^..^

'^'4

i^iiÂ

j9 :^

r*f^

^. . ^-

^^i^

^^

'^^^

*• , <*^^

•^r^-'

Vr>'

^.*^^^

- rvi

^^

JOHN M. KELLY LIBDADY

Donated by The Redemptorists of the Toronto Province

from the Library Collection of Holy Redeemer Collège, Windsor

University of St. Michael's Collège, Toronto

'\y'

Digitized by the Internet Archive

in 2009 with funding from

University of Ottawa

littp://www.arcliive.org/details/sixansaucongoletOOmariuoft

Bif ans au (îîongo

îrttrfs t$ ^omr ICari^^cBoôrii^tJa

:^

-e..

%

■«fc

'<^

HO! Y REOEEMER î^rtîRî^Jf, WINDSOR

Mkmm

un Congo

mnx Mmt=êûMu\)t

rand) imp. A. Siffer

"^nfau

(Extrait du lournal de Bruxelles du 22 Mars 1897)

E 6 Juin 1892, partaient d'Anvers, pour le Congo, cinq vaillantes Religieuses de la Congrégation des Sœurs de la Charité, dont la Maison-mère est à Gand. L^une de ces héroïnes était Sœur Marie-Godelieve, originaire des environs de Poperinghe, un type exquis de la race flamande, une femme d'élite, une grande Belge, une Sainte !

Je veux vous raconter son histoire. Je la connais bien car, lecteur assidu des lettres de la Religieuse, je n'ai cessé de la suivre dans son héroïque action sur la terre africaine. Flamande, elle écrivait admirablement le français : ses lettres pleines de gaîté, d'humour et de foi sont des petits chets-d'œuvre de style familier. « La joie dans le sacrifice on a dit cela du Père De Deken, un autre héros. On peut le répéter de Sœur Godelieve.

5

Lettres de Sœur Marie-Godelieve

^^.

H0V1 WDEEMER l\^^A^ ViliSDSOIl

^

Elle débarquait à Banana (Congo) le lo Juillet 1892. Après avoir passé une année dans les Maisons de son Ordre à Moanda et à Nemlao, elle partit en Septembre 1893 ayec quatre de ses Consœurs pour « le royaume de cet admirable Père Cambier », qui est occupé à renouveler là-bas les prodiges de Saint François-Xavier, ce grand Jésuite, qui écrivait des Indes et du Japon à son Général : « De grâce, envoyez-moi des Belges ! » Da mihi Belgas !

Après dix semaines d'un voyage épuisant, les cinq Sœurs de Charité arrivent au commen- cement de l'année 1894 à St. Joseph de Lulua- bourg, sous le commandement du Père De Deken. On se demande comment de faibles femmes ont pu accomplir une pareille odyssée ! Il leur a fallu, sans doute, toute la puissance et l'énergie de l'apostolat pour résister à de pareilles fatigues.

Notre héroïne vient de mourir au centre de l'Afrique, au siège de la florissante Mission de Luluabourg, après quatre années et demie d'apostolat !

Quelle grandeur morale jaillit de ce cadavre, quelles preuves d'immortalité, quelles démonstra- tions de vérité !

En comparaison de petite Sœur Godelieve que sommes-nous, nous autres, riches oisifs.

bourgeois affairés, politiciens ambitieux ? Nous discutons des thèses, nous formulons des pro- grammes, nous discourons avec plus ou moins d'éloquence sur les conditions de la félicité humaine. Mais, que faisons-nous ? Quels sont nos actes ? Est-ce que nous payons de notre personne ? Payons-nous même de notre poche comme il conviendrait de le faire? Hélas! non, nous ne savons pas même sacrifier notre amour- propre au triomphe de la vérité intégrale. Nous nous contentons de la pratique banale du chris- tianisme, dont nous aimons à vanter la puissance dans les âmes des autres.

Que devient notre virilité devant la vie et la mort d'une femme telle que petite Sœur G'odelieve ? Un sujet de plaisanterie. Nous avons la prétention de nous vouer au salut de l'Etat et même de la société moderne et nous ne songeons pas au salut des âmes. Cette petite fille de Poperinghe nous fait honte.

Dors en paix, ô femme héroïque, dans ta robe blanche, au milieu des nègres à qui tu as fait matériellement sentir l'œuvre de la Rédemp- tion, et prie pour ceux qui t'ont comprise et qui t'ont aimée ! O pleusi, ô sainte petite Sœur Godelieve, priez pour nous !

FÉLIX DE Breux

(Extrait du Bien Public du 3 1 Décembre i 893)

A l'arrivée de Sœur Godelieve à Léopoldville, un Européen écrit la lettre suivante à un ami de Gand :

Ki7ichassa, i3 Novembre iSçj

Le R. P. De Deken est arrivé à Léopold- ville avec une caravane de cinq Sœurs de Charité de Gand, en destination pour le pays des Ba- chilanges. Le voyage de Matadi à Léopoldville,. à travers la région accidentée des cataractes, s'est fait dans les meilleures conditions : 17 jours de marche avec arrêt à mi-chemin, à Lukungu^ de cinq jours de repos. C'est à ce relais que les voyageurs doivent changer de porteurs.

En confiant à l'explorateur du Thibet avec Bonvallot et le prince d'Orléans, cette difficile mission de mener dans le Haut-Congo nos premières Religieuses, le Supérieur Général des Missionnaires de Scheut, le très Révérend père Van Aertselaer, a fait acte de prévoyante sagesse, et il a donné la mesure de sa haute sollicitude pour les héroïques femmes qui s'en vont, si loin que soit marqué le pas de nos explora- teurs, créer des asiles aux enfants délaissés de la race noire.

Alors qu'il est rare, très rare, qu'une cara- vane de cinq blancs, de jeunes gens presque

tous sortis des rangs de l'armée, forts et pleins de ressources, nous arrive sans déchet à I.éopold- ville, les Religieuses ont fait la route sans le moindre accroc, alertes et joyeuses jusqu'au bout. A l'étape. Dieu sait après quelle route! elles égayaient les voyageurs que les hasards du chemin faisaient leurs compagnons d'un jour, par leur bonne humeur et les édifiaient par leur simple et pénétrante piété.

D'ici à Luebo, il y a 26 à 30 jours de voyage dans une rivière merveilleuse il y a tant et tant d'hippopotames que nos bonnes Sœurs elles-mêmes ne résisteront pas au plaisir de leur envoyer quelques balles. De Luebo à Luluabourg, le voyage doit être fait par terre, 8 à 10 jours de marche. Mais déjà on se trouve dans un pays profondément remué par le R P. Cam- bier. Les Missionnaires y seront chez elles.

Le R. P. Cambier viendra au devant d'elles; 300 à 400 hommes de sa Mission, des meil- leurs porteurs de hamac du continent noir, lui feront escorte; les indigènes glaneront les bran- ches du chemin par elles doivent passer ; des centaines de femmes se disputeront l'hon- neur de les porter par delà les rivières à travers les marais et les villages demeureront vides pen- dant une nuit afin d'en céder les cabanes aux nobles voyageuses.

Que Dieu les ait sous sa sainte garde f Nul que Lui ne les connaît! Et moi-même qui vous écris et qui conserverai comme précieuse relique un peu de la terre que leurs pas ont foulée, je ne sais rien d'elles qu'un nom d'emprunt qui n'est pas même celui que leur mère mur- murait jadis sur leur berceau!... Du lointain pays elles s'en vont, nulle d'elles jamais ne re- viendra; elles le savent, et n'en perdent pas leur vaillant sourire.... et leur tombe même, un jour glorieuse aux anges, restera ignorée des hommes!.... Que Dieu les garde donc et soit leur récompense, puisque c'est Lui seul qu'elles viennent si loin chercher dans les plus misé- rables et les plus abandonnées de ses créatures !

lO

BAmm ^^v

Itinéraire d'Anvers au Congo

fXr oj» i»^<^ j»^g_»^g_,»jp <^», i»^i jgjg.gfe.ÇjTgl-gigLJ^*' ''^ "i*' j»i»L-yig.'f*-g|gLl^

0ïtr0!5 ôe jBoeur

la Biabtïn--mh^ Ôe Êanô W^^(^l

SOMMAIRE : Voyage d'Anvers au Congo

A bord de l'Ella Woerinann, Juin i8ç2 Chère et digne Supérieure,

OUS voici au terme de la première étape de notre voyage vers le Congo!... Nous nous réjouissons à la pensée qu'aujourd'hui nous mettrons le pied sur la terre ferme, c'est quelque chose quand pendant huit jours on a été dans la balançoire ! Les jumelles fonctionnent de bon matin et, à tour de rôle, on interroge l'horizon. Bientôt un

(1) Les lettres de Sœur Marie-Godelieve ont été publiées par l'excellente Revue des Pères de Scheut : Missions en Chine et ait Congo.

