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SERMONS

DU PÈRE

BRYDAYNE.

TOME III.

SERMONS

DU PÈRE

BRYDAYNE,

MISSIONNAIRE ROYAL,

PUBLIÉS SUR LES MANUSCRITS AUTOGRAPHES.

QUATRIEME EDITION.

TOME TROISIÈME.

mMî

BRUXELLES,

IMPRIMERIE DE M. VANDERBORGIIT, LIBRAIRE, MARCHÉ-AUX-POULETS, 2G.

1846

CONFERENCE

SUR L'AUMONE.

Jasos autem, convocatis Discipulis suis, dixit : Misereor turbœ, quialriduo jam persévérant meciim, et non habent quod manducent; et dimiitere eosjejunos nolo, ne deficiant in via.

Jésus ayant appelé ses Disciples, leur dit : J'ai compas- sion de ce peuple, parce qu'il y a trois jours qu'ils de- meurent continuellement avec moi, et ils n'ont rien à manger; et je neveux pas les renvoyer sans avoir mangé, de peur qu'ils ne tombent en défaillance sur le chemin.

Mattb. XV, 32.

Près de cinq mille hommes, mes frères, suivent Jésus-Christ dans le désert, pour écouter ses divins oracles, et le suivent depuis trois jours sans avoir de quoi pourvoir à leur nourriture. Le Sauveur en est touché de compassion : il trouve cinq pains sous ses mains adorables, il lève les yeux au Ciel, il les bénit et les multiplie avec une si prodigieuse abondance, qu'après qu'ils en eurent tous été rassasiés, il dit à ses Disciples de ramasser les morceaux, qui suffirent pour en remplir plusieurs corbeilles. Que cette charité de la part de notre divin Maître, mes frères, est préve- nante! qu'elleest compatissante et généreuse, et qu'elle doit bien nous édifier, nous pénétrer, et nous atten- drir! Qu'il est beau, en effet, de voir le Sauveur du monde entrer dans les besoins temporels d'une infinité de pauvres gens attachés à sa suite, se sentir ému de T. ni. 1

2 SUR l'aumône.

compassion à la vue de leurs misères, interrompre ses salutaires instructions pour leur faire part de ses li- béralités, et signaler également à leur égard sa ten- dresse et sa puissance, dans la multiplication des pains qu'il leur distribue. Mais si cet exemple de miséri- corde corporelle de la part d'un Dieu, est si beau, si instructif et si touchant, pouvons-nous nous défendre de l'imiter et de le suivre? Ah! mes frères, apprenez donc aujourdhui, à l'exemple de ce divin Maître, à lever les yeux sur cette foule de pauvres qui vous en- vironne et que le malheur des temps grossit de jour en jour; devenez sensibles à leurs souffrances, préve- nez leurs demandes, soulagez abondamment leurs be- soins. C'est à quoi je viens aujourd'hui vous exhorter de toutes mes forces, dans cette Conférence. Car comme le Sauveur du monde n'était pas tellement oc- cupé à instruire ses Apôtres et à leur expliquer les mystères du royaume de Dieu, qu'il ne s'occupât en même temps, selon le rapport de l'Évangile, des be- soins et des nécessités des pauvres ; de même nous ne devons pas être tellement appliqués, pendant le cours de cette sainte Mission, à nourrir le peuple de la sainte parole, que nous ne soyons aussi attentifs à le se- courir dans ses besoins et à le soulager dans ses mi- sères. Eh! que dis-je, mes frères? pourrions-nous omettre de vous entretenir de l'aumône, sans manquer à l'un des devoirs les plus essentiels de notre minis- tère ?

Au reste, riches du monde, ne vous imaginez pas que je vienne ici plaider uniquement la cause des pauvres; car, quoique l'amour que j'ai pour eux me

SUR l'aumône. 3

porte à vous exhorter à leur faire la charité, je vous avoue pourtant que c'est plutôt votre intérêt que le leur, qui m'oblige à vous parler de cette matière. Je dis, votre intérêt, parce que c'est en faisant l'aumône, comme je vous le montrerai, que vous attirerez sur vous une très-grande abondance de grâces et de se- cours, soit pour le temps, soit pour l'éternité. Pour vous, pauvres de Jésus-Ciirist, qui me faites l'honneur de m'entendre, souffrez que je vous dise, dans cette occasion, avec autant de sincérité que de tendresse, ce que saint Pierre répondit à un mendiant qu'il trouva à la porte du Temple : Mon fils, lui dit-il, je n'ai ni or ni argent à vous donner; mais je vous donne ce que j'ai : Quod haheo, hoc tibi do (i). Je vous en dis de même, chers pauvres de Jésus-Ciirist; je n'ai pas assez de bien pour vous faire toutes les aumônes que je sou- haiterais; mais je vous donne tout ce que j'ai : Quod habeo, hoc tibi do. J'ai une faible voix que je consacre bien volontiers à vos besoins, une voix épuisée de tra- vaux et de fatigues que je m'en vais élever au milieu de ce Temple, pour réveiller la sensibilité de tant de riches à votre égard, pour les porter à vous secourir, et à suppléer par-là à la triste impuissance je suis de le faire moi-même. Fasse le Ciel qu'au sortir de cette Instruction ils vous ouvrent leurs entrailles, leurs bourses et leurs trésors, qu'ils étendent leurs mains charitables jusques dans votre sein, et qu'ils vous ap- prennent, par leurs largesses, que la parole sainte a germé dans leur cœur, et a produit dans eux les fruits

(i) Act. m. 6.

4 SUR l'aumône

les plus solides et les plus abondants. C'est la grâce que nous vous demandons, ô mon Dieu, par l'entre- jnise de Mare. Ave, Maria.

Avis sur la quête.

Je vous prie de remarquer, mes frères, qu'il n'en est pas de celte Instruction comme des autres. Nous sommes toujours très-incertains du succès. Si nous prêchons le salut, et que nous vous en montrions toute l'importance, hélas! qui sait si vous y travaillerez avec application et avec zèle. Si nous vous annonçons la pénitence, qui peut nous assurer que vous l'embras- serez avec amour. Si nous vous découvrons toute l'hor- reur du péché, qui peut nous répondre que vous l'éviterez avec soin, et que vous prendrez de justes mesures pour réparer ceux que vous avez déjà commis. Et voilà ce qui nous jette dans le trouble et presque dans le découragement, chaque fois que nous vous annonçons les vérités saintes. Mais il n'en est pas de même de celle-ci. Vous pouvez, dès aujourd'hui même, dès demain pour le plus tard, nous rassurer, nous consoler, nous donner les preuves les plus incontesta- bles et les plus flatteuses des fruits abondants que vous aurez retirés de notre ministère. Comment cela? En ne mettant, pour ainsi dire, aucune borne à vos libéralités, dans la quête que nous nous proposons de faire demain en faveur de tous les pauvres la ville : et a6n que vous sachiez à quoi vous en tenir, voici de quelle manière nous devons y procéder.

C'est donc en conséquence demain que nous entre- prendrons cette quête

SUR L AUMUNE. O

{Lheure, la Messe, les Consuls, les Chanoines, les principaux de la Ville, les bourses, les chariots, etc.)

Nous entrerons partout, et nous ne craindrons pas d'être mal reçus, venant de la part de Jésus-Christ même. Quelle consolation pour moi de pouvoir vous rendre une visite que je vous dois autant par amitié que par justice! et quelle gloire pour vous de voir Jésus-Ciirist entrer dans votre maison pour solliciter votre charité en faveur des pauvres, ses membres souffrants. Car voilà de quel œil vous devez envisager cette quête. Nous demanderons à tous, moins qu'il n'y en ait parmi vous d'assez innocents, pour ne de- voir pas réparer ses péchés par ses aumônes), soit pour ne faire aucun jaloux, soit pour ne priver personne du mérite de l'aumône; nous demanderons jusqu'aux artisans, aux pauvres, aux domestiques, aux enfants, aux servantes, puisqu'il n'en est aucun qui, ayant quelque chose pour ses plaisirs, ses divertissements, ses vanités, ses débauches, ne doive avoir aussi quel- que chose pour les pauvres. (Uobole de la veuve.) Nous n'excepterons pas même les plus petits enfants, et nous nous tiendrons infiniment honorés de recevoir de leurs innocentes mains. (Histoire.) Ah! que ne puis-je encore vous raconter ici tant d'autres traits! tant de pauvres inconsolables du refus que nous fai- sions de leurs aumônes, qui nous demandaient, qui nous cherchaient par toutes les rues, pour nous con- jurer, les larmes aux yeux, d'accepter une partie de ce qui leur était le plus nécessaire pour leur subsis- tance, afin d'avoir quelque part aux fruits inestimables

6 SUR l'aumône.

de Taumône chrétienne! des enfants de famille, qui, touchés de la plus vive charité, se sont dépouillés de leurs habits en présence de leurs pères, pour nous les confier entre les mains et en revêtir quelque pauvre de Jésus-Christ! Comme les pauvres manquent de tout, nous demanderons aussi de tout, et nous rece- vrons avec reconnaissance tout ce qu'on aura la cha- rité de nous donner : argent, blé, vin, linge, meu- bles, etc., et surtout quelque chose de la profession et du métier, afin que le Seigneur y répande désormais sa bénédiction.

Cependant, qu'on nous donne peu, qu'on nous donne beaucoup, nous serons toujours contents; nous ne regarderons pas même ce que vous nous aurez donné : mais vous nous ferez plaisir de nous indiquer tous les différents habitants qui logent dans vos mai- sons; et supposé que vous deviez être absents vous- mêmes, de donner de bons ordres ou à vos domesti- ques ou à vos enfants, afin que rien ne nous échappe et que tout le monde nous donne.

Tout ce que je vous recommande ici, mes frères, et sur quoi je ne saurais trop insister, c'est de ne rien négliger, dans cette occasion, pour rendre vos aumô- nes méritoires, et de profiter pour cela des salutaires avis que saint Paul donnait aux Corinthiens, lorsqu'il s'agissait d'une semblable quête parmi eux, en faveur des pauvres fidèles de Jérusalem qui avaient été volés et pillés par les Juifs. Ce saint Apôtre voulait d'abord que leur charité fût prompte; et que, comme les be- soins des fidèles étaient pressants, ils se hâtassent aussi de les secourir, et de faire eu sorte qu'au moins

SUR l' AUMÔNE, 7

leur contribution fût toute prête pour le jour de son arrivée : De peur, dit-il, que ce ne fut une honte pour mon ministère, de voir qu'à mon arrivée je n'eusse rien avancé : Ne cùm venerint Macedones mecum, et in- venerint nos imparatos, erubescamus nos (i). De comprenez que c'est au plus tôt, et dès ce soir même, que vous devez vous exécuter, et assigner sur tous vos biens la portion qui est due aux pauvres et que vous devez nous remettre; qu'elle doit être prêle, quand nous nous présenterons devant vous, et que vous ne devez pas même attendre qu'on vous la demande : Ne cùm venerint Macedones, etc. Ah ! il me semble déjà entendre dire à ce mari : Eh bien! ma femme, que donnerons-nous au bon Prêtre? Que lui donnerons- nous, mon mari? Tout, tout ce qu'il voudra... L'Apô- tre demandait encore aux Corinthiens, que leur au- mône fut proportionnée et mesurée selon les biens de chacun, et selon les nécessités des pauvres : d'où vous devez conclure que les riches doivent donner abondamment, et que les pauvres mêmes doivent don- ner une partie du peu qu'ils possèdent, en conservant le désir de donner davantage s'ils le pouvaient; parce qu'au sentiment de l'Apôtre, quoique l'aumône se proportionne aux biens de chaque particulier, le fruit et le mérite qu'on en relire s'étend aussi loin que la bonne volonté qu'on aurait de la faire ; Secundiim id quod habet, accepta est, non secundùm id quod non ha- bet (2). Quoi de plus propre que cette raison de l'Apô- tre, pour encourager les pauvres, qui n'ont pas beau-

(i) II. Cor. IX. 4. (2) II. Cor. viu. 12.

8 SDR l'aumône.

coup à donner pour l'ordinaire! Saint Paul voulait, en troisième lieu, qu'elle fut honnête et abondante, et non comme une dépense de ménage, ou comme un tribut de l'avarice : Sic quasi benedictionem, non tan- quàm avaritiam (i). Sur quoi il les fait souvenir, que, qui sème peu en cette vie, moissonnera peu dans l'autre; que, qui sèmera abondamment, moissonnera de même : Qui parce seminat, parce et metet; et qui seminat in benedictionibus, de benedictionibus et me- tet (2). Enfin ce saint Apôtre exigeait que cette aumône, cette quête, se fit de bonne grâce, chacun donnant gaiement et de bon cœur ce qu'il aurait résolu de donner, et non avec tristesse et avec chagrin , comme s'il y était forcé ou par la honte de ne suivre pas l'exemple des autres, ou par la crainte d'une puissance supérieure : et la raison en est, disait-il, que Dieu aime celui qui donne avec joie : Unusquisque prout destinavit in corde suo, non ex trestitià aut ex necessi- tate; hilarem enim datorem diligit Deus {5). Et ne craignez pas, mes frères, ajoutait-il, qu'à force de donner, les choses nécessaires puissent jamais vous manquer. Car enfin, le Dieu que vous soulagez dans la personne des pauvres, est assez puissant pour vous mettre dans une abondance également suffisante, et pour fournir à vos bonnes œuvres, et pour pourvoir à votre entretien et à votre nourriture : Potens est autem Deus omnem gratiam abundare facere in vobis; ut in omnibus semper omnetn siifficientiam habenles, abun- detis in omne opus bonum (4). N'est-il pas d'ailleurs

(i) II. Cor. IX. 5. (3) II. Cor. ix. 6. (i) II. Cor. ix. 7, (4) II. Cor. tx. 8.

SUR l'aumône. y

écrit des justes qui font l'aumône, continue l'Apôtre, que Dieu multiplie leur bien, et qu'il augmente de plus en plus les fruits de leur justice : Sicut scriptum est : Dispersit, dédit pauperibits; jiistitia ejus manet in seculum seculi.

Tels sont, mes frères, les importants avis que l'apô- tre saint Paul donnait aux premiers Gdèles, au sujet d'une quête générale qu'il avait ordonnée dans la ville de Corinthc, pour soulager les Saints de Jérusa- lem, qui se trouvaient dans la misère. Quelle quête abondante ne dois-je pas me promettre parmi vous, si vous voulez bien vous y rendre dociles. Ah ! bien loin de vous prier, comme faisait l'Apôtre aux Corinthiens, de me donner, à la face des Églises, des preuves éclatan- tes de votre charité, et de me faire voir que ce n'est pas sans raison que j'ai compté sur vos largesses : Ostensionem ergo, quœ est charitatis vestrœ, et nostrœ gloriœ pro vobis, in illos ostendite in faciem Ecclesia- rum (i); j'espère, au contraire, de pouvoir vous ren- dre avec lui ce glorieux témoignage qu'il rendait au peuple de Thessalonique, que tout pauvres que vous êtes pour la plupart, vous donnerez non-seulement autant que vous pourrez, mais même au-delà de ce que vous pourrez; et que bien loin que j'aie besoin de vous presser, vous me prierez, comme ce peuple fidèle, avec les dernières instances, de recevoir vos largesses et vos aumônes : Quia secundiim virtutem testimonium illis reddo, et supra virtutem voluntarii fuerimt, cum multa exhortatione obsecrantes nos gratiam, et communicatio-

(0 II. Cor. vm. a4

40 SUR l'aumône.

nem mysterii, quod fit in Sanctos (i). Eh! puis-je pen- ser autrement de vos sentiments, vous voyant ici volon- tairement assemblés, avec autant d'assiduité que de zèle, pour entendre parler de l'importante matière de l'aumône? N'ai-je pas lieu de croire que vous êtes fa- vorablement disposés à pratiquer cette vertu, quand je vous vois chercher de vous-même à être également convaincus de sa nécessité et de ses avantages?

Mais, me direz-vous, à qui remettrons-nous ces au- mônes, et quel usage en doit-on faire? A qui vous les remettrez? non pas à moi, qui ne veux point les tou- cher, quoique je doive les recueillir, mais à Jésus- Christ même, après avoir passé par les mains des Prê- tres, des Magistrats, des principaux Messieurs de votre Ville, qui me feront l'honneur de m'accompagner dans cette cérémonie, qui vous doivent être extrêmement respectables par leur caractère, et dont la religion, la probité et le parfait désintéressement sont connus de tout le monde, et ne laissent aucun lieu de craindre qu'ils les détournent à leur profit. Saint Paul, mes frères, prenait toutes les précautions nécessaires, dans la quête qu'il avait ordonnée au peuple de Corinthe, pour se mettre à couvert de tout soupçon injurieux au Ministère, sur le sujet de cette grande somme dont il était dispensateur : car quels magnifiques éloges ne donne-t-il pas à la vertu de Tite et aux deux autres compagnons qu'il avait choisis pour le seconder dans la charge de recueillir ces aumônes? Ne soyez donc pas surpris, mes frères, et ne trouvez pas mauvais que

(i) II. Cor. vin. 5. 4.

SUR l'aumône. il

nous usions de la môme prudence, et qu'à son exem- ple nous prenions les plus justes mesures pour ôter tout lieu à la défiance, et pour nous mettre à l'abri de toute censure; puisqu'il n'y a point de probité si éprouvée qui ne puisse être en butte aux jugements les plus injustes et les plus téméraires, et que môme il ne suffit pas, comme dit l'Apôtre, de faire le bien de- vant Dieu, en se contentant du témoignage secret de sa propre conscience, mais qu'il faut encore faire le bien devant les hommes, sans leur donner jamais le moindre sujet d'aucun reproche.

Quant à l'usage qu'on doit faire de ces aumônes, ne doutez pas non plus qu'elles ne soient distribuées avec toute sorte d'équité, de sagesse, de prudence, de cha- rité et de lumière, puisque ce sera Monseigneur, ou ?s'... qui sera chargé de ce soin. Les Hôpitaux, les OEuvres de charité et de miséricorde, les prisons, les pauvres honteux, jusqu'aux mendiants, tout s'en ressentira, et tout glorifiera Dieu, mes frères, disait saint Paul au peuple de Corinthe, de votre soumission à l'Évangile et de la charité avec laquelle vous aurez communiqué vos biens, soit à eux, soit à tous les autres qui peuvent se trouver dans la nécessité : Per probaiionem miniS' terii hujus, gloripcantes Deum in ohedientia confessio- nis vestrœ, in Evangelium Christi, et simplicilate corn- municationis in illos, et in omnes (i).

Commençons donc, mon très-vénérable Père, de traiter cette matière si importante de l'aumône, qu'il tarde déjà sans doute à ce peuple fidèle de nous enten-

(0 II. Cor. IX. 13.

12 SUR l'aumône.

dre développer. Eh! qu'il serait à souhaiter pourpes pau\Tes, que tous nos auditeurs imitassent, dans cette occasion, ou pussent imiter la généreuse conduite de cette personne si distinguée par ses talents et ses ver- tus (i), que nous avons connue vous et moi dans une de nos Missions, et qui s'étant rendue à la Conférence de l'aumône pour s'édiûer, fut si touchée de tout ce qu'elle entendait sur cette matière, qu'à chaque ré- ponse que je donnais aux différentes questions que vous aviez la bonté de me faire, elle augmentait l'au- mône qu'elle avait résolu de faire. Oui, à mesure que je découvrais et la nécessité et les avantages de l'au- mône chrétienne, ce charitable auditeur se sentait aussi toujours plus porté à donner davantage; en sorte qu'étant venu dans la résolution de ne donner qu'un louis, il se vit comme heureusement engagé à en don- ner plus de dix, avant que la Conférence fût finie. Plaise au Seigneur, mes frères, d'accompagner aujour- d'hui mes paroles de la même onction, de la même grâce, et du même succès.

Voyez à présent, mon vénérable Père, quelles de- mandes et quelles questions vous avez à me faire sur le sujet que je viens de proposer, et je tâcherai d'y satisfaire le moins mal qu'il me sera possible.

l''^ DEMANDE.

Quelque bon que je sois naturellement, et quelque porté que je me sente à faire Vaumone, jamais vous ne réussirez à me convaincre de la nécessité de cette œuvre,

(i) M. Vanserre, chanoine de Vienne.

SUR l'aumône. 13

à moins que vous ne me montriez une loi indispensable qui nous y oblige; car j'ai toujours regardé C aumône comme une action bonne, mais comme indifférente. me trouver ez-vous, en effet, parmi les dix Commande- ments de Dieu, que nous sommes obligés de garder, un seul précepte qui nous oblige de faire V aumône?

RÉPONSE.

Faire l'aumône, quand on a de quoi la faire, ce n'est ni un simple conseil ni une œuvre de suréroga- lion : ce n'est point un présent libre et volontaire qu'on fait au pauvre, mais un tribut d'obligation que nous devons payer aux personnes dont la misère nous est connue. C'est une loi expresse, c'est un précepte étroit et rigoureux, c'est un commandement indispen- sable, qui regarde tous les riches. Il n'est point, en un mot, d'obligation ni de devoir plus solennellement marqué ni plus souvent réitéré dans tous les Livres saints, que celui nous sommçs tous de faire l'au- mône : en voici la preuve. Je vous ordonne, dit Dieu, dans l'Ancien Testament, d'avoir toujours la main ou- verte aux besoins de vos frères indigents, et de ré- pandre partout des aumônes si abondantes, que dans le lieu de votre séjour il ne se trouve pas une seule personne qui soit dans la misère : Omninô indigens et mendicus non erit inter vos (\).^e dites donc point, ajoute-t-il dans les Proverbes, à votre ami et à votre frère qui se trouve dans le besoin : Allez, et revenez, je vous donnerai demain; puisqu'il faut, si vous le

(i) Deul. XV. 4.

2.

J4 SUR l'aumône.

pouvez, que vous lui donniez à l'heure même. Ne dicas amico iuo : Vade, et revertere; cras dabo tibi : cùm statim possis dare (i). Ah! gardez-vous bien, vous dit le Sage, dans un autre endroit, de priver le pauvre de son aumône; car je vous déclare de la part de Dieu, que celui qui fermera l'oreille à ses cris pour ne pas l'entendre, ou qui détournera les yeux de des- sus son visage pour ne pas le voir, criera un jour lui- même dans le désespoir de son âme, sans qu'il soit écouté ni même regardé du Seigneur : Qui obturât aurem suam ad cîamorem pauperis, et ipse clamabit, et non exaudietur {2). Eh quoi ! s'écriait autrefois le pro- phète Isaïe, parlant au peuple de Dieu, seriez-vous si cruel et si dénaturé que de mépriser et de haïr ainsi votre propre chair, en refusant au pauvre, qui est votre frère et de même nature que vous, un vête- ment pour le couvrir, une portion de votre pain pour le nourrir, et l'entrée de votre maison pour le loger et le retirer auprès de vous? Frange esurienti panem tuum (3). 0 mon cher fils, disait le saint homme Tobie à son fils bien-aimé, il faut donc que vous soyez tou- jours charitable de la meilleure manière que vous le pourrez; si vous avez beaucoup de bien, donnez-en beaucoup aux pauvTcs; si vous en avez peu, faites- leur même part du peu que vous avez; car l'aumône sera pour vous et pour ceux qui l'auront pratiquée, ajoutait ce saint homme, un grand sujet de confiance devant le Dieu suprême : Fiducia magna erit coram summo Deo eleemosijna omnibus facientibus eam (i).

(1) Prov. m. 28. (2) Prov. xxr. 13. (3) Isaî. lviii. 7. (4)Tob. IV. 1.

SUR l'aumône. 15

C'est ainsi, mes frères,. que le Seigneur parle dans l'Ancien Testament, au sujet de l'aumône. La loi peut-elle être plus expresse et plus décisive?

Mais parcourons un moment le Nouveau, et voyons ce qu'en a dit Jésus-Ciirist même, ce qu'en ont dit et pensé tous ses Apôtres. Donnez l'aumône, nous dit ce divin Sauveur, à tous ceux qui vous la demanderont, et ne la refusez à personne : Date eleemosynam (i). Omni pctenti te, tribue {2). Que celui, dit-il dans un autre endroit, qui a deux habits, en donne un à celui qui n'en a point. Faites-vous ainsi, mes enfants, nous dit cet adorable Maître, par vos largesses et vos chari- tés, des bourses qui ne s'usent point pour le temps, et des trésors qui puissent vous servir pour l'éternité; des trésors d'où les voleurs ne s'approchent point et que les vers ne puissent jamais corrompre : car je vous dis en vérité, que quiconque aura seulement donné un verre d'eau froide à un pauvre, pour l'a- mour de moi, ne demeurera pas sans récompense. Quicunqiie polum dederit uni ex minimis istis calicem aquœ frigidœ, amen dico vobis, non perdet mercedem siiam (3). Les Apôtres, au reste, instruits à l'école de Jésus-Christ et nourris de sa doctrine, ne sont ni moins zélés ni moins attentifs à nous faire sentir toute la force de ce précepte, et à nous inspirer les mêmes sentiments de charité pour nos frères. Écoutez l'apôtre saint Paul, qui ne cesse de recommander à son cher disciple Timothée d'ordonner à tous les riches du monde d'être charitables et bienfaisants envers les

(1) Luc. XII. 33. (a) Luc. iv. 50. (5) Mallb. x. 42.

16 SUR l'aumône.

pauvres : Divitibus hujus seculi prœcipe thesaurizare sibi fundamentum bonum in futurum (i). Voyez ce grand Apôtre lui-même se charger du soin de recueil- lir les charités et les aumônes des fidèles, et de les porter dans toutes les Églises les chrétiens ses frè- res souffraient des besoins pressants. Peut-on- lire rien de plus fort encore que ce que l'Apôtre saint Jacques nous apprend sur ce sujet, lorsqu'il nous déclare que la véritable religion consiste à avoir soin des pauvres, à soulager les misérables, à visiter les orphelins et les veuves, et à lessecourir dans leurs afflictions; et que sans l'accomplissement de ce devoir, l'on ne saurait avoir, devant Dieu, ni de christianisme ni de piété solide? Religio munda, et immaculata apud Deum, hœc est, visitare pupillos et viduas in tribulalione eo- rum (2). En effet, ajoute l'apôtre saint Jean, si quel- qu'un voit son frère dans la nécessité, et qu'il lui ferme sa bourse, son cœur et ses entrailles, comment peut-il se flatter d'aimer son Dieu, dont le pauvre est la plus parfaite image? et s'il n'aime son Dieu, com- ment peut-il s'aveugler jusques à ce point que de croire qu'il est catholique et chrétien?

Tels sont les témoignages que toute l'Écriture rend au sujet de l'aumône. Or, après des témoignagnes et des preuves si décisives et si convaincantes, qui est- ce qui osera se défendre d'un précepte si légitimement imposé, dis-je, qu'il n'en est pas de mieux fondé dans toute la religion? Et qui ne s'humiliera, qui ne se confondra de l'avoir si souvent violé, de l'avoir pres-

(i) 1. Tim. VI. n. 19. (2) Jacob, i. 27.

suft l'aumône. 17

que toujours si mal accompli, comme je vous le ferai voir dans la suite.

DEMANDE.

Sur quoi cette loi se trouve-t-elle fondée? Car il ne suffit pas de me la faire voir écrite dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament; il faut encore, pour dissi- per tous les doutes de mon esprit et pour briser toute la dureté de mon cœur, me montrer sur quels fondements solides elle est établie. Il n'est rien qui fasse plus d'im- pression sur moi que les bonnes raisons.

RÉPONSE.

Je réponds, avec saint Thomas, que la loi qui nous oblige à faire l'aumône est également fondée sur la charité et sur la justice : deux motifs, mes frères, bien capables de toucher tout homme raisonnable. Pré- cepte fondé sur la charité : car il est constant, dit saint Paul, que tous les chrétiens unis par la grâce ne font qu'un seul corps mystique dont Jésus-Christ est le Chef; or comme dans un corps naturel tous les membres compatissent à la douleur de celui qui souffre par l'union qui est entre eux, de même, conclut le grand Apôtre, il faut que par l'union et la charité qui doit régner parmi tous les chrétiens, chaque fidèle prenne des sentiments de compassion et de charité pour ceux qui sont dans l'affliction et dans la souf- france. Précepte fondé sur la justice : car enfin, riches du monde, si vous êtes riches, aisés et commodes, soyez bien persuadés que vous ne l'êtes pas pour

18 SUR l'aumône.

vous-mêmes, mais que vous ne l'êtes que pour les pauvres; en sorte que s'il n'y avait point de pauvres dans le monde, j'ose vous assurer que Dieu ne vous eût jamais donné ces biens, ces richesses et ces do- maines que vous possédez. Qu'a-t-il donc prétendu encore une fois le Seigneur, et que prétend-il encore en vous laissant jouir en paix des biens et des com- modités de la vie? Il a voulu, dit saint Paul, que votre abondance suppléât à la disette de vos frères, et que par-là vous établissiez entre eux et vous une juste éga- lité. Et peut-on penser autrement de la conduite d'un Dieu souverainement sage, bon et équitable? Eh quoi! mes frères. Dieu n'aurait-il donc créé les pauvres que pour les rendre malheureux? Ne leur aurait-il donc fait voir le jour que pour leur faire regretter le néant et les ténèbres dont il les a retirés ? Serait-il de l'or- dre de sa Providence, de les laisser manquer des choses les plus nécessaires à la vie, tandis qu'il vous laisserait vivre vous-mêmes dans toute sorte d'abon- dance? Non, non, mes frères, ce Dieu de miséricorde, ce Père commun de tous les hommes, y a pourvu : il s'est souvenu qu'il avait d'autres enfants que vous, et ces enfîmts sont les pauvres, qu'il vous a chargés de nourrir, de loger, d'habiller, d'entretenir. Voilà ce qu'il exige de vous, et à quoi il a destiné une partie de ces fonds, de ces biens et de ces trésors dont il est le Maître souverain, et dont à proprement parler il ne vous a faits que les économes et les dépositaires. C'est donc à vous à présent de justiOer sur ce point les ordres adorables de son amoureuse Providence. Ah ! ne l'oubliez donc jamais : le Seigneur vous a

SUR l'aumône. 19

confié le soin dupauvre. Oui, il vous a confié le pau- vre : Tibi derelictus est pauper (\). \\ vous a confié, à vous, le patrimoine de cet orphelin; à vous, la dot de cette pauvre fille; à vous, le soin de cette veuve dé- solée et ruinée par la mort de son mari ; à vous, la subsistance de cette famille honteuse; à vous, la dé- livrance de ce malheureux chargé de fers; à vous, la conservation de ce Bureau de charité, de cette OEuvre de miséricorde ; à vous, le rétablissement de cet Hôpi- tal, qui est sur le point de tomber; à vous tous, enfin, le soulagement de tant de pauvres infortunés, dont la vie offre tous les jours à vos yeux, un si triste, un si douloureux spectacle. Voilà, mes frères, les indispen- sables obligations dont le Seigneur vous a chargés, en vous confiant les richesses que vous possédez : en sorte que lorsque vous en faites l'aumône aux pau- vres ou que vous les employez en des œuvres de cha- rité, vous ne devez point vous flatter en cela de gra- tification ni de libérable : non, vous dit saint Ambroise, après le Sage, puisque vous ne donnez alors aux pauvres que ce que vous leur devez, que c'est de leur bien que vous êtes libéral et non pas du vôtre, que c'est une justice, et non une grâce, que vous leur faites : Reddis debitum, non largiris indebi- tum; et que c'est, en un mot, un devoir essentiel que vous remplissez, une dette rigoureuse dont vous vous acquittez, enfin la légitime du pauvre que vous lui res- tituez, et que vous ne pouvez lui refuser sans crime et sans injustice. Il est vrai que les pauvres sont quel-

(0 Ps. IX. ?6.

20 SLR L AUMÔNE.

quefois incommodes et importuns, vous dit saint Chrysostôme ; mais après tout, c'est leur droit qu'ils exigent.

5"^ DEMANDE.

J'avoue que cette loi est appuyée sur des fondements et des raisons bien justes et bien légitimes. Mais combien de lois qu'on peut enfreindre impunément, qui n obli- gent point sous peine de péché mortel et dune damna- tion éternelle ? Celle-ci sans doute est du nombre; car vous ne voudriez pas apparemment damner un riche qui ne ferait pas Vaumàne.

RÉPONSE.

Délrompez-vous, mes frères. Le précepte de l'au- mône, qui vous a paru jusqu'ici de si petite consé- quence, est néanmoins si étroit et si rigoureux, qu'il y va de votre âme, de votre salut et de votre éternelle damnation, si vous négligez de l'observer. J'en donne la preuve, que je veux porter jusqu'à la plus évidente démonstration. Dieu ne nous damne, mes frères, ni ne nous peut damner, que pour la transgression d'un précepte essentiel, et que pour des offenses mortelles : car la foi nous apprend qu'il n'y a que le,péché mor- tel qui mérite un châtiment éternel, et qui doive être frappé de malédiction et d'anathème.'Or Jésus-Christ a fulminé cet analhème et cette malédiction éternelle contre tous ceux qui refusent de faire l'aumône aux pauvres. Donc on ne saurait violer le précepte de l'aumône, surtout en certains cas, sans pécher mor- tellement, et sans encourir une éternelle damnation.

SUR l'aumône. :2l

Écoutez donc ici, riches impitoyables, cœurs insen- sibles et dénaturés, vous qui n'avez que des entrailles de fer pour les nécessités de vos frères, qui vous en- graissez de la substance de la veuve et de l'orphelin, qui écoutez tranquillement et sans être émus les cris et les plaintes des pauvres ; vous enfin qui ne vous servez de la misère du temps que pour rendre les temps toujours plus misérables; écoutez, dis-je, l'ef- froyable et foudroyante sentence que rÉternel, ven- geur des pauvres, doit enfin prononcer contre vous dans le terrible jour de sa colère : Retirez-vous de moi, vous dira ce souverain Juge, ce Juge souverai- ment irrité; retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel. Eh ! Seigneur, s'écrieront alors les réprouvés d'une voix lamentable et dans le plus affreux déses- poir; qu'avons-nous fait, et quel crime, quel attentat avons-nous commis pour mériter un si terrible châti- ment? Qu'avez-vous fait, barbares? J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger : Esurivi, et non dedistis mihi manducare (i); j'étais pressé de la soif, et vous ne m'avez pas donné à boire : Silivi, et non dedisti înihi potum; j'étais hors de chez moi, dans un pays étranger, réduit à mendier mon pain, et vous n'avez pas voulu me recevoir chez vous, ni même me reconnaître : Hospes eram, et non collegistis me (2)? j'étais tout nu, et exposé aux injures de l'air, et vous m'avez refusé de quoi me couvrir : Nudns eram, et non cooperuistis me; j'étais malade dans Tin hôpital, chargé de fers dans une prison, et vous n'avez pas

(1) Mallh. XXV. i-2. (2) Mallh. xv. 45.

T. ni. 3

il 2 SUR l'aumône.

daigné faire un seul pas, vous n'avez pas fait le moindre effort pour me rendre une visite, et pour me consoler dans mes infirmités et dans mes chaînes, pour me soulager dans mes misères : Infîrmus, et in carcere, et non visitastis me. Allez, maudits, retirez- vous de moi, vous ne méritez que des feux éternels. Mais, grand Dieu, répliqueront tous ces impitoyables riches : eh ! est-ce que nous vous avons vu sans demeure, exposé aux injures de l'air, pauvre, nu, in- firme et souffrant? En quel temps vous avons-nous vu dans tous ces tristes états, sans vous donner au- cun soulagement? Ah! si nous y avions jamais trouvé votre adorable personne, nous vous aurions donné, pour vous en retirer, non pas une aumône, mais tout notre sang. Ah ! malheureux, vous m'y avez vu, lorsque vous y avez vu ce pauvre, parce que, tout pauvre qu'il était, je vous avais fait avertir cent fois que je le regar- dais comme un autre moi-même : en sorte que tout ce que vous avez refusé aux pauvres, c'est à moi-même que vous l'avez refusé. C'est moi qui étais ce misérable que vous avez abandonné, négligé, méprisé. En pou- viez-vous douter, après l'assurance que je vous en donnais dans mon Évangile? Vous ne m'avez pas re- connu, vous n'avez pas cru que ce fût moi : vous avez donc manqué en même temps et de foi à ma parole et de charité envers ma personne. Oui, cœur ingrat et dénaturé, dira Jésus-Christ, j'étais dans ce pauvre que tu refusas de secourir un tel jour avec tant d'in- humanité. Me reconnais-tu bien ? vois-tu cette main adorable et bienfaisante qui fît autrefois par son seul attouchement tant de merveilles et de prodiges en

SUR l'aumône. 23

faveur de tous ces malheureux affligés qui recouraient à moi? C'est celle-là même que te présenta ce misé- rable que tu rejetas et que tu ne voulus pas seulement regarder, lorsqu'il était à ta porte couvert d'ulcères, comme un autre Lazare, pour te demander les miettes qui tombaient de ta table. Reconnais-tu bien cette voix que je fais présentement retentir dans toute la na- ture, cette voix si touchante, si puissante, capable d'ébranler les déserts, de fendre les rochers, cette voix qui consola tant de malheureux? C'est celle-là même qui te demanda l'aumône par la bouche de ce mendiant qui n'avait plus qu'un souffle dévie, et que tu ne voulus jamais entendre, de peur d'en être at- tendri. Après de tels refus et de telles cruautés, comment as -tu encore l'audace de me demander mon Paradis? Quoi! tu m'as cruellement refusé un verre d'eau, et tu veux que je t'enivre du torrent de mes délices? Tu m'as injustement refusé un méchant habit qui ne te servait plus de rien, quelques vieux hail- lons, quelque mauvais meuble, et tu prétends que je te donne l'immortalité, et le précieux vêtement et les biens immenses de ma gloire ? Tu m'as impitoyable- ment refusé un morceau de pain, et tu voudrais pré- sentement que je te fisse part de mon royaume? Tu n'as jamais voulu me voir, ni me reconnaître; tu m'as sans cesse rebuté, méprisé, renvoyé dans la personne des pauvres, et tu voudrxiis éternellement jouir de ma présence? Non, malheureux, retire-toi de moi; tu ne fus jamais digne que de mes malédictions et de mes anathèmes. Chose étrange ! s'écrient ici saint Chrysostôme et

24 SUR l'aumône.

saint Léon, le refus de l'aumône sera pour ainsi dire, au jour du Jugement, l'unique fondement de la ré- probation des hommes, du moins à en juger par les termes de l'Évangile. Jésus-Christ, le souverain Juge, ne nous reprochera pas d'autres crimes que celui-là. Si nous en sommes convaincus, c'en est assez pour nous rendre dignes des flammes étemelles.

DEMANDE.

Mais si cela est, mon Père^ il y aura donc bien des gens damnés pour n avoir pas fait l'aumône?

RÉPONSE.

Eh! qui en doute? oui, il y en aura. Vous le con- cluez, mes frères; je le conclus avec vous, et c'est la conclusion de Jésus-Christ même. Car enfin, vit-on jamais plus d'indigence et de misère, et cependant trouva-t-on jamais moins de ressource et de secours? Tous les jours, des foules de malheureux ne se pré- sentent-ils pas à vous? mais en devenez-vous pour cela plus compatissants et plus charitables? Quelle illusion! on croit être entièrement quitte de ce que l'on doit aux pauvres, quand on leur a donné à peine quelque faible soulagement. On croit même avoir fait au-delà de ce qu'on doit, quand on leur a distribué dans le cours d'une année entière l'argent qu'on dépense bien souvent dans une seule partie de plaisir et de jeu, dans un seul festin, dans une seule parure de vanité. Eh ! que dis-je, vous ne rougissez point de leur dire qu'on n'a rien, dans le temps qu'on s'efforce de faire paraître qu'on a beaucoup, en étalant à leurs yeux mille

SUR l'aumône. 25

superfluités. Je n'ai rien à vous donner, dites-vous aux pauvres, dans le temps, dit saint Basile, que vos doigts, chargés de pierreries brillantes, donnent, si je puis m'exprimer ainsi, le démenti à votre bourhe, et pu- blient hautement que vous n'êtes que trop en pouvoir de les soulager. Mais le désordre va bien plus loin encore, puisque, au lieu de les soulager et de les se- courir, vous les accablez souvent d'insultes et de re- proches. Allez, leur dites-vous d'un air hautain et méprisant. Dieu vous assiste! Oui, Dieu les assistera; ne croyez pas qu'il les abandonne. Vous n'êtes que des fainéants et des vagabonds. Ah ! si la honte et le res- pect qu'ils ont pour vous ne les retenait, que ne pour- raient-ils pas vous reprocher à vous-mêmes? Gens oi- sifs et ennemis du travail, vous ne méritez pas qu'on vous donne. Mais s'ils ne le méritent pas, Jésus-Curist ne le mérite-t-il pas assez pour eux? Je ne sais, en vérité, ajoutez-vous quelquefois, d'où sortent tant de pauvres, ni d'où ils viennent. {Nescio unde sint, disait Nabal à l'égard de David.) Allez. Eh ! voulez-vous qu'ils aillent? Ah! riches impitoyables, ne considé- rez-vous point que c'est Dieu même qui les conduit vers vous? A qui voulez-vous qu'ils s'adressent, si ce n'est à vous seuls qui pouvez adoucir toutes leurs amertumes et les secourir dans leur extrême malheur. Allez, en effet, croyez-moi, pauvres de Jésus-Christ, allez chez les nations barbares, et vous trouverez des personnes plus sensibles à vos misères et plus charitables que parmi les enfants de la charité même. Dieu vous assiste, répétez-vous encore d'un air hau- tain et dédaigneux. Mais, dites-moi, je vous prie,

26 SUR l'aumône.

comment prétendez-vous qu'il les assiste? Exigez-vous un miracle éclatant de sa Providence, qui multiplie encore de nos jours les pains en leur faveur, comme il les multiplia autrefois en faveur du peuple fidèle qui le suivait dans le désert? Ce Dieu de bonté n'a-t-il pas déjà pourvu à tous les besoins des pauvres, ne les a-t-il pas déjà assez assistés, en vous ordonnant de les soulager? Toutes ces richesses d'iniquité dont vous jouissez, sont-elles à vous, parce que le Seigneur vous en a confié le dépôt ? ne pouvait-il pas les placer dans des mains étrangères? et s'il les a laissées entre les vôtres, pouvez-vous bien vous persuader que ce soit pour tout autre usage que pour assister vous-même les pauvres? Non, non, détrompez- vous ; si vous êtes riches, vous ne Têtes que pour eux. Dieu vous assiste! Eh ! il le faut bien que Dieu les assiste, puisque vous avez vous-mêmes la cruauté de les abandonner ! Et en seraient-ils, s'ils trouvaient aussi peu de ressources dans son adorable bonté, qu'ils en trouvent dans les richesses que sa divine libéralité vous a prodiguées? en seraient-ils si Dieu était aussi lent à les secou- rir, que vous êtes durs vous-mêmes à les assister de vos biens et à les soulager dans leur misère? Hélas! la plupart ne seraient-ils pas malheureusement réduits à mourir de faim? Dieu vous assiste ! Eh! bien qui en doute qu'il ne les assiste? Dieu n'est-il pas également le Père des pauvres, comme le vôtre? Ces pauvres, pour être des vases d'ignominie à vos yeux, en sont- ils moins chers à ce Dieu de majesté et de gloire? Ne sont-ils pas les images les plus vives et les plus par- faites du Verbe incarné? Le même sang qui a coulé

SUR L AUMONE. lit

pour votre rédemption, n'a-t-il pas été également ré- pandu pour eux? Pourquoi Dieu laisserait-il donc périr tous ses chers membres souffrants, sans aucun secours, tandis qu'il vous laisserait vous-mômes jouir de toutes les douceurs de la vie présente? Dieu vous assiste! oui, Dieu les assistera; mais en même temps qu'il se rendra favorable à la voix du pauvre, il se ren- dra sourd et insensible à la vôtre : il les assistera, mais en même temps qu'il répandra sur eux toutes ses bé- nédictions, il fera tomber sur vos têtes ingrates tous les fléaux de sa vengeance divine.

Ah! vous leur reprochez encore leur fainéantise! En vérité, avez-vous bonne grâce de *rebuter si sévè- rement tous ces pauvres malheureux qui s'adressent à vous, pour la fainéantise dont vous les taxez ? Que ne vous diraient-ils point, que ne vous reprocheraient- ils point eux-mêmes à leur tour, si quelque bienséance ne les retenait? Qu'a donc cette oisiveté que vous nous reprochez, pourraient-ils vous dire, de plus criminel et de plus honteux que celle dont vous nous donnez vous-même l'exemple? Si nous n'employons pas au travail notre misérable vie, à quoi consumez- vous la vôtre? Cette indigne mollesse dans laquelle vous demeurez plongés, ces spectacles, ces jeux, tant de profanes amusements, sont-ce des occupations moins dignes de censure que notre oisiveté? et si vous trouvez que nous soyons réprélicnsibles, lorsque nous employons notre temps à demander notre vie que nous ne sommes plus en état de gagner, n'êtes- vous pas mille fois plus coupables vous-mêmes, lors- que, ne pensant qu'à vous procurer des plaisirs, vous

28 SUR l' AUMÔNE,

refusez si eruellement de nous renlretenir et de nous la conserver?

Enfin, venez-vous écrier encore, que vous ne savez en vérité d'où sortent tant de pauvres, ni d'où ils viennent, et qu'il n'est pas possible de les secourir tous. Vous ne savez pas d'où sortent tant de pauvres, ni d'où ils viennent? Mais vous-mêmes, d'où sortez- vous? d'où venez-vous? du néant! ils en viennent aussi : des mains de Dieu, du sein de Dieu; ils en viennent comme vous, et voilà ce qui devrait vous les rendre infiniment chers, puisque ce sont vos frères, vos égaux, les enfants du même Dieu que vous. Mais savez-vous ils iront, et vous irez vous-mêmes? S'ils souffrent avec patience, ils iront avec le pauvre Lazare, dans le sein d'Abraham; et vous, si vous ne les soulagez pas mieux, vous tomberez, avec le mauvais Riche, dans l'enfer. Les pauvres, ajoutez-vous, crient, gémissent; ils se rendent si importuns, qu'on ne peut guère faire autrement que de s'inquiéter contre eux. Mais comment voulez-vous qu'ils en usent avec vous? Quand ils demandent avec douceur, avec modération, vous les rebutez, vous les éloignez. N'ayant point d'autre parti à prendre pour toucher vos cœurs, ne faut-il pas qu'à l'exemple du Législateur, ils frappent le rocher à plusieurs reprises pour en tirer quelque ressource pour leur subsistance? Mais les pauvres, ajouterez-vous, entrent dans nos Temples, viennent nous interrompre par leurs récits jusqu'aux pieds des autels dans le temps de nos prières et durant le saint Sacrifice; la chose est-elle supportable? Mais, mes frères, peuvent-ils vous présenter une occasion plus

SUR l'aumône. 29

favorable pour rendre agréable à Dieu le parfum de vos oraisons et de vos sacrifices? Que savez-vous si ce n'est pas Jésus-Christ lui-même qui vous les envoie, afin que si vous les écoutez il vous écoule favorable- ment? Ah! mes frères, que la prière est salutairement interrompue, quand elle ne l'est que par la voix du pauvre; et qu'elle mérite au contraire d'être peu fa- vorablement écoutée, quand elle n'est point accompa- gnée de l'aumône! Nous ne lisons pas que le Sauveur ait jamais chassé les pauvres de l'enceinte du Temple, mais qu'il en a fait sortir ignominieusement ces hommes de cupidité qui le profanaient par un trafic scanda- leux. Hélas! le pauvre trouverait-il un asile assuré, s'il n'en trouvait aucun aux pieds des autels de Jésus- Christ, et de Jésus-Christ pauvre, humilié et anéanti pour notre amour.

Concluons donc de tout ceci, mes frères, que la loi de l'aumône, cette loi si décisive et si expresse, si so- lennellement marquée dans les Livres saints, n'étant presque point observée de personne, il n'est par sur- prenant que la plupart se damnent pour la seule omission de ce précepte,

5*"° DEMANDE.

Je contiens avec vous qu'il y a un précepte de l'au- mône bien formel et bien précis, un précepte fondé sur la charité et sur la justice, un précepte qui oblige sous peine de damnation, et je conclus sans peine avec vous qu'il y aura beaucoup de riches damnés pour ne l'avoir pas observé. Rien de plus solide et déplus touchant que tout ce que vous nous avez dit sur l'importance de ce

30 SUR l'aumône.

précepte : mais il me paraît qu après avoir prouvé un précepte si important, il faudrait vous appliquer à en établir la pratique, cest-à-dire, nous montrer dans quelles occasions et de quoi nous sommes obligés de faire C aumône, parce qu'enfin, dès que ce point est d'une si grande conséquence pour nous, nous ne devons rien ignorer de tout ce qui le concerne..

RÉPONSE.

Pour établir comme il faut la pratique de l'aumône, c'est-à-dire, déterminer quand et de quoi le riche est obligé de la faire, il faut d'abord considérer deux objets: l'un qui regarde le temps, l'autre qui regarde la matière même de l'aumône. Quant à ce qui regarde le temps le précepte de l'aumône oblige : je ne prétends pas seulement parler de ces nécessités extrêmes, qui, dans le siècle malheureux nous vivons, ne sont que trop ordinaires, et ne sont pas certainement si rares que les riches pourraient se le persuader. Toute la Théologie convient que le riche, dans une pareille nécessité du pauvre, est obligé de donner même de son nécessaire, selon cette parole si connue de saint Ambroise : Pasce famé morientem; si non pavcris, occidisti. Si vous re- fusez du pain, dit ce saint Docteur, à celui qui en manque absolument, vous en devenez le meurtrier, et votre dureté vous rend homicide. Non, mes frères, ne vous y trompez pas, ce n'est pas seulement sur ces sortes de nécessités extraordinaires, qui sont toujours difficiles à démêler, et qu'on ne veut presque jamais reconnaître, que tombe le précepte de l'aumône : je dis, avec tous les Théologiens, qu'il regarde les besoins

SUR l'aumône. 31

ordinaires et communs des pauvres; et voici la raison solide qu'ils en apportent. Comprenez-la, s'il vous plaît. Jésus-Ciirist, disent-ils, doit Condamner les ré- prouvés aux flammes de l'enfer, pour avoir violé le précepte de Taumône. C'est donc un précepte com- mun et ordinaire, puisqu'il doit être la cause de la damnation d'un grand nombre de personnes. Mais qui ne voit, reprennent les saints Docteurs, que le pré- cepte de faire l'aumône dans l'extrême nécessité, ne saurait être une chose commune et ordinaire, et qu'il est diflicile et impossible même qu'un grand nombre de personnes soient condamnées pour l'avoir violé. Le cœur de l'homme n'est pas capable d'une assez bru- tale insensibilité, pour voir tranquillement expirer à ses yeux un pauvre, faute de quelque léger secours. 11 faut donc conclure avec l'École, que le précepte de l'aumône regarde les besoins ordinaires des pauvres. Pensez-vous que Lazare fiit dans une extrême néces- sité? c'était un pauvre mendiant, et tel qu'on en voit encore tous les jours. Le Riche cependant est damné pour ne l'avoir pas secouru.

Mais il ne suffit pas de vous avoir appris quand il faut faire l'aumône, et de vous avoir montré que le précepte tombe sur les besoins ordinaires des pauvres; il f:iut encore, pour satisfaire pleinement à votre de- mande, vous apprendre de quoi vous devez les soulager; et je dis avec les Pères et les saints Docteurs, que c'est de votre superflu; car je ne vous propose point ici l'exemple de ces fidèles qui se privaient, en faveur des pauvres, de leur nécessaire ; je ne vous propose point l'exemple des Macédoniens qui donnaient aux pauvres

52 SUR l'aumône.

non-seulement selon leur pouvoir, mais au-delà même de ce qu'ils pouvaient : Et supra virtutem voluntarîi(i); c*est le témoignage que leur rend saint Paul ; témoi- gnage également glorieux pour eux et honteux pour nous. Je ne vous propose pas non plus l'exemple de saint Ambroise et de son peuple, qui soulageait les pauvres, dit ce grand évêque, jusqu'à s'appauvTir eux-mêmes et à s'épuiser : Interdùm plus quàm pos- sumus. Ces exemples seraient admirés, mais ils seraient peu suivis. Renfermons-nous donc dans les bornes nécessaires. Je l'ai dit, et je le répète : c'est votre su- perflu, mes frères, qui doit être la matière de vos au- mônes ; le superflu des riches, dit saint Augustin, fut toujours le nécessaire des pauvres : Superflua divitum^ necessaria paupernm. D'où ce Père ne fait pas diffi- culté de conclure que c'est posséder le bien des pau- vres, que de posséder du superflu : Res aliéna possi- detur, cùm superflua possidentur. Et de vient aussi que saint Bernard leur fait porter de si justes plaintes jusqu'au trône de Dieu, qui touchent son cœur, et qui attirent bien souvent sur les riches les plus terribles fléaux de sa colère : Clamant nudi, clamant famelici; conqueruntur et dicunt : Nostrum est quod efjfunditis. Vous nous volez, vous diraient-ils avec ce Saint, ce que vousemployez à des dépensessi inutiles; c'est du nôtre que vous êtes si somptueux sur vos tables et si magni- fiques dans vos parures ; c'est de notre substance et de notre vie. Riches injustes et sensuels, c'est ainsi que ce saint Docteur les fait parler : Pourquoi vous faire honneur de ce qui ne vous appartient pas? (i) II. Cor. viu. 3.

SUR L AUMONE. OO

pourquoi contenter à nos dépens votre luxe, votre sensualité et votre orgueil ? Nostrum est quod e/ftin- ditis. Toutes les folles dépenses que vos passions vous font faire tous les jours, ce que votre ambition prodi' gue, ou même ce que votre avarice resserre, ce que votre intempérance consume, ce que votre vanité dis- sipe, ce que vous perdez au jeu, ce que vous em- ployez à la débauche, tous ces fonds sont à nous, et vous ne sauriez en jouir sans commettre un vol et une injustice : Nostrum est qùod effundilis... Et nos Dei plasmatio : Ne sommes-nous pas comme vous, les enfants du Père céleste? ne sommes-nous pas l'ouvrage de ses mains? Sa bonté se serait-elle épui- sée pour vous en nous abandonnant? Ah! nous ne nous plaignons pas de la différence que notre Père commun a mise entre ses enfants; nous adorons les ordres de sa Providence si favorables pour vous et si rigoureux pour nous; mais nous n'avons que trop de raisons de nous plaindre de votre injustice et de votre iniquité : Clamant nudi.... conqueruntur et di- cunt : Nostrum est quod effundilis.

Mais afin de ne vous laisser rien ignorer de toul ce qui regarde une matière si importante, examinons, avec saint Thomas, ce que c'est que ce superflu du riche. C'est, répond le saint Docteur, tout ce qui pro- bablement et communément parlant n'est point né- cessaire au riche selon l'état présent il se trouve : Superflua quœ secundùm statiim prœsentem non sunt sibi necessaria, prout probahililer œstimari potest. Tout ceci a besoin d'être éclairci. Saint Thomas parle d'abord de ce qui vous est nécessaire selon votre état

34 SUR l'aumône.

présent, c'esl-à-dire, selon voire étal actuel et réel, et non selon un état chimérique, tel qu'une ambi- tieuse imagination est capable de se former : Secun- dùm statum prœsentem. Eh! que dis-je? Saint Thomas ne veut pas môme que votre avarice ou votre amour- propre trop éclairé et trop prévoyant perce jusques dans l'avenir pour prévenir dès à présent des acci- dents et des malheurs qui n'arriveront peut-être ja- mais. Il ne faut point, dit-il, juger du superflu par rapport à ce qui peut arriver : Nec oportet qiiàd con- sidère t ad omnes casus qui possunt eont ingère in futu- rum. Le saint Docteur ne prétend pas cependant con- damner par-là ces prévoyances sages, prudentes et raisonnables qui vous empêchent de tomber sous des coups qui vous menacent véritablement, et qui vous accableraient en effet si vous ne les aviez pas prévus. Non, il ne vous défend pas de penser à votre agran- dissement, et de vous servir pour cela môme de vos biens; mais il veut faire entendre par-là, qu'un chré- tien ne doit point chercher à se dispenser, sous ce précieux prétexte d'agrandissement, des obligations de sa religion, entre lesquelles il doit compter l'au- mône ; et que s'il travaille en chrétien à s'agrandir, il doit être toujours dans la disposition d'abandonner tous ses projets et de sacrifier dans les nécessités pressantes son élévation môme, au soulagement des pauvres. Le saint Docteur prétend encore que le su- perflu du riche est communément tout ce qui ne lui est pas nécessaire : Quœ non snnt sibi necessaria. Prenez garde, mes frères ; il parle ici des choses né- cessaires, et non pas des choses qui vous soient agréa-

SUR L AUMÔNE. 55

blcs, OU utiles, ou avantageuses : Neeessaria tibi; il parle des choses nécessaires à votre personne, à votre état, à votre famille, et non pas à votre vanité, à votre faste, à votre luxe, à vos plaisirs et à vos passions. Or on trouve toujours du superflu, dit saint Augustin, quand on sait se contenter du nécessaire; au lieu que si l'on donne dans des dépenses inutiles, bientôt on manque de tout : Si inania quœrimus, nihil siiffîcite. Enfin le saint Docteur ajoute, que comme une dis- tinction exacte du nécessaire et du superflu est quel- quefois bien difficile à faire, et qu'il n'est presque pas possible de marquer au riche le point fixe il doit s'en tenir, il en faut juger probablement : Prout probabiliter œsiimari potest; c'est-à-dire, comme l'ex- plique un grand et savant Cardinal, selon le senti- ment d'un vertueux chrétien et d'un sage et éclairé directeur : Sccundùm judicium pii prudentisque chris- tiani.

