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SERMONS

INSTRUCTIONS ET ALLOCUTIONS

DU

R. P. HENRI -DOMINIQUE LÂCORDAIRE

DES FRÈRES PBÊCHEURS TO M E I

SERMONS

INSTRUCTIONS ET ALLOCUTIONS

R. P. HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE

DES FRÈRES PRÊCHEURS

(NOTICES: TEXTES, FRAGMENTS, ANALYSES)

Colligitc qure superaverunt fra- gmenta ne jiereant.

(JoA-v. VI, 12.)

TOME I

SERMONS (1825-1849)

PARIS

LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES

RUE CASSETTE, 15 1884

OCT -5 1933

C>3%S

APPROBATION DE L'ORDRE

Nous, soussignés, après avoir lu et examiné par com- mission du T. R. P. Provincial le recueil manuscrit des Sermons, Instructions et Alloculions du R. P. Henri-Do- minique Lacordaire, en avons approuvé l'impression sous les réserves faites par l'auteur dans V Avertissement.

Paris, 10 janvier 1884.

Fr. m. D. SOUAILLARD des Fr. Pr. Maître en Théol. et Ex-Prov.

Fr. Bernard CHOGARNE, DES Frères Prêcheurs, Ex- Provincial.

IMPRIMATUR :

Fr. Th. FAUCILLON, Provincial des Frères Prêcheur».

AVERTISSEMENT

En 1857, le R. P. Lacordaire accueillit en ces termes la proposition qui lui était faite de joindre les Homélies prêchées dans la chapelle des Carmes au sixième volume de la nouvelle édition de ses Œuvres: «... Cela n'aurait aucun sens, à moins d'y ajouter aussi tous les discours que j'ai prononcés çà et , et dont la sténogra- phie a été publiée contre mon gré. C'est ce que l'on a fait dans l'édition milanaise ' de mes écrits.

1 Opère complète del R. P. H. D. Lacordaire, vol. IV: Elogi funehn, Sermonie Discorsi. Milano, E. Oliva, 1854.

Cette édition est aussi erronée qu'incomplète.

Les Homélies des Carmes s'y trouvent pêle-mêle avec quel- ques autres sermons et les discours publiés par le P. Lacor- daire lui-même.

L'auteur lui attribue :

l" Sous le titre de : Sermon sur la consécration de trente jeunes dominicains, la Relation d'une prédication du R. P. La- cordaire sur le Tiers-Ordre de Saint-Dominique , etc., publiée par M. l'abbé Desgenettes dans le Journal des Prédicateurs (1" vol. 184'», p. 40).

Les quatre sermons: Sur la Foi; Sur l'Insuffisaixce de la raison hximaine pour conduire l'homme à la vérité; Pour le

VIII AVERTISSEMENT

Mais j'ai résolu de ne pas revoir ces discours et de les laisser tels quels, ils sont, sauf, après ma mort, l'usage qu'on en voudra faire^... d

Cette lettre tomba sous nos yeux, quand déjà nous mûrissions en silence un dessein que nous savions particulièrement sympathique aux amis et aux admirateurs du P. Lacordaire, comme à tous les membres de la famille reli- gieuse dont il a été le magnanime restaurateur en France. Sa lecture fut pour nous un haut et puissant encouragement.

Fidèle à la voix du Maître qui, après avoir rassasié miraculeusement la foule accourue pour Tentendre, avait dit à ses disciples : Ramassez les morceaux de pain qui restent, de peur qu'ils ne soient perdue, nous avions entrepris de re- chercher les Sermons et les Allocutions du P. Lacordaire, partout ils gisaient épars et presque ignorés. A force de patience et de tra- vail, nous avions fini par en recueillir un très

Mercredi des Cendres; Sur la Divinité de Jésus-Christ, qui ont été prêches par M, l'abbé David, mort évêque de Saint- Brieuc. (Voir la Tribune sacrée, décembre 1850, janvier, fé- vrier et novembre 1851.)

» Sorèze, 18 juillet 1857, à M. Fiot. L'autographe de cette lettre est conservé avec d'autres souvenirs dans la cellule de l'ancien couvent des Carmes habitée par le R. P. Lacordaire , et transformée en chapelle par les soins pieux de M(r»d'Hulst, recteur de l'Institut catholique.

AVERTISSEMENT IX

grand nombre, et nous avions eu la joie d'y trouver un riche fonds de sujets variés, de pen- sées élevées, de conceptions originales, marquées au coin de son beau génie oratoire. Il nous sembla dès lors que le premier et le meilleur « usage à en faire » était de les publier, après les avoir soigneusement coUationnés.

En commençant aujourd'hui, nous espérons qu'on trouvera quelque charme dans ces ac- cents peu connus de la voix harmonieuse que la Providence fit entendre à nos contemporains pour les captiver, et aussi quelque profit dans ces « miettes conservées du pain » exquis qu'elle leur distribua pour les nourrir.

Nous espérons encore que cette publication fera connaître l'orateur tout entier, en le mon- trant sous ses divers aspects, et surtout en révélant à côté du conférencier et de l'apologiste, le serraonnaire et le prédicateur. Non, certes, que nous prétendions égaler l'un à l'autre. Il nous suffirait, au besoin, de constater que dans le P. Lacordaire le prédicateur occupe la même place, secondaire et accessoire, que les sermons dans son brillant et fécond apostolat. Mais nous croyons qu'il n'est pas possible et qu'il serait injuste de les comparer entre eux.

En effet, s'il a mis la dernière main à ses Conférences, s'il leur a donné, en vue de la publi-

X AVERTISSEMENT

cité, la forme desUnée à compléter Torateur par récrivain, il n'a rien laissé, en mourant, de ses Sermons écrits ou improvisés, et n'a jamais voulu revoir ceux qu'on avait sténographiés et publiés malgré lui. Comment pourrions-nous Toublier, alors que nous sommes réduit trop souvent à ne reproduire que de simples es- quisses, des analyses froides et incolores, des fragments et des textes incomplets? Et notre devoir n'est-il pas plutôt de le rappeler, alors que lui-même, de son vivant, a tant de fois déclaré pour sauvegarder, avec son droit de propriété, « l'honneur et la sécurité de son ministère, ... qu'il ne pouvait répondre à l'Eglise ni au public d'extraits ou de textes plus ou moins tronqués par des sténographes dont il n'avait pu rectifier les erreurs ou les omissions inévitables ^ »

Après cela, il est aisé de comprendre que, ne pouvant nous borner, dans l'œuvre entre- prise , au simple rôle de collectionneur, nous avons concilier les graves réserves for- mulées par le R. P. Lacordaire, dès les pre- miers jours de son apostolat, avec sa déclaration

1 Note mise en lêle de la Lettre sur le Saint-Siège, publiée le 1" janvier 1838. 11 estimait d'ailleurs « qu'il n'y a aucun rapport entre la vérité parlée et la vérité écrite; que rien n'est plus infidèle que la plus fidèle sténographie... » (Lettre à M. de Sainl-Priesl, directeur de la Dominicale, 9 avril 1835.)

AVERTISSEMENT XI

écrite dans ses dernières années, qui, nous Tavons vu, autorisait d'avance une sorte de publication posthume. Voici donc quelle mé- thode nous avons adoptée.

Nous avons veillé à ce qu'aucune erreur doc- trinale ne se glissât dans la reproduction des analyses ou des textes recueillis; mais quant au style, il nous a semblé qu'il était impos- sible de le modifier sensiblement, et si nous nous sommes permis de faire quelques retou- ches légères indispensables , nous avons pris soin de ne jamais altérer le caractère et l'allure propres de l'improvisation.

Pour les Sermons, nous avons suivi l'ordre chronologique en les faisant précéder d'une Notice qui en rapporte les circonstances parti- culières, et en rattachant autant que possible les sermons sur le même sujet à celui dont le texte nous a paru le plus complet. On pourra ainsi parcourir pas à pas l'œuvre toujours gran- dissante du prédicateur, depuis ses débuts au séminaire d'issy jusqu'à la fin de sa carrière apostolique.

Le premier volume comprendra les ser- mons prêches de 1823 à 1849 inclusivement; le deuxième, les sermons prêches de 1830 à 1830, et se terminera par les Instructions données à l'École de Sorèze.

XII AVERTISSEMENT

Dans le troisième volume nous publierons les Allocutions, classées suivant le double ordre combiné des dates et des matières.

Nous continuerons à recevoir avec joie et reconnaissance tous les renseignements, toutes les communications qu'on voudra bien nous transmettre *. Nous serions heureux que ce recueil ne fût pas trop indigne du public auquel nous l'offrons, de la piété filiale qui l'a inspiré, et surtout de la mémoire à jamais chérie et vénérée de celui que Dieu nous donna pour Res- taurateur et pour Père.

Paris, le 10 janvier 1884.

Fr. E. C. BAYONNE, DES Frères Prêcheurs.

* Prière d'adresser, soit à MM. Poussielgue, 15, rue Cas- sette, soit au P. C. Bayonne, 222, rue du Faubourg Saint- Honoré.

SERMONS

R. P. HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE

DES FRÈRES PRÊCHEURS 1825-1849

SUR LE MYSTÈRE DE L'INCARNATION Prêché au séminaire d'Issy, le 8 décembre 1825.

NOTICE

Henri Lacordaire, orateur et écrivain comme d'autres naissent poètes ou artistes , avait quitté le bar- reau le 12 mai 1824, vingt-deuxième anniversaire de sa naissance, pour entrer au séminaire d'Issy. Un mois après il prenait la soutane, recevait la tonsure, et il écrivait : « En voilà pour jamais ! »

Ses condisciples ne tardèrent pas à subir l'ascendant de sa supériorité non moins que le charme de sa conver- sation. « Lorsque son tour fut venu de prêcher au réfec- toire, selon l'usage, raconte l'un d'eux, ils se l'indiquè- rent l'un à l'autre en se touchant du coude et en regardant la chaire dont il montait le terrible escalier.

I 1

2 SERMON

« Au travers des premiers coups de dents que rien n'arrête, il commence d'une voix faible et retenue, comme il a toujours commencé depuis; mais d'un style toujours élevé et qui tient à être plutôt solennel que simple; puis le voilà qui, d'une voix perçante, suit son mouve- ment oratoire; il part, s'envole, et va se reposer au som- met du Calvaire, en saluant de toute son éloquence la Croix jusqu'alors infâme et devenant prodige admi- rable!) l'instrument de notre civilisation. Et tous les yeux restent fixés sur lui, toutes les mains s'arrêtent, et ce fut pendant sa brillante invocation un moment de silence qu'on peut dire historique; car ce premier dis- cours a été le type de sa manière oratoire durant toute sa vie ; même début , mêmes gradations artistiques , mêmes repos à effet. Grande et bonne impression finale sur l'au- ditoire *. »

Le soir, à l'un des exercices de piété qui terminaient la journée, le supérieur rendit, selon la coutume, son jugement sur le sermon prêché le matin. Tout en le trou- vant « généralement bon », le grave M. Ruben fit de nom- breuses réserves et une critique plus que sévère. Henri Lacordaire les accueillit, à la grande édification de ses condisciples, avec une modestie au moins égale au beau talent qu'il venait de révéler.

Il a raconté lui-même dans une lettre* souvent repro- duite l'impression qu'il éprouva en prêchant sur le mys- tère de l'Incarnation « dans un réfectoire mangeaient cent trente personnes, à travers ic bruit des assiettes, des cuillers et de tout le service. » « La tentative que j'ai faite dans l'éloquence sacrée, disait-il en terminant, m'a révélé, à ce que je crois, le genre le plus propre au déve- loppement de mes facultés et à la carrière que j'ai embras- sée, et j'ai résolu de me livrer spécialement et presque exclusivement aux travaux de la chaire.

' Souvenirs et Lettres d'ami, par M»' Régnier, chap. x. » A M. P. Lorain, 8 janvier 1826.

SUR LE MYSTERE DE L INCARNATION 3

« Qu'en penses-tu, mon cher ami? Dans ma première ferveur j'ai déjà dévoré VEssai sur l'Éloquence du car- dinal Maury, et je me propose d'en faire une analyse qui fixera dans mon esprit les principales idées que Tinstinct de l'orateur devine, mais qu'il est toujours utile de mé- diter, »

Nous ne connaissons de ce sermon que le plan général et le fragment suivant, transcrits par le jeune orateur dans une lettre adressée à un autre de ses amis, M. Théophile Foisset, son futur historien. Il lui écrivait le 14 dé- cembre 1823 :

«...La cause de ma longue négligence a été un sermon sur VIncarnalioa auquel je m'étais mis quelques jours après mon arrivée (31 octobre), et que j'ai prononcé jeudi der- nier avec succès. Je n'entre pas dans le détail de mon plan, parce que cela serait de peu d'intérêt pour vous... »

Le 17 janvier, il ajoutait, sur les instances de cet ami :

PLAN ET FRAGMENT

« Voici le plan de mon discours que vous me de- mandez.

« Je suppose que je m'adresse à un auditoire chrétien, mais dont la foi a besoin d'être affermie sur l'un des principaux mystères de la religion, et je veux lui montrer que ce mystère est sublime, et qu'on ne peut rien changer dans l'idée qu'en donne l'Église, sans tomber dans des conséquences révol- tantes, en sorte que ce mystère, tout inconcevable qu'il est, ne peut cependant être conçu par l'esprit humain autrement que comme il est.

ce Ainsi, Jésus-Christ est Dieu, Jésus-Christ est homme, Jésus-Christ est Dieu et homme dans une seule personne; car, s'il n'est pas Dieu, est la

4 SËKMOiN

puissance de la Croix sur Dieu ? s'il n'est pas homme, est la puissance de la Croix sur les hom- mes? s'il n'est pas Dieu et homme dans une seule personne, est la puissance de la Croix sur Dieu et sur les hommes? Voilà mes trois parties.

« La Croix est impuissante sur Dieu , si Jésus- Christ n'est pas Dieu, parce qu'alors il n'a pu satis- faire pour les hommes, et dans ce cas la Croix ne présente plus à l'univers, depuis dix- huit siècles, qu'une victime humaine immolée à Dieu.

a La Croix est impuissante sur les hommes, si Jésus-Christ n'est pas homme, parce qu'elle cesse d'être une source de consolations et de vertus, et que les souffrances et la mort de Jésus-Christ ne sont plus qu'une dérision sacrée.

« La Croix est impuissante sur Dieu et sur les hommes, si Jésus-Christ n'est pas Dieu et homme dans une seule personne : sur Dieu, parce que la na- ture humaine étant séparée de la divine, ce n'est plus qu'un homme qui a satisfait ; sur les hommes , parce que les deux natures étant divisées, la Croix devient une source d'idolâtrie.

« Je vais vous transcrire Texorde du second point, qui vous fera mieux comprendre mon but.

« Avant que la Croix parut dans le monde, les homm.es ne pouvaient entrer dans les temples con- sacrés aux divinités qu'ils s'étaient faites, sans que leurs passions fussent excitées par la vue même de ce qu'ils venaient adorer. L'art épuisait toutes ses ressources pour rendre les dieux complices des dé- sordres de la terre, et le malheureux qui apportait à

SUR LE MYSTERE DE I. INCARNATIOX 5

leurs pieds des plaintes et des larmes, n'apercevait le plus souvent sur leur visage que les charmes du |)laisir et les grâces de la beauté. Le paganisme n'a- vait oublié dans ses inventions qu'une seule chose, la misère de l'hommi'; il avait fait de la félicité divine un piège et une insulte perpétuels pour l'hu- manité. La religion chrétienne est venue enfin mon- trer le crucifix à la terre et lui dire : « Voilà Dieu ! » mais aussi: « Voilà l'homme! » C'était donner un Dieu à tous ceux qui souffrent, c'est-à-dire au monde; c'était présenter l'homme à tous ceux qui ne l'avaient point encore vu, c'est-à-dire au genre hu- main. « Voilà l'homme » : Que de larmes ce mot a séchées 1 Que de vertus il a produites ! Jamais mot n'a retenti plus loin que celui-là; il a pénétré dans la demeure du pauvre et dans celle des rois; il a été entendu de l'oppresseur et de l'opprimé ; on îe prononçait sous le palais des Césars au même ins- tant peut-être ils se faisaient appeler du nom de Dieu. Partout ce mot n'est point parvenu, on est sûr d'y trouver l'ignorance , des coutumes bar- bares, une civilisation incomplète, quelque chose enfin qui annonce une terre la Croix n'a pas été plantée, et l'homme ne s'est pas encore vu lui- même. « Voilà l'homme! » Qui n'a pas médité ces paroles? Qui d'entre ceux qui les ont connues, heu- reux ou misérable, puissant génie ou faible esprit, enchanté de la vie ou las de ses vanités, ne s'est ar- rêté une fois en présence du Crucifix, et le regardant fixement, ne s'est dit en lui-même : « Oui, voilà l'homme ! » Au moment je parle, cette image de

6 SERMON

l'humanité de Jésus- Christ console une foule de malheureux, répand la paix dans des cœurs rongés d'amertume, soutient la vertu prête à tomber, abaisse l'orgueil, relève l'espérance, procure à des chrétiens mourants les dernières joies qu'ils goûte- ront en ce monde, affermit peut-être loin de nous quelque martyr de la vérité, et le rend heureux de verser son sang pour la foi que je vous prêche, donne enfin des enseignements qui sont entendus partout, même de ceux qui passent en secouant la tête. Voilà ce que fait en ce moment la Croix dans toutes les parties de l'univers, ce qu'elle faisait pen- dant la minute qui a précédé celle-ci, ce qu'elle a fait hier, tous les jours depuis tant de siècles et malgré tant de changements , ce qu'elle fera jus- qu'à la consommation des choses , jusqu'à l'instant elle paraîtra dans les cieux et seront mani- festés tous les maux qu'elle aura guéris, toutes les plaies qu'elle aura cicatrisées, toutes les pensées sa- lutaires qui seront venues d'elle, tous les sacrifices qui auront été accomplis en la regardant, toute l'in- fluence qu'elle aura eue sur la destinée des indi- vidus et des nations, et ceux qui ne l'auront pas connue comprendront qu'ils n'ont rien connu. (Jue devient cependant la puissance de la Croix sur les hommes, si Jésus-Christ n'est pas homme, s'il n'a pas revêtu un corps et une âme semblables aux nôtres, s'il n'a pas pleuré et souffert comme nous, et que l'histoire de sa vie ne soit que l'histoire d'un Dieu ? Cette puissance n'est plus que l'effet d'une illusion; l'Évangile perd son charme, la Croix cesse

SLR LES SCANDALES DES CllKÉTlENS 7

d'être une source de consolations et une source de vertus'... »

SUR LES SCANDALES DES CHRÉTIENS Prêché au séminaire de Saint- Sulpice, vers le 20 novembre 1826.

NOTICE

Le deuxième sermon prêché au séminaire de Saint- Sulpice, oii il avait été transféré par ordre de ses supé- rieurs, à la fin de février 1826, ne nous est connu que par la lettre d'un de ses condisciples.

L'abbé Sylvestre Foisset écrivait à son frère Théophile (29 novembre 1826) '^ : « ... J'arrive au sermon de Lacor- daire... Nous n'avons pas entendu la seconde partie, mais il me l'a communiquée, et j'en ai été beaucoup plus content que de la première. Il y a plus de mouvements oratoires, plus de vivacité, de chaleur, et le but y est plus clairement indiqué. La péroraison surtout est pleine de chaleur et d'âme; il a perdu à ne pas être entendu jus- qu'au bout.

« M. Garnier lui a reproché un défaut de clarté dans sa division et l'enchaînement de ses propositions ; il lui a reproché d'avoir calqué les pensées, le style et la couleur de M. de Bonald. Il s'est élevé surtout contre le style, qu'il a trouvé trop philosophique et peu oratoire, et contre la manière de procéder qui plaçait son discours au-des-

1 Communiqué par M. Paul Foisset.

2 II lui avait écrit le 26 : » J'ai été le mieux traité d'entre les dix-huit orateurs que nous avons entendus; je n'en excepte pas même Lacordaire, dont je le parlerai une autre fois, et qu'on a jugé avec une inconcevable rigueur... »

8 SERMON

SUS de la portée du plus grand nombre de ses auditeurs.

« Enfin son geste et son débit avaient quelque chose d'emphatique peu séant dans un jeune prédicateur.

« Néanmoins ce discours a été goûté par tous ceux qui étaient capables de le juger. »

PLAN

Va mundo a scandalis.

Réflexions générales sur les scandales et sur les maux dont ils remplissent le monde. Gravité parti- culière des scandales des chrétiens qui provoquent des attaques violentes contre l'autorité. En effet :

I. « La voie d'autorité est le seul moyen d'ar- river à la connaissance de la vérité. »

Triple preuve de cette proposition: par la raison; par l'établissement de la loi mosaïque; par celui de l'Église catholique.

II. (( Les scandales des chrétiens ébranlent ce moyen... »

SUR LE SERVICE DE DIEU ET LE SERVICE DU MONDE

Prêché le 19 février 1828, veille des Cendres, dans la chapelle du couvent de la Visitation.

NOTICE

L'abbé Lacordaire fut ordonné prêtre le 22 septembre 1827. Peu de jours après, il quitta le séminaire, fit une courte excursion sur les bords de la Loire, et de retour à Paris il s'installa avec sa mère, qui était venue le re-

SDR LE SERVICE DE DIEU ET DL' MONDE 9

joindre aussilôl, dans un modesle logement'; il devait être attaché à l'église de Saint-Sul|)ice comme prêtre administrateur. « ... J'aurai du temps à moi, écrivait- il, et je compte l'employer à composer quelques sermons et à étudier l'antiquité ecclésiastique dans les ouvrages des Pères. La force est aux sources, et je veux y aller voir...*» C'est pour cela qu'il déclina sans hésiter la proposition fort inattendue de M. Boyer, qui voulait le désigner à son parent et ami, M^ Frayssinous, pour les fonctions d'auditeur de Rote à la cour romaine. « Si j'avais désiré les honneurs, lui répondit-il avec une noble simplicité, je serais resté dans le monde. Lorsque je suis entré dans le sacerdoce, je n'ai eu en vue qu'une chose : servir l'Église par la parole. Aussi je resterai simple prêtre, et probablement un jour je serai religieux. »

Le nouveau directeur du collège Stanislas, le vénérable M. Auge, qui l'avait encouragé dans sa vocation ecclé- siastique, rinvila à prêcher le jour de Noël. Il ne nous est rien resté de ce sermon , qui fût écrit tout entier. Seu- lement, un ancien élève de Stanislas, alors en bas âge ^ nous a raconté qu'il avait toujours conservé le souvenir de l'émotion profonde causée par l'accent et l'enthou- siasme avec lesquels l'orateur avait répété le chant des anges sur le berceau de l'Enfant Jésus : Gloria in excel- sis Deo...

M«^ de Quélen, n'ayant pu le faire attacher au cjergé de Sainl-Sulpice, lui proposa l'aumônerie d'un collège royal. L'abbé Lacordaire refusa deux fois celle du collège Henri IV, parce que son prédécesseur en avait été écarté malgré lui, et fut nommé enfin, au mois de février 1828,

> Rue Cassette, 22.

> A M. Lorain, 14 novembre 1827. Le 5 janvier 1828, il lui écrivait : « ... Je ne t'enverrai pas le peu de sermons que j'ai composés ; ils ne sont pas encore dignes d'un consul. Cela viendra plus tard peul-êlre et avec la grâce de Dieu... »

3 M. Francisque Bouillier.

10 SEHMON

chapelain d'un couvent de la Visitation'. « ... Il n'y a dans tout cela, mandait-il à son anii*, qu'une translation de domicile/Si j'avais été le maître de moi , j'aurais désiré ce que la Providence a fait. J'ai assez de quoi vivre. Et que faut-il de plus?... y> Il soupirait surtout après la retraite et le travail, tourmenté qu'il était, comme il le disait plus tard, du besoin de fortes études qu'il désespéra toujours de satisfaire, et déjà préoccupé de renouveler en la rajeunissant l'apologétique chrétienne.

A peine installé, le jeune chapelain prêcha le sermon que nous allons reproduire, le seul de ses sermons écrits qui nous ait été conservé. Les religieuses en furent ravies. A force d'instances , elles obtinrent communication du manuscrit, et depuis elles eurent soin d'en faire prendre des copies par les pensionnaires plus âgées, en les exhor- tant à les conserver précieusement avec les cahiers d'ins- truction religieuse qu'elles emportaient dans le monde.

On lit en tête de la copie ^ communiquée au R. P. Cho- carne, pendant qu'il prêchait la station du carême à la cathédrale d'Auch ( 1866) : Premier sermon du P. Lacor- daire prononcé quand il n'était encore que diacre. Voici comment l'on peut expliquer et justifier cette note.

L'abbé Lacordaire ne reçut le diaconat que le 9 juin 1827. Dès la rentrée de l'année précédente, on l'avait « accablé d'honneur et de travail, en lui confiant une conférence de théologie, et en le nommant au fameux catéchisme de persévérance ■* » , qui avait alors pour chef l'abbé Chalan- don ^. « Tous les dimanches, deux à trois cents jeunes filles, ayant fait la première communion, se réunissaient

' Alors rue Saint-Étienne-du-Mont, aujourd'hui rue Denfert- Rochereau.

* M. Lorain, 5 janvier et 10 mars 1828.

3 Conservée par M"« Laplagne-Barris, qui épousa M. Ladrix, mort vice-président de la cour impériale d'Auch.

* Lellre à M. T. Foisset, 23 novembre 1826. ' Mort archevêque d'Aix.

SUR LE SERVICE DE DIEU ET DU MONDE 11

dans la chapelle dite des Allemands. Le matin, les caté- chistes donnaient tour à tour lecture du catéchisme et de l'évangile du jour, suivie d'une Homélie, et le soir ils prêchaient une belle instruction en règle '. » Or les registres des catéchismes de Saint-Sulpice nous appren- nent que peu de jours avant l'ordination de septembre 1827, M. Chalandon « fit entendre aux persévérantes que pro- bablement il leur adressait la parole pour la dernière fois », et le procès-verbal de l'assemblée d'association, tenue le 8 septembre, constate « qu'un de MM. les caté- chistes adressa une courte exhortation sur ce texte : Nul ne peut servir deux maîtres. »

Nous croyons que ce catéchiste n'était autre que l'abbé Lacordaire, et que l'exhortation dont il est parlé, retou- chée pour être mieux appropriée au lieu, à l'auditoire et aux circonstances, devint le sermon prêché par lui, l'année suivante, dans la chapelle de la Visitation, le mardi de la Quinquagésime , à l'occasion des Quarante heures.

Du reste , ce sermon n'a rien de remarquable que sa simplicité même, et nous le reproduisons surtout à titre de curiosité littéraire.

TEXTE

« Le choix vous est donné : voyez au- jourd'hui ce qu'il vous plaît de faire, si vous devez servir les dieux que vos pères ont servi dans la Mésopotamie, ou les dieux des Amorrhéens dont vous ha- bitez la terre ; pour moi et ma maison nous servirons le Seigneur. »

(JOSCK, XXIV, 15.)

Mes enfants,

Les promesses qui avaient fait l'espérance et la gloire de la maison d'Abraham venaient de s'accom- plir dans ses descendants. Fugitifs d'une terre qui

1 Lettre de M. Sylvestre Foisse à son frère, 20 février 1826.

12 SERMON

n'était pas la leur, ils avaient été introduits par Josué dans la terre que leurs premiers aïeux avaient habitée, et qui était pleine encore de monuments de leur passage. Après bien des combats, ils s'étaient partagé rhéritage de leurs pères, et ils commençaient à jouir des bénédictions accumulées sur leur race depuis cinq cents ans. Ce fut alors que Josué, cou- vert d'années, rassembla autour de lui les vieillards, les princes, les tribus d'Israël, pour reposer une dernière fois ses yeux sur le peuple qu'il avait mérité de conduire. Après leur avoir rappelé les bienfaits du Seigneur, les merveilles de l'Egypte, les victoires du Jourdain, ce grand homme leur adressa les paroles que vous venez d'entendre : « Le choix vous est donné.... »

Telles sont aussi les paroles que je vous adresse à vous, qui avez été tirées d'un esclavage plus dur que celui de l'Egypte, et qui avez hérité de promesses meilleures que celles de l'ancienne alliance. Dans ces jours , que le monde a fait les siens et que l'Église a sanctifiés, la chair et l'esprit rassemblent toutes leurs forces pour se combattre, il faut décider entre les plaisirs et la pénitence, moins grand que Josué par moi-même, mais plus grand que Josué par Jésus- Christ qui m'envoie, je viens, au nom de l'un , vous répéter les paroles de l'autre : « Le choix vous est donné : voyez aujourd'hui ce qu'il vous plaît de faire..., et si vous devez servir les dieux périssables du monde; pour moi et pour les vrais chrétiens , nous servirons le Seigneur. » Seulement je vous conjure d'écouter deux choses : c'est qu'il est

SUR LE SERVICE DE DIEU ET DU MONDE 13

juste que vous serviez le Seigneur, c'est qu'il est doux de le servir. Il est juste que vous le serviez, à cause de ses bienfaits ; il est doux de le servir, parce que son joug est léger. Deux motifs que je propose à votre foi et à votre attention.

0 Marie! je ne commencerai pas de prouver à ces enfants combien il est juste, combien il est doux de servir votre Fils, sans avoir prononcé votre nom sacré et mis ce que je vais dire sous votre sainte protection : Ave Maria.

PREMIÈRE PARTIE

S'il fallait, mes enfants, vous rappeler tous les bienfaits dont Dieu vous a comblées, vous présenter tous les titres qui vous font un devoir de le servir, le jour finirait avant que ma bouche eût rendu té- moignage à la grandeur des miséricordes divines. Peu de temps suffit pour raconter les bienfaits des hommes, l'éternité seule racontera les bienfaits du Seigneur. Je choisirai donc dans leur multitude celui-là même dont Josué se servit pour engager les tribus d'Israël à ne point abandonner leur Dieu. Il leur parlait de la terre de servitude, persuadé que c'était assez du souvenir de l'Egypte pour les atta- cher à la main qui les en avait tirés. Comme eux , nous avons été esclaves , et comme eux nous avons été affranchis. Je m'attache à cette pensée, et je vous prie de l'approfondir avec moi.

Nous avons été esclaves, et de qui? Je pourrais vous dire du démon, d'un être autrefois élevé en

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gloire, et qui a voulu se consoler de la profondeur de sa chute par la dégradation de notre race; car, tel est l'orgueil, quand il ne peut plus jouir par sa pro- pre élévation, il se fait de l'abaissement des autres un affreux dédommagement. Il remue la fange il vit, empressé d'y découvrir des humiliations plus grandes que les siennes, et de s'y créer une supério- rité qui le flatte encore dans le sein du mépris. Le démon était à notre égard ce que sont les chefs d'es- claves qui, esclaves eux-mêmes, conservent une va- nité satisfaite jusque sous le fouet de leur maître, parce qu'ils savent qu'ils rendront des mains de l'in- famie le châtiment qu'ils reçoivent des mains de la puissance ; et si quelqu'un ne concevait l'horreur d'un tel esclavage, je n'ajouterai rien, parce qu'il viendra un moment les nations de la terre séche- ront de frayeur à la seule pensée d'y tomber.

Esclaves, et de qui? Je pourrais vous dire du pé- ché, qui nous rend le jouet des seules misères pour lesquelles on n'ose demander ni respect ni pitié

Esclaves, et de qui encore? Je pourrais vous dire d'un monde injuste et corrompu. Je pourrais vous peindre cette double tyrannie du péché et du monde, se donnant la main l'un à l'autre, nous pressant au dedans et au dehors. Et quiconque, vivant dans cet état de servitude, serait tenté de sourire à mes pa- roles et d'en accuser l'exagération dans son cœur, je me contenterais de réveiller un peu en lui les souve- nirs secrets qui attesteront un jour à la face des hommes la dureté et la honte du joug qu'ils consen- tent à porter.

SUR LE SERVICE DE DlEl' ET DU MONDE 15

Esclaves, et de qui enfin? Ah! de celui don! nous n'aurions jamais l'être, de celui dont nous étions le chef-d'œuvre, qui nous avait faits à sa ressemblance, pleins d'innocence et de liberté. Créa- tures dégénérées par le péché , nous avions cessé d'être les enfants de Dieu; race maudite et rebelle, les rapports de dépendance qui unissent toute créa- ture à son créateur avaient perdu pour nous la no- blesse qu'ils tiennent de l'amour, et s'étaient chan- gés en servitude. Nous étions semblables à un ami, devenu l'esclave d'un ami dont il avait partagé les secrets et la fortune; à une épouse déchue de ce titre, et réduite à appeler du nom de maître celui qu'elle avait appelé du nom d'époux ; à des fils de roi, mangeant dans la cour de leur père, et loin de ses yeux, le pain réservé pour ceux qui ne méritent pas même le nom de serviteurs. Qu'est-ce qu'était l'homme alors ? De quelque côté qu'il tournât sa pen- sée, il ne rencontrait que l'opprobre; au dedans de lui le péché, ses remords et ses souillures; au dehors un monde vain, trompeur, ennemi de la vérité; dans le ciel, un père dont il ne devait jamais voir le visage; nulle part un lieu pour reposer sa tête. Nous ne l'a- vons pas connu, cet état, nos pères même n'en ont pas éprouvé toute l'horreur, parce que l'espérance vint, dès l'origine, adoucir le poids de leur esclavage. Mais, au lieu de cette espérance qui les soutenait , mettez la certitude de n'être pas affranchis un jour, et concevez par quels gémissements ils se seraient plaint de la vie. Le criminel, attaché au pied d'un monument qu'il a élevé à la gloire de ses maîtres ,

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sait au moins que son malheur finira ; pour l'homme, une fois esclave par sa naissance, il eût vainement attendu de la mort un changement de destinée, il n'en eût obtenu qu'un changement de misères.

Dieu eut pitié de voir réduit à un état si déplo- rable le plus bel ouvrage sorti de sa pensée. Il s'é- mut pour nous d'une compassion qu'il avait toujours eue, mais que sa sagesse ne lui avait pas permis jusque-là d'écouter. Tandis que la plupart des hom- mes ne songeaient pas à lui demander leur déli- vrance, il rompit les liens qui les attachaient à la puissance invisible du démon, et, bienfaiteur inconnu, il n'entendit pas un cri de joie le remercier d'un acte qui changeait la face de toutes choses. En même temps qu'il nous arrachait des mains de celui qui était homicide dès le commencement, il nous arra- chait aussi des humiliations du péché ; il nous ren- dait maîtres de nous et nous faisait éprouver com- bien il est doux de posséder son âme dans la pureté. Ce charme secret que goûte votre conscience dans la pratique du bien, ce sentiment de la liberté qui vous est connu et qui devient plus vif encore lorsque vous renouvelez votre affranchissement dans la pénitence, ce bien-être de la vertu qui vous a si souvent con- solé : voilà quelques-uns des fruits de notre déli- vrance. Dieu nous mit en possession de notre âme comme il avait mis les enfants d'Israël en possession du pays de leurs aïeux; et, de môme qu'ils con- nurent alors pour la première fois le plaisir de s'as- seoir sous leurs vignes et sous leurs figuiers, nous connûmes le plaisir d'habiter en paix notre maison

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mortelle. Dieu ne nous laissa pas non plus dans les biens du monde; et, pour nous rendre supérieurs à lui , il nous réunit dans une môme société dont les enseignements devaient sans cesse réclamer contre les enseignements du monde. Si vous vous trouvez ici , si vous venez y chercher des conseils et des forces, si ma voix frappe en ce moment vos cœurs chrétiens , c'est que Dieu vous a délivrées de la ser- vitude du monde, c'est qu'il vous a révélé la vanité de ses maximes et le besoin que vous avez de les fuir. Mais, d'un bout du globe à l'autre, par une sainte communication de prières, de bonnes œuvres et de charité, tous les chrétiens conspirent ensemble dans le dessein de résister au monde qui voudrait de nouveau les assujettir. En vain beaucoup succom- bent à la séduction et forment des alliances coupables avec leur ancien maître, l'honneur et la liberté ca- tholiques demeurent toujours saufs. J'entends bien, de cette chaire je parle, j'entends bien les cla- meurs de l'ennemi, le bruit de ses joies misérables; j'entends bien qu'il est à nos portes ; mais la parole de Jésus-Christ n'en est pas moins vivante ici, mais nous n'en foulons pas moins aux pieds les pompes mensongères auxquelles nous avons renoncé, et si nous ne célébrons pas notre victoire sur le monde avec le même éclat qu'il célèbre son infidélité, c'est qu'il y a longtemps que nous l'avons remportée, et que celte parole a été dite : Ayez confiance, j'ai vaincu le monde.

Affranchis de la servitude du démon, du péché et du monde, nous étions devenus dignes de servir 1 2

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Dieu, non plus par contrainte, mais par amour; non plus par impuissance de nous soustraire à sa souve- raineté, mais par une soumission généreuse: non plus comme des esclaves, mais comme des enfants. Aussi de quels noms ne nous a-t-il pas appelés de- puis l'époque de notre rédemption ? Le nom de ser - vileur même lui a paru trop dur pour en user à notre égard; il nous a déclaré qu'il ne nous appellerait plus ses serviteurs. Il nous a appelés du nom de fils, et il a trouvé qu'il restait encore trop au-dessus de nous par ce nom, qui. indiquant l'amour, indique aussi la supériorité. 11 nous a donné le nom d'amis ; mais ce mot annonce une égalité de choix , non une égalité de nature, et Dieu n'en a pas été content. Par une ruse sublime de sa charité, il s'est fait notre frère, il s'est fait enfant d'Adam, il a voulu être de la même famille et du même sang que nous ; il n'a point rougi, dit l'Apôtre, de nous appeler ses frères. 0 affranchissement qui nous a élevés plus haut que notre liberté première! Et maintenant, race affran- chie, filles, amies, sœurs d'un Dieu, vous à qui je ne parle qu'avec un saint respect, à cause de tous ces titres magnifiques que ma religion vous accorde; maintenant le choix vous est donné : voyez aujour- d'hui ce qu'il vous plaît de faire, si vous devez ser- vir les dieux du monde ou le Dieu qui vous a déli- vrées des opprobres du leur tyrannie; car il faut choisir : toute créature est forcée de servir, si ce n'est Dieu, ce sont les hommes; si ce n'est la vertu , ce sont les passions. 11 n'y a que Dieu qui ne serve pas. Ne vous flattez pas non plus de servir à demi ,

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de partager votre cœur entre les délices de l'amour divin et les amusements de la terre, de porter la Croix d'une main et les ornements du siècle de l'autre. Dieu rejette les âmes qui ne se donnent pas entièrement à lui, et qui feignent de croire qu'on peut allier son service avec le service de ses enne- mis. 11 faut donc que vous choisissiez le parti que vous trouvez le plus juste; et je ne vous rappelle pas, pour déterminer votre choix, que Dieu est votre créateur, que vous lui devez tout. Je me borne à vous dire : nous étions esclaves , et il nous a affran- chis.

Mais il y a un mot que je n'ai pas encore pro- noncé. Nous avons été affranchis, et qu'en a-t-il coûté? Anges du ciel, vous le savez peut-être! Pour les hommes, leur intelligence s'est trouvée trop faible lorsqu'il a fallu mesurer le prix de leur rançon. Souvent, mais aux pieds de la Croix, ils ont regardé avec amour ce Dieu , mort pour les tirer de la servi- tude ; ils ont interrogé leur cœur, et il n'a pu leur dire ce que valait ce sacrifice. Dix-huit siècles ont passé devant la Croix, et ils ne nous ont point appris à évaluer le mystère de notre délivrance. Après tant de générations, nous sommes venus à notre tour jouir des bienfaits du Calvaire sans comprendre toute leur étendue, et ajouter notre ingratitude à l'ingratitude de ceux qui nous ont précédé. Ah ! si un homme avait fait pour nous ce que Dieu nous a fait; si, captifs dans un pays barbare, il nous était venu de quelque contrée lointaine un libérateur qui eût donné son sang pour nous cacheter, nous ne

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pourrions prononcer son nom sans êlre émus, voir son image sans pleurer d'un tel souvenir. Ses vo- lontés nous seraient sacrées par-dessus tout ce qu'il y a de sacré ici -bas, et nous frémirions à la seule pensée de trahir le vœu dernier de son cœur, ce vœu qu'on respecte dans le plus indifférent des mi- sérables. Il n'en a pas été ainsi du Sauveur des hom- mes : le monde ne s'est pas môme aperçu qu'il mou- rait pour lui, et les paroles qui ont précédé son dernier soupir, recueillies par ses disciples, ont peu trouvé d'adorateurs. Elles ont passé de race en race entre les hommages des uns et les mépris des autres, objet d'une contradiction plus vive dans ces jours même le souvenir de sa mort nous devient plus présent. Oui, c'est ce moment- que le monde a choisi pour ses fêtes, comme s'il eût voulu, par un contraste si sanglant, justifier ce que disait Notre- Seigneur peu de temps avant de mourir : En vérité, en vérité je vous le dis, vous pleurerez et vous gémi- rez, et le monde sera dans la joie. Encore n'est-ce pas le monde seul qui se réjouit et qui veut étouffer le bruit touchant du Calvaire par le bruit des plai- sirs. Plût à Dieu que les chrétiens ne fussent pas mêlés dans ce complot, et que ces jours fissent une séparation anticipée des bons et des méchants, alors nous nous presserions avec plus d'amour autour de notre libérateur. Alors nous l'enviionnerions avec plus d'éclat et de dévouement, comme au moment du danger, comme sur les champs de bataille, on se précipite autour d'un prince qui est aimé. Alors nous, nous lui ferions oublier par nos adorations et

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notre tristesse la joie de ceux qui l'ont méconnu; nous ne permettrions pas à l'impiété , à l'indiffé- rence d'approcher de lui, tant nos rangs seraient pressés, tant il y aurait de barrières entre l'infidélité et nous. On lirait sur notre front que des pensées trop graves, que des intérêts trop puissants nous occupent pour compromettre par d'indignes frivolités la grandeur de nos souvenirs et de noire vocation. L'Église ne se mêlerait à la poussière du monde que pour accomplir les devoirs extérieurs de la charité, qui ne perd ses droits en aucun temps. 0 mon maître ! n'avez -vous été si longtemps désiré des na- tions, ne leur avez-vous apporté la liberté, ne l'avez- vous payée d'un prix si grand, que pour être récom- pensé par l'ingratitude et l'oubli? Ceux mêmes qui se disent vos serviteurs, qui se font gloire de l'être, n'observent qu'à demi vos commandements , et por- tent à regret le deuil de votre mort, dont ils accusent la longueur et la sévérité. Mon maître, vous avez souffert pour des ingrats ! Ne croyez pas que nous vous aimions, et no laissez pas votre miséricorde abuser votre intelligence souveraine sur la vérité de nos sentiments. Non, nous ne sommes pas dignes de porter voire nom, de nous appeler chrétiens, de re- garder en face voire Croix. Malheureux avez-vous été de vous altacher à la race d'Adam , qui est infi- dèle depuis son origine! Ah! n'y a-t-il personne à qui la justice parle pour lui, et qui veuille lui consa- crer une vie qu'il a rachetée du plus horrible escla- vage par un sacrifice dont le prix est inconnu. Filles de Jérusalem, je vous adjure de répendre à l'appel

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qu'il vous fait par ma bouche; je vous adjure de l'aimer et de le servir. Ne croyez pas que son joug soit pesant, et ne dites pas : « Gomment pourrons- nous le porter? » Car il est le Dieu de tout ce qui manque de forces , et son royaume est plein de vier- ges et d'enfants, qui vous raconteront un jour com- bien ils ont trouvé doux le fardeau de sa Croix. C'est l'objet de ma seconde partie.

DEUXIÈME PARTIE

Avant que la nouvelle de leur rédemption eût été apportée aux hommes , tous les rapports qu'ils avaient avec Dieu se ressentaient de l'état de servi- tude où ils étaient réduits. Les peuples, qui ne le connaissaient que par des traditions pleines d'impos- tures, l'avaient souvent honoré d'un culte barbare , pensée bien digne d'esclaves, qui ne voient point d'autorité il n'y a pas de tyrannie. Le peuple même que Dieu avait séparé de l'ignorance et de la superstition, n'avait entrevu la majesté divine qu'à travers les foudres du mont Sinaï, et avait reçu de ses mains, encore tout irritées, une loi pesante comme la pierre sur laquelle elle était écrite. D'in- nombrables observances combinées pour asservir à la religion les moindres actes de la vie, mettaient sans cesse le juif dans la nécessité de la gêne ou de la prévarication. Tout est changé depuis la venue du Messie; et de cette immense législation, que saint Paul a lui-même accusée de rigueur, il ne nous reste à pratiquer que les dix commandements aussi

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anciens que l'homme : Aime Dieu, observe le jour du Seigneur, honore ton père et ta rnère, ne verse point le sang, et le reste, que les barbares même vous diraient, s'il y avait encore des barbares en Jésus- Christ. A ces préceptes, l'Église en a joint six autres, soit pour aider les chrétiens à remplir les premiers, soit pour les unir entre eux par des devoirs exté- rieurs, soit pour les obliger à prendre part aux bien- faits propres du christianisme. Voilà toute la loi ; et voyez s'il n'est pas plus doux de l'observer que de subir celle du monde. Le monde lui-même impose- rait une grande partie des choses que je viens de vous rappeler sans vous donner les moyens de les accomplir. Car il veut aussi qu'on respecte les obli- gations morales qui sont lus fondements de la société, et ce que nous demandons au nom de l'Évangile, il le demande au nom de son intérêt. Le monde, il est vrai, si vous prélV'riez son service au service de Dieu, ne vous dirait pas d'aimer le Seigneur, et vous tiendrait quittes de ce devoir. Mais il ne vous donnerait pas non plus les consolations attachées à lamour divin, il jouirait de votre commerce tant que vous auriez quelque chose qui put lui plaire, et lorsque l'âge le malheur aurait flétri ce qu'il aimait en vous, il vous laisserait dans les regrets et la solitude. Au lieu qu'une âme qui aime Dieu est sûre d'être toujours aimée , d'avoir toujours quel- qu'un qui songe à elle, qui écoute ses plaintes, qui compatit à ses maux, et qui ne méprise jamais ses pensées. Dieu ne connaît point l'inconstance et la lassitude qui, tôt ou tard, ruinent les affections hu-

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inaiiies les plus solides, et qui emportent incessam- ment les alliances que le goût et la vanité déclarent immortelles. Ceux qu'il a une fois aimés, il les aime jusqu'à la fin ; il supplée par la richesse infinie de son intelligence à la pauvreté des choses que ses amis lui disent dans leurs épanchements, et il trouve leur amour toujours nouveau, parce qu'il est lui- même éternellement nouveau. Plus ils perdent des qualités extérieures qui attachent et séduisent les hommes, plus Dieu leur ouvre son sein et compense leur délaissement par d'ineffables communications. Et voilà pourquoi on a vu des femmes qui auraient possédé le cœur des rois, quitter volontairement des palais et aller demander à l'obscurité des cloîtres de quoi remplir un cœur fatigué de misères , que ca- chent les plus illustres attachements. L'histoire a dit si elles regrettèrent l'éclat de leur première vie, et si ce fut un malheur pour elles d'avoir observé ce précepte dont le monde les avait dispensées : Aime le iàeigiieur ton Dieu de toute ton âme, de toutes tes forces...

Le monde, il est vrai, si vous préfériez son service au service de Dieu, ne vous dirait pas d'être humble, il se contenterait de cette modestie qui voile et ne détruit pas les prétentions. Mais aussi il vous laisse- rait toutes les peines de l'orgueil , les froissements intérieurs qu'un seul mot cause à l'âme; le désir effréné de l'estime, les jalousies secrètes et dévo- rantes, les haines d'autant plus durables que l'a- mour-propre est la moins généreuse des passions. Il vous laisserait le fonds de tristesse et d'ennui que

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donnent les sentiments du peu que l'on est ici-bas, lorsque, regardant autour de soi, on se trouve perdu dans la foule et réduit à mettre sa vanité dans de frivoles avantages. L'humilité, plus heureuse, ne connaît pas le trouble des grands désirs; elle ins- truit chacun à se plaire dans la position la Pro- vidence l'a mis, lui persuadant, par l'exemple d'un Dieu qui fut le plus humble des hommes, que la place de terre qu'il occupe est toujours assez belle. Le pauvre se résigne, le riche perd sa hauteur; tous y gagnent de moins souffrir par orgueil; et qu'est- ce que l'homme ne souffre pas par orgueil?

Le monde , il est vrai , si vous préfériez son ser- vice au service de Dieu , ne vous commanderait pas de venir aux pieds d'un prêtre décharger le poids de vos fautes, mais aussi il laisserait vos fautes sans remède, et vos remords sans consolations : vos fautes sans remède, car le monde plaisante quand il les croit légères, et il vous méprise quand il les croit considérables , c'est-à-dire qu'il encourage au vice et qu'il décourage ceux qui ont eu le malheur d'y tomber; vos remords sans consolations: car il n'y a que deux choses qui pourraient adoucir les remords de la conscience, le pardon et le temps. Or le monde n'a pas le droit de pardonner les injures faites à Dieu , et il ne s'en inquiète même pas ; il passe à côté de vous sans lire sur votre front le trouble de votre cœur. Que lui importe que vous ayez des remords? Il a eu de vous ce qu'il voulait, et si vous lui dites : J'ai péché en livrant le sang du Juste ^ il vous répondra, comme autrefois les

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Pharisiens à Judas : Qu'est -ce que cela nous fait.' c'est à vous de voir. Le monde n'a pas plus de puis- sance sur les remords que le temps qui, en accumu- lant les fautes, accroit sans cesse le poids de leur souvenir et réveille les humiliations passées par les humiliations présentes. L'âme, dépouillée de son in- nocence, lui demande en vain quelque chose qui la sépare de la pensée de sa chute, et commence une autre époque pour elle. Le temps ne sépare point les jours des jours, il ramène à la mémoire du crime avec une infatigable uniformité, et la seule consola- tion qui soit en son pouvoir est l'endurcissement; et quelle consolation que celle qui nous fait parvenir aux derniers degrés de l'abjection morale, qui nous ôte les remords, parce que nous ne soamies plus di- gnes de les connaître ! Le chrétien trouve dans la confession le remède et le pardon de ses fautes, un point d'appui pour commencer une vie nouvelle, une époque de conversion à laquelle il s'attache. 11 sent, pour me servir de l'expression du Psalmiste, que ses iniquités ont été éloignées de lui autant que l'o- rient est éloigné du couchant. Le repentir lui est si doux, qu'il accuse presque Dieu d'en être injuste envers le pécheur. Eh! mes enfants, je ne vous dis pas des choses qui vous soient étrangères, et je pourrais appeler l'expérience en témoignage de la vérité de mes paroles. Êtes-vous jamais sorties du tribunal de la pénitence avec le regret de vous y être présentées, et n'est-il pas vrai qu'on peut appliquer à la confession ce que l'on a dit, il y a bien long- temps, de la vertu, que c'est une plante dont la

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racine est amère et les fruits pleins de douceur?

Le monde ne vous obligerait pas non plus de rece- voir votre Créateur dans la sainte communion. Mais est-ce donc un devoir pénible à remplir? Non, je ne ferai pas à votre foi l'injure de lui prouver les dé- lices de l'Eucharistie. Et vous, Dieu caché, pain vi- vant descendu du ciel, agneau qui vous taisez comme autrefois sous la main de vos ennemis, je ne vous ferai pas à vous-même l'injure de justifier votre pré- sence sur nos autels, et le désir que vous avez d'ha- biter dans nos cœurs un tabernacle plus digne de vous que l'or vil vous reposez pour notre amour! Dieu, tant de fois abandonné, je ne répondrai rien à ceux qui vous refusent une hospitalité qu'ils croient trop doux de vous donner; je prendrai le calice du salut, et je plaindrai ceux qui le croient amer.

Enfin, mes enfants, le monde ne vous défendrait pas les plaisirs dont l'Église vous éloigne. 11 ne pé- nétrerait pas dans l'inU'rieur de vos familles pour y marquer des jours plus particulièrement destinés à la pénitence et à la mortification. Il vous laisserait libres de tout donner à vos sens et vous presserait de jouir avec lui d'une vie trop courte pour en per- dre la moindre partie par les privations volontaires. Tel serait son langage , et la nature , unie avec lui par de communs intérêts, dégagée de toute résistance à ses penchants, deviendrait peu à peu maîtresse de l'esprit, jusqu'à lui demander enfin le sacrifice de ses croyances et de ses vertus. Le premier pas est fait vers l'abîme lorsqu'on ne combat plus la chair et le sang, parce que ne plus les combattre, c'est

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combattre pour eux, et par conséquent pour se per- dre. Pourquoi la vie du monde et la vie chrétienne conduisent-elles à des résultats si différents : l'un à l'affaiblissement de la foi, à l'indifférence, à l'oubli de ses devoirs les plus saints; l'autre à la crainte de Dieu, au respect de la religion, à la pureté des mœurs? Pourquoi? C'est que la vie du monde ne combat point la chair et le sang, et que par une suite d'actes qui, pris séparément, peuvent n'être pas de grandes fautes, elle relâche les ressorts de l'âme et la livre à l'empire des pensées terrestres. C'est que la vie chrétienne combat la chair et le sang, et que par une suite d'actes qui, pris séparé- ment, peuvent n'être pas de grands efforts de vertu, elle tient l'âme au niveau des choses du ciel. Ainsi le monde , en vous appelant aux plaisirs et aux diver- tissements profanes, vous appelle au vice, vous en ouvre toutes les portes, sauf à vous mépriser lorsque vous seriez tombées à un certain degré de bassesse il aurait lui-même honte de son ouvrage. L'É- glise, au contraire, en vous appelant aux privations, vous appelle à la vertu et à la sainteté. Voilà le secret du temps nous entrons. Dans quarante jours, si Dieu nous ouvrait ces yeux mortels qui ne peuvent voir que les choses sensibles, et qu'ils dé- couvrissent tous les maux, tous les désordres, tous les crimes qui seront le fruit des plaisirs de l'époque, nous serions saisis à leur vue d'un inconsolable étonnement, que n'adoucirait pas le spectacle de toutes les bonnes œuvres nées du sein de la péni- tence chrétienne. Voyez donc si, en cela comme dans

SOR LE SERVICE DE DIEU ET DU MONDE 29

le reste, il est plus doux de suivre le monde que Jé- sus-Christ. Car le choix vous est donné : voyez si vous devez préférer les dieux dont vous habitez la terre, au Seigneur voire Dieu.

Je vous ai raconté une faible partie de ses bien- faits et une partie plus faible encore des avantages qu'on goûte à le servir. J'ai fait ce que j'ai pu pour rendre gloire à mon Dieu et vous attacher à son ser- vice par les liens de la reconnaissance et de l'amour. Après cela, mes enfants, le choix est dans vos mains : le monde est à deux pas, Jésus-Christ est encore plus près; c'est à vous de voir. Ah ! s'il en était une une seule parmi vous qui fût tentée de préférer le monde, je la conjurerais par sa foi de ne pas faire à Notre-Seigneur cet outrage. Comptant peu sur mes forces, je me jetterais au pied de ce tabernacle pour prier le Dieu vivant qui l'habile de toucher le cœur de celte brebis égarée, et de ne pas permettre qu'elle sorte de sa présence avec une si funeste résolution. Et s'il y avait aussi parmi vous des âmes ordinaire- ment étrangères à nos assemblées par leur âge ou leur position , et que nos solennités y eussent con- duites aujourd'hui , je leur rappellerais les premiers temps de leur vie, lorsqu'elles entendaient parler comme vous d'un monde qu'elles ne connaissaient pas encore, et que peu'.-élre elles ont trop connu depuis. Je leur demanderais, au nom de Jésus-Christ, ce qu'elles ont fait des années qui ont passé sur leur tête, et si, à la vue des autels leur enfance fut ins- truite, elles se trouvent sans reproche et sans regret; je leur dirais de raconter à ces enfants les pièges et

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les malheurs du monde, les espérances confondues, les joies changées en remords, tout ce qu'il y a d'a- mer loin du service de Dieu; je leur dirais à elles- mêmes, pour m'unir aux desseins de la Providence, qui les a amenées ici , je leur dirais qu'il est temps de fixer enfin l'incertitude de leur cœur et de se pro- noncer, d'une manière irrévocable, pour le Dieu qui a réjoui leur jeunesse.

Vous donc, mes enfants, et vous à qui je ne puis donner ce nom, chrétiens de tous les âges, ne répon- drez-vous pas à la charité qui vous presse par ma voix ce que le peuple d'Israël répondit à Josué près de mourir : Loin de nous, dirent-ils, loin de nous la pensée d'abandonner le Seigneur et de servir des dieux étrangers. C'est le Seigneur notre Dieu qui nous a tirés, nous et non pères , du pays d'Egypte et de la maison de servitude , qui a fait de grande pro- diges à nos yeux , qui nous a gardés le long des che- mins que nous avons parcourus, et parmi les nations que nous avons traversées. C'est lui qui a chassé les peuples de la terre que nous possédons. Nous servi- rons donc le Seiyneur, parce que nul que lui n'est notre Dieu. Et moi, touché de vos paroles, mais tou- jours craignant pour l'avenir, je vous répliquerai avec Josué : Vous ne pouvez pas servir le Seigneur, parce que c'est un Dieu saint, un Dieu fort et jaloux, qui ne souffre point qu'on se partage entre lui et les créatures. 0 inconstance ! ô fragilité de nos pensées! mouvements de conversion qui viennent et qui pas- sent; parole de mon Dieu, qui changez les cœurs; discours des hommes qui emportez l'efTet de la pa-

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rôle divine ! serons-nous donc toujours le jouet des désirs les plus contraires? Nous verra-t-on toujours passer des fêtes de Sion aux fêtes de Samarie, parti- ciper aux œuvres des saints et aux complots des pé- cheurs, faire monter vers le ciel l'encens de nos prières et l'odeur de nos infidélités? Ah! ne me laissez pas sur ces doutes affligeants; peuple d'Is- raël, parlez encore une fois et criez à Josué : // n'en sera pas comme vous avez dit, mais nous servirons le Seigneur; et moi, rassuré par vos protestations, fer- mant les yeux sur l'histoire des enfants d'Israël, qui a démenti la solennité de leur promesse, je vous répondrai avec ce capitaine mourant, par lequel j'ai commencé , et par lequel je finis : Vous êtes donc té- moins que vous avez choisi vous-même le Seigneur pour le servir. Ainsi soit-il.

SUR LES BIENFAITS DE LA REDEMPTION

Prêché le 5 mai 1833, à Saint-Roch.

NOTICE

Peu après, le chapelain de la Visitation ' fut nommé au- mônier adjoint du collège Henri IV , et chargé de faire le

* Les religieuses trouvaient que ses instructions étaient trop métaphysiques. Il en corrigeail soigneusement les rédactions, dont plusieurs ont été conservées, et les notes bien , très bien, parfait, signées H. L., prouvent que son enseignement se maintenait à la portée des élèves âgées et intelligentes.

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catéchisme aux élèves des cinquième, quatrième et troi- sième classes, plus un petit prône d'un quart d'heure tous les trois mois. A la rentrée de 1829, il quitta la Visi- tation et vint s'installer avec sa mère au collège Henri IV, il se fit remarquer par ses brillantes instructions improvisées aux élèves de quatrième et de troisième *.

(c ... Mes fonctions, écrivait-il *, sont aussi plus res- treintes et mon temps plus solitaire. J'en suis bien aise. Mes études continuent. Je mêle l'histoire ecclésiastique à la théologie. Tout aujourd'hui est dans l'histoire. Du reste, je n'écris rien, je ne combine rien par rapport à un but fixe; c'est mon tour du monde que je fais une première fois, mes mains dons mes poches et pour voir un peu en fumant ce que c'est que ce ciel, que cet Océan, comment est l'orage, et ce que disent enfin tous ces vieux rivages qui ont vu tant de choses... »

Bientôt, accablé par son isolement et profondément dé- couragé par l'impuissance de son zèle, le jeune aumô- nier résolut de passer en Amérique. La fondation de 1'^- venir, qui suivit de près la révolution de 1830, le fil rester en France, et, impatient d'agir, il s'empressa de se joindre « aux rares collaborateurs d'une œuvre tout à la fois catholique et nationale, d'où l'on pouvait attendre

« Un jour, raconte M. Dumonl, professeur d'histoire au lycée Saint-Louis, entrant dans la petite chapelle d'un monas- tère de la Visitation, je n'y trouvai qu'un jeune ecclésiastique assis dans le chœur, d'où il adressait une instruction aux jeunes pensionnaires, que lui seul voyait derrière la grille en face de lui. Je pris plaisir à cette parole d'une simplicité vive et nette. Ce que je venais d'écouler était d'un genre à part, que je n'avais jamais rencontré ailleurs. » (Voirie Monde, 24 août 1863.)

> M. l'abbé Boniver, premier aumônier, aimait beaucoup son second, qu'il avait connu particulièrement à Saint-Sulpice. « ... H se plaisait à en louer l'éloquence naturelle, très goûtée des élèves de la maison. » (E. Uumont, loc. cit.)

» A M. T. Foisset, le 29 décembre 1829.

SUR LES BIENFAITS DE LA RÉDEMPTION 33

l'affranchissement de la religion, la réconciliai ion des esprits, et par conséquent une rénovation de la société ' ». On sait assez comment se termina la campagne entre- prise.

Après avoir brisé le dernier lien qui le rattachait à M. de La Mennais, dont il prévoyait tristement la révolte et la chute prochaines, il revint à Paris , il retrouva sa mère (décembre 1832), pour se remettre entre les mains de son archevêque, qui lui rendit, à sa demande, l'aumô- nerie du même couvent de la Visitation. 11 était heureux de rentrer dans l'obscurité et le silence, et il « comptait tout à la fois écrire et se préparer à la prédication, deux choses sans lesquelles sa vie n'eût pas été com- plète^ ».

<v ... Je suis ici heureux dans ma solitude, écrivait-il le 29 avril 1833^, lisant la Bible, la Vie des saints, saint Augustin, dont je suis fou, et commençant à semer dans les chaires la parole de Dieu... «

« Tout le monde lui disait qu'il n'avait aucun talent naturellement pliable au genre ordinaire do la prédica- tion; que sa parole ne convenait qu'aux débats orageux du barreau, et que s'il pouvait l'utiliser pour l'Église, ce serait uniquement dans le genre apologétique, c'est-à- dire dans cette forme l'on rassemble les beautés , les grandeurs, l'histoire et la polémique religieuse pour agrandir le christianisme et y engendrer la foi. »

Néanmoins, encouragé par M. de Montalembert, et voulant « se jeter dans une carrière il n'aurait jamais l'occasion de rencontrer sa vie passée sur son chemin , savoir : la prédication ordinaire des paroisses "* », il prit des engagements avec plusieurs églises. Le premier essai, fait à Saint- Roch, fut loin d'être favorable. Ses principaux

* Notice.

« Lettre à M. Lorain, 16 février 1833. 3 A M. T. Foisset.

* Lettre à M. de Montalembert, 19 août 1833.

I 3

34 SERMON

auditeurs se dirent l'un à Tautre « qu'il était un liommo de talent, mais qu'il ne serait jamais un prédicateur; qu'il n'avait pas le don de la parole sacrée, et qu'il devait diriger sa vie sacerdotale vers un tout autre ministère ». « Le dimanche 5 mai 1833, raconte l'un d'eux ^ vers sept heures du soir, un public très clairsemé se groupait dans l'église Saint- Roch, entre la chaire et le banc d'œuvre, à la lueur sépulcrale d'une lampe, pour entendre une prédication de surcroît , tout l'office étant fini et l'église vide. Il paraissait qu'on n'en avait pas fait l'an- nonce et qu'on admettait à l'essai, en petit comité, quelque jeune apprenti de prédication. C'était l'abbé La- cordaire qu'attendait cet auditoire , composé de quelques amis modestement invités par lui et de quelques curieux, y compris quelques ecclésiastiques, dont deux avaient déjà une certaine petite réputation de prêcherie ; et de tous ces curieux, pas un n'ignorait que le jeune orateur attendu était doué d'un talent peu commun. Il parut bientôt , et il parla pendant une heure sur la fête de VInvention de la sainte Croix. Ce sermon était tout simplement un chef- d'œuvre de pensée, de développement et d'expression. »

PLAN

II voulait prouver qu'ayant perdu nos avantages les plus précieux par le péché, nous retrouvions tout dans la Rédemption et dans la Croix ; ce qu'il démontrait par ces trois considérations :

1. L'homme ici-bas n'a pas la vze (l'humanité ne vit pas réellement, elle ne dure qu'un moment et disparaît sans cesse) ;

II. L'homme n'a pas la gloire (c'est-à-dire ni l'illustration, ni la richesse, ni la puissance);

' M. Edouard Dumont, loc. cit.

SUR LA CHARITE ,35

III. L'homme n'a pas Vamour, il n'est point aimé; toutes les affections humaines sont impuis- santes et périssables.

« La rédemption lui donne la vie véritable et éter- nelle, l'honneur avec une incomparable distinction, et l'amour parfait et immuable ^.. »

SUR LA CHARITÉ VIE DU MONDE ET FRUIT RÉSERVÉ DU CHRISTIANISME

Prêché à Notre-Dame, le 28 décembre 1835, pour l'œuvre des Orphelins du choléra.

NOTICE

Le lendemain de son malencontreux essai , l'orateur de Saint- Roch écrivait à son ami Lorain : « ... Il ne m'est rien arrivé de bien nouveau, sinon que, voulant essayer

' « Tout cela exposé avec celte ingénieuse singularité qui a hoiTcur du lieu commun, comme il le dit quelque part dans ses Conférences.

« Il était impossible, avec de telles circonstanses et si peu d'auditeurs, que ce sermon eût le moindre écho... L'abbé La- cordaire regarda cet échec, il n'y avait pas de sa faute évi- demment, comme une indication qu'il n'était point fait pour la prédication paroissiale, et il y renonça, retirant toutes ses promesses données. La Providence le dirigeait ainsi tout d'un coup vers une vocation particulière, il serait arrivé autre- ment bien plus tard.

<c Quinze ans après, il avait si bien oublié ce sermon que je lui envoyai le sujet et la division, en lui témoignant le regret de ne voir reparaître ces heureuses idées dans aucune de ses conférences elles auraient trouver place, si elles ne lui avaient échappé... » (Id. ibid. Voir Le Monde, 20 août 1863.)

36 SERMON

si j'étais propre à la prédication , et à quel genre de pré- dication, j'ai prêché dans un collège avec succès, et dans une paroisse de manière à être bien mécontent de moi... »

« ... J'ai essayé de prêcher, ajoutait-il en écrivant à son ancien maître ^ Je réussis auprès des jeunes gens, et c'est à deux que j'ai résolu de consacrer mon temps.

« Quant aux paroisses , je sympathise peu avec une as- semblée ordinaire de fidèles; mon esprit solitaire et spé- culatif par nature, comme aussi par une longue habitude, ne connaît pas assez les mœurs ordinaires des fidèles, ne compatit pas à la faiblesse commune des intelligences. Je ne sais pas donner des développements qui représentent la pensée sous mille formes diverses; un point de vue vif et étendu, hardi même, un raisonnement suivi, de la passion qui amène la controverse , de la tendresse de cœur, voilà mes forces. Il me manque de l'art. J'ai tou- jours été un homme spontané et rien de plus que cela... » Il avait déjà prêché au collège Stanislas, le jour de Pâques, à la prière de M. l'abbé Buquet-, alors préfet des études, qui fut frappé de l'impression produite sur le jeune auditoire. Le 30 juin, il y prêcha de nouveau avec autant de succès, et le soir même il s'épanchait en ces termes avec son meilleur ami :

a ... Il est huit heures et demie du soir, mon cher Charles, et je n'ai pas encore accompli cette douce tâche du dimanche.

« C'est que je viens de prêcher à Stanislas un sermon sur l'Église, à propos de la fête des saints apôtres Pierre et Paul. Il y avait beaucoup de jeunes gens étrangers et plu- sieurs élèves de l'Ecole polytechnique. Je n'ai pas été mal content de moi; je suis toujours à l'aise avec la jeu- nesse. Ce sermon terminera les divers essais que je m'é- tais proposé de faire avant la fin de l'année.

1 M. Delahaye, 7 mai 1833. * Mon évêque de Parium.

SUR LA CHARITÉ 37

« Il m'est évident, comme il me l'a toujours été, que je n'ai ni assez de force physique, ni assez de flexibilité dans l'esprit, ni assez de goût pour la chaire, prise en général, ni assez de compréhension du monde, j'ai toujours vécu et vivrai toujours solitaire, rien assez de ce qu'il faut pour être un prédicateur dans la force du terme. Je puis un jour être appelé à une œuvre que réclame la jeunesse et qui lui soit uniquement consacrée. Les travaux que celte œuvre exigera, sous les rapports de la parole, ne contrarieront pas ceux auxquels je suis porté et aux- quels je me suis livré depuis dix ans, savoir : l'étude de la religion dans son économie générale, dans ses rapports avec tous les ordres de vérité. J'ai déjà tracé le plan je ferai entrer tout ce que j'ai acquis à cet égard et tout ce que j'apprendrai. 11 y a dans les Pères, dans les écri- vains chrétiens une mine inépuisable, mais dispersée çà et là. Un ouvrage d'ensemble manque. D'un autre côté, s'il naît quelque controverse dans l'Église, ce qu'à Dieu ne plaise, j'y prendrai part, et c'est tout à fait mon genre. Deviens hérétique, mon petit, et tu verras.

« Quant à présent il faut étudier, mener une vie grave et simple, laisser le temps mûrir la pensée et amener la conflance. Un homme a toujours son heure; il faut qu'il l'attende, et qu'il ne fasse rien contre la Providence ^ v

L'heure de cet humble et fidèle serviteur de la Provi- dence sonna bientôt. Les conférences de Stanislas ^1834) ' et surtout celles de Notre-Dame (1833), lui révélèrent sa vraie vocation, « l'enseignement apologéti(jue de la reli-

1 Lettre inédite , communiquée par M"": la comtesse de Mon- talembert.

* Il avait dès lors résolu de ne plus écrire et de se livrer à l'improvisation. « ... Quant à l'envoyer des bribes de mon éloquence, comme lu me dis, écrivail-il à M. Lorain, le 2 mai 1834, cela sérail difficile. Je n'ai rien d'écrit. J'improvise tou- jours, et je n'ai même quelque action que par là. Mon style et ma récitation sont tout à fait impropres à l'effet oratoire , en sorte que j'ai renoncé à jamais rien prononcer d'écrit... «

38 SERMON

gion du haut de la chaire ». Toutefois le prédicateur ne tarda pas à paraître à côté du conférencier.

Nous ne savons rien du sermon qu'il prêcha le lundi 4 mai 1835, dans l'église Saint- Pierre du Gros-Caillou, en faveur d'un ouvroir de jeunes filles dirigé par les sœurs de Charité*; mais nous possédons une analyse très éten- due de celui qu'il prononça plus tard à Notre-Dame. Mp de Quélen, voulant lui donner un nouveau gage d'a- mitié, l'invita à prêcher en faveur de l'œuvre des orphe- lins du choléra, fondée par lui à Conflans, et pour la- quelle il avait porté lui-même la parole chaque année. On lit dans V Univers du 29 décembre 1833 : « C'était hier le jour depuis longtemps désigné pour la réunion de l'œuvre des orphelins du choléra. Malgré le froid, dès midi, la métropole était envahie par les jeunes gens et les dames. A deux heures, M. l'abbé Lacordaire est monté en chaire. Sa parole, d'abord méditative, s'est bientôt animée : sa pensée, après s'être d'abord arrêtée quelque temps dans les hauteurs métaphysiques de la théo- logie chrétienne, s'est graduellement abaissée et a dévoilé à nos yeux les mystères de la charité. Malgré les diffé- rences des sujets, M. Lacordaire a été aussi grand ora- teur que dans les conférences du carême *. »

ANALYSE^

Monseigneur et mes Frères,

11 y a quelque chose qui doit nous ravir toutes les fois que nous y pensons ; c'est la puissance de la

1 Voir la Quotidienne , 2 mai 183o.

' Le même journal raconte que la qiiêle s'ëleva à quatorze mille francs, et qu'à la suite de ce sermon, un riche éludianl résolut de consacrer sa fortune aux œuvres de bienfaisance et d'entrer dans rélal ecclésiastique. (30 décembre 1835 et 25 jan- vier 1836.)

' Voir l'Univers du 31 décembre 1835 et du 1" janvier 1836.

SUR LA CHARITÉ 39

vérité. Pascal disait : « Il y a un livre italien qui a pour titre : De l'Opinion, reine du momie; je ne l'ai pas lu , mais j'y souscris pour ma part, sauf le mal , s'il y en a. » Pour nous, nous n'y souscrivons pas. Qu'est-ce que l'opinion? La reine d'un moment qui passe et qui est remplacée par une autre. Mais la véritable, l'immortelle et toute-puissante reine du monde, c'est la vérité. Elle peut paraître passer, mais elle ne passe pas réellement, et quand on la croit par terre, elle est debout. En effet, mes Frères, elle est debout , après avoir été tant et par tant d'armes combattue; et s'il est permis de se livrer à des pré- visions qui surpassent de si haut l'intelligence de l'homme, on pourrait dire qu'il y a un pressentiment universel que la vérité a repris de nouvelles forces , et qu'après un combat étonnant de trois siècles, elle a paru plus abattue qu'elle ne l'avait jamais été, sa tête de géant et do dominatrice va se lever pour couronner le monde et ses enfants.

D"où vient cela, mes Frères? D'où vient celte puis- sance suréminente, quoique si difficile à porter par l'homme? Ah ! d'où elle vient? c'est qu'il y a quelque chose de plus puissant que les passions de l'homme; c'est que plutôt il y a une passion souveraine dans le cœur de l'homme, à laquelle toutes les autres doivent obéir, la passion de la vie, la passion de vivre. Après tout, nous voulons vivre, la société veut vivre; il n'y a pas un vermisseau qui ne veuille vivre; tout tend à la vie, tout aspire à la vie. Si, çà et là, quelques forcenés s'enlèvent à eux-mêmes un bien si précieux, ils ne se l'enlèvent qu'en conservant

40 SERMON

l'espérance; et leur suicide n'est pas un hommage au néant, c'est un hommage malheureux à l'immor- talité.

Eh bien! qu'y a-t-il de commun entre cette passion de la vie, entre cette puissance de la vie, dans notre cœur, et la puissance qu'y occupe la vérité, et quels rapports? C'est que la vérité, c'est la vie; que la vérité étant ce qui est, étant la loi de tout ce qui est, nul ne peut vivre que par la vérité, et nul ne peut mourir que par l'erreur. Et voilà pourquoi au premier péché que commit l'homme, il lui fut dit : Tu mourras:

Il serait long de vous faire ce livre de la vie, ce livre du christianisme. Ce ne sera qu'à la fin des temps qu'il sera complètement écrit; et pour ce qu'il y a d'écrit jusqu'à présent, ce serait déjà trop long de le faire passer sous vos yeux. Mais puisque aussi bien nous voilà réunis pour une œuvre charitable, puisque aussi bien la charité est le fond du christia- nisme, bornons-nous à vous montrer ceci : c'est que la charité est la vie du monde, el que la source de la charité ne vient pas du monde, mais vient du chris- tianisme. D'où il suit que le christianisme est la source de la vie pour le monde, pour la société.

Telle est cette instruction pour laquelle je vous prie de dire un Ave Maria, afin que la sainte Vierge la protège.

M. l'abbé Lacordaire reprend en ces termes :

I. Le monde est un tissu composé de sept grandes faiblesses et de sept grandes forces : la fai- blesse de l'âge, la faiblesse du sexe, la faiblesse du

SUR LA CHARITÉ 41

corps, la faiblesse deTesprit, la faiblesse de la pau- vreté, la faiblesse du pouvoir et la faiblesse des passions ; cl à côté s'élèvent et correspondent à ces sept faiblesses sept grandes forces qu'il serait presque inutile de nommer, que nous nommerons néanmoins : la force de l'àgc, la force du sexe, la force du corps, la force de l'esprit, la force de la fortune, la force du pouvoir et la force de la vertu. Telle est l'organisation du monde; c'est sa pre- mière loi, c'est sa première économie; et à côté de cette première loi, il en est une autre; c'est que la force est nécessaire à la faiblesse pour la soutenir; mais aussi, et c'est une admirable chose, c'est que la faiblesse est nécessaire à la force potir vivre, et qu'il n'y a pas de force sans la faiblesse qui lui cor- respond. Car serait la puissance de la virilité sans la faiblesse de l'enfance? serait la force qui tient le sceptre et l'épée sans la faiblesse qui manie le fuseau? serait la puissance de l'esprit s'il n'y avait pas l'infériorité de l'esprit? serait la richesse s'il n'y avait pas la pauvreté qui travaille et qui sue ? serait le pouvoir s'il n'y avait pas de sol- dats pour obéir? serait la vertu elle-même, comme l'a dit quelque part TÉvangile, si l'ivraie était arrachée du monde, si la moisson des passions n'était pas immense et glorieuse?

Ainsi, seconde loi du monde, la force et la fai- blesse se sont réciproquement nécessaires et sub- sistent l'une par l'autre.

Mais il y a une troisième loi, c'est que pourtant la force et la faiblesse sont ennemies; c'est que la

42 SERMON

force, de sa nature, tend à opprimer la faiblesse, et que la faiblesse tend ou à la bassesse de la servitude, ou au danger, au crime de la révolte. En sorte que le monde entre ces deux puissances est sans cesse placé entre l'anarchie et la servitude, et toutes les fois qu'elles ne sont pas mises en équilibre par une troisième puissance dont tout à l'heure nous cher- cherons et proclamerons le nom, il n'y a pas de paix pour le monde; il y a ce que vous voyez à toutes les époques de grands troubles et de désorganisation sociale, c'est-à-dire, tantôt la faiblesse qui se révolte et tantôt la force qui écrase. Il faut donc, pour que le monde soit complet, pour qu'il soit harmonique, quelque chose qui mette en équilibre la force et la faiblesse. Or on ne peut mettre en équilibre deux choses qu'en étant en proportion avec elles, et on ne peut être en proportion avec deux choses qu'en participant de la nature de l'une et de l'autre. Il faut donc que la puissance qui est chargée de mettre en équilibre la force et la faiblesse, tienne de la force et de la faiblesse. Il vaut bien mieux qu'elle soit tout ce qu'il y a de plus fort et tout ce qu'il y a de plus faible : le comble de la force pour résister en faveur de la faiblesse à toute la force humaine, et le comble de la faiblesse afin de s'abaisser jusqu'à elle, de l'clcver jusqu'à elle et jusqu'à la force.

Quelle sera cette puissance? J'ouvre le Livre de la vie, le Livre toute vérité se trouve contenue; et dans ce Livre mystérieux j'en trouve un plus mys- térieux encore, s'il est possible, qui traite de l'union de l'homme avec Dieu , et de Jésus-Christ avec son

SUR LA CHARITÉ 43

Église. Et voici ce que j'y trouve à la fin, comme étant le résumé de toute la doctrine qui est établie dans ce Livre : Foriis est ut mors dilectio . « L'amour est fort comme la mort. »

Qu'y a-t-il de plus puissant que la mort? qu'y a-t-il qui renverse et qui détruit mieux que la mort, non seulement l'homme, mai3 les empires? Eh bien! pourtant l' Écriture nous apprend qu'il y a quelque chose d'aussi fort qu'elle non pas pour détruire, mais pour édifier: c'est la charité. Foriis est ut mors dilectio.

Dura sicut infernus œmuîatio. « Le zèle de l'a- mour est inflexible comme l'enfer. » Qu'y a-t-il de plus dur, de plus tenace, de plus invincible que cet avare enfer, qui ne lâche jamais de proie, et dans lequel l'espérance, qui est partout, a dit un écri- vain, ne se trouve pas? Eh bien! l'amour, quand il est méprisé, quand il est poussé à bout, quand il revient en quelque sorte avec la haine qu'il a puisée dans ses propres entrailles, il est puissant, il est inflexible, il est désespéré comme l'enfer. Dura sicut infernus œmuîatio.

M Ses lampes sont des lampes de flamme et de feu. » Le feu qui détruit, qui dans un moment peut éteindre les travaux des siècles, eh bien! voilà encore une comparaison dont l'Écriture se sert pour nous apprendre la puissance terrible de la charité : Aquœ multse non potuerunt extinguere charitatem. Les eaux n'ont pu éteindre la charité , et les fleuves eux-mêmes ne la couvriront pas de leurs flots; mettez-lui une pierre au cou et jetez-la au fond de

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la mer, et ces fleuves qui y sont ramassés ne la couvriront pas de leurs eaux; elle élèvera sa tête paisible et victorieuse.

Ainsi voilà quelque chose qui est plus puissant, aussi fort que la mort, que l'enfer, (|ue le feu, que l'Océan, et ce quelque chose, à qui appartient-il V quel en est le maître et le dépositaire?

Nous avons vu tout à l'heure à qui appartenaient la force et la faiblesse. Mais à qui appartient cette troisième puissance que nous venons de définir avec les termes mêmes de l'Écriture sainte. Ah! mes Frères, c'est la merveille, elle appartient à tous; elle est un fruit, un acte de la liberté de l'homme aidé de la grâce; la liberté de l'homme qui ne lui manque jamais dans son cœur, et la grâce de Dieu qui ne lui manque jamais non plus. Elle est à nous tous, au dernier d'entre nous tous , au plus faible contre le plus puissant. Et ramassez tout ce que vous voudrez de forces autour de vous, autant de soldats que vous voudrez, faites que vous soyez le maître du monde, bien plus que ces empereurs romains qui ont com- battu contre le christianisme, faites qu'il n'y ail pas un lieu dans l'univers pour vous échapper, eh bien! un jour, dans quelque bois de votre empire, un bûcheron se lèvera, il essuiera son front tout humide de ses labeurs , il prendra sa veste suspendue à un arbre, il en ceindra ses épaules, et fort d'une simple goutte de l'amour divin, de l'amour de ses frères qu'il laissera tomber de son cœur, il se dressera, il ira contre votre empire, dans votre capitale, il se plantera comme une sentinelle aux portes de votre

SUR LA CHARITÉ 45

palais. Cet amour qui dévore son cœur, il ira de bûcheron en bûcheron, d'homme portant la besace à d'autres hommes portant la besace, non pas de soldats en soldats, mais de femmes en femmes, d'enfants en enfants. Cette goutte d'eau, de feu, cotte goutte du ciel , elle s'étendra comme un océan. Et entendez-vous tout cet empire qui se remue? Entendez-vous dans le sein du monde et dans ses entrailles le feu de la charité? A son simple murmure, regardez est le puissant, cet homme de tout à l'heure, le faible, ne le rencontre même pas pour pousser son cadavre du pied. A-t-il tiré le glaive? Non, il a aimé, il a vaincu comme le christianisme a vaincu l'empire, par l'amour.

Ainsi nous avons trouvé une force contre la force, quelque chose qui est plus fort que tout, et qui appartient à ce qui est lo plus faible. Mais cela ne suffit pas; il faut encore que ce quelque chose soit plus faible que le reste, afin qu'il soit en proportion et avec la force et avec la faiblesse. Or, mes Frères, qu'y a-t-il du plus faible que la charité? qu'y a-t-il qui se rende plus petit, qui s'amoindrisse avef autant de facilité? Avez-vous besoin que la main de la charité ne vous touche qu'à peine? elle sera sur votre mal comme l'air. Avez-vous besoin qu'elle vous parle avec une douceur inexprimable , qu'elle vous fasse néanmoins entendre sa voix? La charité vous parlera avec le charme et la paix du silence; elle lancera dans votre cœur les paroles dont vous avez besoin , et qui n'ébranleront pas ses fibres que la maladie a rendues si douloureusement sensibles. Et

46 SEKMON

aussi quand le fondateur, le rénovateur de la charité sur la terre, a été prédit par les prophètes, de quelles paroles se sont-ils servis pour l'annoncer? Écoulez le prophète Isaïe : Tanquam agnus coram tondenteseobmidescet. « Il se taira comme un agneau devant celui qui le tond. On n'entendra pas sa voix dans les places publiques ; il n'achèvera pas le roseau à demi brisé et n'éteindra pas la mèche qui fume encore. » Et lorsque saint Jean, l'apôtre de la charité, vit du fond de son île de Pathmos les mys. tères du ciel, que vit-il? Vidi agnum slanlem tan- quam occisum. « Je vis un agneau qui se tenait comme tué. » Et tous les jours, quand, au saint sacrifice delà messe, vous venez vous asseoir devant la barrière sainte qui vous sépare du tabernacle, qu'est-ce que le prêtre, portant Jésus- Christ, vous dit? Ecce agnus Dei. « Voici l'agneau de Dieu, » ce qu'il y a de plus doux, de plus faible au monde. Voici la charité vivante. El toutefois ces deux qua- lités qui paraissent si inconciliables, elles sont com- patibles entre elles; la charité est le comble de la force, elle est le comble de la faiblesse, et Isaïe a réuni ces deux magnifiques caractères dans un seul verset, dans une seule parolt en disant : Emilie agnum, Domine, dominalorem lerrœ. « Seigneur, envoyez-nous l'agneau qui sera le dominateur de la terre. »

Ainsi la charité est tout à la fois soumise et maî- tresse : elle est tout à la fois l'agneau de Dieu et le lion de Dieu , s'il nous est permis de créer cette dernière expression , qui n'est pas dans l'Écriture.

SlîR LA CBAUITH 47

Donc voilà le monde formé, le monde -moral et social : voilà la force et la faiblesse qui tont harmo- nisées entre elles. Vous êtes faible et vous serez protégé par la force , parce que la charité animera le fort, et quand elle ne l'animerait pas, vous trouvez encore, sans la révolte, la charité pour vous défendre en vous-même; et si cette charité n'est pas entendue du fort, vous ne vous lèverez pas, vous ne tirerez pas le glaive , vous ne livrerez pas le monde à l'a- narchie; mais vous aimerez encore davantage; vous vaincrez la puissance injuste à force de charité; vous répéterez cette merveille que le christianisme a opérée dans le monde. On le tue; mais on ne pout pas le vaincre, disait un Père de l'Eglise, si je ne me trompe. Pourquoi? parce qu'on peut lui ôter la vie, mais non pas la charit,', et que la charité sort du cœur de celui qui est immolé pour animer un autre cœur encore vivant. Et ainsi ce prosélytisme de la mort et de la charité, du sang versé, s'a- chève, se vide lui-même dans sa propre nature; il est invincible, immortel. Voilà l'organisation du monde, V'ilà comment la charité est la vie du monde, puisqu'elle unit entre elles et la force et la faiblesse, qui sont les éléments dont le monde moral est com- posé.

J'ai dit en second lieu que la source de cette charité n'était pas dans le monde, qu'elle ne venait pas du monde, de la nature, si vous l'aimez mieux, mais qu'elle venait d'ailleurs, c'est-à-dire du chris- tianisme. C'est ce que nous devons encore vous montrer.

48 SERMON

II. Si nous voulions établir d'une manière assurée cette doctrine, nous n'aurions qu'à prendre les sept faiblesses hors du christianisme , hors des peuples qui ont vécu sous le joug du christianisme et à examiner comment la force s'est comportée à leur égard. Nous aurions une démonstration de faits, une démonstration historique que rien ne pourrait ébranler. Mais, vous le voyez, cela serait long. Prenons une seule de ces faiblesses; prenons celle qui semble avoir le plus de droits à la protection et au respect de la force.

Si quelque chose doit arrêter la brutalité maî- tresse, si quelque chose est capable de plier le sceptre qui commande, c'est le sein qui nous adonné la vie; c'est la faiblesse d'Eve humiliée devant Adam, à cause de la faute primitive qui nous a perdus. Qu'a été cependant hors du christianisme, et quelle est encore aujourd'hui dans le monde, la conduite d'Adam à l'égard d'Eve, par conséquent la conduite des fils à l'égard de leurs mères, des frères à l'égard de leurs sœurs? Hors du christianisme, nous trouvons le polythésime, le brahmanisme, le confucianisme, le mahométisme. Un coup d'œil rapide va vous apprendre quel a été le dessein de cette moitié du genre humain.

Chez les polythéistes, vous le savez, ce sentiment exquis qui occupe une si grande place dans la société chrétienne, qui unit si admirablement l'homme à la femme, comme Jésus-Christ est uni à son Église, en vertu de ces paroles de saint Paul : Viri, didgiie uxores vestras, sicul Christus dilexit Ecdesiam, ce

SUR LV CUAIUÏK 49

sentiment, on a peine à le croire, il n'existait pas! Quand nous lisons les littérateurs anciens, les tra- giques grecs, par exemple, nous y trouvons un vide complet, un siler.ce absolu à cet égard. L'homme marche à côté de l'homme; il marche à côté de sa compagne, et jamais un seul vers, un seul mot, un seul accent sorti du cœur, ne révèle à ceux qui lisent, ou à ceux qui entendent, ce que le premier coup d'œil jeté sur la scène du monde chrétien nous révèle et nous apprend aujourd'hui.

Ainsi, la femme, c'était une sorte d'esclave re- léguée dans un appartement retiré de la maison, elle était sûre d'être trouvée par son maître, quand son maître avait besoin de lui commu- niquer des ordres ; et la débauche du paganisme , loin d'adoucir cet avilissement, ne faisait natu- rellement que l'augmenter , comme aujourd'hui encore, chez les peuples chrétiens, la débauche est la seule source de l'avilissement pour la compagne de l'homme.

Si nous parlons du brahmanisme , de cette religion qui vit si puissamment dans l'Inde orientale, qu'est- ce que nous y trouvons? Un spectacle , je ne dirai pas plus hideux, mais plus atroce encore; nous y verrons réellement, non plus sur la foi des écrivains de l'antiquité, mais par les yeux de nos voyageurs, mais par nous-mêmes, la femme réduite à un état d'abjection incompréhensible; et lorsqu'elle a le malheur de devenir veuve, c'est-à-dire à nos yeux de devenir plus sacrée, c'est encore à ce moment que l'abjection augmente pour elle, que sa rencontre I 4

5U SERMON

môme est comme une souillure qui doit être lavée par des purifications; jusque-là que ces malheureuses ont trouvé non seulement le compte de leur vanité, mais même de leur intérêt, à s'immoler souvent sur le bûcher de ces cires ingrats qui les avaient traitées avec tant de mépris.

Si nous pénétrons en Chine, règne la doctrine de Confucius, nous y verrons que la femme est soumise, non pas seulement au divorce, mais parce qu'il faut surtout, dans ces pays-là, honorer les an- cêtres en laissant soi-même une postérité, nous la verrons réduite à ce rôle de donner une postérité. Nous y verrons la maternité achetée par des conces- sions que nous ne pouvons pas nommer dans cette chaire, mais dont on peut trouver des exemples chez d'autres peuples et dans le mahométisme, dont nous allons parler, et qui est la dernière religion hors du sein du christianisme.

Les peuples qui vivent sous la loi du mahomé- tisme étant plus proches de nous, vous savez dans quel état de servitude, de misère, dans quel état, à nos yeux si humiliant, le sort d'Eve y est condamné.

Et c'est tout, mes Frères, car hors du christia- nisme vous ne trouverez que ces quatre grandes religions. Tout homme vit sous le christianisme ou sous l'une de ces quatre formes religieuses. Partout donc vous y trouvez la faiblesse opprimée par la force, et la faiblesse qui semblerait réclamer natu- rellement le plus d'appui, un appui plus naturel, un appui plus saint.

Si nous en cherchons la cause, hélas I nous la

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trouvons d'abord dans cet esprit de domination dont la rage est innée dans le cœur de l'homme, disait un écrivain illustre. Quelle est la puissance qui se tient dans ses bornes légitimes, depuis le prince jusqu'au dernier de ses sujets? Chacun abuse de sa force; chacun songe sans cesse à sortir du cercle qui lui est tracé par la loi des choses; et il faut une guerre, une lutte intestine sans cesse renaissante des uns avec les autres, pour que nous restions chacun renfermés dans la sphère qui nous appar- tient.

Et en second lieu, notre indigence! Qu'est-ce que nous possédons? Nous possédons si peu de chose que nous cherchons sans cesse à attirer ce qui est hors de nous à nous; ne trouvant en nous que la misère, que la pénurie, nous demandons sans cesse, loin de pouvoir donner; nous nous faisons centre de tout, afin de pouvoir vivre et de pouvoir satisfaire cette passion de la vie qui nous possède.

Voilà, et avec beaucoup d'autres causes qu'il serait trop long d'examiner, ce qui fait le fond de notre tyrannie à tous , car tous, quand nous ne sommes pas chrétiens , nous sommes plus ou moins des tyrans; nous sommes plus ou moins des êtres qui abusent de la puissance qu'ils ont reçue. Et cependant, mes Frères, la charité anime le monde; elle y vit, elle le pénètre de toutes parts, car sans cela le monde ne vivrait pas. Il faut bien que la charité s'y trouve, puisqu'il vit après tout, et vous en avez ici même une preuve. Que sont ces enfants, objet de votre assemblée, sinon des orphelins dont

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VOUS vous êtes faits volontairement les pères et les mères? Quel est ce pontife assis sur la chaire de saint Denis, sinon le successeur de tous ces hommes dont la mémoire couvre le monde , qui disaient : Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ? Sera-ce la trihulation, la faim, le péril, les que- relles? Dans toutes ces choses, nous avons le dessus à cause de celui qui nous a aimés. Et enfin qu'est-ce que cette voix qui vous parle par notre organe , sinon la voix de la charité qui nous a été transmise, et que nous bégayons comme nous le pouvons ?

Ainsi , mes Frères , nous ne pouvons pas faire un pas sans rencontrer la charité, depuis notre berceau jusqu'à notre tombe. Ces pierres mêmes sont de- venues sensibles. Mais enfin d'où vient-elle, celte charité qui est incontestablement dans le monde, si elle ne vient pas du monde, de notre nature? Ah! elle vient d'une parole qui a été dite, qui a été lancée dans le monde, d'une parole qui depuis dix huit cents ans et même déjà auparavant a germé et germe dans une foule de cœurs.

Un jeune Égyptien riche se promenait un jour dans son pays; il entre par hasard dans un temple, dans une église; il y entend un ministre comme celui qui vous parle, qui disait: Voulez-vous être parfait? vendez ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres. Ce jeune homme sort, il prend à la lettre ces pa- roles; il vend ses biens, il les distribue aux pauvres; il va sur une montagne; il s'y couvre de feuilles d'arbres, il y reste soixante, quatre-vingts ou cent ans, je ne me le rappelle pas; c'était saint An-

SUR LA CHARITÉ 53

toine. Par (jui avait-il été engendré? par une seule parole.

Un autre se promenait dans sa ville d'Assise, en Italie; il entre dans une église; il entend quelq\ies paroles, il sort; le voilà transformé. Il était fils d'un homme riche livré au négoce; au lieu de profiter des biens qu'il trouvait au sein de sa famille, il donnait tout aux pauvres; il ôlait même ses vêtements pour les en couvrir, jusque-là que son père, voyant qu'il ne pourrait jamais le faire succéder à ses affaires , le conduisit à l'évêque, et lui dit : « Je vous le donne, faites-en ce que vous voudrez. » François, jetant alors ses habits, s'écrie: « Je pourrai dire avec plus de vérité : Notre Père qui êtes aux cieux. » Qu'est-ce qui l'avait engendré ? C'est une parole. C'était la parole de l'amour, non pas de l'amour grossier et misérable dont parlent les hommes; mais de l'amour éternel, mais de l'amour qui unit entre elles les personnes divines dans le ciel. Et cette parole étant tombée sur sa tête, elle avait allumé l'amour dans d'autres cœurs, parce que le propre de toutes choses est de pouvoir se perpétuer, de pouvoir être fécond. Ainsi, quand Dieu voulut nous donner la lumière, il planta son soleil dans les cieux, et nous alluma toutes ces faibles clartés qui nous illu- minent dans les ténèbres.

Ainsi , une parole de l'amour a été dite aux hommes, mais de l'amour saint , véntable, qu' ne passe pas; et cette parole va sans cesse engendrant la charité dans les cœurs, parce que le propre de la charité, par-dessus toutes les choses qui sont fé-

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condes, est sa fécondité même. Aussi nous autres, faibles orateurs que nous sommes, qu'est-ce qui fait notre force à travers toutes les faiblesses que nous vous débitons? C'est, mes Frères, cette force de la parole évangélique, de la parole de charité qui de temps en temps ressort au travers de nos propres paroles. Aussi notre plus grand effort, c'est de nous cacher pour vous faire arriver à la })arole de Dieu, de la vérité, et moins nous la dérobons à votre cœur, plus elle est féconde, moins nous y mettons de notre humanité grossière, plus cette parole engendre en vous la charité.

C'est donc la parole de Dieu qui est la puissance qui unit en ce monde la force et la faiblesse. Aussi nos ennemis sont tellement persuades par l'expé- rience que la charité est notre domaine, que nous ne pouvons pas être vaincus, qu'ils font chaque jour, je ne dirai pas des efforts pour imiter cette charité en la déguisant sous d'autres noms, mais que, re- connaissant leur impuissance, ils sont aujourd'hui parvenus à concevoir le dessein de se passer de cha- rité, d'arriver à un certain état d'organisation pure- ment humaine l'on pourra vivre sans avoir besoin de ces secours mutuels que nous nous prêtons. Ils ont opéré déjà dans l'industrie; ils disent qu'en fabriquant beaucoup, qu'en établissant de^ manu- factures à l'infini, des chemins de fer, que sais-je? ils parviendront à secourir tous ceux qui ont besoin de quelque chose; ils parviendront, en un mot, par la seule puissance des machines à remplacer ce lien qui unit la force et la faiblesse.

SUR LA CHAUITÉ 55

Quel est le démenti que Dieu leur a donné? Il leur a donné un bien sanglant et bien éclatant dé- menti; il a fait croître la misère ils ont fait croître et pulluler leurs machines ; il a livré les pays d'industrie à un spectacle de misère que les peuples les plus pauvres, qui labourent péniblement la terre, n'ont jamais donné, ne donneront jamais, jusque-là qu'aujourd'hui, après un demi- siècle d'essais, tous les économistes sont en émoi et qu'ils se disent : Serait-il bien possible que l'industrie ne fît qu'en- richir quelques-uns pour appauvrir le plus grand nombre; que l'industrie ne fût qu'une nouvelle force qui accablât davantagela faiblesse; qu'ainsi, au lieu des sept fléaux oppresseurs, nous en aurions un hui- tième de plus ?

Ce résultai les a épouvantés; ils ont rêvé une sorte d'association entre l'ouvrier et le fabricant, entre le riche et le pauvre, de telle sorte qu'avec un certain temps et un certain progrès, il n'y aurait plus de pauvres. Et Jésus-Christ leur a répondu du fond de l'Evangile : Vous aurez toujours des pauvres avec vous.

Laissons-les donc, mes Frères, car ils ne sont qu'au commencement de cette dernière expérience , laissons-les chercher des combinaisons pour détruire la faiblesse de l'àme, la faiblesse du sexe, pour faire que l'enfant n'ait pas besoin de l'amour de sa mère et qu'Eve n'ait pas besoin de l'homme, d'Adam; pour faire qu'il n'y ait plus de pauvres et plus de riches; pour faire qu'il n'y ait plus de souverains et qu'il n'y ait plus de sujets.

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Nous autres, nous n'avons jamais rien vu de cela. Depuis six mille ans, que voyons-nous? L'enfance persévérer, la faiblesse du sexe persévérer, la pau- vreté s'accroître tous les jours par ces fléaux que Dieu envoie, qui font crouler tout d'un coup les spé- culations humaines, témoin celui qui nous rassemble ici, qui nous donne l'occasion de substituer la puis- sance de notre charité à la faiblesse de tous ces rêves. Nous qui voyons tout cela se suivre, se succé- der sans intervalle, triomphons, mais avec modestie, avec humilité, dans la puissance que Dieu nous a donnée; car même dans notre plus grande force, nous ne devons pas insulter ceux qui sont opposés à la vérité, dont nous sommes les organes.

Les martyrs bénissaient leurs bourreaux; et nous qui , bien loin d'être martyrs, montons au Gapitole, accompagnés de cette force morale qui croît sans cesse, même quand elle paraît décroître, soyons modestes, et disons-nous à nous-mêmes les mots que l'esclave disait aux anciens triomphateurs. Oui, n'abusons pas, même de notre charité , pour nous trop prévaloir; car que n'avons-nous pas à gagner sous ce rapport? Combien de reproches n'avons- nous pas à nous faire aux yeux de Dieu et du ciel? Ah! notre charité a-t-elle crû avec la dureté du ciel? Avons-nous opposé à tous ces riens dont nous parlions tout à l'heure et à toutes ces accusations dont le christianisme a été l'objet, une foi plus ar- dente, une charité renouvelée dans les tribulations? N'avons-nous rien à faire pour être véritablement charitables? Sortirons- nous d'ici comme saint An-

SUR LA CHARITÉ 57

loine en sortit, comme saint François en sortit? Chose digne de méditation ; certes nous voici une bien petite armée. Qu'est-ce? quelques femmes, quelques jeunes gens. 11 suffirait de la plus légère puissance armée pour s'opposer à nous et nous mettre en poussière. Cependant si Dieu opérait en nous ce qu'il lui plut d'opérer chez ses apôtres, quand les langues de l'amour tombèrent en forme de feu sur leurs têtes, la destinée du genre humain serait changée ; ce petit troupeau qui est ici renouvellerait la face de la terre. Emitte Spiritum...