II

cri de joie retentit : <.< Terre! Terre! » En effet, la première île du groupe des Madère se montre à nos regards; d'abord comme un nuage, elle s'éclaircit bientôt en se rapprochant, c'est Porto-Santo. Elle est inhabitée du côté nous l'avons en vue et ne présente que des montagnes désertes et des rochers abrupts couverts d'une sorte de lave qui, éclairée par le soleil, lui donne un aspect doré. En-deça les montagnes l'île est d'une grande fertilité et est peuplée d'environ 20,000 habitants. Une seconde île apparaît, c'est l'île Déserta, ainsi appelée parce qu'elle est entièrement déserte. Plus petite que la première, elle forme le domaine des lapins sauvages qui se nourrissent de la maigre verdure des rochers et célè- brent joyeusement leur liberté et la paix de leurs frontières.

Arrivée à l'île Madère

Mais voici la grande île Madère. De nature vol- canique comme le reste du' groupe, elle est d'une extrême fertilité et produit surtout beaucoup de rai- sins, dont on tire l'excellent vin de Madère si re- nommé dans toute l'Europe. Les montagnes sont parsemées de maisons blanches aux toits plus ou moins aplatis, ce qui leur donne un aspect char- mant. Nous contournons l'île pour entrer dans la baie de Funchal, capitale de Madère. Une masse de petites barques de toute forme et grandeur viennent à notre rencontre. C'est tout d'abord un représentant de l'autorité portugaise accompagné d'un médecin qui viennent s'enquérir de l'état sanitaire de notre Woermann. Le capitaine leur signifie que tout va bien, et ils se retirent. Vient ensuite la douane; l'un des employés, fort de quelques mots français, nous fait des longues harangues dont le premier mot est encore

12

à comprendre. Mais déjà nous sommes entourés de barquettes. Les unes portent des matelots qui nous invitent à descendre, les autres sont chargées de marchandises telles que : petits paniers, cigares, fruits, etc., c'est tout un petit marché en pleine mer.

J'oubliai de vous dire qu'à chaque escale, le dra- peau national flotte à la poupe du navire, tandis que le pavillon de la Compagnie est hissé au haut des mâts ; on fait aussi d'autres signaux au moyen de drapeaux multicolores, et dès que le drapeau, alle- mand apparaît sur la tour du port, le canon retentit pour le saluer... Nous voici prêtes à partir en Novices de la Maison-mère, car nous sommes fières de nos grandes guimpes gantoises. Nous remettant entre les mains de la divine Providence, nous descendons dans une barque, vraie coquille de noix, et, à force de rames, on nous fait gagner le rivage. Heureuses de fouler la terre ferme, nous nous avançons ma- gistralement dans la belle ville de Funchal, vrai paradis terrestre tant pour la douceur du climat qui est un printemps perpétuel que pour la richesse de la végétation et l'air de fête que respirent ses mai- sons blanches ornées de verdure. Les rues sont étroites et pavées en dessins avec des cailloux. Les habitants au teint brun et aux cheveux noirs sont pour la plupart des métis. On y rencontre beaucoup d'Anglais et d'autres Européens, car Funchal est devenue une station pour les malades pulmonaires. Sauf de rares exceptions, le costume est européen, on se croirait dans un des faubourgs de Bruxelles. Après avoir été à la poste pour notre télégramme et pour nos lettres, nous nous dirigeons vers le Jardin botanique nous trouvons réunies toutes les richesses de la végétation des tropiques : de magnifiques palmiers y offrent leur ombre bienfai- sante, des oliviers en fleurs, des orangers chargés de

13

fruits et mille autres arbres fruitiers avec les magni- fiques parterres qui les séparent en font un véri- table palais fé( rique.

J'avais l'appareil photographique avec moi, et, d'un point dominant toute la ville, j'ai pris deux belles vues; fasse le Ciel que le développement en réussisse, et vous aurez une idée de ce bijou africain.

Mais, continuons notre promenade et dirigeons nous vers l'endroit favOri d'une Religieuse, l'église. Nous voici devant celle d'un couvent tout juste à l'heure du Salut. Le prêtre, en chaire, fait une allo- cution en portugais, tandis que la pieuse assistance l'écoute à genoux ; puis, précédé de trois enfants de chœur en soutane rouge et en petite blouse blanche, il se dirige vers l'autel. Il n'a plus de chape à mettre, il l'avait déjà pour prêcher. Le Salut est chanté par des Religieuses dont je vous parlerai tantôt. Nous sommes bien touchées de la dévotion de toutes ces personnes qui, agenouillées par terre sur un tapis (car ici point de chaises, sauf quelques- unes pour les malades), se comportent de la manière la plus édifiante. L'église est magnifiquement ornée, on n'aperçoit de toutes parts que tentures et fleurs, l'autel surmonté d'une statue du Sacré-Cœur est inondé de lumières. Avec quelle ferveur nous implo- rons les bénédictions de Jésus pour nos chers Supé- rieurs, nos consœurs et nos familles ! Le Salut se termine et une scène bien différente de la première nous frappe d'étonnement ! Cette foule, tout à l'heure si recueillie, transforme l'église en un lieu de récréation. On se salue, on se raconte les nouvelles du jour et comme vous vous y attendez bien, les visiteuses inconnues ne sont pas le moindre objet de leur babil, la familiarité va si loin qu'on se parle presque sur les marches de l'autel. Ce peuple regarde vraiment Dieu comme son Père et ne connaît pas

H

Xi o a

V 3 >

cette crainte servile qui en fait un Juge sévère. Une demoiselle vient nous inviter à visiter le couvent et pendant que quelques-uns d^s Pères continuent la promenade avec le médecin du bord, nous suivons notre conductrice. Les Religieuses, ou plutôt les personnes qui habitent ce monastère car jusqu'ici elles n'ont ni Règle, ni Vœux, elles s'associent pour mener une vie pieuse en communauté et seront, peut-être, plus tard érigées en Congré- gation — forment demi-cercle à la grande porte d'entrée pour nous recevoir avec toute la bienveil- lance possible. Elles nous promènent dans les vastes corridors du cloître anciennement occupé par des moines, nous montrent le chœur, quelques oratoires remarquables, entr'autres celui de St. Antoine, grand' Patron des Portugais et les tableaux antiques qu'elles possèdent. A la vue des belles fleurs qu'on voit de tous côtés, l'envie me prend d'en avoir aussi pour le modeste autel du navire.

L'un des Pères se fait l'interprète de mon désir auprès d'une Sœur connaissant quelques éléments d'anglais et l'on m'apporte tout un bouquet de fleurs naturelles avec une branche de rosier en' plumes, c'en était assez pour ma première enquête. Nous quittons le couvent après force accolades, char- mées de leur gentillesse, mais un peu tristes de ne pas avoir encore reçu le don des langues pour les comprendre !....

En voilà maintenant assez sur Madère ! Ah ! j'oubliais : c'est demain la St. Antoine, les rues sont parsemées de feux de joie, et l'église qui lui est dédiée est tout illuminée jusque bien avant dans la nuit. Pour nous, revenues au bateau vers 9 heures, nous préparons bien vite l'autel, avec soin cependant, car notre bon Jésus va avant tout, puis nous nous livrons au repos.

"5

Arrivée aux Iles Canaries

Le lendemain 13 juin nous quittons Funchal pour Ténérife, une des îles Canaries, nous y arrivons le mardi 14. Personne d'entre nous ne sent plus la moindre indisposition; cette petite fatigue de Madère a même dépouillé Sœur Hygine des derniers vestiges de son mal.

Nous sommes au port de Santa-Cruz, ville principale de Ténérife. Même formalité qu'à l'escale précédente, même nombre de barques venant nous saluer. Nous faisons notre toilette, pas l'habit, mais belle jaquette, beau scapulaire et puis, jupon bleu, guimpe et voile du dimanche. Pour la première fois nous nous munissons de notre parasol, car nous apercevons sur la rive un monsieur qui se promène avec l'ombrelle ouverte. Nous voilà dans la bar- quette. Aujourd'hui c'est l'espagnol qui frappe nos oreilles; c'est moins dur que le portugais, mais les gens, toujours bruns et métis, semblent bien plus bavards qu'à Aladère. C'est un petit défaut à côté d'une grande qualité : ils sont plus droits que nos ciceroni de Funchal. Notre bon Père De Deken, en costume chinois, nous précède à la poste, au couvent. Mais, quel couvent! Il est habité par des Sœurs de Charité espagnoles et Dieu sait si elles y font honneur ! Dans toute l'Europe, il n'y a pas un Établissement d'aussi exquise propreté. Les parloirs sont de vrais petits salons : portes et fenêtres garnies de grands rideaux rouges ou bleus pour la fraîcheur et par- tout des tapisseries admirablement bien faites.