Mais s'il faut s'en rapporter au sentiment d'un sage et vertueux chrétien, c'est-à-dire, d'un homme habile et désintéressé, d'un confesseur éclairé et zélé, ce n'est donc plus votre ambition, votre cupidité, votre amour-propre, le désir d'élever votre famille, votre passion enfin, qui doit décider sur ce qui vous est nécessaire; ce n'est donc plus la coutume du monde, l'usage du monde, les maximes du monde, sur lesquelles vous devfz vous régler; ce n'est plus la décision des mondains, de vos amis, de vos parents et de tous ceux qui ont intérêt à ménager votre bien, que vous devez écouter : secundùmjudiclum pUpriideniisquechristiani. Consultez-le donc, hommes du siècle, consultez-le,

56 SUR l'aumône.

femmes du monde, le sage et vertueux Ministre de Jésus-Christ, et il trouvera bientôt votre superflu.

6™*^ DEMANDE.

Détrompez-vous, mon Père; ce Confesseur auraîl beau chercher mon superflu, il ne le trouverait pas. Je n'en ai point, et tout m'est absolument nécessaire, à moins que vous ne vouliez que je ne déchoie de mon état; or vous êtes trop raisonnable pour ne pas permet- tre que je me soutienne dans une condition et dans un état oii la divine Providence m'a placé.

RÉPONSE.

Ah ! votre état, votre état ! Mais quel est donc cet état dont vous êtes si jaloux, que vous voulez soutenir aux dépens des pauvres, et de toutes les œuvres de miséricorde qu'on vous propose? Je vous le demande, est-ce un état chrétien, ou est-ce un état païen? Est- ce un état dont Dieu soit l'auteur, ou un état la passion vous a élevé? Est-ce un état conforme aux principes de la religion et aux maximes de l'Évangile, ou un état que l'ambition et la cupidité vous aient fait usurper? Car, vous le savez, mes frères, il n'est rien de si commun aujourd'hui dans le monde, que de voir les noms anciens devenus la proie des hommes nouveaux, et des hommes qui n'étaient rien il y a peu de jours, devenir tout-à-coup des hommes grands, riches, puissants, et le disputer de magnificence avec les plus anciennes familles d'une ville ou d'une pro- vince. Mais pour en revenir à votre état, si votre état

SUR l'aumône. 57

est un état chrétien, conforme aux lois de la religion, n'en devez-vous pas remplir les devoirs, parmi lesquels l'aumône est certainement un des plus indispensables? Si vous devez quelque chose à l'état Dieu vous a mis, ne devez-vous rien à la glorieuse qualité de chré- tien que vous portez? Non, mes frères, Dieu ne vous demandera pas compte des honneurs qu'on ne vous aura pas rendus, dans votre élat, parce que vous aurez, en faveur des indigens, retranché tout ce faste qui vous environne; mais il vous demandera le compte le plus rigoureux des pauvres que, dans votre état, vous n'aurez point nourris ni soulagés, et des œuvres de charité que vous n'aurez point pratiquées. Non, vous ne serez point déshonoré dans le public, quand on saura que vous n'aurez diminué vos dépenses, réformé votre table, modéré votre jeu, que pour soulager la misère des pauvres. Ah! tant s'en faut qu'on vous dé- crie et qu'on vous blâme dans le monde, qu'au con- traire vous en serez mille fois plus accrédités, plus chéris, plus aimés, plus respectés.

Mais que puis-je retrancher après tout, me direz- vous, dans un état tout m'est si nécessaire? Tout vous y est nécessaire! Mais, de bonne foi, croyez-vous que Dieu regardera comme des nécessités pour vous, croyez-vous bien qu'il regardera comme des nécessités de votre condition et de votre état, toutes ces folles dépenses que vous faites tous les jours pour vivre dans l'éclat et dans l'abondance, pour soutenir une certaine splendeur, qui non-seulement épuise le revenu des pauvres, mais qui met le désordre dans vos affaires, qui ruine vos enfants, qui désole vos créanciers, qui

58 SUR l'aumône.

vous accable de dettes, et qui, après vous avoir pro- curé d'abord la satisfaction de vivre magnifique, vous cause dans peu le chagrin de mourir insolvable? Croyez-vous que Dieu reconnaîtra pour des nécessités de votre condition et de votre état, ce que vous pro- diguez en jeux, en festins, en spectacles, en parties, en fêtes mondaines, en équipages multipliés et pour la plupart inutiles, en robes et en habits de forme et de couleur différente, dont on vous voit changer tous les jours? car il n'est rien de si bon goût ni de si grand prix que vous ne vouliez avoir dès que la nou- veauté le fait paraître? Croyez-vous enfin que Dieu avouera pour des nécessités de votre condition et de votre état, tandis que les pauvres manquent du plus né- cessaire, ce qui, dans votre maison, n'est que pour la curiosité et le luxe; ce qui, sur votre table, n'est que la sensualité et le faste ; ce qui, sur votre personne, n'est que pour contenter votre vanité, votre amour- propre, ou pour allumer l'envie, la jalousie et les passions des autres? Ah! si c'étaient des nécessités, je comprends comment, pour y fournir, non-seule- ment vous ne seriez pas en état de donner abondam- ment, mais que vous seriez obligés d'emprunter con- sidérablement. Si c'étaient des nécessités, je conçois que loin de pouvoir faire beaucoup de charités, vous seriez forcés de faire des injustices. Reste donc à savoir si au jour Dieu jugera de toutes choses non selon la vanité de vos désirs, mais dans la vérité et dans l'é- quité de sa justice, il recevra toutes ces misérables raisons pour excuse de votre impuissance à assister les pauvres. Ah ! ne vous y trompez pas, mes frères, dit

SUR l'aumône. 39

saint Bernard; au jour du jugement toutes ces préten- dues nécessités ne seront convaincues que de rapines, de vols, de sacrilèges et d'injustices : Rapina est, sa- crilegium est. Pourquoi cela? parce que c'est le vrai superflu qui de droit appartient aux pauvres, et que vous ne sauriez leur refuser sans crime.

Après cela, venez nous dire froidement que vous n'avez point de superflu, ou du moins que vous n'en avez pas d'autres que ce que vous êtes en usage de donner tous les jours aux pauvres. Mais quoi, riches du monde, ces misérables restes de votre intempérance, ces tristes rebuts de votre vanité, ces dépouilles usées qui ne peuvent plus vous servir, ces liards, ces de- niers, ces légères oboles, enfin ces miettes de pain, que vous ne refuseriez pas même à une bête, est-ce donc tout votre superflu? Mais quoi, homme opu- lent, ce peu que vous donnez de plus que les avares, et les plus inhumains, puisque c'est la moindre de vos dépenses et la plus légère portion de vos amples revenus, est-ce donc tout votre superflu? Mais quoi, femme du monde, qui avez tant de bien et qui n'êtes pas engagée à de grandes dépenses par votre état, cette courte mesure d'aumône que vous avez réglée avec vous-même, et que vous avez fait approuver une fois pour toutes à votre confesseur sur un exposé superfi- ciel et peu fidèle, est-ce donc tout votre superflu? Mais si vous n'avez pas d'autre superflu que celui que vous dites, dans quel fonds puisez-vous donc de quoi fournir si abondamment à tous ces plaisirs immodérés que vous vous accordez, à ces parties si fréquentes de spectacles, de festins et de repas somptueux, à cette

40 SUR l'aumône.

propreté si recherchée, pour ne pas dire scandaleuse, de vos ajustements et de vos parures, à ce jeu conti- nuel dont les frais suffiraient tout seuls à l'entretien de plusieurs familles? Mais si vous n'avez pas d'autres superflu que celui que vous dites, comment donc se sont bâtis et élevés ces superbes édifices, ces belles maisons, ces riches appartements que vous ne cessez d'orner et d'embellir, et qui ne servent bien souvent qu'à étaler aux yeux du public votre vanité et vos in- justices? Comment donc ont été ajoutées à vos héri- tages toutes ces nouvelles acquisitions qui s'étendent encore tous les jours, et qui semblent menacer toutes les terres de vos voisins et les engloutir? De quels revenus engraissez-vous cette multitude de domesti- ques dont l'inévitable oisiveté fomente les vices et le libertinage, tandis que nos terres en friches n'at- tendent, pour rapporter leurs fruits, que des sujets propres à les cultiver? Mais, encore une fois, si vous n'avez pas d'autre superflu que celui que vous dites, qui vous fournit donc tout cet argent que vous dissipez tous les jours, le dirai-je? pour contenter vos passions honteuses et criminelles, que vous prodiguez à cette idole dont vous entretenez le luxe et qui entretient votre passion, que vous arrachez des mains de vos enfants et du sein de votre famille pour le faire passer dans des maisons étrangères? Avares d'une part et prodigues de l'autre, vous jetez tout, si je l'ose dire, vous répandez tout avec profusion, au gré d'une habi- tude infâme qui vous domine, tandis que d'une autre part vous refusez tout impitoyablement aux pauvres. Quelle horreur! quelle cruauté! quel scandale!

SUR l'aumône, 41

Et ne me dites point ici, que si les besoins de votre condition présente vous laissent un certain superflu, ce superflu pourrait devenir un jour votre nécessaire, parce qu'il pourrait bien arriver que vous fussiez un jour dans une condition plus élevée. Je vous entends, mes frères. C'est-à-dire, que comme il n'y a point de rang ni de condition qui ne puisse vous servir de de- gré pour monter à une plus haute, vous n'aurez jamais du superflu pour les pauvres. C'est-à-dire, que la loi qui assigne aux pauvres le superflu des riches, est une loi captieuse qui ne leur donne rien d'efl"eclif, et qui les laisse toujours dans leur indigence. C'est-à-dire, que le superflu est une chimère, et que Dieu en ordon- nant aux riches de le répandre sur le pauvre, se joue également et du pauvre et du riche. En vérité, mes frères, si vous ne preniez comme un malheureux plai- sir à vous tromper, à vous aveugler vous-mêmes, en faudrait-il davantage pour vous convaincre d'iniquité? Il pourrait bien se faire, dites-vous, que vous fussiez un jour dans une condition plus élevée : mais cette condition plus élevée à laquelle vous aspirez, n'est-elle pas elle-même ce superflu auquel vous devriez renon- cer pour avoir de quoi secourir les pauvres? Quoi donc! l'ambition, qui est de tous les vices le plus op- posé à l'esprit du christianisme, sera-t-elle jamais un titre légitime pour frustrer les pauvres du surabon- dant que vous réservez pour la satisfaire?

Enfin, riches du monde, raisonnez tant que vous voudrez sur le superflu et sur le nécessaire, voici il en faut nécessairement venir. C'est que le nécessaire de l'étal et de la condition, fondé sur l'ordre du monde,

42 SLR l'aumône.

ne peut ni ne pourra jamais absolument absorber le nécessaire réel du pauvre fondé sur l'équité de Dieu même. Voilà le grand principe : Dieu veut que le pau- vre soit nourri, qu'il soit vêtu, qu'il soit soulagé, avant de vouloir ou de permettre que le riche se traite bien, avant que Tliomme de condition soit magnifique, et que l'homme aisé fasse des dépenses considérables pour se contenter. Ainsi, sans autre raisonnement, dès que les dépenses des riches, des gens de condition et des personnes aisées les mettent hors d'état de sou- lager les pauvres et de leur donner le vrai nécessaire, toutes ces dépenses du riche et de l'homme de condi- tion sont de vraies rapines et d'énormes injustices; et les plaintes qu'ils font de ne pouvoir même avec toutes ces dépenses soutenir leur rang avec la décence conve- nable, sont des plaintes insensées dont les païens même auraient rougi.

En tout cas, dira peut-être ici cette femme du monde, pour se disculper devant Dieu et devant les hommes, cela ne me regarde point : je ne suis chargée ni de la dépense, ni des aumônes; ce détail ne regarde que mon mari. Oui, mais votre mari est-il bien en état de faire l'aumône selon ses biens, dès qu'il faut qu'il four- nisse à tant d'inutiles dépenses que vous faites tous les jours? Vous lui avez peu apporté, et vous lui consumez beaucoup. Vous lui avez apporté beaucoup, et vous lui dépensez encore davantage. Comment peut-il après cela faire beaucoup de bien aux pauvres? S'il vous donne tous les ans une somme réglée pour votre dé- pense, du moins les pauvres devraient y trouver leur portion; et ils l'y trouveraient en effet, si vous saviez

SUR l'aumône. 45

vous arranger en femme chrétienne. Mais comment y pourriez-vous prendre quelque chose pour les pau- vres? vous donnez sans règle, et par caprice et par fan- taisie, à mille gens qui n'en ont pas besoin, à quicon- que vous flatte et vous amuse. C'est une chose que vous achetez aujourd'hui et dont vous êtes folle, pour la laisser traîner demain et ne pouvoir plus la souffrir : et ainsi tous les jours de votre vie. Et de qu'arrive-t-il, mes frères? hélas! le voici : c'est que les femmes ne donnent rien aux pauvres, sous prétexte que la somme dont on leur laisse une pleine disposition leur paraît absolument nécessaire pour leur condition, et que d'ailleurs elles se reposent des aumônes de la maison sur leurs maris, qui sont, disent-elles, les maîtres de faire ce qu'ils veulent. C'est que les maris, d'une autre part, n'en sont pas pour cela plus charitables, parce qu'il faut, disent-ils, qu'ils fournissent aux besoins de leurs femmes, qui ne finissent point. Et ainsi les uns et les autres ne se font point scrupule, pour se soute- nir dans leur état, de violer un des importants précep- tes de la religion, et d'encourir l'éternelle malédiction d'un Dieu qui précipitera un jour le mari et la femme dans l'enfer, pour avoir manqué tous les deux à faire l'aumône.

7^ DEMANDE.

Non, mon Père, ce ne seraient pas précisément les besoins et les nécessités de mon époux, non plus que les décences de mon état, qui m'empêcheraient de faire Vau- mône, mais c'est un grand nombre d'enfants dont je suis chargée, et à l'éducation desquels il me faut nécessaire-

44 SUR 4-' AUMÔNE.

ment pourvoir. Comment remplir tout ensemble cette in- dispensable obligation, et celle que vous nous imposez encore de faire l'aumône? La chose ne paraît pas pos- sible.

RÉPONSE.

Vous avez des enfants? Voilà la grande excuse, dit saint Augustin, l'ancienne excuse, l'excuse de tous. Voilà l'excuse qui ne coûte rien à trouver, et qui est la mieux reçue du monde : J'ai des enfants, et j'ai be- soin de tout mon bien pour les nourrir, pour les éle- ver et les établir : Magna excusatio : filios habeo, filiis meis servo. Mais qui ne voit, ajoute le saint Docteur, que ce beau prétexte que vous tâchez de couvrir du voile de la piété, n'est dans le fond qu'une vaine excuse de votre iniquité : Hœc vox pietatis, excusatio iniqui- tatis. Vous avez des enfants, dites-vous, et vous voulez garder tout votre bien pour ces enfants, sans oser y toucher en faveur des pauvres! Mais voici ce qui en arrivera : tî'est que vos enfants, instruits par votre exemple, feront la même chose pour ceux qui naîtront d'eux, ceux-ci, à leur tour, imiteront la dureté de leurs pères ; et ainsi de génération en génération dans votre race malheureuse, personne, conclut saint Augustin, n'accomplira le précepte de Jésus-Christ, qui nous or- donne de faire l'aumône. Vous avez des enfants, dites- vous, et vous voulez les établir et les élever selon leur condition et leur naissance : à la bonne heure, cela vous est permis, c'est même un devoir pour vous; mais pre- nez garde que ce ne soit selon votre ambition, et non pas selon leur véritable rang; que ce ne soit selon une

SL'K L AUMONE. 45

prélendue condition, et non pas selon les maximes de l'Évangile et selon la modestie de Jésus-Christ. Qu'cst- il nécessaire, par exemple, qu'ils soient si superbement vôtus, si délicatement nourris ; qu'ils soient élevés dans un luxe qui déjà leur enfle le cœur, et qui y fait naître une suffisance et un orgueil qui croîtra et se fortifiera dans eux avec eux-mêmes? Qu'est-il nécessaire, en un mot, qu'ils ne manquent de rien, et qu'on satisfasse jusqu'à leurs désirs les plus inutiles et les plus vains, jusqu'à leurs caprices, jusqu'à leurs plus petites fan- taisies, pendant que les pauvres de Jésus-Christ man- quent de tout ce qui est le plus nécessaire pour la vie? Ah! retranchez, retranchez tant de dépenses su- perflues que vous faites tous les jours pour eux. Ré- pondez aux mondains qui vous font dissiper inutile- ment votre bien, que vous avez des enfants; et dès lors vous aurez de quoi satisfaire aux nécessités de vos en- fants et de quoi fournir aux besoins des pauvres, pour remplir cette double obligation que le Créateur vous impose.

Vous avez des enfants! Mais quoi, reprend saint Ba- sile, votre âme ne vous doit-elle pas être mille fois plus chère et plus précieuse que tous les enfants du monde? Quand vous serez damné pour n'avoir pas fait l'aumône, vos enfants, avec toutes les richesses que vous leur aurez laissées, viendront-ils vous tirer de l'en- fer et vous délivrer des supplices éternels que vous aurez mérités? Après tout, que craignez-vous tant pour vos enfants, hommes de peu de foi? S'ils sont des libertins, méritent-ils que vous preniez tant de peines, et que vous sacrifiiez même votre salut pour

46 SUR l'aumône.

les enrichir? pour peu que vous leur laissiez du bien, n'en auront-ils pas plus qu'ils n'en méritent? S'ils sont gens de bien, au contraire, ah! pouvez-vous bien vous persuader que Dieu les abandonne? Ce Dieu de bonté et d'amour oublia-t-il jamais les enfants de ceux qui ont pratiqué cette justice? A-t-on jamais vu, dans le monde, des maisons se ruiner par la charité? Les maisons et les familles ne fleurissent-elles pas à me- sure que les pères et les mères sont plus charitables, et qu'ils ne songent qu'à bâtir la fortune de leurs en- fants sur les fondements de la miséricorde ?

Vous avez des enfants ! mais combien en avez-vous, demande saint Augustin? En avez-vous deux, quatre, six? prenez, vous dit le saint Docteur, Jésus-Christ pour le septième, dans la personne des pauvres; donnez-lui rang parmi vos enfants, nourrissez-le, en- tretenez-le dans votre famille. Quoi de plus glorieux pour vous, que de devenir par-là le père de Jésus- Christ! et de plus consolant pour vos enfants, que d'en devenir les frères! Sex fîlios Jmbes, septimum Christum computa. En effet, si vous en aviez un de plus, qu'en feriez-vous, dit saint Chrysostôme? l'a- bandonneriez-vous, le laisseriez-vous à la rue, le pri- veriez-vous de la portion de votre héritage? Hélas! quoique le dernier venu, peut-être que vous en feriez votre idole et l'unique objet de vos soins et votre ten- dresse. Pourquoi donc Jésus-Christ ne serait-il pas en droit d'attendre de vous les mêmes charités et les mêmes attentions, dès qu'il vous fait l'honneur de se substituer à la place de Tenfant qu'il ne vous donne pas? Ne convenez-vous pas d'ailleurs, ajoute saint

SUR l'aumône. 47

Augustin, que vous destiniez à chacun de vos enfants une certaine portion de vos biens que vous jugiez suffisante. Je suppose pour un moment que la mort vient de vous en enlever un, peut-être même qu'elle vous en a enlevé déjà plus de deux : je vous demande, que faites-vous de ces différentes portions qui leur de- vaient échoir? Je les réserve, dites- vous, pour les par- tager enlre leurs autres frères. Mais leurs autres frères n'étaient-ils pas déjà suffisamment partagés, puisque vous ne pensiez plus àleur donner autre chose? Leurs nécessités sont-elles devenues plus grandes, depuis la mort de cet enfant que vous avez perdu? Ne vous y trompez pas, conclut saint Augustin : cette portion que vous destiniez à cet enfant qui vous est mort, lui appartient encore après son décès, et vous en devez faire aujourd'hui l'usage qu'il souhaite que vous en fassiez. C'est à Jésus- Ciirsit, dans le sein du- quel il s'est allé reposer, qu'il la faut envoyer par la main des pauvres : Illi debetur, adqucmpeiTexit. C'est de qu'il l'attend et qu'il la réclame : Christo debe- tur, ad illum enimperrexit. Que vous ayez donc encore tous les enfants que Dieu vous a donnés, ou qu'il ait permis que la mort vous en ait diminué le nombre, rien ne peut vous exempter de l'obligation indispen- sable que vous avez de faire l'aumône. ?dais je veux que vous ayez encore plus d'enfants que vous ne dites : j'ajoute, avec saint Cyprien, que bien loin de dimi- nuer vos charités, vous êtes, au contraire, obligés de les augmenter, de les multiplier. Pourquoi cela? parce que vous avez plus de devoirs à remplir, plus de grâces à attirer, plus de malheurs à détourner, plus

48 SLR l'aumône.

de péchés à expier. Ah! c'est ainsi, mes frères, re- marque saint Cyprien, que le pratiquait le bien- heureux Job : Sic et beatus Job. Ce saint homme, dit rÉcrilure, avait soin d'offrir tous les jours des holo- caustes au Seigneur, pour les péchés de chacun de ses enfants : Consurgensque diluculo offerebat holocausta pro singulis. Dicebat enim : Ne forte peccaverint fîlii mei in cordibus suis (i). C'est par-là qu'il les édifiait, qu'il les sanctifiait, qu'il les purifiait de toutes les fautes qu'ils pouvaient avoir commis : Mittebat ad eos Job, et sanctificabat eos. Et tel est l'exemple, père de famille, que vous devez suivre et le modèle que vous devez imiter, en offrant tous les jours au Seigneur quelque aumône pour les péchés de chacun de ces enfants qu'il a commis à vos soins. Ah! que d'abon- dantes aumônes ne recevrions-nous pas dans notre quête de demain, si tous les pères de famille qui m'écoutent voulaient suivre un si bel exemple et ré- parer ainsi tous les péchés innombrables de leurs en- fants? Et ne craignez pas au reste que tant d'aumônes soient jamais capables ne ruiner leur héritage : ja- mais Job ne fut plus riche, plus puissant, plus floris- sant, plus heureux, plus magnifique au milieu de sa nombreuse famille, que lorsqu'il s'appliquait unique- à racheter les péchés de ses dix enfants par des holo- causte sans nombre; c'est ainsi qu'il faisait tous les jours de sa vie : Sic faciebat Job cunctis diebus.

Vous avez des enfants! Oui, vous avez des enfants; mais n'est-il pas bien étrange que, tandis que vos en-

(i)Jobi. o.

SUR l'aumône. -49

fants sont les moindres objets de votre sollicitude et de vos soins, et votre plus faible passion, vous n'ayez cependant jamais que ces mêmes enfants dans la bouche quand on vous demande quelque secours pour quelque bonne œuvre. Ah! on sait bien, que vous avez des enfants , et tout le monde les plaint même bien souvent de vous avoir pour père et pour mère, par l'indigne conduite que vous ne tenez que trop à leur égard. Car enfin, pères dissipateurs, pères pro- digues et mondains, puisqu'à force de me parler de vos enfants vous m'obligez enfin d'éclater contre vous, vous souvenez-vous que vous avez des enfants, quand vous faites tous les jours tant de folles et criminelles dépenses qui seules sufiîraient pour donner une édu- cation convenable à beaucoup plus d'enfants que vous n'avez? Vous souvenez-vous que vous avez des enfants, quand vous risquez une partie de leur patrimoine sur une carte ou sur un que le hasard vous pré- sente? Vous souvenez-vous que vous avez des enfants, quand vous portez le plus clair de vos revenus avec toutes les affections de votre cœur, dans la maison de cet étranger ou de cet ami dont vous avez peut-être séduit l'épouse ou déshonoré la fille? Vous souve- nez-vous que vous avez des enfants, quand vous ré- pandez l'argent comme l'eau pour venir à bout de quelque injustice et de quelque vengeance, et pour réussir dans tous vos desseins criminels? Vous souve- nez-vous que vous avez des enfants, lorsque vous cou- sumez peu à peu leur succession par cette bonne chère de tous les jours, ou que vous en absorbez quel- quefois la moitié dans une seule fête de réjouissance

4.

50 SUR l'aumône.

et de plaisir? Vous souvenez-vous que vous avez des enfants, lorsque, par la démangeaison que vous avez de bâtir, par un goût frivole que vous avez pour tout ce qui vous parait curieux et nouveau, vous travaillez à ne leur laissez que des pierres ou quelque vaine curiosité pour héritage? Vous souvenez-vous enfin que vous avez des enfants, lorsque, agité de l'esprit de chicane, vous dévorez toute leur substance en consultes, en poursuites, en voyages, en séjours, en procès. Mauvaise mère, vous souvenez-vous que vous avez des enfants, lorsque, pour contenter votre fan- taisie et votre vanité, pour fournir à vos plaisirs et à votre jeu, et peut-être pour payer vos crimes, vous dérangez si fort vos affaires et vous ruinez peut-être votre maison ? Ah ! mes frères, quelle impiété, quelle horreur, et quel scandale, de ne vous souvenir de faire du bien à vos enfants, que lorsque vous prenez l'impie résolution de n'en point faire aux pauvres! Ah! si vous ne voulez point faire l'aumône malgré le précepte que Dieu vous en fait, malgré les châtiments épouvantables dont Dieu vous menace si vous ne la faites point; cessez du moins de nous alléguer pour raisons, que vous avez des enfants, et cherchez d'au- tres excuses qui ne vous rendent pas odieux et ridi- cules aux yeux des hommes, et qui ne soient pas de nouveaux péchés devant Dieu.

S'"^ DEMANDE.

Je comprends que celte raison tirée du nombre de mes enfants pour ne point faire Vaumàne, quelque spé- cieuse qu'elle soit, dans le fond ne vaut rien; parce

SUR l'aumône. 51

qu après tout, plus nous avons des enfants, et plus nous sommes obligés de faire de bonnes œuvres pour attirer la bénédiction de Dieu sur eux, et que d'ailleurs, en s arrangeant et en usant d'un peu ^économie, on trouve toujours de quoi pourvoir à ses enfants sans manquer à ce qu'on doit aux pauvres. Mais que répondez-vous à cette raison-ci, tirée de la misère même du temps, et de l'impossibilité l'on se trouve presque de fournir à ses propres nécessités? Vous le savez, mon Père, les temps sont si fâcheux, si mauvais; les saisons si diffi- ciles, si stériles; l'argent est si rare! Le commerce ne va plus comme autrefois; le blé, le vin, les denrées, tout est dune cherté extrême; en sorte qu'en travaillant même beaucoup, on a bien de la peine à vivre. D'ailleurs nous trouvant sur le retour de l'âge, et n'étant plus en état damasser du bien, la prudence ne demande-t-elle pas du moins que nous ménagions celui que nous avons ac- quis? Qui peut savoir les malheurs qui peuvent nous arriver à l'avenir, car les temps deviennent tous les jours plus misérables.

RÉPONSE.

Les temps sont si mauvais, dites-vous, qu'ils ne vous permettent pas d'être si charitables! et c'est justement pour cela que vous devez multiplier vos libéralités et vos aumônes; car enfin, si les temps sont si mauvais pour vous, qui êles dans l'abondance, combien doivent-ils l'être davantage pour les pauvres, qui n'ont de biens ni de possessions que ce qu'ils at- tendent de vos charités? Si vous qui jouissez de toutes les commodités de la vie, vous vous ressentez encore

52 SUR l'al'mône.

du malheur et de la misère du temps, que ne senti- ront pas le pauvre et l'indigent, qui dans les temps les plus abondants ont toujours peine à vivre? Si les riches d'Israël ne trouvent plus rien dans leurs gre- niers ni dans leurs pressoirs, comme parle l'Écriture, dans le temps de la famine; quelle sera la ressource d'une populace obscure, qui n'a encore ni pressoir, ni grenier, ni table, ni chaise, ni lit, ni meuble, ni linge, ni argent, ni travail, ni fonds, ni revenu ; en un mot, qui manque de tout, et qui se voit réduite à la der- nière misère?

Mais examinons encore un peu de plus près, si vous le voulez bien, pour qui les temps sont si mauvais, et jugez-en vous-même par l'examen sérieux et par la comparaison terrible que je vais en faire. J'entre dans vos maisons, riches du monde, et je vous vois rouler, avec les saisons, de vos appartements d'hiver dans vos appartements d'été. Tout y éclate, tout y abonde, tout y brille, tout y est, pour ainsi dire, un printemps perpétuel pour vous; tandis que je vois d'un autre côté, le pau\Te chercher en vain une misérable re- traite pour se défendre des injures de l'air, et ne trouver enfin, après bien des peines, qu'une chétive cabane, qu'une maison nue et dépouillée. Je vois vos buffets gémir, pour ainsi dire, et succomber sous le poids de tous ces vases précieux que vous étalez, et qui ne servent souvent qu'à montrer votre vanité : tandis que dans la maison du pauvre, je n'aperçois presque pas un misérable vase de terre pour l'usage nécessaire de sa vie. Je vous vois à table vous nourrir des viandes les plus exquises, flatter votre goût par

SLR l'aumône. 55

les liqueurs les plus sensuelles et les vins de tous les pays, nager dans les aises et dans l'opulence : tandis que, d'une autre part, j'entends à votre porte les cris du pauvre qui demande un verre d'eau ou une miette de pain pour apaiser la faim ou la soif qui le dévore. Je vois que vous reposez dans des lits doux et moel- leux, dans des lits plus richement parés, si j'ose ainsi parler, que les autels : tandis que je vois le pauvre couché sur la dure, étendu sur un peu de paille, qui peut à peine trouver dans quelques moments de la nuit de quoi se délasser de ses fatigues et se consoler des chagrins et des peines de la journée. Je vous vois, vous surtout femmes et filles du monde, autour d'une toilette, vous parer comme des idoles, affecter raille vaines propretés, vous parfumer la tête, répandre sur vos personnes toutes sortes de pompe, de vanité, de richesses : tandis que je vois mille pauvres femmes ou filles, créatures de Dieu comme vous, qui, couvertes de haillons, marchent la tête abattue, rougissent et souf- frent de leur nudité et de leur misère, ne se nourris- sent que de leurs larmes, et n'osent presque pas se montrer à personne. Enfin je pénètre jusque dans vos cabinets, dans vos garde-meubles, je monte à vos gre- niers, je descends dans vos caves, je jette les yeux partout, et partout je ne vois que richesses, qu'abon- dance, que provisions de meubles, d'argenterie, de linge, d'habits, de bois, de blé, devin; en un mot, de toutes sortes de denrées qui peuvent vous rendre la vie douce, heureuse et tranquille : mais j'ai beau chercher dans la maison du pauvre de quoi le nourrir, le chauffer, le vêtir, de quoi lui faire oublier toutes

54 SUR l'aumône.

ses peines, lui endormir ses chagrins et lui adoucir ses amertumes. Hélas! il manque de tout, et je ne trouve, et je ne vois, dans sa triste et petite chaumière, que faim, que nudité, qu'abattement, que tristesse, que larmes, qu'abandon, qu'indigence et que misère. Après cela, mes frères, je vous demande pour qui les temps sont mauvais; je vous en laisse les juges. Ah! qu'il est aisé de décider cette question ! Chers pauvres de Jésus-Curist, les temps ne seront donc mauvais que pour vous! Mais attendez, consolez-vous, prenez patience dans vos maux : à ces temps malheureux pour vous, succéderont des jours éternels de plaisir, de richesses, de consolation et de joie; tandis que ces riches inhumains tomberont du milieu de leur abon- dance dans la plus cruelle de toutes les misères, et du centre de leurs plaisirs dans un gouffre de tourments et de supplices qui ne finiront jamais. Car après tout, on ne saurait être heureux et dans cette vie et dans l'autre.

Et ne dites point ici, qu'étant sur le retour de l'âge, la prudence demande que vous réserviez votre bien pour la fin de vos jours, et qu'attendu que les temps deviennent toujours plus misérables, vous ne savez ce qui peut vous arriver. Eh quoi! mes frères, après avoir sacrifié autrefois les pauvres à cet esprit de va- nité et de dissipation qui vous possédait, vous voulez encore le sacrifier aujourd'hui à une fausse prudence dont vous êtes entêtés et à de vaines craintes dont vous vous êtes frappés? Êtes-vous donc si déraison- nables et si cruels, que de laisser souffrir aux pauvres des besoins réels et pressants, par la seule crainte que

SUR l'aumône. 55

vous avez de ne souffrir un jour que des besoins ima- ginaires? Eh! que vous sert de vous tant attacher à vos richesses, puisque, de votre aveu, vous trouvant déjà dans un ûge avancé, il vous reste si peu de mo- ments pour en jouir? Quoi! vous aurez travaillé toute votre vie à accroître vos revenus, et vous voulez vous exposer à vous voir enlever par la mort, dans quelques années et peut-être dans quelques jours, le fruit de tous vos travaux, pendant qu'il est en votre pouvoir, si vous en faites part aux indigents, de vous en assu- rer la possession dans toute la plénitude des siècles? Ah! savez-vous bien ce que fera Dieu, si vous ne vou- lez pas perdre quelque portion de vos revenus par l'aumône, ce qui certainement vous mériterait une éternelle et abondante récompense? Il permettra que vous en soyez dépouillé d'ailleurs, et cela sans aucun espoir de dédommagement. Il permettra que vos en- fants dissipent de votre vivant ce qu'ils pourront an- ticiper sur vos fonds : que vos serviteurs et vos domes- tiques vous soient infidèles; que vous vous trouviez surchargé de taxes, de constitutions onéreuses; que la rouille et les vers gâtent vos plus précieux meubles, que les injures des saisons moissonnent vos campagnes; qu'une longue maladie épuise tous vos revenus; que la perte d'un procès important entraîne la déroute entière de votre famille; que vous soyez accablé de mille accidents fâcheux, que vous périssiez enfin vous-même dans la misère. Telles sont les justes et terribles menaces que la religion vous fait dans mille pages de l'Écriture, si par d'indignes prévoyances sur tout ce qui peut arriver dans l'avenir, vous négligez

5G SUR l'aumône.

de soulager les pauvres. Mais je leur donnerai à la mort ! Mais Dieu veut que vous leur donniez pendant la vie. La belle piété que la vôtre d'attendre la mort pour accomplir le précepte de l'aumône ! Quelle cha- rité de donner aux pauvres que ce qu'on ne peut em- porter! Sera-ce le temps, demande saint Jérôme, de préparer la semence, quand la faux sera levée? de semer, lorsqu'il faudra moissonner? d'aller demander à Dieu la récompense de ses aumônes, quand il n'y en aura aucune de faite encore? Mais si la mort vous prévient, vous surprend, sans vous donner le temps de régler vos affaires ni de rien assigner aux pauvres, en êtes-vous? Malheureux, en êtes-vous? Direz- vous que vos héritiers en auront soin ; mais vos héri- tiers répondront-ils jamais d'une obligation dont Dieu vous a chargé vous-même en personne? D'ailleurs, n'est-il pas vraisemblable qu'ils feront tout comme vous, et qu'en héritant de vos biens ils hériteront de votre avarice et de votre mauvais cœur? Mais je veux qu'ils soient plus compatissants et plus charitables : hélas ! que vous serviront leurs aumônes, quand vous serez damné pour celles que vous n'aurez pas faites vous-même?

9*^ DEMANDE.

Mais prenez garde, mon Père, que la charité ne vous aveugle, et ne vous fasse grossir les objets. Pour moi, je suis persuadé que les misères des pauvres ne sont pas aussi réelles quils les dépeignent ; qu'ils savent si bien se contrefaire, que leurs infirmités ne sont bien souvent qu'apparentes ; qu'en un mot, il y a beaucoup

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moins de pauvres qu'on ne dit, et que leurs nécessités ne sont pas si grandes qu'on les fait, et que par consé- quent vous ne devez pas nous tant inquiéter ni tant tourmenter comme vous faites pour nous engager à leur faire de grandes aumônes.

RÉPONSE.

Les pauvres nous trompent, dites-vous; ils se font plus misérables qu'ils ne sont; ils inventent cent men- songes et cent artifices pour faire paraître leurs né- cessités plus grande et pour surprendre plus facile- ment notre charité. Eh ! n'est-ce pas, reprend ici saint Cbrysostôme, ce qui devrait vous couvrir de confusion, qu'il faille que les pauvres, pour attendrir vos cœurs, usent de mille artifices et de mille mensonges, enché- rissent sur leurs infirmités naturelles, feignent des maux artificiels qu'ils ne soufi"rent pas, parce que la vue des maux véritables qu'ils souffrent ne vous touche pas assez? Ces mensonges et ces feintes ne sont-ils pas comme autant de chefs d'accusation contre vous, comme autant de preuves de votre dureté, de votre inhumanité à leur égard? auraient-ils recours à tous ces artifices indignes, si la simple exposition de leur misère était capable de vous toucher? et les obligeriez- voiis ainsi de mentir, si vous vous laissiez un peu plus fléchir par le récit de leurs véritables misères? Il y a beaucoup moins de pauvres qu'on ne dit, ajoutez-vous, et leurs nécessités ne sont pas si grandes qu'on les fait. Mais est-ce que vous connaissez les pauvres, vous qu'on ne voit presque jamais prendre aucune part dans les assemblées de charité qui se tiennent pour T. m. 5

58 SUR l'aumône.

eux dans votre ville? vous qui vous imaginez que personne ne souffre, parce que vous ne manquez, que vous ne souffrez de rien, et que vous avez tout en abondance? vous qui regardez la pauvreté comme une flétrissure, comme un sujet de honte et de mépris? qui regardez ceux qui sont tombés comme des hommes imprudents plutôt comme des hommes malheureux? qui rougissez de lier commerce avec eux, qui les fuyez, qui les évitez, fût-ce même de vos parents réduits dans ce triste état ? N'avez-vous pas la cruauté de les désa- vouer? Est-ce que vous connaissez les pauATes, vous qui ne laissâtes jamais tomber sur eux un seul regard d'humanité? vous, chez qui les pauvres n'entrèrent jamais? Ah! les compagnons de vos débauches, des mondains, des joueurs, des libertins, peut-être même les malheureuses victimes de vos impudicités y en- trent tous les jours ; mais les pauvres de Jésus-Christ osèrent-ils jamais se présenter devant vous, et trouvè- rent-ils jamais dans votre maison un accès favorable? Connaissant donc aussi peu les pauvres que vous les connaissez, comment pouvez-vous donc assurer qu'il y en a beaucoup moins qu'on ne dit, et que leurs né- cessités ne sont pas si grandes qu'on les fait? Ah! pauvres de Jésus-Christ, croyez-moi, cachez-vous et demeurez toujours inconnus, si vous avez encore un peu de charité pour les riches; retenez jusqu'à vos soupirs, et si la chose était possible, cachez-vous, vous dirais-je, cachez-vous à Dieu même, parce que la seule vue de votre misère le fait entrer en fureur contre ceux qui n'y prennent point de part, et qu'à votre premier gémissement il est prêt à se lever pour venir

SUR l'aumône. 59

écraser de sa foudre tous ces riches inhumains qui se font même une gloire de ne la pas connaître. Mais puisque vousnela connaissez pas, etque vous vous ima- ginez toujours qu'on vous Texagère et qu'on vous la montre toujours plus grande qu'elle n'est en effet, ah! il faut que je vous la représente aujourd'hui d'une manière si forte et si touchante, et néanmoins si vraie, que je vous force d'avouer que les misères des pauvres sont innombrables, et qu'à moins que vous ne soyez pires que des tigres, vous devez en être attendris jusqu'aux larmes et vous hâter de les secourir.

Vous dites donc, Monsieur, que la misère n'est pas si grande qu'on la fait. Mais quoi de plus commun cependant et de plus ordinaire que de voir des mal- heureux de toute espèce qui gémissent et qui souffrent sans que presque personne soit attendri de leur mal- heur; tant de pères de famille que la caducité de l'âge met hors d'état de nourrir leurs enfants; tant de femmes ruinées par la mort d'un mari ou d'un fils qui les faisait subsister; tant de pauvres orphelins qui ne peuvent encore nous parler que par leurs lar- mes; tant de jeunes filles à qui la passion déréglée, toujours plus libérale que la charité chrétienne, tend des pièges d'autant plus redoutables, que les dons de la nature se trouvent réunis avec tous les désavantages de la fortune ; tant de pauvres artisans que la perte d'un procès et l'iniquité d'un juge ont réduits au dé- sespoir; tant de débiteurs infortunés qu'un impitoya- ble créancier suffoque, en leur disant : Rendez ce que vous devez; tant de malades, en qui l'indigence et la douleur disputent ensemble à qui leur donnera le

60 SDR l'aumône.

coup mortel.... encore plus accablés par la pauvreté que par la maladie, qui gémissent sans secours, sans remède, sans consolation ; tant de malheureux chargés de fers, qui ont perdu dans un moment et leur liberté et leurs biens, enfermés dans des cachots ils res- pirent l'air le plus mal-sain et ils manquent de tout; enfin tant de mendiants de toute espèce, couverts de plaies et d'ulcères, accablés de toutes sortes d'in- firmités causées ou par l'humidité des lieux sombres et ténébreux ils se retirent, ou par la mauvaise nourriture qu'ils prennent, ou par les chagrins qui les dévorent. Ah ! mes frères, ne sont-ce pas des spectacles bien capables de réveiller toute votre pitié, et de vous faire convenir que la misère des pauvres, quelque grande qu'on vous la représente, n'est que trop réelle et véritable ? et si l'on vous a vu pleurer cent fois au récit de certains malheurs imaginaires que l'esprit humain n'invente et ne met sur la scène et sur le théâtre que pour avoir le plaisir d'exciter votre pitié et vos larmes ; quelle vive impression ne doit pas faire sur des cœurs aussi tendres et aussi compatissants que les vôtres, la simple et naïve expo- sition que je vous fais des véritables misères des pau- vres ?

La misère n'est pas si grande qu'on la fait ! Chari- table curé, ô vous, tendre, généreux et compatissant pasteur, qui essuyez nuit et jour les larmes des misé- rables qui se confient en vous, apprenez-nous quelle est la rigueur de la nudité, de la faim et de la soif que tant de vos pauvres paroissiens endurent, et vous tou- cherez peut-être le cœur de tant de riches insensibles.

SUR l'aumône. G1

Dites-nous quelle est la déplorable situation de tant d'honnùtes familles, que de tristes conjonctures ont jetées dans la dernière misère; que la mort d'un pro- tecteur, que la perte d'un père laborieux, que la re- traite frauduleuse d'un débiteur ont entraînées dans une ruine entière. Dites-nous quel et le triste sort de tant de personnes, qui, nées quelque cbose dans le monde, sont tombées malheureusement dans l'indi- gence, et qui n'osant ni ne pouvant s'attacher à des œuvres serviles, gémissent d'une noblesse qui leur de- vient de jour en jour plus humiliante, et se privent même du nécessaire pour couvrir sous les dehors de la modestie le triste dérangement de leur fortune; de tant de domestiques et de serviteurs fidèles, qui ayant consacré leur temps, leurs espérances, leur jeunesse au service d'une maison, et devenus par le poids des années peu propres à la fatigue, se voient tristement abandonnés de leurs maîtres cruels et ingrats, sans oser crier à l'ingratitude et à l'injustice ; de tant de pauvres honteux, enfin, qui tiennent leur misère se- crète, qui n'osent déclarer leurs besoins, qui versent leurs larmes dans le silence, et qui ne se voient réduits à cet état malheureux que parce qu'ils ont été plus gens de bien que tant d'autres, et qu'ils se sont tou- jours montrés irrépréhensibles dans leur conduite.

La misère n'est pas si grande qu'on la fait; et vous ajoutez même, que, s'il y a des pauvres, la charité pu- blique a pourvu à tous leurs besoins, en les renfer- mant dans les hôpitaux rien ne leur manque. Eh ! mes frères, parce qu'on a voulu pendant quelque temps proscrire la mendicité de votre ville, a-t-on pour cela

62 8CR l'aumône.

fait cesser la misère? Zélés Directeurs de tous les hôpi- taux et de toutes les maisons de charité de cette ville, qui vous acquittez de vos charitables fonctions avec tant de douceur, de désintéressement, de lumière, de sagesse et de zèle, et qui croyez de rendre un grand service au public en renfermant les pauvres, ouvrez, ouvrez vos portes, laissez fondre sur nous ce torrent de misérables qui vous assiègent sans cesse, et souffrez que ces spectacles vivants de maladie et d'indigence reparaissent à nos yeux. Mais faites mieux, mes frères, transportez-vous vous-mêmes dans ces saintes maisons que la charité de vos pères a bâties. Jésus-Ciirist vou- lut bien autrefois se rendre en personne au lieu de la sépulture de Lazare; et à la vue de Thorreur et de la misère de son tombeau, de l'état triste et infect son cadavre était déjà réduit, il y pleura, dit l'Évangile, il y versa des larmes, et il le ressuscita. Ah ! vous en ferez sans doute autant ; vous pleurerez, et vous rendrez la vie à mille pauvres délaissés, à je ne sais combien de malades qu'une espèce de mort triste et lente consume peu à peu et réduit presque à un funeste désespoir. Oui, vous serez attendris jusqu'aux larmes, de voir régner dans vos hôpitaux tant de misère, si vous voulez bien vous en rendre les tristes témoins, et vous donner un spectacle si digne d'une âme chrétienne.

Venez donc, et voyez si la misère n'est pas aussi grande qu'on la fait : Veni, et vide. Voyez! et quoi? cette foule de pauvres de tout sexe et de tout âge, qui inondent ces lugubres demeures de la misère et de la pauvreté; des vieillards qui n'ont plus la force de se soutenir ; de jeunes enfants qui ne peuvent pas encore

SUR l'aumône. 63

parler; des orphelins à qui l'on a ravi les restes de leur héritage; des veuves abandonnées pour qui il ne reste plus de ressource ; des soldats estropiés, qui sont dans l'impuissance de se soulager; des hommes pâles, languissants, malades et accablés dans leur lit de mille infirmités. Et quels moyens, quels fonds, quelles res- sources pour fournir à tant de différents et pressants besoins? Hélas! vous le savez, vos hôpitaux manquent de tout, et l'on ne peut voir sans gémir que la plupart de vos pauvres malades sont si peu secourus et si mal servis, qu'ils sont sans linge, sans meubles, sans ha- bits, sans lit, sans bouillon, sans remèdes, sans conso- lation, sans aucun secours : ces saints établissements n'ayant ni ne pouvant avoir presque aucune provision de rien. Il est vrai que MM. vos Administrateurs, tou- jours plus attentifs, plus ardents, plus empressés, plus charitables pour les besoins des pauvres, y font bien ce qu'ils peuvent; que des mains charitables et offi- cieuses s'occupent continuellement à les prévenir : car il faut l'avouer, il y en a encore, dans l'un et dans l'autre sexe, de ces âmes généreuses, de ces cœurs bien faits, que la grâce et la nature semblent avoir formés à l'envi pour le secours des malheureux ; mais ces per- sonnes seules peuvent-elles soutenir le poids de cette entreprise, et ne succomberont-elles pas si vous ne leur tendez la main? Il est vrai encore que ces pieuses Mai- sons d'ailleurs ont bien quelque fonds , quelque pen- sion, quelque petit revenu pour le soulagement des pauvres; mais, Qiiid hœc inter tantos? qu'est-ce que cela pour tant de gens, et pour tant de gens qui souf- frent tant de nécessités à la fois? En est-il pour cela

64 SUR l' AUMÔNE.

raoins vrai que les besoins croissent tous les jours, et que la dépense passe de beaucoup les aumônes qu'on reçoit? En est-il pour cela moins vrai, que le nombre des pauvres accable enfin les plus zélées servantes de Jésus-Christ, et que les fonds vont être entièrement épuisés entre les mains de ces zélés et fidèles Adminis- trateurs, par la multitude des besoins, si vos abondan- tes aumônes n'y suppléent?

Vous dites que la misère n'est pas aussi grande qu'on la fait! mais venez, et voyez : Veni, et vide. Venez dans ces horribles cachots, dans ces obscures prisons, et voyez le triste état sont réduits tant de malheureux prisonniers, également dépouillés des biens de la fortune, et privés de la liberté qui serait le seul remède à leurs disgrâces; car leur malheur est de ne pouvoir se présenter à vos yeux, et d'être hors d'état de travailler et de gagner leur vie. Semblables, si je puis ici me servir de cette comparaison, aux idoles des païens, qui sont sans mouvement et dans l'impuissance de se secourir ; ces pauvres malheureux ont des mains pour agir, mais elles sont liées et ne peuvent s'occuper ni à la culture de la terre, ni aux fonctions propres de leur vocation, ni à rien au moyen de quoi ils puissent subsister : Manus habent, et non palpabunt. Ils ont des pieds pour marcher, mais ces pieds sont chargés de fers, et ils ne peuvent les porter en mille endroits leurs aÛaires dérangées demanderaient leur présence et leur assiduité : Pedes habent, et non ambulabunt. Ils ont des yeux pour voir, mais ces yeux aveuglés par l'obscurité d'un cachot, ne sauraient percer au travers des murs pour reconnaître les pièges qu'on leur tend,

SUR l'aumône. 65

ni pour découvrir les injustices qu'on leur fait : 0cm- los habent, et non videbunt. Ils ont une bouche pour parler, mais à qui se faire entendre du fond de ces tristes demeures ils sont enfermés? Une parole pour sortir dehors paie le passage, et leur est vendue au prix de l'argent. La réponse ne leur revient qu'aux mêmes conditions, et ils ne sauraient rien demander par l'organe d'autrui, qui ne leur coûte plus que ce qu'ils pourraient obtenir : Os habent, et non loquentur. En un mot, ils ont des oreilles pour entendre, mais ces oreilles sont fermées aux accusations qu'on forme con- tre eux, et souvent même aux témoins qu'on suppose pour les perdre : Aures habent, et non audient. En- core, s'ils étaient insensibles, comme ces idoles, ils ne seraient point à plaindre; mais, hélas! créatures rai- sonnables comme nous, ils souffrent, dans ces lieux d'horreur, tout ce qu'on peut souffrir, le mauvais air, l'humidité, l'infection du lieu, le défaut de nourriture, les incommodités de la vie, la captivité, la tristesse, la langueur, le désespoir qui les fait souvent soupirer après la mort à la vue de tant de misères. Et quels secours, mes frères, dans une si terrible extrémité? je n'ose presque pas vous le dire : pour lit, un peu de paille; pour nourriture, à peine un peu de pain ; l'eau même leur est vendue. Le linge, s'ils en ont, car plu- sieurs en manquent, usé sur leur corps, tombe en lambeaux; presque aucun, en un mot, de ces infortu- nés, qui ait de quoi se couvrir et sur quoi reposer sa tête appesantie par mille chagrins qui le consument. Après quoi, venez nous dire froidement que la misère n'est pas si grande qu'on la fait. Eh quoi ! tant de

66 SUR l'aumône.

tristes images d'une misère si réelle et si véritable, n'exciteront-elles pas toute la compassion de votre cœur, et ne vous engageront-elles pas à changer égale- ment et de langage et de conduite à l'égard de tant de misérables?

La misère n'est pas si grande qu'on la fait! Mais venez, et voyez : Veni, et vide. Venez dans les sombres maisons de peut-être plus de deux cents pauvres arti- sans de votre ville, qui ne vous ont jamais vu chez eux, et qui rougissent de vous aller découvrir leur pitoyable état; venez, dis-je, et puisque vous ne vous en rapportez pas à moi, et que vous croyez que j'ajoute toujours à leur misère, prenez vous-même la peine de voir tout ce qui se passe de triste et d'affligeant dans ces maisons d'indigence, de deuil et de larmes : elles vous parleront beaucoup plus efficacement que ne pourraient faire tous le prédicateurs les plus pathéti- ques. Oui, je suis persuadé que je ferais plus pour eux, si je pouvais vous persuader de leur rendre une visite, que si je vous faisais cent discours en leur fa- veur. Venez donc encore une fois, et voyez. Hélas que verrez-vous dans toutes ces tristes et lugubres de- meures? Ah! des spectacles bien capables de réveiller votre charité, et de vous y faire répandre les plus abondantes largesses. Qu'y verrez-vous ! Eh ! que pou- vez-vous y voir autre chose que misère, que nudité, que faim, que soif, qu'incommodités, que langueurs, que maladies, que dépouillement général de tout, sans que personne se mette en peine de les consoler et de les assister dans leur malheur? Qu'y entendrez-vous? d'un côté, les plaintes, les murmures et le désespoir

SUR l'aumône. 67

d'un pauvre homme qui ne peut plus vivre de son travail, ou parce qu'il n'a point de journées, ou parce qu'il est trop avancé dans l'ûge et hors d'état de travailler; de l'autre, les gémissements et les cris lamentables de tant de pauvres enfants qui environ- nent une mère désolée, et qui n'étant point encore en état de gagner leur vie, leur demandent un morceau de pain pour leur subsistance. Mais, hélas, mère in- fortunée, qu'avez-vous à répondre à tous ces chers enfants affamés? Ah ! vos tristes regards, votre silence, vos larmes, vos sanglots, l'extrême misère vous êtes réduite nous le font assez comprendre.

La misère n'est pas si grande qu'on la fait. Mais de grâce, au sortir de cette instruction, venez, et voyez : Veni, et vide. Venez avec moi, parcourons toute votre ville, visitons-en les différents quartiers, pénétrons dans toutes vos rues, arrêtons-nous au milieu de vos places, aux portes de vos églises, transportons-nous encore si vous voulez sur vos chemins et jusque dans vos campagnes; que verrons-nous? hélas! partout et presque à chaque pas nous ne verrons que des spec- tacles dignes de compassion et de larmes, de pauvres malheureux, de pauvres mendiants desséchés, cassés, usés de vieillesse, accablés du poids du jour, et à qui il ne reste de leurs membres que l'usage libre de la langue pour implorer notre assistance. Que verrons- nous? des misérables et des infortunés, qui, à la fleur de leur Age, portent d(!jà la mort dans leur sein, qui n'ont pour toute nourriture qu'un peu de pain trempé dans leurs larmes, qui n'ont pour toute retraite durant la nuit que les lieux les plus ténébreux et les plus

68 SUR l'aumône.

malsains, qui couchent durement sur un peu de paille et ne savent reposer leur tête accablée, qui n'ont pour se garantir des injures des saisons, qu'un reste de vêtement usé qui laisse entrevoir de toute part une chair brûlée des ardeurs du soleil ou ensan- glantée des rigueurs du froid, qui sont, en un mot, destitués de tout soulagement et de tout secours. Voyez-les dans ce triste état, tout couverts d'ulcères et chargés de plaies; voyez leurs visages pales, livides et défaits, leurs corps languissants et décharnés : leur vue, leur approche, leur seule vue effraie. 0 ciel ! quel terrible extrémité, et quelle affreuse misère! et comment se peut-il faire que des chrétiens n'en soient pas attendris jusqu'aux larmes? Mais si malgré tout cela vous n'êtes pas toujours émus de compassion à la vue de tant de tristes images de leur misère, écou- tez, mes frères, écoutez leurs plaintes, leurs gémisse- ments, leurs cris lamentables, et peut-être même leur désespoir. Ah! cœurs insensibles, cœurs barbares, pourrez-vous entendre les pitoyables accents que tant de bouches affamées poussent vers vous, sans pleurer sur leur malheur, et sans vous porter enfln à les se- courir de tout votre pouvoir?

0 vous, riches du monde, s'écrient tous ces malheu- reux, vous tous qui vivez dans l'abondance, ayez com- passion de nous. Au nom du Créateur, qui nous a formés de ses mains, de l'adorable Jésus, qui nous a tous rachetés de son sang, soyez sensibles à nos mi- sères ; et tandis que ce grand Dieu vous conserve et les biens et la santé et la vie, ah ! ne nous laissez pas nous-mêmes misérablement périr de faim. L'entendez-

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vous, mes frères, l'entendez-vous ce touchant et atten- drissant langage? et les cris pitoyables de tant d'in- fortunés pourront-ils percer jusqu'à vous, sans émou- voir vos cœurs?

Ah! si vous saviez, ou plutôt si vous vouliez savoir qui sont ceux qui vous demandent ainsi de leur faire une grâce : Si scires quis est qui dicit tibi, Damihi; si vous saviez, ou si vous vouliez savoir qui sont ceux qui ont besoin de votre secours, qui attendent de vous quelque soulagement et qui vous démande une légère assistance : Si scires quis est qui tibi petit; ah! je suis assuré que vous leur demanderiez vous-même la grâce de vouloir bien la recevoir. Je sais que l'amour-propre vous dit que ce sont des importuns qu'il faut renvoyer durement; que l'avarice vous dit que ce sont des mi- sérables qui ne souffrent que ce qu'ils ont mérité; qu'un zèle indiscret vous dit que ce sont des libertins qu'il faudrait enfermer; et que l'expérience vous ap- prend enfin que ce sont des ingrats qu'il faut aban- donner. Mais la nature, dont vous ne sauriez étouffer les sentiments et les cris, ne vous apprend-elle pas aussi que ce sont des hommes comme vous, sembla- bles à vous, paîtris de la même poussière et doués de la même raison que vous, et qu'à moins de renoncer à tout sentiment d'humanité, vous devez vous empres- ser à les soulager? Mais la religion ne vous apprend- elle pas que ce sont des chrétiens comme vous, qui ont dans le Ciel le même Père que vous, qui ont été rachetés par le même Sauveur que vous, qui vivent sous les mêmes règles et prétendent au même héri- tage que vous, et qu'il faut en quelque façon que vous

70 SUR l'aumône.

cessiez d'être chrétiens vous-mêmes, si vous vous obstinez plus long-temps à ne les pas secourir? Mais la grâce ne vous apprend-elle pas que ce sont vos frères en Jésus-Christ, et que formant dans l'Église un même corps avec eux, vous êtes tous membres les uns des autres. Or, un frère refusa-t-il jamais d'assis- ter son frère ; et si l'on voit quelquefois de pareilles horreurs, a-t-on jamais vu que dans un même corps, des membres refusassent à d'autres membres l'assistance qu'ils peuvent lui donner, sans crier au prodige et au monstre? Mais la foi, qui doit être votre seule règle, ne vous apprend-elle pas enfin que c'est Jésus-Christ lui-même qui, vous demande l'aumône dans la personne de tous ces misérables; que c'est jÉsus-CnRiST lui-même, qui tout couvert de haillons, vous tend la main et vous demande du secours; qui vous le demande en pleurant, qui vous le demande en reconnaissance de ce qu'il s'est fait pauvre et de ce qu'il a souffert pour vous ; qui vous le demande pour le rachat de vos propres péchés; qui vous le demande en échange de son royaume; qui vous le demande enfin en vous promettant de conserver votre don pour le représenter au jour de son jugement et vous le rendre au centuple? Voilà ce que votre foi vous ap- prend expressément, ce que Jésus-Christ lui-même vous a dit, dans les termes peut-être les plus clairs qui soient dans l'Évangile : Ce que vous ferez au moindre de ces pauvres, vous me le ferez à moi-même : QuaniUù fecistis uni ex his fratribus meis minimis, mihi fecistis (i).

