentiments in- times et les passions qui ont animé chaque époque et qui en expliquent la vie cessent d'être compris au bout de deux ou trois générations. Les récits écrits ne transmettent guère que les faits; mais la tradi- tion orale, de sympathie et d'éducation, est néces- saire pour bien comprendre les sentiments, c'est- à-dire les vrais mobiles de l'activité qui a produit ces faits, les vraies causes de la grandeur des hommes et des peuples, aussi bien que de leurs faiblesses et de leurs défaillances. Une fois la tradition des sen- timents perdue, il se crée dans le monde de nou- veaux courants d'opinion, meilleurs ou pires, ce n'est pas la question, mais autres.

Ceux d'entre nous qui ont été en rapport avec les

37i SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

hommes de 1830 et de la Restauration, ceux qui ont pu entrevoir dans leur enfance les survivants ex- trêmes du grand empire et de la Révolution, avec leur élan, leur énergie parfois brutale, leur enthou- siasme ardent jusqu'à Taveuglement, leur hautaine indépendance, ceux-là n'ont pas sur les choses hu- maines les mêmes idées, les mêmes jugements, les mêmes directions que la génération suivante, élevée dans un esprit plus positif, plus pratique, plus égoïste peut-être, au milieu de Taflaissement moral du second empire et du culte effréné des intérêts matériels, surexcités sans relâche depuis Fépoque déjà lointaine de Louis-Philippe. La tradition de la Révolution fut alors rompue, de même que l'orgie et la bassesse de Louis XV avaient fait oublier les hautes visées du règne de Louis XIY.

Un abtme se creuse ainsi par intervalles entre les époques qui se succèdent et sépare les jeunes gens de leurs pères et de leurs aînés. Mais, en 1854, le monde libéral et le monde même de la Révolution, dont celui-là procédait, n'étaient pas encore tombés dans le gouffre de l'oubli. Leurs sentiments survi* valent à la chute des institutions, dans un certain nombre de milieux clairsemés par la France et tels que celui que je viens de décrire.

Le feu sacré de la liberté fut entretenu, même aux

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plus mauvais jours, dans ces milieux intimes, il était si doux de se retrouver pendant les époques de défiance et de proscription. Plus tard, quand la ter- reur aveugle des intérêts commença à se calmer, quand l'Empire, engagé dans les entreprises exté- rieures de la guerre d'Italie, eut besoin à son tour du soutien des opinions libérales, une certaine détente se fit et l'on vit se former des centres de pensée plus étendus, tels que ce salon de madame d'Âgoult se sont rencontrés la plupart des hommes qui ont marqué depuis en politique. Mais, avant 1860 et au moment la loi de sûreté générale renou- velait les violences de l'origine, des réunions si libres n'eussent pas été tolérées. La petite réunion des Ternes était mieux sauvegardée, parce qu'elle n'élevait pas de si hautes prétentions, au sein de ce cercle de jeunes gens et de jeunes femmes, amis des enfants de la maison et serrés autour de la chère maîtresse du logis .

C'est que Ferdinand Hérold reçut la forte et durable impression des sentiments de sa mère. Par le milieu il fut élevé s'expliquent ce caractère dévoué et résolu que l'on a connu depuis, cette bonté, cette simplicité de cœur qui le rendaient si cher à ses amis. C'était une nature sans fiel, sans haine personnelle, uniquement attachée aux prin*

876 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

cipes, OU plutôt à leurs applications, c'est-à-dire à la recherche pratique du bien général ; car il était peut-être plus clair que profond et il n*aiinait guère les abstractions. Par s'explique aussi son goût pour la politique active, il ne tarda guère à cher- cher sa place.

II

sous l'empire

La vie publique d'Hérold nous fournit comme un tableau des péripéties et des traverses des hommes d'État de notre temps, ayant préludé par une longue et ferme protestation contre l'usurpation impériale; puis, après les folies de la fm et la catastrophe, sai- sissant le pouvoir au milieu de la tempête, plutôt pour essayer de relever la France d'une chute presque désespérée, que par une vue d'ambition person- nelle; rejetés de nouveau dans l'opposition, par la réaction triomphante, après la défaite finale de la patrie ; mais venant à bout, à force de patience et de sagesse politique, de dominer leurs adversaires et de prendre enfin, sous une forme tout à fait régu-

878 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Hère, ce pouvoir si longtemps désiré et dont la pos- session dure si peu.

Toutefois la carrière dellérold se distingue de celle de la plupart de ses contemporains par la direction générale de sa vie et par la nature de ses services. On retrouve dans les préliminaires qu'il crut devoir donner à sa carrière officielle l'influence morale exercée sur lui par son éducation et son milieu de famille.

Héroldy en effets a pensé qu'un homme politique devait se désigner à ses concitoyens, non par de vaines déclamations, mais par les services réels, rendus aux misérables et aux opprimés, par les sa- crifices faits à la chose commune. C'étaient autre- fois les commencements obligés; l'opinion publique étant réputée a priori devoir préférer l'homme qui a rendu les services les plus éclatants.

Je ne veux pas prétendre que cette méthode ne soit pas la plus digne; mais il n'en est pas moins certain qu'en fait, ce n'est pas la plus profitable. On arrive plus vite et plus facilement par le charlata- nisme des manifestes et des promesses sans limites, par l'explosion éclatante des intransigeances. C'était l'une des faiblesses de la démocratie athénienne, et c'est encore la nôtre. Mais Ilérold était trop honnête et nourri dans de trop sérieuses traditions pour

F. HÉROLD. 379

suivre une pareille voie , moins frayée d'ailleurs il y a vingt-cinq ans qu'aujourd'hui. Peut-être les lenteurs de sa carrière , les difficultés et parfois les échecs qui en ont marqué le cours ont-ils été la conséquence de cette intelligence incomplète des procédés efBcaces.

Retraçons en peu de mots la suite et les incidents de cette première période, consacrée aux services obscurs de l'opposition légale.

Reçu docteur en droit en 1851, après des études dirigées par un maître, M. Valette, dont il ne parlait jamais sans un vif souvenir d'affection, Hérold prit en 1854 une charge d'avocat à la cour de cassation et au conseil d'État, charge qu'il conserva pendant seize ans. En même temps qu'il exerçait fidèlement ses devoirs professionnels, il ne ménageait ni son talent de juriste, ni ses ressources personnelles, dans les procès politiques qui se succédèrent jusqu'à la fin de l'empire. C'étaient surtout les appels électo- raux et les procès des Sociétés ouvrières que Hérold excellait à soutenir. Cette aide accordée aux amis de la liberté de tous degrés lui valut ces sympathies po- pulaires, retrouvées plus tard à Charonne, lorsqu'il y devi nt conseiller municipal, et qui se sont mani- festées d'une façon si touchante, au dernier jour, le long de son convoi funèbre.

380 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

La revendication des principes de liberté politique contre l'Empire ne commença guère que vers i8v7. Les temps étaient sombres et presque sans espoir. L'altentat d'Orsini avait amené un redoublement de compression et des proscriptions nouvelles (loi de sûreté générale, 1858). Vacherot était condamné en police correctionnelle pour son livre purement théorique de La Démocratie^ et son défenseur, Emile Ollivier, frappé d'une interdiction de trois mois. Pendant cette première phase, tous les amis de la liberté politique et philosophique étaient tenus pour ennemis et confondus dans la solidarité d'un même soupçon par la réaction cléricale et autocratique qui dirigeait le gouvernement. C'est dire combien Ten- treprisede Hérold était courageuse et désintéressée.

Trop jeune encore pour paraître aux premiers rangs, il fit partie d'abord des comités électoraux qui préparèrent l'élection des Cinq, premiers repré- sentants de la liberté dans le Corps législatif. Il excellait dans l'organisation de ces comités. Quand il s'agissait de les former, il y apportait les ressources morales des sympathies groupées autour de lui et le concours matériel de sa fortune privée. Sa grande et étonnante mémoire des faits et des hommes lui per- mettait d'ailleurs d'y rendre des services tout parti- culiers. Au moment même de l'action, il marquait

F. Hi^ROLD. 381

avec netlelé, soit par des consultations, soit par des publications {Manuel électoral, 1863), la limite dans laquelle on pouvait se mouvoir ; limite stricte, en dehors de laquelle les tribunaux, dévoués alors au pouvoir établi, ne permettaient à personne de s'avancer. Plus tard, il défendait devant les tribunaux d'appel ceux qui avaient pris part à la lutte.

C'est au milieu de ces préoccupations qu'il ne tarda pas à être éprouvé par des deuils privés, qui produisirent pour quelque temps la séparation de notre petite société des Ternes. Il adorait les siens et il fut cruellement frappé. La perte d'un premier enfant fut suivie à dix jours d'intervalle par une perte plus funeste encore, celle de sa mère, qui n'avait pu résister au chagrin et aux fatigues amenés par la maladie et la mort de son petit-fils. Hérold en éprouva une douleur extrême et il en parut long- temps accablé ; à tel point que ses amis en conçu- rent pour lui-même quelques craintes. Un chagrin analogue d'Ernest Picard, qui perdit aussi son premier-né, la mort de madame OUivier, survenue presque en même temps, tout contribua i nous dis- perser. Cependant, après deux ans, les besoins d'une affection commune et l'accord général de nos pensées nous réunirent de nouveau, plus nombreux même que par le passé, autour de madame Clama-

382 SCIENCE ET PHILOSOPHIK.

geran, qui avait remplacé sa mère, avec non moins de bonne grâce et de tendresse délicate.

Pendant ce temps, l'horizon s'était entr'ouvert et Taffranchissement de l'Italie avait eu lieu : satisfac- tion donnée à des sympathies , dont l'ingratitude même des obligés ne saurait nous faire renier la générosité ; elle avait modéré l'amertume des dix premières années de l'Empire et adouci les es- prits.

On put entrevoir dès lors la séparation qui allait se faire dans l'opposition. Tandis que les uns de* meuraient irréconciliables et ne cessaient de pour- suivre la restauration de Tordre légal et de la Repu- blique, abattus par la force en 1851 ; d'autres pensaient qu'il valait mieux profiter de l'état présent pour constituer, sans violence et sans révolution, une nouvelle forme de gouvernement : l'Empire libéral. Le duc de Morny encourageait cette scission, et il ne tarda pas à exercer une influence personnelle et croissante sur Emile Ollivier, qu'il jugeait, non sans raison, appelé à devenir le représentant de cette évolution. Ces divisions trouvaient leur écho jusque dans notre petit groupe des Ternes.

Cependant Emile Ollivier se laissait chaque jour entraîner plus loin et il prenait (1864-1867) le rôle d'intermédiaire entre le gouvernement et l'opposi*

F. HÊROLD. 383

lion; il rêvait, je le répète, un empire libéral, qui aurait eu peut-être son jour et sa grandeur, sans la trahison du plébiscite et la folie de la guerre étran- gère. Les contradictions internes entre cette con- ception et Torigine violente du régime auraient sans doute fini par en amener la ruine; mais ces causes eussent été lentes à se développer dans une France enrichie et engourdie par la prospérité matérielle. Quoi qu'il en soit, la plupart de nos amis refusèrent de s'associer à cette entreprise; Picard, Hérold, Clamageran repoussèrent tout contact avec un ré- gime dont la tache d'origine leur semblait ineffa- çable, et ils persistèrent dans l'unité de leur conduite et dans la logique de leurs sympathies républicaines.

Ainsi se divisèrent les hommes de liberté, et cette division funeste, quoique inévitable, nous a privés au jour de la catastrophe de quelques-unes de nos énergies les plus précieuses. Je ne prétends pas ici devancer le jugement de l'histoire, ni pro- noncer des paroles de blâme; mais aucun de ceux qui ont connu intimement Emile OUivier ne me désavouera dans l'expression du regret profond que nous a causé à tous cette grande puissance morale, cette grande force oratoire, vibrante et sympathique, désormais perdue pour la France.

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384 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Jusque-là, l'opposition avait été rassemblée par les liens d'une haine commune; elle se partagea donc, et Ton vit commencer la vraie campagne des républicains purs contre l'Empire, campagne sou- tenue par les comités et les journaux et renfermée dans la mesure étroite de la légalité. Les juriscon- sultes y jouèrent un rôle capital, et Hérold au pre- mier rang parmi eux.

Les débuts de cette campagne furent marqués par le procès des Treize (1864), procès dans lequel Hérold fut représenté par le ministère public comme le principal organisateur du mouvement et condamné à 500 francs d'amende, en compagnie de Garnier-Pagès, de Carnot et de leurs amis. Il avait donné dans cette affaire la mesure de ce carac- tère sincère et résolu, qui Ta toujours conduit à accepter la pleine responsabilité des ses actes. Sa popularité au dehors, sa considération parmi ses pairs mêmes en furent accrues, et il fut presque aussitôt élu membre du conseil de son ordre. En 1868^ il concourut avec Pelletan à fonder le journal la Tribune. Ainsi se poursuivait sa carrière, con- sacrée par des services incessants, qu'il était tou- jours prêt à rendre avec un zèle égal, de quelque lumière u de quelque obscurité qu'ils fussent entourés.

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F. HÊROLD. 385

Pendant ce temps, la notoriété d'Hérold avait grandi avec l'âge, et le moment était venu pour lui d'entrer dans l'arène politique proprement dite, en passant par une nouvelle étape : la fonction de député. Tant de services rendus à la cause de la liberté justifiaient cette ambition, qui n'était autre, d'ailleurs, que celle de rendre de plus grands ser- vices. Elle exigeait même un sacrifice nouveau, celui d'une carrière assurée, honorée, lucrative. Hérold n'hésita pas.

Deux voies, alors comme aujourd'hui, s'ouvraient pour parvenir. On pouvait se présenter à Paris, ou dans une grande ville, en se couvrant de l'éclat d'une réputation faite, autour de laquelle l'opinion se rallie; ou bien en brusquant les sympathies par l'ardente manifestation de ces opinions simples et excessives qui séduisent les masses. On pouvait encore se faire nommer dans un département, après y avoir lentement conquis cette influence qu'assu- rent les services rendus et les relations personnelles. Hérold devait tenter tour à tour les deux voies, sans jamais sortir des bornes légitimes.

Appelé dans le département de l'Ardèche, par les sympathies de ses amis politiques, il s'y pré- senta aux élections de 1869; mais il obtint seule* ment 12400 voix au second tour de scrutin, contre

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886 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

19000 données au marquis de la Tourrette, can- didat officiel .

Ce fut ainsi qu'Hérold fut conduit à se faire dans l'Ardèche une situation locale : il y acquit une modeste propriété et groupa autour de lui Toppo- sition protestante et libérale. Il poursuivait len- tement cette campagne électorale, appuyée sur les dévouements publics et privés, lorsque éclatèrent le coup de foudre de la guerre de 1870 et les dés- astres de rinvasion.

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III

sous LA RÉPUBLIQUE

Les jours étaient venus : l'Empire était tombé sans gloire dans la guerre qu'il avait provoquée , et la France menaçait de s'abîmer avec lui, lorsque quelques hommes courageux saisirent le gouvernail abandonné. Aucun d'entre eux n'avait d'illusion sur l'étendue de la catastrophe ni sur l'impossibilité d'un retour déflnitif de la fortune ; mais, dans les cas extrêmes, le désespoir est parfois le meilleur conseiller. Il était nécessaire de relever la patrie et de tâcher de sauver au moins l'honneur par une résistance héroïque, il fallait montrer que la honte et la lâcheté des chefs de la nation n'avaient pas flétri tous les cœurs. Ce sont les dévouements et les

888 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

énergies suscités dans ce moment suprême qui ont fourni à la France le ressort moral de sa régéné- ration. La République a puisé dans les profondeurs du sentiment national surexcité cette force souve- raine qui a fini par vaincre tous les artifices des politiciens réactionnaires.

Hérold fut au premier rang parmi les derniers défenseurs de la patrie. Dès le 4 septembre, il était, à THôtel de Ville, Tun des secrétaires du gou- vernement delà Défense nationale, et, presque aussi- tôt, il fut nommé secrétaire général du ministère de la justice, c'esl-à-dire, en réalité, ministre en l'absence du titulaire, M. Crémieux ; après le siège» il eut un moment le titre de ministre de l'intérieur.