A l'hôpital, pas la moindre odeur et pourtant on y trouve de tout! Et l'orphelinat? Jamais je n'ai vu des dortoirs aussi bien arrangés ! Tous les lits ont leur couvre-lit en coton jaune clair avec fleurs roses, ce qui fait très-bel effet; le drap supérieur

16

et la taie d'oreiller des orphelines sont garnis d'une large dentelle au crochet; pour les orphelins, on se passe de ce luxe. Le dortoir des tout petits est entouré de lits-berceaux pourvus chacun d'un mous- tiquaire, et tout cela est si blanc et si gentil qu'on se croirait vraiment dans une autre sphère. Au ves- tiaire, le linge est disposé en dessins dans les vitrines et orné ça et de fleurs artificielles. Je me hasarde à faire connaître par signes plutôt encore que par paroles mon désir d'avoir quelques fleurs, car celles reçues dimanche étaient insufiisantes pour orner quelque peu notre pauvre autel, et aussitôt la bonne supérieure m'en donne de quoi faire deux jolis bouquets. Je la remercie de sa générosité et nous quittons charmées de tout ce que nous avons vu aussi bien qu'édifiées de leur charité, de leur dévoûment et de leur zèle pour les âmes qui leur sont confiées.

De là, nous nous dirigeons vers les trois églises de la ville; elles sont magnifiques; les fenêtres en sont garnies de draperies rouges aux franges d'or, les piliers de même; les autels dorés et ornés de sculptures incrustées ça et de fleurs en argent massif J'ai pris la photographie du maître-autel de l'église de la Conception, mais je crains qu'elle ne soit voilée car il faisait très-sombre. On nous a montré un superbe dais en argent massif qui surmonte le Tabernacle aux jours de fêle; il était plus haut que moi et entièrement ciselé. Point de chaises à l'église, mais le long de la nef principale une rangée de bancs. Nous regrettons de ne plus nous trouver ici à la Fête-Dieu, car les processions sont splendides et, suivant l'usage espagnol, une danse s'exécute devant, le St. Sacrement. C'est une petite mortifica- tion que nous offrons volontiers pour obtenir les bénédictions de Dieu à notre futu-c ]\Iission. Le

17

costume des femmes est déjà un peu modifié : elles- portent un large jupon, se couvrent les épaules d'un long châle noir et gris et se coiffent d'un petit mou- choir blanc (en satin, si la bourse le permet). Ce petit mouchoir est remplacé par un chapeau rond en paille, à bords exigus si elles ont quelque fardeau à portera- car elles plantent tout sur la tête et marchent ainsi d'un pas aussi ferme que le premier fantassin du pays. Les toits en pente disparaissent presqu'entière- ment pour faire place aux plates-formes.

Vers le miheu de la nuit, nous levons l'ancre et nous avançons vers Las-Palmas, emportant de Santa-Cruz un meilleur souvenir encore que de Fun- chal : une dévotion plus solide parmi le peuple.

i^Juin. Aujourd'hui, nous n'avons que deux Mes- ses, une de moins qu'aux jours ordinaires, nous tâchons d'y suppléer en priant encore avec plus de ferveur. A 8 heures, au i"^ déjeûner, l'ancre est déjà jetée en face de la capitale de Grand Canaria (en langage du pays).

Arrivée à Las Palmas

Pas tous les jours promenade, aussi nous restons- cette fois au logis, d'ailleurs les détails principaux de cet endroit vous sont déjà connus. Cela ne nous empêchera pas de voir des indigènes; ils arrivent de toutes parts dans les barquettes traditionnelles pour vendre des cigares, des oranges et des bananes; mais, dès qu'ils aperçoivent une Sœur, ils oublient pour ainsi dire leur métier et viennent baiser la croix, le chapelet en demandant rosario, rosariol Nous leur en distribuons ainsi que des scapulaires, des médailles, des images, etc. Avec quelle joie ils s'en revêtent! Heureux chrétiens, ils ont appris à

i8

u a>

c <u

H

•a

N

P! 03

lU

•a >

aimer Jésus, à honorer Marie et leur visage bruni par le soleil s'illumine d'un bonheur que ne connaît pas l'incrédule de nos cités. D'une main ils tiennent la médaille ou le rosaire tandis qu'en signe de remercîment ils portent l'autre à la bouche et nous montrent le Ciel. Je n'oublierai jamais la profonde impression que me fit celte piété! « Voilà, dit le « R. P. Supérieur, ce que l'Espagne a fait des îles « Canaries! » « Voilà, ajoutai-je, ce que nous espé- « rons faire du Congo avec la grâce de Dieu et « le généreux concours de nos compatriotes! » Si nous sommes déçues dans notre espérance, car les desseins de Dieu sont impénétrables, ce ne sera point faute de dévoûment de notre part, car nous sommes prêtes à tout! travailler, prier, souffrir, voilà désor- mais notre vie, oui, voilà le désir de nos cœurs, heureuses sommes-nous de pouvoir offrir au Divin Maître tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes pour arracher ne fût-ce qu'une seule âme à l'enfer!...

Ma,intenant, adieu Las Palmas! Le troisième siffle- ment se fait entendre, il nous faut voguer vers un autre port et célébrer en plein Océan la belle solennité de la Fête-Dieu ! Nous ornons l'autel avec un soin scrupuleux, nos draperies rouges de tous les jours sont remplacées par le velours bleu que nous drapons devant le grand miroir, le bas de l'autel est recouvert de draperies de coton. Il faut bien montrer à notre équipage protestant, si curieux de toutes ces choses, que nous tenons compte des fêtes et que nous avons la gloire de Dieu à cœur. Les fleurs reçues précé- demment font merveille dans la draperie bleue, et nous nous livrons au repos avec la douce certitude que Jésus est content de nous! Le lendemain, nous avons le bonheur de communier et d'entendre cinq Messes.

19

Lettres de Sœur Marie-Godelieve

Nous chantons le Suh tuuin, VAve verum, le Magnificat, tout cela de si grand cœur que notre médecin, d'ordinaire grand dormeur, se lève de bon matin, et, tout luthérien qu'il est, est alléché par la mélodie. Depuis lors, il n'en est que plus gentil à notre égard. Puisse la grâce une bonne fois le remuer ainsi que notre bon capitaine, qui vraiment nous entoure de soins et d'égards!...

Comme la journée pourrait paraître longue, faute d'occupations distrayantes : on ne sait pas toujours prier et notre règlement ne comporte pas tant de récréation, j'en profite pour écrire une douzaine de pages d'impressions de voyage et ainsi le coucher du soleil vers 7 heures est assez vite arrivé.

Nous commençons déjà à nous nourrir de fruits africains : cerises, pêches, bananes, figues fraî- ches; ils paraissent un peu fades les premières fois mais on s'y habitue vite.

Les jours raccourcissent à mesure que nous approchons de l'Equateur : à 4 1/2 h. du matin il fait encore presque noir, et vers 6 1/2 h. au milieu du dîner on est obligé d'allumer les lampes. Nous n'avons pas encore les fortes chaleurs, quoique ce soir nous passions le Tropique du Cancer.

ij Juin. La mer est un peu grosse aujourd'hui, le roulis auquel déjà nous étions habituées se fait sentir plus fortement, et, de temps en temps, nous donne quelques bonnes secousses. Une vague eut même la hardiesse de visiter, sans permission, la cabine du Père Supérieur et celle du capitaine. Dès son lever, le premier dut prendre un bain de pieds à l'eau de mer.

Les Prêtres doivent se tenir à deux pour célébrer leur Messe, car le calice menace de se renverser. Nous avons eu trois Messes et la S*® Communion, notre Viatique pour le Congo. Nous en avons bien

20

besoin, car, au milieu de l'Océan, loin de tout ce qui nous est cher, en route vers des régions inconnues, nous serions bien sujettes à quelque découragement ou appréhension, si Jésus n'était pour remplacer tout pour nous! Il se fait notre soutien, notre force, notre consolation et c'est Lui qui répand dans nos cœurs cette douce \oiti qui ne nous a pas encore quittées depuis notre départ. En effet, nos figures qui mai- grissent un peu dès l'abord, s'arrondissent comme la pleine lune.