Que dis-je? il ne nous faudrait pas tous; il ne faudrait qu'un saint Antoine, qu'un saint François d'Assise, qui pénétrât le peuple de Jésus -Christ, comme saint François pénétrait le peuple d'Italie qui le voyait passer avec son cordon autour des reins. Eh bien! cet un, ce seul, l'avons-nous pro- duit depuis trente ans? Après que des troubles si visiblement marqués du sceau de la colère divine eurent frappé nosesprits, que nos pères de l'ancienne Eglise de France nous eurent laissé sur l'échafaud, dans l'exil, tant de grands exemples, avons-nous fécondé leur sang? nous sommes-nous montrés dignes d'être leurs héritiers?

Avons-nous crié contre le siècle, non par des paroles tombées de l'histoire, mais avec des langues de charité tombées de notre siècle? Avons-nous fait voir à ces gens qui prédisent notre fin que nous ne faisons que commencer, que nous sommes les petits enfants d'un siècle qui a tout détruit, mais que déjà on peut saisir dans notre poitrine ce que nous serons

58 SERMON

un jour, quand le siècle aura grandi, que nous serons parvenus à la maturité que nous n'avons pas? Dieu le sait, ce n'est pas à moi de décider cette question humaine, chrétienne. Disons-nous bien que, hors de la charité nous n'avons pas de force. Imaginez tout ce que vous voudrez, toutes les combinaisons sociales possibles; tous les éléments de puissance réunis ne seront que des éléments de chute , s'ils ne sont pas fondés sur la charité.

Tout est là. Qu'est-ce que cela nous coûte? Nous avons la grâce, nous avons la foi, vainquons par l'amour. Puisque nous ne pouvons pas devenir dos hommes transformés par la charité, du moins saisissons çà et les occasions qui se présentent pour faire au moins un elTort qui nous élève au- dessus de nous-mêmes. La mer, l'Océan, par sa plé- nitude, ne nous appartient pas, mais du moins lais- sons monter en nous la charité comme un flot passager. Ouvrons notre cœur pour une minute , et puis ne le refermons pas, laissons-le entr'ouverl. Qui sait, peut-être, quand nous l'aurons entr'ouvert un peu plus. Dieu y mettra cette puissance céleste par laquelle il prend ses saints et les met au haut de la montagne pour les montrer aux peuples, et les animer de son inspiration toute-puissante.

Voilà la simple exhortation que je me permets. Vous savez quelle a été la source de ce saint mys- tère, vous savez le fléau, vous savez la charité, vous savez tout. Eh bien! faites ce que Dieu seul saura, et ce qui vous sera rendu si abondamment au jour de la charité et de la justice univers lies. C'est la

SUR LES DEVOIRS DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE 59

grâce que je vous souhaite avec la bénédiction de Monseigneur.

SUR LES DEVOIRS DE LA CHARITÉ CHRÉTILNNE ENVERS LES PRÊTRES PAUVRES ET INFIRMES

Prêché, le 24 mars 1836, à la chapelle de l'infirmerie Marie-Thérèse, fondée par M'"^ de Chateaubriand.

NOTICE

Les inédecins avait prescrit les bains de mer à l'abbé Lacordaire, dont la santé, fort délicate, était ébranlée par les fatigues de la station quadrngésimale. Le 27 juil- let 1835, il écrivait de Dieppeà iM'"» Swetchine: « ... M. de Chateaubriand et tout ce monde -ci (M'"^ Récamier, MM. Ampère, Ballaiiche, etc.) m'ont fait beaucoup d'ac- cueil. Il nous a lu l'autre jour des fragments de ses mé- moires : c'était le moment des Cent jours. Son style est toujours le même: il est le roi de l'expression. Mais nous ne l'avons plus depuis avant- hier qu'il nous a quittés, non sans emporter de moi la promesse d'un petit discours à Marie-Thérèse pour cet hiver. Je mène une vie de gla- diateur contre ces petits discours , et je suis heureux d'avoir échappé hier à l'apôtre saint Jacques , qui est le patron de ma paroisse actuelle... »

Le petit discours promis fut prêché, l'année suivante, devant une assemblée d'élite dans laquelle on remarquait l'illustre auteur du Génie du christianisme, et sous la présidence de M^ l'archevêque de Paris, qui, après le sa- lut, posa et bénit la première pierre du nouveau bâtiment destiné aux ecclésiastiques admis à l'infirmerie.

60 SERMON

ANALYSE' ET FRAGMENT'-'

L'orateur parla avec onction et éloquence des soins que la religion réclame dans notre société.

« Le clergé est pauvre et doit l'être; mais il ne faut pas que sa misère soit telle que la sérénité de ses fonctions en soit troublée. Le prêtre est nourri par l'État; mais cette subsistance, peut-il en refuser la moitié aux indigents?

« N'a-t-il pas d'ailleurs d'autres besoins? Le prêtre ne peut pas travailler de ses mains. Sa vie s'use à l'autel, mais sans autre fruit que la grâce qui en découle.

« Que faire? Se réfugier dans le sein de la charité chrétienne, et recevoir ces pieuses aumônes que les femmes sont toujours les premières à offrir, parce qu'elles ont le cœur plus dégagé des vaines tour- mentes du siècle. »

Montrant alors avec un art touchant les liens plus étroits qui existent entre les besoins des prêtres et la charité des femmes , et par conséquent la dette de reconnaissance contractée parcelles-ci plus grande et plus sacrée, l'orateur s'exprima en ces termes :

«... Ces luttes puissantes, ces existences pleines de veilles et de travail, toutes ces laborieuses desti- nées du sacerdoce sont au-dessus des forces de votre sexe : il y a plus, en quelque sorte étrangères à vos douces et utiles destinées; ces devoirs vous sont

» Voir l'Univers du 26 mars 1836.

' Voir la Gazette de France du 7 avril 1836. Études reli- gieuses : M. Lacordaire chez M. de Chateaubriand.

SUR LES DEVOIRS DE LA CHARITÉ CHRÉTIENNE 61

défendus par vos devoirs, ces vertus interdites par vos propres vertus. Et cependant que ne duvcz-vous pas aux prêtres! Dans toute société chrétienne ce sont de nobles et puissants intermédiaires entre vous et vos affections , les tuteurs de votre faiblesse, les gardiens de votre bonheur. Comme à tous , les prêtres vous ouvrent la vie de la religion dans le baptême, vous préparent aux saintes initiations des sacrements, consacrant, conseillant, éclairant quel- quefois ces unions d'où dépend votre vie. Entre le voile blanc des épousées et le linceul des funé- railles, la protection du prêtre vous suit partout sans vous abandonner un instant. La tendresse de vos enfants , l'affection de vos époux ou leur retour, sont leur ouvrage , car ils prêchent tous ces de- voirs de famille dont se compose votre félicité. Que ne devez-vous pas aux prêtres I

« Aux prêtres , de nouveaux et do touchants de- voirs sont imposés dans le temps nous sommes, devoirs inconnus dans les siècles passés , comme les nouveaux besoins du sacerdoce. Quand la voix de saint Vincent de Paul trouvait des mères pour ces millions d'enfants qui lui doivent et qui lui devront la vie, et qui à deux pas de cette demeure vivent du lait qu'il a fait couler pour eux, Vincent et ses dignes émules ne connaissaient que la pauvreté vo- lontaire. Mais depuis que le ciel, dirai-je dans sa justice sévère, dirai-je dans sa bonté? a purifié le clergé de son opulence, le prêtre brisé des fatigues de l'apostolat éprouve au bout de sa carrière cette pauvreté qu'il assistait jadis, et n'est pas sûr de

62 SERMON

trouver dans sa vieillesse le paiii de ses derniers jours et le lit de mort de son agonie. Ce sont ces vénérables misères que vous devez secourir en ce moment. Quand ces vies si utiles et si nécessaires au monde , plus nécessaires aux riches qu'aux pauvres, car le riche a de plus grands devoirs et de plus difficiles vertus, quand ces vies sont épuisées de dévouements , usées de travail, dévorées par le zèle, il faut qu'elles puissent trouver dans ce séjour de repos et de prière, asile unique dont nul asile rival ne s'élève en France , une dernière retraite et un premier tombeau... »

SUR LE DOGME DE LA RÉSURRECTION TRIOMPHE DU CHRISTIANISME

Prêché à Rome, à Saint -Louis -des -Français, le jour de Pâques, 19 avril 1840.

NOTICE

Après un nouveau séjour prolongé à Rome (1836-1837), Tabbé Lacordaire se rendit à Metz pour y prêcher des con- férences. Chemin faicant, il s'arrêta à Villersexel , chez M. le marquis de Grammont,y donna lecture de sa Lettre sur le Saint-Siège , encore inédite, et prêcha dans l'église du village (octobre 1837).

Entré dans l'Ordre des Frères Prêcheurs le 9 avril 1839, il écrivait à M""" Swetchine le 13 mai de Tannée suivante :

« ... Nous avons fait nos vœux, le 12 avril, avec une grande joie... Le lendemain nous étions sur la route de

SUR LE I)0(JME DE L\ RÉSURRECTION 63

Rome... Les Français me supplièrent de prêcher le jour de Pâques. J'y avais grande répugnance, comme vous le pensez; mais dès le lendemain malin une lettre de l'abbé Lacroix (clerc national de France), m'y ayant invile au nom de l'ambassadeur, je ne pus refuser. C'était la première fois que je parlais à Rome et dans mon habit dominicain. La foule était considérable à Saint-Louis...

« Le peu do temps de préparation et la nouveauté du terrain ne m'ont pas permis d'être ce que j'aurais voulu; toutefois mon amour -propre n'a pas eu trop à souffrir. Mais il s'est élevé aussitôt les mêmes luttes qu'à Paris et à Metz, les uns approuvant, les autres furieux; et pen- dant près de quinze jours il n'a été question que de cela. Heureusement j'avais un cardinal dans mon auditoire, quatre évèques, plusieurs prélats, des Jésuites, des Domi- nicains, et il a été impossible d'en rien extraire de ré- préhensible... »

De son côté, M'"'' Albert de la Ferronays écrivait à M. de Montalembert (Rome, 28 avril).

« ... Cher ami, j'ai enfin entendu prêcher le P. Lacor- daire. Je crois que cela a dépassé ce que j'imaginais, quoique mon imagination allât loin. Ûh! que j'aime ce feu, cette coi.viction d'airain, cette foudroyante éloquence! Que j'aurais voulu pouvoir et faire quelque chose après cela! Il a déplu à quelques-uns, mais je méprise ces cri- tiques. Que j'aurais voulu l'entendre encore! Il demande de vos nouvelles avec tendresse *. »

Nous donnuns le plan et l'analyse abrégée de ce sermon d'après la letLre du P. Lacordaire à M"'^ Swetchine, com- plétée par d'autres souviuirs, et surtout par les no!es de voyages, qu'un auditeur compétent, M. Ernest Naville, a bien voulu nous communiquer.

1 Voir aussi dans l'Univers, 3 mai 18'iU, la lettre écrite de Rome, le 20 avril, par un jouue diplomate qui fui enlliousiasmé de ce sermon.

64 SERMON

PLAN KT ANALYSE

In mnndo pressnram habehitig, sed confldite: Ego vici mvndum.

« Vous aurez des tribulation« dans le monde; mais prenez cou- rage: J'ai vaincu le monde.»

(S. Jban, XVI, 33.)

« Nous avons vaincu! nous avons vaincu!... La victoire du christianisme vient de sa triple force dans l'ordre des idées, dans l'ordre des affections, dans l'ordre de la puissance.

« Or le dogme de la résurrection est le triomphe du christianisme. Il a assuré sa victoire dans ces trois ordres : nous devons par conséquent montrer sa triple valeur logique, morale et sociale. »

I. Valeur logique. Dans l'ordre des idées, la résurrection seule explique bien le mystère de la mort, en la montrant comme un mal et une peine amenés par le péché du premier homme. Aucune autre doctrine n'a su interpréter ce mystère. Le dogme de la résurrection a triomphé du panthéisme, qui regarde la mort comme une phase de la vit ; du manichéisme, qui professe qu'elle est une dilatation delà vie; du matérialisme, qui n'y voit qu'un anéan- tissement.

IL Valeur morale. Dans l'ordre des affections, ce dogme, en faisant naître la vie de la mort par le dévouement et le sacrifice, a triomphé de l'égoïsme, base principale de l'antiquité.

III. Valeur sociale. Dans l'ordre de la puis- sance, il a créé le martyre, seule force de la puis-

SUR LE DOGME DE LA RÉSURRECTIOW 65

sance spirituelle contre la force de la puissance phy- sique et la tyrannie des pouvoirs temporels... «Ainsi, rnoi, ministre de Dieu, avec sa seule parole, je puis plus que les princes...

« Nous assistons maintenant à un autre triomphe del'Eglise.à son triomphesurleprotestantismeetsur le rationalisme. Leurs doctrines meurent dans toute l'Europe après avoir montré, pendant trois siècles, qu'elles sont impuissantes: dans l'ordre des idées, elles apportent la négation et la contradiction ; dans l'ordre dos sentiments, car elles sont incapables d'inspirer la vertu de sacrifice; dans l'ordre social, puisqu'elles ne font que troubler et diviser.

« Ce triomphe s'accomplit surtout au sein de la France, qui, si elle a eu des torts, commence à les réparer largement. Elle va sauver l'Église une qua- trième fois contre le rationalisme, comme elle l'a sauvée déjà trois fois, sous Glovis contre l'aria- nisme, sous Charlemagne contre l'oppression en créant l'État pontifical, sous la Ligue contre le cal- vinisme. D'ici à vingt-cinq ou trente ans, cela devien- dra clair pour tout le monde. La France est le pal- ladium de l'Église.

«... Messieurs, vous allez quitter Rome, qui est la tête et le cœur du christianisme, mais c'est pour retourner dans notre France, qui en est le bras droit... Vous qui croyez, ayez espérance! Et vous qui ne croyez pas, patience!... »

66 SERMON-

SUR LES BIENS QUE DONNE LE MONDE ET SUR Cr.DX QUE DONNE JÉSUS -CHRIST

Prêché à Bordeaux, le l^"" février 1842, dans la chapelle de la maison des Filles repenties, dite maison de la Miséricorde.

NOTICE

Vers la fin de 1840, le maître général des Frères Prê- cheurs envoya le P. Lacordaire à Paris « pour montrer que le rétablissement des Dominicains français n'était pas une chimère ».

L'inauguration solennelle de leur Ordre et de leur habit en France eut lieu, le 14 février 1841 , à l'occasion d'un sermon de charité pour les pauvres visités par la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Le P. Lacordaire parut à Notre- Dame avec sa tête rasée, sa tuniquo blanche et son man- teau noir au milieu d'une foule qui débordait de la perle au sanctuaire. Aspirant à couvrir de la popularité des idées l'audace de sa présence, il choisit pour sujet de son discours la Vocation de la nation française; le suc- cès surpassa son attente.

Dès l'Avent de cette année, il reprit à Bordeaux, et l'hiver suivant à Nancy, le cours de ses conférences en province, interrompu depuis la station de Metz (1838). « L'horizon de la France s'était fort assombri en quelques mois , et pour passer plus facilement avec les siens entre les nuages et la foudre, tout en semant dans la tempête, » il dut se résigner à ne paraître en chaire qu'en couvrant d'un rochetsa robe blanche.

Pendant la station de Bordeaux, dont le succès fut si éclatant, le conférencier prêcha divers sermons de circon- stance*. Nous donnons l'analyse de celui qu'il prononça dans la chapelle de la Miséricorde.

* <i Hier, dit la Guienne du 8 décembre 18^1 , une société

SUR LES BIENS DU MONDE ET CEUX DE JÉSUS-CHRIST 67

On lit dans la Guienne (2 février 1842 :

« Tout ce que Bordeaux renferme de riche et d'opulent assistait à ce sermon. Le R. P. Lacordaire n'a peut-être jamais été si entraînant et si simple; il a ému tout son auditoire en traçant le tableau des filles repenties, au milieu de leur pauvreté et de leur pénitence. »

ANALYSE'

Qiui rite primvm reynum Dei et jti- stitiam ejjis , et hœc oninia adjiciejitur voMs.

« Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa Justice, et le rcâte vou» sera donné par surcroît. »

(S. MATrH., Ti, 33.)

Le bien et le mal se disputent l'humanité. Le gé- nie du mal déploie son incessante activité , et il dit aux hommes : Venez avec moi; je vous donnerai des richesses, et vous jouirez de tous les plaisirs des sens ; venez avec moi , et je vous donnerai toutes les jouissances de l'esprit, les honneurs, les dignités; vous serez supérieurs aux autres hommes, qui rendront hommage à votre supériorité et seront les esclaves de votre fortune; venez avec moi, et je vous donnerai toutes les joies, toutes les émotions du cœur.

Voilà ce que dit le monde à l'homme; et il ne

d'élite s'était réunie dans la chapelle de la rue Margaux, pour entendre le P. Lacordaire, ce prédicateur éloquent qui possède à un si haut degré le talent ûe se faire admirer par ses nom- breux auditeurs, d

' Rédigée par un auditeur très compétent., M. Jacquemet, ingénieur, frère de l'évèque de Nantes, et communiquée par son ami, M. Raboulet-Chevallier.

fis SERMON

peut pas dire autre chose que ce que le tentateur a dit à Jésus-Christ dans le désert: Si vous êtes le Fils de Dieu, dites à ces pierres de se changer en pain... C'est la tentation du corps : les besoins d'abord, et puis les plaisirs des sens. Ensuite le démon prit Jésus-Christ dans la ville sainte et le porta sur le sommet du Temple , en lui disant : Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous de haut en bas, car il est écrit : Dieu voils a confié à ses anges, et ils vous porteront dans leurs mains, de peur que vous ne heurtiez le pied contre quelque pierre. C'est la tentation de l'esprit : l'orgueil, l'égoïsme, l'indé- pendance. Enfin le diable porta le Sauveur sur une montagne élevée; il lui fit voir tous les royaumes du monde avec leur gloire, et il lui dit : Je vous donnerai tout cela, si vous vous prosternez et si vous m'adorez. Voilà la tentation du cœur : l'ambition sans mesure, la soif des honneurs et des dignités du monde.

Jésus-Christ n'agit pas , ne parle pas comme le monde; il ne cherche pas à séduire, mais il montre le but vers lequel tout homme doit tendre, sans faire briller aux yeux l'éclat des promesses. Cherchez d'a- bord, nous dit-il, le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. Le monde promet beaucoup et tient peu. Jésus-Christ donne baeucoup plus qu'il ne promet. Voyons donc ce que donne le monde à ceux qui lu suivent, ce qu'il donne à leur corps, à leur esprit, à leur cœur. Ce sera l'objet de la première partie de ce discours. Voyons ce que Jéous-Chrisl donne à ceux qui cherchent son royaume

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SUR LES BIENS DU MONDE ET CEUX DE JÉSUS-CHRIST 69

et sa justice : ce qu'il donne à leur corps, à leur esprit, à leur cœur. Ce sera l'objet de la deuxième partie de ce discours.

I. Vous savez ce que dit le monde , il ne voit que Iq présent, il n'y a que le présent pour les hommes du monde, et il s'en attribue toutes les faveurs, toutes les joies. Que de promesses il fait pour le corps, de délices et de bonheur, au milieu de ses fêtes, de ses banquets, de ses richesses! mais que donne-t-il, en fin de compte? Peut-il , avec sa civili- sation charnelle, avec ses recherches pour améliorer l'état de la société, pour donner du bien-être au peuple; a-t-il même pu parvenir à lui donner tou- jours le pain qui doit l'empêcher de mourir de faim? Non , et l'histoire de notre siècle est pour le dé- montrer; les commotions populaires, les cris de détresse que pousse quelquefois le peuple aux abois, le peuple sans pain et sans travail, c'est-à-dire sans pain et sans moyens de s'en procurer ; ces fermenta- tions sociales, cette misère poussée si souvent jus- qu'à la dépravation, celte pauvreté si répandue, que dis-je? ce mot nouveau, que les siècles précé- dents ne connaissaient pas, ce mot qui exprime une chose, un mal inconnu avant nous, le paupérisme, c'est-à-dire la misère devenue un système social , la misère systématisée, oh! tout cela prouve bien que le monde n'a pas de quoi donner au peuple ce qu'il faut pour le nourrir.

Dieu seul a la paternité, parce que c'est lui qui nous a créés : le monde n'a pas la maternité, il n'est qu'une marâtre. Voyez ce que fait le monde;

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il choisit entre ses enfants pour en avantager quel- ques-uns; il commence par donner à la grande ma- jorité , malgré ses promesses , il commence à leur donner, quoi? la misère; et il réserve tout, j'entends tout ce qu'il peut donner, pour un petit nombre de favoris. Les voyez-vous ceux-là, les favoris, les voyez -vous, couchés dans la mollesse, foulant de somptueux tapis, vivant dans des palais au milieu des festins les plus splendides et des fêtes les plus cuivrantes? Ceux-là, le monde les montre avec tierté; tous les plaisirs des sens ne sont-ils pas pour eux? et leurs corps n'ont-ils pas reçu tout ce qu'ils peuvent désirer pour le bien-être? Eh bien! non, mes Frères, le monde n'a fait qu'avilir leurs corps. Dieu avait donné à ce jeune homme cette beauté qui luit sur un front de vingt ans, cette taille élan- cée qui domine la nature, cette stature qui annonce un roi au milieu de la création; il lui avait donné ce regard angélique qui est un reflet du ciel, ce front qui regarde en haut et sur lequel se peignent toutes les noblesses de son âme, ces lèvres qui ne distil- laient que des paroles pures, que des paroles ai- mantes; il lui avait donné ces mains qui ne se con- tractaient que dans les émotions de l'amitié, ce cœur qui ne battait que pour des sentiments nobles, louables, généreux, qui ne battait que pour le bon- heur de sa famille et de l'humanité. Qu'est-ce que tout cela est devenu entre les mains du monde? Voyez-vous ce corps voûté , cet œil glacé, ce visage décharné , celle main contractée par le mal , ce cœur qui ne bat plus au contact du cœur d'un ami ,

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d'un frère? Voyez- vous ce spectre ambulant, der- rière lequel on croit déjà entendre les pas du fos- soyeur? 0 monde 1 qu'as-tu fait de tant de beauté et de tant de gloire?

Donc le monde ne procure que l'avilissement du corps.

Il réussira moins encore à glorifier l'esprit; car les sciences physiques peuvent bien quelque chose pour développer les intérêts matériels; mais l'homme n'est pas tout matière, il y a des intérêts moraux qui prédominent sur tous les autres, et le monde ne sait pas, ne peut pas satisfaire ces intérêts. Il est donc impuissant à guérir la plaie sociale de l'esprit humain, auquel il n'offre pour lui servir d'appui que des opinions décousues, bizarres et quelquefois ab- surdes.

Le cœur, ah ! le cœur ! que peut le monde pour satisfaire et rassasier ce pauvre cœur humain? Au milieu de toutes ces joies frivoles , au milieu de ces triomphes de l'ambition, le cœur de l'homme est toujours agité, toujours flétri; car le dégoût est au fond de toutes ces choses, et l'ennui, un ennui inexorable , fait le fond de la vie humaine , comme le dit Bossuet.

II. Quel changement, mes Frères, quand, après avoir considéré ce que donne le monde, on con- temple les dons de Jésus-Christ pour la nourriture du corps de l'homme, pour la glorification de son esprit, pour la béatification de son cœur!

Nous autres, nous possédons le remède à la faim et à la soif qui tourmentent le peuple: nous possédons

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le moyen infaillible de faire disparaître la misère, le paupérisme, qui gangrènent la société, et ce moyen nous a été enseigné par une bouche qui ne peut tromper et dont les paroles subsisteront lors même que le ciel et la terre seraient bouleversés : Cherchez d'abord, nous di dit Jésus-Chrisl,/e royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît. Dieu nourrit les oiseaux du ciel; il protège le lis de la vallée, qu'il a vêtu plus riche- ment que Salomon dans toute sa gloire. Ne valez- vous pas mieux que tout cela, hommes de peu de foi? Cherchez donc d'abord Dieu et sa jusiice, et votre pain quotidien ne vous manquera jamais.

En voulez-vous une preuve écrasante? Regardez cette maison avec les trois cents filles qu'elle nour- rit : elle n'a pas de revenus; elle n'amasse pas, ce serait insulter à la Providence : on n'y pourvoit jamais qu'au présent; l'avenir est confié à Dieu; on y fait même des dettes, quand il le faut, pour sauver des âmes. Oh ! ne vous inquiétez pas , ses créanciers sont tranquilles , car Dieu est le débi- teur, il payera. Et celte maison, mes Frères, l'on n'apporte rien, dont les vices de notre société aug- mentent sans cesse les charges, subsiste ainsi, non pas seulement depuis six mois, non pas seulement depuis deux ans, elle subsiste ainsi depuis cin- quante ans; et ces pauvres filles reçoivent à temps le pain qui leur est nécessaire: Dieu leur enverrait, comme à Élie, un ange pour les nourrir, plutôt que de les laisser mourir de faim.

Et qu'est ce prodige auprès d'un autre prodige

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plus grandencore! Elles viennent ici, ces filles, telles que le monde les a dotées. Et ce monde que leur a-t-il laissé? Rien; que dis-je? moins que rien. J'en ai dit assez , vous tuppléerez à ce que je ne dis pas, par respect pour celles dont je parle... Eh bien! qu'est-il arrivé à ces pauvres âmes tombées dans l'humiliation, flétries par le monde? Qu'est -il ar- rivé? Elles ont franchi le seuil d'une porte et elles ont reconquis l'estime de Dieu, l'estime des hommes et leur propre estime; elles ont reconquis toute la dignité humaine ; elles sont transfigurées, et le monde ne les reconnaît plus. Et si je pouvais vous faire lire au fond de leurs cœurs, quel nouveau prodige vous y découvririez! Combien vous seriez surpris de voir les flots de bonheur qui les inondent! iVlais enfin je n'ai pas besoin de cela; elles sont ici ou milieu d'une vie dure et austère, d'une vie de priva- tions et de pénitences. Souvent, d'après les calculs ordinaires, elles sont sur le point de manquer de tout, même de pain; qu'est-ce donc qui les retient ici? car la porte est ouverte, et elles ne sortent pas. Elles sont donc contentes? Oui , elles sont contentes et heureuses. C'est que cette maison est la mai- son de Jésus-Christ ; c'est véritablement la maison de Nazareth : c'est ici la sainte famille de Jésus- Christ; oui, elles sont les filles bien-aimées de Jésus-Christ, leur Sauveur, qui les a guéries, qui les a ressuscilées à sa grâce , qui les aime du plus ardent amour et qui leur verse chaque jour ses plus abondantes bénédictions. Que viens-je donc faire ici? Mes Frères, ces murs,

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ces murs bénis ne sont- ils pas plus éloquents que ma parole? Pourquoi osé-je parler ici? Est-ce pour ces saintes filles, ces filles do Jésus -Christ? Oh! non, elles n'en ont pas besoin, car elles ont Dieu pour père. Si je viens prier ici, c'est pour moi, c'est pour vous. Je ne suis ici qu'un mendiant qui vient leur demander Vaumônc de leurs prières, afin que Dieu bénisse l'œuvre de ma vocation, l'œuvre que je suis venu entreprendre à Bordeaux , afin que Dieu me bénisse moi-même.

Et vous, mes Frères, est-ce pour ces pauvres filles que vous êtes v mus ? Oh ! n'ayez pas la pré- somption de le croire, mais bénissez Dieu de ce qu'il a bien voulu mettre à un si faible prix les faveurs qu'il vous prépare par l'intermédiaire des prières de celte maison. Et qui de vous n'a pas un père, un frère, un époux, un fils dont vous demandez la conversion? Vous êtes donc associés à mon œuvre, à ma prédication ; je sème, mais Dieu seul fait fruc- tifier la semence, et il la fera fructifier dans l'esprit et le cœur de cet époux, de ce fils chéri, en faveur de votre aumône de ce jour.

Dieu ne vous a donné la fortune selon le monde que pour vous donner le moyen de la sanctifier et d'en faire des trésors pour le ciel, en la versant dans le sein des pauvres , et vous concevez mainte- nant comment l'économie catholique assure la dis- parition de la misère et du paupérisme : c'est que le jour il y aura en France unité religieuse et pratique sincère du christianisme, il y aura, au-de- vant des mains que je tendrai pour demander le pain

SUR LE TEMPLE ET LES SANCTUAIKES EN GÉNÉRAL 75

(le la churilé, il y aura des milliers de bras déjà tendus pour secourir celui qui souffre,

11 n'est pas , mes Frères , de plus sûr moyen de gagner le ciel que l'aumône, parce que V aumône ^ dit la sainte Écriture, rac/tè/e /a multilude des péchés.

Donnez donc sur la terre, et il vous sera pardonné beaucoup dans le ciel, qui est voire patrie et la mienne. Ainsi soit-il.

SUR LE TEMPLE ET LES SANCTUAIRES EN GENERAL SUR LE SANCTUAIRE DU MONT-CARMEL

Prêché, à la cathédrale de Versailles, le 26 novembre 1843, pour le rétahlissemeat de l'hospice et du sanctuaire du Mont-Carmel.

NOTICE

Le P. Lacordaire ne cessait pas de faire « une guerre de gladiateur » aux sermons détachés qu'on lui demandait de toutes parts'. Mais, s'il refusait presque toujours les

' SigHalona, d'après le journal l'Espérance , divers sermons ou allocutions prêches par le P. Lacordaire pendant son pre- mier séjour à Nancy.

Le 21 juin 1843, fùle de saint Louis deGonzague, au petit séminaire de Potit-à-Mousson : Sur les caractères de la voca- tion et les moyens de la conserver.

Le 2 juillet, au collège royal de Nancy, à l'occasion de la pre- mière communion et de la cunfirmation. « ... Avant le renou- vellement des promesses du baptême, il exposa à son jeune auditoire la parabole du bon Samaritain. Son allocution fut aussi élincelante d'éloquence que pénétrante d'onction...» (Lettre écrite à M. Th. Foisset, le li mai 1868, par M. Lamblin, au- mônier du collège, devenu vicaire général de Bourges.)

Le 23 août, au collège secondaire de Vie, dirigé par M. VVeiss.

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sermons de simple apparat, il acceptait volontiers de prê- cher des sermons de charité : c'était, disait- il, sa ma- nière de faire l'aumône. Il prit bientôt pour règle de prê- cher chaque année, dans ce but, deux ou trois fois entre les stations de l'Avent et du Carême, ne refusant à per- sonne ni à aucune œuvre, et répondant aux demandes selon l'ordre elles étaient adressées, et inscrites aussitôt sur son carnet. C'est ainsi qu'il arriva au terme de sa carrière apostolique, après avoir porté la parole pour toutes les grandes oeuvres de charité fondées en France dans la première moitié du xix" siècle.

Le sermon suivant, dont nous reproduisons l'analyse publiée par la Chaire catholique (décembre 1843), fut prêché sur la demande du F. Charles Ognissanti, envoyé par son Ordre en France pour remplacer dans son office de quêteur le F. Jean-Baptiste Cassini , architecte, qui avait entrepris de rebâtir l'hospice et le sanctuaire du Mont- Carmel.

ANALYSE

Après un court exorde, dans lequel l'orateur ap- pelle sur lui la bénédiction de la très sainte Vierge Marie et se félicite d'avoir été choisi pour parler en

A Saint-Épvre, le ITseplembre, jour de la fêle patronale de la paroisse. Prenant pour lexle ces paroles de saint Paul (!!• Épît. aux Cor., i, 12): Ce qui fait nntre gloire, c'est le témoignage de notre conscience que nous avons vécu dans la simplicité du cœur et la sincérité de Dieu, il montra que la TJe de la grâce est très supérieure à celle du corps et de l'es- prit, et que cette vie est une inconleslable réalité i>ralique pour les âmes fidèles.

Le 21 septembre, à Ribeauvillé, il était venu incognito, dans la chapelle desScurs de la Providence. Me' Roess, évèque de Strasbourg, et Mf-'^ Weiss, évèque de Spire, avaient- prêché le matin pour la vôture de plusieurs postulantes et la confir- mation des élèves du pensionnat. Ils invitèrent le P. Lacor- daire à prêcher le soir, dès que sa présence leur lut sigualce.

SUR LE TEMPLE ET LES SANCTUAIRES EN GÉNÉRAL 77

faveur d'une œuvre qui l'intéresse, le R. P. exprime l'intention d'examiner dans son discours ce que c'est qu'un sanctuaire en général, ce que c'est que le sanctuaire du Mont-Garmel en particulier.

« ... Un sanctuaire est plus qu'un temple, et nous ne pouvons, par conséquent, nous en faire une juste idée qu'en examinant d'abord ce que c'est que le temple; » et comme la première chose à examiner c'est l'ouvrier, c'est l'artiste qui a fait une œuvre, afin d'être conduit, de degré en degré, à la connaître davantage, le prédicateur se demande quel est l'ar- tiste qui a fait le temple.

« I. Dieu est l'artiste universel, Deus omnium artifex, comme dit l'Écriture, celui qui, du pôle in- visible que nous ne pouvons mesurer, a étendu le monde et s'est glorifié, dans ses saints Livres, de l'habileté et de l'art qu'il avait déployés dans cet ouvrage.

« Dieu est le premier artiste, c'est-à-dire le pre- mier qui, avec la poussière, ait réalisé, ait exprimé, ait rendu des idées vivantes, et les ait fait parler et palpiter jusque dans l'immobilité du marbre et du granit. Après lui vient l'homme fait à son image , l'homme qui a reçu puissance sur la matière, sur la terre et sur la cendre, qui peut à son tour réaliser, exprimer des idées, non pas en créant des substances comme Dieu, mais en changeant, en multipliant leurs formes, et en méritant à un autre titre, à un degré inférieur, ce nom de créateur qui est le pre- mier par lequel Dieu se révèle à nous; c'est donc l'homme qui est l'artiste du temple.

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« Quand l'homme détruit, on peut aisément mé- priser son œuvre, car détruire, ce n'est rien faire; mais quand, du fond de son infirmité, l'homme, entre son berceau et sa tombe, bâtit quelque chose qui le fait tenir debout par delà lui-même, lorsqu'il commande à un temps qui n'est pas encore, et qu'il brave toutes les vicissitudes de l'avenir, nous devons être saisis d'émotion, de respect, nous devons admi- rer la puissance de l'homme, qui touche alors à la puissance de Dieu.

« Mais l'homme n'est- il pas une créature libre? Quand il fait quelque chose, ne la fait-il pas parce qu'il le veut? Oui, il est ainsi; et par conséquent le temple est un ouvrage libre de l'homme, le temple existe parce que l'homme l'a voulu. Que quelque chose qui pouvait ne pas être, ne soit pas; que quelque chose qui peut être détruit à tout moment, subsiste; que d'un bout de l'univers à l'autre, dans tous les temps et dans tous les lieux, ces temples aient groupé autour d'eux des populations humaines, et toujours par un acte de volonté libre de tant d'hommes, voilà qui nous émerveille!

« Et de plus, cet ouvrage libre de l'homme, il est le plus grand qu'il ait fait. Quand nous regardons autour de nous, dans l'histoire ou dans la réalité pré- sente, nous ne trouvons rien qui soit plus élevé, qui porte plus de grandeur. Dans les arts, dans la pein- ture, dans la sculpture, dans l'architecture, dans le goût, dans le génie , dans l'intelligence, dans tous les degrés et dans tous les sens , on a vu se réunir, pour faire des temples, ce qu'il y a de plus grand

SUR LE TEMPLE ET LES SANCTUAIRES EN GÉNÉRAL 79

extérieurement parmi les hommes. Et les rois eux- mêmes, chose singulière! les rois, qui, outre l'or- gueil privé de l'homme, ont encore, et il faut le leur pardonner beaucoup , l'orgueil de la princi- pauté, et qui, quand ils servent Dieu, ont, dans l'humilité qui leur estnécessaire comme à nous, un si prodigieux mérite, les rois, quand ils bâtissent leurs palais, comme Versailles nous en olîre un mémo- rable, un illustre exemple, malgré l'envie de porter à la postérité, dans leurs demeures, une image de leur puissance, de leur génie, et du génie de ceux qui les entouraient et leur faisaient une garde, les rois ont toujours élevé, dans leurs palais même, le temple plus haut que le trône, et cela sans excep- tion. Quand nous parcourons ces anciennes cités détruites, Balbec, Palmyre, et tant d'autres; quand nous voyons ces luines, s'il y a des colonnes debout, s'il y a des chapiteaux ou quelques fragments d'ins- cription, toujours dans ces débris nous reconnaî- trons un tombeau , et le tombeau est un monument religieux, ou bien plutôt encore nous retrouverons le temple du Dieu vivant.

« Ainsi, le temple est le plus grand ouvrage de l'homme libre, celui que, par conséquent, toujours et partout, il a voulu être le plus grand, malgré son orgueil , qui devait lui faire se mettre lui-même avant tout et tous dans ses ouvrages .. «

L'oraleur arrive à cette conclusion , que le nom- breux auditoire qui l'entoure est réuni en faveur du plus grand ouvrage qui puisse être, car on ne peut rien lui proposer de plus grand que l'édification

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d'un temple, surtout à une époque les chrétiens n'élèvent plus de temples, presque partout ce n'est plus la communauté chrétienne qui bâtit pour les siècles un édifice à la gloire de Dieu, mais la communauté civile...

« Or, puisque le temple est un ouvrage libre de l'homme, puisque l'homme ne fait rien sans raison, et que, d'ailleurs, toute œuvre d'art n'est autre chose que la réalisation d'une idée exprimée au dehors, quelle est l'idée qui a bâti le temple? quelle est l'idée qui a été bâtie en pierre et que nous appe- lons un temple? Quelle idée s'est présentée paitout à l'homme pour lui faire bâtir cet édifice supérieur à tous les autres?

« C'est l'idée de Dieu, c'est l'idée d'un être qui est le principe de tous les êtres, le principe de toute vé- rité, le principe de tout devoir, le principe de toute loi , le principe de toute félicité. Cette idée est maî- tresse de l'homme, cette idée gouverne le monde; c'est elle qui est sous la pierre et la fait tenir debout. Oui , le temple c'est l'idée de Dieu élevée par-dessus les palais des rois , par-dessus l'idée de la royauté et de la justice, par-dessus les monuments des con- suls et des triomphateurs, parce qu'elle est la source delà gloire, du commandement, par-dessus tout, parce que Dieu est infiniment au-dessus de tout.... »

Le prédicateur développe ensuite cette pensée que le temple est une attestation solennelle, au mi- lieu des peuples, de l'existence de Dieu ; qu'il est comme la signature de l'humanité apposée au pre- mier article du symbole : je crois en Dieu; qu'il

SUR LE TEMPLE ET LES SANCTUAIRES EN GÉNÉRAL 81

n'est pas une pyramide morte le voyageur entre par curiosité, mais un refuge ouvert à l'homme pour toutes les circonstances heureuses ou malheu- reuses de sa vie, parce qu'il y trouve Dieu, la clef de voûte des temples, et entre en communication avec lui...

« Sous les voûtes d'or et d'airain du temple de Salomon, le plus grand roi qui fut jamais, les bras étendus vers le ciel, s'écriait au milieu du peuple agenouillé et pleurant : Seigneur, est-il croyable que vous, que les deux et l^ ciel des deux ne peuvent contenir, vous habitiez dans cette maison? Comme Dieu a dit à la mer : Tu n'iras pas plus loin, l'homme a pris un compas, il en a fixé la pointe, puis, étendant l'autre branche pour tracer un cercle, il a dit à Dieu : « Dans ce centre j'ai posé la pointe de mon compas sera ton autel , et sur cet autel lu viendras, lu te feras petit, parce que telle est ma volonté. » Le temple est un acte de la toute- puissance de l'homme à l'égard de Dieu, du fils à l'égard de son père , un cri de foi , d'amour, de com- mandement qui s'échappe de la poitrine de l'hu- manité.

« Les anciens, quand ils élevaient ces maisons, ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Cette présence de Dieu dans des murs, dans du bois, dans de la pierre, ils ne l'expliquaient pas ; mais le temps devait ve- nir où cet ordre de f humanité à Dieu s'accomplirait. Dieu s'est fait petit puisque nous lui avons bâti des maisons; il s'est incarné , Verbum caro factiim est. A une maison de pierre il faut un Dieu qui ait un 1 6

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corps; il faut donc, pour qu'il soit esclave, petit, obéissant, qu'il se fasse homme comme nous; il est caché sous les apparences du pain et du vin; il a dit : a Taillez-moi une cabane dans le temple, faites un tabernacle; mais non, ce tabernacle est trop grand, prenez un vase de ce tabernacle, faites ce vase le plus petit que vous pourrez , et dans cet es- pace impalpable, insensible, vous prononcerez des paroles sacrées, et j'y viendrai habiter.

«Voilà ceque c'est que le temple; c'est un acte par lequel l'homme ordonne à Dieu de venir, de l'at- tendre comme le sujet dans l'antichambre de son roi.

« II. Le sanctuaire est plus que le temple. Ce- lui-ci est borné aux adorations des hommes qui l'en- vironnent, tandis qu'on va chercher le sanctuaire au loin; les hommes s'y pressent en foule et y font des pèlerinages; ils y cherchent quelque chose qu'ils n'ont point coutume de trouver dans les temples ordinaires. »

Ici le prédicateur énumère les autres différences qu'il y a entre le temple et le sanctuaire : le premier a été choisi et fait par l'homme; le second, au con- traire , a été prédestiné de Dieu , qui a désigné la pierre, qui l'a bénie...

« De même qu'il y a des hommes prédestinés, tels que saint Paul, saint Pierre, et tous les grands saints , pour être au milieu de l'église comme des flambeaux, il y a aussi des lieux qui ont été prédes- tinés, et il y a encore des temples, des sanctuaires qui ont été prédestinés. Tel est celui du Mont-Car-

SUR LE TEMPLE ET LES SANCTUAIRES EN GÉNÉRAL 83

mel; c'est un sanctuaire, c'est un lieu prédestiné, c'est un temple que les hommes n'ont pas fait, n'ont pas choisi, dont ils n'ont bàli que les murailles. Ces sanctuaires- ont le don d'immortalité; quand ils ont été détruits, ils sont toujours rebâtis de nou- veau ; ainsi, à la fin d'un siècle qui fut une époque de destruction, le Carmel fut détruit, et maintenant Dieu le fait rebâtir. »

III. Après avoir démontré que presque tous les sanctuaires répandus dans l'univers chrétien ont été consacrés à la bienheureuse Vierge Marie, l'orateur signale le Mont Carmel comme le premier lieu son nom a été sculpté et invoqué, le chrétien s'est mis à genoux et a dit : Ave, Maria, gratta plena, Doniinus tecum/ «... 11 était juste que ce lut dans la terre des patriarches, dans la terre Notre-Sei- gneur avait passé sa vie, que le premier sanctuaire de Notre-Dame fût élevé; il était juste qu'il lut situé aux bords de la mer; car, en réalité, dans la langue hébraïque, le nom de Marie veut dire profondeur, amertume de la mer; et ce fut plutôt à l'occident de la Terre sainte qu'à l'orient qu'on plaça le premier sanctuaire de la Vierge, parce que des trois races humaines, de Sem, de Gham et de Japhet, c'était la race de Japhet qui était prédestinée pour l'avenir de l'église chrétienne, pour être la fondatrice de Rome, la propagatrice de l'Évangile dans toutes les nations, qu'elle devait ramener en Orient, il était né.

« Le Mont Carmel a été l'habitation d'Élie, le ven- geur de Dieu , le grand représentant de l'ordre pro-

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phétique. Quand, après trois années, pendant les- quelles pas une goutte d'eau n'était venue rafraîchir la terre, il voulut rouvrir les sources devenues d'ai- rain , il s'agenouilla tourné vers l'occident et il vit s'élever de la mer une nuée symbolique portant la pluie et la fécondité. C'est le salut pour Israël. En même temps le prophète reconnaît sous ce voile, la Vierge Mère, d'où le salut nous est venu, et il s'ap- plique aussitôt à lui former, pour l'honorer déjà, avant que le ciel nous la donne, une famille sainte, une tribu choisie, qui va sur la montagne vivre sous ses auspices. Et c'est un membre de cette tribu antique, un descendant de ces fils de la Vierge, un religieux du Garmel, de l'Ordre de la Sainte-Vierge par excellence, qui vient tendre la main afin que nous aidions à relever les ruines de son premier sanctuaire.

« Le premier sanctuaire de Notre-Dame, voilà donc ce qu'on nous demande de rebâtir. On sollicite au- jourd'hui notre charité afin d'en achever la construc- tion entreprise depuis vingt ans par tant de prêtres héroïques, » que l'orateur déclare ne vouloir pas nommer, « de peur, dit-il, de blesser la sainte humi- lité de celui qui les représente ici ^ »

« Ne ferons-nous rien, s'écrie l'orateur en termi- nant, ne ferons-nous rien pour ce premier sanctuaire de la Vierge, nous qui lui disons tous les jours : Je vous salue, Marie, pleine de grâce? Ce sanc- tuaire est encore exposé aux incursions des bêtes

* Le frère Charles.

SUIl LE TEMPLE ET LES SANCTUAIRES EN GÉNÉRAL 85

féroces et de l'homme, qui descend quelquefois, quand la grâce de Jésus-Christ l'abandonne, au- dessous de la bête. On nous demande quelques oboles; ce n'est pas seulement une œuvre catho- lique, une œuvre pieuse, c'est encore une œuvre française, nationale. Godefroy de Bouillon, saint Louis et tant d'autres illustres rois et chevaliers, nos ancêtres, ont fait de la Syrie une terre le nom français ne peut plus périr, une terre notre nom s'est confondu, ce qui n'est arrivé pour au- cun autre peuple, avec le nom de chrétien; en sorte que là-bas être franc et être chrétien , c'est absolument la même chose. Eh bien! ne perdons pas cette prérogative , souvenons-nous de nos armoi- ries, sachons respecter le sang de nos aïeux; et parce qu'il est efl'acé par un sang plus moderne, n'abdi- quons aucune tradition de notre patrie. Ce n'est pas Bélisaire, vivant et aveugle, qui nous demande une obole, c'est toute la chevalerie française qui a reçu l'hospitalité dans nos ancêtres; et sans remonter à Godefroy de Bouillon, à Philippe- Auguste, à saint Louis, la Providence a conduit un capitaine plus jeune, dont le nom est illustre aussi, mais que nous voulons taire, car, dans la chaire chrétienne, il y a des noms qu'il faut laisser vieillir avant de les pro- noncer. Eh bien! l'on sait l'hospitalité qu'il a trou- vée au Mont-Carmel, on sait que les cendres de nos soldats y ont été déposées pieusement, en sorte qu'au grand jour de Dieu, quand le passé et le présent, les temps anciens et les temps modernes apparaî- tront avec les ossements des prophètes d'Israël, et

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les ossements de nos soldats , nous espérons qu'il y aura parmi ceux-ci des saints. Car, lorsqu'on meurt sur un champ de bataille, loin de la patrie, sans avoir un parent ou un ami à ses cotés, et qu'on tombe dans un sillon qu'aucune gloire ne viendra couvrir, on consacre volontiers à Dieu, pour en ob- tenir grâce et pardon , le dernier moment de la vie. « Cette aumône, cette pieuse aumône, qui va sor- tir de votre cœur et de votre bourse, cette petite pierre que vous allez mettre au Carmel de l'Orient trouvera sa place dans le Carmel de l'éternité. Tous les sanctuaires ont leur place dans le ciel. Tout est bâli en vertu d'un plan général. Vous aurez fait quelque chose d'éternel, d'immuable, et un jour, au sein de ces murs tranquilles la joie de Dieu ré- gnera sans partage, dans ce pur cristal la lumière de Dieu vous éclairera, vous reconnaîtrez votre main, votre caractère. Ainsi, aux jours de notre jeu- nesse, lorsque nous nous promenions dans les bois avec nos amis, nous nous plaisions à graver nos noms sur des platanes ou sur des chênes, en les confiant au temps, et nous nous disions : « Quand est-ce que nous nous retrouverons en ces lieux pour nous y rappeler ces jeunes et heureuses années , assis sur la mousse, nous parlions de l'avenir. » Eh bien! cet arbre a grandi, et notre œuvre avec lui : le temps les a respectés et développés. Et si les choses se passent de la sorte dans l'ordre naturel, combien plus dans l'ordre surnaturel! Combien plus cette œuvre que vous gravez pour Dieu, cette pierre, ces monuments que vous dressez dans la jeunesse de la

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vie présente, combien plus tous ces souvenirs lleu- riront-ils, rajeunis, agrandis, perfectionnés au sein de la vie future et éternelle? C'est ma foi , c'est mon espérance; je souhaite que vous m'ayez compris et que votre charité en soit la preuve... »

SUR LA DIVINITÉ DE JESUS -CHHIST

Prêché à Beaune, dans l'église Notre-Dame, le 27 mai 1844, lundi de la Pentecôte.

NOTICE

Le 3 décembre 1843, le P. Lacordaire inaugurait à Notre-Dame de Paris la station de TAvent sur les vérités fondamentales de la religion, station analogue à celle créée par M^' de Quélen pour le carême et confiée depuis quelques années au R. P. de Ravignan ^

Comme la question de la liberté de renseignement et des associations religieuses passionnait alors les esprits, le maître général de l'Ordre , sur l'intervention de Me^' Af- fre, lui ordonna de prêcher en habit de prêtre séculier. Le P. Lacordaire crut obéir suffisamment en mettant par- dessus sa robe blanche le rochet et la mozette des cha- noines de Paris, ainsi que le lourd manteau rouge et noir

* Il avait écrit de Nancy, le 20 août i8'i3, à M'"« Swetcbine : <i ... Quant aux sermons de charité, il n'y faut pas penser (pour l'année prochaine). Comment voulez-vous que d'un dimanche à l'autre je compose deux discours dans ma têle et que je les prononce? Or ce double travail me serait imposé, puisque aussitôt après mes conférences de Paris je pars pour Grenoble. A l'impossible nul n'est tenu... »

88 SEKMON

dont il ne tarda pas à se débarrasser. Le calme se fit bien- tôt, et dès le 5 janvier 1844 il put écrire à ses Frères : « ... Aujourd'hui le port de Tliabit en chaire ne souffrirait ancune difficulté, el c'est ainsi que j'ai pfulé à Saint-Merry, le jour de Noël, à une congrégation de cinq à six cents hommes... ^

En effet, un mois après, il ouvrait la station de Gre- noble (4 février-28 avril 1844), et pour la première fois, depuis le sermon sur la Vocation de la nation fvançnse (1841), il paraissait en chaire avec son habit sans dégui- sement aucun.

La fondation du couvent de Chalais le retint quelque temps dans le Dauphiné. Le 24 mai, il quitta Grenoble, afin de regagner Nanc}-, il avait encore ce qu'il appelait « son quartier général. » Il lui fallut trois semaines pour y arriver«à travers sa famille, qu'il n'avait pas vue depuis six ans, de vieux amis, des dîners et des discours impré- vus ».

Arrivé à Bligny-S.-Beaune , chez M. Foisset , le 25 mai , veille de la Pentecôte, il put décliner sans peine les invitations venues d'Autun et de Châlon , qui n'étaient plus sur sa route, et, pressenti par son ami , il le pria de décliner toutes celles qu'on lui adresserait d'ailleurs. Mais, le soir même, il accepta celle de M. le curé de la paroisse , qui lui demanda de vouloir bien prêcher le lendemain dans son église, pendant la grand'messe, en lui faisant observer que, selon une vieille coutume, le sermon avait lieu non après l'Évangile, mais immédiatement avant la Préface.

Le lendemain matin, plusieurs familles accoururent de Beaune pour l'entendre et prirent place dans la nef. Le Père ne voulut voir que des cultivateurs devant lui. Il prêcha sur la fête du jour avec une grande simplicité, et en terminant il trouva des termes pleins de fraîcheur et de poésie pour les féliciter de n'être pas nés dans les villes et leur dépeindre le bonheur de la vie des champs.

SUR LA DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST 89

Les paroissiens sortirent tout charmés et transfigurés, sans trop savoir pourquoi, et se répétant les uns aux autres que le prédicateur leur avait dit des choses fort aimables, tandis que leur curé ne se lassait pas de les rudoyer.

Le soir, quelques notables de Beaune se rendirent à Bligny. Un membre du barreau lut une supplique au P. Lacordaire, pour obtenir qu'il se fit entendre dans leur ville le lendemain. Le Père s'empressa de répondre, à la grande stupéfaction de M. Foisset, qui se voyait ainsi désavoué par son ami, « qu'il n'était qu'un envoyé chargé de rompre le pain de la parole divine à qui la demandait, et qu'il ne lui était pas permis de refuser, ne s'apparte- nant point lui-même et ayant renoncé, en face des âmes, à sa liberté '. »

Pris à rimproviste, mais non au dépourvu, l'orateur choisit un de ces sujets qu'il avait traités plusieurs fois dans ses conférences de province, notamment à Grenoble, en modifiant la forme seule, suivant les circonstances. Nousl'avons dit, depuis Texpéricnce failcàStanislas(183'4), il improvisait toujours .

Nous donnons l'analyse du sermon prêché à Beaune, d'après le compte rendu des deuxjournaux de la localité', complété par les souvenirs et les notes qui nous ont été communiqués.

ANALYSE

Cliristus vincit , Christus régnât, Chrishis imperat.

Le Christ est vainqueur, le Christ règne, 11 a roiuplre.

Il y a dix-huit siècles, un homme, venu on ne sa- vait d'où, prononça cette parole vraiment audacieuse,

' rémoigiiage de M. Paul Foisset.

* La Chronique de la Bourgogne , et la Revue de la Câte~ d'Or.

90 SERMON

j'oserais presque dire insolente : « Je suis Dieu! » Pendant trois ans, il parcourut un pays étroit, re- culé, méprisé de Rome, y prêchant sa doctrine, et il fut ensuite crucifié entre deux voleurs...

Tableau de la grandeur et de la puissance, en ap- parence éternelles, de l'empire romain.

11 y a de cela dix-huit siècles. Lorsqu'un jour j'en- trai, par la porte Flaminienne, dans cette ville qui a porté le plus grand nom de l'antiquité et qui le garde encore, je courus à ce Capitole, témoin si longtemps de la gloire des triomphateurs. Le temple de Jupiter avait disparu; des marbres brisés, des statues mutilées, des colonnes branlantes en étaient les seuls vestiges. Je descendis au Forum; quel- ques débris de colonnes gisaient çà et là. J'y cher- chai vainement le peuple romain; des pâtres l'a- vaient remplacé, et il ne restait plus pierre sur pierre de la tribune d'où avait retenti la voix d'Hor- tensius et de Cicéron. Je gravis le mont Palatin; le palais des Césars était détruit; les Césars n'avaient pas même laissé un prétorien pour avertir de leur absence. J'errai quelque temps silencieux; tout était désert : je ne voyais autour de moi que des ruines, encore des ruines, toujours des ruines, dé- bris majestueux d'un grand empire évanoui.

Tout à coup je découvre au loin un monument gigantesque dont la coupole surmontée d'une Croix semblait chercher les cioux; je m'y dirige; je pé- nètre, après avoir traversé une place immense, sous les voûtes de ce temple, le plus grand de tous les temples , le plus vaste horizon que les hommes

SUR LA DiVlNITÉ DE JÉSUS-CHRIST 91

aient jamais emprisonné entre des pierres; une grande foule s'y trouvait rassemblée, il me parut qu'elle attendait quelque chose de solennel... Cepen- dant un vieillard s'avance portant un pain mysté- rieux, celui dont le Christ avait dit : Le pain dévie, c'est moi, et tous les représentants des nations de l'Europe, leurs ambassadeurs, leurs poètes, leurs artistes, leurs pèlerins se prosternent aussitôt, ado- rant et priant comme si Dieu lui-même avait passé devant eux sous la forme de ce pain porté par ce vieillard. Ce vieillard n'était autre que le succes- seur de saint Pierre, le vicaire du Christ, dont il était écrit sur le fronton d'un obélisque, au centre de la place du Vatican : « Le Christ est vainqueur, il règne, il a l'empire, il délivre son peuple de tout mal. »

Et, rentrant en moi-même , je songeai que ce n'é- tait ni d'aujourd'hui ni d'hier que ce Juif crucifié avait obtenu l'adoration des peuples les plus éclai- rés de la terre; que depuis dix-huit siècles sa pensée remuait toute l'humanité; que ses paroles et ses actes s'étaient répandus d'un pôle à l'autre; que le monde, imitant la Judée, s'était partagé en deux camps, l'un affirmant sa divinité, l'autre la niant, en sorte qu'il n'y avait pas un acte de la vie privée ou publique, pas une bataille, pas un traité qui ne renfermât pour lui une bénédiction ou une malédic- tion, et que pas un homme ne pouvait vivre sans le combattre ou sans le défendre, sans lui dire : oui ou non.

Comment se sont opérés de si prodigieux change-

y2 SERMON

nients dans le monde? Quelle est la cause de cette transformation de l'humanité? En d'autres termes, Jésus-Christ, auteur de ces changements et de cette transformation, Jésus-Christ mort sur la Croix était- il vraiment Dieu? Question capitale, question de vie ou de mort pour chacun de nous, question qui renferme toute notre destinée...

I. Jésus-Christ a cru à sa divinité. Donc il était Dieu.

Il a déclaré plusieurs fois qu'il ('tait Dieu , il a été pour cela plusieurs fois sur le point d'être la- pidé; enfin il est mort pour affirmer sa divinité. Et il ne trompait pas, il n'était pas trompé; car c'était un homme juste, sincère, honnête, un homme de bien et un homme de génie.

Étant homme de bien et jouissant de la plénitude de sa raison, il ne pouvait ni tromper ni se trom- per sur ce qu'il affirmait , sur un phénomène de conscience. Il sentait, il savait qu'il était Dieu , il le disait avec une simplicité et une candeur admirables qui garantissaient la véracité de son témoignage. Comment douter de sa probité, de sa sincérité, de sa conviction, lorsqu'on lit l'Évangile?

Jésus-Christ était un génie supérieur; il l'a prouvé, car il a changé la face du monde, il a créé un em- pire qui a vaincu tous les autres, qui n'a d'autres limites que celles de l'orbu terrestre , qui dure uni- quement par la vie qu'il a reçue de son fonda- teur, qui a bravé tous les principes de ruine et qui subsiste comme l'atmosphère, comme le monde, malgré la destruction incessante de tous leurs élé-

SUR LA DIVINITÉ DE JÉSUS -CHRIST 93

ments. Eh bien! si, en tant qu'honnête homme, Jésus-Christ n'eût pas voulu mentir en affirmant sa divinité, comme génie supérieur, il eût compris aisé- ment qu'un tel mensonge serait inutile , dangereux et sans gloire.

Mensonge inutile. Jésus- Christ pouvait se poser, je ne dirai pas comme un philosophe, les philoso- sophes ne créent par leur doctrine qu'un thème à discussions et appellent les combats ils péris- sent tôt ou tard , mais comme un envoyé de Dieu , à l'exemple de Lycurgue, de Minos, de Numa. Ces législateurs antiques se disaient les envoyés et les interprètes de la puissance et de la sagesse divines, parce qu'ils sentaient bien qu'ils ne pourraient pas commander au nom de leur propre autorité, et que les hommes auraient repoussé le joug humain qu'on aurait voulu imposer à leur pensée et à leur con- science.

Mensonge maladroit et sans gloire. En elTet , lors- qu'on est capable d'opérer de grandes choses, n'y a-^;-il pas plus d'habileté à laisser croire qu'on n'est qu'un simple mortel? S'attribuer la divinité, n'est-ce pas atténuer, sous un rapport, le mérite de ses propres œuvres et en diminuer le prestige? Le chêne peut-il se glorifier de surpasser le roseau? Non : la nature du roseau est d'èlre faible et petit; la nature du chêne est d'être fort et puissant , de jeter dans le sol de profondes racines et de porter sa tête vers les cieux.

Mensonge dangereux et nuisible. En se donnant comme Dieu, il ajoutait à son œuvre une diffîcullt'

94 SERMON

immense, puisqu'il devait mourir; c'était défier les hommes et leur croyance. Un prophète peut mourir, mais non un Dieu; on peut croire à uneeneur, mais non à un mensonge. Or l'homme de génie pense naturellement à la mort, au tombeau qui viendra le démentir et le déshonorer s'il a trompé ses sem- blables.

Non, Jésus ne mentait pas. Honnête homme et homme de génie, il affirmait qu'il était Dieu; donc il le croyait. Et n'est-ce pas la première condi- tion du génie d'avoir loi en lui-même? César, monté sur une frêle barque en pleine mer, rassure le pilote qu'épouvante l'orage : «Ne crains rien, lui dit-il, tu portes César et sa fortune. » César avait foi en lui. Une femme célèbre a dit de Napoléon : « Cet homme croit en lui. » , en effet, était le secret de sa force. Et si les grands hommes s'expliquent parla foi qu'ils ont eue en eux-mêmes, comment Jésus n'aurait-il pas eu foi en sa nature et en sa personne divines? Comment aurait- il affirmé qu'il était Dieu sans avoir confiance en sa divinité? ,

Si le Christ n'avait pas cru à sa divinité, il aurait eu recours, pour l'affirmer et pour l'établir, à tous les moyens que les hommes mettent en jeu pour faire triompher leurs doctrines, à la popularité, à l'esprit de nationalité, aux armes, aux passions, à la science, au génie. Or il n'a employé aucun de ces moyens terrestres et humains.

Le premier, le plus puissant de tous les moyens de succès, c'est la popularité, c'est-à-dire l'action qu'on exerce sur la multitude en entrant dans ses idées,

SUR LA DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST 95

dans ses goûts, dans ses passions, dans ses intérêts, pour lui communiquer ensuite, à un moment donné, une sorte du commotion électrique. Qui ne connaît le populaire?... Il y a de ces moments un homme, d'un mot, d'un seul mot en remue trente millions d'autres. Or nul ne fut plus à môme que le Christ d'acquérir cette influence... Mieux que les Gracques il pouvait remuer le peuple, agiter les masses, puisque sa doctrine avait pour bases l'égalité et la fraternité de tous les hommes, enfants d'un même père qui est aux cieux, et conséquemment la ruine de la civilisation et du la société payennes, dont l'empire romain était la plus haute expression. Mais non : Jésus disait à la foule : « Heureux ceux qui souffrent! Heureux ceux qui pleurent! Heureux ceux qui ont faim ! Hcuruux les pauvres, les humbles, les petits! Je ne vous apporte pas les biens du la turre et du temps, mais ceux du ciel et de l'éternité ! » Il repoussait donc la popularité, le premier de tous les moyens humains. C'est qu'il en avait un autre, c'est qu'il avait foi en sa divinité, en lui-même. Il jetait sa parole sur le monde, comme le laboureur jette son grain dans les sillons, ne comptant que sur l'air, la pluie, la chaleur, pour le faire germer et mûrir. L laboureur n'a pas besoin de vos suffrages pour sa moisson. La vérité non plus, la vérité, ce grain par excellence, n'a besoin ni de vous ni de vos aca- démies; elle croît sous l'œil de Dieu pour vous, et trop souvent malgré vous...

Un autre moyen de succès pour une doctrine, c'est de se lier aux entrailles mêmes d'un peuple, à

96 SERMON

son amour-propre, à son ambition, à tout ce qui constitue l'esprit et le sentiment national. C'est ce que fait la Russie, en appelant à elle les Slaves et les schismatiques grecs de tous pays pour leur don- ner l'indépendance et la gloire sous sa domination. Chef-d'œuvre de politique humaine : l'ambition et le schisme deviennent ainsi comme deux coursiers de front qui portent le même cavalier aux mêmes desti- nées. Le Christ pouvait faire de même. Rien ne lui était plus facile. Nulle part, plus que chez le peuple Juif, l'esprit de nationalité n'avait de vie et de puis- sance. Ce peuple attendait un Messie qui devait le rendre le maître du mond<î. C'était une opinion gé- néralement répandue qu'un conquérant venu de l'Orient allait arriver à l'empire universel. Suétone et Tacite l'ont rapportée , et peut-être favori sa- t-elle l'avènement de Vespasien. Plusieurs aventuriers, se prétendant le Messie, furent poursuivis et punis. Eh bien! Jésus-Christ disait aux Juifs : « Mon royaume n'est pas de ce monde. Je ne suis pas venu pour vous seuls, mais pour tous les hommes, mais pour toutes les nations... 11 ne restera pas pierre sur pierre de ce temple dont vous êtes si fiers. » Ainsi il coulait à fond toutes les espérances ter- restres de ses compatriotes; il leur faisait sentir l'i- gnominie de leur future nationalité. Il n'attendait rien que de lui-même; il se disait et se croyait Dieu.

Est-ce par les armes qu'il a voulu triompher? Au moment décisif, quand l'un de ses disciples tire l'é- pée contre les ennemis accourus pour le saisir, il

SUR LA DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST 97

lui ordonne de la rennettre dans le fourreau, en pro- clamant que « quiconque se servira de l'épée périra par l'cpée ». Il avait dit à ses apôtres de se disper- ser dans le monde, sans glaive, comme sans or, ainsi que des agneaux au milieu des loups : « Allez frapper à toutes les portes. Si l'on refuse de vous ouvrir et de vous écouter, contentez-vous de secouer la poussière de vos pieds, et encore vous ne vous le permettrez pas, si une seule âme vous a écoulés. Sur une grande population, une âme est un trésor pour l'éternité... »

A-t-il fait appel aux passions, à l'orgueil, à l'a- mour des richesses ou des plaisirs, à toutes ces pas- sions sans lesquelles les plus grandes, les plus hautes idées métaphysiques n'obtiennent rien des hommes? Les mathématiques peuvent élever des pierres sur des pierres, leur commander et les dresser en ponts, en palais, en obélisques, en temples, en cathé- drales; jamais elles n'ont pu élever des hommes sur des hommes, faute de les émouvoir. Jésus-Christ s'empare-t-il des sens? II est chaste et il prêche la chasteté. De l'cgoïsme? Il prescrit « d'aimer Dieu par-dessus tout et le prochain comme soi-même ». Nos passions! il n'en voulait à aucun prix. Loin de les favoriser et de les appeler à son aide , il invente contre elles un langage nouveau; il veut qu'elles soient crucifiées avec nous.

Et la science, la démonstration! Jamais il n'a fait un seul raisonnement philosophique. Il affirmait, il concluait, il disait simplement : cela est. A la Sama- ritaine, qui avait dit du Messie attendu que lorsqu'il I 7

98 SERMON

serait venu il révélerait toutes choses , il répon- dait : « Ce Messie, c'est moi-même qui parle avec vous... » Pendant la dernière Cène, prenant du pain entre ses mains, il disait à ses disciples : Ceci est mon corps... Il ne démontrait pas, il affirmait. Il enseigne, celui-là, disaient les Juifs, comme ayant autorité. Un roi ne démontre pas ses ordres ; il parle, et on obéit; il fait un geste, il agite une son- nette, et les bataillons se meuvent, les empires s'é- branlent. Ainsi faisait Jésus- Christ dans l'ordre intellectuel. « Si vous avez bonne volonté, la vérité germera en vous, comme le bon grain. Mais malheur à qui fermera son cœur! Au jour du jugement, il lui sera prouvé que le vrai lui a été offert et qu'il l'a repoussé. »

Enfin, est-ce par son génie que Jésus -Christ a réussi? Mais il ne s'est adressé qu'aux pauvres, aux humbles, aux petits; il n'a jamais parlé que leur langage. « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende! Heureux qui aura cru sans avoir vu! » Il a choisi de préférence pour ses apôtres des ignorants, des pêcheurs ramassés sur les bords d'un lac. « Al- lez, leur dit-il, et enseignez toutes les nations : je serai avec vous. »

Jésus-Christ a donc repoussé tous les moyens hu- mains; il n'avait besoin que de sa foi en lui-même, et s'il croyait en lui, il était Dieu. Car on peut se tromper sur tout fait qui n'est pas de conscience personnelle, mais il n'y a pas d'erreur possible sur un fait de sens intime. Ici la vérité et la conviction sont identiques.

SUR LU DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST 99

Témoignage de J.-J. Rousseau et de Napoléon ' sur la divifiitéde Jésus- Christ.

Vous aussi, Messieurs, relisez, dans l'âge mûr, l'Évangile que vous avez peut-être lu dans votre jeu- nesse; vous y découvrirez ce que vous ne vîtes pas alors; vous ne douterez plus ni de sa divinité, ni de celle de son auteur...

II. Jésus-Christ a fait croire à sa divinité. Donc il était Dieu.

Voyez dans quelle situation il laisse ses disciples en mourant. Ils ont à propager la doctrine d'un homme condamné au dernier supplice, par ce qu'il y a de plus grave au monde, par des magistrats, la doctrine d'un Juif crucifié!... 11 y a eu récemment à Paris un essai de religion et de politique nouvelles, dont la doctrine avait certaines vues généreuses, élevées, dont les fondateurs et les adeptes étaient très savants, très convaincus, très spirituels , quelques-uns du moins; l'erreur peut avoir, elle aussi, la science et la bonne foi. Eh bien! il a suffi pour la discrédi- ter d'un simple procès en cour d'assises; celte reli- gion nouvelle a disparu sous le poids d'une simple condanmation à l'amende et à la prison...

Les disciples étaient des hommes grossiers , igno- rants , de pauvres pêcheurs des lacs de la Galilée, et ils avaient à combattre, à renverser le paganisme, résumé des traditions anciennes de tous les peuples englobés dans la domination romaine, réunis, comme en un faisceau, en un grand peuple unique et souve-

* EmpruQto à la légende napoléonienne.

100 SERMON

rain sous la main de l'empereur, dieu terrestre qui, d'un mol, faisait tout remuer. Et, pour cette lutte inégale, ils n'avaient ni la tribune aux harangues, elle n'existait plus, les prétoriens l'avaient brisée; ni la chaire, ni la presse, qui n'existaient pas encore; ni la libertédeconscienceoudes cultes, dont on n'avait alors nulle idée... Que feront-ils, ces héritiers, ces apôtres du Christ?... Ils vont droit à la capitale du monde, ils se posent en face du Panthéon, de ce temple fameux de toutes les divinités de Rome et du monde, sanctuaire de tous les trophées, de toutes les gloires et de toutes les doctrines de l'antiquité. Ils s'y présentent avec leur bâton de voyageurs , avec leur parole d'apôtres, comme me voilà; ils font un signe sur leurs fronts, ils parlent d'un Juif crucifié pour le salut des hommes; on les méprise, mais non pas longtemps. Un jour, l'empereur apprit que cette vile nation des Juifs se remuait autour de lui, prêchant un Dieu nouveau. Quelques-uns voulaient placer ce Dieu parmi les statues immobiles du Pan- théon. L'empereur préféra le persécuter, et envoya contre lui ses proconsuls, ses sophistes... Les disci- ples ne se défendirent que par un seul mot : Jésus- Christ est Dieu , et à la fin ils triomphèrent. Trois siècles après, trois cents vieillards, pauvres, faibles, presque tous mutilés par le fer des bourreaux pour avoir confessé la divinité de Jésus-Christ, s'assem- blèrent sous les yeux de l'empereur, (\u\ s'assit au milieu d'eux, sans couronne, sur un humble siège, en leur disant : « Mes Pères et mes F'rères... » Le ihrélien!

SUR LA DIVINITÉ DE JÉSUS-CURISl 101

Époque des barbares, leur conversion au chris- tianisme, qui fait la grandeur des peuples mo- dernes.

D'où vient cette immense révolution? Les disci- ples, les croyants se sont-ils appuyés sur la popula- rité? Quoi de plus impopulaire que les chrétiens pendant ces trois premiers siècles! Inondations, fa- mines, défaites, on leur imputait tous les malheurs, tous les fléaux, parce que, disait-on, ils attiraient sur l'empire la colère des dieux qu'ils avaient chas- sés. Cette impopularité, nous l'avons toujours gar- dée. Et encore aujourd'hui, sommes-nous populaires, nous, prêtres, nous, catholiques? Si nous appuyons le pouvoir, on dit que c'est pour mendier ses faveurs ou souffler la tyrannie; si nous soutenons le peuple, c'est pour flatter ses penchants; si nous défendons la liberté, c'est pour favoriser la tyrannie sous une autre forme. Notre morale est-elle douce? on l'ap- pelle corruptrice; sévère? nous sommes cruels et barbares. Et néanmoins nous avançons toujours , plantant la Croix partout sur vos routes, sur vos places, sur vos plus superbes édifices. Notre force, c'est notre impopularité, car elle prouve que nous n'avons qu'un seul appui, la foi en la divinité de Jésus-Christ.

Les apôtres avaient-ils compté sur l'esprit natio- nal? mais ils appartenaient à la nation juive, si mé- prisée dans tout l'empire. Souvent les Romains ne voulaient point des Juifs pour esclaves. Tacite écri- vait dédaigneusement : Une superstition judaïque a envahi l'univers; et Tertullien lui- môme, avant sa

102 SERMON

conversion, appelait cela une affaire de Juifs. Et nous, après que nous avons fait la France, sauvé les lettres, les arts, les sciences, bâti vos ponts comme vos cathédrales, quand vous ne saviez pas encore bar- bouiller sur du papier, on croit avoir tout dit contre nous , en nous disant que nous ne sommes pas Fran- çais, parce que nous sommes humanitaires, catho- liques! Eh! sans doute, pas plus que Jésus- Christ nous ne devons appuyer notre foi sur la nationa- lité...

Les apôtres ont-ils compté, avons- nous compté sur les armes? Avons-nous propagé nos croyances avec le cimeterre et l'épée, et redisons-nous avec Mahomet : Regardez dans mes mains l'empire et la victoire?

Non! nous avons été martyrs; martyrs sous les empereurs, martyrs en France, il y a cinquante ans, aujourd'hui en Asie, toujours martyrs; car il y a le martyre à coups de hache, celui des temps bar- bares, et le martyre à coupsde phrases, celui des temps civilisés. Nous ne nous en plaignons pas, tout en nous doit prouver que nous n'avons d'appui qu'en Jésus-Christ Dieu.

La science, le génie ! nous en avons eu ; nous en avons encore ; mais le monde en a plus que nous. La majorité des savants reste contre nous. Non, ce n'est pas qu'est notre force. Nous n'avons qu'une force, une seule, la vérité qui est en nous, notre foi en la divinité de Jésus-Christ. Jamais aucune doc- trine n'a produit un tel résultat dans le monde, une conviction aussi générale, aussi persévérante, aussi

SUR LA DIVINITÉ DE JÉSUS- CHRIST lU3

inébranlable, résistant, pendant dix-huit siècles, à la science, aux intérêts, aux passions, à la ruse et à la violence, à l'individualité et à la nationalité conjurées contre elle. Jamais 'in homme qui a dit Je suis Dieu, et est mort ensuite cloué sur une Croix, n'a dominé le monde pendant dix-huit cents ans sans aucun moyen humain. La simple affirmation du Christ disant qu'il était Dieu n'aurait jamais subjugué les esprits comme elle l'a fait, s'il ne l'eût pas été réellement : une telle force de convic- tion ne se trouve que dans la vérité.

Ainsi le Christ est Dieu parce qu'il y cru à sa di- vinité et qu'il y a fait croire le monde.

Depuis dix-huit siècles, le christianisme repose sur sa propre certitude, disant : Le Christ est Dieu; j'en suis sûr, j'en donne ma parole. Et qu'avez-vous en regard? l'incrédulité qui ne peut pas même dire : Le Christ n'est pas Dieu , j'en suis sur, j'en donne ma parole; la philosophie qui ne peut pas même vous préserver du doute à l'heure de la mort. Le christianisme vient s'installer jusque sur les champs de bataille, et le guerrier mourant qui n'a pas la foi prend son épée, en contemple la poignée et s'écrie : Peut-être! Et il me suffit, à moi qui crois, de saisir la main d'un jeune homme, d'arrê- ter mon regard sur le sien , pour le jeter dans le trouble et l'embarras. Mais lui, peut-il m'intimi- der? peut-il ébranler ma foi? Non, car il n'a ni certitude ni croyance à m'opposer. Il est pour- suivi par le doute, par la crainte; moi, j'ai le calme et la paix; et tandis qu'il se débat dans l'incerti-

104 SERMON

tilde ou la négation, moi je crois que Jésus-Christ est Dieu, j'en suis sûr, j'en donne ma parole; ma couche et mon sommeil ne sont point agités; je crois, j'affirme, je me repose doucement dans ma foi.

Seigneur, j'ai été jeune et j'ai douté de vous. Ma barque a erré longtemps d'éciieils en écueils , sans rame, sans voile, sans pilote; alors j'étais mal- heureux, Seigneur! Un jour, j'ai vu la lumière, j'ai cru en vous. Depuis vingt ans , je crois en vous , et je suis heureux. Merci, Seigneur, des joies que vous m'avez données; mon âme est arrivée au port, Seigneur, merci! Faites que tous ceux qui m'ont entendu partagent ma foi inébranlable en l'Homme- Dieu; faites que chacun répète avec moi, comme il est écrit sur l'obélisque de la place du Vatican : Le Christ est vainqueur; il règne; il a P empire; il dé- Hvi e son peuple de tout mal.

SUR LA PUISSANCE DE LA FOI ET SUR LES CAUSES DE CETTE PUISSANCE

Prêché à la cathédrale de Dijon, le 2 juin 1844, fête de la sainte Trinité.

NOTICE

Le P. Lacordaire arriva à Dijon le 29 mai. « Le même jour, à huit heures du soir, il reç-ul une nombreuse dé-

SUR LA PUISSANCE DE LA FOI lU5

pulalion de jeunes gens. L'un d'eux prit la parole, et, après lui avoir otlerl l'hommage du respect et de l'admi- ration de l'assemblée, le pria, au nom de la ville en- tière, dont celle jeunesse était en ce moment l'organe, de monter dans la chaire delacalhédrale pour répandre sur les auditeurs empressés qu'un double titre lui rendait frères, la parole de vie, avec cette magnificence dont Dieu sem- blait lui avoir réservé le secret.

« Le Père répondit avec émotion qu'il était touché de cette démarche, mais qu'il lui serait pénible de n'avoir qu'à parler un jour dans une ville d'études, de hautes écoles, de magistrature, il voudrait pouvoir dérouler un ensemble de vérités avec l'étendue et les développe- ments nécessaires pour satisfaire les esprits qui réflé- chissent.

« De nouvelles instances furent faites afin d'obtenir au moins un discours détaché, comme arrhes d'une station d'ailleurs désirée de tous. Vaincu par l'unanimité de ces instances, le Père finit par céder, et promit de prêcher le dimanche suivant à la cathédrale.

a Celte nouvelle, aussitôt répandue dans la ville, fut accueillie avec une sorte d'enthousiasme. Le 2 juin, on accourut de quinze à dix-huit lieues à la ronde. L'église fut envahie une heure avant que le célèbre orateur parût en chaire. On eût dit un rendez-vous d'honneur; toutes les classes, toutes les opinions y avaient été fidèles, et elles semblaient préluder à cette grande fra- ternité clirélienne, dernier mot de leur avenir '. »

L'orateur prêcha sur la Puissance de la foi, sujet qu'il avait déjà traité à Bordeaux, dans la deuxième con- férence, et peu après à Tours et à Toul, comme nous le verrons dans la suite. Son sermon fut soigneusement ré- digé, sur les notes prises par M.M. Chocarne, Ligiez, Roy, GautreJet et Ménétrier, élèves du grand séminaire.

* Spectateur de Dijon, 2 et 4 juin 1844.

106 SERMON

Nous reproduisons cette rédaction , en la conriplétant à l'aide de l'excellente analyse publiée dans le Spectateur de Dijon (4 et 6 juin 1844) par M. l'abbé Drioux, pro- fesseur d'histoire ecclésiastique au grand séminaire de Langres.

TEXTE

Et h<ec est Victoria qute vincit mun- dum, fldes noitra.

« Cette victoire par laquelle noua triomphons, c'est la victoire de notre f oL »

( V* ÉP. DE S. JkA>- , V, 4.)

Monseigneur % Messieurs,

Tous les phénomènes qui se produisent dans le monde nous sommes se réduisent à un seul, le phénomène de la puissance. Que le soleil immobile au milieu de l'espace attire les planètes, que la terre gravite autour de lui, que la mer batte ses rivages sans pouvoir les dépasser, que la foudre gronde dans les nues, que le vent rugisse comme un lion en passant sur nos têtes, que l'arbre croisse, que la fleur s'épanouisse, que la main de l'homme sillonne la terre, toujours et partout, c'est la puissance qui se manifeste.

Étudier les puissances, les connaître, s'en servir, c'est tout le travail et la vie de l'homme.

Parmi ces puissances, il en est une moins étudiée, mais plus réelle que les autres, une puissance supé- rieure à tout, à qui rien ne résiste, contre laquelle

' M»' Rivet, cvêque de Dijon.

SUK LA PUISSANCE DE LA FOI 107

on a tout fait, contre laquelle on n'a rien pu : c'est celle dont il est parlé dans mon texte : El hœcest Vic- toria quœ vincit mundum, fîdes nostra : Cette victoire par laquelle nous triomphons du monde, c'est la victoire de notre foi. C'est à la foi qu'il a été promis de transporter les montagnes, et celui qui en aurait comme un grain de sénevé pourrait, en effet, les trans- porter. Je vais donc étudier cette puissance de la foi, la plus grande, la plus haute de toutes. J'en consta- terai d'abord l'existence, et comme ce n'est rien que de montrer des faits si on ne remonte à leurs causes, j'essayerai ensuite de vous dire au moyen de quels ressorts Dieu met en œuvre cette puissance de la foi.

Messieurs, je me réjouis d'annoncer la parole de Dieu dans une ville justement célèbre par le parfum de son esprit, honorée par tant de sublimes génies. Je me réjouis surtout parce que c'est ici le ciel qui a couvert ma jeunesse, et que je ne puis faire un pas sur celte terre de mes premières ann.'es sans y retrouver les traces de mes maîtres et de mes amis. Parvenu au milieu de ma carrière, cette chaire est pour moi la montagne péniblement gravie d'où je puis, comme le voyageur, promener, avant de des- cendre sa pente rapide, des regards attendris pour évoquer les souvenirs du temps passé; et, après m'y être arrêté un instant, il ne me restera plus qu'à parcourir le chemin qui doit me conduire au terme. Je vous rapporte cette parole dont vous avez connu les jeunes accents; mes amis et mes maîtres jugeront si ce n'est pas en vain que j'ai traversé la première

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moitié de m*a vie, si ce n'est point en vain que j'ai communiqué avec Dieu!...

I. Je ne viens point offrir un vain spectacle : je veux démontrer la puissance de la foi.

Toute puissance se manifeste par trois actes : détruire, édifier, résister. Détruire, c'est renverser ce qui est, faire rentrer dans le néant; édifier, c'est assembler, réunir, c'est donner la vie à ce qui n'était pas; résister, c'est combattre le néant, qui, comme Saturne, veut faire rentrer dans ses entrailles le fruit qui en est sorti. La foi étant la plus haute, la plus morale de toutes les puissances, doit donc posséder à un degré supérieur la force de destruction, la f jrce d'édification et la force de résistance. Qu'on ne s'étonne pas que, en parlant de la foi, il faille parler aussi de sa main qui détruit et qui condamne; c'est que le mal est dans le monde, que Terreur y règne, et qu'il est bian juste que la vérité et la foi aient une arme pour lutter, une force qui renverse et qui fasse son champ de bataille!

Le plusgrandempirequi ait jamais établi sa puis- sance sur la terre est le paganisme.. Le démon, tran- chons le mot, le diable, car c'est son vrai nom, selon l'énergique signification de son étymologie, 8ia [iouXr,, la volonté qui s'est mise en travers de la volonté divine, le diable, ne pouvant rien, ne pouvant mettre la vie était la mort, prit l'orgueil et les pas- sions humaines, les pétrit comme dans un vase, les broya ensemble de sa main du fer pour s'en servir contre Dieu : œuvre morte et stérile qu'il plaça sur l'au- tel pour lui donner la vie et à laquelle il attacha l'idée

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de la divinité, sachant bien que le cœur de l'homme a des retours infaillibles vers Dieu. Pour consommer son œuvre, il suscita des peuples, les corrompit, les dégrada, et créa ainsi contre Dieu un empire, l'em- pire du mal; et, comme il fallait qu'il n'y eût qu'un seul sceptre, on vit le grand empire romain , évoque extérieur du monde payen, courber les nations sous sa puissance, comme le vent couche les épis!

Alors la liberté fut enchaîn'e, la parole captive, la tribune muette, et au milieu de Rome se dressa le Panthéon, apothéose de l'homme, résumé delà sagesse humaine déjà vieille de quarante siècles.

En ce temps-là, à une autre extrémité de l'empire, un Homme-Dieu , prenant nos sens et notre orgueil , les avait broyés , pétris ensemble sur le Calvaire , et , descendu de la Croix, il avaitenvoyc douze pêcheurs, sans épée, sans puissance, avec un bàlon, pas deux, regarder en face le Panthéon. Ils vinrent, pauvres colombes lâchées de l'Arche, agneaux jetés au mi- lieu des loups; ils vinrent, ces petits, dont le monde ne connaissait pas les noms; ils arrêtèrent sur le Panthéon ce regard qui avait contemplé l'Homme- Dieu; et un jour, après bien des louleurs, bien du sang versé, bien des actes d'amour sur lesquels je ne m'arrête pas, car on se lasse à répéter la gloire et à redire le courage, un jour, dans une enceinte plus auguste, entre l'Asie et l'Afrique, un empereur parut, et, s'asseyanl au milieu de trois cent di.x-huit vieillards, il leur dit : a Mes frères et mes pères, l'idolâtrie est vaincue!... »

L'ennemi ne se tint pas pour battu. Il prétendit

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que, par la dislinclion des personnes, nous atta- quions l'unitj divine. Il se posa en face et se fit le défenseur du Dieu-Un. Pétrissant de nouveau notre orgueil et notre sensualité, il fonda le mahomé- tisme, il créa sa plus merveilleuse invention, qui se répandit avec la rapidité de l'éclair de Samarcande à Lisbonne, et vint insulter nos côtes et celles de l'Italie. Comme il était obligé d'aller vite et qu'il ne pouvait ourdir dans l'ombre, il mit son œuvre à cheval, et, enfonçant ses éperons dans les flancs de son coursier, il ordonna à son épée de déclarer que la vérité et la victoire sont synonymes.

Le monde tressaillit, et l'Europe arma ses che- valiers : Godefroy de Bouillon, Philippe-Auguste, Richard Cœur-de-Lion, et saint Louis, qui clôt par sa mort les trois cents ans de chevalerie et de sang versé pour Dieu.

Nous fûmes vaincus ! Tant mieux ! je m'en réjouis. Et ces vieux braves qui, du haut du ciel, entendent mes paroles, ne s'en offenseront pas! Si nous avions été victorieux, qu'eût dit le monde?... Qu'entre Jésus-Christ et Mahomet il n'y avait que la lon- gueur d'une épée; que de preux chevaliers avaient cédé à des chevaliers plus braves et plus heureux : l'œuvre de Dieu eût été décidée, jugée par la force. Nous n'avons pas été victorieux , car de même que nous avions triomphé du paganisme en mourant sur les échafauds , il nous fallait triompher du maho- métisme en tombant vaincus sur les champs de bataille.

Le jour tout fut dit, le génie de la vérité ap-

SUR LA. PUISSANCE DE LA FOI 111

parut; et maintenant, ce viel empire, nous le tenons. Quand l'Europe voudra, elle ramassera négligem- ment sur une table une plume, elle écrira trois mots, et ce vieil empire aura disparu , le mahométisme sera rentré dans le néant, comme une chose finie qui n'a plus d'espérance.

Je sais que cette œuvre n'est pas achevée, que l'œuvre de Mahomet est encore puissante pour dé- truire; mais la civilisation marche avec le christia- nisme; nous nous pressons d'achever nos canaux, de jeter les roules le fer et la vapeur doivent nous transporter. Hâtons le jour la vérité érigera les colonnes d'Hercule et écrira, avec notre épée, sur les confins du monde : Sislimiis hic tandem nobis ubi de fuit orbis.

Ce n'est pas seulement en détruisant, mais c'est en édifiant que la foi a manifesté sa puissance. A quoi servirait-il de détruire ce qui est, si l'on ne mettait quelque chose à la place? Édifier, c'est assembler; assembler, c'est mettre l'unité dans la pluralité. Or, plus l'unité sera absolue, plus la plu- ralité sera étendue et plus l'édification sera profonde et durable. Eh bien! que fit Jésus? Il mit à Rome une pointe de son compas, étendit l'autre jusqu'aux deux pôles, et, d'un lourde main, embrassa toute l'humanité en disant : « finira la terre, finira l'Eglise, la religion chrétienne. » Alors on vit se former cet immense empire , il y a unité d'esprit, unité de cœur, les hommes ne sont séparés ni parles mers, ni par les fleuves, ni par les montagnes, empire gouverné par un vieillard dé-

112 SERMON

sarmé, auquel il a été dit : « Tu verras les ambas- sadeurs de toutes les nations à ta cour. » Il règne, et chaque jour, après leur avoir mis un peu d'huile aux mains et sur la tête, il envoie ses évoques aux deux pôles, princes spirituels qui établissent leur empire par la persuasion. C'est de l'histoire; jamais ni Cyrus, ni Alexandre, ni leur dernier héritier Napoléon, n'ont pu constituer une pareille unité ou une telle pluralité. C'a été le rôve de leur ambition; ils n'ont jamais pu le réaliser. Il fallait qu'il fût évident que l'Église est la plus haute puissance d'é- dification qui soit dans le monde.

J'ajoute la plus grande puissance de résistance; car la foi réunissant tous les hommes dans un même esprit, leur donne ce redoutable pouvoir des masses contre lequel on ne peut rien : c'est la force des pyra- mides, l'homme s'userait à les renverser.

Et à quoi opposera-t-elle cette résistance ? Ce sera au mal.

L'homme, de sa nature, craint la puissance; il la déteste parce qu'il est une puissance lui-même, et que toute puissance ne peut souffrir qu'une autre vienne mettre un frein à la sienne ou la renverser entièrement. L'homme veut se faire centre pour con- stituer l'ordre, et, dos qu'une puissance s'élève, il se dresse de toute sa hauteur et réagit contre elle. Il a donc essayé de renverser celle de la foi , et trois moyens ont été' employés contre cette force d'inertie que possède l'Église : la violence, la science, le ri- dicule.

Quand un homme en rencontre un autre qui est fort

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de la force du la vérité ; car, entre nous, Messieurs, et d'homme à homme , il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de supérieur : un homme en vaut un autre; nous sommes tous égaux par l'esprit comme nous le sommes tous par le cœur; un payen vaut un chrétien sous ce rapport, et si Démoslhène et Cicéron se fussent assis au pied de la chaire de Bossuet, ils eussent été ravis, sans doute; mais s'ils s'étaient levés après, ils auraient emporté à leur tour l'admi- ration des peuples, en leur redisant les merveilles du forum d'Athènes ou de la tribune de Rome; oui, nous sommes tous égaux : c'est notre gloire et notre dignité à tous ! quand donc un homme en ren- contre un autre qui appuie sa faiblesse sur la vérité, qui émet des idées divines , des idées qui ne tom- beront de ses lèvres qu'après avoir passé par la poi- trine de Jésus-Christ; si cet homme à son tour veut faire prévaloir les idées de la nature, d'un autre ordre, et qu'il soit fatigué de ne pouvoir y réussir, alors il y aura pour lui, dans celle inégalité, quelque chose qui blesse, qui irrite, qui désespère; alors il se souviendra qu'il porte un fourreau sur sa cuisse, et il dira : « Si je n'ai pas la vérité, j'ai la force, la force du bourreau, mais ennoblie par la magistra- ture. » A nous, Messieurs, de répondre avec dignité, de nous soumettre à la loi, en acceptant ce qu'elle veut, de tendre la tête et d'en appeler à une puis- sance plus haute. Et c'est ce que nous avons fait contre la violence pendant les perséculions. Le chré- tien savait mourir avec dignité, avec simplicité, avec espérance, en disant : « Je me fie à mon sang 1 8

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versé et à Dieu qui le connaît ! » Bien des fois ce- pendant les enfants de l'Église ont senti faiblir leur courage; bien des fois ils ont tremblé; bien des fois il a fallu que Dieu nous prît les mains pour nous aider à consommer le sacrifice; bien des fois la force s'est vue sur le point de l'emporter : nous avons vaincu pourtant !

La force n'ayant pu l'emporter, dans des temps plus civilisés on a eu recours à un autre moyen, à la science. Les savants se sont mis à l'œuvre; ils ont cherché au plus profond du ciel et de la terre une arme contre Dieu. A cet assaut, le monde a été ébranlé; mais cinquante ans se sont écoulés, les vieux savants sont morts ; de jeunes hommes se sont levés; ils ont reconstruit pièce à pièce l'édifice de la science, et les résultats de leurs travaux ont donné raison à notre foi ; la victoire a été de nouveau pour nous.

Il restait une dernière arme, le ridicule : on y eut recours. De même qu'il n'y a qu'un pas du Capitule à la roche Tarpéienne , il n'y a qu'un pas aussi du sublime au ridicule. Jamais, Lucrèce à part, les anciens n'avaient employé cette arme; leurs mys- tères n'étaient pas assez relevés pour être atteints par le ridicule; mais ces mots : un Dieu crucifié, ces mots qui, dans la bouche de Bossuet, feraient dresser les cheveux sur nos têtes, pouvaient faire rire. Dieu créa donc , je me trompe , on créa contre Dieu un homme, que je ne veux pas nommer; car, dans la chaire de vérité, je n'ai coutume de nommer que ceux qu'il m'est permis d'aimer ou de louer, et

SUR LA PUISSANCE DE LA FOI 115

quand cela m'est impossible, je laisse à mes audi- teurs le soin d'interpréter mon silence. Cet homme se moqua... de quoi? du Coran peut-être? Des Védas ? Non... de l'Évangile! Il parvint à répandre partout la contagion du rire. Mais Dieu ne laissa pas aux hommes le temps d'achever; il fit passer sur leurs tôles une do ces tiMupêles comme le monde n'en avait jamais vu; il ébranla la société sur ses bases; il y eut des larmes comme on n'en avait jamais encore versé. Nous ne rions plus maintenant, et la question religieuse apparaît à tous une ques- tion sérieuse et grave. Comme il avait vaincu la force et la science, Diru a vaincu le rire; c'est sa dernière et sa plus prodigieuse victoire.

Ainsi, que je considère notre foi comme un instru ment de destruction, d'édification ou de résistance, elle est la plus haute puissance morale qui soit sur la terre. D'où lui vient cette force? Au moyen de quels ressorts agit-elle? Voilà ce qu'il faut étudier; car, je le répète, c'est peu de constater les faits, si on ne remonte à leurs causes. Félix qui potiiil rerum cognoscere causas! dit le poète romain. C'est là, en effet, la vraie philosophie-

II. D'où vient donc cette puissance de la foi chrétienne? Il semble que cette question devrait se décider par un seul mot : Dieu l'a voulu. Ce serait bien répondre; car il est certain que Dieu est la source de toute puissance, et par conséquent, dès que quelque chose aune puissance quelconque, c'est que Dieu lui a communiqué sa propre puissance à un certain degré; mais ce ne serait pas répondre

116 SERMON

suffi sammenl. En elïeL, quand Dieu agit, il enchaîne des ressorts, constitue des iorces et des causes immé- diates. Ainsi, quand la foudre tombe, si un phy- sicien disait : « Elle tombe parce que Dieu l'a voulu, » ce ne serait pas répondre scientifiquement. Il y a une cause immédiate, un ressort caché qu'il faut apercevoir et étudier, et c'est ce que nous allons faire par rapport à la foi. Sans doute c'est de Dieu qu'elle tient toute sa puissance; mais sondons la profondeur de ce mystère et voyons comment Dieu la lui communique.

Comme nous sommes esprit et corps, il existe dans le monde deux sortes de forces: celle des corps, et celle des idées. Un astre tombe; après sa chute, il s'éteint, il est mort. Gambyse traverse l'Egypte; Dieu fait lever un léger vent; son armée tombe sans sépulture, et c'est à peine si, en remuant ce sable, le voyageur peut retrouver encore la place tant de gloires et tant de douleurs se sont couchées. La différence entre ces deux forces, c'est que les corps meurent toujours, et que les idées, du moins les idées vraies , sont immortelles. La gloire est péris- sable, ainsi que le bras qui s'en sert; mais, dès qu'une idée est sortie du fourreau, elle frappe le monde, elle l'agite, elle l'ébranlé, et ne périt jamais.

En outre, la force matérielle est inerte; à tout ce qui est corps, il faut un moteur, si bien que tout corps s'arrête quand le moteur cesse d'agir. Mais l'idée est un principe d'activité dans l'homme, parce qu'elle émane de son intelligence, qui est un refiel de l'infini.

SUR I.X PUISSANCE DE L\ FOI 117

Jetez un homme à César, plongez-le dans un cachot, meltez-y trois portes, multi[)liez les verrous et les geôliers; ajoutez par-dessus la puissance de vos ma- gistrats, la force de vos armées ; au fond de ce cachot croîtra une herbe, tombera un brin de paille, se trou- vera un filament, un je ne sais quoi; le prisonnier broiera cette herbe , façonnera cette paille , il y dépo- sera une idée , un court testament. Un jour, les portes de ce cachot s'ouvriront, on ramassera ce testament; l'homme sera mo;t, et cette idée qu'on avait crue captive et morte avec lui , s'échappera de son sé- pulcre; elle ira remuer le monde, régénérer l'huma- nité! { Mouvement prolonge'.)

Oui, les idées sont immortelles ! Se priver d'une idée c'est se couper un bras... Jamais Dieu n'a permis qu'une idée vraie périt. Quand elle a été menacée , toujours il a façonné une arche pour la recueillir. Ainsi, dans la barbarie, les cloîtres de l'Occident portaient les idées. Le Moine, en priant, a fini par être le maître, et cela se conçoit, car ce sont les idées qui gouvernent les corps. Une armée marche au combat; qui la mène? Est-ce le bras qui tient l'épée? Non, Messieurs, c'est l'idée, l'idée de la patrie, l'idée de la famille, l'idée de l'honneur, l'idée du devoir, l'idée de l'obéissance, l'idée de l'éternité! et l'épée n'est jamais si fermement tenue que lorsqu'elle l'est par cette dernière idée. Une armée n'est pas la réunion d'un grand nombre de corps qu'on fait marcher à sa guise. Une armée de 400,000 hommes, c'est 400,000 idées. Le général remue à peine les lèvres , une idée en jaillit et fait

118 SERMON

mouvoir toutes ces multitudes. Si elle vient à se dis- soudre, c'est que le vent des idées a changé. Si ces murs sont debout, c'est une idée qui les soutient, et tant qu'ils subsisteront, cette idée ne pourra être oubliée. Cest l'idée qui fait que vous êtes réunis dans cette enceinte, que ma voix s'y élève libre et fîère, qu'elle n'est point captive , qu'elle ne saurait l'être qu'à son profit et à sa gloire, et que toute la puissance humaine ne peut rien contre ma faiblesse. Il y a des temps l'on ne trouve pas de bourreaux, parce qu'il n'y a pas d'idées; il y en a d'autres il y a des hts de justice pour juger les idées...

De toutes les idées, qu'elle est la plus puissante? Vous l'avez compris, c'est celle de Dieu. Toutes les idées qui nous font agir se réduisent à trois : celles du vrai, du devoir et du droit. Or, sans l'idée de Dieu, serait l'idée du vrai, du devoir et du droit? Sans l'idée de Dieu, on doit dire avec le sceptique : « La vérité est ce qu'elle peut. » Sans l'idée de Dieu, point de devoir, car le devoir est une obligation à mon préjudice; sans cette idée on ne peut même se créer un droit, car ce droit est toujours contre le profit d'autrui. Donc la vérité, le devoir, le droit viennent de Dieu , et l'homme se cite lui-même à ce triple tribunal : donc la société qui agira d'après cette idée sera la plus puissante; donc l'Église qui tire toute sa force de cette idée n'a tant de puissance que parce qu'elle a pour base l'idée de Dieu.

C'est l'idée chrétienne par excellence, idée consti- tuante, capitaine et généralissime de l'humanité. Comment et pourquoi cela ? A cause de la manière

SUR LA PUISSANCE DE L\ FOI 119

dont elle pénèlro dans l'esprit humain. L'intelli- gence ne peut saisir une id^e que par trois voies : le doute, l'affirmation ou la négation. Jesuislong, Messieurs, mais permettez-moi ces détails. Pour connaître une machine en son entier, ne faut-il pas qu'on démonte toutes les [lièces une à une, qu'on vous en montre tous les ressorts , et qu'on les re- monte ensuite sous vos yeux, pour vous faire com- prendre comment ils s'unissent les uns aux autres. Eh bien donc, le doute est une oscillation entre le oui et le non, un balancementenlre l'affirmation et la né- gation ; par conséquent, il ne peut être une puissance. La négation, c'est pire encore, c'est la destruction de toute force. Le doute, c'est la l<Hhargie; mais la né- gation, c'est une folie, une imbécillité. Un p..uple à l'état de doute est un peuple mort; mais un peuple à rt'tat de négation, c'est un peuple fou, imbécile! Quoi !direz-vous, ne peut-on nier l'erreur? Non! on ne peut rien nier; on doit affirmer seulement la vérité contraire à l'erreur, et dès lors l'erreur tombe bientôt d'elle-même. Mais, nier pour nier, détruire et ne rien mettre à la place, c'est folie. Aussi, quand le christianisme a paru, il a d'abord présenté au monde une Croix, et quand les hommes ont été convertis, ils ont brisé les statues de leurs faux dieux, et même le plus souvent ils les ont laissés tomber en pous- sière. L'Église disait: « Voici la Croix! » on l'en- censait, et les idoles croulaient d'elles-mêmes. Non , ne niez pas l'erreur si vous ne pouvez la remplacer; car, encore, il y a un reste de vérité sur lequel vous n'avez pas le droit de mettre la main. Un pay

120 SERMON

San a recueilli dans son écuelle un peu d'eau bour- beuse pour étancher sa soif. Celui qui nie, c'est celui qui, abordant cet homme, veut renverser l'eau croupie qu'il va boire. « Mais, Monsieur, répondrait le paysan, donnez-moi de l'eau pure, et je serai le premier à rejeter celle-ci; si vous n'en avez point d'autre à m'offrir, laissez-moi du moins me désal- térer avec celle que j'ai recueillie sur ma route. » Ainsi, nier sans rien mettre à la place, nier pour nier, détruire sans édifier, sans substituer quelque chose à ce qu'on renverse, je le répHe, c'est de la folie, de l'imbécillité.