Son caractère et ses antécédents ne le tournaient pas vers les affaires militaires, qui ne jouèrent d'ailleurs dans Paris assiégé qu'un rôle négatif et parfois désastreux. Mais il s'occupa dès lors de cette réforme judiciaire, qui n'a pas cessé de faire obstacle à la République, et il eut au moins la satis- faction de faire établir la liberté de l'imprimerie et abroger l'article 75 de la Constitution de l'an viii, article depuis longtemps attaqué, sur la responsa- bilité des fonctionnaires. Ces réformes sont restées.

Cependant les services mêmes qu'il avait rendus, tandis qu'il était enfermé dans Paris, devinrent

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F. HÉROLD. 389

fatals à ses ambitions. Lors des élections générales à l'Assemblée nationale, il ne put soutenir en per- sonne sa candidature, proposée de nouveau dans le département de l'ArdèchCy et il échoua avec 30000 voix contre une liste de fusion. En ces heures de défaillance le pays, épuisé par la guerre et démoralisé par la défaite, ne recherchait plus que les partisans de la paix à tout prix.

Hérold ne fut pas plus heureux à Paris, lors des élections complémentaires du 2 juillet. La situation même de conseiller d'État, que lui avait donnée H. Thiers dans la commission provisoire (avril 1871), tomba à son tour au jour des élections définitives, faites par TAssemblée nationale en juillet 1872. La réaction grandissante, fortiGée par la double terreur de l'étranger et de la Commune, se tour- nait contre ceux qui avaient défendu la patrie aux jours de nos malheurs; elle les poursuivait avec un acharnement d'ingratitude, que l'on retrouve trop souvent dans l'histoire et que Hérold devait encore rencontrer, à sa dernière heure, jusque parmi ceux pour qui il avait lutté toute sa vie.

Ainsi repoussé des premiers rôles, alors que l'intérêt même de l'État aurait dû, au contraire, le faire rechercher, Hérold revint à son point de départ et il se retrouva dans Topposition. Là, comme

890 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

toujours, il s'associa à l'œuvre commune, plutôt qu'il n'y apporta une initiative inattendue ou des inventions personnelles.

Il fut l'un des plus méritants dans cette longue et tenace lutte légale contre la réaction monarchique et cléricale; lutte qui a fondé définitivement la République, parce que les républicains ont réussi à convaincre la France que le nouvel établissement était à la fois la dernière étape de la Révolution et l'espérance suprême de la patrie, en dehors de laquelle on ne pouvait plus rencontrer que les aventures et les convulsions, Tanarchie intérieure et l'intervention de l'étranger.

Aumoisde décembre 1872, Hérold était élu con- seiller municipal par l'arrondissement de Charonne. Il joua dans le conseil un rôle de quelque impor- tance, par la fermeté et la modération de son allure républicaine, qu'il maintenait à la fois contre les réactionnaires et les intransigeants. Il répondait si bien à l'esprit moyen de cette assemblée, qu'il fut élu cinq fois vice-président. Il soutint avec les citoyens sensés la candidature de Rémusat contre Barodet; et, lorsque le succès de ce dernier eut amené la chute de M. Thîers, Hérold fut le premier signataire de la protestation contre les tentatives de restauration monarchique (novembre 1873).

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Parmi ses actes comme conseiller municipal, je signalerai sa proposition d'attribuer une subven- tion annuelle de 300 000 francs aux établissements d'enseignement supérieur du département de la Seine (novembre 4875) : proposition généreuse, qui aurait associé la ville de Paris aux plus hautes directions philosophiques et scientifiques de l'esprit humain. C'est là, d'ailleurs, un ordre de dépenses et d'encouragement auquel la plupart des grandes capitales de l'Europe tiennent à honneur de partici- per. La ville de Paris y était restée trop étrangère sous l'administration matérialiste d'Haussmann, tout entière concentrée dans des préoccupations de voirie publique. Le Paris républicain a eu l'honneur de remettre l'instruction primaire à sa place et d'y con- sacrer un budget digne de cette grande cité : ni par la dépense, ni parles résultats, Paris aujourd'hui ne le cède sous ce rapport à personne. Mais il eût été digne d'en faire autant pour l'enseignement supé- rieur, qui est la véritable source de toute initiative sérieuse, de tout progrès matériel et moral dans l'humanité. Hérold comprenait mieux que personne, en raison de son éducation et de l'élévation naturelle de son esprit, qu il dût en être ainsi, et ses collègues adoptèrent sa proposition. Mais elle rencontra l'obs- tacle toujours présent des sourdes oppositions réac-

892 bClENGE ET PHILOSOPHIE.

tionnaires. Il fallait, pour que la proposition devint définitive, l'approbation du ministre de Tintérieur: or l'un des derniers actes de M. Buffet, au moment de quitter le ministère, fut d*annuler le crédit. Ainsi tomba une idée large et généreuse, et il est regret- table qu'elle n'ait pas été reprise depuis : à la condi- tion, toutefois, qu'elle ne soit pas soustraite au con- trôle des hommes compétents et détournée de sa large destination par Tarbitraire du favoritisme et les prétentions jalouses des vanités individuelles.

Mais revenons à la carrière politique d'Hérold. Sa situation grandissait de jour en jour. La République était sortie du provisoire, par la proclamation de la Constitution de 1875. Les élections sénatoriales de la Seine en 1876 se firent en vertu de la nouvelle Constitution; Hérold y fut porté, sous le double patronage de MM. Thiers et Gambetta. Il fut élu un des premiers et il vint siéger dans la gauche répu- blicaine, à laquelle il devait rester associé jusqu'au dernier jour. Là, il ne devait pas larder à retrouver, encore une fois, son rôle d'organisateur de la résis- tance légale, rôle dans lequel il excellait par la modération de son esprit et la netteté avec laquelle il traçait les limites de l'action qu'il s'agissait de poursuivre.

Le 16 mai avait interrompu le développement

F. HËROLD. 393

régulier et paçiûque des idées républicaines, et le Président de la République avait entraîné le Sénat à Toter la dissolution de la Chambre des députés (juin 1877) : faute grave qui a été l'origine d'un certain affaiblissement dans l'autorité morale de ce grand corps. Hérold Tut, avec MM. Calmoo et Peyrat, l'un des trois présidents du comité des gauches du Sénat, comité chaîné de soutenir la lutte. Ce fut peut-être le point culminant de la carrière d'Hérold, celai il exerça le plus d'influence. Avec quel zèle et quelle activité, sans ménager ni sa fortune ni sa santé, il agit dans cette circonstance et sut soutenir dans la France entière la résistance aux pressions administratives, surexcitées par la passion politique et le désir de réussir à tout prix : c'est ce que savent les témoins de sa vie. Cependant il n'abusa jamais du pouvoir presque discrétionnaire que son parti lui avait conûé. Je me rappelle un incident singulier et caractéristique de ces temps troublés, le sen- timent du juste et de l'injuste faiblissait dans cer- taines âmes sous les ardeurs des passions politiques. Un jour, l'un des défenseurs de la République dans les déparlements du Midi, employé dans la magis- trature coloniale, vint faire à Hérold une étrange proposition, t Le département de "*, j'ai mes amis, est terrorisé en ce moment par des bandes

du SCIENCE ET HHILOSOPHIE.

légitimistes qui parcourent les villages,; si vous voulez mettre à ma disposition quelques milliers de francs, je me charge d'organiser une contre-bande, qui opérera en sens contraire au nom de la République. » Je n'ai pas besoin de dir« quel accueil Hérold fit à cette proposition, qui atteste l'état d'excitation et d'anarchie le 16 mai avait jeté la France.

J'avais pu voir, quelques années auparavant, pen- dant un petit voyage que nous limes ensemble, en 1873, dans la vallée du Rhône, avec quelle sagesse Hérold savait à la fois grouper les sympathies et maintenir dans les limites de l'action légale l'énergie des convictions républicaines, si chaudes dans ces régions. J'entends encore ses entretiens avec les gens d'Aubenas, dévoués à la cause ; et j'ai présente notre rencontre à Rochemaure, au pied du volcan éteint de Chenavari, devant les aiguilles basaltiques qui portent les ruines du château féodal : nous fûmes abordés par un boucher, républicain ardent, dont le langage exubérant et la défiance naïve rappelaient la violence des passions démocratiques de Marseille.

Tant de zèle et de dévouement ne resta pas stérile. Nul peut-être n'eut plus de part qu'Hérold à l'élec- tion de la majorité républicaine qui sortit des urnes d'octobre 1877. Ce ne fut pas, comme on sait, le

F. HÉROLD. 89

5

terme de la lutte; mais, tant que se poursuivit refibrt de la réaction monarchique, tant qu'elle refusa de reconnaître sa défaite et qu'elle persista dans ses rêves de coup d'État, Hérold demeura sur la brèche, prêt à tout et disposé à pousser la résis- tance jusqu'aux extrémités. Heureusement cette douleur nous fut épargnée ; la réaction recula, au moment d'allumer dans la France un incendie plus général et plus terrible que celui de 1830.

II semblait que Hérold dût être appelé aussitôt dans le nouveau ministère, ou parmi ses auxiliaires les plus prochains. Mais le maréchal Mac-Mahon, alors même qu'il renonçait honnêtement aux résolu- tions fatales, n'avait pas abdiqué toutes ses répu- gnances contrôles amis de la République. En jan- vier 1879 seulement, au moment de se retirer, il contresigna à regret la nomination de Hérold comme préfet de la Seine.

IV

LA PRÉFECTURE DE LA SEINE

C'est dans ses fonctions de préfet que Hérold a donné toute sa mesure, en manifestant sous un nouveau jour ses capacités d'homme d'État : la mesure eût été plus large encore si son activité n'avait pas été subordonnée à la pleine possession d'une santé déjà ruinée par tant d'eflbrts, d'émotions et de sacrifices. Trois choses ont caractérisé la pré- fecture de Hérold : sa sympathie pour les idées modernes, son accord sincère avec le conseil muni- cipal et la population parisienne, enfin sa grande habileté d'administrateur. De celle*ci, il ne m'appartient pas de parler ; mais les deux premiers points veulent être relevés.

p. HÉROLD. 397

Le rôle du préfet de la Seine, on le sait, n'est pas un rôle ordinaire. Non seulement il représente le pouvoir central, qui Ta délégué; mais il remplace le chef de la municipalité, le maire, choisi dans toute autre commune parmi les élus de la cité. Ce double rôle engendre une certaine délicatesse dans les rapports du préfet de la Seine avec le conseil muni- cipal. Cette population parisienne, si mobile, si généreuse, si avide de progrès et de changements, est par même difficile à gouverner ; elle est prompte à entrer en opposition contre ceux qui la dirigent. Elle oublie volontiers la continuité néces- saire des institutions, pour réclamer l'exécution immédiate des réformes. De sa méfiance instinc- tive contre les administrateurs, même les plus honnêtes et les mieux intentionnés. Trop souvent ceux-ci sont amenés à entourer leur action de mys- tère, afin d'éviter qu'elle ne soit paralysée, soit par l'intervention des intérêts privés, soit par des oppo- sitions, nées d'une vue partielle des choses à leurs débuts et que leur développement complet dissipera. Au contraire, les citoyens réclament que tout se fasse au grand jour. Ils craignent, et cette crainte n'a peut-être pas toujours été sans fondement, que le secret administratif ne masque la poursuite de vues contraires à la liberté ou au bien public.

308 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Par une rare prérogative, à force de droiture dans ses intentions, de franchise et de bonne foi dans ses décisions, de netteté dans Texécution, Hérold avait réussi à désarmer ces méfiances et à marcher presque toujours d'accord avec un conseil maoi- cipal dont il partageait les convictions généreuses, sinon même les passions et les préjugés. Cependant la facilité de son caractère a fait parfois illusion sur l'énergie morale de sa nature. Il ne faisait aucun sacriGce à une vaine popularité ; mais il avait pour principe de laisser la volonté du conseil se développer et régler les choses de sa compétence en toute li- berté; sans autre limite que la loi, ce régulateur et cette condition suprême de la stabilité dans les régimes démocratiques. Celte limite, d'ailleurs, Une la révélait pas après coup, comme par surprise et presque en trahison, pour arrêter brusquement un courant auquel on s'était abandonné avec confiance. Au contraire, il prévenait d'avance et dès les pre- miers mots ; puis, si le conseil persistait, le moment venu, sans vain défi et conformément à ce qu'il avait annoncé d'abord, il faisait annuler la délibé- ration. C'est ainsi qu'il maintenait avec fermeté dans la pratique les principes généraux de notre droit public et de notre organisation centralisée, prin- cipes en dehors desquels l'unité française ne tarde-

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rait pas à se relâcher et i se dissoudre, au milieu de la lutte anarchique des iaiérâts contraires des communes.

Son principal appui, le motif fondamental de la confiance réciproque qui exista toujours entre Hérold et le conseil municipal, ce fut la communauté de sentiments sur les matières religieuses, spéciale- ment en ce qui touche les relations de l'Église catho- lique avec la ville de Paris.

La lutte qui s'est engagée sur ce point sera jugée plus tard comme l'un des traits les plus frappants de notre époque; c'est elle peut-être qui imprimera - à la Gn du xix* siècle son principal caractère dans l'histoire de l'humanité. 11 s'agit, en effet, d'un pro- blème qui n'a jamais été posé si haut dans l'ordre social et philosophique. Une société peut-elle vivre sans religion oFQcielle, sans appui surnaturel, sans préjugés, comme aurait dit Voltaire, en un mot en tirant tous ses principes d'action de la seule autorité de la science et de la raison? Une telle conception, entrevue dès le xvii' siècle, faisait frémir d'horreur Bossuel et les hommes de son temps. Jusqu'à notre époque, peu de politiques en aucun pays ont osé l'envisager de sang-froid. Tel est cependant l'avenir Ters lequel la France et bientôt sans doute avec elle toute l'Europe civilisée sont entraînées par ui

400 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

rant chaque jour plus irrésistible. Les mobiles fon- damentaux des actions des hommes semblent avoir changé; les dogmes positifs des religions établies ont perdu toute créance, aussi bien parmi les gens instruits que dans les masses ouvrières qui remplis- sent nos villes.

Qu*on l'approuve ou qu'on le blâme, qu'on s'en réjouisse ou que l'on s'en afflige, il n^en est pas moins certain que les croyances religieuses ne sont plus, comme autrefois, la base de l'ordre social et de la moralité humaine ; et cependant les sociétés ne se sont pas écroulées dans le désordre et la cor- ruption. La somme de vertu et de dévouement qui est dans le monde n'a pas diminué. Loin de : rhistoire de notre temps prouve que l'amour du bien, l'honneur, le goût des devoirs de famille, aussi bien que le respect des devoirs publics, ne sont ni moins répandus dans les masses, ni moins efûcaces dans les âmes d'élite : elles y ont même pris comme une dignité et une noblesse plus haute, en rejetant l'appui trompeur des opinions chimériques et des superstitions d'autrefois. Certes, il y a et il y aura toujours bien des défaillances, bien des fautes, bien des crimes dans les sociétés humaines. Mais la popu- lation de nos grandes villes n'a pas perdu le sens de rhonneur et du dévouement, pour s'être détachée

F. HÊROL0. 401

des vieux dogmes. Au contraire, il semble que la moralité soit surtout une question de race et d'édu- cation générale, plutôt que de croyances positives : les pratiques superstitieuses des vieilles religions n'empêchent guère les défaillances de leurs parti- sans. En fait, parmi les races du midi de TEurope, elles paraissent plutôt diminuer la moralité que la fortifier, en affaiblissant le sentiment de la respon- sabilité. Mais la séparation entre la société purement civile de l'avenir et les sociétés théocratiques du passé n'est pas facile à accomplir.

Les naturalistes ont reconnu dans ces derniers temps qu'il existe uiie classe de végétaux, les lichens, êtres complexes, formés par l'association d'une algue, qui pourrait subsister par elle-même, et d'un champignon parasite, étroitement entrelacés. Ces deux êtres en sont venus à vivre d'une vie commune, dans laquelle l'algue, dépouillée de son autonomie, sufGt par sa matière verte à entretenir la vie com- mune d'un être hybride.