(i) Matib. XXV. 40.

SUR l'aumône. 71

Ahl mes frères, vous dit saint Chrysostôme, que ne feriez-vous pas si vous pouviez démêler Jésus-Christ dans cette troupe de pauvres qui implorent votre cha- rité; si vous saviez qu'il est déguisé, et si vous étiez assez heureux pour le reconnaître? Quelque peu cha- ritable que vous soyez d'ailleurs, quel effort ne feriez- vous pas pour gagner par vos aumônes celui dont dépend votre sort pour l'éternité? Vous n'oseriez alors refuser personne; vous donneriez même plus que vous ne pourriez; vous auriez peur que celui qui retourne- rait les mains vides ou que vous renverriez mécontent, ne fût le Sauveur lui-même. A quoi pensez-vous donc, continue ce Père, de n'écouter pas les plaintes des pauvres, et de ne vous rendre pas sensibles à leurs misères, assurés que vous êtes par la foi, qu'il n'en est pas un seul en qui il ne réside en personne?

Oui, encore une fois, ajoute le docte Salvien, c'est Jésus-Christ lui-même qui réside dans la personne des pauvres, et qui souffre dans eux, qui implor^ votre assistance : Solus tantummodo Christus, qui omnium pauperum universitate inendicet. C'est lui ; (ah ! mes frères, ouvrez les yeux delà foi, et reconnaissez-le;) c'est lui qui, du milieu de cette troupe affligée, vous crie et vous dit : 0 chrétiens, mes chers enfants, que n'ai-je pas fait pour vous? ne ferez-vousdonc rien pour votre Sau- veur et votre Dieu? Pour vous retirer de la mort, je n'ai épargné ni mes biens, ni mon honneur, ni mon sang, ni ma vie. Ah! je n'ai garde d'exiger de vous autant que vous avez reçu de moi : Non tantum postulo quantum dedi. Je vous ai donné tout mon sang, et je ne vous demande qu'un verre d'eau froide : Sanguinem dedi.

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aquam flagito. Je vous ai revêtus de ma grâce; je vous promets même de vous revêtir un jour de toute ma gloire : et je ne vous demande qu'un vêtement usé, que le plus mauvais de vos habits, pour être couvert avec moins d'indécence et me garantir du froid que j'en- dure. Je vous ai établis les héritiers de mon royaume, les compagnons de mes Anges ; tous les Cieux vous doivent être ouverts un jour, et faire votre éter- nelle demeure : ah! de grâce, recevez-moi parmi vos enfants, ou traitez-moi du moins comme un de vos do- mestiques et de vos esclaves, du moins comme tant de vils animaux dont vous faites souvent l'objet de toute votre attention et de votre folle tendresse. Je vous ai délivrés de l'enfer auquel vous étiez condamnés : et je vous demande que si vous ne pouvez me faire sortir de la prison je suis, vous m'y rendiez au moins quelque visite, pour adoucir mes chaînes et me con- soler dans mon affliction et dans ma misère. Je vous ai ressuscites mille fois, lorsque vous étiez dans un état de mort : je ne vous demande pas la même grâce, mais seulement que vous veniez voir, que vous me ve- niez offrir quelques secours quand je suis malade. Enfin je ne regrette pas ce que je vous ai donné, ni ce que j'ai fait pour vous; mais je vous en demande au moins une partie, afin que vous ayez le mérite d'avoir fait quelque chose pour moi : Non tantum postula quantum dedi. Le Fils de Dieu, mes frères, peut-il vous parler avec plus de douceur et de bonté? peut-il user de termes plus tendres et plus pressants, pour fléchir vos cœurs en faveur des pauvres, et ne faut-il pas que vous soyez plus dur que le marbre et

SUR l'aumône. 73

le rocher, si vous n'en êtes attendris jusqu'aux larmes? Mais laissons, mes frères, laissons le pauvre souf- frir dans son corps; laissons-le périr, si vous voulez, puisque sa misère corporelle ne vous touche pas, et que vous vous imaginez toujours qu'on l'exagère. Mais malheureux que nous sommes! laisserons-nous périr son Ame, cette ûme pour laquelle Ji'Sls-Christ est mort, qu'il a rachetée, non avec des richesses corrup- tibles, mais au prix de tout son sang? La laisserez- vous éternellement périr, par le défaut de quelque aumône et de quelque secours? Car c'est ici, riches du monde, votre grand crime; comprenez-le bien, et vous avouerez que les misères spirituelles des pauvres sont bien plus grandes encore que toutes celles qui peuvent affliger leurs corps, et que vous n'en êtes que plus coupables vous-mêmes de n'en arrêter pas le cours, ce qu'il vous serait aisé de faire par quelque légère aumône. Oui, mes frères, le pauvre se trou- vant abandonné de toute la nature, blasphème contre toute la nature; et voyant que tout abonde, que tout brille dans la maison du riche, et que tout manque dans la seinne, il s'en prend à l'Auteur de son être, il doute de sa puissance, il murmure contre sa sagesse, il blasphème contre sa justice, il parle mal de sa bonté ; il perd la patience, il perd presque la foi et la charité. Il se voit malheureux, et il sait que vous êtes dans l'abondance : quelle apparence de lui faire com- prendre que Dieu est son père aussi bien que le vôtre? Comment pourrait-il en effet aimer des inhumains, et retenir sa colère contre le spectacle de vos magnifi- cences et le bruit des vos folles dépenses et de vos

74 SUR l'aumône.

plaisirs? Le pauvre se perd donc, mes frères, et se damne, en vous maudissant, en vous haïssant : mais c'est vous qui, par vos duretés, le réduisez à ce dé- sespoir; c'est vous qui le perdez et qui le damnez, en le forçant de vous haïr et de vous maudire. Ah ! mes frères, combien ne périt-il pas des pauvres tous les jours et en toute manière? Et ne peut-on pas dire, riches durs et sans compassion, que c'est vous, en quelque sorte, qui, par le refus de l'aumône, les im- molez tous au démon : Quos non pavisti, occidisti. Oui, ce mari et cette femme, dont la pauvreté nourrit la discorde, qui n'ayant pas de pain à se donner mu- tuellement, se donnent l'un à l'autre mille malédic- tions, et se damnent enfin misérablement, c'est vous qui les avez conduits à leur perte éternelle : Occidisti. Cette mère infortunée, qui appelle enfin au secours de ses enfants abandonnés ce malheureux riche qui a offert souvent d'en être le père et le protecteur, pourvu qu'elle voulût elle-même se livrer à sa passion, c'est vous qui l'avez poussée à cette extrémité : Occidisti. Cette fille, qui, pressée par la nécessité, ouvre enfin les portes de sa maison à ce corrupteur qui la pour- suit depuis si long-temps, c'est vous qui l'avez livrée, qui l'avez perdue : Occidisti. Cet ouvrier, que le dé- faut de secours a retiré du travail, et dont loisiveté, jointe à l'afi'reuse indigence, a fait un scélérat et un voleur, c'est vous qui l'avez précipité dans ces mal- heurs : Occidisfi.... Quelle irréligion, vous écriez-vous quelquefois, quelle impiété, quel libertinage parmi les pauvres ! Mais ne vous en prenez qu'à vous-mêmes, mes frères ; car d'où naît singulièrement cette irréli-

SUR l'aumône. 75

gion, et d'où viennent, parmi les pauvres, tant de dés- ordres qui font frémir, si ce n'est du défaut des au- mônes et de la stérilité de vos secours?

Dites-nous-le, dignes Pasteurs de cette ville, et vous zélés Ministres qui portez avec eux le faix de leurs pa- roisses, dites-nous-le, si la douleur vous permet ici de parler : que vient-on vous rapporter tous les jours? que voyez-vous de vos yeux? qu'êtes-vous obligés de souffrir, parce que Ton ne vous met pas entre les mains des secours suffisants? Le pauvre veut-il se lais- ser instruire, veut-il se laisser consoler, veut-il que vous preniez soin de son âme, quand vous ne lui por- tez pas de quoi soulager son corps? Le pauvre veut-il mettre ses enfants entre vos mains, pour les former dans la piété et les éloigner du vice, quand vous n'êtes pas en état de le décharger d'une partie de la nourri- ture et de l'entretien de sa famille? Le pauvre veut-il écouter les remontrances que vous lui faites, les avis de salut que vous lui donnez pour lui-même, quand vous allez à lui sans une aumône dans la main? Non, non; en vain vous lui répéteriez cent fois qu'il faut prendre patience, qu'il faut retourner entre les bras du Père céleste, qu'il faut être soumis et résigné à ses ordres, qu'il faut se reposer sur les soins de sa Provi- dence, qu'il faut se confesser, se corriger, se conver- tir : tant que le pauvre est dans un besoin extrême de toutes choses, ce langage lui parait dur : Durits est hic sermo (i) ; et quelque zélés que vous puissiez être, sans aumône il ne vous sera presque jamais possible

(t) Joan Ti. 61.

76 SUR l'aumône.

de réduire ces cœqrs indociles. Ah! sans aumône, en- core une fois, vous le savez mieux que moi, les pauvres vous regarderont toujours comme des consolateurs fa- tigants, comme des diseurs de paroles, et peut-être vous renverront-ils comme des ministres odieux : au lieu qu'avec l'aumône vous auriez le cœur du pauvre dans vos mains, vous le tourneriez à tout bien, vous l'engageriez à bénir le Père commun de tous les hommes, et vous le mettriez comme infailliblement dans la voie du royaume des cieux; tandis que d'une autre part les riches s'en ouvriraient également l'en- trée par les aumônes qu'ils vous auraient confiées. Mais je m'aperçois, mes frères, que j'entre, sans y penser, dans les précieux et inestimables avantages que l'aumône nous procure : voyez donc, mon cher auditeur, si vous avez quelque chose de particulier à me demander sur ce sujet.

10™^ DEMANDE.

Mon Père, je me trouve accablé de toutes vos raisons et de toutes vos réponses, et je n'ai garde de vous appor- ter de nouveaux prétextes pour ne pas faire V aumône ; je me sens, au contraire, très-porté à la faire abondam- ment. Je voudrais seulement, pour me fortifier toujours plus dans mon dessein et dans les heureuses disposi- tions où je suis, que vous eussiez la charité de m'en dé- couvrir en peu de mots tous les avantages.... Car je vous avoue que Vintérêt a un grand pouvoir sur mon esprit, et que comme l'intérêt temporel m'empêchait de faire l'aumàne, un intérêt spirituel aussi, si vous me le proposez comme il faut, sera capable de m'en faire faire toujours de plus abondantes.

SUR l'aumône. 77

RÉPONSE.

Si je ne craignais d'allumer votre cupidité pour les biens temporels, en voulant échauffer votre charité pour les pauvres, que n'aurais-je pas à vous dire des récompenses et des avantages temporels qui sont attachés à l'aumône chrétienne? Je vous dirais, et j'au- rais les Livres saints pour garants, qu'en donnant aux indigents, vous prêtez à Dieu à usure; qu'à propor- tion que vous sèmerez dans le sein des pauvres, vous recueillerez dans vos champs; qu'en leur donnant au- jourd'hui votre superflu, vous ferez passer vos ri- chesses, après les avoir considérablement accrues, à vos derniers neveux ; qu'en soutenant les œuvres de miséricorde, vous affermissez les fondements de votre maison; qu'en soulageant tous les misérables, vous vous faites de tous les misérables des protecteurs qui attireront sur vous toutes les bénédictions les plus étendues. Ouvrez, ouvrez les Écritures, et vous verrez que le Seigneur, en conséquence de vos aumônes, vous promet d'abord la bénédiction, la conservation et l'augmentation même de tous vos biens temporels. Donnez au Très-Haut, dit le Sage, et puisqu'il a assez de bonté pour vouloir bien recevoir vos largesses, ne doutez pas aussi qu'il ne soit aussi puissant pour vous dédommager avec usure des frais de votre libéralité. Répandez vos biens à pleines mains dans le sein des pauvres, dit l'Évangile, et vous recevrez abondam- ment; vous recevrez beaucoup plus que vous n'aurez donné ; Dieu même, qui ne se laisse point vaincre en libéralité, vous rendra jusqu'au centuple.

78 SUR l'aumône.

C'est-à-dire, mes frères, que les biens que la charité distribue, sont de ces pains de bénédiction qui por- tent avec eux un caractère d'abondance; que c'est cette petite mesure d'huile de la veuve de Sarepta, dont parle le Prophète, qui coule toujours, et qui ne tarit point; que c'est ce rafraîchissement passager que David donne à un esclave dans sa défaillance, et qui lui fait retrouver à lui et à son armée le butin que les Amalécites lui avaient enlevé; que c'est ce levain fécond, dont parle l'Apôtre, qui mis dans la fa- rine, augmente toute la pâte ; que c'est ce verre d'eau dont nous parle l'Évangile, qui, donné au nom de Jésus-Christ, arrose nos champs et les rend fertiles; que c'est enfin cette divine semence qui fructifie pro- digieusement, et qui rapporte jusqu'au centuple à son maître.

Ah! ne croyez donc pas, mes frères, que ce soit perdre votre bien que d'en distribuer une portion aux pauvres, et que ce soit vous appauvrir que de faire beaucoup d'aumônes. Avez-vous jamais remarqué, vous dit saint Chrysostôme, que l'aumône ait jeté quelqu'un dans le besoin, et qu'on soit tombé dans l'indigence à force de vouloir soulager les besoins de ses frères? Non, mes frères; c'est le jeu, c'est la dé- bauche, c'est l'ambition, la vanité, le luxe qui rui- nèrent toujours les maisons les plus opulentes. Mais l'aumône n'appauvrit jamais personne; et voilà ce qui faisait dire avec tant de confiance à saint Jean, patriarche d'Alexandrie, surnommé l'Aumônier, que quand tous les hommes du monde seraient réduits à la mendicité, et qu'ils viendraient tous à Alexandrie

SUR l'aumône. 79*

pour y recevoir du secours, ils ne pourraient jamais épuiser ses trésors et ses richesses : Etsi totus orbis veniret Alexandriam, non arctarel liberalUalem étapes. Je ne crains qu'une chose, disait encore à ce sujet un saint Empereur, à son exemple : c'est que mes au- môniers ne s'acquittent pas exactement de leur charge à l'égard des pauvres, parce que dans ce cas-là je suis persuadé que mon empire serait bientôt sapé par les fondements, et que je me trouverais moi-même sans finances et sans ressources : Nihil décrit fisco nostro, modo pauperes eleemosynam aecipiant.

Ne croyez donc pas, encore une fois, que l'aumône diminue votre bien, et que ce soit le perdre que de le donner aux pauvres : non, c'est le conserver, c'est l'augmenter, c'est amasser et accumuler des trésors, c'est le donner à usure entre les mains de Jésus-Christ même. Nous vivons dans un temps, dites-vous, l'on ne trouve de sûreté nulle part, on ne sait presque placer son argent, tous les fonds dépérissent; et moi je vous dis : Placez, placez votre argent dans la mai- son du pauvre ; c'est que l'injustice et la cupidité ne pourront vous le ravir, et qu'il vous portera l'in- térêt le plus abondant. Chose étrange! s'écrie le même Saint, nous trouvons toujours de quoi prêter aux hommes, quand nous espérons d'en tirer quelque in- térêt temporel, et nous n'avons jamais à prêter à Jésus-Christ, quoiqu'il nous promette de nous le rendre au centuple. Vous vous plaignez quelquefois, mes frères, et aujourd'hui plus que jamais, que tout vous est contraire; que la stérilité désole vos campa- gnes, que vos maisons tombent en décadence, que

80 SUR l'aumône.

votre commerce ne va plus, que vos misères croissent à mesure que vous prenez plus de soin de les dimi- nuer. Mais ne vous en prenez qu'à vous-mêmes, puis- que c'est vous qui êtes la source de toutes vos dis- grâces et de tous vos malheurs. C'est votre insensibilité pour toutes les œuvres de charité; c'est votre dureté, votre mépris, votre cruauté pour les pauvres, qui vous attirent toutes ces calamités : car ces malheureux, ne pouvant souffrir tant d'indignes traitements de votre part, vous maudissent dans l'amertume de leur âme, et Dieu a égard aux malédictions et aux imprécations qu'ils vous donnent. Ils commettent un grand péché, il est vrai ; mais Dieu se sert de leur misère et de leur péché pour vous punir : Maledicentis libi in amari- tudine animœ, exaudielur deprecatio illius (i).

Ah î mes frères, voulez-vous donc apporter un prompt remède à tous vos malheurs? voulez-vous voir fleurir vos maisons, rendre votre commerce heureux, faire fructifier vos peines et vos travaux, et répandre dans toutes vos campagnes une abondante fécondité? vou- lez-vous, en un mot, que tout vous réussisse et que tout vous prospère? apaisez, apaisez les plaintes et les cris de tant de malheureux, par vos libéralités et vos largesses; associez-vous les pauvres, faites-vous leurs amis; intéressez-les en quelque chose à vos biens, à vos affaires, à votre fortune, à votre prospérité : Facite vobis amicos de mammona iniquitatis (2); et dès-lors Dieu bénira vos travaux, il secondera vos projets, multipliera vos revenus, il conservera vos moissons,

(1) Eccli. IV. 6. (5) Luc XVI. 0,

SUR l'aumône. 81

il augmentera vos récolles, il favorisera toutes vos en- treprises; partout, en un mot, vous trouverez le Tout- Puissant prêt à vous'secourir : car enfin il Ta promis, il y a engagé plusieurs fois sa parole, et il faut néces- sairement que la parole d'un Dieu s'accomplisse.

Voilà, mes frères, le premier fruit qu'on recueille de l'aumône. C'est le bien temporel qu'elle conserve, qu'elle augmente, qu'elle accumule, ainsi qu'il est aisé de s'en convaincre par quantités de témoignages de l'Écriture, et par l'expérience qu'on en fait tous les jours. Mais ce n'est point par-là que je veux vous engager à faire l'aumône. Il faut, dans une assemblée chrétienne et dans un Ministère chrétien, parler aussi en chrétien : quand il s'agit du royaume des deux, on doit oublier toutes les récompenses de la terre : et dès qu'il est question des biens de l'âme, peut-on compter pour quelque chose tous les biens du corps? Or voici, mes frères, d'autres avantages de l'aumône bien plus considérables et auxquels vous devez être bien plus sensibles, c'est que l'aumône chrétienne efface et expie le péché; qu'elle nous fait encore per- sévérer dans la justice; qu'elle nous obtient enfin l'inestimable grâce d'une bonne mort, et qu'elle nous rend dignes de l'immortalité bienheureuse. Est-il rien au monde, mes frères, à quoi des chrétiens doivent être plus sensibles et dont ils doivent faire plus de cas. et ne faut-il pas après cela qu'ils aient renoncé à leur unique et véritable bonheur, si leurs entrailles ne s'ouvrent aux misères des pauvres?

82 SUR l'aumône.

11°»^ DEMANDE.

// faut convenir qu'en nous proposant de si touchants intérêts, vous nous prenez bien par notre faible. Quoi! plus je donnerai de mon bien aux pauvres^ et plus j'en recevrai? A mesure que je deviendrai plus généreux à l'égard des pauvres, le bon Dieu sera plus libéral à mon égard? O ! si cela est, comme il n'est pas permis d'en douter, après la parole expresse de Jésus-Christ, et l'ex- périence que tant de bons chrétiens en font tous les jourSy vous pouvez venir demain avec confiance, et je vous réponds que vous aurez lieu d'être content de mes libéralités. Mais ce qui me flatte davantage, et ce qui augmente le désir que j'ai de vous donner, ce sont ces autres avantages spirituels que vous me promettez en- core, de pouvoir par-là effacer et réparer tous nos pé- chés, nous procurer la grâce d'une véritable conversion^ persévérer dans la justice, et mériter enfin de faire une sainte mort. En vérité, tout cela est si beau, si aimable^ si consolant, si pressant, que je ne puis le croire aveu- glément sur votre parole, et je vous avoue que si vous parveniez à me le prouver solidement, je ne serais plus maître de mon bien, et que je le donnerais peut-être tout aux pauvres. Mais je doute fort que vous en veniez à bout ; car je ne vois pas que l'aumône puisse jamais produire de si prodigieux effets.

RÉPONSE.

Rien de plus surprenant, mes frères, que de voir les termes avec lesquels l'Écriture s'exprime, quand elle parle du pouvoir de l'aumône et de sa vertu pour

SUR l'aumône. 83

effacer le péché. Non, jamais elle n'a rien dit de plus fort et de plus décisif touchant l'efficacité de nos Sa- crements, que ce que nous lisons au Chapitre onzième de saint Luc, en faveur de l'aumône : Date elcemosy- nam, et ecce omnia munda sunt vobis (i) : Donnez l'au- mône, et voilà que tous vos péchés sans exception vous sont remis; faites l'aumône, et dès-lors il n'y aura rien en vous que de pur et de saint aux yeux de Dieu. Et de même que l'eau, dit le Sage, éteint le feu le plus ardent, ainsi l'aumône éteint la colère de Dieu la plus enflammée, et efface les péchés les plus énor- mes : Ignem ardentem exstinguit aqiia, et eleemosyna resisiit peccatîs (2). Conclure de que l'aumône au- torise la liberté d'offenser Dieu, et que c'est obtenir l'impunité de ses crimes que de soulager les pauvres, c'est la conclusion, la maligne conséquence que tire- rait volontiers un mondain, un libertin, un impie. Quand nous disons que l'aumône efface les péchés, ce n'est pas que nous croyions qu'elle les efface par elle- même ; ce serait une erreur de le penser, de le dire, de le croire. Mais, comme l'explique saint Augustin, et tous les interprètes après lui, c'est parce qu'elle dispose Dieu à écouter nos prières, et à nous regarder d'un œil favorable; qu'elle nous fait trouver grâce devant lui, comme le disait l'Ange au saint homme Tobie : Facit invenire miserîcordiam (3); et qu'elle nous attire enfailliblement les lumières et les secours nécessaires pour nous repentir de nos péchés, et pour opérer une solide conversion. L'aumône ne nous ac-

(i) Luc. XI. 41 . (2) Eccli. m. 33. (s) Tob. xii. 9.

84 SUR L AUMONE.

quiert donc pas le droit de commettre le péché, mais elle nous mérite la grâce de nous repentir de ceux que nous avons commis. Et quels exemples frappants et en même temps bien consolants n'en avons-nous pas dans toute l'Écriture? Zachée donne la moitié de son bien aux pauvres : Zachée, ce chef des Publicains, cet homme intéressé et même injuste, devient en un moment, un homme équitable et un saint; Jésus-Christ même lui déclare que le salut est entré dans sa mai- son. Corneille joint à ses prières les plus abondantes aumônes : Corneille est éclairé du flambeau de la foi ; Dieu même lui envoie saint Pierre pour l'instruire et le convertir. Tobie, sensible à la misère des pau- vres, les soulage à proportion de son bien : Tobie, par ses aumônes, attire sur lui et sur sa famille les plus abondantes grâces ; c'est l'Ange de Dieu qui l'en as- sure. Mais sans aller chercher tous ces exemples dans des Livres saints, combien des pécheurs ne se trou- vent-ils pas tous les jours heureusement convertis, sans qu'ils sachent peut-être que c'est à leurs seules aumônes qu'ils doivent la grâce de leur pénitence et de leur conversion? Oui, mes frères, tous les jours nous voyons de grands pécheurs changer tout à coup et devenir des saints, des libertins de plusieurs années, rompre leurs habitudes criminelles et embrasser la pénitence; des hérétiques, renoncer à leurs erreurs, s'attacher à Dieu, et devenir des enfants soumis de l'Église ; et vous en êtes étonnés ! pour moi je n'en suis point surpris, si je puis découvrir qu'ils ont été cha- ritables envers les pauvres, parce que c'est par de semblables hosties, dit saint Paul, qu'on se rend tou-

SUR l'aumône. 85

jours Dieu favorable : Talibus enim hostiis promeretur Deus (i) ; que c'est-là raccomplissement de la parole de Jésus-Christ, comme le remarque saint Ambroise, et la vertu comme infaillible que ce divin Sauveur a attachée à l'aumône chrétienne. Et voilà, mes frères, pourquoi j'ai toujours tout espéré d'un pécheur qui aime les pauvres, comme aussi j'ai toujours craint pour un juste qui ne les aime pas.

Quel est l'homme, en effet, qui ne se trouve rede- vable envers la Justice divine, et qui osât espérer d'être juste au tribunal du Tout-Puissant, s'il voulait entrer en jugement avec nous, et peser nos œuvres au poids du sanctuaire? Or, vous n'êtes pas toujours en état de satisfaire, par une rigoureuse pénitence, à cette Justice; vous ne pouvez pas toujours, comme vous le dites, ou peut-être comme vous vous en flattez, expier vos offenses par de longues prières, par des jeûnes multipliés, par de sanglantes macérations. Eh bien! il faut du moins, dit Daniel au roi Nabuchodo- nosor, que vous les rachetiez par des œuvres de misé- ricorde, que vous distribuiez des aumônes, non-seu- lement selon l'étendue de vos moyens, mais encore selon l'étendue, selon la malignité et la multitude de

vos offenses Faites l'aumône, ajoute le Fils de

Dieu, et toutes vos iniquités seront effacées. La voix du pauvre suppléera à la faiblesse ou à la stérilité de vos larmes.

Mais pour satisfaire à Dieu sur les péchés de la vie passée, l'aumône n'est pas seulement le plus efficace,

(i) Hebr. xm. 16.

6.

SUR L AUMÔNE.

mais c'est le seul moyen qui vous reste. Vous le savez, mes frères, à la Confession de Pâques, l'embarras l'on se trouve quand il faut vous enjoindre une péni- tence conforme à vos fautes, comme l'ordonne le saint Concile. De vous parler déjeunes, ce n'est pas recon- naître la délicatesse de votre complexion; le peu de santé que vous avez, vous fournit un fonds d'excuses auquel nous ne savons que répliquer? méditer les vé- rités de l'Évangile, la plupart n'en ont pas l'usage : vous ordonner une retraite pour quelques jours, votre état ne vous le permet pas; c'est parler un langage inconnu aux gens du monde : vous prescrire une vi- site aux prisons et aux hôpitaux, vous craignez le mauvais air et l'infection des lieux. Que vous reste- t-il pour satisfaire à Dieu, c'est l'aumône : quelque facile qu'il vous soit de la faire, Dieu veut bien s'en contenter.

Mais en vous sanctifiant par vos aumônes, combien de vos frères n'aurez-vous pas le bonheur de sancti- fier avec vous? car vous le savez, mes frères, vous ne travaillez jamais plus efficacement au salut des pau- vres, que lorsque vous vous appliquez à soulager leur misère. En leur épargnant les sollicitudes de la vie présente, vous leur donnez plus de loisir de son- ger à l'éternité, de vaquer à la prière, d'approcher des Sacrements, d'écouter les instructions et les véri- tés saintes que nous lui annonçons, d'adorer une Pro- vidence paternelle qui veille si attentivement à tous ses besoins, et de pratiquer enfin toutes les œuvres du salut. Eu pourvoyant libéralement aux nécessités de leur corps, vous les engagez à remplir les devoirs de

SUR l'aumône. 87

l'âme; vous les dérobez à la justice du Tout-Puissant pour les rendre à sa miséricorde; j'ose même le dire, vous les dérobez quelquefois à la justice des hommes mêmes : car vous le savez comme moi, qu'il ne faut qu'une aumône faite à propos, pour faire éviter des millions de péchés : tantôt le larcin de cet homme, tantôt la prostitution de celte fille; ici, la friponnerie de l'un, là, le parjure et le faux témoignage de l'autre. 0! qu'une aumône, en certains moments favorables, a prévenu de murmures et de blasphèmes contre Dieu! qu'une discrète et prompte charité a retenu d'impa- tiences, d'emportements, de désespoirs, peut-être même de meurtres, d'homicides! Eh! qu'il en est peut-être de ces malheureux, mes frères, qui prêts d'aller subir sur nos échafauds le châtiment de leurs crimes, auraient pu, comme Thamar le fit à Juda, vous reprocher que vous en étiez vous-mêmes les seuls et véritables auteurs, par l'opiniâtre et injuste refus que vous leur aviez fait de quelque assistance tempo- relle ! Quelle gloire et quelle consolation pour vous, mes frères, de pouvoir, par quelque légère aumône, non-seulement expier tous vos innombrables péchés, mais encore de pouvoir empêcher et prévenir tous ceux que votre prochain pourrait commettre dans la suite!

A tous ces prodigieux avantages que l'aumône nous procure, ajoutez encore, que non-seulement elle nous délivre de tout péché, comme nous l'assure Tobie : Eleemosyna ah omni peccato libérât (i) ; mais qu'elle

(i)Tob.iv.ll.

88 SUR l'aumône.

nous fait encore persévérer dans la justice, et cela conformément à TÉcriture, qui nous dit, en termes formels, que l'aumône augmente et accumule les pré- cieux fruits de notre sainteté. Et augebit incrementa frugum justitiœ vestrœ (i) ; et que la justice de celui qui répand ses biens sur les pauvres, demeure dans tous les siècles : Dispersit, dédit pauperibus ; justitia ejus manet inseculum seculi (2). Écoutez-moi donc, âmes justes, âmes fidèles, etne perdezriendecette instruction. Il est de la foi, qu'il n'y a que votre persévérance qui puisse vous mériter la glorieuse immortalité. Il n'est pas moins de la foi encore, que votre persévérance finale n'est, pour ainsi dire, uniquement attachée qu'à la sainteté, qu'à la ferveur de vos prières. Mais, hélas, grand Dieu ! vos prières, mes très-chers frères, tout gens de bien que vous êtes, sont si faibles, si tièdes, si languissantes, qu'en vérité vous avez tout à craindre pour ce terrible moment. Ah! voulez-vous que je vous enseigne le secret admirable de suppléer à la faiblesse de ces prières, et de les rendre même toutes-puissantes? Aimez les pauvres, assistez les pau- vres, vous dit l'Esprit saint par la bouche du Sage, répandez dans leur sein d'abondantes aumônes, et ces aumônes intercéderont puissamment pour vous : Con- clude eleemosynam in corde pauperis et hœc pro te exorabit (3). Oui, toutes ces charitables aumônes que vous leur aurez faites, s'élèveront vers le ciel; elles animeront, elles accompagneront, elles soutiendront vos prières, elles les porteront jusqu'au trône de

(i)Cor. IX. 10.— (2)P5. CXI. 9. (3) Eccli. xxix. lo.

SLR l'aumône. 89

Dieu. Eh! que dis-je? elles prieront, elles-mêmes pour vous, et vous obtiendront des grâces fortes et puissantes pour persévérer dans la justice, et pour mourir enfin dans l'amour et dans la paix de Jésus- CimisT : Et hœc pro te exorabit.

Mais quelles seront les heureuses suites d'une mort si douce et si précieuse? C'est que celui qui exercera la charité envers son frère indigent, sera récompensé, après sa mort, d'une vie qui ne finira point, et cou- ronné d'une gloire qui ne se flétrira jamais : Qui se- quitur misericordiam, inveniet vitam et gloriam (i) ; et que tous les pauvres, ajoute Jésus-Ciirist dans l'Évan- gile, qu'il aura soulagés pendant sa vie, seront, après sa mort, comme autant de tendres amis, de guides fidèles et de puissants avocats, qui l'introduiront dans les demeures éternelles : Et ego vobis dico : Facile vo- bis amicos de mammona iniquitatis, ut recipiant vos in œterna tabernacula (2).

Ah! mes frères, c'était à la vue d'une si précieuse et d'une si abondante récompense, que saint Pierre Chrysologue exhortait le peuple chrétien d'une ma- nière si forte et si pathétique à s'épuiser en aumônes et en libéralités envers les pauvres. Donnez, mes frères, disait-il avec Jésus-Curist dans l'Évangile : Date. Quoi? Ce que les vers peuvent gâter, ce que la rouille peut consumer, ce que mille accidents peuvent vous enlever, ce que les voleurs peuvent vous dérober, ce que l'injustice des hommes peut vous ravir, ce que vous n'emporterez pas certainement avec vous dans le

(i)jProv. xxi. 2;2. (2) Luc. xv. 9.

90 SUR l'aumône

tombeau. Z)a«e; donnez. Quoi? Cet inutile superflu de vos biens, ces vaines et frivoles richesses qui sont les inquiétudes de la vie, les tentations de la vertu, les amorces de l'injustice, et bien souvent même le prix de tant de crimes. Date; donnez, et il vous sera donné : Et dahilur vobis. Quoi? Tous les biens de Dieu même, qui sont tous les biens de Thomme, un bien qui est tout bien, qui est le souverain bien, le bien suprême, le bien inGni, le bien universel, le bien éternel : Date^ et dabitur vobis. Donnez des richesses périssables, et vous recevrez des richesses immortelles; donnez un peu de terre, et vous recevrez le Ciel; donnez une lé- gère obole, et vous recevrez un royaume; donnez un mauvais habit, et vous recevrez le précieux vêtement de la gloire; donnez un verre d'eau, et vous recevrez un torrent de délices ; donnez enfin une miette de pain, une vile pièce d'argent, quelque misérable reste de votre intempérance ou de votre vanité, et vous possé- derez Dieu même; Dieu même, mes frères, avec toutes les richesses de sa puissance, avec tous les trésors de sa gloire, avec toute l'abondance de ses biens, avec toute la magnificence de son divin royaume, avec tous les attraits et toutes les beautés de ses infinies perfec- tions : Et dabitur vobis.

Voilà, mes frères, voilà encore un coup les précieu- ses, les nobles, les magnifiques, les immortelles ré- compenses que Dieu réserve dans l'autre vie à tous ceux qui auront pratiqué dans celle-ci l'aumône chré- tienne. Devons-nous être surpris après cela que tout ce qu'il y a eu de Saints dans tous les siècles, que les Patriarches de l'ancienne loi, que tant de grands Saints

SUR l'aujiône. 9J

de la nouvelle, que les Ambroise, les Augustin, les Chrysostôme, les Charles Borromée, n'aient rien épar- gné ni ménagé pour soulager les pauvres dans leurs misères, qu'ils aient tout engagé, tout sacrifié, qu'ils aient vendu jusqu'à leur lit, leur linge, leur table, leurs meubles, leurs domaines et tous leurs biens, que dis-je, les calices, les vases sacrés, les croix d'or et d'ar- gent de leur Église, pour leur en distribuer le prix? Devons-nous être surpris après cela, que tant d'illus- tres princesses, tant de grands empereurs, et même tant de saints rois de la France, aient aimé, chéri et honoré les pauvres, jusqu'à les appeler leurs amis et leurs frères, jusqu'à les revêtir et les servir de leurs propres mains, les faire manger à leur table, leur laver les pieds, panser leurs plaies, essuyer leurs lar- mes, jusqu'à leur rendre enfin les services les plus bas et les plus humiliants, dans les maisons mêmes que leur piété leur avait fait élever pour leur servir d'un asile salutaire et pour l'âme et pour le corps? Ah! mes frères, non, rien de tout cela ne nous doit sur- prendre, puisque, après tout, il n'y a rien de plus héroïque, rien de plus chrétien, rien de plus digne d'un grand cœur, que de secourir les misérables, et d'entrer dans les œuvres de charité qu'un pasteur zélé vous propose. Mais ce qui m'étonne, ce qui surpasse toute ma raison, ce qui doit vous étonner vous-mêmes et vous jeter comme moi dans la surprise et dans la frayeur, c'est qu'après tous les avantages que je viens de vous proposer pour vous engager à faire l'aumône aux pauvres, il se trouvera peut-être encore, dans cet auditoire, des riches assez avares et assez attachés,

92 SUR l'aumône.

pour ne pas dire assez cruels et assez inhumains, pour la leur refuser au sortir de cette église, ou même de- main dans la quête que nous devons entreprendre en leur faveur.

Ah! mes frères, je vous en conjure donc en finissant, pour l'amour de Jésus-Christ, et pour l'amour que vous vous devez à vous-mêmes ! ah, soyez sensibles à la misère des pauvres, et laissez-vous toucher à la vue de leur indigence ; sans quoi je vous déclare, de la part de votre Dieu, que tous ces misérables que vous aurez négligés, que vous n'aurez pas soulagés, que toutes ces pauvres âmes que vous aurez laissé périr, s'élèveront au jour du jugement pour condamner à la face de tout l'univers votre dureté à leur égard et votre cruauté, et pour crier à jamais une éternelle vengeance contre vous. Juste Juge des vivants et des morts, s'écrieront- ils, puisque nous n'avons pas eu des tribunaux sur la terre nous puissions avoir recours, nous en appe- lons présentement au vôtre; nous vous demandons jus- lice de notre mort. Voilà nos meurtriers, voilà nos bourreaux, ces riches impitoyables; leurs superbes habits sont encore teints de notre sang; leurs jeux, leurs festins, leurs somptueux repas, sont coupables de la faim qui nous a ôté la vie. Ils pouvaient, hélas! nous la conserver, en nous faisant quelque petite au- mône, mais ils ont mieux aimé nous voir souffrir, nous voir périr, que de nous donner la moindre assistance et les moyens de nous sauver. 0 Jésus, le Père des or- phelins, le Juge des veuves, l'Ami des pau>Tes et de toutes les OEuvres de charité; grand Dieu, souverain vengeur des injustices, levez-vous donc, lui diront-ils,

SUR L AUMÔNE. 95

et jugez noire cause; châtiez, punissez, et réprouvez à jamais ces âmes insensibles, avares et cruelles, qui vous ont méprisé et rejeté vous-même dans nos per- sonnes, et qui se sont par-là rendues si indignes de vos bontés et de vos miséricordes. Vengez-vous, ven- gez-vous donc pour jamais, et frappez-les de vos car- reaux et de vos foudres éternelles. Ah! mes frères, Jésus-Christ, le souverain Juge, pourra-t-il se refuser à des plaintes, à des cris, à des gémissements si justes et si raisonnables qui s'élèveront de toute part jusqu'à son trône? Non, dit le Prophète, il entrera tout d'un coup en fureur, il lancera sa foudre d'une éternelle malédiction, et criera d'une voix terrible et fou- droyante, à tous ces riches inhumains, de se retirer de lui, et d'aller, avec leur argent et leurs richesses, dans les flammes éternelles : Pecunia tua tecum sit in per- ditionem (i).

Mais, au contraire, si vous vous hâtez de les secou- rir, quelle glorieuse bénédiction ne recevrez-vous pas de leur part dans ce terrible jour? Car si les pauvres et les veuves qui environnaient le corps de la pieuse Dorcas après sa mort, montraient à saint Pierre, en fondant en larmes, les linges, les habits, les chemises et les robes qu'elle leur faisait, pour engager ce chef des Apôtres à ressusciter cette charitable mère des pauvres, comme il la leur ressuscita effectivement par ses prières; n'est-ce pas une image bien sensible et bien consolante de ce qui doit arriver dans ce grand jour? Oui, vous verrez cette multitude infinie de pau-

(i) Acl. VIII. 20.

T. m. 7

94 SUR l'aumône.

vres que vous aurez soulagés, fondre autour de Jésus- Christ, pour être votre consolation et votre appui, pour prendre votre défense et lui demander pour vous les fruits immortels d'une résurrection glorieuse : Et circiimsteterunt illum (i). Oui, mes frères, cette foule de pauvres que vous aurez nourris, tous ces malades que vous aurez secourus, tous ces orphelins, ces veuves et ces pupilles que vous aurez protégés, environneront de toute part Jésus-Christ, votre souverain Juge; ils se mettront entre lui et vous, ils plaideront votre cause, ils solliciteront puissamment votre pardon, et publiant enfin à haute voix vos aumônes, ils obtien- dront infailliblement votre grâce : Et circiimsteterunt illiun. Nous entendrons dire, en effet, à l'un, que vous lui avez donné du pain; à l'autre, que vous lui avez donné de l'argent; à celui-ci, que vous lui avez donné un habit; à celui-là, que vous l'avez retiré dans votre maison, que vous l'avez soulagé dans ses infirmités, que vous l'avez consolé dans ses fers; nous leur enten- drons dire à tous, que vous leur avez sauvé la vie : Et circumsteterunt illum omnes vidiiœ, et ostendentes ei tunicas et vestes quas faciebat illis. Mais quelle conso- lation et quelle gloire pour vous, d'entendre dire à Jésus-Christ, en présence de tout l'univers, que tout le bien que vous aurez fait aux pauvres, vous l'aurez fait à lui-même : Quandiù fecistis uni ex his fratribus meis ininimis, mihi fecistis (2). 0 heureux riches, vous dira-t-il, riches tendres, charitables et compatissants, c'est donc vous qui m'avez nourri, qui m'avez vêtu,

(1) Acl. >x. 39. (2) MaUh. xxv. iO.

I

SUR l'aumône. 95

qui m'avez secouru dans toutes mes misères; comment pourrais-je me résoudre à \ous damner, après avoir eu tant de charité et m'avoir rendu, dans la personne des pauvres, tant d'importants services? Non; mon Père céleste m'avait établi votre Juge, mais voilà que les pauvres m'ont rendu votre rémunérateur, votre débiteur et votre ami : entrez donc à jamais dans mon royaume, possédez-le comme votre héritage, comme un bien qui est à vous, que vous avez reçu de votre Père, qui vous est dii de tout temps, et que vous avez mérité par vos bonnes œuvres, mais surtout par l'abon- dance de vos aumônes. Je vous le souhaite, mes frères, de toute l'étendue de mon cœur, Au nom du Père, etc.

FRAGMENTS

SUR LE MÊME SUJET.

(Page 17, ligne 25.) et dans la souffrance. Voyez,

en effet, disent saint Basile et saint Augustin : si le pied se trouve blessé, la langue se plaint aussitôt, et crie qu'on lui fait mal, l'oreille ne se ferme pas, les yeux regardent la plaie, la main s'étend, la tête s'a- baisse; en un mot, tous les membres conspirent au soulagement de la partie malade. La blessure n'est point personnelle, elle ne laisse pas cependant que de devenir commune, par l'empressement mutuel qu'ils ont tous à donner du secours à celui d'entre eux qui souffre et qui se trouve dans le besoin. Or telle est l'union , la compassion et la charité bienfaisante , ajoutent ces saints Docteurs, après l'apôtre saint Paul, qui doit régner parmi tous les chrétiens, qui ne sont qu'un même corps en Jésus-Christ. A toutes ces soli- des raisons, je pourrais ajouter encore, que n'ayant tous avec les pauvres qu'une même origine, qu'une même nature, qu'une même religion, qu'un même Dieu, qu'un même Père, qu'une même Église, qu'un même Sauveur; qu'étant tous instruits avec eux de la même parole et de la même doctrine, nourris à la même Table et des mêmes Sacrements, réglés par la même discipline et le même Évangile, destinés au même héritage et au même bonheur, qui est le Ciel ;

I

SUR l'aumône. 97

il ne doit y avoir aussi entre eux et nous qu'un même cœur et qu'une même âme, qu'une môme tendresse et qu'une même affection, c'est-à-dire, qu'une même charité pour nous secourir et nous entr'aider mutuel- lement dans tous nos besoins; autrement il serait vrai de dire que nous renoncerions, en quelque sorte, à cette union fraternelle qui doit être entre tous les pauvres et nous, et que n'étant plus unis avec les pau- vres qui sont nos fères, nous n'aurions plus Jésus- Christ ni pour Chef, ni pour Rémunérateur, ni pour Père.

Mais ce n'est pas assez : la loi de la justice ne nous oblige pas moins à faire l'aumône aux pauvres, que celle de la charité. Car ne pensez pas que le souverain Créateur de tous les hommes les ait déshérités en votre faveur. S'il vous a établis sur ses autres serviteurs, ce n'est qu'afin que vous leur distribuiez une nourriture abondante, ou du moins suffisante. S'il vous a donné du crédit, de l'autorité dans l'Ég^^pte, ce n'est pas afin que vous possédiez vous seul les fruits de l'abondance, mais afin, qu'à l'exemple de Joseph, vous en fassiez part à vos frères pendant les jours de sécheresse et de calamité. En un mot, si vous êtes riches, etc. (Page 17, ligne pénultième.)

(Page 28, ligne 17.) dans l'enfer. Et ne croyez pas

pouvoir échapper à un si triste sort en nous répliquant qu'il n'est pas possible de secourir tous les pauvres. Car enfin, êtes-vous si pauvre vous-même, que vous ne pouviez en secourir aucun? 0 l'étrange moyen de

98 SUR l'aumône.

justification, que de se prévaloir d'un impossible qu'on ne demande pas, pour se dispenser du possible que la loi exige! Eh! que deviendrait donc cette foule de malheureux, si chacun refusait de les assister, sous le prétexte de leur multitude? Mais que chacun au con- traire remplisse toute l'étendue de son pouvoir, et l'on verra bientôt cette multitude rassasiée. Bien loin donc de vous plaindre de voir tant de pauvres qui vous accablent, après les avoir assistés selon la mesure de vos facultés et de vos biens, ah! bénissez le Sei- gneur, au contraire, de ce qu'il veut bien se repro- duire dans la personne de tant de misérables pour recevoir vos largesses, et avoir mille occasions diffé- rentes de vous récompenser.

Mais avouez du moins, mon Père, qu'il y a bien souvent des abus parmi les pauvres. Eh ! mes frères, il y a encore bien plus d'abus parmi les riches : et pour un homme qui demande sans une nécessité pres- sante, combien de personnes opulentes qui refusent sans raison et sans un motif légitime? Mais, ajoutez- vous, combien de libertins sous la forme de véritables pauvres, et que nos aumônes ne serviraient qu'à en- tretenir dans le libertinage? Mais moi je dis : Com- bien de véritables pauvres sous la forme de ces pré- tendus libertins, feraient un saint usage de vos aumônes? Quoi ! parce que vous craignez, ou du moins que vous feignez de craindre que vos aumônes ne tombent sur des sujets indignes et disposés à en abuser, faut-il ris- quer d'en priver une infinité d'autres qui en ont un besoin réel, et qu'elles empêcheraient de se précipiter dans le désespoir? Ne ressemblez-vous pas à un juge,

SUR l' AUMÔNE. 99

qui, de peur d'absoudre un coupable, s'exposerait à condamner plusieurs innocents? Je conviens avec vous qu'il peut se trouver et qu'il se trouve môme bien sou- vent de très-mauvais sujets, surtout parmi tous ces mendiants. Mais 6tes-vous assurés, répond saint Au- gustin, que ceux qui se présentent à vous sont de ce nombre, et que cet infirme et ce pauvre estropié que vous rebutez, ne soit pas Jésus-Christ lui-même? D'ail- leurs, ne nous est-il pas ordonné d'imiter le Père cé- leste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, qui fait pleuvoir également sur les justes et sur les pécheurs; d'imiter le Sauveur des hommes, qui lava les pieds, dans un même jour, et à saint Pierre et au Disciple infidèle? Les pauvres, etc. {Page 28, ligne 17.)

(Page 57, ligne 23.) Tout vous y est nécessaire!

Oui, tout vous y est nécessaire, si vous prenez pour règle du nécessaire de votre condition, l'usage com- mun des personnes de votre condition et de votre état. Or, prendre l'usage commun pour règle, surtout dans ce malheureux siècle il n'y a presque plus de foi ni de charité, l'on voit la vanité ne connaître point d'autres bornes que l'impuissance, l'on voit, au sujet des dépenses, les excès érigés en bienséances, et les passions confondues avec les devoirs; prendre, dis-je, dans ce temps-ci, l'usage pour règle, n'est-ce pas vouloir sacrifier le pauvre à la vanité? Oui, tout vous est nécessaire, les spectacles, les jeux, les plaisirs, (car nous sommes dans un malheureux siècle l'on

^00 SUR l'aumône.

se fait des nécessités de ses criminelles passions,) oui, tout vous est nécessaire, si vous prenez pour règle du nécessaire de votre condition et de votre état, l'orgueil et l'ambition, l'esprit d'avarice, l'amour de la mol- lesse, vices qui ne sont que trop héréditaires dans presque toutes les familles. Or, suivre de telles règles et de tels exemples, n'est-ce pas se mettre dans l'im- possibilité d'avoir jamais rien pour les pauvres? disons mieux, n'est-ce pas se faire une fausse gloire d'hériter de la cruauté de ses pères, et de vouloir descendre dans les enfers avec ses ancêtres? Mais, dites-moi, riches du monde qui ne voyez rien que de nécessaire ni dans vos maisons, ni sur vos habits, ni dans vos équipages, ni dans aucune de vos dépenses, vous sou- venez-vous de la religion sainte et austère que vous professez? Vous souvenez-vous de ces règles sévères de modération, de tempérance et de modestie que la loi chrétienne présenta tous les disciples de Jésus-Christ? Vous souvenez-vous de ces anciens temps du Christia- nisme, où les riches ne brillaient dans leur état que par leurs généreuses libéralités et par leurs plus écla- tantes aumônes? Vous souvenez-vous que la nature, dans le fond, a besoin de peu, et se contenterait, dans le besoin, presque de rien? 0 que ces heureux temps ont changé, et qu'ils sont différents de nos malheu- reux jours, l'on se fait des nécessités de tout, pour ne pouvoir jamais rien donner aux pauvres? Mais, de bonne foi, etc. (Page 57, ligne 23.)

Sun l'aumône. 101

(Page 44, ligne 23.) de faire l'aumône. Ce n'est

pas, mes frères, que la religion désavoue tout ce qu'une certaine prudence fait amasser et mettre en réserve pour des enfants. Mais ne faire point d'aumô- nes, quoiqu'on ait de grands biens, parce qu'on a des enfants; ne faire que peu d'aumônes, quoiqu'on ait beaucoup de biens, parce qu'on a des enfants ; n'avoir, en un mot, que des entrailles de bronze pour les pau- vres, parce qu'on se sent des entrailles de père pour des enfants, c'est sur quoi la piélé chrétienne ne s'ac- cordera jamais avec la sagesse mondaine. Non, mes frères, ce prétexte, tout frappant et tout spécieux qu'il est, ne vous justiûera jamais devant Dieu. Car, que vous ayez des enfants à établir ou que vous n'en ayez point, du moment que vous avez de quoi faire l'au- mône, rien ne peut vous dispenser d'un devoir si légi- time. Le soin des pauvres et le soin de vos enfants fu- rent toujours, pour vous, deux obligations également indispensables. Vous avez des enfants, etc. (Page 44, ligne 25.)

(Page 45, ligne 27.) que vous aurez mérités?

Lorsque vous avez demandé des enfants à Dieu, était-ce pour ne plus pratiquer la charité? Ne l'avez- vous donc prié qu'il vous donnât des héritiers, qu'afin de frustrer les pauvres de l'assistance que vous leur devez? et croyez-vous qu'il eût voulu répandre sa bé- nédiction sur votre alliance, s'il eut cru que vous ne dussiez aimer que vos enfants, et n'avoir que de l'in- sensibilité pour la misère des pauvres? Mais je veux

102 SUR l'aumône.

que vous aimiez encore plus tendrement vos enfants; tendresse, hélas ! bien souvent trop fatale à tant de pères et de mères, trop funeste à ces enfants mêmes ! pouvez-vous jamais aimer, vous dit saint Augustin, plus tendrement ces chers enfants, que quand, par le moyen de la miséricorde et de l'aumône, vous leur laissez un Die« pour tuteur, un Dieu pour débiteur, un Dieu pour rémunérateur, un Dieu pour père? Que pouvaient faire de plus avantageux pour leurs enfants cette veuve de Sarepta, et cet autre serviteur de Dieu, dont il est parlé dans les Livres saints, que de les con- fier aux soins paternels de la Providence, de leur ou- vrir le sein de Dieu, en les oubliant en quelque sorte, et les exposant à périr de misère, pour ne pas manquer l'un et l'autre à la miséricorde qu'ils devaient à leurs frères? On ne vous demande pas de ces excès de cha- rité, on n'a pas assez bonne opinion de votre foi pour cela ; mais du moins est-on en droit de vous demander un peu plus d'abandon à la Providence, au sujet de vos enfants, pour qui, dans la crainte de manquer, vous manquez à vos frères qui ont besoin dans le mo- ment présent de votre secours.

Après tout, etc. (Page 45, ligne 28.)

(Page 48, ligne 15.) qu'il a commise vos

soins. Si vous vous en tenez à cette règle inviolable, si c'est un devoir pour vous de multiplier vos chari- tés à mesure que Dieu multiplie le nombre de vos enfants, et que vos enfants multiplient leurs crimes ; quelles aumônes abondantes n'ai-jepas à me promettre

SUR l'aumône. 103

de votre part, pour tant d'innombrables péchés que vos enfants ont commis dans leur vie : tant de men- songes, tant d'indévotions, tant de colères de violen- ces, tant de jurements, de paroles et de chansons déshonnétes, de fréquentations et de danses; pour tant de médisances, d'intempérances, d'impuretés, de scandales et de mauvaises actions qu'ils commettent tous les jours? Comptez, comptez tous les péchés de vos Glles, de vos garçons, de tous vos enfants ; ils sont innombrables. Voilà, par conséquent, ce qu'il faut réparer aujourd'hui par les libéralités les plus géné- reuses. Et ne craignez pas, etc. (Page 48, ligne 20.)

(Page 83, ligne J5.) de soulager les pauvres.

Conclure de que les riches, en donnant aux pau- vres quelques miettes de pain qui tombent de leurs tables, achètent, pour ainsi dire, de Dieu le privilège de vivre en tout le reste comme le mauvais Riche de l'Évangile; conclure de enfin qu'il suffit de faire quelque aumône pour avoir accompli toute justice, et pour être sauvé, sans se mettre d'ailleurs en peine de bien vivre, c'est la conclusion, la maligne conséquence que tirerait volontiers un mondain, un libertin, un impie. Mais non, répond là-dessus saint Augustin, l'illusion serait trop grande, et la ressource du salut des riches serait un vrai piège pour eux; si cela était, ajoute le saint Docteur, il faudrait avouer que l'au- mône, avec de pareils droits, serait l'endroit faible de l'Évangile. Mais non, encore une fois, l'aumône ne favorisera jamais en aucune manière le libertinage.

JOi SUR l'aumône.

et elle n'est pas seule toute la justice chrétienne. Quand nous disons, etc. (Page 83, ligne 18.)

{Page 80, ligne 8.) un juste qui ne les aime pas.

Mais Taumône, mes frères, n'a pas seulement un mérite d'impétralion, comme disent les Théologiens ; c'est-à-dire, la vertu d'obtenir la grâce de la conver- sion; elle a encore un mérite de satisfaction, c'est- à-dire, la force d'expier le péché et de satisfaire à la justice divine qu'on a provoquée par ses offenses. C'est l'Écriture qui nous l'apprend en mille endroits qu'il serait trop long de vous citer. Ce sont encore tous les Théologiens qui nous l'enseignent : car par- tout où ils parlent des œuvres satisfactoires, ils par- lent de l'aumône comme d'une des œuvres les plus propres à calmer la colère divine, et à nous la rendre propice. Or, ne devez-vous pas admirer ici avec moi la douceur de la Providence envers les riches, d'avoir établi pour eux un moyen de justification et de salut si convenable à leur personne, si conforme à leur état, si proportionné à leur faiblesse, si aisé dans la prati- que, et néanmoins si infaillible? Car enfin, riches du monde, vous ne pouvez disconvenir que vous n'ayez commis beaucoup de péchés dans le cours de votre vie, que vous ne soyez indispensablement obligés de satisfaire à Dieu pour tant d'offenses, et qu'il n'est peut-être point de pénitence que vous ne dussiez em- brasser pour les expier. Vous espérez, dites-vous, en la miséricorde de Dieu, malgré toutes les iniquités de votre vie passée : vous faites bien de l'espérer. Vous

SUR l'aumône. iOb

venez assidûment demander cette miséricorde à Dieu dans son temple : Dieu ne demande pas mieux que de vous la faire, et c'est ici le lieu il se plait à l'accorder; mais en vertu de quoi peut-il avoir pitié de vous? Il vous le demande lui-même : Super quo propitius tibi esse potero (i)? Voil:\ de grands crimes, vous dit-il; voilà une longue vie dans le monde, qui n'est qu'une longue iniquité et une prévarication uni- verselle de mon Évangile. Vous ne m'opposez ni jeune, ni macération, ni pénitence; comment puis-je vous faire grâce, sans violer toutes les lois de ma justice? Super quo propitius tibi esse potero? Vous savez, en effet, mes frères, combien de raisons, combien d'ex- cuses véritables ou supposées vous nous tenez toutes prêtes quand nous voulons vous assujettir ou aux sa- lutaires humiliations ou aux justes rigueurs de la pénitence chrétienne. Pour réparer tant de scandales, tant de folles vanités de votre vie, à peine pouvez-vous vous résoudre à renoncer à tout ce qu'il y a d'immo- deste dans vos parures. Après n'avoir rougi de rien, dans votre vie mondaine, vous auriez honte, tantôt de monter dans les hôpitaux, tantôt de descendre dans les prisons, tantôt enfin d'aller chercher des secours pour ceux qui rougissent d'en aller demander pour eux-mêmes : Mendicare erubesco (2). Quand il faut faire porter à votre corps, à ce corps de péché, la peine de ses dérèglements, vous nous alléguez la fai- blesse de ce corps, la délicatesse de votre complexion, la force de l'habitude, mille infirmités que vous

(t) Jerem. v. 7. (2) Luc. xvi. 3.