Reste donc l'affirmation, qui est l'acceptation franche des idées. L'affirmation est naturelle à l'homme. 11 en a un si grand besoin, que parmi ceux qui se disent incrédules vous rencontrerez les affir- mations les plus étranges, les plus incroyables. Alors même qu'il a renoncé à tout, l'incrédule com- pose de tous ces débris de sa croyance passée un fantôme auquel il tend les mains et devant lequel il se prosterne; c'est là, si j'ose le dire, ce qu'il y a encore de divin dans l'erreur. Aussi la société qui affirme le plus fermement est-elle la plus puissante: or l'Église affirme par la vertu et par le sang, et je dirai, comme Pascal : « Je crois volontiers des té- moins qui se font égorger. »

Il y a trois sources de l'affirmation : l'évidence, la probabilité, l'autorité. L'évidence qui permet d'af- firmer après avoir cherché, discuté, reconnu, appar- tient à la science. Or la science , aristocratique de sa nature , n'est pas le partage du peuple ; elle n'est

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pns populaire, elle ne peut l'être et reste fatalement le privilège d'un petit nombre. C'est une armée de généraux sans soldats, idée sans écho , idée morte. La probabilité engendre l'opinion. L'opinion, plus facile à saisir, régit le monde. Mais elle est une force sans racines et sans durée ; elle change et varie chaque jour; elle est anarchique par sa mobilité même, qui vient de la probabilité, lumière indécise et crépusculaire, incapable de diriger les hommes et la société. L'autorité, au contraire, c'est une raison supérieure et amie, qui vient au secours de notre raison et l'éclairé. On y croit . comme l'en- fant croit au lait de sa mère. Or l'autorité affirme la plus haute des idées ; c'est la raison de Dieu transmise à la raison de l'Église, qui la transmet à son tour à la raison de l'humanité : Dieu en haut, l'humanité en bas, l'É'-rlise entre les deu.x. Nous croyons à l'autorité, comme nous croyons à ceux qui nous aiment, à ceux qui nous gn irissent.

Qu'est-ce que cela prouve ? Gela prouve que la foi est la plus grande des forces; car elle repose sur la plus haute idée, l'idée de Dieu; car elle a le moyen le plus puissant de saisir cette idée unie au dévoue- ment que produit l'amour le plus tendre et le plus fort, la charité ; cela prouve que la foi est respec- table, et qu'une puissance qui a fait tant de bien dans le monde mérite au moins notre vénération; cela prouve enfin que la foi est la plus haute des puis- sances, ainsi que nous voulions le démontrer.

C'est à vous surtout, jeunes gens, que je confie ces vérités; le temps me permet à peine de les

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indiquer, mais vous pourrez les mûrir dans le secret de votre cœur. Après les révolutions , lorsque l'exilé revient dans les lieux oiî il a passé sa jeunesse , il cherche les débris du toit paternel , en rassemble les pierres dispersées , il le reconstruit et s'y abrite avec amour. Nos pères ont fait des ruines , mais ne leur en voulons pas trop, car nous ne savons pas par quelles épreuves ils ont passé, et peut-être eussions-nous fait pis qu'eux. Mettons donc de la piété filiale dans leur souvenir ; venus en des temps meilleurs , répondons aux besoins du siècle, et sa- chons édifier.

0 mon pays ! ô France ! je te salue comme la future libératrice! Oui, c'est toi qui seras comme une autre Arménie , l'arche sainte viendra s'ar- rêter après ce nouveau déluge. Je l'espère, je le souhaite ardemment, car je ne sépare jamais, dans mes espérances et dans mes vœux, la patrie mortelle de la céleste Cité !...

SUR LE MÊME SUJET

Prêché à la cathédrale de Tours, le 14 avril 1842, en faveur de la colonie agricole de Mettray.

L'orateur débuta en ces termes :

« Parmi les œuvres chrétiennes dont la France est fondatrice, il n'en est point qui mérite davantage notre assentiment et notre reconnaissance que celle

SUR SA PUISSANCE DE LA FOI 123

qui nous réunit aujourd'hui dans cette enceinte. En effet, un des grands désirs, un des premiers vœux du ciiristianisme a toujours été de substituer la loi d'expiation à la loi de répression, d'unir la bonté et la miséricorde à la nécessité et à la justice, l'édu- cation, la réhabilitation des coupables à leur dégra- dation et à leur châtiment. C'est ce qui a été admi- rablement commencé sous nos yeux par l'institution de cette colonie agricole, à laquelle vous apportez en ce jour toutes vos sympathies, après lui avoir donné votre appui, vos deniers, votre territoire.

« Je suis monté dans cette chaire. Messieurs, non pour vous recommander cette œuvre, elle se recom- mande assez d'elle-même, mais pour vous parler de la foi chrétienne.

« La foi est la plus grande de toutes les puis- sances. Je vous le montrerai, et j'en rechercherai ensuite la cause avec vous. »

Récit du songe de Nabuchodonosor expliqué par le jeune Daniel. La statue d'or, d'argent, d'airain, de fer et d'argile, est réduite en poudre par une petite pierre qui se détache de la montagne , sans le secours d'aucune main, et forme un nouveau royaume qui ne sera jamais détruit. Celte statue est le symbole des quatre grands empires de l'antiquité; et la petite pierre , celui de la Foi , dont le royaume est sans limite et n'aura point de fin.

Comme la pierre de la montagne, la Foi a déployer sa puissance sous une triple forme : en de'tniisant , en édifiant et en résistant.

D'où lui vient cette puissance? De l'idée de Dieu,

124 SERMON

enseignée aux hommes par la voie d'affirmation, d'autorité. L'enfant qui se soumet à son père fait acte de raison en se soumettant à une raison supé- rieure à la sienne. Or la raison de l'Église est la raison dans son expression la plus élevée, la plus universelle.

<' C'est à elle, à elle seule que je me suis rendu. Et pensez-vous que ce soit sans motif, sans examen ; pensez-vous que ce soit pour mon plaisir que j'ai couvert mon corps et mon âme d'un froc de moine? Nul de vous ne pourrait le croire.

« L'autorité, qui est une paternité dans l'ordre des idées, est la cause et le principe de l'affirmation. C'est l'autorité divine qui engendre l'affirmation de l'Église, du prêtre. Cette autorité est la nôtre; c'est la mienne. Je parle au peuple, le peuple sentira ma paternité; renversez ces cathédrales, le peuple les rebâtira. Tl nous aime parce que nous l'aimons. Aussi bien le peuple français est le plus généreux des peuples de la terre. Nous le sauverons, oui, nous le sauverons i>arce que nous croyons à notre patrie. Oh! je vous la recommande, cette foi de la patrie ! foi sainte , foi douce, foi durable ! Croyez, croyez à la patrie '. »

' Notice sur le P. Lacordaire et analyse des discours , etc. Tours, avril 1842.

SUR LA PUISSANCE DE I.A FOI i2u

SUR LE MÊME SUJET A Toal, a Bourg, à Marseille.

Le P. Lacordaire prêcha sur le même sujet à Toul , le 3 septembre 1843 ^ à Toccasion de la fête patronale de Saint-Mansuy , qui porta la foi chrétienne aux anciens Leuques, dans le pays Toulois et dans toute la contrée appelée plus tard la Lorraine, A la fin de son discours, il adressa un appel chaleureux à tous ceux qui avaient la foi et à ceux qui n'avaient pas encore le bonheur de croire, et remercia ses auditeurs de leur bienveillante attention , ajoutant avec un sourire plein de grâce et de modestie « qu'il n'avait pas le droit de se plaindre d'avoir été un peu troublé par l'affluence du public... -<

Le 27 septembre 1846, sur l'invitation de l'évêque de Beliey *, il vint prêcher à Bourg, dans la belle église de Brou, un sermon de charité en faveur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul.

« Quand il parut, ditle Journal de l'Ain [2S septembre), tout l'auditoire se leva et le suivit des yeux jusqu'à la chaire. « Le sujet et le texte choisis par l'orateur furent les mèn.LS qu'à Dijon.

«... Lorsque Noire-Seigneur Jésus-Christ voulut fonder son Église, il ne donna à ses Apôtres ni la

' M. Delalle, curé de la cathédrale, mort depuis évêque de Rodez, envoya un compte rendu à V Espérance de Nancy. (Jeudi, 7 septembre.)

- Mk^ Dévie, qui lui avait écrit le 21 février iS4i : ^ L'asso- ciation de Saint-Vincent-de-Paul soupire depuis longtemps après le moment de vous posséder. »

126 SERMON

puissance, ni la science, ni la philosophie; il leur donna la foi, et leur dit : Voies aurez des tribu- lations dans le monde....

« Monseigneur, en traitant de la foi , je ne fais qu'expliquer et développer ce que toute votre vie a si bien démontré. Vous êtes sorti du milieu des débris d'une société tombée parce qu'elle avait essayé de renverser cette puissance ; car s'il est une puissance contre laquelle la main des hommes ne saurait prévaloir, c'est celle de la foi, qui est l'œuvre de Dieu, qui est Dieu lui-même. »

Il termina en disant :

« Veuillez me pardonner d'avoir condensé tant de vérités dans de courts instants. Si j'ai pu réussir à faire pénétrer en vous quelques idées, je le dois au bienveillant accueil que vous m'avez accordé; je le dois aussi à cette charité qui m'anime, qui est la consolation de tous les jours de ma vie, qui sera mon meilleur soutien dans ses derniers moments. »

Après la station de Toulon (Avent 1847), le P. Lacor- daire se rendit à Marseille pour y prêcher un sermon de charité vivement sollicité par Tévèqueet parla Société de Saint-Vincent-de-Paul. Il prêcha ce sermon, le dimanche 9 janvier 1848, dans l'église Saint-Joseph, et débuta ainsi : Prenez con/iance, j'ai vaincu le monde. Quel est l'auda- cieux qui a osé dire -.J'ai vaincu le monde? Alexandre a dit : J'ai vaincu l'Asie. César a dit : J'ai vaincu la Gaule.... »

La stupeur de l'auditoire fit bientôt place à l'admira- tion et à l'enthousiasme.

SÛR LE MÉRITE ET LA NÉCESSITÉ DE LA FOI 127

SUR LE MÉRITE ET LA NÉŒSSITÉ DE LA FOI Prêché à Langres, le 9 juin 1844.

NOTICE

Le P. Lacordaire reçut à Dijon même une lettre ^ de Mff' Parisis, évêque de Langres, qui le priait instamment de descendre chez lui et de prêcher dans sa cathédrale. Ar- rivé à Bussières, berceau de sa famille, il exprima le cruel embarras oîi le jetait une invitation si peu attendue. « Quel bien voulez-vous que je fasse , dit-il, avec des ser- mons isolés? On me ferait promener ainsi comme une bête curieuse, sans compter cetle fois que je risque do me mettre encore plus à dos celui qui m'a invité. » On lui répondit qu'il était le meilleur juge dans cette affaire, mais à la condition de songer au plaisir et au bien qu'il pourrait procurer en acceptant. Il s'inclina avec sa sim- plicité accoutumée.

Mff^de Langres le reçut à bras ouverts, comme un des premiers et des plus vaillants défenseurs de la liberté d'enseignement, dont il était devenu lui-môme le champion intrépide. Le lendemain matin , après avoir célébré la messe de communauté., le Père adressa une belle allocu- tion aux élèves du grand séminaire, sur le ministère pos- toral, cl le ministère doctrinal ou apostolique , repré- sentés l'un par saint Pierre, l'autre par saint Paul. Le soir, à une heure el demie , il prêcha à la cathédrale , qui , malgré la profondeur de son vaisseau et l'ampleur de ses nefs, pouvait à peine contenir la foule des auditeurs. Les plus jeunes élèves du petit séminaire , rangés sur les de- grés de l'autel majeur, faisaient un gracieux contraste

' Écrite le samedi de la Pentecôle et remise par M. le curé de Bussières.

128 SERMON

avec la gravité de rassemblée. Il prit pour sujet le Mérite de la Foi, qu'il avait déjà traité dans la première con- férence de Bordeaux.

?îous donnons ici, eu la complétant, l'analyse de ce sermon , publié par Tabbé Drioux dans le Spectateur de Dijon (16 juin 18441'.

AKALYSE

Sine flde auteni impossibïle est pla- cere Deo.

« Sans la ff>l , il est impossible de plaire à Dieu. »

(.Ép. aux Eehr., xi, 6.)

« Il est bien étonnant qu'entre tous les sentiments qui se remuent au fond du cœur de liiomme, entre toutes ces actions héroïques qui peuplent son his- toire, entre tous les mouvements de sa pensée, il n'y ail qu'un seul acte qui soit déclaré nécessaire, et par lequel tous doivent passer pour être sanctifiés, pour devenir agréables à Dieu.

« C'est de la foi qu'il est rapporté les choses les plus merveilleuses dans la sainte Écriture. Il y est dit que « par elle les Saints ont vaincu les empires, opéré la justice, obtenu les promesses, brisé la gueule des lions, éteint l'impétuosité du feu, bravé le tranchant du glaive ». Et ailleurs : « Si vous aviez de la foi seulement comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : passe là, et elle y passerait. »

« D'où vient donc à la foi ce mérite ?

1 L'analyse de ce sermon et celle du sermon de Dijon furent réunies et publiées aussitôt sous la forme d'une brochure iu-12.

SUR LE MÉRITE ET LA NÉCESSITÉ DE LA FOI 129

« Pourquoi Dieu a-t-il obligé l'homme à croire?

«Telles sont les deux questions auxquelles je vais répondre.

« Je me félicite de parler au milieu d'un tel au- ditoire, sous les voûtes d'une antique basilique dont l'origine remonte jusqu'aux premiers siècles chrétiens, et surtout devant un prélat qui s'est rendu si grand par le talent et le courage déployé pour la cause de l'Église, et qui a su, dans des temps difficiles , en touchant aux ressorts com- pliqués des affaires , allier une sainte énergie à une exquise modération, donnant ainsi à tous, prêtres et fidèles , l'exemple à suivre pour verser l'onction de la charité sur les âpres accidents de la vie.

« I. Avant d'établir en quoi consiste le mérite de la foi , remarquons que dans l'homme il y a trois manières de connaître : la vision, la raison, la foi.

« Il y a vision quand on voit les choses immédia- tement, par soi-même, sans le secours d'aucun intermédiaire. C'est ainsi que nos organes et nos sens nous mettent en rapport avec les objets exté- rieurs; la lumière du soleil frappe nos yeux, et nous affirmons son existence. Mais en cela il n'y a point de mérite. Quel mérite y aurait-il à affirmer ce que l'on voit de ses yeux, ce que l'on touche de ses mains, ce que l'on entend de ses oreilles?...

« Par le procédé de la raison, on s'élève à une région supérieure. Au moyen de principes et de dé- ductions, on établit sûrement des choses qu'on ne voit pas, qu'on ne touche pas, qu'on n'entend pas. Le mathématicien, par exemple, part de certaines 1 9

130 SERMON

données évidentes, de certains axiomes, et affirme les conclusions qui s'en déduisent. Il les affirme avec certitude, et cela justement, parce que la raison mathématique est impérissable , infaillible. Mais, dans toutes ses déductions , est le mérite? La science, avec toutes ses démonstrations , prouve seu- lement qu'un homme a un peu plus ou un peu moins de capacité qu'un autre homme : rien de plus. Elle ne donne pas de droit à une récompense, car il n'est pas plus méritoire d'aftîrmer ce qu'on s'est démontré, que d'aftlrmer ce qu'on voit, ce qu'on touche, ce qu'on sent : de part et d'autre il y a évidence , et on est subjugué par elle. Aussi l'Écriture ne vante-t-elle jamais la science. Elle en parle même avec une sorte de dédain. sont les sages parmi nous, s'écrie l'apôtre saint Paul. sont les docteurs ? sont les conquérants de ce siècle ? C'est par la folie de la croix que Dieu a sauvé le monde, afin d'apprendre à tous les savants la vanité de leurs pensées.

« De tous les moyens de connaître, la foi est le seul qui soit méritoire. D'où lui vient ce privilège?

« Serait-ce parce qu'elle nous contraint à croire à des choses déraisonnables ou contraires à la raison? Non, cela ne peut pas être. Rien ne périt, rien ne meurt, rien ne s'anéantit de ce que Dieu a ap- pelé à la vie. Quand il eut créé le monde, jetant un regard d'amour sur l'ensemble de ses œuvres , il vil que tout était très bien. Il respecte donc tout ce qui est sorti de ses mains, et il leconserve. La raison de l'homme est ce qu'il y a de plus noble entre ses œuvres, et o'il ne veut pas anéantir un

SUR LE MÉRITE ET LA NÉCESSITÉ DE LA FOI 131

seul atome de matière, il doit nécessairement être encore plus éloigné d'anéantir ce qui est le prodige, la merveille de toute la création visible. Or ce serait tuer la raison, ce serait l'anéantir que d'exiger d'elle de croire à des choses déraisonnables.

a Serait-ce parce qu'elle nous oblige... à croire à des choses incompréhensibles? c'est l'idée qui m'é- chappait. — Pas davantage. L'incompréhensibilité n'est pas un des caractères distinctifs des vérités qui sont l'objet de la foi. Comprendre, à parler propre- ment, comprendre selon l'étymologie du mot, c'est saisir pleinement une chose, c'est ne plus avoir de questions à faire sur elle. A ce titre, il n'y a rien que nous comprenions totalement dans sa nature, selon le mot énergique de Pascal : « Nous ne savons le « tout de rien. » Un simple grain de poussière est pour le chimiste une chose incompréhensible, il le décomposera, il l'analysera, mais après sa décom- position et son analyse, il se trouvera avec un reste qu'il appelle un résidu , et ce résidu se rira de lui. Par la science il a fait un pas, deux pas; mais au delà, qu'y a-t-il? Demandez-le-lui, il ne pourra pas vous répondre, et cela parce qu'il ne connaît pas entièrement, parce qu'il ne comprend pas. S'il en est ainsi d'un grain de poussière, combien plus des astres, des mondes qui peuplent l'espace? Plus la science s'élève, plus elle embrasse de choses incompréhensibles; plus on devient savant, plus on se reconnaît ignorant. Tel le voyageur qui gravit une montagne : quand il est arrivé au sommet, les lignes qui encadrent sa vue sont plus étendues, mais ce

132 SERMON

qu'il voit est moins distinct; les extrémités des divers horizons se confondent, les perspectives ne se découvrent que vagues et indécises , et le regard se perd dans un immense abîme. L'incompréhen- sible, c'est l'horizon qui limite notre connaissance; c'est a circonférence qui enveloppe notre raison et l'empêche de pénétrer au delà. L'incompréhensible n'existe pas pour Dieu. Seul il comprend tout, parce que sa connaissance est sans limites, parce que seul il est un centre sans circonférence , et qu'il lui suffit de se regarder pour tout voir et tout com- prendre en lui-même.

« Enfin, la foi serait-elle méritoire parce qu'elle nous oblige à croire des choses non démontrées , non prouvées? Mais admettre ce qui n'est pas prouvé est impossible. Ceux qui croient sans preuves, sans motifs, ne croient pas, ils se bercent dans de vagues imaginations, dans des illusions chimériques. Sans doute on ne peut pas démontrer les mystères qui sont l'objet de la foi, mais on peut prouver avec cer- titude qu'ils sont révélés par Dieu. Pour croire fer- mement, il faut qu'on se démontre la vérité de sa croyance, et on peut se la démontrer en constatant le fait de la révélation. Sans cela. Dieu lui-même ne serait pas en droit de nous demander notre assen- timent. C'est ce que Jésus-Christ nous enseigne, quand il dit des Juifs : Si je n'avais pas fait devant eux les œuvres que j'ai faites , ils ne seraient pas cou- pables.

« Ainsi le mérite de la foi ne consiste pas à croire des choses déraisonnables, incompréhensibles, ou

SUR LE MÉRITE ET LA NÉCESSITÉ DE LA FOI 133

non prouvées. Ce mérite consiste dans l'élévation qu'elle donne à l'homme, dans la confiance dont elle l'anime, dans le dévouement qu'elle lui inspire.

« D'abord elle élève l'homme. Pour le comprendre il faut observer qu'il y a en nous une triple vie : la vie des sens, la vie do la pensée ou de l'esprit, la vie de la foi ou de la grâce. Vivre de la vie des sens, c'est voir, toucher, sentir. Le laboureur qui creuse un sillon en se mettant à la suite d'un vil animal, et qui croit qu'au delà des choses qu'il touche et remue , il n'y a que cet autre sillon un peu plus profond et un peu plus large, qu'une main étrangère lui creusera un jour pour qu'il y dorme à jamais, ce- lui-là ne connaît que la vie des sens. Au-dessus de lui se place le savant qui vit de la vie de la pensée. Dans la région supérieure qu'il habite,* il travaille sur des principes abstraits, il combine des idées, il fait des théories et des systèmes. Tout cela est grand et honorable; mais, après tout, c'est le pur travail de l'homme, la simple opération d'une intelligence bornée et finie. La foi, au contraire, nous élève au-dessus denous-même et nous porte jusqu'à Dieu. Elle établit une alliance si intime entre lui et nous qu'elle nous divinise, en nous faisant participera sa nature, si bien que ses pensées sont nos pensées, son esprit notre esprit, sa volonté notre volonté.

«Abrahamn'était qu'un pasteurdela Chaldée. Dieu lui dit un jour de sortir de son pays et de s'en aller au loin pour recevoir un grand héritage. Il crut à la paroled'en haut, et sortit de son Tpay^, ne sachant pas même il dirigeait ses pas. En récompense de sa

134 SERMON

foi , le Seigneur le fît sortir un autre jour de sa tente, le prit par la main, lui montra le ciel, et lui promit de multiplier sa race comme les grains de sable qui sont sur les bords de la mer, et comme les étoiles qui brillent au firmament. Ce pasteur de la Chaldée devint ainsi le père de tous les croyants. Son regard embrassa tous les temps ; il vit sa postérité couvrir la surface de la terre, et son souvenir fut gravé dans la mémoire de toutes les générations. Abraham, Isaac, Jacob! quels noms plus sonores, plus glo- rieux ont jamais retenti aux oreilles des hommes!

« La confiance, deuxième mérite de la foi. Tout repose ici-bas sur la confiance. L'amitié la suppose, et sans elle toutes les relations sociales seraient dé- truites. Avoir confiance en quelqu'un c'est proclamer qu'il y a en lui vérité, bonté, puissance : vérité dans le sens qu'il ne peut être trompé sur ce point; bonté, parce qu'il ne veut pas tromper celui qui se confie en lui; puissance, parce qu'il est capable de réaliser ce qu'il a promis, ou de se sacrifier pour sa parole. Aussi le dernier mot de l'homme probe, c'est celui-ci : Je vous donne ma parole d'honneur. Voilà ce qu'il y a au monde, dans l'ordre humain, de plus saint et de plus sacré. Au contraire , le défaut de confiance est ce qu'il y a de plus dégradant. Déshonorer un homme, ce n'est pas tant l'accuser d'être un vokur, un adultère, un assassin, c'est se défier de sa pa- role. Du jour on a pu lui dire : Tu as menti! cet homme est mort, il est tué moralement.

«Alexandre, frappé d'une grave maladie au milieu de ses conquêtes, avait appris que son médecin vou-

SUR LE MÉRITE ET L\ N'ÉCESSITÉ DE L\ FOI 135

lait l'empoisonner. Quand celui-ci vint lui apporter le remède préparé, il reçut d'une main ce remède pour l'avaler d'un seul trait, et lui remit de l'autre le billet accusateur. Toute l'antiquité a loué ce trait magnanime et l'a exalté plus haut que ses victoires d'Issus et d'ArbuUcs. Pourquoi? Parce que le grand conquérant fit preuve d'une confiance héroïque, parce qu'il crut à la vertu, et qu'il y crut sur sa tête, au péril de sa vie...

« Bonaparte, étant premier consul, avait promis à un polonais le grade de lieutenant. Un mois, deux mois s'écoulèrent, et le brevet n'arrivait pas. Alors l'ofûcier indigné lui écrivit : « Citoyen général, j'ai « vainement attendu pendant deux mois l'exécution (( de la promesse que vous m'aviez faite. Je ne puis « servir plus longtemps un État dont le chef manque « à sa parole. » Et, par un acte effroyable de déses- poir, il se donna la mort. « Ces Polonais, dit le « premier consul un l'apprenant, ces Polonais c'est « tout honneur! »

« Aussi bien la confiance est la marque de tous les grands et nobles cœurs. Plus un homme a l'àme élevée, plus il est disposé à se fier aux autres; il a souvent à gémir sur ses déceptions, mais il ne peut s'empêcher de croire à la bonté de ses semblables. Au contraire, l'àme étroite et rampante ne nourrit que la défiance. Et comment croiraient-ils aux au- tres, ces cœurs vils et soupçonneux qui ne croient pas seulement à eux-mêmes?

« Le Père des croyants, Abraham, crut aux pro- messes de Dieu et il y crut contre toute espérance.

136 SERMON

Quand un ange du ciel lui annonça qu'il aurait un fils, son corps était depuis longtemps cassé par la vieillesse. Il n'y avait nulle apparence qu'une pa- reille promesse pût se réaliser : il crut, malgré tout, et sa foi lui fut imputée à justice.

«Dieu, qui est toute vérité, toute bonté, toute puis- sance, a par même tous les droits possibles à notre confiance absolue. L'Évangile est sa parole d'hon- neur. Il veut que nous acceptions tout ce qu'il nous y enseigne, et nous ne pouvons nous y refuser sans manquer de justice.

« Enfin, le troisième mérite de la foi est un mérite de dévouement. Les saintes Écritures nous disent très peu de chose sur les récompenses futures ré- servées aux croyants. Voir Dieu face à face, le voir toujours, le voir par un seul acte éternellement le même : voilà tout ce que la foi nous fait espérer. Pour parvenir à cette fin, elle nous oblige à nous détacher de la terre, à sacrifier les biens variés qui nous en- tourent, les joies sensibles qu'ils nous procurent. « Le chrétien doit même croire sur sa tête et au péril de sa vie, toujours prêt à immoler à Dieu ce qu'il a de plus cher, comme Abraham. Ce patriar- che, après avoir obtenu un fils pour héritier, reçut du ciel Tordre de l'immoler de sa propre main. Sa grande âme ne s'oMun^ /)as a/ors à la fiance ; mais il obéit aussitôt , sachant que Dieu est assez puissant pour rappeler ceux qu'il veut d'entre les morts. C'est la même foi qui soutient le croyant, qui le for- tifie et l'encourage, parce qu'elle lui apprend que Dieu peut et veut réaliser tout ce qu'il a promis

SUR LE MÉRITE ET LA NÉCESSITÉ DE LA FOI 137

« II. Pourquoi Dieu a-t-il obligé l'homme à croire?

« Le premier motif qui Ta porté à lui imposer cette obligation est un motif d'honneur, tout à l'a- vantage de l'homme même.

«Sans doute Dieu aurait pu le créer parfait; il était libre de lui donner, dès le premier instant, la claire vision de toutes choses, et d'incliner nécessairement son cœur vers le bien. L'homme alors eût été une œuvre admirable, merveilleuse, témoignant de la puissance et de l'habileté de son créateur, mais ne méritant aucun honneur personnel. Car si un édifice magnifique révèle le talent de l'artiste qui l'a élevé, par lui-même il n'est digne d'aucun éloge , n'ayant rien tiré de son propre fonds. Or Dieu avait déjà imprimé le caractère de ses attributs et de ses per- fections d'une manière trop admirable dans ses autres créatures pour ne se proposer rien de mieux ni rien de plus dans la création de l'homme...

« Il pouvait également faire de l'homme un savant, en le rendant capable de se démontrer toutes les vérités qui devaient être l'aliment de son intelli- gence. Mais alors eût été la grandeur de l'homme? Sa science eût-elle été un spectacle digne de la divi- nité? Le suprême ordonnateur de toutes choses eùl-il pu se complaire à le voir établir par a plus b, ou par X multipliant y, toutes les vérités à croire? N'eût-ce pas été une pitié de voir le monde trans- formé en une école de géomètres ou de mathémati- ciens, appuyant tout sur des chifTres,ou démontrant tout par des lignes tracées sur un tableau noir, avec

138 SERMON

un morceau de craie blanche? D'ailleurs, avec toute sa science, l'homme eût-il possédé quelque chose qui ne fût pas en Dieu, Qu'ont fait les Copernic, les Euler, les Newton? Ils ont pris le monde, l'ont amené dans leur cabinet, en ont pesé toutes les parties et reconnu toutes les lois. Mais quand ils firent ces découvertes, il y avait longtemps que Dieu les connaissait, lui qui avait pesé le monde dès le jour il le lança négligemment dans l'espace, en lui assignant du doigt la route qu'il devait par- courir...

« En obligeant l'homme à croire. Dieu l'a élevé in- finiment. Il lui a donné ce. qu'il ne possède pas lui- même, à cause de sa perfection essentielle, absolue. Car il est sage, il est bon, il est puissant, mais il n'est pas vertueux à proprement parler; puisqu'il n'a pas d'effort à faire, d'énergie à déployer, et qu'il ne lui reste plus rien à acquérir. En créant l'homme dans l'ordre de la liberté et surtout de la foi, il a opéré en lui la plus étonnante des mer- veilles : il Ta rendu capable de vertu. Il l'a mis à môme d'acquérir des perfections qui fussent son œuvre, le fruit de ses efforts, de ses mérites per- sonnels, et par il s'est donné à lui-même le plus grand des spectacles, comme l'a dit Scnèque, « celui d'un grand cœur aux prises avec l'adversité. » Car sa gloire, à lui, est de voir sortir de notre néant et de notre misère quelque chose d'éclatant et d'ho- norable... Cette vue le pénètre d'un si profond res- pect pour l'homme, qu'il s'agenouille devant lui, devant sa foi et sa liberté, comme devant le plus

SUR LE MÉRITE ET LA NÉCESSITÉ DE LA FOI 139

étonnant prodige... Quoi de plus beau, en effet, que ce cœur humain toujours attiré en bas par ses inclinations terrestres et montant sans cesse en haut par l'énergie de sa vertu et de sa foi , jusqu'à ce qu'enfin, le trépas venant à couper la corde, cet aérostat sublime s'élève au sein de la Divinité!...

« Un autre motif pour lequel Dieu oblige l'homme à croire, c'est qu'il n'y a pas d'autre moyen de l'ho- norer : nous ne pouvons que croire et aimer. Dieu est amour, et par une loi nécessaire et fatale, l'a- mour exige la réciprocité. Dieu ne peut aimer ses créatures, sans exiger qu'elle l'aiment à leur tour, et celles-ci no peuvent lui témoigner leur amour qu'en croyant en lui. Imaginez, cherchez un autre moyen, et voyez...

«Malheureusement il se trouve des hommes froids et glacés qui ne sont sensibles qu'à leurs intérêts, et ne s'attachent qu'à ceux qui les entourent. Ils sont sans doute capables de grands dévouements et d'actes héroïques. On rencontre encore en eux des vertus, comme en sillonnant une mer orageuse et semée d'écueils, on découvre çà et sur les flancs des rochers quelques-unes de ces plantes parasites que les flots ont épargnées. Mais ce ne sont que des vertus humaines et naturelles. Elles recevront leur récompense, parce que Dieu sait récompenser tout ce qui est louable et vertueux. Seulement cette ré- compense sera vaine, comme l'objet qui la leur a méritée. Vous vous attachez aux hommes, vous leur faites du bien, vous conservez avec soin votre réputation, vous respectez votre honneur, tout cela

140 SERMON

VOUS profite. Vous acquérez de l'eslime et de la con- sidération; votre conscience jouit du bonheur que procure toute bonne action; vous parvenez aux charges et aux dignités, c'est-à-dire : le monde, que vous aimez, vous récompense par des biens qui sont vains et passagers comme lui et comme vous : Vani, vanam.

« Mais, si vous n'avez point pensé à Dieu, si vous ne l'avez point aimé pendant la vie, il vous repous- sera nécessairement de son sein et pour jamais après la mort. Nulle alliance ne pourra plus s'éta- blir entre vous et lui. Tous les crimes sont rémis- sibles, excepté celui de l'ingratitude, et quand on a péché en mourant, contre l'amour, c'en est fini pour toujours... »

L'orateur termine cet admirable discours en exhortant ses auditeurs à seconder le mouvement de régénération qui travaille toute la société. Aux hommes déjà d'un âge mûr, il rappelle qu'arrivés au delà du sommet de la carrière et descendant la pente qui mène vers l'abîme, leur devoir était de considérer leur passé et de réfléchir sur leur avenir. Aux jeunes gens, il montre à grands traits les fron- tières de la vérité dés«lées par l'erreur, et les convie chaleureusement au combat pour arrêter les ravages de l'ennemi. Il leur témoigne ses ardentes sympa- thies , en les assurant que s'il rencontrait un jour la main édificatrice de l'un d'eux travaillant à l'oeuvre de la reconstruction , il la presserait avec bonheur ici- bas, jusqu'à ce qu'il lui fût donné de la serrer à ja- mais dans la Jérusalem du ciel.

SUR LE MÉRITE ET LA NÉCESSITÉ DE LA FOI lAl

M^Parisis, se levant alors, dit qu'il croyait expri- mer les sentiments de toute l'assemblée et ccux de tout le diocèse, en adressant à l'illustre orateur ses remerciements pour la visite qu'il avait bien voulu faire à son église cathédrale, ses félicitations pour le beau talent que Dieu lui avait donné, ses vœux enfin pour que la Providence continuât à bé- nir son admirable ministère, et que sa puissante parole contribuât de plus en plus à faire comprendre à la France que la foi est la lumière, la force et la gloire des nations...

SUR LE MÊME SUJET

Prêché à Orléans, le 15 novembre 1846, en faveur d«s inondés de la Loire.

NOTICE

On sait que les grandes inondations de la Loire (19, 20 et 21 octobre 1846), excitèrent la compassion sur tous les points de la France. Le P. Lacordaire, désirant payer son tribut à la misère, ofTrit à M^ Fayet, évêque d'Or- léans, de prècherdans la cathédrale un sermon de charité. Son offre fut acceptée avec reconnaissance , et le di- manche, lo novembre, un auditoire aussi nombreux que distingué se pressait autour de la chaire de Sainte- Croix.

142 SERMON

ANALYSE 1

Justus meus exfide vivit. a Mon Juste vit de la foi. » (Ép. aux Rom., i, 17.)

« Ces grandes catastrophes, qui viennent de temps à autre interrompre le cours ordinaire des choses, ne sont envoyées par Dieu que pour réveiller dans nos âmes deux sublimes sentiments : la foi et la charité. Elles excitent la charité, en nous obligeant à nous secourir les uns les autres à la vue de ce que la nudité et la misère ont de plus hideux et de plus effrayant. Dans ces moments de détresse publique et de calamité immense, le cœur ne peut qu'obéir à cet instinct secret et naturel, qui le pousse comme mal- gré lui à soulager les malheureux. Inutile de déve- lopper cette pensée devant vous, puisque, dans ces tristes jours, lorsque le fléau de l'inondation pesait sur tant d'infortunés , vous avez su montrer tout ce

* D'après les articles publiés par le journal l'Orléanais (22 novembre 1846. G. Franc) et par la Revue orléanaise (An- née 1847, p. 234-288), dont l'auteur, M. Ém. de Torqual , vicaire de la cathédrale, terminait ainsi : « ... Ce sermon et l'allo- cution faite le soir même aux membres de la conférence de Saint-Vincent-de- Paul , fixèrent à Orléans de la manière la plus heureuse l'opinion sur le talent aussi incontestable qu'inimitable du P. Lacordaire. Tous les auditeurs furent profondément impressionnés, et la modestie, la pit-té qui res- piraient dans ses traits achevèrent l'effet produit par son entraî- nante et magique éloquence. La prévention fil place à l'es- time et à radiniralion dans plus d'un cœur, et les vœux les plus ardents appelèrent la réalisation du désir que lui témoi- gna Mkt Fayet, de lui voir fournir plus tard la station du carême à Sainte-Croix.

SUR LE MÉRITE ET LA NÉCESSITÉ DE LA FOI 143

que peut le dévouement, tout ce que renferme de vraiment généreux la charité chrétienne. Je laisse donc aux victimes soulagées par vos abondantes au- mônes le soin de vous dire ce qu'est la charité, et quel bien elle nu cesse de répandre autour d'elle,

« Ces mêmes catastrophes ravivent noire foi, puis- qu'elles nous montrent combien sont vaines et inu- tiles ces œuvres de la science qui semblaient nous mettre à l'abri d'un pareil fléau. En effet, réduits à nos seules forces, voyant abattre à nos pieds ce qui faisait et notre orgueil et notre sécurité, nous ren- trons en nous-mêmes, et nous pensons à Dieu, en- traînés vers lui par le seul poids de notre propre faiblesse. La foi sera donc l'unique sujet de nos ré- flexions.

« Et qu'est-ce que cette foi qui, dirigeant toutes nos actions, peut nous mériter le ciel, nous faire pardonner toute une vie d'iniquité? La foi, c'est le principe de la justice chrétienne, c'est la sève qui la communique. »

... Ici l'orateur cite les textes sacrés qui démon- trent la puissance de la foi , le prix que Dieu attache à celte vertu , et le malheur de son absence dans les âmes. Puis il s'écrie :

« Qu'y a-t-il donc de si extraordinaire à dire : Je crois, pourquede telles paroles soient descendues du ciel afin de provoquer cet aveu, cette confession? Ne semble-t-il pas que Dieu, s'il existe, devrait se montrer tel qu'il est et dissiper les ombres qui nous le dérobent? Si le soleil, qui n'est qu'un être maté- riel, apparaît chaque jour à l'univers entier, n'ap-

144 SERMON

partenait-il pas au soleil des intelligences de se le- ver, chaque jour aussi , sur l'horizon de notre monde. « J'ai souhaité cent fois, disait Pascal , que « Dieu se fût caché tout à fait ou montré tout à fait? » Mais non'; il y a en même temps obscurité et lumière. Pourquoi cela? Pourquoi celle lumière et cette ob- scurité? C'est co qui va être expliqué dans cet en- tretien.

« Permettez-moi de m'incliner devant votre Pontife qui, pendant un quart de siècle, a porté si haut l'é- loquence de la chaire. J'aurais craint, je n'aurais peut-être pas osé faire entendre ma voix à ses oreilles inquiètes et délicates, si je n'avais pas été certain d'avance qu'un pasteur écouterait avec intérêt et bienveillance un discours sur la foi, en faveur de son troupeau infortuné...

« I. La foi est l'adhésion de l'intelligence et du cœur à ia parole de Dieu, communiquée par l'É- glise.

« Au commencement , Dieu a parlé pour créer le monde; tous les jours il parle à la nature et à l'homme : à la nature , pour faire observer les lois physiques; à l'homme, pour faire observer les lois morales, pour l'éclairer et le diriger, La nature obéit passivement, aveuglément; mais l'homme, doué d'intelligence et de volonté, use de sa raison et de sa liberté pour croire ou ne pas croire. Et tandis qu'il y a unité dans la soumission des êtres irrationnels à la parole divine, il y a schisme parmi les hommes ; une partie l'accepte, une autre la refuse. Dans cette as- semblée même, il y a schisme et division. Les uns

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sont venus m'écouter avec la simplicité de la foi, les autres avec le désir et la curiosité de savoir ce que je pourrais dire de neuf sur une question si souvent traitée et débattue. Chez ceux-là, si ma parole ne porte pas la conviction, elle excitera du moins la réflexion , et peut-être le trouble. Dieu l'affirme , la vérité ne se montre jamais inutilement à l'homme.

« Mais, demande l'incrédulité, est le mérite de votre foi, ô vous qui croyez? Car, ou cette foi est motivée, ou elle ne l'est pas. Si vous avez des rai- sons de croire, votre mérite est nul, comme celui de tout acte rationnel. Si vous n'en avez pas, votre mé- rite est plus nul encore, puisqu'un acte irrationnel ne peut jamais être méritoire.

« donc est le mérite de la foi? Consiste-t-il dans le sacrifice que Dieu nous demande de notre raison ? Mais ce sacrifice n'est rien ou presque rien. Qu'est-ce, en effet, que de renoncer à une raison bornée pour suivre celle de Dieu, qui est infinie, qui est parente, mère de la nôtre? D'autant que ce renoncement n'est pas même nécessaire. La vérité du christianisme est si saisissante, si lumineuse, qu'elle entraîne et subjugue la grande majorité des hommes qui la connaissent, et que partout elle se présente, elle triomphe. Le paganisme et le maho- métisme viennent lui demander la civilisation... Jé- sus-Christ l'a dit: « Je ne suis pas ombre, je suis « lumière. » En nous invitante adhérer à sa parole, il ne nous demande donc pas de sacrifier notre raison. Ainsi n'est pas le mérite de notre foi.

a Ce mérite se trouve-t-il en ce que Dieu veut que 1 10

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nous croyions sans motifs? Pas davantage. Les motifs de la foi sont innombrables et permanents. Si je n'avais pas fait des œuvres que d'autres n'ont pu faire, ils seraient sans péché, disait Jésus-Christ en parlant des Juifs, qui restaient incrédules. Donc encore n'est pas le mérite de la foi.

« Consiste-t-il, enfin, en ce que Dieu nous demande de croire des choses incompréhensibles. Qu'est-ce que l'incompréhensibilité, sinon la circonférence qui enveloppe notre raison, et au delà de laquelle l'homme ne saurait pénétrer? Je me regarde, je m'examine. On me dit que je suis un composé de corps et d'àme, une seule personne en deux natures. Mais comment ces deux natures, l'esprit et la matière, ont-elles été unies ? Comment ont été scellés les deux éléments qui constituent ma personnalité? Je l'ignore. Je ne comprends pas ce mystère de moi-même, de la per- sonnalité humaine. Je le crois cependant, mais si je le crois sans le comprendre, comme tant d'autres mystères, quel mérite ai -je à croire les choses in- compréhensibles que Dieu propose à ma foi ?...

« Ce qui fait le mérite de la foi, c'est la confiance ; c'est que le chrétien croit les vérités révélées sur la parole de Dieu.

a 11 y a en nous quelque chose de caché, de secret, c'est notre pensée interne; nul homme ne peut savoir ce qui se passe dans notre âme. Lors donc que, sans avoir pu lire au fond de notre cœur, quelqu'un nous dit : « Je vous crois, » il nous donne le témoignage de confiance le plus précieux, comme s'il nous disait expressément : « Je me repose en

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« VOUS, je m'abandonne à vous, parce que je vous « crois incapable de me tromper. » Au contraire , dire à un homme : « Je ne vous crois pas; » refuser d'ad- mettre sur sa simple parole ce qu'il nous affirme, c'est lui faire l'offense la plus grave ; lui demander la preuve de ce qu'il avance, c'est mettre en doute sa véracité, c'est l'outrager et l'avilir à ses propres yeux; lui dire: « Vous en avez menti; » c'est lui faire la plus sanglante injure, c'est le déshonorer aux yeux de tous.

« Et la confiance dont je parle ici n'est nullement celle que je donne à un homme qui m'affirme une chose évidente, dont la vérité est saisissable pour ma raison, tel, par exemple, qu'un mathématicien qui me fait reconnaître l'exactitude et la justesse de son calcul; non, c'est la confiance que Jésus- Christ admirait dans le centurion , dans la Chananéenne.

« Dès lors, si dans ce monde nos relations, même celles qui ne constituent pas une véritable et franche amitié, ne peuvent exister agréables pour nous, ho- norables pour les autres, sans confiance réciproque ; si nous ne pouvons , à plus forte raison , avoir de vrais amis qu'autant que notre intelligence et notre cœur adhèrent à leurs paroles, il suit de que nos relations avec Dieu nécessitent de notre part une adhésion formelle à sa parole, une confiance sans bornes dans ce qu'il lui plaît de nous révéler. Comme la confiance d'un homme en un autre homme est un sublime témoignage, de même la confiance de l'homme en Dieu constitue le mérite de la foi. Car, dire à Dieu : « Je vous crois, quoique je ne pénètre

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0 pas les ténèbres qui vous dérobent à moi , quoique « je ne lise pas dans voire pensée intime, » c'est re- connaître sa vérité, c'est rendre hommage à sa bonté.

« 11 y a plus. Cette confiance acquiert un degré de mérite bien plus élevé, si elle va jusqu'au sacrifice. » Trait d'Alexandre, prenant le remède qu'on lui a dit être empoisonné par son médecin. «Qu'y a-t-il donc de si admirable dans celte conduite du vain- queur d'Arbelle? demande un auteur dont le nom est trop profane pour être cité. Alexandre, de la vie duquel dépendait le sort de toute une armée, n'est-il pas plutôt blâmable d'avoir exposé des jours aussi précieux? Ce qu'il y a d'admirable, répond le même auteur, c'est le sublime de la confiance qui pousse le roi de Macédoine jusqu'au sacrifice. Pour être capa- ble d'un tel héroïsme, il fallait bien qu'il se sentît lui-même digne d'une confiance semblable à celle que lui inspirait son ami. Et ce qu'Alexandre faisait pour un médecin qui, après tout, pouvait être coupable, l'homme ne le ferait pas pour Dieu ?

« Eh bien! le chrétien, l'homme de foi le fait chaque jour. Sa confiance en Dieu s'élève jusqu'au sacrifice. Car Dieu lui demande de lui immoler ses goûts, ses plaisirs, ses passions, sa vie elle-même. Pour conserver son âme dans l'élernité, nous a-t-il ditpar les lèvres de Jésus-Christ, il faut laperdre dans le temps , c'est-à-dire qu'il faut conserver sa pureté sous les orages et le feu des passions, que, sous une enveloppe charnelle, il faut vivre comme des anges.

« Cette parole n'a jamais trompé. Si elle avait trompé une seule fois, nous serions autorisés à vivre

SUR LE MÉRITE ET L\ NÉCESSITÉ DE LA FOI 149

tranquilles dans l'incrédulité, mais puisque nous la voyons accomplie, croyons ou tremblons...

« II. Nous avons montré la foi adhérant à Dieu par la confiance comme à la souveraine vérité ; mon- trons-la maintenant adhérant à Dieu par l'amour, comme à la souveraine et infinie bonté.

« La foi est la racine de l'amour, ou , si vous le voulez , l'amour est l'épanouissement de la foi. Et de même que l'homme veut la réciprocité dans l'affec- tion , qu'il se lasse d'attendre et repousse enfin celui qui le dédaigne, de même Dieu, qui est amour, veut être aimé de nous; il nous rejette lorsque nous ne répondons pas à l'affection qu'il éprouve pour nous,

« Ce qui donne du prix à l'amour, c'est qu'il est :

« Un acte libre. Il faut qu'il se donne, et non pas qu'on le ravisse. Or, si Dieu s'était montré à nous tel qu'il est, sans ombre, avec toute sa beauté, il eût en" traîné notre cœur, nous n'eussions plus été maîtres de ne pas l'affectionner; en un mot, notre amour n'eût pas été libre, mais nécessité. La foi était donc néces- saire pour lui laisser sa liberté, c'est-à-dire qu'il fal- lait que Dieu ne se montrât pas pleinement, entière- ment, mais assez pourtant pour ne pas donner pré- texte à notre indifférence. Il fallait qu'il y eût dans cette vision ombre et lumière ; ombre, pour que notre affection demeurât libre et spontanée; lumière, pour qu'elle eût un objet perçu.

« Un acte de préférence. Ce qui flatte surtout l'objet aimé, c'est qu'il a été préféré à tout autre, c est qu'on l'a choisi entre mille. Dieu aussi a voulu

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être choisi, il a voulu avoir notre préférence. Et pour l'obtenir il devait être en même temps visible et ca- ché, vu et non vu, afm qu'il y eût hésitation de notre part, que nous pussions nous déterminer pour lui ou pour d'autres, l'accepter ou ne pas l'accepter, et qu'ainsi notre amour, étant un amour de choix, fût plus méritant et plus parfait.

« 3" Un acte de dévouement. Le bonheur de celui qui aime vient moins des délices qui accompagnent l'affection que des sacrifices qu'elle exige. Quelle joie de se dévouer, de s'immoler pour un ami ! L'affection est plus suave à proportion qu'elle coûte davantage: voilà pourquoi nul amour n'égale celui d'une mère pour ses enfants. Qui pourrait dire son bonheur lorsqu'après vingt ans de veilles , de peines , de dou- leurs et de privations de tout genre, elle voit son fils venir respectueusement s'incliner devant elle ! Comme elle est heureuse et fière de pouvoir dire alors: «Voilà « ce que j'ai obtenu et mérité par des millions de « sacrifices. » Le dévouement qu'exige notre amour pour Dieu ajoute donc au prix de cet amour, qui eût été bien moindre s'il nous eût moins coûté. Et qu'aurait-il pu nous coûter, si Dieu se fût montré à nous sans voiles et sans nuages ?

a 4" Un acte d'union. » Ici l'orateur, comprenant la difficulté de parler de l'amour divin sans éveiller des idées trop profanes, a employé une heureuse pré- caution oratoire qui lui a permis une comparaison aussi juste que saisissante. Il a développé ensuite cette partie de son discours avec une rare délicatesse de pensée et d'expression. Après chaque tableau, on

Sl'R LE MÉIIITE ET LA NÉCESSITÉ DE LA FOI loi

se disait : « C'est vrai, » sans s'arrêter à ce qu'il dé- crivait : la beauté en faisait tout le voile. Comme la peinture de la première amitié, obtenue au collège, a été exquise et louchante !...

« Ainsi , entre Dieu et nous , s'établit une union qui tend à se resserrer chaque jour, que la mort ne sau- rait briser. Ici-bas, la mort a stérilisé plus d'une affection, éteint et anéanti plus d'un amour qui sem- blait devoir se prolonger par delà le terme de cette vie. Par rapport à Dieu, l'amour ne cesse jamais avec la vie. La mort, loin de l'éteindre, le dégage des entraves qui le séparaient de son objet : elle ne fait que la compléter et la perfectionner, en la rendant infiniment plus douce et plus durable.

« L'union de l'âme avec son créateur et père aurait pu se réaliser dès cette vie ; mais cette union aurait ôté à notre amour les trois caractères essentiels que nous avons développés. Elle commence simplement ici -bas pour se consommer dans la vie future. La charité ne meurt jamais: l'affection ne change point de nature, et l'âme du chrétien, passant de la terre au ciel, peut dire à Dieu : Je vous ai aimé invi- sible, ô maître, ô père, ô ami ! Aujourd'hui je vous aime visible. Je vous ai aimé parmi les épreuves, au sein des orages soulevés par les passions, malgré tous les obstacles qui s'opposaient à la perfection de cet amour; aujourd'hui je vous aime sans effort, au sein du calme le plus profond, de la paix la plus inaltérable. Prenez ce cœur qui a battu si généreu- sement pour vous; acceptez ce corps que j'ai marty- risé par quarante ans de chasteté. Cueillez cet amour.

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qui a grandi à travers mille obstacles, et par des sa- crifices sans nombre.

« Chrétiens qui croyez, pour vous ma parole est in- telligible, je dirai presque que tout voile a disparu. Mais vous, Messieurs, qui ne croyez pas, vous ne la comprenez pas, cette parole. Vous avez, je le sais , une autre manière de croire que par la foi, vous croyez par la raison, par la philosophie, par la sa- gesse humaine, car je ne suppose pas qu'il y ait des athées parmi vous; s'il en est, laissons-les triste- ment relégués aux dernières extrémités de la vérité et de la civilisation. Mais, sachez-le bien, celui qui ne croit que par la raison n'aime pas Dieu , il ne pense pas à lui, il ne le prie pas; s'il l'aimait, il le prierait, son esprit et son cœur seraient sans cesse occupés de lui. Ne pas aimer Dieu, c'est lui déchirer le cœur, c'est être parricide. Donc pour éviter ce crime , et puisqu'il est impossible de l'aimer en croyant par la raison , croyez désormais par la foi... »

L'orateur adresse à Dieu une prière émue en fa- veur de tous ceux qui refusent de croire, et termine par le langage de la charité la plus ardente son dis- cours inspiré par la foi la plus vive.

SUR LA RICHESSE ET LA PAUVRETÉ lo3

SlIR LA RICHESSE ET LA PAITFJ:TÉ SELON LE RATIONALISME ET SELON LE CHRISTIANISME

Prêché à la cathédrale de Nancy, le 1«'" août 1844, pour la fét» patronale de la société de Saint-Vincent - de - Paul.

NOTICE

De retour à Nancy, il écrivait le 16 juin 1844, à Mme Swetchine : « .... J'ai prêché à Bligny, à Beaune , à Dijon, à Langres; les députalions me prenaient à la gorge et ne me laissaient pas la possibilité de résister. C'est la première fois que je montais en chaire à Dijon , ville de ma jeunesse et presque de ma naissance; Dieu m'y a inspiré au delà de ce que j'attendais; c'est une gracieu- seté qu'il me réservait, et je confesse que pendant toute cette campagne il a été d'une recherche exquise à me faire plaisir...

« J'ai reçu à Dijon une lettre de l'évèque de Langres, l'un de mes plus chauds adversaires; il m'y priait instam- ment de descendre chez lui et de prêcher dans sa cathé- drale. Il m'a reçu en effet à bras ouverts, et à la fin de mon discours m'a adressé un compliment parfait. Jamais réconciliation ne s'est faite plus complètement et de meil- leure grâce ^ Nous sommes, du reste, en veine d'union et

» Chargé de l'inviter à prêcher de nouveau pour les fêtes de l'Assomption et de saint Mammès, M. Donadei, vicaire gé- néral, lui écrivit le 7 juillet suivant : « ... Inutile de dire que je suis l'interprète de tous les Langrois, surtout du clergé et très particulièrement de Mer l'Évêque; car il est, lui aussi, un nouveau converti, et un converti sans arrière-pensée; ce sont les propres expressions dont il s'est servi en me parlant de vous dans le dernier entretien quej'ai eu l'honneur d'avoir avec lui, et vous demeurerez convaincu de la sincérité de ses paroles lors- que vous saurez que, dans ce même entretien, le Prélat m'a dit :

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d'unité générales. Avez-vous remarqué que c'est la pre- mière fois depuis la Ligue que l'Église de France n'est pas divisée par des querelles et par des schismes?... »

Il reprit bientôt le cours de ses prédications. Le di- manche, 30 juin, il prêcha dans l'église de Saint-Vin- cent et de Saint-Fiacre Sur la constitution de l'Église catholique cl les devoirs des fidèles à son égard; le 2 juillet, il adressa dans l'église paroissiale de Faulxune touchante allocution aux habitants de la commune qui avaient quitté leurs travaux dans l'espoir de l'entendre; le 21 du même mois, il prêcha à Lunéville pour l'oeuvre des Dames de charité.

Nous reproduisons l'analyse du sermon prêché le 1" août, telle qu'elle fut publiée le lendemain par l'Es- pérance de Nancy.

ANALYSE

Adoptant pour thème un de ces sujets hauts et vastes, comme il sait en choisir, l'orateur a traité, sous une forme tout à fait neuve, la grande question sociale de la richesse et de la pauvreté, redoutable problème dont la solution complète était providen- tiellement réservée à la seule religion du Christ.

Au système rationaliste ou païen, qui asservis- sait l'âme au corps et matérialisait l'individu en l'en- fermant dans le cercle étroit des idées purement hu- maines, l'illustre prédicateur a opposé, avec autant de force que de logique et d'éclat, la théorie ou plutôt la

« Il est en France quatre hommes suscités de Dieu pour les « jours mauvais nous vivons, quatre hommes providen- « tiels. Ces hommes sont, en première ligne, le P. Lacordaire, « ensuite le P. de Ravignan, Dom Guéranger et M. le comte « de Montalembert... »

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réalité chrétienne, fondée sur la grâce. Cette féconde émanation de Dieu vint, par le sang du Rédempteur, réhabiliter la société, en révélant tout à coup au pa- ganisme stupéfait la richesse du pauvre et la pau- vreté du riche, réduit désormais à envier, dans la stérilité de son opulence, l'invisible trésor de celui qu'il avait jusque-là superbement foulé du pied, le regardant comme une chose et non comme un homme, une personne. Au lieu donc de se voir écraser sans pitié par le petit nombre ou les puissants, le grand nombre ou les faibles , enlevés par la main de Dieu , ont pu respirer libres, et bénir le jour de leur récon- ciliation avec leurs oppresseurs d'autrefois. De celte mystérieuse et sublime transformation du vieux monde, si manifeste encore aujourd'hui; de le rap- prochement, la fusion, la fraternité des idées et des âmes; de l'intime union de tous les membres de la famille chrétienne dans le saint niveau de l'Évan- gile; de là, enfin, le généreux empressement de ceux qui regorgent des biens de la terre, à donner de leur superflu à ceux qui en sont déshérités. Merveilleuse puissance d'une religion seule capable d'opérer ce miracle, perce une des plus éclatantes preuves de sa divinité 1

Voilà, en quelques mots, la pâle esquisse du ma- gnifique discours qui élcctrisa , jeudi, le plus impo- sant auditoire qu'ait jamais contenu l'enceinte de notre cathédrale.

D'une voix aussi affectueuse et douce qu'elle s'é- tait montrée ardente et sublime, le P. Lacordaire, en finissant, s'est applaudi d'avoir exposé les droits du

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pauvre et les devoirs du riche devant l'élite de cette excellente cité de Nancy, qui comprend si bien les uns et pratique si dignement les autres; et où, grâce à une sainte intelligence de la liberté, la divergence des opinions semble plutôt seconder l'essor des bonnes œuvres que l'entraver...

SUR LE MÊME SUJET

Prêché, le 21 novembre 1844, à l'église Saint -Jacques -du -Haut - Pas, sous la présidence de Ms'" Berteaud, évéque de Tulle, pour les pauvres de la paroisse, visités par la conférence de Saint- Vincent-de-Paul.

NOTICE

L'éloge funèbre de Ms^ Forbin-Janson fut lu dans la cathédrale de Nancy, le 28 juillet, et obtint un « succès complet au delà de toutes les espérances dans toutes les opinions. » «... Ne tardez pas un instant à me l'en- voyer, mandait à l'orateur M""= Swelchine. M. de Lambel, qui a eu l'amabilité d'entrer sur vous dans beaucoup de détails , n'omettant ni votre visage, ni votre voix dont il a été fort content, m'a beaucoup parlé de votre discours pour la conférence de Saint-Vincent-de-Paul, de ses beau- tés, et des heureux fruits qu'il a portés.. le suis convaincue que les hauteurs sublimes auxquelles vous vous élevez ne sont pas encore le dernier mot de votre génie; vous ne compterez pas plus de rayons, mais ils se concentreront encore davantage, ils n'auront pas plus d'éclat, mais plus d'intensité. 11 me semble sentir en vous cette force encore destinée à croître, et qui croîtra toujours parce que vous

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ne vous reposerez jamais; intrépide, vous ne lui ferez pas défaut, vous travaillerez toujours comme ces voya- geurs du Mont-Blanc, qui croient n'avoir rien fait s'ils n'ont atteint sa cime... Quelle profonde et vivante grati- tude vit en moi, pour tous les dons, pour toutes les grâces dont Dieu vous a comblé , pour tous les périls auxquels il vous a arraché!... »

Le 21 novembre, le P. Lacordaire prêcha à Paris, à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, sur le même sujet et pour la même œuvre qu'à la cathédrale de Nancy (1" août), un discours de charité dont la Chaire catholique (tome II, page 666) a publié l'analyse suivante.

ANA.LTSE

« Cherchez d'abord le royaume de Dieu et ea justice, et tout le reste V0U3 sera donné par surcroît. »

L'orateur, prenant pour texte ces paroles de l'É- vangile, se propose d'exposer la doctrine de l'Évan- gile et celle du siècle, qu'il appelle rationaliste, pour se servir d'une expression moderne, sur la richesse et la pauvreté.

I. Il définit la richesse, une surabondance des choses de la vie, ou, plus brièvement, une surabon- dance de la vie , car les choses de la vie ne servent qu'à faire vivre.

« Dieu seul est riche , puisque seul il a la vie , la plénitude, la surabondance, l'infinité de la vie. Non seulement il est riche, mais il est la richesse, et la richesse absolue. A l'autre extrémité de lui, pour ainsi dire, quelque part, qui n'est pas un lieu, parce que ce n'est rien, il y a gisant, inanimé, source im-

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pitoyable de misère absolue, le néant, qui n'a ni mouvement, ni palpitation, ni vie. Et si jamais il ne s'était trouvé en Dieu quelque chose qui le portât à répandre sa richesse en dehors de lui , ces deux extrêmes, l'être et le néant, la richesse absolue et la misère absolue, se seraient tenues comme deux co- lonnes pendant toute l'éternité, se regardant face à face et ne se disant rien. Mais Dieu étant riche, étant la richesse et la richesse absolue , est naturel- lement bon, la bonté même. De là, en se contem- plant et en voyant la pauvreté de tout le reste, il a voulu appeler à l'être ce qui n'existait point, à la vie, ce qui n'était pas vivant.

« Il a établi trois foyers de vie et de richesse, im- parfaites, relatives, car lui seul peut posséder la vie et la richesse parfaites , absolues.

« Ces trois foyers sont les corps, les idées et la grâce. Chacun d'eux renferme un certain degré d'être et de non-être , de vie et de mort , de richesse et de misère, selon qu'il participe plus ou moins de Dieu qui est l'être, la vie, la richesse, ou du néant qui est le non-être, la mort, la misère. Eh bien! est la richesse véritable ? Dans quel foyer se trouve la vie prépondérante?

« Les corps participent de Dieu , d'abord en tant qu'ils sont des substances, c'est-à-dire des êtres réels, subsistant en eux-mêmes, quoique non indé- pendamment de la force divine qui les soutient, en un mot, des êtres qui ne sont pas des fantômes, mais de puissantes réalités.

« En second lieu, ils participent par leur beauté

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de Dieu, qui est la beauté même, la beauté éternelle, selon le mot de saint Augustin, toujours nouvelle et toujours antique. Les corps sont beaux. Dans les plus chétiis d'entre eux, le Créateur a répandu un charme qui nous attire et nous attache, et sur le visage de l'homme il a mis une expression, une flamme, une vie, une sérénité, une douceur, une majesté qui , après la face de Dieu , ou du moins après celle des anges, en font ce qu'il y a de plus parfait, de plus ravissant, de plus admirable, tant qu'on ne l'a pas souillé par le péché, car le péché déshonore en nous toute expression, tout reflet de la divinité. »

Après avoir signalé les autres privilèges des corps, l'orateur indique en quoi ils participent du néant.

« Ils sont mortels. Ils ne s'anéantissent jamais, mais ils changent sans cesse de lieu. Après avoir été humains, ils passent par des transformations suc- cessives dans une foule d'autres êtres, mais en con- servant toutefois une empreinte incommunicable de notre personnalité, que nous retrouverons dans notre résurrection finale.

« Ils sont changeants. Ils passent du printemps à l'automne, puis à l'hiver, c'est-à-dire de la jeunesse à la maturité et à la vieillesse. Quel est celui d'entre nous qui , jetant ses yeux en arrière sur le temps passé, ne se rappelle pas que sa vie était florissante autrefois, qu'elle palpitait et se répandait en dehors de lui et presque malgré lui ? Elle a coulé comme un fleuve; le flot des ans nous a emportés vers la

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décadence, et notre front a été sillonné peu à peu par des imperfections croissantes.

« Ils sont limités, étroits. A part ce qu'on appelait les quatre éléments dans l'ancienne philosophie , nous possédons à peine le monde nous vivons , tant nous remplissons peu d'espace du pôle de la création à notre pôle, tant nous avons sous la main peu de choses qui puissent suffire à nos besoins in- cessants et presque infinis.

« Les sens qui nous mettent en rapport avec ce foyer de vie sont pareillement mortels, mobiles et limités. Et ainsi, la conclusion finale de nos rapports avec ce foyer et toutes ses infirmités, cet amour que nous pouvons appeler naturel^ amour plein d'exalta- tion, parce que l'objet aimé est substantiel et sen- sible, est fatalement peu durable. Il manque de per- pétuité à cause de celte mortalité qui nous ravit son objet, et de cette mutabilité qui le fait se trans- former sans cesse sous nos mains, sous nos yeux. Qui de nous, arrivé à un certam âge, se rappelant la vivacité des affections de sa jeunesse, et regardant autour de lui d'un œil grave et sérieux tout ce qui s'est passé depuis, ne sent avec tristesse que cet amour naturel a souffert bien des atteintes ?

« Encore si les organes et les sens s'afl'aiblissaient seuls ! Mais non ! Quelque chose de plus sûr, de plus intime s'affaiblit en nous. C'est nous-mêmes qui perdons lentement l'affection; c'est nous-mêmes qui avançons dans l'égoïsme en cherchant à retenir cette vie si large, si abondante autrefois en nous; si bien que l'objet s'éteint, que l'organe s'affaiblit, et

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et que le cœur par lequel nous puisions à ce foyer de vie s'alanguil lui-même, que tout meurt en nous, avant même que l'objet de notre amour naturel ne soit mort...

« Les idées sont un foyer de vie plus large et plus digne de nous. A l'opposite des corps, elles restent immortelles; elles ne sont pas nées d'hier, et ne mourront pas demain malin; les générations aper- çoivent tour à tour ces idées. Elles courent dans l'es- prit humain comme le sang coule dans nos veines ; affranchies de l'infirmité et de la mort, ce sont ces îles fortunées sur lesquelles règne un même climat , passe et repasse sans cesse un même soleil, en res- pectant leur fraîche verdure et leur éternelle jeu- nesse.

« C'est en vain que vous attaqueriez les idées. Vous avez reçu un esprit ingénieux; vous avez une bouche qui verse l'or par torrents; vous avez écrit des livres que tout le monde connaît, et la célé- brité dont ils ont environné votre front vous survi- vra; c'est une grande faveur du ciel. Mais si vous avez attaqué les idées vraies, si vous avez conspiré contre elles, si vous avez cru que votre jeunesse, votre force, votre renommée amoindriraient leur règne, vous vous êtes trompé. Vous pourrez rester écrivain immortel, car on peut écrire l'erreur avec un style de diamant, dont l'éclat brillera devant la postérité; mais, sachez-le bien, c'est une petite chose que de mourir en n'enfermant dans son tombeau qu'un peu d'esprit, sans y emporter quelques-unes de ces vérités immuables qui font la gloire de ceux I II

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qui meurent après les avoir défendues pendant la vie.

« Les idées sont illimitées, universelles; elles ne ressemblent pas à ce monde, à cette terre qu'on prend par un bout, et puis par un autre bout, et dont on mesure aisément, avec un compas, l'éten- due. Tout le monde peut y puiser; leur orbite est sans limites, et leur règne sans fin , comme celui de Dieu.

« La faculté , l'instrument par lequel on commu- nique avec le royaume et le foyer des idJes, c'est l'esprit. Immobile, immuable dans son essence comme l'âme, il n'en est pas moins limité, et il s'af- faiblit lui aussi, quoique à un moindre degré que les sens et les organes.

« Mais à la différence des corps qui sont subsistants en eux-mêmes, les idées ne sont pas des substances, des êtres vivants: voilà leur véritable et grande in- firmité. En effet. Dieu ayant voulu nous donner plus que les corps, quelque chose d'éternel et d'im- muable qui ne fût pas lui, s'il avait fait de cette chose une substance, cette substance immuable et éternelle aurait été lui-même. Il a donc fallu qu'à l'inverse des corps et de la matière, les idées qui sont immuables et éternelles ne fussent point en elles-mêmes des substances. C'est ce qui donnera toujours au matérialisme quelque avantage sur le spiritualisme, car il y a une sorte de contradiction dans les termes dont se sert le philosophe spiritua- lisle pour démontrer la réalité, l'objectivité des idées, base et fondement de son système.

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« Enfin, l'esprit a une autre faiblesse, une autre in- firmité. L'amour idéal, qui en est la conclusion, a plus de durée que l'amour naturel, conclusion du corps, parce que son objet est fixe, immuable. Mais il manque d'exaltation, parce que cet objet, n'étant pas une substance, est incapable de faire éprouver le même sentiment, ou du moins la même sensation du réel, du présent, et qu'on ne peut pas s'attacher à lui comme on s'attache à un corps.

« Aussi Dieu a-t-il voulu nous ouvrir une vie plus haute, plus large encore que celle de l'esprit; c'est la vie que nous, chrétiens, nous appelons la vie de la grâce. Nous vivons de la grâce, comme on vit de la vie du corps et des sensations, de l'esprit et des idées : vie véritable, vie réelle qui a ses mouve- ments, ses phénomènes, ses résultats particuliers. L'incrédulité peut bien en rire tant qu'il lui plaira, mais nous, qui vivons de cette vie, qui en sentons la douce et puissante réalité, il nous est bien permis d'en parler avec assurance, et nous pouvons dédai- gner pour un moment ceux qui traitent de chimé- rique celte vie, que nous regardons comme la vie principale et prépondérante...

« Donc la grâce nous met en rapport non plus avec les corps et la matière, non plus avec les idées, mais avec Dieu lui-même, et cela directement, intime- ment, substantiellement. Cette vie renferme tout ce que renferme ou celle des corps ou celle des idées, et nous met en possession de biens infiniment supé- rieurs. Par elle, nous avons un objet immuable, éternel, substantiel, qui ne parle pas seulement à

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nos sens et à notre esprit, mais qui parle à notre àme tout entière, qui lui dit ce que Dieu seul sait de lui-même, qui survit aux sens et même à l'esprit. De vient la supériorité incontestable et incomparable de l'amour, de la charité, conclusion de cette com- munication avec le foyer de la grâce.

« Un certain nombre d'hommes, rassasiés de l'a- mour naturel, se rejettent sur l'amour idéal. Ils cherchent dans les rapports des idées entre elles, dans les grandes lois de la nature, un dédommage- ment et une consolation , en présence du monde ex- térieur qui s'en va et leur échappe. Mais il vient un moment l'on sent la vanité de ces idées qui, quoique réelles, ne nous mettent en rapport qu'avec des abstractions. Et quand enfin, éclairés par l'ina- nité de ces deux genres de richesse ou de vie, on se donne à l'amour divin, on dépouille l'enfant, comme dit saint Paul, pour revêtir l'homme et le chrétien, alors l'amour divin, la charité prédomine sur tout. Il s'empare de nous plus que le corps et les sens, plus que les idées et l'esprit ne s'en sont emparés; il nous entraîne, il nous subjugue; son exaltation est renouvelée et soutenue sans cesse par une communi- cation directe avec un être substantiel, qui est Dieu, et fait couler en nous la vie interne, immuable, éter- nelle, infinie, qui est en lui. C'est ce que Notre-Sei- gneur nous a si bien enseigné par les premières pa- roles de mon texte : Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice. »

II. Ladoctrine du siècle, au contraire, se réduit à ceci : « Point de richesse de l'âme; » le rationalisme

SUR L\ RICHESSE ET LA PAUVRETÉ 165

ne considère l'esprit que comme un capital indus- triel...

Ici l'orateur met en présence les deux doctrines sur la pauvreté et la richesse, et compare ensuite leurs résultats sur le bonheur de l'homme et de la société.

« Quand il eut été posé dans le monde qu'il n'y avait qu'une richesse, celle des corps, dont on se met en possession par les sens ; quand cette doctrine eut prévalu dans le monde qui précéda la venue de Jésus-Christ dans le monde païen, monde des sens, monde de l'extérieur, monde misérable, monde qui a été maudit et qui l'est encore aujourd'hui par Dieu , qu'arriva-t-il ? Ce qu'on n'aurait jamais cru. C'est que tout à coup l'humanité avide, regardant cette proie du monde visible qu'on venait de lui livrer, et étendant son bras pour la saisir, il se trouva que ses mains débordaient, et que l'univers était trop étroit. Il se trouva que ce foyer de vie ne pouvait suffire qu'à un très petit nombre d'hommes; que, par la fata- lité des choses, la masse presque entière de l'huma- nité était condamnée à vivre dans la misère, en face de l'opulence de quelques-uns. Il fallut que la grande majorité des humains travaillât et suât pour nourrir et engraisser cette petite minorité se reposant dans la tranquillité, la mollesse et le luxe de ses palais. On conçoit bien que ce grand nombre n'accepta pas le travail et la misère, et il eut raison, car en les ac- ceptant il eût fait preuve de bassesse et d'abjection. Il se leva et il combattit. Il fut vaincu, parce que le petit nombre avait , outre la richesse , l'esprit et les

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idées, la puissance et l'empire. Seulement, comme on ne peut pas toujours combattre, on transigea et on convint, par la force des choses, qu'on retiendrait dans l'esclavage les deux tiers du genre humain , condamné fatalement à ne pas jouir. On chargea de liens et de fers cette bête de somme, qu'on appela l'humanité, et les princes du monde dormirent tran- quilles , en voyant de leurs chaises curules presque tous leurs semblables mourir dans de misérables chaumières, après leur avoir apporté le fruit de leurs sueurs et de leur sang. Voilà ce qu'était le monde avant l'Incarnation du Fils de Dieu.

« Jésus-Christ apporta aux hommes la vraie théorie de la richesse, leur prêchant «le royaume de Dieu et « sa justice, parce que tout le reste leur serait donne « par surcroît.» Alors il s'opéra une révolution; non pas une révolution politique dans un empire, qui ne vaut pas la peine de tourner la tête pour la voir, il n'y a que des hommes mis à la place d'autres hommes, que quelques monceaux de papier griffonné à l'envers au lieu de l'être à l'endroit; il s'opéra une vraie révolution, une révolution dans les âmes.

« Chose inouïe! les Césars, et toute la partie de l'humanité qui jouissait, virent tout à coup les es- claves contents, ne demandant plus rien, leur disant même : « Vous avez peur de nous! N'ayez plus peur. « Nous connaissons la vraie richesse, et nous la pos- « sédons. Nous aimons le Dieu véritable. Cela nous « suffît. » Eh bien ! comment répondirent les Césars à ce langage des premiers fidèles? En les persécutant. Pendant trois siècles, ils ouvrirent les entrailles des

SUR LA PUISSANCE EXPIATRICE DE l'aUMOXE 167

chrétiens pour en arracher ce trésor du Christ, ce trésor de l'àme. Pourquoi cela ? C'est parce que, par la doctrine de l'Évangile, les Césars étaient devenus pauvres, et que les pauvres et les esclaves étaient devenus riches et libres.»

L'orateur expose les progrès acconaplis dans !e monde par la vie de la grâce. Il prouve ensuite qu'elle est la véritable richesse des peuples moder- nes : « La civilisation chrétienne a surpassé toutes les autres dans l'industrie, dans le négoce, dans tous les arts, parce qu'elle représente le grand capital de la vraie richesse, c'est-à-dire Dieu vivant et mourant en Jésus-Christ pour les hommes. »

11 termine par un touchant appel à la générosilé de son nombreux auditoire en faveur des pauvres de la paroisse.

SUR LA PUISSANCE EXPIATRICE DE L'AUMONE

Prêché à Saint-Roch, le jeudi 30 janvier 1845, en faveur de la colonie agricole et industrielle établie au Petit -Bourg, près Corbeil.

NOTICE

M. Portails, premier président de la cour de cassation, avait fondé à Petit-Bourg, près Corbeil, sous le patro- nage de l'archevêque de Paris, une colonie agricole et industrielle, pour ouvrir un asile aux enfants pauvres ou orphelins. Le 4 octobre 181'i, il écrivit une longue lettre au R. P. Lacordaire, lui demandant un sermon de charité au profit de sa colonie, qui témoignerait sa reconnais- sance par la fondation du lit Lacordaire. Celui-ci accepta pour le 30 janvier suivant. (Lettre à M""" Swelchine, Nancy, 24 octobre 1844.)

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On lit dans V Univers du 31 janvier 184o: « L'assemblée était nombreuse, brillante, probablement riche des biens de la fortune, probablement moins riche des biens des saines doctrines. L'orateur s'adressait à un grand nombre d'esprits versés dans !es sciences politiques et économiques, mais dont beaucoup peut-être ignoraient la loi stricte de la charité chrétienne; bienfaisants d'habitude etd'inclination, attendant peut-être la parole apostolique pour le devenir par conviction et par résolution. Quoi qu'il en soit de l'au- ditoire, l'éloquent prédicateur a choisi un texte fort bien adapté à la circonstance : il a donné la théorie de l'aumône. »

Le même journal ajoute, après avoir analysé ce discours : « ... S'il nous est permis de juger un discours par nos propres émotions, le R. P. Lacordaire aura trouvé rare- ment des inspirations plus opportunes, plus pathétiques et plus efficaces. Un mérite que nous devons signaler particulièrement, c'est la fermeté avec laquelle l'ensei- gnement doctrinal a été développé par l'orateur à travers les pièges charmants de l'imagination. Maître de son fécond esprit, possesseur d'un trésor de vérité, le prédi- cateur a donné un exemple remarquable de force et de sainte hardiesse mêlées au discernement et à la mesure. »

texte'

Eleemosyiia a morte Uherat et ipsa est qn<B purgat peccata et facit iiive- nire misericordiam et vitam eeternam.

« L'aumône d<51ivre de la mort; c'est elle qui expie les péchés et qui fait trouver la miséricorde et la vie éter- nelle. »

(ToB.,xn,9.)

Monseigneur, mes Frères,

Voilà sans doute une parole de l'Ecriture capable de nous jeter dans le plus profond étonnement. Car

1 D'après la sténographie, communiquée par M. E. Cartier

SUn LA PUISSANCE EXPIATRICE DE l'aUMOXE 169

je conçois bien que Dieu pardonne à qui se repent; je conçois bien que l'amour de Dieu et des hommes expie lus fautes de notre vie; mais que l'aumône, cette vertu matérielle, mais qu'un peu de pain jeté à ceux qui souffrent puissent avoir une aussi grande vertu que celle de l'expiation : voilà ce qui passe ma pensée! Et cependant, mes Frères, nous ne pouvons en douter. Partout l'Écriture tient le même langage; soit que Daniel, appelé devant la majesté du roi de Babylone et lui présageant la perle prochaine de sa raison, veuille lui donner des conseils et lui dise : Néanmoins , rachetez vos péchés par l' aumône et vos iniquités par des miséricordes envers le pauvre; soit que Notre-Seigneur, après avoir stigmatisé les pharisiens, veuille leur ouvrir une porte du salut et lenr dise : Verum.tamen quod svperest date elee- mosynam , et ecce omnia munda sunt vobis. Au surplus, faites l'aumône, et tout est pur en vous. Ainsi , nous ne pouvons douter de cette vérité. Elle renferme pourtant un profond mystère. D'où vient cette puissance expiatrice de l'aumône? Comment peut-elle, dans les desseins de Dieu sur les hommes, jouer un si grand rôle? Ce sera, mes Frères , le sujet de cet entretien; je ne vous en indique pas la divi- sion, parce qu'au fond, vous verrez peu à peu les pensées se classer dans un ordre qui satisfera votre esprit. Invoquons seulement la bienveillante protec- tion du Très-Haut par l'intercession de Marie, afin que vos cœurs, comme le mien, s'ouvrent à Dieu.

au P. Lacordaire, qui ne voulut ni en prendre lecture ni en permettre la publication.

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Puisque nous recherchons quelles sont les puis- sances cxpiatrices de l'aumône, il est nécessaire avant tout que nous sachions ce que c'est que l'expia- tion; car si nous ne le savons pas, il nous sera impossible de définir et de trouver d'où vient cette force d'expiation qui est dans l'aumône. Or, mes Frères, quand l'homme a longtemps méconnu sa nature; quand il a outragé au dedans de lui le ta- bernacle dont Dieu a fait l'asile, le siège delà beauté morale, si semblable à la beauté divine; quand il n'a pas outragé seulement cette physionomie exté- rieure qui est cependant si grande en lui et si digne de respect, mais quand il a violé la majesté inté- rieure de son être; quand il a dépassé les bornes que Dieu a posées pour qu'il ne s'éloigne pas de lui, alors de temps à autre il est saisi d'un retour vers ce charme qu'il a perdu. Gomme un homme, par- venu à un âge avancé, et déjà flétri, ruiné par le temps , regarde quelquefois ce visage naguère si flo- rissant et si jeune, et se prend à regretter cette dé- cadence qui l'a jeté loin des années brillantes de la vie, ainsi le coupable se regarde parfois dans cette vieillesse prématurée de l'àme que le vice y a faite; il est saisi d'un remords. Et si ce remords s'enracine fortement dans son cœur, si ce gémissement inté- rieur porte son fruit, il sent en lui le désir d'expier ses fautes et de mieux vivre à l'avenir... Il ne veut pas laisser dans l'abîme du passé ce qu'il trouve exécrable, il veut y descendre parce qu'il a besoin de la totalité de son être, de la totalité de ses années; il n'en veut rien sacrifier au vice et à l'erreur; il

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veut faire, par un effort surhumain, ce qui n'est plus au pouvoir des hommes; il veut prendre le passé souillé, le laver, le purifier et arriver devant Dieu saint et sacré des pieds jusqu'à la tête. Cet effort, ces désirs si légitimes, eh bien! Dieu les permet, les approuve, les seconde; il fournit un instrument qui peut opérer de si prodigieux effets, et cet instru- ment, c'est l'expiation, qui est, par conséquent, une concession de sa miséricorde.

Non seulement l'expiation est une concession de sa miséricorde, elle est encore une exigence de sa justice. Dieu , non plus , ne veut pas qu'on ait désho- noré impunément sa propre image, il ne veut pas qu'un seul mal arrive dans le monde qu'il ne soit réparé, expié. Ainsi, l'homme et Dieu se rencontrent dans la même idée : l'un par un sentiment de justice, l'autre par un sentiment de gloire pour lui-môme. Si Dieu crie vengeance, l'homme demande à Dieu la même chose.

Qu'est-ce qu'un crime? Tout crime a été une jouis- sance injuste, et comme on ne saurait détruire une chose que par son contraire, l'expiation sera néces- sairement une souffrance injuste , c'est-à-dire une souffrance outre mesure, une souffrance exception- nelle, une souffrance que Dieu n'avait pas préparée à l'homme, que l'homme s'est faite de ses propres mains, et qui est en dehors du plan de la Provi- dence.

C'est pourquoi, mes Frères, lorsque le philosophe, considérant ce misérable monde, se plaint du dé- sordre, il a raison; le désordre ne devait pas y

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régner, la peine ne devait pas s'y trouver; seule- ment son erreur est d'accuser Dieu d'une œuvre qui n'est pas la sienne. Le philosophe, en ce cas, est semblable à un homme qui a incendié sa maison et qui se plaint de ce que le feu en a commis la dévas- tation. Le bon sens répond à cet homme : le feu n'a pas été fait pour brûler la maison, c'est toi qui l'y as mis; elle a péri par loi et non par le feu.

Donc l'expiation est une souffrance injuste et anormale pour l'homme; et parce que l'homme est dans trois états, l'état individuel, l'état national, l'état humanitaire , il y a dans le monde l'expiation individuelle, l'expiation nationale, l'expiation hu- manitaire.

La première est une souffrance que Dieu envoie à chacun selon la mesure de ses fautes ; et si elle ne peut s'achever ici , elle s'achèvera ailleurs. Elle est très variée; elle se compose des pertes de fortune, d'amis, de parents, des affections malheureuses, des injures qui viennent nous assaillir de tous les côtés, des chagrins et des douleurs qui nous prennent à l'improviste.

Quant à l'expiation nationale , elle se trouve dans ces grands coups qui frappent les peuples, qui de l'indépendance les précipitent dans la servitude, et après en avoir fait les délices de la prospérité, en font l'opprobre et le jouet. Toutes les fois que les ca- tastrophes nous apparaissent dans l'histoire, nous disons qu'elles ont été méritées; mais si l'entende- ment de ce peuple s'est abaissé; mais si ses lumières se sont obscurcies, si son orgueil s'est accru et avec

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lui sa domination , alors l'expiation devient terrible , effroyable; il pleut du sang afin qu'il sente son excellence jusque dans les étreintes de la mort.

Il y a une troisième expiation, l'expiation huma- nitaire. Comme l'humanité, dans son ensemble , est pécheresse, comme le règne du vice, depuis Satan, n'a jamais été étouffé, il ne le sera jamais, il s'ensuit que l'humanité en tout temps, en tous lieux, doit subir une expiation stable, continue, permanente. Lorsqu'elle n'est pas spontanée, Dieu la fait d'au- torité; lorsqu'elle n'est pas volontaire, il l'impose. Or le grand moyen, l'instrument général de cette expiation, c'est la pauvreté.

La pauvreté renferme toute humiliation, toute douleur, tout dénuement, et par conséquent elle at- taque la triple jouissance de l'homme, qui est une jouissance de l'orgueil, du plaisir et de l'avarice; je me sers du nwt plaisir pour ne pas en employer un autre dont le sens est trop restreint. Le monde n'est qu'orgueil, plaisir et avarice. En compensation de toutes ses joies, de toutes ses vanités, de tout son bien-être, voilà la pauvreté qui réduit l'homme à tendre la main , à se lever sans avoir sa subsistance assurée, à dépendre, pour un peu de pain, de la cha- rité d'autrui! La voilà qui blesse non seulement son orgueil , mais encore toute sa personne par le froid , parla faim, par la nudité, en un mot, par tous les pores la pauvreté peut entrer. L'impuissance d'avoir un trésor, même une simple réserve, l'im- possibilité d'ouvrir un tiroir et de dire : « J'ai de quoi vivre pendant trois jours! » telle est, mes

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Frères, l'expiation de l'humanité. Et quand l'écono- mie politique, épouvantée de ce malheur perpétuel, fait des prophéties, annonce et prépare des révolu- tions pour détacher d'elle ou du monde le fléau de la pauvreté ou du paupérisme, elle est semblable à un enfant qui , voyant la mousse s'attacher aux ar- bres, percevant les signes des maladies produites par l'intempérie des saisons, voudrait dépeupler la nature de tous ses inconvénients, et se prendrait du désir de parcourir le monde entier pour enlever des arbres cette mousse, pour extirper les excroissances et les déshonneurs de la végétation. Eh bien! mes Frères, l'économie politique est puérile, l'expérience le prouve déjà trop...

A côté du monde de la jouissance et de la ri- chesse, se développe nécessairement le monde de l'ex- piation, qui est celui de la pauvreté et de la misère. Jamais les richesses de la civilisation ne produiront qu'un immense développement de la pauvreté. La civilisation, en développant le rire, doit développer les larmes; en donnant satisfaction à l'orgueil, elle doit développer l'humiliation; en développant l'ava- rice, elle doit développer le dénuement, et si le monde pouvait s'enrichir, sans que la pauvreté s'augmen- tât, vous pourriez prendre votre montre, arrêter l'aiguille à ce quart d'heure, à cette minute-là, et dire que tout ordre a cessé, que toutes les lois di- vines et humaines sont bouleversées.

Nous, chrétiens, nous approuvons d'une part ceux qui rêvent ce bien-être de l'humanité, mais, de l'autre, nous leur déclarons que leurs tentatives

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sont chimériques. Notre-Seigneur Jésus-Christ l'a dit : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous,» parce que vous aurez toujours des vices; le vice né- cessite, engendre la pauvreté. Oui, nous, chrétiens, placés en dehors de tous ces rêves, ne les stigmati- sons pas trop violemment, respectons ces bons désirs dans le cœur de l'homme, fussent-ils chimériques, et servons -nous des remèdes que nous avons pour sauver le monde, autant qu'il peut être sauvé.

Ces remèdes, quels sont- ils par rapport à la ques- tion que nous traitons? Qu'y a-t-il entre le monde de la jouissance et le monde de l'expiation?

Le monde de la jouissance est atroce, le monde de l'expiation est affreux. Le monde de la jouissance est atroce; car enfin, la mam sur la conscience, com- ment peut-on jouir à côté d'êtres qui souffrent? Comment!, si Dieu n'a pas fait quelque chose pour mêler ces deux mondes, comment supporter la vie? Nous avons des biens, et à cùté de nous , des mil- lions de créatures sont dans la pauvreté par expia- lion; et pourquoi? Est-ce qu'elles ont commis la faute? Sont- elles les seules coupables? On ne peut se le dissimuler, l'humanité est partagée en deux classes : il y a une classe qui est dans la richesse et la jouissance, et une autre dans la pauvreté et l'expia- tion. Comment accepter cette expiation? Comment souffrir qu'un autre expie nos fautes?

Il faut, mes Frères, il faut absolument qu'il y ail un point de contact entre le monde de la jouissance et le monde de l'expiation. Un monde ainsi partagé serait un édifice d'iniquité si ces deux moitiés n'a-

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valent pas un moyen de se mettre en rapport afm de se compenser, de se corriger. Il y en a deux, on peut passer directement ou indirectement du monde de la jouissance dans le monde de l'expiation.

On y passe directement par la pauvreté volontaire, par le sacrifice volontaire de la richesse à la pau- vreté, qui constitue les ordres religieux. Les ordres religieux sont le passage direct par lequel on aban- donne le monde de la jouissance, pour entrer dans le monde de l'expiation, et quand on entend des chrétiens demander à quoi servent les Chartreux, les Trappistes, ne doit- on pas s'en étonner, en être épouvanté ? Pour moi , c'est une ingratitude si grande que je ne puis la comprendre. Quoi ! un homme qui s'approche de la sainte table, qui invoque la puissance dfe la Croix et la cherche jusque dans ses angoisses, cet homme insulte à ces malheureux et nobles volontaires et les appelle de pieux fainéants! Ah! mes Frères, de pieux fainéants!... Mais nous qui sommes du monde, vous qui jouissez, vous qui n'avez que la peine de ramasser chaque matin votre vie, mais nous tous, si ce sont des fainéants, qui sommes -nous donc? Eh bien! oui, mes Frères, ils ne font que d'être pauvres, que de. manger un pain rare; ils ne font rien en définitive, que d'être comme tant d'hommes qui sont dans la pauvreté; mais puisque la pauvreté expie pour nous, puisque les ordres religieux sont un passage direct du monde de la jouissance au monde de l'expiation, quoi de plus utile que les ordres religieux? Malheur à toute so- ciété qui les bannit de son sein, qui repousse loin

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d'elle le don complet de soi-même à celui qui est pauvre. En effet, une société qui en vient détruit l'enseignement fondamental par lequel s'opère l'a- miableaccord entre la richesseet la pauvreté. Lorsque vous chassez le religieux, le volontaire de l'expia- tion, c'est que vous voulez un accroissement sans limites du monde de la jouissance. Mais, je vous l'ai dit, la jouissance ne peut se développer qu'en éten- dant le cancer de la pauvreté. De vient la stérilité des systèmes de l'économie politique qui, en visant à multiplier la richesse, ne savent pas, ne peuvent pas empêcher que les besoins se multiplient en pro- portion; ce qui laisse dans le même rapport les deux termes du problème: d'un côté la jouissance grandis- sant, de l'autre la misère faisant des progrès égaux et élevant chaque jour la voix avec une plus impérieuse énergie.

Il y a plus, celui qui rejette les religieux attire sur lui la malédiction de Dieu; quiconque chasse ces pénitents se prive du monde de l'expiation; il reste dans ses palais, dans le gouffre de ses plaisirs , et ne veut pas même tolérer que d'autres expient pour lui la masse de ses iniquités. 11 y a dans cette ingra- titude quelque chose de si effroyablement injuste que Dieu, toujours sévère pour les peuples qui ne veu- lent point accepter l'expiation qu'on s'impose en leur faveur, exercera tôt ou tard des vengeances terribles, fera pleuvoir du sang, infligera des tor- tures imprévues, des châtiments inouïs qui jet- teront les âmes dans la consternation.

Mais, mes Frères, tout le monde n'est pas appelé I 12

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à quitter ainsi le monde de la jouissance. Dieu n'a imposé ce sacrifice qu'à des hommes rares et privi- légiés ; je ne suis pas venu vous dire d'entrer chez les Trappistes ou les Chartreux. Bienheureux ceux qui abandonnent le monde afin de ne plus vivre que de la vie des saints! mais, encore un coup, je ne suis point ambassadeur de cette vérité, je ne vous prêche point un tel héroïsme. Je dis simplement qu'il y a un moyen indirect de sortir du monde de la jouissance, pour entrer dans le monde de l'expiation; et ce moyen, c'est l'aumône.

Maintenant que j'ai établi ces préliminaires, pre- nant une pièce d'or, je vais la considérer dans le monde de la jouissance, puis dans le monde de l'expiation , et vous comprendrez mieux cette parole de mon texte : L'aumône délivre de la mort; c'est elle qui expie les péchés et qui fait trouver la miséri- corde et la vie éternelle. Voilà donc , mes Frères , une pièce d'or dans le monde de la jouissance; voyons son histoire et ce qu'elle y fait. Peut-être n'y avez- vous jamais réfléchi. Je n'envisage pas cet or par rapport à la condition de chacun d'entre vous ; je le pourrais cependant, car, remarquez-le bien, lorsque l'or sert même au nécessaire, il ne quite pas pour cela le monde de la jouissance. Seulement il y est à l'état normal, à l'état approuvé de Dieu. Ainsi, qu'une mère emploie cet or au besoin légitime de sa famille, elle en a le droit; et si peu riche que soit cette mère, toujours est- il vrai que cette pièce d'or sert à vous couvrir, à vous nourrir, à vous chauffer, à aller en voiture quand cela vous convient, c'est-

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à-dire qu'elle vous sert à une jouissance première, permise. L'or, dans celle condilion, n'a aucun mé- rite, mais on ne peut lui rien reprocher; il est inno- cent, mais il ne commencée être méritant que lorsque la mère est tellement à l'étroit que cet or est un sujet d'inquiétude, un objet qui lui fait demander comment elle habillera ses enfants, comment elle les nourrira, les élèvera. Alors surgit la nécessité d'une maison bien administrée, et nous savons combien cela est beau, honorable, combien, en définitive, il sort de de vertus secrètes qui n'ont point de par- fum ici-bas, mais qui en auront dans l'éternité. Et moi, dans cette région, pourrais -je ignorer ces vertus et ne pas reconnaître qu'il y a dans cet or un grand mérite? Hors de , mes Frères , hors de la fa- mille, de la condition sociale, de l'aisance permise, c'est-à-dire pour le très grand nombre de ceux qui possèdent, qu'est-ce que Tor? Un moyen, un ins- trument d'orgueil, de plaisir, d'avarice. On en fait un de ces trois usages : on achète quelque chose qui brille, qui ne nourrit personne; on doit aller quelque part, on veut paraître dans le monde, on emprunte souvent des parures qui sont à d'autres, afln d'afficher un luxe, même supérieur à sa propre fortune : l'emploi de l'or est un acte d'orgueil en ce cas; ou bien on achète sans avoir besoin d'acheter, on le consacre à la jouissance : c'est un acte de plai- sir ; ou bien enfin on le garde , on l'entasse : c'est un acte d'avarice. Il est impossible que l'on produise autre chose, hors du nécessaire, qui ne soit de l'orgueil, ou de l'avarice, ou de la volupté.

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Eh bien! prenez cet or. Il est là, sur un sommet, entre deux penchants; il peut verser à droite ou à gauche. Je viens de vous le montrer versant à gauche; maintenant voyons-le verser à droite. ira-t-il en vous quittant? Mes Frères, s'il tombe dans le domaine de la pauvreté, il devient d'abord révélateur, apostolique. Il va trouver les hommes du monde de l'expiation; il leur apprend qu'il y a un Dieu , une Providence qui travaille à tout instant et veille sur eux, que l'opulence n'est pas entièrement égoïste, qu'elle est aussi généreuse , et que tout ce mouvement de plaisir est entremêlé d'un tissu de bonnes pensées et de bonnes œuvres, dont l'effet total arrive aux pauvres pour leur manifester la bonté divine. Or, mes Frères , il n'y a rien de beau , de grand, comme cette révélation apostolique. Re- gardez en haut ces étoiles qui brillent et projettent leur lumière sur le monde. De même, quand l'or tombe dans le sein du pauvre , il devient une étoile qui brille au firmament de l'éternité, une étoile qui illumine les yeux et le front du pauvre. Quand les bergers étaient autour de la crèche du Sauveur, quand les rois mages se dirigeaient de l'Orient vers Bethléhem, ils virent une étoile au ciel; c'était celle qui apparaît avec la charité à tous les hommes qui souffrent.

L'or, qui était orgueil, avarice et volupté dans le monde de la jouissance, devient ensuite le remède de l'humiliation, lesoulagement de la pauvreté. Il revêt ce qui est nu , il réchauffe ce qui est froid, il nourrit ce qui a faim, il désaltère ce qui a soif, il joue le rôle

SUR LA PUISSANCE EXPIATRICE DE L'aUMONE 181

de tous les éléments. L'or, en tombant dans les mains du pauvre , s'y métamorphose en tous les biens que Dieu a créés; il devient le pain, la consolation, la lumière; il est la joie de la mère, le sourire de l'enfant; il est le soleil , la pluie , la chaleur, la rosée ; il est le parfum des fleurs : c'est le printemps, c'est la vie de la famille.

Enfin, mes Frères , l'or qui tombe dans le sein du pauvre est fondateur. Tout le monde aujourd'hui veut être fondateur; c'est une des grandes préten- tions de notre époque. L'or joue ce rôle quand il passe du monde de la jouissance au monde de l'expia- tion. Si Vincent de Paul revenait au milieu de vous, que ferait-il sans vous? Rien! Sans votre or, il ne pourrait rien faire. S'il a couvert notre sol de monu- ments pieux, c'est grâce à l'or des dames et des princesses , en sorte que l'or est nécessaire à la cha- rité. Dieu créerait des milliers de saints Vincent de Paul, qu'ils seraient aussi impuissants les uns que les autres sans votre or. Toutes ces fondations qui subsistent au milieu des villes , ce n'est pas seule- ment saint Vincent de Paul qui les a élevées, c'est l'or qui roulait dans le monde. Seulement, au lieu d'aller y rouler dans un cercle à peu près invariable, il fui saisi par le rouage puissant de la charité, qui le façonna, le travailla pour les siècles, que dis- je! pour l'éternité.

Gomment donc s'expliquer, mes Frères, qu'une chrétienne, lorsqu'elle va faire une dépense, ne réfléchisse pas à ce que deviendrait son or si, au lieu de le verser pour une chose vaine et inutile, elle

182 SERMON

l'employait à l'aumône? Voilà ce qui nous explique les deux textes de l'Écriture. L'un dit : divili- bus; malédiction contre l'or, malheur à l'or, quand il est dans le monde des jouissances! L'autre n'a pas assez de louanges pour l'aumône, pour l'or quand il va dans le monde de l'expiation. A l'homme qui donne au pauvre , il sera dit : « Soyez béni , parce que vous avez donné, etc. » Tout homme suivra son or; il ira vers la récompense s'il l'a versé dans le monde de l'expiation , mais il tombera du côté de la condamnation s'il a laissé cet or stérile , et même plus que stérile, en le prodiguant honteusement dans le monde des jouissances.

Et maintenant, mes Frères, sans entrer dans de longs détails, voyez la justice divine. Vous êtes soli- daires des pauvres , dans les bénédictions qu'ils font monter vers Dieu. Cette larme, c'est vous qui l'avez formée; cette allégresse d'une famille qui renaît à l'es- pérance, qui revient à Dieu, c'est vous qui l'avez cau- sée par votre or. Ainsi toutes les joies, toutes les béné- dictions qui sortent du cœur du pauvre, au lieu des tristesses et des malédictions, tout cela est à vous, et voilà pourquoi vous expiez vos fautes en même temps que vous produisez ces heureux résultats. Voyez donc, mes Frères, ce que vous avez à faire pour entrer dans le courant de la bénédiction, au lieu de suivre celui de la malédiction; c'est de faire le budget du pauvre, le budget de l'humiliation, du dénuement , à côte du budget de la jouissance , de ce- lui de l'orgueil et de l'avarice. Si les chrétiens fai- saient ce double budget-là, si, chaque fois que vous

SUR L\ PUISSANCE EXPIATRICE DE l'aUMONE 183

lirez quelques pièces de votre bourse et les inscri- vez sur vos tablettes , vous aviez soin d'inscrire en face ce que vous avez donné au pauvre , vorfs verriez l'épouvantable différence qui existe entre le budget de la jouissance et celui de l'expiation , entre le bud- get de l'égoïsme et celui de la charité. Et pourquoi cela? C'est qu'il n'y a rien de fixe chez vous; c'est que vous regardez la jouissance comme étant le droit commun; c'est que pour tout ce qu'on vous demande en faveur du pauvre, vous croyez avoir fait un grand effort quand vous avez tiré de votre bourse une obole rare et parcimonieuse. Que de personnes parmi vous dont les cheveux se dresse- raient sur la tôte, si elles pouvaient voir le double budget de leurs achats et de leurs aumônes 1 Ne se- rait-ce point pour elles qu'il a été dit : « Malheur à l'or! Vse divitihus! »

Mes Frères, voici cent quinze orphelins qui vien- nent solliciter votre charité. Je n'ai pas besoin de louer et d'expliquer cette œuvre, vous la connaissez mieux que moi... En travaillant pour ces jeunes enfants, vous travaillerez pour des hommes qui n'au- ront plus besoin de cette charité et qui rendront à l'œuvre ce que vous aurez fait pour eux. Je vous engage donc à verser votre or du côté de l'expiation.