On pourrait dire que c'est l'image des sociétés humaines, envahies depuis tant de siècles par le parasitisme des religions. Le grand et original effort de notre temps est d'opérer le départ entre les élé- ments primordiaux de l'humanité vivante, active et laborieuse, et ceux du parasite, greffés sur elle et

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402 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

entrelacés jusque dans les dernières profondeurs de noire vie publique et privée. Certes, un tel résultat ne saurait être atteint sans quelque déchirement, et sa poursuite exige la lenteur et la prudence métho- dique d'une opération chirurgicale.

Le succès déûnilif de Tenlreprise, engagée depuis le xvr siècle, par des forces morales et intellectuelles de plus en plus prépondérantes, ne paraîtra guère douteux au philosophe. Mais il faut éviter à tout prix la violence, qui est contraire à la justice et qui provoque les réactions; il faut surtout éviter de froisser ces âmes délicates et pures, qui ont identifié leur cire moral avec la vieille organisation théocra- tique, aussi bien que ces esprits honnêtes, prompts au vertige et hostiles aux brusques changements.

Aux uns, il faut faire comprendre que la société laïque est établie sur des bases plus larges et moins sujettes à trembler que les vieilles théocraties. Aux autres, plus respectables encore à mes yeux, il con- vient d'expliquer que la pureté morale qui les do- mine existe par elle-même, indépendamment de toute afrirmalion arbitraire et dogmatique. Ils seront à nous, le jour ils seront convaincus que la soli- darité et la fraternité humaines constituent un idéal plus haut et plus profond que la charité tant vantée des vieux âges. Mais évitons à tout prix de les blesser

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par la violence des compressions, ou par la brutalité des calomnies.

Étrange retour de l'histoire I Le catholicisme est aujourd'hui poursuivi des mêmes accusations de bassesse et d'immoralité; il est, disons-le fi'anche- meat, victime de ces mêmes calomnies qu'il a invo- quées autrefois contre le vieux culte poétique et naturaliste de l'antiquité. Dans les déclamations de la presse anticléricale, on croirait parfois entendre comme un écho des infamies reprochées au pa^- nisme par Lactance et par Tertullten. Les Pères de l'Église, eus aussi, ont abusé de ce procédé de polé- mique, qui consiste à reprocher à un culte les sot- tises et les crimes de quelques-uns de ses adeptes, à s'armer de l'ineptie des supersltlions locales contre des croyances longtemps respectées, qui ont eu leur grandeur et leur rôle dans l'histoire de l'humanité. Les mensonges à l'aide desquels le catholicisme a ameuté les peuples pendant tant de siècles contre les savants el les philosophes, les accusations ima- ginaires au nom desquelles il a immolé tant de mil- liers de victimes au moyen âge, sont aujourd'hui retournées contre lui. Si la voix qui demande du sang retentit encore parmi ses partisans l fanatiques, cependant les vrais libres penseu tenus à montrer plus d'impartialité qu'il

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404 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

jamais eu et à reconnaitre le rôle utile qu'il a pu jouer autrefois dans le développement moral de rhumanité. Mais cette haute justice fait partie des résultats théoriques de la science moderne. Dans la pratique, Theure de la laïcisation est venue, et notre société est sur le point de rompre ses derniers liens.

Hérold le comprit mieux que personne. Héritier des traditions philosophiques et politiques de notre siècle, il se jeta avec ardeur dans le mouvement des- tiné à assurer à l'instruction populaire son auto- nomie.

Ce mouvement a soulevé les protestations les plus vives de la part des catholiques menacés dans une longue possession, qui jusque-là avait été à peine troublée, même au temps de la monarchie consti- tutionnelle de Louis-Philippe. En 1850, ils avaient fait consacrer légalement l'oppression de l'enseigne- ment populaire. Non contents de ce succès et prompts à saisir toute circonstance favorable, ils avaient cimenté leur pouvoir, après 1870, par de nouveaux artifices, abusant de l'afTaiblissement du gouverne- ment central et profitant de nos désastres mêmes.

Un tel pouvoir ne pouvait durer, et le principe même de leur réclamation ne saurait être accepté. On ne saurait regarder comme une persécution la perte du droit de tyranniser les consciences, 11 y a

F. HÉROLD. 405

une méprise, une duperie singulière, qui s'est produite trop souvent dans l'histoire contemporaine et dans laquelle notre génération, éclairée par les événements de 1850, ne saurait retomber, c Nous ?ous avons demandé la liberté, s'écriait alors l'un des défenseurs les plus autorisés du cléricalisme, nous vous l'avons demandée, quand vous étiez au pouvoir, parce que c'était votre principe; aujour- d'hui nous vous la refusons, parce que c'est le nôtre ; nous ne devons tolérer que la liberté du bien. » Laisser l'indépendance à toutes les opinions, c'était, à l'écouter, insulter, opprimer la religion, et cette plainte s'entend encore à Rome. Rome, en effet, est troublée par dans ses pratiques traditionnelles d'oppression. Le Compelle intrare a toujours été l'une des maximes fondamentales de TÉglise ; inter- rogez, même à l'heure présente, ses chefs les plus autorisés, et vous ne tarderez guère à les amener à avouer que c la dureté des temps » les oblige seule à y renoncer.

Telle n'est pas la devise de la civilisation mo- derne ; mais elle a, au contraire, le devoir de sau- vegarder les pauvres, les enfants, les malades, les mourants, contre des habitudes traditionnelles d'op- pression. C'est au nom de la liberté des consciences qu'il importe de mettre un terme à une trop longue

406 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

intolérance et de cesser d'imposer à tous les pra- tiques religieuses par le concours du bras séculier, c*est-à-dire du pouvoir civil.

A ce point de vue, disons-le hautement, la cam- pagne entreprise par Hérold et parles municipalités des grandes villes est légitime. Mais on doit veiller avec le plus grand soin à ce que l'exclusion des pra- tiques religieuses obligatoires, dans toute la série des actes de la vie civile, ne dégénère pas en provo- cation ou en persécution contre des sentiments sin- cères, et dont on ne saurait méconnaître ni la légi- timité ni la grandeur morale. La limite est parfois délicate à tracer, et peut-être sous ce rapport des fautes ont-elles été commises. Je veux parler de Ten- lèvement public des crucifix dans les écoles. Sur ce point, les ordres de Ilérold avaient été dépassés, par zèle ou par maladresse : il le reconnaissait; la ma- ladie l'avait empêché de surveiller les détails d'une exécution intempestive. La chose une fois faite, avec sa résolution naturelle, il eut la générosité de cou- vrir des agents qui l'avaient compromis. Mais, en désavouant quelques abus regrettables, il convient de maintenir le principe.

Posons nettement la question.

Il ne s'agit pas de s'opposer à des actes religieux que la conscience d'un citoyen regarde comme né-

cessairef!, quelque opinion que l'on puisse avoir soî-mème à cet égard; mais il convient d'empêcher qu'on en imposeà tous indistinctement la pratique dans les lieux publics. Nous oublions trop vite le passé. Jusqu'à la fin du xviii* siècle, cette pratique était obligatoire, même dans la vie privée : chacun devait faire ses P&ques et recevoir les derniers sa- crements; et la liberté du reîas n'a pas été entière sous la Restauration. Aujourd'hui, ia vie privée est devenue libre; mais les actes de. la vie publique sont demeurés enchaînés jusqu'à ces derniers temps. La mairie, l'école, l'hôpital, le cimetière doivent être séparés de toute attache religieuse obligatoire, c'est- à-dire qu'ils doivent être purement laïques. Il con- vient de prévenir désormais l'oppression du faible, du malade, de l'enfant, si longtemps érigée en prin- cipe et en maxime d'État dans les pays catholiques. Voilà l'œuvre à laquelle Hérold s'était voué et qu'il a poursuivie et à peu près entièrement accomplie à Paris : ce sera l'un des caractères les plus marquants de son administration dans l'histoire de notre temps. 11 y fut ûdèle jusqu'à la mort.

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LA FIN

Ainsi, après une longirc suite de services rendus à la patrie, à la liberté, à la démocratie, Ilérold était arrivé à Tune de ces situations élevées qui permet- tent à un homme de jouer un rôle dans Tbistoire et d'intervenir dans les destinées de son pays: ses ambitions étaient satisfaites, ambitions légitimes qui avaient eu pour mobile, non la poursuite de vains honneurs et le désir stérile d'une autorité pré- poterne, mais l'amour du bien public et la volonté d'y conformer la direction des choses administra- tives. Mais, éternelle vanité des desseins et des féli- cités humaines ! à peine avait-il eu le temps d'exercer cette direction, depuis si longtemps désirée, que

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F. HÉROLD. 409

les signes précurseurs d'une fin prochaine apparu- rent, signes trop visibles pour ses amis comme pour lui-même.

Le mal venait de loin. Dès 1875, une maladiegrave Tobligea de subir une suite d'opérations, auxquelles il eût succombé sans Thabileté consommée de son ami, le D' Labbé. Sa fermeté ne fut jamais troublée par un danger dont il avait pleine conscience, c Mon ami, me disait-il plus tard, vous ne savez pas dissi- muler; je lisais jour par jour sur votre visage inquiet la gravité de mon état. > C'était le signe d'une affec- tion organique profonde, le diabète, dont il était atteint à son insu depuis plusieurs années.

Il se rétablit pourtant, et il ne tarda pas à être mis en demeure de déployer une activité plus grande que jamais, lors des événements du 16 mai. L'excitation de cette lutte sans relâche, il fut comme le centre du mouvement électoral de la France entière, le soutint contre des fatigues accumulées; mais non sans user davantage les ressorts d'une constitution faiblissante. Une fois préfet, il se donna tout entier au travail de sa nouvelle fonction, prolongeant jus- qu'au milieu de la nuit la lecture des dossiers et l'examen des affaires.

C'est dans cet état de tension d'esprit qu'il fut frappé au cœur par la maladie et la mort de l'un de

410 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

ses enfants, son jeune ûls Georges, le préféré peut- être, à cause de sa ressemblance avec son grand- père le musicien. Cette jeune existence fut fauchée dans sa fleur, à la suite d'une longue et douloureuse maladie.

Hérold ne se consola jamais de cette perte. Depuis, sa santé demeura toujours languissante. Il s'enfonça dans un travail redoublé, pour étourdir sa douleur, c Je le vois sans cesse devant moi, disait-il, dès que je cesse de travailler. »

En vain, il chercha à relever ses forces par des séjours aux eaux de Vais, la vallée aux volcans éteints, aux chaussées basaltiques. Tune des régions les plus pittoresques de la France ; par des voyages en Italie, pays de prédilection pour cet esprit artis- tique, et il avait retrouvé plus d'une fois le calme intellectuel et moral, si difficile à conserver dans les surexcitations incessantes de la vie parisienne.

L'hiver de 1879 à 1880 amena un déclin déGnilif. Atteint d'une bronchite grave et tenace, il consentit à peine, vers le printemps, sur les instances réité- rées des siens, à prendre quelques semaines de congé qu'il passaà Arcachon. Cette nature diligente, peu encline à la contemplation philosophique, ne pouvait supporter la solitude. H ne savait pas s'ab- sorber dans la nature et retremper dans la vue une et

F. hÉROLD. 411

changeante des choses les ressorts de sa vie morale. 11 avaity pour se soutenir, besoin d'une activité obli- gatoire.

Il revint bientôt à Paris, un peu ranimé par le repos et la douceur du climat du Midi, mais sans se faire d'illusion sur la gravité d*un état physiologique qui devenait chaque jour plus menaçant.

Il eût pu vivre sans doute quelques années de plus, s'il eût consenti alors à tout quitter, avant que l'afTai- blissement de ses organes, minés sourdement par la maladie, devint irréparable. A ce moment critique, quelques-uns de ses amis, sollicités par le calme avec lequel il envisageait son état, osèrent lui dire fran- chement la pénible vérité.

Non, sans doute, répondit-il, il ne me plaitpas de mourir avant Theure, en laissant ma famille sans appui, mes enfants non élevés. Mais j'ai entrepris une œuvreque je veux poursuivre jusqu'au bout. Je resterai et j'altendrai ma destinée, i Parmi ceux qui ont goûté cet âpre fruit de la politique active, il en est peu qui aient eu la résignation de s'en détacher d'eux-mêmes et sans y être obligés par la nécessité.

Ainsi Hérold refusait de se retirer de l'arène il avait combattu ce grand combat, qui dure et qui durera éternellement entre l'esprit nouveau et les

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412 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

I

vieilles tyrannies, entre la science moderne et l'igno- rance traditionnelle, entre la libre pensée et la su- perstition. A dater de ce jour, la funèbre question ne fut plus posée entre nous. Quelques allusions voilées, parfois réchange d'un sourire attristé mon- traient cependant que cette pensée était toujours présente au fond de son esprit. Cette nature vail- lante n'en jouissait pas moins jusqu'au bout des derniers jours de son activité. 11 sentait la mort venir lentement, avec cet esprit résolu qu'il avait porté dans tous ses actes; ce n'était pas sur lui- même qu'il s'affligeait, mais sur sa femme, sur sa sœur, qui contemplaient les progrès du mal avec une tristesse inexprimable. Mais pour lui-même il avait la sérénité du sage, qui accomplit son devoir et poursuit son œuvre jusqu'au bout, prêt à se coucher dans le sillon pour y mourir, sans vaine plainte et sans vaine espérance.

Cependant son esprit pratique et naturellement optimiste ne s'arrêtait pas longtemps sur ses som- bres perspectives; il ne croyait pas d'ailleurs le terme si prochain. Ce terme apparut dès le com- mencement de décembre aux compagnons affectueux qui observaient le malade avec la sollicitude d'une tendresse inquiète. L'échec même de sa candidature de sénateur inamovible ne l'affecta pas plus qu'il ne

convient, et nul mot ne sortit de sa bouche, q trahit l'amertume causée par la trahison d'anciei amis et la méconnaissance des longs services rendi à la cause républicaine. Il regardait son avenir po! tique avec plus de confiance peut-ëlre que la durt même de sa vie. Quelques jours avant sa mort, il n partait encore de sa candidature dans les Pyrénée. Orientales, dernier sourire d'espérance qui éclai: son intelligence près de s'obscurcir.

Il travaillait encore ce jour-là, courbé sur di dossiers que ses yeux affaiblis avaient peine à lin et s'occupant^ du personnel des hôpitaux conQés ses soins. Mais ce fut le suprême éclair de voloot

VI

LES FUNÉRAILLES

II s'éteignit le 1" janvier 4882, vers le matin, attristant à jamais cet anniversaire pour sa famille et ses amis désolés. Il avait demandé que ses obsèques fussent accomplies en écartant la pompe des cérémonies officielles : son vœu a été respecté, sans pourtant refuser à sa mémoire une consécra- tion en harmonie avec la direction et la logique générale de sa carrière. Pour la première fois, Tarméc de Paris fut associée dans ses principaux représen- tants à un enterrement civil. L'approbation sympa- thique du peuple parisien, dont il avait été le ser- vileur dévoué, s'y joignit avec une touchante spon- tanéité. De temps en temps, du sein de cette popu-

HP--*

F. HÉROLD. 415

lation aceoonie pour rendre un dernier hommage au préfet qu'elle aimait, il s'échappait sur le trajet du convoi le cri de Vive la République ! comme pour attester jusqu'au bout la cause à la- quelle Hérold s'était dévoué. Un dernier mot d*adieu, par Peiletan, a rappelé sur sa tombe que ce répu- blicain, ce philosophe, cet homme politique ennemi de tout préjugé, avait été le modèle des vertus pu- bliques et privées. C'est là, en effet, Fun des carac- tères de notre époque ; le dévouement, le désinté- ressement, l'élévation morale dans leur plus haute expression, loin d'accompagner d'une manière nécessaire les partisans des anciennes croyances, sent de jour en jour pins rares parmi eux, pour devenir le patrimoine des amis du progrès et de rhumanité.

L£S SAVANTS

PENDANT LE SIÈGE DE PARIS

t87î.