Voici maintenant autre chose : le capitaine me dit ce midi de me préparer à recevoir un nouveau baptême dont il n'est pas fait mention dans mon catéchisme. Vous devinez ce dont il s'agit, aussi je le remercie de sa prévenance, ajoutant que je gar- derai plutôt le tiroir toute la journée, et lui de répondre : « Alors la cérémonie se passera dans la cabine. » Heureusement que le Père Supérieur se propose de nous racheter, sans quoi!... une douche à la. mode du jour!

Nous arriverons probablement dimanche prochain à Gorée, situé dans un îlot sur les côtes du Séné- gal, ce sera notre première halte chez les nègres.

Arrivée à Gorée

Nous voici au Sénégal, possession française; tous les habitants connaissent plus ou moins le dialecte de leur mère-patrie, de sorte que le français vient bien à point ici.

Le dimanche, ip Juin, nous arrivons pendant la cinquième Messe au port de Gorée, presque sans nous en apercevoir, tant nous prions avec ferveur pour notre chère Révérende Mère.

Gorée n'a pas très-bel aspect, des maisons blanches

21

assez sales avec plate-forme, une petite tour et quel- ques forts. Un peu plus loin on distingue clairement la côte du continent africain, le port de Dakar et les palmiers qui l'entourent. Pour la première fois, nous jetons les yeux sur ce continent désormais témoin de nos labeurs et de notre vie nouvelle, le cœur nous bat bien fort d'espérance et de confiance en Dieu, du désir de Lui gagner tant d'âmes plon- gées encore dans les ténèbres du paganisme et nous renouvelons de grand cœur à cette intention l'offrande de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous avons!... Mais pourquoi ne nous arrive- t-il pas ici de petites barques comme à nos escales précédentes? Ah ! c'est qu'aujourd'hui on célèbre la, solennité du St. Sacrement et précisément à cette heure la cloche appelle les fidèles au saint lieu.

Enfin, voici une barquette en route : c'est le médecin officiel qui, amené par six nègres noirs comme du jais, vient inspecter l'état des habitants du «Woermann ». Il est en blanc et, pour être un fran- çais, semble fort raide sous son casque. Monsieur son interprête, aussi noir que le reste de la popula- tion, fait tout lui-même, tandis que le docteur se borne à lancer des regards qui ne sont rien moins qu'agréables sur tout notre équipage allemand. Son visage pourtant s'éclaircit en apercevant des Mission- naires qu'il croit être ses compatriotes, et il nous annonce que la Messe vient de sonner; ce n'est pas qu'il compte y aller lui-même (plus tard nous avons appris qu'au Sénégal aucun Français ne met le pied à l'église, sinon pour un enterrement). Ils font contraste avec les Espagnols et les Portu- gais qui sont partout les premiers. Le capitaine accompagne notre homme pour chercher des ouvriers» il n'en trouve pas : les chrétiens Sénégalais ne tra- vaillent pas le dimanche, encore moins un jour de

22

fête. Il faudra donc mouiller un jour et demi en face de notre première population nègre. Vers midi, le capitaine fait vigoureusement siffler la machine et hisse le pavillon pour inviter une barque à venir nous prendre et nous laisser mettre pied à terre. On a appris que ce ne sera qu'un franc aller et retour, aussi tout le monde sera de la partie. Nous sommes donc à Gorée. Déjà les fortes chaleurs se font sentir; depuis Las Palmas le vent rafraîchis- sant du Nord a fait place à un vent tiède venant du continent; aussi ne faut-il pas travailler pour transpirer; malgré tout, nous n'avons pas le courage de renoncer déjà aux guimpes gantoises et nous nous contentons de notre petite ombrelle. Il est aisé' de voir que c'est jour de fête : tous les nègres sont en grande toilette : le rouge, le bleu, le jaune, le blanc, toutes les nuances de l'arc-en-ciel. C'est un vrai carnaval! Si nous les admirons, eux, ils ne nous admirent pas moins et poussent leur longue langue rouge entre leurs dents d'ivoire pour témoigner tous leurs sentiments!... La plupart sont assis ou croupis dans le sable, tous ceux qui portent bonnet ou chapeau se découvrent respectueusement à notre passage. Nous nous dirigeons vers l'église. Elle est assez grande et bien ornée pour la circonstance : partout des oriflam- mes en papier avec dessins et inscriptions en or, des bouquets de fleurs artificielles, des tentures, etc. Ce n'est plus à l'orientale : il y a des bancs pour s'agenouiller, d'autres pour s'asseoir. Nous entrons précisément à l'heure des Vêpres. Les deux Pères du S' Esprit qui desservent la Mission entonnent le Dcus in adjutoriuui, et toute l'assistance d'y répondre, mais plus mélodieusement que vous ne le croiriez, avec accompagnement d'harmonium et de trombone. Je regarde si ce sont bien des nègres qui chantent aussi parfaitement l'Office et il le faut puisqu'aucun

23

Français n'est à y rencontrer. Leur bouche, du reste^ est assez grande pour livrer passage aux sons, on y mettrait presque une fournée de pains. Cela n'em- pêche d'émouvoir profondément le cœur de quiconque, pour la première fois, est témoin d'une ferveur aussi grande chez ceux qui, hier encore païens, pourraient déjà aujourd'hui servir de modèle à plus d'un chrétien. Après les Vêpres vient la procession! oui, en plein pays africain, procession!... Nous quittons Gorée émer- veillées du changement que la Religion a pu opérer chez ces peuplades naguère livrées à toutes les horreurs du paganisme et, de plus, bien désireuses d'opérer, avec la grâce de Dieu, les mêmes effets chez nos futurs Congolais!

Nous voici revenues à notre « Ella Woermann ». Le capitaine eut la gentillesse de nous attendre pour le dîner, sans quoi l'estomac eût pu rester vide, ou plutôt rempli de Gorée jusqu'au lendemain. Oubliant que le capitaine est protestant, je lui fais une longue description des cérémonies auxquelles nous avons assisté; cela ne l'ennuie pas le moins du monde, bien au contraire, il aime ces choses-là! « Ce n'est pas impossible qu'un jour je me fasse catholique, » me dit-il. Il a interrogé le Père Baltus, fort versé en allemand, sur nos constitutions et notre genre de vie et comparant ensuite avec les couvents protestants il n'a pu s'empêcher d'admirer les Sœurs de Charité. Priez un peu, s'il vous plaît, pour que, touchée par une grâce toute puissante, cette âme devienne le partage du Christ!

20 Juin. Aujourd'hui, ce n'est plus fête, aussi le monde ne manque pas pour décharger les marchan- dises. Le costume de fête a disparu et déjà le costume d'Adam n'est plus si rare pour les enfants. Vers midi, nous levons l'ancre; nous nous dirigeons sur Monrovia. Nous remarquons un petit steamer à vapeur.

24

c'est un anversois, le Roubaix, Quel bonheur de voir un compatriote! Le sifflet à vapeur le salue, de part et d'autre les drapeaux sont arborés, chapeaux et mouchoirs s'agitent en signe d'amitié! A la vue de ce cher drapeau belge, flottant au milieu de l'Océan, sur un frêle bateau, l'amour de la patrie se réveille et Sœur Humilienne, qui a tout su quitter les yeux secs, verse des larmes d'émotion! Qu'on dise encore après cela que dans le cœur d'une Religieuse il n'y a point de sentiment national!... Certes, mais l'amour de sa Congrégation est encore plus fort, aussi notre plus grande joie en arrivant au Congo sera d'y trouver nos chères Consœurs et d'y recevoir bien vite de vos nouvelles. Tarderez-vous longtemps?

21 Juin. S' Louis de Gonzague. Ce bon Patron de la ieunesse n'est pas salué fort amicalement par nos Sœurs. L'une après l'autre est prise du mal de mer. Le R. P. Supérieur l'attribue à la chaleur suffocante jointe au tangage qui a succédé au roulis.