Nous devons tous nous entr'aider les uns les autres; il ne doit y avoir exclusion pour personne: religieux, prêtres, laïques, nous devons tous con- courir au bien, nous devons tous donner. Ce royaume produit des guerriers, des apôtres; il produit de grands écrivains, des trappistes, des chartreux; il

184 SERMON

produit des religieux de tout genre : il a besion de tous, de même que la nature a besoin de toutes ses productions pour son développement, et jamais un royaume n'est assez riche pour exclure un seul dé- vouement, une seule vertu, une seule idéel Voilà, Messieurs et mes Frères, pourquoi j'apporte ma coopération à une œuvre laïque ; et moi , religieux , je compte sur la réciprocité dans une autre occa- sion...

SUR LE MEME SUJET

Prêché à Strasbourg, le 5 mai 1846, pour l'inauguration de l'œuvre de la Providence, destinée à venir en aide à la maison du Bon- Pasteur et à patronner les orphelins que leur âge ne permettait pas de recueillir dans les hospices.

ANALYSE 1

... Fidèle au caractère de son génie, le prédica- teur a commencé par poser la grande théorie de la charité, résumée dans la loi générale de l'expiation qui est imposée à tout le genre humain. S'appuyant sur le texte sacré, il a développé la nécessité de l'au- mône pour racheter l'homme du péché et de la mort, et présenté le tableau le plus saisissant de la moitié de l'humanité vouée continuellement à l'expiation dans la pauvreté, les souffrances et la mortification. En présence de tant de misères et de dures priva-

1 Publiée par V Impartial du Rhin, 6 mai 1846.

SUR LA PUISSANCE EXPIATRICE DE l'aUMONE 185

lions, dont le riche voit si rarement l'étendue et la profondeur, le R. P. a indiqué aux heureux du siècle leur part obligée dans le grand mystère de l'expia- tion, qui pour eux se résout dans l'aumùne.

Dans la première partie, il précisa, avec toute l'énergie de sa parole, le caractère individuel, natio- nal et humanitaire de la loi de l'expiation et se ré- serva de faire ressortir dans la deuxième tous les avantages des richesses, suivant qu'elles sont em- ployées dans la sphère des jouissances ou dans la sphère de l'expiation.

Ici le prédicateur, montrant les richesses sous la forme d'une pièce d'or, dépeignit avec les couleurs les plus naturelles et les plus vraies , en premier lieu ce que la monnaie produit dans le monde des jouissances : toutes les satisfactions de l'orgueil , tous les plaisirs des sens, toutes les convoitises de l'avarice ; et en deuxième lieu ce qu'elle réalise dans le monde de l'expiation : l'illumination par la trans- mission de la foi au pauvre , la vivificalion par l'ef- fusion de la charité, la création, la fondation par les œuvres chrétiennes.

Après avoir mis en relief, avec tout le brillant de son éloquence et de la puissance si entraînante de la vérité, les deux côtés de la médaille: le passage si rapide des jouissances, d'une part, le mérite éter- nel des œuvres, de l'autre, le R. P. a payé un tribut d'admiration à l'apôtre de la charité par excellence, à saint Vincent de Paul, dont les fondations survi- vent à toutes les vicissitudes temporelles.

Arrivant à l'objet plus spécial de son discours ,

186 SERMON

VG'Mvre de la Providence el du Patronage du Bon- Pasteur, il a exposé en traits magnifiques toute l'importance de cette association, dans le succès de laquelle il serait heureux de laisser un souvenir vivant de son passage. « Autrefois, a-t-il dit, c'é- taient des ducs, des princes, des barons qui fai- saient les fondations ; aujourd'hui les œuvres s'ac- complissent d'une manière plus agréable encore à Dieu , par le concours de tous , par l'union des âmes... »

Le prédicateur a terminé son discours par quel- ques paroles sur la puissance et les merveilles de l'association, à qui rien n'est impossible si l'esprit de Dieu y préside.

SUR LA PERTE PROGRESSIVE DE LA VERITE

Prêché à Notre-Dame de Paris, le jeudi 12 fémer 1846, pour le Patronage et Asile des aliénées convalescentes, sorties de la Salpétrière, fondés, en 1841 , par les docteurs Palret et Voisine.

NOTICE

Le P. Lacordaire prêcha le 27 avril 1845 à Grenoble et le 11 mai à Saint-Etienne. On lit dans le Courrier de l'Isère (29 avril 1845) : « Le R. P. Lacordaire a donné une conférence dimanche dernier à Grenoble, à la cathé- drale. La foule accourue pour l'entendre était, comme toujours , compacte et empressée. Avec une délicatesse et un tact parfaits, le célèbre orateur a fait allusion aux

SUR LA PERTE PROGRESSIVE DE LA VÉRITÉ 187

souvenirs de Tannée dernière , à la sympathie qu'il a ren- contrée parmi nous et que nous avons eu le bonheur de lui faire partager. Il a ensuite commencé son discours, dont le texte était celui-ci: Quœrite ergo primiim regnum Dei et justitiam ejus, etc. Quoique sa santé nous ait paru un peu altérée à la suite de ses immenses Ira- vaux, sa parole et son accent n'ont rien perdu de leur charme et de leur éclat. Il a eu des mouvements d'élo- quence pleins de cette énergie, de cette ardeur commu- nicative qui font la puissance de Tapôtre et qui pénètrent ses auditeurs de conviction et d'enthousiasme.

« Le jour de la Pentecôte, il ira prêcher à Saint- Étienne, dans l'église Saint -Ennemond, en faveur de la Providence des jeunes garçons, établissement de création récente, mais qui porte déjà les plus heureux fruits. »

A Saint-Élienne, l'orateur choisit pour thème l'Or et Dieu, et le développa avec une merveilleuse éloquence. Dans sa péroraison, il exhorta ses nombreux auditeurs, surtout les dames, à verser une aumône abondante en faveur de l'œuvre de la Providence, « Donnez, Mesdames, s'écria-t-il , donnez beaucoup, car l'aumône a la merveil- leuse puissance d'effacer les péchés et d'affranchir de la mort éternelle. Donnez, car en donnant aux pauvres vous prêterez à Dieu , qui d'ordinaire se plaît à faire prospérer les familles charitables. Donnez beaucoup, car vos largesses soulageront la misère de tant d'enfants infortunés... » Et faisant allusion aux accidents si multiples qui, dans les villes manufacturières, peuvent amener tout à coup la ruine des familles opulentes, il ajouta : « Oui, donnez, donnez beaucoup; la richesse est mobile et changeante, la fortune capricieuse et routière, aujourd'hui plus que jamais; peut-être vous préparerez ainsi un asile à vos enfants ou à vos petits-enfants... » Quelques dames murmurèrent contre ces dernières paroles, mais Tune d'entre elles ne tarda pas à justifier leur vérité et leur opportunité, en venant de- mander peu après une place à la Providence pour un

188 SERMON

membre de sa famille dont la fortune avait fait naufrage *.

« ... J'ai recommencé mes conférences de Notre-Dame, écrivait-il le 8 décembre suivant '.Je donnerai ensuite quelques sermons de charité, et j'irai passer le carême à Strasbourg... «

Le premier sermon fut donné à la Madeleine, le 29 jan- vier 1846, en faveur de Téglisede Bellevue, près Meudon, bénite le 23 octobre 184o par Tévêque de Versailles. Les catholiques du hameau, qui, depuis vingt ans, n'avaient qu'une chaumière pour chapelle, l'avaient édifléepar leurs aumônes en concurrence du temple protestant, construit l'année précédente, la foule s'était bientôt portée pour entendre un orateur célèbre ^. Le P. Lacordaire traita de l'agrément et des inconvénients d'être protestant *. Ce discours n'a pas été recueilli.

Nous reproduisons, d'après \e Journal des Prédicateurs (année 1846), le discours prononcé pour la société du Patronage des aliénées convalescentes , formée sous la présidence de l'archevêque de Paris.

TEXTE

Mes Frères,

Il y a trois hérauts qui sont chargés de nous annoncer d'heure en heure la réalité de notre néant. Le premier, c'est la maladie; le second, c'est la mort; le troisième, c'est la folie. Je mets la folie après Iss deux autres, car ils n'attaquent que notre nature inférieure, tandis que la folie s'en prend à notre nature supérieure, à ce qui fait réellement de nous des êtres dignes d'envie et de gloire.

1 Témoignage de M. A. Gcrin, fondateur de l'œuvre.

* A M. Brac de la Perrière.

' Voir VL'nivers du 27 janvier 1846.

'' Témoignage de M. E. Cartier.

SUR LA PERTE PROfiRESSIVE DE L.V VÉRITÉ 189

L'homme jeté au milieu de cet immense univers, assujetti à une loi fatale de son propre esprit, sait le lire et le comprendre. 11 a vu dans le ciel des orbes se mouvoir et accomplir certains mouvements; alors, bien qu'ils fussent placés à des profondeurs incalculables , il leur a fait signe de la main et ils se sont abaissés pour être calculés et pesés dans les balances de ses académies. 11 a vu l'Océan ouvrir devant lui son immensité, et il a su , par la force de son génie, traverser ces mers si profondes sur un bois fragile, et nouer ainsi aux extrémités de la terre, avec des peuples qui lui étaient inconnus, des rela- tions de commerce et de fraternité. La foudre, sil- lonnant de temps à autre le firmament, l'inquiétait. 11 l'a étudiée, et enfin, à la suite des siècles, au moyen d'un léger fil suspendu aux faîtes de ses pa- lais, il a su commander à cette force à la fois si ca- pricieuse et si terrible : aujourd'hui il la voit tomber devant lui comme un enfant verrait crouler un monde sans en être étonné.

Eh bien! mes Frères, toutes ces forces de l'esprit, du génie humain, tout cela périt, tout cela s'évanouit par l'eflct d'une simple catastrophe dont nous ne pouvons connaître ni prévoir l'échéance.

Qu'est-ce donc que notre corps? qu'est-ce donc que notre esprit? qu'est-ce donc que nos organes? qu'est-ce donc que l'homme tout entier? Dieu touche de son doigt cet être d'une si grande puissance in- tellectuelle, et il le fait aussitôt descendre au-dessous d'un animal doué d'instinct! Dieu le touche de son doigt, et sa force d'intelligence lui est retirée, et il

190 SERMON

passe sur la terre comme un être condamné et flétri ! Voilà pourquoi, do toutes les révélations de notre misère et de la colère de Dieu contre notre orgueil, la folie est certainement la plus étonnante de toutes.

Et qu'est-ce que la folie, mes Frères? Puisque cette réunion a lieu pour la soulager, il est bien na- turel de s'entretenir de la chose à laquelle on veut porter secours. Qu'est-ce que la folie? La folie est une altération de la raison arrivée à un tel degré qu'elle n'est plus passagère ni locale, mais qu'on peut l'appeler une taie de la raison. Et la raison , qu'est-elle? Pas autre chose qu'un certain nombre de vérités premières avec leurs conséquences qui étendent la vue de notre intelligence. La perte de la raison n'est donc pas autre chose que la perte de la vérité à son plus haut degré. Dans cette perte de la vérité, notre esprit, substantiellement, n'est pas touché, car on ne comprend pas l'altération d'une substance intellectuelle, du moins dans l'état nous sommes; notre intelligence, qui est pour nous la faculté de connaître, n'est pas non plus atteinte; mais ce qui est atteint bien certainement, c'est l'ac- tion de notre esprit sur certaines vérités primor- diales qui constituent comme le fond de notre intel- ligence.

Or la perte de la vérité qui se résume en la folie n'est pas immédiate. Avant d'arriver à cette cala- strophe totale, il est bien des folies préalables; il est, dans l'échelle de la vérité , bien des échelons à des- cendre pour arriver là. Eh bien! donc, mes Frères, c'est cette perte successive de la vérité , à partir du

SUR LA PERTE PROGRESSIVE DE LA VÉRITÉ 191

catholicisme, qui est la plus haute possession du vrai, jusqu'à la folie qui en est la plus haute perle, c'est celte échelle décroissante de la vérité que je veux traiter devant vous, parce que j'espère que nous y trouverons quelques enseignements pour la direction de notre vie, soit pour nous, soit pour les autres.

Au lieu de vous exposer l'objet de votre assemblée, que vous connaissez déjà, et d'exciter une compas- sion toute formée dans votre cœur, n'cst-il pas na- turel, alors que vous venez apporter ici votre charité, de vous donner en retour quelques vérités utiles , afin qu'il y ait entre l'ordre spirituel et l'ordre tem- porel un échange qui les consacre tous deux, et qui fasse que le bien de l'âme résulte de la même opéra- tion que le bien du corps?

Je me propose donc, mes Frères, d'examiner la perte successive de la vérité entre le catholicisme et la folie , qui en sont les deux pôles : l'un le pôle af- firmatif , l'autre le pôle négatif. Ave, Maria.

Mes Frères,

Notre esprit n'est pas la vérité; il possède la vérité à quelque degré , mais il n'est pas la vérité. Nous naissons intelligents, c'est-à-dire capables de con- naître; mais nous ne naissons pas raisonnables, c'est-à-dire en possession de la vérité. Ce n'est qu'à un certain âge que la raison commence à poindre, cet âge, nous l'appelons vulgairement l'âge de rai- son. Dès lors, à mesure que l'homme grandit, en

192 SERMON

marchant vers la maturité, il possède un plus grand nombre d'idées vraies : à ce degré, sa raison se forme et se complète.

L'esprit de l'homme n'est donc pas la vérité. La vérité et lui, ce sont deux choses. Il y a, entre lui et la vérité, disproportion. La vérité, c'est ce qui est: la vérité, ce sont toutes les substances, tous les phé- nomènes, toutes les relations des phénomènes entre eux et des phénomènes avec les substances. Or il est évident que l'homme le plus doué sous le rapport de l'esprit et du génie, après bien des années consa- crées à l'étude des substances, des phénomènes et de leurs relations entre eux, n'en connaît qu'une infiniment petite portion. La science universelle n'a jamais existé. L'homme a bien pu connaître à peu près tout ce que l'esprit humain connaissait de son temps; mais qu'était-ce que l'esprit humain connais- sait? Quelle Babel de questions les savants ne se sont-ils pas toujeurs posée comme le terme des ef- forts futurs de la science, qui n'ait été bientôt at- teinte et dépassée?

Ainsi, mes Frères, sans entrer dans une plus grande démonstration , le fait le plus simple, le plus vulgaire nous prouve qu'entre nous et la vérité il y a disproportion. Notre esprit est étroit, et la vérité est sans bornes; la vérité est toute lumière, et notre es- prit est tout ténèbres. Nous disons quelquefois : telle vérité est obscure; non, c'est notre entendement qui est obscur. Je vois gravée sur un tableau une for- mule mathématique , et je dis tout d'abord qu'elle est obscure : mais que j'en aie la clef, et aussitôt elle me

SUR r.V PERTE PROGRESSIVE DE LA VÉRITÉ 193

paraît claire comme le jour. Ce n'était donc pas la formule, c'était mon entendement qui était obscur. Combien la vérité ne diffère- t-elle pas de notre esprit? elle si lumineuse, si ferme, nous si obs- curs et si mobiles; elle qui résiste si bien à toutes les attaques, nous qui sommes troublés, arrêtés à la moindre dilïicullé qu'élève devant nous un homme ingénieux!

Donc, mes Frères, la vérité n'est pas en nous, ou du moins elle n'est en nous qu'à l'état de germe. Elle est hors de nous, à l'état de principe obscur, de principe qui peut se développer au contact de la pa- role; mais, quoi qu'il en soit, et encore que notre intelligence soit constituée par quelque germe de vérités premières, toujours est-il que l'expression complète de la vérité, ce n'est pas nous.

Puisque la vérité n'est pas nous, il faut que nous la cherchions hors de nous. Et de plus, comme entre la vérité et nous il y a disproportion, il faut nécessairement, si Dieu est juste, que quelque part la vérité soit toute faite, que quelque part la vérité soit parfaitement lumineuse, que quelque part la vérité soit armée pour attaquer et pour se défendre; en sorte que nous n'ayons que la peine d'entrer dans cet établissement do la vérité pour être certain de la rencontrer entière. Il doit y avoir nécessairement un établissement de la vérité sur la terre, comme il y a un établissement de la vie qui est la nature; il doit y avoir nécessairement un établissement de la vérité qui puisse nous communiquer, selon nos besoins, tout ce qui nous est nécessaire; sans cela, certainement, I 13

194 SERMON

il ne faut plus songer à la vérité : elle n'est plus pour nous qu'un empire placé loin de nos atteintes, auquel il faut renoncer et dire un éternel adieu.

Oui , mes Frères , il existe un établissement de la vérité, elle est toute lumineuse, tout armée de pied en cap, pour attaquer et pour se défendre, et cet établissement de la vérité , c'est l'Église catholique dont vous faites partie, l'Église catholique dans laquelle, enfants, vous avez été baptisés, l'Église catholique qui est votre vie et votre gloire. C'est l'Église qui est cet établissement; c'est l'Église qui défend la vérité pendant que les géants de la science soulèvent contre elle et contre vous, qui en êtes les fils, des difficultés qui dépassent vos forces, mais qu'elle sait repousser; car Dieu suscite alors ses évêques, ses docteurs, qui écoutent, qui regar- dent de sang-froid l'erreur, qui la dissèquent, qui démontrent ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de faux. Ils prononcent un arrêt qui fixe tout, et ne laissent plus passer l'erreur devant les yeux des hommes que comme un torrent dont ils effacent aus- sitôt les traces , pour que les pasteurs puissent dire le lendemain : « donc est-il, le torrent? »

Mais cet établissement de la vérité, si éclatant, si supérieur à tout, objet de toutesles insultes, parce que ce qui est fort est toujours menacé par ceux qui aspirent à la force et qui n'y parviennent jamais; cet établissement de la vérité , dis-je, cet empire , il faut pourtant bien l'accepter, il faut pourtant bien lui obéir par un acte d'humilité. Pourquoi? parce qu'il com- mande à notre esprit, élant plus fort que lui , et qu'il

SUR LA PERTE PROGRESSIVE DE LA VÉRITÉ 195

résiste à notre esprit quand nous voulons l'insulter ou l'attaquer.

Eh bien! mes Frères, ce commandement de la vé- rité établi , cette résistance de la vérité établie in- vinciblement contre toutes les coalitions d'esprits qui se présentent, ce commandement nous pèse et cette résistance ne nous va pas. Notre orgueil ne veut accepter la vérité que comme une forme; il ne veut pas, quand il prétend l'explorer, rencontrer une digue qui ne lui permette pas de passer outre. C'est là, mes Frères, le premier orgueil, d'où vient la pre- mière perte de la vérité, la première dégradation de la vérité dans l'inttdligence; c'est l'hérésie.

L'hérétique, qui est le premierfou, l'hérétique con- çoit etadmetla nécessité d'unétablissement de la vé- rité sur la terre; il le veut, mais il le veut sans com- mandement et sans résistance. Alors il cherche dans le monde quelque chose qui puisse être autre chose que lui , plus grand que lui , plus fort que lui ; quelque chose qui soit comme un gage de vérité au milieu du monde, et cependant qui manque d'une certaine force de stabilité pour résister à la volonté de son esprit. A ce point de vue, l'hérétique prend Jésus exprimé dans la Bible; or Jésus est vrai et la Bible est vraie, et sous ce rapport il a bien fait son choix. Mais Jésus ne commande pas, Jésus ne résiste pas; Jésus, pour notre état présent, est invisible et comme mort; je dis mort, et vous savez bien qu'il est vivant au ciel, seulement, de ce qu'il avait été sur la terre, tout a disparu dans sa personnalité vivante, et il n'a laissé dans l'Eglise qu'un représentant assisté de l'Es-

lyO SERMOX

pril-Sainl; le Christ se laisse faire, il est dans son tombeau; il est bien ressuscité, maisil n'est res- suscité que pour les yeux de la foi ; il n'est pas res- suscité pour l'hérétique qui va le chercher il n'a pas voulu rester, d'où il s'est élancé au ciel. Pour l'hérétique, il reste les bras étendus, comme au jour on le plaça dans son cercueil; on peut, au lieu d'encens , lui apporter l'insulte sous le nom qu'on voudra. Car, en définitive, il ne parle pas; sa parole est dans la Bible, mais c'est de la parole écrite, c'est de la parole fixée; c'est, comme a dit Platon, une parole qui n'a plus de père pour la dé- fendre et qu'on peut transformer selon son caprice. Ainsi , l'orgueil de l'hérétique est satisfait en même temps qu'un certain besoin d'établissement de la vé- rité. Mais cela est-il la vérité? Mais la Bible, mais le Christ sont-ils vrais quand il les tourmente, quand il les assaisonne selon son appétit du matin ou du soir? Non , mes Frères , il n'y a plus posses- sion entière de la vérité, car les hérétiques la violent, cette vérité, en épluchant la Bible; non, il n'y a plus possession pleine de la vérité , car du moment on peut y ajouter ou en ôter, il n'y a plus de sûreté, plus de certitude pour l'esprit. Quand on a posé hier un dogme en dehors de la vérité absolue, pourquoi ne le détruirait-on pas aujourd'hui? Comment un homme qui peut voir aujourd'hui dans l'Évangile une chose qu'il n'y voyait pas hier, comment cet homme ne nierait-il pas le lendemain ce qu'il affir- mait la veille comme un dogme?

De là, mes Frères, le doute, pour ne pas parler du

SUR LA PERTE PROGRESSIVE DE LA VÉRirÉ 107

reste; après le premier orgueil, le premier doute, un premier doute qui ne détruit pas tout, parce que le premier orgueil n'a pas détruit tous les fonde- ments. Or qu'est-ce que le doute? C'est le plus grand ennemi de la vérité. Avec le doute il n'y a plus d'établissement stable de la vérité, il n'y a plus qu'une vérité qu'on juge et qui se transforme bientôt en erreur, une vérité semblable à ces feux qui s'élèvent dans les cimetières, qui éclairent un instant les voyageurs, mais qui ne sont pas des feux durables destinés à éclairer notre route dans ce monde.

Cependant, mes Frères, quelque facile que soit pour l'esprit ce doute, cette hérésie, nous ne nous en contentons pas encore. Jésus, dans la Bible, a une certaine autorité qui subsiste, il faut la détruire. Alors, au lieu de prendre pour l'établissement de la vérité quelque chose comme la Bible et le Christ encore visibles, on déclare que c'est Dieu qui est l'établissement de la vérité , que c'est en Dieu seul que la vérité subsiste; qu'entre Dieu et nous est la vérité, et que nous sommes capables de la connaître sans intermédiaires vivants. C'est le théisme, et le théisme est la seconde perte de la vérité.

Voilà donc le drame entre Dieu et l'esprit. Dieu , c'est encore beaucoup; c'est un nom sacré; c'est un nom invoqué par toute la terre; c'est un nom béni; c'est un nom qui protège le genre humain; c'est un nom qui assiste le malheureux; c'est au nom de Dieu que tout bien, toute bonne action s'accomplit ici-bas; c'est, enfin, quelque chose de grand en-

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core. Oui, sans doute; mais remarquez, mes Frères, combien l'orgueil est beaucoup plus à l'aise avec Dieu. Considéré abstractivement, Dieu est-il bien la vérité? Dieu n'a pas de parole ici-bas, il n'a pas d'ac- tion sensible, il n'a pas de représentant; il faut le chercher en dedans de soi, dans une certaine lumière que nous appelons raison. le doute s'accroît; il était grand déjà tout à l'heure dans l'hérésie, mais combien plus dans le théisme! En etTet, qu'est-ce que Dieu? qu'est-ce que sa nature? qu'est-ce que sa volonté? qu'est-ce que sa providence? qu'est-ce que son action? qu'est-ce que sa substance? est-il? que fait-il? pourquoi nous a-t-il mis au monde? Et tant d'autres questions!... Or, mes Frères, pour juger toutes ces questions, pour les poser, qu'avons- iious? Nous avons uniquement ce que nous trou- vons au dedans de nous-mêmes, c'est-à-dire cer- taines idées, certaines manières de sentir. Ainsi, tous les jours nous disons : Dieu est trop bon pour condamner les méchants à des peines éternelles; et voilà que nous décidons de Dieu d'après un certain sentiment de pitié que nous nous sommes fait. Tous les jours nous disons encore : Dieu est trop bon pour avoir créé le monde il y a six mille ans, le monde a toujours être. Mais Dieu aussi a toujours être, et il a été bon dès qu'il Ta pu, c'est-à-dire tou- jours.

Ainsi, quelles que soient les questions, prenez les théistes un à un, vous ne trouverez jamais chez eux un seul symbole commun. Dans le théisme, se- lon que l'homme a certains sentiments, certaines

SUR LA PERTE PROGRESSIVE DE LA VÉRITÉ 199

connaissances, il fait Dieu à son image, il le mesure, le taille, l'arrondit à son sens; en un mot. Dieu n'est plus autre chose querhommemême,un peu agrandi, mais ce sont toujours ses idées, sa volonté : Dieu fait telle ou telle chose de telle ou telle façon , parce que l'homme, lui, aurait fait comme cela. Quelle certitude!!!...

Et puis, quand on est arrivé au fond de ce scepti- cisme, on voit à côté de Dieu la nature, l'ensemble de celle matière si inférieure à l'idée que nous nous faisons de Dieu. Alors se présente la question de savoir ce que c'est que la nature , si c'est Dieu qui l'a faite, ou si elle n'a pas toujours existé. Si c'est Dieu , c'est un grand mystère que la création ; aucun philosophe n'a pu la comprendre. Cependant, si vous n'admettez pas la création, vous supposez que le monde est éternel; mais si le monde est éternel , il y a donc autre chose qui est aussi infini que Dieu, au moins par l'éternité. Ici on me dira que la nature étant éternelle, puisque l'imagination ne se la re- présente pas créée, nous avons par cela même sous les yeux Dieu vivant dans le monde; en sorte que tous les astres, par exemple, sont la manifestation de sa propre puissance. Ah! prenez garde! Dès lors on tend à mettre la nature à la place de Dieu , et on arrive au troisième degré de la perte de la vérité, au matérialisme; c'est-à-dire que, ne rencontrant ja- mais Dieu pour parler, pour agir et pour résister, l'homme le nie. Cette négation pratique est très commune. Quiconque n'admet pas un représentant de Dieu sur la terre, une parole de Dieu sur la terre,

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tôt OU tard, et plus ou moins, finira par nier Dieu, qu'il aura remplacé par la nature à force de géné- liser la divinité.

Nous voilà donc tombés dans le matérialisme. L'établissement de la vérité, au lieu d'être en Jésus- Christ, en Dieu el en l'Église, n'est plus pour nous que dans la nature, dans la nature vivante.

Il semble qu'arrivé à ce point, ayant quelque chose de palpable sous la main , ne reconnaissant plus comme certain que ce qui se meut, que ce qui est matière tangible et accessible, il semble qu'on s'arrêtera et que l'esprit humain restera dans cet état d'une manière fixe et permanente. Il n'en est rien. Après avoir descendu ces trois échelons de la perte de la vérité, en abandonnant successivement l'Église, Jésus et Dieu, nous allons voir que l'esprit de l'homme va jusqu'à abandonner la nature elle- même, et arrive enfin à cette perte totale de la vérité que nous nommons la folie.

Voilà l'homme tout seul avec la nature! Il n'admet rien que ce qu'il voit, que ce qu'il entend, que ce qu'il pèse et calcule suivant les mathématiques, la physique, la chimie et tout ce qui découle de leurs lois, de leurs principes et de leurs rapports.

Mais, mes Frères, il y a encore commandement et résistance. Les mathématiques commandent. Si vous faites une maison en dehors des lois mathéma- tiques , elle croulera; si vous faites une opération en dehors des lois de la physique ou de la science qui concerne le corps humain, vous tuerez le patient. En un mot, il y a encore quelque chose de plus

MICHAEL'8

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SUR LA PERTE PRUGRESSIVE DE LA VEUITE 201

fort que l'homme : ce sont les rapports des sciences avec la nature. Eh bien ! l'homme n'accepte pas même ce joug de la nature et de la science. Quand une fois il a pu arriver à nier l'Eglise, à nier Jé- sus-Christ, à nier Dieu, comment voulez-vous que la nature l'arrête et qu'il ne puisse pas trouver des ressources dans son esprit pour lui porter un défi, pour l'anéantir, au moins dans son intelligence? Et c'est ce qu'il fait.

La nature? Mais qu'est-ce que c'est? un monceau de matière. Ce n'est rien devant mon esprit; c'est quelque chose seulement pour mes sens. Je vois bien, comme dit Bossuet, qu'on a deux trous à la tête, et qu'à l'aide de ces deux trous on aperçoit quelque chose; mais qui me répond de la réalité de ces choses qui sont hors de moi ? Au fond , c'est moi qui agis, et j'ai l'expérience que dans certain état de mon corps je vois des choses qui, de l'avis de tout le monde, n'existent pas de la manière dont je les vois. Par conséquent, la nature telle que je la vois peut bien n'être qu'une illusion de mes sens; car enfin c'est moi qui affirme qu'elle est ainsi ; mais, en dehors de cette affirmation, comment s'affirme-t-elie elle-même? Quel langage a -t- elle contre moi? com- ment peut-elle être saisie? comment peut- on juger le moins du monde son existence? Les phénomènes qui sont en elle , ce n'est rien que quelque chose de vide , que quelque chose d'inerte, que quelque chose qui se promène devant mes yeux, mais qui est sans réalité ; c'est une ombre , c'est tout ce que vous vou- drez, mais, en définitive, c'est une chose qui n'a de

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réalité que celle que mon intelligence se suscite à elle-même, conformément à certaines lois qui la con- stituent et la dominent.

Mon Dieu! si on a pu nier le phénomène de l'É- glise; si on a pu dire que cette Église, depuis le com- mencement du monde, et principalement depuis Jé- sus-Christ, est un phénomène sans réalité; si on a pu dire que ses dogmes, la conversion du monde, les martyrs, ne sont rien qu'une ombre; qu'il importe peu que cela ait été ou n'ait pas été; que cela est en Syrie du rêve de quelques hommes d'esprit, et que ce rêve a été continué, poursuivi par d'autres hommes, trompeurs ou trompés; si on a pu dire tout cela de l'Église, que ne peut-on dire de la na- ture? Si on a pu condamner ainsi la réalité catho- lique; si on a pu penser que le pape, assis depuis dix-huit cents ans sur son trône , n'est rien ; si on a pu croire que ce vieillard sans armes, vis-à-vis tant de potentats armés , n'a eu pour se défendre jusqu'à ce jour qu'une force résidant seulement dans l'ima- gination de ceux qui lui obéissent et qui ont la sim- plicité de le croire, comment voulez-vous que la na- ture seule soit assez puissante pour parler à des hommes qui font profession de pareils principes?

Quelques-uns, moins accoutumés à ce spectacle de la dégradation de l'esprit humain, m'accusent peut-être de ce que, au lieu de vous développer des vérités évangéhques et de vous apitoyer sur la folie, jevous expose des désordres intellectuels qui ne sont que dans mon imagination? Non, mes Frères, je vous raconte véritablemennt les catastrophes s-icces-

S["R I,.V PERTK PROGRESSIVE DE LA VÉRITÉ 203

sives de l'esprit humain. Vous vivez au milieu de gens qui nient l'Église et qui affirment Dieu, ou qui nient Dieu et affirment la nature. A côté de ces gens-là, par une conclusion logique, vous êtes plus ou moins dans un établissement complet de la vérité, puisque vous n'avez pas parcouru toutes les vicissi- tudes de l'esprit. Ces vicissitudes n'en existent pas moins : elles sont une part du mouvement général de l'esprit humain, une part grande et solennelle. Il m'appartient donc, quand l'occasion s'en présente, de vous en entretenir , de vous les raconter.

Je vous ai dit comment, après avoir nié les réalités religieuses, les réalités intellectuelles, on arrive, de négation en négation, à nier la dernière des réalités, la réalité morte que nous appelons le monde phy- sique. Si l'intelligence, si la religion ne sont rien, que voulez-vous que soit une étoile qui roule dans le ciel ? Qu'importe ! c'est un nuage , c'est moins qu'un nuage, c'est une apparence; je la vois comme je vois Jésus- Christ, comme je vois l'Église et le reste.

Donc, mes Frères, on a nié la nature, comme on avait nié les autres réalités, parce qu'elle commande encore à l'esprit, parce qu'il faut lui obéir.

C'est ce qu'on appelle , en langue philoso- phique, l'athéisme, qui fait dire : c'est moi qui suis la vérité, c'est moi qui crée tout, c'est moi qui fais tout; c'est, en un mot, moi qui suis l'absolu et qui ai la science de ce qui est absolu; tout ce qui se fait dans le monde n'est qu'une création de mon in- telligence! Cet athéisme existe. 11 a ses livres, ses

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chaires, ses docteurs, et cependant il est produit par la loi de dégradation de la vérité dont je viens de vous faire parcourir quelques échelons.

Quand l'homme en est là, s'arrêtera- t-il, au moins? Non, non, mes Frères. Et pourquoi voulez- vous qu'il s'arrête en détruisant? 11 y avait doute dans l'hérésie, doute dans le théisme, doute dans le naturalisme, pourquoi n'y aurait-il pas doute dans l'athéisme? Si on a trouvé des raisons de douter, de nier dans tous les dogmes antérieurs , pourquoi n'en trouverait-on pas dans ce dernier dogme, l'homme est seul face à face avec lui-même et il peut se dire : je suis toutes ces puissances et je veux les nier, je veux nier Dieu, j€ veux nier le Christ, je veux nier l'Église!... Si l'homme a douté de toutes les autres choses, pourquoi ne douterait-il pas de lui-même? Et en effet, n'y a-t-il pas eu un temps on n'était pas; n'y a-t-il pas eu un temps on n'a- vait ni pensée, ni vie, ni mouvement? N'arrivera- t-il pas un temps on retournera à ce néant? Alors que deviendrait l'affirmation de soi, cet absolu qui s'est posé soi-même comme étant le fond de tout?

C'est ainsi, mes Frères, qu'on arrive enfin au scepticisme, c'est-à-dire à douter de tout, même de soi. Ce doute, il existe, et c'est le plus grand de tous les doutes, parce que l'athéisme est le plus grand de tous les orgueils. Dieu a associé un doute à chaque orgueil; et à mesure que la négation croît, le doute croît jusqu'à ce qu'il arrive au scepticisme total.

Voilà la loi de la perte de la vérité, négation suc- cessive de tous les établissements du vrai jusqu'à

SIK LA l'ERTE PIlûGRESSIVE DE LA VÉRITÉ 205

arriver ù soi-même, jusqu'à arriver à se faire Dieu , et à dire comme Dieu : Ego sum veritas. D'une part, croissance d'orgueil, de l'autre, diminution de la force d'affirmation; puis doute, puis négation, puis enfin scepticisme.

A ce point, mes Frères, vous concevez ce que Dieu avait à faire. 11 lui a fallu, dans tout le gouver- nement de notre être, il lui a fallu châtier notre in- solence et lui donner des leçons. Pour cela il nous a imposé la maladie et la mort; la mort, pour que nous ne puissions pas dire : je suis la vie, ego sum vila; la maladie, c'est-à-dire la folie, afin que nous ne puissions pas dire : je suis la vérité, ego sum veritas. A mesure qu'une époque se rem- plit d'orgueil, elle se remplit de fous; à mesure que l'orgueil croît dans le monde, les prisons de la folie élargissent leur enceinte pour recevoir tous ces su- perbes qui ont eu assez d'esprit pour nier l'Église, le Christ et Dieu , pour nier la nature et eux-mêmes. Ce n'est pas qu'on arrive à la folie par un acte spontané, non. Elle est un châtiment, un châtiment qui reste longtemps suspendu sur la tête du cou- pable , parce que Dieu lui offre longtemps aussi des moyens de conversion vers la vérité ; mais il y a enfin un moment Dieu prend l'homme par la tête, la lui secoue et lui enlève la raison aux yeux de tous, accomplissant ainsi d'avance ce qu'il devait ac- complir au jour du jugement : a Je rirai et je me moquerai. »

La folie! Quoi! ce grand génie, pour qui l'Église était trop peu, pour qui le Christ était trop peu,

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pour qui Dieu lui-même était trop peu, qui faisait fi de la nature elle-même , et qui se posait comme le géant de la science, ne voit pas même ce qui est devant lui; il ne reconnaît plus ses amis, ni lui- même; il est séquestré de toute société, et il lui est impossible désormais d'avoir aucune pensée! Il a eu la puissance de destruction à son plus haut degré, et la preuve de sa folie, c'est son impuissance radi- cale! Quoi! ces êtres dont toutes les forces physiques sont exagérées, ces êtres qui ébranleraient les murs de leur prison, dont toutes les facultés sont existantes à un point qu'on ne peut dire, ils sont dans l'impuis- sance de faire une démarche , de commander à quoi que ce soit, d'être obéis pour rien! Ils sont au-des- sous des enfants , car on obéit aux enfants et on ç'o- béit pas aux fous.

Ici, mes Frères, il convient d'établir la différence qu'il y a entre la folie de la foi, qui est aussi une ab- dication du sens naturel, et la folie proprement dite : on a voulu quelquefois les confondre.

En lisant la vie de sainte Thérèse, ou de tout autre grand personnage de l'Église , il y a des méde- cins qui ont dit que sainte Thérèse était folle, et que les autres saints étaient fous. Oui; mais avec cette différence que les plus puissants des hommes, ce sont les saints, et que les plus impuissants des hommes , ce sont les fous ; en sorte que le comble de la puissance est l'abdication de la raison en Dieu, si l'on veut, et que le comble de l'impuissance est l'ab- dication de la raison par le châtiment de la folie. Le saint et le fou sont les deux extrémités. Le saint,

SUR LA PERTE PROGRESSIVE DE LA VÉRITÉ 207

c'est la force affirmative, c'est le catholicisme à son plus haut degré, comme le fou est la force négative, l'athéisme à son plus haut degré. Or, comme en tout les extrêmes se touchent, entre ces deux folies il doit y avoir quelque point de contact; mais la dif- férence, c'est que le fou ne peut rien dans sa folie, tandis que le saint n'est jamais plus puissant que quand il est le plus saint; la sainteté est l'élément de toute édification, de toute certitude, de tout amour, de tout ce que les hommes respectent, vénè- rentet aiment: voilà, mes Frères, la différence. Lais- sons donc la physiologie médicale arguer contre nos saints. Nous avons vu des saints, nous avons vu des fous, et nous avons fait facilement la différence. Qu'on mette un saint et un fou en présence du monde, et la question sera bientôt jugée par le sens com- mun, si elle ne l'est pas par la science. Devant la folie des saints viennent se perdre les arrêts de la science; c'est une folie qu'elle ne peut guérir, parce qu'elle n'en connaît pas les lois.

Maintenant, mes Frères, ce grand châtiment de la folie, nous devons en faire notre profit, et d'abord, nous bien pénétrer que quand il y a en nous une pensée contraire à la pensée de l'Église et à la vérité établie , il y a en môme temps en nous un principe d'orgueil, un principe de déraison, un principe de folie. Tout homme qui affirme quelque chose contre l'Eglise est déjà fou d'orgueil.

Eh bien! je vous le dirai tout simplement, il y a encore une foule de catholiques qui ont cet orgueil et ce principe de folie; il y a des catholiques qui

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posent leur raison propre contre le jugement de l'Église et qui ne craignent pas d'affirmer contre certaines vérités établies, contre des choses qu'ils n'estiment pas capitales. C'est déjà un commence- ment de folie. Si ces catholiques poursuivaient sur cette pente, ils arriveraient de négation en négation à toutes celles que j'ai dites. Il ne faut pas nier du tout ou nier tout à fait : quand on s'arrête dans la négation, savez- vous ce que c'est? C'est de la peti- tesse d'esprit. Je sais bien que lorsqu'on n'a pas un esprit capable d'affirmer tout, on se tient dans un certain milieu entre la vérité et l'erreur, et on ap- pelle cela avoir une religion éclairée. Ce n'est qu'une religion qui tronque la religion catholique à un cer- tain endroit et qui ne vaut rien. Ainsi, quand, de nos jours, on parle de miracles, on croit qu'il est d'une religion éclairée de nier ces miracles. Par on se réunit aux hommes de la négation sur ce point. On se console en disant qu'on respecte les miracles an- ciens : c'est-à-dire qu'on a un commencement de fo- lie qui conduirait, si l'on n'y prenait garde, à nier les miracles de l'Évangile, puis à nier Jésus, puis à nier Dieu. Nous ne vous en approuvons pas; son- geons que nous sommes petits, que rien n'étant aussi limité que notre esprit, nous voulons néanmoins en- cadrer la vérité dans notre esprit, au lieu d'encadrer notre esprit dans la vérité.

Le fond de ce que j'ai dit est ceci : on ne veut pas admettre une raison supérieure à la sienne; on rejette la raison de l'Église, parce qu'elle est su- périeure à la raison humaine; on rejette la raison

SUR LA PERTE PROGRESSIVE DE l.\ VLRITÉ 209

du Chiisl, parce qu'elle est supérieure à la raison humaine; enfin, on rejette la raison de Dieu et la raison de la nature, parce qu'elles ont encore quelque chose de supérieur à la raison humaine, et on agit ainsi jusqu'à ce qu'on reste seul maître absolu. Dès que nous avons une tentation d'orgueil contre la vé- rité, sachons bien que c'est une tentation contre la supériorité de l'intelligence divine établie dans le monde.

Je voudrais vous pénétrer fortement de cesvérités, et je ne sais si j'y réussis. Un pauvre capucin parle en chaire de Dieu. On dit : « Ce bon père capucin, il croit cela. » Oui, mes Frères, il le croit, et parce qu'il le croit, il soumet son esprit à l'esprit de l'É- glise; il encadre son esprit dans l'esprit de l'Eglise, et tous ses efiforts tendent à vous persuader d'en faire autant. Si le temps me le permettait, je tirerais de ce sujet des conséquences pratiques, car tous les jours nous tombons dans la défiance de l'Église; tous les jours nous retranchons quelque chose de la vé- rité, et c'est un germe de négation, de folie, par conséquent. Mais tirons d'autres conclusions.

Ces pauvres fous qui nous avertissent du néant de notre raison, ils souffrent; il faut les soulager. Dès longtemps, mes Frères, l'Église s'en est occupée; elle s'en est occupée bien avant les savants, quoiqu'il faille aussi leur rendre justice. Ainsi , saint Jean-de- Dieu avait été renfermé dans un hùpilal de fous, parce qu'il était saint. Il eut alors particulièrement pitié des fous, et les frères de Saint-Jean-de-Dieu se sont occupés depuis lors du régime de ces infortunés. Ils I 14

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n'ont pas désespéré que Dieu pût en guérir quelques- uns; ils ont pensé qu'il y avait des atteintes d'aliéna- tion mentale qui étaient le fruit des malheurs, de l'hérédité ou de beaucoup d'autres circonstances, et qui n'étaient peut-être pas sans espoir de retour; ils ont cru qu'on pourrait peut-être çà et là, par des traitements charitables, en présentant encore les idées religieuses à leur esprit, les calmer, les adou- cir, les mettre sur la voie de la raison et du bien.

La science, surtout dans ces derniers temps, est entrée dans cette voie. Des médecins honorables, des hommes de bien dans la plus haute acception de ce mot, instruits à la fois dans la science de Dieu et dans les sciences de l'ordre physique, se sont occu- pés des fous. Selon les indications de ces médecins, on les a tirés de prison, on leur a bâti des hôpitaux, on leur a donné des aumôniers, et on a proclamé très haut dans les feuilles publiques qu'ils n'étaient pas insensibles à la voix des prêtres. Récemment, un protestant assistait, dans un hospice, à la scène d'un prêtre parlant à une assemblée de fous ; il fut étonné du profond silence qui se faisait à sa voix, et des grands égards dont il était l'objet. En se retirant, il prononça ces paroles remarquables : « Ah ! les mal- heureux! quel mal ils nous ont fait! » 11 disait cela parce qu'il savait, par expérience, que le ministre prolestant, dépouillé du prestige divin, n'aurait pas pu imposer à une assemblée de fous ce respect si profond; il comprenait, par ce spectacle, l'ascendant delà vérité établie dans l'Église, vérité qui peut se faire entendre même d'un auditoire la raison

SUR LA PERTE PROGRESSIVE DE f.A VÉRITÉ 211

n'existe plus. Voilà, mes Frères, ce qui se passe à côté de nous, voilà ce que peut faire le catholi- cisme.

Il est un autre point de vue quejedois vous présen- ter. Ces pauvresfous, guéris, sortent del'hôpital. Alors que deviennent- ils? Vous savez combien la vie est dure , quand on se trouve dans Paris n'ayant rien pour sa subsistance, n'ayant plus d'amis, plus de famille, et qu'on a été fou, et qu'il faut lutter avec une intelligence affaiblie contre le désavantage d'une pareille position. Mes Frères, n'y a-t-il pas de quoi retomber dans celte maladie dont on a été sauvé comme par miracle? Eh bien! on a songé à ces pau- vres fous guéris, surtout aux femmes qui sortent de l'hospice de la Salpêtrière; on y a songé, et on leur a ouvert un asile afm qu'elles puissent y trouver des secours au premier moment. On a fait plus, on a pensé à un patronage. On les patronne , on va les voir, on s'occupe d'elles; et ainsi elles peuvent quel- quefois reconnaître un visage qui leur a fait du bien. Or, mes Frères, c'est pour celle œuvre du patro- nage des aliénés qu'on vous deraandevotre concours. Nous vivons tous dans un temps la folie s'aug- mente parce que l'orgueil augmente. Quand toutes les passions de l'esprit ont libre cours dans un pays, il est inévitable que beaucoup d'intelligences n'y suc- combent; et nul de nous, car il faut toujours arriver à soi, nul de nous , si grand esprit qu'il soit, n'est à l'a- bri de cette catastrophe dont nous portons le germe , comme de toute autre maladie, comme de la mort. Prenez garde! nous avons reçu de nos générations

212 SERMON

antérieures un sang appauvri ; notre esprit est un es- prit affaibli; nous n'avons plus la fermeté de caractère des anciens. Nous sommes petits devant les vicissi- tudes delà vie; à tout moment, on voit des hommes tomber lâchement dans le suicide ou dans la folie. On a vu le monde en grand; on a voulu s'y créer, au delà de toutes ressources humaines, une position colossale, et au premier revers on se trouve petit, on n'a pas d'âme contre l'adversité, et c'est préci- sément en face de l'adversité qu'on reconnaît les grandes âmes. Les revers , les vicissitudes du corps et de l'esprit se multiplient, parce que tout est libre, et que, tout étant libre, tout est sans digue.

Et puis, le malheur peut nous surprendre. En montant son escalier, on est atteint par une cata- strophe qui trop souvent n'est pas encore un avertis- sement suffisant, car bien des fois on attend une autre catastrophe avant de se dire : « Voilà le résul- tat de tes rêves, de ton ambition. Que vas-tu faire?» Rien ne peut nous répondre, mes Frères, qu'avec notre sang et notre esprit affaiblis nous n'ayons pas devant nous le suicide ou la folie. Préparons donc , à nous-môme peut-être, à nos neveux ou à quelqu'un de notre famille, préparons des ressources, augmen- tons le bien fait envers la folie. Il y a eu un temps la lèpre existait; les maladies de ces temps-ci, ce sont les maladies de l'esprit; ce n'est pas la matière qui est malade de nos jours, c'est l'intelligence. Quand nous vint la lèpre d'Orient, nous fîmes de vastes ladreries; faisons aujourd'hui à la folie des ré- servoirs de charité plus grands encore!

SLR LA DÉVOTION AU CORPS DE JÉSUS-CHRIST 213

J'ai voulu VOUS montrer, mes Frères, par quelles séries de déductions log^iques on arrive à ébranler les propres fondements de son esprit, comment on fait ainsi crouler sur soi l'édifice de sa propre raison, comme autrefois Samson fit crouler sur lui-même, en l'ébranlant, le temple philistin. Bien que faible par ma parole, je me suis porté devant vous ambas- sadeur de la vérité, pour vous prémunir contre le fléau de notre temps. Plusieurs d'entre vous ne m'ont peut-être pas compris; mais s'il y a eu une seule intelligence qui soit demeurée bien avertie de la catastrophe finale de l'orgueil, je serai content. Je le serai surtout si vos cœurs sont généreux, si quel- ques pauvres aliénées sont secourues, si elles trou- vent, en rentrant dans le monde, quelque soutien, quelque espérance, quelque consolation venant du cœur de Jésus-Christ, par le vôtre, mes Frères. Amen.

SUR LA DÉVOTION AU CORPS DE JÉSUS -CHRIST

Prêché à Notre-Dame de Paris, le 19 février 1846, pour l'œuvre du Calvaire de Montmartre.

NOTICE

Depuis la destruction du Calvaire du mont Valërien ( 1830) , les chrétiens de Paris soupiraient après le jour il leur serait donné de vénérer de nouveau la Croix de Jésus-Christ publiquement exposée sur quelque sainte

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montagne. Leurs vœux furent bienlôt accomplis, et le Calvaire restauré de Montmartre devint le but d'un solen- nel et pieux pèlerinage.

Il restait deux chapelles et un sépulcre à construire lorsque le P. Lacordaire prêcha, en faveur de l'œuvre', ce sermon de charité qui fut publié, comme le précédent, par le Journal des Prédicateurs.

TEXTE

Manifeste magnum est pietatis sacra- mentum, quod mani/estatum est in carne, justiflcatvmest in spiritu,apparuitangelis, prœdicatiim estgentibus, crcâitum. est in mundo, assumptum est in gloria.

< Manifestement il est grand , le sacre- ment de la piété qui a été marlfestédans la chair, qui a été justifié dans l'esprit, qui est apparu aux anges, qui a été i>rê- ché aux nations, qui a été cru dans le inonde, et qui a été élevé dans la gloire. »

(/" Ép. à Tim., iri, 16.)

Mes Frères,

Pour aucune autre œuvre, quelle qu'elle l'ut, quelque misère qu'il s'agît de soulager, et quand j'aurais devant moi des montagnes de morts et de mourants, je ne parlerais avec tant d'abondance de cœur, avec tant de foi, avec tant d'enthousiasme; car si j'ai du respect, si j'ai de la dévotion au corps des pauvres, j'ai un respect plus grand, j'ai une dévotion plus profonde pour le corps de Jésus- Christ, qui est le père du pauvre, le grand pauvre du temps et de l'éternité !

Je dois vous entretenir de cette œuvre du Calvaixe de Montmartre qui a intéressé votre âme tout en-

' Voir VUnivcrs du 17 février 1846.

SUIl r-A DÉVOTION AT CORPS DE JESIS-CDRIST 215

tière; mais d'abord je veux traiter devant vous de la dévotion au corps de Jcsus-Ciirist. Je pourrai ainsi vous faire mieux comprendre quels rapports existent entre cette dévotion et l'œuvre pour laquelle vous êtes rassemblés.

Je prie Dieu, mes Frères, de donner à mes paroles un accent capable de vous toucher, de révéler à vous- mêmes , chrétiens , qui , souvent entraînés par la pure philanthropie, considérez trop les membres sans assez considérer le chef, toute l'importance do la piété. Puisse-t-il animer mes paroles d'une telle per- suasion, qu'elles vous inspirent des pensées dignes du sujet que je vais traiter, dignes de l'œuvre qui vous rassemble, dignes aussi de la charité qui , bien qu'à l'état latent, est au fond de tous vos cœurs.

I. Mes Frères, nous n'avons été créés et mis au monde que pour cire amoureux. Je suis fâché de me servir de cette expression, si vulgairement ra- baissée à des proportions indignes d'elle, mais, au fond, cela m'est indifférent. Je dis donc que nous avons été créés et mis au monde uniquement et absolument pour être amoureux, et que le ciel qui nous est promis n'est pas autre chose qu'un lieu cette faculté, cette destinée, celle prédestination de notre àme s'accomplira dans la mesure nous l'aurons méritée, en développant en nous, à l'infini, ce germe d'amour qui y a été déposé.

Nous sommes faits de telle sorte que ce qui est esprit pur ne nous touche pas, parce que nous ne sommes pas de purs esprits , et que , d'un autre côté , ce qui est purement visible et tangible, c'est-à-dire

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le corps, quand il est tout seul, nous louche peu, parce que nous avons un esprit, bien qu'imparfait, et que nous sommes, par cela même, trop élevés pour pouvoir être véritablement touchés et retenus par ce qui n'est qu'un peu de poussière plus ou moins colorée.

Il faut donc, pour que notre enthousiasme soit sus- ceptible d'être excité, il faut qu'il y ait une âme transparente dans un corps, et qu'il y ait un corps joint à une âme : quand ces deux circonstances se rencontrent, à l'instant ce sentiment que nous appe- lons l'amour est excité en nous. Alors c'est sur la figure de l'homme, sur cette partie de lui-même qu'il porte haute et visible pour tous , que reluit ce mé- lange , cette mixtion singulière de l'âme et du corps qui fait que, sur le front, sur les lèvres et dans les yeux, nous apercevons, outre la configuration exté- rieure, quelque chose qui ressort , quelque chose qui se peint, et qui, tout en touchant la partie extérieure de nous-mêmes, enflamme en nous ce qu'il y a de plus secret et de plus profond.

Mais, mes Frères, cette racine exquise de l'amour qui nous fut donnée dans le paradis de notre création, cette racine a été gâtée et corrompue, elle a été attaquée par ses deux extrémités : du côté de l'âme, par l'orgueil, et du côté du corps, par la prédomi- nance des sens, que nous appelons la sensualité.

L'orgueil nous dessèche; il nous ramène à nous, à notre personnalité; il nous rend incapables de sor- tir véritablement de nous-mêmes pour nous donner à un autre; il fait que nous demeurons dans notre

SUR LA DÉVOTION AU CORPS DE JÉSUS-CHRIST 217

solitude, et que si nous avons quelque apparence d'affection, ce n'est réellement qu'un voile dont nous couvrons l'égoïsme qui est en nous ; car, véritable- ment, au fond nous n'aimons que nous, dans l'ambition, les richesses, le bien-être extérieur et intérieur. Voilà tout ce que l'orgueil nous demande, tout ce que nous lui accordons.

La sensualité détruit aussi l'amour. Une fois que nous ne recherchons plus que la satisfaction exté- rieure, ce qui, à vrai dire, est une autre espèce d'ég-oïsme, nous ne cherchons plus que nous-mêmes, c'est-à-dire, nous ne cherchons plus qu'une ignoble brutalité qui est l'extinction de tout sentiment géné- reux. Or c'est ce qui gâte le plus l'homme, ce qui le perd davantage; c'est ce qui ruine les sociétés. C'est pourtant cela qui existe sans cesse au milieu de nous, qui nous fait des êtres malheureux et indignes , plongés que nous sommes dans de misérables jouissances, de la véritable félicité qui nous est due, mais qui, dans celte voie nous croyons la rencontrer, ne nous apparaîtra jamais.

Les hommes penchant ainsi ou vers l'orgueil, ou vers les sens, il n'y a presque pas d'àmes qui puis- sent trouver, entre ces deux extrémités, un vrai point l'amour se manifeste encore. De viennent ces tristes catastrophes de nos affections; de vient que, après ces illusions de la jeunesse, que nous nous sommes créées dans l'espoir de les voir réalisées par un moyen ou par un autre , dans un certain moment heureux et attendu de notre vie, de vient, dis-je, qu'après ces illusions, tôt ou tard et même

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bientôt la réalité se montre, et qu'alors nous demeu- rons convaincus que ce que nous avons cherché ici- bas ne s'y rencontre pas.

Il fallait, par conséquent, mes Frères, si Dieu devait avoir pitié de nous, s'il devait nous réparer et nous rappeler au bien, il fallait qu'il ressuscitât l'amour tel qu'il était au temps primitif de la créa- tion. Et comme cet amour ne pouvait être rétabli que selon les lois de notre nature, parce que Dieu ne venait pas la changer, mais seulement la réparer, il fallait que le mystère, que le sacrement de l'amour, appelé admirablement dans nos Livres saints le mystère de la piété, il fallait, comme le dit saint Paul, que ce mystère fût manifesté dans la chair : Manifestatum in caime. Il fallait donc que la beauté véritable, la beauté humaine nous réapparût; il fal- lait reprendre ces conversations que nous avions eues avec Dieu dans le paradis terrestre, et revoir, non pas cette beauté fanée que les sens détruisent, mais cette beauté pure qui excite l'amour sans tache; il fallait retrouver la physionomie d'Adam, la physionomie d'Eve, la physionomie de l'Éden, cette physionomie enfin que Notre -Seigneur Jésus- Christ, dans sa virginale et divine beauté, est venu nous apporter, pour ressusciter l'amour que nous devions à Dieu et à nous-mêmes. C'est Jésus-Christ, en effet, qui nous a rapporté la physionomie hu- maine dans toute sa pureté, dans toute sa sainteté, telle que, quand nos premiers parents se prome- naient sous les ombrages du paradis terrestre, se regardant l'un l'autre, elle liquéfiait leur amour, le

SUR LA DÉVOTIOX AU CORPS DE JÉSUS-CURIST 219

faisait aller de l'un à l'autre comme une eau vive qui, par mille détours, se croise et se recroise sans jamais rien perdre de sa limpidité. Ah! c'était un beau temps que celui régnait cette beauté cor- porelle qui n'était pas charnelle, cette beauté spiri- tuelle qui provoquait ces élans, ces flots d'amour toujours purs, jamais troublés!

Eh bien ! quand Jésus-Christ apparut au monde , quand ses disciples le virent, ils éprouvèrent ce que nos premiers parents avaient éprouvé, mais à un plus haut degré ; ce fut quelque chose de plus com- plet, de plus violent et en même temps de plus paci- fique encore. De vient que ses premiers disciples, indépendamment de l'instinct de la grâce intérieure qui agissait en eux, comme le remarquent les Pères de l'Église, se sentaient attirés vers lui; ils n'avaient pas regardé un instant la physionomie du Sauveur du monde, qu'ils étaient déjà transformés au dedans d'eux-mêmes, et qu'ils éprouvaient un sentiment inconnu.

Ainsi, mes Frères, quand il vous arrive de rencon- trer des physionomies saintes, qui expriment, autant que l'humanité le peut, la physionomie du Christ, et une des choses qui fait la puissance des saints, c'est qu'on ne les voit pas par le dedans, on les voit par le dehors; on les voit, non seulement par leurs œuvres , mais aussi par le reflet de la beauté du Christ sur leur visage, de telle sorte qu'on dirait presque à leur vue : Voilà le Christ, ainsi, disais-je, quand il vous arrive de rencontrer un de ces hommes, il n'est personne de vous qui ne se sente prêt à lui

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ouvrir son ème, à lui donner sa confiance, à l'aimer comme on n'aime pas sa mère, comme on n'aime pas son père, comme on n'aime pas son épouse ; à l'aimer de l'amour le plus vif de tous, d'un amour infini; car nous sentons qu'il est notre père spirituel et que nous sommes ses enfants spirituels. On sait la mesure de l'amour qu'on a pour son père, sa mère, son époux; mais on ne saurait dire l'amour immense que l'on éprouve auprès de celui qui exprime pour nous la physionomie du Christ , notre Seigneur tant aimé et tant aimable.

Eh bien ! cet empire extérieur de la physionomie des saints est celui dont les disciples sentirent l'in- fluence, mais à un plus haut degré, à la vue de Jésus-Christ.

A mesure que nous devenons plus parfaits, plus saints , il se reflète sur notre front quelque chose de cette beauté divine qui n'excite aucun mauvais mouvement, aucun amour qui se flétrit, qui, au contraire, réveille, excite toutes les pensées géné- reuses qui élèvent l'homme au-dessus de lui-même. Depuis la chute de nos premiers parents jusqu'à l'avènement du Christ , l'amour ne s'était plus mani- festé, d'une part, que par l'orgueil, de l'autre, que par la sensualité. Jésus-Christ, le Fils de Dieu, en s'abaissant jusqu'à prendre un corps, avait brisé l'orgueil, et en même temps, en prenant ce corps si parfaitement pur, il avait brisé la sensualité, c'est- à-dire l'incontinence, la concupiscence.

La dévotion au corps du Christ, je dis à son corps, je ne parle pas de son esprit, à ce corps qui est la

SUU LA DÉVOTION AU CORPS DE JÉSUS-CHRIST 221

source de toute humilité, de toute chasteté, de toute charité, a donc ramené l'amour, qui s'était égaré à ces deux extrémités de l'orgueil et de la sensualité, vers la beauté primitive que Dieu avait ressuscitée, vers le corps de son Fils. Cette dévotion à la chair du Christ commença tout de suite, avant même que Jésus eût traversé les mystères de la Passion, l^lle se manifesta dans Madeleine, qui représentait l'âme déchue, dégradée par tous les abus de l'affection. Dans l'une des histoires les plus célèbres de l'Évangile, qui est-ce qui nous est proposé d'abord pour modèle? C'est cette femme, c'est Madeleine. Apprenant un jour que Jésus est assis à un banquet, elle va le trouver, apportant un vase de parfums; elle se jette à ses pieds , les inonde de ses parfums et de ses larmes , puis elle essuie en même temps avec ses cheveux, sur les pieds du Christ, et ses larmes et ses parfums. Tel fut le premier acte de dévotion au corps de Jésus- Christ. Les disciples, voyant CL'la, dirent: Pourquoi perdre ce parfum? n'aurail-on pas pu le vendre trois cents deniers que Von aurait donnés aux pauvres? Jésus, qui pré- voyait ])ien les objections que l'on ferait contre la dévotion à son corps; Jésus, qui prévoyait que l'on dirait, quand on bâtirait ses églises : Pourquoi ne pas les faire plus petites, et donner le surplus de l'argent aux pauvres? quand on illuminerait ses autels : Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux secourir les membres du Christ? quand on voudrait élever des Calvaires pour représenter son corps sacré sous toutes les formes de la douleur : A quoi bon cette

222 SERMON

dépense inutile? est-ce que nous n'avons pas des pauvres? est-ce qu'il ne faut pas courir avant tout à leur secours? est-ce que le Seigneur a besoin de parfums, de lumières? n'esl-il pas par lui-même son parfum, sa lumière?... Jésus, qui prévoyait bien toutes ces objections dérisoires contre son culte, y répondit à l'avance en répondant à ses disciples, étonnés de la dévotion de Madeleine : Vous aurez toujours des pauvres avec vous; laissez faire celle femme elle le fait pour ma sépulture; et partout sera racontée celte histoire, elle sera racontée à sa louange. En effet, mes Frères, après le nom de la Vierge Marie, il n'y en a pas de plus célèbre que celui de Madeleine, de la pécheresse qui arrosa de ses larmes les pieds du Seigneur, nous initiant ainsi à la dévotion de son corps.

Plus tard, ce n'est plus la femme pécheresse, il faut que l'autre côté de la nature, l'innocence, se montre à son tour, c'est un jeune homme qui est choisi pour nous donner l'enseignement de cette dévotion. Car, plus haut que la femme, plus haut que la vierge, plus précieux qu'elle, se trouve le jeune homme qui, au milieu des illusions de son âge et du monde, a su conserver sa pureté virginale : c'est l'être privilégié par excellence, celui qui représente le plus Jésus-Christ, celui qui plaît le plus à Dieu, celui qui touche le plus le cœur des anges et le cœur des hommes. Eh bien! saint Jean représente à jamais la jeunesse chrétienne qui dompte son corps par dévotion au corps du Christ, qui remplace dans son cœur le vain amour du corps

SUR LA DÉVOTION AU CORPS DE JÉSUS -CHRIST 223

de la créature par l'amour sacré et durable du corps du Christ. Que fait saint Jean? Il ne se jette pas, comme Madeleine, aux pieds du Christ; il pose sa tête sur la poitrine du Christ, sur la poitrine, le siège des passions; saint Jean, le jeune homme, le modèle des jeunes gens chrétiens, monte au Calvaire avec le Christ, appuyant sa tète sur la poitrine de son divin maître. commence, mes Frères, la dévo- tion au sacré Cœur, que vous croyez née seulement au siècle dernier, mais qui véritablement est née, le jour de la Cène, du baiser de saint Jean à la poi- trine de son Dieu.

Gela fait, la dévotion au corps du Christ était révélée.

Ces exemples de Madeleine et de saint Jean doi- vent nous porter, mes Frères, à révérer tout ce qui est extérieurement le Christ. Mais tout n'était pas accompli dans le mystère ou le sacrement de la piété, c'est-à-dire de l'amour sans tache, de l'identification de l'âme avec l'amour pur. Il existe une autre partie bien plus profonde de l'amour, c'est le dévouement. S'identifier par l'àme, c'est la moitié de l'amour; se dévouer par l'âme, c'en est la seconde et la plus belle moitié.

Dieu, mes Frères, sans qu'il nous soit possible de le comprendre, sinon par ce que nous éprouvons nous-mêmes, Dieu éprouve le besoin de souffrir, de se dévouer pour ce qu'il aime; lui, qui est l'impas- sibilitô absolue. Lui, qui ne peut pas souffrir; lui, qui, pour ainsi dire, n'a aucune idée delà souffrance, parce que sa nature ne la connaît pas, il éprouve le

224 SERMON

besoin de souffrir, de se dévouer pour ce qu'il aime!... Il y a au fond de l'amour un besoin de se dévouer qui est tel, que le Seigneur, le Fils de Dieu, envoyé par son Père pour racheter les hommes par ses souffrances et sa mort, disait : Oh/ combien je souffre en attendant l'heure mon sacrifice doit s'accom- plir! Combien je suis dans l'angoisse jusqu'au mo- ment où je subirai la plénitude de l'opprobre à cause de mes enfants, que j'ai aimés de toute éternité!

Il fallait donc que dans le corps du Christ fût manifestée la seconde partie du mystère de l'amour, par la Passion la plus douloureuse et la plus igno- minieuse à la fois qui fut possible! Il fallait que Dieu fût homme, afin que le mystère fût manifesté dans la chair, suivant l'expression de saint Paul, et souffrît des douleurs qu'aucun homme n'eût jamais souffertes.

Cela vous étonne bien un peu vous-mêmes, tout chrétiens que vous êtes, car vous êtes des chrétiens lâches et appauvris, des chrétiens du siècle, des chrétiens qui alliez le ciel et la terre, et qui, par je ne sais quelle détestable transaction entre la péni- tence chrétienne et les félicités terrestres , cherchez à agrandir la voie que le Christ nous a ouverte sur le Calvaire; qui, chaque jour, en voyant vos années s'avancer paisibles, échappant plus ou moins, par votre position, aux tortures du monde, vous félicitez que la voie vous ait été faite si large et si facile; qui croyez qu'on arrive au sommet du Calvaire en traînant une Croix ainsi prédestinée pour la jouis- sance et la tranquillité. Mais si vous ne souffrez

SUR LA DÉVOTION AV COKPS DE JÉSUS-CHRIST 225

pas par vous-mêmes, si vous ne souffrez pas par votre propre volonté, si les mystères chrétiens sont pour vous des choses dont, du haut de cette chaire, on ose à peine parler à vos oreilles, devenues su- perbes et incrédules à la fois, ah! prenez garde! Dieu prend sa revanche. 11 suscite, par le jeu même de vos passions, par la lassitude de vos vaines jouis- sances, il suscite les peines de la vie; il crée, malgré toutes vos richesses, il crée tut ou lard pour vous un Calvaire et une Croix! Vous gémissez alors!... Ah! Dieu est boni... Vos gémissements sont pour vous le signe assuré de ses bénédictions!... Rappelez-vous les paroles de la mère de Fouquel : « Mon Dieu! je commence à croire au salut de mon fils , puisque vous l'avez fait malheureux ! »

Par l'exemple du Dieu, souffrant dans la personne de son Fils pour les hommes qu'il aime, vous voyez, mes Frères, qu'on n'aime pas sans se donner, sans se dévouer. Et, malgré les accusations que j'énonce contre vous, je vous rends celte justice que vous portez au dedans de vous la véritable image de Dieu, et que, quand vous aimez sincèrement, vous savez souffrir pour les objets de votre affection, que vous savez souffrir pour vos enfants, pour ceux qui ont su conquérir votre âme tout entière. Alors le mystère qui vous est inconnu du côté de Dieu vous est connu du côté de la terre; vous justifiez ainsi le mystère de la Croix, il est vrai, dans une misérable affection humaine , vous l'acceptez sans le comprendre, vous ne le regardez que par son côlé terrestre , vous ne le concevez pas selon les saintes Écritures; mais enfin, 1 io

226 SERMON

par un bout ou par un autre, vous le sentez. Il n'y a donc personne ici qui n'ait éprouvé du bonheur à sacrifier quelque chose à son amour; et cela suffit pour que votre esprit comprenne que le sacrement de la piété, de l'amour, après avoir été manifesté par la dévotion de l'homme au corps du Christ, a été ma- nifesté par le Fils de Dieu dans son corps crucifié, et nous a été enseigné par ce grand exemple.

Oui , mes Frères , à cause de son amour pour nous , le Christ a été flagellé comme un esclave ! Rougis- sez-en si vous voulez, il a été battu, puis attaché par les quatre membres comme un vil esclave! Il nous a enseigné par qu'il n'y a rien de si abject dont 1 amour ne triomphe. Dieu, de toute éternité, l'avait plantée , cette Croix qui a racheté le monde ; et le plus beau jour de toute l'éternité fut celui son Fils fut regardé du haut du ciel attaché à cette Croix, dont voici l'image devant vos yeux, à cette Croix que vous ne devez jamais perdre de vue.

Ici, mes Frères , remarquez la suite de mon texte. Cette dévotion au corps du Christ, cette manifes- tation du sacrement de lamour, justificatum est in spirilu, elle a été justifiée dans l'esprit.

Tandis que le spiritualisme philosophique, tandis que le spiritualisme platonique et stoïque , incapable de nous toucher, ne réparait pas nos mœurs, la matière chrétienne , s'il m'est permis de me servir de cette expression, réparait tout ce qui était corrompu, faisait des cœurs justes, des cœurs aimants, des cœurs humains, trois choses qui ne s'étaient jamais vues. C'est par la matière chrétienne que le règne

SLR LA DÉVOTION AU CORPS DE JÉSL'S- CHRIST 227

delà pureté a été établi sur la terre; c'est en ado- rant le corps du Christ que nous avons cessé d'ado- rer le corps de l'homme. Pour objet de son adoration , il faut à l'homme un corps; il ne lui faut pas pu- rement de l'esprit, mais du tangible, du visible; il lui faut des pieds qu'il puisse baiser, une poitrine qu'il puisse embrasser; je ne crains pas de me servir de ces expressions, elles sont dans l'Évangile; je puis bien, du haut de cette chaire, les répéter. Ce n'est qu'en adorant le corps du Christ qu'il pourra sortir de l'adoration du corps humain.

Lisez Platon, Zenon, ils ne parlent que de l'es- prit; quant à la matière, ils disent: Vous y périrez. L'Apôtre dit, au contraire : C'est la matière qui régénère l'esprit; justificatum est in spirilu: la ma- tière a été justifiée par les fruits qu'elle a portés j^ns l'esprit. Apparuil angelis , ajoute l'Apôtre; elle a apparu aux anges. Auparavant, les anges n'avaient pas encore une véritable idée de la créature de Dieu ; c'est Jésus crucifié au Calvaire qui la leur a révélée dans toute sa plénitude. Alors les anges l'adorèrent, et ce jour fut le plus grand.

Puis le Christ a été prêché aux nations , à toutes sans exception, quelles que fussent leurs idées , leur philosophie. A toutes les nations on a porté la Croix, devant toutes on a planté un Crucifix. D'abord on présenta la Croix aux esprits d'Athènes. A ces esprits brillants, sceptiques, on présenta une image gros- sière du Christ, et ils nous le reprochèrent; car la première objection que rencontrèrent nos pères , la plus grande fut celle-ci : « Quoi ! vous adorez comme

228 SERMON

un Dieu un homme qui a élc ballu comme un esclave, qui esl mort de la mort des esclaves!... » Ils adoraient bien la matière, mais ils l'adoraient sous des formes gracieuses qui leur parlaient de leurs voluptés, et ils ne pouvaient concevoir que nous adorassions la matière souffrante. Et cependant, la première chose que l'on fait encore tous les jours , à quelque peuple que l'on s'adresse, c'est de poser le Crucifix, puis on parle, on prêche à ses pieds; on dit : « Celui-ci s'est fait tuer pour vous, moi je mourrai pour sa foi; mon sang, mêlé à celui de mon maître, vous persuadera peut-être! » Sans la Croix, on ne convertit personne !

Creditum est in mundo, dit encore l'Apôtre, et c'est ce qui décide de tout; ce qui était le plus difficile à croire a été cru... On croit un moment le système d'un philosophe célèbre , et souvent le lendemain on n'y croit plus; mais le mystère de la piété, manifesté dans la chair sous une apparence ignominieuse, est toujours et partout cru dans le monde.

Assumptum est in gloria, dit enfin l'Apôtre, il a été élevé dans la gloire. Du Calvaire il est passé aux catacombes, des catacombes au Capitole, et du Capi- tole sur le front des souverains. Constantin vit la Croix dans le ciel, et il lui fut dit que toute victoire dans ce monde ne s'obtiendrait que par ce signe : In hoc signo vincesf Quand on voit disparaître ce signe , quand on voit les pouvoirs humains reculer devant ce signe d'humilité, de charité , de justice et de bonté, on peut prévoir que c'est la veille de la fin et des dynasties, et des races, et de tous les pouvoirs

SUR [.A DÉVOTION AU T.ORPS DE JESUS - CHRIST 229

orgueilleux. Quiconque fait tomber la Croix res- semble à une statue qui pousse son piédestal et croit qu'elle restera suspendue dans l'espace... ^s- sumpliim est hi gloriaf... Vous l'avez fait tomber, mais quelques amis après vous l'ont remontée, et elle monte, elle monte encore au-dessus des géné- rations ! elle s'élève encore dans l'estime et la gloire de l'univers! Les impies se consolent, parce qu'au- dessus de quelques bâtiments ils ne la voient plus ; mais qu'importe, si quelques fidèles la suivent tou- jours des yeux et la montrent toujours s'élevantplus haut encore , avec plus d'empire et de majesté!

Je crois, mes Frères, que, dans ces derniers temps, vous avez vu ce spectacle... Vous pouvez donc redire, avec le même accent de triomphe, le final de mon texte : Il est grand le mystère de la piété qui a été manifesté dajis la chair..., qui a été cru dans le monde et élevé dans la gloire l

II. Voyons maintenant quel rapport il y a entre ce que je viens de vous exposer et l'œuvre qui vous rassemble. Je tâcherai d'être très simple, quoique aussi concluant que je pourrai. Nous quittons la théorie, et nous arrivons à la pratique.

Mes Frères, vous avez le bonheur de posséder au- dessus de votre ville, de votre capitale, de la capitale de ce royaume très chrétien, une colline dont vous ne connaissez pas toutes les merveilles , et que j'appellerai, sans crainte d'en dire trop, une colline prédestinée dans l'ordre de la nature comme dans l'ordre de la grâce.

Oui, cette simple colline de Montmartre, qui ne

230 SERMON

VOUS paraît qu'un peu de sable, un peu déplâtre, si vous voulez, celte colline renferme, dans l'ordre naturel, des merveilles qui ont fait parler tous les savants. Ne vous étonnez pas que je vous parle de ceci, car jamais Dieu n'a prédestiné un lieu pour la grâce sans qu'il y ait mis, pour attirer l'attention des hommes, quelque chose de singulier, quelque chose de frappant dans l'ordre naturel. Ainsi , qui- conque a vu Rome, l'agrum Romanum, quiconque a vu cette terre et ces collines est saisi de cette idée , que Dieu avait prédéterminé qu'en ce lieu devait être assise un jour la puissance souveraine. De même, quand Dieu prépare un saint, il prépare aussi son corps; car ne croyez pas que, lorsqu'une âme a été prédestinée, Dieu ne travaille pas d'abord à son corps. Il n'y a pas un saint dont les linéaments extérieurs n'aient été touchés par la main de Dieu avec une attention toute paternelle; chacun des che- veux d'un saint, chacune des parties de l'homme prédestiné à parler aux hommes et à agir sur eux , a de l'importance, et, par conséquent, Dieu, qui est tout harmonie , a préparé à sa grâce un vase elle fût à l'aise, comme lorsque nous voulons allumer une lampe , nous préparons un vase extérieur pour la recouvrir et accroître sa lumière.

Eh bien! mes Frères, Montmartre a été préparé comme un mystère singulier. C'est un tertre isolé : dans ses couches supérieures, on ne remarque que les alluvions provenant des eaux qui nous entourent dans un certain espace; mais au-dessous se trouvent d'autres couches le système oriental apparaît.

SLR L\ DÉVOTION AU CORPS DE JÉSCS-CHRIST 231

Des palmiers, arbres étrangers à notre climat, y sont incrustés; la science les y a découverts et s'est étonnée comment à cette hauteur, d'une manière tout à fait isolée , ces produits de l'Asie avaient pu y être apportés et devenir, sous nos yeux, comme les témoins de quelque singulière catastrophe opérée par la Providence. Dans des couches encore plus inférieures , la science a trouvé à l'état fossile des fruits et des oiseaux d'Amérique. Ce n'est pas seu- lement l'Asie qui est venue apporter son tribut, c'est encore l'Amérique. Ces deux grandes sœurs, l'une à notre droite, l'autre à notre gauche, posent devant nous, comme si ces deux contrées, qui sont les avant-bras du monde , étaient venues saluer la capitale de notre pays, et lui donner un signe de la prédestination de sa gloire. Et enfin par- dessous toutes ces couches , dans les dernières profondeurs , sont rassemblés les débris d'animaux antédiluviens. Un célèbre naturaliste a mis le comble à sa répu- tation en explorant ces sables , et en découvrant au milieu d'eux des races perdues.

Voilà donc , mes Frères , tous les âges , toutes les grandes époques , tous les grands continents qui se tiennent debout à l'extrémité septentrionale de votre ville.

Est-ce tout? oui, pour l'ordre naturel; mais il reste encore l'ordre de la grâce.

C'est sur cette colline de Montmartre que saint Denis trouva les idoles et qu'il fut immolé; c'est qu'une chapelle, appelée la chapelle des Martyrs, fut conservée d'âge en âge ; c'est que le chapitre

232 SKRMO.N

de notre cathédrale allait porter ses hommages; c'est là, entre autres circonstances mémorables, qu'Eu- gène III consacra l'église qui existe encore ; c'est que saint Ignace de Loyola jeta les fondements de la Compagnie de Jésus; c'est enfin que vinrent en pèlerinage, et saint François de Sales, fondateur de la Visitation, el saint Vincent de Paul, fondateur des Lazaristes et des Filles de la Charité, et M. Olier, fondateur de Saint- Sulpice, et le cardinal de Bé- rulle, fondateur de l'Oratoire, d'où est sorti Mas- sillon.

Voilà, mes Frères, ce qui vous recommande Mont- martre, dans l'ordre de la nature comme dans l'ordre de la grâce.

D'ailleurs, mes Frères, Montmartre est un pèle- rinage qui vit toujours; le peuple y va encore à cer- taines époques. Le peuple, le dernier gardien des traditions des saintes choses, le peuple, dont la mémoire est moins fragile que la mémoire des grands, le peuple n'a jamais cessé de fréquenter Montmartre.

Eh bien ! il reste aujourd'hui , parmi toutes les constructions modernes qui enseveliront bientôt cette chère et sainte colline, il reste encore un champ, un coin de terre : on y a bâti déjà quelques stations pour honorer le corps de Notre-Seigneur dans le mystère de sa douleur. Elles sont presque achevées; mais il y a une légère dette de 6,000 francs, et il faudrait 4,000 francs pour les stations qui restent à construire : en tout 10,000 francs. Le terrain est en ce moment à bail pour dix ans, et il serait vendu 20,000 francs : ce serait en tout 30,000 francs qu'il

SIR LA DÉVOTION AU CORPS DE JÉSIS- CHRIST 283

faudrait pour achever complèlement l'œuvre en dix ans. Si donc les âmes charitables voulaient trouver ces 30,000 francs en dix ans, ce peu de terre serait sauvé, et, au milieu de cette masse de trafiquants de toutes sortes qui se sont établis mènie Eugène III était venu, il y aurait au moins un ter- rain sacré.

Cette œuvre est sainte, mes Frères ; on n'aurait pas avoir besoin de vous la proposer, elle aurait sortir de vos entrailles; une donation spontanée de votre part aurait montrer à toute la France que saint Denis, que les fondateurs de cette église de Paris sont toujours vénérés parmi nous, que nous ne sacrifions pas aux pauvres tout ce que nous pou- vons donner, que nous savons donner aussi au fon- dateur, à la source de notre charité, que nous savons lui conserver ce qui doit lui être conservé par le tribut de notre vénération.

Accueillez cette œuvre, mes Frères, accueillez-la, je vous en conjure, par respect pour tous vos sou- venirs, pour toutes vos âmes, et allez-y chercher une bonne pensée. Si vous ne la faites pas, cette œuvre, d'autres la feront : nous convoquerons le peuple dans cette basilique; nous y convoquerons les dames de la Halle et les charbonniers de Paris , et si les grandes dames du faubourg Saint-Germain ne font rien pour le Seigneur, j'en appellerai au peuple, et je suis garant que ce que nous lui demanderons, nous l'obtiendrons !

234 SERMON

SUR LE MYSTÈRE DE LA PAUVRETÉ

Prêché à la cathédrale do Nancy, le 18 octobre 1846, fête de saint Michel, patron des négociants.

NOTICE

On lit dans VEspérancc de Nancy * :

« Il serait difficile, à moins d'en avoir été témoin, de se faire une idée de Tassistance nombreuse qui , se pres- sant dans l'enceinte réservée aux personnes invitées, refluait jusque dans les collatéraux. C'est qu'indépendam- ment de la solennité du jour, cette foule était avide d'en- tendre le R. P. Lacordaire qui devait, sur l'invitation de MM. les négociants, prononcer le discours d'usage. L'at- tente du public n'a pas été trompée : pendant cinq quarts d'heure, l'éloquent dominicain a tenu son nombreux audi- toire sous l'impression de sa puissante parole, il nous semble s'être surpassé, si nous osons nous exprimer ainsi... »

ANALYSE^

La quête annoncée devant être faite uniquement au profit des pauvres, l'orateur avait pris pour texte

1 20 octobre 1846. Ce journal signale (18 octobre 1843 et 21 avril 18''i6) ime courte allocution du Père à la portée des plus simples, faite, le 12 octobre 1843, dans l'église de Salomé (Meurthe); et une autre, à Molsheim, avant la confirmation que M?' l'évêque de Strasbourg devait administrer dans la chapelle des religieuses de la congrégation de Molsheim.

2 D'après le même journal, loc. cit. Nous ajoutons à cette analyse les souvenirs d'un auditeur, qui nous ont été commu- niqués par M. Monier, supérieur du séminaire de l'Institut ca- tholique.

L'orateur a traduit ainsi le texte : Beatus, etc. : « Bienheu- reux celui qui a l'intelligence du pauvre! »

SLK LE MYSTERE DE LA rAUVHETK 235

ces paroles du Psalmiste : Bealus qui intcUigil super egenum et pauperem, et pour sujet le mystère de la pauvreté.

« I. La pauvreté est un des plus grands mys- tères de l'état social : le monde s'efforce de le pénétrer pour y porter remède, mais n'en ayant pas l'intel- ligence, ses efforts sont en pure perte, et les moyens qu'il emploie ne peuvent réussir à fermer cette plaie, toujours aussi vive depuis six mille ans.

« Aucune nation n'a fait plus que l'Angleterre pour arriver à la solution de cette grande question d'éco- nomie sociale, et pourtant, malgré les deux cents millions formant le total effrayant de la taxe des pauvres, nulle part plus que de l'autre côté de la Manche la misère ne se présente aux yeux de l'ob- servateur sous des caractères hideux et avilissants pour l'espèce humaine.

« La France a pris une autre route. Il y a à peine un demi siècle, les réformateurs sociaux ont dit pour anéantir le paupérisme : « Il faut diviser la propriété « le plus possible; il faut anéantir les substitutions,

Dans la première partie il a développé celle pensée : d'ordi- naire le riche méprise le pauvre.

1" Presque toujours le riche ne voit dans le pauvre qu'un obstacle qui empêche sa marche en avant. Il ressemble à un homme qui, traversant un fourré et voulant aller droit devant lui , écarte » avec sa baguette » les branches qui le gênent.

Trop souvent le pauvre n'esl pour le riche qu'un outil dont il se sert pour arriver à ses fins. A cette idée se ratta- chent ces belles et énergiques paroles : " ... Mais le bœuf lui- même qui laboure vos champs, s'il pouvait savoir avec quel mépris vous le traitez, ffaîis un accès de raison, il vous foulerait aux pic Is... »

236 SERMON

« les majorais; il faut que tous les enfants aient une « part égale à la succession paternelle. » Tout cela a été fait, et cependant le paupérisme est à nos portes. Les systèmes se multiplient pour y remédier, et chacun aperçoit dans le lointain l'on ne sait quelle révolution sociale portant l'inquiétude dans tous les cœurs. Car, il ne faut pas se faire illusion, les révo- lutions politiques et religieuses ont fait leur temps, les révolutions sociales seules nous menacent. Le siècle donc n'a pas l'intelligence de la pauvreté , il ne peut en sonder le mystère.

« 11. Le christianisme seul a cette intelligence: le christianisme seul peut y porter remède. En effet, cette pauvreté, cette misère qui pour l'humanité est le plus grand, le plus effrayant des maux, est consi- dérée par le chrétien sous un tout autre point de vue, le divin législateur l'ayant mise au nombre des béatitudes quand il a dit : Bienheureux les pauvres' de gré! Sous la loi chrétienne, en effet, le riche peut, au ^ sein même de la fortune, être véritablement pauvre de cœur. Il sait que les richesses sont le plus grand obstacle au salut; il se garde donc de se lais- ser enfler par l'orgueil; mais, comprenant le mystère de la pauvreté, il met son bonheur à soulager ses frères souffrants. En un mot, la pauvreté dans la société chrétienne est l'arôme qui empêche la richesse de se corrompre et de dégénérer en un égoïsme odieux.

« De son côté , le pauvre , soutenu par l'espoir de la vie future, accepte l'état il a plu à Dieu de le placer; le pauvre est croyant parce qu'il est pauvre,

SUR LE SERVICE l'L'BLIC DANS LA SOCIÉTÉ CORÉTIENNE 237

parce qu'il sent qu'il n'est pas possible qu'un Dieu bon, un Dieu juste , l'ait créé uniquement pour lan- guir sur celte terre dans la position la plus malheu- reuse, tandis que le riche orgueilleux est naturel- lement incrédule, car, aspirant à la puissance, il est en quelque sorte jaloux de la puissance de Dieu même. Malheur donc à ceux qui cherchent à arra- cher au pauvre la foi , sa seule consolation !

«... Messieurs , vous m'avez choisi pour vous faire entendre la voix de la vérité, je vous en remercie. Maintenant l'Église n'a plus de richesses, le château est pauvre, c'est le commerce qui est dépositaire de la fortune publique; c'est au commerce à comprendre le mystère de la pauvreté pour la soulager... »

SUR LE SERVICE PUBLIC DANS LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE

Prêché, pour l'œuvre des Ecoles chrétiennes, à la cathédrale de Nancy, le 25 octobre 1846.

ANALYSE 1

I. Toute société, dès le principe, a dij organiser pour s'administrer un service public humain; la société chrétienne a aussi son service public.

II. Entre le service public humain et le service public chrétien , il existe une grande différence.

L'orateur, développant ces deux propositions, a

* Espérance de Nancy.

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montré les nations les plus anciennes , monarchies , républiques ou oligarchies, assises sur la base gé- nérale du service public. De l'organisation de la magistrature, de l'armée, etc.. Quoique nécessai- rement rétribué, le service public humain a pourtant été dans tous les siècles l'occasion des plus beaux dévouementseldesplussublimes sacrifices. L'homme, en effet, véritablement animé de l'amour de la patrie, ne se borne pas à remplir strictement les fonctions qui lui sont confiées d'après la manière dont ses services sont reconnus par l'État. Voyez le soldat, personne n'est moins rétribué que lui , et personne cependant n'est plus prêt, à toute heure, au plus grand des sacrifices , à celui de son sang.

Mais quelque riches qu'aient été les plus puis- santes des nations de la terre, elles n'ont jamais pu organiser ni rétribuer un service public capable de répondre à tous les besoins de la société. Supposez une nation qui disposerait de toutes les richesses du monde, elle n'y réussirait pas encore.

Ce que l'antiquité païenne n'a pu faire, le chris- tianisme, lui, l'a fait. Et comment a-t-il pu y par- venir? En mettant en honneur ce que jusqu'alors on avait regardé comme le comble du malheur et de l'opprobre : la pauvreté,.. Oui, l'esprit de pauvreté a produit les merveilles que n'avaient pu jamais réa- liser les nations les plus opulentes. C'est cet esprit, joint à l'obéissance et à la chasteté, qui a créé les ordres religieux, le clergé si dévoué et qui pourtant coûte si peu à l'État , et dans ces derniers temps ces Frères des Écoles chrétiennes, ne demandant pour

SUR LE SERVICE PIBMC DANS LA SOCIÉTÉ CIIUÉTIEXNE 239

remplir, avec une sublime abnégation , les devoirs imposés par leur vocation, que de recevoir tout juste de quoi ne pas mourir de faim...

11 faudrait une analyse beaucoup plus étendue pour donner une idée de ce discours, dont nous venons d'esquisser seulement les points fondamen- taux. L'éloquent dominicain s'y est montré, comme toujours, non seulement orateur chrétien, mais éco- nomiste profond... Nous regrettons vivement de ne pouvoir retracer ici le magnifique tableau de la chasteté et l'éloge des modestes disciples du bien- heureux de la Salle. Il a montré coannent avec des vertus si opposées en apparence aux penchants de l'humanité, le christianisme a su créer des institu- tions nécessaires à son bonheur sur celte terre; comment seul il pouvait résoudre les questions sur lesquelles pâlissent nos publicistes sans parvenir à leur trouver une solution... « Il faudra bien, a-t-il dit en terminant, qu'on arrive à reconnaître cette vérité dont nos dissensions retardent seules le triomphe. Mais les discussions disparaîtront devant l'évidence, et un jour viendra tous les hommes, oubliniil les opinions qui les divisent, s'embrasse- ront au pied de la Croix... »

•24U SERMON

SUR LA PRÉDESTINATION DE SAINTE MADELEINE ET SOR LES CAUSES DE CETTE PRÉDESTLXATION

Prêché à Saint-Sulpice, le 28 janvier 1847, en faveur de l'Asile- Ouvroir, fondé en 1839 par le baron de Gérando.

NOTICE

Le P. Lacordaire avait écrit le l*"" novembre 1845 à M"^® Swetchine : « ... Mon intention est d'accorder le sermon de charité à M. de Gérando, mais seulement pour l'année 1847 : cela n'est pas possible pour le présent hiver... »

V Univers du 26 janvier 1847 annonça ce sermon en disant que cet asile- ouvroir « depuis sept années avait sauvé de la misère et de ses dangers près de 800 jeunes filles convalescentes à leur sortie des hôpitaux... »

M. de Gérando, président actuel de l'œuvre, nous a raconté qu'étant allé remercier l'orateur, au nom de son père, il le pria de lui communiquer au moins l'analyse du discours prononcé : « Je le voudrais bien, lui répondit le P. Lacordaire en souriant, mais cela n'est pas pos- sible; je compte m'en servir dans d'autres occasions qui ne manqueront pas de se présenter. »

TEXTE*

Remittuntur ei peccata multa qno- niam dilcxit mullum.

« Beaucoup de péchés lui sont reniiâ parce qu'elle a beaucoup aimé. »

(S. Luc, vn, 47.)

Mes Frères, l'Ancien Testament nous a conservé la mémoire d'un grand nombre de femmes illustres :

* Publié par la Trihime sacrée, juin 1849,

SUR LA PRÉDESTINATION DE SAINTE MADELEINE 241

Eve, la mère de tous les hommes; Sara, Rebecca, Rachel, épouses des premiers patriarches de la fa- mille hébraïque; Débora, qui gouverna le peuple de Dieu; Ruth, qui abandonna sa patrie pour suivre sa belle-mère; Judith, qui délivra Jérusalem des inva- sions d'un ennemi formidable; Esther, qui sauva son peuple dans la captivité; Susanne, qui exposa sa vie pour sauver son innocence devant Dieu; et enfin, cette mère des Machabées , qui couronne toute l'an- tiquité sacrée, et qui non seulement donna sa vie, mais la vie de ses enfants, préférant le salut de leur âme au salut temporel de la vie présente.

En échange de toutes ces gloires de l'Ancien Tes- tament, le Nouveau ne nous en offre que deux: la gloire de la bienheureuse Mère de Notre-Seigneur, et la gloire de la pécheresse Marie Madeleine. Nous ne trouvons pas dans les saintes pages de l'Évangile d'autres femmes célèbres qui aient été proposées à notre admiration et à notre méditation. J'ai choisi Marie Madeleine, parce que vous êtes réunis pour une œuvre qui est relative à des fautes que cette femme héroïque, tant pardonnée et tant honorée, avait commises ; parce que vous avez besoin de com- prendre cette œuvre et de savoir ce que vous faites à la suite de Jésus-Christ, en préparant des secours à cette race d'àmes perdues qui, depuis le commence- ment du monde jusqu'à Notre-Seigneur, et depuis Notre-Seigneur jusqu'à aujourd'hui, ne cesse de ten- dre des pièges, en quelque sorte, à la miséricorde de Dieu, et qui, voulant surpasser par la grandeur de leurs crimes cette miséricorde, ont trouvé cependant 1 16

242 * SERMON

qu'elle était supérieure à tous les efforts qu'elles fai- saient pour la détruire.

Mon dessein est d'examiner devant vous qu'elle a été la prédestination de Marie Madeleine, quelles sont les prérogatives que Dieu, que Notre- Seigneur lui ont accordées; et, en second lieu, de rechercher la cause de cette prédestination.

I. Ce à quoi nous faisons le plus d'attention, c'est à choisir ceux avec lesquels nous désirons passer notre vie. Cette vie est courte, elle est pleine de mi- sères et d'ennuis, et une des plus grandes conso- lations qui nous sont permises, est de choisir les compagnons de notre pèlerinage. C'est en dehors des liens mêmes de la parenté que trop souvent nous satisfaisons notre cœur, en discernant des âmes qui nous plaisent, qui vont à la nôtre, à qui nous don- nons notre confiance , à qui nous exposons nos peines, nos incertitudes. Le choix de nos amis, de ceux qui nous sont familiers, voilà certainement l'un de nos plus grands soins, et c'est l'un des plus rares bonheurs quand nous savons bien choisir.

Jésus- Christ n'était pas exempt de ce besoin. Il était faible comme nous, il était petit comme nous, il avait à traverser de trisl s jours et de laborieuses difficultés; il lui fallait des amis, il lui fallait des compagnons de tous ses jours. Et non seulement il a voulu des apôtres capables d'annoncer avec lui sa parole, non seulement il a voulu des martyrs capa- bles de donner leur sang pour lui , mais encore il a voulu choisir parmi les urnes qui étaient autour de lui un certain nombre de femmes dignes de le

SUK LA PRÉDESTINATION DE SAiNTE MADELEINE 243

comprendre, de le servir, de le voir et de l'cnlendre chaque jour. 11 est marqué expressément que lors- qu'il commença sa mission, il avait fait ce choix, car l'Évangéliste dit : El il arriva que désormais la vie publique de Jésus-Ckrisl étant commencée, il allait à travers les villes et les campagnes, évangélisant et annonçant la loi de Dieu, et les douze apôtres étaient avec lui, et quelques femmes. Et l'Évangéliste ajoulc immédialement : iyarift quœ vocatur Magdalena, etc., Marie , qui est appelée Madeleine, etc.

Elle est nommée la première , non pas la seule , mais la première, parce que, parmi toutes celles nom- mées, elle est la seule qui soit arrivée à lillustraLion et à la popularité ! Ainsi elle accompagnait Notre- Seigneur, elle était à cùté de lui, elle entendait ses paroles à tout instant; elle le voyait au milieu de sesapùlres, dans ses miracles, enfin, dans cette inti- mité que les évangélistes eux-mêmes n'ont pas pu prendre. Ah 1 mes Frères, si Notre-Seigneur pouvait ressusciter; si, au milieu de la vanité et de l'affaiblis- semeat de notre temps, il pouvait reprendre et choi- sir parmi nous des compagnons et des amis, combien n'envierions-nous pas cette prérogative, ce privilège, cette gloire, cette consolation, cette force! Marie Madeleine avait été choisie; elle a été choisie la pre- mière entre toutes , et c'est pour cela qu'elle est la plus illustre.

Mais que faisaient-elles, ces saintes femmes? A cette prérogative de la familiarité divine , quel office était-il attaché? Elles servaient Notre-Scigneur : Mi- nistrabant ei. Elles le servaient ! Il n'est pas dit que

244 SERMON

les apôtres servaient le Christ ; cela, à moins que ma mémoire ne me trompe beaucoup, n'a été dit que des saintes femmes et de Marie Madeleine. Notre-Sei- gneur était servi par la parole des apôtres, mais c'é- tait là le service évangélique. Il voulait être servi , dans la vie domestique et intime, par ces saintes femmes qui l'accompagnaient.

Cela peut vous paraître singulier, et cependant jamais, par ses plus cruels ennemis, la sainte et sa- crée pureté de Notre- Seigneur n'a été même me- nacée de loin. Il est apparu si grand dans sa pureté, que c'est le seul point de sa vie que tout le passé en- nemi ait respecté, et que, ni dans l'antiquité ni au- jourd'hui, un seul mot d'aucune plume n'est tombé sur son front virginal et divin! On n'a rien épargné, on a tout dit contre lui , excepté cela ; il a couvert ses rapports de la magnanimité sublime de sa vertu, et les apôtres ont dit ce qui s'était passé, sans même chercher à voiler ou à diminuer leurs expressions.

Et comment les saintes femmes le servaient-elles ? Elles le servaient de facultatibus suis, de leurs fa- cultés , c'est-à-dire de leurs ressources temporelles ! Noire-Seigneur n'avait point de patrimoine. Il était fils d'un artisan, il ne possédait rien, il avait aban- donné les ressources du travail ordinaire pour le tra- vail évangélique; il était juste qu'il fût servi des ressources des autres. De qui les recevait-il, ces ressources ? De ces saintes et héroïques femmes , et par elles de ce qui n'est pas, pour ainsi dire, du patri- moine libre, puisque partout la femme est sous la puissance de son mari. Mais la foi, la piété, la sain-

SUR LA PRÉDESTINATION DE SAINTE MADELEINE 245

teté, le sentiment, la modestie, la générosité, tant de vertus qui vous sont familières, formaient le pa- trimoine où Jésus-Christ puisait de préférence à tout; et voilà pourquoi il les avait choisies pour être, s'il m'est permis de me servir de cette expression , son budget de ce temps-là. Et celte règle de vivre parmi les fidèles , c'est la vraie règle , c'est la vraie nourri- ture de l'Église; elle n'en a jamais voulu d'autre, elle n'en veut point d'autre aujourd'hui. Car, mes Frères, ne croyez pas que maintenant la subsistance du Christ, celle de son Église, soit autrement assurée qu'elle ne l'était alors, qu'elle ne l'a été toujours. Si ce que nous appelons l'État fournit aux principaux besoins de l'Église de France , ne croyez pas que ce soit un salaire, et que nous l'acceptions comme le salaire d'une fonction, et d'une fonction qui serait rétribuée par des mains dont la foi et la pureté ne nous seraient pas connues; non! Nous acceptons des mains de l'État la rente des anciens biens de l'É- glise venus de la main des fidèles. L'État, dans des jours néfastes, a conquis, pour me servir du mot le plus doux, les propriétés de la sainte Église, et, quand l'heure de la réparation est arrivée, la munifi- cence chrétienne ayant fait remise à l'État de cette conquête, l'a obligé d'acquitter, dans une certaine proportion , la rente de ses biens primitifs. Voilà notre rélrihution ! Jamais l'Église, ni le Christ, ni leurs ministres n'ont accepté de salaire comme fonc- tionnaires, si juste que cela soit, parce qu'ils ne sont pas des fonctionnaires de l'ordre humain, mais des fonctionnaires de l'ordre divin, et qu'étant fonction-

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naires de l'ordre divin , ce n'est pas le trésor de la chose publique qui les paye , c'est le trésor du ciel , c'est-à-dire la charité.