106 SUR l'aumône.

croyez sentir que vous prévoyez, et dont vous vous faites peur à vous-mêmes : Fodere non valeo. Cepen- dant, mon frère, il faut de toute nécessité satisfaire à la justice divine, ou vous résoudre à être éternellement damné. Ah! pour éviter un si épouvantable malheur, que ne vous vient-il du moins dans la pensée de pro- fiter de l'avis que vous donne le Prophète, qui est d'expier vos péchés et de satisfaire à la justice de Dieu, par l'abondance de vos aumônes? Peccata tua eleemosynis redime (i).

C'était-là, mes frères, l'avis important que Daniel donnait à ce roi impie dont il est parlé dans l'Écri- ture. Mon prince, lui disait-il, ne méprisez pas, je vous en conjure, le salutaire conseil que je vous donne: Quam ob rem rex consilium meum placeat tibi. Je sais, lui disait-il, que vous avez passé des temps infinis dans toute sorte de désordres, et j'en gémis avec vous. Vous ne savez plus par quelle voie réparer tant de crimes, et vous acquitter envers Dieu de tant de dettes. Ne désespérez pas cependant; vous pouvez encore y réussir. Je ne vous propose point les plus austères macérations que vous pourriez peut-être pra- tiquer aussi bien que tant d'autres. Placeat tibi consilium meum : Écoutez et suivez le conseil que je vous donne de la part de Dieu, et au nom de ce même Dieu. Peccata tua eleemosynis redime : Rachetez et effacez la multitude de vos péchés par la multitude de vos charités envers les pauvres. Je vous en dis de même, mon frère. Votre santé, votre emploi, votre

(i) Dan. IV. 24.

SUR l'aumône. i07

condition et votre étal ne vous permettent pas d'exer- cer sur vous toutes les rigueurs de la pénitence; quel parti vous resle-t-il donc à prendre? C'est de chercher, dans ce qui a été l'instrument de vos dé- sordres, un moyen assuré de sanctification et de salut, et de faire en sorte que ce qui a été un funeste poison pour vous, vous devienne un salutaire re- mède. Vos richesses ont été la source intarissable de mille péchés pour vous, ces richesses d'ini- quité vous ont perdu : il faut désormais que ces mêmes richesses soient la matière de mille bonnes œuvres; il faut, en les répandant libéralement dans le sein de tant de misérables qui réclament votre as- sistance, en en distribuant une bonne partie aux pauvres, qu'elles deviennent votre propre rançon : Peccata tua eleemosynis redime. Rachetez donc et ex- piez votre orgueil, cette ostentation, cette vaine gloire dont vous êtes si fort épris, en soulageant les pauvres honteux qui souffrent peut-être autant de s'avouer pauvres que de l'être en effet. Rachetez et expiez ce luxe qui éclate sur toute votre personne, et qui est si contraire à la modestie chrétienne, en donnant des habits et du linge à tant de pauvres malheureux qui n'en ont point. Rachetez et expiez ces intempérances criminelles auxquelles vous vous êtes livré sans honte, en nourrissant tant de familles obérées qui n'ont pas de quoi vivre : Peccata tua eleemosynis redime. Ah ! vous vous êtes élevé par des dépenses fastueuses au- dessus de votre état : donnez, donnez à ceux qui n'ont pas de quoi se soutenir dans le leur. Vous avez flatté votre goût par une trop grande délicatesse : donnez à

408 SUR l'aumône.

ceux qui, dans leurs maladies, n'ont pas même les remèdes et les soulagements qui leur sont les plus nécessaires. Vous vous êtes abandonné à une indolence, à une inutilité de vie, à une mollesse qui vous a fait négliger tous les devoirs de votre religion : fournissez au travail de ceux que l'oisiveté pourrait rendre cri- minels jusques dans leur pauvreté même. Enfin vous avez tout accordé à vos sens, au milieu de votre abon- dance ; le crimene vous a point étonné dans vos plaisirs : donnez, donnez à ceux qui souffrent sans être coupables, et qui gémissent sous le poids de la misère du temps ou de rinjustice des hommes : Peccata tua eleemosy- iiis redime. Donnez, en un mot, à proportion que vous avez péché, puisque vous devez proportionner vos aumônes, qui vous servent de pénitence, aux péchés que vous avez commis : Peccata tua eleemosynis redime. Et comme il est de l'essence de la pénitence d'affliger, de mortifier, de retrancher : afin que les aumônes soient encore plus satisfactoires pour vous et plus ca- pables de prévenir la vengeance divine, donnez aux pauvres jusqu'à souffrir, jusqu'à vous incommoder vous-même, en retranchant en leur faveur générale- ment tout ce qui ne sert qu'à votre amour-propre, qu'à votre cupidité, qu'à votre vanité, qu'à vos plai- sirs. Quel bonheur pour vous, que Dieu veuille bien se contenter de si peu de chose pour vous accorder le pardon de tous vos crimes, et vous faire trouver, malgré vos iniquités, dans le superflu de vos biens temporels, de quoi acheter les biens de l'éternité ! Eh! grand Dieu, quel est donc ici l'excès de votre bonté et de votre miséricorde pour les riches ! partout, et

SUR l'aumône. i09

presque dans'toptes les pages de votre Évangile, vous jetez la frayeur dans leur ame, en leur montrant le danger de leur état, en les assurant qu'il leur sera plus difficile, d'entrer dans le royaume du Ciel, qu'il ne le pourrait être de faire passer un chameau par le trou d'une aiguille; et en lançant contre eux tant de malédictions, tant de foudres et d'anathèmes ! N'im- porte, mes frères, ce même Dieu, qui ne veut la perle de personne, mais qui veut au contraire sauver tous les hommes, vous ouvre en même temps un chemin sûr, par le moyen de l'aumône, pour arriver à son céleste royaume, et veut bien même passer pour un Dieu injuste, s'il oublie jamais et s'il ne récompense pas ce que vous ferez pour les pauvres : Non enim injustus Deus, ut obliviscatiir operivestri (i). Ah! bé- nissez donc mille fois, riches du mondo, la miséri- corde de votre Dieu, qui vous donne un moyen si aisé de satisfaire à sa justice, et de mériter à si peu de frais ses grâces et ses récompenses. Mais en vous sanctifiant, etc. (Page 86, ligne 18.)

(Page 89, ligne d8.) in œlerna tabernacula. Mais

quelles consolantes preuves n'avons-nous pas encore de cette vérité, dans ces douces et charmantes paroles que ce divin Sauveur adressera aux ànxes justes dans le terrible jour de ses vengeances : Venez, leur dira- t-il, vous qui êtes bénis de mon Père; possédez à ja- mais le royame qui vous a été préparé dès la création

(i) Hebr. vi. 10.

i'iO SUR l'aumône.

du monde : car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire; je ne savais loger, et vous m'avez recueilli chez vous ; je manquais d'habits, et vous m'en avez donné; j'étais malade, et vous m'avez visité; j'étais en prison, et vous m'y êtes venus voir: Venite, benedicti Pah'is met, possidete paratumvobis rcgniim à constitutione mundi : esurivi enim, et dedistis mihi manducare; sitivi, et de- distis mihi bibere; hospes eram, et collegistis me, etc. (i). Si je vous examinais avec rigueur, ajoutera le souve- rain Juge, si je pesais avec soin toutes vos actions, il serait difficile de n'y trouver pas de quoi vous con- damner. Mais parce que j'ai souffert des besoins ex- trêmes dans la personne des pauvres, et que vous les avez soulagés, entrez dans mon royaume, et jouissez-y à jamais de tous les biens que vous pouvez désirer : Possidete paratum vobis regnum.

Ah! mes frères, etc. (Page 89, ligne i9.)

{Page 36, ligne 2.) votre superflu. Il est d'ail- leurs incontestable que toutes les fois que votre frère se trouve dans un besoin plus marqué, vous êtes obligé de faire un nouvel effort sur vous-même; de retrancher, je ne dis pas sur votre superflu, mais sur votre nécessaire; de vous réduire à ce qui est absolu- ment essentiel ou à votre subsistance, ou aux bien- séances indispensables de votre état, à l'exemple des premiers Pontifes de l'Église naissante, qui vendaient,

(>) Malb. XXV. 34.

suK l'aumône. 141

dans de pareilles occasions, jusqu'aux vases sacrés, qui se vendaient quelquefois eux-mêmes.

Mais je veux que par la situation de vos affaires temporelles, vous ne puissiez assister de vos biens ceux qui souffrent et qui languissent; du moins assistez-les de votre crédit, de vos conseils. Imitez les Apôtres : ils ne pouvaient par eux-mêmes donner à manger à cette foule de pauvres qui les environnaient : ils s'adressaient à leurs maîtres, ils leur faisaient de vives instances en leur faveur. Vous ne pouvez, dites-vous, être le père des pauvres : eh bien, soyez-en du moins les protecteurs. Vous ne pouvez revêtir ceux qui sont nus, nourrir ceux qui ont faim : eh bien, répond saint Augustin, soyez du moins l'œil de l'aveugle, le pied du boiteux, la consolation de l'affligé ; tenez compa- gnie au malade, si vous ne le pouvez guérir. Voilà ce qu'une charité ingénieuse peut toujours pratiquer, à quelque dure extrémité qu'elle soit elle-même réduite. Le Sauveur n'a pas dit, et c'est la remarque de saint Chrysostôme : J'étais malade, et vous ne m'avez pas guéri ; j'étais en prison, et vous ne m'en avez pas re- tiré : mais, j'étais malade, j'étais en prison, et vous n'avez pas seulement daigné interrompre vos dissipa- tions ordinaires, pour venir me rendre la moindre visite. Ayez donc de la charité et de la compassion pour le pauvre. Vous n'avez point d'argent à lui don- ner : donnez-lui du moins votre attention et votre ten- dresse. Vous ne pouvez soulager sa misère : du moins écoutez-en avec patience le triste récit : et Dieu, à son tour, écoutera les prières que vous lui ferez, il les exaucera, et les couronnera dans l'élemilé.

H 2 SUR l'aumône.

(Page 56, ligne 25.) vous-même. Ah! malheu- reux, pour qui les temps ne furent jamais mauvais, vous dit Tapôtre saint Jacques, gémissez donc main- tenant, riches ; pleurez, poussez des cris et comme des hurlements, dans la vue des misères qui doivent fondre sur vous. Vous avez vécu sur la terre dans les délices et dans le luxe; vous vous êtes engraissés comme des victimes préparées pour le jour du sacri- fice; vous avez condamné et tué le juste sans qu'il ait résisté : sachez que vos richesses seront réduites en poussière, que les vers mangeront vos habits, et que la rouille, après avoir gâté l'argent et l'or que vous cachez, s'élèvera contre vous et dévorera votre chair comme un feu. C'est le trésor de colère que vous amassez pour le dernier jour.

Pour vous, mes frères, pauvres de Jésus-Christ, qui seuls vous ressentez de la misère du temps, persévé- rez dans la patience jusqu'à l'avènement du Seigneur. Vous voyez que le laboureur, dans l'espérance de re- cueillir le- fruit précieux de la terre, attend patiem- ment que Dieu envoie les pluies de la première et de la dernière saison : soyez aussi patients, et affermissez vos cœurs, car l'avènement du Seigneur est proche.

FRAGMENTS

D'UN DISCOURS SUR LA RESTITUTION.

L'on prend, ( tout le monde s'en plaint, ) et l'on

cherche mille prétextes pour ne jamais rendre. Cepen- dant l'obligation de le faire est pressante, est indis- pensable. Il faut restituer ou être damné : il n'y a point de milieu. C'est ce que je vous ferai voir à la fin de cette Instruction. En voici tout le partage. Presque tout le monde vole, premier point ; et pres- que personne ne restitue, second point. Quelle con- clusion tirerons-nous de ces deux vérités, sinon que presque tout le monde se damne, faute de restituer? 0 mon Dieu, c'est à vous à toucher nos cœurs, et à les détacher des richesses, afin qu'ils ne tombent point dans les pièges du démon. C'est la grâce que nous vous demandons par l'intercession de Marie. Ave^ Maria.

On se contente d'un examen superficiel, et la

moindre difficulté qui naît, on la prend pour une im- puissance absolue ; on étouffe mille retours de la con- science, on écarte mille réflections qu'elle présente, et on les traite de scrupules. Dès qu'on ne peut satisfaire à tout, on conclut à ne satisfaire à rien. On n'en veut croire nul autre que soi-même, et si l'on veut bien s'en rapporter à quelqu'un, ce n'est que dans la pen-

MA SUR LA RESTITUTION.

sée d'en tirer une décision favorable, et que pour se confirmer dans l'idée de cette impossibilité imaginaire dont on se flatte. D'où il s'ensuit, que voulant tou- jours restituer, en disant toujours qu'on est dans le dessein de le faire aussitôt qu'on le pourra, on ne le fait jamais, parce qu'on ne pense jamais le pouvoir. La plupart disent bien. Je rendrais, je rendrai; mais ils ne disent pas comme Zachée, Je rends : Reddo. Nous trouvons, dans les Missions, une infinité de gens qui promettent de rendre; mais retournez dans ce lieu-là, un an, deux ans après, et demandez-leur s'ils ont ren- du; ils diront encore, Je rendrai; mais ils ne rendent point. La plupart de ceux-là sont comme le loup, qui ne rend que ce qu'on lui ôte.

Lorsque vous donnez en aumône le prix de quelque violence, vous imitez Judas, qui alla donner au Tem- ple l'argent qui était le prix du sang de Jésus-Christ, et vos aumônes sont plutôt diaboliques que chrétiennes. C'est bien fait de faire l'aumône; qui en doute? mais il faut la faire de votre bien, et non pas du bien d'au- trui. Le pauvre à qui vous donnez l'aumône, dit saint Augustin, se réjouit et prie Dieu pour vous; mais ce- lui à qui vous l'ôtez, pleure et crie vengeance contre votre injustice. Quand vous appelez en justice un vo- leur qui vous a volé, s'il donnait au juge une partie du butin qu'il vous a enlevé, afin d'être renvoyé, et si le juge recevait ce présent, qu'en penseriez-vous ? 0 le méchant homme! diriez-vous; il est plus voleur que le voleur même. Vous ne pourriez approuver cette

SUR LA RESTITUTION. 14^

injustice, tout injuste que vous 6tcs ; et vous croyez que Dieu veuille la commettre!

Huitième prélexte. Mais ce n'est pas à un seul que j'ai fait ce tort; c'est à plusieurs : comment satisfe- rai-je à tant de particuliers que j'ai trompés? Je con- viens que la restitution est plus ou moins difficile, selon les conjonctures et la situation différente des choses, et qu'il y a des affaires tellement embarrassées que l'on n'y peut presque rien démêler. Je ne puis pas m'engager ici dans une discussion exacte, mais voici quelques règles générales qu'il faut que vous vous appliquiez. La première est d'exciter en vous un vrai désir de réparer tous les dommages que vous avez causés. La seconde, de chercher tous les expédients imaginables pour le faire. La troisième est de vous bien convaincre que l'obligation de restituer n'est point indivisible; que si vous ne pouvez pas restituer absolument tout, il faut au moins, pour le présent, en restituer une partie ; que ce qui ne se peut dans un temps, se peut dans un autre; et qu'il y a plus d'une façon de réparer le tort qu'on a fait au prochain. La quatrième est d'examiner de près à qui vous avez volé, et ce que vous lui avez volé. C'est à ceux-là ou à ses héritiers qu'il faut rendre la chose volée, ou la va- leur de la chose, si elle ne subsiste plus. Que si après avoir beaucoup pensé, examiné sérieusement, vous trouvez qu'il y a tant de monde à qui vous avez dé- robé que vous ne sauriez le savoir, il faut voir à peu près ce que monteraient vos larcins, et le donner aux pauvres, selon l'avis d'un sage et habile confes- seur.

116 SUR LA RESTITUTION.

Neuvième prétexte. Mais, me direz-vous, ce n'est pas notre dessein de mourir avec le bien d'autrui : nous voulons le rendre à notre mort par un bon tes- tament; nous en chargerons nos héritiers : mais pour maintenant, il n'y a rien qui presse. Et si vous mou- rez avant que de faire votre testament, comme il ar- rive à tant d'autres, que vous arrivera- t-il? Et si votre testament n'est pas en bonne forme, que vos héritiers le fassent casser, ou omettent eux-mêmes d'y satis- faire dans leur testament, comme vous dans le vôtre, que deviendrez-vous? Quand tout cela ne serait pas, ne voyez-vous pas, que, différant de faire la restitu- tion que vous pourriez faire maintenant, vous la ren- dez plus difficile et plus onéreuse, puisque vous êtes obligé de rendre ou de payer non-seulement la somme principale, mais encore de satisfaire pour le dommage que votre retardement a causé?

Dixième prétexte. Mais au moins, il faut attendre que mes affaires soient finies. Quel plaisir prenez-vous à vous tromper ainsi vous-même! Les affaires finissent- elles dans la vie? Plus vous viendrez sur l'âge, plus vous aurez de peine à restituer. Les autres passions s'affaiblissent avec le temps ; celle-là se fortifie, et ne dit jamais, C'est assez ; et ceux qui ont été libéraux jusqu'à la prodigalité étant jeunes, deviennent avares dans la vieillesse. Le beau sacrifice que vous ferez, à la mort, de rendre le bien d'autrui, quand vous ne pourrez plus le garder ? S'il y a de fausses pénitences à cette dernière heure, ce sont bien celles-là.

Voilà, mes frères, les prétextes qu'on cherche et les obstacles qu'on se forme pour ne restituer jamais le

SUR LA RESTITUTION. H 7

bien mal acquis. Cependant, pnoit de salut sans la restitution ; et c'est la dernière vérité, par je finis : car de toutes les obligations d'un chrétien, il n'en est point de plus rigoureuse, de plus pressante, ni de plus indispensable. Il faut restituer la même chose volée, si elle subsiste ; ou en restituer la valeur, si elle ne subsiste plus; if faut restituer tout le dommage qu'on a causé en la ravissant ; il faut la restituer tout entière, et non pas seulement une partie; il faut la restituer à qui on la doit, et non pas en faire de bonnes œuvres selon son caprice et sa fantaisie.

Obligation pressante. Il faut restituer le plus tôt qu'on peut ; ne dire pas, comme la plupart, Je ren- drai; mais, Je rends, ainsi que le disait et que le fai- sait Zachée. Si vous ne le pouvez pas absolument au- jourd'hui, il faut que ce soit demain. Dès le moment que vous pouvez satisfaire, il ne vous est pas permis de différer; et c'est non-seulement un abus, mais un péché, de le faire. Il y a même un grand nombre de docteurs qui tiennent qu'une personne qui ayant le bien d'autrui, et le pouvant rendre, ne le rend pas, pèche toutes les fois que l'occasion se présente de le rendre. Jugez que de péchés, que de crimes!

Obligation juste et équitable. Sans cela le monde ne serait plus, selon l'expression de l'Évangile, qu'une retraite de voleurs. Car si l'on pouvait se sauver sans restituer, ne serait-ce pas une des plus fortes tenta- tions pour nous porter aux larcins ? Quelle sûreté y aurait-il parmi les hommes?

Obligation nécessaire, absolument indispensable. Il n'y a point de péché, point de crime au monde, pour

t

il8 SUR LA RESTITUTION.

énorme, pour efifroyable qu'il soit, que l'Église n'ait pouvoir de remettre, pourvu qu'on en ait une véritable douleur, et qu'on soit dans la résolution de ne le plus commettre. Mais quand vous n'auriez qu'un écu du bien d'autrui, quelque douleur que vous eussiez de l'avoir pris, et dans quelque résolution que vous fus- siez de n'en jamais plus prendre, il n'y a point de puissance sur la terre, ni Prêtre, ni Évêque, ni Pape, qui ait pouvoir de vous en donner l'absolution, à moins de le rendre effectivement, ou d'avoir une vé- ritable résolution de le rendre. Et quand on vous don- nerait l'absolution, elle serait nulle et invalide devant Dieu, et vous feriez un sacrilège. En un mot, il n'y a qu'une véritable impossibilité qui puisse vous en exempter : hors de là, point de salut à faire, ni de Pa- radis à espérer. Frappez-vous la poitrine, priez, pleu- rez, gémissez toute votre vie, tant qu'il vous plaira; jeûnez, si vous voulez, au pain et à l'eau : si vous ne restituez point, votre pénitence est inutile, feinte, imaginaire. Tant que vous demeurerez dans l'état vous êtes, vous ne pouvez recevoir aucun Sacrement, vousêtescontinuellement dansle péché mortel, et même dans plusieurs, dont il est très-difficile de savoir le nombre. Toutes les confessions et toutes les commu- nions que vous faites, bien loin de vous être utiles, sont autant de sacrilèges abominables; et il n'y a point, je vous le répète, de confesseur sur la terre, ni Prê- tre, ni Missionnaire, ni Évêque, ni Pape, que puisse vous donner l'absolution, à moins que vous ne res- tituiez effectivement; et s'il vous la donne sans cela, il se damne, il se précipite en enfer avec vous, mais il ne vous en retire pas.

SUR LA RESTITUTION. 1 19

Voilà, chrétiens, ce que nous enseigne sur celle ma- tière la sainte Foi que nous professons, et voilà les pensées avec lesquelles je vous renvoie. S'il y a dans cette église quelqu'un sur qui ces vérités n'aient point fait encore assez d'impression, je n'ai plus rien à lui dire que ce que disait saint Grégoire à un homme du monde. Ah! mon cher frère, lui écrivait ce grand Pape, considérez, je vous prie, que ces richesses que vous avez amassées par des voies criminelles vous abandonneront un jour, mais que les crimes que vous avez commis en les amassant ne vous abandonneront jamais. Eh! ne vaudrait-il pas mieux, dit saint Ber- nard, restituer à présent, de bon cœur, et utilement, que de le faire à la mort, avec regret, sans mérite et par contrainte? Car enfin, je vous le dis maintenant, en ton de suppliant, pour le salut de votre âme : Redde quod debes. Eh! mon cher frère, je vous en prie pour l'amour de Jésus-Christ, rendez au plus tôt à ce mar- chand, à cet ouvrier, à ce serviteur, ce que vous lui devez. Tachez de satisfaire cette pauvre veuve dont vous retenez le bien; réparez le dommage que vous avez causé à ce pauvre homme par vos friponneries et vos chicanes; en un mot, quittez ce bien, quittez ce bien qui ne vous appartient pas : Redde quod debes (i). Je vous le dis aujourd'hui d'un ton de suppliant; mais la mort vous le dira bientôt d'un ton plus impérieux : Sors, misérable, sors, vieux avare, sors, sors de cette maison qui ne t'a jamais appartenu légitimement. Chicaneur de profession, usurier public, laisse, laisse

(j)Mallh. XVIII. 28.

120 SUR LA RESTITUTION.

malgré toi cet argent, ce bien mal acquis que tu ne saurais emporter. Tu as mieux aimé le posséder, que de posséder Dieu, mais tu ne posséderais jamais ni l'un ni l'autre. Dégorge, cruelle sangsue, le sang du pauvre dont tu es rempli. Tu t'es engraissé de sa sub- stance; il faut, dès à présent, que tu la vomisses, mais avec une si étrange violence, comme si tu vomis- sais tes propres entrailles : Divitias, quas devoravit, evomet, et de ventre illius eœtrahet eas Deiis (i). Quelle rage et quelle fureur, dans ces derniers moments, pour ces avares qui auront mieux aimé perdre Dieu pour une éternité, que de perdre pour un temps un peu de bien de la terre! Ils diront, pour le moins en secret, s'ils ne le disent pas devant tout le monde, comme ce riche marchand dont il est parlé dans l'Histoire de Cîteaux, qui, après avoir fait beaucoup d'usures, de vols et d'injustices, vint enfin dans l'état il faut venir tôt ou tard. Peu de temps avant que de mourir, il fît appeler le notaire, pour faire son testament, et commanda, entre autres choses, qu'on y mit cette clause : Je veux et entends qu'après ma mort mon corps soit mis en terre, parce qu'il en vient, et que mon âme soit livrée aux démons, parce qu'elle leur appartient. Ceux qui étaient présents, étonnés, il la leur répéta, en disant qu'il avait son bon sens; et il ajouta plein de rage et de fureur : C'en est fait, c'est ma résolution, c'est ma dernière volonté, que mon âme soit livrée aux démons, et avec elle celle de ma femme, celles de mes enfants, et celle de mon confesseur : la

(i) Job. XX. 15.

I

SUR LA RESTITUTION. 121

mienne, continua-l-il, parce que celle de ma

femme, parce que celle de Voilà, chrétiens

injustes, les malheurs qui vous menacent, et les senti- ments de rage que vous aurez pour lors, et avec les- quels vous paraîtrez aux jugements effroyables du Seigneur. Or avec quelle assurance paraîtrez-vous chargés d'injustices, devant le grand Dieu qui jugera les justices mêmes? et s'il condamne au feu éternelle chrétien qui n'a pas fait l'aumône aux misérables, à quels supplices horribles ne serez- vous pas condam- nés, vous qui vous êtes nourris du bien et de la sub- stance des pauvres? L'enfer, injustes, l'enfer, voilà votre partage; le Ciel, vous n'y entrerez jamais : Neque fures, neque avari, neque rapaces regnum Dei possidebunt (i). L'enfer! l'enfer! C'est que le Sei- gneur vous fera ces reproches amers et désolants dont nous parle saint Jacques : Agite mine, divites (2) : Allez maintenant, riches, avares, pleurez, poussez de hauts cris, et reconnaissez l'affreuse misère vous êtes tombés. Que sont devenus ces trésors dont vous étiez si avides? la mort vous les a enlevés ces biens périssa- bles, et les a mis entre les mains d'hommes ingrats. Vous les avez préférés à mon amour, et en les accumu- lant les uns sur les autres, vous vous êtes fait un trésor de colère pour éprouver mes vengeances éternelles. C'est que vous maudirez mille fois les biens qui au- ront été la cause de votre perte, la femme et les enfants pour qui vous les avez amassés. En un mot, grince- ment de dents, rage, désespoir, fureur, feu, flammes,

(t) I. Cor. VI. 10. (-2) Jacob, v. 1.

8.

i22 SUR LA RESTITUTION.

faim, soif, nudilé, misère éternelle, voilà, ce qui vous attend en l'autre monde.

Ah ! mes frères, ne différez donc pas un moment de restituer le bien qui n'est pas à vous. Ouvrez, ouvrez donc ces greniers, si vous ne voulez pas que le Ciel se ferme. Ouvrez, ouvrez vos bourses et vos coffres, si vous ne voulez pas que l'abîme éternel s'ouvre sous vos pieds pour vous engloutir. Et n'entendez-vous pas les cris lamentables de ceux à qui vous avez fait tort, qui s'élèvent au trône du Seigneur pour demander vengeance contre vous à cause de vos injustices? les cris de ce domestique à qui vous avez refusé un juste salaire? les cris de ces marchands que vous n'avez pas satisfaits, de ces ouvriers que vous n'avez pas payés? les cris de ces créanciers dont vous vous êtes toujours moqués? les cris de ces orphelins, de ces pupilles, de ces familles entières que vous avez ruinées? Et si une prompte et parfaite restitution n'apaise pas ces cris, qui vous défendra de la justice de Dieu et des foudres dont son bras est armé pour vous accabler? Ecce nierces operariorum clamât (i). Cœurs de pierre, lais- sez-vous toucher aux cris de tant de misérables. Quoi! vous voulez donc vous damner pour un peu de bien ? brûler éternellement pour des héritiers, des enfants, des ingrats qui ne se souviendront pas même de vous après votre mort, qui dissiperont avec profusion ce que vous aurez ramassé avec tant de peine, qui per- dront en un coup de carte ce que vous aurez dérobé en plusieurs années, et qui se rempliront de vin pen-

(i) Jacob. V. 4.

SUR LA RESTITUTION. 123

dant que vous brûlerez de soif dans les flammes dévo- rantes dont vous serez environnés! Et vous, mes en- fants, voudricz-vous que vos pères Dites-leur

donc qu'ils restituent, dès que vous serez chez vous;

que vous aimez mieux être pauvres, que si

Eh! de quoi vous servira d'avoir possédé beaucoup de richesses, si avec toutes ces richesses vous vous dam- nez pour toujours! Ah! mes chers frères, encore un coup, rendez cet argent qui ne vous appartient pas : Redde pecuniam. Pourquoi? alîn de ne pas perdre votre âme, cette âme si précieuse, qui a coûté le sang d'un Dieu. Il faut perdre l'un ou l'autre : Ne perdas eam. Or, entre l'un et l'autre, y a-t-il à balancer? Dites donc à présent, mais de tout votre cœur : Allez, bien mal acquis, je ne veux pas que vous couchiez dans ma maison ; allez, richesses cruelles, qui m'avez enlevé mon Dieu, afin que je retrouve celui que j'avais perdu. Allez Pour un peu de biens que je res- titue, le Roi du Ciel m'est rendu. C'est vous, mon Dieu, qui serez tout mon trésor; et si je vous possède, je suis assez riche, je n'ai rien à désirer, puisque je possède celui qui fait toutes les richesses de l'éter- nité bienheureuse, que je vous souhaite, au nom du Père, etc.

SERMON

SUR LA PRIÈRE.

Dixit Jescs Discipulis suis : Amen, amen dico vobis : si quid pederitis Patrem in noniine meo, dabit vobis. Petite, et accipietis.

Jésus parla de la sorte à ses Disciples : Je vous le dis en vérité : si vous demandez à mon Père quelque chose en mon nom, il vous l'accordera. Demandez, et vous rece- vrez. Joan. XVI. 23. 24,

Quel autre qu'un Dieu, chrétiens auditeurs, eut pu jamais parler de la sorte? Non, mes frères, non, il n'appartient qu'à un Dieu aussi grand que le nôtre de faire une promesse si magnifique et si étendue, parce qu'il n'est que lui seul qui soit en pouvoir et en droit de l'exécuter. Mais, que dis-je? ce n'est pas ici une simple promesse : c'est un serment solennel que Jésus-Christ fait de tout accorder à la prière. Ce n'est pas un serment prononcé une seule fois : tous les Évangélistes attestent que le Sauveur n'a presque ja- mais autrement parlé de la prière; ce n'est pas aux prières de ses seuls Disciples qu'il accorde ce privi- lège, c'est généralement à tous ceux qui demanderont : Omnis enim qui petit, accipit (i). Il ne dit pas seule- ment, Demandez telle ou telle chose, et vous l'obtien- drez; mais il dit, demandez quelque chose, quoi que ce soit, en mon nom, mon Père vous l'accordera : Quodcunque petieritis (2). Enfin, ce n'est pas un pri-

{i)Matth. vu. 8. Joan. xiv. 13.

SUR LA PRIÈRE. 125

vilége exclusif, passager, ni limité, mais indéfini pour les temps, les lieux, les besoins et les personnes. Ah! chrétiens, n'est-il pas étonnant qu'étant assurés, comme nous le sommes, du succès et de l'infaillibilité de la prière, nous ayons si peu de soin de nous appliquer à ce saint exercice, ou du moins que nous nous en acquittions avec si peu d'ardeur! Comment se peut-il donc faire, qu'étant autorisés, comme vous l'êtes, à prétendre aux grAces de Jésus-Ciirist, invités par lui- même à lui demander tous vos besoins, fondés sur les promesses les plus positives à tout espérer de vos prières; comment, dis-je, se peut-il faire que vous demeuriez, pour la plupart, dépourvu de ses grâces les plus essentielles, et que vous ayez si peu de part à ses libéralités? Hélas! j'en comprends la raison, qui est toute naturelle, et j'en gémis pour vous : c'est évi- demment, ou parce que vous ne les demandez pas, ou parce que vous les demandez mal. Les uns, dis-je, ne les demandent pas ; et dès lors que la prière est le moyen général établi de Dieu pour obtenir ses grâces, il n'est pas étonnant qu'il ne les accorde point à ceux qui n'usent pas de ce moyen. Les autres les deman- dent mal ; et parce que la prière ne peut être efficace qu'autant qu'elle est accompagnée de toutes les con- ditions requises, il n'est pas non plus surprenant que manquant de quelqu'une et peut-être de toutes ces conditions, elle n'obtienne rien. Mais quelle est la source de ce double désordre? Pourquoi y en a-t-il si peu qui prient, moins encore qui prient bien? c'est sans doute qu'on ne connaît pas assez l'importance et le prix de la prière, et qu'on sait encore moins les

i26 SUR LA PRIÈRE.

dispositions avec lesquelles il faut prier. Montrons donc à ceux-là, dans le premier point de ce discours, l'obligation qu'ils ont de prier; et dans le second, nous apprendrons à ceux-ci de quelles conditions il faut que leurs prières soient accompagnées. Ave^ Maria.

PREMIER POINT.

Que de raisons et de motifs, mes frères, n'ai-je pas à vous proposer pour vous porter à vaquer à la prière? Sa nécessité, son efficacité, sa facilité, ses avantages, tout ne nous oblige-t-il pas, tout ne nous engage-t-il pas à faire de ce saint exercice notre plus importante occupation et nos plus chères délices? Quoi de plus nécessaire, en effet, que la prière, puisque Dieu nous Ta commandée comme Tunique moyen que nous ayons pour nous ouvrir ses trésors et nous attirer ses grâces! Quoi de plus efficace que la prière, puisqu'elle est fondée surTinfaillibilitédes promesses de Jéscs-Christ, qui s'est engagé à nous accorder tout ce que nous lui demanderons! Quoi de plus facile que la prière, puis- qu'il ne faut pour cela ni lumières, ni richesses, ni talent, ni science, mais qu'il suffit d'être indigent et misérable pour pouvoir et pour savoir prier ! En un mot. Dieu veut absolument que nous le prions, et nos besoins ne l'exigent pas moins ; et c'est ce qui établit l'indispensable nécessité de la prière. Dieu ne refuse jamais rien à ceux qui le prient comme il faut; et c'est ce qui justifie l'efficacité de la prière. Dieu se trouve toujours disposé non-seulement à nous entendre, dans quelque situation que nous nous trouvions, mais même

SUR LA PRIÈRE. i27

à nous exaucer, chaque fois que nous réclamons son assistance; et c'est ce qui montre la facilité de la prière. Il n'est donc rien de plus nécessaire, rien de plus ef- ficace, rien de plus aisé que la prière : trois puissants motifs qu'il faut développer dans celle première par- tie. Ils ont de quoi nous faire chérir tendrement ce divin exercice, pour lequel, hélas! nous n'avons eu jusqu'ici que de la froideur et du dégoût. Commen- çons.

Premièrement. Que la prière, mes frères, soit le devoir le plus essentiel et le plus indispensable de la \ie chrétienne, c'est ce que toutes les Écritures nous attestent, c'est ce dont elles ne nous permettent pas de douter. Ne croyez pas cependant que je vienne vous accabler ici de cette foule de passages répandus dans l'ancien et dans le nouveau Testament, par les- quels l'Esprit saint nous fait sentir l'obligation nous sommes de prier. Les Livres saints nous annon- cent si souvent et sous tant d'images différentes la né- cessité de la prière, que je vous ennuierais, si j'entrais dans ce détail. Il me suffit de vous dire que Jésus-Christ nous en fait un commandement exprès en mille en- droits de son Évangile, et qu'il n'en fut peut-être ja- mais de plus naturel ni de mieux fondé. Car enfin, soit que nous soyons pécheurs, soit que nous soyons justes, pouvons-nous raisonnablement nous dispenser de prier? Si nous sommes pécheurs, qui doute que nous n'ayons absolument besoin de la prière pour nous convertir? Si nous sommes justes, la prière nous est absolument nécessaire pour persévérer. C'est donc une obligation et une nécessité pour nous, dans quelque état que nous

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nous trouvions, de vaquer à la prière. Oui, pécheurs, la prière vous est absolument nécessaire pour vous convertir : en voici la preuve. Écoutez-moi bien, car c'est ici une vérité que vous ne pouvez ignorer sans un préjudice notable de votre religion et de votre foi. Sans la grâce, il n'y a point de conversion ni de péni- tence; la chose est incontestable : car quelque fond de vertu naturelle que nous puissions avoir, et quel- que bon usage que nous fassions de notre raison et de notre liberté, nous sommes de nous-mêmes dans une impuissance absolue de nous convertir et de re- tourner à Dieu. C'est ce que le grand saint Augustin soutient avec tant de zèle, et ce qui fut enfin solen- nellement conclu contre l'hérésiarque Pelage : savoir, qu'un pécheur ne peut se convertir, sans la grâce. D'où il s'ensuit, qu'il ne le peut point non plus, sans le secours de la prière. Et pourquoi? la raison en est évidente : c'est que, hors de la première grâce qui est indépendante de la prière, il est de la foi que la prière est le moyen efficace et universel par Dieu veut que nous obtenions toutes les autres grâces; et que toutes les autres grâces, dans le cours ordinaire de la Providence, sont essentiellement attachées à la prière. Petite, et accipietis (i) ; demandez, et vous re- cevrez; voilà la règle que Jésus-Chrsit nous a prescrite, voilà la clef de tous les trésors de la miséricorde; voilà le divin canal par tous les biens célestes doivent nous être communiqués. D'où je conclus, avec le Doc- teur angélique saint Thomas, qu'un pécheur, ordi-

(i) Joan. XIV. 24.

SUR LA PRIÈRE. i 29

nairement parlant, n'a droit d'espérer et d'obtenir sa conversion de la bonté de Dieu, qu'en conséquence de ce qu'il le prie; et que, s'il ne prie point, jamais il ne se convertira. Pour vous en convaincre encore mieux, lisez, je vous prie, toutes les conversions dont l'Évangile nous fait l'histoire, et vous verrez qu'il n'en est aucune la prière n'ait quelque part. La Cananéenne se convertit, mais c'est après avoir prié, et avoir dit : Seigneur, aidez-moi. Le Publicain se convertit, mais c'est après avoir invoqué la miséri- corde divine, et dit à Dieu : Seigneur, soyez-moi pro- pice. La Samaritaine fait pénitence, mais c'est après avoir demandé à Dieu l'eau salutaire qui lave les pé- chés et qui les efface. Enfin le bon Larron se conver- tit, mais c'est après avoir N'attendez donc pas,

pécheur, de pouvoir guère vous convertir vous-même autrement que par la ferveur de vos prières. Mais je vais plus loin, et je dis qu'il n'est pas moins vrai ni moins incontestable, qu'il est certaines occasions la prière devient la seule ressource du pécheur pour se convertir.

D'où je lire deux conséquences : la première, qu'il est erroné et même hérétique de dire que le pécheur est destitué de tout secours pour accomplir le bien auquel il est obligé et pour éviter le mal que la loi de Dieu lui défend, puisqu'il est certain, selon le saint Concile et saint Augustin, qu'il a toujours la grâce de faire ce qu'il peut, ou celle de demander ce qu'il ne peut pas, et alors Dieu l'aide, afin qu'il le puisse. Or, dès-lors que ce pécheur est aidé de l'une ou de T. ni. 9

130 SLR LA PRIÈRE.

l'autre de ces deux grâces, le commandement de Dieu lui devient possible, et il n'est nullement en droit d'al- léguer son impuissance pour excuser ses désordres.

Mais si la prière est nécessaire aux pécheurs pour opérer leur conversion, qui doute que les justes n'en aient également besoin pour persévérer dans l'état de la grâce et de la justice? Car ne vous imaginez pas, âmes chrétiennes, que parce que vous êtes justifiées devant Dieu, ou par le baptême ou par la pénitence, vous vous suffisiez à vous-mêmes; que parce que vous avez le bonheur de jouir de cette grâce qui vous rend les amies de Dieu, vous puissiez éviter le mal et faire le bien indépendamment de tout autre secours ; et que pour pratiquer enfin la vertu, ce soit assez pour vous de l'aimer et de la connaître. Non, non, sans le secours des grâces actuelles, vous ne sauriez vous soutenir long-temps dans cet état heureux, ni sa- tisfaire aux œuvres de la piélé qui vous sont prescri- tes. Car enfin, que de tentations n'avez-vous pas à surmonter dans le cours d'une vie chrétienne? que d'ennemis à combattre, que de passions à réprimer, que de chutes à prévenir, que de défauts à corriger, que de vertus à pratiquer, enfin que de devoirs indis- pensables à remplir? Or présumer, mon cher frère, de pouvoir faire tout cela de vous-même, sans le secours d'une force étrangère, ou pour mieux dire, sans y in- téresser la grâce de Dieu par vos prières et par vos vœux, ce serait sans contredit le comble de l'aveu- glement et de la folie, et même une erreur des plus damnables.

SUR LA PRIÈRE. 131

Ah I je ne m'étonne donc plus, dit le grand saint Augustin, à ce sujet, que Pierre ait succombé à la tentation il s'était engagé. Invité, sollicité jusqu'à trois fois de la part de Jésus-Ciirist, à prier avec lui pour demander à Dieu la grâce de lui être fidèle, ja- mais cet Apôtre présomptueux n'en voulut rien faire. Enfin le voilà aux prises avec l'ennemi, il combat, il résiste, il balance quelque moment, mais la tentation est forte, Pierre est faible, et il est vaincu. Qui fut donc la cause de cette funeste et éclatante chute, de- mande saint Augustin? c'est, répond le même Doc- leur, que Pierre résista à la grâce de la prière; l'as- soupissement de son esprit l'emporta sur les sollici- tations de son divin Maître. Un peu d'effort sur ses sens appesantis, lui aurait rendu la prière aisée, et il eut trouvé dans la prière un remède certain contre la tentation qui devait l'attaquer. Mais, encore un coup, parce qu'il négligea de prier, la tentation le vainquit, et ce chef des Apôtres devint un blasphémateur et un parjure. Mais pourquoi remonter si haut pour trouver de tristes preuves de cette vérité? Dans le malheureux siècle nous sommes, n'en avons-nous pas sans cesse devant les yeux des exemples bien sensibles et bien effrayants? Combien d'âmes pieuses et saintes n'avons-nous pas tous les jours la douleur de voir, qui, après avoir goûté durant un certain temps les douceurs du service de Dieu, après avoir couru avec édification dans la voie de ses saints Commandements, deviennent si faibles, si froides, si languissantes, qu'elles se relâchent, qu'elles se dégoûtent de la vertu et l'abandonnent, qui se retirent des Sacrements, de

i5:2 SUE LA PRIÈRE.

tous les exercices de la piété, qui tombent dans le désordre, qui se damnent enfin, et qui se damnent presque sans remords et sans réflexion? Juste Ciel! quel scandale! ^'en soyez point surpris, chrétiens; il est aisé d'en découvrir le principe. Le dégoût, le défaut, l'abandon de la prière, voilà quelle est la fu- neste source de tous leurs malheurs; car dans le des- sein de Dieu, c'était la prière qui devait les fortifier, qui devait leur fournir des armes, leur servir de bou- clier pour se soutenir, pour se défendre, et pour re- pousser les attaques du démon. Ne priant plus, elles n'ont plus rien, pour ainsi dire, sur quoi elles puis- sent faire fond; elles se trouvent sans armes et sans défense, et toutes les ressources de la grâce sont, en quelque façon, taries pour elles. Jugez après cela, si leur chute scandaleuse doit vous étonner et vous sur- prendre. Ames justes, que devez-vous conclure de tout ceci, si ce n'est la nécessité absolue ou vous êtes d'ob- server le précepte de Jésus-Christ, qui vous commande de prier, et de prier sans relâche? Je dis quelque chose de plus fort encore, et je soutiens que si vous ne priez, vous n'aurez jamais réellement de part au salut éternel. Car c'est une vérité constante, que, quelque justes et quelque saintes que vous soyez, âmes chrétiennes qui m'écoutez, vous ne serez jamais sauvées et vous ne sauriez l'être, sans la persévérance finale. Or, à prendre les choses dans les règles com- munes, la persévérance finale n'est attachée qu'à la prière; par conséquent, suivant les règles communes, sans la prière il ne peut y avoir de salut pour vous. Oui, chrétiens, ce grand, ce précieux, cet inestimable

SUR LA PRIÈRE. i 55

don de la persévérance finale, d'où dépend votre sort éternel, ne s'accorde d'ordinaire qu'à une prière humble et fervente. Vous le savez; cent fois celle chaire sainte a retenti de ces paroles étonnantes, que la mort dans la justice n'est pas infailliblement attachée à l'innocence de la vie ; qu'elle est un don purement gratuit du souverain Arbitre de notre éternité; que nous ne saurions l'acheter ni le mériter par la sainteté de toutes nos bonnes œuvres; qu'il n'y a ni jeûnes, ni macérations, ni larmes, ni charités ni aumô- nes, ni innocence de mœurs, ni fuite du péché, ni renoncement au monde, rien, en un mot, qui puisse nous rendre dignes d'une grâce de ce prix. Cent fois, dis-je, vous l'avez entendue cette atterrante vérité, dans nos instructions chrétiennes, et vous en avez dii être alarmés; peut-être même vous en êtes-vous plaints à Dieu, dans l'excès de votre frayeur. Cependant, rassurez-vous, calmez vos craintes, et arrêtez vos mur- mures; Dieu, tout miséricordieux, ne vous à point manqué à cet égard : car ce qu'il ne veut pas que vous puissiez mériter par toutes vos bonnes œuvres, il veut que vous puissiez le demander, et l'obtenir par la ferveur de vos prières. Dieu n'est-il pas le maître de ne nous accorder ses biens qu'aux conditions qu'il lui plaît? Or encore une fois, il lui a plu que la prière fut comme l'unique et principale condition à laquelle la persévérance serait attachée. Dès qu'il est en votre pouvoir de prier, n'est-il pas, en même temps, en votre pouvoir de vous assurer la persévérance, et par- même votre éternité ? De quoi donc vous pouvez- vous plaindre?

154 SUR LA PRIÈRE.

Mais si je demande à Dieu la persévérance, me direz- vous, est-il certain, est-il infaillible que je l'obtien- drai? Oui, chrétiens, n'en doutez pas; tout ce que vous demanderez à votre Père céleste, au nom de Jésus- Christ son Fils, vous sera accordé. Le Fils de Dieu, dans celte promesse, n'excepte rien : Quodcunque pe- tierilis Patrem in nomme meo, hoc faciam (<). Voilà donc l'Évangile même pour garant du succès de votre prière. Mais si je ne prie pas, ajoutez-vous, si je ne demande pas la persévérance, est-il certain, est-il in- dubitable que je ne l'aurai pas? Écoutez, s'il vous plait, un moment le grand saint Augustin qui va vous l'apprendre. C'est une doctrine commune et constante, dit ce saint Docteur, que quoique Dieu donne certai- nes grâces à ceux mêmes qui ne les demandent pas, comme la grâce du baptême aux enfants : Ut inititim fidei; il en est d'autres néanmoins qu'il n'accorde or- dinairement qu'à ceux qui les lui demandent; telle est surtout la persévérance finale, ce sceau de notre pré- destination, cette dernière faveur d'un Dieu bienfai- sant, cette grâce des grâces, en un mot, ce don infini- ment précieux qui doit nous mettre en possession des biens éternels : Alla non nisi orantibiis prœparasse, sicut iisqiie in fînem persevcrantiam. Quoi de plus dé- cisif et de plus convaincant! Par quelles raisons plus puissantes peut-on se persuader et se convaincre de l'extrême nécessité de la prière? Et n'en est-ce pas assez pour vous engager à la mettre continuellement en œuvre, et à vous en servir, puisqu'elle est, pour

(t) Joan. XIV. 15.

SUR LA PRIÈRE. 135

ainsi dire, Tunique ressource que Dieu vous laisse pour vous assurer une heureuse éternité?

Mais passons à un motif qui ne me paraît pas moins propre à vous donner du goût pour la prière : c'est son crédit, son pouvoir, son admirable efficacité. Uien en elTet, ne me parait plus surprenant que Tinfaillibi lité de la prière. Elle a une telle force, qu'elle rend en quelque façon, la parole de l'homme aussi puis- sante, et même plus puissante que la parole de Dieu aussi puissante, car, comme Dieu d'une parole a fait toutes choses : Dixit, et facta sunt (i); l'homme aussi n*a qu'à parler et à demander, et tout lui est accordé Quodcunque volueritis petetis, et fiet vobis (2); plus puissante même, si j'ose le dire, puisque si Dieu se fait obéir, ce n'est que des êtres créés; au lieu que par la vertu de la prière, tout Dieu qu'il est, il obéit selon l'expression de l'Écriture, à la voix de l'homme qui le prie : Obedienle Domino voci hominis (3).

Or, qui ne sait que ce fut par la prière que Moïse remporta les plus glorieuses victoires sur les Amalé- cites? que tandis qu'il tenait les mains élevées vers le Ciel, l'avantage était du côté. du peuple de Dieu; que dès qu'il les baissait, au contraire, ce peuple, tout vaillant qu'il était, commençait à plier : de sorte qu'il fallut que, durant le combat, deux hommes soutinssent Moïse, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, afin qu'il les pût avoir toujours élevées, et qu'Israël remportât la victoire? Qui ne sait que ce fut par la prière, que Josué arrêta le soleil au milieu de sa course; qu'Ëlic

(1) Ps. xxxin. 9. (â) Jean. xv. 7. (3) Josue. x, 14.

i36 SUR LA PRIÈRE.

fit descendre le feu du ciel ; que Mariasses obtint misé- ricorde et fut rétabli sur son trône ; que David reçut la rémission de son crime, et Ezéchias la prolongation de sa vie? Qui de vous ignore que ce fut par la prière que Ninive fut conservée; que Judith délivra la ville de Bétbulie; qu'Esther sauva le peuple de Dieu; que Salomon obtint la sagesse, et Susanne la protection de son innocence contre ses infâmes calomniateurs? Après cela, faut-il être surpris, mes frères, que Daniel vécût au milieu des lions affamés; que Jonas se sauvât du fond des abîmes; que les Enfants de la fournaise trouvassent leurs délices et leur sûreté au milieu des flammes? Mais si la prière eut autrefois tant de pou- voir, que ne fera-t-elle pas maintenant, depuis que Jésus-Christ l'a consacrée, qu'il lui a appliqué les mé- rites de son Sang, qu'il joint ses prières aux nôtres, qu'il veut bien devenir, auprès de son Père, notre Médiateur et notre Pontife, pour le conjurer, par tout ce qu'il a de plus cher au monde, de nous accorder tout ce que nous lui demandons. Lisez, lisez l'Évan- gile; qu'y trouverez-vous, et qu'y voit-on en effet? des aveugles éclairés, des lépreux guéris, des boiteux re- dressés, des morts ressuscites; et tous ces prodiges opérés par la vertu de la prière. Si les liens de saint Pierre se brisent, si les portes de sa prison s'ouvrent, si le chef de l'Église est mis en liberté; si Paul, de persécuteur de l'Église, devient un vase d'élection; si le Saint-Esprit enfin descend sur les Apôtres assem- blés dans le Cénacle, n'est-ce pas à la prière qu'on doit attribuer toutes ces merveilles et tous ces miracles? 0 homme de peu de foi, que craignez-vous donc

SUR LA PRIÈRE. 137

pour votre salut, si vous êtes homme de prière, après tout ce que vous venez d'entendre? Est-il aucun en- nemi si redoutable, dont, avec le secours de la prière, vous ne puissiez triompher avec avantage? Je le sais, le monde vous corrompt, vos passions vous tentent, le démon vous persécute, le Seigneur même s'arme quel- quefois contre vous pour vous châtier et pour vous punir. Tels sont les ennemis qui vous exercent dans cette vie, et que vous ne sauriez trop redouter. Mais rassurez- vous, le Seigneur y a pourvu : priez, mes frères, infailliblement vous vaincrez. Oui, mes frères, le monde vous corrompt ; il n'y a pour vous qu'écueils, que périls, que poisons, et qu'occasions de chute : les affaires vous dissipent, les objets vous séduisent, les spectacles vous enchantent, les compagnies vous dé- bauchent, les exemples, la coutume vous entraînent; en un mot, les plaisirs, les honneurs, les richesses, tout vous charme, tout vous perd, tout vous damne. Quelles ressources, mes frères, contre ces dangers inévitables du monde? trouver des forces et des secours si puissants pour y résister? C'est de la prière, mes frères, qu'il faut les attendre. Ah! ne cessez de pousser des gémissements et des soupirs vers le Sei- gneur, et priez-le d'être votre appui, votre force, votre soutien. Ah! quand le monde entier s'élèverait contre moi, dit le Prophète, je ne le craindrais pas, parce que j'ai mis le Seigneur dans mon parti par la prière : Si consistant adversiim me castra, non timebit cor meum (i). Vos passions vous tentent. Hélas! vous ne l'éprouvez

(i) Ps. XXVI. 3.

138 SUR LA PRIÈRE.

que trop, que l'esprit est prompt et que la chair est faible! Tantôt c'est une noire envie qui vous tour- mente et qui vous déchire nuit et jour, et qui vous porte à censurer, à critiquer, à condamner les actions les plus saintes de votre prochain, et à traverser tous ses desseins. Tantôt c'est une sordide attache que vous avez aux biens caducs et périssables de celte vie, qui vous engage à désirer, à amasser, à accumuler, à pren- dre de toutes mains, à commettre mille injustices et à n'avoir que de l'insensibilité pour votre salut, et que de la dureté pour les pauvres. Tantôt c'est une passion d'impureté qui vous domine, qui vous entretient dans une mollesse honteuse. Quel parti prendre au milieu de tant de misères, et parmi des tentations si dange- reuses et si redoutables? Priez, mes frères, priez, et bientôt toutes ces tentations seront dissipées; et de même qu'on vit autrefois les murs de Jéricho tomber au son de la trompette, ainsi vous verrez vos passions et vos vices s'abattre et se briser dans vos cœurs par la force de vos prières.

Les démons vous persécutent. Ah ! qui pourrait vous représenter toute la rage dont ils sont animés contre vous : attaques violentes, pièges dangereux, images honteuses, artifices, suggestions malignes, ils mettent tout en usage pour vous perdre. De quelles armes n'avez-vous pas besoin pour vaincre des ennemis si puissants et si rusés! mes frères, n'en cherchez pas d'autres que celles que vous trouverez dans la prière. Ce sont ces armes spirituelles et invincibles, aux- quelles toutes les puissances des ténèbres ne purent jamais résister.

SUR LA PRIÈRE. 130

8ans la prière, chrétiens, vous dit l'éloquent saint Chrysostôme, vous êtes comme une ville sans armes et sans murailles, exposée à toutes les insultes; mais aussi, munis de son secours, il n'est point d'ennemis, quelque redoutables qu'ils soient, à qui vous ne soyez invincibles.

Mais pourquoi cet homme, ce chrétien, ne triom- pherait-il pas de l'enfer par la prière, puisqu'il trouve dans la prière la force de triompher de Dieu même? Dieu, mes frères, est un terrible, un puissant, un re- doutable ennemi. A peine avons-nous péché, qu'il s'arme contre nous, qu'il nous poursuit partout, tan- tôt par la terreur des jugements qui nous troublent, tantôt par le poids de son bras qui nous afïlige, tantôt par la soustraction de sa grâce qui nous abandonne, si nous n'en profitons pas. Quel asile trouverez-vous donc, pécheur, contre ces redoutables effets de la co- lère d'un Dieu? C'est dans la prière que vous le trou- verez sûrement. Oui, mon Dieu, c'est de vous-même qu'il faut attendre la force de vous vaincre vous- même; c'est en implorant votre miséricorde, qu'on évite votre courroux; c'est par les armes de nos priè- res que nous vous arrachons celles de votre justice : Ut évadas Deum, fage ad Peum. Et n'est-ce pas par- là, mes frères, que Moïse suspendit la colère de Dieu, prête à tomber sur son peuple? Vous savez tout ce trait. Le Seigneur voulait détruire les Enfants d'Is- raël, parce qu'ils avaient adoré le Veau d'or. Moïse in- tercède pour eux, et lui dit : Pourquoi, Seigneur, votre fureur s'allume-t-elle contre votre peuple que vous avez tiré de l'Egypte par la force et la puissance

iAO SUR LA PRIÈRE.

de votre main? Ah! je vous prie, ne donnez pas lieu aux Égyptiens de dire, Il les a tirés adroitement d'ici, pour les tuer dans les montagnes, et pour les effacer de la terre. Laisse-moi, Moïse, lui répondit le Sei- gneur : Dimitte me (i); ne vous mettez point en de- voir de me prier pour ce peuple, et n'élevez point votre voix et vos prières pour eux, et ne me résistez point; je veux les perdre à quelque prix que ce soit. Ils m'ont trop cruellement outragé, pour lejir accor- der le pardon que vous demandez pour eux. Laissez- moi : Dimitte me, ut irascatur furor meus contra eos. Laissez-moi suivre le cours de ma justice; il est temps que je me venge d'un si outrageant attentat. Mais que signifient ces paroles, Seigneur, dit saint Augustin? Pourquoi dites-vous : Laissez-moi? Qui vous empêche, ou qui peut vous empêcher de faire éclater votre cour- roux? qui vous peut lier les mains? qui peut résister à votre volonté? D'où vient donc que vous dites : Laissez-moi? Ah ! répond ce saint Docteur, c'est qu'il n'est rien qui arrête et qui calme si efficacement la colère de Dieu, que la prière. Ah! mes frères, quel spectacle de voir un Moïse, qui prie sur la montagne, enchaîner, pour ainsi dire, les mains du Tout-Puissant, arrêter sa vengeance prête à éclater sur son peuple, et l'obliger de rendre à sa prière ce témoignage si glo- rieux, qu'elle lui ôte la liberté d'agir et de se venger! Dimitte me, ut irascatur furor meus. Mais quel specta- cle plus beau, plus consolant, de voir tous les jours les larmes d'un pécheur qui prie, triompher du cœur d'un

(i)Exod. xxxii. 10.