Mais que se prépare-t-il? Les ouvriers roulent en toute hâte la tente, attachent tout ce qui, sur le pont, pourrait voler. Le capitaine morne et inquiet interroge l'horizon avec sa longue vue; dans le loin- tain, les vagues s'agitent. On nous dit qu'une tempête ge prépare. Nous nous confions en la divine Provi- dence; nous prions et nous attendons calmement notre sort. Quand on a tout quitté pour Dieu on est assez vite prête à paraître devant Lui. D'ailleurs, si nous mourons, c'est sa sainte volonté, et quoi de plus parfait que la conformité à cette volonté divine ? Déjà le ciel est sombre el menaçant : nous courons un double danger, car le vent peut nous pousser sur les récifs de la côte et alors c'en est fait du « Woermann » et de tous ses habitants !.. Mais Dieu veille sur nous. Voilà qu'au moment la tempête semblait prête à éclater, le ciel s'éclaircit, les nuages se dispersent! Rien que

25

les prières de nos bien aimées Sœurs de Belgique ont pu opérer pareil prodige. Nous en sommes quit- tes pour une bonne averse qui rafraîchit l'air, et dans le Sacré-Cœur de Jésus nous contiimons gaiment notre voyage.

22 Juin. Sœur Hygine qui n'a pas fermé l'œil passe toute la journée dans son fauteuil sur le pont, jeûnant à l'eau claire. Les deux autres Sœurs en allant un peu mieux semblent m'avoir cédé quelque chose de leur intérieur; je suis toute disposée à soigner à mon tour pour les poissons. Ce ne sont pas des cancans de nonnette, les Pères s'en ressen- tent plus encore que nous, et l'on tient parlement à chaque heure officielle de repas.

Dans l'après-midi, une pluie battante, comme il y en a sous les tropiques, vient nous rafraîchir et plus ou moins nous guérir. C'est que nous appro- chons des côtes de Libéria la pluie a toute liberté de tomber du i'^ Janvier au 31 Décembre.

Arrivée à Monrovia

feiidi, 23 Juin. Une bonne nuit nous a complè- tement remises. Il fait chaud dans toute la force du terme, mais quand le ciel est ouvert cela ne vous abat point.

Libéria se montre à l'horizon, nous nous appro- chons lentement mais sûrement de Monrovia, port principal du territoire libérien. Notre visite y est annoncée par un bateau de la compagnie, « l'Edouard Bohlen » que nous avions trouvé à Las Palmas, car ici les huit nègres à bord qui comptent regagner leur patrie doivent être remplacés par une trentaine de leurs compatriotes. La nouvelle s'en est suffisam- ment répandue, car à peine nous aperçoit-on qu'on

26

arrive de toutes parts offrir ses services. Le capi- taine compte plus de loo candidats pour 30 qu'on en désire.

Je ne puis vous donner une juste idée du spec- tacle que nous avons sous les yeux. Nous voyons jusqu'à 39 petits canots creusés dans des troncs d'arbres, que l'on fait avancer avec des pagaies aux formes bizarres. Si j'étais artiste-dessinateur, je vous enverrais un croquis, mais... dans chaque canot, 5 ou 6 noirs à genoux dans l'eau (car leur embarcation est toujours à moitié remplie) et vêtus à la mode du jour. Les nègres de Monrovia et de tout Libéria passent pour civilisés, ils ont été importés du Brésil au nombre de 1.500.000 et constituent une Répu- blique, mais à leur guise; c'est un bel exemple de l'ingratitude du nègre pour le gouvernement. Je vous laisse juger du degré de leur civilisation : les enfants en costume d'Adam, les hommes, du grand chic, en pantalon et veste, le commun du peuple en un carré d'étoffe drapé en culotte tantôt à une jambe, tantôt aux deux. Quelles bizarreries! Lears canots, sans gouvernail, ne voguent pas toujours au gré des navigateurs et bien souvent ils font la culbute jetant tout l'équipage à la mer. Celui-ci n'en est nullement incommodé, car nageant comme un poisson (on dirait qu'ils ont le pied sur terre ferme) chacun de son côté se met en devoir de retourner le navire : on le secoue jusqu'à ce que l'eau en soit à moitié partie, alors houp! dedans! et à genoux dans le bain.... Arrivés à « l'Ella AVoermann »> ceux qui viennent se présenter et qui pour la cir- constance sont en toilette, sont coiffés d'un fond de panier ou d'un chapeau en jonc, quelques-uns d'une espèce de casquette en toile cirée; ils s'élancent sur le bateau avec une agilité de lièvre et commencent des pourparlers sans fin. D'après Père De Deken,

27

leur langage ne ressemble rien de mieux qu'à un croassement, de grenouille. C'est ainsi qu'ils passent devant le premier officier; les plus jeunes et les plus forts ont la préférence, parce qu'ils sont faciles à dresser. La revue terminée.'^ceux qui ne sont pas agréés rega- gnent leur canot à la nage et une pipe en bouche au milieu d'un tintamarre à abasourdir les moins délicats. Les nouveaux enrôlés s'en vont vraiment à la manière des apôtres sans bâton, sans chaussure, sans bourse,, n'ayant qu'un habit, sans se retourner pour rendre leurs derniers devoirs à leurs parents, à peine un ou deux reçoit encore ime petite caisse, dernier apanage d'une mère ^désolée.

Pour nous reposer un peu les yeux, nous les arrêtons sur la « Gertrude Woermann » qui mouille en face de nous, elle vient du Dahomey. Elle n'est pas aussi favorisée que nous, car la variole a éclaté à bord, 2 1 nègres, plus 2 Européens ont succombé. Le capitaine y apporte les lettres de nos Pères. Pour une fois, nous passons outre, car le mal de mer nous a empêchées de mettre ordre au bureau. A petite distance, nous apercevons la ville de Monrovia qui, à part quelques factoreries, se compose de cases en bois de palmier. Il y a défense d'y mettre pied à terre à cause de l'insalubrité du climat, mais le médecin qui descend partout pour enrichir sa collec- tion de papillons, nous a parlé de la richesse de la végétation et de la sauvagerie des habitants. C'est tout ce qu'on trouve à y remarquer. Le soir, nous quittons le port gratifiés encore d'une bonne averse.

24 fum. Fête de S^ [ean Baptiste et de Sœur Albanie. Mauvais temps, pas de soleil, averses pres- que continuelles, vent, odeurs malsaines, c'est l'haleine de Libéria. Avec cela. Sœur Hygine ne va pas mieux, tout ce qu'elle prend c'est pour la mer. Sœur Albanie fait de tout : prier, manger, restituer, travailler, s'endor-

28

o

S O

os

M c

es

c

l4

O o

•ï3

es

yj

mir sur son livre ou son buvard. « Quelle vie! dit- elle. » En effet, elle célèbre bien sa fête.

Tant bien que mal, nous filons pour le cap Palmas qui mettra fin à toutes les intempéries dont Libéria gratifie tous ses visiteurs. Sœur Humilienne devient célèbre : pendant plus de lo minutes un nègre l'a contemplée, bouche béante et avec une indescriptible stupéfaction; il ne pouvait se figurer à quoi servirait le tricot qu'elle maniait si habilement ; portant une espèce de mouchoir en bouche, tantôt il montrait son pantalon, tantôt sa veste; nos bruyants éclats de rire n'étaient pas en état d'altérer son sérieux. La scène eut duré encore si le médecin n'eut signifié au noir de se retirer. Ah! c'est qu'une paire de bas n'a jamais fait partie du trousseau d'un nègre m.onro- vien.

2^ Juin. Fête dit Sacré-Cœur. C'est bien aujourd'hui que nos cœurs sont à la chère Maison-mère pour fêter le grand Maître, Protecteur et Père de notre Congrégation bien-aimée! Le velours et les fleurs reparaissent sur l'autel, avec une ferveur toute spé- ciale nous entendons les trois Messes, nous recevons le bon Jésus dans notre cœur. Il est vrai, nous ne pouvons donner à la fête autant de solennité exté- rieure que si nous étions dans la patrie, mais le bon Maître considère notre bonne volonté et n'exaucera pas moins nos vœux ardents pour cette grande famille des Sœurs de Charité à laquelle, plus que jamais, nous sommes fières d'appartenir! Puissions-nous tou- jours nous montrer dignes de cet honneur, dignes de tous les bienfaits dont nous sommes l'objet, dignes surtout de toutes les grâces que notre divin Epoux nous a ménagées afin, qu'avec nos bien-aimées Con- sœurs, nous soyons la consolation de nos dignes Supérieurs et la joie du Sacré Cœur de Jésus!'

29

Arrivée à Accra

Dimanche 26 Juin. Nous arrivons à Accra, sur la Côte d'or. La ville forme deux parties distinctes reliées par une spacieuse avenue qui, splendidement éclairée le soir, apparaît au loin comme un sillon lumineux. La plupart des habitants sont protestants ou mahométans; il y a quelques catholiques, mais en nombre encore trop restreint pour y établir une station de Missionnaires. Le costume des indigènes est encore plus primitif qu'à Monrovia. Ici, plus d'embarcations à rames. Les navigateurs se servent de pagaies dont la forme varie suivant les peuplades. Et avec leurs pagaies, ils vous rament en mesure, chantant, mais à leur façon, quelque joyeux air de nautonnier.