Quand vint le siège de Paris, dernière étape de nos défaites, on se tourna vers la science, comme on appelle un médecin au chevet d'un malade agonisant. Le concours de Tesprit et de la méthode scientifiques eût été sans doute plus efficace si on l'eût invoqué depuis de longues années pour organiser les forces matérielles et morales de la France : nos ennemis l'ont fait, mais on n'a pas encore su leur ravir le secret de leur puissance.

Quoi qu'il en soit, le dévouement des savants aux- quels on faisait appel in extremis n'a pas manqué à

LES SATA5TS FCSftAST LE SIÈGE DE FAEIS. 417

h pairie. Les nombreux comités inslitoés dans ce péril sapréme ont donné leur temps, leor santé et lenr intelligence, sans mesure ni réserre. S'ils n*ont pas sauvé la patrie d'un désastre, rendu inéTÎ- tabh par la destruction déjà accomplie de notre organisation militaire, ils ont pourtant imprimé au siè^e de Paris quelques-uns des caractères qui le distingueront dans rhbtoire.

On n'avait pas encore vu cette merveille d'une cor- respondaoce méthodique, entretenue par une rille investie, à l'aide des ballons et des pigeons, avec le concours de la photographie microscopique : œ sera la légende de l'avenir, comme ce fut Tobjet de l'éton- sèment et de la fureur de Tennemi, attestés par de cmelles et impuissantes menaces.

(Test griœ i la scioce que Fou a pu fondre dans Faris ces quatre cents canons de campagne d'un nouveau modèle, supérieurs en portée aux canons prussiens et qui, du haut du plateau d'Avron, tinrent pendant un mois les Allemands en échec sur la route de Cbelles.

(Test grice i la science que la Ead)rication de la dynamite, presque ignorée en France, a pu être im- provisée, sans ressources spéciales et dans les con- ditions en apparence les plus défavorables; c'est grice i la science que la lumière électrique a joué,

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418 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

dans réclairage nocturne des travaux de défense, un rôle inattendu et dont remploi méthodique a rendu toute surprise impossible. C'est grâce à la science et aux moyens nouveaux enseignés par elle pour la défense des brèches que toute tentative d'assaut fut épargnée à la ville assiégée : cette tentative eût sans doute abouti à quelque grand désastre pour nos adversaires.

Mais il faudrait un volume tout entier pour énumé- rer les efforts et le dévouement de tant de savants patriotes.

Efforts infructueux ! Tœuvre de la faim

saevior armit

accomplit ce que la force armée n'avait pas osé faire.

J'ai présidé l'un des comités, appelés dans le dan- ger suprême : c le r4omité scientifique pour la défense de Paris,» institué le 2 septembre 1870 près le minis tère de l'instruction publique, par M. Brame, main- tenu^ et encouragé par M. Jules Simon, après la pro- clamation de la République.

Nous avons fourni comme les autres, jour par

1. Le Comité se composait de MM. d*Àlméïda, Breguet, Frémy, JamÎD, Ruggierî, Schutzeiiberger. Sur ma demande, on nous ad- joignit un second comité, dit de Mécanique, composé de MM. Delau- nay, président ; Cail, Claparëde, Gévelot et Rolland.

LES SAVANTS PENDANT LE SIËGE IiE PARIS. MO

jour et sans nous lasser, notre contingent de bonne vo- lonté, de labeur et de patriotisme. Je pourrais racon- ter nos travaux; mais il ne convient guère après la défaite, de faire l'histoire détaillée des efforts qui n^ont pas abouti.

Si j'ai cru devoir rappeler ces faits, c'est afin d'ex- pliquer comment nous nous sommes trouvés écartés de la direction première de nos expériences. Adonné, dès mes débuts dans la vie, au culte de la vérité pure, je ne me suis jamais mêlé à la lutte des intérêts pratiques qui divisent les hommes : j'ai vécu dans mon laboratoire solitaire, entouré de quelques élèves, mes amis. Mais, pendant la crise suprême traversée par la France, il n'était permis à personne de de- meurer indifférent ; chacun a apporter son con- cours, si humble qu'il pût être. Voilà comment j'ai été arraché à mes études abstraites et j'ai m'occu- per de la fabrication des canons, des poudres de guerre et des matières explosives. J'ai tâché de faire mon devoir, sans partager les haines étroites de quelques-uns contre l'Allemagne, dont je respecte la science, en maudissant l'ambition impitoyable de ses chefs.

Nos travaux mêmes ont été présentés au public sous cette forme générale et purement rationnelle, qu'un savant doit s'efforcer de donner à ses publica-

420 SCIENGH ET PHILOSOPHIE.

lions, convaincu que la grandeur de la civilisation consiste à n'être assujettie à aucun préjugé de per- sonne, de race ou de nationalité. Toute vérité, dé- couverte sur un point du globe, profite à l'humanité tout entière. Puisse cette guerre funeste, et les ini- quités qui en ont marqué la déclaration comme le dénouement, n'avoir pas affaibli dans les intelligences la notion du rôle idéal de la science !

UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS

LES ESSAIS SCIENTIFIQUES

POUB RÉTABLIR LES COU MUHICATIOHS ATEC LA PROYINCB

ET LA COBRESPOHDANCE ÉLECTBIQDE PAR LA SEIHE

La mort de M. Desains, professeur de physique à la Sorbonne, a réveillé, il y a quelques mois, le sou- venir déjà lointain de l'un des épisodes les plus cu- rieux et les moins connus du siège de Paris, celui des tentatives pour établir une correspondance élec- trique par la Seine entre la ville bloquée et le reste de la France. Les récits qui en ont été faits jusqu'ici sont obscurs et presque légendaires : peut-être n'est- il pas inutile d'en donner une idée plus exacte. L'his- toire de ces essais présente, en effet, un double inté-

Att SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

rêt : d'un côté, elle soulève un problème scientifique, qu'ils n'ont pas résolu et qui n'est même pas éclairci à l'heure présente; tandis que, à un autre point de vue, elle est caractéristique de l'état moral étrange que la France et Paris offraient dans cette triste et terrible époque.

Si la pensée m'est venue de retracer cette histoire, c'est que j'en ai une connaissance toute personnelle. J'étais président du Comité scientifique de défense, qui proposa au gouvernement d'envoyer en province M. d'Alméida pour tenter l'aventure; et j'étais l'ami particulier de ce savant patriote, qui risqua sa vie pour poursuivre la solution pratique d'un problème à peine ébauché en théorie, mais dont le résultat pouvait être capital : nous étions réduits à un état trop critique pour laisser perdre aucune chance, si chimérique qu'elle eût pu paraître en temps ordi- naire. Ce n'est pas la seule que nous ayons tentée; mais il ne convient de parler aujourd'hui que des essais ayant pour but de rétablir les communications entre la province envahie et Paris investi. Je possède des documents précis à cet égard, dans mes notes recueillies au jour le jour, depuis le 2 septembre 1870 jusqu'à la fin du siège, ainsi que dans le rapport iné- dit par lequel d'Alméida rendit plus tard compte de sa mission au gouvernement : M. Janet, notre ami

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UN CHAPITRE DU SIË6E DE PARIS. 423

commua, a bien voulu m*en communiquer la minute. Rappelons d'abord l'objet de cette mission et les conditions matérielles et morales dans lesquelles elle fut accomplie. Il s'agit du siège de Paris, l'une des entreprises de résistance les plus désespérées qui aient jamais eu lieu dans l'histoire des peuples. Cette , entreprise, qui frappa l'Europe d*étonnement, s'ex- plique par le caractère des hommes appelés à suc- céder à l'Empire.

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La génération qui entre aujourd'hui dans la vie et qui se précipite ardemment dans l'action politique et dans les âpres compétitions du présent a déjà quel- que peine à se représenter l'état psychologique de celle qui l'a précédée et la douleur profonde qui a empoisonné notre vie. Nous aussi^ nous avions rêvé d'avoir notre jour et notre heure de direction. Vain- cus dans notre jeunesse, le cœur tout rempli des grandes espérances déçues de 1848, après le long abaissement moral de la France, nous voyions enfin arriver le moment l'énergie indestructible des forces libérales qui entraînent le monde amenait le terme du régime d'oppression et de réaction qui

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UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 425

nous avait accablés. Mais, plutôt que décéder au cou- rant intérieur de l'opinion, le parti obstiné qui en- tourait Napoléon III préféra jeter la nation, peut-être malgré la volonté même d'un souverain indécis, dans la guerre étrangère. On sait ce qui suivit. Hélas I l'héritage qui nous était mainteucint laissé, c'était l'horreur de la défaite et la ruine de la patrie ! Quinze ans sont écoulés depuis : l'amertume de ces souvenirs est restée aussi brûlante dans nos cœurs qu'aux pre- miers jours. Quand TEmpire disparut de lui-même, comme un décor englouti, son chef était prisonnier, et nul de ses partisans ne se présenta pour reven- diquer un pouvoir déshonoré. C'est alors que la Ré- publique fut proclamée, comme le seul gouvernement qui pût encore défendre la patrie. Â ce moment, la lutte contre l'ennemi était à peu près sans espérance. Nous la poursuivîmes cependant. Notre race est trop Gère pour se résigner à l'humiliation sans jeter un suprême défi à la destinée. Mais il fallait justiGer cette témérité, sinon par le succès, du moins par la grandeur héroïque des derniers sacriGces. Plus d'une illusion se mêla sans doute aux entreprises sérieuses : celles-ci, même les plus réfléchies, n'étaient pas destinées à une réussite Gnale. Aussi le récit des épisodes de cette période n'est-il guère que l'histoire des forces inutiles et des dévouements perdus : per-

426 SCIENCE ET PHILOSOPHIE

dus en apparence du moins, et quant à leur objet prochain.

Que d'actes admirables accomplis en silence pen- dant le siège de Paris I J'ai vu un ingénieur des mines, d'une haute instruction et d'un esprit très cultivé, s'installer au sommet de l'une des tours de Saint-Sulpice, y vivre dans la solitude austère d'un stylite d'autrefois, sans autre espérance que d'aper- cevoir un signal lointain, qu'il avait l'ordre de guet- ter et qui n'est jamais venu. J'ai \u l'ingénieur Descos, qui était naguère l'aide dévoué du physicien Regnault dans ses recherches les plus délicates, et qui mourut un an après, des suites des misères du siège stoïquement supportées, j'ai vu Descos passer sa vie au milieu des boyaux des champignon- nières, établies dans les galeries abandonnées des carrières de pierre de taille, sous la plaine de Cla- mart. II avait relevé le plan de ce réseau souterrain et il s'occupait d'en percer les impasses irrégulières et de les relier en un système continu, dans l'espé- rance de pouvoir quelque jour surprendre l'assié- geant ou détruire ses travaux. Un jour même, il crut avoir réussi . En compagnie du colonel Laussedat, nous cheminâmes ensemble sous terre, pendant plusieurs kilomètres, dans la pensée de faire sauter les batteries de Châtillon. J'ai assisté à bien des

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UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 427

dévouements obscurs, qui n'attendaient et n'ont jamais recherché d'autre satisfaction que celle d'une conscience désintéressée. Nulle part ce désintéresse- ment ne s'est mieux manifesté que dans les essais de correspondance entre Paris et la province : on y jouait continuellement sa vie en silence; nulle part ne se retrouve davantage le sentiment du devoir patrio- tique qui animait les Français. Pourquoi donc ces essais obstinés, cette volonté infleiible de réussir à tout prix ? C'est que le salut de la patrie dépendait du rétablissement des communications.

III

C'est dans son unité et sa forte centralisation que réside surtout la puissance de la France. Un méca- nisme savant, organisé et perfectionné sans cesse depuis des siècles, en réunit les provinces à la capi- tale. Les citoyens les plus habiles et les plus instruits, appelés de toutes les parties du pays par le jeu des institutions, se trouvent réunis à Paris. Ils donnent l'impulsion et le reste suit, façonné par une longue habitude. Séparer Paris des départements, c'est en quelque sorte étrangler la France; c'est l'opération la plus terrible et la plus efficace que Ton puisse exécuter contre nous. Dès la fin du règne de Louis XIV, Vauban redoutait la prise de la capitale.

UN CflÂPITRK DU SIËGE DE PARIS. 4:20

Hais nul ennemi n'était parvenu à en tenter l'inves- tissement jusqu'à l'année 1870.

Les Prussiens osèrent l'entreprendre, enhardis par la destruction et par le blocus de toutes nos armées. Ils espéraient d'abord que Paris, abandonné sans défense, se rendrait à leur arrivée, comme l'avaient fait Vienne, Berlin, et Paris lui même, au début de ce siècle : c'était la nouvelle tactique inaugurée par Napoléon !•'. Au temps de Louis XIV, on n'eût pas osé attaquer une capitale, avant d'avoir conquis tout le pays dont elle était le centre. Les grands sièges d'autrefois, ceux de Carthage, de Jérusalem, de Con- slantinople, avaient toujours été précédés par cette conquête préliminaire, qui assurait le succès, en rendant impossible la formation de puissantes armées de secours. Napoléon P' eut l'audace de marcher droit sur les capitales, deux fois avec succès ; la troi- sième tentative amena sa ruine. Mais ni Vienne, ni Berlin, ni Moscou n'ont résisté à l'agresseur. C'était une chose nouvelle dans l'histoire du monde que de prétendre à la fois assiéger la capitale d'un pays et tenir tête à la nation en armes. Les Prussiens n'y pensaient pas au début. Ils croyaient, je le répète, soumettre Paris et terminer la guerre d'emblée. Surpris de celte résistance inattendue d'une ville sans année, ils résolurent d'isoler Paris du reste de la

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iaO SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

France, de façon à rendre impossible toute nouvelle organisation militaire. En effet, au moment de Tin- vestissement, les cadres matériels et les derniers officiers étant enfermés dans Paris, il n'existait plus au dehors ni armées constituées, ni administration pour en former de nouvelles. Voilà la criminelle inaction de Tarmée de Metz et la folle tentative de l'armée de Sedan nous avaient réduits !

Pour les Français, au contraire, la résistance de Paris ouvrait une nouvelle période. C'était un coup de désespoir, qui permettrait peut-être de tirer parti des ressources nationales, affaiblies mais non anéan- ties; de lever tous les hommes en état de com- battre et de les organiser en nouvelles armées. La chose aurait pu se faire suivant des r^les établies d'avance, si l'action de Paris sur la France s'était exercée sans discontinuité. Cette impulsion centrale interceptée par le blocus, il s'agissait de la rétablir à tout prix.

La nécessité de la correspondance entre la capitale et la province n'était pas moins grande, au point de vue même du maintien de l'énergie morale et de Tordre intérieur dans Paris. Chacun se rappelle combien fut douloureuse cette privation des nou- velles générales et privées, prolongée pendant des mois. Les événements du dehors ne nous étaient

ty CHAPITRE DE Sl£CE DE PARIS. Ul

cominaBiqaés que par des débris de journaux, re- cueillis aux avaal-postes et dont on publiait les moindres Tragmeats^en les commenlanl avec la sub- tilité des épigrapbistes étudiant une inscription an- tique. Le-^ Prussiens comptaient bien surTeffet d'une semblable épreuve pour troubler et démoraliser les esprits.

On voit par comment le premier et le plus grave problème qui se posa devant le Gouvernement de ta Défense nationale Tut le proUème des conmiunica- tions et de la correspondance réciproque entre Paris et la province. Tout devait être essayé dans cet ordre, même l'impossible et le chimérique.

IV

Autrefois, pour alteindre un tel but^on ne con- naissait guère qu'un seul procédé : celui des exprès se glissant à travers les lignes, transportant les ordres au dehors et rapportant les nouvelles. Mais c'est un procédé lent, peu sûr et peu efficace. Un ennemi vigilant a toujours réussi à intercepter pres- que complètement ce genre de communication. S'il est incontestable que quelques individus j'en ai connu moi-même ont réussi à rentrer dans Paris à travers les lignes prussiennes, il n'est pas moins sûr que le nombre a été fort petit, et tout à fait in- suffisant pour entretenir des communications ré- gulières. Certaines personnes avaient pourtant gardé

UN CBAPITRE DU SIKGE DE PARIS. 433

à cet égard des doiiles pendant le siège, convaincues que le gouverneur de Paris conservait quelque mode secret de communication avec le dehors, mais qu'il le dissimulait à ses collègues, dans la crainte de le compromettre par suite des indiscrétions. J*ai eu Toccasion d'interroger à cet égard, il y a peu d'années, le général Trochu à Tours, il vit dans la dignité stoîque d'une retraite silencieuse; mais il m*a affirmé n'avoir jamais eu de système d'es« pionnage oi^anisé à travers les lignes d'investisse- ment. La chose était, d'ailleurs, à peu près impos« sible.