SUR LA PRIÈRE. i41

Dieu qui l'écoute, son amour désarmer sa vengeance, sa langue devenue la clef du Ciel, selon l'expression des Pères, ouvrir, comme malgré lui, les trésors de sa grâce, et ses soupirs aller lui faire violence jusques sur son trône ! Telle est la force, l'efficacité, la toute-puis- sance de la prière. N'en soyez pas surpris, puisqu'elle est appuyée sur la bonté de Dieu, sur sa fidélité, sur sa puissance, et sur la vertu des mérites de Jésus- Christ. Or, comme il est impossible que Dieu manque, à votre égard, de bonté, de puissance et de fidélité, et les mérites de Jésus-Christ, de vertu, il n'est pas aussi moins impossible, ainsi que le dit Tertullien, qu'après avoir triomphé du monde, de la chair et du démon, la prière ne triomphe encore de Dieu même.

Mais si la prière est si nécessaire et si puissante, remercions la divine Providence de l'avoir rendue encore si aisée. Que demande-t-on en effet de vous, pour écouler favorablement vos prières et vos vœux? Ah ! l'on ne demande pas trop. Que vous soyez sain, robuste, heureux, riche, puissant, doué d'esprit, en- richi de talents, favorisé de la fortune, comblé d'hon- neurs et de gloire? non, puisqu'il n'arrive que trop souvent que ce sont plutôt de vrais obstacles à l'es- prit de prière, que des conditions nécessaires pour prier. On ne demande point de vous, pour exaucer vos désirs, de pénibles travaux, de longs et périlleux trajets, d'aumônes abondantes, des jeunes mortifiants, des austérités excessives. Non, votre peu de santé, peut-être, vous fournirait un fonds d'excuses, aux- quelles nous ne saurions que répliquer. Que vous faut-il donc pour prier ? Mes frères, il ne vous faut

i42 SUR LA PRIÈRE.

qu'une âme, un esprit, un cœur : qu'une âme qui s'applique à Dieu, qui s'élève vers lui, qui l'adore et qui le réclame ; qu'un esprit qui reconnaisse humble- ment ses besoins, ses misères et ses faiblesses ; qu'un cœur qui s'ouvre, qui crie, qui soupire, qui demande la délivrance de ses maux à celui seul qui peut les guérir. Or, donnez-moi un chrétien qui n'ait ni âme, ni cœur, ni entendement, et je vous dirai, pour lors, qu'il lui est mal aisé et même impossible de prier. Mais ce qui doit vous faire trouver la prière encore plus aisée, par rapport à vous, c'est que vous pouvez prier en tout temps, en tout lieu, dans toutes les cir- constances de la vie. Moïse priait à la tête d'une nom- breuse et formidable armée; Samuel priait assidûment dans le Temple, sans qu'on l'entendit, parce qu'après tout, Dieu n'a pas besoin de nos voix, de l'inclination de nos corps et de l'extension de nos mains, et qu'il ne réclame que l'affection de nos cœurs et la droiture de nos intentions. Eslher priait assise sur son trône, environnée de tous ses sujets; Daniel, dans sa fosse, au milieu des lions affamés ; Ézéchias priait dans son lit, accablé de maladie; saint Paul priait dans les pri- sons et dans les fers; saint Joseph, dans sa pauvre boutique; et saint Isidore, à la suite de son troupeau. Ainsi pouvez-vous prier vous-mêmes, vous dit saint Chrysostôme. Dans quelque état, dans quelque condi- tion, dans quelque conjecture de la vie que vous vous trouviez, rien ne vous empêche de vaquer à ce saint et doux exercice : Non impediris orare. Mais combien le Seigneur ne vous la facilite-t-il pas encore lui-même, par le favorable accès qu'il vous donne sans cesse

SUR LA PRIÈRE. 145

auprès de son inOnie bonté? Voyez, mes frères, vous (lit saint Chrysoslôme, la peine qu'il y a d'entrer chez un monarque, chez un .grand du monde, non-seule- ment pour obtenir de lui quelque grâce, mais seule- ment pour la lui demander. Combien de favorables moments ne faut-il pas ménager pour avoir son au- dience? Combien de soldats et de gardes ne faut-il pas traverser pour arriver à son trône? Combien d'in- troducteurs et de patrons puissants ne faut-il pas em- ployer auprès de lui pour être exaucé, ou même pour être favorablement écouté? et à combien de refus, d'humiliations et de mépris ne faut-il pas quelquefois s'exposer, quelque soin qu'on prenne pour mériter sa bienveillance et son estime? Ah ! s'écrie le môme Père, il n'en est pas ainsi du Dieu que nous réclamons. Il n'est pas nécessaire de le chercher loin de nous, puis- qu'il est toujours au-dedans de nous-même, et qu'il a fait de notre cœur un temple, dans lequel il veut que nous lui présentions nos sacrifices et nos vœux. Il ne faut point attendre le jour ni l'heure commode pour l'approcher et pour lui parler, parce qu'il est tou- jours disposé à nous accueillir, et toujours prêt à nous écouter. Quoique nous puissions et que nous devions souvent même employer des médiateur auprès de lui, pour fléchir sa justice et pour attirer sur nous ses bienfaits, il nous permet néanmoins de recourir à sa Majesté, et de lui demander nous-mêmes tous nos be- soins, sans craindre de nous rendre incommodes et importuns. Bien différent des grands du monde, que nous importunons à mesure que nous leur demandons, notre Dieu, au contraire, infiniment riche et libéral,

144 SUR LA PRIÈRE.

répand d'autant plus sur nous ses richesses, que nous sommes plus assidus à les lui demander. Que dis-je? il nous presse, il nous invite à lui demander; il se plaint même amèrement de ce que nous ne les lui de- mandons pas sans cesse : Usque modo non petislis quidquam (i). Mais exige-t-il pour cela de nous de longues prières, de profondes méditations, des orai- sons sublimes? Non, car peut-être, hélas! nous n'en sommes pas capables; mais il se contente d'un mou- vement de notre cœur envers lui, d'une invocation secrète de son secours, d'un cri amoureux qui demande miséricorde, d'une humble exposition de notre mi- sère. Il prévient môme souvent nos désirs et nos pen- sées ; car le Dieu du Ciel n'est pas comme les grands de la terre, qui ne donnent le plus souvent qu'après mille refus, et que pour récompenser de grands et de longs services. Le Seigneur, pour nous enrichir de ses dons, de ses précieuses richesses veut seulement que nous soyons disposés à les recevoir.

Il arrive souvent, par une erreur trop commune, qu'on fait consister la prière dans la prononciation de quelques mots, dans la méditation de quelques mystères, dans la lecture de quelques livres. On peut prier sans lire, sans méditer, sans parler. La prière n'est pas non plus attachée ni à la sensibilité de l'ima- gination, ni à la fidélité de la mémoire, ni à la posture du corps, ni à des lieux étrangers, ni enfin à aucun secours humain. Elle consiste, disent saint Augustin et saint Jean Damascène, dans l'élévation d'une âme

(i) Joan. XVI. 24.

SUR rRIÈRE. 445

qui cherche Dieu, d'une âme qui, sentant ses besoins, commence à en demander les remèdes. C'est la vraie idée que les saints Pères en donnent. Or, est-il rien de plus aisé que de s'élever à Dieu, que de lui exposer ses besoins, et que de lui demander sa misé- ricorde et sa grâce ?

Il demeure donc pour incontestable, mes frères, que la prière est nécessaire, puisque sans elle nous ne saurions nous convertir, ni persévérer dans la grâce de notre conversion ; qu'elle est efficace, puis- que par elle nous obtenons infailliblement de Dieu tout ce que nous lui demandons; qu'elle est enfin très-aisée et très-facile, puisqu'il nous est permis à tous de recourir à Dieu, dans tous les temps de la vie, sans craindre jamais d'en être rebutés. Or, de que s'ensuit-il? il s'ensuit, mes frères, que vous devez dé- sormais faire de la prière votre plus essentielle occu- pation; et que le comble du malheur pour vous, c'est de ne point prier.

Ah ! les premiers chrétiens étaient si persuadés du besoin qu'ils avaient de la prière, qu'ils consumaient la plus grande partie du temps à ce saint exercice. Leur piété ne se bornait pas à prier régulièrement à différentes heures du jour : ils observaient encore d'interrompre le sommeil de la nuit, pour se rendre à l'adoration et à la psalmodie des saints nocturnes. Et n'était-ce pas, dit Tertullien, pour être alors plus disposés à la prière, qu'ils affectaient, dans leur der- nier repas,, une plus exacte sobriété : Ita salurantur^ ut meminerint etiam per noctem adoiandum sibi Deum esse. Aussi quelle piété, quelle ferveur ne régnait pas

146 SUR LA PRIÈRE.

dans ces heureux temps parmi les fidèles ! Mais ces heureux temps sont changés : les chrétiens de nos jours ne prient presque jamais, ou ne prient que très-rarement; et voilà la source de tant de désordres sur lesquels nous ne cessons de gémir. Quel exercice, en effet, est aujourd'hui plus négligé dans le monde, que celui de la prière! Bien loin d'en faire son capi- tal, à peine y daigne-t-on consacrer quelques moments, en commençant et en finissant le jour, et ces moments sont tout à la fois et les plus ennuyeux et les plus rapides de la journée. A peine une fois dans la se- maine consacre-t-on une demi-heure au saint Sacrifice de nos autels, qui est, sans contredit, la plus belle et la plus efficace de toutes les prières : encore se plaint- on souvent avec scandale de la longueur du Sacrifice. Mais combien en est-il qui se font comme une gloire et un devoir de ne jamais prier, qui relèguent ce saint exercice dans les cloîtres et chez les religieux, lesquels, disent-ils, n'ont rien autre chose à faire que de prier Dieu ; qui regardent la prière comme un amusement, ou comme une occupation peu convenable à leur état qui la fuient comme un supplice, qui la censurent dans les autres comme une faiblesse d'esprit ou comme une indigne oisiveté. Tels sont souvent ces infortunés pa- rents, ces hommes impies et sans religion, qui, non contents de ne mettre jamais les genoux à terre pour prier, détournent encore, par les plus insolentes rail- leries et par les plus mauvais traitements, leur femme, leurs enfants, leur servante, d'une prière fervente et assidue; tandis que, pauvres malheureux! ce n'est qu'au mérite et à la ferveur do ces prières dont vous

6UR LA PRIÈRE. i47

faites si peu de compte, que vous êtes peut-ôtre rede- vables de la vie et de tout ce que vous êtes. Car s'il n'y avait ni dans votre ville, ni dans vos familles, quelque âme sainte qui s'intéressât pour vous et qui arrêtât la colère du Seigneur, depuis long-temps la foudre du ciel vous aurait sans doute écrasés, exter- minés, pour venger vos impiétés et vos scandales.

Eh ! mes frères, disait saint Pierre Chrysologue aux chrétiens qu'il était chargé d'instruire, le saint pro- preté Daniel aima mieux s'exposer à être dévoré des lions, que d'interrompre la coutume qu'il avait de prier non-seulement tous les jours, mais de prier trois fois chaque jour prosterné contre terre et la face tour- née du côté du Temple. Comment donc à la vue d'un pareil exemple, disait ce dévot Père, nous qui nous levons tous les jours si incertains de notre éternelle destinée, accablés de tant de péchés qui sollicitent continuellement l'arrêt de notre mort, exposés à tant de périls, environnés de tant d'ennemis, sujets à tant de fâcheux accidents ; comment, dis-je, pouvons-nous négliger d'entrer soir et matin dans nos églises pour demander au Dieu tout-puissant qui y habite, sa pro- tection et son secours ?

Mais quel peut être, je vous prie, ce funeste prin- cipe de cette opposition que vous avez pour la prière ? Oseriez-vous dire que vous n'avez besoin de rien, que rien ne vous manque? Ah ! quand vous le diriez, votre propre expérience ne vous démentirait-elle pas? Di- rez-vous que vous êtes incapable de prier, que vous ne savez ce que c'est que la prière? Mais vous êtes tous les jours si éloquent à exposer aux hommes les

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nécessités spirituelles ou temporelles qui vous affli- gent; ah! pourquoi ne les exposez-vous pas de même à Dieu, pour l'engager à vous protéger et à vous se- courir? Seriez-vous assez impie de nous dire, qu'in- dépendamment de vos prières. Dieu sait tous vos be- soins, et que, sans que vous les lui fassiez connaître, il saura bien y pourvoir? Mais quoiqu'il les sache et qu'il les connaisse, il n'y pourvoira point, parce qu'il veut y être absolument déterminé et engagé par vos prières. Vous en excuserez-vous sur la multitude des occupations qui vous accablent, sur les emplois, les charges, les ministères publics que vous exercez, et dont toutes les fonctions si dissipantes et si tumul- tueuses par elles-mêmes, sont opposées à l'attention et au recueillement que demande la prière? Mais, bien loin que la multitude et l'embarras des affaires dont vous êtes chargé vous dispense de la prière, n'est-ce pas à proportion que vos devoirs sont plus difficiles ou plus étendus, que vous êtes obligé de prier davantage pour obtenir plus de secours d'en haut? Mais, je vous le demande, cette multitude d'occupations et d'affai- res dont vous supposez être accablé, ne vous laisse- t-elle pas quelquefois assez de loisir pour les entremêler de quelque partie de jeu, de quelque visite vaine et inutile, de quelque entrevue suspecte, de quelque divertissement profane? Ah! mes frères, que de temps ménagé pour la prière, si on lui sacrifiait tout celui que Ton perd en tant de frivoles amusements! Mais je veux que vous soyez si occupé, qu'il vous soit absolument impossible de donner à la prière d'autres moments que les premiers et les derniers de la jour-

SUR LA PRIÈRE. 149

née , ne pourriez-vous pas aisément les commencer et les finir, ces différentes occupations, par quelque courte prière? Ne vous serait-il pas facile, sans les interrompre d'une manière trop marquée, de les sanctifier par quelque élévation à Dieu, par des gé- missements secrets, par quelque acte d'amour, d'o- blation, de reconnaissance, d'union à Jésus-Christ, de désir de lui plaire, de regret de l'avoir offensé? Ah! ces saintes pratiques vous coûteraient moins de temps que je n'en mets à vous les dicter ; et pourvu qu'elles partissent d'un cœur vif et ardent, elles suppléeraient parfaitement à des prières plus étendues qu'il n'est pas en votre pouvoir de faire. Pourquoi donc étes- vous si malheureux que de les négliger de la sorte, jusqu'à passer les jours, les semaines entières, sans nul souvenir de Dieu, sans exciter dans vous aucun mouvement de dévotion, ni aucun désir de la prière? Nous alléguerez-vous enfin, pour dernier raison, que vous avez soin de recommander tous les jours à des gens de bien de prier Dieu pour vous; que vous pou- vez avec confiance vous reposer sur leurs prières? Mais quelle est votre illusion? Que sert-il que des servi- teurs fidèles de Jésus-Ciirist lui disent tous les jours, Convertissez, Seigneur, cette âme pécheresse rachetée de votre Sang; tandis que vous lui dites vous-même tout le contraire par votre conduite criminelle? Ah! mon frère, ne vous aveuglez pas ainsi ; mettez vous- même la main à l'œuvre, et puisque vous êtes inté- ressé plus que tout autre en l'affaire de votre salut, demandez à Dieu vous-même la grâce d'y travailler : travaillez-y, en effet, et comptez à ce prix-là beaucoup

ioO SUR LA PRIÈRE.

sur les prières de ceux qui intercèdent pour vous ; autrement je vous déclare que vous avez tout à craindre.

Après avoir ainsi détruit toutes vos frivoles objec- tions, que me reste-t-il à conclure, si ce n'est que rien au monde ne peut vous dispenser du saint exercice de la prière ; qu'il faut prier, et prier sans relâche, mais surtout prier comme il faut. C'est ce que je m'en vais lâcher de vous apprendre dans mon second point.

SECOND POINT.

Il est étonnant, mes frères, que la prière soit si puissante et si efficace auprès de Dieu, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, et que néanmoins Dieu se montre tous les jours si peu favorable à nos prières et à nos vœux. Nous le prions, et il ne nous écoute pas; nous le réclamons, nous lui demandons, et il ne nous exauce pas. Quelle peut donc être la cause de l'inutilité de nos prières, et du peu de fruit que nous en relirons? Écoutons saint Augustin. Voulez-vous sa- voir, nous dit-il, pourquoi vous n'obtenez presque ja- mais rien par vos prières? c'est que. Vous ne deman- dez pas dans l'état qu'il faut : Mali petistis; Vous ne demandez pas ce qu'il faut : Mala petistis; Vous ne demandez pas de la manière qu'il faut : Malè petistis. Tels sont les défauts qui se rencontrent dans vos priè- res, et qui les rendent si inefficaces ; défauts que je veux vous découvrir et vous reprocher, pour vous ap- prendre par-là le secret inestimable et l'art tout divin de bien prier. Commençons.

En premier lieu, mes frères, vous priez en mauvais

SUR LA PRIÈRE. 451

étal, dans l'état du péché mortel, et voilà ce qui ar- rête auprès de Dieu le succès de vos prières. l*renez garde à ceci, chrétiens; je ne dis pas qu'on ne prie plus, ni qu'on ne doive plus prier, quand on est pé- cheur : je soutiens, au contraire, qu'un pécheur doit redoubler chaque jour ses prières, jusqu'à ce qu'il obtienne enfin la grâce de sa conversion. Je ne dis pas non plus qu'il n'y ait que les prières des justes qui puissent être efficaces et agréables à Dieu, et que celles des pécheurs soient toujours rejetées : bien loin d'avancer des propositions si détestables et si déses- pérantes, je donnerais souvent l'avantage auxprièresde certains pécheurs, sur celles de plusieurs justes, parce qu'elles sont souvent plus humbles et plus ferventes. A Dieu ne plaise encore que je fusse assez malheu- reux de vous dire que les prières et les autres bonnes œuvres, faites en état de péché mortel, sont coupables et criminelles, et que bien loin de fléchir la justice de Dieu, elles ne servent qu'à l'irriter davantage : je sais trop bien que ce sont des erreurs affreuses, con- damnées dans les novateurs de ce siècle, et que je fais gloire d'anathématiser avec toute l'Église. Mais d'une autre part aussi, je dis et je soutiens que pour être écouté favorablement dans nos prières, il faut être ou en état de grâce ou dans un désir sincère de s'y re- mettre; et que par conséquent un pécheur qui ne sent lui-même aucun désir de sa conversion, qui con- serve de criminelles habitudes dont il remet toujours le sérieux amendement à un autre temps, qui persé- vère dans ses désordres et qui veut toujours y persé- vérer, un pécheur, dis-je, qui bien loin d'essayer de

J52 SUR LA PRIÈRE.

retourner à Dieu par la pénitence, s'en éloigne tou- jours davantage en s'obstinant, en s'endurcissant dans le crime; je dis et je soutiens encore un coup, qu'un pécheur de ce caractère ne saurait être capable de prier avec fruit, selon la parole de Jésus-Christ même : Deus peccatores non audiil (i). C'est là, pé- cheurs, cette indigne et criminelle disposition qui est un obstacle essentiel à l'efficacité de vos prières; et c'est là-dessus aussi que je fonde ma proposition, lorsque je vous dis que vous ne recevez point ce que vous demandez, parce que vous le demandez en mau- vais état. En effet, vos passions, vos désirs déréglés, Vos criminelles habitudes, tous vos péchés enfin aux- quels vous ne voulez pas renoncer, forment, vous dit le Prophète, un nuage épais, qui empêche que vos prières ne s'élèvent jusqu'au Ciel et ne montent jus- qu'au trône de Dieu? Opposuisti nubem tibi, ne tran- seat oratio (2). Comment voulez-vous que le Seigneur vous regarde avec des yeux d'une compatissante mi- séricorde, et se hâte de vous secourir lorsque vous le réclamez, tandis que vous détournez de vous tous ses charitables soins, et que, d'une autre part, vous vous efforcez, par vos péchés réitérés, de devenir toujours plus Tobjet de sa colère et de sa vengeance? Comment pouvez-vous espérer d'attendrir son cœur par la la prière, tandis que le vôtre est endurci dans le crime? de fléchir sa justice, pendant que vous êtes vous-même inflexible à sa grâce? Comment enfin osez- vous lui demander ses faveurs, ses bienfaits, tandis

(1) Joan. IX. 31 (2) Tren. m. 44.

SLR LA PRIÈRE. 155

que vous ne méritez que des anathèmes et des sup- plices? Quoi! mes frères, vous osez demander à Dieu des grâces dans le môme temps que vous armez ses mains pour vous préparer des tourments et des feux ? Vous osez prendre, dans l'oraison que vous lui faites tous les jours, l'aimable qualité de ses enfants, lorsque vous voulez encore porter celle de ses ennemis! Vous osez l'appeler votre Père, tandis que vous nourrissez dans votre cœur l'abominable dessein d'être ses par- ricides! Vous osez lui dire que son Nom soit sanctiGé, lorsque vous le profanez continuellement par des blasphèmes exécrables! Vous osez lui demander que son royaume vous arrive, lorsque vous lui dites, par une épouvantable rébellion : Noliuniis hune rcgnare super nos (i) : Nous ne voulons point que ce Roi do- mine sur nos cœurs, et nous ne reconnaissons point d'autre empire que celui de nos passions ! Vous osez lui dire que sa volonté soit faite, lorsque vous ne vou- lez rien faire de ce qu'il désire de vous, et que, pour obéir à vos inclinations déréglés, vous ne faites nul état de ses préceptes ni de ses conseils ! Vous osez de- mander à ce Père céleste le pain de l'Eucharistie comme le pain de chaque jour, pendant qu'il vous faut toutes les menaces et toutes les foudres de l'É- glise pour vous obliger à vous en approcher une fois l'année! Vous le priez qu'il vous pardonne de la même manière que vous pardonnez aux autres : or, est-il que vous ne leur pardonnez point, et que vous ne res- pirez contre eux que la vengeance la plus animée.

(i) Luc. XIX. 14.

10

i54 SUR LA PRIÈRE.

Achevez, infortunés ! et concluez, pour votre condam- nation, que vous ne voulez pas que Dieu vous par- donne, et que peu vous importe d'encourir son éter- nelle disgrâce. Votre raison et votre foi ont horreur de cette conclusion; mais vos inimitiés et vos haines ne vous y conduisent-elles pas nécessairement? Enfin vous demandez à Dieu qu'il vous délivre de la tenta- tion, et cependant vous cherchez toules les occasions qui vous sollicitent au péché ! Ah ! pécheurs, comment ne rougissez-vous pas d'une contradiction si mon- streueuse entre vos paroles et vos actions, entre vos demandes et vos désirs, entre vos prières et votre con- duite? Accordez-vous donc avec vous-même : ou ces- sez de faire la prière que l'Église nous enseigne, ou mettez-vous au plus tôt dans l'état qu'il faut pour ob- tenir ce que vous demandez; sans quoi, n'est-il pas évident que chaque prière que vous adressez à Dieu devient un juste sujet de condamnation pour vous, et sert à vous attirer des anathèmes, plutôt qu'à vous mériter ses grâces et ses faveurs ?

J'ajoute, en second lieu, que vous ne demandez pas ce qu'il faut : autre défaut essentiel dans vos prières, qui empêche également tout le fruit que vous pour- riez en retirer. En effet, chrétien, que pensez-vous que dût être le sujet de vos prières, et à quoi de- vraient-elles toutes se terminer? Ah! vous ne devriez sans doute demander au Seigneur que des choses sain- tes et dignes de lui : que la sanctification de son nom; que l'avènement de son règne; que l'accomplissement de sa volonté, ainsi que Jésus-Christ vous le prescrit. La victoire de vos passions, la pureté des mœurs, la

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bonne conscience, l'humilité, la foi, l'amour du pro- chain, le mépris du monde, mais surtout une bonne mort; en un mot, tout ce qui sert à sanctifier Tûmo et à lui procurer le salut éternel, voilà ce qui devrait être encore le continuel sujet de vos demandes et do vos vœux. Mais, hélas! que vous êtes éloignés de ces saintes dispositions! Bien loin de ne demander à Dieu que des choses nécessaires ou profitables à votre salut, ne lui en demandez-vous pas tous les jours de préju- diciables ou d'inutiles? Oui, chrétiens, vous deman- dez tous les jours à Dieu des choses préjudiciables à votre salut : ainsi ne vous étonnez pas du peu de fruit et du peu de valeur qu'ont vos prières devant Dieu. Je sais bien que vous ne seriez peut-être pas si impie que de dire à Dieu : Seigneur, accordez-moi, je vous prie, l'accomplissement de tous mes désirs les plus sensuels et le succès de toutes mes entreprises les plus criminelles. Non, j'avoue que vous savez mieux colorer vos prières, et les exprimer en des termes moins odieux. Mais si vous vous trompez vous-même, vous ne trompez pas Dieu, qui vous entend, et qui pénètre vos intentions les plus secrètes. Dieu, qui est si saint et si équitable, est-il donc le fauteur de vos vices et le complice de vos crimes? Vous a-t-il jamais promis de favoriser vos désordres et vos injustices? Quelle hor- reur de le penser! C'est cependant sur ce pied que vous agissez et que vous traitez avec lui, lorsque vous lui faites de telles demandes. Heureux encore que le Seigneur, pour votre salut, se rende inflexible à des prières de cette nature. Car enfin, en seriez-vous, si c'était un Dieu plus indulgent selon votre gré,

loO SUR LA PRIÈRE.

en seriez- vous, dis-je, si lorsque vous demandez à Dieu ce qui flatte vos passions, il vous accordait alors ce que vous lui demandez! Ne serait-ce pas le plus rigoureux jugement et la plus terrible vengeance qu'il put jamais exercer sur vous? Voyez, mes frères, voyez quel fut le triste effet de la prière des Hébreux, dans le désert. Nourris chaque jour d'une manne délicieuse qui tombait du ciel tous les malins, ils se dégoûtent enfin d'un aliment si léger et si agréable; ils deman- dent à Dieu des viandes plus solides. Ils sont exaucés; Dieu leur en donne. Bientôt des nuées d'oiseaux^ dit l'Écriture, sont portées par les vents, comme des nuées de poussière, et viennent fondre entre leurs mains ; mais tandis qu'ils goûtent avec plaisir ce qu'ils avaient tant souhaité, ces viandes deviennent comme du poison pour eux, et la mort fait un si terrible ra- vage parmi ce peuple, qu'en peu de temps tous ces tristes déserts ne furent remplis que de cadavres. Ainsi en arrive-t-il à peu près tous les jours à tant de mondains que Dieu exauce selon les désirs insensés de leur cœur. Ils demandent, pour me servir des paroles de Jésls-Christ, ou du moins ils croient demander à Dieu, du pain, un œuf, un poisson; mais, aveugles qu'ils sont! ils ne voient pas que c'est une pierre, un scorpion, un serpent qu'ils demandent, et que Dieu ne leur accorde souvent que dans l'excès de son cour- roux. Et c'est ce qui a fait dire à saint Augustin cette admirable parole, qui doit nous servir de leçon toute la vie, Que l'accomplissement de nos demandes est souvent l'effet le plus terrible de la colère de Dieu : Aliquando iratus dat; et que le refus de nos deman-

SUR LA PRIÈRE. 157

(les est aussi souvent de sa part un effet de la plus tendre et de la plus miséricordieuse honié : Aliquando propitius negat. Ah! bien loin donc de vous plaindre alors du refus de vos prières, comme vous faites, ne devriez-vous pas, au contraire, le remercier mille fois de ce que de telles prières sont sans effet?

Mais si vous ne demandez pas toujours des choses préjudiciables au salut, du moins en demandez-vous bien souvent de très-inutiles : tels sont les biens pu- rement temporels, qu'on demande sans aucun rapport au salut. Je sais, mes frères, que les biens temporels sont des dons de Dieu : aussi je n'ai garde de con- damner ceux qui les demandent. David a demandé la fin des persécutions qu'il souffrait; Marthe et Magde- lèneont prié pour la convalescence de leur frère; la mère des Enfants de Zébédée a demandé des honneurs pour eux ; Marie même, la plus sainte de toutes les pures créatures, a demandé un miracle à Jésus-Christ son Fils, pour un besoin temporel. Je ne désapprouve donc pas ceux qui demandent à Dieu les biens de cette vie, des consolations passagères, la guérison d'une maladie, le gain d'un procès, la prospérité d'un ami, une heureuse navigation, une abondante récolte, le profit d'un négoce, un mariage convenable, un établissement avantageux, les avantages de la for- tune, la prospérité, le repos. Non; mais je dis que de- mander absolument à Dieu toutes ces grâces tempo- relles, par préférence au salut et sans aucune vue de son salut, c'est ne lui demander que des choses inuti- les, et le mettre en droit de nous refuser l'effet de nos demandes. Ah ! le Dieu que nous adorons, dit saint

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i58 SUR LA l'RîÈRE.

Basile, est un Roi d'une puissance sans bornes, et qui possède en lui-même un fonds inépuisable de riches- ses. Son plus grand plaisir est de nous faire part de ses biens. Il se pique d'être libéral et magnifique dans ses dons; et comme il est grand en lui-même, il veut paraître grand en tout ce qu'il fait : grand dans les biens qu'il répand sur ses serviteurs, grand dans les châtiments dont il frappe ses ennemis. Jugez par-là combien doivent lui déplaire des prières qui n'ont pour objet que des choses qui sont viles dans son es- lime, et dont il ne fait aucun cas. Ne lui demandez donc que de grandes choses, si vous voulez être exaucé. C'est le déshonorer que d'avoir recours à lui pour des choses qu'il donne indifféremment à ses amis et à ses ennemis sans attendre qu'ils les lui demandent. Cependant, disons-le, et confondons-nous en le disant : peu sensibles aux biens spirituels de nos âmes, et peu désireux de leur salut éternel, ne recherchons-nous pas, comme les païens, uniquement et avant toutes choses, les biens temporels de nos corps? Car qui de vous a jamais eu d'abord recours à Dieu pour devenir plus modéré dans ses passions , plus réglé dans sa conduite, plus chaste, plus humble, plus vertueux? Ah ! chrétiens, vous visitez les tombeaux des Martyrs, vous courez aux dévotions publiques; mais pourquoi? pour être guéri d'une maladie, et non point pour être délivré d'une tentation. Vous invoquez les Saints, vous réclamez sans cesse leur assistance et leur protection ; mais pourquoi? pour le gain d'un procès, pour l'heu- reux succès d'un voyage, pour recouvrer une chose perdue, pour être plus heureux et plus opulent, et

Sun LA PRIÈRE. 159

non point pour recouvrer la grAce de votre Dieu, ni pour réussir dans l'affaire importante de votre salut. Mes frères, s'écriait Salvien, si nous sommes affligés de calamités publiques, si nous sommes menacés d'une famine ou d'une contagion, s'il règne une mortalité parmi nous, on nous voit courir en foule au Temple du Dieu vivant. Processions, bénédictions, Sacrifices, pèlerinages, prières de l'Église, soupirs, larmes et gé- missements, tout est employé pour toucher Dieu et le fléchir. Mais s'agit-il d'un libertinage qui déshonore le christianisme et qui désole l'Église? s'agit-il d'évi- ter nous-mêmes un jugement irrévocable, une peine éternelle, un enfer dont nous sommes menacés? hélas! nous vivons en paix, dans la plus affreuse indolence, et sans inquiétude. Faut-il s'étonner, après cela, si sou- vent Dieu ne nous écoute pas. Pour qu'il nous écoutât, nous devrions lui demander quelque chose, et quelque chose digne de lui. Or, tous les biens de la terre et tout le bonheur temporel que nous lui demandons, préfé- rablement au salut, et séparément du salut, ne sont rien devant Dieu. Jusqu'ici vous ne m'avez rien de- mandé, dit Jésus-Ciirist à ses Apôtres, quoiqu'ils lui eussent déjà demandé la multiplication des pains, et les premières places dans son royaume qu'ils croyaient être temporel; pour nous apprendre par-là, dit saint Augustin, que tous les avantages humains ne méritent nulle estime, et que ce n'est rien demander à Dieu, que de ne lui demander que des biens temporels et périssables. Il n'est donc pas étrange, après cela, en- core une fois, qu'il nous refuse presque toujours l'ef- fet de nos demandes. Ah! voulez-vous, mes frères, les

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rendre désormais efficaces ces demandes? suivez la règle que Jésus-Christ même vous a prescrite. Cher- chez et demandez, en premier lieu, le royaume de Dieu et sa justice, ensuite demandez, si vous voulez, les biens temporels; mais ne les demandez jamais abso- lument et sans restriction, et au surplus ne les de- mandez pas avec trop d'ardeur, d'empressement, mais plutôt avec une parfaite indifférence et une pleine soumission à la divine volonté. Ce n'est que le salut qu'il faut demander de la sorte. Ne les demandons que sous condition, c'est-à-dire, qu'autant qu'ils peuvent contribuer à sa gloire et à notre salut ; ou plutôt con- tentez-vous d'exposer à ce Dieu de bonté vos besoins, et laissez-lui le soin de tout le reste : il saura bien pourvoir à tout ce qui vous est nécessaire. Voilà, mes frères, précisément à quoi vous devez vous en tenir pour vos prières : car si vous demandez autre chose, et que vous le demandiez autrement que je viens de vous le marquer, vous méritez, sans contredit, que le Fils de Dieu vous réponde ce qu'il répondit aux En- fants de Zébédée : Nescitis quid petatis (i) : Vous ne savez, mes enfants, ce que vous demandez.

Vous ne sauriez donc être exaucés, mes frères, parce que vous ne demandez pas ce qu'il faut : j'ajoute, enfin, parce que vous ne demandez pas comme il faut. C'est l'apôtre saint Jacques qui nous apprend cette vérité. Vous priez, mes frères, nous dit ce saint Apôtre, et vous n'êtes pas exaucés ; quoi? parce que vous priez mal : Petitis, et non accipitis, quôd malè petatis (a).

()) Malth. XX. 22. (2) Jacob, iv. 3.

SLR LA FRILRE. 101

Et en effet, chrétiens, pour prier comme il faut, rete- nez bien ceci; car il s'agit ici de vous enseigner la plus excellente de toutes les sciences, il s'agit de vous apprendre à bien user du moyen de salut le plus puis- sant pour bien prier, dis-je, pour prier comme il faut, il faut que la prièresoit uniquement appuyée sur le nom, l'invocation et les mérites de Jésus-Curist. Il faut que cette prière soit faite, non des lèvres et de la bouche seulement, mais de l'esprit et du cœur, c'est à-dire, avec un esprit attentif et un cœur plein d'affection. C'est ce que j'appelle, après saint Thomas, l'arae de la prière, et sans quoi elle ne peut pas plus sub- sister, qu'un corps sans l'esprit qui le vivifle et qui l'anime. Cependant, mes frères, est-il de désordre plus commun que ce défaut d'attention dans vos prières? A peine commencez-vous de vous unir à Dieu par la prière, que mille distractions volontaires, mille vaines pensées, mille désirs profanes vous en déta- chent. Ah ! vous demeurez chaque jour, dites-vous, un assez long temps à genoux aux pieds des autels, tantôt pour entendre la sainte Messe, tantôt pour assis- ter aux offices divins : mais votre esprit n'est-il point plutôt alors au théâtre, au palais, à la promenade, au jeu, aux parties de plaisir, aux assemblées mondaines, qu'il n'est dans le lieu saint vous priez? Vous faites régulièrement tous les jours chez vous votre prière : mais pendant que votre bouche offre à Dieu le bruit confus de vos lèvres, votre cœur ne s'occupe-t-il pas de son commerce, de ses contrats, de ses usures, de ses vaines conversations, d'une personne qu'il aime, d'une perte qu'il a soufferte, du soin enfin d'établir

162 SUR LA PRIÈRE.

votre famille et vos enfants? que sais-je? Ce cœur mal- heureux ne porte-t-il pas toujours ailleurs le tribut de ses affections et de son amour? Peuple insensé! s'écrie le Seigneur par son Prophète, est-ce ainsi que lu prétends ne m'honorer que des lèvres, tandis que ton esprit et ton cœur, éloignés de moi par la dissi- pation, me déshonorent si indignement? Populus hic labiisme honorât, (i).

Pour prier comme il faut, mes frères, il faut prier avec une vive confiance, puisqu'une des plus essentiel- les conditions pour être exaucé, c'est de croire ferme- ment et sans hésiter que nous le serons : Crédite quia accipietis, et evenient vobis (2). Cependant, combien en est-il parmi vous, qui, bien loin d'être animés d'une vive et ferme confiance en Dieu, dans les prières qu'ils lui adressent, ne se laissent aller, au contraire, qu'à la défiance, qu'à l'incrédulité, qu'au trouble, qu'à de vaines inquiétudes, souvent même à mille secrets dés- espoirs. Ils ont recours à Dieu, mais ce n'est que dans l'extrémité, et quand tout le reste leur manque. Ils croient un homme léger, trompeur, inconstant, sur sa parole, et ils ne croient pas un Dieu qui est la vérité, la bonté, la puissance, la sagesse même, un Dieu qui s'est engagé par le serment le plus solennel à nous exaucer chaque fois que nous le réclamerions! Or, mes frères, une défiance si coupable, une incré- dulité si marquée, dit saint Ambroise, ne mérite- t-elle pas que Dieu raccourcisse son bras à leur égard, et qu'il ne daigne pas l'étendre pour les secourir?

(1) Mauh. XV. 8. (2) Marc. xi. 24.

SUR LA PRIÈRE. 165

Pour prier comme il faut, il faut prier avec les sen- timents de la plus profonde humilité. Cependant ^combien en voyons-nous qui n'apportent à leur prière qu'un esprit de présomption et d'orgueil? Car sans parler ici, mes frères, de ce luxe effroyable que vous apportez jusques dans la Maison de Dieu vous priez; de cet air de grandeur et de suffisance qui vous accompagne partout, même en priant; de celte irréli- gion, de cet ennui, de ce dégoût, de cette mollesse, de ces postures vaines et négligées, de ces irrévéren- ces, de ces immodesties que vous affectez jusques même dans vos prières; sans parler, dis-je, ici de tous ces scandales affreux qui rendent, pour l'ordinaire, vos prières si abominables devant Dieu : vous lui de- mandez des grâces, mes frères, mais comment les de- mandez-vous? non point comme des grâces, mais comme des dettes ; prêts à vous élever et à vous enfler, s'il vous les accorde; prêts à murmurer et à vous plaindre s'il ne vous les accorde pas : comme si Dieu devait avoir des égards pour vous, comme s'il devait vous distinguer, comme s'il devait vous tenir compte de vos prières! Cendre et poussière, ver de terre, or- gueilleux pécheur, indigent et misérable, mille fois in- digne d'être écouté, comment oses-tu te présenter de- vant le trône de ce Dieu de toute majesté? comment oses-tu le prier avec tant de présomption et d'inso- lence ; tandis que Jésus-Curist son Fils, égal en tout à son Père, ne le priait, durant sa vie mortelle, qu'en s'abaissant devant lui, qu'en fléchissant les genoux, qu'en se prosternant le visage contre terre, qu'en ver- sant des torrents de larmes, et qu'en poussant des

164 SUR L\ PRIÈRE.

cris lamentables? Ah ! pécheur présomptueux, orgueil- leux pharisien, faut-il être surpris que Dieu vous ferme son sein, et qu'il vous résiste? Peut-il, en effet, vous exaucer aux dépens de sa propre gloire? et se- rait-il juste qu'il répandît indifféremment ses biens et sur les superbes et sur les humbles? puisque ce n'est, pour l'ordinaire, qu'à une prière persévérante que Dieu attache ses grâces; soit qu'il veuille par-là nous en faire connaître le prix et nous .les faire dési- rer avec plus d'ardeur, soit qu'il prenne plaisir de nous voir recourir à lui avec ferveur et persévérance, soit qu'il veuille enGn éprouver par-là notre patience, et donner de l'exercice à notre vertu. Car ce Dieu de bonté ne se rend pas toujours d'abord favorable à nos demandes, et bien souvent il souffre que nous gémis- sions long-temps dans nos besoins. Ainsi notre divin Sauveur en usa-t-il envers la Cananéenne qui vint se jeter à ses pieds pour obtenir la guérison de sa fille. Il lui refuse d'abord de l'entendre, et ne lui répond pas même une parole; ce n'est pas assez, il la rejette avec dédain, avec mépris, comme une étrangère indi- gne de ses faveurs ; il va plus loin encore, il la mal- traite de paroles et l'accable d'injures, et lui dit que le pain des enfants ne doit pas être la nourriture des chiens. Cependant cesse-t-elle pour cela de prier, de presser, de solliciter? Non, non, la résistance de Jésus- Christ augmenta sa persévérance, et sa persévérance triompha de la résistance de Jésus-Ciirist, et*fut cou- ronnée d'un miracle. Ah! mes frères, qu'il est rare aujourd'huijde voir de ces sortes de miracles! et faut-il s'en étonner? A peine commençons-nous de prier

SUR LA PRIÈRE. i^b

qu'emportés par un esprit volage et léger, nous in- terrompons, nous abandonnons ce saint exercice, pour quelque objet extérieur qui se présente. Bien loin de supporter, comme le dit le Sage, les lenteurs de ce Dieu bienfaisant, et d'attendre avec patience l'effet de nos demandes, nous voulons d'abord être exaucés dans nos prières ; et si nous ne recevons pas incessam- ment ce que nous demandons, bientôt nous cessons de prier. Cette constante assiduité de la prière nous fa- tigue, nous gêne, nous cause mille ennuis et mille dégoûts. Le moindre délai, la moindre sécheresse dans nos prières, la moindre privation des consolations sen- sibles, nous rebute et nous décourage, nous aigrit même quelquefois, et nous irrite. Nous honorons des Saints qui ont demandé certaines grâces les vingt, les trente ans de suite, sans pouvoir les obtenir qu'à la fin de leur vie : et nous, pour nous être présentés une ou deux fois à la porte de ce grand Père de famille, nous voudrions en être quittes, et n'être plus dans l'obligation de lui représenter que nous sommes pau- vres et que nous attendons son secours. En un mot, chaque fois que nous prions, nous sommons, pour ainsi dire, Jésus-Gurist de sa parole, et nous ne songeons jamais que s'il a tout promis à la prière, il n'accorde rien qu'à la persévérance. De telle sorte qu'il arrive souvent, que sur le point même de voir nos vœux remplis et nos prières exaucées, nous en perdons tout le mérite et tout le profit, pour n'avoir pas voulu con- tinuer de prier.

Finissons, mes frères, et concluons de tout ce dis- cours, qu'il faut prier, et qu'il faut bien prier. Priez T. ni. Il

466 SUR LA PRIÈRE.

donc, mes frères, rien de plus important pour vous. Si vous êtes pécheur, par la prière vous obtiendrez votre conversion; si vous êtes juste, par la prière vous obtiendrez l'inestimable grâce la persévérance; si vous n'êtes ni l'un ni l'autre par état, mais tantôt juste, tantôt pécheur, tels que sont tant de chrétiens lâches et imparfaits, par la prière vous obtiendrez infaillible- ment des grâces et des secours particuliers pour vous attacher plus étroitement à vos devoirs, et pour vous y maintenir. Hélas! je vous le répète encore, il suffit de demander pour obtenir. Si vous êtes tenté, la prière vous fera triompher de la tentation; si vous êtes faible, la prière sera votre force; si vous êtes malade, la prière sera votre consolation ; si vous êtes persécuté, la prière sera votre appui; si votre âme est altérée, la prière sera une fontaine jaillissante et une source d'eau vive qui vous désaltérera pleinement. 0 ! mes frères, quel bonheur, quelle consolation, de trouver en notre Dieu, au moyen de la prière, un protecteur tout-puissant, qui nous défende contre nos ennemis, un riche bien- faiteur qui nous comble de biens, un père qui écoute nos vœux, un médecin qui guérisse nos plaies, un juge qui entre dans nos intérêts, un maitre qui nous in- struise ! Quel bonheur et quelle consolation pour nous de trouver dans ce saint exercice une grâce d'onction qui seule peut adoucir tous nos chagrins, une main chérie qui essuie nos larmes, une lumière secrète qui éclaire nos pas, un remède enfin et une ressource dans tous nos besoins et dans tous nos maux ! Priez, mes frères, mais priez souvent, priez constamment, priez toujours et sans relâche, le soir, le matin, la nuit, le

SUR LA PRIÈRE. i67

jour, dans nos églises, à la campagne, dans le secret de vos maisons. Hélas ! vous vivez continuellement au milieu de tant de périls, dans une nuit si profonde, sur le penchant d'un si terrible précipice, poursuivi par tant d'ennemis mortels, livré à tant de funestes passions, qu'il est surprenant que vous cessiez un seul instant de recourir à Dieu pour lui demander sa pro- tection et son secours. Priez donc souvent, mes frères, mais priez dans l'état qu'il faut, et ne demandez à Dieu que ce qu'il faut. Pour cela, rentrez au plus tôt en grâce avec lui, ou du moins renoncez à l'affection du péché, et ne demandez ensuite à Dieu que de grandes choses, dit saint Ambroise : Tu magna ora. Demandez-lui les biens de la grâce, les biens de l'é- ternité, les biens de l'âme, plutôt que les biens du corps ; un esprit de lumière, pour connaître la route que vous devez prendre, et les moyens que vous devez employer pour y marcher avec assurance ; un esprit de componction, pour pleurer vos égarements passés, et pour en sortir; un esprit de ferveur, pour vous animer dans le service de Dieu, et dans la pratique des vertus chrétiennes; un esprit de force pour vous soutenir contre les attaques de la nature corrompue, du monde et de l'enfer; un esprit de soumission dans les adversités de la vie, pour les consacrer par votre patience et pour leur donner un caractère de prédes- tination; en un mot, un esprit de sainteté, pour mener une vie parfaite et chrétienne, pour remplir toutes vos obligations, soit générales, en qualité d'homme et de chrétien, soit particulières, selon les différents états il a plu à la Providence de vous appeler, et par

468 SUR LA PRIÈRE.

elle yeut tous conduire, comme par autant de che- mins, au bienheureux terme de Téternité. Priez, mes frères, mais priez comme il faut, priez par Jésus-Christ et avec Jésus-Christ même; que vos prières parlent de l'esprit et du cœur, plutôt que de la bouche et des lè^TCs; qu'elles soient toutes animées par la foi, sanc- tifiées par rhumilité, soutenues par la persévérance, afin qu'elles vous obtiennent enfin l'éternité bienheu- reuse, que je vous souhaite, Au nom du Père, etc.

FRAGMENTS

d'une INSTRUCTION

8UR LA PRIÈRE.

PREMIER POINT.

Qu'est-ce que la prière? La prière, dit saint Chry- sostôme, est une espèce de conversation avec Dieu ; c'est pour lors qu'on lui parle, et qu'on l'entend par- ler; c'est pour lors qu'on lui expose ses misères, et qu'on implore sa miséricorde : Qui conversanlur ciim Deo, colloquentem audiunt. La prière, disent les saints Pères, est un cri qui demande à Dieu du secours : c'est une ouverture de cœur, une élévation et un sou- pir vers Dieu, pour attirer ses bénédictions et ses grâces. Cela supposé, j'établis trois propositions, qui feront le sujet de ce premier point, et qui serviront de puissants motifs pour vous porter à l'exercice fré- quent de la prière. 1. Il est facile de prier; *2. Il est utile de prier; 5. Il est nécessaire de prier. Reprenons tout ceci.

Premièrement. Il est facile de prier, selon ce que je viens de vous dire; car de cette sorte toutes les ac- tions chrétiennes que vous faites peuvent être par-là autant de prières. Entendre la parole de Dieu, c'est prier; satisfaire aux obligations de son état, c'est prier; assister à la sainte Messe, aux Processions, aux Vêpres, c'est prier ; fréquenter les Sacrements, éviter les occasions du péché, fuir les mauvaises compagnies,

170 SUR LA PRIÈRE.

c'est prier; faire quelque bonne lecture dans un livre de piété, penser à voire salut, c'est prier; travailler à votre ménage, avoir soin de vos enfants et de vos do- mestiques, c'est prier; étudier, et dans vos études chercher à vous sanctifier et à instruire les autres, c'est prier ; donner de bons avis que la charité sug- gère, recevoir ou rendre des visites que la charité chrétienne règle, c'est prier; prendre ses repas dans la vue de plaire à Dieu, se divertir à des jeux inno- cents pour le mieux servir dans la suite, c'est prier; souffrir, être malade, être pauvre, être méprisé, ca- lomnié, persécuté pour la justice, c'est prier : vos larmes prient pour vous, vos gémissements et vos soupirs prient pour vous; vos aumônes et vos jeûnes prient pour vous ; votre repos et votre sommeil même prient pour vous : Sommis juslorum oralio est, dit saint Jérôme. Non, non, ajoute saint Chrysostôme, rien ne saurait vous empêcher de prier : Non impe- diris orare; parce qu'il n'est rien de plus facile; ni les lieux, ni les temps, ni l'embarras de vos affaires, ni la multiplicité de vos emplois, ni la longueur de vos maladies, ni la violence de vos persécutions. Dieu n'a pas tant besoin de vos voix, que de vos pensées ; de l'inclination de vos corps et de l'extension de vos mains, que de l'affection de vos cœurs et de la droi- ture de vos intentions. Vous dites que vous n'avez point d'oratoire : il n'est pas nécessaire d'en avoir; saint Paul en avait-il, quand il priait dans sa prison? que vous ne pouvez vous mettre à genoux : cela n'est pas nécessaire; saint Paul pouvait-il s'y mettre, étant chargé de chaînes, dans un obscur et étroit cachot?

SUR LA PRIÈRE. i71

Vous dites que vous n'avez point de santé : il n'est pas besoin que vous en ayez; Ézéchias en avait-il, quand dans son lit bien malade il se tourna vers la muraille pour prier son Seigneur et son Dieu? que la voix vous manque : il n'est pas nécessaire qu'on vous entende ; la mère de Samuel en avait-elle plus que vous, quand rÉcriture dit d'elle qu'on n'enten- dait pas sa voix, mais que le Seigneur l'entendait bien ? Vous dites que vos ennemis vous poursuivent et qu'ils ne vous donnent aucun relâche ; êtes-vous serré de plus près que l'était Moïse, qui voyait devant lui la Mer rouge et derrière lui Pharaon avec toute son armée, et qui cependant, dans son silence, criait si fort, que Dieu lui dit : Qiiid clatnas ad me? Que criez-vous tant? Vous pouvez prier partout, en tout temps et en toute sorte de rencontres : femmes, dans votre veuvage, comme sainte Monique; dans nos églises, comme Anne; sur le trône, comme Esther; marchands et artisans, dans vos boutiques, comme saint Joseph; dans vos campagnes, en taillant vos vi- gnes, en labourant vos terres, comme saint Isidore; en gardant votre bétail, comme sainte Geneviève ; dans vos maisons, en filant, comme la Femme forte dont parle le Sage ; dans votre travail, en chantant des can- tiques ; assis, debout, dans quelque posture que vous soyez, pourvu qu'elle soit décente. Savants ou igno- rants, libres ou esclaves, maîtres ou serviteurs, dans quelque état, dans quelque condition que vous soyez, vous pouvez toujours prier : Non impediris semper orare; parce qu'il n'est rien de plus aisé que la prière. Ce qui nous prouve encore la facilité que nous avons

17â 6UR LA PRIÈRE.

de prier, c'est la bonté de Dieu, qui est toujours prèi à nous écouter. Quand nous voulons entrer dans la maison d'un grand du monde, pour obtenir de lui quelque faveur, il faut souvent que nous recevions mille mortifications de son portier et de ses domesti- ques, et que nous observions le temps le plus com- mode pour lui parler. Monsieur est-il de bonne hu- meur? ne lui est-il rien arrivé qui le chagrine? Il faut que nous passions souvent plusieurs jours à sa porte, sans avoir audience, il faut que nous cherchions à nous mettre bien, par nos présents ou par nos basses- ses, dans les bonnes grâces de ses favoris. Il n'en est pas de même de vous, ô mon Dieu ! On vous aborde à toute heure, sans argent, sans frais, sans dépense, sans appréhender devons mettre de mauvaise humeur ou de vous y trouver. Il n'y a ni portier qui nous dé- fende l'entrée de voire maison, ni compétiteur qui nous soit suspect, ni gardes qui nous repoussent, ni valets qui nous rebutent. Vous ne vous appauvrissez jamais; vous donnez à tous libéralement, sans repro- cher vos dons. Que nous soyons couverts de haillons, que nous ayons des ulcères depuis les pieds jusqu'à la tête, c'est un titre pour être bien reçu de vous. Vous nous invitez de venir à vous, vous nous prévenez même; vous vous plaignez de ce que nous ne vous ex- posons pas nos misères, et de ce que nous ne vous demandons rien : Usquemodà nonpelistisqiiidqiiam(i). 0 hommes! que vous êtes donc bien aveuglés de né- gliger un moyen de salut aussi aisé que celui de la

(i) Joan. XVI. 24.

SUR LA PRIÈRE. 475

prière? et ne sera-ce pas ce qui vous rendra plus inexcusables aux jugemenls de Dieu?

Mais non-seulement l'exercice de la prière est aisé, il est encore très-utile. La raison que j'en donne, c'est que la prière est un puissant moyen, un moyen Irès- efficacc, pour obtenir les grâces du Ciel. Cette vérité est fondée sur la parole même de Jésus-Christ, qui nous assure que tout ce que nous demanderons en son nom nous sera accordé. Pclile; Demandez, nous dit-il dans son Évangile : Pulsate; frappez : Quœrile; cher- chez. Pourquoi? c'est qu'on vous accordera ce que vous demanderez : et dabilur vobis; qu'on vous ou- vrira quand vous frapperez à la porte : et aperictur vobis; c'est que vous trouverez quand vous chercherez : et invenietis. Car vous-même, ajoute le Sauveur, tout insensible que vous êtes, vous vous rendez quelquefois à l'iinportunité de vos amis, et ne pouvez leur refuser votre assistance dans les rencontres ils ont recours à vous : à combien plus forte raison votre Père céleste fera-t-il part des trésors de sa grâce et de ses riches- ses à ceux qui se confieront en lui et qui lui offriront pour cela leurs vœux et leurs prières? Car voilà ce que vous devez attendre de lui, et ce qui vous sera certai- nement accordé, si vous le priez comme il faut. Ce ne sont point seulement des biens terrestres et mortels, mais des biens invisibles et incorruptibles, les biens de l'àme, le bon esprit : Dabil spiritum bomim (i) ; un esprit de lumière, pour connaître la route que vous devez prendre et pour y marcher avec assurance; un

(i) Luc. XI. 15.

11.