Le lendemain, nous quittons Accra et nous voguons à la garde de Dieu vers les embouchures du Niger. Ici, c'est de « Gare à vous, capitaine! » car la mer si calme cache de redoutables bancs de sable plus d'un navire vint se briser!... La chaleur est assez tem- pérée, un léger nuage nous dérobe aux rayons du brûlant soleil, c'est un temps à souhait pour aller.... laver! On nous donne gratis eau et savon au choix, et nous voici à la besogne, au grand ébahissement des noirs qui ne savent pas encore comment on lave en Belgique! Laver, rincer, sécher, plier et remettre en place tout se fait en un seul jour sur un bateau « à vapeur ».

Ainsi nous passons le Niger. Quel fleuve magni- fique! Trois fois aussi large que l'Escaut devant Anvers, il est parsemé de petites îles verdoyantes : ce sont de riants bosquets des milliers d'oiseaux chantent la gloire de Celui qui a créé toutes ces merveilles et qui, hélas! est encore si peu connu dans ces régions Satan règne en maître!...

Le 28, nous arrivons à Bagomna, centre de quel-

30

ques factoreries. Nous y jetons l'ancre jusqu'au len- demain pour avoir le plaisir d'y saluer un compatriote qui, à bord de « l'Anna Woermann .y, s'apprête à rentrer dans sa patrie. Le géomètre, natif de Turnhout, pendant un séjour de 3 ans, n'a été malade qu'une seule et unique fois! Bon défi à ceux qui disent tant de mal du Congo!...

Le 2ç, nous poursuivons jusqu'à Bakana. Ici, rien de marquant!

. Arrivée à Calabar

Le Vendredi, i' fuillet, nous abordons à l'Ancien Calabar, qui mérite bien une petite halte. La ville,' située au pied d'une montagne, est presqu'entièrement formée de huttes de nègres, mais sur les bords du fleuve sont établies de nombreuses et importantes factoreries. A Calabar, on se chauffe pour rien! Depuis dimanche, nous avons été obligées de prendre notre accoutrement de Missionnaires du Congo. Ici, je foule pour la première fois la terre ferme du continent africain (Madère, Ténérife, Gorée ne sont que des îles) et comme le cœur me battait! Et la première physionomie vivante que j'aperçois c'est : un âne blanc au service d'une des factoreries. Quelle rencontre!... Un peu plus loin, nous voyons quelques pauvres négresses à demi-vêtues qui vendent des fruits. Pauvres âmes ! elles ont un air si triste, si abattu, oh! sans doute, elles ne connaissent pas encore le bon Dieu, source de toute consolation!

A l'ombre de notre parasol, nous gravissons la montagne dont le sommet est occupé par le Consulat anglais, vraie résidence seigneuriale que ma plume ne réussirait pas à vous décrire.

Du haut de la colline, le panorama est admirable,

31

nous essayons d'en prendre une vue photographique et puis, nous nous dirigeons vers l'intérieur de la ville par ce qu'on appelle ici une grande route (et ce qu'en Flandre on ne compterait que pour un humble sentier); à travers bois et broussailles, nous attei- gnons l'imposante cité. A notre aspect, un noir s'élance hors de la première hutte en s'écriant : « Catholique! oh! Catholique! » et il nous presse la main avec effusion. C'est le seul converti de l'endroit, naguère il séjournait à Sierra-Leona, et c'est qu'il reçut la grâce du S' Baptême. Notre nouvel ami nous accompagne en ville. Les enfants y fourmillent. Les huttes sont construites en bois de palmier ou de bambou. Une ouverture de hauteur d'homme y fait l'office de porte. A l'entrée, vous remarquez coqs, poules, canards, oies, chèvres, etc. qui ont libre accès dans le palais leurs maîtres sont accroupis auprès d'un feu dont l'épaisse fumée supplée aisément à la flamme absente! Et dire que, pour arriver à ce degré de soi-disante civilisation, les protestants ont établi une Mission depuis près de 40 ans! Quelle honte pour nous, si nous n'obtenions meilleur résultat! Mais non, avec la grâce de Dieu, nous travaillerons, nous nous sacrifierons et Jésus fécondera nos labeurs pour sa gloire et pour le salut des âmes!

Au retour, nous allons saluer Monsieur le Consul anglais et y échanger quelque monnaie. Nous y recevons le meilleur accueil. Il ne saurait en être autrement, car un blanc, à quelque nation qu'il appartienne, se réjouit toujours en rencontrant ici un autre frère d'Europe.

Voilà notre curiosité dûment satisfaite et nous remontons à bord vers 6 heures.

Smnedi 2 /îiilleL Nous quittons Calabar et nous voguons lestement.

32

^ /uillet. Aujourd'hui, grande solennité maritime! C'est le moment du fameux baptême bien connu de tous ceux qui passent l'EquateUr! Vers midi, arrive sur le pont le dieu Neptune avec son cor- tège : ministres, officiers, pompier, barbier, etc. Deux hommes de l'équipage passent d'abord sur le banc de torture. Ils sont noircis, rasés, inondés ! Les Pères Wolters et De Cock sont appelés à comparaître, on les traite avec un peu plus de respect, on les revêt d'un imperméable pour faire leur toilette à la Neptune. Après qu'ils ont gaîment reçu leur douche, le R. P. De Deken paie le rachat de ses autres compagnons et des cinq Sœurs. Les matelots ne résistent pourtant pas au plaisir de nous surprendre l'une après l'autre par une petite aspersion qui ne' fait pas le compte de nos guimpes. Enfin tout se remet et nous gardons un joyeux souvenir de notre baptême du 4 Juillet 1892.

Le soir, nous sommes en vue de Sette-Lama {Congo français). Nous y faisons halte la nuit,' mais n'avons pas le loisir d'aller y voir la Mission desservie par les Pères du S' Esprit. Avant de lever l'ancre, nous recevons la visite de quelques Français et nous avons occasion de juger que les nègres congolais surpassent en laideur tous les noirs que nous avons rencontrés jusqu'ici; ceux du Congo belge, nous dit-on, ne sont guère ni plus attrayants, ni plus propres. Ces pauvres malheureux sont sujets à d'horribles plaies provoquées par la plus légère bles- sure. Notre bon docteur allemand nous initie au traitement de ces plaies et Sœur Albanie prend bonne note de ces précieux renseignements qui nous deviendront si utiles.

Demain nous serons à Loango et Vendredi nous mettrons pied à terre sur les rives du Congo! Arrivées à destination, nous nous empresserons de vous annon- cer notre bonne arrivée.

33

Nous estimons devoir à vos ferventes prières notre traversée exceptionnellement heureuse! Vous remerciant avec effusion de vcs pieux souvenirs, nous vous assurons des nôtres et le grand Océan qui maintenant nous sépare n'arrête pas nos coeurs pressés- de vous réitérer l'hommage de leur profond respect et de leur filial attachement.

Sœur Marie- Godeliève

34

2' Xeftrf

SOMMAIRE : Arrivée au Congo. Réception chez les Consœurs à Moanda

Moanda, 75 /utllet i8ç2

Chère et digne Révérende Mère,

RACES soient rendues à Dieu ! Vos cinq enfants parties de Gand le 6 Juin ont abordé saines et sauves le 10 Juillet à Banana, après une traversée exceptionnellement heureuse.

Le R. P. Huberlant, Provicaire apostolique du Congo, vint nous recevoir au débarcadère, et son accueil paternel nous fut une compensation à la peine que nous éprouvions de quitter le bon capitaine de « l'Ella Woermann ». Ce dernier, tout protestant qu'il soit, non content de nous avoir prodigué au cours du voyage les attentions les plus délicates, a tenu à nous donner une dernière marque de sympathie en nous gratifiant de dix kilos d'excellent bœuf, d'une vingtaine de bouteilles de bière, de plusieurs bou- teilles de vin et d'une provision d'allumettes. Que Dieu le récompense en lui faisant connaître la vérité, l'homme généreux qui pleurait en nous voyant quitter son bord! Nous logeâmes à l'Hôtel de Banana, et nous nous dirigeâmes le lendemain, en suivant la

35

plage, vers le couvent de nos Sœurs de Moanda. A tour de rôle, nous marchions à pieds ou montions qui une ânesse, qui un ânon, tandis qu'un gros baudet portait nos valises. Après deux heures de marche joyeuse, nous rencontrâmes nos chères Con- sœurs. On ne décrit pas des scènes de ce genre, les élans de joie et de dévouement, les questions des anciennes, les réponses des nouvelles! Ah! qu'il fait bon s'aimer en Dieu et se sacrifier ensemble au salut des pauvres noirs que Dieu a aimés jusqu'à mourir pour eux!