Les procédés d'autrefois étant paralysés, il s'agis- sait de savoir si l'on pouvait trouver dans la science moderne quelque méthode nouvelle, pour commu- niquer au loin et à travers l'ennemi. Ce fut la pre- mière question soumise par le gouvernement au Co- mité scientifique de défense, le 3 septembre, jour de sa constitution. Le siège de Paris était imminent et la ferme résolution des Parisiens déjà déclarée de toutes parts; la proclamation de la République, qui eut lieu le lendemain, afQrma hautement cette réso- lution.

Nous nous mimes à l'œuvre aussitôt, pour exami- ner les procédés de correspondance déjà proposés et pour en imaginer nous-mêmes de nouveaux. Ce sont

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4Si SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

ces essais persévérants dont je vais retracer Tbis- toire.

Parmi les diverses méthodes de correspondance scientifique, il en est une, en effet, proposée de di- vers côtés, qui fut bientôt adoptée et mise en pra- tique. On reconnut qu'il était facile de sortir de la ville et de s'en éloigner au moyen des ballons, qui transmettraient à la province les avis et les ordres. L'ennemi, furieux de voir ainsi forcer le blocus, tenta en vain de s'opposer au départ des ballons; mais on ne manqua pas un seul jour d'hommes in- trépides, prêts à braver les dangers de l'air et les menaces de l'ennemi.

Le retour des nouvelles était plus difficile : pour l'obtenir par la même voie, il eut fallu savoir diriger les ballons. Des essais furent exécutés dans ce sens et Ton construisit même un ballon spécial, en forme de poisson, diaprés les indicafions d'un aéronaute nommé Vert. Mais il ne se pressait guère, et le bal- lon n'était pas fini quand Paris capitula. Le pro- blème, d'ailleurs, n'est pas encore résolu, bien qu'il ait fait depuis de grands progrès, par suite des tra- vaux de Dupuy de Lôme et du capitaine Renard. Ce fut par un autre procédé que l'on réalisa le retour des dépêches, fort incomplètement à la vérité : ce fut à l'aide des pigeons voyageurs, porteurs de pho-

UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 435

tographies microscopiques. L'emploi des pigeons avait déjà eu lieu dans des sièges anciens, mais acci- dentellement et sans établir un échange régulier de correspondances. Quant aux photographies micro- scopiques, nous les proposâmes dès le 3 septembre et elles ne tardèrent pas à être réalisées, principale- ment grâce à Thabileté d'un artiste dévoué, M. Da- gron. Le problème des communications trouva ainsi, par le concours des ballons, des pigeons et de la pho- tographie, une première solution : ce fut môme la seule qui réussit à être mise en pratique ; malheu- reusement elle était imparfaite, rare et irrégulière.

Nous tentâmes autre chose et nous poursuivîmes des essais variés dans quatre directions principales : les engins flottants, les systèmes acoustiques, les systèmes optiques, les systèmes électriques.

On essaya d'utiliser par des engins flottants le fleuve qui traverse Paris et d'y introduire des nou- velles. Les intérêts particuliers avaient précédé : il parait que la maison Menier a reçu par cette voie des bouteilles cachetées, expédiées de son usine de Noisiel, sur la Marne. Mais les Prussiens établirent bientôt des barrages superficiels et des ûlels, de fa- çon à mtercepter ce genre primitif de correspon- dance. Les crues subites du fleuve mirent plus

VS CaiPITRE DD SIECB DE PARIS. 437

d'une fois les barrages en déraut. Cependanl ce pro- cédé eut en somme peu d'eilicacilé.

On avait pensé aussi à jeter, à la surface de la Seine, de légers bâtons flottants, dont les formes et les longueurs relatives, réglées à l'avance, auraient représenté un système de signaux con- venus. En raison de leur multitude et des varia- lions continuelles du niveau du Qeuve, uu certain nombre auraient eu chance d'échapper aux barra- ges de l'ennemi. Les employés de la navigation, mu< nis d'instructions spéciales, devaient les récoller à Port-à-l'ÀDglais, au-dessus de Paris. Le temps manqua pour étudier et régulariser un procédé fa- cile à mettre en pratique, mais d'uosuccès douteux.

Un perfectioDoemenl plus ingénieux consista à construire des boules creuses, munies d'aubes des- tinées à leur communiquer l'impulsion du courant. En les lestant convenablement, de façon à les main- tenir au fond de l'eau, avec une densité presque égale A ce liquide, on obtient un système d'une ex- trême mobilité, que la moindre impulsion soulève et fait nager entre deux eaux. En fait, la boule suit en général le fond. Or, en raison des irrégularités de celui-ci, irrégularités sans cesse variables, par '~ '' *' du courant même qui creuse incessamment le tour de chaque obstacle, ces boules sont irè:

438 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

elles à arrêtera Taide des filets ou des barrages. Elles cheminent toujours ; tantôt elles finissent par pas- ser sous les filets, ou bien elles remontent, par l'im- pulsion même de Teau, au-dessus des barrages sub- mergés. Les variations de niveau provenant des crues en favorisent le passage. Un système de pieux resserrés et s'élevant au-dessus de l'eau, de façon à dominer les plus hautes crues, serait seul efficace pour les intercepter. Mais ce système est long à installer. Malheureusement ces boules ne furent fa- briquées que très tard : à l'époque on les eut en mains, la Seine, déjà gelée, n'aurait guère pu les transporter. Elles offrent, d'ailleurs, les mêmes diffi- cullés pour l'assiégé qui veut les récolter que pour l'assiégeant qui se propose de les arrêter. Quelques boules de ce genre ont été lancées, en effet, sur la Seine ; mais je ne sache pas qu'une seule soit parve- nue à destination. Par contre, on en a retrouvé une, dix mois après, près du Havre, à l'embouchure de la Seine; rien n'avait pu la fixer en route.

Les barrages et les filets retiennent les objets flot- tants, même entre deux eaux; mais rien n'arrête les matières dissoutes. De le projet d'un procédé chi- mique de correspondance. S'il était possible de jeter dans la Seine, à des intervalles réglés, deux ou trois substances solubles différentes, n'existant pas natu-

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UN CHAPITRE DU SiEGK DE PARIS. 439

rellement daas les rivières, et susceptibles d'être accusées par des réactifs suflisamment sensibles, on pourrait espérer constituer par le jeu de ces alterna- tives un système de signaux et, par suite, de lan* gage que personne ne saurait empêcher. La chose fut étudiée. Peut-être serait-elle possible sur un étroit cours d'eau; mais la masse des eaux roulées par la Seine est trop grande. Il en résulte que la matière soluble est disséminée bientôt dans une quantité de liquide telle, qu'elle arrive à une atté- nuation échappant à toute analyse. D'après les cal- culs exécutés à cette occasion, il eût fallu jeter dans la Seine à Corbeil, chaque fois, plusieurs centaines de kilogrammes de la matière soluble, choisie par- mi les solutions métalliques les plus sensibles, pour pouvoir la reconnaître facilement et sans retard à Paris. Encore les intervalles de ces projections au- raient-ils dû être très longs, la diffusion mélangeant les eaux, de telle façon que le passage de la masse principale dissoute à travers Paris eût exigé plusieurs heures, peut-être plus d'un jour. C'était encore un espoir sans réalité.

Les systèmes acoustiques furent aussi étudiés. Le bruit de la canonnade et des explosions peut être en- tendu jusqu'à une certaine distance. Les signaux fondés sur le nombre de coups de canon et leurs in-

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tervalles sont usités dans la marine. Toutefois, lorsque le bruit est transmis par Pair, cette distance ne s'élève pas au delà de quelques dizaines de kilo- mètres, dans les conditions les meilleures. Or le pays ne tarda pas à être occupé autour de Paris par Ten- nemi dans un rayon si étendu, que le son même du canon ne pouvait plus parvenir par l'air. Il arrive cependant encore par Teau des cours d'eau et sur- tout par la terre, et il arrive de distances incompa- rablement plus grandes que pur l'air : surtout quand il est produit par le tir simultané de batteries entières. On prétend que la bataille de Waterloo a été ainsi connue à Paris, le jour même elle fut livrée. Un renseignement qui parait plus certain, c'est que l'on perçut à Paris, pendant le siège de 1870, le bruit lointain de la canonnade, le jour de la bataille d'Orléans. On avait donc pensé à utiliser ce mode de communication. Mais les circonstances ne permirent pas de le soumettre à un examen systé- matique et de définir les règles de son emploi. Peut- être aurait-il abouti à quelque résultat.

Les signaux optiques donnèrent des espérances moins vagues. S'ils eussent été étudiés à l'avance, et surtout s'ils eussent été mis en œuvre avec un dé- vouement complet et une discrétion inflexible, il n'est pas douteux qu'ils n'eussent réussi. On sait, en

DN CHAPITRE DU SIËGE DE PAKIS. 441

effet, qu'à la suite du siège de Paris, ils sont entrés dans la pratique courante des expéditions mili- taires.

Le problème se pose à cet égard de deux ma- nières bien différentes, suivant que les communica- tions ont lieu entre deux points dont on est maître; ou bien qu'elles sont destinées à être transmises à travers un pays occupé par l'ennemi.

Dans le premier cas, rien n'est plus simple, du moins quand le temps est clair. Les signaux de feu, visibles surtout la nuit à plusieurs dizaines de kilo- mètres, étaient déjà usités chez les Gaulois et chez chez les anciens; les Arabes en Algérie les emploient encore couramment. Les phares ne sont autre chose que le perfectionnement de ce procédé.

Les signaux de jour, plus faciles encore à instituer, avaient abouti à l'ancien télégraphe, transmettant des signaux méthodiques à des stations établies à l'avance.

Mais, au moment du siège les points voisins de Paris étaient occupés jusqu'à des distances telles, que les procédés anciens cessaient d'être praticables. On proposa d'abord de les étendre à des dislances plus grandes et sans stations spéciales, par une autre méthode, qui consiste à lancer au zénith le rayon d'un puissant foyer électrique. L'illumination

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442 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

qui en résulte est visible, la nuit, par un beau ciel, jusqu'à une distance de 80 kilomètres. Ija succession de ces éclairs et la durée de leurs alternances peu- vent dès lors donner lieu à un système de signaux, d'après des conventions faciles à concevoir. Dans les premiers temps du siège, et tant que le cercle du blocus ne fut pas trop étendu, ce système eût été encore praticable. Mais Tagrandissement croissant du cercle envahi obligea à diriger les recherches dans un autre ordre d'idées.

Au lieu de lancer à travers l'atmosphère, à partir d'une station connue, des signaux optiques visibles de tous, on proposa, au contraire, d'échanger ces signaux d'une façon secrète et telle que nul, en dehors des initiés, ne pût les soupçonner. On con- çoit qu'en temps ordinaire, il serait facile à un homme de se placer sur la terrasse de Saint-Germain ou sur quelque autre point découvert des coteaux qui entourent Paris, et d'échanger des signes ar- rêtés à Tavance avec une personne placée sur le mont Yalérien, par exemple. Chacun des deux ob- servateurs, muni d'une longue vue, apercevra les gestes de son interlocuteur, et les objets convenus, qu'il pourra tour à tour cacher ou mettre en évi- dence. En temps de guerre même, ce procédé sérail encore praticable. La terrasse de Saint-Germain n'a

UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 443

pas cessé d'être ouverte aux promeneurs pendant le siège de Paris, et alors que la ville de Saint-Germain était occupée par les Prussiens. Toutefois, c'eût été supposer à l'ennemi une étrange naïveté et un grand défaut de prudence que de croire qu'un tel échange de signes, fait dans un lieu public, fût demeuré long- temps inaperçu; son auteur n'eût pas tardé à être arrêté et fusillé. A la vérité, on eût peut-être pu l'organiser avec une personne habitant sa propre maison et correspondant de l'une de ses fenêtres, si le secret eût été susceptible d'être gardé.

Ce fut, en effet, à une idée analogue mais plus parfaite que l'on s'arrêta; je dis plus parfaite, parce que les précautions étaient prises pour correspondre à longue distance, sans qu'aucun intermédiaire pût apercevoir ou même soupçonner les signes de cette correspondance. Elle reposait sur le système des lu* nettes conjuguées, proposé par M. Maurat, profes- seur an lycée Saint-Louis. En deux endroits situés, l'un dans l'intérieur de la ville assiégée et spéciale- ment dans un fort, l'autre au dehors et dans une mai-, son privée, on installe deux bonnes lunettes et on les règle en sens invei'se, suivant le même axe optique, de façon à conjuguer leurs foyers. Cela fait, il suflit de faire apparaître un point brillant, une lampe, par exemple, en arrière de l'une des lunettes et de

m SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

transmettre un pinceau de rayons parallèles émis par ce point et limités par des diaphragmes, pour que l'image du point se manifeste au Toyer de l'autre lunette. En arrêtant à l'avance les conven- tions relatives au nombre des apparitions de l'image et à la durée des intervalles, il est facile d'obtenir un système complet de signaux. Si Ton place la lunette dans la profondeur d'une chambre, les signaux sont invisibles pour tout autre que les deux observateurs ; sauf le cas la ligne optique suivant laquelle ils sont dirigés viendrait à raser le sol. Or cette condi- tion défavorable peut être, en général, évitée. Dans le cas même elle aurait lieu, par malechance, il suftirait de masquer par un étroit diaphragme la ligne de visée de l'observateur placé en ce point du sol : du moment il cesse d'être aperçu de la per- sonne qui regarde dans la lunette, il cesse en même temps de pouvoir apercevoir le rayon lumineux lancé par celle-ci.

Ce procédé de correspondance est excellent et praticable les jours clairs, jusqu'à dix ou quinze kilo- mètres au moins. Mais il exige une discrétion ab- solue de part et d'autre, si l'on veut éviter que l'ob- servateur situé dans l'intérieur des lignes ennemies soit soupçonné et saisi. Deux circonstances surtout rendent celte discrétion difficile. L'une, c'est la né-

ON GBAPITRE DU SIËGE DE PARIS. 445

cessilé pour les agents du gouvernement situés au dehors, de transmettre régulièrement la correspon- dance à la personne qui opère dans les lignes de Tennemi, Cette transmission, si elle a lieu par des exprès, sera bientôt soupçonnée et interceptée. Ce- pendant on pourrait la faire par les journaux du dehors, qui vont partout, même dans les régions occupées, en opérant à l'aide d*un système de con- ventions, connu seulement de la personne chargée de la correspondance. Toutefois c'est une compli- cation et une cause de retards. Une autre circon- stance dangereuse, c'est la difGculté de soustraire aux journaux de la ville investie l'existence de ce mode de correspondance. Pendant le siège de Paris, toute nouvelle communiquée au conseil de la Dé- fense nationale, dans ses séances de nuit de l'Hôtel de Ville, était publiée aussitôt dès le lendemain matin, par plusieurs journaux. Les moyens d'infor- mation organisés par la presse sont aujourd'hui si nombreux et si puissants, que le secret d'une sem- blable correspondance serait presque impossible à garder. Or, dès qu'elle serait soupçonnée par l'en- nemi, les moindres indices surpris par ses espions, voire même publiés par l'indiscrétion des feuilles pu- bliques, amèneraient des perquisitions fatales à l'opérateur. Il y aurait donc un grand risque à

U6 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

courir pour se faire Tagent d'une telle correspon- dance. Cependant on pensa dans Paris qu'il ne serait pas difficile de trouver des patriotes assez dévoués pour s*y exposer.

Après une étude méthodique, et cette fois suffi- sante, du procédé optique fondé sur Temploides lu- nettes conjuguées , une mission fut envoyée en pro- vince. M. Lissajoux partit en ballon, pour tenter d'appliquer ce procédé, avec l'indication du lieu voisin de Paris ou il devait s'établir, et du système des signaux qu'il devait employer.