174 SLR LA PRIÈRE.

esprit de douleur et de componction, pour pleurer vos égarements passés et pour en sortir; un esprit de fer- veur, pour vous animer dans le service de Dieu et dans la pratique des vertus chrétiennes ; un esprit de force, pour vous soutenir contre les attaques de la nature corrompue, du monde, de Tenfer; un esprit de sou- mission dans les croix et les adversités de cette vie; en un mot, un esprit de sainteté pour remplir toutes vos obligations soit par rapport à Dieu, soit par rap- port au prochain, soit par rapport à vous-même : Dabit spiritum bonum.XoWh. les grâces que Jésus-Christ attache à la prière. De tant d'éloges que l'Écriture et les Pères lui donnent. Une humble prière, dit Salo- mon, ouvre les cieux, monte jusqu'au trône de Dieu, et attire sur nous ses miséricordes. C'est une source abondante de tous les biens et un trésor inépuisable, dit saint Jean Climaque; c'est le fléau, la terreur des démons, c'est la clef du Paradis, dit saint Augustin. Quelle foule d'exemples ne se présente-t-il pas ici pour prouver encore mieux l'efficace de la prière? Josué prie, et à sa voix le soleil même s'arrête au milieu de sa course; le Seigneur obéit, dit l'Écriture. Judith prie, et Dieu lui donne un courage, une force au-des- sus de son sexe. Soutenue de la prière, elle défait une armée entière des Assyriens, elle coupe la tête à Holo- pherne leur général, et demeure invincible. Si les flammes se changent en rosée dans la fournaise de Babylone, et si elles n'ont de la force que pour brûler les liens des trois Enfants, c'est que leur occupation, dans ce lieu, était de louer Dieu. Si les lions affamés ont eu du respect pour Daniel, c'est qu'il était dans

SUR LA PRIÈRE. 175

la fosse comme dans un temple. Le Publicain prie, et dans un moment il est justifié; Dieu lui accorde une rémission entière de ses péchés. Les Apôtres assemblés à Jérusalem prient, et le Saint-Esprit descend sur eux. Saint Paul, dans le temple, prie, et tout à coup ravi hors de lui-même, il voit le Sauveur des hommes, il l'entend, et en reçoit de salutaires instructions. L'as- semblée des fidèles prie, et prie sans relâche pour la délivrance de saint Pierre; dès lors ses chaînes se bri- sent, les portes de sa prison s'ouvrent, le Chef de l'É- glise est mis en liberté, quoiqu'il soit environné de gardes. £nfin, rien ne résiste à la prière : c'est elle qui a fait pleuvoir, lorsque le ciel était fermé; c'est elle qui a défendu les villes, lorsqu'elles étaient assiégées; qui a apaisé les tempêtes, lorsqu'elles étaient dans leur plus grande violence. C'est un bouclier, dit le Sage, que nous opposons à la colère du Seigneur et aux coups redoutables de sa justice. L'exemple de Moïse qui prie, suffît pour nous en convaincre. Dieu forme le dessein d'exterminer le peuple d'Israël, ce peuple malheureux, ce peuple ingrat. Moïse se met au devant, il prie le Sei- gneur, et par sa prière il lui arrache, comme par force, les foudres de la main. C'est ce qui oblige Dieu d'user de prière envers Moïse, afin qu'il ne s'oppose pas à sa juste vengeance. Ah ! Moïse, tu me fais violence, tu me retiens le bras malgré moi; laisse-moi faire, laisse-moi perdre ce peuple ingrat et infidèle : Dimitte me, ut irascetur furor meus (i). Ne vous semble-t-il pas, mes frères, devoir un homme extrêmement en colère, qu'on

(i) Exod.xxxii. 10.

il 6 SUR LA PRIÈRE.

retient par force, de peur qu'il ne s'emporte à quel- que violence, et qui crie qu'on le laisse aller, afin qu'il se venge de ceux qui l'ont offensé : Dimille me. Eh quoi! Seigneur, qui est Moïse pour résister à vos vo- lontés? Qui est ce serviteur qui peut s'opposer au Maître du ciel et de la terre? Qui est cet homme fai- ble qui peut arrêter la force de votre bras? Non, mes frères, ce n'est pas Moïse qui lie les bras de Dieu; c'est sa prière qui le désarme, qui l'empêche de passer outre, et qui lui fait tomber des mains les carreaux et les foudres qu'il était prêt à lancer. 0 prière, que ta force est grande, qu'elle est admirable de pouvoir ré- sister à un Dieu, et à un Dieu irrité! Ce sont tout de même les plus gens de bien qui arrêtent souvent, par leurs prières, les effets de la colère de Dieu, qui fon- drait sur les villes, sur les paroisses et les familles, comme il fût arrivé à Sodome, s'il s'en fut seulement trouvé dix. C'est pourquoi, c'est un très-grand bon- heur pour une paroisse, quand des personnes ver- tueuses y demeurent. Vous traitez de simple et de petit esprit ce jeune homme qui n'est pas débauché comme ceux de son âge, qui fréquente les Sacrements, qui assiste aux Offices de l'Église; cette fille qui se re- tire des compagnies du monde, qui fuit les fréquenta- tions et les danses, qui est sage, modeste dans ses ha- bits, dans ses entretiens. Vous appelez bigolte, cette bonne servante qui prie Dieu soir et matin, qui assiste tous les jours, autant qu'elle peut, à la sainte Messe, qui communie tous les mois; mais sachez que ce sont ces simples et ces petits esprits, qui, par leurs prières et leurs bonnes œuvres, s'opposent à la colère de

à

SUR LA PRIÈRE. 477

Dieu, qui, sans eux, éclaterait sur toute une ville ou une province. Sachez, libertins impies, que c'est cette bigotte qui, par la ferveur de ses priôres el la sainteté de sa vie, empêche que Dieu n'extermine votre maison, comme les péchés qui s'y commettent l'y porteraient sans doute. Ilélas! que deviendrait le monde, aussi pé- cheur qu'il est, que deviendriez-vous vous-mêmes, si parmi vous il n'y avait quelque bonne âme? Dieu vous perdrait sans ressource.

Voilà l'utilité de la prière : voici sa nécessité.

Ah! mes frères, écrivait autrefois le pape Célestin aux Evéques de France : Que la prière soit toujours dans votre cœur, afin que la grûce el la miséricorde de Dieu soit toujours avec vous, (lomplez que le Sei- gneur ne s'éloignera jamais de vous, que jamais il ne cessera de vous éclairer, de vous conduire, de vous protéger, tant que vous necesserez point de l'invoquer. Vous vous plaignez tous les jours de la difficulté du salut, surtout au milieu du monde vous avez à évi- ter tant de dangers et tant de fâcheuses occasions. Voulez-vous, parmi tant d'écueils, n'avoir rien à craindre? munissez-vous, armez-vous de la prière. C'était le soutien ordinaire du Prophète, au milieu du monde corrompu il vivait. 11 en connaissait bien les avantages, il en faisait ses délices. Eh! que ne savez-vous en profiter comme lui? Vous vous plai- gnez des adversités, des croix que Dieu vous envoie, et vous dites que vous n'avez pas assez de patience pour les supporter ; recourez à la prière : que vos en- fants sont des libertins, que vos maris sont des dé-

178 SUR LL PRIÈRE.

bauchés et des prodigues : recourez à la prière, et Dieu leur touchera le cœur. Vous vous plaignez de ce que vous êtes misérable, dénué de toute chose, abandonné de tout le monde, exposé à toutes sortes de malheurs ; voulez-vous un remède infaillible pour vous délivrer de ces misères, priez, priez sans cesse. Vous êtes tenté; priez, et Dieu ne permettra pas que vous soyez tenté au-dessus de vos forces. Vous craignez que la prospé- rité ne vous enfle le cœur, que les souffrances ne vous accablent; priez, et Dieu vous donnera des forces pour ne pas succomber à ces épreuves

Petite, et accipietis. Ah ! Seigneur, devez-vous lui dire avec le Prophète, levez-vous pour me secourir, et conduisez mes pas; enseignez-moi vos voies, confon- dez vos ennemis et les miens, aidez-moi à me relever de mes chutes, et attachez-moi fortement à mes de- voirs et à la pratique de votre sainte loi. Il faudrait réciter ici tous ses Cantiques sacrés. Je ne m'étonne pas ensuite, s'il était rempli de force, et s'il s'avançait à grands pas dans le chemin du Ciel; et je ne suis point surpris, mes frères, si vous, au contraire, vous êtes tièdes dans le service de Dieu, si peu fidèles à sa loi, si peu exacts à vos devoirs, ayant un si grand éloignement pour la prière.

Priez, demandez, et Ton vous donnera tout ce que vous souhaiterez : voilà l'utilité de la prière. Mais je vais plus loin, et je dis qu'elle nous est non-seulement utile, mais encore absolument nécessaire pour nous sauver; et voici les preuves sur lesquelles j'élablis celte nécessité absolue de la prière.

SUR LA PRIÈRE. 179

La première preuve de la nécessité absolue de la prière par rapport au salut, est tirée de la nécessité des grûces actuelles et efficaces pour nous soutenir dans le cours d'une vie chrétienne. En effet, sans les grâces actuelles et efficaces, point de salut; c'est un article de foi, dont il ne nous est pas permis de dou- ter. Or, pour des chrétiens, peu ou point de ces grâces puissantes et efficaces, s'ils ne prient : donc, pour les chrétiens, point de salut sans la prière. La grâce et la prière sont deux choses indivisibles, dit saint Jérôme, écrivant contre les Pélagiens : détruire la nécessité de la grâce, c'est détruire la nécessité de la prière; et établir la nécessité de la grâce, c'est établir celle de la prière. Trouvez-moi un homme qui n'ait pas besoin de la grâce, je vous dirai qu'il n'a non plus besoin de la prière. Mais comme tous les hommes ont besoin de la gloire de Dieu, comme tous les hommes, pour ar- river à cette gloire, ont besoin de sa grâce, ils ont tous aussi besoin de prier. C'est aussi le sentiment de Suarès, de saint Thomas et de saint Augustin, que, quoiqu'il y ait de certaines grâces que Dieu accorde sans en être prié, néanmoins, communément parlant, c'est la prière qui les obtient; et pour l'ordinaire, Dieu n'a donné ces grâces efficaces, ces secours abon- dants, qu'à ceux qui les lui demandent : Nisi mediâ oraiione; parce que, dit saint Augustin, en ce qui re- garde ses dons et ses grâces, il veut nous tenir tou- jours humbles et dépendants de fui. Il veut en user ainsi à notre égard, dit le Docteur angéMque, pour nous apprendre, d'une part, à sentir, à connaître nos besoins et nos misères ; et de l'autre, le prix de sa

180 SUR LA PRIÈRE.

grâce, qui vaut bien le demander, et son infinie bonté qui nous l'accorde. Un signe évidenl que le Seigneur veut en user ainsi, cVst robligalion qu'il nous a im- posée de prier, par le commandement qu'il nous en fait.

De là, mes frères, apprenez pourquoi tant de gens dans le monde sont si faibles, tombent si aisément, trouvent les exercices de pieté si pénibles et les aban- donnent, en un mot, et se damnent presque sans remords et sans réflexion. Ne craignons point de le dire, c'est qu'ils n'ont pas certaines grâces spéciale». Et comment ne les ont-ils pas? parleur faute. Et par quelle faute? parce que, pouvant les demander, ils ne les demandent pas. Ne vous en prenez donc qu'à vous-mêmes, et non pas à la bonté divine. Vous auriez tout abondamment, si vous aviez soin de mieux prier et plus souvent.

La seconde preuve est fondée sur la nécessité de la persévérance; car nous ne serons jamais sauvés, et nous ne pouvons l'être, sans la grâce de la persévé- rance finale. Or à prendre les choses dans les règles communes, nous n'aurons jamais la grâce de la per- sévérance finale, sans la prière. Par conséquent, sui- vant les règles communes, il n'y a point de salut pour nous, sans la prière. De tous les dons de Dieu, mes frères, le plus grand, le plus excellent et le plus in- certain, c'est sans contredit celui de la persévérance finale, à laquelle le salut est attaché. Le saint Concile de Trente frappe d'anathème et condamne d'hérésie, quiconque, sans une révélation particulière de Dieu, se répondrait avec une assurance entière de l'avoir. Autant que nous sommes assurés, dit saint Augustin,

sua LA PRIÈRE. 181

de la récompense que Dieu prépare à noire persévé- rance, si nous l'avons; aulanl sommes-nous incertains si nous l'aurons : et cela est tellemenl vrai, que les plus grands Saints, pendant même que leur conscience ne leur reproche rien, doivent toujours vivre dans une crainte salutaire. Cette vérité est terrible, j'en conviens, ces réflexions elTrayantes : Je ne suis pas pour demeurer toujours dans le monde, je dois bientôt passer dans un autre; il y a des biens et des maux éternels qui m'attendent : le Ciel, si j'ai la persévé- rance; l'Enfer, si je ne l'ai pas; et je ne sais si je l'aurai ou si je ne l'aurai pas : ce qu'il y a de plus étonnant pour moi, est que, quelque bien que je fasse, quelque peine que je me donne, quelque vertu que je pratique, je ne puis l'acheter ni la mériter. Mes frères, ces pensées vous épouvantent, et j'en suis épouvanté comme vous : 0 alliludo! Toutefois il faut que je me console, et que je vous console avec moi; il faut que je vous apprenne un moyen prompt et puissant pourvous rassurer, et pour revenir de ces frayeurs atterrantes et désespérantes. Or, quel est-il ce moyen si désirable et si nécessaire? c'est la prière, dit saint Augustin ; car, par la prière, nous pouvons obtenir de Dieu la persé- vérance. Pour avoir ce grand don de la persévérance, dit ce grand Docteur, vous devez le demander à Dieu avec confiance, et le demander tous les jours : Quoti- dianis orationibus. J'ose vous répondre que Dieu aura égard à votre demande, si elle est telle qu'elle doit être, et que vous serez du nombre des Prédestinés. Ne nous plaignons donc plus de ce que nous ne pou- vons mériter la persévérance, puisque nous pouvons,

182 SUR PRIÈRE.

par la prière, engager Dieu à nous la donner ; la ga- gner, non par un mérite de rigueur, mais par un mérite de supplication. Plaignons-nous seulement de notre négligence à nous servir d'un moyen si salu- taire, si efficace, et en même temps si facile. Mais si je demande à Dieu la persévérance, est-il certain, est-il infaillible qu'il me l'accordera? Quand la chose serait seulement probable, ne serait-ce pas une raison suffi- sante pour prier? Mais je vais plus loin, et je dis que, si vous priez comme il faut, vous obtiendrez imman- quablement la grâce dont je parle. Je me fonde sur l'autorité incontestable de Jésus-Christ : quid pe- tieritis Patrem in nomine meo, dahit vobis (i) : Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous le donnera. Le Fils de Dieu, dans cette promesse, n'excepte rien. Toutes nos autres actions, pour saintes qu'elles soient, ne nous attirent pas toujours de la part de Dieu la grâce de la persévérance. Jeûnez tous les jours de votre vie, ruinez-vous le corps et la santé par de longues et rigoureuses austérités, renoncez au monde et à tout ce qu'il a d'engageant pour vous : aurez-vous pour cela la persévérance finale? Je n'en sais rien, et je ne puis prononcer là-dessus avec cer- titude; mais priez, et priez bien, vous avez l'Évangile même pour garant du succès de votre prière, et j'a- vance sans hésiter que vous persévérerez : Si quid pe- tieritis Patrem in nomine meo, dabit vobis. Mais si je ne prie pas, si je ne demande pas la persévérance, est-il certain, est-il infaillible que je ne l'aurai pas?

(i) Joan. XVI. 25.

SUR LA PRIÈRE. 185

Oui, chrétien, il est certain, il est infaillible, j'entends toujours dans le cours ordinaire de la Providence; et voilà l'absolue nécessité de la prière par rapport au salut, que nous appelons une nécessité de moyen. Reprenons et réduisons tout ceci. La persévérance fi- nale est absolument nécessaire au salut, en sorte que la persévérance manquant, le salut manque. La prière est absolument nécessaire pour avoir la persévérance finale, en sorte que la prière manquant, la persévé- rance doit aussi manquer. Donc la prière est absolu- ment nécessaire au salut; et c'est vouloir se damner que de ne vouloir pas prier et prier souvent, puisque c'est vouloir manquer de persévérance, laquelle n'est accordée qu'à la prière et à la fréquente prière : Non nisi orantibus. Par quelles raisons puis-je vous per- suader plus sensiblement de l'extrême nécessité de la prière, par quelles considérations puis-je vou« enga- ger plus fortement à la mettre en œuvre et à vous en servir, que par ces trois motifs que je viens d'exposer à vos yeux ?

Mais si la prière est si nécessaire au salut, d'où vient donc qu'on la néglige si étrangement? d'où vient qu'étant accablés de tant de misères, vous refu- sez d'en chercher les remèdes? d'où vient qu'ayant besoin de tant de secours, vous êtes si lents à les de- mander? Écoutez avec frayeur le sanglant reproche que Dieu vous en fait : qui dereliquistis Domi- num (i). Malheur à vous qui avez abandonné le Sei- gneur votre Dieu! malheur à vous qui avez oublié de

(i) Isai.Lxv 11.

184 SUR LA PRIÈRE.

m'offrir vos prières sur la monlagne sainte, autrement, dans le lemple je fais ma demeure! malheur à vous qui avez dressé des autels à la fortune, et lui avez fait des sacrifices! Si vous m'aviez rendu par vos prières Thommage que vous êtes obligés de me rendre, si vous aviez cherché auprès de moi le soulagement de vos maux et la réformation de vos mœurs, je n'aurais pas manqué de vous écouler, et de vous accorder l'effet de vos prières : mais vous avez porté ailleurs vos sa- crifices et votre encens, vous vous êtes jetés aux pieds de l'idole de la Fortune que vous avez regardée comme voire Divinité. Allez, idolâtres, je vous traiterai comme vous le méritez, vous porlcrez partout la malédiction avec vous, elle vous accompagnera jusques dans les enfers. Voilà, mes frères, les justes reproches que le Seigneur vous fait par son Prophète, au sujet de l'ef- froyable éloignement que vous avez pour la prière. Car enfin, de vingt-quatre heures que vous avez dans chaque jour, combien en employez-vous à la prière? Hélas, le dirai-je à voire confusion? Ce marchand pense tout le jour à son trafic; cet artisan, à labourer ses terres ; celle femme, à son ménage; celte fille, aux divertissements el à la danse; ce jeune homme, au plaisir et à la débauche ; ce pauvre, à gagner sa vie; et les riches, à se donner du bon temps ; les uns et les autres, à leurs affaires temporelles : mais à la prière, c'est à quoi l'on pense le moins. Hélas ! combien de fois avez-vous passé les jours, les mois entiers, sans faire votre prière le malin el le soir, sans élever votre cœur et votre esprit à Dieu pendant la journée? com- bien de fois n'avez-vous pas négligé d'assister à la

SUR LA PRIÈRE. 185

sainte Messe, aux Offices divins, aux Processions, aux exercices de piélé qui sont tout autant de prières pu- bliques qu'on fait dans votre paroisse? (Combien de fois, etc. Quelle ingratitude, quelle houle pour les chréliens, d'oublier un Dieu qui pense constamment à eux, qui les a créés, qui les conserve à chaque mo- ment ! de penser toujours à amasser des biens péris- sables, et de ne penser jamais à leur salut, à leur éternité! Est-ce pour cela que vous êtes dans le monde? Et ne me dites pas, que vous n'ïivez pas le temps, que vous avez tant d'affaires qu'elles ne vous laissent pas le loisir de vous acquitter de ce devoir. Eh ! vous avez tant de temps, s'écrie saint Paulin, pour les choses de la terre, pour vos fermes, vos usines, vos maisons de campagne, votre trafic, votre divertissement; et quand il s'agit de prier Dieu, d'implorer ses grâcees, etc., vous n'avez jamais le tem'ps, vous êtes occupé d'une infinité d'affaires ! Vous avez du temps pour être mar- chand, homme d'affaires, pour vous promener, pour vous divertir, pour faire des parties, pour danser, pour faire tout ce qu'il vous plaira; vous y passeriez les jouiîs entiers : et vous n'en avez pas pour être chrétien ; pour rendre vos hommages à Dieu, et pour vous acquitter d'un de vos principaux devoirs, qui est la prière ! Mais surtout, vous avez tant de loisir pour prendre vos repas ordinaires, quelque affaire que vous ayez, quelque pressée qu'elle soit ; et si vous manquez l'heure accoutumée, vous savez bien en trouver une autre : et vous n'avez jamais le temps pour donner la nourriture à votre âme, qui est la prière ! En un mot, vous avez du temps de reste pour

186 SUR LA PRIÈRE.

ce qui regarde les choses temporelles, et vous n'en avez point pour les choses spirituelles et qui regar- dent votre salut ! Vous avez du temps pour vous dam- ner, et vous n'eu avez point pour vous sauver! Vous n'avez pas le temps? il faut le chercher. Corrigez donc ce dérèglement, et si vous avez tous les jours un certain temps réglé pour vos repas, pour votre trafic, pour vos affaires, pour votre corps, ayez aussi un temps réglé pour votre salut, pour votre éternité, pour votre Dieu, pour votre âme. Que votre résolution soit de ne jamais sortir de votre maison que vous n'ayez fait votre prière le matin ; de ne jamais vous coucher le soir qu'après avoir fait votre prière : vous, père de famille, à la tête de vos enfants ; vous, maîtres et maîtresses, à la tête de tous vos domestiques. C'est une de vos principales obligations, de voir que tout le monde prie Dieu chez vous; d'entendre, autant que vous pourrez, la sainte Messe tous les jours; de ne passer jamais aucun jour de la vie sans faire à Dieu quelque prière particulière pour répandre votre cœur devant Dieu, pour lui découvrir vos misères, pour lui demander vos nécessités : soit que cette pyère soit extérieure et vocale, soit qu'elle soit intérieure et mentale, tantôt en vous occupant du salut, de la mort, de l'enfer, de quelque grande vérité de la Religion; tantôt en réfléchissant sur la Passion de Jésus-Christ. On pourrait employer, à ces sortes de prières, une demi-heure le matin, autant le soir, et encore plus les Dimanches et les Fêtes, qui sont consacrés à ce saint exercice. Que si vous, mes frères, qui gagnez votre vie et celle de vos enfants au travail de vos mains, ne

SUR LA PRIÈRE. 487

pouvez pas donner tout ce temps à l.i prière; outre celle (lu matin et du soir, qui est indispensable à toutes sortes de personnes, et que vous ne devez ja- mais manquer de faire pour quelque raison que ce soit, vous devez faire toutes vos actions en esprit de prière, élevant de temps en temps votre cœur à Dieu, pour lui offrir votre travail. Mais qui vous empêche- rait, non-seulement vous qui n'avez autre chose à faire qu'à vous promener, de donner tous les jours une heure ou deux à la prière, faire un peu de lecture, visiter le saint Sacrement, réciter le chapelet, rOffice de la sainte Vierge, quelque prière pour les morts ? mais encore, vous qui êtes dans le trafic ou dans les affaires, de dérober tous les jours quelques heures à vos occupations, pour les donner à ce saint exercice? vos affaires n'en iraient que mieux, et c'est ce que pratiquent utilement plusieurs personnes de piété. Priez donc, mes frères, priez tous : dans quelque état que vous soyez, vous devez prier. Ètes-vous pécheur? priez. Ah! ne cessez point, en ce triste état vous êtes, de prier; demandez à Dieu sa grâce, qu'il vous touche le cœur, qu'il vous convertisse : sans cela, je vous regarde, ou du moins j'ai lieu de vous regarder comme un réprouvé ; parce que Dieu, pour l'ordinaire, n'accorde ses grâces qu'à la prière. Ltes-vous juste, et avez-vous un sujet raisonnable de croire que vous vivez habituellement dans la grâce de Dieu, ah! ne pensez pas que vous puissiez pour cela négliger l'u- sage de la prière; car il faut persévérer dans la justice pour être sauvé. Judas avait bien commencé, mais il est damné, parce qu'il a mal fini. C'est la fin qui cou-

188 SUR LA PRIÈRE.

ronne notre vie ; c'est elle qui consomme notre salut : Ton ne parvient guère à une bonne fin, sans la prière.

Mais quelles qualités doivent avoir vos prières, pour qu'elles soient agréables à Dieu, et pour qu'il les écoute favorablement ; en un mot, comment faut-il prier ! C'est ce que je m'en vais vous apprendre dans mon second point.

SECOND POINT.

Les principales qualités dont nos prières doivent être accompagnées pour être efficaces, peuvent se ré- duire à quatre, au sentiment de saint Chrysostôme : l'humilité, la confiance, l'attention de l'esprit, et l'af- fection du cœur.

Il faut prier avec humilité : c'est la première dis- position que le Saint-Esprit demande dans une prière, afin qu'elle puisse s'élever jusqu'à Dieu : Oratio hu- milianlis se, nubes penelrabil (i). Pour entrer dans cette disposition si essentielle à la prière, nous n'a- vons qu'à nous représenter, d'un côté, la grandeur, la puissance, l'infinie majesté du Dieu que nous prions; et de l'autre, notre misère, notre extrême indignité, notre profonde bassesse. Or cette double vue nous tiendra infailliblement comme anéantis et abîmés de respect en la présence de cette haute Majesté. C'est dans cette disposition que priaient les Saints; entre autres, le séraphique saint François. Ce Saint passait les nuits entières avec ces seules paroles, qui lui ser-

(i)Eccli.xxxv. 21.

suB prière. 189

vaient d'une ample matière d'oraison : Qui ètes-vous. Seigneur? et qui suis-je? Ah! que vous êtes grand! et que je suis peu de choses! Vous êtes le Créateur de l'univers, et je suis une chélive créature; vous êtes le Maître absolu du ciel et de la terre, et je suis un ser- viteur très-indigne; vous êtes tout, et je ne suis rien. Et comment, étant tel que vous êtes, et moi tel que je suis, pourrai-je, je ne dis pas m'entretenir avec vous, mais même me tenir en votre présence? Eh quoi! s'écriait Abraham, moi qui ne suis qu'un peu de pou- dre et de cendre, je serai assez hardi, assez téméraire, pour parler à ce grand Roi? Je le ferai, puisqu'il me le commande; mais ce sera avec de profonds senti- ments de mon néant, et une reconnaissance sincère de mon indignité : Loquar ad Dominum meum, cùm sîm pulvis et cinis (i). En effet, dit saint Bernard, si des milliers d'Anges sont toujours devant la face de Dieu pour l'adorer, pour s'anéantir devant lui, pour recevoir ses ordres et ses commandements ; de quels sentiments de frayeur ne devons-nous pas être péné- trés devant sa souveraine grandeur? avec quel respect, quelle humilité profonde, de misérables pécheurs comme nous, qui ne sommes que des vers de terre, doivent-ils se présenter devant la haute Majesté de ce Dieu, pour lui exposer les plaies et les besoins de leurs âmes? Mais, mes frères, pour que cette disposi- tion intérieure et cette humilité de cœur rende notre prière efficace, il faut qu'elle soit accompagnée de l'humiliation et de la révérence extérieure. Ces de-

(!)Gen. xviii. 27.

190 SUR LA PRIÈRE.

hors bas, cette posture humiliante, convient si bien à l'honneur que nous devons à Dieu, et a tant de force pour obtenir ce qu'on lui demande, qu'elle a toujours été pratiquée par tous ceux qui ont désiré avec ardeur d'être exaucés. C'est ce que l'Écriture nous marque expressément de Moïse, de Josué, de David, et de plu- sieurs autres. Achab, cet insigne pécheur, que Dieu avait fait menacer par Élie de sa plus terrible, de sa plus effroyable colère, Achab s'humilie devant Dieu ; il déchire ses habits pour marquer sa douleur, il se couvre d'un sac et d'un cilice; il marche la tête bais- sée ; dans cet état, il prie le Seigneur de lui faire mi- séricorde : le Seigneur est désarmé. Le Publicain, qui était un pécheur scandaleux, un pécheur public, prie : il se met au fond du temple; il se prosterne, il n'ose lever les yeux vers le ciel ; il pleure, il gémit, il se frappe la poitrine, il avoue ses crimes, il demande pardon à Dieu, et dans un moment il est justifié. Dieu le pardonne et lui accorde une entière rémission de tous ses péchés. Jésus-Christ même, dans ses prières, nous donne l'exemple de ce respect extérieur qui doit accompagner les nôtres. Il prie, il se retire à l'écart, il se met à genoux, il se prosterne la face contre terre ; dans cette posture humiliante il verse des larmes, il pousse des cris vers le ciel, pour apaiser la colère de son Père, irrité contre les hommes : les hommes sont pardonnes, la colère du Seigneur est fléchie. Voilà, mes frères, des exemples qui doivent bien vous faire sentir combien il est important que vos prières soient faites avec une parfaite humilité : et nous qui ne som- mes que poussière et que cendre, ou plutôt un néant,

SUR LA PRIÈRE. iOl

nous osons paraître devant lui la tête haute et sans au- cun respect ! Quoi ! dit saint Césaire d'Arles, la Misé- ricorde se prosterne, et la misère ne se prosterne pas! la Sainteté s'abaisse, et Tiniquité ne s'humilie pas! le Juge se jette par terre, et le criminel s'appuie avec indécence?

Je dis, on second lieu, que nous devons prier avec confiance; c'est une des conditions nécessaires que saint Jacques demande dans la prière, afin qu'elle soit efficace : Postulet in fide nihil hœsitans (i). Celui qui veut être exaucé, doit demander avec foi et sans au- cun doute. Le Fils de Dieu nous marque cette même disposition dans l'Évangile : Quoi que vous demandiez dans la prière, croyez que vous l'obtiendrez, et il vous sera accordé. En effet, on obtient tout d'un père que l'on prie avec la confiance d'un enfant, parce qu'alors c'est l'amour qui prie. Et que ne pouvons-nous pas obtenir d'un père aussi bon, aussi tendre, aussi libéral quele bon Dieu l'est à notre égard? il connait tous nos besoins, il voit jusqu'aux moindres désirs de nos cœurs, dit le Prophète; il peut nous enrichir, nous satisfaire, sans s'appauvrir, et sans diminuer en rien ses tré- sors; il est plein de bonté et de tendresse pour nous, il nous invite tendrement à recourir à lui, il nous promet son secours et sa grâce. Enfin pour vaincre notre incrédulité et notre défiance, il nous assure avec serment, que nous ne serons point trompés, et que notre confiance ne tournera point à notre con- fusion. Que sera-ce quand il se verra pressé, sollicité,

(i) Jacob. 1.6.

192 SUR LA PRIÈRE.

par nos prières pleines de désir, de confîanee et d'a- mour pour lui? il ouvrira son sein, il nous tendra les bras, il fera descendre sur nous toutes ses bénédic- tions. En faut-il davantage pour nous exciter, nous encourager à recourir à la prière dans les sentiments de la plus vive confiance?

Je dis, en troisième lieu, qu'il faut prier avec per- sévérance. Dieu est le maître de ses dons et de ses grâces: il appartient à lui seul d'en disposer; il peut les mettre à tel prix qu'il lui plaît, et plus souvent il les fait demander long-temps Or, on peut donner trois raisons de cette conduite : i^ C'est qu'il nous veut tenir dans l'humilité. L'exemple de saint Paul nous en est une preuve : il demande à Dieu d'être délivré de ses tentations, il prie avec ardeur, avec empresse- ment et jusqu'à trois fois; cependant il est refusé. D'où vient cela? c'est, dit le même Apôtre, de peur que la grandeur de mes révélations ne fut pour moi une source d'élèveraent et d'orgueil. 2*^ Si Dieu ne nous exauce pas aussitôt que nous le prions, c'est que, par ce refus, il nous prépare de plus grandes grâces. Dieu, dit saint Grégoire, par un dessein profond et impénétrable, fait semblant, durant quelque temps, de ne pas entendre la voix de ses serviteurs, non à dessein de leur refuser ce qu'ils demandent, mais afin de faire croître de plus en plus le mérite de leur pa- tience, et de les rendre par-là dignes de plus grandes faveurs. Enfin si Dieu diffère de nous accorder ses grâces, dit saint Augustin, c'est afin de les faire esti- mer davantage; car l'on estime peu ce que l'on ac- quiert facilement; c'est afin d'enflammer nos désirs.

I

6UR LA PRIÈRE. i03

Il veut que nos désirs soient véhéments et continuels. Il veut, dit saint Chrysoslôme, qu'on le prie avec instance et avec importunilé. L'exemple de la femme Cananéenne nous prouve admirablemenl celte vérité. Cette femme s'adresse à Jlsln Christ , pour obtenir la guérison de sa fille. Seigneur, fils de David, lui dit- elle, ayez pitié de moi; ma fille est misérablement tourmentée par le démon. Le Sauveur ne lui répond pas un seul mot. Les Apôtres s'intéressent et prient pour cette pauvre femme, mais le Sauveur leur ré- pond qu'il n'est pas envoyé pour elle. Cessa-t-elle, pour cela, de solliciter, de presser? Non, chrétiens, la résistance de Jésus-Christ augmente sa persévérance; elle s'approche de Jiisus-CimisT, elle se jette à ses pieds, elle l'adore et le conjure avec de nouvelles instances de ne la pas abandonner. Seigneur, lui dit- elle, assistez-moi. Jlsus-Curist la traite avec un rebu- tant mépris; il la compare à un vil animal, en lui di- sant, qu'il n'est pas raisonnable d'ôlcr le pain des enfants pour le donner aux chiens. Mais que fait-elle? elle trouve dans cette comparaison de quoi gagner sa cause, et de le prendre, pour ainsi dire, au mot. Vous avez raison, Seigneur : Eliam, Domine (i); mais les chiens se nourrissent des miettes qui tombent de la table de leur mailre. Alors sa persévérance triom- phant, pour ainsi dire, de la résistance de Jésus- Christ ; Jésus-Christ lui répondit, tout ravi d'admira- tion : 0 femme, votre foi est grande ; qu'il vous soit fait comme vous le désirez. Et sa fille fut guérie à

(i)MaUh. XV 27.

i94 SUR LA PRIÈRE.

rheure même. 0 charité de mon Dieu, que vous êtes adorable dans vos dissimulations et dans vos refus ! Ne désespérez donc point, ô âme chrétienne, s'écrie le même Père, vous qui avez commencé, dans la prière, à lutter avec votre Dieu, car il aime que vous lui fas- siez violence; il se plait à être dé>iarmé par vous. Vous avez prié deux fois, trois fois, six fois, sans rien obte- nir; ne vous lassez pas de prier pour cela, priez sans cesse : Sine intermissione orate (i). Ce qui ne vous est pas accordé aujourd'hui, vous le sera demain. S'il vous le refuse cette semaine, cette année, il ne vous le refusera pas la semaine, l'année suivante : s'il vous le refuse dans le temps, il vous l'accordera dans l'é- ternité bienheureuse. Priez continuellement, priez toujours, mais priez avec attention et avec ferveur : dernières dispositions qui doivent accompagner vos prières.

Saint Thomas et tous les autres Théologiens après lui, disent que la présence d'esprit et l'application du cœur sont essentielles à la prière; qu'elles en sont l'esprit, l'âme et la forme. En effet, qu'est-ce que prier? C'est élever notre esprit, notre cœur, notre af- fection vers Dieu. La prière, dit saint Augustin, de- mande plus de cœur que de langue, plus de larmes et de gémissements que de paroles, plus de foi que de raisonnement. Heureux celui qui ne sait rien dire à Dieu, mais qui sait gémir, pleurer, répandre son cœur en sa présence! Or, mes frères, tout cela se peut-il faire sans attention et sans ferveur? Lorsque nous con-

(i) I. Thess. V, 10.

8CR LA PPIÈRE. 195

ferons de quelque affaire avec un homme semblable à nous, nous y apportons une présence entière d'es- prit, et nous y donnons toute l'application de notre cœur. Eh quoi! lorsque nous prions, nous traitons avec la Majesté infinie de Dieu, de la grande affaire de notre éternité, et nous le ferions avec froideur et sans attention! Quelle honte, quelle indignité pour nous! Mais quels châtiments ne mériterait pas notre peu de respect, notre irréligion, pour ne pas dire notre insolence? Jésus-Christ nous donne un avis très-im- portant pour éviter ce désordre, et pour conserver cette attention si nécessaire à la prière. Il nous recom- mande de fermer la porte sur nous, quand nous vou- lons prier, afin d'être plus recueillis, et de n'être vus que de Dieu seul. Saint Augustin explique cette porte, de l'entrée du cœur, qu'il faut, dit-il, tenir fermée pendant la prière, de peur qu'il n'y entre des pensées ou des affections étrangères. Ainsi il faut dire, avec saint Bernard, quand nous entrons dans l'église, ou ailleurs, pour prier : Attendez-moi ici, mes pensées, mes affections et mes affaires; vous n'avez rien à faire dans le lieu je vais entrer, ni dans l'action que je m'en vais entreprendre, je vous reprendrai tantôt, quand j'aurai fait; mais pour toi, mon îime, entre dans la joie de ton Seigneur et dans la conversation de ton Dieu, pour y connaître ses volontés, pour y exposer tes besoins, et y recevoir ses ordres, enfin pour lui rendre dans son temple tous les hommages qui lui sont dus : Ut videam voluptatem Domini, et visitem templum ejus (i).

(«) Ps. XXVI. 4.

196 SUR LA PRIÈRE.

Voilà, mes frères, les principales dispositions avec lesquelles nous devons faire nos prières. Ah! que nous serions heureux, si nous avions soin de prier toujours le Seigneur dans les saintes dispositions dont je viens de parler! Hélas! que de faveurs et de grâces, que de bénédictions abondantes n'attirerions-nous pas sur nous! Mais, me direz-vous, nous prions Dieu soir et matin, nous le prions dans l'église, et toutes les fois que nos occupations nous le permettent; cependant nous n'en devenons pas meilleurs : nous sommes tou- jours les mêmes; toujours mêmes crimes, même pau- vreté, même dérèglement et même misère. Ah ! mes frères, je n'en suis point surpris. C'est que vous priez mal, ou que vous ne demandez pas ce qu'il faut; ou si vous le demandez, vous ne le demandez pas de la manière qu'il faut. Car enfin, que demandez-vous à Dieu, dans vos prières? des choses presque toujours inutiles, et quelquefois même préjudiciables à votre salut. Seigneur, lui dites-vous tous les jours, donnez- moi des richesses, de la beauté et de la santé ; élevez- moi aux honneurs de la terre; bénissez mon commerce; donnez un heureux succès à mes entreprises; faites réussir ce mariage; faites-moi gagner ce procès; dé- livrez-moi de cet ennemi qui m'inquiète, de cette ma- ladie qui me tourmente. Eh! mon frère, que deman- dez-vous à Dieu? et si Dieu voulait vous punir, pour- pait-il le faire d'une manière plus terrible, qu'en vous accordant l'effet de vos demandes? Et ne voyez-vous pas que toutes ces demandes ne sont propres qu'à vous damner? Vous demandez des richesses et de la santé, et vous ne les faites servir qu'à l'oisiveté, au

6UR PRIÈRE. 197

dérèglement et à la débauche. Vous demandez des di- gnités, des honneurs, du crédit, et toutes ces élévations ne servent qu'à vous rendre fier, orgueilleux, hautain et méprisant. Vous demandez le gain de ce procès ; et ce procès n'est au fond qu'une injustice couverte que vous soutenez par la chicane : la bénédiction de ce mariage; et ce mariage doit être pour vous une source de malédiction : l'agrément du visage et la beauté du corps; et tous ces attraits ne serviront qu'à vous ten- ter et à tenter les autres, qu'à perdre les hommes et à vous perdre avec eux. 0 pécheurs! quel outrage ne faites-vous pas à ce Dieu de sainteté, de vouloir qu'il soit par-là le fauteur de vos vices, le complice de vos crimes, et la cause principale de votre damnation? Faut-il s'étonner, après cela, si Dieu, qui vous aime, ne daigne pas seulement écouter vos prières qui vous tiennent lieu de péché, et qui vous condamnent? Exeat condemnatus, et oralio ejiis fiai in peccalum (\). Un père donnerait-il un poignard à son enfant, sachant qu'il veut s'en servir pour s'égorger lui-même? Si vous voulez être exaucé, demandez à Dieu des choses plus dignes de lui, et plus avantageuses pour vous : demandez-lui la sanctification de son nom, l'avènement de son règne, raccomplissemcnl de sa volonté : de^ mandez-lui qu'il vous ôte votre santé, votre réputation, vos biens, s'ils sont un obstacle à votre salut : deman- dez-lui votre conversion, et toutes les vertus d'un par- fait chrétien, la charité, l'humilité, la patience, la chasteté, l'obéissance, enfin la victoire de toutes vos

(i) Psal. CYni.7.

198 SUR LA PRIÈRE.

passions. Il n'y a rien, dans ces prières, qui ne vous soit très-utile, et qui ne soit digne de Dieu et des di- vines largesses. Mais, ajouterez-vous encore, il m'est arrivé quelquefois de lui avoir fait ces sortes de de- mandes, cependant j'ai toujours été refusé. C'est, mes frères, que vous ne les avez pas faites comme il faut. Car enfin, pour prier comme il faut, il faut prier, dit l'Évangile, au nom de Jésus-Christ et par ses saints mérites, ainsi que vous l'enseigne l'Église; et c'est à quoi vous ne pensez presque jamais. Vos prières, dit saint Cyprien, n'ont de vertu qu'autant qu'elles sont unies aux prières et aux mérites de Jésus-Christ : Si quid petieritis Patrem in nomine meo, dabit vobis (i). Pour prier comme il faut, il faut prier avec humi- lité; et vous portez ordinairement à la prière un esprit élevé, un cœur tout plein d'estime et de complaisance pour vous-même. Vous demandez à Dieu des grâces, mais comment? non point comme des grâces, mais comme des dettes : prêts à vous enorgueillir, s'il vous les accorde; prêts à murmurer et à vous plaindre, s'il ne vous les accorde pas. En un mot, vous croyez avoir rendu un grand service à Dieu, et qu'il vous est ex- trêmement obligé, parce que vous l'aviez prié quelque temps et avec quelque dévotion, comme si Dieu devait avoir des égards pour nous, comme s'il devait nous distinguer, comme s'il devait nous tenir compte de nos prières. Mais que dirai-je de ces vanités extérieu- res, de ces postures vaines et indécentes avec lesquelles vous les faites pour l'ordinaire? Combien parmi vous

(i)Joan.xYi. 23.

SUR LA PRIÈRE. 199

qui ne se mettent presque jamais à genoux pour prier Dieu ! S'ils font quelque prière le matin et le soir, ce n'est qu'en s'habillant, en s'appuyant sur un lit, sur une chaise, souvent en dormant, presque toujours en parlant à ceux de la maison, et peut-être même en con- sultant leur miroir. Combien parmi vous qui, au milieu de nos églises, à la vue de nos Autels, et pendant les Offices divins, prient avec des yeux égarés, des regards extravagants, et avec des postures tout-à-fait indignes, pour ne pas dire quelque chose de pis! Combien qui ne sont pas même plus respectueuxau temps du redoutable Sacrifice, qui n'ont pas de honte d'assister à la sainte Messe, étant debout, ou assis, sans nécessité, lorsque les Anges et toute la Cour céleste est abimée de res- pect et de révérence ! Eh quoi ! tout genou fléchit au nom de Jésus, dans le ciel, sur la terre, et dans les enfers, et vous qui n'êtes que cendre et que poussière, comment vous tenez-vous en sa redoutable présence?

Nous lisons dans l'Évangile de Dimanche pro- chain (i), que les Apôtres ont le cœur rempli de tris- tesse du départ de leur Maitre, et que le Sauveur lui- même se plaint de ce que personne d'eux ne lui demande il va : Quo vadis (2) ? Celte plainte amou- reuse qu'il leur fait dans l'état accablant ils se trouvent, m'a fait comprendre qu'il était très-impor- tant de recourir à la prière dans les abandons appa-

(1) Le IV^ après Pû(|ues.

(2) Joan. XVI. 5.

200 SUR PRIÈRE.

rents, dans les sécheresses et dans les afflictions qu'on sent au service de Dieu. Que Ton éprouve des tenta- tions et des dégoûts, en servant un si bon Maître, c'est ce qui parait surprenant; c'est cependant une vérité constante, que c'est le vrai chemin du salut, et le sort particulier des âmes qui lui sont fidèles. Mon fils, dit le Sage, voulez-vous être adopté dans la Maison du Seigneur? il faut préparer votre âme à la tentation, quelque affligeante qu'elle soit : Prœpara animam tnam ad tentationem (i). Vous étiez agréable à Dieu, disait un Ange à Tobie; c'est pour cela qu'il a fallu nécessairement que vous fussiez mis à l'épreuve. Dieu reçoit, dit saint Paul aux Hébreux, les enfants de l'adoption, mais il n'en reçoit aucun qu'il ne le corrige ; et si vous n'êtes pas du nombre de ceux qu'il afflige, continue cet Apôtre, vous n'êtes point les en- fants de l'Époux, vous êtes des enfants étrangers, nés dans l'adultère, auxquels l'héritage céleste n'est point destiné. Vous marquerez, dit le Seigneur à l'Ange, ce signe de prédestination sur le front de ceux qui s'affli- gent et qui souffrent, qui sont dans l'amertume, dans les gémissements. Les Élus ne goûteront la joie du Seigneur qu'après avoir senti ce que l'affliction a d'amertume.

Il faut donc se résoudre au combat, quand on em- brasse le parti de la vertu ; il faut se préparer à l'afflic- tion, quand on veut suivre notre divin Maître. Car enfin la chair, le monde et le démon, ennemis jurés de Jésus- Christ, et les plus redoutables que nous

(i) Eccli. II. 1.

8UR LA PRIÈRE. 201

ayons à combattre en cette vie, ont conjuré notre perte. Exposés à tant de hasards, battus de la tentation, et agités de tant d'orages et de tempêtes, hélas 1 à qui avoir recours ? A Jésus-Ciirist, par la prière.

Si quelqu'un de vous est triste, dit l'apôtre saint Jacques, s'il vit dans les sécheresses et dans la priva- tion des grâces sensibles : Tristatiir aliquis vestrûm? Oret (i); qu'il prie, qu'il réclame avec confiance la protection du Ciel, qu'il élève les yeux vers les saintes Montagnes d'où lui viendra le secours dont il a besoin. Oret; qu'il invoque le Père céleste dans un esprit d'adoption et d'amour. C'est par la prière qu'il trou- vera des forces et des armes pour vaincre ses ennemis. Son ardeur et son courage redoubleront aux appro- ches du combat, et le Ciel couronnera bientôt ses vic- toires. Oret; le calme succédera à la tempête, la joie au dégoût et à l'ennui; en sorte qu'il pourra dire avec le Prophète : Seigneur, la verge de votre justice et le bâton de votre colère ont fait ma consolation. Oret; qu'il prie et qu'il élève sa voix, qu'il gémisse et qu'il pousse des cris vers le Ciel : c'est dans la prière qu'il goûtera des douceurs capables de bannir à jamais la tristesse de son âme. Que du fond de l'abîme de ses misères il pousse des cris vers le Seigneur. Peut-être qu'il ne se fera pas d'abord sentir, et qu'il ne se ren- dra pas si tôt à vos prières; cependant vous ne devez pas cesser de réclamer sa miséricorde, et d'attendre en paix votre délivrance. C'est ainsi que le Sauveur éprouva la foi de ses Disciples, au milieu d'une tem-

(i) Jacob. V. 13.

T. ni. 13

202 SUR LA PRIÈRE.

pête qui s'éleva sur la mer. Car l'Évangile remarque qu'il dormait pour lors : Ipse verà dormiebat (i). Mais enfin, sollicité, vaincu par les ardentes prières que lui firent ses Apôtres à la vue du péril qui les menaçait, il s'éveille, il menace les vents et les flots, et il se fait un grand calme. Tels seront à peu près les succès d'une prière humble et confiante, lorsqu'un chrétien, assailli des accidents de la vie, et battu de la tentation comme un vaisseau l'est de la tempête, s'adresse au souverain Maitre des flots et des vents. Je recourrai donc à Jésus-Christ, par la prière, dans mes afflictions. Pressé par les sécheresses et les dégoûts qu'il fait éprouver à ses serviteurs, je lui dirai : Seigneur, sau- vez-moi, je péris; je suis trop faible et trop charnel pour digérer un Pain si solide; il faut être parfait pour en tirer tout le fruit que votre bonté se propose : Perfectorum autem est solidus cibus (2). Je suis encore un enfant dans la voie de la justice, j'ai besoin du lait et de la douceur de vos grâces : Qui laclis est parti- ceps, parvulus enim est (3). Pourquoi m'en sevrez-vous ainsi par votre éloignement? Quà vadis? Vous vous plaignez, Seigneur, dans l'Évangile qui fait le sujet de mes réflexions, vous vous plaignez de ceque personne ne vous demande vous allez. bien. Seigneur, souffrez que je vous prie de me découvrir pourquoi vous m'abandonnez, pour ainsi dire, à moi-même, et vous allez, quand la tristesse s'empare de mon cœur : Quà vadis ? ^'e craignez point, me répondra ce divin Maitre, rassurez-vous, calmez vos alarmes, il est

(1) aiaUh. VIII. 2i (2) Hebr. V. li. —(s) Hcbr. v. \7i.

SUR LA PRIÈRE. 205

de votre intérêt que je m'en aille : Expedit vobis ut ego vadam (i). Ah! Seigneur, puisqu'il est de votre gloire et de l'intérêt de mon âme que je sois privé des charmes de votre présence sensible, retirez-vous de moi, éloignez-vous de ce pécheur; que mon esprit et mon cœur se livrent à une sainte désolation. . .

(«) Joan. XVI. 7.

SERMON

SUR L'AMOUR DE DIEU.

Diliges Domimim Deum tuum ex toto corde tuo, et ex tota anima tua, et ex totafortitudinetua.

Vous aimerez le Seigneur voire Dieu, de tout votre cœur, de toute voire âme, et de toutes vos forces.

Deut. VI. 5.

Souffrez, chrétiens, que dès l'entrée de cet impor- tant discours sur l'amour de Dieu, je vous fasse part d'un trait d'histoire que je me souviens d'avoir lu dans les Vies des Pères des déserts, et qui fait parfai- tement bien à mon sujet. Il est rapporté, dans ces Vies édifiantes, qu'un ancien Anachorète, après avoir blanchi dans les grottes et les solitudes, eut enfin envie, sur ses vieux jours, de devenir savant. Il se transporta, pour cet efl"et, dans une célèbre Académie les arts et les sciences étaient en vogue plus qu'en aucun autre lieu du monde; et là, de maître qu'il était dans la haute et véritable science du Ciel, il se fait écolier pour apprendre celle des hommes. Il ne fut pas plus tôt assis sur les bancs pour écouter, qu'un Docteur monta en chaire, la tête chargée de spécula- tions et de difficultés pour les débiter à ses auditeurs, lequel débuta justement par la question que nous traitons aujourd'hui : Utrùm Deus sit ex toto corde diligendus? Si Dieu doit être aimé de tout notre cœur

SUR l'amouh de dieu. 20.

et de toutes nos forces? Le saint Solitaire, bien sur- pris de voir mettre en avant cette proposition pour servir de sujet d'une contestation indécise, se leva brusquement, quitta la place qu'il avait prise, et re- tourna s'enfoncer dans sa grotte, tout scandalisé do voir qu'on faisait un sujet de controverse d'un pre- mier principe, qui, à son avis, était si évident, qu'il ne fallait pas être homme pour en douter. Mais en- suite donnant la liberté à ses larmes, pour déplorer l'aveuglement des hommes et sa vaine curiosité : Ahl je vois bien, s'écria-t-il, que je suis plus savant que je ne le pensais, puisqu'il y a plus de trente ans que je tiens pour infaillible ce qui est encore en question parmi les plus grands Docteurs de ce siècle ! Plut à Dieu, mes frères, et je le dis de bon cœur, que vous me fissiez aujourd'hui les uns et les autres un pareil affront! Oui, mes frères, plût à Dieu qu'étonnés, que choqués même de ce que j'entreprends de vous con- vaincre qu'il faut aimer Dieu, vous vous écriassiez tous, en sortant en ce moment de cette église : Eh quoi ! le ciel, la terre, toutes les créatures de l'univers ne nous rappellent-elles pas sans cesse le souvenir des grandeurs et des miséricordes de notre Dieu, et ne nous invitent-elles pas continuellement, chacun dans son langage, à l'aimer de tout notre cœur? Pourquoi donc entreprendre aujourd'hui de nous y porter par un discours entier et rempli des motifs les plus pres- sants! Ah! mes frères, que votre étonnement serait légitime ! que vos plaintes mêmes et vos murmures seraient, en ce cas-là, justes et raisonnables ! qu'il se- rait doux pour moi d'être obligé de me taire dans

206 SUR l'amour de dieu.

celte occasion, el qu'il serait glorieux pour vous de sortir présentement de cette assemblée, pour n'avoir nul besoin d'être exbortés à l'amour d'un Dieu. Mais, hélas! je vois bien, et je ne le vois qu'avec la larme à l'œil, et pour votre confusion, que vous n'êtes point encore dans des dispositions si heureuses, et que je ne dois point craindre de vous faire un entretien sur un sujet si important, et qui néanmoins vous touche si peu. Car enfin, qui est celui d'entre vous qui peut se flatter de n'être pas du nombre de ces ingrats et de ces cœurs insensibles à l'amour divin? 0 Dieu souverainement aimable! vous êtes bien peu aimé des hommes. Arrêtez-vous donc, chrétiens, et donnez-moi toute votre attention : vos besoins le demandent. Je viens tâcher d'amollir la dureté de vos cœurs, et les embraser, si je puis, du feu de ce saint amour, soit en vous proposant tous les plus puissants motifs qui vous engagent à aimer votre Dieu, soit en vous appre- nant de quelle manière il exige que vous l'aimiez. Vous devez aimer Dieu, mes frères; je vous en ferai sentir les raisons dans ce premier discours. Quel est l'amour que vous lui devez; c'est ce que je tâcherai de vous développer dans un second. En un mot, l'in- dispensable obligation d'aimer Dieu, les règles qu'il faut garder pour bien l'aimer, voilà tout mon dessein. Demandons, avant de commencer, les lumières du Saint-Esprit, par l'intercession de Marie. Ave, Maria.

PREMIER POINT.

N'est-il pas bien surprenant, mes frères, que les Prédicateurs de l'Évangile soient obligés de tant ex-

SUR l'amour de dieu. 207

horter les hommes à aimer Dieu, puisqu'ils ne peuvent ignorer l'obligation ils sont de l'aimer, qu'en af- fectant, pour ainsi dire, d'ignorer qu'ils sont hom- mes, et que Dieu est Dieu? Est-il rien, en effet, de plus naturel à l'homme, rien de plus conforme à sa raison et à tous les penchants de son cœur, que d'aimer un Dieu qui mérite tout son amour par tous les titres imaginables? Il est notre Souverain, il est notre Dieu, il est notre Bienfaiteur: trois puissants mo- tifs, mes frères, qui nous engagent à avoir pour lui l'amour le plus tendre et le plus ardent, et que je trouve heureusement dans la simple exposition des paroles mêmes de mon texte. Appliquez-vous-y, je vous prie. Diliges Dominum Deum tuum : Vous aimerez le Sei- gneur votre Dieu. Vous l'aimerez; pourquoi? parce qu'il est votre Souverain, et que par sa suprême au- torité il vous ordonne de l'aimer : Diliges Dominum. Vous l'aimerez; pourquoi? parce qu il est votre Dieu, et que par ses perfections inflnies, il mérite d'être aimé : Deum. Vous l'aimerez; pourquoi? parce qu'il est votre bienfaiteur, et tout à vous, et que par ses bienfaits continuels il vous engage à l'aimer : Tuum. En trois mots, mes frères, notre Dieu veut être aimé par le commandement exprès qu'il nous en fait : il mérite d'être aimé par les amabilités inGnies qu'il renferme : il nous engage à l'aimer par les bienfaits signalés dont il nous prévient. Trois réflexions, mes frères, qui vont faire le partage de ce discours. Re- prenons, et si toutes ces raisons ne suffisent pas pour nous porter à l'aimer de toute l'étendue et de toutes les forces de notre cœur, ah ! avouons du moins que

208 SUR l'amour de dieu.

le marbre et l'airain ne sont pas plus durs ni plus insensibles que nous.

Oui, mes frères, notre Dieu veut être aimé, et il veut l'être à quelque prix que ce soit : il le commande, il l'ordonne, il punit même très-sévèrement quicon* que ne l'aime pas ; de telle sorte, dit saint Paul, que l'amour, le seul amour est l'accomplissement de la loi tout entière. Répondez-moi, disait Moïse au Peuple de Dieu : Que vous demande le Seigneur, et qu'est-ce qu'il vous ordonne? Quid Dominus Deus tuus petit à te (i)? sinon que vous le craigniez et que vous l'aimiez, mais que vous l'aimiez de tout votre cœur, que vous l'aimiez de toute votre âme et de toutes vos forces, que vous l'aimiez, en un mot, sans partage et sans ré- serve : Nisi ut timeas Dominum Denm tuum, et diligas eum in toio corde tuo, et in tota anima tua. C'est là, dit Jésus-Chrïst dans l'Évangile, voulant donner un nou- veau poids à ces paroles, c'est le premier commande- ment, le plus grand commandement qui ait jamais été fait aux hommes, et de qui toute la Loi et tous les Pro- phètes dépendent : Hoc est maximum et primum man- datum; in his duobus mandatis universa Lex pendet et Prophètes (2). Ce commandement, en effet, estgrand,de quelque côlé qu'on le considère. Grand par rapport à son ancienneté. Parcourez, si vous voulez, tous les âges du monde, même les plus reculés ; que ce soit dans la Loi dénature, ou dans la Loi de grâce: quel temps, quel siè- cle trouverez-vous l'indispensable obligation d'aimer Dieu n'ait été établie et reconnue? Ce divin précepte

(i) Deut. X. 12. (») Maiih. xxii. 38. 40.

SUR l'amour de dieu. 200

ne fut-il pas toujours gravé au milieu de tous les cœurs, et ne doit-on pas, par conséquent, avouer que le commandement d'aimer Dieu est aussi ancien que le monde même? Que de caractère de grandeur, en effet, n'y découvrons-nous pas, de quelque côté que nous l'envisagions? Grand par rapport à sa nécessité, puisque sans l'amour de Dieu, toutes nos bonnes œuvres, même les plus éclatantes, ne méritent aucune récompense dans l'éternité : ni la prédication de l'É- vangile, quand elle se ferait par la langue des Anges ; tii la foi divine, quand elle transporterait les monta- gnes; ni l'aumône chrétienne, quand on s'épuiserait à donner tous ses biens aux pauvres : au lieu que quand elles sont faites par le motif de la charité, nos moindres actions, et les plus indifférentes d'elles- mêmes, sont d'un mérite et d'un prix inestimable de- vant Dieu. En un mot, si nous aimons Dieu, dit saint Augustin, nous accomplissons toute la loi, et le salut nous est assuré. Grand par rapport à son étendue : il oblige généralement tous les hommes. Un malade est dispensé déjeuner et de faire de longues prières; mais il ne saurait se dispenser d'aimer son Dieu, même dans ses plus cruelles maladies. Un pauvre est dispensé de faire l'aumône; mais d'aimer son Dieu, c'est un devoir indispensable pour lui. IN'ayez donc, si vous voulez, ni force, ni santé, ni science, ni es- prit, ni talents, ni industrie, ni biens, ni voix : vous avez tous un cœur; cela suflat pour que vous soyez tous sans exception indispensablement obligés d'aimer votre Dieu. Grand par rapport à sa dignité. Ce que l'or est parmi les métaux, le feu parmi les éléments,

13.