Peu après nous entendons retentir la cloche du couvent; du milieu des palmiers, celui-ci émerge pavoisé de drapeaux et d'oriflammes, orné de chro- nogrammes et de guirlandes. Les portes de la cha- pelle s'ouvrent devant nous et, agenouillées devant l'autel, nous chantons à pleine voix le Te Deum d'actions de grâces; puis nous pénétrons dans le couvent, et nous voilà installées au Congo, pour y vivre et travailler, pour y souffrir et mourir, si Dieu le juge bon.

Nos Sœurs aînées ont orné la chapelle encore inachevée de la façon la plus charmante. Les poutres et les solives du toit sont cachées par des draperies rouges; une belle image du Sacré-Cœur exposée au-dessus de l'autel, ressort vivement d'un nuage de flanelle blanche; des fleurs sans cesse renouvelées, une exquise propreté : tout témoigne de l'amour qui brûle au cœur de nos Sœurs pour leur divin Epoux, le Dieu du Tabernacle. Malheureusement les orne- ments nécessaires au saint Sacrifice et les draperies se détériorent bien vite au Congo, par le fait des insectes et de l'humidité. Au départ, vous m'avez engagée, chère Mère, à demander avec confiance ce que je jugerais nécessaire. Nous serions donc bien heureuses de recevoir de nouveaux ornements, et

36

o

c o

o

M

os

rt c

Ci O

+-<

'C co

u

3

C O

••H

oa co

aussi un encensoir nous n'en avons pas et aussi oh! ne faites donc pas de grands yeux! ~ un ostensoir devant lequel nous prierons le Bon Jésus du Congo de bénir notre Mère et nos Sœurs de Gand.

Nous sommes arrivées à la meilleure époque pour nous acclimater, l'hiver congolais. Les nuits sont fraîches, l'air est très-sec et la chaleur ne dépasse guère celle de nos belles journées du mois de juin,

A l'ouverture de nos caisses, j'ai trouvé mes appareils et ingrédients de photographie en fort bon •état, je vais donc être en mesure de vous envoyer bientôt des spécimens de mon talent.

Sœur Marie-Godeliève

37

SOMMAIRE : Départ pour la. Mission de Nemlao

Nevilao, 2j Août i8ç2

Mes Chères Consœurs,

E 25 Juillet, nous sommes allées au nombre de cinq, sous la conduite du R. P. Huber- lant, au village de Nemlao, situé à 3 lieues de Moanda. Nemlao est le siège d'une mission catho- lique, abandonnée, il y a deux ans, par les Pères français du S'. Esprit, et que desserviront dorénavant les Pères de Scheut. Nous emploierons quelques semaines à mettre tout en ordre dans la maison; après quoi, nous nous rendrons à Boma tout est disposé pour une troisième résidence des Sœurs. Disons quelques mots de ce qu'on vient de nous donner à débarbouiller. Nemlao, situé sur une hauteur d'un sol très-fertile, est entouré par une ceinture verdoyante de splendides palmiers. Malheureusement l'accès n'en est pas très-facile, parce qu'un marais fangeux, large d'environ cent mètres, étale entre la butte et le rivage nous abordons, la luxuriante végétation de plantes aquatiques aussi bizarres que gigantesques. Au prix de longs labeurs, les. Pères français ont jeté à travers cette infecte sentine

38

o

OA C O

U I co

o

ci

a

0)

Z

u

t3

C O

une route large et solide. Montons maintenant à l'escalade de la colline; au haut nous trouverons tout d'abord une construction percée de deux portes qui sert à remiser les vivres et les caisses. Plus loin parallèlement à cette construction, se dresse sur des piliers de fer et entourée d'une véranda, la maison des Missionnaires. C'est grand et inoccupé depuis deux ans; le balai et les torchons ne manqueront pas de besogne.

Au deuxième dimanche qui suivit notre arrivée le R. P. F. Garmyn, pour nous donner quelque peu de distraction, nous conduisit au village païen. La première construction qui s'offrit à notre vue fut un des palais du roi de Nemlao. Sa Majesté, étendue sur une natte, se leva à notre approche, nous fit de grands saints, nous présenta sa large patte noire et nous mena vers son second palais. On y pénètre par un corridor dont les murs sont faits d'un clayonnage en feuilles de palmiers, pour déboucher ensuite dans une. vaste cour au milieu de laquelle se dresse un hangar l'on a enfumé pendant trois mois, afin de le conserver par dessication, le corps du roi défunt. C'est dans cette cour que le souverain actuel tient ses palabres, rend, la justice et occupe une maisonnette réside sa famille. Le mobilier de ce palais n'est pas très-compliqué : deux chaises, une natte servant de lit et des estampes européennes piquées aux parois. Avant d'entrer dans cette somp- tueuse résidence, nous remarquons une statue informe, fichée dans le sol et toute criblée de flèches. Le roi nous explique que c'est le médecin de la cour. Est-on malade, il suffit d'une offrande quelconque faite à ce mannequin pour être certain d'une prompte guérison, La Majesté fut un peu déconcertée de nous voir rire de ce système thérapeutique. De là, nous allâmes visiter le reste du village, en

39

franchissent les hautes herbes et les broussailles, car les rues n'existent pas. Les cabanes sont semées ça et là, à l'aventure, et la plupart semblent être sur le point de s'écrouler, tant elles penchent à droite ou à gauche^

Aussi, sommes-nous un peu étonnées d'apercevoir cinq cabanes assises bien verticalement et formant une enceinte circulaire au milieu de laquelle est assis sur une natte le premier Ministre du Royaume. Son Excellence est vêtue d'une pièce de coton colorié, la tête couverte d'un bonnet turc, les poignets et les chevilles chargés de lourds anneaux. Le person- nage a devant lui un gobelet qui lui sert à boire de l'eau et une sorte de balai en feuilles de palmier. Il nous salue amicalement et ordonne d'amener en notre présence deux de ses cinq femmes. Ces créatures nous saluent timidement et vont s'asseoir sur deux tabourets, à distance respectueuse. Je demandai si cette timidité n'était pas causée par le balai. Pas précisément, répondit son Excellence, cet instrument me sert à chasser les moustiques, pourtant si mes femmes ne venaient pas assez vite à mon ordre, vous comprenez!

N'allez pas croire d'après tout cela que ces minuscules potentats n'aient aucune idée de politesse et de civilisation. Nous avions fait visite au roi de Nemlao: il tint à honneur de nous faire la même civilité. Peu de jours après, vers 8 heures du matin, j'entends un bruit de pas sous la véranda. Je sors et me trouve en présence de Sa Majesté accom- pagnée de son fils. Le roi était en grand uniforme : pagne rouge, veste noire, casquette de collégien, anneaux d'argent aux bras et aux jambes, dix colHers de perles, un chapelet de Lourdes, un couteau avec fourreau et manche en argent et enfin le sceptre royal, long bâton orné de clous en cuivre et surmonté d'un magot sculpté.

40

Je parlais tout à l'heure de politesse, je dois me rétracter un peu, car la visite du monarque n'était pas tout à fait désintéressée. Après que je lui eus pré- senté une chaise et tiré ma révérence, nous entamâmes la conversation plus par gestes qu'en paroles, parce que je ne suis pas encore très-ferrée en Congolais* Nous finîmes par nous comprendre très-bien. Sa Majesté a décidé que désormais la reine, sa première femme, ne portera plus de pagne, mais bien une robe à l'européenne. En conséquence, le roi déballe une pièce de coton dont il désire que nous fassions une robe à sa royale moitié. Et voilà comme quoi nous sommes devenues les tailleuses de la cour de Nemlao. C'est avec du miel qu'qn prend les mouches : nous ferons la robe et la garnirons de force colifichets.

Sœur Marie-Godeliève

^

41

BBiIBBarVClBI

4' mtvi

SOMMAIRE: « Sœur Marie Godeliève fait part de ses prejiiières impressions de Missionnaire »

Nemlao, le 21 Octobre 18 ç2 Chère Révérende Mère,

NE mère s'intéresse aux moindres détails de la position de ses enfants. Je vous dirai donc que nous avons à la mission des chèvres, des poules, des moutons, et que des oiseaux parés des plus brillantes couleurs voltig-ent et gazouillent dans les bocages qui nous environnent. Malheureu- sement les serpents sont assez communs dans la région, les singes abondent et sont d'une telle inso- lence qu'ils viennent piller les fruits de nos champs. C'est grand dommage qu'il n'y ait point parmi nous quelque Diane chasseresse, car on prétend que la chair de ces voleurs est excellente.