Par suite de quelles circonstances cette tentative échoua-t-elle ? pourquoi M. Lissajoux, au lieu de chercher à s'installer à l'endroit désigné, s'en alla- t-il à Marseille fonder une école de télégraphie op- tique, destinée à former des élèves capables d'ap- pliquer plus tard la méthode, école qui n'était pas encore organisée lors de la capitulation de Paris? C'est ce qui n'a pas été suffisamment éclairci. La personne chargée de la mission recula-t-elle devant les risques qu'elle présentait? ou bien rencontra- t-elle des difficultés insurmontables pour s'installer au point convenu, lequel d'ailleurs n'était pas et n'a jamais été occupé en fait par les Prussiens? Le Gou- vernement de la Défense nationale, installé à Tours, lui refusa-t-il, comme il parait l'avoir fait i d'autres,

DN CHAPITRE DE SIËCE DE PARIS. Ul

la protectioD et les moyens d'action indispensables? Aucun rapport ofGciel, à ma connaissance, n'a été fait sur la mission de M. Lissajoux, qui permette de savoir pourquoi ce mode de communication, si fa- cile en principe et si bien défini, n'a pas donné de résultats pratiques. Depuis lors, le génie militaire a repris le système que nous avions proposé pendant le siège de Paris, il l'a perfectionné, et il en a fait de nombreuses applications, auTonkin notamment.

VI

Les signaux électriques furent discutés aussi avec méthode et c'est des travaux entrepris pour les mettre en œuvre que nous allons maintenant nous occuper. La forme la plus simple de leur emploi consiste dans rétablissement d'un Gl entre les deux points mis en correspondance. Nous possédions, en effet, un fil aérien, qui fut coupé par Tennemi, dès le premier jour de son arrivée. 11 existait aussi un fil caché, im- mergé dans la Seine enlre Paris et Rouen. Ce dernier, d'abord inaperçu, continua à fonctionner pendant quelques jours. Mais il ne pouvait guère durer long- temps. Les journaux en parlèrent, et une trahison inévitable en livra le trajet. L'ennemi le coupa près

VJH CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS.

449

deBougival. Cependant nous verrons que d'Alméida pensa à en tirer parti dans ses nouveaux essais.

Ceux-ci eurent pour origine une idée plus hardie, celle de prendre la Seine même comme Ql conducteur et de s'en servir pour transmettre les dépèches entre la province et Paris investi. En théorie, la chose est faisable. L'eau^ en effet, conduit l'électri- cité; quoique sa conductibilité soit incompara- blement plus faible que celle des métaux. Avec Teau distillée, à la vérité, Télectricité transmise ne peut être accusée que par les procédés les plus délicats. Mais l'eau des fleuves n'est pas de l'eau absolument pure; elle contient en dissolution des substances salines; or, la moindre quantité d'une matière de cet ordre, étant dissoute dans l'eau, en accroît la conductibilité dans une proportion relative consi- dérable. Au lieu de transmettre l'électricité par un Gl métallique de quelques millimètres de section, on peut d'ailleurs la faire circuler par un conducteur d'eau, dont la section s'élève à quelques dizaines de mètres carrés : dans un cas, comme dans l'autre, il se produit un courant susceptible d'agir sur le gal- vanomètre, et par conséquent de fournir par ses al- ternatives réglées des signaux et une correspondance. A la vérité, une portion considérable de l'électricité lancée dans l'eau se perd à mesure, en se transmel-

450 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

tant à la terre qui forme le lit du fleuve. Mais il en reste assez, si la quantité initiale a été assez grande, et si Ton sait recueillir ce qui reste, même à des distances considérables.

En fait, au lieu d'origine, il est facile de lancer dans le fleuve une assez grande quantité d'électricité à Taide d'une pile suffisamment puissante. La tension de cette électricité n'a pas besoin d'être énorme; mais il est bon de la conduire dans l'eau à une dis- tance notable du fond, à l'aide de fils métalliques de forte section, et d'instituer la communication avec l'eau sur une large étendue. On peut, par exemple, établir un flotteur métallique de grande dimension.

C'est surtout à l'arrivée qu'il convient de recueil- lir l'électricité sur de vastes surfaces. Pour recueillir toute l'électricité qui subsiste dans le fleuve en un point donné de son cours, il serait nécessaire de faire passer le fleuve entier dans un tube métallique isolé et convenablement disposé, ou tout au moins d'em- ployer des dispositions équivalentes; dispositions que certains canaux, transportés sur des points mé- talliques, permettraient peut-être de réaliser. Mais cette condition n'existant pas pour la Seine, il n'est possible de récolter qu'une fraction de l'électricité contenue dans le fleuve en un lieu donné, fraction proportionnelle à la section de l'eau mise en contact

UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 451

avec le condacteurmétallique. Gedernier eonducteur fonne en réalité une dérivation et dès lors Télectri- cité se partage entre le fleuve et le conducteur, sui- vant les lois physiques des courants dérivés.

Un bateau doublé de métal, fer ou cuivre, ou à son défaut, une grande plaque métallique flottante rem- plit cette condition. On y attache un fil de cuivre, qui ne doit toucher immédiatement ni Teau ni le sol, et qui est réuni à un galvanomètre, commu- niquant d'autre pai't avec la terre afin de fermer le circttiL

Telles étaient les disposition qui furent reconnues les plus favorables en principe pour établir une cor- respondance électrique par la Seine, lorsque la pro- position en fut faite au comité par M. Bourbouze, préparateur à la faculté des sciences de Paris.

Il s'agissait maintenant de savoir si ces disposi- tions pouvaient être réalisées en pratique; si les quantités d'électricité transmises étaient suffisantes pour fournir des signaux et jusqu'à quelle distance ceux-ci seraient perceptibles ; enfin, s'il n'existait pas de cause perturbatrice, capable de troubler le jeu de ces derniers. Nous nous mimes à l'étude im- médiatement. M. Desains plaça une pile sur le pont Napoléon à Bercy, au milieu de la neige et des gla- çons du mois de novembre, et les essais commen-

452 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Gèrent, avec le concours des deux professeurs de la Sorbonne, MM.Desains et Jamin, qui seplacèrent, avec un désintéressement admirable, sous les ordres de leur préparateur. Ces premiers essais ayant été satisfaisants, j'obtins du Gouvernement de la Dé- fense nationale les facilités nécessaires. Nous nous installâmes dans une salle souterraine, située à l'extrémité du pont au Change ; c*est l'un des points centraux des égouts parisiens. Il n'y faisait pas froid et l'odeur fade et nauséeuse des égouts qui y régnait ne tarda pas à nous devenir tolérable par l'habitude. 11 était facile d'ailleurs de communiquer de la salle à la Seine, sans être incommodé par celte foule de curieux qui ne tardaient guère à entourer et à entraver toute opération exécutée à l'air libre. M. Desains, avec ce dévouement modeste et silencieux bien connu de ses collègues et de ses amis, se hâta de disposer dans cette première station ses appareils, pile, galvanomètre, plaques métalliques plongées dans le cours du fleuve. L'autre station fut établie à Saint-Denis, dans l'usine de M. Glaparède, si je ne me trompe. L'intervalle des deux stations, allongé par les méandres de la Seine, s'élevait à une ving- taine de kilomètres. On trouva que les signaux, en- voyés par des piles d'énergie moyenne et recueillis par des galvanomètres très sensibles, étaient trans-

UN CHAPITRE DU SIÈGK DE PARIS. 45S

mis avec une facilité qui donnait les plus grandes espérances de succès, même pour des intervalles notablement plus considérables, tels que Poissy, situé au delà de la ligne d'investissement, et peut- être même Rouen. Nous ne pouvions pousser nos essais à de plus longues distances; nous proposâmes au Gouvernement de la Défense nationale de tenter Tentreprise, et une mission fut décidée et placée sous les ordres de M. Rampont, directeur général des postes. Mais il s'agissait, avant tout, de trouver un homme capable et dévoué pour l'accomplir. Ce fut l'un de nos physiciens les plus distingués, M. d'Alméida, professeur de physique au lycée Henri lY, membre du Comité scientifique de défense, qui s'en chargea.

VII

Nul choix ne pouvait être meilleur. Non seulement d'Alméida possédait les connaissances pratiques nécessaires et était rompu à la pratique de Texpéri- mentation; mais son caractère personnel offrait toute garantie. Il avait gardé quelque chose de l'ar- deur aventureuse de la noble race portugaise du duc d'Alméida, son père. Privé de tout appui, il s'était fait sa place à force de travail. Il avait beaucoup souffert dans sa jeunesse. C'était une nature distin- guée, inquiète, mélancolique, bienveillante cepen- dant et dévouée à ses amis, quoique ne se livrant i eux que par parties; chacun ne connaissait qu'un côté de sa vie. Son buste, exécuté par M. Guillaume,

UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS.

455

exposé au siège des séances de la Société de phy- sique, exprime admirablement sa physionomie morale. Ce qui le caractérisait surtout, c'était sa préoccupation d'être utile aux hommes, et son désir de faire quelque chose de grand, désir qui le tour- menta jusqu'au jour la disproportion entre sa volonté et la force des choses et la révolte contre les amertumes de sa destinée le conduisirent à une fin tragique : le douloureux souvenir n'en est pas éteint dans les cœurs qui l'ont connu. Cependant il avait accompli plus d'une création féconde. C'est ainsi qu'après la guerre, il fonda le Journal de Physique et organisa la Société de physique de Paris, sur les bases à la fois les plus solides et les plus désinté- ressées. D'AIméida était dévoué, et il savait se tirer d'affaire dans les conjonctures les plus difficiles. Un jour, fatigué de la routine journalière, il était parti seul et sans mission pour voir de près la guerre de sécession en Amérique. Il y avait passé une année, tantôt chez les Sudistes, tantôt chez les gens du Nord, assistant au siège de Yicksbourg, puis emprisonné comme espion à Washington. On ne pouvait com- prendre là-bas comment la curiosité avait suffi pour pousser un tel homme à travers tant de dangers.

Enfermé dans Paris en 1870, il était dévoré d'un besoin impatient d'action et l'absence de famille lui

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456 ' SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

permettait de donner libre carrière à son dévoue- ment. Il se proposa pour essayer d'établir la corres- pondance électrique et fut accepté volontiers. Cette mission était entreprise dansdes conditions presque désespérées.

En effet, le cercle de ^occupation ennemie, d'abord voisin de Paris, avait reculé successivement, d*abord jusqu'à Rouen, puis jusqu'au Havre. Au moment d'Alméida quittait Paris, le Havre était le seul point Ton pût s'établir en pleine sécurité et avec la libre disposition des ressources de l'État. Mais le courant électrique irait-il de Paris jusqu'au Havre? La déperdition d'électricité ne serait-elle pas trop grande sur la route, et surtout dans la vaste embouchure du fleuve? Jusqu'à quel point les essais faits entre le pont au Change et Saint-Denis pou- vaient-ils s'appliquer à des distances vingt fois plus considérables? A supposer que le courant envoyé de Paris arrivât jusque-la, n'existait-il pas des causes perturbatrices, des courants terrestres, aggravés par la distance et susceptibles de fausser toutes les indi- cations? Il y a plus : tout nous accablait à la fois, et une cause de difficultés nouvelles s'était élevée en raison de la saison. La Seine avait gelé à Paris : il fallait donc mettre les appareils destinés à recueillir les dépèches électriques en contact avec les couches

un CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 457

inférieures de la rivière, c'est-à-dire au voisinage du sol réieetricité se perd. Jusqu'à quel point d'ailleurs un fleuve recouvert d'une couche de glace transmet-il r^lièrement l'électricité? C'est un pro- blème non résolu. En raison de ces incertitudes, il n'était pas possible de s'installer au Havre pour opérer, et il devenait indispensable de se placer au sein même de la région envahie et de se rapprocher aussi près que possible des lignes d'investissement. Poissy ou Corbeil étaient naturellement désignés. Mais dès lors le problème devenait singulièrement difficile et périlleux. En effet, il fallait transporter et installer un matériel considérable dans un pays occupé par l'ennemi et y organiser, à son insu, le service des correspondances.

D'Âlméida parvint en effet, après de longs efforts, à établir son matériel à Poissy. Mais ce ne fut qu'au moment même de la capitulation de Paris. Eût-il réussi à transmettre ses correspondances, sans être soupçonné et arrêté par l'ennemi? Nous ne pou- vons répondre à cette question, puisqu'il était alors trop tard pour poursuivre l'expérience. Les longs délais qui l'avaient ainsi retardée furent dus en partie à des difficultés d'ordre moral, quelques-unes inattendues et sur lesquelles d'Alméida insiste avec amertume dans son rapport : il était envoyé par le

458 SGIENGK ET PHILOSOPHIE.

Gouvernement de la Défense nationale, siégeant i Paris : il trouva peu d'aide officielle en province et demeura convaincu, à tort ou à raison, que le con- cours du Gouvernement de la Défense nationale, siégeant à Bordeaux, lui avait fait défaut. En fait, il n'opéra guère qu'avec ses propres forces et le concours des sympathies personnelles qu'il excitait. Reproduisons, d'après son rapport, le récit de son voyage en province, et celui des traverses au milieu desquelles il poursuivit son entreprise. Il y a toujours intérêt à suivre la lutte d'un homme contre la des- tinée, comme à rappeler le souvenir des dévoue- ments patriotiques que l'on rencontrait alors de toutes parts en France.

VIII

Le 14 décembre 1870, sur la proposition officielle de M. Rampont, directeur général des postes, un déoret chargeait d'Alméida d'une mission ayant pour objet de rétablir les communications entre Paris et la prorince. Cette mission était demandée depuis plus d'un mois par le Comité scientifique de défense. Un mois avait donc été perdu, pendant un siège dont les jours étaient nécessairement comptés. La saison de plus en plus froide, la surface envahie par Tennemi de plus en plus étendue, aggravaient encore les difficultés. Il était déjà bien tardi Quoiqu'il en soit, le décret définitif était rendu et la mission insti- tuée i Paris ; il restait à la faire réussir en prorince.

460 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

et à réussir en temps utile, dans des délais que chaque heure raccourcissait. Elle s'appliquait prin- cipalement à la correspondance électrique par la Seine. Mais elle avait été étendue à d'autres objets. Dans le même ballon partaient avec d'ÂIméida: M. Lévy, photographe habile, chargé de réduire à de petites dimensions les correspondances destinées à être expédiées par des flotteurs lancés dans la Seine; M. Reboul, homme d'action, chargé de lancer le plus près possible de Paris ces flotteurs attendus à Port-à-I* Anglais ; M. Luizzi, homme de lettres, chargé de faire un résumé des journaux de pro- vince, pour les flotteurs et la correspondance élec- trique.

D'AIméida s'était muni en conséquence des appa- reils électriques et photographiques convenables. Il emportait en outre, conformément à l'usage des ballons du siège, un certain nombre de pigeons voyageurs. On verra qu'ils ne furent pas l'un des moindres embarras du voyage. Quelques kilo- grammes de dynamite, fabriqués dans Paris, lui avaient été confiés pour faire connaître cette substance en province : précaution inutile, car la dynamite avait été aussi fabriquée au dehors. L'échantillon confié à d'AIméida ne devait pas d'ailleurs arriver à destination. Au moment de la descente du ballon et

OH CHAPITRE SlE.CE DE PARIS. 461

du voyage précipité qui suivit, cette matière encom- braote fut enterrée dans un bois oii l'on devait l'en- voyer reprendre. Elle y est encore à l'heure présente. Le missionnaire parisien était en outre chaîné de diverses missions spéciales, telle que celle de pré- parer, pour sa part, le ravitaillement de Paris, et de porter au général Faidherbe un nouveau chiffre de correspondance, en remplacement d'un chiffre perdu, précédemment convenu avec le Gouver- nement. Nous avions préparé à cet objet un système très sûr, dont il n'est pas superflu de dire quelques mots. Il consistait dans l'emploi d'un double exem- plaire d'un petit dictionnaire de poche, renfermant les mots principaux de la langue française. Six chiffres dont trois représentent la page, deux la* ligne, un la colonne, permettent d'exprimer un mot quelconque. Ces chiffres sont additionnés chacun d'un nombre convenu, pour dérouter plus complè- tement les interprétations. Ils sont transcrits h. la suite, sans solution de continuité. Celui qui reçoit une page ainsi écrite commence par partager les chiffres, en groupes de six chacun. Il en retranche le nombre convenu, puis il cherche dans son dictio naire. Le tout se fait rapidement, sâremenl. Hais arriva de ce nouveau chiffre la même chose que de dynamite; ilneparvintpasàdestination.D'Alméid

462 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

une fois descendu de ballon, gagna Lyon et Bor- deaux : il ne vit jamais le général Faidberbe.