Et voilà ce que faisaient les saintes femmes ! Par les trésors de la charité, elles nourrissaient le Christ et l'Église primitive; et Marie Madeleine était ap- pelée par-dessus les autres à cette première prérotra- tive d'être de la familiaritt' du Christ, d'être de son service et de pourvoir à sa subsistance temporelle !

Une seconde prérogative lui a été accordée. Notre- Seigneur, si prodigue de miracles, a été avare sur- tout d'une sorte de prodiges , je veux dire de ce pro- dige qui fait violence à la vie et à la mort, qui tire du tombeau, qui appelle celui qui n'est plus et lui dit de revivre ! Il n'a opéré le miracle de la résurrection que dans trois cas, et chaque fois pour satisfaire à un grand sentiment de la nature humaine. La pre- mière fois, en ressuscitant la fille de Joïre, en ren- dant une fille à son père; la seconde fois, en ressus- citant le fils de la veuve de Na'ùn, en rendant un fils à sa mère ! Et voyez la délicatesse : au père, la fille; à la mère, le fils! Vous connaissez ces linéaments subtils de l'amour; vous savez distinguer en quelque sorte l'amour lui-même ne peut pas distin- guer; vous savez, avec la puissance de son regard , discerner qu'il valait mieux ressusciter une fille pour son père et un fils pour sa mère! Mais il y avait un troisième sentiment qu'il voulut consacrer, c'est le sentiment fraternel.

Deux frères, un frère et une sœur, quel lien plus charmant ! quelle affection plus naturelle entre deux

SUR LA PRÉDESTINATION DE SAINTE MADELEINE 247

âmes sorties de la même source, nourries au même foyer, lorsqu'elles ont le bonheur de ne pas cher- cher en dehors les satisfactions de l'amitié, mais de les puiser dans les liens du sang, la nature et Dieu l'ont mise comme à plaisir! Eh bien! Jésus- Christ a ressuscité un frère, Lazare, le frère de Marthe et de Marie Madeleine, car, bien que le point soit discuté, j'admets avec l'Église romaine et avec la tradition que Marthe, Marie Madeleine et Lazare étaient d'une famille unique. Il a donc ressuscité le frère de Marie Madeleine; il a fait pour elle un de ces miracles qu'il n'a opérés que trois fois. C'a été la seconde prérogative de Madeleine.

Il en est une troisième qu'elle n'a partagée avec personne, et qui est bien autrement importante. Et ici j'avoue que ma parole hésite; j'ai besoin de m'en- tourer de ([uelque précaution pour que vous écouliez la parole que j'ai à vous dire avec toute la sim- plicité, avec tout le respect, avec toute la sainteté avec lesquels elle doit être accueillie.

Notre-Seigneur, la sainteté même, la pureté di- vine! eh bien! il a voulu, et deux fois seulement dans sa vie, il a voulu que îa main d'une femme le touchât ! Et c'est Marie Madeleine qui , ces deux fois, elle seule entre toutes les autres, a eu cet insi- gne honneur. Ce sont deux mémorables histoires; donnons-nous le plaisir de vous les raconter.

La i>remière fois donc, Jésus-Christ étant assis à un banquet, il vint une femme que l'Écriture définit : Une femme qui c'tail une pécheresse dans la cité ! Et abordant Notre-Seigneur elle se mit à ses pieds, y

248 SERMON

répandit des larmes et des parfums , et essuya ses pieds divins embaumés par elle, plus encore de sa charité que de ses parfums ! Tout le monde, tous les hommes humains de ce temps-là furent scandalisés, et celui qui avait invité Notre-Seigneur se dit en lui- même : Mais si celui-là était un 'prophète , il saurait quelle est la femme qui le touche; il saurait que c'est une pe'cheresse ! Sur quoi Notre-Seigneur, qui lisait dans son âme, lui adressa la parole en ces termes: Simon, j'ai quelque chose à te dire. Simon répondit : Maître, dites. Jésus-Christ lui dit : // y avait un homme à qui un autre devait cent deniers, et un se- cond débiteur lui en devait cinquante; le créancier a remis la somme à tous les deux: quel est celui qui l'aime le plus? Simon répondit: Mais c'est celui à qui il a remis davantage. El Notre-Seigneur répli- qua : Tu as bien répondu, Simon. Tu vois cette femme? Quand je suis entrée dans ta maison, tu ne m'as pas donné d'eau pour me laver les pieds, et celle-ci n'a fait que laver mes pieds avec ses larmes depuis qu'elle est entrée. Quand je suis entré , tu ne m'as pas baisé au visage pour me recevoir, et celle- ci ne fait que baiser mes pieds ; tu n'as pas répandu de parfums sur ma tête pour m'honorer, et celle-ci ne fait que répandre sur mes pieds des parfums pré- cieux. C'est pourquoi je te dis : Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé. Et il ajouta : Femme, vos péchés vous so7it remis.

Voilà en quelle occasion une main humaine a tou- ché la première fois la chair plus que virginale de Notre-Seigneur.

SUR LA PRÉDESTINATION DE SAINTE MADELEINE 249

Une autre fois, étant près d'entrer à Jérusalem, l'avant-veille de sa mort, Marie Madeleine, dans un banquet, verse encore sur sa tête et sur ses pieds de nouveaux parfums. Lorsque les disciples remarquè- rent qu'on aurait pu vendre tous ces parfums pour les donner aux pauvres, Jésus-Christ leur dit ces paroles : Je ne serai pas toujours avec vous: ce que celle-ci a fait, c'est pour honorer ma sépulture; c'est pourquoi cette action sera racontée partout à sa gloire/ C'est ce qui est arrivé. Madeleine répandant des larmes et des parfums sur les pieds de Notre- Seigneur, c'est une histoire populaire, une histoire que toute la terre connaît, que toute la terre res- pecte, et, quand on la raconte, chacun sait que cela fait plaisir à notre cœur.

Enfin, vint le moment Notre-Seigneur devait couronner tous ses bienfaits. Quand il a beaucoup servi les hommes, il lui convient de leur donner en- core sa vie en témoignage de sa probité, de la sincé- rité de son action. C'est une belle chose que de bien vivre, mais c'est la fin qui couronne la vie. En effet, mes Frères, quoique nous ayons agi, quoique nous ayons parlé, quoique nous ayons donné l'aumône, visité le pauvre, il reste à consommer quelque chose dans notre amour- propre si ingénieux, quelque chose de notre personnalité résistant à toutes les vertus, c'est de nous immoler, de donner notre vie, de l'abandon- ner volontairement. Jésus -Christ, notre chef, nous en a donné l'exemple en mourant sur la Croix , afin que son supplice, et son supplice prématuré, étant plus grand que le supplice de tout autre , nous souf-

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frions comme lui, et comme lui nous disions : J'ai une pâque à manger avec vous, et mon âme n'aura pas de repos jusqu'à ce que je l'ai mangée avec vous!

Or, à ce moment les apôtres se débandèrent, Notre-Seigneur était abandonné de tout le monde, qu'est-ce qui se pressait au pied de sa Croix? L'É- vangile le dit : Marie , mère de Jésus , une autre femme appelée Marie, et Marie Madeleine. Cette femme eut donc le quatrième privilège d'assister au pied de la Croix de Notre-Seigneur et de recevoir son sang la première, avec sa Mère, saint Jean et une autre Marie.

Restait le beau moment de la résurrection. Ses tribulations étaient achevées : Notre-Seigneur avait vécu sa vie; il allait ressusciter. Il était arrivé, ce beau moment que nous aurons un jour, lorsque nous planerons par-dessus notre tombeau, et que nous dirons : C'est fini du mal, des épreuves, de la tentation; le corps, ce dernier débris abandonné au mal, ce corps, qui est perdu dans la terre, il va de- venir mon compagnon. Ah ! si cela était possible, à ce moment-là, avec quel soin nous choisirions nos amis, nos compagnons! comme nous voudrions les retrouver pour qu'ils soient les témoins de notre résurrection ! comme le père retrouverait son fils, la sœur son frère, un ami son ami! Car l'homme aura une figure, une physionomie particulière. Quand il faudra nous retrouver dans un corps devenu immor- tel, parfait, subtil, impassible, et cependant se re- connaître, voir que c'est bien soi, qu'on s'est ainsi connu, ainsi aimé, ce sera un beau moment! Et

SDR LA PRÉDESTINATION DE SAINTE MADELEINE 251

nous sentons, dans le plus profond de nos entrailles, tout ce que nous donnerions pour en être les pre- miers témoins.

Eh bien ! Jésus-Christ pouvant choisir celui à qui il apparaîtrait le premier, qui a-t-il choisi? Est-ce sa Mère? Non, non. Est-ce l'apôtre saint Pierre, le chef de son Église, son vicaire sur la terre? Non , non. Qui donc? Écoutez l'Évangile : Il apparut d'a- bord, et la première fois, à Marie Madeleine. Vous connaissez cette touchante histoire. Marie étant ve- nue au tombeau pour embaumer encore une fois Notre-Seigneur, elle trouva le tombeau vide; elle y était retournée, amenant avec elle saint Pierre et saint Jean, qui l'avaient quittée tout émus et incer- tains. Madeleine était restée priant et pleurant, et alors, en se retournant, elle vit quelqu'un. Certes, elle aimait bien Notre-Seigneur, et cependant l'effet de la résurrection , l'effet de la transfiguration de la mort à la vie était si grand, qu'elle ne le reconnut pas. Le prenant pour le jardinier, elle lui dit : Est-ce vous qui l'avez enlevé? Dites-moi il est, je le pren- drai. Et Jésus-Christ, voyant que sa figure exté- rieure ne lui avait pas fait reconnaître son bien-aimé Maître, lui dit : Marie/ et Marie, tombant à ses pieds, répondit: Maître! Et alors Jésus-Christ ajouta : Va trouver mes frères, et dis-lenr que je monte vers mon Père, qui est votre Père, vers mon Dieu, qui est votre Dieu.

Telles sont les cinq prérogatives accordées à Ma- rie Madeleine !

Quelle était donc celle femme? Qu'avait -elle fail

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pour mériter son sort ? Quelle a été la cause de cette singulière prédestination? C'est ce qui me reste à vous dire.

IL— Quelle était cette femme? L'Écriture l'a défi- nie par ces mots : Celait une femme qui était péche- resse dans la cité! Marie Madeleine avait méconnu le sacré ministère de sa vocation. Appelée, comme femme, au ministère de la pudeur, le premier de tous, celui qui est comme l'avant-garde de toutes les vertus , elle l'avait déserté !

Je dis que le ministère de la pudeur est comme l'a- vant-garde du bien, car depuis notre corruption ori- ginelle , nous avons d'infinies précautions à prendre contre nous-mêmes. Une ombre, quelque chose qui passe, un rien, vient saisir notre cœur et le troubler. Il faut que dans le regard de l'homme, dans son geste, dans toute sa tenue, respirent, quoique avec simplicité, une dignité et une majesté qui arrêtent le vice , en lui annonçant que s'il y a un corps et des sens , sujets à de grandes faiblesses , il y a par- dessus une âme généreuse et puissante qui sait ce qu'elle est, qui se connaît, qui se respecte, et dont le rayonnement extérieur , imposant le respect aux autres, est comme un préservatif contre toutes ces conjurations du vice qui veulent franchir toutes les barrières, renverser toutes les vertus, et arriver par l'insolence et l'audace à nous révéler, malgré nous, notre propre et triste infirmité !

Ce ministère de la pudeur, il vous a été confié surtout, Mesdames. L'homme a sa pudeur assu- rément; mais elle inspire plutôt (la crainte que le

SUR LA PRÉDESTINATION DE SAINTE MADELEINE 253

respect. La pudeur de l'homme, c'est une sorte de défiance mâle et sévère, qui contient de la menace, et qui fait que devant le front du vieillard et de l'homme mûr, dignes d'eux-mêmes, limpure jeunesse n'ose pas apprendre à s'émanciper ! Mais vous, Mes- dames, vous savez inspirer le respect, le respect sé- paré de toute crainte , de toute menace. Vous révé- lez la vertu et la présence de l'àme avec une grâce qui attire encore au moment elle éloigne. Et c'est cet admirable mystère de la pudeur que Marie Madeleine avait foulé aux pieds !

Elle avait aussi méprisé le second ministère, le ministère des saintes affections. Car ce n'est pas seulement le ministère du respect qui vous a été confié. L'homme est trop dur, l'homme est trop oc- cupé de soucis ! A mesure que son front blanchit sous l'efîort puissant de la vie, la source des émo- tions simples et naïves se tarit en lui ; il s'affaiblit, il devient un homme public; l'homme public absorbe l'homme privé, et le cœur disparaît dans toutes ces tentatives d'ambition, de pouvoir et de force qui composent la fin et la grande moitié de notre exis- tence. Dieu a formé un réservoir aux affections , mais aux affections saintes, et vous les possédez toutes à la fois. A vous le ministère des affections, mais des saintes affections.

L'affection en elle-même n'est qu'un mouvement du cœur. Pourvu que le cœur aime et qu'on vienne à lui, l'affection est satisfaite. Mais ce n'est pas , en ne considérant que ce point de vue, ce n'est pas une sainte affection. L'affection sainte dont vous

254 SERMON

êtes les ministres et les gardiennes, Mesdames, c'est une affection mêlée de devoirs très profonds, très grands, très essentiels, qui font qu'en même temps que le cœur est satisfait, la vertu est exercée; c'est l'affection de la fille envers ses parents , l'affection de l'épouse envers son mari et envers ses enfanls ; c'est l'affection de la sœur envers le frère ; c'est l'af- fection de l'àme chrétienne, de la femme chrétienne à l'égard de toute misère. Or il y a ceci de par- ticulier : c'est que l'atTection, tout en étant bri- sée et comme amortie, à un certain degré, par le devoir, l'affection prend dans le devoir le caractère d'un office, le caractère d'un sacrifice! Ainsi, Mes- dames, à peine le cœur a-t-il trouvé dans la vie un attachement qui le remplit, que des devoirs sérieux qui dureront quarante, cinquante ans, se présentent et s'enchâssent les uns dans les autres. Dès lors l'af- fection et la vertu ne font plus qu'une seule et même chose, et l'œil ne peut plus discerner dans les conso- lations du cœur le sacrifice et l'héroïsme du dévoue- ment. Le dévouement se pétrit avec l'affection; tous deux forment une sorte de terre nouvelle, chimique- ment inconnue, visible à Dieu seul, un sentiment nouveau, qui fait que le cœur de l'homme , en même temps qu'il est plus heureux , est cependant contraint au dévouement, et présente au Ciel le spectacle de Notre-Seigneur; car tandis que Notre-Seigneur aimait ici-bas si prorondément , il travaillait et rem- plissait un office si merveilleusement propre à amor- tir, à crucifier la nature! Telle est la vérité de la vie I Le reste est ce que nous appelons de l'amour.

SUR LA PRÉDESTINATION DE SAINTE MADELEINE 255

n'est que le cœur sans la vertu, que l'affection sans le dévouement , non , n'est pas la viu !

Madeleine avait cherché l'affection, mais pas dans la vertu. Elle avait cru que l'affection détachée de la vertu était meilleure et préférable, et elle fut entraî- née dans celte corruption qui la conduisit, non seu- lement à être une pécheresse devant Dieu, mais une pécheresse en public; elle foula aux pieds toute espèce de devoir, et ne trouva plus, pour consola- tion, ce débris d'affection auquel elle avait tout sa- crifié. Voilà ce qu'elle était! c'est-à-dire, au fond, ce qu'il y a de plus méprisable sur la terre, une femme sans pudeur, sans vertu, ^uns affection, une femme en qui les derniers traits de la dignité de sa nature avaient complètement disparu; et quand elle vint aux pieds de Notrc-Seigneur, elle était ainsi. Là, aux pieds de Notre-Seigneur, elle fut choisie pour loucher son corps virginal, pour vivre dans sa fami- liarité, pour le servir, pour le soutenir dans sa vie temporelle, pour l'assister au pied de sa Croix, pour être, la première, témoin de sa résurrection. Mais, encore une fois, pourquoi? et d'où vient cet étrange choix qu'avait fait Notre-Seigneur?

Serait-ce que Dieu a voulu nous indiquer par qu'en tout péché il y a de la ressource? Non. Car, enfin, en pardonnant au bon larron sur la Croix, il avait suffisamment rempli cet office de sa prédica- tion ; il avait pardonné à un homme pour un seul mot, pour un seul mouvement de son cœur : cela suffisait pour établir cette vérité. Or il ne pardon- nait pas seulement à Madeleine, il l'élevait au -des-

256 SERMON

SUS de toutes les femmes, excepté la sainte Vierge sa mère; par conséquent ce n'était pas une question de salut, c'était une question de glorification. Et quand je demande pourquoi il a pardonné à Made- leine, ce n'est pas la vraie position des termes, je dois demander pourquoi il a glorifié Madeleine, pourquoi il lui a accordé la glorification de la sain- teté. C'est la question.

Nous en trouverons , si je ne me trompe, le secret dans deux considérations. C'estqu'en pardonnant, en élevant ainsi Marie Madeleine, Notre-Seigneur fai- sait un acte de souveraine miséricorde et de sou- veraine justice.

D'abord, un acte de souveraine miséricorde. C'est qu'à la différence de noue, qui n'aimons que ce qui est bien et beau , il y a en Dieu et en ceux qui sont faits à l'image de Dieu une passion particulière que nous appelons la miséricorde, et qui consiste à aimer pré- cisément ce qui n'est pas bien et ce qui n'est pas beau, en sorte que plus un objet est vil, perdu, dédaigné, plus cette passion que nous appelons la miséricorde se sent soulever et venir vers cet objet abandonné et méprisé de tous.

Humainement, la miséricorde est impossible, et surtout elle est impossible à l'égard du vice. Le monde est plein de vices , mais de vices qui se res- pectent à un certain degré; et quand une fois la barrière qu'il a opposée au vice est franchie, le monde, comme si le vice lui-même en se montrant à nu le déshonorait, le monde, dis-je, éprouve contre lui une sorte de passion furieuse; il ressent le besoin

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de fouler aux pieds ce téméraire qui a osé jeter son lard et se montrer tel qu'il est sur les places pu- bliques. Le monde se sentant atteint par cette vision de lui-même, se retourne contre le vice qui le dé- masque et lui fait ainsi un sanglant outrage , et fei- gnant de se séparer de lui , il veut persuader à la foule qui regarde que lui-même est quelque chose de pur, de saint, aimant le bien, la vérité. Puisqu'il est tellement furieux contre le vice, et qu'il rend contre lui de tels arrêts, n'est-ce pas quelque chose de bien pur et de bien beau que le monde? Voilà le monde; c'est un sépulcre blanchi; mais quand on tire les ossements du tombeau et qu'on les montre au peuple , le monde se retourne et ne veut pas se reconnaître lui-même! 11 déleste donc le vice tombé bas et mis à nu!

Pour Dieu, il en est lout autrement; quand il n'y a plus de ressources, quand tout est perdu, quand une âme est avilie, jamais Dieu n'est plus louché. Il va trouver de pauvres galériens dans leurs cachots; il se plaît aux galères; il y fait des transformations qui le consolent de toutes ces belles apparences des vertus humaines. Quand une âme est ainsi abjecte et abandonnée, c'est presque toujours le moment de la grâce. Or Marie Madeleine était plus que toute autre abandonnée et perdue , et par conséquent Dieu s'est senti porté à faire un acte de souveraine mi- séricorde en l'élevant par-dessus toutes les créa- tures de son sexe, excepté la très sainte Vierge. 11 a voulu porter un défi au monde et prouver que ce que le monde ne trouvait plus bon pour lui était I 17

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encore bon pour Dieu; qu'il y avait des ressources dans sa miséricorde que le monde ne connaît pas; que ce que le monde repousse, Dieu peut en faire un trésor de grâces et de prérogatives particu- lières.

Je dis qu'en second lieu il y a un acte de sou- veraine justice. Oui, un acte de souveraine justice; car, remarquez l'histoire de toutes ces malheureuses âmes. Un jeune homme est fier de sa naissance, il est riche, il est beau, il est lettré; il aies quatre ou cinq dons qui donnent une puissance irrésistible : la magie de la jeunesse, de la beauté, de la richesse, delà naissance et delà distinction de l'esprit. Quand on réunit ces quatre ou cinq choses, il n'est rien qui ne nous cède pour un quart d" heure. Eh bien ! cet enfant illustre est surchargé de grâces, il s'en- nuie! il ne sait que faire de sa personne; Dieu et le monde l'ont tellement comblé que la vie lui est à charge. 11 promène autour de lui ses superbes dé- dains, et avisant, dans des rangs inférieurs, des âmes qui n'ont rien, qui vivent de leur travail, il se fait une sorte de drame du plaisir de perdre ces créatures presque dénuées et qui vivent pieusement sous l'œil de Dieu , séparées de leurs familles, ga- gnant à peine leur pain de chaquejour. Le misérable louche à ces âmes et leur donne le coup que l'on donne à la fleur et qui la fait pencher pour ne se re- lever jamais. Et puis, ce drame d'un instant con- sommé, le lendemain, en s'éveillant, il regarde, il a oublié! 11 ne retrouve que lui-même, jeune, beau, riche, honoré et aimé; il est prêt, le soir, à recom-

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mencer ce qu'il a fait le soir qui a précédé , et prêt encore à oublier le lendemain tous ces crimes qui enchaînent ses jours les uns aux autres! Et quand tout cela s'est passé et répété de la part d'un cer- tain nombre d'hommes , il se forme dans les bas- fonds de l'ordre social une sorte de misère et d'ab- jection dont on ne peut prononcer le nom devant aucune oreille qui se respecte. Et cette masse misé- rable végète! Mais elle n'est que le produit de vos passions à vous riches, à vous jeunes, à vous puis- sants, à vous gens lettrés, qui oubliez tout cela, et qui ne daignez pas môme offrir votre bourse pour payer à ces âmes perdues un lit dans un hôpital, elles meurent, entre Dieu qui les recherche en- core, et le monde, qui les a flétries et abandonnées pour vous!

Eh bien! pour résister à ces abominables séduc- tions de la classe riche de la société, qu'a donc cette pauvre femme? Elle a la faiblesse du sexe, les dons, la facilité des senlimimts, la grâce des affections qui est son ministère, qui est son secret, son trésor, trésor porté dans un vase fragile! Elle a la faiblesse du sexe et son inexpérience; elle a la faiblesse de la pauvreté, elle n'a pas de pain, ou n'a qu'un pain rare et amer; on peut encore, si sa vertu résiste, la prendre par ce côté et l'assiéger par la famine. Elle a l'abandon de sa famille; elle a quitté sa mère, son père, ses frères, ses sœurs, pourquoi? Parce que la faim l'a contrainte de dire adieu à toutes ces choses qui font le bonheur; elle est venue dans cette capitale, mais avec l'espoir qu'on respectera son

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courage, sa jeunesse, son sexe, sa pauvreté, sa fa- mille absente, son abandon!

Voilà ce que vous avez fait, vous, pour ces pau- vres créatures! Et voilà ce que Dieu a fait pour Marie Madeleine, ce qu'il fait encore tous les jours. 11 la prend à lui, il lui permet de le loucher, et il ne le permet qu'à elle seule; elle l'a vu la première dans sa résurrection: puisqu'elle a embaumé son corps, il est juste qu'elle voie la première ce corps glorifié! Voilà ce que vous faites à ces âmes; et voilà ce que Jésus- Christ leur fait tous les jours dans la personne de Marie Madeleine! Jugez le monde et jugez Jésus-Christ!

Maintenant, parmi ces âmes si dignes d'un si grand intérêt et qui présentent à ceux qui les voient, quand une fois elles ont entendu la parole du Maître, un spectacle si doux et si consolant, il en est encore de plus dignes de votre intérêt, et ce sont celles pour lesquelles vous êtes aujourd'hui assemblés. Parmi ces âmes, il en est qui n'ont commis qu'une première faute. Séparées , par la honte, de leurs fa- milles, elles n'ont besoin que d'une main pure et charitable qui leur ouvre la porte du sanctuaire do- mestique; et ce moment de leur vie passé, elles pourraient remplir ce ministère de la pudeur et des saintes affections, qui est le partage de leur sexe. C'est pour ces âmes que M. de Gérando a ouvert un asile; c'est l'œuvre par laquelle il a lerminé sa longue et glorieuse carrière; c'est, dis -je, cette œuvre qui vous est présentée par mon ministère et pour laquelle vous êtes réunis. Il s'agit, au sortir

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des hôpitaux, de fournir à quelques âmes qu'on peut perdre , dont on sait très bien qu'elles n'ont commis qu'une faute, il s'agit de leur fournir quinze jours, trois semaines, un mois d'aliments, le temps d'é- crire à leurs familles, de remettre leur cœur d'une si prolonde secousse, de leur faire oublier à elles- mêmes ce qu'elles ont été, et par le spectacle de Marie Madeleine, de les toucher du même repentir afin qu'elles reçoivent les mêmes consolations. Ce sont ces âmes auxquelles vous allez faire l'aumône! Eh bien! il en est peu d'entre vous qui n'aient des fils et des frères pour qui elles prient chaque jour. Vous demandez à Dieu de les soutenir dans cette pureté, dans ce respect de soi-même sans les- quels la foi fait bientôt un triste naufrage. Or le meilleur moyen que vous pourrez employer pour être favorables à ces fils bien -aimés, à ces frères chéris, c'est de payer votre tribut d'expiation. Ver- sez cette obole expiatrice, et peut-être ce fils qui va vous échapper, ce frère qui va se corrompre, écou- tera la voix de Dieu et sera retenu sur le bord de l'abîme ; et alors il vous sera donné d'entendre cette parole de Jésus-Christ : Beaucoup de péchés seront pardonnes à vos fils et à vos frères, parce que vous- mêmes vous avez pardonné beaucoup, vous avez aimé beaucoup.

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SUR LA DÉVOTION AU SACRÉ CŒUR

Prêché à Saint-Roch, le 10 février 1847, pour l'érection, à Moulins, de la première église du sacré Cœur en France.

TEXTE *

Mes Frères ,

Nous sommes réunis pour contribuer à l'érection de la première église de France qui ait été dédiée au sacré Cœur de Notre -Seigneur. La question est donc de savoir quel est l'intérêt qui s'attache à cette œuvre; de savoir si elle n'est autre chose pour nous que l'édification d'une église ordinaire, ou bien si nous devons y attacher un sens plus étendu et plus profond, qui exige, par conséquent, de notre piété un concours plus dévoué et plus considérable. Or, pour que nous puissions en juger, il est nécessaire que nous appréciions la dévotion au sacré Cœur de Notre-Seigneur, et nous ne pouvons évidemment le faire qu'en examinant d'abord ce que c'est que la dévotion dans le Christianisme. Je m'occuperai donc dans une première partie de la dévotion chrétienne en général , et, dans une seconde partie , de la dévo- tion au sacré Cœur de Notre-Seigneur.

I. Trois choses constituent la vie chrétienne : les mœurs, les sacrements et les dévotions.

1 Publié par la Tribune sacrée, mai 1847.

Voir dans VUnivei^s du 7 février 1847 l'annonce de celte assemblée de charité. L'église du Sacré-Cœur de Moulins a été consacrée par Mp de Dreux-Brézé, le 17 octobre 1881.

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SUR LA DÉVOTION AD SACRÉ CCEUR 263

Les mœurs sont le travail que nous faisons au dedans de nous-mêmes pour rétablir dans notre être la ressemblance avec Dieu, selon laquelle nous avons été créés, et d'où nous sommes déchus par la faute de nos premiers parents. Dieu est notre mo- dèle. Si loin que nous soyons placés de lui par notre petitesse apparente, cependant il est vrai de dire que par notre âme unie à notre corps, nous sommes à l'image et à la ressemblance de Dieu. Et encore qu'il nous fût difficile de l'établir humaine- ment, par la raison, nous, Chrétiens, nous nous soucierions très peu de cette impuissance la raison nous laisserait; appuyés sur les saintes Écritures et sur les communications habituelles que nous avons avec Dieu, nous comprendrions, par le ministère de ses créatures, et par ce qui se passe plus ou moins au dedans de nous, que cette image est réelle, véritable, et qu'elle doit servir de base à toute l'activité de notre existence.

Cette image sacrée, elle est, non pas détruite en nous, mais altérée; elle a été altérée volontaire- ment par ce que nous appelons le péché, c'est-à-dire par une prévarication de notre volonté libre qui nous a fait préférer un ordre de choses indigne de nous, à cet ordre sublime et infini (jui était notre principe et qui est notre fin! Et, Chrétiens, nous travaillons tous les jours à restaurer cet ordre affaibli, altéré , défiguré; tous les jours , depuis le premier moment de notre carrière jusqu'à celui la mort viendra nous saisir et nous accabler une dernière fois dans les tribulations, nous ne travaillons qu'à rétablir

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cette sainte image , non seulement dans notre âme , mais encore dans la physionomie extérieure de notre être. En sorte qu'en nous voyant, l'homme, le ra- tionaliste lui-même, révère notre auteur; à la suite de nos actions , à la générosité de ce que nous fai- sons, il est forcé de reconnaître que quelque chose de divin est descendu sur nous, nous couvre, nous embrasse, nous transfigure incessamment.

Mais comment rétablir cette ressemblance glo- rieuse avec Dieu? Par la ressemblance de nos pen- sées avec les siennes , par la ressemblance de nos actions avec les siennes , par la ressemblance même de notre existence avec la sienne, en la purifiant avec les moyens qu'il nous a donnés. Or tous ces moyens, penser comme Dieu, agir comme Dieu, se trans- substantier en Dieu, en travaillant non seulement sur les actes, mais sur les substances qui les portent, tout cela aboutit à un terme extrême, sans lequel ce que je viens de dire ne servirait de rien, à l'amour de Dieu! Car la fin de la foi qui nous donne les mêmes pensées que Dieu, la fin de l'observance des commandements qui nous fait agir comme Dieu, la fin de toute l'action intime de Dieu sur nous qui fait que nous nous purifions et que nous lui ressemblons de plus en plus, tout cela n'est rien, si nous n'a- vons pas l'amour, comme le dit énergiquement saint Paul. Quand je parlerais, dit-il dans un passage fa- meux, quand je parlerais toutes les langues des anges et des hommes , quand je connaîtrais tous les mys- tères, quand je donnerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien ! Nihil sumf

STTR LA DÉVOTION AU SACRÉ COEUR 263

La charité, l'amour de Dieu , et des hommes en Dieu, c'est tous les commandements, toute la loi, on vous l'a dit cent fois; c'est en même temps l'ac- complissement et la fin de toutelavie chrétienne: La fin de tous les préceptes, c'est la charité dans un cœur pur.

Or il est bien difficile d'aimer Dieu. Hôlas! nous avons de la peine à aimer les hommes, que nous voyons, les créatures les mieux douées. Celles qui nous saisissent par l'éclat de leurs dons, celles-là mêmes, elles retiennent à peine un jour ou deux notre puissance affective; puis l'ennui, la froideur, le désenchantement ne tardent pas à paraître; et ainsi, ce qui est vivant, ce qui est notre propre corps et notre propre sang , ce qui nous touche de si près, c'est à peine, en de rares moments de notre vie, si nous pouvons sentir pour cela cet embrase- ment, cette affection que nous nommons la charité ou l'amour, en prenant ce mot dans un sens sacré.

Que sera-ce donc d'aimer Dieu, qu'on ne voit pas? que sera-ce de chercher h ressembler à un être que nous ne trouvons nulle part, qui n'apparaît ni à notre imagination, ni à nos sens, ni à la pointe la plus subtile de notre esprit. Comment, errant à tra- vers ces profondes solitudes, montant aussi haut que nous pouvons atteindre, descendant aussi bas que nous pouvons descendre, comment saisirons- nous une ombre, un vestige de cette substance adorable qui doit nous ravir et faire de nous plus qu'une créature, plus que nous-mêmes? Comment ce mystère va-t-il s'accomplir? On n'aime que ses

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semblables; nous avons perdu notre similitude avec Dieu, nous l'avons perdue ou du moins tellement altérée, qu'elle est comme perdue. Qui réparera les ruines de notre nature? qui rétablira les traits si profondément altérés de notre ressemblance pre- mièro? Le miracle s'est accompli. Notre-Seigneur Jésus-Christ s'est rendu visible afin de nous donner les moyens de voir et d'entendre au moins une pa- role sortir non simplement de l'homme, mais des profondeurs de la divinité elle-même : en sorte que nous n'avons plus été purifiés seulement par les œuvres de notre âme, mais encore par la person- nalité de Jésus-Christ. En voyant, en entendant Jésus-Christ dans l'Évangile, c'est Dieu lui-même que nous voyons, que nous entendons; et c'est sa perfection qui , apparaissant à travers les voiles de son humanité, nous ravit à nous-mêmes et nous élève vers lui.

Jésus-Christ, en nous quittant, a laissé sa vertu, sa force d'assimilation avec nous , et par elle il nous a unis avec Dieu ; il l'a laissée dans ce que nous ap- pelons les sacrements, qui sont le second élément de la vie chrétienne.

A peine nés, on nous verse une eau sainte sur le front, et cette eau, par une mystérieuse correspon- dance avec notre âme, y produit la similitude divine, au moins en germe. Puis d'autres sacrements vien- nent, quand notre âge est plus mûr, nous asseoir sur ce fondement de la vie chrétienne. Le sacre- ment de pénitence nous purifie si nous avons eu le malheur d'être souillés; il en est ainsi des autres. Et

SUR LA DÉVOTION AD SACRÉ CŒUR 267

de même que rameur de Dieu est le terme de toutes les mœurs chrétiennes, le sacrement de l'amour est aussi le terme, le plus haut point de tous les sacre- ments. C'est dans l'Eucharistie, appelé de ce beau nom de sacrement de l'amour, que nous communi- quons de plus près avec Jésus- Christ, avec son corps, avec son sang, avec son âme, avec sa divi- nité, avec la plénitude de tout ce qu'il est humaine- ment et divinement. Et ainsi , comme l'amour de Dieu est le terme des mœurs chrétiennes, le sacre- ment de l'amour est le terme de cette seconde opé- ration de notre vie que nous appelons les sacre- ments.

Est-ce tout? Dans lavie chrétienne n'y a-l-il plus rien au delà? Vous me prévenez, et vous savez, comme nous l'avons annoncé, du reste, qu'il y a en- core les dévotions. Qu'est-ce à dire?

C'est-à-dire que quand on aime, il y a une impos- sibilité naturelle de ne pas exprimer son amour. L'amour s'exprime par des pratiques, malgré lui; il s'exprime pour se conserver, il s'exprime pour s'aug- menter, pour agir de lui-même. Par exemple, si un fils ne baisait jamais pieusement la main de sa mère; si dans son regard, dans ses gestes, dans toute sa conduite, il n'y avait pas comme un culte de la ma- ternité en lui , quelque lien profond que ce rapport de la mère à l'enfant produise de soi, cet amour filial s'éteindrait dans une sorte d'inanition; non seulement il ne s'augmenterait pas, mais il ne se conserverait pas. 11 faut, et c'est le charme de notre vie quand nous vivons avec des êtres que nous ai-

268 SERMON

mons, il faut qu'à chaque instant la parole ait un écho, le mouvement des lèvres uu certain pli, le regard des yeux une certaine puissance, les gestes une certaine expression qui révèle à quelqu'un qui est à côté de nous que nous l'aimons et que nous sommes contents d'être à côté de lui! Fissions- nous des eiïorts pour nous empêcher de produire ce culte des dévolions naturelles , nous n'en viendrions pas à bout, et à son absence nous reconnaîtrions que nous n'aimons plus. C'est la conservation des affections vraies et pieuses, quoique naturelles, c'est aussi leur augmentation, leur accroissement.

Qu'est-ce qui nous rend, à la longue, une per- sonne si chère, si aimable, si précieuse? Hélas! ce n'est pas toujours d'avoir fait pour elle de très grands sacrifices; car, malheureusement, dans la vie ces occasions sont rares, et, quand elles se présen- tent, on trouve peu de personnes qui sachent les saisir; c'est d'avoir fait pendant dix ans, pendant vingt ans, une suite d'actes presque insaisissables. Dans un cours d'eau, il n'y a que des gouttes qui suivent d'autres gouttes, mais toutes ensemble, à l'entrée de l'Océan, forment quelque chose d'inta- rissable, de majestueux, que nous appelons un fleuve. Il en est de même du cours des affections; ce ne sont que des gouttes d'eau , toutes sorties de notre cœur, par tous nos pores , mais elles ont formé un fleuve, un océan qui est sur notre poi- trine, qui y pèse de tout son poids, et qui fait que nous tressaillons de nous sentir invinciblement atta- chés à cet être que nous ne pouvons pas définir, tant

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il nous paraît invisible, insaisissable, impalpable.

Non seulement c'est l'augmentation de l'amour, c'en est aussi la jouissance. En eiïet, comment jouis- sons-nous les uns des autres? Qu'est-'e que jouir les uns des autres, sinon nous donner à chaque ins- tant, dans la mesure de nos relations, de notre cœur, toutes ces marques d'affeclion, de dévoue- ment, de tendresse? Évidemment, c'est le soutien, la récompense de l'amour; c'en est la force vive, mais c'en est encore la jouissance. Car si on nous disait d'aimer sans donner ni recevoir ces marques de notre attachement, nous croirions qu'on veut nous demander le sacrifice, sans nous otTrir en môme temps la récompense. Ainsi, chose admirable! en même temps que nous donnons, nous recevons, et cet amour qui naît de nos regards, de nos pa- roles, de nos gestes, de toutes nos marques d'es- time et de tendresse, il retombe sur nous et y pro- duit un fruit délicieux, aussi bien pour nous que pour autrui; en sorte que, dans l'affection, donner c'est recevoir, et recevoir, c'est donner.

Voilà la loi des atïeclions et des dévotions, même au point de vue de la nature. Et si telle est cette loi au point de vue de la nature, comment voulez-vous que, par rapporta Dieu, il en soit autrement? Com- ment voulez-vous concevoir un amour de Dieu , une estime de Dieu , une recherche de Dieu, une posses- sion de Dieu, qui ne s'exprime par aucun culte, par aucune dévotion, aucune parole, aucun regard, aucun geste, aucune gratitude? Cela est impossible, évidemment impossible.

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Donc, le culte ou la dévotion, car la dévotion n'est que la pointe la plus tendre du culte, le culte ou la dévotion, c'est l'amour même, en tant qu'il vit et s'exprime. El lors même que Dieu ne l'aurait point établi, que l'exemple des saints et les tradi- tions de l'Église ne nous apprendraient pas ces dé- votions saintes, chacun de nous, seul à seul, au pied de son Crucifix, imaginerait et créerait un culte extérieur. Nous en créons, dans le fait, qui ne sont connus que de Dieu seul, quoique l'Église en ait établi une multitude qui sont visibles et patents. Il y a dans ce trésor de l'amour une si grande abon- dance de dire et de faire, que cela naît comme dans une prairie, par un soleil de printemps, les fleurs naissent et s'épanouissent, sans qu'on sache d'où elles viennent ni elles vont.

Mais si Notre-Seigneur n'était pas venu, si son corps n'était pas présent et ressuscité, la dévotion serait impossible. Nous ne pourrions dire à ce Dieu invisible, nous ne pourrions lui dire qu'une chose : c'est que nous l'aimons! Ce serait beaucoup; il y a des saints qui passaient des journées à dire à Dieu : Mon Dieu, je vous aime; mon Dieu, je vous aime! et puis, la minute, l'instant d'après, comme brûlés par un feu incessant, ils répétaient : Mon Dieu, je vous aime! Cependant, ce n'est pas assez. Comme nous sommes corps et àme, et que les choses exté- rieures nous frappent surtout, il était nécessaire, sous ce rapport de la dévotion, comme sous celui des sacrements, que Notre- Seigneur Jésus-Christ nous fût donné et nous restât. C'est donc Notre-

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Seigneur, c'est donc le corps de Notre-Seigneur qui est le centre, le terme de toutes les dévotions de l'É- glise. Si ce lieu qui nous contient est un lieu sacré pour nous, si ce ne sont point de vaines murailles, c'est que le corps de Notre-Seigneur, notre maître et notre rédempteur, est réellement présent; c'est que nous le croyons d'une foi ferme et inébranlable; c'"est qu'en entrant dans la maison du Seigneur, nous sommes persuadés que le Seigneur y habite; c'est qu'en nous agenouillant, nous nous agenouillons devant le roi de notre àme, qu'en lui parlant, nous sommes surs qu'il est là, non seulement avec sa divinité invisible, mais avec son humanité visible, sous les voiles eucharistiques. Si nous vénérons la très sainte Vierge, c'est qu'elle a porté dans ses chastes entrailles le fruit de l'amour éternel, le Verbe de Dieu. Si nous vénérons les saints, c'est que les saints ont été comme nous substantiellement sur la terre; c'est qu'ils ont été transsubstantiés en Jésus- Christ. Si nous vénérons les reliques , c'est que , saisies par la mort en ce qu'elles avaient encore du péché, elles ont été, à ce moment suprême, finale- ment purifiées, qu'il n'y reste plus rien que de juste et de sacré; que l'Esprit-Saint les a remplies, en attendant le jour du jugement dernier; en un mot, qu'il n'y a plus avec la matière que l'Esprit-Saint, que le sang, le corps du Fils de Dieu, qui les a faits, et qui attend le jour de la résurrection qu'il a marqué, pour les tenir à son tour éternellement dans ses chastes mains. Tel est le principe de toutes nos dévotions : il n'y

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en a pas une qui, de près ou de loin, directement ou indireclement, ne se rattache au corps de Notre- Seigneur Jésus-Chrict. Otez ce corps, il n'y a plus rien. Voilà pourquoi les temples du protestantisme sont déserts, pourquoi ils sont fermés quand le soleil se lève et quand il se couche, excepté un seul jour de la semaine, l'homme vient y parler, on se rassemble autour de lui pour entendre sa parole. En ûtant l'Eucharistie, il a tué la force vive des sacre- ments; il a tué le principe de la dévotion; quand l'amour n'est plus , la dévotion n'existe plus. Le protestantisme, en étant hostile à la présence réelle, s'est privé de tous les sacrements et de toutes les dévotions, c'est-à-dire de tous les rapports de ten- dresse de l'ème avec Dieu.

Or ces dévotions, dans tout ce qui n'est pas con- traire à la foi et aux bonnes mœurs, elles sont abandonnées d'abord à notre inspiration. Saint Augustin disait : Aimez, et faites tout ce que vous voudrez. Si cela est vrai , cela est vrai surtout dans l'expression de l'amour. Aimons , et faisons ce que nous voudrons. Cela a besoin d'une certaine inter- prétation, mais, quand il s'agit d'amour, il n'est plus besoin d'explication pour le faire rentrer dans la sobriété dogmatique. Aimons donc, et faisons pour Dieu ce qui nous plaira. C'est ce que nous voyons dans la vie des saints, et ce qui fait que, dans leur histoire, nous éprouvons un charme de lecture inexprimable. Nous voyons comment l'amour s'est transsubstantié dans leurs actes; et c'est pour- quoi, en lisant leur vie, jamais le sourire ne doit

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effleurer nos lèvres, si singulière que soit l'action au point de vue humain. C'était un élan d'amour, et l'amour n'a rien à faire avec la raison. 11 est même permis d'être extravagant, quand il y a sain- teté et amour : l'extravagance disparaît dans les su- blimes inspirations de l'amour.

Cependant, bien que nous ayons une si grande habitude dans l'expression de notre charité envers Dieu et envers le corps de Notre- Seigneur, l'Église a fixé une foule de pratiques de dévotion: l'agenouil- lement devant les autels, devant la sainte Eucha- ristie; l'encensement, les cérémonies de la sainte Messe; les hommages, le prosternement, et mille choses semblables, qu'il est inutile de vous énumé- rer, puisque vous les voyez tous les jours. Mais à côté de ces pratiques, de ces dévotions fixes de l'Église, Notre-Seigneur intervient par des révéla- tions positives, quand, par des secrets connus de lui , il a besoin de ranimer notre charité. Alors il choisit, ordinairement du moins, quelque àme sainte et pieuse à qui il manifeste ce qu'il veut que les hommes fassent de nouveau pour le vénérer, pour l'adorer, pour lui témoigner leur affection. Et nous, qui sommes chrétiens, qui savons que Notre-Sei- gneur, montant au ciel , a promis d'être avec son Église jusqu'à la fin des temps, ne soyons pas éton- nés de l'existence d'une telle révélation. Notre-Sei- gneur ne s'est rien interdit : il est le chef vivant de son Église ; il voit, il connaît tous ses besoins; il lui parle par des grâces invisibles, quand elle en a be- soin; il lui parle par des miracles éclatants, par des i 18

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prodiges, quand elle a besoin d'être confirmée; il lui parle par les prophéties , quand elle a besoin d'être avertie des temps heureux ou malheureux qui se préparent et enfin, il lui parle par des révélations et des dévotions, lorsque le genre humain a besoin de ces dévotions nouvelles pour rallumer sa foi, sa charité...

Aussi nous sommes bien loin de ces hommes qui croyaient peut-être avoir la foi , et qui, après que la bonté de Dieu s'était manifestée par les prophètes et par Notre -Seigneur, mettaient des bornes à cette révélation, disant : « Passé les quatre mille ans du monde. Dieu n'a pas pu parler, parce qu'avec le Christ tout a été écrit. » Tous ceux qui connaissent par l'histoire, même des temps présents, les mou- vements et les communications de l'Esprit-Saint, de Notre-Seigneur et de son Eglise, savent que cela n'est pas; que le miracle est permanent; que les prophéties sont permanentes; que la révélation est permanente. Si le Seigneur ne fait plus les mômes efîorts pour que ce soleil d'action soit vu de tous les temps, les âmes qui entendent le moindre frémisse- ment de Dieu dans le monde n'en sont pas moins averties.de tout, et communiquent aux autres ce que l'Esprit-Saint veut que ses serviteurs connais- sent ici- bas. Pour parler le langage historique. Dieu n'a-t-il pas donné une grande preuve de révé- lation lorsqu'au xiii'' siècle, dans un moment so- lennel pour l'Église, après avoir appelé saint Domi- nique et saint François d'Assise, il opéra un prodige qui renouvela la face de la chrétienté en instituant,

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par une pieuse fille des environs de Liège, la fête du très saint Sacrement.

Voilà ce que sont les mœurs, les sacrements, les dévotions, moyens par lesquels l'amour se perpétue dans l'Église.

Nous pouvons maintenant aborder avec fruit la question de la dévotion au sacré Cœur.

IL Vers le milieu du xvii'' siècle, l'Église de France avait remporté contre l'ennemi du salut une grande victoire. Le siècle précédent avait été occupé à repousser de notre territoire et de nos cœurs l'hérésie et le schisme. Grâce à nos ancêtres, nous en étions venus à bout glorieusement. Je dis glo- rieusement, non certes que i)ion des calamités n'eussent payé ce triomphe; mais non dans ce monde, aucune lutte, même la plus légitime, ne se passe sans qu'il en coûte des larmes et du sang; et si dans ces grands combats du xvi® siècle il y eut des fautes commises de la part des catholiques , il y en eut, pour nous borner à la France, d'innombrables et d'effroyables commises par le schisme et l'héré- sie, qui nous avaient trahis , qui s'étaient détachés de nous pour créer à part une secte restée jusqu'à présent l'ennemie du Catholicisme.

Le commencement du xvii'' siècle avait été pour l'Église de France un temps de préparation. Saint François de Sales avait paru; saint Vincent de Paul avait fondé ses prodigieux établissements de charité. Mais, vers 1750, l'œil de Dieu et déjà l'œil de l'homme attentif pouvaient discerner pour l'Église de France le germe d'un triple combat à mort.

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C'était, premièrement, une hérésie nouvelle que nous avons depuis appelée du nom de son premier auteur, le jansénisme. Son idée fondamentale était, à mon sens, une idée de la sévérité de la vie chré- tienne séparée de l'idée de la tendresse: je parle ainsi, car je ne veux donner à cette hérésie qu'une origine honnête , telle que je puis la concevoir, telle qu'elle s'est formée d'abord dans un grand nombre d'esprits qui, en effet, avant d'avoir été atteints et convaincus d'opiniâtreté, étaient évidem- ment probes, pieux, estimables, plusieurs même doués du plus grand talent, pour ne pas dire du plus remarquable génie; j'ai donc besoin, à cause d'eux, de chercher une raison honnête à leur hé- résie, et je la trouve dans cette idée de sévérité. En ôtant au Christianisme l'idée et l'action de la tendresse, ils ne considéraient plus que la gran- deur des jugements de Dieu, que ce petit nombre d'élus attachés sincèrement à la Croix de Notre-Sei- gneur, la portant avec fidélité, avec régularité, et faisant comme une stricte séparation d'avec le monde. Et alors ces hommes furent conduits de pas en pas, envoûtant opposer la morale au dogme, les pratiques aux croyances, à créer une théorie de leur schisme telle qu'ils la concevaient; c'est-à- dire que, voyant le petit nombre de ceux qui prati- quaient réellement les dogmes chrétiens , ils furent conduits à penser que Jésus- Christ, qui est mort pour tous les hommes, n'était réellement mort que pour un certain nombre d'entre eux , prédestinés de toute éternité; que tout le reste avait été abandonné,

SUR LA DÉVOTION AU SACRÉ COEUR 277

selon une expression célèbre, dans une sorte de niasse de perdition; qu'il ne fallait pas s'en inquié- ter, mais qu'au milieu de cette confusion de crimes et de misères la parole évangélique devait discer- ner les bons épis, les recueillir et les porter dans les greniers du père de famille, laissant tout le reste aller, d'abîme en abîme, à l'abîme final !

Telle était, honnêtement parlant, la pensée de ces hommes que je ne veux pas môme nommer, parce que je respecte leur mémoire dans les services qu'ils ont rendus à l'Église, sous d'autres rapports , et que je veux traiter les choses dogmatiques en laissant les questions de personnes de côté. Mais le jansénisme, en éliminant l'idée de tendresse, d'af- fection, les dévotions qui sont les expressions de la doctrine catholique, le jansénisme, dis-je, devait fa- talement arriver à la révolte et à tout ce qui en est la suite, et enlever ainsi à notre pays, au moment oii il en avait le plus besoin, une foule d'orateurs , d'écrivains, de défenseurs qui lui étaient néces- saires, mettre le clergé contre le clergé, les mo- nastères contre les monastères, en un mot, dans notre Église de F'rance, brisée en mille tronçons, établir la colonne unique de la vérité que nous voyons triomphante à côté du protestantisme.

En même temps surgissait un autre mal pins profond encore , le rationalisme. Un jeune iionime imagina de faire une nouvelle thJoriede philosophie, et de poser dans cette théorie , il y a de bonnes choses, certains principes d'où devait naître celte méthode : qu'au fond , tout homme , quoiqu'il fût

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abandonné à toute espèce d'incertitude, même dans l'ordre naturel, pouvait se faire à lui seul sa vérité; que chacun , indépendamment de toute révélation , de toute connaissance, devait s'isoler, se poser en dehors de tout ce qui était antérieur, et se faire le système d'un monde créé pour lui tout seul , sans s'occuper de ce qu'il devait être pour les autres. C'est de que devait naître cette grande plaie du rationalisme qui rejette l'existence des révélations de Notre-Seigneur à son Église.

Et à côté de ces deux plaies du jansénisme et du rationalisme qui commençait à poindre, un troi- sième principe, tout à fait étranger à la France jusque-là, se manifestait aussi; je veux dire le des- potisme.

Vous m'arrêtez, et vous me dites que vous conce- vez très bien que dans la chaire chrétienne on puisse nommer des erreurs telles que le jansénisme et le rationalisme, parce que ce sont des erreurs re- latives à la religion; mais que le despotisme étant une chose politique, il n'est pas séant, à un cer- tain degré, d'en entretenir les fidèles rassemblés dans le lieu saint. Gela serait vrai, si j'entendais le despotisme au point de vue politique; mais ce n'est pas ainsi que je le prends. J'entends par le despo- tisme , et au fond il n'y en a pas d'autre peut-être, cette prédominance de la volonté d'un seul sur la volonté de tous, qui fait que la volonté d'un homme est la loi souveraine d'un pays, d'un État; que la nature, la conscience, la foi doivent fléchir devant elle, parce qu'elle renferme en elle tout ordre, toute

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sécurité, toute autorité, et que le reste ne doit ap- paraître et se faire jour ici -bas qu'au gré de cette volonté suprême.

Eh bien! nous, Chrétiens, nous n'avons jamais fait autre chose que de combattre le despotisme, comme nous avons combattu les premiers schismes , les premières hérésies et les premières révoltes. Dès l'origine, nous avons été armés contre lui par les apôtres de cette parole foudroyante : // vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommei^! tandis que sa devise est celle-ci : Il vaut mieux obéir aux hommes qu'à Dieu !

Pour faire comprendre le rôle que devait jouer dans notre patrie, à côté du jansénisme et du ra- tionalisme, ce troisième élément antichrétien, il ne me serait pas nécessaire de chercher bien loin des exemples qui montrent ce que deviennent la foi et la nature dans ce principe du despotisme, et comment un seul homme armé de l'autorité des lois peut faire que des millions d'hommes n'adorent plus, n'aient plus de dévotions chrétiennes et n'obéissent plus qu'aux caprices insensés de sa volonté! Je laisse le présent; je m'arrête aux doctrines considé- rées en elles-mêmes.

Dans notre pays de France, depuis Clovis, les barons , les évoques , les abbés des grands monas- tères avaient pu mettre dans la balance des choses publiques la force de la loi, la puissance de l'Evan- gile, la constitution sacrée de l'Église. Pour la pre- mière fois, dans la splendeur du plus magnifique des règnes, allait apparaître un pouvoir qui n'aurait

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plus de contrepoids : si bien que, attaquée simul- tanément par le jansénisme et le rationalisme, liée en outre parce développement du pouvoir absolu, l'Église de France devait arriver au schisme, à l'hérésie, et, en définitive, à une décadence pleine et entière.

Tel était, en 1750, l'avenir de l'Église de France. Mais il plut à Dieu , qui voulait nous sauver, de nous donner un gage certain qu'il ne nous abandon- nerait pas. Jamais la France et son Église n'avaient été menacées par des ennemis plus grands et plus dangereux; il voulut nous assurer qu'il veillerait sur nous , et qu'au moment marqué il nous tirerait de l'abîme et des mains des méchants! Il arriva donc, vers cette époque, dans l'Ordre de la Visita- tion, Ordre très sage, très aimable, très humble, qui n'a jamais laissé ici -bas d'autres traces que celles que l'on suit par des choses douces et bonnes, il arriva, dis-je, dans cet Ordre, fondé par saint François de Sales en Bourgogne , qu'une simple religieuse, nommée Marguerite-Marie, reçut commu- munication deNotre-Seigneurqu'il désirait que dans son Église une nouvelle dévotion fût instituée. Le Seigneur lui apparut, et lui montrant sa poitrine toute resplendissante d'amour, il lui dit : « Voilà le cœur qui a tant aimé les hommes ! » Il lui de- manda trois choses : de se lever la nuit du jeudi nu vendredi, de onze heures à minuit, moment de son agonie au jardin des Oliviers, de se prosterner par terre, et là, de s'unir de cœur à lui, à tout ce qu'il avait souffert à ce commencement de sa Pas-

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sien; de communier tous les premiers vendredis de chaque mois; d'obtenir de l'Église, par l'inter- médiaire de ses pasteurs , qu'il fût établi, le ven- dredi après l'Octave de la ?"ête-Dieu, une solennité en l'honneur du sacré Cœur de Notre-Seigneur.

Cette religieuse fut poursuivie pendant longtemps de ces manifestations divines. Dans son couvent, on la repoussa pendant près de vingt années avec une obstination presque inébranlable jusqu'à la fin. Ces bonnes Sœurs de la Visitation ne voulaient pas concevoir que Dieu eût choisi leur Ordre pour que son esprit y produisît quelque chose de nouveau; elles avaient horreur de la pensée qu'une simple fille, comme elles, pouvait recevoir de si hautes communications, el il n'est sorte de contrariétés, d'amertumes, de contradictions, d'humiliations que pendant près de vingt années sœur Marie-Marguerite n'eût à souffrir, uniquement parce qu'elle était fidèle à la parole de son bon Maître : c'est en vain qu'elle révélait à ses . upérieurs et à ses directeurs les mer- veilles de grâce qui se passaient en elle. Voilà l'ori- gine de cette dévotion; comme beaucoup de grandes choses dans le monde, elle est due à une très simple, très pieuse fille!

Quand Dieu agit, il commence dans l'humilité, dans le secret des âmes; mais, quand il le veut, il sait authentiquer son œuvre et donner notoriété à ce qu'il a fait! Il voulut donc qu'il y eût en France, théâtre choisi pour l'introduction de cette nouvelle fête, un événement considérable qui mani- festât ses intentions à l'Église de France et à toute

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l'Église. Cet événement arriva en 1720, lors de la fameuse peste de Marseille qui a rendu si célèbre son évêque, M. de Belzunce.

Marseille était ravagée par cet épouvantable fléau. Dévouement, prières, supplications, rien n'apaisait la colère du Ciel, lorsque ce pieux et excellent évêque, qui avait eu des communications avec les religieuses de la Visitation de Moulins, conçut l'idée de consacrer son diocèse au sacré Cœur de Notre- Seigneur. Il fît une procession, pieds nus, si je ne me trompe, avec son clergé; l'Ordre de ville, les échevins, refusèrent d'y prendre part. Cependant le fléau cessa, à l'issue même de ia procession, et avec un enchantement tel, qu'on constata que pendant plusieurs mois il n'y eut plus de maladie d'aucun genre dans Marseille. Mais comme la ville, par ses magistrats, ne s'était point associée aux vœux de Belzuiice , le fléau reparut en 1722. Alors l'é- vêque adressa une supplique aux échevins; il leur raconta ce qui s'était passé et ce que tout le monde savait; il les supplia de vouloir bien prendre part à la consécration du diocèse au sacré Cœur de Noire- Seigneur. L'Ordre de ville délibéra et décida qu'il se rendrait, le lendemain de l'Octave du Saint-Sacrement, à la cathédrale, pour y entendre la messe et de assister à une procession générale. Après cette cérémonie, la peste disparut une se- conde fois de Marseille. Tel est l'événement public qui donna sanction , devant les autorités religieuses et devant l'opinion publique, à tout ce qu'avait fait la sœur Marie-Marguerite, indépendamment de

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ses souffrances, par sa fidélité à ce que Dieu lui avait révélé. Depuis, la dévotion au sacré Cœur, par l'intermédiaire du pouvoir spirituel, s'est ré- pandue dans les diocèses de France et par toute l'Église.

Voilà, mes Frères, comment nous fut donné ce gage de la bonté de Dieu sur notre pays. Mais pen- dant ce temps, le jansénisme, le rationalisme et le despotisme allaient leur cours. Moins d'un siècle après ces événements, le roi Louis XVI, avec sa famille, était au Tmplc, et il regardait les ruines de la monarchie fi-ançaise. 11 voyait, à travers la fidélité d'un grand nombre d'âmes, la plaie faite par le jansénisme qui venait de produire un schisme formel dans l'Église, le rationalisme qui avait dé- truit tous les fondements de l'ordre même humain, et aussi les abus d'autorité de ses ancêtres, rempla- cés alors par un autre despotisme, par le despo- tisme de la plus sanglante anarchie. Louis XVH, en présence de ce spectacle, persuadé qu'il n'y avait plus de ressources humaines, se tourna vers Dieu; il ne se contenta pas de lui offrir simplement son royaume, il voulut le vouer au sacré Cœur de Nptre-Seigneur. Il lui demanda, par l'invocation de ce Cœur aimable et souverain, de sauver la France ; etpuis,commeilestdit,ildisparutd'un coupdefoudre dans une tempête! Par ce vœu, le plus homme de bien de nos rois, je ne dis pas le plus saint, puisque saint Louis en fait partie, le plus homme de bien de nos rois, ses ennemis mômes ont été contraints de lui rendre cet hommage, Louis XVI accepta le gage

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de salut qui, un siècle plus tôt, avait été donné à son pays; il l'accepta sous la forme et avec les con- ditions que Dieu avait voulues.

Sept années après, un homme d'une autre race anéantissait le jansénisme d'un revers de sa main; on voyait disparaître, avec un seul mot, ce schisme qui, depuis cent cinquante ans, dévorait la France. Depuis, il n'en fut plus question que dans les pâles souvenirs de quelques vieillards qui honorent de leur estime ces débris du passé. Et, à côté de cela, ce même homme, qui jetait dans la fange de l'oubli eu jansénisme dont il semblait devoir être le sou- tien, appelait à lui le patriarche des âmes, le vicaire de Jésus-Christ. Il signait de sa main puissante, à côté de la main de ce débile vieillard, le traité qui gouverne encore dans notre patrie les choses spiri- tuelles, et qui me permet, sommairement comme di- vinement, du vous parler. Le jansénisme et le ra- tionalisme recevaient ce coup mortel dont nous voyons aujourd'hui les conséquences. Enfin, plus tard, par la main, non plus de cet homme, mais par la main des Bourbons de France , des héritiers de Louis XVI, des lois salutaires furent données à notre patrie, et les libertés publiques sanctionnées. Et quels que soient les événements accomplis depuis dans cette même maison de Bourbon, à une époque plus récente encore, la confirmation de ce traité, de ce de- voir, de ce respect de Dieu, a été de nouveau consa- crée! Je n'en dis pas davantage; je ne veu.x que toucher juste ce qu'il faut des événements pour constater les choses de Dieu, et je laisse celles qui

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me serreraient de trop près dans l'ombre de notre cœur et de notre imagination. Il m'a suffi de dire que, si depuis quarante ans le jansénisme, le ra- tionalisme et le despotisme n'étaient pas morts en France, ils avaient reçu néanmoins trois blessures dont ils ne se relèveraient pas; et cela a commencé sept ans après que Louis XVI eut voué son royaume et sa patrie au sacré Cœur.

Voilà comment cette dévotion n'est pas seulement pour nous aujourd'hui une chose religieuse, mais une chose nationale. Dieu, il y cent cinquante ans, au moment se préparaient les périls, nous avait ouvert dans son cœur un gage de tendresse. Nous avions été attaqués par le jansénisme. Dieu nous montra que le Christianisme n'était pas seulement toute vérité, mais toute tendresse. De plus, en nous ouvrant son cœur, il avait attaqué le rationalisme, parce que le rationalisme se fonde sur la vaine puis- sance des raisonnements, et non sur le cœur et les entrailles de l'homme; il nous enseignait par que pour croire il ne faut pas seulement raisonner, mais qu'il faut aimer. Il nous signalait le vice radical du jansénisme, du rationalisme et du despotisme, qui foulaient aux pieds la conscience, la nature, la foi, pour ne voir dans les choses humaines qu'une dé- monstration mathématique, que des rouages qui s'enchaînent fatalement les uns dans les autres, enfin que la volonté d'un seul qui s'impose à la volonté de tous.

Aussi, par cette dévotion, nous devions vaincre cette triple cause de nos mau.K. C'était par les en-

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trailles de Notre- Seigneur, par les entrailles du cœur chrétien que nous devions vaincre la sévé- rité outrée du jansénisme; c'était par les entrailles de Notre- Seigneur et par les entrailles du cœur chrétien que nous devions vaincre ce froid ratio- nalisme qui nous ôlait toute connaissance supé- rieure de Dieu et de toutes les beautés qui charment la vie; c'était par les entrailles de Notre-Seigneur et par les entrailles du cœur chrétien que nous de- vions vaincre le despotisme, qui n'était pas naturel à notre pays, pas plus qu'au sang chrétien. Tout cela s'est accompli par le Cœur de Notre-Seigneur, qui est doux comme le miel et fort comme le lion , pour faire allusion à un passage de l'Écriture, et qui est devenu le remède efficace appliqué à nos maux.

Après de si grands bienfaits, il nous reste un très grand devoir à remplir. C'est de faire (Quelque chose, non seulement de notre consentement individuel, mais du consentement commun de l'Église; c'est d'établir un monument au centre de notre patrie, une église , la première dédiée au sacré Cœur, tous nous pourrons aller pour demander à Dieu les grâces qui achèveront ce mystère de bonté accompli sur notre patrie.

Moulins a été choisie : l'église y est maintenant à fleur de terre. Pourquoi Moulins? parce que c'est qu'a été érigé un monastère, une chapellede la Vi- sitation; c'est que setrouventles restes mortels du fameux duc de Montmorency, décapité à Toulouse sous le cardinal Richelieu; c'est que repose la fondatrice de l'Ordre de la Visitation, se sont pas-

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ses ces mystères de dévotion. Et enfin, que voulez- vous? le pasteur de la paroisse, auquel cette idoe a été inspirée d'en haut, a sacrifié son patrimoine pour jeter les fondements de cette église, croyant qu'il convenait de donner une telle consécration à sa contrée, qui est le cœur de la France, tous les dévouements trouvent à s'exercer et ne se lassent jamais. Beaucoup de fidèles sont déjà venus à son aide; il a voulu faire appel à votre charité, et voilà pourquoi il nous a réunis et convoqués ici.

Or donc. Mesdames, et vous, mes Frères, posons au centre de la France, à Moulins , à coté de cette splendide capitale, fondons cette première église dédiée au sacré Cœur ; apportons-y notre foi , notre prière, notre bénédiction et notre obole. Donnons en actions de grâces à ce Dieu qui, pendant cent qua- rante ans, a veillé et veille encore sur nous, don- nons-lui une preuve que nous accomplissons et que

nous continuerons à servir ses augustes desseins sur notre patrie! Rien n'est indiilérent dans les chosus qui louchcnl à Dieu, et assurément beau- coup d'entre vous ne se doutaient pas de tout ce qui était renfermé dans cette dévotion au sacré Cœur de Notre- Seigneur. Ne doutons pas, non plus, de tout ce qui sera renfermé dans ce temple que nous allons bâtir, ne doutons pas des desseins de miséricorde que Dieu réalisera. Peut-être sera-t-il le palla- dium de notre patrie, peut-être deviendra- t- il le palladium de tous les pays qui ne sont pas encore illuminés, comme le notre, de toutes ces lumières de l'ordre temporel et spirituel!

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0 très sacré Cœur de Notre-Seigneur ! Père des miséricordes! sanctuaire des grâces ! vous nous fûtes donné, il y a cent cinquante ans, par un excès de votre tendresse. Vous, qui nous avez ra- chetés, daignez bénir notre dessein ; enflammez tous ces cœurs qui m'écoutent, et que ces murs, nous, vivants, nous puissions les voir, vous y prier, vous y adorer, vous y demander, pour la gloire de l'Eglise, la continuation de l'œuvre que je prêche en ce mo- ment, afin que beaucoup d'âmes, beaucoup de ceux qui n'ont pas encore la foi, étant éclairés par le se- cours de votre grâce, nous disions tous : Loué soit, aimé et adoré à jamais le très sacré Cœur de Notre- Seigneur, notre Maître, notre Sauveur, notre meil- leur et notre aimable Ami !

SUR LE PAUVRE SELON LE MONDE ET SELON L'ÉVANGILE

Prêché à Bruxelles, dans l'église Notre -Dame -des -Victoires, au Sablon, le 27 avril 1847, en faveur des pauvres visités par la société de Saint-Vincent- de -Paul ^

NOTICE

En 1846, M^ Von Bommel , évêque de Liège, voulant célébrer avec pompe le grand jubilé de rinstitution de la FêLe-Dieu, avait invité de nombreux prélats et plusieurs

La quête et le prix des places produisirent la somme de quinze mille francs qui furent distribués aux pauvres des Flandres, la misère était alors très grande.

SUR LE PAUVRE SELON LE MONDE ET l'ÉVANGILE 289

prédicateurs célèbres. M. de Gerlache écrivit le 18 jan- vier au R. P. Lacordaire, le priant de venir ensuite à Bruxelles pour y prêcher un sermon de charité en faveur des conférences de Saint-Vincent-de-Paul, dont il était président.

Le R. P. Lacordaire ne put répondre à cette invitation que Tannée suivante, après avoir prêché le carême à Liège. Il traita de nouveau * de la pauvreté et de la richesse selon le monde et selon l'Évangile. Ce sermon, le plus beau et le plus complet de tous ceux que nous possédons sur ce sujet, fut sténographié. L'orateur ne permit pas de le pu- blier, mais un de ses admirateurs avait soigneusement conservé ce trésor.

TEXTE

Beatus qui inteTlioit super egenum et pauperem.

1 Bienheureux celui qui a l'intelli- gence do l'Indigent et du pauvre. » ( Psaume xl, 1.)

MeSSEIGNEURS *, MES Frères,

Vous le remarquez, l'Écriture ne dit pas dans le texte que j'ai choisi : Bienheureux celui qui aime le pauvre, bienheureux celui qui assiste le pauvre; elle dit d'une manière plus profonde et plus mysté- rieuse : Bienheureux celui qui a Tintelligence du pauvre. Gela suppose, mes Frères, que la pauvreté est un mystère , et qu'il y a une science de ce mys-

1 Voir pages lb3, lo7, 23-4.

' Le nonce apostolique, les évêques de Liège et de Gand. 1 19*

290 SERMON

tère, une science que le monde ne possède pas, car s'il la possédait, rÉcrilure ne dirait pas : Bienheu- reux celui qui a l'intelligence du pauvre. 11 y a une science dp la pauvreté que l'Église seule possède, parce que Dieu lui a révélé tous ses secrets , du moins tous les secrets qu'il nous est nécessaire de connaître pour arriver à notre fin, à notre desti- nation.

Je dis donc, Messieurs, et c'est le but de ce dis- cours, approprié, comme vous le voyez, aux circon- stances qui vous préoccupent, et qui sont la cause première de cette honorable assemblée, je dis que le monde ne possède pas la science de la pauvreté, qu'il n'en a ni l'intelligence spéculative ni l'intel- ligence pratique, et que l'Église seule, sur ce point comme sur tant d'autres, possède la véritable science spéculative et pratique. C'est l'objet de ce dis- cours, c'est sa division naturelle.

Cependant, mes Frères, avant de commencer, éle- vons les regards de notre âme vers Dieu. Il s'agit des pauvres! c'est-à-dire, au fond, de nous-mêmes qui touchons par tant de points à la misère, à la mi- sère physique et à la misère morale. Il s'agit des pauvres! c'est-à-dire, de l'humanité presque tout entière. Écoutons, sachons ce que le monde en pense et ce que Dieu en a pensé lui-même, et ce qu'il nous en a dit dans ses saints Livres. Élevons, dis-je, notre âme vers Dieu , afin que ce ne soit pas ici un simple charme extérieur de diction qui nous sai- sisse, mais que la vie pénètre au plus profond de notre cœur, qu'elle nous apprenne, aussi bien pour

SUR LE PAUVRE SELON LE MONDE ET l'EVàNGILE 291

le soulagement des malheureux que pour la direc- tion de noire propre vie, des choses que peut-être nous ne savons pas encore ou que du moins nous n'avons pas suffisamment méditées.

1.— La pauvreté est l'état d'un homme qui gagne laborieusement le strict nécessaire de la vie, et, dans la pensée du monde, la pauvreté est le souverain malheur. A peine sommes- nous nés, à peine notre intelligence s'est-elle éveillée à la lumière, que nos parents, nos maîtres, nos amis, l'instinct même de la nature nous préeentent de loin le fantôme de la pauvreté comme notre ennemi secret, notre ennemi premier, celui contre lequel nous devons diriger toute la tension de notre esprit, toute la force de notre caractère, toutes les ressources de la position nous sommes placés par notre naissance. Éviter la pauvreté, conquérir la richesse, arriver là, c'est, dès nos premiers instants, le but qu'on nous pro- pose, et si chrétienne que soit notre famille, cette sourde et vive impulsion préside à toute notre édu- cation; c'est la plus claire des révélations faites à notre intelligence quand elle s'est éveillée.

Et, en effet, mes Frères, ne semble-t il pas que cela soit juste? car si nous avons un droit, si nous avons un devoir, si nous avons une destinée, c'est assurément de vivre, puisque nous ne sommes ici que pour cela. Or, être pauvre, est-ce bien vivre? Etre pauvre , c'est ne pas jouir de l'exercice de nos facultés, de l'exercice de nos sens. Être pauvre, c'est n'avoir aucune communication avec la science et avec l'art, qui sont les deux grands besoins de

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notre esprit: la science, le besoin de connaître; l'art, le besoin de discerner le beau , et d'en jouir.

Le pauvre est exclu de la science, il est exclu de l'art. Il passe devant tous nos établissements scien- tifiques, il en voit tous les résultats, mais il n'y pénètre pas. Il ne sait rien de la nature. C'est à peine si les premiers éléments de la connaissance lui sont acquis; et quand on parle de l'instruction uni- verselle, quand les plans philanthropiques, que l'on regarde encore comme extrêmes, proclament qu'il faut apprendre à tous à lire, à écrire, à calculer, à tracer quelques figures, on s'estime, le monde s'estime généreux envers le pauvre. Il croit qu'il lui fait un présent magnifique , et que ces vils éléments de la science , que nous foulons aux pieds , c'est à quoi seulement peut prétendre quiconque est pauvre et vit pauvre.

L'instinct de l'art, le pauvre en jouit-il? a-t-il le sentiment du beau? voit- il dans nos monuments ce qui devrait le charmer? Non; il passe au travers de tout cela comme une ombre qui est étrangère à l'art, aussi bien qu'à la science. Il n'exerce pas ses facultés; il vit courbé sur la terre, il est courbé sur un vil métier, et tout l'effort de son intelligence, c'est juste de ne pas mourir de faim le soir du jour il s'est levé, ou le lendemain du jour il s'est couché.

Quant à ses sens , qui le mettent en rapport avec la nature, il semble que du moins il en jouira comme tous les autres , comme les hommes les mieux favo- risés des dons de la fortune? Chose étonnante, Mes-

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sieurs! il n'en est rien. Si la Providence a été gé- néreuse pour l'homme, c'est dans la diffusion de la lumière; qu'y a-t-ilde plus magnifiquement répandu que la lumière de cet astre qui semble se lever pour la nature entière? Le pauvre en est exclu pourtant. Il habite des réduits sombres, elle ne pénètre qu'à de rares moments, pour lui révéler en quelque sorte un plaisir dont il est privé. Et si, une fois la semaine , il peut épanouir sa misère aux rayons d'un beau soleil , il en est comme étonné lui-même et se surprend à bénir la natuie, qui est si bonne pour lui: tant il est désaccoutumé de la voir, de la connaître el d'en jouir!

11 y a quelque chose de plus répandu, de plus commun que la lumière: c'est l'air, l'air que nous respirons , l'air sans lequel le mouvement de la vie n'est pas possible. Eh bien! le pauvre encore, par un prodige, en est déshérité; il habite des réduits infects, l'effet immédiat de l'agglomération est de corrompre cet air respirable, et de faire un poi- son du premier aliment de la vie; d'en faire un ali- ment qui use tous les ressorts de l'existence du pauvre, et le mène à pas de géant vers sa fin, vers une fin toute pleine de maladies et d'infir- mités.

Voilà le pauvre! Par conséquent, il n'exerce ni les facultés de son esprit, ni les organes de son corps; et comme nous cessons d'exister quand cessent les facultés de notre ame et les fonctions de nos organes , il s'ensuit que le pauvre, à la lettre, ne vit pas : si bien que nous avons créé un mot énergique, un

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mot qui est dans toutes les langues , le mot végéter, pour exprimer l'existence du pauvre. Nous disons qu'il ne vit pas, mais qu'il végète, c'est-à-dire qu'il est réduit à la situation de la plante. Et encore la plante, elle jouit de l'air, elle jouit de la lumière, elle jouit de la terre, elle jouit du soleil, elle est de toutes les fêtes que la nature donne aux créatures animées. Le pauvre, on a presque tort de dire qu'il végète, car le végétal, il ne souffre pas; la plante, elle n'est pas privée, elle a la plénitude de tout ce qui lui a été destiné; mais le pauvre, il n'a rien, il ne jouit ni de ce qui a été mis dans l'esprit, ni de ce qui a été mis dans le corps pour la félicité de l'homme ici-bas. II ne vit pas, mes Frères, il ne vit pas!

Et ces êtres qui ne vivent pas, ces êtres qui sont à côté de nous, privés de tout, combien sont-ils, Messieurs, combien sont-ils? Est-ce l'exception? Est-ce le petit nombre? Non, Messieurs, c'est tous; c'est presque tous; c'esl la multitude, c'est le genre humain presque tout entier. Quand on parcourt la terre, on rencontre çà et quelques heureux dont les splendides maisons, disséminées surle sol, attirent l'attention et les regards , tandis qu'une multitude de cabanes misérables, habitées par ces êtres végétants que nous appelons les pauvres, sont étendues sur le sol et en couvrent la surface.

Ainsi la masse, la presque totalité du genre hu- main , est exclue de la vie par la pauvreté , au sens du monde; car ce n'est pas la doctrine de l'Église que j'expose, c'est celle du monde, celle du sens

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humain , celle qui se présente naturellement à l'es- prit quand on se sépare de la vérité qui a été révé- lée par Dieu.

Et cependant, mes Frères, est-ce toute la pau- vreté? Ne va-t-elle pas plus loin que je ne viens de le dire? Oui, elle va plus loin! La pauvreté, gagner laborieusement le triste nécessaire de la vie, c'est encore un bonheur, c'est une félicité. Gagner sa vie! mais savez-vous ce que c'est que gagner sa vie? Ne devoir rien à personne; avoir trouvé dans ses bras et dans son dévouement la force qui nous soutient; passer le front levé devant le genre humain et de- vant Dieu, qui en est le père, se regardant du haut en bas de la vie et se rendant justice qu'on ne doit rien à personne, parce que ce qui nous a été payé nous était dû; avoir vécu de ses efforts et de la jus- tice, et traversé ainsi un certain nombre d'années, ah! c'est un sort sacré, et véritablement digne d'envie : rien n'est plus grand ici-bas que de gagner sa vie. El quand on a le bonheur d'avoir sa vie toute gagnée, de naître, non plus dans le besoin, la néces- sité, mais de naître n'ayant plus rien à faire, n'ayant plus à remplir ce saint ministère de gagner sa vie, on ne peut le compenser qu'en faisant gagner la vie aux. autres. Il n'y a ici-bas, mes Frères, que deux fonctions : l'homme qui gagne sa vie, et l'homme qui fait gagner la vie aux autres. Quand on ne remplit pas l'une ou l'autre de ces deux fonctions, on n'appartient à rien qu'à l'égoïsme , qu'à l'enfer!

Il y a donc un autre échelon de la pauvreté, et c'est la misère. Qu'est-ce que la misère, mes Frères?

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La misère, c'est ne pas gagner sa viç, quelque travail que l'on y mette. Et cela existe-t-il, Mes- sieurs? Est-il bien possible qu'ici-bas il y ait des hommes pouvant gagner leur vie par le travail, vou- lant la gagner, qui pourtant ne la gagnent pas, ne peuvent pas la gagner? Oui, Messieurs, cela est. Et ces hommes sont-ils invalides, sont-ils perclus? Non, ce sont des hommes pleins de vie, pleins de vigueur, pleins de bonne volonté; ce sont des hommes qui sont sur vos places publiques et qui n'attendent qu'une chose de la providence de Dieu et de la pro- vidence des hommes; c'est qu'on leur donne du tra- vail, si laborieux et si pénible qu'il soit, mais du travail. Eh bien! ce travail, il n'existe pas pour tous; nous sommes entourés d'hommes qui ne demandent qu'à vivre du travail, et qui ne le peuvent pas.

Oui, cet étrange prodige d'un homme qui a droit à la vie, qui ne peut vivre que par le travail, qui demande du travail et qui n'en obtient pas, ce pro- dige, il existe; il est sous nos yeux, il nous presse de toutes parts. Mais du moins. Messieurs, sera-ce le dernier degré de la pauvreté? Non, ce n'est pas le dernier degré, car cette misère peut être assistée ; on peut lui faire l'aumône de la charité; ne pou- vant pas lui donner du travail, parce qu'elle n'en possède pas, la société du moins peut tirer de ses entrailles la commisération et le don de l'aumône. La misère assistée est un degré inférieur à la pau- vreté, car elle ne doit la vie qu'à la générosité des autres , tandis que la pauvreté doit la vie à son propre travail. Mais la ujisère assistée, la misère qui

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ne vit plus du travail, mais de dons gratuits, la misère ainsi définie est-elle le dernier degré de la pauvreté? Non! ce n'est pas même le dernier degré. Il y a non seulement une misère qui ne gagne pas la vie et qui vit des dons gratuits des autres, mais il y a une misère qui est inassistée, une misère que la société n'assiste même pas; une misère qui, à la lettre, meurt de faim; nous en sommes présentement témoins.

Cette misère existe; elle existe en Europe, elle existe dans votre pays , elle est ici sous nos yeux. 11 y a une misère qui va non seulement jusqu'à man- quer du travail, mais jusqu'à manquer de l'aumône; par conséquent une misère qui va droit à la mort et qui se confond avec elle. Et cet être. Messieurs, qui meurt pour ne pouvoir travailler tout en ayant la bonne volonté, qui meurt en tendant la main et qui ne reçoit rien, parce qu'on ne peut pas , ou que la société pense qu'elle ne peut lui donner ni du pain ni du travail; cette misère si étonnante de l'homme, c'est cependant l'état d'un être qui a élé appelé à la vie! que dis -je? à qui la vie est im- posée, à qui l'on a dit , non pas : Tu pourras vivre; mais : Tu devras vivre, lu dois vivre, la vie est un dépôt qui t'es confié, et tu dois le garder. Eh bien! la nature a fait les choses de telle sorte que cet homme, à qui la vie est imposée, ne peut vivre ni de son travail ni des dons gratuits des autres, et qu'il est condamné à la mort par l'état déplorable il se trouve réduit.

Voilà sur quoi il faut ([ue le monde s'explique.

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voilà le phénomène de la pauvreté! Je n'ai rien exa- géré, vous le connaissez aussi bien que moi! Ce phénomène , comment le monde l'explique-t-il spé- culalivement? Je demande au monde riche, au monde oisif, au monde qui jouit, au monde qui est aimable, au monde qui est heureux : Qu'est-ce que tu penses de la pauvreté qui est à tes pieds? Et je n'entends que deux réponses.

La première est celle du matérialisme égoïste qui dit : C'est une nécessité des choses; je ne sais pas pourquoi cela est, mais cela est comme cela, parce que cela est comme cela, et je n'y puis rien. Voilà toute l'explication du matérialisme égoïste , et vous concevez, mes Frères, que ce n'est pas une doc- trine, c'est une dérision. Néanmoins toute l'antiquité n'a pas eu d'autre réponse au mystère de la pauvreté que la réponse du matérialisme égoïste : il faut être riche, la pauvreté est le souverain malheur; heureux ceux qui s'en débarrassent; heureux ceux qui arri- vent à la richesse; tant pis pour ceux qui ne s'en dé- barrassent pas! Et encore, ce n'est pas tout, mes Frères. Le pauvre, le misérable, l'homme qui ne vit pas est dangereux; il trouble le sommeil des gens qui jouissent, alors même qu'il n'y aurait pas de révolte à craindre. Car c'est une dure pensée que de se dire dans des appartements bien clos , bien illu- minés, entouré de ses amis, embellis des spectacles d'une magnificence qui ne tarit jamais, c'est une dure pensée qni se présente à l'esprit du matérialiste le plus consommé, que peut-être il y a là-bas, à la porte , des gens qui , comme Lazare , seraient heu-

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reux d'avoir une miette de pain , et qui n'ont pas cette miette parce que personne ne la leur donne. Et dès lors le matérialisme, le matérialisme égoïste a se débarrasser de celte pauvreté, de la mi- sère qui a l'insolence d'exister et de troubler ses joies.

L'antiquité, qui n'était que le matérialisme égoïste vivant à l'état social, l'antiquité se tirait d'affaire parla destructiondel'homme. Elle détruisait l'homme par la guerre et par l'esclavage. On faisait des guerres d'extermination et des guerres qui amenaient encore par la servitude un autre genre d'extermina- tion. Il y avait encore des pauvres juste assez pour avoir des serviteurs. Mais quand la pauvreté avait l'audace de dépasser la mesure de ce qui était néces- saire au service du riche, on trouvait le moyen de la supprimer par la guerre, et, après la victoire, par les supplices secrets et les abrutissements de l'escla- vage.C'était le régime ancien, le régime avant Jésus- Christ. Personne ne s'en plaignait; tout le monde était content. La voix qui s'en serait plainte, c'est la voix de l'humanité; mais alors l'humanité n'ex'stait pas. Il y avait des cités, des agrégations d'hommes riches et d'hommes pauvres; mais ce que dans notre langage moderne et chrétien nous appelons le genre humain, yenus humanum, ce quelque chose qui est commun à tous , aux riches , aux pauvres , ce quelque chose était une chimère, une abstraction qui , même à l'état d'abstraction , n'était pas con- nue de l'antiquité païenne. Si , quehjuefois saisie d'un instinct de charité, elle assurait, dans certaines

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républiques, des distributions d'aumônes, c'était aux citoyens, ce n'était pas aux pauvres; c'était à l'homme inscrit dans la cité, à l'homme qui avait non pas le droit de la nature, mais le droit de la loi particulière à cette république : on lui je- tait en pâture certaines aumônes, mais, encore une fois, ce n'était pas le peuple, ce n'était pas le pauvre, ce n'élaitpas l'humanité qu'on nourris- sait, c'étaient les citoyens. Plus tard aussi, quand Rome rassemblait dans son sein cette multitude qui faisait et défaisait les empereurs , ceux-ci, pour se la concilier, lui jetaient du pain et des specta- cles, et les anciens ont résumé la vie de ce peuple en deux mots : panem et circenses. Ce peuple, ainsi nourri dans l'oisiveté et dans la débauche, ne voyait pas le mépris que lui témoignaient les empereurs dans les spectacles indignes de l'homme qu'on lui donnait, et même dans le pain qu'on lui jetait ma- gnifiquement des fenêtres impériales, jusqu'au jour il se ruait sur la personne du César qui l'a- vait nourri dans l'insolence et la stupidité. En bri- sant son idole, ébloui par son triomple d'un jour, il se croyait maître : il se croyait grand parce qu'il était destructeur, parce qu'il avait renversé ceux qui avaient présidé à celte indigne vie. Voilà , mes Frères, tout le système du matérialisme égoïste, c'est-à-dire le système de toute l'antiquité païenne. Dans nos temps modernes, nous sommes revenus, le monde est revenu au matérialisme; mais il a revêtu une forme que les païens ne connaissaient pas, il a revêtu la forme philanthropique : c'est-à-dire que

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le monde d'une part, en tant que matérialiste, a voulu jouir de la vie à la manière des païens; mais que de l'autre, l'idée de l'humanité élant entrée si profondément dans les esprits , bien qu'on soit re- venu au matérialisme, on n'a pas pu revenir au mépris, à la servitude, à la destruction du genre humain. Le matérialisme tel qu'il est aujourd'hui est un matérialisme philanthropique, qui fait pro- fession d'aimer les hommes, de chercher leur bien- être, et la solution des grands problèmes que nous attendons tous. Et il faut l'en louer, mes Frères, il faut l'en louer; il ne faut pas, parce qu'il est maté- rialiste, parce qu'il se trompe sur le vrai principe des choses, il ne faut pas méconnaître le mérite émi- nent qu'il possède. Tout homme qui veut jouir de la terre se trompe sans doute; tout homme qui pose la jouissance comme le fond de notre passage ici- bas est dans une erreur fondamentale, c'est vrai; mais il a ce grand mérite, il a ce mérite éminent de vouloir que la jouissance soit pour tous, qu'elle soit parta- gée entre tous, que personne ne soit exclu de la jouis- sance et de la fortune commune. C'est un bien grand progrès; c'est un des progrès les plus si- gnalés que le Christianisme ait accomplis, progrès tellement signalé que ses adversaires mêmes, ceux qui nient fondamentalement sa doctrine, ceux qui posent une doctrine toute contraire de la sienne, la doctrine de la jouissance, restent cependant philan- thropes, restent chrétiens par ce côté de leur âme, de leurs vues et de leurs projets. Nous ne devons jamais, mes Frères, en entendant parler de ces

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choses , oublier le côté magnifique de la race hu- maine, telle que le christianisme l'a faite. Et j'avais besoin de vous dire cela, afin que, devant montrer combien cette école du matérialisme philanthropique est impuissante à l'endroit du mystère de la pau- vreté, vous sachiez cependant que je ne prétends pas lui jeter une défaveur qui soit totale. Je méprise l'antiquité païenne, je la déteste, parce que c'était un matérialisme abject et égoïste. Mais partout je rencontre un reste de l'amour des hommes, par- tout où un homme convoque l'humanité tout en- tière pour jouir avec lui, là, mes Frères, il reste un sentiment chrétien. C'est une louange qui est donnée à l'Évangile, qui lui est donnée à l'instant même on la repousse, et l'on pose des doctrines qui ne sont pas les siennes. Ainsi, dans ce que nous allons dire dans la seconde solution du monde par le ma- térianisme philanthropique, ne le comparons jamais au matérialisme païen , et faisons toujours entendre dans notre langage, comme j'aurai soin de le faire, quelque chose qui sente l'estime et presque le res- pect.

Voici donc ce que le matérialisme philanthropique a imaginé pour résoudre, notre temps, le mys- tère de la pauvreté. C'est l'Angleterre qui a donné l'exemple. L'Angleterre ayant détruit tous les grands établissements chrétiens dans le sein de son empire, se trouva bientôt face à face avec des populations innombrables de pauvres. Elle décréta qu'elle devait nourrir ses pauvres, qu'elle ne leur devait pas l'au- mône, mais qu'elle leur devait le partage, dans une

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certaine proportion, de la richesse publique; et elle établit généreusement, magnifiquement la taxe des pauvres, qui, à certains temps voisins du nôtre, a été jusqu'à près de 200,000,000 du francs de revenu par année. Et on ne disait pas dans la loi, on ne prétendait pas dire au pauvre qu'on lui passait une aumôme; on semblait lui accorder un droit. L'An- gleterre disait à ses enfants : « Tendez la main, mais tendez-la sans rougir, car ce n'est pas une au- môme qui vous est donnée; ce n'est pas la charité qui y tombe : c'est la justice. Ne pouvant pas rece- voir de travail, et recevant l'équivalent de ce que vous aurait procuré votre travail, vous gagnez en- core votre vie; vous n'êtes pas dans le don gratuit, vous restez encore dans la justice de l'homme qui a droit au travail parce qu'il a droit à la vie. » Voilà ce que cette magnanime nation a fait pour ses pauvres.

Eh bien ! Messieurs, par ses dons, par ses immenses dons qui durent déjà depuis si longtemps, la pau- vreté a-t-elle été étoulïée en Angleterre? Non, il n'existe aucun pays au monde la pauvreté et la misère aient des bases plus larges et plus profondes. Et cette taxe des pauvres, cette idée qui paraissait si simple de donner une part de la fortune publique à ceux qui ne peuvent pas travailler, a produit ce que tout le monde sait, la plèbe la plus misérable qui soit sous la face du ciel.

En France, nous avons pris une autre marche. Par- tant du même principe de matérialisme philanthro- pique, nous nous sommes imaginés qu'un partage

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égal des propriétés entre les enfants , qu'une liberté illimitée du commerce et de l'industrie apporteraient un changement dans la situation des classes pauvres, que l'aisance se répandrait partout par la liberté du travail, et en même temps par l'extrême division des propriétés. Nous avons accompli cette prodi- gieuse révolution d'un trait de plume en 1789. Eh bien! l'expérience est faite. Après cinquante ans de cette division égale des propriétés entre les enfants, sans aucune sorte de distinction, de cette liberté illi- mitée du travail et de l'industrie, qui permettait à chacun de porter ses talents et ses bras partout il le voulait, la France, quoique moins pauvre et moins misérable que l'Angleterre dans les classes inférieures , la France présente le spectacle de la pauvreté et de la misère , au moins autant qu'elle le présentait avant 1789, pour ne pas dire plus : il me suffit de constater que, de l'avis de tous, la pauvreté et la misère sont au moins aussi larges qu'elles l'é- taient avant cette grande révolution qui a changé les rapports , la constitution de la propriété, du travail, du commerce et de l'industrie.

On a tenté une troisième épreuve. On a pensé que par la multiplication de la mécanique on pourrait arriver à un tel développement du travail, à des produits si riches et si multipliés, qu'au moins les principaux objets nécessaires à la vie deviendraient une chose facile pour tous; et nous avons, depuis un certain nombre d'années, le règne de la méca- nique, le règne des automates travaillant, le règne de ces automates qui ne mangent pas, mais qui

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produisent dix fois, cent fois, mille fois plus vite que rhonnme ne peut produire. L'industrie fondée dans notre siècle sur ce développement illimité de la mécanique, qu'a-t-elle produit, mes Frères? A-t- elle résolu le mystère de la pauvreté, le mystère de la misère dans un sens favorable au peuple? Non , tous les pays l'industrie opère ces grandes mer- veilles sont les pays s'entassent les populations les plus misérables. En ^orte que tous les écono- mistes, tous ceux qui s'occupent de l'avenir du peu- ple sont épouvantés, au bout d'un très petit nombre d'années, des résultats que produit le règne des machmes , le règne de la mécanique , le règne de la production industrielle développée dans le sens automate : l'avilissement de l'homme, l'abaissement de la main-d'œuvre, l'accroissement progressif du prix des substances nécessaires. Les prix de ces substances ne (oui qu'augmenter, et ceux de tous les produits manufacturés diminuent; si bien qu'un homme peut en quelque sorte se vêtir aisément avec luxe , tandis qu'il lui est très difficile de pour- voir à sa nourriture quotidienne et à celle de sa famille.

Voilà, mes Frères, le triple effort anglais, fran- çais, européen, accompli par le matérialisme phi- lanthropique pour résoudre le mystère de la pau- vreté et de la misère. La pauvreté subsiste, la misère subsiste, la misère assistée et également la misère inassistée. Jamais dans l'histoire de l'Europe on n'a entendu parler plus fréquemment de populations entières qui succombent sous le règne impitoyable I 20

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de la faim. Tout semble disposé pour produire la richesse, et, par un mystère inouï, l'homme, les princes, les peuples commencent à s'apercevoir de cet axiome effrayant : c'est que le développement de la richesse entraîne, par un contre-coup latal et comme inexplicable, le développement de la misère; en sorte que , à mesure que la richesse se produit et s'accumule dans un pays, on peut être sûr dès à présent que la misère s'y développera dans une égale proportion.

Et le monde en est là; il n'a pas donné une autre solution au mystère de la pauvreté que celle que je viens de dire. Ces magnifiques efforts de l'Angle- terre, de la France, du monde industriel n'ont abouti que là. Par conséquent le monde ne sait pas ce que c'est que la pauvreté; il ne sait pas théori- quement ce que c'est que la misère. Il ne sait pas pourquoi l'homme qui doit vivre ne peut pas vivre; pourquoi l'homme à qui le travail a été imposé comme une loi ne peut pas même jouir du bénéfice de cette loi. Il a été dit à l'homme : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, » et il ne peut pas même vivre de sa condamnation.

La théorie spéculative de la pauvreté , de la mi- sère, le monde ne la connaît pas. Mais, pratique- ment, tout ce qu'il a fait par le matérialisme phi- lanthropique ou par le matérialisme égoïste, n'a abouti qu'à maintenir l'humanité sous le joug de cette triple misère, de ce triple scandale de la pau- vreté. Écoutons donc, mes Frères, une autre doctrine.

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Voyons ce que va nous dire l'Évangile et le Christ Jésus; sachons s'il a mieux expliqué spéculative- ment le problème de la pauvreté, et si, pratique- ment, il en a tiré un meilleur parti que le monde ne l'a fait. C'est l'objet de ma seconde partie.

II. Nous allons entendre, Messieurs, une autre parole que la parole de l'homme; une parole qui, sur tous les sujets, a contredit la parole et la pen- sée de l'homme; une parole qui, même quand elle s'est rencontrée en apparence avec la parole hu- maine, l'a cependant radicalement bouleversée; car, en disant les choses que l'homme avait déjà dites, elle les a dites cependant avec des circonstances, des réserves telles, que la pensée de l'homme, alors même qu'elle semblait être affirmée par cette nouvelle parole, était au fond détruite et contredite.

Le signe de la parole du Christ, le signe évangé- lique, c'est la contradiction de tout ce que pense l'homme, de tout ce que dit l'homme, môme quand l'Évangile semble dire comme lui et paraît penser comme lui. Ainsi nous croyons généralement à l'immortalité de l'àme : c'est la doctrine de tous les peuples pris dans leur ensemble. Eh bien! quand le Christ a affirmé l'immortalité de l'âme, il l'a pré- sentée sous une forme toute nouvelle; il a dit qu'elle avait lieu avec la résurrection des corps, et par ce mystère, ajouté à l'autre, il a changé fondamentale- ment la pensée de l'humanité en la consacrant.

Mais ce n'est que très rarement que la parole du Christ se rencontre avec celle de l'humanité; en gé- néral, où l'homme dit oui, l'Évangile dit non. Et à

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côté de cette contradiction de toute pensée humaine, qui fait le fond de l'Évangile, il y a un second signe de la parole de Jésus- Christ : c'est l'efficacité. Tandis que la parole de l'homme passe et se brise au premier rocher, la parole de Dieu va toujours son chemin; elle irrite le monde en le contredisant; et cependant, tout irrité qu'il est, le monde se brise au souffle et au bruit de cette parole, comme une vague impuissante se brise, en écumant, au rivage des mers.

Vous allez l'entendre ici. Messieurs, vous allez l'entendre, celte parole de contradiction, cette parole d'efficacité qui fait le fond du Christianisme, ut qui en assure a jamais la supériorité sur tous les rêves de rhomme; car enfin, ce rêve du Christ, il s'est réalisé, il vit, il est présent, il vous domine, et tout ce que vous avez fait, philanthropes et sages de tous les temps, tout cela s'est perdu dans le vent des siècles , et se perd à chaque instant sous nos regards, au tressaillement de la chrétienté, qui voit votre vanité et qui en triomphe.

Eh bien donc , le Christ va parler sur le mystère de la pauvreté. Il va dire la pensée éternelle sur celte question qui vous agite, et qui est le premier des intérêts , le premier des problèmes sociaux. Le Christ, Fils de Dieu, assemble pour la première fois ses disciples autour de sa personne sacrée. Il s'assied sur une colline, et là, voyant la multitude rangée autour de lui, il ouvre la bouche, el le pre- mier mystère qu'il vient expliquer, c'est le mystère môme de la pauvreté; car, comme le mystère de la pauvreté est le mystère de la vie individuelle, de la

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vie sociale, de la vie de tous, c'était le premier sur lequel il avait à s'expliquer.

Oh! que je suis curieux d'entendre cette parole qui a tout changé! Que dit-elle, cette parole, sur le mystère delà pauvreté? Beati pauperes spirilu, bien- heureux les pauvres île çp^é! Bienheureux celui qui , étant riche et qui, possédant tout, méprise sa ri- chesse comme un vain ha^oge qui arrête sa course, la foule aux pieds et devient pauvre de son propre gré! Bienheureux celui qui, étant pauvre, con- naît le trésor infini qu'il possède, s'attache à sa pauvreté, y consent, et, en y consentant, accepte ce grand bénéfice, ce grand patrimoine de la pau- vreté que Dieu a donné au genre humain, comme le plus grand don qu'il pijt lui faire. Beaii pauperes spirilu!

Et, rencontrant un jeune homme qui lui de- mande : Mais qu'esl-ce que je ferai pour avoir la vie étemelle? Jésus, dit l'Évangile, le regarde à cette parole, et il l'aime. Il lit sur le front de ce jeume homme ce que nous, ministres de Dieu, nous y li- sons si souvent, non pas le charme extérieur de la jeunesse, mais la jeunesse de l'àme, la simplicité éternelle d'un cœur qui est pur, et, de même que nous nous sentons portés vers cette révélation inté- rieure qui est déjà si belle dans sa forme extérieure, Jésus se sentit porté vers ce jeune homme, et l'É- vangile nous dit que, l'ayant regardé, il l'aima : Et intuitus eumdilexit. VX l'ayant aimé, il lui révéla son dernier secret: Vous savez ce qui est écrit : Vous aimerez vos parents; vous aimerez Dieu. Vous ne

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tuerez point. Vous ne commettrez "point d'adultère. Vous ne déroberez point... Le jeune homme répondit: Cest bien; j'ai accompli toutes ces choses dès ma jeunesse. Et alors Jésus ajouta : Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, et le don- nez aux pauvres. Faites-vous pauvre, si vous voulez être parfait; si vous voulez arriver dès ici-bas, non seulement à la perfection, mais à la félicité, faites- vous pauvre.

Ainsi, Jésus donne un démenti au monde. Le monde dit et pense que la pauvreté est le souverain malheur; et Jésus-Christ nous révèle, dans la pre- mière parole de ce fameux discours de la montagne, que la pauvreté est la première béatitude. Je crois que la contradiction est complète; mais il ne suffit pas qu'elle soit complète, il faut savoir sur quoi elle porte.