210 SUR l'amour de dieu.

le soleil parmi les astres, les Séraphins parmi les Anges, le ciel empyrée parmi tous les autres cieux qui roulent sur nos têtes, la charité l'est parmi toutes les autres vertus : elle tient, sans contredit, le premier rang parmi tous les dons de Dieu, et tout ce qu'il y a de plus sublime dans l'ordre de la grâce. C'est un or, disent les saints Pères, qui nous enrichit, un feu qui nous enflamme, un soleil qui nous éclaire, un ciel empyrée nous jouissons, pour ainsi dire, ici-bas, des avantages mêmes des Bienheureux. En peut-on concevoir une plus magnifique idée? Ce commande- ment est grand par rapport à sa durée; il embrasse tous les temps, il s'étend dans tous les siècles, et il subsistera pendant toute l'éternité. Dans le Ciel, plus de foi, puisque nous y verrons Dieu à découvert; plus d'espérance, puisque nous y posséderons Dieu pour toujours; plus de pénitence, puisqu'il n'y aura plus de pécheurs ; plus de miséricorde, ni spirituelle, ni corporelle, puisqu'il n'y aura plus de misérables : pro- phéties, dons surnaturels, grâces, vertus chrétiennes, tout cela cessera, dit l'Apôtre, la charité seule ne ces- sera jamais, mais elle régnera dans tous les siècles. Ce commandement est grand par rapport à sa facilité. Dans tous les autres commandements, dit saint Au- gustin, les hommes peuvent apporter quelques pré- textes pour s'en dispenser; mais dans celui de l'amour de Dieu, il est impossible de se défendre par aucune excuse. Il ne faut point, en effet, pour l'accomplir, se donner des mouvements étonnants, faire de grands et généreux efforts, parcourir la terre, traverser les mers, ni s'exposer à mille dangers. Non, il ne s'agit que d'ai-

SUR l'amour de dieu. 2 1 1

mer. Or tout cela ne se trouvc-t-il pas dans nous- mêmes et dans notre cœur? Juxtà est in ore tuo et in corde tuo (i). L'amour n'est-il pas le mouvement le plus naturel et le plus aisé du cœur de l'homme ? que dis-je? il est tellement pour l'amour, que ce serait une violence et un martyre pour lui de ne pas aimer. Ah! mes frères, si vous n'êtes faits que pour aimer, pouvez-vous ne pas aimer un Dieu souverainement ai- mable? Ce commandement enfin est grand par rap- port à ses charmes et à ses douceurs. Est-il rien en effet de plus charmant, de plus agréable et de plus délicieux, que d'aimer le souverain bien; la beauté suprême, la beauté éternelle, la beauté infinie! 0 vous, âmes saintes, qui brûlez de l'amour divin, dites-nous , si vous le pouvez , quelle est la dou- ceur, la suavité, l'onction, quelles sont les consola- tions, les joies, les transports que vous ressentez dans l'exercice de cet amour. Mais, hélas ! pourriez- vous jamais nous les faire comprendre? Telle est, mes frères, la naturedu commandement quele Seigneur nous fait de l'aimer ; telles sont les glorieuses prérogatives qui l'accompagnent, et qui doivent être pour nous comme autant de pressants motifs pour nous engager à l'ac- complir avec toute la fidélité et toute la ferveur dont nous sommes capables. Maissi un commandement si pré- cis et si formel de sa part, si un commandement si ancien, si nécessaire, si élevé, si étendu, si facile et si doux, ne peut vous déterminer à l'aimer; voici quelque chose encore de plus fort et capable de faire impression sur

(i)Dcut. XXX. 14.

21:^ SUR l'amour de dieu.

les cœurs les plus endurcis : ce sont les cMtiments terribles et épouvantables dont il menace tous ceux qui sont assez ingrats et assez malheureux que de lui refuser leur amour. Écoutez, pécheurs, écoutez, et soyez frappés de terreur et d'admiration tout en- semble, de voir qu'un Dieu aussi grand, aussi puis- sant, aussi redoutable, veuille bien mettre tout en usage, jusqu'aux menaces et aux punitions, pour at- tirer à lui de si chétifs et de si indignes cœurs que les nôtres. Si vous ne me servez et ne m'aimez de toute l'affection de votre cœur, dit Dieu dans l'ancien Testament, si vous vous laissez détourner de mon amour par l'éclat des richesses, par les charmes de la prospérité, par le faux brillant des créatures, je vous déclare que vous servirez malgré vous vos ennemis, dans la faim, dans la soif, et dans toutes sortes de misères. Le plaisir que je me suis fait de vous combler de mes faveurs, je le ferai consister désormais à vous perdre et à vous détruire. Je vous chargerai d'un joug de fer, je vous attirerai des persécuteurs des extré- mités du monde, enfin je vous accablerai de toutes sortes de maux. Ainsi, mes frères, le Seigneur parlait aux Hébreux, pour leur faire sentir qu'il voulait être aimé à quelque prix que ce fût. Mais écoutez un mo- ment jÉsus-CuRisT, qui, dans l'Évangile, ne vous me- nace à son tour de rien moins que d'un enfer et d'une peine éternelle, si vous ne l'aimez pas. Que signifie, en eflFet, celte parabole des Vierges folles, à qui la salle des noces fut fermée, pour n'avoir présenté à l'Époux qu'un feu éteint dans leurs lampes, sinon que la porte du Ciel sera éternellement fermée à quiconque

SUR l'amour de dieu. 215

n'aura pas eu soin d'entretenir le feu de l'amour de Dieu dans son cœur? Ah! pécheur, toujours sourd, pendant la vie, à la voix qui te crie : Aime ton Dieu; quel regret, quel désespoir pour toi de ne trouver enfln, à l'heure fatale delà mort, qu'un Dieu immortel, éternel, dont l'amour négligé et méprisé sera transformé tout entier en indignation et en colère? Nescio vos, te criera pour lors cet Époux irrité, d'une voix terrible et menaçante : Nescio vos : Je ne sais qui tu es, je ne te connais point. Va, mondain; retire-toi, mondaine; ton cœur n'a jamais brûlé que d'un amour criminel et profane; qu'il brùle à jamais dans les flammes éter- nelles. Je vous demande, mes frères, par ce Dieu de bonté pouvait-il nous convaincre plus fortement qu'il désire d'être aimé, que par cet excès de rigueur qu'il doit exercer un jour contre ceux qui ne l'aiment point? Eh quoi ! Seigneur, devons-nous nous écrier ici, avec le grand saint Augustin, si nous ne vous ai- mons point, vous nous menacez des plus grands mal- heurs! Eh! fut-il jamais un plus grand malheur que celui de ne vous point aimer? Non, mon Dieu, si vous voulez nous épouvanter, ne nous menacez plus, nous vous en conjurons, des feux de l'enfer, mais menacez- nous seulement que nous ne brûlerons point des feux de votre amour ; et cette menace sera pour nous plus terrible que celle de l'enfer même. Cependant, mes frères, adorons l'ineffable bonté de notre Dieu, dans l'usage qu'il a fait de son autorité suprême, en nous commandant de l'aimer sous de sigrièves peines; mais rougissons en même temps et confondons-nous d'avoir besoin d'un pareil commandement sur ce que la rai-

214 SUR l'amour de dieu.

son même et la nature nous prescrivent envers l'Être le plus parfait et le plus aimable. Car s'il veut être aimé comme Souverain, par le commandement exprès qu'il nous en fait : Diliges Dominum; il ne le mérite pas moinscommeDieu, parles amabilités infinies qu'il renferme : Diliges Dominum Deum; second motif, mes frères, qui nous oblige à l'aimer de toute l'ardeur de notre cœur.

SECOND POINT.

Je l'avoue d'abord, mes frères, c'est ici que j'aurais besoin de toutes les langues des Séraphins, pour vous donner quelque faible idée de la souveraine grandeur de votre Dieu. Car, ô mon Dieu! qu'est-ce que l'homme, s'écrie saint Augustin, l'homme pécheur et mortel qui porte en lui-même le témoignage de son péché et de sa misère, pour oser entreprendre de vous louer et de sonder l'impénétrable abîme de vos adorables perfec- tions! Le ciel et la terre ne peuvent vous comprendre : et comment un esprit aussi faible et aussi borné que le nôtre, pourrait-il jamais se former une juste idée de ce que vous êtes! Mais non. Seigneur, si vous vou- lez que nous concevions quels sont vos charmes, vos beautés, vos amabilités infinies, découvrez-nous vous- même la majesté de votre visage; répandez dan^ nos âmes un seul rayon de cette gloire que vous étalez sur l'empyrée, et dès-lors nos cœurs, à qui il faut tant de motifs pour les échauffer maintenant, et tant de con- sidérations pour les exciter à vous aimer, se porteront comme nécessairement vers vous de tout le poids de leurs inclinations et de toute retendue de leur désir.

SUR l'amour de dieu. 215

En effet, chrétiens, qu'y a-t-il dans tout l'univers qui puisse toucher et charmer vos cœurs, que Dieu ne possède éminemment, et qui ne doive par consé- quent vous enflammer d'amour pour lui? Est-il rien de grand, de heau, de charmant, de puissant, de sage, de saint, de juste, de hon, de parfait, qui ne soit dans Dieu comme dans sa source et dans son centre? Dites-moi, mes frères : Qu'est-ce que vous aimez avec le plus d'ardeur dans cette vie? qu'est-ce qui est le plus vif ohjet de votre empressement et de votre amour? Aimez-vous, dit saint Eucher, cette fastueuse grandeur qui brille dans les plus éclatants emplois? Ah! cherchez dans Dieu, vous dit ce saint Docteur, ce qu'une aveugle ambition vous fait chercher dans le siècle : rien n'est si grand, si élevé, si majestueux que Dieu ; il est plus haut que le ciel, dit l'Écriture, il est plus profond que l'enfer, il est plus étendu que la terre et la mer; tout l'univers publie sa grandeur et est rempli de sa gloire. Est-ce la puissance qui vous éblouit et qui vous charme? eh! quelle puissance peut être comparée à la sienne! Le soleil, les astres, les cieux, la terre, les éléments, le monde entier ne lui a coûté qu'une seule parole : c'est sa main qui en soutient toute la masse; rien ne résistera jamais à la force de son bras. S'il veut en un moment renverser et anéantir tous les hommes, faire disparaître les col- lines et les montagnes du monde, le ciel et la terre, qui osera le contredire, ou qui sera assez hardi pour lui demander raison de sa conduite? La science et la sagesse ont-elles des appas pour vous? Mais votre Weu, mes frères, n'est-il pas la science et la sagesse même?

216 SUR l'amour de dieu.

Ignorez-vous que ses yeux sont plus lumineux que le soleil? qu'il sait *out, qu'il voit tout? que le passé et l'avenir lui sont toujours présents? qu'il conduit, en un mot, toutes choses à leur fin par les moyens les plus proportionnés. L'ordre admirable qui règne dans tout l'univers ne vous fait-il pas sentir qu'il faut qu'il y ait une science et une sagesse infinie qui le gouverne? Et comment y aurait-il quelque chose qui pût échap- per aux soins de la Providence et aux lumières d'un Dieu qui perce jusques dans le fond des abimes, qui découvre de loin les plus secrètes pensées des hommes, et qui ne souffre pas même qu'un seul cheveu tombe de leur tête sans sa permission et sans son ordre ? Cher- chez-vous, chrétiens, une bonté immense, une miséri- corde à toute épreuve, ou même une justice inflexible et incapable de se laisser corrompre? Ah! le Seigneur ne possède-t-il pas excellemment lui seul ces divines perfections, qui paraissent entre elles si opposées? Père et Juge tout ensemble, il aime tendrement tous ses ouvrages, et ne hait rien de ce qu'il a créé ; mais il hait souverainement et l'impiété et l'impie. Juste et miséricordieux tout à la fois, il sait punir et pardonner quand il le faut, et rendre à chacun ses œuvres : infini- ment miséricordieux, il attend le pécheur, il appelle le pécheur, il pardonne le pécheur et le comble de mille biens, malgré son indignité et son ingratitude; mais in- finiment juste, il ne fait acception de personne; il ne confond point le bon et le méchant, et se venge en Dieu descoeurs durs et impénitents qui méprisent les riches- ses de sa patience et s'amassent un trésor de colère pour le jour des vengeances. Enfin, mes frères, demandez-

6UR l'amour de dieu. 217

vous une beauté accomplie? ah ! donnez l'essor à vos esprits, et ramassez, si vous le pouvez, tout ce qu'il y a d'éclatant et de beau dans tous les êtres créés, tout ce qui vous plaît et tout ce qui vous charme dans cette vie, tout ce qu'il y a de plus propre à contenter vos désirs, et de plus capable de frapper vos yeux et de satisfaire tous vos sens; figurez-vous encore, si vous voulez, tout ce que les grûces de l'art peuvent ajouter à celles de la nature, et réunissez tous ces charmes dans un seul objet. Hélas! mes frères, toutes ces beautés réunies ensemble ne sont qu'un léger écoule- ment de la beauté souveraine de votre Dieu, que des traces et des vestiges bien grossiers qu'il a répandus dans ses créatures pour vous attirer à l'amour de ses aimables et infinies perfections. Non, non, quand vous vous figureriez tout ce qu'il peut y avoir de plus parfait et de plus accompli, vous n'atteindriez pas pour cela à tout ce qu'il y a de réel dans les perfec- tions divines : il faut être Dieu pour avoir une juste idée de sa souveraine beauté. N'en soyez pas au reste surpris, chrétiens, vous dit saint Augustin: celui qui a fait toutes les beautés de l'univers, combien doit-il être plus beau que toutes les beautés qu'il a faites : Qui pulchra fecit, pulchrior est omnibus qiiœ fecit. Celui qui a répandu tant de beautés dans nos jardins, dans nos campagnes, sur les fleurs, sur les astres, sur la terre, sur la mer, et sur cette diversité infinie de créatures qui se présentent à nos yeux, que n'en pos- sède-t-il point lui-même? S'il en a tant donné aux autres, que n'a-t-il point retenu? Si chacune des beautés, prises séparément, nous enlève, nous en-

218 SUR l'amour DE DIEU.

chante et nous ravit, ah! quelles impressions ne doit point faire celte infinie beauté qui les renferme toutes dans un degré si éminent, sans mélange d'aucun dé- faut ni d'aucune imperfection? Car voilà, mes frères, ressentielle différence qui se trouve entre les perfec- tions de Dieu, que vous n'aimez pas, et les perfections des créatures, que vous aimez éperdument. Dans les créatures, les perfections sont partagées en différents sujets; mais ce qui n'est ainsi que partagé dans tous les êtres créés, se trouve tout réuni en Dieu, comme dans sa source et dans son principe. Dans les créatu- res, il n'est point de perfection sans défauts ; mais, au contraire, en Dieu, tout est accompli, tout est souve- rainement parfait, sans mélange d'aucun défaut ni de tache. 0 Dieu souverainement parfait et au-dessus de toute perfection, s'écrie ici le grand saint Augustin, qui êtes toujours ancien et toujours nouveau, toujours agissant et toujours tranquille, qui changez tout sans changer vous-même, qui recueillez partout sans avoir besoin de rien, qui portez tout sans vous lasser, qui nourrissez tout sans vous épuiser, qui donnez à tous sans vous appauvrir ; que vous êtes grand, que vous êtes riche, que vous êtes admirable! Seigneur, vos perfections et vos beautés sont au-dessus de tous nos sentiments et de toutes nos pensées. Ah! jugez-en, chrétiens, puisqu'il ne fallut qu'un rayon de cette su- prême beauté pour transformer Moïse en un homme tout divin, et pour jeter une sainte et douce terreur parmi tous les Israélites, quand ce Dieu souveraine- ment parfait descendit sur la montagne tout éclatant de gloire, quoiqu'ils ne la vissent que dans de court*

SUR l'amour de dieu. :2i9

et rapides moments. Jugcz-en, puisque la seule vue de la beauté extérieure de Jésus-Christ sut tellement charmer et ravir les Disciples, qu'ils tombèrent dans la défaillance, et que transportés hors d'eux-mêmes, ils s'écrièrent : Ah ! Seigneur, que nous sommes heu- reux d'être ici ! établissons-y notre demeure. Jugez-en enfin, mes frères, puisque du moment que ce divin objet se fut montré à sainte Thérèse, dès-lors, ainsi qu'elle nous le rapporte dans l'histoire de sa vie qu'elle a composée elle-même par l'ordre de son Con- fesseur; dès-lors, dis-je, les personnes les mieux faites et les plus accomplies ne lui parurent que des sque- lettes vivants; les beautés les plus éclatantes, que des fleurs sèches et arides; les plaisirs les plus doux, que tristesse et qu'amertume ; le soleil, en un mot, et tous les astres les plus brillants, ne versaient plus à son gré sur la terre que de tristes et pâles ombres. Encore un coup, chrétiens, qu'il faut que cet Être divin renferme en lui-même d'amabilités et de charmes, puisqu'il tient attachés, collés et abimés tous les en- tendements des Anges et des hommes durant une éternité tout entière, sans qu'ils se lassent de le voir, de le contempler, de l'adorer et de l'aimer ! Ah ! mes frères, comprenez donc quel est l'excès de votre im- piété et de votre folie, de vous laisser ensorceler par le charme de tant de beautés périssables, tandis que vous refusez votre amour à ce grand Dieu, à ce Dieu souverainement parfait, qui seul mérite toutes les ar- deurs et toutes les tendresses de votre cœur.

Mais ce n'est pas assez : non-seulement Dieu mérite d'être aimé par les perfections infinies qu'il renferme :

220 SUR l'amour de dieu.

Diliges Dominum Deum; nous devons l'aimer encore, parce qu'il est tout à nous, et qu'il nous y engage par ses bienfaits continuels : Diliges Dominum Deum tuum. C'est ma troisième réflexion.

TROISIÈME POINT.

Oui, mes frères, Dieu est tout à nous, et il est tel- lement à nous, dit saint Augustin, qu'il semble, pour ainsi dire, qu'il ne soit Dieu que pour nous. Que de bienfaits signalés n'avons-nous pas reçus et ne rece- vons-nous pas encore tous les jours de la main de notre Dieu! Il nous a donné tout ce qu'il a fait, il nous a donné tout ce que nous sommes, il nous a donné tout ce qu'il est. 0 vous qui êtes si sensibles aux bienfaits, et qui vous piquez de générosité envers toute personne qui vous oblige, si ces trois excès de profusion de la part d'un Dieu ne vous engagent pas à l'aimer, dites-moi, quelle apparence de raison pou- vez-vous avoir pour excuser une si noire, une si impie ingratitude? Jetez donc, je vous prie, un coup d'œil sur tout ce vaste univers. Voyez le ciel, l'air, la terre, toutes les eaux qui l'arrosent, tous les arbres qui la couvrent, les fleurs, les fruits qui l'ornent et qui l'embellissent, tous les animaux dont elle est peuplée, toutes les créatures enfin qu'elle renferme; tout cela, mes frères, est à vous, et c'est Dieu qui l'a fait pour l'amour de vous. A ces traits, de quels sentiments de reconnaissance, d'admiration et d'amour ne devez- vous pas être saisis envers l'Auteur de tous ces excel- lents ouvrages qui ne les a faits que pour vous? Je vous demande, mes frères, quelle fut la joie delà Reine

SUR l'amour de dieu. 221

de Saba, à la \ue des richesses et de la magniGcence du palais de Salomon! L'Écriture remarque qu'elle en fut transportée hors d'elle-même : Videns domum et ordines minislraniium , non habebat ullrù spiri- tum (i). Mais si on eut dit à cette Reine que ce ma- gnifique palais n'était construit que pour elle; que ces riches meubles, que ces jardins délicieux, que ces harmonieux concerts, n'étaient préparés que pour son plaisir; si on lui eut dit que ce nombre infini d'Offi- ciers qui se présentaient à ses yeux, n'étaient établis que pour exécuter ses volontés et la servir; je vous le demande encore une fois, quel eût été son étonnement, sa surprise; quel eût été l'excès de sa joie; quels eus- sent été les tendres mouvements de son cœur pour Salomon! Or, ce qu'on ne dit pas à cette Reine, au sujet du palais qu'elle admirait, on vous le dit à vous, par rapport à ce vaste univers que vous habitez. Et qui vous le dit? c'est ce même Dieu qui vous a tiré du néant, et qui ne vous en a tiré qu'après avoir formé ce monde entier pour être soumis à vos ordres, et fournir à tous vos besoins et à tous vos plaisirs. Voilà que je vous donne tout, dit-il à l'homme après avoir créé l'univers, et que tout est à vous : Ecce omnia dedi vobis (2). Ah! mon cœur, comment pour- ras-tu n'être pas touché des plus vifs sentiments d'amour pour un Dieu qui a opéré pour toi tant de merveilles, et qui n'a formé une si prodigieuse mul- titude de créatures, que pour ton usage, que dans la vue de le plaire et de t'élever à lui! Eh quoi! doit se

(1) III. Rcg. X. 4. 5. (2) Gcn. 1. 29.

:222 SUR l'amodr de dieu.

dire chacun de nous, quoi! j'ai pour Maître et pour Père un Dieu qui n'a besoin ni de soleil pour l'éclai- rer, ni de feu pour l'échauffer, ni d'air, ni d'eau pour le rafraîchir, ni de maison pour le loger, ni d'aliment pour le nourrir, ni d'odeur, ni de couleur pour le charmer et le réjouir, ni de rien de tout ce qui est ici-bas pour le faire subsister : c'est moi qui ai besoin de tout cela, et c'est uniquement pour moi, pour sub- venir à mes nécessités, pour pourvoir même à mes innocents plaisirs, que sa Providence a formé tous ces excellents ouvrages et a produit tous ces miracles de la nature ; et je ne suis pas transporté pour lui d'a- mour! Ah! ne faudrait-il pas que je fusse un monstre d'ingratitude! Mais non-seulement il nous a donné tout ce qu'il a fait, il nous a donné encore tout ce que nous sommes, en nous donnant l'être et la vie, et tout ce qui peut contribuer à nous les conserver. En- tendez-vous, peuple ingrat et insensé, s'écrie le Pro- phète, vous seriez encore dans le néant, comme une infinité d'autres qui n'existeront jamais : c'est le Sei- gneur votre Dieu, votre Père, qui vous en a miséri- cordieusemeul tirés, qui vous a faits et qui vous a créés semblables à lui, pour nous rendre participants un jour de son bonheur. C'est lui qui a formé votre âme de ses divines mains, cette âme qui fait la plus noble partie de vous-même, cette âme si excellente et si précieuse, spirituelle, immortelle, et comme divi- nisée, capable de le connaître, de l'aimer et de le glorifier à jamais. C'est lui qui nous a formé nos corps avec tant d'art et de sagesse dans le sein même de nos mères, ces yeux qui nous sont si chers, celle lan-

SLR l'amour de weu. 243

gue qui nous sert à tant d'usages, ces oreilles qui nous font entendre, ces pieds qui nous aident à mar- cher, ces mains, ces bras, et généralement tout ce qui compose, qui orne et qui embellit ce chef-d'œuvre de ses divines mains. Ah! tant de bienfaits réunis dans celui de notre création, n'exigent-ils pas de nous l'amour le plus vif et le plus reconnaissant envers celui de qui nous les avons reçus? Mais ce qui me paraît encore plus obligeant de la part de noire Dieu, c'est l'infinie bonté avec laquelle il veille sans cesse à notre conservation : car s'il cessait un seul moment de nous soutenir et de veiller sur nous, bientôt, hélas! toutes les parties de ce corps si bien arrangées se dé- mentiraient, tout fondrait, tout serait dans une hor- rible confusion, et bientôt nous rentrerions dans le chaos et le néant dont nous sommes sortis. Je vous le demande, mon cher auditeur, quelle reconnaissance et quel amour n'auriez-vous pas pour un homme qui vous aurait tiré d'un grand danger, qui vous aurait conservé et prolongé la vie de quelques années? Eh, mes frères, il y a dix, vingt, trente, quarante ans que Dieu vous rend ce service. Sans sa protection et son secours, mille et mille fois vous auriez perdu la vie qu'il vous a donnée, et vous seriez retombés dans la poussière dont il vous a tirés. Et quel est votre retour vers lui, votre reconnaissance et votre tendresse pour un Dieu si bon et si libéral? Et ne me dites point ici que ces bienfaits sont communs à tous les hommes; car, parce qu'ils sont plus communs, devez-vous pour cela y être moins sensibles? Mais manquez-vous de raisons particulières qui vous engagent à l'aimer? Qui

224 SUR l'amour de dieu.

doute que ce souverain Créateur de toutes choses n'eut pu vous faire naître, comme tant d'autres, de parents idolâtres ou nourris dans l'erreur, ou du moins de parents impies et libertins qui n'auraient pris aucun soin de votre conduite, et qui vous auraient fait sucer avec le lait tous leurs dérèglements de tous leurs vices? Ah! comptez-vous pour un petit bienfait, la grâce qu'il vous a faite d'être dans le grand jour de la foi, dans le sein de l'Église, et issu d'une famille dont vous avez reçu la plus sainte et la plus honnête de toutes les éducations? Mais de combien d'autres grâces qui vous ont été plus particulières encore, son aima- ble Providence ne vous a-t-elle pas comblé dans tous les âges de votre vie? Que de secours si nécessaires et si peu attendus n'en avez-vous pas reçus dans le temps même que vous en étiez le plus indigne! De combien d'autres malheurs ne vous a-t-il pas délivré? de combien de redoutables ennemis ne vous a-t-il pas fait triompher? de combien de tentations violentes ne vous a-t-il pas rendu victorieux? Est-ce un petit don de sa part, que la santé et le temps qu'il vous donne, et qu'il refuse à tant de milliers d'hommes que la mort enlève au moment que je parle, au milieu de leurs plus florissantes années, et peut-être au milieu de leurs plus grands désordres? N'est-ce pas enfin de ses divines mains que vous avez reçu ce succès, cette prospérité, cette abondance, cet esprit, cette beauté, ces talents, toutes ces belles qualités qui vous distin- guent si fort dans le monde, tandis qu'il en laisse une infinité d'autres dans Tobscurité, dans l'infirmité, dans toute sorte de misère et de mépris ? Ah ! chrétiens.

SUR L*ÂMOUR DE DIEU. 225

comptez, si vous pouvez, tous les moments de votre vie, et vous reconnaîtrez aisément qu'il n'en est pas un seul qui ne soit marqué par quelque trait de bonté de votre Dieu. Voilà, mes frères, ce que le Seigneur a fait et ce qu'il fait encore tous les jours en votre faveur, pour vous prouver Texcès de son amour. Ingrats que vous êtes! Dieu n'en a-l-il pas encore assez fait pour mériter votre cœur? Faut-il encore de nouveaux miracles et de nouveaux bienfaits pour exciter votre reconnaissance et votre tendresse? Les voici : car non content de vous avoir donné tout ce qu'il a fait, tout ce que vous êtes, il vous donne encore tout ce qu'il est.

Oui, mes frères, Dieu nous donne tout ce qu'il est; il nous donne son Fils! Ah! chrétiens, Dieu nous donne son Fils! Pouvait-il nous donner davantage! Il nous donne son Fils, qui est sa propre substance et un autre lui-même; son Fils qu'il engendre de toute éter- nité dans la splendeur de sa gloire; son Fils, qui est l'unique objet de ses plus tendres complaisances. C'est ce Fils adorable qu'il nous donne, qu'il immole, qu'il sacrifie, qu'il fait mourir sur une croix pour nous. Oui, mon Dieu, c'est avec cet excès, c'est avec cette ardeur incompréhensible que vous avez aimé les hom- mes, jusques à arracher, pour ainsi dire, de votre sein ce Verbe consubstanliel à vous-même, pour le donner à des ingrats, à des perfides, à des pécheurs, pour en faire leur victime : Sic Deus dilexit mundum, ut Fi- Hum suum imigenitum daret (i). 0 excès de charité de

(«) Joan. m, 16.

14

236 SUR l'amour de dieu.

la part d'un Dieu ! quel est le cœur si dur et si insen- sible qui ne se laissera pénétrer et embraser de ces flammes! Mais l'amour de notre Dieu va bien plus loin encore. Ce n'est pas assez pour lui de s'être donné à nous dans l'adorable mystère de l'Incarnation, en se faisant homme, et en mourant sur une croix pour nous : ce même Dieu revient encore tous les jours sous nos yeux, couvert des viles espèces du pain, dans l'auguste sacrement de l'Eucharistie, pour s'unir plus intime- ment à nos cœurs, pour nous servir d'aliment et de nourriture, et pour prendre lui-même en nous ses plus chères délices. Enfin poussant sa charité aussi loin qu'un Dieu peut la porter, il veut encore lui-même devenir pendant toute l'éternité, notre sort, notre possession, notre héritage, ou, pour mieux dire, n'être plus dans le Ciel qu'un avec nous, en nous rendant vivants de sa vie, heureux de son bonheur, glorieux de sa gloire, immortels de sa propre immortalité. Ah! mes frères, après de tels excès, ne devons-nous pas nous écrier ici avec le Prophète : Que le Dieu d'Israël est bon, qu'il est doux, et qu'il est miséricordieux, qu'il est libéral et magnifique envers les hommes! Non, sa bonté, sa douceur, sa miséricorde, sa clémence et son amour pour nous, sont au-dessus de toutes nos expressions et de nos pensées. J'abandonne donc, mes frères, à vos plus profondes méditations, tous les excès de sa charité. L'éloquence humaine n'a rien à y ajou- ter : ce sont de ces sujets qui en confondent toutes les règles et qui en efi'acent toutes les couleurs.*

Mais après avoir considéré, mes frères, tous ces puissants motifs qui vous portent si efficacement à

SUR l'amour de dieu. 227

aimer votre Dieu, serez-voiis si déraisonnables et si durs, que dis-je? serez-vous si impies, que de lui re- fuser voire amour? Quoi! un Dieu vous commande de Taimer, et ne s'irrite contre vous que parce que vous ne l'aimez pas; il possède lui seul toutes les perfec- tions, tous les attraits et toutes les beautés qui peu- vent toucher un cœur raisonnable; il vous a aimés lui- même de toute éternité de son plein gré, sans y être engagé par votre mérite, sans y être obligé par vos services, et sans aucun intérêt de sa part; il vous aime encore avec ardeur et avec empressement, et, si j'ose le dire, sans ménagement et sans mesure, jusqu'à vous donner tout ce qu'il a fait et tout ce que vous êtes, jusqu'à se donner lui-même pour vous témoigner son amour : cependant, cœurs insensibles et dénaturés! quel est votre juste retour envers lui? quel est votre attachement et votre tendresse pour un Dieu si bien- faisant et si aimable? quel est votre empressement à lui plaire, votre juste crainte de l'offenser, votre exac- titude à garder sa sainte loi, votre soumission à sa volonté, et votre patience dans les divers maux de cette vie? Quel est enfin votre zèle et votre ardeur à le faire connaître, à le faire aimer de tous les hommes, de toutes les personnes surtout que sa divine Providence a confiées à vos soins? Ah! ingrats, le ciel, la terre, toutes les créatures de l'univers entier, tout vous crie d'aimer votre Dieu , tout vous le dit, tout vous y in- vite; et tout me dit d'une autre part que vous ne l'ai- mez pas. Déplorable aveuglement des hommes! il ne faut quelquefois dans le monde qu'un seul bienfait pour leur faire concevoir les sentiments d'une éter-

228 8UB lYmour de dieu.

nelle amitié pour la personne de qui ils l'ont reçu; et vous, grand Dieu, devant qui tout l'univers n'est qu'un atome et qu'un néant, vous paraîtrez à nos yeux sous un visage rempli de charmes, avec un cœur tout brû- lant d'amour, et les mains pleines de bienfaits pour les répandre sur nous, sans donner aucune atteinte à nos cœurs et sans faire aucune impression sur nos es- prits! Mais je vais plus loin, chrétiens : si un étranger, un inconnu, un barbare vous eut rendu le moindre des services que Dieu vous rend tous les jours; ah ! je suis si parfaitement convaincu de votre bon cœur, que je ne doute pas que vous n'eussiez pour lui une tendresse extrême, quoique vous ne l'eussiez jamais vu, quoique vous n'en dussiez jamais plus rien attendre. Malheu- reux que vous êtes! n'y aura-t-il donc que votre Dieu qui, à force de titres et de bienfaits, ne puisse pas gagner un cœur que vous livrez, que vous prodiguez à tout autre objet? Car enfln, à quoi ne le prodiguez- vous pas ce cœur qui n'est fait que pour Dieu? (rou- gissez-en ici, chrétiens, et confondez-vous); hélas, à de faibles et indignes créatures qui ne sont que cen- dre et que poussière, à de fragiles beautés qui ne sont ce qu'elles sont que par l'illusion de la couleur, des ajustements et du fard, et qui sont d'autant plus viles et plus méprisables qu'elles ont besoin de tous ces artifices pour cacher leurs défauts. Voilà ces idoles à qui vous avez porté votre encens et vos soupirs, peut- être depuis que vous êtes au monde. Mais enfin ces idoles périront bientôt, et il ne vous restera que la honte et le regret d'y avoir mis vos complaisances et attaché votre cœur. Mais encore, à qui livrez-vous ce

SUR l'amour de dieu. 229

cœur dont Dieu est si jaloux? le dirai-je? à de faibles biens, à des biens périssables, qui ne sont rien par eux-mêmes, dont l'acquisition vous coûte des peines inCnies, et dont la perle vous cause mille regrets cui- sants; à de l'or, à de l'argent qui n'est estimable que par le caprice et la fantaisie des hommes; à des vian- des, à des liqueurs qu'il faut qu'on déguise chaque jour pour les rendre plus supportables à votre goût dépravé; à des honneurs frivoles qui n'ont rien de réel, et qu'un souffle de vent emporte; à des plaisirs enfin qui portent leur poison dans leurs charmes, et qui vous tuent en vous amusant et en vous flattant. Voilà, pécheurs, ce qui attire vos soins, votre empres- sement, votre amour, au préjudice de votre Dieu. Voilà ce que vous recherchez, ce que vous aimez à la folie; et votre Dieu essentiellement bon, et votre Dieu éternellement grand et souverainement aimable, ah! tout me le dit, encore une fois, vous ne l'aimez pas. Misérables enfants des hommes! s'écrie le Prophète, jusques à quand n'aimerez-vous donc que la vanité et le mensonge? N'entendez-vous pas, vous dit saint Au- gustin, toutes les différentes voix qui s'élèvent de parmi toutes les créatures, pour vous reprocher votre endurcissement et votre stupidité déplorable, et pour vous engager à détacher vos cœurs de tous ces mépri- sables objets, pour ne les attacher qu'à Dieu seul : Clamât cœlum, clamât terra. Non me diligas, sedDeiim. Ah! Seigneur je ne mériterai plus ce juste et acca- blant reproche, puisque c'est à ce moment même que je tourne mes yeux, mon esprit, mon cœur, toutes mes affections vers vous, et que je veux vous aimer unique-

li.

230 SUR l'amour de dieu.

ment. Oui, je veux vous aimer, et vous aimer unique- meul toute ma vie. Car quelle ingratitude énorme, quelle affreuse injustice, que de vous refuser plus long-temps un amour qui vous est par tant de titres? Vous me commandez de vous aimer : puis-je refuser de vous obéir, ayant sur moi le pouvoir et l'autorité que vous avez, et daignant vous en servir pour me faire un commandement si aimable et si doux? Vous êtes rempli de tant de charmes et de tant de beautés : comment pourrais-je donc vous refuser mon amour, ô centre de toutes les perfections? Vous m'engagez à vous aimer par de si insignes bienfaits : ne serais-je pas bien ingrat, si je ne vous payais d'un juste retour, et si je ne vous aimais de toutes les forces et de toutes les affections de mon cœur? Ah! je vous donne donc mille et mille fois tout mon amour, tout l'amour le plus ardent et le plus étendu dont une fai- ble créature puisse être capable. Je vous aime de tout mon esprit, je vous rends dès à présent l'unique maî- tre de toutes ses pensées. Je vous aime de tout mon cœur, et je vous consacre ici mille fois toutes ses ten- dresses et tous ses désirs. Je vous aime de toute mon âme, et je vous jure qu'elle n'aura désormais de pen- chant, d'inclination et de goût, que pour vous. Je vous aime de toutes mes forces, et j'ose vous protester qu'il n'y aura rien au monde que je ne fasse, que je ne sacri- fie, que je n'entreprenne et que je ne souffre pour votre amour et pour votre gloire. Faut-il, ô mon Dieu, que pour vous témoigner l'amour dont je brûle pour vous, je renonce à mes passions, que je me détache de tous les faux biens de celte vie, que je m'interdise les com-

SUR l'amour de dieu. 23 1

pagnies mondaines, ces danses, ces fréquentations, ces spectacles qui me détournent de votre saint amour; que j'abandonne pour toujours ces funestes créatures qui vous ont disputé si long-temps la possession de mon cœur? Je les quitte, je les fuis pour toujours; je vous fais tous ces sacrifices. Faites que pour vous prouver mon attachement et ma fidélité, j'accomplisse votre loi, j'exécute vos saintes volontés, je suive exacte- ment jusqu'à vos plus parfaits, conseils mêmes et vos maximes, que je pratique la charité, l'humilité, l'obéis- sance, toutes les vertus chrétiennes. Faut-il enfin que je souffre la calomnie, le mépris, la persécution, l'in- justice, toutes les croix et toutes les adversités de cette vie, le fer, la violence et la mort même? Ah! je suis prêt à tout entreprendre et à tout soufl'rir pour vous prouver toute l'ardeur et toute la vivacité de mon amour. Votre amour, Seigneur, votre seul amour sera la règle, le principe et le mobile de toutes mes pen- sées, de tous mes désirs et de toutes mes actions. Votre amour, votre seul amour fera toute mon oc- cupation, toute ma joie, tout mon repos, toutes mes délices, la source de tout mon bonheur dans cette vie; votre amour, votre seul amour fera le sujet de mon éternelle félicité dans l'autre, que je vous souhaite, mes frères, Au nom du Père, etc.

DEUXIÈME SERMON

SUR L'AMOUR DE DIEU.

Diliges Dominum Deum tuum ex loto corde tuo, et ex tota anima tua, et ex totu fortitudine tua.

Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, de tout voire cœur, de loule voire âme, el de toutes vos forces.

Deut. YI.5.

C'est ainsi, chrétiens, que Moïse conclut son discours aux Israélites, après leur avoir fait sentir l'indispensa- ble obligation ils étaient d'aimer un Dieu qui les comblait de tant de biens; et telle est la juste conclu- sion que vous avez tirer du dernier discours que j'ai eu l'honneur de vous faire. Ama itaqiie Dominum Deum tuum (i) : Aimez donc le Seigneur votre Dieu, mes frères : il le veut, il vous le commande, comme votre Souverain et votre Maître, et c'est tout ce qu'il exige absolument de vous. Il le mérite comme votre Dieu; et c'est lui seul qui le mérite, parce qu'il ren- ferme lui seul toutes les beautés et toutes les perfec- tions qui peuvent toucher et ravir un cœur suscepti- ble d'amour. Il vous y engage par les bienfaits conti- nuels dont il vous prévient, en se donnant même tout à vous : seriez-vous assez ingrats que de lui refuser votre cœur, et de n'être pas tout à lui? Aimez donc le Seigneur votre Dieu, mes frères : Ama itaque Domi-

(i) Dcui. XI. 1.

SUR l'amour db dieu. 255

num Deum tuum. Ah! quand une fois, chrétiens, nous saurons bien aimer, nous posséderons dans cet amour toute la science du salut; et dès cette \ie même nous commencerons ce qui doit faire toute notre occupation et tout notre bonheur dans réternilé. Mais n'est-il pas étrange, mes frères, qu'uniquement créés pour aimer notre Dieu, nous ayons peut-être ignoré jusqu'à présent en quoi consiste son saint amour? et que, soumis à sa loi, nous ne connaissions pas le premier et le plus grand de tous les préceptes que cette même loi nous impose? Il est donc important pour vous, et d'un de- voir essentiel pour moi , de vous en donner une con- naissance claire et exacte; et c'est ce que j'entreprends aujourd'hui dans cette Instruction. Car inutilement je vous aurais proposé tous les puissants motifs qui vous portent à aimer votre Dieu, si je ne m'attachais en- suite à vous expliquer les règles et la pratique de cet amour. Or, c'est à quoi nous allons procéder, après que nous aurons salué Marie, en lui disant avec l'Ange : Ave, Maria.

PREMIER POINT.

Si je demande à chacun de vous, disait saint Gré- goire à ses auditeurs, s'il aime Dieu ; il n'y en a point qui, sans hésiter, ne soit prêt à s'écrier qu'il l'aime sûrement : Securâ mente respondet, Diligo. Que dis- je! il n'est pas même jusqu'aux personnes les plus en- gagées dans le monde, qui ne répondent avec as- surance qu'elles aiment Dieu autant qu'elles sont capables de l'aimer : Securâ mente respondet, Piligo. Mais que vous reconnaîtrez bientôt, chrétiens, l'illu-

SSi' SLR l'amour de dieu.

sion et la fausseté de votre amour, si vous voulez bien vous donner la peine d'en juger par les principes que je m'en vais établir, et par la règle que Dieu nous en donne lui-même. Aimer Dieu de la manière qu'il l'or- donne, dit Jésus-Christ, nous intimant et nous expli- quant ce divin précepte dans l'Évangile, c'est l'aimer de tout notre esprit, de tout notre cœur, de toute notre âme : Diliges Domimun Deum tuum ex loto corde tuo, et in tota anima tua, et in tota mente tua (i). C'est par-là, dit saint Augustin, que le Seigneur a voulu exiger de la créature raisonnable tout ce qu'elle a de plus précieux. En lui demandant son esprit, il a voulu se rendre maître de toutes ses pensées ; en lui deman- dant son cœur, il a voulu se consacrer toutes ses affec- tions et toutes ses ardeurs ; en lui demandant son âme, il a voulu se rapporter à lui-même tous- ses mouve- ments et toutes ses actions : en sorte, dit le saint Docteur, que par ce précepte aussi étendu qu'il est. Dieu n'a voulu laisser à l'homme aucune partie vide de lui-même, et a voulu l'occuper entièrement lui seul : Nullam partem vacuam in ipso reliquit, nt nullâ re alià velit frui. C'est tend tout l'effort de l'amour et de la charité : Quà totus dilectionis impe- tus currit; et en quoi consiste, dit le même Saint, toute la pratique de l'Amour divin. Mais, hélas ! qui est-ce qui l'aime de la sorte? presque personne. En effet, dans les uns, c'est un amour divisé et partagé ; ils ne veulent rien sacrifier pour Dieu : dans les au- tres, c'est un amour stérile et oisif; ils ne veulent rien

(i) Mallb. xxM. 3'

4

SUR l'amoi'r de dieu. 233

faire pour Dieu : presque dans tous c'est un amour délicat et commode; ils ne veulent rien souffrir pour Dieu. Or, l'aimer de celle manière, c'est s'abuser, c'est s'aveugler, puisque ce n'est pas l'aimer vérita- blement et comme il prétend que nous l'aimions. Voici donc l'amour qu'il exige de nous par ce grand cortimandement qu'il nous impose, lorsqu'il nous dit : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, de tout votre esprit, de tout votre cœur, de toute votre âme. Il demande pour preuve de votre amour, qu'il n'y ait rien que vous ne soyez en état de sacrifier pour vous attacher uniquement à lui ; qu'il n'y ait rien que vous ne soyez résolu d'entreprendre pour le servir; qu'il n'y ait rien enfin que vous ne soyez dans la disposi- tion de souffrir pour lui plaire; en un mot, il vous demande un amour qui vous fasse tout sacrifier, qui vous fasse tout entreprendre, et qui vous fasse tout souffrir pour sa gloire, chaque fois que l'occasion s'en présente. Trois circonstances, chrétiens, qui nous découvrent parfaitement toute la force et toute l'é- tendue de ce premier de tous les préceptes, et qui demandent toute la docilité de votre esprit et toute la soumission de votre cœur. 0 vous qui vous flat- tez d'aimer votre Dieu, parce qu'il s'élève quel- quefois dans votre ame quelque léger sentiment d'a- mour pour lui, reconnaissez à ces traits, mais avec une vive douleur, que vous ne l'avez jamais véri- tablement aimé; et reconnaissant votre malheur, travaillez efficacement à le réparer, en aimant désor- mais votre Dieu de la manière qu'il le veut et qu'il le mérite.

236 SUR l'amour de dieu.

Je dis, en premier lieu, que Dieu demande de vous un amour qui vous fasse tout sacrifier pour lui, en sorte que vous soyez disposés, mais sincèrement, à perdre tout ce que vous avez de plus cher au monde, plutôt que de consentir à perdre un seul moment sa grâce et son amour. Dieu, mes frères, ne vous com- mande pas absolument de Taimer d'un amour tendre et sensible; cette sensibilité n'est pas toujours en votre pouvoir : il ne vous commande pas de l'aimer d'un amour contraint et forcé; il ne lui serait pas honorable d'être aimé de la sorte : il ne vous commande pas même de l'aimer d'un amour fervent jusqu'à un cer- tain degré ; ce degré de ferveur ne vous étant point connu, Dieu, par condescendance à votre faiblesse, n'a pas voulu vous le prescrire. Mais il exige de vous, et il l'exige sous peine d'une éternelle damnation, que vous l'aimiez préférablement à toutes les créatures, que vous l'aimiez par-dessus tout ce qui n'est pas Dieu, que vous l'aimiez plus que tous les biens exté- rieurs et sensibles, que vous l'aimiez d'un amour qui vous engage à sacrifier toutes les attaches et à rompre tous les liens qui peuvent vous séparer de lui. N'eus- siez-vous, en un mot, qu'un cher et unique Isaac, il veut que, comme le fidèle Abraham, vous soyez prêt à tout moment à le sacrifier, à l'immoler pour sa gloire. Voilà, mes frères, ce que Dieu lui-même nous a appris en cent endroits de l'Écriture, et voilà à quoi se termine le devoir capital de l'homme : Diliges Dominum Deum tuum. Et ne pensez pas, au reste, dit saint Chrysostôme, que le Seigneur en demande trop; puisqu'à le bien examiner, il ne peut pas en demander

SUR l'amour de dieu. 237

moins. Car enfin, comme le remarque ce saint Doc- teur, Dieu étant au-dessus de tout et dominant sur toutes les créatures, que peut-il moins exiger de nous que d'être aimé au-dessus de toutes choses et par pré- férence à tout être créé? Voyez donc à présent si vous pouvez aujourd'hui vous rendre ce consolant et glo- rieux témoignage, que vous aimez voire Dieu. C'est saint Paul qui vous donne une règle sûre et infaillible pour le connaître. Mon cher frère, vous dit cet Apôtre des nations, de toutes les choses que vous envisagez dans le monde et qui pourraient être les objets de votre ambition et de votre cupidité, en est-il quel- qu'une capable de vous ébranler et de vous renverser, s'il s'agissait de donner à Dieu une preuve de votre amour et de la fidélité que vous lui devez? Quis nos separabit à caritate Christi? Y aurait-il donc dans tout l'univers quelque objet si dangereux et si redoutable, qu'il put vous séparer de l'amour de Jésus-Curist? Si vous étiez, par exemple, réduit à soutenir une violente persécution, et qu'il fût en votre pouvoir de vous en délivrer par une vengeance permise selon le monde mais condamnée de Dieu, vous en délivreriez- vous à celte condition? An persecutio (i)? Si par un revers de fortune, ou par la perle d'un procès, vous vous trouviez dans une extrême misère, et qu'il ne tînt qu'à vous, pour en sortir, de franchir un pas hors des bor- nes de la justice et de la conscience, oseriez- vous le hasarder? An angustia? Si pour acquérir ou pour conserver la faveur et la protection d'un riche du siè-

(i) Rom. VIII. 35.

T. m. 15

258 SUR l'amour de dieu.

cle, il ne de dépendait que d'avoir pour lui une com- plaisance criminelle, l'auriez-vous en effet au préju- dice de votre pureté et de votre devoir? ^InpnncipafMS? Si la voie de Tiniquité, enfin, était la seule par vous puissiez vous sauver dans une occasion il y irait de votre vie, succomberiez-vous à la crainte de la mort, et aimeriez-vous mieux commettre le péché que de mourir? An pericidum? Ah! mes frères, sa- chez que si l'amour que vous croyez avoir pour Dieu n'est pas d'une qualité à prévaloir au-dessns de tout cela, et à vous faire sacrifier généralement tout ce que vous regardez comme vos plus chers intérêts, quelque ardent et quelque affectueux d'ailleurs qu'il puisse paraître, ce n'est point l'amour que Dieu vous de- mande. Pourquoi? parce que cet amour prétendu ne donne point à Dieu, dans votre cœur, la place qu'il y doit occuper, et que faisant plus d'état de votre vie, de vos biens, de vos plaisirs, de votre repos, de votre honneur, que de Dieu même, cet amour n'est point l'amour de préférence qu'il attend de vous et que la loi vous ordonne : Diliges Dominum Deum tunm. Et c'est ainsi, chrétiens, que saint Augustin l'avait également compris, lorsque instruisant son peuple sur le même su- jet quejetraite, il leur dit: Que votre cœur me réponde, mes frères : Respondeat coi' vestrum, fratres; car pour aujourd'hui c'est votre cœur que j'interroge, n'osant pas m'en tenir au témoignage de votre bouche; sa- chant bien que sur ce qui regarde l'amour, il n'y a que le cœur qui ait droit de parler. Que ce soit donc votre cœur qui parle : Respondeat cor vestrum. Si Dieu, dit ce saint Docteur, vous laissait sur la terre dans la

SUR L'àUOUR DE DIEU. 259

possession detous les biens, dans la jouissance de tous les honneurs et de tous les plaisirs, dans une santé parfaite, et qu'il \ous dît : Je vous donne tout cela, vous le posséderez toujours, et vous ne serez jamais sujet à la mort; mais aussi je vous déclare que vous ne me verrez jamais, que vous n'entrerez jamais dans ma gloire : Ergo si diceret Deus, Faciem meam non videbitis; an gauderelis istis bonis? Je vous le demande, reprend saint Augustin, si Dieu vous parlait de la sorte, seriez-vous content d'une pareille destinée, ou enseriez-vousréellementaflligé? accepteriez-vous cette offre, ou bien ne l'accepteriez-vous pas : An gandere- tis istis bonis? Ah ! si cette proposition vous révoltait, si vous ne l'acceptiez pas, ce serait une preuve évi- dente que vous aimeriez Dieu de tout votre cœur, puisque vous le préféreriez à tous les biens créés; mais, au contraire, si vous étiez assez malheureux que de l'accepter et de vous en réjouir, ce serait une mar- que infaillible que vous n'avez pas encore seulement commencé de l'aimer : Si gauderes, nondum cœpisH esse amator Dei; et la raison qu'en donne ce saint Docteur, c'est que l'indispensableloidela charité vous oblige à aimer Dieu, et à désirer de le posséder, plus que toutes les richesses, plus que tous les plaisirs, plus que tous les biens temporels, plus que vos parents, vos amis, plus que votre vie même et que tout ce que vous avez de plus cher au monde; et que tout, géné- ralement tout, doit être sacrifié pour le posséder et pour lui plaire, sans quoi point d'amour ni de charité pour Dieu. De là, mes frères, comprenez combien Dieu est peu aimé des hommes, puisqu'il y en a si peu qui

240 SUR l'amour de dieu.

aient pour lui cet amour de préférence, et qui soient en état de tout perdre et de tout sacrifier plutôt que d'encourir sa disgrâce. En effet, hommes charnels et corrompus! comment pouvez-vous dire que vous ai- mez Dieu, vous qui ne vous attachez qu'à de fragiles et à de viles créatures que vous aimez, que vous re- cherchez, que vous adorez comme autant de divinités; à qui vous sacrifiez ce que vous avez de plus précieux, à qui vous consacrez tous vos pensées et tous vos sen- timents, et pour qui vous avez toutes sortes de com- plaisances, jusqu'à oublier, jusqu'à négliger, que dis-je? jusqu'à mépriser même l'obligation essentielle que vous avez de n'aimer que votre Créateur et votre Dieu?

Pères et mères, de quel front oseriez-vous vous as- surer que vous aimez Dieu, vous qui, pour enrichir, pousser, élever et agrandir vos enfants, ne vous faites aucun scrupule de vous rendre coupables de mille in- justices que la loi de Dieu vous défend? vous qui, pour ne pas déplaire à ces enfants dont vous êtes ido- lâtres, les laissez vivre dans une licence effrénée et au gré de leurs passions, sans jamais les reprendre, sans jamais les châtier? Ne méritez-vous pas que Dieu vous fasse le même reproche qu'il fit au grand-prêtre Héli : Magïs honorasti filios tuos quàm me (i). Parce que vous avez eu plus d'amour pour vos enfants que pour moi, je vous réprouve et je vous abandonne.

Femmes chrétiennes, comment auriez-vous la pré- somption de protester que vous aimez Dieu, vous qui

(i) I. Reg. II. 29.

SUR l'amour de dieu. 241

sacrifiez si souvent à votre passion criminelle la pureté, la sainteté du mariage que vous avez embrassé; qui, pour complaire à un mari brutal, allez au-delà des bornes que la pudeur vous prescrit; qui n'avez de pen- sées, de sentiments d'amour et de tendresse et des transports que pour lui, tandis que vous n'avez que de l'insensibilité pour Dieu; vous enfin qui préférez à voire Dieu, un mari, un époux que vous ne pouvez, que vous ne devez aimer que pour Dieu même? Ah! pensez-vous que le Seigneur vous pardonne une si in- digne, une si outrageuse préférence?

Enfin, chrétiens, qui que vous soyez, comment se- riez-vous assez aveugles et assez insensés pour vous flatter d'aimer Dieu, tandis qu'on vous voit si souvent préférer à ce Dieu, un ami, un frère, un parent, un compagnon de débauche dont vous approuvez, dont vous autorisez les violences, les emportements, les ex- cès, les désordres? tandis qu'on vous le voit sacrifier tous les jours à vos intérêts, à votre fortune, à vos plaisirs, à vos passions, à vos débauches, à tant de vanités dont vous êtes le malheureux esclave? ce grand Dieu, dis-je, qui, pour la supériorité de son être, mé- rite lui seul toute votre préférence et tout votre amour !

Ah ! détrompez-vous, mes frères : ni les uns, ni les autres, non, non, vous ne l'aimez pas; puisque dès- lors que vous n'êtes point dans la disposition de pré- férer Dieu à tout, et de tout sacrifier pour sa gloire, vous n'avez plus l'amour qu'il exige de vous et que sa loi vous prescrit : Diliges Dominum.

242 8UR L*Â1I0UR DE DIEU.

6EC0SD POINT.

Mais ce n'est pas assez : non-seulement l'amour de Dieu doit nous porter à tout sacrifier pour lui ; il doit encore nous engager à tout faire et à tout entrepren- dre pour son service. Si vous m'aimez, dit Jésus-Christ, gardez mes commandements, et observez exactement ma loi. Ce n'est donc point ni par les pensées, ni par les mouvements passagers, qu'il faut juger de l'amour que nous avons pour Dieu ; mais par les actions, par la conduite de notre vie, et par tout ce que nous en- treprenons pour sa gloire. En effet, soit que nous con- sidérions cet amour dans son principe ou dans les qualités qui lui sont propres, soit que nous Tenvisa- gions dans les symboles et dans les figures l'Écri- ture sainte nous le représente, partout il est aisé de reconnaître que ce doit être un amour vif, agissant, courageux et capable d'opérer les plus grandes choses. Son principe, c'est Dieu qui agit toujours, qui donne l'être, le sentiment, le mouvement et l'action dans tous les différents sujets il se trouve. Les qualités propres de cet amour sont d'agir, de combattre, d'at- taquer, de résister, de donner de la force aux autres vertus, d'en être l'âme et la vie; ce qu'il ne ferait pas, sans doute, s'il était mort, languissant et oisif. Enfin l'Écriture sainte le compare tantôt au feu, qui est le plus actif de tous les éléments; tantôt aune semence, qui n'est répandue sur la terre que pour y germer et produire; tantôt à une racine, qui ne fait que pousser des rejetons et des branches; et tantôt à une eau vive, qui ne s'arrête jamais, et qui coule toujours pour ap-

6UR l'amour de dieu. ^45

porter do ragrémenl et de la fécondité partout elle passe. D'où nous devons conclure, que l'amour de Dieu est si essentiellement agissant et opérant, qu'il cesserait d'être, dès lors qu'il cesserait d'opérer et d'agir.