Les flotteurs, non plus, ne purent être ni pourvus du système de correspondance convenu i Paris ni lancés utilement et d'une manière régulière, malgré le dévouement audacieux de M. Reboul, qui s^avança aussi près que possible de Paris, sur la haute Seine. Quelques-uns seulement furent lancés en fait vers le 20 janvier; mais ils ne furent pas recueillis. J'ai dit plus baut comment l'un d'eux a été retrouvé au Havre, près d'un an plus tard.

En ce qui touche la correspondance électrique, objet principal de la mission, des conventions pré- cises avaient été arrêtées avecd*Alméida, conventions auxquelles la force des choses l'empêcha de se con- former. Un groupe d'employés du télégraphe avaient reçu l'ordre de veiller aux signaux pendant dix jours, à une heure déterminée, à partir du 35 décembre. Nous verrons plus loin ce qu'il advint de cette sur- veillance, prolongée jusque vers les derniers jours du siège, et quels furent les obstacles imprévus et les incertitudes, dus à des causes physiques, qu'elle rencontra. Les appareils de d'Alméida, retardé par mille difficultés, ne furent pas prêts d'ailleurs i l'époque convenue; ils ne furent en état de fonc- tionner que vers le 23 janvier, époque à laquelle la

U^ CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 463

capilolalion de Paris, devenue inévitable, en rendait remploi inutile.

Le 17 décembre, à une heure du matin, le ballon qui portait notre ami partit de la gare d'Orléans ; nous nous serrâmes la main une dernière fois, après qu'il m'eut confié quelques recommandations su- prêmes, au cas il ne reviendrait pas ; et je ren- trai seul, le cœur gros, en traversant la ville silencieuse et glacée, à la lueur incertaine des rares lampes i pétrole qui remplaçaient le gaz. Pendant ce temps, le ballon, entraîné par un vent d'ouest, poursuivait sa marche. Â huit heures du matin, par un léger brouillard, il atterrit sans accident dans les plaines désertes de la Champagne pouilleuse. Yers midi, après cinq heures de marche, les voyageurs découvrirent le village de Montepreux, hameau de 63 habitants, le maire se mit à leur disposition avec un dévouement patriotique, qu'ils rencontrèrent à peu près partout et malgré les dangers de ce dévouement, dans une région déjà enveloppée et dépassée par Fenvahisscur. Cinq journées de voyage, à travers un pays également occupé, les conduisirent, le ai décembre, à Nevers. L'interruption des chemins de fer et des diligences ramenait ainsi la circulation aux lenteurs d'une course faite au ivi* siècle et avec les ressources d'un particulier.

464 SGIE!«C£ ET PHILOSOPHIE.

Quelques détails montreront les difficultés el les périls de la route : on y verra comment on voyage dans un pays occupé par Fennemi. Il fallait d*abord passer par Troyes, ville dangereuse à traverser. Le maire de Plancy partit en avant, prévint le directeui- des postes, M. Poinsot, qui envoya deux employés au-devant des voyageurs, à une lieue de la ville. Tous y entrèrent ensemble, comme revenant de prome- nade; tandis que d'autres employés rapportaient les bagages, les pigeons, les appareils photogra- phiques et électriques : il y avait entente univer- selle de la population et dévouement commun pour la patrie. L'administration française conti- nuait à fonctionner, avec sa méthode ordinaire, par les ordres et au profit du gouvernement natio- nal, au milieu des cantonnements de l'ennemi. Une voiture, donnée par le directeur des postes, et dirigée par le conducteur Pierre, qui connaissait le pays, conduisit les missionnaires de Troyes i Nevers, en voyageant jour et nuit à travers mille péripéties.

Ainsi, en arrivant à Tonnerre à deux heures du matin, on trouva la ville envahie depuis les dernières heures de la soirée précédente. Dès l'entrée, il fallut s'expliquer avec un capitaine prussien : les explica- tions données d'un ton de bonne humeur écartèrent

OH CHAPITRE DU SlECE DE PiRIS. US

les soupçons. Mais, en arrivanl chez le maître poste, au premier mot de confidence:

Emportez-moi tout ça! s'écria-t-il d*une voii rude, je n'ai pas envie de me faire fusiller.

Par malechance, les pigeons réveillés par tout ce mouvement roucoulaient à l'envi. On passa ainsi devant les seDtinelles disséminées dans la ville, jus- qu'à ce qu'on parvint à un autre hôtel, celui de la Ville de Lyon, rempli de soldats et de chevaux. Le maître d'hôtel fui plus dévoué que son collègue. Mis au courant par un mot, il n'hésita pas; il emporta les pigeons dans un local reculé et donna aux voya- geurs fatigués une chamhre pour dormir, t Je me couchai, dit d'Alméida, aux ronflements sonores de deux olQciers allemands, mes voisins : l'un d'eux était un collègue ; il était attaché i la télégraphie militaire. >

Le 20 décembre, il s'agissait de continuer sa route, en passant entre les régiments en marche, au milieu desquels les voyageurs s'étaient laissés prendre. Le receveur des postes s'en chargea; il les confia à M. Ëmery, qui conduisit la voiture par des routes de traverse, en mauvais état, mais libre et demeurées en dehors du mouvement ennemi C'est ainsi que l'on parvint à Nevers, le 21 d^ cembre, l'après-midi. On était enfin en pays fran

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466 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

çais 1 Mais Nevers n'était pas le siège du Gouver- nement. Il fallut gagner Lyon, se trouvait alors Gambetta. D'Alméida l'atteignit à neuf heures du matin. commencèrent de nouvelles difficultés.

C'était un état vraiment étrange que celui de la France, séparée entre deus gouvernements natio- naux et dirigée dans des sens divergents, devenus peu à peu étrangers l'un i l'autre, je n'oser hostiles.

Paris avait résisté à l'ennemi, avec un a^ ment que'la famine seule réussit & domptei ministralion centrale enfermée dans Paris o au Gouvernement de la Défense nationale tinuait à fonctionner à vide, formant des i des projets, qu'elle ne pouvait exécuter elli et pour lesquels elle envoyait par ballons des souvent inexécutables. Pendant ce temps, i

468 SCIENCE ET PUILOSOPHIE.

constitué en province, sous Timpulsion énergique de Gambetta, une seconde administration, celle-ci sans documents et sans traditions, mais tout en- tière occupée à Taction , et qui s'efforçait de lever des armées, de les pourvoir d'armes et de provi- sions, et de lancer aussitôt contre Tennemi ces forces improvisées.

Dans une situation aussi désespérée que la nôtre, livrés à un ennemi organisé de longue main et docile aux ordres d'une dictature unique , cette double résistance de Paris et de la province avait quelque chose d'héroïque : elle avait développé de part et d'autre un sentiment d'estime réciproque. Paris admirait les armées de province formées par Gambetta et Freycinet et applaudissait à leurs succès, dont il s'exagérait, hélas! l'étendue et la portée.

Pendant ce temps, la province, elle aussi, applau- dissait à la résistance de Paris : elle dénombrait les centaines de milliers de gardes nationaux formés en bataillons de marche ; elle grossissait outre me- sure leurs plus petites actions; elle croyait à l'effi- cacité de leurs efforts, même isolés, pour débloquer Paris,

Mais, tandis que l'opinion se livrait à ces illusions réciproques, les inconvénients pratiques d^lne

DU CHAPITRE DU SIEGE DE PARIS. 469

double direction se faisaient sentir de jour en jour.

Le gouvernement de Paris, mal renseigné et ignorant Télat réel des choses, envoyait eo province des ordres impraticables; tandis que le gouverne- ment de province, simple délégation deParis, à l'ori- gine, avaitété amené, par la force des choses, à agir de lui-même et à cesser d'obéir à des injonctions parfois mal digérées ou nuisibles. De une gène réciproque entre les chefs et une hostilité sourde, qui faillit s'accentuer d'une façon tragique au mo- ment de l'armistice, lorsque Gambelta hésita à se soumettre aux ordres du gouvernement central transmis par Jules Simon.

Dans ces conditions, toute mission envoyée de Paris devait rencontrer peu de facilités pour son accomplissement.

Soyez assuré, disait à d'Alméida, dès Lyon, un familier de Gambetta, soyez assuré, monsieur, que les Parisiens n'ont rien trouvé qui n'ait été déjà découvert et essayé en province. Vous ne pouvez

rien nous apporter de nouveau. > Un mot cruel fut même prononcé à cette occasion :

Une ville assiégée doit être rationnée de i velles.

Cependant Gambelta, supérieur à ces petite lousies, accueillit avec beaucoup de cordialité

470 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

sonnelle notre missionnaire. Mais il refusa les services de M. Luizzi, n'admettant pas l'envoi, à Paris, d'un compte rendu de journal autre que celui du Monileury c sufûsant, disait-il, pour la connais- sance des faits i ; c'est la prétention de tous les dic- tateurs. Il fit également interdire à MM. Lévy et Reboul, sous menace de cour martiale, d'expédier directement des dépêches photographiques micro- scopiques au gouvernement de Paris, par flotteurs ou pigeons. Néanmoins M. Janet de l'Institut, alors à Bordeaux, fit poursuivre l'entreprise de ces envois avec zèle et ténacité, dans certaines conditions per- mises par le Gouvernement. Mais les photographies, mêmes celles du Journal officiel du mois de dé- cembre, ne furent pas prêtes avant le milieu de janvier 1871.

Quant aux procédés destinés à rétablir les corres- pondances, il est clair que Gambelta n'avait pas le temps de s'en occuper lui-même. Il renvoya d'Aï- méida à M. Steenackers, directeur général des postes et télégraphes en province.

Il fallut donc reprendre le voyage et le pousser jusqu'à Bordeaux, ce qui prit jusqu'au 29 décembre. Le directeur se montra très aimable pour d*Âlméida, mais peu favorable aux nouveaux essais.

Oui, dit-il familièrement, je comprends,

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UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 471

monsieur d'Alméida, ¥008 ¥enez ici pour nous prou- Ter que nous sommes des imbéciles ; mais vous allez Toir que nous avons fait tout ce qu'il était possible de faire pour donner à Paris des nouvelles.

n lui communiqua, en effet, toutes ses dépêches et toutes ses tentatives, et lui demanda d'écrire à H. E. Picard, pour en témoigner. En attendant, il n'essaya rien de ce qu'on lui apportait, pas plus la tél^aphie électrique qui méritait un effort spécial, que la télégraphie optique dont le succès était cer* taiQ. Nous avons dit plus haut comment, au lien de se conformer aux prescriptions précises envoyées de Paris, et de faire parvenir au lieu désigné un agent chaîné de se mettre en mesure de corres* pondre avec Paris, on n'y envoya personne et on prit cette décision étrange, d'organiser à Marseille une école de télégraphie optique !

Le procédé même des pigeons voyageurs souflrait d'étranges retards. Au lieu de les faire partir au voisinage de Paris, pour en assurer le retour dans cette ville, on les expédiait de Tours, et même de Bordeaux. Dans cette saison brumeuse et glacée, la plupart se perdaient. Aussi le gouvernement de Paris recevait-il peu de nouvelles. Pour les particu- liers, c'était bien pis. Les dépêches privées ne pou* vaut être transmises vers Paris que sous la forme de

472 SCI£NGE ET PHILOSOPHIE.

photographies microscopiques, on imagina d'abord qu'il fallait en faire une impression typographique préalable, impression que les imprimeurs de Bor- deaux, absorbés par des travaux sans nombre, ajour- naient de jour en jour. De ces cruels retards, dont les familles parisiennes ont tant souffert. Ils étaient dus en partie à des circonstances indépendantes de volontés individuelles.

C'était, en effet, une rude besogne que celle de l'ad- ministration des postes et télégraphes, au milieu de la perturbation de tous les services, due à la guerre et à l'investissement de Paris. Il fallait sans cesse modifier les dispositions réglementaires, construire de nouvelles lignes, établir des stations, prévoir les progrès incessants de l'invasion. Joignez à cela le pédantisme involontaire de toute hiérarchie, trou- blée par des propositions nouvelles et imprévues, et l'hésitation bien naturelle d'un gouvernement à qui Ton propose d'organiser un système de correspon- dance autonome, susceptible de fonctionner indé- pendamment des ordres venus d'en haut.

A cet égard, un sentiment spécial, et qui n'a peut- être pas été suffisamment compris, se manisfestait. Le gouvernement de la province ne désirait pas au fond avoir avec le gouvernement de Paris des rela- tions trop directes et trop continues; de crainte

nit CHAPITRE DD SIËGE DE PARIS. 473

sans doule d'être subordonné et entravé. C'est un sentiment humain et peut-être justifiable, dans lès cas il s'agit d'accomplir une initiative immédiate et puissante. On prétend que le général Pélissier, avant de livrer les derniers assauts qui enlevèrent Sébasiopol, Ht couper sur la cdtede Crimée lec&bte télégraphique par lequel il recevait i chaque heure les injonctions parfois intempestives du ministère de la guerre et de l'empereur. Quelque chose d'ana- Ic^e dut arriver ici.

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Cependant d'Alméida ne cessait d'insister pour accomplir sa mission. Le directeur des postes fiait par le laisser libre d'organiser sa correspondance comme il Tentendrait, en lui donnant tous les per- mis de circulation nécessaires, joints à une recom- mandation spéciale pour M. Guy on, inspecteur du télégraphe au Havre; et en mettant sous ses ordres un jeune employé, M. Xambeu, qui se montra aussi dévoué que courageux.

Il partit ainsi le 30 décembre de Bordeaux, pour se rapprocher de Paris, avec ce dernier encourage- ment c qu'il ne serait pas trois jours sans être dé- couvert et fusillé » .

UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 475

Il y avait déjà deux semaines qu'il avait quitté Paris, et rien n'était même ébauché pour réaliser l'objet de sa mission. Le concours officiel, sans lui être refusé, ne lui apportait presque aucune aide. Bref, il était livré à lui-même et aux concours patrio- tiques qu'il pourrait susciter par son zèle person- nel. En attendant, la Seine était gelée à Paris et dans une notable partie de son cours, la saison tout à fait défavorable ; l'invasion avançait sans cesse : on mangeait à Paris du pain d'avoine, qui n'allait même pas tarder à manquer. Bref, la fin du siège approchait. D'Alméida ne se découragea pas. Le 1*' janvier 4871, il arriva à Honfleur, il trouva les bons ofSces de M. Sorel, grand industriel de la localité, pour lequel il avait une lettre de son fils, attaché à cette époque au ministère des affaires étrangères et depuis secrétaire du Sénat. Le concours de tous les hommes de cœur lui fut aussitôt acquis, notamment celui de M. Van Blaremberghe, ingé- nieur en chef des ponts et chaussées; de M. AUard, ingénieur ordinaire de la Seine; de M. Guyon, ingé- nieur du télégraphe au Havre, qui alla lui-même à Londres acheter les appareils nécessaires. Cet achat fut encore un nouveau retard, inévitable d'ailleurs comme les précédents.

D'Alméida avait désormais à sa disposition le

476 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

câble télégraphique de la Seine, intact depuis le Havre jusqu'à Bougival, les Prussiens Tavaient coupé. Il sufBsait de le saisir en quelque point, Ton organiserait les appareils, pour communi- quer librement par le Havre avec le gouvernement de Bordeaux: opérations difficiles et dangereuses d'ailleurs, car elles devaient être exécutées sous les yeux des Prussiens. Peut-être même aurait-on pu utiliser ce câble pour lancer directement des dé- pêches sur Paris à partir du Havre, dans le cas le bout coupé eût été plongé dans la rivière, ou bien si Ton avait réussi à immerger quelque part un bout de câble le fil eût été mis à nu. A la vérité, les dépêches de retour n'auraient pu être recueillies par cette voie ; mais c'eût été déjà un grand point que de communiquer dans un sens, d'autant plus que l'essai n'exigeait aucun appareil, et qu'il eût pu être fait dès les premiers jours de janvier. D'Alméida ne semble pas y avoir songé.