La pauvreté est la première béatitude. Mais quoi ! la béatitude n'est-elle pas d'exercer ses facultés, de vivre, d'utiliser son esprit et ses sens? Oui, mes Frères, la vie, c'est l'exercice de nos facultés; la vie . c'est la jouissance de nos facultés; mais ce qui est ici- bas est un horizon trop étroit pour ces facultés dont nous parlons. L'exercice de nos facultés dans l'ordre extérieur des choses, cet exercice est trop borné, il ne peut pas nous satisfaire. Tous les trésors de la terre, accumulés dans une même main, ne peuvent pas exercer notre esprit, ni sous le rapport de la science, ni sous le rapport de l'art, ni sous le rapport de la jouissance, autant que notre esprit le désire. Pourquoi, mes Frères? Parceque nous avons en nous

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la connaissance de l'infini, le sentiment de l'infini et que tout ce qui est fini, nous fépuisons dans un instant. Que me parlez-vous du soleil, des étoiles, de la lumière , de l'air? Mais dans un souffle de ma respiration, j'ai puisé tout l'air respirable! Mais dans un seul regard de mon œil, j'ai vu tout ce qui peuple l'espace, de l'orient à l'occident, du nord au midi! Mais au moment je vous parle de ma féli- cité et de ma grandeur, j'ai passé par-dessus les étoiles , par-dessus le solei4 , par-dessus les mondes ; je roule dans les orbes de l'immensité divine, j'y monte, et je les refoule, comme le hardi navigateur aéronaute qui, s'élevant dans un fragile esquif, dé- daigne la terre, la refoule du pied, la repousse comme une chose qui n'est plus digne de sa con- templation, qui n'est plus digne de l'exercice de ses facultés et de sa science! L'infini, mes Frères, l'in- fini, voilà notre vie, voilà notre horizon, voilà notre océan! Il n'en est pas d'autre. Et les heureux de ce monde, au milieu de leurs ennuis, le savent bien. Oii ! ils savent combien les appartements magni- fiques, les richesses accumulées, combien tout cela est vain; combien le cœur est peu satisfait dans cette abondance; combien il reste stérile quand il ne sait ce qu'il veut ni ce qu'il cherche. C'est là, mes Frères, la révélation quotidienne; et certes l'homme qui gagne péniblement sa vie chaque jour, et qui se rend ce témoignage d'avoir vécu du travail, d'avoir vécu delà justice, celui-là est, même humainement, plus heureux que tous nos grands, que tous nos rois. Et si le Christianisme nous révèle cette vérité de la

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nature, la raison nous la révèle aussi. Elle a arraché à des profanes, à des païens, cette vérité : qu'une cabane est plus vaste pour être heureux que le pa- lais d'un prince.

L'infini, mes Frères, Dieu en un mot, car l'infini réel, c'est Dieu : voilà l'horizon de notre vie! La pau- vreté chrétienne est-elle donc le dépouillement de la vie? Non, mille fois non; c'est le dépouillement de l'ombre, du songe, du rêve; ce n'est pas le manteau véritable que nous devons porter que la pauvreté nous arrache. Ce qu'elle nous arrache, c'est un vête- ment qui nous est étranger, c'est quelque chose qui n'est pas digne de nous , c'est quelque chose de vain, de périssable, qui ne peut nous satisfaire. Ce qu'il nous faut, ce qui est notre vêtement, notre nourriture, notre lumière, notre air, c'est la lumière de Dieu, c'est l'air de Dieu, c'est le vêtement de Dieu, c'est la substance de Dieu! Dieu, c'est la vie, l'éternité, l'infini! voilà la véritable richesse; il n'en existe point d'autre, et, en nous privant de tout le reste, pourvu qu'il nous donne cela. Dieu ne nous prive de rien qui soit réellement digne de nous; et, par conséquent, c'était à ce point de vue de la vie véritable que Dieu se plaçait, quand il disait : Bien- heureux les pauvres; bienheureux celui qui foule aux pieds les richesses périssables ! L'œil fixé sur l'éternité et les véritables biens, il ne disait qu'une chose qui était pour lui de sens commun , de simple bon sens, et qui l'est devenue pour tout le Christia- nisme.

Cependant, vous me direz : « Pourquoi Dieu ne

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nous a-t-il pas donné tout à la fois les biens pré- sents et les biens fixes, les biens de l'infini? Pour- quoi la richesse présente n'entrerait-elle pas dans le patrimoine de tous les hommes, en même temps que la richesse future? » Kh! mes l'rères, c'est qu'il y a incompatibilité entre la jouissance des biens pré- sents et la jouissance des biens futurs, entre la possession du fini et la possession de l'infini. La ri- chesse est le grand chemin qui nous éloigne de Dieu , et c'est pourquoi Jésus-'Ghrist a dit : Malhevr à vous qui êtes riches ! 11 n'a pas voulu condamner tous les riches; il n'a pas dit que tous les riches étaient des insensés, des cœurs durs et étroits, non. Mais il a dit que la richesse est un chemin qui fait les malheureux, parce qu'il éloigne de Dieu, et (pi'il faut dix fois, cent fois plus de courage, plus d'ef- ibrts à un homme dans la richesse, pour aller à Dieu, qu'à un homme dans la pauvreté; parce que la pauvreté est le grand chemin de Dieu, la grande voie, la voie royale de l'éternité. Et pour- quoi, mes Frères? Le voici: c'est que l'homme riche est tenté d'orgueil et de complaisance en lui-même, est tenté d'assouvir sa faim dévie et de béatitude ici- bas, parce qu'il y trouve quelques ombres qui repré- sentent des images du bien souverain et éternel. Mais le pauvre, l'homme qui travaille à un vil métier, comment voulez-vous qu'il se persuade que c'est son sort, que c'est son partage? Comment voulez- vous qu'un pauvre paysan, courbé sur sa charrue, se persuade qu'il est fait pour tracer des sillons dans la terre et moissonner, à la chaleur brûlante du

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jour, quelques épis qui ne lui appartiennent même pas pour la plus grande partie ? Non, mes Frères. Aussi le peuple, le peuple de Dieu, quand il n'est pas corrompu par la vaine science, est naturelle- ment croyant. Et on a vu assez d'exemples dans le monde de ces peuples libres et chrétiens, contents de leur sort, ne méprisant pas les riches, ne mépri- sant que la richesse; satisfaits d'avoir leur pain quotidien assuré, bénissant Dieu, trouvant leur sort préférable à tout autre, et, les jours de fête, leurs femmes et leurs enfants à leur bras, allant gaiement à la maison du Seigneur, lui rendant grâces de tous les bienfaits de la vie , élevant leur cœur au sein de la Divinité qui les a si bien parta- gés, qui leur a donné le bonheur d'être pauvres, et de sentir le prix de la pauvreté.

C6 spectacle, mes Frères, on le voit encore et dans les pays pauvres de l'Espagne, et dans l'Hel- vétie, chez ce peuple qui, attaché à ces Alpes ma- gnifiques où il a fondé la liberté sociale qu'il vient de défendre encore , et qu'il défend les armes à la main, et surtout par son détachement des richesses de la terre. Il n'attend rien de ce monde, et , préci- sément parce qu'il n'en attend rien, il sait mieux défendre, dans la mesure des forces que Dieu lui a données , les biens du corps et les biens de l'âme.

La pauvreté est donc la première béatitude parce qu'elle est le grand chemin de Dieu, tandis que la richesse est le grand chemin qui éloigne de Dieu. Pourtant la misère n'est pas expliquée par là. La pauvreté se trouve expliquée dans son premier

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degré, qui est de gagner laborif;usement sa vie; mais elle n'est pas expliquée dans son second et dans son troisième degré , qui est la misère assistée et la misère inassislée.

Dieu a-t-il dit : Bienheureuse la misère : bienheu- reux les misérables qui ne gagnent pas leur pain? Non ! celte seconde partie du mystère n'a pas la même solution. La pauvreté est une bénédiction; la misère est un des plus grands châtiments de Dieu. Dieu nous a condamnés à gagner notre pain à la sueur de notre front, mais il ne nous a pas con- damnés à mourir de faim. Il a promis du pain à tous ses enfants; et si vous ne croyez pas que j'a- Vc.nce quelque chose de son propre fonds, je vais encore citer une très aimable conversation de Notre- Seigneur sur la pauvreté proprement dite. Un jour, il disait à ses disciples : Ne soyez pas inquiets de votre vie , pour savoir ce que vous inangerez , ni de votre corps, pour savoir de quoi vous le couvrirez. Voyez les oiseaux du ciel : ils ne sèment pas ; ils ne récoltent pas et ils n'ont point de greniers pour y mettre le grain. Et cependant votre Père céleste les noui^nt. Combien n'ètes-vouspas plus grands/ Voyez aussi le lis des champs: il ne travaille pas, et il ne file pas, et cependant je vous déclare que Salomon, dans toute sa gloire , n'était pas revêtu avec autant de ma- gnificence que l'un d'eux. Si donc votre Père céleste donne un vêtement si magyiifique à une herbe qui croit un jour et qui le lendemain est jetée au feu, combien plus vous donnera-t-il, ô hommes de peu de foi, ce qui vous est nécessaire! Ne soyez donc pas

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inquiets de ce que vous boirez , de ce qui couvrira votre corps. Les nations, il est vrai, les nations clierchent ces c/ioses, gentes inquirunt illa ; mais pour vous , votre Père céleste s'en occupe ; pour voU'i, cherchez le royaume de Dieu et sa justice , et toutes ces autres choses vous seront données par surcroît : «Quseriteero-o primumregnum Dei,etjustitiamejus, et haec omnia adjicientur vobis. »

Ainsi, mes Frères, Dieu nous a tellement préparé de quoi vivre à tous, qu'il ne veut pas que nous soyons inquiets de notre nourritui-e et de nos vête- ments. Car, dit-il, je nourris, ma Providence nourrit les oiseaux du ciel. J'habille le lis des champs. Et si je nourris les oiseaux du ciel, si j'habille le lis des champs, combien plus moi, votre Père céleste, ne songerai-je pas à votre nourriture , à votre vête- ment? Ne soyez pas inquiets; ne soyez inquiets que d'une chose, et je vous promets tout le reste. Ne soyez inquiets que du royaume de Jésus-Christ et de sa justice, parce que, quand vous les cherche- rez, toutes les autres choses nécessaires vous seront données par surcroît.

Eh! cela est certain. Tout homme qui sert Dieu, tout peuple qui cherche le royaume de Dieu et sa justice, oui, je le sais, et nous en avons maintenant un exemple, ce peuple pourra souffrir de la faim , et en apparence contredire les paroles si éloquentes et si aimables que je viens de citer. Mais, mes Frères, songez que dans l'humanité rien n'est isolé, que le peuple est mêlé au peuple , que l'homme est mêlé à l'homme, que, par conséquent, tel peuple ou

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tel homme qui réellement cherche le royaume de Dieu et sa justice, peut être mêlé à d'autres desti- nées , à d'autres peuples , à d'autres hommes qui n'ont pas cherché, et qui ne cherchent pas le royaume de Dieu et sa justice. Il n'en est pas moins simple et élémentaire, d'après la foi, que si la terre était ce qu'elle doit être, que si elle aimait et cherchait le Seigneur, ce que nous appelons la mi- sère n'existerait pas. La misère est un châtiment de Dieu, la misère n'est pas venue de Dieu, la misère est antichrétienne , la misère est contraire à la vo- lonté et à la providence de Celui qui nourrit les oiseaux du ciel et qui revêt le lis des champs. Donc , au litu d'être une bénédiction comme la pauvreté, la misère est un châtiment, et il l'aut à tout prix que l'homme, que le peuple de Dieu travaille pour qu'elle disparaisse; tandis qu'il lui importe de mamlcnir dans son sein, en réglant et modérant la richesse, de maintenir la pauvreté dans un règne et une disposition équitables.

Voilà, mes Frères, les deux points de vue spécu- latifs du Christ sur la pauvreté et sur la misère; voilà comment l'Évangile a établi le spiritualisme économique ou l'économie spirilualiste en principe. Ce n'est pas tout. Il lallaiL que cotte doctrine fût efficace; il fallait que le Christ établît le respect et l'amour de la pauvreté, qu'il établît le service, le soulagement réel de la misère. Eh bien! il l'a opéré pratiquement; il a suivi son principe, non pas seu- lement dans la théorie, mais encore dans la pra- tique.

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L'Evangile , Jésus-Christ , a créé ici-bas le respect et l'amour de la pauvreté. Oui, mes Frères, tandis que les hommes ne cherchent que leur fortune, le vrai chrétien, un grand nombre de chrétiens accep- tent tranquillement leur sort et leur pauvreté, que le Christ a élevé à l'état d'une fonction et d'une di- gnité. Je suis pauvre, j'en suis content : mais, re- marquez-le, vous êtes obligés, et je parle ici de tous les pauvres dans ma personne, vous êtes obligés par le sentiment chrétien à respecter ma pauvreté. Je ne suis pas vil comme un plébéien grec ou ro- main, je suis sacré pour vous; et si je ne suis pas sacré pour vous, vous n'êtes pas sacrés pour Dieu, vous êtes en dehors de Dieu, en dehors de l'Évan- gile et de Jésus-Christ. Je suis pauvre, et par cela seul que je suis pauvre, je suis digne de votre res- pect : car je ressemble à mon Maître et au vôtre qui est pauvre, qui a vécu pauvre, et qui est mort pauvre. Je porte le vêtement du Christ dans la pauvreté; je suis tout couvert du Christ, j'ai revêtu le Christ. Et si , quand je passe dans la rue avec mes haillons, vous laissez tomber de votre cœur, même tacitement, un seul regard de mépris, je suis consolé par le regard de Dieu qui tombe sur moi. Je plais à Dieu, qu'importe que je ne vous plaise pas? Cette pensée que vous avez contre moi est une malédiction qui pèsera sur vous. Jésus-Christ a dit que ce que l'on fait au plus petit des pauvres, c'est à lui-même qu'on le l'ait; il a ajouté qu'au jour du jugement il sera demandé compte d'une seule chose : SI on a vêtu le pauvre, si on lui a donné du

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pain; et qu'un verre d'eau donné au plus petit d'entre les hommes ne perdra pas sa récompense devant Dieu : en sorte que donner tout son sang pour un prince de la terre, ce n'est pas autant, dans le règne de Jésus- Christ, que de donner un verre d'eau au dernier des pauvres.

Voilà comment le respect du pauvre a été créé par Jésus-Christ; comment la pauvreté est devenue une grandeur, et, de plus, une fonction.

Je suis pauvre, mais ne voyez -vous pas que je pourrais être riche? Ne voyez-vous pas que je me suis retiré de la lutte? Ne voyez-vous pas qu'en me contentant de peu, je fais votre place plus grande ; qu'en désintéressant mon ambition, j'ai laissé le champ libre à la vôtre? Par conséquent, en me reti- rant de la scène du monde, en me vouant à la pau- vreté la plus stricte, en me contentant du pain ga- gné à la sueur de mon front, n'ambitionnant rien, vous laissant en paix dans vos richesses , ne voyez- vous pas que j'ai accompli la plus nécessaire et, en même temps, la plus magnifique des fonctions? Le repos, la paix, la puissance de tout ce qui vous en- toure, vous le tenez de ce que moi et mes frères, les pauvres, nous avons abandonné notre part de la terre , notre part de fortune.

Ainsi le respect, l'amour de la pauvreté ont été créés par le Christ et jusque-là que, tous les jours encore, malgré cette dégradation passagère des temps nous sommes, nous voyons des hommes riches, des fils de famille, se retirer du monde pour aller s'ensevelir dans les cloîtres, et avoir le plaisir

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de gagner strictement leur vie à la sueur de leur front.

L'amour et le respect de la pauvreté ont été créés dans le monde par le Christianisme, et quiconque n'a pas lamour et le respect de la pauvreté, qui- conque n'entend pas cette parole : « Bienheureux les pauvres, » celui-là n'est pas chrétien.

Enfin , mes Frères , et je ne m'étendrai pas long- temps sur ce point, le soulagement, le service réel et personnel de la misère a été aussi créé par Jésus- Christ. Il ne suffisait pas d'établir le respect et l'a- mour de la pauvreté. Comme la misère est un châ- timent, il fallait poursuivre l'anéantissement, la destruction de la misère, autant que possible; et c'est ce que nous avons fait par tous les instituts de charité et de dévouement fondés par la parole de Jésus-Christ; c'est ce que je n'ai pas le temps de développer, mais que je rappelle seulement.

Et par là, mes Frères, par ces principes , la solu- tion spéculative et théorique de la pau\retéet de la misère a été trouvée. L'Évangile a créé des hommes contents de peu, des hommes contents de leur sort; il a détruit les haines, les divisions des esprits que produit l'amour des biens de la terre; il a révélé les vrais biens, qui sont les biens spirituels, et non les biens matériels, et en nous attachant aux biens spi- rituels, en nous détachant des biens matériels, il a créé la paix du monde, la paix chrétienne, la paix sociale de la chrétienté, paix qui est troublée dès qu'on fait des biens matériels une chose que tous les hommes sont à se disputer; car, en se les dispu-

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tant, la part se trouve trop petite; d'où il suit que la généralité en est privée, et, réduite ainsi à l'é- tat d'abjection, toute prête à s'indigner et à se ré- volter.

Quant à la misère, ce grand châtiment, j'en con- viens, nous ne l'avons pas détruite; on nous l'oppose maintenant. On nous dit : « Il y a une chose qui vous a manqué : c'est bien pour la pauvreté ; peut- être vous la passerait-on car enfin le pauvre vit en travaillant; mais par vos institutions chrétiennes vous n'avez pas détruit la misère. » Mes Frères, nous n'avons pas détruit la misère, nous ne la dé- truirons pas, parce que les péchés engendrent la misère, la misère physique aussi bien que la misère morale. Eh bien! nous combattons le péché, et en combattant le pJché nous combattons le principe de la misère. Et la misère elle-même , produite par le péché , nous la combattons par la charité. La cha- rité réelle et personnelle combat directement la mi- sère. Nous ne pouvons pas plus l'éteindre que nous ne pouvons éteindre le péché; nous ne pourrions éteindre le péché qu'en touchant à la liberté même. Nous ne pouvons détruire la liberté, et qui dit li- berté , dit abus possible de la liberté, et qui dit abus possible de la liberté, dit péché, et la misère comme conséquence. Il ne nous reste donc plus qu'à res- treindre la misère autant que nous le pourrons; mais la détruire, c'est impossible, parce que pour la détruire il faut détruire le péché , et pour cela , détruire la liberté même, c'est-à-dire détruire l'homme.

I 21

322 SERMON

Cependant, mes Frères, tout en posant ces prin- cipes, remarquez -le bien, nous ne nous opposons pas à ce que les problèmes économiques soient réso- lus par la société humaine, à ce qu'on cherche à rendre l'homme et le monde meilleurs qu'ils ne l'ont été dans les temps présents et dans les temps antérieurs. Le Christ, en cette matière, a posé des principes nécessaires et absolus, qui ne périront jamais, savoir : que la pauvreté est la première béa- titude, et que la misère est un châtiment. En pra- tique, il a créé le respect et l'amour de la pau- vreté, puis le service réel et personnel, le soula- gement réel et personnel de la misère : cela sera toujours nécessaire; il vous laisse libres dans votre action ; si vous pouvez organiser la société humaine d'une manière raisonnable et profitable, et qui di- minue les maux de la misère, vous avez le champ libre.

Dans l'ordre de la société civile, le Christ n'a posé que deux principes , le droit et le devoir, la liberté et l'autorité , mais toutes les formes d'organisation nous sont loisibles. Vous pouvez, selon les temps et les lieux, agiter ces grands problèmes sociaux et les résoudre; toujours l'autorité sera nécessaire pour maintenir le devoir et la liberté, nécessaire pour maintenir le droit. Eh bien! de même, vous pouvez résoudre économiquement, philantropique- ment le problème de la pauvreté en des façons peut- être meilleures ou différentes : libre à vous 1 Mais ce que nous maintenons, ce qui est notre patri- moine, ce qui est indestructible, c'est que le maté-

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rialisme économique ne produira jamais que l'aug- mentation de la misère; c'est que quiconque ne partira pas, même dans l'existence publique, des principes du spiritualisme, du principe de la pau- vreté, admis comme un bien et un bien réel, celui-là, ceux-là, se perdront dans des abîmes les maux du monde ne feront que s'accroître ot épouvanteront l'avenir.

Du reste, en assurant cela, encore une fois, qu'on ne m'accuse pas de vouloir arrêter les tentatives des publicistes, de ceux du moins qui sont raison- nables, et qui posent des fondements que l'homme et l'expérience peuvent accepter. Nous disons seule- ment qu'il y a de grands principes de l'ordre écono- mique, comme de l'ordre social, de l'ordre politique, que l'Évangile a posés et que personne ne détruira, mais que le champ est libre pour toutes les autres choses d'un ordre secondaire.

Je me résume sur la pauvreté. Le monde estime que c'est le souverain malheur; Jésus-Christ estime que c'est la première béatitude. Le monde, en dé- veloppant la richesse, produit une plus grande mi- sère; Jésus -Christ, en détachant de la richesse, produit une moins grande misère , la diminue , la soulage et la console.

Le matérialisme, la solution matérialiste du pro- blème de la pauvreté, divise tous les esprits, les remplit de haine et de passion les uns contre les autres; la doctrine spiritualiste, la solution spiritua- liste du problème de la pauvreté, pacifie, apaise, console , réunit les esprits : en sorte que le monde

324 SERMON

non seulement n'explique pas le mystère, mais qu'il en augmente les difficultés en augmentant la mi- sère, et que Jésus-Christ explique le mystère et di- minue en même temps l'âpreté du mal.

Chrétiens, mes Frères, ces grands problèmes, dont je viens de vous donner un aperçu, sont plus que jamais du ciècle présent. Dieu nous a révélé que, en dehors du christianisme, on ne va qu'à une misère physique et morale, toujours croissante. Nos adversaires ne nous en croient pas; mais la parole de Dieu n'a jamais passé, elle ne passera pas plus sur ce point que sur un autre, et déjà, au bout d'un petit nombre d'années, vous entendez le cri terrible qui sort des entrailles de la société par l'éta- blissement et la propagation du matérialisme écono- mique. Ces misères iront en s'augmentant jusqu'au jour où, enfin, le monde s'arrêtera et reviendra à la doctrine de Jésus-Christ, la seule qui puisse don- ner la paix du présent, comme la paix de l'éter- nité. C'est, mes Frères, aujourd'hui notre doulou- reux triomphe, que le mal dont souffre le monde. C'est notre triomphe, parce que l'Évangile l'a pré- dit; c'est notre douloureux triomphe, non parce que nous souffrons pour nous, mais parce que nous souffrons des misères de nos frères : d'ailleurs ce douloureux triomphe est nécessaire aux desseins de Dieu, et il aura lieu.

Mais en même temps que cette grande démonstra- tion de la vérité du christianisme, sous le rapport même économique, nous est donnée, et elle nous sera donnée de plus en plus, il faut, d'un autre côté.

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que nous, nous augmentions notre charité pour la proportionner à l'accroissement des misères sociales ; car, bien que Dieu et nos adversaires se chargent de presque toute la démonstration de la vérité chré- tienne, dans cette circonstance comme dans tant d'autres, cependant, nous tous, nous sommes obli- gés d'y coopérer, et nous ne le pouvons qu'en nous fortifiant dans le respect et l'amour de la pauvreté , dans le service réel et personnel du pauvre et du misérable dont les intérêts vous ont aujourd'hui réunis. Puisse, Messieurs, votre illustre patrie, qui m'a donné l'hospitalité depuis plusieurs mois% pos- séder toujours ce spiritualisme chrétien! puisse- t-elle le garder et le fortifier; puisse-t-elle, par son exemple, ses leçons et ses actes, contribuer à ce magnifique triomphe du christianisme dont nous ne saluons encore que les avant- postes, et dont nous voyons, en quelque sorte, le péristyle s'élever dans votre pays ! C'est l'espérance que j'emporte après l'avoir vu et habité; ce sont les adieux que je vous fais.

* Il avait prêché le carême à Liège.

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SUR LE MÊME SUJET

Prêché, le 19 juillet 1849, fête de saint Vincent de Paul, à Sainte-Reine (Côte-d'Or), dans la chapelle de l'hospice.

NOTICE

Le 25 mai 1847, le R. P. Lacordaire lut à la cathédrale de Nancy l'oraison funèbre du général Drouot.

Le 29 juillet, il prêcha à Grenoble pour la Société de Saint-Vincent-de-Paul, qui fit célébrer la fête de son patron dans la chapelle des Pénitents Blancs. Il monta en chaire après l'Évangile et retraça, dans un discours pathétique, en présence d'un auditoire nombreux et choisi, les besoins des pauvres et le devoir sacré de l'aumône.

Le 25 août il prêcha à Voreppe pour la fête de l'As- somption de la très sainte Vierge, et le 5 septembre il donna à Tournon un discours sur la Trinité en faveur de la Société de Saint-Vincent- de- Paul. « Une condition expresse de ce discours, avait-il mandé*, c'est qu'on n'en écrira rien à aucun journal. Je souffre beaucoup de cette publicité à propos de tout. C'est une faiblesse dans un temps comme le nôtre, mais je n'ai pu encore la vaincre : soyez-moi donc en aide... »

Enfin il prêcha la station del'Avent à Toulon, et désor- mais les conférences de Notre-Dame eurent lieu pendant le carême. Dès le 9 janvier 1848 , M*^ Affre l'avait prié de lui réserver cette année-là deux sermons de charité pour deux œuvres « dignes de son zèle, l'œuvre de l'infirmerie Marie-Thérèse, et celle des jeunes apprentis * ».

1 Lettres inédites à M. Albert du Boys, Chalais, 21 juillet et 20 août 1847.

* L'année suivante, Tarchevêque de Paris prit sous sa pro- tection l'œuvre de Marie-Thérèse, fondée par la duchesse d'An-

SDR LE PAUVRE SELON LE MONDE ET l'eVANGILE 327

Il est probable que la révolution de Février modifia les projets du Prélat. Nous n'avons retrouvé aucune trace de ces deux sermons, et nous savons que pendant la station de 1848 l'orateur de Notre-Dame ne sollicita la charité des fidèles qu'une seule fois : ce fut en faveur des émigrés polonais qui désiraient rentrer dans leur patrie. Il ter- mina ainsi la sixième conférence ; « ... En commençant, je vous conviais à faire un acte final d'hospitalité envers la Pologne. Eh bien ! ici , aux portes de cette métropole qui ont si souvent abrité les prières de ses enfants en faveur de leur patrie, la Pologne va vous tendre sa main magnanime et mutilée par l'injustice et le despotisme.

« Regardez cette main, lisez-y qu'on peut fuir sa patrie par amour de la patrie, qu'on peut fuir et les honneurs et les aises par amour de la vérité, de la justice, de la sainte et patriotique liberté donnée par Jésus-Christ aux nations ; lisez cela, cet enseignement vaut bien l'acte généreux par lequel vous témoignerez votre gratitude à ces infortunés

Le Père Lacordaire préluda à cette station par l'oraison funèbre d'O'Connell, qu'il prononça le 10 février à Notre- Dame, et publia le dimanche suivant dans VUnivei'S, après avoir revisé la sténographie.

Invité d'abord à la prononcer dans la cathédrale de Lyon, le corps d'O'Connell était attendu , il avait écrit à M">o Swetchine (Chalais, 16 juillet 1847) : « ... J'ai accepté sans broncher, et au moment je vous parle mon discours est fait dans ma tête, car cette fois je n'écrirai pas. Outre que je n'en avais pas le temps, les deux expé- riences de Nancy pour M^^ de Janson et le général Drouot

goulême et longtemps dirigée par M"» de Chateaubriand; elle languissait sans secours depuis queTexil et la mort lui avaient ravi ses deux généreuses bienfaitrices. Une assemblée de charité fut tenue à Notre-Dame, le lundi de Pâques, 9 avril , sous sa présidence, et le P. Lacordaire y prêcha de nouveau pour cette œuvre. ( Univers, 8 avril 1849.) Voir la Tribune sacrée , année 1848, p. 464.

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m'ont prouvé que la lecture était toujours trop froide , si animée qu'elle fût. Dès qu'un auditoire dépasse cer- taines bornes, il faut absolument le saisir de ses bras et l'électriser de ses yeux. Le sujet présent n'a pas d'ailleurs les difficultés oratoires et locales des deux autres. A Nancy, dans l'un et l'autre cas, j'étais sur des charbons ardents; ici je nage en pleine eau... »

La station de l'Avent 1848, prêchée à Dijon, fut suivie peu après de la fondation du couvent de Flavigny. Le P. Lacordaire, comme nous allons le voir, eut dès lors occasion de prêcher souvent dans le diocèse.

ANALYSE *

Beatus qui inUlligit...

Mes très chers Frères,

Partout nous portons nos regards soit au ciel, soit sur la terre, soit sur la nature, soit sur la so- ciété, notre esprit cherche à s'exercer et s'efforce de comprendre. Mais après tant de siècles d'études et d'efforts , nous ne sommes pas encore parvenus à la connaissance du mystère de la pauvreté. Et ce- pendant la science de la pauvreté est une science importante, une science sans laquelle nous ne pou- vons nous sauver.

Quel autre moment pourrais-je choisir pour vous expliquer ce mystère , plutôt que celui nous célé-

* D'après le Spectateur de Dijon, du 9 septembre.

Dans le numéro du 17 octobre on trouve une deuxième ana- lyse communiquée par M. Cti. Arcelot de Dracy, « pour servir à l'édification de tout le monde et faire taire de fâctuuses et fausses interprétations. »

SUR LE PAUVRE SELON LE MONDE ET L'ÉVANGILE 329

brons la fête de saint Vincent de Paul, fondateur, il y a près de deux siècles ou deux siècles et demi, de l'institut de ces nobles Filles de la Charité, qui dans cette maison enseignent la science de la pauvreté par leur dévouement envers les pauvres?

... D'abord qu'est-ce que la pauvreté? Le monde, pour répondre à cette question, commence par poser cette maxime : La pauvreté est le souverain mal, et la richesse le souverain bien. Dès notre plus tendre enfance, nous cherchons à comprendre, à nous rendre raison de ce qui frappe nos sens. Lorsque nous voyons passer le riche , environné de luxe et de plai- sir, emporté dans un somptueux équipage par des coursiers qui semblent ne pas toucher la terre , et que nous apercevons à côté le pauvre couvert de haillons qui cachent à peine sa nudité, et tendant unemain suppliante, nous nous demandons '.Qu'est-ce que cela veut dire? Pourquoi les uns ont-ils tout, et les autres rien? Nous interrogeons, et à la ques- tion faite par leur enfant sur la qualité d'un passant, le père et la mère se hâtent de répondre : « C'est un riche , » comme pour désigner une personne heu- reuse et digne d'envie; ou bien : « C'est un pauvre, » comme pour désigner un être vil et abject. La pre- mière leçon de nos parents insensés , pour ne pas dire barbares, est de nous inspirer le mépris et la haine de la pauvreté, l'estime et l'amour de la ri- chesse. « Soyez actifs et laborieux, nous disent-ils, et avec de l'intelligence vous parviendrez toujours à être de la classe de ceux qui sont quelque chose , de ceux qui possèdent et qui sont heureux ! »

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Oui, on s'est demandé souvent pourquoi une par- tie de l'humanité est heureuse, et l'autre malheu- reuse ; et ne pouvant expliquer ce mystère , on est allé jusqu'à accuser la Providence. Le monde a dit: « Heureux sont les riches! parce qu'ils peuvent se rassasier et satisfaire leurs désirs. Malheureux les pauvres 1 car, toujours affamés, ils sont obligés d'o- béir aux volontés, aux caprices des riches, comme des ilotes; ils doivent se courber devant eux dans la position la plus humiliante et s'abaisser à leurs pieds pour ajuster leur chaussure. »

Pourtant, mes Frères, l'homme n'est pas un vil animal : c'est une noble et grande créature, et voilà pourquoi la nature le porte à s'élever, à gra- vir successivement les degrés de l'inûni. Nous di- sons : « Bienheureux ceux qui ont de quoi se loger, se nourrir et se vêtir! » Et Jésus-Christ, qui n'avait pas oîi reposer sa tête, disait : Bienheureux ceux qui ont faim, parce qu'ils seront rassasiés. Aussi, malgré ces cris et ces clameurs du monde, il s'est trouvé des hommes qui, comme saint Vincent de Paul, ont montré que l'Évangile n'était pas tant l'œuvre d'une sublime éloquence que le fruit d'une charité divine.

Je démontrerai en premier lieu que le monde ne connaît pas la science et le mystère de la pauvreté , et en second lieu que l'Église seule possède la science de la pauvreté et explique ce mystère. Tel sera le partage de cette instruction.

I. Pour expliquer cette énigme, quelques-uns ont dit : La pauvreté ne vient pas de Dieu. Dieu

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veut que nous soyons tous heureux; par conséquent elle est incompatible avec sa bonté. De l'existence delà pauvreté, quelques autres ont conclu que Dieu n'existait pG3, et ils sont tombés dans l'athéisme le plus dégradant et le plus méprisable.

D'autres ont dit que la pauvreté venait de la na- ture, et quand on a voulu y remédier on est toujours demeuré à côté de la question. Car qu'est-ce que la nature, sinon l'ensemble des forces productives? On a donc voulu d'abord cultiver davantage la terre. Mais nous savons que la terre ne produira jamais guère plus qu'elle n'a produit jusqu'à ce jour, ou que du moins il est impossible d'augmenter in- définiment sa fécondité. On a voulu ensuite résoudre le problème par le partage des terres et des biens. Eh! mes Frères, si on faisait ce partage, chacun de nous aurait à peine de quoi subsister un jour! Si le partage des biens donnait la richesse à tous, chacun aspirerait au repos , personne ne travaille- rait plus, la terre deviendrait improductive, et de surgirait non plus une pauvreté partielle, mais une misère efforyable et totale, qui serait le dernier de- gré d'abaissement et d'abjection de l'espèce humaine. On a dit encore : Si les populations étaient moins nom- breuses, chacun posséderait et jouirait davantage, et on a voulu , l'antiquité païenne a voulu détruire les populations par la guerre et par l'esclavage. Mais depuis six mille ans que le monde s'agite, malgré toutes les guerres d'extermination qui ont ensanglanté le sol et ravagé les empires, la pauvreté, la misère subsis- tent encore. Théorie bien dangereuse d'ailleurs! car

332 SERMON

en plaçant ainsi le pauvre en présence du riche, n'enseigne-t-on pas aux pauvres qu'après tout leur intérêt serait d'exterminer les riches, puisqu'ils sont les plus nombreux et les plus forts?

Enfin on a cru que la pauvreté provenait des con- stitutions sociales, de la forme des gouvernements, et on a cherché à améliorer le sort des pauvres, en les modifiant ou en les changeant.

L'Angleterre est sans contredit l'un des pays les plus civilisés du monde entier; la royauté y est for- tement assise; l'aristocratie y est si profondément enracinée, qu'elle paraît inhérente au sol; c'est la nation la plus féconde en institutions libérales, la plus commerçante, la plus industrielle de l'Europe. L'Angleterre a puisé des systèmes d'amélioration dans sa religion nouvelle, séparée de la nôtre; la classe des riches a voté deux cents millions chaque année pour soulager les indigents. Eh bien! à quoi a-t-elle abouti ? Avec sa réforme , avec sa taxe des pauvres , malgré son commerce et son industrie , malgré ses mines et ses flottes, elle n'a fait qu'engendrer un état d'indigence tel que, pour le caractériser, ne trouvant pas de terme dans le langage ordinaire, il a fallu créer le mot paupérisme; et encore aujourd'hui elle possède deux centmille esclaves dans ses colonies. C'est le pays du monde l'extrême misère se trouve le plus souvent et le plus étroitement accolée à l'extrême opulence.

En France, il y a soixante ans, on a changé la forme du gouvernement, le régime des successions et de la propriété; on a proclamé la liberté du tra- vail et du commerce, et on n'a fait qu'engendrer un

SUR LE PAUVRE SELON LE MONDE ET l'ÉVANGILE 333

commencement de paupérisme. On avait voulu éga- liser, niveler, et les fortunes, frappées sous une forme, se sont bientôt renouvelées sous une autre; d'immobilières et d'aristocratiques , elles sont deve- nues industrielles, manufacturières, etc. On avait voulu établir la fraternité, et on a créé la discorde, l'antagonisme. Avant 1793 , époque de sinistre mé- moire, le riche aimait le pauvre et le pauvre aimait le riche. Ce qu'on appelait le château visitait vo- lontiers le toit de chaume. Les puissants et les fai- bles se voyaient et s'aidaient mutuellement; entre le seigneur et l'homme des champs régnait une tou- chante affection , basée sur les bienfaits. Mais au- jourd'hui, surtout dans les villes, les pauvres et les riches ne se visitent plus, ne s'estiment plus, ne s'aiment plus entre eux ; ils ne se connaissent plus; ils se détestent, ils se portent envie, et de grandes catastrophes sont à redouter...

On a voulu se passer du Christ et de l'Église, et rejeter les principes de l'Évangile; c'est pourquoi on n'a jamais pu se rendre compte du mystère de la pauvreté, et on est venu à croire que la pauvreté était incompatible avec le bonheur.

En effet, qu'est-ce que le bonheur? En quoi con- siste-t-il selon le monde? 11 consiste dans le repos, dans la jouissance, dans l'élévation; et le monde, voyant aisément que ces trois caractères ne se ren- contrent pas dans la pauvreté, mais dans la richesse, a posé cette maxime qu'il fallait fuir la pauvreté comme le mal souverain, et rechercher la richesse comme le souverain bien. Dans un sens, il a eu rai-

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son. Car le riche possède d'abord le repos, je n'en- tends pas le repos sans mouvement, puisque la vie , c'est le mouvement , mais le repos dans le mou- vement , ce repos qui ne pèse pas , ce repos dans le- quel le cœur est entraîné doucement et sans con- trainte vers le but l'emporte sa passion. C'est l'état du riche, que je vous montrais en commen- çant, bercé dans le luxe et le plaisir , emporté dans un brillant équipage par des coursiers rapides, ou bien mollement étendu sur sa couche. A son réveil, il sent ses membres délassés de leur fatigue; l'astre du jour l'éclairé de ses rayons qui pénètrent à travers les rideaux de sa chambre somptueuse; il peut re- poser encore et attendre pour se lever le moment qu'il se fixera. Il possède aussi la jouissance, jouis- sance de faire sa volonté , de satisfaire ses passions , d'accomplir ses désirs , d'exercer ses facultés et ses sens. 11 possède enfin l'élévation; le premier rang semble lui appartenir dans la société; il peut arriver aux honneurs, au pouvoir, au commandement, et satisfaire son orgueil, son ambition, qui parfois, quand il gouverne un royaume , lui font désirer de subjuguer des empires, même de diriger les astres, s'ils étaient capables de lui obéir.

Mais le pauvre, lui, ne possède aucun des trois éléments qui constituent le bonheur selon le monde. Qu'est-il besoin de le démontrer? 11 ne possède pas le repos; il n'a pas de palais à habiter, il n'a qu'une masure pour s'abriter, une chaumière il lui faut passer ses jours. Dès que les rayons du soleil vien- nent frapper sa fenêtre, il doit se lever, vêtir ses

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haillons, porter l'instrument de travail sur son épaule, gagner péniblement le pain de sa femme et de ses enfants à la sueur de son front, au prix d'un ingrat labeur, et revenir, le soir, non seulement trempé de ses sueurs, mais de la pluie, de la neige, grelottant de froid ou accablé par la chaleur, et se reposer ensuite sur une couche dure pour quelques heures. Il n'a pas la jouissance, car faire sa vo- lonté, accomplir ses désirs, il ne le peut pas; exer- cer son esprit, il n'en a pas le temps, absorbé qu'il est par le travail; exercer ses sens, il en est presque incapable, ses mains calleuses et durcies sont de- venues insensibles au toucher. Si, entrant dans la maison de Dieu, il aperçoit un tableau sur lequel un artiste a voulu réaliser l'idéal entrevu , il ne le re- gardera même pas, pensant et se disant que sans doute il aura plu à quelque peintre de barbouiller des couleurs sur une vile toile. Il n'a point l'éléva- tion , le pouvoir, les honneurs , car il faut qu'il se sacrifie sans cesse à la volonté d'autrui pour quel- ques misérables pièces d'argent. Il n'est pas heureux, et tous les jours agité par la pensée et l'envie des ri- chesses, des plaisirs et des honneurs qu'il ne peut posséder, il éprouve, pendant de longues années, le supplice de Tantale...

II. ... Comment donc se fait -il qu'un jour Jésus-Christ rassembla au pied d'une montagne une foule de pauvres qui l'avaient suivi, et que, ouvrant sa bouche, il leur dit : Bienheureux les pauvres! Vous avez donné tout à l'heure la vraie définition du bonheur; celle de Notre-Seigneur est semblable

336 SERMON

à la vôtre, et pourtant, au fond, il vous contredit, il vous donne un démenti. Eh ! mes très chers Frères, c'est que la question est de savoir quels sont le re- pos, la jouissance, l'élévation qui constituent le vrai bonheur. Il y a deux sortes de repos, comme il y a deux sortes de jouissances et deux sortes d'élé- vation. Il y a le repos de l'âme et le repos du corps , la jouissance de l'âme et la jouissance du corps, l'élévation de l'âme et celle du corps; et autant l'âme l'emporte sur le corps , autant le bonheur du pauvre peut l'emporter sur le bonheur du riche.

Les riches, je ne dis pas tous, je ne parle que des riches païens , et de ceux qui vivent en païens , les riches n'ont pas le repos de l'âme. Demandez- leur s'ils ont cette paix, ce repos dans leurs palais, dans la satisfaction de leurs désirs et de leurs pas- sions , au milieu de leurs joies et de leurs festins. Non, ils ne l'ont pas, ils ne peuvent pas l'avoir. Un empereur d'Orient disait qu'il n'avait que quatorze journées de bonheur dans les cinquante années de sa vie. Et encore comptait-il en païen; s'il avait été chrétien, il n'en aurait compté aucune; ces qua- torze journées n'auraient pas fait une seule des nôtres. Le pauvre, au contraire, a le vrai repos, qui con- siste dans une bonne conscience et un cœur pur; le repos de son corps est court et troublé, mais son âme reste paisible et n'est point agitée par les re- mords. Je vous donne ma 'paix, disait Notre-Seigneur Jésus-Christ; mais je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Et celte paix est le repos du pauvre ; il aime son Dieu , il jouit de celui qui est

SUR LE PAUVRE SELON LE MONDE ET l'ÉVANGILE 337

son principe et sa fin ; c'est une félicité que per- sonne ne peut lui ravir : non pas qu'elle soit par- faite et absolue, puisque la souflrance est la condi- tion nécessaire de la vie; mais enfin le pauvre, pra- tiquant plus aisément la vertu que le riche, peut jouir mieux que lui de la paix ineffable d'une bonne con- science. La paix du cœur se trouve sur la roule pénible que parcourt le pauvre avec le coursier de la vertu. Enfin le pauvre a l'élévation. Il monte vers Dieu par son humilité même, et comme Dieu est infini , il peut s'élever au-dessus des princes de la terre. Quoi de plus sublime que celui qui reconnaît sa mi- sère et son néant, qui s'élève par l'amour en se dé- tachant des biens périssables ! De même que l'air s'élève d'autant plus qu'il est plus léger, de même l'àme du pauvre, dégagée du fardeau de la terre, peut s'élever plus haut vers le ciel. Ainsi le pauvre n'est malheureux que par sa faute.

La pauvreté existe nécessairement ici-bas. Dieu, qui est tout-puissant, aurait pu à son gré rendre tous les hommes riches , il ne l'a pas voulu ; et Jésus- Christ nous a dit : Vous aurez toujours des pauvres parmi vous. ... Mais il faut distinguer la pauvreté de la misère.

Le pauvre est celui qui a besoin de travailler pour vivre. Le travail, c'est la loi divine imposée aux hommes, et il y en a beaucoup dans la société qui, s'ils avaient travaillé pendant qu'ils étaient dans la force de l'âge et de la santé, ne seraient pas tombés dans la misère. Le misérable, c'est trop souvent le mauvais ouvrier qui mange aussitôt l'argent qu'il I 22

338 SERMON

gagne, pour aller un jour mendier son pain et mourir à l'hôpital ; c'est celui qui a passé ses jours dans l'oi- siveté, et ses nuits dans la débauche, au sein de nos cités corrompues, il faut assister la pauvreté, et si parfois on est tenté de repousser la misère, on doit songer que souvent elle est la suite d'un accident, d'un malheur, qu'elle est involontaire, qu'elle peut se rencontrer dans l'innocence comme dans le repentir. C'est pourquoi toute personne malheureuse est digne de respect. Rappelez-vous sainte Madeleine, la péche- resse de l'Évangile; Notre- Seigneur l'admit dans le cortège des saintes femmes qui le servaient à la suite de la sainte Vierge, la pureté même. 11 voulut qu'elle l'assistât sur le Calvaire, au pied de la Croix, à coté de sa Mère et de saint Jean son disciple bien-aimé, et qu'elle fût aussi le premier témoin de sa résurrection. .. La charité couvre tout de son manteau; elle dit à celui qui serait tenté de repousser un misérable par sa faute qu'il l'est devenu par accident. Saint Vin- cent de Paul et ses vénérables Filles possèdent lar- gement cet esprit de charité qui soulage toutes les misères, car il faut que le malheureux vive; c'est son droit, c'est même son devoir; il faut lui faire l'aumône, et il n'a pas à rougir en la recevant. C'est au riche qu'il appartient de soutenir l'existence du pauvre et du malheureux par la charité, par sa bourse, par son cœur, par son regard , par quelques paroles d'encouragement et de consolation , car V homme ne vil pas seulement de pain, mais de toute parole sortie de la bouche de Dieu. Et c'est ainsi, mes Frères, que se résout, en théorie et en

SDR SAINT PIERRE, CHEF DE l'ÉGLISE 339

pratique, la question du mystère de la pauvreté. ... La pauvreté vient de Dieu. C'est lui qui l'a créé et qui la crée encore tous les jours. Prions-le qu'il ne l'enlève pas du milieu de nous , que sa misé- ricorde généralise la pauvreté volontaire, et éloigne de nous la misère. Comme la pauvreté fait le bon- heur de l'homme qui l'apprécie, elle fait la force de l'Église. Jamais l'Église n'a été en plus grand péril que lorsqu'elle a été riche, parce qu'elle portait dans son sein ce qui crée la misère, jusqu'au jour elle s'est dépouillée de ses biens pour les distri- buer aux pauvres. Encore une fois, ce n'est pas la pauvreté qui crée la misère, c'est la richesse; et nous devons dire avec Dieu et avec Jésus- Christ : Beatusqui intelligitj etc..

SUR SAINT PIERRE, CHEF DE L'ÉGLISE

Prêché dans l'église de Frolois (Côte-d'Or), le dimanche l»"" juille 1849, fête patronale de la paroisse '.

CANEVAS'

Tu es Petrus, et super hanc pe- tram adiflcabo Eccïesiam meam.

Qu'est-ce que l'Église? L'Église étant une so- ciété, nous ne pouvons la connaître qu'en sachant

1 Voir le Spectateur de Dijon, 6 juillet 1849. M. Corbo- lin, curé de Frolois, était un des principaux bienfaiteurs du nouveau couvent des Dominicains, fondé à Flavigny par un élan spontané du clergé diocésain.

* Copié par le R. P. Ghocarne sur le carnet le R. P. La

340 SERMON

ce que c'est qu'une société, combien il y a d'espèces de sociétés, et quelle est cette société que Jésus- Christ fonda par ces paroles : Tu es Peirus, etc.

La société est l'union des êtres semblables. Par- tout où il y a des êtres semblables , ils se cherchent et s'unissent. La pierre, la plante, l'animal, l'homme. Pourquoi ? La société et la vie sont une seule et même chose , la vie n'étant qu'un mou- vement spontané , lequel suppose une relation avec un objet tend le mouvement, et cette relation constituant une société. Aussi , Dieu qui est la vie, est-il la société par excellence dans le mystère de sa triple et indivisible Unité.

Mais, l'homme étant complexe, il y a pour lui plu- sieurs sociétés. La première est la société des corps qu'il a avec toute la nature : société passagère, étroite, égoïste. Passagère, parce que le corps meurt; étroite, parce que la nature ne met à notre disposition qu'un nombre très borné d'éléments , au prix d'un travail continuel; égoïste, parce que nous ne pouvons jouir en même temps des mêmes corps. De un sujet perpétuel de disputes et de guerre entre les hommes.

Deuxième société de l'homme, celle des cœurs. L'homme n'est pas seulement un corps, il est un corps joint à un esprit; de cette union résulte la

cordaire avait écrit le canevas de quelques sermons sous le titre de Discours prononcés à ..., soit avant de prêcher pour en fixer mieux les idées principales, soit après, afin d'en conserver plus sûrement le souvenir. Ce cainel ua pas été retrouvé après sa mort.

SUR SAINT PIERRE, CHEF DE l'ÉGLISE 341

sensibilité, dont le cœur semble l'organe et est l'ex- pression.

Par le cœur, l'homme s'attache à son semblable , non plus seulement de l'étreinte égoïste du corps , mais avec dévouement. Toutefois, cette société n'é- chappe pas aux infirmités de la première ; elle est aussi passagère, étroite, égoïste. Passagère, car la mort, en dissolvant l'union de l'âme et du corps , détruit la sensibilité propFement dite; étroite, parce que le cœur borne ses affections à la famille et à un très petit nombre d'amis; égoïste, à cause de cette borne même.

Est-ce donc toute l'union que l'homme peut avoir? Ne le croyez pas. H y a en l'homme autre chose que lu corps, qui n'est qu'une poussière fragile, autre chose que le cœur, qui lui-même s'at- faisse avec la dissolution du corps. L'homme a une âme, c'est-à-dire une substance intelligente , immortelle , capable de subsister hors du corps ; et comme il y a société des corps et des cœurs, il y a aussi celle des âmes. C'est cette société des âmes qui s'appelle l'Église, et que Jésus-Christ a recon- stituée par cette parole : Tu es Petrus, etc. Société éternelle, infinie, dévouée, car au lieu que la société des corps a pour siège la nature, au lieu que la société des cœurs a pour siège l'humanité, la société des âmes a Dieu pour principe, pour siège et pour centre.

Dieu est la première âme et l'auteur de toutes les âmes. Il est la première âme, parce qu'il est une âme éternelle et infinie. 11 a fait les autres âmes

342 SERMON

à son image et ressemblance, et dès lors a été fondée la société des âmes en lui et avec lui. Quiconque brise avec lui, brise avec les âmes, de la même ma- nière que quiconque brise avec la nature, brise avec les corps, et que quiconque brise avec l'humanité, brise avec les cœurs. Nulle société ne peut subsister qu'appuyée sur son centre. Dieu est le centre des âmes, comme la nature et l'humanité sont le centre des corps et des coeurs. C'est pourquoi celui qui n'est pas uni à Dieu n'est pas uni aux âmes; il ne vit plus que de la vie du corps et du cœur, vie passagère, étroite, égoïste, comme nous l'avons montré.

Au contraire, celui qui est uni à Dieu, étant en rapport avec l'Éternel et l'Infini, et y puisant une vie sans bornes, il lui est aisé d'être en société avec toutes les âmes : société éternelle , puisqu'elle part de Dieu et y aboutit ; société infinie par la même raison; société dévouée, parce que l'homme s'y donne à tous et leur rend autant qu'il reçoit.

La société des âmes, nous l'avons dit, a été en Dieu de toute éternité entre les personnes divines ; elle s'est répandue dans le temps, par la création d'âmes semblables à Dieu. Mais l'homme ayant oublié Dieu, la société des âmes s'est dissoute sur la terre , sauf un petit nombre d'âmes fidèles. Il n'y a plus eu entre les hommes que la société des corps et des cœurs, c'est-à-dire une société misérable dont la guerre et la servitude étaient le fond, guerre entre les familles et les nations, servitude des faibles à l'égard des forts.

Dieu a donc envoyé son Fils aux hommes pour

SUR SAINT PIERRE , CHEF DE l'ÉGLISE 34 3

qu'en le voyant ils se rappelassent leur âme , et renouvelassent entre eux et lui la société des âmes. C'est ce qui a eu lieu. Jésus-Christ a rassem- blé autour de lui quelques pauvres; il a choisi l'un d'eux pour le représenter plus particulièrement, pour être son vicaire visible et permanent en ce monde. Il les a envoyés aux âmes dispersées par toute la terre pour les réunir en Dieu. Celte œuvre s'est accomplie, malgré toutes les résistances. Vous le voyez de vos yeux. Le règne de la paix a succédé au règne de la guerre, la charité à l'égoïsme, la vie à la mort. La parole de Jésus-Christ, dite à Pierre, est demeurée stable. Tu es Piei^e, c'est-à-dire par toi-même tu es dur et stérile comme une pierre ; sur toi, sur cette dureté et cette stérilité, je bâtirai le royaume de l'amour et de la fécondité. Tu es Pierre, car tu n'es qu'un pauvre homme, un pê- cheur, un ignorant; mais sur toi je bâtirai le royaume de la puissance et de, la science, contre lequel aucune puissance et aucune science ne pré- vaudront jamais. Tu es Pierre, c'est-à-dire tu es mortel et d'un jour ; mais sur toi je bâtirai le royaume de l'immortalité de la terre et de l'immor- talité du ciel. Tu es Pierre, c'est-à-dire un corps et un cœur égoïstes; mais sur toi je bâtirai le royaume des âmes. Toute âme te reconnaîtra pour son chef et pour son père; et quiconque ne te recon- naîtra pas, demeurera stérile et dur, comme tu l'étais toi-même, ne vivra que mort, et ne mourra que pour vivre hors de toute société , même celle des corps et des cœurs.

344 SERMON

SUR LE CAPITAL NÉCESSAIRE DE LA VIE

Prêché, le dimanche 29 juillet 1849, au petit séminaire Saint -Bernard, à Plombières-lès-Dijon.

texte!

Facile voMs thesaurum. « Faites-vous un trésor. » (S. Luc, xni, 33.)

Monseigneur*, mes très chers Enfants,

Appelé par votre évêque et votre père à vous adresser quelques paroles d'édification dans cette belle fête de votre petit séminaire Saint-Bernard, je vous avoue que j'ai éprouvé quelque embarras à me déterminer dans le choix du sujet que je traiterais. Je me suis demandé s'il ne serait pas plus utile au bien de votre âme et à l'intérêt de cette solennité de me borner à vous adresser une exhortation, à la fois simple, utile et conforme à l'objet même de la fête. Mais vous pensez peut-être qu'il vous serait humainement plus agréable d'entendre une instruc- tion d'un autre genre, qui pût aller davantage à votre esprit, sans être pourtant moins saintement profi- table et moins utile à votre avancement spirituel.

1 Rédigé sur les notes recueillies par des professeurs et des élèves, publié par le Spectateur de Dijon, et reproduit par V Enseigne ment catholique (1862), sous le titre : Discours sur le capital.

> Mgr Rivet, évêque de Dijon.

SUR LE CAPITAL NÉCESSAIRE DE LA VIE 345

Je veux donc vous mettre au courant du grand principe de la vie. Après tout, la première vocation de l'homme c'est de vivre. Il vous paraît peut-être que c'est une chose bien simple de vivre, et qu'il vous suffit de dire , que de même que vous avez fait jusqu'aujourd'hui, ainsi ferez-vous par la suite. Se lever, ordonner un certain travail de la journée, prendre ses repas et son repos , entremêler les occu- pations sérieuses de distractions agréables, pensez- vous que c'est la vie, la vie non seulement dans ce monde, mais, en élargissant ce cercle, en l'infi- nisant , si on peut se permettre cette expression , la vie dans son acception la plus générale? que c'est ce à quoi nous sommes appelés? Mes bien chers Enfants et mes Frères, la vie est bien autrement difficile, et vous ne tarderez pas, au sortir de ces murs qui protègent votre innocence , qui préservent et élèvent votre adolescence , à vous en apercevoir. C'est pourquoi , dans ce siècle agité nous vivons, il est bon que, de très bonne heure, vous soyez ini- tiés aux profondeurs de la sainte Écriture et de la doctrine chrétienne; et c'est relativement à cette grande affaire de la vie, que Jésus-Christ vient vous dire cette parole : Facile vobis thesaurum: Faites- vous un trésor.

Le trésor, mes chers Frères, c'est une image. Notre-Seigneur ayant voulu tenir un langage qui put être facilement entendu de tous les hommes , même des plus simples , a toujours préféré l'image qui peint l'idée, à l'expression qui la rend d'une ma- nière plus générale, plus exacte, plus profonde.

346 SERMON

Dans nos langues modernes, ce que l'Évangile ap- pelle un trésor, dont il est si souvent question dans les saintes Écritures et dans le Nouveau Testament en particulier, c'est ce que nous appelons un capi- tal ; et, quand Jésus-Christ nous dit : Facite vobis thesaurum, c'est comme s'il nous disait : Faites- vous un capital. Le trésor est une image feinte de choses plus ou moins précieuses qui sont renfer- mées, tandis que le mot capital est un terme méta- physique, l'un des plus profonds des langues ac- tuelles, qui vient de cette expression énergique ca- put, la tête. Ainsi, le capital, c'est le principe de la vie , le capital , c'est le principe de tout, le juge de tout; il commande à tout, il gouverne tout, il s'asso- cie à tout, et, il disparaît, tout s'évanouit avec lui. Nous allons donc parler devant Dieu et en Dieu, à l'aide de la doctrine que Notre-Seigneur Jésus- Christ nous a révélée , de cette grande loi du capi- tal , qui est la loi de la vie et qui se borne à ce mot : Facite vobis thesaurum.

Le capital, car notre première intention doit être de vous le définir, est une quantité de vie étrangère à nous par sa nature, mais qui, se transformant sous nos mains, est soumise par nous jusqu'à faire partie en quelque sorte et même très réellement de nous-mêmes. Lo capital, c'est la vie étrangère à nous que nous nous assujettissons, que nous nous rendons propre et personnelle; de sorte que, quand le Seigneur nous a dit : Faites-vous des trésors, il nous a dit : « Prenez autant que possible, amassez de la vie qui est hors de vous pour la mettre en vous. »

SUR LE CAPITAL NÉCESSAIRE DE LA VIE 347

C'est ce que vous faites tous les jours plus ou moins, sans vous en apercevoir, dans tous les ordres de la vie possible , et selon les moyens de votre capacité. Cette opération d'où dépend toute notre existence, c'est ce dont je viens vous entretenir, en examinant s'il est vrai que le capital est le principe de tout , le juge de tout; en même temps, je vais vous rendre raison de ce fait en recherchant comment le capital s'acquiert, et comment il se conserve. Je me flatte, mes très chers Enfants, que, pour le plus grand nombre d'entre vous , ce que je vais vous dire de la part de Dieu et de Notre -Seigneur vous sera très accessible, car il n'y a rien de plus clair que la vé- rité. La clarté l'accompagne, et, à mesure que la pensée s'élève ou s'enfonce dans les profondeurs elle est cachée, la clarté marche avec elle et dis- sipe tous les nuages; ce qui est obscur, c'est l'erreur, ce sont ces brouillards qui nous voilent la vérité. Tournons donc nos yeux et notre cœur vers Dieu. Mes très chers Enfants et mes Frères, pardon- nez-moi cette expression singulière avec laquelle je viens de traduire ces paroles si respectables dont Jésus- Christ s'est servi pour annoncer les vérités que vous avez entendues. Il est dangereux pour moi d'essayer la transfiguration de ces mots, des expres- sions même que Jésus-Christ a employées : car, puisqu'il a daigné s'en servir, c'est qu'apparemment elles sont les meilleures, c'est qu'apparemment elles sont les plus utiles. Mais Dieu, qui est si bon, compatit à notre infirmité et nous permet, à cause des difficultés des temps et des besoins des intelli-

348 SERMON

gences, de dévoiler, d'éclaircir sa parole et de la présenter sous une autre forme. C'est ce que j'es- père faire sans manquer de respect à cette sublime parole, et en même temps avec une clarté et une simplicité qui , tout en pénétrant assez avant dans les profondeurs des choses, vous permettront de retirer de cette instruction un solide enseigne- ment.

I. Mes chers Enfants et mes Frères, nous n'ap- portons point de capital, point de trésor avec nous : nous naissons nus, et, comme l'a dit l'Écriture ou un saint Père, il n'est pas douteux qu'étant entrés nus dans la vie, nous en sortirons nus comme nous y sommes entrés. L'homme apporte en naissant un germe de vie; il apporte avec lui des facultés et des organes; mais si ces facultés et ces organes étaient abandonnés un certain nombre d'heures, l'homme s'évanouirait. Il faut qu'à l'instant même il vit, qu'à l'instant même le mouvement intérieur et extérieur lui a été donné, il puise la vie en dehors de lui , qu'il s'approprie une vie qui lui était étran- gère, et qu'il continue ainsi du premier jusqu'au dernier de ses jours.

Celui qui n'amasse point de trésor, de capital , celui-là c'est ce que nous appelons le sauvage. Le sauvage, c'est un homme qui n'a aucun capital : aucun capital matériel, aucun capital intellectuel, aucun capital moral. Il n'a point de capital maté- riel, car il n'a pas de propriété; il erre dans les forêts, au bord des fleuveï^ ; il demande sa nourri- ture aux hasards de la Providence et de la nature,

SUR LE CAPITAL NÉCESSAIRE DE LA VIE 349

qui envoie sous sa flèche un animal qu'il n'a pas môme cherché; il se donne tout au plus la peine de se promener et de marcher devant lui. Il n'a point de capital intellectuel : les astres roulent sur sa tête, il n'en cherche pas la loi; il ne se demande pas quelle est cette terre qui le porte. Il n'a point de capital moral : il est sur terre, et il ignore pourquoi il y est; il sait vaguement qu'il y a un Grand-Esprit, une tradition le lui a rapporté; il l'adore, il le vé- nère d'une manière bizarre et absolument incom- plète. Il est tout chair et tout sang. Il tue quand il en sent le besoin, quand il sent le plaisir de tuer; il abuse de sa puissance, ou mieux, de sa force contre ses ennemis vaincus, ou plutôt il n'a pas même d'ennemis, car l'amitié et l'inimitié, c'est une chose morale qui n'existe pas pour lui. Il y a un obstacle, il le brise; il a une frénésie, il la satis- fait sans mesure, sans se douter qu'il y a bien ou mal.

Et vous, mes chers Enfants , il y a dix ans, il y a douze ans, quinze ans que l'on travaille à vous tirer de cet état sauvage. Car, par vous-mêmes, si votre père, si votre mère ne vous avaient touchés dès votre enfance; si l'on vous avait abandonnés, à sup- poser que vous ayez mené une vie quelconque , que vous ayez pu vivre; si l'Église n'avait pas versé en vous , par le baptême , le premier élément d'une vie supérieure, vous seriez de véritables sauvages. Cet homme sauvage, cette bête sauvage, cet animal féroce, il subsiste en nous, il nous apparaît de temps en temps, il nous sollicite et nous presse;

330 SERMON

nous le voyons chaque jour, mes très chers En- fants, dans cette société française si profondément troublée, et j'en ai eu par devers moi de terribles exemples.

On ne reçoit jamais beaucoup, dit l'Évangile, sans qu'il nous soit redemandé beaucoup. 11 est diffi- cile, si vous n'êtes pas meilleurs que les autres, que vous restiez aussi bons. On vous a donné plus qu'une bonté ordinaire; on vous a préparés pour des em- plois sacrés; on vous a retirés du milieu d'un siècle agité et corrompu; on vous a donné une éducation qui , je puis le dire, malgré la modération que j'aime à garder, n'est généralement pas la même ailleurs. Par conséquent, ayant reçu beaucoup, il vous sera demandé beaucoup; et, si vous croyez que vous pouvez répondre par une vertu tout ordinaire à ce que vos familles ont fait pour vous , à ce que la so- ciété attend de vous, à ce que Dieu exige de vous, vous vous trompez étrangement. C'est notre mère, c'est l'Église, notre seconde mère, qui nous a pré- servés de cette barbarie impie.

Voilà donc l'homme sans capital : sans capital matériel, sans capital intellectuel, sans capital moral.

Ce qui élève l'homme, c'est la propriété, c'est son capital , c'est sa famille ; ce qui élève l'homme , c'est de s'assujettir la terre, dont il a été fait roi par le Créateur; et n'eût-il acquis qu'un champ pour y mettre son tombeau , n'eût-il que le pouvoir de fouiller cette terre qui sera son sépulcre , par cela seul qu'il est propriétaire, l'homme est grand. Oui,

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si l'on ne peut vivre propriétaire, on veut du moins mourir propriétaire, avoir un terrain pour y dépo- ser ses os jusqu'au jour la trompette de l'éternité les réveillera.

Le capital de l'homme, ce n'est pas seulement la propriété de la terre, c'est la science de la terre, c'est la science de son corps, c'est la science du ciel, c'est la science de la sagesse. Eh bien! il est par trop clair que c'est aussi une propriété qui est la dignité de l'homme. Entendez -nous bien : pour nous assujettir les astres, en constater les lois, tracer leur course, décrire sur une feuille de papier tous ces mouvements merveilleux que la sagesse divine a créés comme en se jouant, il faut que l'in- telligence bornée suive pas à pas l'intelligence infi- nie, jusqu'à ce qu'elle en connaisse les plans et se les rende personnels. C'est la dignité de l'homme de voir l'ouvrage de Dieu comme lui , de l'entendre et de se dire : « Dieu a lait le monde, mais moi je le connais , je le sais ; » et c'est par cette même science qu'il devient propriétaire intellectuellement , méta- physiquement, glorieusement, de la terre, de l'air, de la lumière, de même qu'il s'est donné la propriété matérielle d'une partie du globe.

Après tout, que vous importe de vous promener dans l'univers sans rien y posséder? Vous le savez. Si votre pied , en se posant sur la poussière , ne peut pas dire : « Cette poussière est à moi, » vous regar- dez par delà tous les astres , vous mesurez les es- paces incommensurables, et par la science vous vous faites un capital que nul ne peut vous contes-

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ter. Les conquérants se disputent le sol matériel, mais la science n'a de disputes avec personne ; et quand la vérité a été découverte, elle appartient à deux, elle appartient à trois, elle appartient à mille, elle appartient à tous et tout entière, sans di- visions. Quand nous posséderons Dieu, nous pos- séderons l'infini , et chacun de nous le possédera tout entier.

Enfin , mes très chers Enfants , le capital moral , c'est-à-dire la vertu , c'est la dignité de notre âme. Nous, nés dans ces tentations que je décrivais tout à l'heure, incontinents par nature, poussés aux plus lamentables excès , dont les plus âgés d'entre vous peuvent déjà entrevoir dans l'histoire ancienne les plus tristes peintures, orgueilleux par le même instinct qui nous livre aux passions des sens, nous arrivons par la vertu à être chastes, à être humbles. De Tégoïsme nous arrivons à la charité; nous arri- vons à respecter notre corps et à le soumettre à l'empire de l'esprit; nous arrivons, en définitive, à subjuguer nos sens, qui se révoltent avec la chair. Les tempêtes de notre corps grondent autour de nous ; mais , plus forts que cet homme courageux que le poète romain nous représente inébranlable au milieu des ruines du monde, nous résistons aux passions qui conspirent contre nous et nous pous- sent à immoler notre dignité à des jouissances bru- tales. L'orage peut vous courber profondément, mais vous vous relevez bientôt; ou plutôt vous ne vous courbez même pas, et si vous vous inclinez, c'est l'âge gui vous fait plier légèrement la tête ; vous

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songez à la dignité et à la majesté de votre empire : car être fort en étant si faible, c'est le chef-d'œuvre de la vertu. La vertu, c'est la force dans la fai- blesse.

Ainsi, mes très chers Enfants, le capital maté- riel, le capital intellectuel, le capital moral : maté- riel par la propriété, intellectuel par la science et la sagesse, moral par la vertu, voilà toute notre vie. Et ne vous étonnez pas que Jésus- Christ ait em- ployé cette expression si simple , si vulgaire et presque si indigne : Facile vobis thesauros, faites- vous des trésors, faites-vous un capital : vous voyez ce que cette parole signifie, vous voyez combien elle était bonne, belle et profonde. Or, de même que pour l'individu, la qualité de propriétaire se pré- sente pour la famille sous ce triple capital dont je viens de vous exposer la nature.

Qu'est-ce que c'est qu'une famille? Croyez-vous que ce soit un mâle ou une femelle avec des petits? Non : une famille, c'est un homme, c'est une femme, un enfant, des serviteurs. Un homme libre, oui; un propriétaire a un certain degré; un homme, c'est-à- dire l'homme qui ne s'étonne pas de tout ce qui est autour de lui, parce qu'il le voit; un homme, c'est-à-dire un être qui a vaincu ses passions, qui se gouverne, qui gouverne sa maison, qui gouverne tout ce qui est à lui; un homme qui a les pensées nobles, grandes, généreuses, vir; une femme, c'est- à-dire un être qui , avec plus de faiblesse, avec plus de grâce , mais moins de science , est doué des mémos dons , d'une vertu moins éclatante peut-être, I 23

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mais d'une vertu qui, comme je le disais tout à l'heure, est d'autant plus haute que ce qui fait la grandeur de la vertu c'est la faiblesse; un enfant, issu de l'homme et de la femme, participant dans son jeune âge à la force de l'un, à la grâce de l'autre, pleurant avec sa mère, agissant avec son père, déjà marchant derrière lui , et bientôt destiné à lui succéder; enfin le serviteur, c'est-à-dire l'homme moins doué de science et de propriété, mais de plus de vertu peut-être, parce qu'il est obligé d'obéir, s'immolant par un sacrifice généreux à l'homme, à la femme, à l'enfant, éternellement de- bout afin de protéger leur âge de dernière décadence; et tous les quatre ensemble , se retrouvant dans une vie meilleure pour célébrer devant Dieu la beauté de la famille. Par conséquent la famille, c'est encore la propriété, c'est encore la science et la sagesse, c'est encore la vertu.

Parlerai-je des nations? Il y a, vous le savez, des nations qui n'ont jamais su défendre leur indépen- dance, des nations qui n'ont jamais su arriver à une civilisation réglée, des nations esclaves que l'histoire méprise et que la postérité flétrit; il y a des nations qui avaient, non par la fraude et la vio- lence, mais par le droit de conquête, acquis un territoire qu'elles n'ont pas su, je ne dis pas con- server, mais protéger, des nations qui avaient une patrie qu'elles ont cédée sans résistance, ou bien qu'elles n'ont pas su défendre jusqu'au sépulcre, tan- dis que sur les bords de l'Atlantique, comme le dit un auteur que je ne veux pas et peut-être que je ne

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peux pas nommer, une poignée d* pêcheurs de harengs ont défendu leur territoire, envahi par les eaux, contre les plus grandes puissances de l'Eu- rope; il y a des nations qui habitent étrangères sur leur propre territoire, tout en le possédant : ces na- tions-là sont des nations viles, parce qu'elles ne sont point encore parvenues à la culture de l'esprit, à la pratique de la vertu.

Dans les nations libres, vous retrouverez ces trois grands signes de toute civilisation : le capital maté- riel, le capital intellectuel, le capital moral; capital matériel , dans leur propriété nationale défendue jus- qu'à ce siècle; capital intellectuel : de leur sein a jailli la lumière des sciences et des lettres; elle a émis dans le monde tous ces faisceaux de clartés qui brillent encore aux regards de notre esprit, une vé- rité qui a illuminé toutes les contrées de l'Europe; capital moral, par une vertu humaine, sinon divine, vertu qui s'étend depuis les enfants jusqu'aux vieil- lards. Les Juifs, les Grecs, les Romains, ces trois grands peuples, ont possédé à un haut degré ces trois capitaux, signes infaillibles dévie pour les nations. Voilà, mes très chers Frères et mes Enfants, ce qui fait la force, ce qui fait la grandeur des peu- ples; et quand une nation meurt, ce n'est pas parce qu'elle est déchue, tombée, dans l'impossibilité de vivre, c'est parce qu'elle a manqué aux desseins de Dieu , c'est parce qu'elle a manqué de science ou de de vertu , ou de tout à la fois.

Enfin, mes très chers Frères, si nous parlons de choses encore plus élevées, de la religion par exemple,

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VOUS entendra bien des discussions sur la religion. Il ne faut pas un quart d'heure pour les juger : car, comme je vous le disais tout à l'heure, le capital, dont je viens devons parler, c'est le principe de tout, c'est le juge de tout , et vous le voyez sans que j'aie besoin de l'énoncer d'une manière expresse. Eh bien 1 voulez-vous juger d'une religion?... Demandez-vous, quand on vous parled'une religion :A-t-elle un capital historique, un capital intellectuel, un capital mo- ral? Si elle n'en a point, elle n'a pu résister à l'attaque des sciences humaines. La religion de Mahomet est fausse, parce qu'elle n'a pas de capi- tal historique : elle commence à lui, elle finira de- main. Elis n'a pas de capital intellectuel : est sa littérature? sont ses arts, ses lettres? Elle n'a pas de capital moral : sont les peuples civilisés par l'islamisme? Les voilà qui sont devant vous, comme un peuple d'ilotes; ils vivent, parce que nous leur permettons de vivre; ils vivent jusqu'à ce que les progrès des sciences et de la civilisation nous permettent de leur dire: C'est assez, passez!... Et il en est ainsi de toutes les religions , excepté de la religion catholique. Ce qui fait la grande force du catholicisme, c'est qu'il a le plus grand capital his- torique, le plus grand capital matériel, le plus grand capital intellectuel, le plus grand capital mo- ral; par conséquent, c'est la seule vraie religion. Mes très chers Frères et mes Enfants, le capital est le principe de toute dignité, de toute puissance dans l'individu, dans la famille, dans les nations, dans les religions qui se disputent le monde. 11 ettlejuge

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de tout : choses, hommes, institutions; et Jésus- Christ nous a découvert le secret de la vie, en nous disant avec raison : Facile vobis thesauros: Faites- vous des trésors.

Il nous reste à savoir la manière dont on peut acquérir le capital, ce trésor précieux; comment vous pourrez acquérir et conserver le capital maté- riel, le capital intellectuel et le capital moral : c'est l'objet d'une seconde partie,

II. Puisque, mes très chers Frères, nous nais- sons sans apporter de capital, et que la nature nous a donné simplement un germe de vie intellec- tuelle et morale , comment pouvons-nous passer de l'état nous sommes privés de capital à l'état nous avons un capital? Le premier moyen qui se présente, quant à l'ordre matériel du moins, c'est la fraude et la violence, et c'est ce qui constitue ce que nous appelons non pas l'étal sauvage, mais l'é- tat de barbarie. Dans l'état sauvage, l'homme ou la peuplade ne se soucie pas du capital matériel , ne se soucie pas même d'acquérir une propriété; il re- garde comme indigne de son indépendance de s'as- sujettir à un territoire; selon lui, c'est se donner des bornes; à son idée , il est le maître de toute la terre, il va il veut, marche et se repose. Mais s'il a planté sa tente, il est évident, par cela seul qu'il sera obligé de la garder, de cultiver tout autour, de devenir, en un mot, un peuple limité par la pro- priété; il lui paraît que cette limite est indigne de lui : il ne songe donc pas, ni par la fraude, ni par la violence, à se conquérir un capital.

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Au delà de l'état sauvage, un peu au-dessus, commence la barbarie ; et la barbarie, c'est un ins- tinct qui nous fait comprendre que, malgré tous les avantages extérieurs de l'état sauvage, il serait beau d'avoir une propriété, de posséder quelque chose qui fût à soi sur la terre. Le barbare n'ayant que ses bras, n'ayant pas même encore l'idée du droit, du moins d'une manière assez complète, il en appelle à la force; il appelle sien ce qu'il a conquis, ce qu'il a renfermé dans le tour de son épée : « Ceci , dit-il , est à moi, car j'y ai planté mon épée; ceci est à moi, car j'en ai chassé le possesseur; ceci est à moi , car j'ai coupé la tête de celui qui en était le propriétaire; je l'ai enlevé par la force, et je l'ai , , égorgé. J'ai sa tête , et , comme le faisaient les Huns d'Attila , comme le faisait Attila lui-même, je bois dans le crâne de celui-là qui avait osé s'en dire le possesseur avant moi.» Dans cet état de barbarie, le capital intellectuel, le capital moral, est nul ou presque nul , et le capital matériel n'est qu'une propriété conquise par la fraude et la violence.

Au contraire, comment l'homme devient- il un être civilisé, comment, sans violence, naturelle- ment, lui qui n'a rien, peut -il acquérir avec l'ap- probation de Dieu et de sa conscience? Dites -moi, comment Dieu est-il le propriétaire du monde? Parce qu'il l'a fait. Eh bien! vous serez propriétaires quand vous aurez produit. Le capital est légitime lors- qu'il est une production, une création. Ce que vous faites est à vous, comme ce qu'il a fait est à Dieu. Mais pouvez-vous faire quelque chose? Pouvez-vous

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dire : « Je veux que telle chose soit? « Il vous est interdit de créer par un seul acte delà volonté. Pour que V0U5 produisiez ce qui n'existait pas, il faut que vous fécondiez, avec votre travail, cette terre ingrate. Par elle-même, la terre végétale n'existe pas; il n'y en a qu'une préparation. Qu'est devenue la Syrie, le Péloponèse, la Grèce, cette terre clas- sique de la fertilité, de la beauté, dont on peut dire, en transportant à la Grèce ce que Virgile a dit de l'Italie : Magna parens frugum . . . , magna virum? est la terre végétale ! est la fécondité de la Grèce, du Péloponèse et de la Syrie? Elles ont dis- paru , parce que le travail en a disparu , parce que les lois qui fécondent le travail en ont elles-mêmes disparu. Par elle-même la terre ne produit pas; elle produit, comme le dit l'Écriture, des ronces et des épines. Si, dans ce moment, tout le travail de l'homme s'arrêtait, la terre s'arrêterait dans sa fé- condité et rentrerait bientôt dans l'improduction presque absolue.

Il faut, mes très chers Enfants, c'est notre loi, il faut travailler. Nous mangeons par instinct. Cela vous paraît bien simple de manger. Mais si vous pouviez voir ce que c'est que le pain et quelle quan- tité de pain il faut sur la terre , si vous pouviez voir ce qu'il en coûte à l'homme pour l'avoir, vous ne pourriez jamais en prendre un morceau dans votre main pans éprouver un frissonnement. Le chrétien qui a, par la tradition, le signe qui lui indique la valeur de ces choses, ne mange jamais le pain que Dieu a donné à l'homme qu'après avoir fait sur son

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front et sur sa poitrine le signe sacré de la Rédemp- tion. Car manger du pain , c'est manger la sueur de l'homme; car manger du pain, c'est manger le sang d'un grand nombre de nos semblables et de nos frères. En ce moment-ci , courbés sous le poids de la chaleur, il y a des hommes qui meurent sur le sillon , laissant des enfants sans pain. Produire , créer du pain! c'est faire une chose aussi grande, aussi belle que quand Dieu a dit : Fiat lux! Mais pour faire du pain, pour en donner à l'homme, il en coûte du labeur, il en coûte des sueurs, il en coûte du sang! Et quand on apportera sur l'autel du juge- ment, à ce jour dernier, deux balances : la balance chargée du pain que l'homme aura consommé sur la terre; d'un autre côté, tout le sang, toutes les larmes et toutes les sueurs que ce pain aura coûtés, le ciel et la terre, les anges et les saints s'écrieront : Oh! que l'homme a été grand! Oh! que Dieu a été grand dans le pain! En se cachant dans le pain, il s'est caché dans le sang, il s'est caché dans les sueurs, il s'est caché dans la peine, il s'est caché dans la vertu de l'homme.

Par conséquent, acquérir le capital terrestre et matériel, le capital intellectuel et moral, c'est être vertueux. Ce que vous n'aviez pas en naissant, comment l'aurez-vous légitimement? Par vos mains, par des sueurs, par des sommeils brefs; vous l'aurez par le sang, vous l'aurez par des morts avant le temps, vous l'aurez par la vertu : en un mot, le ca- pital est une production de la vertu; il s'acquiert par des luttes.

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Quant au capital intellectuel , je ne m'arrêterai pas à vous démontrer tout ce qu'il exige de travail, de peine, de larmes, tout ce qu'il y a de difficultés à l'acquérir par l'étude : c'est votre fait, c'est votre loi à tous. Dans une matière aussi sérieuse, ce serait peine perdue que de vous montrer toutes les diffi- cultés de la science. Et enfin, quant à la vertu, il est bien simple que ce capital moral s'acquiert par la lutte. Nous avons toutes les passions qui s'oppo- sent, dans notre corps, dans notre chair, à ce que nous devenions des hommes de bien , des hommes vertueux, des hommes dévoués à la loi de justice; mais nous trouvons la force pour le devenir dans notre conscience, dans les révélations, dans les Écritures : vertu signifie effort, lutte, combat.

Ainsi les capitaux ne s'acquièrent que par le travail et la vertu. Pour acquérir soit le capital matériel, soit le capital intellectuel, soit le capital moral, il faut être laborieux et vertueux. Et quand on s'ima- gine qu'il y a un moyen de devenir bientôt proprié- taire sans ces deux conditions, sans être convaincu que c'est le travail , la vertu qui produit le capital ; quand on s'imagine qu'il y a un moyen de devenir en peu de temps propriétaire , comme vous l'enten- drez dire bientôt, sans respect pour cet article pri- mitif inscrit au premier chef de toute la loi : Tu mangeras ton pain , le pain que tu produiras, à la sueur de ton front; qu'il y a des chartes, des consti- tutions qui peuvent effacer ces pensées; quand on croit que l'on créera et qu'on augmentera tous les capitaux autrement que par un travail continu et

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une solide vertu, je ne dirai pas que c'est le dernier degré de la folie, mais que ce sont des excès de folie qui ne peuvent s'exprimer en aucune langue. Comme l'aigle plane par-dessus le chêne et tous les arbres les plus élevés, ainsi quiconque n'associe pas l'idée de capital à l'idée de vertu, mais à l'idée de je ne sais quel agent mécanique, plane dans la folie, à la hauteur de l'aigle , au-dessus de toutes les choses d'ici-bas. Encore une fois, le capital, c'est la pro- duction de la propriété par la vertu.

Il y a un second acte , mes Frères ; il ne suffît pas de produire, il faut conserver: car, si vous consom- mez autant que vous produisez, vous n'aurez pas de capital. Il y a quelque chose qui ne produit pas, c'est le vice; il y a quelque chose qui consomme au- tant et plus qu'il ne produit , c'est encore le vice; il y a une autre chose qui conserve, qui épargne, c'est la vertu. Pour épargner, mes Frères, il faut être sobre : de sorte que si tout le blé, si toute l'huile, si tout ce que vous pourrez acquérir matériellement par ce second acte , vous le dépensez au profit de vos sens extérieurs, vous n'avez pas de capital, parce que vous n'avez aucun produit. Le capital disparaît dans le moment même il est engendré.

Le second acte qui fait le capital, c'est donc l'épargne. C'est l'épargne qui produit le capital en tout : car, même dans la science, il faut épargner l'es- prit. Tous les jours on perd subitement son capital in- tellectuel, non simplement par l'abus des sens exté- rieurs, mais par l'abus des sens intérieurs. La folie n'est pas autre chose que la soiistraction subite de

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l'exercice de nos facultés intellectuelles, des talents, du capital intellectuel. Si vous voulez avoir des exem- ples, vous en avez; mais, mes Enfants (car, autant que possible dans ce discours, je cherche des applica- tions), vous devez faire cette remarque, que cet abus est très souvent celui des sens intérieurs. L'abus des passions est dangereux, comme celui de l'ambi- tion; celui des facultés intellectuelles l'est aussi. L'épargne, c'est-à-dire la sobriété et la modération dans le travail, c'est le secret de la vie intellec- tuelle. Nul homme ne peut travailler intellectuelle- ment plus de huit heures par jour. Peut-être croyez- vous travailler plus de huit heures par jour; mais, au fond, vous ne travaillez pas, de voire personna- lité , plus de huit heures, si vous défalquez tout ce que vos maîtres font autour de vous. Tout homme qui veut aller au delà , je ne dis pas qu'il perdra la raison, qu'il perdra l'usage de ses facultés, mais, à coup sûr, il perdra l'usage de ses sens et tombera en décadence. De même que vous devez vous défier de la paresse, ainsi vous devez vous défier de l'e.xcès du travail intellectuel. Il faut acquérir pour conser- ver, et pour acquérir, il faut épargner.

De même pour la vertu; il ne suffit pas de l'ac- quérir, il faut la conserver par l'exercice, par la per- sévérance, qui n'est autre chose que l'épargne du temps. Ainsi, lorsqu'un homme, dans toutes ses ac- tions, est réglé par ses devoirs de justice et de cha- rité, il use sagement de toutes les choses bonnes et utiles, de toutes les vertus qu'il a acquises; il les épargne , il en garde le dépôt , en sorte qu'il en use

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sans cesse d'une manière convenable, qui en perpé- tue la durée , car l'usage n'est qu'une création con- tinue.

Voilà, mes très chers Frères et mes Enfants, selon le dire des sages, comment s'acquièrent tous les ca- pitaux physiques, intellectuels et moraux, par la vertu qui les produit, par la vertu qui les conserve. Voilà l'homme civilisé; mais n'y a-t-il rien au delà? L'homme civilisé, qui, contrairement au sauvage et au barbare, acquiert le capital matériel, intel- lectuel et moral , l'homme civilisé , qui se fait des trésors, qui produit par la vertu et conserve par la vertu, est-ce tout l'homme? Non. Car, acquérir ainsi des capitaux pour soi, c'est être égoïste; il y a un grand écueil, qui fait que ceux d'entre vous qui connaissent les Ecritures m'ont accusé, quand j'ai prononcé mon texte, de ne l'avoir pas prononcé tout entier. Il y a autre chose dans l'Évangile, parce que cette expression : Faites-vous des trésors , peut être égoïste, et il n'y a pas d'égoïsme dans l'Évangile. Faites-vous des trésors, amassez des capitaux, sans doute, c'est la vie; mais si vous le faites pour orner la vie, pour braver les éventualités de l'existence, si pleine de périls et de hasards, vous ne constituez qu'une civilisation purement humaine. En effet, pour ne pas abuser encore longtemps de votre attention , pour ne pas vous fatiguer, je le di- rai en peu de mots, malgré le bon vouloir, malgré la vérité, malgré la vertu , il n'y a aucune civilisation humaine qui puisse faire participer tous les hommes aux deux premiers capitaux. Quant au capital mo-

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rai, personne n'en est exclu; mais quant au capital matériel, au capital intellectuel, la grande majorité des hommes en est exclue. La pauvreté, c'est l'é- cueil de la civilisation purement humaine.

Cependant, comme il faut à toute force un capital pour vivre , et que la plupart des hommes sont con- damnés à ne pas l'avoir, la grande majorité, les trois quarts de l'humanité n'auraient pas de quoi vivre. 11 n'y a aucune civilisation humaine qui puisse donner à tous une propriété matérielle sérieuse. On pourrait, à la rigueur c'est peut-être possible, donner quelques ares, quelques hectares à chacun; mais quelques ares, quelques hectares ne peuvent pas constituer un capital matériel. Il n'est aucun agen- cement des affaires des nations qui puisse donner à tous les citoyens une propriété intellectuelle sé- rieuse; tout le monde peut apprendre à lire et à écrire , on peut y obliger tous les citoyens par des lois : mais est-ce un capital intellectuel sérieux? La nature humaine, c'est-à-dire la grande majo- rité des hommes, est donc condamnée à manquer des deux premiers capitaux. Cela vous démontre suffisamment que la civilisation humaine est une civilisation incomplète, si elle n'est pas fondée sur l'acquisition des capitaux supérieurs , véritables : Facile vobis thesau7'os, qui non velerascent ; faites- vous des capitaux intellectuels et matériels, qui ne soient pas bornés par l'espace et par le temps; faites-vous des capitaux matériels sans limite, qui puissent nourrir tout le monde; faites-vous dts ca- pitaux intellectuels qui puissent donner la sagesse à

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tout le monde, et vous m'entendez bien, mes chers Enfants, le germe primitif de ces capitaux vous a été donné dans le baptême.

Dans l'histoire des faits , le capital intellectuel de tous les peuples, de tous les hommes, c'est la foi; le capital matériel de tous les peuples, de tous les hommes , c'est la foi : c'est la foi qui nous fait con- naître , non pas le cours des astres , mais la marche que leur imprime la main de Dieu, la science du fini puisée dans le sein de l'infmi. Si je connais, si je vois Dieu, non pas substantiellement, mais dans le secret de sa propre pensée, dans ses plans, dans ses opérations; si j'assiste à ses conseils, si j'entends sa parole, qu'importe que je n'entende pas la science des choses finies , si j'ai la science de l'infini? Q'im- porte , si je ne puis pas savoir comment la poussière se coagule et se décoagule, qu'importe que je n'en- tende pas la chimie des choses créées, si j'entends la chimie divine qui est en Dieu? Qu'importe que je ne sois pas savant de la terre, si j'ai la science divine? Qu'importe que je ne connaisse pas toutes les conséquences, si je connais le principe souverain, le principe unique, qui est Dieu, Père, Fils et Saint- Esprit? Et de même, si je n'ai pas de terre , si elle m'est refusée, si je n'en possède aucune partie sé- rieuse, que m'importe, si j'ai la terre d'en haut, la terre qui n'a pas d'orient, qui n'a pas d'occident, qui n'a pas de septentrion, qui n'a pas de midi : la terre qui est mesurée par l'infini, comme disent les saintes Écritures? Je suis riche , pourvu que j'aie mes deux bras; je mangerai tant que je pourrai cul-

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tiver la terre; quand je ne pourrai plus, je mangerai par cet autre capital de la charité qui me sustentera. Il y a, dans l'humanité, d'autres bras qui travaille- ront pour moi. Je ne calcule pas le temps ni les an- nées , comme l'homme inculte; j'arrive, par une extrémité opposée, d'une sagesse toute surhumaine, au même but : je m'abandonne, en travaillant, en suant, en souffrant, à la providence de Dieu, dont les trésors sont inépuisables et qui prend soin de mon existence, elle qui ne laisse pas tomber un cheveu de ma tête sans le vouloir. C'est la parole même de Jésus- Christ : Cherchez d'abord la justice el le royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroît.

Voilà le capital de la science universelle, la foi, l'espérance et la charité, qui établissent des rap- ports de communication et de soulagement entre les hommes. Ainsi , vous, mes chers Enfants, à qui j'ai principalement à parler, vous êtes ici pour acquérir, sans doute, le capital de la science et de la vertu, le trésor de la science et de la sagesse. Vous faites bien; vous devez le faire, car c'est utile aux hommes; si vous ne voulez pas le faire pour vous-mêmes, vous devez le faire par charité. Si la plupart d'entre vous répondent à la vocation qu'ils semblent avoir reçut,- de Dieu, vous êtes destinés à illuminer les autres; vous êtes l'espérance du sanctuaire, de la chaire : cultivez donc ce capital de voti'e âme plus que tout le reste.

La vie est incertaine et amère dans tous les temps ; les pensées des hommes sont timides, cogitaliones

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hominum timidœ; nul ne peut se dire comment il vivra et comment il mourra , sera creusé son sé- pulcre. Si vous voyiez , Messieurs , si vous voyiez votre destinée telle qu'elle sera dans ce siècle, en commençant par moi et en finissant par le plus petit d'entre vous; si vous voyiez cette tragédie; si vous voyiez le sang qui sera répandu , les accidents tragiques qui vous mettront dans la tombe, les pas- sions assouvies qui se sont un moment satisfaites par la cruauté; si vous aviez pénétré tout cela, arrê- tés au bord de l'abîme, vous fermeriez les yeux pour ne les ouvrir jamais. Le pain manquera peut-être, la liberté manquera à beaucoup d'entre vous, la vie vous sera peut-être violemment arrachée. Vous tou- chez à ces temps Gicéron lui-même fut obligé de tendre au bourreau cette gorge d'où était sortie cette magnifique éloquence qui retentit tant de fois dans le forum; et l'orateur romain, en montrant sa langue aux satellites envoyés pour l'égorger, pouvait dire : « Coupez cette langue qui a tant de fois sauvé la république; » comme Agrippine, condamnée à mort par son fils, devait dire plus tard à son bourreau : Feri ventrem. Aucun de nous , dans les temps pré- sents, orateur ou travailleur, grand ou petit, comte ou roturier, ne peut compter et s'assurer sur rien de brillant ou d'obscur; mais dans la vie et dans la morl, dans la richesse et dans la pauvreté, dans toutes les fortunes, il y a un trésor qui ne vous manquera jamais : le trésor de la foi, par lequel le Père, le Fils et le Saint-Esprit vous communique- ront toutes leurs richesses , par lequel vous tiendrez

SUR LE CAPITAL NECESSAIRE DE LA VIE 369

la Croix dans vos mains, eL, rcgarJanl en face toutes les adversités et Jésus crucifié, vous serez sans crainte, car, quand on tient la Croix et qu'on y croit, on peut envisager toutes les adversités, toutes les souffrances et marcher avec sécurité, avec plus que sécurité, avec bonheur! Avec la Croix, il n'est aucun siècle que le chrétien ne puisse traverser; quand il voit d'un côté tous les travaux , toutes les douleurs, et de l'autre ce divin Crucifié, il l'embrasse avec ardeur, et pour lui le reste n'est plus rien.

Pour espérer en la Croix, pour la porter avec fruit, il faut y croire, il faut l'aimer. Eh bien! vous apprenez à l'aimer, vous apprenez à la connaître, humbles enfants, remplis de l'esprit de Dieu; et si vous n'emportez pas cela de cette maison, je vous plains, je vous plains beaucoup. Mais, par ce que je lis sur vos visages, je suis persuadé du contraire; tant de vertus déjà acquises m'en sont un sûr ga- rant, et, pour ne pas trop vous effrayer, pour ne pas vous laisser avec ce sinistre augure, je veux finir par cette parole prophétique : Au-dessus de la Croix, il y a l'Espérance.

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SUR LA NÉCESSITÉ ET LA MISSION DES ORDRES RELIGIEUX

Prêché à Paris, le 4 novembre 1849, pour l'installation de» Frères Préolieurs, dans le couvent et l'église des Carmes *.

NOTICE

Mf^ Affre avait eu la pensée de créer dans Tancien couvent des Carmes (rue de Vaugirard) une école de hautes études ecclésiastiques, en même temps qu'un corps de prêtres auxiliaires pour en desservir l'église.

En 1849, son successeur, M^^ Sibour, offrit au R. P. La- cordaire l'église et une partie de ce couvent, dont l'autre devait rester avec la chapelle des Martyrs à l'école nor- male ecclésiastique sous la direction de M. Cruice, Le P. Lacordaire accepta volontiers ces offres et s'établit aux Carmes le 15 octobre 1849, jour de la fête de sainte Thérèse. Neuf religieux dominicains ne tardèrent pas à l'y rejoindre.

L'installation solennelle eut lieu le 4 novembre. M^ l'ar- chevêque de Paris avait voulu choisir le jour de la fête de saint Charles Borromée, ce grand réformateur du clergé au xvi® siècle, pour planter de sa main l'ordre de Saint-Dominique dans les mêmes lieux la révolution avait extirpé celui des Carmes soixante ans auparavant.

Cette cérémonie fut des plus touchantes. A neuf heures précises, M^'^ Sibour, assisté de M. Buguet, son grand vicaire, et de M. Coquant, secrétaire général de l'arche- vêché, entonna le Veni Creator, et monta ensuite à l'au-

1 Le 19 août 1849, le R. P. Lacordaire prêcha, à Nancy, un sermon sur l'Inégalité et l'Harmonie des conditions dont nous possédons le canevas, écrit par lui-même. Nous publie- rons ce canevas dans le volume suivant avec Vanahjse donnée par V Espérance de Nancy, et celle d'un autre sermon sur le même sujet, prêché à Chàtillon-sur-Seine le 21 juillet 1850.

SUR LA NÉCESSITÉ DES ORDRES RELIGIEUX 371

tel afin d'adresser quelques paroles aux lidèles qui se pressaient dans réglise.Dans une allocution chaleureuse, il rappela l'histoire de ce sanctuaire béni autour duquel la prière et la science ont laissé tant de traces, que les martyrs de la foi «nt consacré de leur sang, et que garde encore le cœur du martyr de la charité, son glorieux prédécesseur. « Ce cœur appelle mon cœur, » s'écria-t-il en terminant. Puis, se tournant vers le R. P. Lacordaire, assis à sa droite, et vers les Frères Prêcheurs, rangés dans le sanctuaire en deux files, il leur rappela, dans l'effusion de la plus tendre charité, qu'il avait lui-même pour patron leur patriarche, saint Dominique, et leur confia solennellement le soin de garder tous ces trésors et de les faire fructifler, en se vouant surtout aux pauvres et aux jeunes gens.

La grand'messe commença aussitôt : elle fut célébrée par le R. P. Aussant selon le rit dominicain. Après l'évan- gile, le R. P. Lacordaire monta en chaire et prononça un discours dont nous regrettons de ne reproduire qu'une très fi'oide et très incomplète analyse.

ANALYSE'

Gratias ago : tel fut son texte. Jamais peut-être il ne traita , avec plus d'onction et plus de grâce, avec un accent plus doux et à la fois plus pénétrant, les choses de la charité, et l'on peut dire qu'il sut noblement ensevelir dans la simplicité de sa parole tout ce que son âme renfermait de joie, de bonheur et de reconnaissance.

Après avoir montré les sources profondes et mys- térieuses de la famille spirituelle dans la sainte Tri-

1 Voir l'Univers, la Gazette de France, la Voix de la véi-ilé, 5 et 6 novembre 1849.

372 SERMON

nité, il en indiqua le symbole dans la famille tempo- relle, par le tableau le plus saisissant, et en fil voir les fondements et la nécessité dans l'essence même de la charité, et dans le besoin incessant que nous

s.

avons d'être secourus et aimés.

Exposant ensuite la nature de la famille reli- gieuse, qui ne vit que dans la vérité et la charité, il invoqua l'exemple du grand Melchisédech , et sur- tout celui de Notre- Seigneur. «... Jésus-Christ s'ho- norait de sa descendance sacerdotale, selon l'ordre de Melchisédech. 11 a voulu vivre en commun avec ses Apôtres , et n'avoir d'autre postérité que le genre humain tout entier, auquel il a donné sa vie et son cœur. Ainsi feront les enfants de saint Dominique. A la suite de leur Père, des Pie V, des Thomas d'A- quin et des Vincent Ferrier, des sainte Catherine de Sienne et des sainte Rose de Lima, ils vivront d'une vie toute spéciale, inspirée uniquement par le ser- vice de Dieu et l'amour des chrétiens... »

L'orateur termina son allocution par des actions de grâces adressées à l'archevêque de Paris, « le- quel, dit-il, montrait autant de courage que d'ar- dente foi, en semant ainsi dans la tempête et l'o- rage, et en osant procéder au rétablissement d'un ordre religieux, quand tout chancelle sur le sol po- litique , et qu'il semble que plus rien n'est assis que le tombeau. »

Enfin, évoquant d'une voix émue tous les souve- nirs de l'église des Carmes ^ , il rendit hommage à la

1 Les cœurs de M^^ de Quélen et de Mï^ Affre y sont pieuse-

SUR LA NÉCESSITÉ DES ORDRES RELIGIEUX 373

foi et au dévouement du clergé de France pendant la révolution ; et après avoir rappelé la mémoire du vénérable Me"" de Quélen et de l'héroïque M?"" Affre , il remercia une dernière fois le Prélat du précieux héritage qu'il recevait de ses mains, et de la mission spéciale qui lui était confiée, comme une part de sa charge pastorale, d'évangéliser la jeunesse des écoles.

ment conservés. On sait aussi que, le 2 septembre 1792, le saint archevêque d'Aix donfia, du haut de la chaire, la béné- diction et l'absolution, qu'il leur réclama ensuite pour lui- même, à ses compagnons de captivité, au moment ils al- laient être massacrés par les septembriseurs.

HOMELIES

PRÊCHÉES DANS L'ÉGLISE DES CARME»

NOTICE

L'obligation d'évangéliser les fidèles qui fréquentaient l'église des Carmes fournit au P. Lacordaire l'occasion d'annoncer la parole de Dieu d'une manière plus simple, plus familière et plus pratique. Déjà, le l*^"" novembre, il avait fait une homélie sur la première béatitude de l'é- vangile du jour, et tracé admirablement aux riches leurs devoirs envers les pauvres , devançant ainsi la recomman- dation de son archevêque.

« Imaginez -vous, écrivait -il peu après, que je suis devenu curé : tous les dimanches , après l'évangile , je fais un prône d'une demi-heure, ou, si vous l'aimez mieux, une homélie sur le texte évangélique du jour. Notre église est pleine. On paraît content de ce nouveau genre de prédication, et l'on croit qu'il produira du bien, plus de bien même que les conférences de Notre-Dame... »

Le 3 janvier 1850, écrivant à M. Foisset, il ajoutait : «... Nous sommes accablés de travaux. En ce qui me concerne, je me suis mis à faire le curé, et me voici à ma onzième homélie, laquelle sera suivie de plusieurs sermons de charité, puis des conférences du carême. Notre église est fort suivie, et nous sommes aussi libres à Paris que s'il n'y avait pas contre les ordres religieux vingt fois cent décrets, mille ordonnances el tutti quanti. Dieu soit loué! Il nettoie l'aire, mais je crains qu'il n'y faille encore de bons coups de vent. A sa très sainte garde !... »

ï A M"" de Prailly, le 26 novembre.

HOMÉLIES 375

Ces belles homélies, commencées le 1^'' novembre 1849, se terminèrent le 6 janvier de Tannée suivante. Sept d'entre elles seulement furent recueillies par la Tribune sacrée et publiées tour à tour, mais sans aucun ordre et avec de nombreuses incorrections.