La foi, dit saint Augustin, peut être morte, parce qu'on peut croire, sans agir d'une manière conforme à sa croyance : telle est la foi des mondains et des ré- prouvés. L'espérance peut être morte, parce qu'on peut espérer l'éternelle félicité, sans prendre les voies pour y arriver : telle est l'espérance des chrétiens lâ- ches et présomptueux. Mais la charité n'est pas vi- vante, mais l'amour de Dieu n'est pas accompagné de la pratique des bonnes œuvres, certainement il n'y a ni charité ni amour. Cherchez tant qu'il vous plaira, mes frères, c'est toujours le même Saint qui parle, cherchez une charité languissante et paresseuse, un amour inutile, oisif, et qui n'agisse point : Da mihi amorem vacantem in anima; et je vous déOe de le trouver jamais : Et non invenies. Ah! celte vérité est si constante, que quand une fois un cœur est pénétré de cet amour divin, il ne demande qu'à se signaler par des épreuves éclatantes. Oui, quand une âme en est une fois éprise, ce n'est plus de sa part que zèle, que feu, qu'ardeur et que flamme. Ses mouvements secrets sont trop vifs pour ne pas se déclarer et se produire au dehors; ses actions extérieures deviennent les interprètes de ses sentiments intérieurs. Il faut, en un mot, que partout et dans toute occasion elle donne des marques sensibles de son amour au. Dieu qu'elle adore et qu'elle aime tendrement. Un petit détail va

244 SUR l'amour de dieu.

vous le faire sentir. S'agit-il d'accomplir tout ce que la loi de son Dieu lui prescrit de plus pénible et de plus austère : comme elle sait que la plus forte preuve qu'elle puisse lui donner de son amour, c'est l'accom- plissement de sa loi toute sainte, elle court, elle vole, rien ne l'arrête pour en exécuter les moindres pré- ceptes. Quelque pesant que puisse être ce joug, elle ne le sent point, rien ne la rebute jamais. Elle ne s'excuse pas sur sa faiblesse, parce que rien n'est au- dessus de ses forces : elle est en effet capable de tout, puisqu'on la voit pratiquer avec ardeur une infinité de choses qui étonnent et qui découragent tous ceux qui n'ont point d'amour. S'agit-il de dompter ses passions, de réprimer ses penchants, de crucifier sa chair, et de la crucifier, comme dit saint Paul, avec ses vices et ses concupiscences, de résister aux illu- sions du monde, au torrent de la coutume, à l'attrait du mauvais exemple; de faire une guerre continuelle à ses sens, et de se renoncer continuellement soi- même : ah! comme elle est convaincue que quiconque ne porte pas sa croix en cette vie n'est pas digne de Jésus-Christ et ne saurait lui plaire, on la voit, cette âme fidèle, faire tous ces généreux efforts sans peine et sans contrainte, se vaincre, se contrarier, se morti- fier sans cesse, se refuser même avec plaisir toutes les douceurs les plus permises de la vie. Jeûnes, larmes, pénitence, retraite, lecture, privation du jeu, de par- ties, d'assemblées, de spectacles, et de tout ce qui peut être une occasion de péché pour elle, ce sont ses plus chères délices. S'agit-il de pratiquer avec une fidélité constante toutes les œuvres de la charité chré-

SUR L AMOUR DE DIEU. 245

tienne, de supporter les faibles, de corriger les mé- chants, de secourir les misérables, de consoler les affligés, de protéger la veuve et l'orphelin, et de con- tribuer de son crédit et de son bien à les délivrer de l'oppression : ah! persuadée qu'elle ne peut plaire au Dieu de miséricorde, qu'en faisant elle-même miséri- corde, elle ouvre aux pauvres ses mains libérales, aux affligés ses entrailles compatissantes; elle adoucit l'a- mertume des uns, elle soulage l'indigence des autres; elle instruit ceux-ci, elle corrige et ramène ceux-là; non contente de leur pardonner à tous, si elle en a reçu quelque injure, elle prie pour eux, et les comble de biens ; toujours enfin on la voit prête à exercer la charité envers ses frères malheureux, parce qu'ils sont les images, les enfants, les frères du Dieu qu'elle aime uniquement. Enfin, s'agit-il de vaquer à la prière, à la méditation et aux autres exercices de la piété, de fréquenter les Sacrements, de remplir les devoirs de son état, et d'accomplir toute justice, soit à l'égard de Dieu, soit à l'égard du prochain, soit à l'égard de soi-même : comme elle ne trouve de l'attrait et du goût que dans tout ce qui peut la rendre agréable et l'unir toujours plus étroitement au divin objet de son cœur, il n'est aussi aucun de ces devoirs ni aucun de ces saints exercices, elle ne se porte avec toute l'affection et toute l'ardeur dont elle est capable. Voilà, mes frères, les admirables effets de l'amour de Dieu, dans un cœur qui ne respire que pour lui. Voilà ce qu'il produit et ce qu'il opère nécessairement dans une âme qui se sent animée de sa vertu et brûlée de sa flamme. D'où il faut tirer encore une fois celle

15.

246 SUR l'amour de dieu.

conséquence, que l'amour divin, dans une âme, ne saurait être sans mouvement et sans action, et que dès- qu'il n'opère rien de semblable dans vous, il ne peut être véritable : Da mihi amorem vacantem in anima, et non inventes. Je dis qu'il n'opère rien de semblable dans vous : car enfin, que faites-vous pour lui plaire, je vous le demande? quelle violence faites- vous à vos passions, et quelles bonnes œuvres prati- quez-vous pour lui témoigner votre amour? Car enfin, c'est la pierre de touche à laquelle vous devez vous éprouver vous-même, et qui vous fera connaître si vous aimez véritablement votre Dieu. Je ne vous dis rien, au reste, ici de tant de péchés énormes et de tant d'horribles prévarications dont vous vous rendez si fréquemment coupables ; de tant d'indignes mépris que vous faites tous les jours de ses lois et de ses maximes, et qui sont autant de violements essen- tiels de son amour. Non, mais je vous parle seulement de tant d'œuvres de piété auxquelles son amour de- vrait naturellement vous porter, et que vous négligez cependant de pratiquer, parce que vous croiriez peut- être vous avilir et vous dégrader en les pratiquant. En effet, mes frères, si d'une part nous vous exhor- tons, conformément à la loi de votre Dieu, de prati- quer les vertus chrétiennes, d'être plus vigilants, plus attentifs sur vous-mêmes, plus circonspects dans vos paroles, plus modestes dans vos habits, plus modérés dans vos repas, plus sincères, plus équitables dans votre commerce, plus réglés dans toute votre conduite, que nous répondez-vous? Ah! ne nous répondez-vous pas ce que répondirent à Jésus-Christ ces Disciples

SUR l'amour de dieu. 247

lâches et infidèles, que ce discours est dur, que cette doctrine est outrée, que cette morale est trop rigou- reuse et trop sévère, et que vous ne sauriez jamais vous résoudre à la suivre, parce qu'elle vous parait trop peu favorable à vos passions? Si de l'autre nous vous invitons à exercer votre charité envers les pau- vres de Jésus-Ciirist, à vous mettre en état de vous approcher plus souvent du tribunal de la Pénitence et de la sainte Table, à vous rendre plus assidus aux exercices de la Paroisse, et surtout à cette Messe qui s'y célèbre pour les paroissiens chaque Dimanche, et vos Pasteurs ont soin de vous expliquer toujours quelque article de la loi du Seigneur ; quelle foule de raisons n'apportez-vous pas pour manquer à tous ces devoirs que vous mettez au rang des œuvres de suré- rogation, que vous ne croyez propres que pour le peuple et pour les âmes vulgaires? Ne vous flattez- vous pas ridiculement que vos emplois, votre noblesse, votre esprit, sont autant de titres qui vous en dispen- sent? Enfin si nous vous prescrivons des lectures à faire, des messes à entendre, des jeunes, des mortifi- cations à pratiquer, un certain nombre d'exercices de piété à suivre, ah! toujours vous nous alléguez quel- que frivole excuse : la faiblesse de votre âge, la déli- catesse de votre complexion, l'embarras et la multi- tude de vos affaires ; et jamais vous ne pouvez vous résoudre à rien faire ni à rien entreprendre de ce que le Seigneur attend de votre fidélité; en sorte que toute votre vie ne se passe et ne se consume qu'en as- soupissement pour votre salut et qu'en mollesse, et ne devient enfin qu'un tissu d'œuvres mortes et cri-

248 SUR L*AMOUR DE DIEU.

minelles. Et cependant vous nous dites après tout cela, que vous avez la charité, et que vous sentez en vous-même de vives étincelles de l'amour divin; en vérité, n'est-ce pas vouloir tromper les autres par votre hypocrisie, et vous tromper vous-même par l'aveugle- ment le plus volontaire et le plus condamnable? Aveu- gles que vous êtes ! vous vous imaginez donc que de pousser vers Dieu quelques soupirs, que de lui faire quelque protestation d'attachement et de fidélité, que de sentir au-dedans de vous-même quelque saillie et quelque léger mouvement d'amour pour lui, c'est l'aimer véritablement? Mais qufîUe est votre erreur, de prendre pour un mouvement de la grâce, ce qui n'est que l'effet d'une affection naturelle; de regarder comme un effet de votre fidélité, ce qui n'est qu'un simple mouvement de l'Esprit-Saint ; et de confondre l'inspiration qui vous porte à aimer Dieu, avec l'a- mour même! Erreur grossière et présomptueuse, qui ne fait qu'un fantôme et une chimère de la plus grande de toutes les vertus, qui est l'amour de Dieu. Ah ! chrétiens, si vous voulez vous désabuser et être confondus, allez, dit le Prophète, descendez chez ces nations qui adorent de fausses divinités : Transite ad insulas Celhim, et videte; voyez et examinez de près ce qu'elles font pour elles, Et considerate vehementer; combien de vœux, combien d'encens, combien d'of- frandes et de sacrifices, pendant que vous négligez votre Dieu, et que vous ne faites rien pour lui : In Ce- dar mittite, et videle si factum est hujuscemodi (\). Mais

(i) Jerem. ii. 10.

SUR l'amour de dieu. 249

non, détrompez-vous, âmes mondaines, et désabusez- vous vous-mêmes, amants insensés, en considérant tout ce que vous faites tous les jours pour un vil objet que vous aimez. Hélas! que faites-vous, ou plutôt que ne faites-vous pas pour lui plaire? Voire esprit et votre cœur n'étant occupés nuit et jour que de l'objet de votre passion, avec quel zèle ne parlez-vous pas de ses beautés et de ses perfections prétendues? avec quel empressement et quelle vivacité ne vous acquittez-vous pas de tout ce qui peut lui causer le moindre plaisir? avec quelle chaleur ne prenez-vous pas toujours à cœur ses intérêts et tout ce qui le regarde? Quelle appréhension d'encourir sa disgrâce et sa froideur! quelle inquiétude mortelle de lui avoir déplu! mais si vous avez eu le malheur de lui déplaire, quelles assi- duités, et combien d'avances et de démarches humi- liantes ne faites-vous pas pour rentrer dans son ami- tié! quelle attention à vous y conserver! Biens et richesses, dons et présents, honneur et liberté, tout est sacrifié; peines, rebuts, veilles, voyages, lettres, soins et fatigues, rien n'est épargné, et rien ne coûte; et pourquoi? parce que vous aimez. Mais quel peut être l'objet d'un amour si fort et si agissant? hélas! rougissez-en, chrétiens : une indigne créature, qui ne vous prépare peut-être que de l'ingratitude, que des infidélités et des mépris ; pendant que votre Dieu, tout grand, tout libéral, tout puissant et tout aimable qu'il est, est négligé, rebuté et abandonné de votre part, et que vous ne voulez faire aucune démarche pour lui marquer votre amour et votre tendresse. Comment donc, hommes aveugles et insensés, osez-vous nous

250 6UR l'amour de dieu.

dire ensuite avec assurance que vous l'aimez? Non, non, vous n'aimez pas votre Dieu : l'amour divin, non plus que le profane, ne demeure point oisif. Si vous étiez animés de ce feu tout divin, il vous porterait sans contredit à tout faire et à tout entreprendre pour Dieu. J'ajoute enfin qu'il vous engagerait à tout souf- frir pour lui.

TROISIÈME POINT.

C'est dans l'Évangile même que nous trouvons une solide preuve de cette vérité, lorsque Jésus-Christ en- seigne qu'on ne peut donner un plus grand témoi- gnage ni une plus forte preuve de son amour, que lorsqu'on souffre et qu'on endure la mort pour la per- sonne qu'on aime : Majorem hâc dilectionem nemo habet, ut animam suam ponat quis pro amicis suis (i). Et n'est-ce pas ce que le divin Sauveur a voulu nous faire entendre, lorsqu'après avoir exigé de saint Pierre un triple témoignage de son amour, il ajouta, que les ignominies, les opprobres, les prisons, les contradic- tions, les exils, les souffrances et la mort, seraient un jour son partage, et comme les merveilleux effets de l'amour ardent qu'il venait de lui témoigner. Quand vous étiez plus jeune, lui dit Jésus-Christ, vous vous ceigniez vous-même, et vous alliez il vous plaisait; mais lorsque vous serez devenu plus vieux, un autre vous ceindra, et vous mènera vous ne voudrez pas : Cùm esses junior , cingebas te, et ambulabas ubi vole- bas; cùm autem senueris, alius te cinget, et ducet quo tu non vis (2). Or, Jésus lui parla de la sorte, remarque

(1) Joan. XV. 13. (2) Joan. xxi. 18.

SUR l'amour de dieu. 251

l'Évangile, pour lui faire entendre ce qu'il devait souf- frir pour cçlorifîer le Seigneur, et lui donner des mar- ques de l'ardente charité qu'il avait pour lui. En effet, qu'est-ce que cet amour divin n'est pas capable de faire souffrir à une Ame qui en est enflammée? Ah! vous êtes quelquefois étonnés de voir tout ce que les Apôtres ont souffert et enduré pour la gloire de Jésus- Ciirist: veilles, jeûnes, fatigues, pénibles voyages, nau- frages dangereux, mauvais traitements, persécutions sanglantes, prisons, chaînes, tourments, croix et sup- plices. Pour moi, je ne suis point surpris qu'ils souf- frent tout cela courageusement et avec joie, parce quo je sais que l'amour de Dieu les anime, les ravit, les transporte, et qu'ils sont convaincus eux-mêmes qu'ils ne peuvent jouir de ce saint amour qu'autant qu'ils sont trouvés dignes de souffrir l'ignominie et le mé- pris. Vous tremblez, mes frères, vous frémissez même, et vous êtes saisis d'une sainte horreur, chaque fois que nous vous racontons les glorieux combats des Mar- tyrs, de tant de saints vieillards chargés d'années, de tant de jeunes enfants, de tant de filles et de vierges tendres et délicates : on les saisit, on les lie, on les charge de fers, on les déchire de coups, on les enferme dans des cachots, on les livre à des lions affamés, on les jette dans des brasiers ardents, on les attache à des croix, on les étend sur des roues, on les fait périr par la faim et par la soif, par le glaive et par le feu; que dis-je? ce sont eux-mêmes qui, la paix dans le cœur, la sérénité sur le visage , et des cantiques de louange dans la bouche, se présentent aux supplices, affrontent leurs tyrans, montent sur les échafauds, et donnent

252 SUR l'amour de dieu.

leur tête à couper et leur sang à répandre. Ah ! mes frères, ce détail vous fait frémir sans doute; pour moi rien de tout cela ne m'étonne, parce que je sais que l'amour divin les pénètre, les enflamme, les embrase, et qu'ils sont eux-mêmes persuadés qu'ils ne peuvent donner à leur Dieu une marque plus éclatante de leur charité, qu'en donnant leur sang et leur vie pour son amour. Enfin, vous ne pouvez soutenir tout ce qu'on vous dit des faits héroïques des Saints, et de tout ce qu'ils ont souffert dans leur vie, de peine, d'affliction et d'amertume; des pièges qu'on leur a tendus, des persécutions qu'on leur a suscitées, des calomnies, des fausses accusations dont on les a chargés, des mépris, des railleries, des outrages dont on les a accablés, des adversités, des maladies, des douleurs aiguës qu'ils ont essuyées, des jeûnes, des soupirs, des larmes, des mor- tifications, des sécheresses d'esprit, des pénitences, des retraites affreuses auxquelles ils se sont eux-mêmes condamnés : tout cela, dis-je, vous effraie et vous dé- courage. Pour moi, je ne trouve rien dans tout cela qui me surprenne; parce queje sais que ces Saints aimaient Dieu de tout leur cœur, et qu'ils savaient fort bien eux- mêmes que ce n'était que par les souffrances et les croix qu'ils pouvaient lui prouver solidement leur atta- chement et leur amour. C'est ainsi, chrétiens, que les Apôtres, les Martyrs et tous les Saints ont aimé Dieu, jusqu'à tout souffrir et tout endurer pour lui; mais c'est ainsi que vous ne l'aimez pas vous-mêmes, puis- que vous ne voulez ni rien endurer ni rien souffi'ir pour son amour. Ah! vous voulez bien aimer Dieu, dites- vous? eh! quel est le mondain, le libertin, l'impie, qui

SDR l'amour de dieu. 253

ne voudrait pas l'aimer? ce sentiment d'amour n'est-il pas généralement gravé dans tous les cœurs? Vous voulez aimer Dieu? Mais comment, et à quelle condi- tion? à condition que vous ne ferez que ce que vous voudrez, que vous ne trouverez point de contradiction ni de peine dans tout ce que vous entreprendrez pour lui; à condition qu'il n'y aura ni austérités, ni morti- fications, ni pénitence à pratiquer, ni railleries, ni mé- pris, ni persécutions à supporter, ni médisances, ni calomnies, ni disgrâces, ni revers de fortune, ni mau- vais traitement à souffrir dans l'exercice de son amour. Vous voulez aimer Dieu, mais c'est à condition que vous ne serez ni trouble dans votre repos, ni attaqué dans votre bien, ni blessé dans votre honneur, ni af- fligé dans votre santé, ni rebuté, ni traversé dans votre zèle, ni fatigué dans votre patience, ni moins bien servi dans votre ménage et dans le secret de vos mai- sons. Vous voulez enfin aimer Dieu, mais vous voulez l'aimer d'un amour aisé et commode, sensuel et déli- cat, qui vous permette de jouir de tous les plaisirs et de toutes les douceurs de la vie; qui ne demande de vous aucun effort, aucun sacrifice, aucune violence, et qui ne vous coûte rien. Ah 1 ingrates et malheureuses créatures! est-ce donc ainsi que Dieu vous a aimées? et ne lui en a-t-il rien coûté pour vous témoigner l'a- mour dont il brûlait pour vous? Portez-vous, je vous prie, en esprit sur le Calvaire, et jetez un coup d'œil sur sa Croix. C'est bien là, ô mon divin Sauveur, que vous nous avez fait sentir combien vous nous aimiez, puisque vous y avez voulu verser tout votre sang jus- qu'à la dernière goutte pour notre amour. C'est que

254 6UR l'amour de dieu.

vous avez voulu permettre qu'on vous perçât le sein d'une lance cruelle et meurtrière, pour nous décomTir votre cœur, et nous faire sonder, jusques dans la source de votre vie, la grandeur et la profondeur de votre cha- rité. C'est que vous avez comme gravé toutes les ten- dresses de votre âme sur toutes les parties de votre Corps, par la pointe des clous et des épines. C'est que, tout accablé, tout épuisé, vous avez enduré la vio- lence d'une soif qui ne peut s'exprimer, et qui ne par- tait sans doute que de la violence de votre charité pour nous. C'est enfin qu'accablé d'outrages, étendu sur un bois infâme, tout défiguré, tout flétri, vous avez souffert, par un excès d'amour pour les hommes, la mort la plus cruelle et la plus barbare. Voilà, chré- tiens, ce qu'il en a coûté à votre Dieu, pour vous té- moigner son affection et sa tendresse. C'est parce qu'il ■vous a aimés, c'est parce qu'il a aimé les hommes jus- qu'à l'excès, dit saint Thomas, qu'il a souffert pour eux tout ce que les hommes sont capables de souffrir : la faim, la soif, le travail, la lassitude, la tristesse, les calomnies, les trahisons, les fouets, les épines, les clous, le vinaigre, le fiel, les plus sensibles outrages, les plus cruels tourments, les plus mortelles agonies, la mort la plus infâme et la plus humiliante. Com- ment donc, après cela, ô hommes lâches et sensuels ! pouvez-vous avoir l'effronterie de nous dire que vous l'aimez, en ne voulant rien souffrir pour lui? Ah ! non, vous ne l'aimez pas; non, vous ne l'aimez pas. Mais dès lors que vous n'aimez pas votre Dieu, mes frères, comprenez-vous l'extrême malheur vous vivez, et l'affreux abîme vous êtes plongés? Hélas! vous

SUR l'amour de dieu. 255

n'êtes plus dans l'heureux état de la grâce, mais vous êtes dans le funeste état de la mort : Qui non diligitj manet in morte (i). Vous n'êtes point dans la voie du salut, mais vous marchez dans celle de la perdition ; vous n'êtes plus un vase d'élection, d'amour et de mi- séricorde, mais un vase d'ignominie et d'horreur, pré- paré pour le feu. Vous n'aimez pas votre Dieu ; mais dès lors, comme prévaricateurs de la charité divine, quelle terrible malédiction et quels effrayants ana- thèmes ne devez-vous pas prononcer contre vous- mêmes, et à quelle affreuse damnation ne devez-vous pas vous attendre, puisqu'il faut de toute nécessité que vous brûliez du feu de la charité dans cette vie, ou que vous soyez consumés par le feu de la colère dans l'autre? Ah! chrétiens, vous n'aimez pas votre Dieu. Mais dites-moi, chrétiens malheureux, chrétiens morts et insensibles, chrétiens sans cœur, sans amour, aussi durs que le marbre et plus froids que la glace, sous quel climat bizarre, sous quel ciel de fer et de bronze, sur quelle terre barbare et maudite avez-vous donc pris naissance et avez-vous jusqu'ici habité, pour ne pas aimer un Dieu essentiellement bon, souveraine- ment aimable, et qui seul mérite d'être aimé? Ah! vous n'aimez pas votre Dieu. 0 soleil, qui refusâtes votre lumière pour n'être pas le triste témoin de la mort d'un Dieu ; terre, qui tremblâtes, rochers, qui vous fendîtes à la vue d'un si lamentable spectacle, eh! que n'ottendiez-vous de faire éclater votre douleur sur l'étonnante insensibilité des hommes, qui, malgré

(t) Joan. III. 1 ♦.

256 SUR l'amour de dieu.

toutes ces puissantes preuves qu'un Dieu leur donne de sa charité en mourant pour eux sur une croix, sont encore assez impies et assez endurcis pour lui refuser leur affection et leur amour?

Ah! Seigneur, il est vrai, je le confesse dans toute l'amertume de mon âme, c'est trop long-temps ré- sister et à vos ordres pressants, et aux charmes de votre bonté, et à toutes les marques de votre ten- dresse. Malheureux, perfide, ingrat que je suis! j'ai pu vous aimer, j'ai vous aimer tout le temps de ma vie. N'ayant point encore rempli un juste devoir, y a-t-il à délibérer un moment, ô mon Dieu, sur ce que je dois faire ? C'en est donc fait. Seigneur : puis- que vous me commandez de vous aimer, que vous méritez si fort d'être aimé, que vous m'engagez à vous aimer par tant de bienfaits, puisque vous êtes tout charité et tout amour pour moi ; que je sois donc dé- sormais tout charité, tout feu, tout flamme et tout amour pour vous! que cet amour divin m'engage à tout sacrifier pour votre honneur! qu'il me porte à tout entreprendre pour votre service, et qu'il me fasse enfin tout souffrir pour votre gloire ! C'est l'uni- que objet de mes souhaits et de mes vœux, et tout ce que je désire le plus ardemment dans ma vie. Ah ! retirez-vous donc d'ici, et retirez-vous-en pour tou- jours, indignes passions, richesses pensables, funestes plaisirs, malheureuses créatures, qui avez occupé et ensorcelé jusqu'ici mon perfide cœur. Sortez, sortez de ce cœur, amour profane, puisqu'il n'est pas fait pour vous; et qu'il ne se parle plus chez moi que de l'amour divin. Que tout y respire ce saint amour, que

SUR l'amour de dieu. 257

tout y agisse par son esprit, et que tout y obéisse à à ses lois. Ilélas ! il est bien juste que, puisque je ne vis et que je ne subsiste que pour aimer mon Dieu, son amour soit désormais ma vie, mon occupation, mon entretien, mon repos, ma joie, ma consolation, mes délices et mon salut. Il est bien juste que, puisque je ne suis fait que pour aimer un Dieu si aimable et si bon, je ne vive aussi que de son amour, je ne respire que son amour, je ne me conduise que par son amour, je ne tende qu'à son amour, et que je mette enfin dans son saint amour toute mon ambition, toute ma félicité et toute ma gloire. 0 Dieu d'amour! ou vous aimer donc enfin, ou mourir à ce moment même; car je ne dois plus vivre, si je ne vous aime de toute l'étendue de mon cœur, de toutes les forces de mon âme, de toute l'ardeur et de toute la perfection dont je suis capable. Ah! mes frères, aimons donc notre Dieu, et protes- tons-lui, pleins d'une sainte confiance, avec l'Apôtre, que ni la mort, ni la vie, ni la grandeur, ni l'abaisse- ment, ni la pauvreté, ni les richesses, ni la violence, ni l'injustice, ni les principautés, ni les puissances, ni quelque autre créature que ce puisse être, ne pourra jamais nous séparer de son saint amour. C'est ainsi qu'après l'avoir aimé tendrement et constamment sur la terre, nous mériterons de l'aimer éternellement dans le Ciel, que je vous souhaite, mes frères, Au nom du Père, etc.

FRAGMENTS

SUR LE MÊME SUJET.

Amour divin, que vous êtes ingénieux et puissant! Semblable à cet amour dont parle un Ancien, qui après avoir inutilement employé toutes ses flèches pour blesser un cœur insensible, enfin, par une in- vention qui ne pouvait partir que de Tamour même, se jeta dans ce cœur obstiné, et par ce moyen s'en rendit le maître : ainsi, ô mon Dieu, en agissez-vous tous les jours à notre égard. Après avoir lâché de nous faire quelque amoureuse blessure par une infinité de traits que votre bonté décoche sans cesse contre nous, après avoir essayé de nous gagner par une infinité de faveurs que vous répandez continuellement sur nous ; ne pouvant point subjuguer notre cœur par la force de vos présents ni par la multitude de vos dons, vous venez enfin vous-même vous donner à nous en mille manières différentes comme pour forcer notre amour, dans votre naissance, pour être le compagnon de notre pèlerinage; dans votre vie, pour être le modèle de notre sainteté ; dans votre mort, pour être le prix de notre rédemption ; dans votre Sacrement, pour être le salut et la vie de notre âme ; dans votre gloire enfin, pour être l'objet de notre félicité, et tout notre bon- heur même; en sorte qu'on peut dire, avec deux de vos plus grands Serviteurs, que vous êtes tout à nos

SUR l'amour de dieu. 250

usages, et qu'il semble que vous n'êtes Dieu que pour nous.

Quelque désagréable que paraisse l'adversité, qu'elle est délicieuse, dit saint Augustin, quand on la souffre pour Dieu! L'amour divin eut toujours le secret d'as- saisonner tout ce qui semble le plus amer et le plus insipide : Tu es, Domine, dulcedo illa per quam om- nia amara dulcorantur. Mais écoutez saint Bernard, qui s'exprime sur ce sujet d'une manière si tendre : Qui ne goûte, qui ne savoure, qui ne met toutes ses délices dans les afflictions et dans les croix, quand on les souffre pour l'amour de Jésus-Christ : Quis non sapiat quœ pro Christo est tribulatio? 0 qu'il m'est bien plus doux, ô mon Dieu, de m'affliger avec vous, que de me réjouir avec le monde! J'aimerais bien mieux être avec vous, dans le torrent de la douleur, que de vivre sans vous, au milieu même de la volupté; et je préférerais une prison, vous seriez, au palais de la gloire, si vous n'y étiez pas; parce que je ne puis trouver hors de vous qu'un enfer, et que je trouverais toujours avec vous le paradis même : Bonum mihi in tribulatione magïs amplecti te, quàm esse siîie te vel in cœlo.

Ah ! que ne ferions-nous pas, si l'amour divin ré- gnait dans nos cœurs, s'il nous animait de sa vertu, s'il nous consumait de sa flamme! Nous irions par toute la terre, comme tant de saints Personnages, por- ter tous les hommes, autant qu'il serait en nous, à

260 SUR l'amour de dieu.

l'amour de Jésus-Christ. Nous dirions à tous les tyrans, qu'ils n'ont pas assez de supplices pour arracher de nos cœurs l'amour de Jésus-Christ. Nous nous plain- drions, au milieu de nos peines, de nos croix, de nos souffrances, de n'en endurer pas assez pour l'amour de Jésus-Christ. Nous ferions comme tant d'illustres amantes de Jésus-Christ, qui, dans leurs amoureuses extases et dans les divins emportements de leur amour, disaient à tous ceux qu'elles rencontraient : 0 âmes, n'aimez-YOUs point Jésus-Christ? 0 cœurs, que vous êtes durs, si vous n'aimez point Jésus-Christ qui vous a tant aimés! 0 amour! ô amour! ô amourde Jésus, s'é- criaient les autres, que vous êtes incompréhensible !

Quand une fois un cœur est pénétré de ce divin amour, vous le savez, mesdames, ne demande-t-il pas toujours à se signaler par des preuves éclatantes? Oui, quand une âme en est éprise comme il faut, ce n'est plus de sa part que zèle, que feu, qu'ardeur et flamme, sans que rien soit jamais capable d'arrêter et de suspendre ses amoureux transports. Point de pré- cepte de la loi si difficile, qu'elle n'accomplisse ; point de pénitence si rigoureuse, qu'elle n'embrasse; point de vertu si austère, qu'elle ne pratique; point d'œuvre de charité, qu'elle n'entreprenne; point d'obstacles et de difficultés du salut, qu'elle ne dévore ; point de passions et de penchants si violents, qu'elle ne ré- prime; enfin point de sacrifices si généreux, qu'elle ne fasse, pour donner des marques sensibles de son amour au Dieu qu'elle adore et qu'elle aime tendrement.

I

SUR l'amour de dieu. 261

Quel exemple également récent et éclatant n'avons- nous pas de tout ce que j'avance, dans la personne de cette pieuse et illustre dame de la Cour, qui, au grand étonnement de tout Paris, vient de renoncer au monde avec tant d'édification et d'éclat, pour se consacrer tout entière à l'amour divin parmi les austérités de la retraite. C'est de madame la comtesse d'Egmond, de la famille des Villars, que je parle. Elle était veuve; elle était encore jeune, et douée d'une rare beauté ; elle était riche, et possédait des revenus immenses ; elle avait de l'esprit; sa réputation, de même que celle de Judith, élait si bien établie, que personne dans toute cette Capitale du royaume ne parlait d'elle qu'avec estime. Il était difficile qu'ayant tant d'agré- ments pour le monde, le monde aussi n'en eut beau- coup pour elle. Aussi comprit-elle bientôt que c'était un ennemi qu'il fallait fuir, et que toutes les belles qualités qu'elle avait étaient des armes dont il pour- rait bien se servir pour la perdre, si elle ne se cachait. Qu'a-t-elle donc fait pour se mettre à couvert de tous ses dangers? elle s'est enfin jetée et comme ensevelie toute vivante dans le fond d'un cloître, pour y vivre dans un continuel exercice de pénitence et d'amour...

i6

FRAGMENTS

d'dne instruction

SUR LE SAINT SACRIFICE DE LA MESSE.

Il semble même que le Sacrifice de la Messe

l'emporte en quelque chose sur celui-ci, par ce que je vais dire. Car le Sacrifice de la Croix ne s'est offert que dans un lieu, qui est la montagne du Calvaire ; et le Sacrifice de la Messe s'offre dans tous les lieux du monde le nom de Jésus-Christ est connu : In omni loco sacripcatur (i). Le Sacrifice de la Croix ne s'est offert qu'une fois ; et celui de la Messe s'offre tous les jours et à tous les moments; c'est un Sacrifice perpétuel : Juge Sacripcium (2). Le Sacrifice de la Croix n'a duré que peu d'heures; et celui de la Messe durera jusqu'à la consommation des siècles : Usqiie ad cojisummationem seculi (3). Le Sacrifice de la Croix fut sanglant et douloureux ; et celui de la Messe se fait sans douleur et sans effusion de sang. Enfin, le Sacrifice de la Croix fut l'effet de la barbarie la plus noire et du plus horrible attentat qui put se commet- tre; et le Sacrifice de la Messe s'accomplit par l'action la plus sainte, la plus glorieuse à Dieu, et la plus méritoire pour l'homme, qui soit dans la religion. Voilà, mes frères, quelle est la grandeur et la dignité

(î)Malach.i. li. (2) Dan. viii. 11.— (3)MaUb. xxviii. 28.

6UR LA 8AINTE MESSE. 203

du Sacrifice de la Messe. Mais quelle profonde véné- ration, quel respect ne devez-vous pas avoir pour un Sacrifice si saint et si auguste! car enfin, dit un savant homme du dernier siècle, quand nous aurions vécu, selon l'expression de saint Paul, sous les éléments du monde, c'est-à-dire, sous les figures de l'ancienne Loi, et que nous n'aurions eu d'autres sacrifices que les sacrifices imparfaits des Juifs, il faudrait toujours y assister avec crainte et avec tremblement; il faudrait toujours respecter ces chairs mortes, toujours vénérer ces taureaux égorgés et sanglants, toujours se proster- ner devant ces autels chargés des oblations et des pré- mices de la terre. C'étaient des créatures, il est vrai, mais ces créau très étaient les victimes et les holocaustes du Dieu vivant, et cela seul les élevait à un ordre su- périeur, et les consacrait. Aussi, poursuit le môme Docteur, voyez avec quelle révérence, avec quelle re- ligion, les Juifs entraient dans le Sanctuaire pour of- frir à Dieu leurs sacrifices et le sang des animaux qu'ils immolaient! combien de cérémonies et de puri- fications n'étaient-ils pas obligés de faire! C'était assez, dit saint Augustin, pour leur rendre vénérables jusqu'à ces ombres et ces figures, qu'elles fussent les figures et les ombres du grand Sacrifice des Chrétiens. C'était assez, pour les saisir d'une sainte horreur, que ces victimes immolées, quoique viles et abjectes, leur représentassent cette victime pure et sans tache, cette Hostie divine, qui devait être immolée pour eux et pour nous. Or, qu'eussent-ils pensé, qu'eussent-ils fait, s'ils eussent vu, comme nous, la vérité? et que devons-nous penser, que devons-nous faire nous-

264 SUR LA S.VINTE MESSE.

mêmes, de quel tremblement, de quelle frayeur ne devons-nous pas être pénétrés, lorsque nous avons l'honneur d'assister à ce redoutable Mystère? Toutes les fois que je vais au Sacrifice que célèbre l'Église, je vais au Sacrifice de la mort d'un Dieu, le même qui fut offert sur le Calvaire, le même que Jésus-Christ consomma sur la Croix. Ce n'est point une supposi- tion : c'est un point de foi. J'assiste à un Sacrifice dont réellement et sans figure la victime est le Dieu même que je sers et que j'adore

SECOND POINT.

Les avantages que nous retirons du Sacrifice non sanglant de la sainte Messe, sont inestimables. Ils sont tous renfermés dans les fins pour lesquelles Jésus- Christ a institué cet adorable Sacrifice, qui ne sont autres que celles pour lesquelles le Seigneur avait éta- bli les sacrifices de l'ancienne Loi. Ces principales fins étaient, premièrement, d'honorer Dieu, à raison de sa suprême Majesté; en second lieu, de le prier, en vue des biens qu'on en attendait; en troisième lieu, de le remercier, en conséquence des grâces qu'on en avait reçues; quatrièmement enfin, d'apaiser sa colère irritée par les péchés commis contre lui. Ce sont là, dit saint Thomas, quatre sortes de dettes que nous avons contractées envers Dieu, et que nous pouvons acquitter avec la sainte Messe, incomparablement mieux que les Juifs ne le faisaient avec leurs sacrifices.

Nous devons donc, premièrement, honorer Dieu, et nous lui devons un honneur et un respect infini, parce

SUR LA SAINTE MESSE. 265

qu'il est digne d'une gloire infinie. Louons-le selon l'immensité de sa grandeur, dit le Prophète. Mais qu'offrirons-nous à Dieu, qui soit digne de lui? de- vons-nous nous écrier, frappés de respect et d'élon- nement. Sera-ce en nous abaissant, en nous proster- nant devant sa Majesté, que nous lui rendrons hom- mage? mais qu'est-ce que tout cela pour un Monarque dont l'empire s'étend sur tout l'univers? Lui offrirons- nous des oblations et des holocaustes, toutes les créa- tures du monde, pour reconnaître le souverain domaine qu'il a sur nous? mais trouver de pures créatures qui soient capables d'honorer parfaitement un Dieu? Il n'y a qu'un Dieu-homme qui puisse le faire, et qui le fasse en effet en se mettant sur nos autels dans un état de victime et de mort. Si donc les grands hom- mages honorent les grands rois, quelle gloire pour le Seigneur de voir le Tout-Puissant même humilié en sa présence! Ah! chrétiens, voulez-vous rendre à votre Dieu tout le respect et toute l'adoration qu'il mérite! vous le pouvez : assistez au redoutable Sacrifice de la Messe. Une seule Messe lui rend plus d'honneur et de gloire que ne lui en peuvent rendre tous les Anges et tous les hommes unis ensemble, quand ils sacrifieraient à sa grandeur, leurs biens, leur réputation, leurs ri- chesses, leur vie, tout ce qu'ils sont et tout ce qu'ils possèdent. Apprenez donc aujourd'hui quel est le prix de ce sacrifice, et quel est le fruit que vous en pouvez tirer.

Nous devons, en second lieu, prier le Seigneur pour obtenir de lui les biens et les grâces que nous en at- tendons : devoir que la religion nous impose, pour

16.

26G SUR LA SAINTE MESSE.

marquer à Dieu, par nos demandes, notre entière dé- pendance. Invoquez-moi, dit ce Dieu de bonté, dans le jour de l'affliction, et vous me trouverez prêt à vous secourir. Mais comment oser de nous-mêmes recourir à lui? Chargés de péchés et accablés sous le poids de nos misères, ce grand Dieu voudrait-il nous écouter? Grâces immortelles soient rendues à notre aimable Rédempteur, d'avoir laissé à son Église un SacriGce qui nous fait toujours favorablement écouter de son Père, et où, selon le docte Suarèz, il vient lui-même nous servir de Grand-Prêtre et de commun Avocat pour nous obtenir du Ciel tous les secours nécessaires. Ah ! chrétiens, si vous êtes donc si paresseux à garder la Loi de votre Dieu et à remplir les devoirs de votre état; si vous n'approchez qu'avec peine des Sacre- ments; si vous avancez si peu dans la vertu; si vous ne pouvez vous résoudre à quitter cette compagnie dangereuse et à rompre celte habitude criminelle, n'est-ce pas à vous seuls que vous devez vous en prendre? N'êtes-vous pas vous-mêmes l'unique source de vos malheurs, puisque vous méprisez en la Messe un trésor qui peut remédier à vos misères, et pourvoir à tous vos besoins? Voulez-vous en ressentir les doux effets? Venez unir vos prières à celles que Jésus-Chr[st ftiit pour vous dans le saint Sacrifice, de la manière la plus humble et la plus respectueuse, et vous recevrez infailliblement l'effet de vos demandes. Eh quoi, le Père éternel pourrait-il ne pas se laisser attendrir par les prières de son Fils? Pourrait-il se refuser aux tendres cris, aux supplications réitérées que ce Fils bicn-aimé fait pour nous? Non, sans doute. Il faut

SUR L\ SAINTE MESSE. 267

donc avouer, avec saint Chrysostômc, que le temps de la Messe est un temps très-précieux, un temps de bé- nédiction et de grâce pour quiconque sait en profiler. ,

Nous devons, en troisième lieu, remercier le Sei- gneur des biens qu'il lui a plu de nous faire : obliga- tion très-étroite et très-indispensable, obligation néan- moins dont il nous est impossible de nous acquitter parfaitement. Car, comment pouvoir le remercier de tous ces inestimables bienfaits? il nous a tirés du néant, et formés de ses mains ; il nous a rachetés par son Sang, et sanctifiés par sa grâce ; il nous a délivrés de l'enfer pour nous procurer le séjour de sa gloire; il est notre nourriture dans l'Eucharistie, et il veut être encore dans le Ciel notre éternelle récompense. 0 mon Dieu! devons-nous nous écrier avec Jacob, ne sommes-nous pas infiniment au-dessous de vos misé- ricordes? et que pouvons-nous vous rendre qui ait quelque proportion avec des bienfaits si rares? Ah! chrétiens, ne vous troublez point; Jésus-Curist y a pourvu par l'établissement du plus auguste de tous les sacrifices. INous avons, dit saint Irénée, avec le Sacrifice de la Messe, de quoi nous empêcher d'être in- grats envers le Seigneur. C'est à la faveur de ce Sacri- fice eucharistique, qu'il nous est permis de nous pré- senter devant le Très-Haut, et que nous pouvons lui dire avec confiance : 11 est vrai. Père céleste, que vos grâces et vos faveurs sont sans nombre et sans mesure; mais le don que nous vous faisons en vous offrant votre Fils, ses mérites, ses souffrances, son Sang, (car enfin tout cela nous appartient,) ne surpasse-t-il pas infiniment tous ceux que nous avons reçus de vos li-

268 SUR LA SAINTE MESSE.

bérales mains, et ne doit-il pas nous tenir lieu de la plus juste reconnaissance?

Quatrièmement enfin, nous devons apaiser la colère de Dieu. Ah! pécheurs, tant d'impuretés, tant de sa- crilèges, tant de blasphèmes, tant de débauches et tant d'injustices que vous avez commis, ont irrité le Sei- gneur contre vous. Il a déjà le bras levé pour vous frapper dans sa colère, et pour vous précipiter dans les feux éternels. Songez donc à le désarmer, et à cal- mer son courroux. Verserez-vous des larmes? jeùnerez- vous pendant plusieurs jours? sacrifierez-vous vos ri- chesses et votre vie pour attendrir ce Père justement irrité? Mais comment quelques jeûnes, quelques sou- pirs, quelques aumônes, comment la vie d'un homme et même la vie de tous les hommes ensemble, pour- raient-ils expier la grièveté de vos péchés, qui, de leur nature, vont jusqu'à faire mourir un Dieu? Non, mes frères, la chose est si difficile, qu'elle ne se peut faire que par l'entremise d'un divin Médiateur, tel qu'est le Verbe éternel, devenu homme pour notre amour. C'est sur la Croix qu'il a satisfait pour nos péchés, et c'est encore sur nos autels qu'il devient tous les jours notre Victime, c'est que son Sang et ses plaies sollicitent notre pardon, crient sans cesse miséricorde pour nous. Et soyez persuadés, pécheurs, que si le Seigneur n'a pas fait éclater jusqu'ici sur vous ses plus terribles vengeances, c'est que Jésus- Christ, qui est tous les jours offert en qualité de Vic- time, retient les effets de sa colère, et arrête les foudres que son Père tient suspendues sur vos tètes. Pour moi je ne doute point que la terre, étant chargée

SUR LA SAINTE MESSE.

de tant de crimes et de lant de criminels, n'eût été depuis long-temps entièrement abîmée, si le grand Sacrifice de la Messe ne se fut plusieurs fois opposé à sa ruine.

Voilà, mon cher Confrère, quels sont en quatre mois les précieux avantages que nous retirons du Sacrifice auguste que vous allez offrir avec tant de piété et d'édification. N'en soyez point surpris, chrétiens, ce nouveau Prêtre qui fait aujourd'hui le sujet de notre joie, a été partout, depuis son enfance, la bonne odeur de Jésus-Christ. La prière, le recueillement, l'humi- lité, la retraite, l'étude, ont toujours fait ses plus chères délices. Le témoignage que je vous rends de l'innocence de ses mœurs et de la régularité de sa conduite, doit vous être d'autant moins suspect. Mes- sieurs, que j'ai eu la consolation de vivre plus long- temps avec lui. Nourri des vérités les plus saintes de notre foi, parmi des parents très-pieux, et rempli des lumières les plus pures de la science sacerdotale dans un célèbre séminaire, ce jeune Ministre connut de bonne heure quelle était l'excellence et le prix de sa vocation. Aussi en a-t-il déjà rempli en partie les obligations les plus importantes, par les catéchismes, et la prédication de l'Évangile qu'il a annoncé avec autant de fruit que de zèle. A sa parole pleine de douceur et d'onction, que de consciences ébranlées, que d'impies confondus, que de pécheurs convertis, que de justes consolés ! Il ne vous manquait plus, mon cher Confrère, pour coopérer entièrement avec Dieu dans le salut des âmes, que la puissance d'appliquer aux hommes les grâces et les mérites de Jésus-Christ

270 SUR LA SAINTE MESSE.

par le canal des Sacrements ; il ne vous manquait plus que le pouvoir d'offrir pour les pécheurs l'Hostie de propitiation, qui est la seule que Dieu regarde; pou- voirs divins dont vous venez d'être revêtu par le sacré Sacerdoce, et dont nous espérons que vous userez avec toute la prudence, toute la douceur et toute la sainteté qu'exige de vous un si haut ministère.

Mais, mes frères, pendant que ce nouveau Prêtre portera vos hommages et les siens aux pieds du trône du Dieu vivant, ne serez-vous pas vous-mêmes assez malheureux que de déshonorer ce grand Dieu par vos irrévérences et vos immodesties? Pendant qu'il pré- sentera vos besoins à ce divin Agneau, pour vous ob- tenir des grâces, ne serez-vous pas assez insensés que de tarir la source de la miséricorde par vos profana- tions et vos sacrilèges? Pendant qu'il offrira au Sei- gneur des actions de grâces pour vous, ne commettrez- vous pas à l'égard de ce Dieu de bonté les plus noires et les plus énormes ingratitudes? Enûn, pendant qu'il tâchera, par le Sacrifice, de désarmer la colère du Tout-Puissant irritée contre vous, ne l'enflammerez- vous pas davantage par les exécrables péchés que vous commettrez dans nos églises, durant même la célébra- lion de nos saints Mystères? Car enfin, n'est-ce pas ce que vous avez fait jusqu'ici, et ce que vous ferez peut-être encore dans la suite? Quelle horreur! quelle abomination! Anges du Ciel, combien de fois n'avez- vous pas été témoins de ces horribles scandales, et n'avez-vous pas gémi sur l'insolence et la témérité des chrétiens, qui venaient insulter leur Dieu jusques dans sa propre Maison? Et vous, Ministres du Seigneur,

SUR LA SAINTE MESSE. 271

combien de fois n'avez-vous pas été obligés d'inter- rompre le Service divin pour arrêter ces impiétés au milieu même du Sanctuaire? Ah! mes frères, j'espère que vous rentrerez en vous-mêmes, et qu'à l'avenir, plein d'une vive foi sur ce Mystère redoutable, vous assisterez en tremblant au Sacrifice non sanglant de nos autels, qui sera pour vous une source de grâces et de bénédictions, que je vous souhaite, mes frères, Au nom du Père, etc.

METHODE

Pour assister avec fruit au saint Sacrifice de la Messe.

V' PARTIE DE LA SAINTE MESSE.

DEPUIS LE COMMENCEMENT JUSQu'a l'ÉPITRE.

Oïl doit s'entretenir dans des sentiments de respect, d' humilité, de contrition de ses péchés, par les actes suivants :

OsER-u-jE, ô mon Dieu ! m'approcher de votre autel, moi qui ne suis que cendre et que poussière, et qui suis souillé de mille crimes? Non, mon Dieu, je n'ose- rais pas m'en approcher, et la confusion je suis à la vue de mes désordres m'en éloignerait pour tou- jours, si je ne savais que le plus grand plaisir que puisse vous faire un pécheur, est de venir se jeter à vos pieds, pour s'humilier devant vous, et pour vous demander pardon de ses crimes.

Je confesse donc devant vous, ô Dieu tout-puissant et tout aimable, que je vous ai infiniment offensé par mes pensées, par mes paroles et par mes actions. Le cœur percé de douleur et les yeux baignés de larmes, je vous demande très-humblement pardon de tant d'offenses. Vierge très-sainte et très-pure, soyez mon avocate auprès de votre Fils, pour m'obtenir miséri- corde. Saints Anges, qui êtes ici présents, sollicitez,

PRIÈRES PENDANT LA MESSE. 273

je VOUS prie, Jésus-Christ à me pardonner. Bienheureux du Ciel, et vous Justes de la terre, inléresscz-vous tous pour fléchir mon Juge, et faites vos efforts pour me procurer le par pardon que je lui demande.

Ah! Seigneur, il est vrai, je suis un malheureux qui ne mérite plus de pardon, parce que j'ai cent fois abusé de celui que vous m'avez généreusement accordé. Je reconnais que la multitude et l'énormité de mes péchés devrait vous obliger à me rejeter éternellement de votre face. Mais, mon Dieu, mais, mon bon Père, que gagnerez-vous à ma perte? et si je me damne, quelle utilité retirerez-vous de ma mort éternelle, puisque ceux qui descendent dans l'enfer ne loueront pas votre saint Nom? xVh! pardonnez-moi donc, je vous en conjure, pardonnez-moi mes crimes. Jésus, fils de David, ayez pitié de moi. Exercez envers moi votre grande miséricorde, et faites, s'il vous plaît, que je ne vous offense plus à l'avenir, et que je vous serve désormais avec la dernière fidélité.

II« PARTIE DE LA SAINTE MESSE.

DEPUIS l'épitre jusqu'à l'offertoire.

Il faut s*exciler, par les actes suivants, à une vive foiy et à un grand amour de la Doctrine que Jésus-Christ nous a enseignée, et former la résolution de la pra- tiquer.

Je crois fermement, ô mon Dieu, toutes les vérités renfermées dans l'Épître et dans le saint Évangile. Je les reçois, ces vérités, comme des leçons que vous nous avez données par vos Prophètes et par vos Apôtres, et comme des instructions que votre Fils lui-même t. m. 17

274 PRIÈRES PENDANT LA MESSE.

nous a faites pendant qu'il était sur la terre. Je les adore, je les aime, je les embrasse de tout mon cœur. Sanctifiez mes oreilles qui les écoutent ; purifiez mon cœur qui les reçoit.

Que j'ai de honte, ô mon divin Maître, d'avoir mené une vie si peu conforme à votre saint Évangile. Hélas ! je n'ai aimé que ce que le monde aime et estime. Je n'ai pu me résoudre à renoncer à mes mauvaises ha- bitudes. J'ai eu horreur de porter ma croix tous les jours, comme si je pouvais aller au Ciel par un autre chemin que par celui que vous m'avez frayé vous- même.

Ah ! mon Sauveur, c'en est fait, je veux vous suivre partout, je ne veux écouter que vous, qui seul avez les paroles de la vie éternelle. Gravez-les si avant dans mon cœur, qu'elles ne s'effacent jamais. Donnez-moi la force, ô mon divin Maître, de ne point rougir de votre saint Évangile, et la grâce d'en pratiquer toutes les maximes, jusqu'au dernier soupir de ma vie.

III« PARTIE DE LA SAINTE MESSE.

DEPUIS l'offertoire JUSQu'a LA CONSÉCRATION.

Il faut s'unir au Prêtre qui offre le Sacrifice, et s'offrir soi-même pour être tout changé et transformé en Jésus-Christ, ainsi que le Pain et le Vin vont être changés en son Corps et en son Sang : ce que Von peut faire en formant les actes qui suivent. Recevez, Père éternel, notre Sacrifice. Ce n'est en- core que du pain matériel que nous vous offrons, mais ce pain deviendra bientôt, par les paroles de la con- sécration, l'objet de nos adorations et de nos respects.

PRIÈRES PENDANT LA MESSE. 273

Ce pain deviendra bientôt aussi cette Hostie pure et sans tache que vous avez demandée pour la rédemp- tion de nos Ames. Nous vous Toffrons de tout notre cœur, comme devant être digne de vous. Recevez en- core ce Calice, que vous allez rendre capable de mille mondes.

Je désire, mon Dieu, m'unir à votre Fils, et m'offrir avec lui tout à vous en holocauste. Je vous offre mon corps, mon âme, ma personne, mes biens, et tout ce que j'ai reçu de vous. 0 mon Dieu, changez-moi tout moi-même, aûn que je ne fasse plus qu'un avec votre cher Fils, et que je devienne une partie de sa sub- stance, comme ce Pain et ce Vin vont devenir son Corps et son Sang. Adorable Trinité, bénissez et sanc- tifiez ce Sacrifice; je vous l'offre, selon les mêmes in- tentions du Prêtre , pour rendre hommage à votre Sainteté et à votre Majesté infinie. Je vous l'offre pour vous remercier de vos grâces et de vos bienfîiits, pour vous faire satisfaction de tous mes péchés, et pour obtenir de votre bonté tous les secours dont j'ai besoin pour mon salut et pour ma perfection. Je vous offre encore ce Sacrifice, ô Père éternel, pour honorer et réjouir toute la Cour céleste; je vous l'offre pour l'Église, afin qu'il vous plaise toujours la conduire par votre divin Esprit; je vous l'offre pour les âmes du Purgatoire, afin que vous daigniez les délivrer de ses flammes horribles, et leur accorder l'entrée de votre Paradis; je vous l'offre pour la persévérance des justes, pour la conversion des pécheurs, et surtout des pauvres infidèles qui n'ont pas le bien de vous con- naître; je vous l'offre enfin pour la conservation de

276 PRIÈRES PENDANT LA MESSE.

mes parents, et pour toutes les nécessités spirituelles et temporelles de cette paroisse. Nous espérons, mon Dieu, que vous exaucerez nos vœux, et que vous rece- vrez nos offrandes, unies à celles de Jésus-Christ votre cher Fils.

IV^ PARTIE DE LA SAINTE MESSE.

DEPUIS LA CONSÉCRATION JUSQU'aU PATER.

On passera ce temps à faille des actes d'adoration et d'mour, en s unissant aux Anges et aux Saints.

0 Jésus! caché sous cette Hostie, je vous adore comme l'objet le plus digne de nos adorations et de nos respects. Je vous reconnais, sur cet autel, pour mon Roi et pour mon Dieu; je m'anéantis mille fois devant vous, pour rendre hommage à votre majesté suprême. Je m'unis aux Anges et aux Saints, qui vous adorent sans cesse, et qui tremblent de crainte et de respect devant vous.

0 Corps adorable de mon Dieu ! 0 Sang précieux de mon Sauveur ! Jésus, la joie et les délices des Saints dans le Ciel! 0 Jésus! souverain Seigneur de toutes choses! peut-on s'empêcher de vous aimer, en vous voyant ainsi caché et humilié dans ce mystère pour notre amour? Eh! comment pourrions-nous, après de tels anéantissements, vous refuser nos cœurs? Ah! je vous donne mon cœur, ô Jésus tout aimable, et je vous le consacre mille fois tout entier. Je vous offre tout son amour et toutes ses affections, et je vous assure que si mes vœux étaient exaucés et mes désirs accom- plis, mon cœur, ô doux Jésus, brûlerait jour et nuit de l'amour le plus ardent, le plus tendre et le plus

PRIÈRES PENDANT LA MESSE. 277

parfait. Anges el Bienheureux du Ciel, prêtez, je vous prie, prétez-moi votre cœur, afin que je puisse aimer parfaitement mon Sauveur el mon Dieu.

Seigneur, embrasez-moi du feu sacré de votre saint amour, et faites que je cesse plutôt de vivre que de cesser de vous aimer.

PARTIE DE LA SAINTE MESSE.

DEPUIS LE PATER JUSQU'a LA COMMUNION.

Jl faut réciter le Pater avec le Prêtre, pour demander

à Dieu tous nos besoins. Ensuite il faut se disposer

à la Communion spirituelle; par des actes de foi, de

demande et de contrition.

Je crois, ô mon Dieu, que la sainte Hostie que je vois sur l'autel, est le pain des Anges; que Jésus, votre Fils, est renfermé dans cette Hostie; que c'est ce Fils unique que vous avez formé dans le sein de la très- sainte Vierge, qui est dans Bethléem, et qui est mort pour nous sur le Calvaire ; je crois enfin que c'est le même qui règne maintenant avec vous dans la Ciel. Seigneur, augmentez ma foi.

Divin Jésus, qui effacez les péchés du monde, lavez et effacez les miens dans votre Sang. Au moins laissez couler une goutte de ce Sang précieux sur ma pauvre âme, qui, pénétrée d'une vive douleur de s'être souil- lée de tant de crimes, ne désire rien tant que d'être pure à vos yeux, et de s'unir à vous par une fervente Communion.

Ah! quand sera-ce, mon doux et mon bien-aimé Sauveur, que je vous recevrai dans ma poitrine?

Venez bientôt, mon doux Jésus, venez à moi, l'objet

278 PRIÈRES PENDANT LA MESSE.

de mon amour. Mon âme désire avec ardeur de s*unir à vous. Venez vous unir si étroitement à moi, que rien ne soit plus capable de m'en séparer.

Je languis, Seigneur, et je me meurs d'amour, si je ne me nourris au plus tôt de votre Chair adorable. Heureux et mille fo-is heureux le Prêtre qui peut vous recevoir !

Seigneur mon Dieu, si je ne puis vous recevoir sa- cramentellement comme le Prêtre, venez au moins me visiter spirituellement par vos faveurs et par vos grâces.

VI*^ ET DERMÈRE PARTIE DE LA SAINTE MESSE.

DEPUIS LA COMMUNION JUSQu'a LA FIN.

On doit passer ce temps à remercier Dieu des grâces qu'il nous a faites pendant le saint Sacrifice.

Je vous remercie, ô mon Dieu, de la grâce que vous m'avez faite d'avoir assisté à ce saint et salutaire Sa- crifice de la Messe, et de toutes les faveurs que j'y ai reçues. Je prie les saints Anges et tous les Esprits bienheureux de vous en rendre des actions de grâces éternelles. J'invite de tout mon cœur le Ciel et la Terre de bénir à jamais votre saint Nom, en reconnaissance de tous vos bienfaits; et je vous supplie, ô mon divin Sauveur, par cet amour infini que vous venez de me témoigner en vous immolant pour moi sur nos autels, de m'accorder la grâce de passer saintement cette journée, qui ne m'est donnée que pour me sanctifier, et qui peut-être sera la dernière de ma vie.

FIN DU TOME TROISIÈME.

TABLE

DU TOME TROISIÈME.

CONFERENCE sur l'Aumôno. Page 1

FnAGMENTS sur le mêrae sujet. ' 98

Fragments d'un Discocns sur la Restilulion. 1 13

SERMON sur la Prière. 124

Fragments d'une Inslruclion sur la Prière. 169

I" SERMON sur l'Amour de Dieu. 204

II« SERMON sur l'Amour de Dieu. 232

Fragments d'une Instruction sur le saint Sacrifice de la Messe. 262

Méthode pour assister avec fruit au saint Sacrifice de la Messe. 272

FIN DE LA table DU TOME TROISIÈME.

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