En tout cas, il fallait disposer des appareils spé- ciaux pour recueillir les dépêches de Paris, et des appareils les plus voisins possibles de cette ville. Il s'agissait donc d'avancer vers Paris. M. Sorel d'Évreux, neveu de celui de Honfleur, accueillit d'Aï- méida avec le même empressement que son oncle.

UH CHAPITRE DD SEËGE DE PARIS. J77

Ud autre membre de la même famille, M. Chevrier, lui chercha une maison à Poissy. Il y trouva un industriel habile et patriote, que nous connaissions de longue main, M. Coupler, réputé dans la fabri- cation des matières colorantes dérivées du goudron de houille. M.Goupîermît sa personne et son usine à la disposition de d'Alméida : bravant ainsi les risques que la découverte de la correspondance par l'ennemi entraînerait pour lui-même menacé d'être fusillé, et pour sa fortune e:iposée à être anéantie par la destruction certaine de son usine.

Pendant ce temps, un lourd chariot, contenant quinze énormes caisses d'appareils, traversait les lignes prussiennes et tout le pays, grâce au concours de M. l'ingénieur Van Blarembei^he et de H. Ho- noré, directeur de la papeterie de Pont-Âudemer, Pour réaliser ces trajets audacieux, accomplis au milieu des troupes etdes agents de l'ennemi, on eut besoin du dévouement obscur et méritoire d'un charretier, qui risquait sa vie par patriotisme. [ dant la route, on était à la merci du premier ve mais on était assuré de trouver partout un c cours désintéressé et le risque de trahison éta peu près nul. Ainsi chacun était heureux de se la patrie opprimée et acceptait le danger comme honneur.

478 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Ce qui rendait d'ailleurs la circulation possible, et même assez facile, c'était la nécessité d'approvi- sionner l'armée prussienne, campée autour de Paris. Le droit de saisie et de réquisition exercé sur les grandes routes eût affamé Versailles. Il suffisait d'éviter la traversée des lignes en mouvement, en s'arrètant jusqu'à ce qu'elles eussent dépassé les voyageurs. La surveillance ennemie était fort impar- faite. Les Allemands laissaient échapper l'imprévu, se bornant à opérer avec une méthode toute méca- nique; de telle sorte qu'il était facile, après tout, et avec du sang-froid , de passer à travers leurs rouages.

Citons un incident de ce voyage, qui témoigne à la fois de l'audace du charretier français et de la bonhomie du soldat germanique. La charrette chargée des instruments arrivant à Évreux, le char- retier a besoin d'aide : la maltresse de la maison appelle quatre soldats prussiens logés chez elle et leur dit de prêter leurs bras au déchargement; ils s'empressent, rangent le tout sous un hangar, sans avoir la curiosité de visiter le contenu.

c Ailleurs, dit d'Alméida, à la sortie des lignes, à Totes, on procédait à l'examen attentif des voyageurs. Un sous-officier exigeait un passeport signé du quartier général pour laisser continuer. H arrête

UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. A19

un monsieur du coupé et examine très longuement les voyageurs de l'impériale; mais il n'a pas l'idée de soulever la bâche ou nous étions six. » La circula- tion devenait une question de psychologie.

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XI

C'est ainsi que d'Âlméida arriva le 14 janvier à Poissy, par un froid très intense , sous la protection de M. Coupier et du docteur Doumic, qui connaissait tous les habitants. Pour éviter les soupçons^ il fut présenté aux gens de la ville comme un Parisien pressé de rentrer à Paris et venant attendre la fin de l'investissement. 11 était à 60 kilomètres seulement de Paris par la Seine , il avait avec lui une pile de 1200 éléments et des instruments puissants. Il avait d'ailleurs pris soin, autant que possible, de faire perdre ses traces, afin de se mettre à l'abri de l'indiscrétion des journaux. Le procédé électrique offre cet avantage de pouvoir être mis en pratique

UN CBAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 481

sans qu'on sache est Topérateur; celui-ci est dès lors à l'abri des indications des journaux : à une condition grave cependant, c'est de ne pas se mettre directement en communication avec le Gouverne- ment, ce qui l'expose à expédier seulement des nouvelles banales. Autrement, toute relation régu- lière et méthodique risque d'être surprise par les recherches que Tennemi, une fois prévenu, ne tar-- dera guère à entreprendre.

Il semble donc que l'on touchait au but. En réalité, il n'en était rien ; rien n'était fait encore au moment d'Alméida parvenait à Poissy : je veux dire que l'expérience proprement dite de la correspondance électrique restait tout entière à tenter, et cela dans des conditions singulièrement défavorables. Les efforts nécessaires pour en triompher exigèrent neuf jours et conduisirent l'opérateur jusqu'au 23 jan- vier, c'est-à-dire presque jusqu'au jour de l'armis- tice. Ainsi la tentative était déjà devenue inutile, au moment même elle aboutissait. Décrivons rapide- ment ces derniers travaux, rendus extrêmement pé- nibles par la saison et par la présence de l'ennemi.

Il s'agissait de faire flotter sur la Seine, à une certaine distance du bord, et sans contact avec le fond, une plaque ou un ensemble de plaques métal- liques de grande surface, destinées à établir une

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482 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

communication étendue entre Teau du fleuve et les appareils de transmission ou de réception élec- trique. La communication même entre la plaque et la pile ou le galvanomètre devait avoir lieu par des fils isolants. Ces conditions, en temps ordinaire, sont aisées à remplir. Mais elles ofiraient de grandes difficultés à Poissy, à la fin du mois de jan- vier 1871. En effet, le travail devait être exécuté sur le fleuve et sur le chemin de halage sous les yeai des habitants et de Tennemi, dans une ville remplie d'agents occupés au ravitaillement de Tarmée prus- sienne, et cependant sans exciter ni soupçons ni étonnement de la part de personne. Or, chacun sait comment toute démonstration, toute manipulation sur la voie publique attire à Tinstant les curieux et les indiscrets. En outre, les berges du fleuve étaient couvertes de glaçons, qui formaient une muraille épaisse, retenant les herbes et les arbrisseaux. Le sol était partout durci par la gelée ; les travaux d'ail- leurs ne pouvaient pas être exécutés par des ouvriers ordinaires, mais seulement par un petit nombre de personnes sûres et initiées. Ajoutons que la santé de d'Âlméida, homme déjà mûr, était très délicate, et éprouvée par un mois de voyages pénibles; il souffrait beaucoup du froid et craignait chaque jour de n'être pas en état de continuer le lendemain. C'est

UN CHAPITRE DU SIËGE DE PAKIS 483

ainsi qu'il monta lui-même sa pile, sous un hangar ouvert, par un temps de brouillard glacé. Cepen- dant on acheta un canot, on le plaça devant l'usine, on fixa à sa coque et le long de ses bords des tuyaux de cuivre, submergés en dessous et reliés au bord du fleuve par un fil isolé et invisible, également im- mergé. Ce travail fut exécuté à la brune, pour dé- pister les curieux, par un froid vif et dur à suppor- ter.

Restait à faire parvenir le fil depuis la rivière jus- qu'au hangar, à travers le chemin de halage. Prati- quer une tranchée n'était pas possible sans susciter l'intervention des agents de la voirie, les soupçons de tous et une demande d'explication. On résolut de passer par une conduite de décharge de l'usine, lon- gue de quinze mètres. Ici nouvel obstacle : l'orifice était obstrué de glaçons, qu'il fallut écarter, tou- jours secrètement. « Nous profitions du brouillard et des heures du soir, pour donner sans bruit de bonnes impulsions aux fragments disposés à se sé- parer. »

Cependant le dégel vient et seconde les opéra- teurs : les liquides colorés commencent à passer par la conduite, de l'usine à la Seine. Mais le fil, in- troduit aussitôt dans la conduite, y rencontre un obstacle infranchissable. En désespoir de cause, on

4SI SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

allait tout risquer et tenter de faire une rigole à la surface du chemin, lorsque Ton réussit à dégager le conduit, à l'aide d*un levier de fer de quinze mètres, formé de trois barres assemblées sur commande par un serrurier. Deux jours encore s'étaient écoulés pendant ces tentatives. Le 32 janvier au soir, l'appareil fut enfin prêt à fonctionner, et l'opérateur commença ses essais de correspondance.

Il était trop tard! Paris, épuisé, traitait des condi- tions de la capitulation, et la correspondance avec le dehors n'avait plus d'objet. Aussi nul signal de Paris ne répondit à ceux de l'expérimentateur dés- espéré. Tant de dévouement et d'énergie obstinée avaient été perdus I

Après avoir résisté pendant quatre mois et demi à l'investissement et au bombardement, après avoir mangé H 000 chevaux et consommé tous les ali- ments jusque-là destinés aux animaux, la ville était forcée de se rendre par la famine. La correspon- dance avec la province était inutile, car on avait commencé à traiter de la capitulation. Cependant les conventions faites avec d'Alméida, lors de son dé- part le 17 décembre, avaient été Odèlement obser- vées. Un bateau armé de fer fut disposé v quai d'Orsay et mis en communication avt central de la direction télégraphique, m nelle. J'étais allé moi-même, muni d'i

486 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

M. Proust, alors délégué au ministère de l'intérieur, veiller à l'organisation du service. Celui-ci fut fait par des gens habiles et avec un entier dévoue- ment.

 partir du 29 décembre, on observa chaque jour aux heures convenues, c'est-à-dire entre une heure et deux heures de l'après-midi, en épiant et notant les moindres mouvements du galvanomètre. Ces mouvements étaient enregistrés à mesure. J'ai sur- veillé jour par jour ces observations et j'ai eu pen- dant longtemps en mains les papiers quadrillés sur lesquels elles étaient reportées; je les ai remises depuis à M. Bourbouze, l'auteur de la proposition scientifique que nous nous étions efforcés de mettre en œuvre.

Il était convenu avec d'Âlméida que ce travail se- rait poursuivi pendant dix jours consécutifs. A partir du 25 décembre, pensait-il, il aurait échoué ou réussi; mais un délai plus long lui paraissait super- flu. On a vu combien il s'était Tait illusion à cet égard sur les lenteurs inévitables de l'exécution. Malgré toute son activité, il lui fallut trente-sept jours pour être en mesure de correspondre. Mais les télégraphistes parisiens avaient prévu ce relard. Les observations furent poursuivies bien au delà du terme convenu. Le 10 janvier, on observait encore et

UN CHAPITRE DU SIËGE DE PARIS. W

Ton continua presque jusqu'aux derniers jours : tant qu'il resta quelque espérance de secours à la ville assiégée, et quelque utilité au rétablissement de la correspondance. On cessa seulement au moment commencèrent les négociations pour la capitulation de Paris. A cette époque, l'entreprise devenait su- perflue. D'ailleurs, le bombardement de la rive gauche de la Seine désorganisait de jour en jour tous les services, et il n'était plus possible d'obtenir les mêmes sacrifices d'un personnel exposé à un dan- ger continuel, épuisé par les privations, et qui avait perdu comme tout le monde l'espérance du succès.

Ce n'est pas tout : Les obsei^vations électriques poursuivies pendant plusieurs semaines avaient ré- vélé des perturbations, qui jetaient une grande in- certitude sur la possibilité même d'une correspon- dance régulière et contribuaient à décourager les observateurs. En effet, les signes notés pendant cette période d'attente ne répondirent pas à un silence absolu de l'expéditeur placé en province : ils étaient tels que l'on ne pouvait distinguer nette- ment s'il existait ou non des dépêches envoyées du dehors.

A prioriy on pourrait croire que l'aiguille du gal- vanomètre, dont les mouvements sont destinés à te-

488 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

nir lieu de signaux, demeure immobile tant qu'au- cune dépèche électrique n*est lancée dans la Seine : ses mouvemeniSy au contraire, doivent traduire fi- dèlement les courants alternatifs envoyés par les ap- pareils du dehors. Mais, en fait, il n'en esf pas ainsi. Il circule sans cesse dans le sol terrestre des cou- rants électriques, qui font osciller l'aiguille ai- mantée. La plupart de ces oscillations étaient fort petites, à la vérité; mais, de temps en temps il s'en produisait de considérables. A dix ou vingt kilo- mètres, on distingue encore aisément les oscillations dues aux dépêches véritables, de celles qui résultent des courants terrestres ; mais à cinquante ou cent kilomètres, la certitude cesse.

Pendant les premiers jours des observations, faites à la fin de décembre et au commencement de janvier, nous attribuâmes d'abord ces fortes oscil- lations à l'envoi effectif de dépèches par d'Alméida. Mais les essais tentés pour en tirer quelque inter- prétation ne donnèrent aucun résultat et démon- trèrent l'irrégularité arbitraire des signaux trans- mis à l'appareil. Cela constaté, un doute s'éleva. Y avait-il réellemen t envoi de dépêches ? Si ces envois avaient lieu, comment en séparer les signes de ceux des courants irréguliers? Aucune nouvellei d'ail- leurs, ne venait par pigeons sur la mission de d'Al-

UN CHAPITRE DU SIÈGE DE PARIS. 489

roéida, pour aider et diriger les observateurs pari- siens.

En somme, d'Âlméida arriva trop tard à installer ses appareils; malgré son dévouement, il fut vaincu par la force des choses. La méthode même à la- quelle il avait consacré tant d'efforts est restée in- certaine. Il y a quelque chose de plus triste à dire à cet égard : son succès n'eût rien changé à notre destinée. Alors même que la découverte improvisée au moment du danger eût atteint son but, alors que la correspondance électrique eût été rétablie avec la province et que l'opérateur eût réussi à accomplir son œuvre sans être découvert, la marche générale des événements n'aurait guère été modifiée. Ce n'était pas la correspondance seule qu'il eût fallu ré- tablir, c'est l'approvisionnement même de Paris, afin de pouvoir faire durer la lutte jusqu'au jour le succès militaire du dehors serait devenu possible.

Ne poussons pas trop loin ce douloureux scepti- cisme. Il y avait, malgré tout, quelque chose d'utile et de grand d'accompli. Si les sacrifices faits à la pa- trie par d'Âlméida et par tant d'autres n'ont pas eu de résultats immédiats, ces sacrifices, disons-le hau- tement, n'ont pas été stériles. C'est l'effort moral des sentiments généreux développés dans cette

400 SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

crise suprême qui a relevé si vite la France après sa défaite. Les forces morales, on Ta dit bien souvent, sont le principal ressort qui maintient les hommes et les nations.

KIN

TABLE DES MATIÈRES

Préface i

La science idéale et la science positive; à M. E. Renan 1

La synthèse des matières organiques 41

Les méthodes générales de synthèse (leçon d*ouverture du

cours du Collège de France, créé en 1864) 68

La théorie mécanique de la chaleur et la chimie 97

Les matières explosives : leur découyerte et les progrès succès-

sift de leur connaissance 104

Les origines de Talchimie et les sciences mystiques 151

Les sept métaux et les sept planètes 155

Les cités animales et leur évolution 172

L'Académie des sciences 185

Balard 215

Victor Regnault 218

H. Sainte- Ckiire Deville 236

Adolphe Wurtz... 246

L'enseignement supérieur et son outillage 252

La Caisse des écoles et renseignement supérieur ; lettre à

M. A. Hébrard 277

Les conférences de la Faculté des sciences de Paris en 1881.. 280

Même sujet en 1882 292

492 TABLE DES MATIÈRES.

Même sujet en 1883 303

Les boursiers de l'enseignement supérieur 907

Les écoles primaires de Morcenx (Landes) 316

L'université de Genève 3tl

Les relations scientifiques entre la France et l'Allemagne;

lettre à M. A. Hébrard \ 351

Les signes du temps et l'état de la science allemande 364

F.liérold 370

Les savants pendant le siège de Paris 416

Un chapitre du siège de Paris : les essais scientifiques pour rétablir les communications avec la province et la correspon- dance électrique par la Seine 4Si

riN DE LA TABLE DES MATIÈRES

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