Elles eurent un grand succès et attirèrent une foule d'auditeurs dans la chapelle des Carmes. « Là, écrit M. Du- mont *, l'intrépidité naturelle du Père était plus à l'aise et ne ménageait pas les curieux : on en parlait diverse- ment. Je voulus savoir ce qui en était, et il m'adressa cette explication :

« Paris, 26 avril 1830. Mon cher ami, vous avez bien raison de croire que je ne parle jamais des devoirs des riches envers les pauvres sans y mettre la mesure de lan- gage qui convient en cette matière; mais les passions po- litiques sont tellement excitées que, selon la remarque du Correspondant , si l'on prononçait en chaire certains dis- cours de Bossuet ou de Massillon, tout le monde crierait au socialisme. Les chrétiens eux-mêmes ne peuvent plus entendre les vérités évangéliques les plus vulgaires... »

K ... Je ne sais pourquoi, avait-il déjà écrit le 10 janvier, vous revenez sans cesse sur cette idée que je fais de la politique. La vérité est que mon crime est de ne pas faire de la politique, c'est-à-dire de demeurer en dehors de tous les partis et de leur dire à tous, dans roccasion, les grandes vérités sociales de l'Évangile. Il n'y a aucun prédicateur voulant se tenir sur cette ligne, qui ne sus- cite dos mauvais vouloirs, parce que rien ne déplaît plus à l'homme que l'indépendance évangélique et que la force intérieure par l'on résiste aux passions de soft temps... Ce que l'on appelle de la politique en moi c'est de dire la vérité , la vérité la plus générale aux riches , aux pau- vres, aux croyants, aux incroyants... »

» Voir le Monde. 28 août 1863.

376 HOMÉLIE

SUR LA PARABOLE DU GRAIN DE SÉNEVÉ

Préchée le 18 novembre 1849, XXV« dimanche après la Pentecôte ou VI^ dimanche après l'Epiphanie.

TEXTE»

Mes Frères ,

L'Évangile de ce jour nous présente une parabole singulière, en ce que, au premier coup d'œil, il ne paraît guère possible d'en déterminer le sens et de se rendre compte de l'enseignement qui y est contenu. Notre-Seigneur, dans cet Évangile , dit à ses disci- ples : Le royaume du ciel est semblable à un grain de sénevé qu'un homme a semé dans son champ. C'est la plus petite de toutes les semences; mais, lors- qu'il a pris et poussé, il est plus grand que toutes les plantes, et devient un arbre sous lequel habitent les oiseaux du ciel.

Qu'est-ce que cela veut dire, mes Frères, que le royaume de Dieu soit une petite semence, non seu- lement une petite semence, mais la plus petite de toutes? Pourquoi cela? Qu'est-ce que cela signifie ? Quelle est la leçon que Notre-Seigneur a voulu nous donner dans cet Évangile? 11 est clair que Notre- Seigneur a voulu nous dire quelque chose d'im- portant; car tout ce qu'il a dit, c'était la parole de

* Publié par la Tribune sacrée, janvier 1850; reproduit par V Enseignement catholique, 1863; par V Encyclopédie de la prédication contemporaine , Homélies, vol. IV.

SUR LA PARABOLE DU GRAIN DE SÉNEVÉ 377

Dieu, et, à la différence des hommes les plus élevés, qui même en disant une grande chose y mêlent des choses de peu de valeur, il n'est jamais tombé de la bouche de Jésus-Christ une seule parole ^ui, du commencement à la fin , n'ait été destinée à nous donner des enseignements supérieurs à tous ceux que les créatures peuvent nous donner. Pourquoi donc, pourquoi le royaume de Dieu est-il appelé une petite semence? Pourquoi la plus petite de toutes les semences?

Pour l'entendre, il faut que nous sachions ce que c'est que le royaume de Dieu ; car, si nous ne le savions pas, nous ne pourrions pas nous rendre compte de l'intention de Notre- Seigneur dans cette parabole. Tout royaume suppose un roi. Tout roi suppose un règne. Le roi du royaume du ciel , c'est Dieu. Le règne qui constitue ce royaume, c'est le règne de Dieu. Par conséquent, le royaume se réduit au roi, le roi se réduit au règne ; pour com- prendre pourquoi le royaume de Dieu est la plus petite de toutes les semences , il faut que nous en- tendions pourquoi le règne de Dieu est la plus petite de toutes les semences, et, afin de l'entendre, il faut se demander : Qu'est-ce qu'un règne? Qu'est-ce que régner? Quand nous saurons ce que c'est que ré- gner, nous saurons ce que c'est que le règne de Dieu , et quand nous saurons ce que c'est que le règne de Dieu , nous saurons pourquoi il est appelé la plus petite de toutes les semences.

Qu'est-ce donc que régner? Régner, mes Frères , ce n'est pas dominer. Alexandre a dominé sur une

378 HOMÉLIE

partie du monde : il n'a jamais régné un seul jour de sa vie. César a conquis la Gaule, il a renversé les lois sacrées, héréditaires, de sa patrie toute- puis- sante ; il a été , entre les mortels qui ont ceint l'épée et en ont tiré des victoires , un des hommes les plus éloquents, les plus heureux jusque dans leur mort infortunée, et qui ont laissé un nom à jamais popu- laire. Et cependant, ni dans la Gaule, ni sur les bords de l'Éridan, ni quand il eut franchi les degrés du sénat de Rome républicaine, jamais César n'a régné un seul jour de sa vie. Il a vaincu , il a gou- verné, il a dominé, il a foulé aux pieds des hommes, mais le règne lui a été refusé.

Un règne, en effet, c'est l'empire d'une volonté qui est obéie par persuasion et par amour. Jeter par terre des hommes, les assujettir par des licteurs et des bourreaux, ce n'est pas régner, c'est s'im- poser à la malédiction de ceux dont on est maître par la force. Et si les hommes ont appelé , dans leur langage, ces choses-là un règne, le cœur de l'homme a protesté. Il a appelé régner, gouverner par amour, par persuasion, des êtres qui acceptent le joug , non pas le joug qui leur est imposé, mais celui qu'ils veu- lent bien accepter, qui leur plaît, qui va à leur âme, qui les satisfait , en un mot. Régner, c'est comman- der à des gens qui se commandent à eux-mêmes de se soumettre à autrui, et par conséquent, aucun roi de création purement humaine n'a jamais régné ; car pour régner, il faudrait commencer par écarter les armes, par ôler la toge, par se dépouiller de l'ap- pareil extérieur, pour descendre dans la rue , faible ,

SUR LA PARABOLE DU GRAIN DE SÉNEVÉ 379

à la veille de la inort, se présenter devant un peuple, le chapeau à la main , le saluer et en être salué : voilà régner. Et comme cela est arrivé rarement dans l'histoire , comme cela n'est jamais arrivé que par un principe divin qui a pénétré les hommes investis du pouvoir, il n'y a pas eu, humainement parlant, de règne sur la terre. Il y a eu des domina- tions, des tyrannies , des pouvoirs qui ont approché d'un règne, en approchant plus ou moins d'un autre principe supérieur; mais il n'y a qu'un roi, il n'y a qu'un souverain qui règne sans dominer, qui se fait obéir d'un grand nombre de sujets ici-bas, sans leur envoyer des licteurs et des appareils de majesté. Ce roi, c'est Dieu; ce règne, c'est le règne tout aimable et tout-puissant de Dieu.

Régner, mes Frères, implique donc l'idée de la liberté de l'homme qui s'assujettit volontairement. Le règne de Dieu, c'est l'obéissance que nous lui prêtons, parce que nous croyons en lui. Quand une âme qui ne croyait qu'à elle-même, n'obéissait qu'à elle-même, commence à reconnaître au dedans de soi Dieu, à plier le genou devant lui, à respecter sa pa- role et ses commandements, le règne de Dieu se forme dans cette âme. Quand un peuple qui ne croyait qu'à lui-même, à sa puissance, à ses sages, à ses législateurs, commence à s'incliner devant la majesté révérée de Dieu , à penser qu'il y a des lois plus hautes que les siennes, des destinées plus pro- fondes que celles qu'il se machine à lui-même, en ce moment-là, le règne de Dieu s'établit dans les en- trailles de ce peuple. Jusque-là il s'est obéi à lui-

3Hn HOMÉLIE

même, c'est-à-dire qu'il s'est assujetti à quelques hommes qu'il croit avoir choisis, mais qu'il n'a jamais choisis. L'homme croit choisir ses maîtres ; mais ils lui viennent d'ailleurs que de sa volonté. Il n'y a qu'un maître q'ue nous choisissions librement, c'est Dieu , le plus grand de tous. En dehors de celui-là, nous sommes les esclaves de tous les autres, et si les rois n'avaient pas de gendarmes, ils s'en apercevraient bien.

Cela étant, mes Frères, pourquoi le règne de Dieu, tel que je viens de le définir, est-il la plus petite de toutes les semences ? Il est la plus petite de toutes les semences, parce qu'il n'y a rien de plus petit que ce qui commence par la persuasion, par la liberté morale de l'homme. Quand on veut établir un règne autrement que par la liberté morale de l'homme, que fait-on? On combine des intérêts, on rassemble des soldats, on forme des complots, on écrit des livres grands ou petits : en un mot, on remue par des incidents que les rencontres humaines jettent au-devant de nous, on crée une conjuration quelconque; elle réussit ou elle ne réussit pas. Si elle réussit, tout à coup une masse d'hommes se met à plier le genou , à adorer cette idée , ce roi , ce prince, ce consul, qui vous voudrez. Cela commence faslueusement, et cela se termine déplorablement dans la poussière et dans l'abjection. Ce qui com- mence par la force , se termine par la force ; ce qui commence par la ruse, se termine par la ruse; ce qui commence par le hasard, se termine par le ha- sard ; ce qui commence par le vrai, finit par le vrai ;

SUR LA PARABOLE DU (;»AIN DE SÉNEVÉ 381

ce qui commence par Dieu, finit par Dieu; ce qui commence par l'éternité, finit par l'éternité. Le prin- cipe et la fin sont toujours égaux. Voulez-vous savoir ce que vous serez? Demandez-vous comment vous avez commencé. Votre germe est tout; un chêne était dans son gland, et, s'il n'avait pas été dans son gland , il n'aurait pas étendu ses racines sur la terre qu'il couvre et protège de son ombre puis- sante.

Au contraire, voulez -vous commencer par Dieu, par la persuasion, par la liberté? Eh bien! vous êtes, je suppose, un enfant; vous souhaitez la con- version de votre père. Votre père ne croit pas; c'est un homme de bien, un homme aimable, un homme que vous aimez; mais il a le malheur de ne pas croire quelque chose qui est en dehors de sa raison. Vous, petit enfant de quinze ans, vous ne faites pas la circonvallation , le siège de votre père. Le matin en vous levant, le soir en vous couchant, vous vous mettez à genoux, vous joignez les deux mains. Pourquoi joignez-vous les deux mains? C'est une forme que la tradition nous a laissée. Nous joignons les deux mains pour étreindre quelque chose qui est insaisissable. Joindre les deux mains , c'est donner à Dieu une sainte poignée de main; voilà pourquoi nous joignons les deux mains en priant. Vous joignez donc les deux mains, et puis vous dites : « Notre Père qui êtes au ciel, j'ai sur la terre un autre père qui ne croit pas ; je vous prie de lui donner la lumière qui est en vous et qui n'est pas en lui. » Voilà le commencement de la conversion de votre

382 HOMÉLIE

père. C'est petit, c'est la plus petite de toutes les choses, personne ne s'en occupe, personne ne s'en doute, et un matin votre père se lève et se dit en passant sa main sur son front : « Pourtant , s'il y avait quelque autre chose de vrai que ce que je sais! Pourtant, si mon enfant, qui a quinze ans, avait raison contre moi , qui suis un homme de cin- quante ans! Et pourquoi pas? Est-ce que Dieu ne se révèle pas aux hommes en naissant? Est-ce que mes cinquante ans et mes cheveux qui commen- cent à blanchir auraient seuls le privilège de la rai- son? Est-ce qu'il n'y a dans le passé de ma vie aucune action que je me reproche? Est-ce que j'ai expié ces actions, est-ce que j'en suis purifié? Mon enfant est pur, et peut-être que la vérité est du côté de la pureté elle-même! » L'homme se convertit; il se convertit par le grain de sénevé , par la chose qui est la plus humble, la plus simple du monde. Voilà pourquoi, mes Frères, ce qui commence par la liberté commence par un rien. Persuader une âme, assiéger une âme, c'est supplier une âme, c'est se mettre à ses pieds. Il n'y a rien de plus petit que de se mettre aux pieds de quelqu'un. Eh bien! c'est comme cela qu'on persuade. Quand Dieu a voulu nous persuader, il s'est fait petit , il s'est mis entre les mains des bourreaux , et il a dit à l'homme : « Regarde-moi , moi qui suis le Dieu qui a tout fait ; je suis à tes pieds , et je vais mourir, et je vais être crucifié pour toi, « La Croix, c'est le grain de sé- nevé, car la Croix, c'est la plus grande humiliation qui se puisse concevoir, ce qu'il y a de plus petit et

SUR LA PARABOLE DU GRAIN DE SÉNEVÉ 383

de plus misérable; c'est bien le grain de sénevé, devenu ensuite le grand arbre du christianisme qui, après avoir été crucifié dans son chef, après avoir été bafoué, honni par tous ceux qui avaient quelque puissance, quelque sagesse, quelque force ici-bas, est enfin devenu ce que vous voyez. Chaque jour ce christianisme est pour le monde un grain de sénevé; on l'humilie, on le jette à terre, on le crucifie de nouveau, on lui dit : « Va-t-en ! Qu'est-ce que ce re- liquat d'esprits faibles ? Qu'est-ce que ce reste d'im- béciles que la terre porte encore et qui ont encore un coffre de bois qu'on appelle un autel ? Arrière ces gens de néant ! arrière cette poussière que le monde porte encore ! » Tant mieux ! mes Frères , nous ne sommes pas encore assez petits. Souvenez -vous que le jour nous ne serons plus rien, ce jour-là sera celui de notre triomphe. Et déjà nous en avons l'au- gure, le signe avant-coureur ; le monde voit aujour- d'hui pourquoi nous sommes devenus si peu de chose, il voit qu'il ne peut plus se passer de nous. C'est parce que nous approchons du néant que le monde reconnaît notre grandeur et notre néces- sité.

Telle est la première raison pour laquelle le règne de Dieu est la plus petite de toutes les semences. Et remarquez, en passant, que toutes les semences sont petites; il n'y en a pas de grandes dans la na- ture; mais, comme je ne me pique pas de savoir tout, et que je ne connais que les semences qui paraissent sous mes yeux, j'ajoute sauf exception, de peur qu'il n'y ait ici quelque naturaliste qui , en

384 HOMÉLIE

sachant plus que moi, ne me donne un démenti. Je dis que toutes les semences, sauf exception, sont petites; les plus grands arbres sont contenus dans quelque ciiose qui est presque imperceptible. Pour- quoi? C'est que Dieu, dans l'ordre de la nature, a voulu nous donner une leçon de commencement; il a voulu nous montrer, même dans les choses tangibles, que ce qui doit durer longtemps commence par un petit élément; et que, pour établir son règne, sur- tout en commençant, il faut agir par la persuasion : c'est une navigation au long cours. Quand on voit des gens, des hommes d'État, se proposer de faire un empire du jour au lendemain, on peut être assuré que ces gens-là n'ont pas la plus petite connaissance de ce que c'est que la durée d'un seul jour qui se tient debout. Pour qu'un jour se tienne debout, il faut qu'il y ait l'éternité par derrière. Ainsi, mes Frères, la liberté et la persuasion étant le principe du règne de Dieu, et tout ce qui commence par étant petit, ce règne est la plus petite de toutes les semences. Ajoutons une autre raison.

Le règne de Dieu est la plus petite de toutes les semences, parce qu'il doit commencer par l'humiUté. En effet, comment l'avons-nous défini ? Nous l'avons défini : l'obéissance amoureuse , volontaire et libre à la volonté de Dieu. Or, pour cela, il faut être hum- ble, il faut s'humilier. L'homme qui n'est pas hum- ble ne sacrifie jamais sa raison et sa volonté à la raison et à la volonté d'autrui; hors de là, en dehors de la vertu d'humilité, il n'y a aucun motif de sacri- fier sa raison et sa volonté à la raison et à la volonté

SUR LA PARABOLE DU GRALN DE SÉNEVÉ 385

d'un autre. Quand un homme nous parle en bon nom, et que nous sentons au dedans de nous que nous le repoussons, que nous ne voulons pas accep- ter ses raisons et ses ordres , nous faisons un acte parfaitement rationnel et parfaitement légitime. Il n'y a aucun motif pour qu'un liomme soumette sa raison à celle d'un autre, parce que, humainement parlant, nous sommes radicalement égaux, parce qu'il n'y a pas possibilité de trouver entre deux hommes, ayant tous les deux un cœur et une àme , des différences réellement essentielles; il n'existe que des ditîérences d'accident, qui se réduisent à in- finiment peu de chose. Et toutes les fois que l'or- gueil veut creuser ce que nous appelons des inéga- lités, l'orgueil prononce toujours que les inégalités sont chimériques, qu'elles ne sont qu'apparentes, et que, dans tous les cas, si elles étaient réelles, elles seraient contre le droit. Pour s'iiumilier, il faut aimer : c'est dans l'amour qu'est la racine de l'hu- miliation volontaire. Et voilà pourquoi, lorsque nous aimons, nous nous mettons tranquillement, naturel- lem.ent, avec efîusion, aux pieds de ceux que nous aimons; nous reconnaissons que se faire aimer, c'est la plus grande de toutes les puissances, la plus pro- fonde de toutes les pensées, la plus excellente de toutes les dominations. Aussi , l'être qui est capable de se faire aimer de nous, cet être, nous le vénérons, nous le sacrons , nous l'adorons. Nous radorons , nous avons mis ce mot dans notre langage ordi- naire : nous adorons ceux qui nous sont les plus chers. El cela est vrai. Obéir à quelqu'un librement I 25

386 HOMÉLIE

et volontairement, c'est de tous les empires le plus merveilleux, c'est de tout ce que l'homme peut faire ici-bas ce qu'il y a de plus étrange et de plus inouï. Et, par conséquent, ce règne, celte domination qui sort si librement de nous, celle-là nous la reconnais- sons, celle-là nous la sacrons, celle-là peut durer. Elle peut durer ce que peuvent durer les choses purement humaines; mais enfin c'est certainement ce qu'il y a, dans ce que nous faisons, déplus solide et de plus cher. Le royaume de Dieu commence donc par l'humi- liation de notre raison et de notre volonté. Il n'y a que notre humilité qui puisse nous porter à cette sujétion-là; et aussi, mes Frères, nous nous éton- nons tous les jours de ce que des gens de rien pro- duisent. Nous voyons des corporations entières s'é- lever dans l'Église ; nous voyons des gens qui n'ont point de nom, point de fortune, qui n'ont rien, bâtir, constituer je ne sais quelle puissance morale. Nous demandons: Comment cela s'est-il fait? Eh! mon Dieu ! cette personne, cet homme a pris la volonté de Dieu au lieu de la sienne. Au lieu de se dire : « Moi, je veux cela, » il s'est dit: « Qu'est-ce que Dieu veut? Qu'est-ce que Dieu veut de moi? » C'est la première question que doit se poser le chrétien dans l'ordre de la foi pratique. Dieu veut-il que je reste dans ma position ou que j'en sorte? Dieu veut-il que je me consacre à lui dans un cloître, ou que je reste dans le monde? Dieu veut-il que je lui consacre ma virginité, ou veut-il que je m'engage dans les liens sacrés du mariage? Dieu veut-il que je sois l'auteur d'une nouvelle fa-

SUR LA PARABOLE DU GRAIN DE SÉNEVÉ 387

mille, ou veut- il que ma famille se termine à moi ?

Qu'est-ce que Dieu veut ? {elle doit être la première question de l'intelligence, la première question de la volonté. Quand vous vous l'êles posée, que vous savez ce que Dieu veut, qu'y a-l-il d'étonnant à ce que vous soyez plus puissant que tous les autres? Vous voulez ce qu'il veut, vous faites ce qu'il veut que vous fassiez. Mais si vous demandez : Qu'est-ce que je veux, moi? Que me faut-il? Quels sont mes aises, mes plaisirs? Qu'est-ce qui me satisfera ici- bas? Quel est mon chemin , mon chemin qui vienne à moi , qui vienne de moi, qui parle de moi et re- tourne à moi? Oui , mes Frères, quand vous faites cela, vous faites ce que vous voulez sans doule, mais cela n'entre pas dans les desseins d'une volonté supérieure à la vôtre. Au bout d'un certain temps , votre vue se trouble, vous cherchez, vous regardez et vous dites : « Mais, suis-je? Il me semble qu'il n'y a plus de sentier : je suis un homme perdu, je suis un homme mort. » Je le crois bien que vous êtes mort , puisque vous êtes tout seul ! H y a contre vous la volonté de Dieu, qui est bien autre chose encore que toutes les volontés humaines. Et, au contraire, quand vous êtes avec Dieu, que vous importe la volonté de l'homme? Lorsque c'est Dieu qui trace le sillon et que vous êtes derrière la char- rue, vous allez tranquillement, vous arrivez sûre- ment à votre fin. Et c'est ce que la plus petite âme chrétienne parmi vous fait tous les jours.

M. Olier, un homme d'esprit, un homme de cœur qui avait mille raisons pour réussir dans ce qu'il

388 HOMÉLIE

voulait, s'occupait depuis de longues années de la fondation du premier séminaire de France, et on peut même dire du premier séminaire d'Europe. Pénétré depuis quinze ans de cette idée, après y avoir réfléchi dans la prière, il alla consulter dans Paris toutes les plus saintes personnes d'alors, saint Vincent de Paul et le cardinal de BéruUe. Ce sont des noms bien illustres et cependant bien ignorés , bien inconnus de notre génération. Il alla les voir, et en revenant il disait tout seul en chemin : « Nous faisons la volonté de Dieu, nous faisons la volonté de Dieu, nous faisons la volonté de Dieu... » Il est là, le séminaire de Saint-Sulpice; il est là, à coté de l'église et protégé par elle. M. Olier était allé trou- ver un saint qui lui avait dit : « Vous faites la volonté de Dieu, » et il s'était dit : « Je fais la vo- lonté de Dieu. » Son œuvre vit , comme toutes les œuvres de celui qui s'est dit: Je ne peux rien, je ne suis rien, je suis un pauvre grain de poussière, mais je viens faire ce que le bon Dieu veut, s'il daigne me le déclarer; je suis prêt atout. Voilà, mes Frères, comment l'Église fonde et comment nous fondons; cela est parfaitement simple, parfaitement humble , parfaitement misérable.

C'est le grain de sénevé , et le grain est devenu un grand arbre sous lequel s'abritent les oiseaux du ciel. Je dis les oiseaux du ciel, lus vertus, tout ce qui est léger, tout ce qui va dans l'air, tout ce qui ne descend pas dans la tombe, et il n'y a guère, mes Frères, que la vertu qui ne descend pas dans la tombe et qui surnage toujours et dans oe monde et

SUR LA PARABOLE DU GRAIN DE SÉNEVÉ 3 89

dans l'autre. Pourquoi le grain de sénevé devient- il un arbre? Et qu'est-ce qu'un arbre? Vous croyez que c'est une chose bien simple? Non, rien de moins simple qu'un arbre. Un arbre! d'abord, il a des ra- cines. Vous direz : « Mais c'est bien simple d'avoir des racines. » Je souhaite seulement que vous en ayez une seule. Avoir des racines , c'est s'enfoncer dans un sol fécond, y puiser la vie, y tenir par quelque chose de propre, de porsonnel.

Qu'est-ce donc qu'avoir des racines ici -bas? Les arbres de nos forêts ont des racines, et l'homme, il n'en a pas, mes Frères. Il a deu.x pieds qui posent sur la poussière, mais qui n'y entrent pas. Les sta- tues sont scellées avec des clous sur les blocs qui leur servent de piédestaux, mais elles n'ont pas de racines. On donne aux maisons des racines qu^on appelle des fondements; ces fondements ne sont pas vivants. L'empire de César n'avait pas de racines; l'empire d'Alexandre n'avait pas de racines; c'étaient des choses qui étaient posées par terre. Quand vous êtes posés par terre, il suffît d'un souffle du vent pour vous abattre si vous n'êtes déjà renversé.

C'est pourquoi Dieu compare son règne à un arbre. L'arbre a d'abord des racines; en second lieu il a la hauteur, l'élévation, la profondeur. Nous n'a- vons pas de hauteur, mes Frères; vous avez vu déjà passer assez de grandeurs humaines pour être per- suadés qu'il n'y a pas ici-bas de grandeur véritable. Enfin le règne de Dieu est un arbre qui est quelque chose de touffu, qui est un abri. Hélas! mes Frères, parmi nous, qui a un abri? Qui est l'abri d'un

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autre? Qui protège un autre homme parmi nous? Vous élevez vos enfants, vous vous donnez beaucoup de mal; vous souhaitez d'étendre votre ombrage sur eux comme un arbre pour leur donner un abri. Com- bien, parmi vous, atteignent le but de leurs vœux? Combien, parmi vous, ont des enfants qui leur donnent des consolations? C'est qu'on n'a de l'ombre et de l'étendue qu'avec la foi. Les choses ne sont grandes dans la nature que parce qu'elles ont la pro- fondeur, la hauteur et la largeur. Eh bien! tout cela est sorti du grain de sénevé : l'homme devient pro- fond par le règne de Dieu qui est en lui ; il devient étendu, élevé, il devient un arbre, il est paisible et content comme un être qui est enraciné. Lèvent seul l'agite, mais ce vent rafraîchit non seulement l'arbre lui-même, mais les oiseaux qui viennent voltiger sous son feuillage. Un arbre au milieu d'un champ, c'est toute une joie, c'est un palais, c'est un empire. Les oiseaux aperçoivent cet arbre, ils y viennent et ils y chantent.

Les chrétiens, mes Frères, sont un ensemble de voix qui chantent un hymne perpétuel à Dieu. Le démon secoue un peu notre arbre qui a été pro- duit par un grain de sénevé; la nuit passe, l'orage cesse , et on voit qu'il a respecté la racine qui est profonde , le feuillage qui est élevé , les oiseaux qui l'habitent. 11 respecte Dieu en nous, car il n'y a que Dieu qui sème de tels arbres. Le chrétien qui repré- sente Dieu, on peut le tuer; mais en le tuant on le respecte encore. La postérité se lève, et ne se con- tentant pas de le respecter, elle l'embaume de vertus

SUR l'Évangile du i«'' dimanche de l'avent 391

dans toute une suite de générations innombrables. Voilà, mes Frères, la parabole du grain de sé- nové. Par conséquent, commencez par la persuasion, par ce qui est petit; Dieu descendra jusque dans votre tombeau, et, comme il l'a promis, cet arbre mort, cet arbre mutilé, il le ressuscitera, il le plan- tera dans un lieu la mort et le péché n'auront plus d'empire.

SUR L'ÉVANGILE DU I^'" DIMANCHE DE L'AVENT

DE LA PRÉPARATION AU JUGEMENT DERNIER

PAR LA CONFESSION

Préchée le 2 décembre 1849.

TEXTE *

Mes Frères,

Hier soir, au coucher du soleil, l'année litur- gique a terminé son cours et en a commencé un nouveau. De même que le soleil détermine sa car- rière par l'année naturelle, Notre-Seigneur Jésus- Christ, qui est la seule et véritable lumière de tous les esprits, détermine par la mémoire de sa car- rière ce que nous appelons l'année chrétienne, l'année ecclésiastique, l'année liturgique. Et comme on a terminé, hier soir, la commémoration de tous les mystères de cette grande vie terrestre, aujour- d'hui recommence la carrière qui compose l'année ecclésiastique.

' Publié par la Tribune sacrée, octobre ISol ; par VEncy- clopédie, etc., Stations de l'Avent, vol. I.

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Il est manifeste que cette année ne peut com- mencer que par le lever de l'astre qui a tout illu- miné et tout changé parmi nous, c'est-à-dire par la naissance immortelle du Fils de Dieu Et parce qu'il est naturel de se préparer à des événements majeurs, parce que nous comprenons d'instinct que tout ce qui est grand, que tout ce qui a des effets retentissants et prolongés, doit être sollicité par des désirs, il s'ensuit que l'Église, agissant sous l'inspiration divine, a nous ménager un temps par lequel nous puissions nous préparer à la mé- moire de la naissance du Fils de Dieu ici-bas. C'est ce que nous appelons le temps de l'Avent ou de l'Avènement.

Si vous l'avez remarqué, l'Évangile qui termine l'année liturgique, c'est-à-dire le dernier dimanche après la Pentecôte, est aussi l'Évangile qui com- mence cette même année. Au dernier dimanche de la Pentecôte, l'Évangile choisi par l'Église nous annonce qu'un temps viendra il y aura des signes dans le ciel et sur la terre , les astres s'ébranle- ront et prendront un cours qui les étonnera eux- mêmes. Les nations, habituées à l'ordre de la nature, seront prises d'un saisissement d'effroi en voyant que dans ces armées si paisibles que la main de Dieu avait disposées par-dessus nos têtes, il y a des mouvements, des tressaillements inaccoutumés, des bataillons qui se déplacent, enfin quelque chose qui annonce que tout se meut par une ordonnance nouvelle et sur un plan qui va désormais changer les destinées visibles et invisibles du ciel et de la

SUR l'Évangile du i"" dimancbe de l'avent 393

terre. Or, ce même Evangile qui a terminé l'année chrétienne, la commence aujourd'hui. L'un est tiré de saint Matthieu, l'autre de saint Luc; mais au fond, avec les variantes nécessaires à tous les signes véridiques d'un même fait, cet Evangile est le même pour le commencement comme pour la fin.

Pourquoi cela, mes Frères? Pourquoi, au moment il s'agit de nous préparer à la naissance du Fils de Dieu, vous parle- 1- on de cet autre avènement qui doit tout terminer? C'est que le premier avè- nement n'a été lui-même que la préparation et la prophétie du second; c'est que, pour nous, Jésus- Christ, qui a tout commencé, doit tout finir. Mais cette raison générale ne nous suffit pas.

Qu'est-ce que vient faire Notre-Seigneur?N'a-t-il pas accompli toute sa tâche? Il est venu, il a parlé, il a donné la vérité, il est mort pour cette vérité, il a trouvé dans son sang la guérison pour les âmes malades, il a fondé l'Eglise, il a fait des saints dans toute la suite des siècles, il a balayé les impies, il les a jetés eux et leurs œuvres dans le néant! Eh bien! ce Dieu créateur, ce Dieu rédempteur par son sang, ce Dieu qui règne, qui commande, qui est obéi de ceux-là mêmes qui en- tendent lui désobéir, qui est le dominateur de ceu.x- mêmes qui travaillent contre sa domination, quel ouvrage lui reste-l-il donc à accomplir? que veut-il nous apporter? pourquoi cette rénovation des lieux? pourquoi tout ce changement, tous ces tressaille- ments? Pourquoi? que reste-t-il à faire?

Ah! mes Frères, il reste une bien plus grande

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chose que vous ne le croyez. Dans le premier avè- nement de Jésus-Christ, Dieu s'est révélé; Dieu est connu, il n'y a plus aucun mystère en lui. Il n'y p de mystères à son égard que ceux que nous voulons bien nous former à nous-mêmes; mais Dieu a tout dit; il a dit sa pensée, il a dit sa volonté, il a fait ses œuvres, il a dit ses intentions. Néan- moins il reste une chose inconnue, et celte chose inconnue c'est l'homme. Le grand mystère qui reste à expliquer ce n'est plus celui de Dieu, c'est celui de l'homme. Le monde a commencé par la révélation de Dieu; il doit se terminer par la révé- lation de l'homme.

Voilà pourquoi, mes Frères, Jésus-Christ vient une seconde fois. Il n'a plus rien à nous dire, il nous a tout dit; il n'a plus rien à faire, il a tout fait; il n'a plus rien à consommer de son sang et de son être, car il a dit en mourant sur la Croix : Con- summatum est! Tout ce qui est de moi, tout est accompli. Mais si tout est dit, si tout est fait, si tout est accompli pour ce qui est du Christ, tout n'est pas dit, tout n'est pas fait, tout n'est pas accompli pour ce qui çst de nous.

Vous dites quelquefois : « C'est un homme de ma connaissance. » Un homme de votre connaissance, mes Frères! Oui, vraiment, est-ce que vous croyez qu'il y a des hommes de votre connaissance ? Vous croyez connaître un homme! Mais si vous connais- siez un seul homme, vous connaîtriez des mystères plus profonds que les mystères mêmes de Dieu. Tout homme est un abîme, même à ses amis les

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plus chers, même à ceux pour qui il n'a rien de caché. Si l'homme était connu, eh! mon Dieu, l'ordre serait établi. Si nous pénétrions la con- science des grands et des petits, si les intentions nous étaient manifestes, si dans le moment je vous parle il y avait la publicité des consciences, le bien serait le maître et le mal serait relégué à la place il doit être, c'est-à-dire à la place du mépris et de l'impuissance absolue. Mais le mal peut être le maître, et il l'est trop souvent, parce qu'au fond l'homme est inconnu, parce qu'il ne porte pas au dehors de lui ce qui est en lui. Il faut donc, mes très chers Frères, que tout ce qui reste d'obscur , et il n'y a d'obscur que ce qui vient de l'homme, soit connu. Vous accusez Dieu; vous dites en examinant les choses qu'il n'est pas bon, qu'il n'est pas sage, qu'il n'est pas puissant. Cette obscurité ne vient pas de lui; elle vient de nous. Il est donc nécessaire qu'il y ait une révé- lation de l'homme par Dieu, et c'est pour faire cette révélation que le second avènement de Jé- sus-Christ doit s'accomplir.

De même qu'il y a eu un premier Évangile que l'apôtre saint Paul appelle l'Évangile de Dieu, il doit y avoir un second Évangile qui est l'Évangile de l'homme. Le premier Évangile est immortel; le second, celui de l'homme, doit être immortel aussi. Or voyons ce qui s'y trouvera.

Vous avez pu remarquer dans le premier Évan- gile, dans l'Évangile de Dieu, deux actions colla- térales ou parallèles, qui ne se séparent jamais.

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L'une est celle de Notre -Seigneur, de Dieu rendu visible, de l'Homme parfait qui sème des vérités et des bontés à chaque pas; c'est le côté tendre, aimable, le côté saisissant et attendrissant de l'Évan- gile. Mais dans ce même corps de choses, de faits et de doctrines, nous discernons une autre action, action mauvaise, action impie, action scélérate, action diabolique ; nous voyons s'y manifester ce qui a scandalisé tous les hommes qui ne suivent que les instincts de la lumière purement naturelle; nous y voyons surgir un personnage, que nous appelons le démon, l'esprit de ténèbres, le mauvais esprit, qui combat contre le Christ, qui le prend par les cheveux, le porte, tout saint qu'il est, sur le pinacle du temple, lui montre l'univers, le tente d'orgueil, de sensualisme; qui agit par- des- sous terre, convoque les princes et les prêtres, le fait trahir par ceux qui auraient l'aimer le plus; qui, finalement, le mène à la Croix, et là, le voyant pendu et impuissant en face de tous les anciens et de tous les siècles présents et à venir, rit une der- nière fois d'un rire bientôt détrompé par la résur- rection, lorsque Jésus-Christ, sortant de son tom- beau, apparaît à ce monstre et lui dit : « Moi, que tu as tué, je suis vivant, et pour toujours ! »

Eh bien ! mes Frères , dans notre Evangile à nous, les deux pages, la page de droite et la page de gauche s'y trouvent aussi. 11 y a l'homme qui est bon, l'homme qui est vrai, l'homme qui est charitable, l'homme qui est aimant, l'homme qui continue le Christ; c'est la belle page de notre

SDR l'évangile du I" DIMANCHE DE l'aVENT 397

Évangile. Mais cette page est voilée; cette page, elle n'est pas connue ; nous opérons le bien sans être vus, et lorsque l'Apôtre a voulu définir notre vie, il a dit : Abscondila est viia vestra in Deo cum Chvisto. « Votre vie est cachée en Dieu avec le Christ. » Votre vie est cachée! on croit la voir et on ne la voit pas.

Il n'y a pas si chétive àme de chrétien, pauvre, dénué, en haillons, cherchant, par un travail con- tinu, à gagner sa vie, qui ne porte au dedans d'elle, caché à tous les regards, quelque chose d'admirable que personne ne peut voir, qu'elle-même ne voit pas complètement. Les larmes des saints ne sont pas connues des yeux qui les répandent; les au- mônes qui sortent des mains chrétiennes, si la main droite qui les donne les connaît, l'Evangile dit que la main gauche ne s'en est pas aperçue. Nous marchons, au dedans de nous, inconnuo à tous les autres et à nous-mêmes; nous doutons de nous, nous travaillons à notre salut avec tremble- ment, comme dit l'apôtre saint Paul. Nous sommes effrayés, nous nous trouvons petits, misérables; nous nous prenons à croire à tout moment que nous ne sommes rien , que nous ne faisons rien , que nous ne pouvons rien; nous sommes un mystère caché. C'est la belle page de notre Évangile, et, je le répète, personne ne la connaît. Nous sommes moqués, in- sultés; on dit que nous sommes des gens de dévotion, qu'on méprise, dont on se rit; quelques chrétiens souvent rient eux-mêmes lorsqu'ils voient pratiquer certaines choses. Ainsi, mes Frères, nous passons

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sur cette terre en faisant le bien comme le faisait le Christ; si ce n'est nous, du moins quelques-uns parmi nous, passent en foisant le bien. Nous pas- sons sans être vus, sans être connus, sans être appréciés.

Et à côté, il y a l'autre page, la page mauvaise, la page corrompue, la page égoïste; à côté de l'homme divinisé, il y a l'homme diabolisé. Comme Jésus-Christ dans son règne invisible avait le démon pour obstacle et pour ennemi, nous avons aussi pour obstacle et pour jnnemi parmi nous des dé- mons qui ne sont occupés qu'à pervertir et à ren- verser le royaume de Dieu. Vous ne le croyez pas, c'est tout simple : vous êtes dupés; il est tout naturel que vous ne voyiez pas plus l'abîm-e du crime que l'abîme de la vertu. Si tout à coup la page droite et la page gauche de l'Évangile vous étaient révélées, vous seriez dans un saisissement d'admiration pour la page de la vertu , et en même temps vous reculeriez d'épouvante devant la page du mal. Si vous saviez ce que l'homme mauvais prépare, ce qu'il fait dans ce moment sur tous les points du globe, ses desseins, ses plans, ses espé- rances, même en le voyant, vous ne pourriez pas le croire, parce qu'encore que vous soyez mauvais, vous n'êtes pas voués au mal; vous êtes du côté faible, vous êtes du côté qui abandonna Jésus-Christ à sa Passion, non pas par trahison, mais parce qu'il ne voyait pas clairement et qu'il ne comprenait pas ce que faisait Judas, ce que faisaient tous ces hommes qui ont sacrifié Jésus-Christ le sachant et le voulant.

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Eh bien! nous voilà! Tout s'est troublé par l'obs- curité de la vertu et par l'obscurité du crime; nos bataillons se mêlent et s'entrelacent; le bien est à côté du mal, le saint à côté du scélérat. Et cela change à tout moment : celui qui était saint devient un abîme de crimes, et celui qui était un abîme de crimes devient saint. Nous n'y comprenons rien; tous nous allons au hasard, et c'est ce qui fait qu'à chaque moment nous nous demandons : « Mais, mon Dieu, allons -nous? » La terre tremble, les collines fuient, les fleuves remontent à leur source. Est-ce que le mal ne va pas triompher du bien ? est le bien? Le bien est invisible et le mal aussi, et cela sera jusqu'à la fin du monde. 11 est juste que le Christ vienne pour nous révéler nous-mêmes à nous-mêmes, pour que Dieu soit justifié et glorifié, pour que l'homme soit, lui aussi, justifié et glorifié. Telle est la raison du second avènement de Jésus- Christ. Et qu'y fera-t-il? Rien qu'une chose : il y établira la publicité des consciences. Si un homme vous révélait ce qu'il est, ce qu'il pense et ce qu"il veut, il ne vous tromperait jamais. Il vous dirait : « Je veux vous vendre ceci , mais je vous avertis que mon intention est de vous le vendre deux fois plus cher que cela ne coûte; je veux vous vendre ceci , je vous le donne comme bon , mais je vous préviens que cela est détestable. » Et ainsi de suite pour tout le reste, depuis le plus petit projet des hommes jusqu'aux plus grands desseins des poten- tats. Si chacun nous disait : « Voici ce que je veux, voici ma pensée, mon acte, mon intention, '^ nous

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ne serions trompés en rien, et comme le mal est horrible quand on le voit face à face, le mal serait exclu par cela seul qu'il serait vu.

Le Christ gravissant la montagne et annonçant à ses disciples qu'ils allaient devenir apôtres et martyrs de son Évangile, leur disait : Vous serez conduits devant les tribunaux de la terre, devant les présidents et les juges; on vous reniera, on vous abandonnera; le fils livrera son père, le père livrera son fds, et vous serez en haine à tous à cause de mon nom. Il ajoutait et terminait par cette mémo- rable parole : Cependant ne les craignez pas ! Pour- quoi? Quelle raison donne-t-il pour que nous ne les craignions pas? Il dit : Ne les craignez pas, car il n'y a rien de caché qui ne sera découcert, et il n'y a rien d'obscur qui ne sera dévoilé.

Voilà, mes Frères, noire certitude du triomphe. Nous n'avons pas besoin d'honneurs, nous n'avons pas besoin de puissance; nous avons besoin sim- plement que ce qui est inconnu soit connu, que ce qui est secret soit dévoilé. Gela seul suffira pour notre avenir; et aussi, mes Frères, celte consolation nous sera donnée pour la justification de Dieu et pour la nôtre. On verra la vertu et la conscience des uns , la vertu et la conscience des autres.

Ainsi, ce qui doit tout terminer, cette grande révélation de l'homme qui est la consommation de toutes choses, sera la publicité des consciences. Dieu prendra cette vengeance et sera le maître le jour les consciences seront à l'état public. Et c'est pourquoi, mes Frères, le Christ, en nous

SUR l'Évangile du i»"" dimanche de l'a vent 401

annonçant, pour la première fois, cette fin dans l'Évangile d'aujourd'hui, nous dit des paroles qui ont comme un retentissement d'orgueil. Après nous avoir peint toutes les commotions du monde, après avoir tîté jusqu'à dire que les vertus des cieux seront ébranlées, il ajoute : His fieri incipieniibus , lorsque ces choses commenceront, levez la tête, regardez à l'Orient : Respicile et levale capita vestra, levez vos tètes, vous qui les aurez tenues par terre pendant de si longs siècles : Quoniam appropinquai redemptio vestra; parce que votre rédemption est proche, la rédemption de la publicité, la rédemp- tion de la publicité des consciences. Et afin de profiter d'une manière pratique de cette leçon qui nous est donnée, pour nous préparer à la mémoire du premier avènement de Notre-Seigneur, commen- çons, c'est l'enseignement positif qui nous est donné aujourd'hui, commençons par pratiquer au dedans de nous la publicité de la conscience.

Vous me direz : « Qu'est-ce que c'est que cela : pratiquer la publicité de la conscience? » Le voici. Dès que nous avons une pensée, qu'elle s'offre à nous, demandons- nous : « Pourrais- je avoir cette pensée devant tout le monde? pourrais-je la montrer et la mettre à la face de tout l'univers? Non. » Eh bien! laissons celte pensée; elle est diabolique. « Pourrais-je dire le dessein que j'ai conçu, le dire à mes amis, le dire à tout le monde? » Si je le peux, allons à la fin, je suis sur que je suis dans la vérité et dans la justice. « Cette intention que j'ai par rapport à celte personne et à celle chose, pourrais-je la lui I 26

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dévoiler? pourrais-je lui dire : « J'ai telle intention à votre égard?» Si je le puis, mon intention est par- faite, je puis être tranquille et la suivre.

Il en est de même, mes Frères, de tout ce que nous faisons, et le chrétien véritable est celui qui peut se manifester ainsi à ses proches. Le Christ nous a dit d'avoir la simplicité de la colombe. A mesure que nous devenons chrétiens, non seulement pour nous-mêmes, mais pour les autres, nous devons dire franchement, sincèrement, expressément notre pensée, notre intention, notre conscience. Le vrai chrétien est un homme public; le vrai chrétien, c'est un homme qui est arrivé à ce caractère si aimable de la franchise. Il dit: « Pour moi, voilà mon opinion, voilà le dessein que j'ai, voilà mon intention; je me contenterai de ceci ; si j'arrive là, je suis un homme heureux, un homme content, » et amsi du reste. Mais l'homme qui ne met jamais sur ses lèvres ses vrais desseins, ses vraies inten- tions, l'homme caché, l'homme subtil, l'homme retors, l'homme serpent, celui-là, il est loin du christianisme. Car, je vous le demande, qu'a-t-on de caché quand on fait le bien? Quand on le fait, qu'a-t-on à retenir au dedans de soi ? Rien, Et nous possédons cette simplicité et cette franchise au degré nous sommes imbus intérieurement de la force et de la sève du christianisme véritable.

Aussi rien n'est aimable comme le vrai chrétien. Si une personne n'est pas aimable, vous pouvez assurer qu'il lui manque quelque chose pour être chrétienne. Et lorsqu'on dit de telle personne qu'elle

SUR l'évangile du !<"■ DIMANCHE DE l'aVENT 403

est chrétienne, mais qu'elle a un détestable caractère, on se trompe sur la première partie. Si on était chrétien, toutes choses en sortant au dehors seraient naturellement la vérité, la charité, la bonté. C'est ce que nous voyons dans tous les saints : vous ne lirez jamais la vie d'un saint sans être pénétré de son amabilité. La sainteté, on peut la définir l'ama- bilité à son suprên^e degré, et aussi la franchise et la simplicité à leur suprême degré.

En second lieu, il ne suffit pas, pour nous préparer à la grande révélation de l'Évangile, à la révélation dernière, il ne suffit pas de pratiquer au dedans de nous l'universalisation, la publicité des con- sciences; nous devons la pratiquer en une autre façon qui est une des merveilles du christianisme, et que nous appelons la confession.

Vous avez très souvent regardé comme quelque chose d'extraordinaire et de bizarre, comme une idée tout à fait étrange de se mettre aux pieds d'un autre homme pour lui dire ce qu'on a pensé, ce qu'on a voulu , ce qu'on a senti et ce qu'on a fait. Pas du tout. C'est l'initiation même au chris- tianisme, c'est l'initiation môme à notre propre triomphe, puisque notre triomphe c'est notre ré- vélation. Lorsque nous choisissons une âme à qui nous ouvrons toute la nôtre, nous ne faisons pas un acte étrange, nous faisons l'acte sauveur, l'acte rédempteur, l'acte consommateur de notre triomphe qui est de pouvoir nous montrer; car, si nous ne pouvons pas nous montrer ici -bas à un homme, comment nous montrerons-nous à tous dans le ciel?

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Par conséquent, la confession, c'est l'initiation de ce qui est notre gloire; la confession n'est qu'une révélation, et plus la révélation s'élend, plus nous pouvons nous révéler à tous, plus notre gloire s'étend, puisque notre gloire, encore une fois, serait d'être vus de tous. La gloire? c'est la connaissance d'un être répandue au plus loin possible, c'est la con- naissance de ce qu'il a de bien , de bon, de vrai, de beau. Donc, nous préparer parla confession à être connus , c'est nous préparer à la gloire ; c'est détruire en nous, par la nécessité même de celte ouverture, ce qui est un obstacle à nos propres yeux pour être connus, pour que nous osions nous présenter à l'as- semblée des saints dans ce dernier jour.

Et, chose remarquable ! il semblerait que plus on devient pur, plus on devrait avoir horreur de la confession d'âme à âme, puisqu'on connaît ce que l'Écriture appelle le péché, c'est-à-dire le mal. Cepen- dant c'est le contraire qui arrive. Plus une âme se purifie, plus elle a de facilité à avouer ses fautes les plus simples : en sorte qu'elle finit par y trouver une espèce de satisfaction, et qu'on voit des âmes à qui il faut interdire l'exposition de leur conscience, tant elles voudraient révéler souvent à tout le monde ce qu'elles sont, comme saint Augustin l'a fait dans ses Confessions. D'autre part, plus on est dans le mal et plus il semble que l'aveu du mal devrait paraître naturel. Et cependant, plus nous sommes dans cet étal, plus nous avons horreur de dire ce que nous pensons et ce que nous faisons : en sorte que c'est le mal qui a peur de lui-mênu'. Le

SUR l'Évangile dd i^f dimanche de l'avent 405

bien n'a pas peur du mal. Quand nous faisons le bien, nous n'appartenons plus à nous-mêmes, et les autres ne peuvent plus voir le mal qui a été en nous qu'à travers la lumière splendide du bien; ce mal n'est qu'une ombre qui fait ressortir la lumière. Dans un tableau, l'ombre qui, toute seule, est une chose horrible, qui ne peut pas même se discerner, s'éclaire en présence de la lumière produite par le peintre; elle la fait ressortir davantage. La lumière et l'ombre engendrent sur la toile ces merveilles de l'art que les yeux ne se lassent jamais de con- templer; car on n'admire pas la lumière toute seule, on admire le mélange de la lumière et de l'ombre, qui se font ressortir mutuellement. Il n'y a que Dieu qui puisse être vu environné d'une lumière toute pure; c'est son privilège. Mais il n'y a pas d'âmes qui n'aient leur côté d'ombres, ne fût-ce que par suite du péché originel.

Voilà ce que nous sommes, et, au degré nous le sommes, nous pourrions faire notre confession comme la faisaient les premiers chrétiens, en public. Nous sentons alors que nous sommes purs. A me- sure que notre perfection intérieure grandit, notre piédestal de la confession s'élève ; nous pouvons nous montrer à tous les regards; nous pourrions écrire notre confession , comme saint Augustin , et personne ne la lirait avec scandale : le livre des Confessions de saint Augustin est resté son livre privilégié, son livre admirable, son livre touchant, et le titre principal de sa gloire.

Ainsi, mes Frères, pratiquons la publicité des

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consciences pour nous préparer à la fête de la Nati- vité de Notre-Seigneur. Demandons -nous si nous poumons faire et penser devant tout le monde ce que nous faisons et pensons en particulier. Puis demandons-nous à quel degré nous sommes par- venus dans la confession de nous-mêmes: le degré nous sentirons la facilité de cette confession, est le degré môme nous sommes prêts à com- paraître devant le genre humain, Dieu compris, puisqu'il s'est fait homme.

C'est ce que Dieu exige de vous, et s'il en est ici qui, jusqu'à présent, aient pratiqué la publicité de leur conscience avec trouble, douleur et affliction, qu'ils apprennent à connaître ce qu'est cette con- fession. C'est la gloire môme, la préparation à notre seule gloire. Nous n'avons qu'une gloire, ce sera d'être connus un jour. Hélas ! nous vivons en nous calomniant, en nous haïssant, en nous offensant les uns les autres, parce que nous ne nous connaissons pas. Mais un confesseur ne peut ni haïr ni mépriser son pénitent; cela lui est impossible. Il y a une loi qui n'est pas d'établissement divin, mais qui est puisée dans les profondeurs mêmes de la nature des choses. Il est impossible à celui qui confesse, homme ou prêtre, qui que ce soit, de mépriser celui qui se confesse. Que le plus grand des scélérats, descendu dans le dernier degré de l'abjection, des passions, des châtiments humains, vienne vers vous, qu'il s'agenouille devant vous, se confesse à vous, il vous sera d'une impossibilité morale, métaphysique, absolue, de le mépriser. Au moment

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il se montre, vous l'aimez. Je ne sais pas pour- quoi; je sais que c'est la loi, que je l'éprouve; je comprends qu'il en doit être ainsi, parce que, si misérable que l'on soit, se faire connaître, c'est avoir le plus grand des courages, c'est se changer, se transformer, c'est, en un mot, avoir fait son avènement au bien. Or, quand un homme est dans le bien, qu'importe d'où il vient? Plus la fange d'où il s'est transformé dans la vérité est pro- fonde, plus son avènement dans la vérité est une chose admirable. Lorsqu'un homme sort du crime, et qu'il dit en sortant : « Je suis un criminel et un infâme, » à ce moment il est un héros de la vérité et de la vertu. Il y a impossibilité d'avoir un sen- timent de mépris pour lui. Quand les saints dans le ciel, au jour de la grande et éternelle publicité, paraîtront avec toutes leurs imperfections et leurs fautes, ils puiseront dans ces imperfections et dans ces fautes mêmes, qui seront comme le piédestal de leur triomphe, une grandeur d'autant plus élevée et d'autant plus admirée.

Quand on veut être aimé, respecté, vénéré, il faut se confesser. Si vous n'avez plus une âme qui vous aime, plus personne qui vous respecte, si tout le monde vous fuit, se défie de vous, prenez un charbonnier que vous rencontrerez au coin d'une rue, confessez -vous à lui. Non seulement il vous plaindra, mais il vous aimera; vous aurez un ami pour vous. Voilà ce que Dieu , à qui nous nous confessons, bien malgré nous, est pour nous. Quand la terre n'est plus rien pour nous, quand nous

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sommes misérables, odieux et abjects, un simple regard de confession, d'élévation vers Dieu nous réconcilie avec nous et avec lui. Il ne peut pas nous mépriser quand nous nous confessons à lui; cela lui est impossible. Dieu est la pureté môme; le crime, en se confessant à lui, est vertu : la grandeur de l'homme est sauvée, lors même que le ciel et la terre ne le voudraient pas. C'est pour- quoi il est écrit que si, au plus profond des abîmes de l'enfer, un démon pouvait avoir un regard de confession avec Dieu, il monterait à l'instant à la voûte du ciel et y brillerait comme une étoile qui ne s'éteindrait jamais.

En un mot, être vu, connu, c'est la gloire; il n'y en pas d'autre sur la terre. Qu'est-ce qa'un homme qui a la gloire? C'est un homme qui est nommé, qui est vu, qui est connu, un homme dont on suit la trace, qui, montant dans une voiture, ou en des- cendant, fait dire : «Monsieur un tel est parti; il est arrivé. » Il est connu, on le discerne dans la rue, sur les places publiques ; on dit : Le voilà ! Eh bien ! la confession que nous donnons tous les jours, c'est cette publicité, c'est la révélation de notre intérieur, qui fait que nous sommes un homme connu, que nous arrivons à la notoriété publique. Par consé- quent, la confession et la gloire, c'est une seule et même chose. La confession, la publicité, la gloire, ce sont des synonymes, et quand Dieu nous a im- posé la confession , il n'a fait que nous imposer la dignité et la nécessité d'être grands et glorieux.

J'espère donc, mes Frères, que parmi vous il

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y en aura qui se sentiront portés, pour cette belle fête de Noël, vers cette pratique intérieure et exté- rieure de la publicité des consciences, qui est la pratique même de la justiOcBtion et de la glorifica- tion.

SDR L'EVANGILE DU II» DIMANCHE DE L'AVENT

L'ÉVANGÉLISATION DES PAUVBES CARACTÈRE PRINCIPAL DE LA MISSION DE JÉSUS -CHRIST

Préchée le 9 décembre 1849,

TEXTE 1

Mes Frères ,

Lorsqu'on entre à Rome par la route de Naples, à peine a-t-on franchi la porte, qu'on découvre à sa gauche un monument imposant. On s'approche, on s'arrête, on regarde et on y lit cette inscription : Dogmate papali et imperiali mihi daium est esse mater et caput omnium ecclesiarum. Par un décret papal et impérial, il m'a été donné d'être la mère et la tête de toutes les églises ! On regarde de nouveau, et plus haut on lit cette autre inscription : Joanni et Salvatori. A Jean et au Sauveur.

Quel est, mes Frères, ce Jean dont le nom pré- cède celui du Sauveur sur la première église de la

' Publié par la Tribnne sacrée, décembre 1849; par VEncy- clopèdie, etc., loc. cit.

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chrétienté, sur cette fameuse église de Saint-Jean de Latran? Était-ce un prophète? Non; il a déclaré lui-même qu'il n'était pas prophète. Était-ce un apôtre? Pas davantage; il n'a jamais annoncé la doctrine du Christ. Était-ce un martyr? Non , du moins dans le sens absolu du mot; il a versé son sang, mais il l'a versé pour -une autre cause que celle du Christ, pour rendre témoignage à la sain- teté du mariage et de la famille.

Qu'était-ce donc que Jean, qui n'était ni un pa- triarche, ni un prophète, ni un apôtre, ni un mar- tyr, et dont le nom a mérité d'être inscrit, avant celui du Christ , sur la première des églises chrétiennes?

Aujourd'hui, mes Frères, dans l'Évangile du se- cond dimanche de l'Avent. ce mystère nous est expliqué par la bouche de Notre-Seigneur lui-même, Il demande à ceux qui étaient allés voir Jean : Qui êtes vous donc allés voir dans le désert? Est-ce un roseau agité par le vent? Notre-Seigneur voulait par cette définition désigner l'homme; il voulait dire : « Est-ce un homme que vous êtes allés voir dans le désert? » Il n'attend pas même la réponse de la multitude, car la multitude ne va pas au désert pour voir un roseau agité par le vent. Il reprend et il dit : Est-ce un homme vêtu d'habits riches que vous êtes allés voir? c'est-à-dire : <<■ Êtes -vous allés voir un grand de la terre? » Il n'a pas besoin de ré- pondre au silence de la multitude, car les hommes ne courent pas au désert pour aller voir des grands; ce n'est pas qu'ils les cherchent. Et, reprenant encore, Jésus- Christ ajoute : Est-ce donc un pro-

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phèle que vous êtes allés voir? Oui, un prophète et plus qu'un prophète, car c'est celui dont il a été écrit: Voici que j'envoie mon ange devant toi, qui préparera tes voies. Et en vérité, parmi les enfants des hommes, il ne s'en est jamais levé un plus grand que Jean -Baptiste.

Jean- Baptiste, mes Frères, a eu cet honneur unique, entre tous les hommes, d'être le précurseur du Christ. Notre -Seigneur lui-même, tout puissant qu'il était, a voulu accomplir toutes les lois de l'hu- manité. Et comme c'est une loi de l'humanité de ne jamais paraître ici-bas avec une mission, quelque peu importante qu'elle soit, car tout homme a une mission, sans avoir quelqu'un qui lui prépare les voies et qui est son précurseur, son introducteur, celui qui l'établit dans le monde, qui le marque au front; comme la plupart des hommes, pour ne pas dire tous, sont impuissants à briser cette voûte épaisse qui pèse sur nous et nous empêche de per- cer au dehors , le Christ a voulu accomplir cette loi générale de l'humanité et avoir un précurseur qui lui préparât les voies.

Je n'entrerai pas dans cette mémorable et belle histoire de saint Jean. Sa naissance, son adoles- cence, sa vie au désert, tous ses actes publics, je vous engage à les relire dans la sainte Ecriture : c'est une des plus grandes choses, des plus singu- lières et des plus douces qui soient contenues dans les saints Livres, que la vie de cet homme depuis son premier jusqu'à son dernier moment. Je suis pressé par des vérités peut-être plus importantes qui

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sont renfermées dans l'Évangile de ce jour; car je pense que vous me permettez , non pas d'abdiquer le mystère que nous célébrons aujourd'hui, mais de le laisser de côté dans votre foi et dans votre charité profonde pour la très sainte Vierge, afin de suivre dans le temps de l'A vent les pensées qui nous sont présentées à méditer par la sainte Église. Ce n'est pas, vous le pensez bien, que je dédaigne ce magni- fique mystère de l'Immaculée Conception; je sais tout ce que je lui doi- et tout ce que je suis in- térieurement pour lui, mais je dois préférer une instruction plus générale qui se rapporte au temps préparatoire de Noël, plutôt que d'aborder ce sujet, quelque tentant qu'il ait été pour mon cœur.

Jean-Baptiste donc, commençant aujourd'hui son rôle de précurseur, envoie vers son maître bien-aimé deux de ses disciples pour lui demander : Êtes-vous celui qui doit venir, ou faut-il que nous en atten- dions un autre? Et le Christ répond : Allez , dites à Jean ce que vous avez vu et ce que vous avez entendu. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent , les lépreux sont guéris, les inorls ressus- citent !

Voilà le premier signe que le Christ donne de sa mission. Et comme Jean préparait sa voie, il lui fournit l'occasion solennelle de répondre devant la multitude à la question qui lui est adressée en son nom, et qui lui donne le moyen naturel d'indiquer à quels signes on doit le reconnaître, c'est-à-dire ap- prendre qu'il est dominateur de toutes les puissances créées.

SUR l'Évangile du ip dlmanche de l'a vent 413

Mais s'arrête-t-il là? Le véritable caractère, le grand signe du Christ, sont-ils ces miracles qu'il a faits et qu'il opère encore tous les jours? Non; ces miracles ont été rares , même dans les premiers temps, et à plus forte raison aujourd'hui. Le Christ n'en a opéré que pendant trois années, et ses apô- tres et ses martyrs n'en ont opéré que quelques-uns répandus çà et dans l'histoire; le miracle n'est pas le cours ordinaire des choses, ni la démonstration perpétuelle de sa divinité et de sa mission. Aussi ajoute-t-il immédiatement après ces énumérations de sa puissance : Pauperes evangelizanlur. Allez , et dites à Jean ce que vous avez vu et ce que vous avez entendu, non pas seulement que les aveugles voient, que les boiteux marchent, que les sourds entendent, que les lépreux sont guéris et que les morts sortent de leurs tombeaux; allez, et dites à Jean autre chose encore, dites-lui de ma part que les pauvres sont évangélisés.

Voilà , mes Frères , le grand signe de Dieu , le signe permanent, le signe quotidien, le signe auquel nul ne peut se tromper. Et pourquoi? Pour deux raisons. Parce que , de tous les biens précieux qui peuvent nous être accordés ici-bas, la doctrine est le premier de tous, et que cependant, avant et après le Christ, jamais la doctrine, ce plus précieux de tous les biens, n'a été donnée aux pauvres, je ne dis pas à tous les pauvres , mais à un seul pauvre.

Je dis d'abord que la doctrine est le plus précieux de tous les biens, plus précieux que la vie, plus pré- cieux que l'honneur, plus précieux que le temps et

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le monde, que toute puissance et toute gloire. Car, mes Frères, qu'est-ce que la doctrine? La doctrine, c'est d'abord un but, le but de notre vie, de chaque pas que nous y faisons. C'est ensuite le chemin pour arriver promptement à ce but de notre vie , et comme le but e^t tout, puisque c'est qu'on tend, le chemin par lequel on y va est tout avec ce but. En troisième lieu, la doctrine, c'est la certitude im- muable, inébranlable et du but et du chemin; certi- tude qui fait que jamais, à un quart d'heure quel- conque de notre vie, l'œil fixé sur la perspective qui nous a été révélée, le pied pose dans l'étroit sentier qui y conduit, notre âme ne flotte ni n'hésite et marche toujours en avant, en voyant de loin à tra- vers tous les nuages, tous les orages et toutes les poussières, cette montagne sacrée que l'humanité gravit et son terme, qui est Dieu , l'attend pour la couronner, pour l'asseoir à jamais. En quatiième lieu, la doctrine, cest le règlement intérieur de toutes nos passions, de tous nos sens, de tout notre être par le tribunal interne, invisible, libre, dominateur de nous-môme, imposé par Dieu, accepté, voulu par nous, qui constitue la sainte et immor- telle liberté de la conscience humaine. Voilà la doc- trine !

Partout ailleurs, la force; partout ailleurs, l'in- certitude; partout ailleurs, des sentiers qui se croi- sent et qu'on ne connaît pas; partout ailleurs, un hasard qui n'a pas de but et la vie humaine aban- donnée à toute lumière qui se lève, à toutes ténèbres qui se montrent, en un mot, à ce qui, à tout moment,

SUR l'Évangile du ii* dimanche de l'avent 41î5

assiège notre existence, et de la droite et de la gauche, et de la terre, et du ciel, et de l'enfer.

Parla, mes Frères, vous concevez aisément que la doctrine est le plus précieux de tous les biens, puisque c'est votre vie, votre chemin, votre certi- tude, et la liberté de votre conscience dominant par son propre choix sur tous vos actes.

Sans ce grand bien, le premier de tous, l'homme n'est rien, pas même un vil pourceau; car un pour- ceaif, il a son but, c'est la tanière étroite il boit, mange et dort; il a son chemin, son chemin et son but c'est la même chose; il a sa certitude inébran- lable dans l'instinct qui lui a été donné; il a, non pas sa conscience, mais son appétit qui le détermine à faire chaque jour et à chaque heure ce qu'il l'ait à chaque jour et à chaque heure. Mais vous, si vous n'avez pas la doctrine, vous, êtres libres et intelligents, êtres qui sentez que vous n'avez pas qu'à boire, manger et dormir, vous, qu'ôtes-vous? Vous n'êtes pas un animal, vous n'êtes pas un ange, vous ne savez ce que vous êtes; vous vous le demandez, vous faites des doctrines sans fin et sans terme pour vous en assurer. Vous vous battez sur les champs de ba- taille pour savoir ce que vous êtes et ce que vous deviendrez. Vous cherchez à vous faire ici-bas un trépied vous puissiez vous asseoir et dire: «Voilà mon être, mon but, mon chemin, ma destinée, ma certitude, ma gloire, ma conscience, ma liberté, ma dignité, ma royauté, » tout ce que vous voudrez de noms magnifiques que vous inventez. Puis, un autre flot vous envahit et jette nar terre ce vil tré-

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pied que vous éleviez pour votre tranquillité, et ainsi de suite, sans que vous vous arrêtiez jamais dans cette triste et puérile édification. Voilà ce que c'est que l'homme qui n'a pas la doctrine.

Eh bien! cette doctrine , le pauvre, en dehors du Christ, ne l'a jamais eue, ne l'a jamais connue. Pourquoi? C'est que pour posséder même une doc- trine fausse, il faut infiniment de capacité; dans un siècle on trouve à peine deux ou trois hommes qui croient l'avoir. La plus haute ambition, c'est celle de la doctrine, et vous pouvez compter au- jourd'hui, dans l'Europe, qui est le monde, com- bien il y a d'hommes qui font des doctrines. Il y en a deux ou trois, et encore ces deux ou trois se battent entre eux; on passe en les regardant, et en s'éton- nant de la sécurité ou plutôt de l'audace qu'ils ont dans cette exposition de leurs pensées, qu'un très petit nombre connaît , qui demain matin n'existera plus.

La doctrine suppose la plus rare de toutes les capacités, celle de trouver, d'imaginer quelque chose qui puisse fixer un certain nombre de dis- ciples, au moins pendant vingt ans, c'est-à-dire pen- dant cette fleur de l'homme qui s'épanouit de la trentième à la cinquantième année, lorsqu'on n'est plus un enfant et qu'on n'est pas encore un vieillard. Or, quand on a fait cela, quand on a eu assez d'es- prit, de génie, de fermeté de caractère pour arriver à une doctrine, et avoir quelques disciples, c'est une chose trop grande pour la jeter au vulgaire; il faut des oreilles fines et délicates pour l'entendre ; il faut

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des applaudissements qui consolent de tous les re- buts qu'on a essuyés, des honneurs qu'on a mépri- sés, des attaques qu'on a subies; il faut un encens qui monte d'intelligences élevées, et qui nous con- sole à nos propres yeux de cette infirmité contre laquelle nous ne cessons pas de lutter jusque dans nos plus grands succès. Voilà pourquoi l'esprit cherche l'esprit, la capacité cherche la capacité, l'harmonie musicale cherche des oreilles capables de la saisir; et comme le pauvre n'a pas d'esprit, de capacité, d'art, attendu que s'il a tout cela, il n'a aucun moyen de le développer, l'homme de génie ne va pas chercher le pauvre dans sa mansarde ou sur les boyaux de son champ, pour lui dire des vérités qu'il n'entendrait pas et qu'il n'aurait pas même la bonne idée d'apprendre. Voilà pourquoi jamais ni Platon, ni Aristote, ni autres, et ce sont de grands noms, n'ont donné la doctrine au pauvre.

La doctrine! aujourd'hui personne ne la donne au pauvre. Le pauvre, quel qu'il soit, est dédaigné de presque tout le genre humain ; il est dédaigné de tous ceux qui sont capables de fonder une doctrine , sauf dans un seul cas, quand la doctrine a pour but un effet politique présent, c'est-à-dire quand elle a pour but de grandes passions terrestres. Alors, au contraire, le pauvre est recherché. Comme tous ceux qui sont à l'aise et jouissent ici-bas ne sont pas des instruments de perturbation, quand la doctrine se jette du côté des intérêts terrestres et non pas du côté du but suprême et invisible , alors le pauvre est choyé, rassemblé, placé sur un piédestal. Mais que

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fait-on? On ne le dédaigne plus, on le flatte; on ne l'élevé pas, on le soulève. On lui représente qu'il est malheureux, qu'il faut tout changer, que le monde est au rebours du sens commun. Les Gracques l'ont fait ; avant les Gracques d'autres Gracques l'avaient fait. Aujourd'hui nous avons des Gracques modernes qui le font encore, et après-demain matin, quand ils n'existeront plus, il en viendra d'autres pour les remplacer dans ces essais qui font le mouvement des nations à toutes les grandes époques de crise so- ciale. Le pauvre est soulevé, non élevé ; encore une fois , on ne lui donne pas de doctrine ; on le soulève à propos des intérêts terrestres , mais on ne l'élève pas à propos des intérêts célestes, qui sont, en réalité, son véritable avenir. Ainsi, ou le dédain ou la tempête, ou méprisé ou soulevé: voilà tout ce qu'est le pauvre ici -bas en dehors de Jésus -Christ. Et si jamais un homme d'esprit vient à un pau- vre, s'il se penche vers lui pour lui dire des choses qu'on n'a pas l'habitude de dire à un auditeur inin- telligent, vous pouvez assurer que la vérité est là, que Dieu est là, car jamais humain n'a fait cela par sa propre volonté. Aussi, mes Frères, lorsque la doctrine est venue à vous, ce n'est pas un philo- sophe qui s'est glissé dans le sanctuaire de votre âme. Celui qui est venu vous trouver, c'est un pauvre prêtre, homme très simple et très vulgaire, bien au- dessous devons souvent, mais qui renfermait, quoique dans un vase triste et infirme, ce baume précieux de la doctrine et de la vérité éternelles. Il s'est approché de vous, il vous a persuadé que le monde n'était

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rien, que vous n'étiez rien vous-mêmes, que voire destinée n'était pas de ce temps; il vous a donné des lumières que vous ne croyiez pas possibles, et dont vous n'aviez aucune espèce d'idée. Et alors votre âme s'étant élargie , toutes vos facultés ayant pris un nouvel essor vers un horizon que vous ne connaissiez pas, vous avez compris ce que c'était qu'un précurseur, le plus grand de tous les hommes pour vous, comme pour le Christ ; vous avez dit , en joignant les mains de reconnaissance, et vous dites encore tous les jours, en pensant à votre père spi- rituel, à votre précurseur : « Il y a eu un homme en voyé de Dieu qui s'appelait Jean. 11 n'était pas la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à la lumière , afin que tous crussent par lui en celui qui est la véritable lumière. »

Voilà l'opération qui s'est passée en vous et qui se passe dans le pauvre. Et toutes les fois que le pauvre est évangélisé, par cela seul, surtout si c'est une action générale, profonde et continue, il y a dé- monstration quu c'est Dieu qui parle et qui agit; car, en dehors de Dieu , vous ne trouverez jamais cette action dans l'histoire du genre humain. Pau- peres evangelizantur ; les pauvres sont évangélisés , c'est la première leçon qui nous a été donnée.

Voulez -vous participer à la mission de Jean? Voulez-vous que votre nom soit écrit à côté du nom du Sauveur, comme étant, même après lui, son pré_ curseur? Eh bien ! évangélisez les pauvres.

Vous vous plaignez tous les jours que les pauvres vous échappent; vous vous plaignez qu'on les sous-

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trait à votre influence dans des assemblées plus ou moins criminelles ; vous vous plaignez que les pau- vres conspirent contre votre tranquillité, qu'ils ne vous laissent pas dans l'avenir un lieu sur lequel vous puissiez poser le pied. C'est vrai, le fait est ainsi; mais à qui la faute? Évangélisez-vous les pauvres? Continuez -vous, ici -bas, le règne du Christ, qui vous a tout donné, vous, pauvres évan- gélisés, vous qui n'avez rien qui ne vous soit venu par un père spirituel et un précurseur? Avcz-vous rendu à d'autres âmes la lumière qui vous a été donnée? Perpétuez-vous la foi dont le dépôt vous a été transmis par tant de sang et d'apostolat géné- reux? Ne la gardez-vous pas, cette doctrine, comme une possession égoïste qui vous suffit pour vous sauver? Ne dites-vous pas : « J'ai la foi, j'ai la vérité , mon salut est assuré , je n'ai plus rien à faire : pourvu que je me tienne strictement dans les commandements de Dieu et de l'Église, pourvu que j'assiste à la messe le dimanche, que je fasse mes prières, que je donne un peu d'argent aux pauvres , que je ne sois pas insultant pour eux, j'ai accompli le précepte? » Oui, vous avez tout accompli, excepté le précepte qui est le grand signe de la mission du Christ et de la divinité des choses qu'il nous a trans- mises. Vous avez tout fait, excepté d'évangéliser les pauvres.

Priez-vous avec vos serviteurs ? Les rassemblez- vous, comme autrefois Fénelon, comme les princes du sang, comme les plus grands évêques, comme les chefs de toutes les familles, de la cabane au palais.

SUR l'Évangile du ii» dimanche de l'a vent 421

pour faire avec vous une lecture dans un livre qui parle de Jésus-Christ? Vous agenouillez -vous en commun sur la même dalle, ou ne vous agenouillez- vous pas plutôt sur des tapis de velours, dans le secret, entre Dieu et vous, craignant que les murs de votre maison ne soient des spectateurs trop fi- dèles de votre prière, reléguant loin de vous les ser- viteurs que vous dominez toute la journée par la puissance de votre volonti', et craignant de vous abaisser un moment avec eux pour prier? Imitez- vous celui qui s'est couché par terre entre les bras du ses bourreaux pour vous apprendre à vous élever vers Dieu en vous humiliant? Faites-vous cela? N'avez-vous pas perdu toutes les traditions de la famille chrétienne? Vos pauvres, vos serviteurs descendent de vos maisons pour aller dans les mar- chés médire de vous, calomnier même vos inten- tions, grandir la dureté et le dédain dont peut-être vous donnez des preuves, et mêler ensemble et leurs complots et leurs malédictions. Je le crois sans peine. Savez-vous bien qu'il n'y a (jue deux prodiges en ce monde? Une île au milieu de la mer, un bouquet d'arbres dans l'immensité de l'Océan. Les flots viennent et battent les fleurs tremblantes qui sont sur ses bords, ef cependant il y a vingt siècles que cette île reste paisible au sein de ces tempêtes qui ne s'arrêtent jamais. Voilà le premier prodige. Le second, c'est un pauvre qui n'a rien que le spectacle des hommes heureux , des hommes qui ont quelque chose, un pauvre qui se met à genoux devant vous , qui vous rend les plus vils et les plus ignominieux

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services, et qui, plus fort que vous-mêmes, tout seul , à plus forte raison quand il compte ceux qui sont à côté de lui dans les rues et partout, vous laisse tranquille cependant; un pauvre qui, battu par tous les vents de l'ambition, de l'orgueil hu- main, de l'instabilité humaine, ne comprenant pas les mystères du présent et de l'avenir, ne trou- vant du côté de l'âme aucun contrepoids , aucune compensation, vous respecte encore, au moins ex- térieurement, et ne vous saisit pas de ses deux bras puissants pour vous écraser par terre ou vous broyer contre une muraille. Voilà le second pro- dige. Il n'y a que ces deux prodiges-là dans le monde.

Et que faites-vous pour conjurer tout cela? Le Christ vous a dit : « Évangélisez les pauvres, don- nez-leur la même certitude des choses futures qu'à vous. Agenouillez -vous avec eux; traitez-les en frères. Imitez- moi; moi, le Christ, Fils de Dieu, je me suis bien mis à genoux la veille de ma Passion.» Qu'avez-vous fait de tous ces enseignements et de tous ces exemples? Vous en avez fait ce que vous avez fait de tout, c'est-à-dire que peu à peu vous avez laissé le vague des idées , les pratiques païennes vous envahir. Aussi les pauvres se séparent à chaque instant de vous. sont ces vieux serviteurs qu'ont connu les châteaux de nos pères? Quand je dis de nos pères, c'est qu'au fond ceux qui possé- daient ces châteaux, dans le bon temps du chris- tianisme, étaient bons, généreux et d'un sang moins plébéien que le nôtre. Oui, sont ces an-

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ciens serviteurs qu'on vénérait comme la tradition du père, du grand-père, qui avaient servi les oncles et les aïeux, et qu'on venait voir sur leur lit de mort comme une relique sacrée de l'antiquité nobiliaire? Vous n'avez plus que des mercenaires qui comptent vos écus. Si un voisin indélicat luur offre quelques pièces de monnaie de plus que vous, même après vingt ans de services, s'il se trouve aujourd'hui en Europe deux serviteuis qui aient vingt ans de ser- vice, ils passent pour cette vile monnaie au maître qu'ils ne connaissaient pas , et ne gardent de vous aucune espèce de souvenir, sinon pour en dire du mal et se venger du temps ils vous obéissaient et 'VOUS servaient. Voilà la vérité.

Mais, qu'est-ce qui l'a faite, cette vérité? Ah ! les païens n'étaient pas tenus aux vertus chrétiennes , mais les chrétiens sont tenus aux mœurs chré- tiennes. Allez-vous-en si vous voulez; quittez Jean le Précurseur, allez-vous-en et dites adieu au Christ. Allons, remettez Vénus sur ses colonnes et Jupiter sur le Capitule; portez dans les drapeaux de vos armées les signes trop peu glorieux de l'antiquité profane; et encore, vous retrouverez au moins dans ces faux dogmes des mœurs analogues; le païen vivra comme un païen. Mais, étant chrétiens , s'être laissé envahir par toutes les mœurs païennes, ne plus lire la sainte Écriture pour ses serviteurs , pour ses enfants, ni même pour soi , quelle honte ! Combien y en a-t-il parmi vous qui lisent trois ver- sets de l'Évangile par jour? Combien y en a-t-il qui savent qu'il y a une parole de Dieu sur la terre, que

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Jésus-Christ s'est fait homme, qu'il est mort pour nous, qui lisent tout, excepté cette parole, qui dévo- rent un vil et impur roman sorti de la plume exé- crable d'un homme de génie, qu'il faudrait voir au pilori pour venger les mœurs outragées par cet in- digne abus de l'esprit. Vous lisez ces livres , vous les connaissez ; on trouve ces immondes écrits sur toutes vos tables , et l'Évangile , on ne le trouve pas même dans les derniers rayons de vos bibliothèques. Je crois bien que vous ne le lisez pas pour vos ser- viteurs , puisque vous ne le lisez pas pour vous- mêmes; vous ne le lisez pas dans vos salons , com- ment le liriez-vous dans la cuisine? Et aussi, quand on leur dit que le Christ a établi l'égalité, la fra- ternité, la générosité, et qu'ils ne trouvent pas cela autour d'eux, ni dans les mœurs, ni dans les insti- tutions, ils se prennent à croire que vous n'êtes tous que des traîtres qui abandonnez la véritable doctrine, qui ne vous en servez que comme d'un moyen pour dominer la partie pauvre et souffrante de l'humanité. Voilà ce dont ils vous accusent. C'est à vous de voir à quel degré l'accusation est juste ou ne l'est pas.

Ainsi, tant que l'on s'occupera du pauvre, tant qu'on évangélisera le pauvre, tant qu'on payera pour le pauvre et qu'on s'immolera pour le pauvre, il y aura entente entre toutes les parties de la so- ciété. Le jour vous vous en séparerez, c'en sera fait du monde chrétien et du monde païen; car le monde païen ne peut pas revenir, de sorte que nous allons en avant, entre le monde chrétien qui n'est

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plus, et le monde païen qui est beaucoup moins encore.

Avez -vous voyagé dans cette vieille et catholique Espagne ? .le voyais naguère un homme d'esprit qui revenait de cette illustre contrée; il me raconta ce qu'il y avait vu comme débris des anciennes mœurs de ces héros qui , après huit siècles de patience, ont fini par chasser l'islamisme. Un jour, passant à Pampelune, il traversait une place. Il aperçut à la grande porte d'une maison, qui paraissait respec- table par son extérieur et par sa hauteur, un vieil- lard à cheveux blancs, assis, fumant un cigare et causant avec un hallebardier. Le Français était accompagné d'un Espagnol à qui ce vieillard fit signe de s'approcher. Tous deux causent un quart d'heure; le vieillard se rassied, continue à fumer son cigare et à causer avec le hallebardier. Les deux voyageurs s'en vont ; le Français demande quel est ce vieillard. « C'est le vice-roi de Pampelune, » répond l'Espagnol.

Et, à propos de cette anecdote, il me racontait aussi ce qu'il avait remarqué de la familiarité des grands d'Espagne avec leurs serviteurs. Il avait vu une voiture de noble voyageant; on fil une halte dans un village; la portière s'ouvrit, les laquais vinrent entourer le maître et lui essuyer le front. Le seigneur fit appeler un villageois qui était dans un champ; il lui demanda des nouvelles du curé du village, de tout ce qui s'y était passé, des morts, des vivants. Après une demi-heure de repos, chacun reprit son poste; on continua la route, le maître et

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les serviteurs ne faisant qu'un seul cœur et qu'une seule âme. C'est pourquoi l'Espagne, tout agitée qu'elle est, est plus tranquille que vous; car il lui reste des mœurs chrétiennes, et vous n'en avez plus.

Rappelons- nous donc les traditions de nos ancê- tres. Si je vous disais quelque chose que vos pères n'aient pas pratiqué , vous pourriez m'accuser d'être un novateur. Mais il n'est pas de livre un peu an- cien qui ne vous dise comment ils vivaient , et la Bretagne peut encore en fournir des exemples. il n'est pas de famille l'on n'ait gardé quelque sou- venir d'il y a un siècle ou deux de notre pays de France. Comme l'Espagne, elle est une de ces rares contrées l'on a conservé religieusement quelques vestiges du christianisme pratique, positif, popu- laire.

11 y a en Bretagne un lieu appelé le manoir ; non pas le château, mais le manoir. C'est que résidait ce qu'on appelait la noblesse autrefois. 11 n'y a plus de noblesse aujourd'hui ! Si du moins nous avions sauvé la noblesse générale des idées et des cœurs ! mais il est triste d'avoir détruit la noblesse prin- cière ou héréditaire, sans avoir répandu la véritable et la grande noblesse à plus fortes doses qu'elle n'est aujourd'hui répandue dans notre pays. Bref, le château s'appelait autrefois le manoir. Le noble, c'était le consultant, le jurisconsulte, le médecin, et, comme on disait jadis, si je ne me trompe, le grand aumônier de sa commune, de son village. S'il arrive aujourd'hui qu'un seigneur n'ait pas cinq, six, sept

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ou huit mille francs à mettre tous les ans au service de toutes les infortunes et de toutes les misères mo- rales et physiques de son village, il vend son manoir, se retire à la ville il vit ignoré, perdu au milieu des gens plus riches que lui, parce qu'il ne peut plus satisfaire à la dignité hospitalière de son pa- triarcat chrétien.

Voilà ce qu'était la société chrétienne avant notre temps. Voilà ce qu'il faut ressusciter, si vous voulez réconcilier le pauvre et le riche, le peuple et le noble, toutes les parties disloquées de notre société. Soyez chrétiens, et pour l'être, évangélisez les pau- vres.

Ainsi, je vous demande instamment, positivement, au nom de Dieu, du Christ et de saint Jean, je vous demande de rétablir dans vos familles, à moins d'empêchement et d'impossibilité absolue , la lecture quotidienne d'un livre pieux, et la prière en commun. Si vous faites cela, vous ferez plus , au moins pour votre part, que toutes les lois, les insti- tutions et les systèmes politiques combinés, pour arriver à rasseoir notre pays, lequel n'est malheu- reux que parce que les pauvres sont séparés des riches qui ne sont pas chrétiens , ou qui ne le sont pas complètement.

J'aurais bien des choses à vous dire sur cet Évan- gile. Il y a encore le troisième signe de Dieu : Bien- heureux qui ne sera pas scandalisé à cause de moi ! Car le Christ a toujours été un scandale. 11 a été de son vivant un scandale par sa doctrine; un scandale par sa mort; sous les empereurs, par les persécu-

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428 HOMÉLIB

lions; sous Constantin, par les querelles des chré- tiens entre eux; au moyen âge, par les divisions de l'Eglise; au xvi'' siècle, par la dislocation de l'Église en deux parties, les protestants et les catholiques; aujourd'hui, par la faiblesse des institutions et des mœurs chrétiennes. Jésus-Christ sera toujours un scandale , et pour beaucoup, les paroles que je viens de redire sont un scandale. Plusieurs parmi vous m'accuseront d'irriter les passions, de dire aux riches des vérités trop dures. On me l'a reproché; mais je me console avec saint Jean -Baptiste, le précurseur de mon Maître, qui disait à la foule des vérités austères et qui a mérité d'être appelé par le Sauveur le pre- mier d'entre les hommes. Je n'aspire pas à cet hon- neur ; j'aspire à l'honneur d'être un véritable prédi- cateur, un prédicateur sincère de la parole divine, et de trouver çà et là, parmi cette multitude qui m'é- coute, ce qui ne m'a jamais manqué, quelques hom- mes qui cherchent Dieu, et qui fmissenl par le trou- ver : Que ce soit votre récompense à tous aujour- d'hui ! Ainsi soit-il !

SDR l'Évangile du iir dimanche de l'avent ''t29

SUR L'ÉVANGILE DU lU" DIMANCHE DE L'AVENT

LE BAPTÊME DE SAINT JEAN -BAPTISTE ; LA PURIFICATION DU CORPS PAR LA FRUGALITÉ ET LA SOBRIÉTÉ

Préchée le 16 décembre 1849.

TEXTE *

Mes Frères,

Nous avons vu le précurseur saint Jean -Bap- tiste accomplir la prennière fonction de sa mission , c'est-à-dire le témoignage. 11 avait été choisi pour rendre témoignage au Sauveur du monde, et il le fît soit directement, en le désignant comme celui qui remettait les péchés du monde, soit indirectement , ainsi qu'il est raconté dans l'Évangile du dimanche précédent, en lui donnant lieu de désigner les ca- ractères de sa mission rédemptrice, et vous avez vu que le principal de ces caractères était Tévangé- lisation des pauvres : Pauperes evangelizantur. Mais ce n'était qu'une part de son ministère, et aujourd'hui une seconde part se présente à nos yeux dans l'Évangile du troisième dimanche de l'Avent.

Saint Jean avaitenvoyé au Christ pour lui faire cette question : Qui êtes -vous? Etes-vous celui qui doit venir, ou faut-il que nous en attendions un autre? Maintenant ce sont les Juifs qui, étonnés de sa vie et de sa prédication , envoient vers lui des prêtres et

* Publié par la Tribune sacrée, février IbSO; par VEncyclo- pédie, etc., loc. cit.

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des lévites pour lui adresser la même question qui avait été adressée en son nom au Fils de Dieu : Tu quis es? Vous, qui êtes- vous? Êles-vous le Christ? Et l'Évangile nous apprend que saint Jean répondit qu'il n'était pas le Christ. Mais êles-vous donc Élie, le 'prince des prophètes? Non; je ne suis pas Élie, Mais, à tout le moins, êtes-vous un pro- phète? — Je ne suis pas davantage un prophète. Et alors, surpris, ils lui disent : Mais alors qui êles-vous donc, afin que nous donnions une réponse à ceux qui nous ont envoyés? Et il leur répond : Ego vox! Je suis une voix! Ego vox clamantis in deserto, une voix qui crie dans le désert. Et que dit-elle, cette voix? Elle dit : Dirigite viam Do- mini! Préparez le chemin du Seigneur! Et alors les envoyés, surpris de plus en plus, lui adressent cette nouvelle question : Mais si vous n'êtes ni le Christ, ni Élie, ni un prophète, pourquoi baptisez- vous?

Cela peut vous paraître étrange, mes Frères; car peut-être croyez-vous qu'il est bien simple de bapti- ser, c'est-à-dire de laver. Cependant les Juifs, ayant entendu que cet homme du désert n'était ni le Christ, ni le prince des prophètes, ni un prophète, lui disent : « Mais alors pourquoi est-ce que vous baptisez? » C'est qu'ils entendaient ce que c'était que baptiser et qu'être baptisé. Le baptême n'est pas autre chose qu'une purification. Or il n'appartient qu'à Dieu de puriiier, et à cens, qui sont envoyés par lui. L'homme ne purifie pas l'homme, et l'homme ne se purifie pas soi-même. Et c'est la vérité qui est contenue

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SUR l'Évangile du m* dimanche de lavent 4:jl

dans l'étonnement des Juifs, lorsque, voyant saint Jean répondre qu'il n'est ni le Christ ni prophète , ils lui disent : « Pourquoi baptisez -vous? Pourquoi purifiez -vous? » Et saint Jean leur répond avec simplicité et modestie : Ego baptizo in aqua. Pour moi, je vous baplize dans l'eau; mais il y en a un autre que moi, qui est au milieu de vous, que vous ne connaissez pas, qui est plus fort que moi, qui était avant m,oi, qui viendra après moi, et dont je ne suis pas digne de délier la chaussure : c'est celui-là qui vous baptisera dans l'eau et le feu.

Ainsi, mes Frères, saint Jean nous indique qu'il y a deux baptêmes, un baptême premier, un bap- tême initiai, et un baptême second, un baptême final. Lui, il a donné, il donne le baplême initial; le Christ donnera le baptême final, qui accomplit et qui termine tout.

Et quel est ce premier baptême que nous donne saint Jean? Il le définit en disant : Ego baptizo in aqua. Pour moi, je baptise dans l'eau! Voilà ce qu'il faut que nous entendions. Je baptise dans l'eau, je lave dans l'eau, je purifie dans l'eau; c'est si simple que cela nous semble très extraordinaire, et par conséquent il y a -dessous une vérité cachée qu'il faut que nous pénétrions.

Qu'est-ce donc que le baptême initial , la purifica- tion préparatoire de l'homme, que saint Jean a été envoyé pour nous donner? C'est la purification de l'homme extérieur, la purification du corps? Vous me direz : « Mais qu'est-ce qu'il peut y avoir de reli- gieux dans la purification du corps? » Ce qu'il peut

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y avoir de religieux? c'est que le corps et l'âme ne font qu'un, quoique d'une substance différente, et qu'il est impossible d'arriver à la purification de l'esprit sans la purification du corps. Et comment cela? Parce que le siège de nos vices, le siège de nos passions, le siège de tout ce qu'il y a de mau- vais et de coupable en nous, est dans le corps. C'est par le corps que nous venons souillés ici-bas, et indépendamment du péché originel qui nous est transmis, nous concevons très bien que le corps est inférieur à l'âme ; nous concevons très bien que Tâme, étant étroitement unie à un corps, c'est-à-dire à une certaine poussière organisée, il peut, il doit en rejaillir sur elle des infériorités, des abaissements, des souil- lures : du moins, naturellement, cela apparaît ainsi. Car il est manifeste, en effet, que il y a dispro- portion entre deux êtres qui sont unis, celui qui est inférieur et intimement associé à l'autre, attire sans cesse vers le bas celui qui est supérieur, et , par con- séquent, lors même que nous n'aurions pas en nous la transmission physique du péché originel, il nous resterait encore à combattre l'infériorité de la partie animale dont nous ne pouvons pas nous séparer.

Il faut donc attaquer le corps. Le corps, c'est le grand ennemi; le corps est le siège de toutes les passions sensibles et sensuelles. De plus, il est le siège de l'orgueil même, puisqu'il est écrit dans saint Paul que l'orgueil est un avec le corps. Et, en effet, si nous étions de purs esprits, en face de Dieu, l'orgueil ne nous viendrait pas; il nous vient de la partie qui est infime en nous, qui

SUR l'Évangile du m" dlmanche de l'avent 433

est misérable, et qui, par cela seul qu'elle est infime et misérable, sent sa position, sent le peu qu'elle est, et fait effort, par l'alliance même elle est avec l'àme, pour monter plus haut qu'elle ne doit : en sorte que ce mouvement d'ascension qui nous porte plus haut que nous ne devons, vient précisément de ce qui, à chaque moment, nous incline à terre, au-dessous de nous-mêmes, au-dessous de notre âme.

Le corps est donc le grand ennemi; et, par con- séquent, la mission de saint Jean, sa mission pré- paratrice, son baptême, sa purification, c'est le baptême et la purification du corps.

11 s'agit de diminuer le corps; mais en même temps prenez garde. La vie de l'âme dépendant de la vie du corps à cause de l'union des deux sub- stances, si vous enlevez trop de la vie du corps, vous diminuez celle de l'àme, vous affaiblissez vos fa- cultés, vous vous ôtez le moyen d'accomplir dans sa plénitude la fin terrestre qui vous a été confiée. Ainsi il faut diminuer le corps en accroissant sa force vitale.

Le baptême de saint Jean renferme ce double problème : diminuer le corps en lui donnant une plus grande et plus forte vie. C'est le problème, c'est le baptême de l'eau, c'est la purification initiale, celle que saint Jean est venu accomplir parmi nous, qui a précédé le baptême de l'esprit et du feu que devait nous donner le Sauveur du monde.

Cela posé, comment produire cette merveille de 1 28

434 HOMÉLIE

diminuer le corps en augmentant sa force vitale? Je le répèle, c'est le baptême de l'eau qui produit cette merveille.

Vous me direz : qu'est-ce que le baptême de l'eau? Il nous est expliqué par la vie même de saint Jean-Baptiste, Qu'est- ce que c'était que saint Jean? Comment a-t-il vécu? Comment s'est-il imposé à lui-même le baptême qu'il devait donner aux au- tres?

Saint Jean, nous dit l'Écriture, se retira tout jeune dans le désert. Il était vêtu d'un habit fait de poils de chameau; il portait autour des reins une ceinture de peau; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Voilà la vie qu'a menée saint Jean le précurseur, et c'est ce que j'appelle le baptême de Teau. Cette vie que menait saint Jean a deux noms célèbres dans le monde profane et dans le monde chrétien. Le baptême de l'esu est pratiqué de ceux-là même qui ne le connaissent pas. Il sauve à tout moment le genre humain, et le prépare au Christ. Le baptême de saint Jean est immortel comme la pensée du Christ. Parmi les gens qui n'ont entendu parler ni du précur- seur ni du Christ, il y en a une foule qui sont baptisés du baptême précurseur de saint Jean, et c'est ce baptême qui sauve le monde ou le prépare à son salut, non à son salut de l'autre côté de la vie, mais à son salut présent. Car sans ce baptême l'homme ne vivrait pas ; sans ce baptême les siècles ne passeraient plus sur la terre que comme le bruit d'une horloge passe sur un tombeau déjà vidt-, parce

SUR l'Évangile du dimanche de l'avent 435

que la poussière en a disparu sous les coups per- sévérants du néant.

Quels sont donc ces deux noms de la vie de saint Jean dans le désert? Le baptême de l'eau, dans le monde profane, s'appelle la frugalité et la sobriété; dans le monde chrétien, il s'appelle l'ab- stinence et le jeûne. Ce qui a reçu des deux côtés du corps et de l'âme et de leur union, ce qui a reçu la force de diminuer le corps en augmentant sa vitalité, ce sont ces mémorables vertus dont l'antiquité païenne est toute pleine, que les grands hommes de Plutarque ont pratiquées sans savoir ce qu'ils faisaient ou ne les connaissant qu'au point de vue de la nature : la frugalité et la sobriété; la frugalité, c'est-à-dire vivre de pain, de légumes et de fruits, fruges; la sobriété, c'est-à-dire manger peu et rarement, ne donner à l'ordre physique que ce qui est strictement nécessaire pour qu'il ne s'amoindrisse pas, ne pé- risse pas, ne manque pas à ses fonctions. Ces deux vertus diminuent le corps, c'est évident. Il est clair que vivre de pain, de légumes et de fruits, manger peu et rarement, il est clair que cela diminue le corps. Comme la partie inférieure est en nous le siège des passions les plus brutales, et que le pain, les légumes et les fruits ne produisent qu'une sub- stance, un sang, un lait qui est plus adouci, qui n'a pas passé par cet état sauvage et abject de la brute pure, il est reconnu de tous, de toutes les bouches de la science médicale et morale, qu'en même temps que le corps est diminué dans le mau- vais sens, il est augmenté dans sa force vitale : si

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bien que nous n'avons pas encore aujourd'hui de remède plus efficace que la frugalité et la sobriété. Toutes les grandes nations ont commencé par là. Quand les Romains étaient puissants, lorsque, dans le Latium, ils préparaient cette destinée prépondé- rante qui devait imposer à tout l'univers le respect et le ployement de genou devant le nom romain, c'étaient des gens qui conduisaient la charrue du matin jusqu'au soir, et qui ne se reposaient de ce labeur pénible sous un soleil destructeur qu'en mangeant, dans la joie et dans la simplicité naïve de leur cœur antique, le pain, les légumes, les fruits qu'ils avaient semés et récoltés de leurs ma- gnanimes mains. C'est ce qui a fait les Romains; voilà comment ces hommes se nourrissaient : par eux la victoire entrait dans Rome, et par l'épée elle retentissait jusqu'aux extrémités du genre humain. Elle poilait à ces monarques de l'Asie endormis dans les joies impures des festins, des banquets et des ignominies de la bouche, elle leur portait les ordres du sénat en leur disant : « Le sénat romain vous ordonne ou vous demande telle chose. » Elle leur disait : « A vous, hommes de la table, à vous, hommes des vins grecs et précieux, les gens qui boivent peu et mangent peu vous intiment leurs sacrées et toutes-puissantes volontés. » C'étaient les Romains !

Et, par contre, à mesure que cette grande nation a imité celles qu'elle avait vaincus, à mesure que les Romains ont mangé comme leurs ennemis, leur majesté a baissé; et il est venu des bords du Danube

SUR l'Évangile du dimanche de l'avent 437

et des régions plus lointaines des fils de la terre, sobres comme ils avaient été et qui, par cela seul qu'ils portaient en eux ce mérite éminent, le premier de tous, la frugalité et la sobriété, ont pris l'empire romain sur leurs pavois et l'ont fait sauter comme on fait sauter des dés pour se jouer. Rome, devenue étrangère à la frugalité et à la sobriété , a été jetée à terre par l'homme frugal et sobre. Et nos géné- rations, qui ne savent plus ce que c'est que la fru- galité et la sobriété, au milieu de leurs jeux d'esprit, elles regardent à l'horizon si le barbare frugal et sobre n'a pas planté déjà sa tente et son pavillon, et si l'on ne voit pas briller à l'Orient le drapeau glorieux de la victoire porté par tout homme qui respecte assez son corps et son âme pour manger peu et rarement.

Voilà le baptême de saint Jean, le baptême de la frugalité et de la sobriété, sans lequel toutes les races humaines n'existeraient pas. Qu'êtes-vous, vous-mêmes? Ce que vous êtes? Vous êtes des enfants de la campagne; à une génération , deux gé- nérations, trois générations, peu importe le nombre, vous venez tous des champs. Ce sont des labou- reurs, des hommes qui se levaient à trois heures du matin pour ensemencer et récolter la terre , qui vous ont donné le peu de sang généreux qui palpite encore dans vos veines. Vous l'avez porté dans les villes, dans les fabriques, et à mesure que vous avez vécu dans ces lieux corrupteurs il n'y a pas de lumière, de soleil, de frugalité, de sobriété, vos traits se sont amoindris, votre œil est devenu terne.

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VOS mains ont blanchi, et vous avez insulté votre propre corps jusqu'à vous regarder dans un miroir et vous écrier : a Je suis blanc, » c'est-à-dire : « J'at- teins déjà assez près de la tombe pour que le sang ne s'aperçoive plus à la surface colorée de ma peau. »

Ainsi vous vivez et vous vous renouvelez par l'homme de la campagne, c'est-à-dire par l'homme sobre et frugal. Et ne vous est-il jamais arrivé, quand vous avez été absents de cette capitale pen- dant six mois, pendant un an, que vous avez respiré dans vos château.^, dans vos maisons ou dans celles de vos amis, un air plus pur et plus digne de vous , ne vous est-il jamais arrivé, quand vous avez franchi les barrières de cette capitale pour y rentrer, et que vous avez rencontré plusieurs personnes, d'être saisis d'épouvante et de dire .• « Ce ne sont pas des vivants, ce sont des morts; c'est une ville habitée par des cadavres. Il n'y a plus de vie dedans; s'ils vivent jusqu'à trente ou trente-cinq ans, ils doivent s'estimer heureux, si c'est vivre que de traîner un corps languissant sur le pavé d'une grande ville, et d'atteindre lâchement, péniblement, la moitié du cycle fixé à la vie commune de l'hu- manité. »

Que se passe-t-il donc ici? 11 se passe sans doute des privations anormales; mais il s'y passe, même dans les classes vulgaires, même dans les classes qui auraient conserver le souvenir de la vie de leurs pères et de leurs champs, il se passe des orgies, l'abus de la bouche, l'abus des sens, qu'il est si facile de solliciter et d'assouvir, mais par des

SUR l'Évangile du m" dimanche de l'avent 439

choses qui n'ont aucune délicatesse, qui, par leur grossièreté même, remplacent dans ces êtres moins favorisés de la fortune ce que produisent dans d'autres la recherche et l'abondance des mets. Nous vivons ici, pauvres et riches, en dehors du baptême de saint Jean, et si nous n'avions que le sang de cette capitale pour la repeupler, si, comme l'a dit un philosophe du dernier siècle, la campagne n'accou- rait pas sans cesse à noli'c secours avec ses muscles grossiers et généreux, les bords de la Seine, dans deux cents ans, ne représenteraient plus qu'un cimetière dont on viendrait visiter les monuments, comme on visite les pyramides d'Egypte, qui sur- montent de vastes nécropoles.

C'est le baptême de saint Jean qui fait vivre, humai- nement parlant, les hommes, les peuples, les généra- tions. Aussi, quand aujourd'hui on nous prêche par- tout le bien-être et les jouissances, on attaque non pas le Christ, on va bien plus haut que le Christ, on remonte jusqu'au Précurseur. C'est le baptême de saint Jean qu'on attaque : car, si la purilication du corps est détruite ici -bas, ne vous attendez pas que la purification de l'àme puisse subsister. Si les corps ne diminuent pas, tout en accroissant leur force vitale, le christianisme est impossible; le Christ n'est pas sans saint Jean, le baptême de l'esprit n'est pas sans le baptême de l'eau, de la frugalité et de la sobriété. C'est pourquoi Dieu y a pourvu. Quand il nous chassa du paradis terrestre, il nous condamna forcément, et quoi que nous fissions, au baptême de saint Jean , lorsqu'il nous dit : Vous vous 7iounnrez

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de pain. Il ne dit pas de chair, il dit de pain, et encore à la sueur de votre front, c'est-à-dire rare- rement, difficilument, péniblement. Et en dépit de tous les systèmes, de toutes les utopies du monde, de tout ce qu'on fera pour sortir de ce baptême du pain et de l'eau, on n'en viendra jamais à bout. La masse de l'humanité est condamnée au pain et à l'eau pour vivre, non pas célestement, mais ter- restrement, et c'est sa gloire. Car est notre vie? Elle est dans l'àme. Notre vie! elle ne dépend pas de la terre seulement, ell':" est dans la pensée, elle est dans les affections, elle est dans les sentiments qui, du matin au soir, nous animent. Nous ne nous asseyons à notre table que deux fois par jour, mais nous pensons toujours, nous aimons, nous haïssons, nous nous mouvons sans cesse. La vie est donc dans l'âme. Elle est d'autant plus élevée dans l'âme que le principe qui la meut est plus élevé lui-même. Eh bien! que faut-il à notre corps? Juste ce qu'il lui faut pour vivre, pour que l'àme ne défaille pas; juste assez de sang, assez de lait, assez d'activité pour que l'âme puisse accomplir ses fonctions. Tout le reste est vain, est superflu. Que dis-je, vain et superflu? Je viens de vous le démontrer par l'his- toire des hommes et des peuples, tout le reste est dangereux, vous appauvrit, vous précipite au tom- beau. Manger plus que le nécessaire, ce n'est pas seulement manquer de justice envers les autres, c'est en manquer envers votre propre vie. Jamais homme vivant dans les délices de la table n'a pu atteindre cet âge et ces cheveux blancs vénérables du

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paysan qui, courbé sur son hoyau pendant quatre- vingts ans, vient cependant encore, entouré de ses fils et de ses petits -fils, se mettre à table d'un pied gai, d'un œil content, béni de sa famille, boire cette eau qui ne lui a jamais manqué, et admirer cette jeu- nesse qui couronne sa postérité, toute forte elle- même de la puissance, de la sobriété et de la fru- galité.

Vous ne devez donc à la vie extérieure et animale que juste ce qui est nécessaire pour que l'àme ac- complisse ses diverses fonctions. Prendre plus que ce qui est nécessaire pour le corps, c'est non seule- ment agir contre la justice envers les autres, c'est agir encore contre sa propre puissance de durée et de pérennité.

Maintenant les deux noms que la frugalité et la sobriété portent dans le monde chrétien, sont l'ab- stinence et le jeûne ; il n'y a que les mots de changés. Frugalité vient de fruges, et abstinence veut dire absence, privation de chair. L'abstinence et la fru- galité sont donc une seule et même chose. Quant au jeûne, qui ne consiste qu'à manger tard et peu, est- il autre chose que ce nom de sobriété qui se trouve dans les livres moraux des anciens, même les plus ignorants du christianisme?

Eh bien ! celte loi de l'abstinence et du jeûne, qui a ses racines dans l'humanité, qui est sa vie, son salut, son bonheur terrestre, l'estimez-vous? Gardez- vous l'abstinence? observez-vous le jeûne? Parmi les chrétiens eux-mêmes, combien n'y en a-t-il pas qui disent : « L'abstinence, le jeûne, que voulez-vous,

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c'est comme cela. L'Église les a prescrits il y a dix- huit cents ans, je ne sais trop pourquoi; mais enfin, puisque ça est, tâchons de nous en tirer le moins mal que nous pourrons? » Voilà comment la loi de l'abstinence et du jeune est considérée. Et nous, les illuminés du Christ, la partie choisie, nous qui croyons avoir la foi, nous faisons abstinence sans amour, sans piété , sans conviction , uniquement parce que notre confesseur nous a dit qu'en y man- quant nous commettrions un péché mortel, et encore nous assiégeons sa conscience pour lui représenter qu'il n'est pas possible que nous jeûnions. Nous cherchons dans l'état de notre corps des excuses pour pouvoir assouvir à nos heures déterminées ce penchant de la chair, qui est vil et ignominieux toutes les fois qu'on lui donne autre chose que le strict nécessaire : car lui donner le nécessaire, c'est travailler pour l'àme, cela est noble et grand; lui accorder davantage, cela est petit et misérable. Le pain et l'eau, encore une fois, c'est la vie et l'hon- neur du monde. C'est pourquoi les saints vivaient le plus possible de pain et d'eau comme les pauvres. Us honoraient le pain et l'eau, parce qu'ils savaient que le pain et l'eau étaient leur honneur. Ne croyez pas, en effet, que ce soit peu de chose que ces deux substances qui, seules, peuvent nourrir l'homme. Tout homme peut vivre avec du pain et de l'eau, de l'eau qui est à tous, et du pain qui est assez faci- lement à tous pour peu qu'on veuille le gagner.

Ce n'est pas assez, il faut pratiquer plus en grand la frugalité et la sobriété; car, comme nous le disent

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très bien les incroyants en se moquant de nous, et ils ont raison : « Vous autres, chrétiens, vous faites des repas magnifiques dans le courant de la semaine, et il y a deux jours vous dites que vous faites abstinence. Vous dites que vous jeûnez dans le carême, lorsqu'au fond vous vivez comme nous, peut-être mieux que nous , et assurément avec plus de recherche que le pauvre. » Ce reproche est juste. Quand on ne peut pas répondre à un ennemi de notre foi ou à un incroyant qu'on observe la fruga- lité et la sobriété, en dehors môme de l'abstinence et du jeûne religieux, on ne peut pas lui donner une vraie solution de la difficulté, car on n'est pas tenu seulement à l'abstinence et au jeûne à certains jours, on est tenu généralement à la frugalité et à la sobriété.

Permettez -moi de vous dire quelque chose.

Ma mère était fille d'un avocat au Parlement de Bourgogne. Ole a connu, par conséquent, la vie de la bourgeoisie avant 1789, et cette vie était celle de son père, de mon grand-père. Voulez-vous savoir quelle était sous le rapport dont nous parlons, la vie d'un avocat au Parlement de Bourgogne? Je vais vous le dire.

Un avocat au Parlement de Bourgogne se levait à quatre heures du matin. A sept heures, il allait au Palais après avoir pris une croûte de pain ; il en revenait vers les onze heures ou midi. A une heure, il se mettait à table avec sa famille; on prenait la soupe et le bœuf: rien de plus, rien de moins. Il retournait au Palais à trois heures, c'est ce qu'on

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appelait l'audience de relevée ; il y restait jusque vers cinq heures, un peu plus, un peu moins. A cinq heures on était libre; on voyait ses amis, on jouait une partie avec eux. A neuf heures, on sou- pait avec un morceau de rôti , une salade et un peu de dessert, et on se couchait à dix heures.

Telle était la vie bourgeoise , non pas du temps de saint Louis ou de Louis XIV, mais du temps de vos grands-pères. Et c'est de la sorte que l'honneur des familles, la dot des filles, la santé, le lustre du visage et la vraie beauté de l'homme se perpétuaient dans la race.

Eh bien ! mes Frères , parmi les vôtres , parmi vos parents, parmi vos amis et chez vous-mêmes, connaissez -vous l'analogue de cette vie qui était la vie des bourgeois de bonne maison ? Combien nous sommes déchus par le retour au paganisme ! Les conseillers au Parlement se levaient à quatre heures du matin et ils étaient obligés d'être à sept heures au Palais , puisque ceux qui devaient plaider devant eux y avaient rendez -vous.

Donc, examinons- nous à cet égard, la chose est sérieuse; encore une fois, vous ne sauverez pas le monde sans les mœurs chrétiennes. Si vous ne revenez pas à la frugalité, à la sobriété, au travail, à la modestie de nos anciens, n'espérez pas vous tirer d'affaire.

Il y a quelques mois, un notaire d'une de nos villes, riche, honnête, honoré, me disait, les bras croi- sés sur sa poitrine, après que nous avions devisé des choses publiques : « Père Lacordaire, nous ne nous

SUR l'Évangile du iii« dimancue de l'avent 443

en tirerons pas sans la vieille économie. » Eh bien 1 la frugalité et la sobriété, c'est la vraie économie médicale, la vraie économie domestique, la vraie économie politique. On vous a dit dans les livres d'économie politique qui s'impriment depuis quatre- vingts ans : « Consommez le plus possible, la con- sommation fait vivre le commerce et l'industrie, et le commerce et l'industrie font vivre le monde. » C'est juste le contre-pied du vrai, c'est une maxime infernale. La vraie maxime, la maxime de la santé, la maxime du foyer domestique, la maxime des grands peuples, la voici : « Consommez le moins qu'il vous est possible; le commerce vendra ce qu'il pourra; le commerce est pour vous, et non pas vous pour lui. Le commerce et l'industrie sont faits pour vous nourrir et vous vêtir, et vous, vous n'êtes pas créés pour alimenter le commerce et l'indus- trie. » Au fond, on vivait autrefois en consommant le moins possible, et aujourd'hui, en suivant cette maxime de consommer le plus possible, qui vous dit que nous vivions? Si vous le croyez, vous êtes faciles à vous consoler et à vous satisfaire de la défi- nition de la vie.

Je vois bien l'objection que vous me ferez contre le baptême de saint Jean, contre le baptême du pain et de l'eau, ce divin baptême qui n'est pas aussi grand que le baptême de l'esprit et du feu, mais qui est cependant si grand et si vrai. « A quoi bon? me direz -vous. Quand moi, pauvre mdividu perdu dans la foule, je ferai ce que vous dites, quel profit en résultera-t-il pour le genre humain? »

446 HOMÉLIE

Gela n'est pas exact: les bonnes mœurs, comme les mauvaises, gagnent de proche en proche. Mais quand cela serait, vous profiteriez en vous, vous profiteriez en votre santé, en votre joie, en votre justice extérieure, et en voyant passer le monde condamné à toutes les vicissitudes qui s'y pressent de plus en plus, vous diriez, ainsi que Daniel en voyant passer l'assemblée qui avait condamné à mort la chaste Susanne comme convaincue d'adul- tère : « Je suis pur de ce sang qui est versé. Juges d'Israël, femmes d'Israël, filles d'Israël, magistrats, soldats, vous conduisez en chœur et en pompe l'innocence à la mort; moi, je suis pur de ce sang que vous allez verser. »

Eh bien! aujourd'hui, si nous ne pouvons pas sauver le monde, sauvons du moins notre âme. Notre âme, c'est un monde; notre âme, c'est une éternité; notre âme, c'est une joie pure, sainte, qui ne finira jamais si nous savons apprécier ce qu'elle est et vivre pour elle comme nous devons vivre. Faisons donc ce que nous pouvons pour sauver les autres hommes, pour les instruire par nos vertus, et léguons à nos amis les plus chers les exemples d'une vie sobre, frugale, honnête, géné- reuse. Et quand même ils n'en profiteraient pas, nous pourrions répéter celte sublime protestation de Daniel, devant celui qui réserve des récom- penses éternelles aux hommes de bonne volonté : « Le monde périt, mais moi, je suis pur de son sang. »

Cela vaut la peine de penser au baptême du pain

SUR l'Évangile du iv dimanche de l'avent 447

et de l'eau, au baptême de saint Jean, sans lequel vous ne purifierez ni votre corps ni votre âme, sans lequel, par conséquent, le règne de l'esprit n'est possible ni dans vous ni hors de vous.

SUR L'EVANGILE DU IV° DIMAiNCHE DE L'AVENT

NUL NE PEUT DIRE : JE SUIS BON; JE SUIS HEUREUX

Préchée le 23 décembre 1849.

TEXTE *

Mes Frères,

L'Evangile de ce jour s'ouvre avec une incompa- rable solennité qui n'a pas de semblable ni d'égale dans aucun autre évangile: L'an XV de l'empire de Tibère-César, Ponce- Pilate étant procurateur de la Judée, Hérode, tétrarque de la Galilée, Philippe, son frère, de V Iturée et de la Trachonite , Lisanias , tétrarque de la contrée de l'Abilène, so;cs les princes des prêtres Anne et Caïphe, la parole de Dieu tomba 6ur Jean , fils de Zacharie, dans le désert.

Quelle est donc, mes très chers Frères, cette pa- role qui est annoncée avec une date si circonstanciée et si solennelle? Qu'est-ce que le Seigneur, après quatre mille ans, non pas de silence, mais de paroles diverses transmises par ses prophètes en des temps

1 Publié par la Tribune sacrée, mars 1850; par VEncyclo- pédie, etc., loc. cit.

448 HOMÉLIE

divers, voulait dire à l'humanité, l'an XV de Tibère- César, sous la procuration de Ponce- Pilate, sous Hérode, Philippe, Lisanias, Anne, Gaïphe, té- Irarques ou princes des prêtres? Qu'est-ce que Dieu avait à dire au monde pour donner à sa parole une date qu'il n'a donnée nulle part ailleurs avec autant d'importance et de gravité?

Mes Frères, il y a un mot que l'homme a le droit

et le devoir de prononcer, et qui est cependant le

mot le plus criminel qui puisse sortir de sa bouche.

Il y a un second mot que l'homme a le droit et le

devoir de prononcer, et qui est cependant le mot

le plus insensé qui puisse sortir de sa bouche. Le

premier de ces deux mots est celui-ci : Je suis bon !

Le second est celui-ci : Je suis heureux! L'homme

a le droit et le devoir de dire : Je suis bon, car il a

été créé pour la perfection; la perfection c'est son

droit, la perfection c'est son devoir. Et cependant

j'affirme que de tous les mots qu'il puisse prononcer,

le plus criminel est celui-ci : Je suis bon ! En outre,

l'homme a le droit de dire : Je suis heureux ! car il

a été créé pour la béatitude, et non seulement la

béatitude est son droit , mais elle est encore son

devoir, puisque c'est le terme qui lui a été indispen-

sablcment tracé pour sa perfection. Et cependant,

de tous les mots que puisse dire l'homme, s'il y en

a un qui témoigne de sa démence, c'est celui-ci : Je

suis heureux ! Dire : Je suis bon ! Je suis heureux !

c'est donc le comble du crime et le comble de la

folie.

En effet, mes Frères, quel est celui d'entre nous

SUR l'Évangile du iv« dimanche de l'avent 4'49

qui, créé pour la perfection, puisse se rendre le témoignage qu'il est vraiment bon, vraiment par- fait. Le Christ disait à un jeune homme qui l'ap- pelait Magisltr bone, Maître bon : « Mais pourquoi m' appelez-vous bon? Il n'y a que Dieu qui soil bon. Vous me reconnaissez donc comme Dieu, puisque vous dites : Maître bon, qu'est-ce que je dois faire?»

Nous portons au dedans de nous un premier idéal, qui est l'idéal de la conscience. Nous avons beau obscurcir notre entendement , nous avons en nous une beauté morale que rien ne peut troubler, qu'aucun crime ne peut corrompre, dont la voix silencieuse et muette pour tous, excepté pour nous, nous dit ce qui est saint, ce qui est juste, ce qui est vrai, ce qui doit être pratiqué par nous si nous vou- lons être dignes de nous. Nous sentons un Dieu présent, un Dieu vivant, un Dieu habitant en nous, un Dieu concitoyen, un Dieu confrère, un Dieu qui semble n'être pas nous, puisqu'il est Dieu, et qui cependant est nous-mêmes; c'est l'idéal palpitant et incorruptible de la conscience.

Et ce premier idéal, nous ne le réalisons jamais. Nous avons beau faire, nous avons beau étudier, nous restons perpétuellement au-dessous de celte image sensible et toute-puissante qui nous adresse à tout moment des encouragements et des reproches; et, gravissant toujours pour atteindre ce que nous voyons , ces degrés que nous montons en nous rapprochant de plus en plus nous laissent tou- jours loin de cette obscure et ineffable divinité qui , présente en nous , est la lumière qui enveloppe I 29

450 HOMÉLIE

de tous côtés notre âme, notre esprit, notre cœur, tout notre être.

Si ce n'était que cela, encore pourrions-nous dire à un certain degré : Je suis bon I puisque nous tendrions à atteindre l'idéal de notre conscience. Mais non : loin de monter, loin d'y arriver, tous tant que nous sommes, nous descendons, nous fuyons d'une fuite éternelle, pour parler le langage de Pascal, et l'œil fixé vers le type, vers le beau moral qui nous est présent, le voyant, l'interrogeant, le blasphémant, lui jetant des pièges et des systèmes tant que nous en pouvons créer, il ne se voile pas, il demeure; il ne s'élève pas, il reste immobile , et nous descendons toujours en le voyant toujours; il est inexorable! Au-des- sous de nous, il y a un autre abîme, abject, téné- breux, infâme, maudit. Il nous appelle, il nous attend, il nous sollicite, il nous cherche, il nous attire à lui, sans nous empêcher de voir cet idéal sublime et inoubliable qui est nous-mêmes et notre propre conscience. Nous voilà dans la misère mo- rale, nous voilà dans l'abjection des sens, nous voilà dans tous les crimes, non pas dans tous à la fois et toujours, mais dans quelques-uns des crimes qui prennent possession de nous, dont les deux plus vulgaires, quoique tous les deux on ne peut plus contradictoires, sont le crime des sens et le crime de l'orgueil!

Et cependant nous avons un si étrange besoin de correspondre à la divinité de notre nature, que tout en étant mauvais, tout en faisant des actes indignes, tout en étant barbares contre nous-mêmes, tout en

SUR l'Évangile du iv<^ dimanche de l'avent 451

manquant, si ce n'est à cette probité vulgaire qui suffit aux hommes pour se donner réciproquement leur estime, nous manquons à cette probité plus haute, plus sainte, sans laquelle nous ne pouvons pas nous estimer complètement nous-mêmes. Malgré cela, nous avons tant besoin de cette estime, nous nous estimons si naturellement, que nous voulons à toute force nous rendre le témoignage que nous sommes bons. Et de tous ces systèmes que vous enfantez, tous ces délires de votre orgueil aux prises avec votre corruption, qui fait que vous voulez justi- fier à vous-mêmes l'infamie, je ne dirai pas de vous- mêmes, je ne veux pas me séparer de vous, que nous voulons justifier notre propre infamie. Ne pouvant sanctifier nos actes par des réalités con- formes à l'idéal de la conscience , nous voulons du moins transformer, s'il est possible, au moyen d'une doctrine, la conscience elle-même, et après être entrés dans toutes les iniquités que l'enfer vomit à toute heure de son sein, appuyés sur une odieuse doctrine, nous nous frottons les mains et nous nous disons, comme la femme adultère de l'Écriture : « Après tout, quel mal ai -je fait? j'ai suivi ma nature. »

Eh bien ! je dis que c'est le comble du crime; car s'il y avait quelque chose qui put ennoblir ou af- franchir le crime, ce serait au moins de le recon- naître et d'être franc avec soi-même. Or nous sommes hypocrites avec nous-mêmes; ce n'e.-t pas à l'égard des autres seulement que nous cht-rchons à tromper, c'est à notre propre égard. Nous ren-

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dons un hommage à la vertu , en cherchant à cor- rompre en nous ce témoin incorruptible de la vertu. Nous mentons à nous-mêmes, suivant Te langage de l'Écriture qui a dit : L'iniquité s'est menti à elle- même. En nous disant : « Je suis bon ! » nous nous exaltons, nous exaltons l'orgueil jusque dans le vice; et ainsi nous nous ôtons toute espèce de res- source pour attirer sur nous d'en haut, de celui qui nous regarde et qui voit tous nos secrets, au moins la compassion qui lui ferait dire : Voilà des gens bien malheureux! Nous pourrions peut-être l'atten- drir même par nos vices, nous l'irritons par l'orgueil dont nous voulons couvrir ces vices.

Il est donc vrai, le mot le plus criminel est celui-ci : Je suis bon ! Quoique nous ayons le droit et le devoir de dire : Je suis bon ! ce mot est le plus grand de tous nos crimes.

En second lieu , ce second mot : Je suis heureux ! est le plus insensé de tous les mots. Car, de même que nous avons en nous un idéal de la conscience, nous portons un autre idéal, qui est l'idéal du désir. L'homme a été doué de cette singulière faculté que nous appelons le désir; il connaît, il voit; mais, de plus, il soupire, il désire. Cette faculté est telle- ment puissante, que nous avons beau désirer, nous désirons encore.

Y a-t-il parmi vous, mes Frères, une seule créature qui puisse dire : J'ai arrêté mon désir! Y a-t-il parmi vous un être doué de beauté, de talent, de fortune, de capacité, de gloire, d'immortalité, déjà couronné par cette gloire présente, augure de

SUR l'Évangile du iv dimanche de l'avent 453

celle qui nous ensevelira et qui nous gardera tou- jours dans notre tombeau, y a-t-il un homme qui ait tout cela, et dont le désir se soit arrêté, dont l'àme ressemble à cette mer, autrefois impétueuse, qu'on appelle la mer de glace, qui, un jour enfin, lasse de couler, s'est prise tout à coup, et, depuis deux mille ans, est là, immobile sous les yeux du spec- tateur? La mer de nos désirs, ces flots poussés derrière ces flots, y a-t-il un jour, y a-t-il un quart d'heure ils se soient pris , et nous ayons dit : Je ne désire plus rien maintenant; je suis complet? Non, mes Frères, ce jour-là, ce quart d'heure-là, cette minute -là n'a jamais existé pour le plus par- fait, le plus saint, le plus héroïque d'entre nous. Après un désir, il vient un désir; après un autre désir, il vient un autre désir. Je ne sais comment cela a lieu; peu m'importe, je n'en recherche pas la loi, la raison; je constate le fait. Par conséquent, vous n'êtes pas heureux; car, pour que vous puis- siez être heureux, il faudrait que vous n'ayez plus de désirs. S'il y avait une créature qui pût dire : « Je ne désire plus rien! » elle serait heureuse; mais, du moment qu'elle désire quelque chose, c'est que quelque chose lui manque, et, quelque chose lui manquant, son idéal de désir n'est pas satisfait: donc elle n'est pas heureuse.

Vous avez de la fortune et vous n'avez pas d'es- prit. Vous avez des enfants qui, lorsqu'ils étaient au berceau, charmaient votre œil et votre espérance; ils vous ont trahis dans les délices et les erreurs de ce monde, et leur mère ne compte plus dans leur

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cœur que comme une goutte d'eau perdue dans un océan. Vous avez de la gloire; mais elle est insultée et maudite par une partie du genre humain. Vous avez de la puissance; mais on conspire contre elle pour la jeter à bas, et, après vous avoir dressé des statues, on aspire à en effacer déjà les inscriptions dans le présent et dans l'histoire. Par conséquent, vous désirez toujours, parce qu'il y a toujours quelque chose qui vous manque. Et pourtant, vous mettez votre orgueil à vous dire que vous êtes heureux; vous feignez d'être heureux, vous cachez vos larmes.

Mais dites-moi donc une fois, mes Frères, pour- quoi vous cachez vos larmes ? Pourquoi ne pleurez- vous pas devant tout le monde? Pourquoi ne dites- vous pas à tout le monde : « Oui, j'ai un beau costume, j'ai une belle maison, j'ai de beaux enfants, et cependant je pleure le soir en me couchant et le matin en me levant : il n'y a que la nuit du sommeil qui soit capable, en mettant l'oubli en moi-même, de me persuader, dans cet oubli total, que je suis heureux; il faut que je dorme pour me sentir à l'aise ? » Pourquoi est-ce que vous ne dites pas tout cela? C'est que, sachant que vous êtes destinés à être heureux, vous avez l'orgueil du bonheur, comme vous avez l'orgueil de la conscience. N'ac- complissant pas l'idéal de la conscience véritable, vous dites : « Je suis bon ! » et vous en appelez à vous-mêmes et aux autres. Et de même, ne pouvant pas arriver à l'idéal du bonheur et à sa vraie pos- session, vous fardez votre existence, afin que chacun

SUR l'évaxgile du iv« dimanche de l'avent 455

dise en vous voyant : « Voilà un homme lieureux! » Ainsi, c'est un mot insensé. Et pendant quatre mille ans, les hommes, au milieu de leurs crimes et de leurs infortunes, n'avaient pas cessé de dire : « Nous sommes bons, nous sommes heureux! » Il y avait une multitude abjecte, étouffée sous les pas de quelques-uns , elle ne comptait pas; mais le reste, qui surnageait à la surface, qui commandait, qui écrivait, qui régnait, en un mot, ce reste, le petit nombre, se disait bon et se disait heureux. Cette minorité avait ses poètes , ses historiens , ses servi- teurs, ses trépieds, ses pontifes; elle avait son immortalité avant d'être morte, comme je le disais tout à l'heure; elle avait tout cela. Elle montait sur un trône; il y avait par tout l'empire romain un homme qu'on appelait Auguste, César, Tibère, Nerva, Trajan, comme vous voudrez, qui était pour représenter devant elle cet idéal de la con- science et de la félicité humaines. Et du Danube au Rhin, des contrées sauvages qui avaient à peine entendu le nom de l'empire romain, jusqu'aux ré- gions les plus obscures de l'Atlantique, il s'élevait un concert d'hommages qui arrivait, se grossissait, apportant cette acclamation de tous les peuples à leur prince , chaque jour, à son auguste lever : « 0 César ! ô Dioclétien I ô Héliogabale ! ô Hercule ! ô Maximin ! vous êtes bon ! vous êtes heureux ! vous êtes immortel! vous êtes l'éternité vivante et en personne ! » Et la tourbe immonde des esclaves écrasée sous les planchers de ce vil théâtre, qui n'était qu'imposture des deux côtés, du côté du

456 HOMÉLIE

bien et du côté de la félicite, la tourbe abjecte de la servitude battait des mains et disait : « Vive César! Nous, qui allons mourir, nous le proclamons le vivant, le bienheureux, le parfait! »

Cependant, à cette heure-là même de l'iniquité et de la bassesse de quatre mille ans accumulés, il y eut des hommes qui eurent l'idée que peut-être l'homme était mauvais et qu'il n'était pas heureux, et qu'il y avait en se séparant de la foule, en se séparant de l'humanité, un moyen d'arriver à la vertu et d'arriver à la félicité : ce furent les stoïciens. Les stoïciens se déJoattirent contre les abjections et les infortunes de leur temps. Us disaient à Ju- piter : « Jupiter, tu nous donneras, si tu le veux, la vie, la beauté, la fortune; mais nous, nous nous donnerons à la vertu! » Ils lui disaient en- core : « 0 tout-puissant! tu peux nous envoyer les maladies, les tortures, tous les supplices que la nature et les tyrans ont créés; eh bien ! nous serons plus forts que la souffrance, et entre les bras des bourreaux ou delà nature qui nous torturera comme un bourreau , nous dirons à la douleur : Tu n'es rien! » C'était le stoïcisme, la plus grande doc- trine qu'ait inventée l'humanité contre ses maux et ses tourments. Ses disciples disaient : « Nous sommes mauvais, nous serons bons par nos propres efforts; nous souffrons, mais nous ferons bien voir à la souffrance qu'elle ne peut rien contre l'àmc d'un stoïcien. »

Voilà, mes Frères, tout ce que l'humanité fit voir de plus grand, le vœu le plus auguste qui

SUR l'Évangile du iv* dimanche de l'avent 457

sortit de son sein. Et cela se passait ;"i l'instant même, au quart d'heure dont l'évangile de ce jour nous donne la date : L'an XV de Tibère-César, Ponce-Pilate étant procurateur de la Judée, Hérode étant tétrarque de la Galilée, Philippe, son frère, tétrarque de l'Iturée et de la Trachonite , Lysanias étant tétrarque de la contrée d'Abilène, sous les princes des prêtres Anne et Caïphe. A ce moment- môme que je viens de décrire, la parole de Dieu tomba sur Jean, fils de Zacharie, dans le désert. Ce moment était si remarquable; la parole de Dieu, après quatre mille ans, allait dire à l'humanité quelque chose de si étonnant, de si nouveau, de de si inouï, de si supérieur à l'humanité, qu'il fallait que cette date fût ainsi posée dans sa minutie suprême.

Qu'est-ce qu'elle disait donc, cette parole? Elle disait: « Faites pénitence, car le royaume du ciel est proche; faites pénitence, car voici l'agneau qui efface les péchés du monde ! faites pénitence ! » Qu'y a-t-il dedans de si extraordinaire? Le voici : Faites pénitence; vous devez vous dire : « Mais après tout et pourtant je ne suis pas bon; mais après tout et pourtant je ne suis pas heu- reux; mais, quoi que je fasse, je ne puis pas être heureux par mes propres forces; mais l'humanité tout entière, depuis quarante siècles, n'a pas pu être bonne et heureuse par ses propies forces ; mais peut-être avec un secours d'en haut, peut-être avec un auxiliaire divin, nous pourrions être bons et être heureux. Eh bien! ce secours d'en haut, cet

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auxiliaire divin, je le demande, je le sollicite, je l'espère, je l'attends. Seigneur, dites une parole, et votre serviteur sera guéri ! »

Voilà, mes Frères, ce que saint Jean, dans son baptême de la pénitence, apportait au monde. A la formule : je suis bon et je suis heureux, il substi- tuait cette formule : je ne suis pas bon et je ne suis pas heureux; je ne puis être bon et heureux que par le secours de Dieu, et ce secours de Dieu,, je le désire.

C'est bien peu de chose, c'est vrai, extrêmement peu de chose, et cependant, ce peu de chose, encore aujourd'hui , même après qu'il vous a été annoncé, vous ne l'entendez pas et vous ne l'ac- ceptez pas. Dieu avait employé quatre mille ans pour donner au monde la démonstration qu'il était mauvais et qu'il était malheureux; toute l'histoire s'était faite et avait été construite pour démontrer à l'homme qu'il était mauvais et qu'il n'était pas heureux , et néanmoins , après tout cela , après tant de signes et de philosophie, il fallait qu'un pauvre homme, un homme du désert, vêtu, comme nous le disions la dernière fois, d'un habit fait avec des poils de chameau, mangeant des sauterelles et du miel sauvage, vînt dire aux hommes : « Mais dites donc enfin une fois, dites donc à Dieu : Nous ne sommes pas bons et nous ne sommes pas heureux ; dites donc cela une fois. »

Il fallait ce miracle. Depuis dix-huit cents ans il y a des hommes qui disent : Nous ne sommes pas bons et nous ne sommes pas heureux, et pourtant, mes Frères, l'humanité ne le dit pas encore. Qu'est-ce

SUR l'Évangile du iv« dlmanche de l'avent 459

qui vous partage aujourd'hui? qu'est-ce qui vous agile?

Ce sont deux partis; oui, deux partis, il n'y en a que deux. Il y a le parti des superbes, le parti des con- tents qui disent : « Mais nous sommes bons et nous sommes heureux, pourquoi est-ce que vous nous troublez?» C'était le parti des riches et des puissants avant Jésus-Christ; il est toujours le même au fond. Ils se croient bons parce qu'ils ne méritent pas la potence ; ils se croient heureux parce qu'ils ont plus que du pain, et ils s'écrient: Mais laissez-nous donc en repos! Encore une fois, c'est le parti des superbes, le parti des contents d'eux-mêmes. A côté de celui-là, il y a le parti des superbes qui ne sont contents ni d'eux ni de leurs vertus, ils sont plus francs, ni de leur situation matérielle, car ils n'ont pas au-dessus du pain , ils n'ont pas le pain ou croient ne pas l'avoir et ne pas le manger ou le posséder : c'est le parti des superbes chimériques. Ils disent comme les stoïciens : « Il est vrai, nous ne sommes pas bons et nous ne sommes pas heureux; mais c'est la faute de certains hommes, de certaines choses, d'une certaine organisation, et, coûte que coûte, nous nous rendrons, par nos propres forces, et bons et heureux. » C'est la lutte de ces deux partis, les su- perbes contents et les superbes chimériques, qui s'agitait avant le Christ et qui s'agite encore au- jourd'hui.

Et, entre les deux, se trouve le parti des humbles appuyés en Dieu, des humbles qui sont doux, des humbles qui sont charitables, qui travaillent à

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corriger leurs défauts, qui les connaissent, qui voient l'instabilité et la vanité des choses humaines, et qui disent : « Nous ne sommes pas bons par nous-mêmes, nous ne sommes pas heureux par nous-mêmes, mais nous demandons à Dieu de nous rendre bons et heureux en Jésus-Christ.

En effet, mes très chers Frères, ce Jésus -Christ dont nous allons célébrer la naissance, ce Jésus- Christ dont les anges vont nous annoncer l'avène- ment en nous disant : Gloire à Dieu au plus haut des deux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté! il viendra nous apporter l'idéal de la con- science réalisé. Quiconque le voudra , ne se perdra plus dans le spectacle impuissant de son idéal inté- rieur; mais voyant la bonté vivante dans des faits réels, dans des faits visibles, dans des faits qui ont été reproduits, parviendra à l'imiter à un cer- tain degré; il prendra ce qu'il y a de vraiment bon, de vraiment saint sur la terre, ce qui approche le plus de cet idéal de la conscience qui, jusqu'à Jésus-Christ, n'avait été qu'un témoin contre nous, et une sorte de bourreau dont nous avons fait tout eu qu'il était possible pour nous délivrer.

Et en même temps le Christ, naissant dans une étable entre des animaux, le Christ pauvre, déchu, puisqu'il était de race royale, le Christ méconnu, abandonné, mourant sur un bois infâme, le Christ nous donnera aussi le moyen d'atteindre cet idéal du désir qui est en nous ; il nous donnera la confor- mité à sa volonté, c'est-à-dire à la volonté de Dieu. Acceptons, mes Frères, tout ce qui nous arrive

SUR l'Évangile du iv dimanche de l'avent 461

avec un cœur honnête et gai , disant : « C'est Dieu qui gouverne tout, qui nous voit; c'est Dieu qui est notre mesure, la mesure de tous ensemble et de chacun en particulier; c'est Dieu qui veut cela, je le veux comme lui; qu'est-ce que je pourrais vou- loir de mieux que Dieu ? » Le chrétien apaise au dedans de lui l'idéal du désir en ne désirant que ce que Dieu veut ou permet. Il est satisfait , car il ne peut rien désirer après ce que Dieu dé- sire. Demandez à un saint ce qu'il désire, il vous dira : Je désire ce que Dieu veut, ce que Dieu per- met : je désire ce que Dieu veut, car que voulez- vous qui se fasse de mieux que ce que Dieu veut ? je désire ce que Dieu permet, même le mal; car, apparemment, puisqu'il le permet, il a une raison souveraine de justice et de miséricorde. Moi, je le permets si Dieu est content; je suis content puisque Dieu est content; il veut que je souffre, j'en suis content; il veut que je sois humble et petit, j'en suis content; il veut que je fasse des souliers!... j'en suis content.

Mes Frères, plût à Dieu que ce langage, que je viens de tenir exprès, qui a sollicité voire léger sourire, plût à Dieu que nous le tinssions tous! Si tous nous voulions faire des souliers, il n'y aurait que des heureux; le monde serait tranquille, et vous seriez meilleurs que vous n'êtes. Par con- séquent, sachons respecter les choses petites; car enfm c'est la Croix qui a sauvé le monde, et il n'y a rien de plus petit que la Croix. Si elle a été glo- rifiée, c'est parce que, comme le dit l'Évangile, il

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était écrit dans les prophètes : « Toute vallée sera remplie, toute montagne et toute colline sera abaissée, et toute chair verra le salut de Dieu, Toute chair verra le salut de Dieu quand les petites choses seront grandies et quand les grandes choses seront abaissées. » Et, par conséquent, à la suite de saint Jean- Baptiste, qui avait déclaré n'être pas digne de délier les cordons des souliers du Seigneur, j'avais le droit, dans mon langage apostolique, de vous parler de faire des souliers. En nous disant ces petites choses avec de graves paroles, saint Jean a dit des choses formidablement grandes et qui étaient annoncées par cette date : Sous le règne de Tibère-César, P once -Pilate étant procurateur de la Judée, Hérode, télrarque de la Galilée, son frère Philippe de l'Iturée et de la Trachonite, Lisanias, tétrarque de la contrée d'Abilène, sous les princes des prêtres Anne et Caïphe, la parole de Dieu tomba sur Jean dans le désert et lui dit : Faites pénitence, résignez -vous aux petites choses, et tâ- chez, dans cette pénitence et dans cette humiliation, de devenir des montagnes et d'aspirer vers Dieu , qui n'est si grand que parce qu'il a été capable de s'abaisser vers nous.

Ainsi, mes Frères, qui que vous soyez, aujour- d'hui où l'on vous dit : Faites pénitence, car le roi d'Israël est proche, demandez-vous intérieurement, le regard fixé sur votre conscience, si ce n'est sur l'Évangile : « Suis-je bon? » Si vous pouvez vous répondre que vous êtes bon, je n'ai rien à vous dire; mais, si vous ne le pouvez pas, permettez-

SDR l'Évangile du iv« dimanche de l'avent 463

moi de vous dire comme saint Jean : Faites péni- tence. Dites d'abord à Dieu : Je ne suis pas bon I En second lieu, désirez de devenir bons. Vous l'essayez en vain par vos propres forces; concevez que peut-être il vous manque une force supérieure pour accomplir cette merveille. Dites à Dieu : Mon Dieu, je ne suis pas bon, je voudrais l'ôtre; don- nez-moi la force de le devenir! Diles-lc-lui aujour- d'hui, dites-le-lui demain, dites-le-lui après-demain, et si ce n'est pas le troisième jour, c'est le quatrième que vous serez exaucés.

Demandez -vous aussi : « Suis- je heureux? » Mon frère de dix-huit ans, vous êtes beau, vous êtes jeune, vous êtes riche, vous avez la triple puis- sance du monde qui est la beauté, la richesse et la jeunesse. Mon frère de dix-huit ans, est-ce que vous êtes heureux? Si vous êtes heureux, eh bien! moi, homme de bientôt cinquante ans, qui suis heureux aussi par le Christ, parce j'ai compris qu'avant de le connaître je ne l'étais pas , mon frère de dix-huit ans, si sincèrement dans vos délices vous pouvez dire comme moi, déjà blanchi : Je suis heureux! je n'ai rien à vous dire, sinon que je vous attends dans dix années. Dans dix années, saint Jean reparaîtra; l'aurore du Christ se lèvera de nouveau pour vous; l'expérience aura passé sur vous. Je ne serai peut-être plus; mais, si ce n'est dans celte église, toutes les églises ne sont qu'une, dans une autre qui sera la même en foi et en unité, un autre moine, un autre prêtre, un autre vieillard viendra vous dire : « Mon frère

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de trente ans, êtes vous heureux? » Si vous répondez encore ce jour-là : « Je suis heureux ! » je vous accorde dix ans de plus; et, dans vingt ans, le même pliénomène, le même cri parti du désert, il y a dix-huit cents ans , vous dira : « Mon frère de quarante ans, ôtes-vous heureux dans votre femme? êtes -vous heureux ou méprisé dans vos enfants? êtes -vous heureux ou détrompé dans votre gloire? êtes-vous heureux? » Je ne pousse pas plus loin; car, d'ordinaire, quarante ans c'est le dernier coup de la cloche des illusions; à quarante ans, le monde meurt, et la maturité nous révèle la sincérité et la réalité des choses. Je vous arrête donc à quarante ans, et, s'il s'est trouvé un jeune homme qui a pu répondre à saint Jean : « Je suis heureux!» parmi les hommes dont les cheveux ont été blanchis par quarante ans d'expérience, parmi ces hommes ayant les soucis des choses privées et publiques , des choses du présent et des choses de l'avenir, il ne s'en trouvera aucun capable de répéter : Oui , je suis content!

Eh bien ! si à cet âge vous n'êtes pas con- tent, peut-être que quelque chose vous manque. Et que vous manque-t-il? Il vous manque Dieu, il vous manque la vérité, il vous manque la charité. C'est pourquoi Dieu vous convie au berceau d'un nouveau -né, d'un petit enfant qui va naître en Judée, devant les bergers, sous le souffle de vils animaux. Préparez- vous à cette naissance, à celte révélation, et puissicz-vous vous joindre à la voix qui dit depuis dix-huit siècles et qui redira jusqu'à

SUR l'Évangile du dimanche après noel 465

la fin des temps : G/ofre à Dieu au plus haut des deux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté!

SUR L'ÉVANGILE DU DIMANCHE APRÈS NOEL

JÉSUS -CHRIST SIGNE DE CONTRADICTION

Préchée le 30 décembre 1849.

TEXTE*

Mes Frères ,

Lorsqu'un enfant nous est né, l'un de nos pre- miers désirs, désir presque invincible, c'est de tirer de ses premiers moments un augure de sa des- tinée. 11 n'est aucun de vous, pères et mères de fa- mille, qui, après avoir reçu de Dieu ce don excellent d'un fils, n'ait pesé, pour ainsi dire, dès son ber- ceau tout l'intervalle de ses années; qui, calculant sa fortune, sa naissance, le génie de ses parents, n'ait cherché à prévoir ce qu'il pourra devenir un jour.

C'est ce qui est arrivé aussi, immédiatement après la naissance de Notre- Seigneur, et c'est cette révélation, ce pressentiment de l'avenir, qui nous est aujourd'hui présenté dans rÉvangilc. 11 y est dit que les parents de Notre -Seigneur l'ayant con- duit au Temple, il s'y rencontra un vieillard appelé Siméon. Après qu'il eut rendu grâce à Dieu de ce

> Publié par la Tribune sacrée, avril 1850.

I 30

466 HOMÉLIE

qu'il lui avait été permis avant de mourir de con- templer celui qui devait être la gloire d'Israël et le salut du monde, se tournant vers sa mère, ce vieil- lard lui dit : Celui-ci est posé pour la ruine et la résurrectioyi d'un grand nombre en Israël, et comme un signe auquel il sera contredit. Ecce posilus est hic in ruinam et in resurrectionem multorum , et in signum cui contradicetur.

Tel est le présage qui fut déposé sur le berceau du Sauveur Jésus, et celui-là les renfermait tous. 11 se résume en ceci : c'est que cet enfant serait un signe de contradiction. Le vieillard de l'Évangile ne pouvait pas dire une chose à la fois plus doulou- reuse et plus sublime. Car si la contradiction est la plus grande douleur de la vie, c'en est aussi le grand ressort; en sorte que toute souffrance a sa racine dans la contradiction, et que toute grandeur y trouve son principe et son commencement.

La contradiction, c'est l'opposition des pensées à notre pensée, l'opposition des sentiments à notre sen- timent, l'opposition des volontés à notre volonté. Et comme notre pensée, notre sentiment, notre volonté, c'est nous-mêmes, c'est notre être, aussi près qu'on puisse le rencontrer et le toucher, il s'ensuit que s'opposer à notre pensée, à notre sentiment, à notre volonté, c'est s'opposer à nous-mêmes autant qu'il est possible de s'y opposer; et, par conséquent, c'est nous inspirer de la répulsion, de l'inimitié, car nous avons horreur de ce qui nous nuit, de ce qui nous trouble , de ce qui s'oppose au passage de nos sen- timents, de nos pensées et de nos volontés.

SUR l'Évangile du dlmanche après nuel 467

Aussi, mes Frères, c'est celte horreur de la con- tradiction qui fait qu'un des usages les plus nobles de la force humaine c'est de supporter d'être contre- dit, et qu'il n'y a rien de si éminent ici-bas, qu'un esprit, prince ou charbonnier, souffrant autour de soi la contradiction. Souvent ce n'est qu'un effort; mais on a noté, dans la vie des grands hommes, les rares moments ils ont pu être contredits au milieu de leur domination et de leur majesté. On a dit : une fois, deux fois, trois fois, ils ont été assez grands pour subir la contradiction.

La contradiction nous coûte, en effet, à un tel degré, que toute notre vie est occupée à l'éviter. Ainsi, à peine avons-nous franchi l'enfance, à peine nos passions et nos idées s'évcillenl-elles ensemble, que nous cherchons des amis dans cette jeunesse qui est autour nous, qui est du même rang que nous, qui est du même avenir probable que nous. Que faisons-nous? Nous cherchons des sympathies, c'est-à-dire que dans ces deux ou trois cents jeunes gens qui composent le cortège de notre adolescence, nous cherchons à rencontrer une àmc, non pas deux, mais une âme qui soit sympathique à la notre, qui pense avec nous, qui sente avec nous, qui veuille avec nous. Et nous nous faisons tous cette illusion et ce charme d'avoir au moins ren- contré cette âme entre seize et vingt ans. Nous croyons la découvrir sur un front, dans le sourire do deux lèvres qui se rapprochent d'une certaine manière en nous regardant, car les lèvres regardent bien mieux encore que les yeux ; nous nous imagi-

468 HOMÉLIE

nons que nous avons enfin trouvé quelqu'un qui aura cette admirable prédestination commune avec la nôtre, de marcher côte à côte dans la vie, et nous nous figurons que ce compagnon de notre existence ne pensera, ne sentira, ne voudra jamais autrement que nous. Nous nous donnons la main, nous appe- lons cela une amitié, nous la saluons des noms les plus mémorables que nous trouvons dans l'histoire. Nous applaudissons ces deux êtres rencontrés, qui, comme deux arbres jumeaux, plantés dans la même terre, sous le même ciel, imprégnés des mêmes rosées, croissent ensemble sans se surpasser jamais, rameaux contre rameaux, feuillage contre feuillage, se penchant et se relevant à la même heure , au même souffle, au môme pressentiment, à la même culture, à la même floraison; et nous nous- flattons que nous traverserons ainsi notre destinée. Mais, hélas! à peine avons -nous vécu, à peine avons- nous franchi ces étroites Thermopyles de la jeu- nesse, à peine nous trouvons-nous en face de cette armée immense, incalculable, qui était les Perses pour les Grecs, et qui, pour nous, est le monde avec toutes ses amertumes et ses longs désenchan- tements; à peine, dis-je, avons-nous franchi ces étroites Thermopyles de notre bien -aimée jeunesse, que déjà nous commençons à nous écarter les uns des autres, et il est bien peu d'hommes qui, arrivés aux cheveux blancs, puissent retrouver au coin de leur feu celui qui fut leur ami, pensant, sentant et voulant ù l'unisson.

Comme un voyageur qui a franchi, dans une longue

SUR l'Évangile du dimaxcue après noel 460

marche, colline sur colline, arrive au sommet d'une montagne après avoir laissé çà et sur sa route ceux qui l'accompagnaient, et se, trouvant seul en présence d'une nature immense, regarde et aperçoit dans la vallée des arbres brisés par la tempête ou la vieillesse; ainsi, arrivés au faîte de la vie, nous regardons autour de nous et nous nous trouvons seuls. Au loin, dans le vallon, nous apercevons au-dessous de nous les amitiés dévastées, les con- cordes évanouies, les générosités aimables et réci- proques qui ont péri dans le chemin et ne se ren- contreront jamais plus. Et, l'œil attristé, le cœur grave, nous regardons, nous montons lentement ces derniers et glacés sommets de l'existence qui seraient la plus misérable des choses si Dieu n'était pas au bout, Dieu en qui s'éteignent toutes les contradictions, en qui se trouvent éternellement vivantes et fleuries toutes les harmonies, toutes les beautés que nous voyons sur la terre.

L'amitié n'est pas le seul etîort que nous fassions pour éviter la contradiction, car entre amis on est simplement d'homme à homme, de sexe à sexe, de cœur semblable à cœur semblable. Dieu nous avait pétris dès le commencement de manière à nous assurer, au moins dans un être, la sympathie. Il avait tiré de notre propre poitrine un être semblable à nous, égal à nous, et cependant différent de nous, plus humble ou du moins plus modeste, plus calme, plus serein, plus sensible, plus dévoué, plus ca- pable de s'oublier, incapable des hautes affaires par sa simplicité même, n'ayant pas à se jeter

470 HOMÉLIE

devant noire chemin parce que sa carrière était tout autre et sacrée, destiné seulement à devenir, comme l'appelle énergiquement et justement l'Écri- ture, la compagne de l'homme. L'homme s'unit à cet être dilïérent de lui, qui ne peut pas se trouver sur son chemin; il cherche dans cette multitude de créatures, il en cherche une qui lui paraisse plus sympathique à sa propre existence, à sa fortune, à sa naissance, à ses goûts, à ses penchants, à son cœur; il s'étudie, il dit : « Je ne suis plus jeune, je n'ai plus rien à attendre de l'être qui est de mon sexe, mais il y en a un autre. » Il cherche autour de lui et croit le rencontrer; il se donne aux pieds des autels, à la face de Dieu, il s'écrie: « Maintenant, amitié, ambition, gloire, fortune, naissance, tout est terminé, je vous donne tout; vous vous donnez à moi, moi à vous; vous et moi, deux ensemble, c'est l'univers, c'est l'humanité. » On se dit ct4a dans un jour, dans une heure, dans un enthousiasme qui n'a pas d'égal, et on descend de l'autel pour entrer dans la vie, jeune, nouveau, ressuscité, comme ces insectes qui, sortis enfin de leur enve- loppe, arrivent à la lumière, à la chaleur, et se posent sur des fleurs.

Hélas! quelle lumière! quelle chaleur! quelles fleurs ! Qu'est-ce que nous trouvons la plupart du temps? Chose horrible ! au foyer domestique, dans cet être si bien préparé , Dieu a mis tout l'esprit possible et en même temps tout le cœur imaginable, hélas! même, la lutte, la contradiction plus inévitable désormais, plus profonde, plus intime.

SUR l'Évangile du dimanche après noel 471

Poitrine contre poitrine, main dans la main, esprit dans l'esprit, à toujours, du matin au soir, du soleil qui se couche au soleil qui se lève, au lieu de l'iiarmonie , la contradiction; les goùls qui se heurtent, les sentiments qui s'excommunient, les volontés qui se livrent des batailles intestines, et, comme le disait un historien romain, des guerres plus que civiles. C'est le terme auquel cette sainte et divine institution du mariage aboutit trop sou- vent; et cependant, parmi les exaltations de l'àme, il n'en est pas de plus vraies que celles qui sortent de cette union bénie, ratifiée, consacrée, et que Dieu avait faite pour être l'harmonie , s'il est pos- sible ici -bas de trouver l'harmonie.

Éprouvé dans l'amitié, éprouvé dans le mariage, dans la famille, l'homme, à quarante ans, s'éveille pour vivre d'une autre vie. Voulant disposer de la vie du sentiment, il cherche une vie plus forte, plus énergique et qui le remplisse tout entier. Il s'empare du gouvernement de la chose publique, et comme on n'est rien seul, on cherche un parti; on le trouve dans les idées et dans les opinions qu'on a reçues de ses ancêtres, de ses lectures, de ses propres méditations; on se donne à ce parti et on dit : M du moins nous éviterons la contradiction ; du moins , non plus deux êtres ensemble , mais des phalanges d'esprits ensemble, nous marche- rons en commun, nous accomplirons nos destinées, non plus privées, mais publiques. »

Hélas ! on n'a pas marché cinq ou six ans de la sorte, après avoir disposé de toute la puissance

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possible, que des événements, des changements d'hommes et de choses rompent tous ces liens que nous avons tissus. Les partis se disloquent, les hommes qui s'estimaient ne s'estiment plus, ou s'il y a encore de l'estime, c'est une estime doulou- reuse qui fait rencontrer un ennemi dans celui qu'on ne peut s'empêcher de respecter et qui la rend ainsi plus poignante au cœur.

Et enfin on arrive au fond de la vie. L'homme est alors désabusé de tout. Se retirant en soi-même, il pourrait écrire sur son tombeau, comme cet homme qui avait été mêlé aux affaires publiques et dont nous lisons sur le marbre la dernière pensée, dans le coin d'une église de Rome: « Ci-gît qui, après « s'être mêlé des affaires de tous , a fini par recon- « naître qu'elles étaient plemes de difffcultés et « d'amertume, et qui heureusement, avant sa fin, « a vécu pour Dieu et pour lui-même. »

Oette grande douleur de la contradiction, qui nous accompagne partout et que je n'ai dépeinte qu'avec des traits affaiblis , devait être aussi la des- tinée du Sauveur du monde. 11 devait être l'image et le centre de toutes nos douleurs, et, par suite, il devait recevoir plus de contradiction que qui que ce soit au monde. De son vivant on l'a traité d'im- posteur, d'instrument du démon. C'est au nom du démon qu'on l'accuse de démence, qu'il est traité de fou et conduit devant les princes de ce monde, revêtu d'une robe qui indiquait que les vainqueurs et les dominateurs de la terre ne le regardaient que comme un fou sans conséquence. Imposteur, fou,

scR l'Évangile du dimanche après noel 473

instrument de la puissance de ténèbres, c'est ainsi que Xolre-Seigneur a été traité et qu'il l'est encore dans la suite des âges. Les uns expliquent le succès étrange de sa vie comme étant d'un vil imposteur, les autres comme étant d'un homme en démence qui a réussi par hasard, les autres comme étant d'un instrument d'une puissance que ceux-ci appel- leront bonne, ceux-là mauvaise, mais sans recon- naître, en faisant cet aveu, la véritable mission de Notre-Seigneur.

11 a souffrir tout cela et il le souffre encore aujourd'hui. Il est contredit parmi vous, comme on est contredit par ses amis. Jésus-Christ est contre- dit par les siens, comme on est contredit par son épouse et son époux. Jésus- Christ est contredit par ceux qui sont de son Église, il est contredit par ceux qui combattent pour lui, qui sont de son parti. Ainsi, dans l'amitié, dans le mariage et dans les partis, il trouve, comme le trouvent les hommes, des esprits qui combattent ses pensées, ses sentiments, ses volontés.

En est- il parmi vous qui ne contredisent jamais Jésus-Christ? Pouvez -vous vous en flatter? Ne lui faites-vous pas contradiction en lisant l'Évangile? Ne vous arrive-t-il pas bien souvent de dire : « Qu'est-ce que cela et quelle valeur cela a-t-il? Pourquoi nous demande- t-on telle ou telle chose? Est-ce sagesse? est-ce raison? » Voilà comment il est facile de contredire Notre-Seigneur. El si, pre- nant ses enseignements un à un dans l'Evangile, vous vous demandez sérieusement : « Voyons, est-ce

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que je crois cela ? » Par exemple celte parole : Bienheureux les pauvres/ pouvez-vous affirmer que vous la croyez? Mes Frères, si vous la croyiez, est-ce que vous aimeriez autant la fortune? Est-ce que vous aimeriez autant vos aises? Est-ce que vous aimeriez autant d'occuper l'appartement le plus magnifique que vous pouvez? Est-ce que vous n'auriez pas une autre idée que celle qui con- siste à dire : « Voilà un homme qui a fait fortune, il est bien heureux? » Est-ce que vous éprouveriez un sentiment de jalousie en rentrant dans votre petite chambre, si vous avez le bonheur insigne d'avoir une petite chambre? En rentrant dans cette petite chambre, vous dites-vous : 'x Je suis heureux d'avoir une petite chambre; je sors de ces palais j'ai vu la futilité, de ces palais habités par des hommes tristes qui ne connaissent pas Dieu ou qui le connaissent mal, tandis que moi j'habite, comme Notre-Seigneur, comme son père nourricier, le charpentier Joseph, une petite chambre? » Est-ce le véritable fond de votre pensée? Vous le voyez, vous contredisez Notre-Seigneur à propos de ces paroles : « Bienheureux les pauvres ! » Vous dites : « C'est une vérité poétique, je ne sais pas ce que ça veut dire, je l'admets; » mais, en définitive, vous n'en croyez pas un seul mot. Je sais bien qu'il n'y en a que deux, Beati pauperes , mais vous ne croyez ni le premier ni le dernier.

Vous contredisez donc Notre-Seigneur. Et quand il triomphe parmi vous, dans vos enfants, dans ces enfants que vous aimez avec idolâtrie, et certes il

SIR l'Évangile du dimanche après noel 47o

est facile de le concevoir, quelle conduite est la vôtre? Vos enfants veulent se donner à Dieu pour avoir une petite chambre, pour n'avoir que deux habits, et seulement afin d'en changer lorsque l'un n'est plus propre à porter, vous éprouvez une dou- leur amère, vous épuisez toutes les ressources de l'imagination, de la tendresse et de l'empire pour détourner leur àme de se consacrer à Jésus- Christ, c'est-à-dire de pratiquer celte parole: « Bienheureux les pauvres! bienheureux ceux qui pleurent, ceux qui souffrent persécution! »

Il y a dans les familles une effroyable contradiction contre ceux qui veulent accomplir l'Evangile, se donner à Dieu, et en se donnant à Dieu se donner à leurs frères et au genre humain. Et si l'Église ne se recrute pas, si elle est pa^uvre, pauvre en esprits, pauvre en caractères, pauvre en sentiments, pauvre, quoique riche de sa pauvreté même et de la grâce que Dieu lui a faite, étant abandonnée par tous, de trouver des gloires et des vertus qui peuvent en im- poser au monde et lui prêtent un plus durable appui que celui de ces grands et riches esprits qui veulent gouverner le monde et y réussissent avec le succès que vous avez sous les yeux; eh bien! dis-je, si l'Église est dans cet état, ne croyez pas que les vocations font défaut, et que Dieu paile moins aux cœurs. Non, mais autrefois, entrer dans l'Église, c'était entrer dans un corps éclairé, éminent; c'était entrer dans un corps puissant , être sur le chemin des abbayes, des évêchés, des bénéfices, des hon- neurs; aujourd'hui, c'est être sur le chemin d'une

476 HOMÉLIE

cure de campagne avec 800 francs de rente et les plantes de son jardin. Et cela, mes Frères, est cause que ces mêmes familles, ambitieuses comme elles étaient, contredisent le Christ. Elles donnaient autre- fois leurs enfants à Dieu ; elles ne les lui donnent plus maintenant, parce qu'elles n'admettent pas que le pauvre est bienheureux, que le sacerdoce est la plus haute dignité qui puisse être conférée; parce qu'elles n'admettent pas ce que nos pères avaient compris, savoir : que la plus grande faveur que Dieu puisse faire, c'est de demander un enfant à un père, à une mère, afin que, sortant des murs étroits de la famille, il devienne le père ou la mère d'une multitude d'àmes qui, le voyant un jour entrer dans le Paradis, se pres- seront à la porte et lui diront: « Mon père, ma mère ! »

Vous ne croyez plus rien de tout cela. Vous croyez à l'argent, aux plaisirs; vous croyez à la dignité humaine, vous croyez à la terre, mais vous ne croyez pas au Christ qui a été percé et mis en Croix sur un morceau de bois au Calvaire; vous ne croyez pas aux plaies de cette chair qui a été victime pour vous : c'est pourtant l'Évangile, c'est la vérité, c'est la charité, c'est la féhcité, non pas seulement de l'avenir, mais du présent. Non, j'en jure, vous ne le croyez pas.

Donc, vous contredisez la Croix. L'avez -vous même dans votre chambre? l'avez -vous derrière le rideau de votre lit? l'avez-vous dans un tiroir, sous tous vos papiers? Non. On passe dans une foule de maisons chrétiennes, on y cherche en vain l'image de l'ami véritable, de l'homme-Dieu qui a été cruci-

SLR l'Évangile du dimanche après noel 477

fié pour nous; on y trouve le portrait des parents, des amis, des iudifTérents souvent, d'une foule de gens qui ne sont rien ; mais quant à l'image de Jtisus- Ghrist, vous faites tellement de la contradiction contre sa Croix, qu'à part dans l'église vous venez la chercher, vous avez horreur de la voir. Vous êtes comme Louis XIV, qui, voyant chez M""" de Maintenon un cadre magnifique dans lequel celte femme célèbre avait cherché à dérober dans cette gloire de l'or l'image du crucifié, lui dit : « Voilà une image bien sérieuse dans un ornement bien frivole, je vous conseille de la faire ôter. » Vous ne pouvez pas entendre le conseil de Louis XIV, car le Christ n'est pas même chez vous, dans votre maison. Pourrais -je croire qu'il est dans voire cœur? Vous contredisez donc Jésus-Christ tous les jours dans vos pensées, dans vos sentiments, dans vos volontés.

De plus, la contradiction est, en même temps que la grande douleur de l'àme, la grande consolation de la vie.

C'est la contradiction qui illumine la pensée. Qu'est-ce qui fait l'orateur? qu'est-ce qui fait l'écri- vain? qu'est-ce qui fait ces génies qui éclatent çà et au milieu de nous? C'est la rencontre de la contradiction sur leur chemin. On est au milieu d'un siècle abâtardi dans ses mollesses et cependant plein d'un orgueil démesuré; on vit dans un temps d'esclaves, d'eunuques, dans un temps se pava- nent toutes sortes d'illustrations, comme il s'en trouva à la porte des empereurs de Constantinople

478 HOMÉLIE

pendant trois ou quatre siècles, jusqu'à ce que les barbares et l'islamisme fussent venus pour les rem- placer; on vit dans un siècle indigne. Mais si quel- qu'un, s'élevant au-dessus de lui, le foulant à ses pieds, se met, philosophe ou chrétien, à lui dire ses vérités, à le regarder en face et lui dire : « Je ne veux rien de toi , je n'attend rien de toi , passe ton chemin, va-t'en. Du haut de la montagne la vé- rité philosophique ou chrétienne m'a placé, je me considère plus grand que toi, puisque tu passes, et que moi je suis maître du temps, puisque je puis te parler et te dire qui tu es : » voilà une grandeur ! Il y a des hommes qui ont donné ce spectacle dans leur temps; il y en a peut-être quelques-uns, très rares, qui le donnent de nos jours : je dis très rares, car quel est celui qui, aujourd'hui, ne flatte pas son siècle dans le sens de ses idées, de ses crimes ou de ses passions? Quel est celui qui se tient au milieu, qui dit la vérité à ceux qui s'appel- lent l'ordre, et à ceux qui s'appellent le désordre? Quel est celui qui, se mettant avec le Christ pour prophétiser à toutes les créatures, leur dit la vérité toute simple, la vérité toute nue, leur dit le salut tel qu'il est? est-il, celui-là? Il y en a peut-être, mais les voyez-vous? Ah! si on doit les voir, ce sera dans des temps meilleurs que les nôtres; ce sera la postérité qui se lèvera sur notre tombeau, et qui, découvrant cette génération couchée par terre, verra se lever dans la lumière de l'avenir quelques ombres entrevues çà et là, et sur lesquelles tombera un rayon de gloire parce qu'ils auront vécu de la vérité

SUR l'Évangile du dimakche après noel 479

et qu'ils l'auront confessée. Et, de même que le Christ ne rougit pas de ceux qui l'ont confessé, de même aussi la postérité ne rougit pas de l'amitié de ceux qui ont eu le courage de se conduire de manière à attendre ses jugements , sans se soucier des juge- ments do leurs contemporains.

Voilà ce qui naît de la contradiction, les grands génies, et aussi les sentiments ardents, généreux, et les volontés énergiques.

Eh bien! comme le Christ devait être la force de l'esprit par excellence, la force de la charité par excellence, la force de la volonté par excellence, il était juste, il était bon, il était divin qu'il rencon- trât la plus haute, la plus universelle, la plus irré- conciliable contradiction. 11 l'a trouvée de son temps; la contradiction l'a mené au Calvaire. Il l'a trouvée hier, il la trouve aujourd'hui, il la trouvera demain. Hier, on lui disait encore qu'il était un imposteur, un fou, un instrument du démon; on le lui dit aujourd'hui. Si vous-mêmes vous ne lui dites pas hautement ces insultes qui sont les dernières et les plus outrageantes, vous les lui dites du moins au- dessous, dans une région inférieure. Vous lui dites des choses moins fortes , mais c'est comme les choses que l'on dit dans l'amitié, au foyer domestique; elles ne font pas tant de bruit que la contradiction du dehors, mais comme elles sont amères, comme elles sont poignantes! Une âme qui se confesse à Jésus-Christ, qui communie avec lui, et le contredit de la sorte, ah! il n'y a pas de parole d'ami ni d'époux qui puisse être plus triste à dire que celle-là.

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Donc, en considérant que Jésus -Christ a être contredit, que c'est la marque de sa puissance, qu'il le sera toujours, prenez cependant, pour ne pas ajouter à cette triste, mais indispensable nécessité, pour ajouter au contraire à sa consolation , prenez cette résolution de ne jamais le contredire. Vous ne l'entendez pas, vous ne le goûtez pas encore, vous ne le portez pas en vous , mais du moins ne le con- tredisez pas. Pour savoir si vous le contredisez ou non, lisez son Évangile, lisez chaque jour cinq v«r- sets de l'Évangile, et dites- vous : « Est-ce que je crois, est-ce que je pratique cela? » Et en faisant ainsi, vous aurez le bonheur de n'être pas un sujet de tristesse pour votre Rédempteur, pour votre ami le plus cher et le plus tendre. Vous y trouverez aussi une bien grande récompense, c'est d'être affranchi de toutes ces contradictions qu'on rencontre dans le monde. Quand on ne contredit pas le Christ, le Christ ne nous contredit pas; quand on n'est pas contredit du Christ, on n'est pas contredit de Dieu ; quand on n'est pas contredit de Dieu , on n'est pas contredit de sa conscience; quand on n'est pas con- tredit de sa conscience , on peut être contredit des hommes, maison est au-dessus d'eux: on est comme sur ces hautes montagnes qui ont au-dessous d'elles les nuages , les orages et la foudre , et qui sont éclai- rées d'une lumière calme et paisible.

On dit qu'à Constantinople, Arsène, précepteur de l'un des fils de Théodose le Grand, quitta le palais et se retira à Scété, en Egypte, il refusait de voir les solitaires qui habitaient cette sombre re-

SUR l'Évangile du dimanche après noel 481

traite. L'un d'eux frappa à sa porte et lui demanda : « Arsène le solitaire, pourquoi ne parlez- vous pas à vos frères et ne sortez-vous jamais de votre cel- lule? « Il répondit : « C'est qu'Arsène le solitaire ayant vécu parmi les hommes, y a trouvé plusieurs pensées, et que, dans sa cellule, il n'en a trouvé qu'une seule. Il n'ose pas en franchir le seuil, de peur qu'au moment il le passerait il ne rencon- trât ces pensées contradictoires qui, dans les palais des empereurs , l'ont tellement froissé qu'elles l'ont conduit ici. Laissez- le donc, mon frère, car vous êtes une autre pensée que moi ; vous me dites de sortir, et ma pensée me dit de rester. »

Sans quitter Constantinople, sans aller chez les solitaires, sans vous enfermer dans une cellule, vous pouvez trouver cette perle précieuse d'une pensée unique, Dieu; d'un sentiment unique, Dieu; d'une volonté unique, Dieu! Penser comme Dieu, aimer comme Dieu, vouloir et faire comme Dieu, cette pensée, ce senliment, cette volonté unique vous étant donnés, vous serez affranchis de la grande douleur de celle vie, qui est la contradiction; et, ce qui est plus grand encore, c'est que la contradiction ne sera pas détruite, elle sera au-dessous de vous; elle vous restera pour vous élever, pour vous don- ner une âme énergique.

Que ce soient mes souhaits pour vous, mes Frères, du haut de cette chaire, dans celle église, au pied de ces autels affranchis de la contradic- tion, qui ne vous donnent que le vrai et ne vous parlent que de Dieu! Oui, que ce soient les 1 31

482 HOMÉLIE

souhaits qui , pour cette année qui s'ouvre, tombent de mes lèvres après avoir passé par mon cœur, ils ont été mis, je l'espère, par la main bénie, paci- fique et adorable de Noire-Seigneur! Donc, pour la fin de cette année et pour l'année prochaine , avi nom du Christ, je vous souhaite la paix, je vous donne la paix; puissé-je ajouter vraiment et sans me tromper : je vous laisse à tous la paix 1

SUR L'EVANGILE DE LA FETE DE L'EPIPHANIE

DE L'OR ET DE L'USAGE Qr'IL FAUT EX FAIRE

Préchée le 6 janvier 1850.

TEXTEi

Déjà, mes Frères, dès le momentde sa naissance, Notre-Seigneur s'est manifesté aux bergers; il a choisi ces humbles créatures, qui semblent être au plus extrême rang de la société humaine, pour leur envoyer ses premiers messagers. Mais le Sau- veur du monde n'excluait personne du salut, et, par conséquent, ce n'était pas seulement aux ber- gers qu'il devait être annoncé, c'était aux grands, aux riches, aux princes de ce monde, et, dès les temps antiques, il leur avait préparé un message surnaturel qui devait leur annoncer sa venue. Un

1 Publié par la Tribune sacrée, avril 1850; par V Enseigne- ment catholique, 1863.

SDR l'Évangile de la fête de l'épiphame 483

prophète de l'Orienl, bien des siècles avant la nais- sance du Christ, avait dit : Une étoile sortira de Jacob. Celte étoile parut, en effet, avec des signes si particuliers, qu'appuyés sur la tradition et sur l'Esprit-Saint, des rois se mirent en marche, de l'extrémité de l'Asie, vinrent à Jérusalem pour s'in- former de ce nouveau -né, qui devait diriger les des- tinées du monde, et, l'ayant trouvé, il est dit qu'ils se prosternèrent devant lui et lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.

Je conçois l'encens, car l'encens est de tous les parfums le plus exquis; il signifiait que le Christ Sauveur venait pour embaumer la vie du genre humain. Je conçois la myrrhe, car la myrrhe est un parfum qui sert à préserver les cadavres de la corruption; elle voulait dire que le Sauveur du monde venait pour embaumer le genre humain jusque dans son trépas. Mais ce que je ne com- prends pas, du moins aussi bien et aussi vite, c'est l'oblation de l'or faite à ce libérateur de notre hu- manité déchue; car, de tous les maux du genre hu- main, de toutes ses plaies, de tout ce qui précipite sa ruine, l'or est incontestablement l'agent le plus efficace. C'est l'or qui est le corrupteur des mœurs; c'est l'or qui est le corrupteur des consciences; c'est l'or qui est la ruine des empires. Par conséquent, il nous est difficile de comprendre pourquoi l'or se trouvait dans les mains des rois mages, dans cette vénérable et incorruptible compagnie de l'encens et de la myrrhe : tout ce qu'il y a de plus corrompu et de plus corrupteur, avec tout ce qu'il y a de plus

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préservatif de toute corruption, de toute dépra- vation.

J'ai dit, et il faut vous démontrer cette proposi- tion , que l'or est le corrupteur des mœurs.

S'il n'y avait eu entre nous que les échanges nécessaires à la vie, le genre humain n'eût jamais quitté cette existence primitive dont les anciens nous ont laissé quelques portraits. On eût travaillé la terre, on eût tiré de son sein fertilisé ce qui était immédiatement nécessaire à notre entretien. On eût transformé, comme le faisaient de leurs mains les filles des rois, la toison des animaux domestiques, pour en faire non seulement le vêtement des enfants du peuple, mais le manteau royal des enfants des palais. Et ainsi, par l'absence d'un moyen d'échange plus parfait, nous aurions continué, pendant toute la durée assignée au cours de notre âge, celte vie paisible dont on trouve dans la Bible , à ses premières pages, et dans Homère encore, des traces si ma- gnifiques et si charmantes pour notre imagination toute corrompue qu'elle soit par notre civilisation avancée.

Mais, dès les premiers temps ou peu après, on sut tirer des entrailles de la terre, et façonner un moyen d'échange qui, sous une forme excessivement étroite et portative, rassemblait des facultés consi- dérables, des puissances énormes; de sorte qu'un homme pouvait tenir dans sa main de quoi repré- senter des multitudes de champs, de travaux, d'ou- vriers appliqués à ces champs et à ces travaux; de sorte qu'un seul homme pouvait tenir dans le creux

SUR l'Évangile de la fête de l'Epiphanie 485

de sa main de quoi jouir, de quoi séduire, de quoi commander, de quoi éterniser, de quoi ruiner, de quoi assujettir une multitude infinie d'existences. Fut-ce un bien? fut-ce un mal? Devons-nous mau- dire l'or ou le bénir? Peu importe! En ce moment, je constate simplement le fait de cette accumulation de puissance dans un symbole, dans un instrument , qui peut être si facilement concentrée dans des mains perverses.

Eh bien! il s'est trouvé que l'or a corrompu les mœurs, car il a introduit le luxe. Sans l'or, le luxe est impossible, non pas seulement parce que l'or entre matériellement dans les objets de luxe, mais parce que, sans lui, il est impossible de payer les travaux qui composent, qui produisent le luxe. Du luxe, c'est-à-dire de l'ornementation excessive de l'homme, de son corps, de sa maison et de tout ce qui le touche, résulte la mollesse. On se met telle- ment en garde, on se fait tellement plus fort que les éléments extérieurs, qu'ils ne peuvent plus nous atteindre, et que ce qu'il y a de justice, de miséri- corde, de changements, d'afflictions dans l'air, la lumière et tous les éléments, en un mot, celte pro- portion merveilleuse que Dieu y avait établie, est tout à fait détruite. La conjuration de l'or brave la puissance de Dieu ; elle change le temps et les sai- sons, et amène la chaleur aux époques Dieu ne l'a pas préparée; elle nous révèle des substances que nous arrachons par la force de nos combinai- sons à la nature, cl que la nature avait enfouies bien loin sous nos pieds, comme des secrets perdus,

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dans des abîmes auxquels nous devions nous garder de toucher.

Après la mollesse vient la sensualité, cet avilis- sement de l'homme qui a tellement préservé ses sens, qui les a tellement adulés, tellement façonnés, qu'ils sont préservés désormais contre la main pénible et en même temps régénératrice de la douleur. La douleur, cette source de perfection perpétuelle et immanente dans les choses, telles que Dieu les avait faites, la douleur nous fuit ; les sens nous gagnent, et montent comme une mer qui n'a plus de digues, qui ne ren- contre plus ni sables, ni dunes, ni rochers, n'ayant plus devant elle qu'une plaine tout unie elle se promène et s'avance, tant qu'il plaît à ses profon- deurs de ne pas rester elles sont.

Et ainsi, peu à peu, de la mollesse et du luxe, naît celle abjection de la vie sensuelle, de la vie qui, pendant vingt-quatre heures, ne permet pas à une pointe d'épingle de toucher, je ne dis pas notre être, mais sa surface, son plus extérieur parapet. Et de là, les sens étant flattés, amollis, naît la dé- pravation; car, de même qu'il n'y a pas de bornes dans le bien, il n'y a pas de bornes dans le mal. On avance toujours dans le bien, parce que l'extrémité du bien, c'est Dieu, qui est sans bornes; on avance toujours dans le mal, parce que l'extrémité du mal, c'est le néant, qui n'a pas de bornes, et que le mal, qui est le néant actif, est prodigieusement puis- sant. Par la mollesse, le sensualisme, la dépra- vation, nous arrivons à ce point les sens les plus vils, les plus abjects qu'on puisse nommer,

SUR l'Évangile de la fête de l'epiphanie 487

nous dominent et nous possèdent; l'amitié, les affections de famille ne peuvent plus nous comman- der; où nous trahissons tout; nous ne faisons plus de l'univers qu'un mauvais lieu, et de la chair humaine qu'une boucherie elle est immolée pour nos passions.

Voilà l'or! C'est l'or qui perd les jours et les nuits des dépravés. La dépravation est si hiileuse, elle est si lâche, il lui faut des ressorts si puissants, que si on n'avait pu ramasser dans le creux de la main d'un homme cet empire et cette domination, elle n'aurait pas trouvé de sceptre; elle fût restée inerte, parce qu'elle n'aurait pas trouvé des canaux et des moyens d'expansion.

L'or est donc le corrupteur des mœurs. Cela est clair, de soi, par le simple spectacle de l'expérience du monde.

La corruption des mœurs, c'est beaucoup, mais ce n'est pas tout. Il est possible, cela s'est vu, que chez des hommes souillés par leurs passions, par leur volonté, par leur orgueil, il te soit trouvé un rempart, une conscience, sinon du côté de Dieu, au moins du côté des choses humaines; qu'un individu, comme Alcibiade, flétri de vices, paraissant à la tribune et traitant des affaires publiques , ait encore pu y apporter la générosité, l'indépendance et la résolution de mourir pour la gloire d'un peuple. Il s'est rencontré dans l'histoire du monde que la cor- ruption des sens n'a pas toujours été, sur tous les points et dans toute son étendue, la corruption de la conscience. Il y a eu des êtres puissants qui, par

488 HOMÉLIE

l'ambition, par un certain sentiment patriotique, ont présenté à la fois le spectacle de mœurs lamen- tables et celui d'une dignité politique qui étonne la postérité en montrant l'homme ainsi partagé, si bas d'un côté et si grand de l'autre.

Mais , mes Frères , ce n'ont été que des excep- tions. La règle générale, prouvée par toute l'his- toire, c^estque les mœurs sont corrompues, les consciences, dans tous leurs plus profonds replis, ne lardent pas à se corrompre. Gomme on ne vit que par les désirs et les sens, et que l'or en est l'élément, il faut trouver de l'or; et comme l'or est rare, comme il est enfoui très avant dans la terre et que très peu peuvent le posséder dans une certaine abondance, il s'ensuit que l'or n'est pas simplement la séduction des sens, mais qu'il est la puissance des tyrans.

Les tyrans , mes Frères , nous sommes tentés de croire qu'ils sont fabuleux, parce que sans doute nous entrevoyons la tyrannie sous d'aulres faces que dans les mains d'un seul. Le mot prend aujourd'hui une certaine teinte de déclamation; mais, parce que les temps ne sont jamais qu'un point, et que ce qui peut être déclamation dans un moment de la durée ne l'est pas dans la généralité, je dis que de même que l'or est dans les mains des habiles pour séduire les faibles, il est aussi dans la main des tyrans pour séduire les forts,

Jugurlha, vaincu par Rome, mais non pas com- plètement, voulut voir cette ville qui le poursuivait même dans les déserts de l'Afrique. Il quitta ces régions que son ancêtre, du moins dans la gloire.

SUR l'évangile de la fête de l'Epiphanie 489

Annibal, avait quittées à la lètf d'une armée, pour venir, à travers les Espagnes et les Gaules, camper pendant seize à dix- huit ans jusque sous les rem- parts des Romains, et montrer à ces fiers domina- teurs du monde la seule fumée ennemie que leurs murs aient jamais pu contempler. Jugurlha, donc, quitta ses solitudes et alla voir ce sénat, d'une re- nommée encore si merveilleuse. Après l'avoir visité, sortant de la ville avec quelques-uns des siens, il monta sur une des collines qui la bordent des deux côtés, et lui servent comme d'une garde prétorienne pour la préserver d'une vue qui la découvrirait de trop loin, et se retournant vers Rome, il dit ces mots que l'histoire a conservés : « 0 ville qui n'at- tend plus qu'un acheteur ! » Les acheteurs vinrent bientôt. Ce furent d'abord les eunuques, après les eunuques les barbares, après les barbares un ca- davre dont il ne reste plus rien qu'une trace d'igno- minie, qui fait que chaque fois qu'on réfléchit à la fin de cet empire romain, on y voit la fange dans l'or, l'or dans la fange, la corruption des mœurs dans la corruption des consciences.

L'or va donc plus loin que les sens; il remonte jusqu'à la conscience, il fait qu'on met son cœur dans une balance, et qu'avec un peu d'or on parvient à en trouver le juste poids.

Il y eut une reine de France, célèbre par sa piété et ses bonnes mœurs, à qui on disait un jour, en lui parlant d'ambitieuses prétentions qui avaient osé espérer d'elle quelque chose de contraire à sa foi et à sa majesté : « Mais, cependant, si le duc de

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Buckingham était possesseur de deux, de trois, de quatre, de dix, de vingt millions?... » La reine arrêta avec générosité en disant : « Prenez garde, vous en mettrez tant! » Ainsi, il y a dans l'or un charme qui peut arracher à une âme pure, mais ingénue, celte exclamation que l'histoire a recueillie. L'or, qui ne corrompt pas toujours les sens , peut corrompre les consciences; et une fois les con- sciences corrompues et les mœurs ruinées, les em- pires le sont eux-mêmes à tout jamais!

Eh bien! je vous le demande, en présence de cette histoire de l'or, qu'avait-il à faire entre la myrrhe et l'encens, dans les mains des Mages? Qu'est-ce que signifiait son oblation à Notre-Seigneur?

Elle signifiait que Dieu est assez puissant pour ne désespérer de rien , qu'il est capable de purifier ce qui a été flétri par la main des hommes. L'or était apporté à Jésus-Christ, avec la myrrhe et l'en- cens, par les nations représentées par leurs rois, pour être purifié , béni, sanctifié et devenir un des grands instruments de la régénération humaine. Comment cela? C'est que les rois, en apportant au nom de toutes les nations du globe l'or en tribut, reconnais- saient ce principe chrétien : Dieu est le propriétaire suprême des choses. Il y a longtemps que le roi David a dit : La terre est au Seigneur avec tout ce qu'elle renferme... et qu'il en a donné la raison en ajoutant : Parce que c'est lui qui a créé et posé l'uni- vers. Dieu est propriétaire du monde, parce qu'il n'y a de propriétaire vrai , absolu d'une chose que celui qui l'a créée.

SUR l'evanglle de la fête de l'Epiphanie 491

Vous vous dites propriétaires! C'est là, mes Frères, le principe païen relativement à l'or, et ce qui fait que l'or a été une puissance si dégradée, dans tous les temps , en dehors de la foi chrétienne. Vous vous dites, et vous vous croyez propriétaires. C'est vrai selon la loi civile, je ne vous le dispute pas; mais selon la loi de Dieu, Dieu seul est le vrai propriétaire, parce que Dieu seul a fait les choses. Nous n'avons pas fait la terre, par conséquent elle n.j nous est pas propre; les lois humaines peuvent nous la rendre propre; mais, aux yeux du chrétien, Dieu seul ayant fait le monde, lui seul est proprii.-- laire du monde. 11 répète à tout moment, dans les Écritures : Ego Dominus ! Je suis le Seigneur! Je suis le seul Seigneur! mais le Christ étant venu pour sauver le monde , il a plu au Seigneur de le constituer l'héritier de toutes choses. Tout genou doit fléchir devant Jésus-Christ, parce que, par son sang répandu, il a mérité d'être le propriétaire unique au moyen de la transmission que Dieu lui a faite.

Que résulte-t-il de là? Il en résulte, dans tout cœur chrétien, ce dépouillement volontaire de soi- même qui nous est imposé, non par la législa- tion civile, mais par notre for intérieur et notre volonté personnelle, en vertu de laquelle nous recon- naissons que tout ce que nous voyons appartient à Dieu, et par conséquent au Christ; que le Christ en est vraiment le propriétaire, et que nous n'en sommes que les administrateurs. Quiconque d'entre vous se croit propriétaire au litre essentiel et pri- mitif, celui-là n'est pas chrétien; le chrétien qui

492 BOMÉLll-

possède est simplement détenteur de la portion de la terre que le Christ lui a donné à administrer, à faire valoir, et à faire valoir dans quel sens? Pour le Christ lui-même.

Il y a un triple Christ pour qui la terre que vous possédez ou plutôt que vous administrez doit être cultivée, fertilisée.

D'abord le Christ public, celui qui est à tous, celui qui est sur les autels , sous les espèces du pain : c'est la nourriture de tous, c'est le pain de tous, le grand pain de la vie spirituelle, le pain in- violable, le pain incorruptible, le pain qui nourri- rait le genre humain avec toutes ses générations, si le genre humain et ses générations le connaissaient et l'estimaient à son prix. Eh bien! c'est pour ce Christ public d'abord, que vous possédez et que vous êtes propriétaires, non pas au premier titre, mais au second. Remarquez-le bien, votre premier, votre plus grand devoir, comme administrateurs des biens du Christ, c'est de faire que le Christ, qui est la nourriture de tous, soit sur ses autels, qu'il y soit toujours, qu'il y soit visible, qu'il y appelle l'atfamé, l'affamé du corps et l'affamé de l'àme. Et pour cela, il faut qu'il y ait un autel; pour cela, il faut qu'il y ait un temple qui couvre cet autel et le mette à l'abri des intempéries des saisons. C'est le temple qui couvre le pain de la vie que vous devez bâtir avant tout.

Il vous faut aussi le temple vivant, qui est le prêtre. L'autel, le temple, le prêtre, c'est-à-dire le Christ vivant et vivificateur de tout : voilà l'impôt

SUR l'Évangile de la fête de l'Epiphanie 493

que vous devez payer d'abord, au Clirisl, proprié- taire unique, universel.

Ainsi, la première base de l'art chrétien, ce n'est pas votre vêtement, ce n'est pas votre maison , c'est le vêtement, c'est la maison, c'est l'ornement de Dieu sur la terre, et tout cela, dans ce qu'il y a de plus grand, de plus magnifique, de plus colossal, afin que partout un homme abordera, le temple lui apparaisse, ouvre son cœur, non pas à la corrup- tion, mais aux saints, aux pieux désirs, au souvenir de son berceau, de sa mort, de sa tombe, de son passé et de son avenir, et qu'à la vue de ce temple , si perdu qu'il soit dans la bassesse des passions, il s'arrête en disant : « 11 y a un Dieu , je ne sais lequel , mais il est vénéré d'un peuple qui l'honore magni- fiquement, royalement.»

Lycurgue, sentant que l'or troublait les peuples, l'avait interdit sur le territoire de sa nation, et fait remplacer par une monnaie en fer. C'étaient des idées de législateurs enfants. L'or vient de Dieu; il est puissant, il faut le diriger vers sa vraie destinée. Tous les arts, l'archileclure, la pein- ture, la musique, tout ce qui est beau, exprimé sous des formes terrestres et vraies, tout cela sort de l'or, tout cela doit vivre. Jamais, aux plus grandes époques de la foi, l'art n'a eu de plus mémorables personnifications et de plus grande extension que lorsque le temple était ce qu'il doit être parmi les hommes. Mais aujourd'hui, (jue l'art retourne à ses instincts païens, sont les artistes? Qu'est-ce que l'on fait pour eux? Tandis que toute

494 HOMÉLIE

la terre européenne, il y a quatre ou cinq siècles, leur disait: « Venez, bâtissez, ornez, sculptez, mettez Dieu et l'éternité partout, tirez de votre pinceau, de votre ciseau, des marbres et des cou- leurs qui enseignent le bien aux générations; » de nos jours, à ces pauvres artistes dégradés, comme nous le sommes tous , parce qu'à mesure que Dieu s'efface, l'art s'efface aussi, on leur fait faire des bluettes, des statuettes : trop heureux lorsqu'on ne leur demande pas des choses qui représentent le vice dans sa plus immonde nudité, lorsqu'on n'en fait pas les instruments d'une perversion qu'ils mau- dissent! Us la maudissent d'autant 'plus que, non seulement ils savent le mal qu'ils font, mais que ce mal, ils l'ont en horreur et en exécration; mais souvent, pour vivre, affamés par la bassesse mgé- nieuse de l'art actuel , ils sont obligés de tendre la main aux corrupteurs de l'humanité, puisque les arts divins et encouragés par Jésus-Christ n'existent plus ou ne peuvent plus prospérer.

Ensuite, il y a un second Christ, c'est le Christ pauvre; après le Christ public, vient le Christ pauvre. Eh bien! votre or, appartenant au Christ, dont vous n'êtes que les administrateurs, après être allé au Christ public, qui est le bienfaiteur de tous, le pauvre compris, votre or doit aller aux pauvres et leur donner le strict nécessaire. On ne vous de- mande pas davantage pour le pauvre, faites-y bien attention; le Christ pauvre se contente de cela. Il vous dit : « Pourvu que je ne meure pas de faim et de froid, c'est tout ce que je veux. » Et s'il arrivait

SUR l'Évangile de la fête de l'épiphame 49?)

qu'un peuple fût assez malheureux, dans certains moments, pour ne pouvoir plus suffire à sa sub- sistance, ce qui no s'est jamais vu que par le crime, car à la vertu il est promis qu'elle trouvera toujours son pain, si par hasard cela arrivait, le Christ pauvre consentirait alors à mourir comme il est mort une première fois au Calvaire. Il dirait : « Je sens qu'il y a impossibilité de vivre, et je meurs en m'immolant une seconde fois pour le salut du genre humain! » Le strict nécessaire! Au jour du juge- ment, le Christ public ne vous demandera pas si vous l'avez vctu d'or et de soie; mais le Christ pauvre vous demandera si vous lui avez donné un haillon, comme fit saint Martin en coupant une partie de son manteau.

Saint Martin, ce soldat pannonien, se trouvait près d'Amiens; il vit un pauvre tout nu; il fut effrayé de rencontrer le Christ dans cet état; car le pauvre, c'est le Christ, cela est de foi. Alors, pui- sant dans sa poche, il n'y trouva rien; ce qui est le propre et la gloire du soldat. Il songea qu'il avait un manteau et une épée; il tira l'épée, prit le man- teau , en coupa une portion et la jeta respectueuse- ment et amoureusement sur les épaules du Christ nu; puis il alla dormir: on dort quand on a fait du bien! Pendant son sommeil, il vit une image se lever devant lui; c'était le Christ, revêtu tant bien que mal de la portion du manteau qu'il lui avait donnée la veille , et qui lui dit ces belles et divines paroles: «Martin, encore catéchumène, m'a donné ce manteau! »

496 HOMÉLIE

Eh bien I c'est tout ce que le Christ pauvre vous demande; il vous demande, même avec instance, de ne lui donner que des haillons, car il tient à être pauvre; il veut être riche à l'égal du pauvre qui est dans la rue : chacun a ses idées I Et, mes Frères, refuser à Dieu un haillon, refuser du pain au Christ, à lui qui est le maître du monde, c'est une action atroce. Les peuples se passent ces choses- là, et il y en a, je ne veux pas les nommer, les peuples le Christ pauvre ne trouve pas son haillon et son morceau de pain, ces peuples-là ne sont plus chré- tiens; ce sont des peuples maudits, et tôt ou tard l'or, qui ne sert plus à son usage, leur fera le destin qu'd a fait à tous les peuples insensibles et qui ne goûtent plus que les choses du corps, ses jouis- sances et son orgueil.

En troisième lieu, pour finir, outre le Christ public et ie Christ pauvre, il y a le Christ inlime: c'est vous; car, mes Frères, vous êtes des Christ, cela est de foi , vous êtes les membres vivants du Christ. Eh bien! le Christ, qui vous demande l'au- mône pour lui en tant qu'il est public et pauvre, vous la fait, à vous, en tant que vous êtes à l'état d'intimité. Il veut vous nourrir, vous loger, vous vêtir, et au lieu qu'il ne vous demande pour lui, en tant qu'il est pauvre, que le strict nécessaire, il vous accorde, à vous qu'il a choisis, qu'il a pré- destinés à lui faire aussi l'aumône en tant qu'il est public et pauvre, il vous accorde plus que le néces- saire, le nécessaire et l'utile. Vous pouvez garder ce qui vous est nécessaire, ce qui vous est utile;

SUR l'Évangile de la. fête de l'Epiphanie 497

au delà commence le crime de l'or. Tout ce qui n'est plus nécessaire et loul ce qui n'est plus utile, en fait d'or, le garder, c'est une scélératesse, oui, une scélératesse; car, lorsqu'on a pris pour soi plus que le nécessaire et l'utile, refuser à Dieu, qui nous a donné ce nécessaire et cet utile, lui refuser à lui le strict nécessaire, le laisser dans la faim, dans la soif, dans le froid, mes Frères, c'est tuer son père et sa mère, à qui l'on doit tout; c'est imiter le fils ingrat qui, mené doucement dans un char avec des che- vaux magnifiques, écrase sa mère qui passe dans la rue et dit : « Qu'est-ce que c'est? une pauvre femme qui se meurt! » Malheureux! misérable!

Voilà comment, le Christ intime ne se contentant pas du nécessaire et de l'utile, lorsque le Christ pauvre se contente du strict nécessaire, on arrive à quelque chose de pire que ce que l'antiquité avait produit. Elle ne connaissait pas le Christ, elle ne savait pas ce qu'elle faisait; mais vous, mes Frères, vous savez ce que vous faites. Par conséquent, si vous employez votre or au tremen l qu'il n'est permis. .. ; mais non, je ne veux pas répéter la vérité que je vous disais tout à l'heure; elle est tellement atroce que je ne veux pas la dire une seconde fois. Il ne faut pas la répéter à celui dont le cœur n'est pas blessé à mort par cette vérité dite une première fois. Une vérité dite une fois , quand elle est d'un certain ordre, c'est un sacrilège de la dire une seconde fois. Je vous l'ai dite, le trait est en vous, vous l'avez reçu; si vous ne l'avez pas reçu, mon devoir est de me taire : Dieu vous jugera !

I 32

498 HOMÉLIE

Un hoiinêle homme malheureux vint trouver un jour Franklin et lui dit : « Monsieur, j'ai besoin de vingt-cinq louis ou je suis perdu. » Franklin ouvrit son secrétaire, prit vingt- cinq louis et les remit à cet homme en lui disant : « Monsieur, voici vingt- cinq louis; je vous les prête à cette condition : c'est que, quand vous n'en aurez plus besoin, vous cher- cherez un homme honnête et malheureux comme vous, et vous les lui prêterez à la même condition que je vous les prête, et ainsi indéfiniment. »

Mes Frères, ces vingt- cinq louis de Franklin, comme les hommes honnêtes et malheureux, ne manquent jamais; il est à présumer qu'ils agissent encore et que, jusqu'à la fin des temps, ils rencon- treront un homme honnête et malheureux. Ce que Frankfin a fait pour vingt-cinq louis, Jésus-Christ l'a fait pour l'or tout entier. 11 a prêté l'or au monde, au monde chrétien, au monde malheureux et hon- nête , à la condition de le prêter au monde honnête et malheureux lorsque nous le rencontrerons. Nous sommes sans cesse au* milieu de ce prêté et de ce rendu, recevant du Christ et donnant au Christ, re- cevant du Christ riche de tout et donnant au Christ dépouillé de tout pour nous. C'est le vrai jeu de l'or, et voilà pourquoi , sanctifié et béni , il nous apparaît aujourd'hui entre l'encens et la myrrhe!

J'aurais voulu continuer ces instructions fami- lières avec vous, je ne le puis pas. Je vous ai parlé des pauvres temporels à qui je dois chaque année une part de ma voix, mais il y a aussi les pauvres spirituels à qui je dois des vérités dune autre sorte.

SL'R l'Évangile de la fête de l'Epiphanie 499

C'est pour aller les trouver que je me sépare de vous, et en m'en séparant, avec le lien sacré qui nous unit tous, je vous retrouverai toujours; nous serons toujours présents les uns aux autres, au pied de ces autels, dans la vérité, dans la sainteté et dans la charité.

FIN DU PREMIER VOLUME

TABLE DES MATIÈRES

Approbation de l'ordre v

Avertissement vu

SERMONS

1825-1849

Sur le mystère de l'Incarnation. Prêché au séminaire d'Issy, le 8 décembre 1825. Plan et fragment 3

Sur les scandales des chrétiens. Prêché au séminaire de Saint -Sulpice, septembre 1826. P/an giénëra/ 8

Sur le service de Dieu et le service du monde. Prêché le 19 février 1828 dans la chapelle du premier monastère de la Visitation. Texte écrit 11

Sur les bienfaits de la Rédemption. Prêché le 5 mai 1833 à Saint -Roch. Pian général 34

Sur la charité, vie du monde et fruit réservé du christia- nisme. — Prêché à Notre-Dame, le 28 décembre 1835. Ana- lyse 38

Sur les devoirs de la charité chrétienne envers les prêtres INFIRMES. Prêché le 24 mars 1836, à la chapelle de l'infir- merie Marie- Thérèse, ylnaii/se e< /"ragm**/!* 60

Sur le dogme de la Résurrection, triomphe du christianisme. Prêché à Rome, à Saint-Louis-des-Français, le 19 avril 1841. Analyse 64

Sur les biens que donne le monde et sur ceux que donne JÉSUS -Christ. Prêché à Bordeaux, le 1" février 1842. dans la chapelle de la maison de la Miséricorde. Ana- lyse 67

502 TABLE

Sur le temple et les sanctuaires, sur le sanctuaire du Mont-Carmel. Prêché à la cathédrale de Versailles, le 26 novembre 1843. Analyse 76

Sur la divinité de Jésus- Christ. Prêché à Beaune, dans l'église Notre-Dame, le 27 mai 1844. ylnaiyse 89

Sur la puissance de la foi et sur les causes de cette puis- sance. — Prêché à la cathédrale de Dijon, le 2 juin 1844. Texte 106

Sur le mérite et la nécessité de la foi. Prêché à la cathé- drale de Langres, le 9 juin 1844. Analyse 128

Sur le même sujet. Prêché à la cathédrale d'Orléans, le 15 no- vembre 1846. Analyse 142

Sur la richesse et la pauvreté selon le rationalisme et selon le christianisme. Prêché à la cathédrale de Nancy, le 1" août 1844. Analyse 154

Sur le même sujet. Prêché le 21 novembre 1844, à l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Analyse 157

Sur la puissance exfiatrice de l'aumône. Prêché à Saint- Roch, le 30 janvier 1845. Texte sténographié 168

Sur la perte progressive de la vérité. Prêché à Notre- Dame, le 12 février 1846. Texte, d'après le Journal des Prédicateurs 188

Sur la dévotion au corps de Jésus- Christ. Prêché à Notre-Dame, le 19 février 1846. Texte, d'après le Journal des Prédicateurs 214

Sur le mystère de la pauvreté. Prêché à la cathédrale de Nancy, le 18 octobre 1846. Analyse 234

Sur le service public dans la société chr.:tienne. Prêché à la cathédrale de Nancy, le 25 octobre 1846. Analyse. 237

Sur la prédestination de sainte Madeleine. Prêché à Saint-Sulpice , le 28 janvier 1847. Texte, d'après la Tribune sacrée 240

Sur la dévotion au sacré Cœur. Prêché à Saint-Roch, le 10 février 1847. Texte, d'après la Tribune sacrée.. . . 262

Sur le pauvre selon le monde et selon l'Évangile. Prêché à Bruxelles, dans l'église de Notre-Dame-des- Victoires, au

Sablon , le 27 avril 1847. Texte sténographié 289

Sur le même sujet. Prêché le 19 juillet 1849, à Sainte- Reine (Côte-d'Or), dans la chapelle de l'Hospice. Ana- lyse 328

Sur saint Pierre, chef de l'Église. Prêché à Frolois,

TABLE 503

(Côle-d'Or), le i""' juillet 18'i9. Canevas, écrit par le P. La- cordairc 339

Sur de capital nécessaire de la vie. Prêché le l'J juil- let 1849, au pelit séminaire de Plonibières-lez-Dijon. Texte, d'après le Spectateur de Dijon 344

Sur la nécessité et la mission des ordres religieux. Prê- ché à Paris, le 4 novembre 18'j9, dans l'église des Carmes. Anclyse 371

H OMKLIES

PRIÎCIIÉES DANS L'ÉGLISE DES CARMES

Sur la parabole du grain de sénevé. Piéchée le 18 no- vembre 1849, Texte, d'après la Tribune sacrée. . . . 373

Sur l'évangile du i" dimanche de l'Avent. De la prépa- ration au Jugement dernier par la confession. Prêchée le 2 décembre 1849. Texte, d'après la Tribune sacrée. 391

Sur l'évangile du w dimanche de l'Avent. L'évangélisa- tion des pauvres, caractère principal de la mission de Jésus- Christ. Prêchée le 9 décembre 1849. Texte, d'après la Tribune sacrée 409

Sur l'évangile du iii" dimanche de l'Avent. Le baptême de saint J cm- Baptiste; la purification du corps par la finiga- lilé et la sobriété. Prêchée le IG décembre 1649. Texte, d'après la Tribune sacrée 429

Sur l'évangile du iv» dimanche de l'Avent. Nul ne peut dire : Je suis bon; je suis heureux. Prêchée le 23 dé- cembre 1849. Texte, d'après la Tribune sacrée .... 447

Sur l'évangile du dimanche après Noël. Jésus -Christ, signe de contradiction. Prêchée le 30 décembre 18i9. Texte, d'après la Tribune sacrée 405

Sur l'évangile de la fête de l'Epiphanie. De l'or et de l'usage qu'il faut en faire. Prêchée le 6 janvier 1830. Texte, d'après /a Tribune sacrée .482

14348. Tours, Impr. Mamo.

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