Vous pensez bien, chère Mère, que je ne vais pas vous faire un cours d'histoire naturelle à propos de toutes ces bêtes bonnes ou mauvaises, mais que je vais plutôt vous parler de notre trésor à nous, des chères petites sauvagesses que l'on nous a données a éduquer.

Le bon Dieu bénit visiblement nos efforts, car

42

Les Sœurs de la Charité à Nemlao

après un séjour de quelques semaines chez nous, ces chères enfants nous donnent déjà bien des con- solations. Leur piété surtout est frappante. A les voir agenouillées comme des chérubins de bronze, les yeux fermés et les mains jointes, réciter le Pater et l'Ave, le cœur le plus dur se sentirait ému. Et avec quelle ardeur elles se livrent à l'étude des autres prières et du catéchisme, afin de recevoir au plus tôt le Baptême! Enfin, ce qui est bien caractéristique, dès que je leur eus mis au cou une médaille de la Sainte Vierge, elles se dépouillèrent aussitôt de leurs colliers de perles et de coquillages, préférant à ces ornements l'image de celle qu'elles savent mainte- nant être leur Mère du Ciel. Elles raffolent également des cantiques que nous leur enseignons en l'honneur de Marie; malheureusement, nous manquons, pour diriger ces chants, d'un instrument de musique; si donc, vous connaissez en Belgique une personne disposant d'un harmonium dont elle ne se sert plus, allez lui dire tout bas à l'oreille de nous céder l'objet, le bon Dieu soldera pour nous en paradis et nos fillettes payeront un gros intérêt en prières quotidiennes.

D'après ce que je viens de dire, n'allez pas conclure que nos enfants soient déjà civilisées, modestes et polies à l'égal des pensionnaires d'un couvent euro- péen. Passer du paganisme le plus grossier et du ca)inihalisinc aux mœurs chrétiennes, ce n'est pas l'œuvre d'un jour; d'autant plus que nos élèves appar- tiennent à une des tribus les plus sauvages du Haut- Congo. C'est ainsi qu'aux premiers jours de leur arrivée, j'en ai surpris plusieurs qui, mangeaient du sable, d'autres qui dévoraient comme friandises des souris mortes, des vers de terre et des limaces.

C'est pis encore au point de vue moral. Le mensonge et le vol semblent tellement faire partie

43

de la nature des nègres qu'ils les regardent comme des talents, sinon comme des vertus. Au commence- ment de leur séjour ici, beaucoup de mes enfants s'enfuyaient le soir pour aller dévaster les champs de mais. Hier soir, la lune en son plein leur rappe- lant les danses et les chants nocturnes de leur pays, je leur permis d'exécuter autour de moi leur sarabande nationale. Et les petits corps noirs s'agitaient avec une frénésie à faire peur, tandis que des cris perçants alternaient avec des chants dont la nourri- ture et la boisson étaient le thème invariable.

Je dois avouer cependant que ce caractère sauvage cède peu à peu la place à des habitudes plus policées. Dès maintenant, nos fillettes rougiraient de profiter des ténèbres pour se livrer à la maraude ou de manger des choses auxquelles nous leur avions défendu de toucher. Un tel résultat obtenu en si peu de temps nous fait espérer qu'avec de la patience nous ferons de nos petites sauvagesses de bonnes et ferventes chrétiennes.

Il est des choses cependant que notre pauvreté et les exigences du climat nous empêcheront de réformer à fond. C'est ainsi que le costume de nos orphelines se compose d'un simple pagne, brasse d'étoffe bleue qui les entoure depuis les aisselles jusqu'aux genoux. Leur nourriture, également très simple, se compose de riz, de haricots, de grappes de maïs qu'elles cuisent ou rôtissent sans les égrener. Pour toute batterie de cuisine, elles ont une mar- mite et des boîtes à conserves, de cuillères ou fourchettes il n'en est pas question ; dès que la pitance est cuite à point, une portion est déposée sur le bois de la table en présence de chaque con- vive; on dit la prière avant le repas et les cinq doigts noirs ont bientôt fait de rafler jusqu'au dernier grain de riz.

44

En classe, je suis leur maîtresse, je puis vous assurer que nos négrillonnes sont attentives et appliquées, à rendre des points aux jeunes filles européennes les plus studieuses.

Ah! j^allais oublier un détail encore. Je disais tout à l'heure que mes élèves n'étaient vêtues que d'un pagne, je me trompe, car elles sont tatouées des pieds à la tête; le front, les bras, poitrine, le ventre, le dos et les jambes, tout est couvert d'incisions et de boursouflures. Quelques-unes ont jusqu'à dix trous dans le lobe de chaque oreille, tandis que d'autres ont de semblables ouvertures dans les lèvres. Les unes et les autres ont grand soin de passer de temps en temps un bâtonnet dans chacun de ces éléments de beauté, afin d'en empêcher l'oblitération. Il en est aussi qui portent aux bras et aux jambes des anneaux en fil de cuivre ou de plomb, ou même des ceintures de même matière, et toutes sont très fières de cet attirail. Avec la grâce de Dieu, nous tâcherons de leur apprendre qu'à la jeune fille chrétienne, noire ou blanche, il n'est telle parure que la modestie.

Sœur Marie-Godeliève

^

45

5= ttttvi

SOMMAIRE : Première Nuit de Noël au Congo

Nemlao, 22 Janvier 18 çj Chère Supérieure,

L n'y a pas que de mauvaises nouvelles au Congo : je suis heureuse de vous faire part d'une double cérémonie qui a grandement réjoui le cœur de vos enfants de Nemlao, à savoir la célébration de la fête de Noël et le baptême de sept jeunes négresses.

Des poètes chrétiens ont chanté dans leurs vers les gloires de la triomphante nuit naquit le Sauveur; je n'ai nullement la prétention de marcher sur leurs traces et dirai seulement l'impression que m'a faite la Noël à Nemlao, la première Noël des Sœurs de Charité volontairement exilées sur les rives du Congo.

Dès la veille, tous nos gens, hommes et femmes, s'étaient ingéniés à donner un air de fête à tout le domaine de la Mission; des feuilles de palmier jon- chaient le sol, des guirlandes de fleurs se balançaient de toutes parts, des étoffes drapées faisaient à notre chapelle un luxe qui rappelait la chrétienne Europe.

Mais voici qu'a sonné le premier coup de minuit. A ce signal, de gros pétards éclatent, illuminant

46

la nuit de rouges éclairs; le tam-tam gronde sour- dement, tandis que s'élève dans le lointain un chan^ d'une mélodie suave, dont les notes harmonieuses deviennent plus distinctes à mesure que les exécu- tants se rapprochent de nous. Nos jeunes nègres, figurant les bergers de Bethléhem, sont partis de l'extrémité de la Mission et viennent à nous d'un pas rythmé, en lançant aux échos étonnés le cantique bien connu : « Les anges dans nos campagnes. »

Bientôt après, le R. P. De Cock entonne le solen- nel Gloria in excelsis, la victime sainte descend sur l'autel et voit réunis à ses pieds et plongés dans le plus profond recueillement une foule de pauvres noirs, plus malheureux, à coup sûr, que les bergers de Bethléhem, puisque la plupart sont encore païens. A 8 heures du matin, l'affluence n'est pas moins grande aux trois Messes célébrées successivement par le R. M. D'Hooghe. A ces cérémonies religieuses, les nègres font ensuite succéder leurs danses indi- gènes, exécutées au son du tam-tam., accompagnées des grimaces et des cabrioles les plus divertissantes. Ces pauvres gens paraissaient être heureux comme ils ne l'ont jamais été, et je suis certaine qu'ils gar- deront de la Xoël chrétienne un souvenir qui ne pourra qu'influer grandement sur leur conversion.

Le 6 Janvier, jour de l'Epiphanie, nous eûmes une autre joie : nous offrions à notre Epoux céleste un présent plus agréable à son cœur que l'or, la myrrhe et l'encens présentés par les Mages : sept petits anges tout noirs, sans doute, mais anges tout de même que nous avions préparés au Baptême. Afin de produire sur les nègres du voisinage une impression plus profonde, nous avons voulu rehausser par tous les moyens l'éclat déjà si imposant des cérémonies de la liturgie chrétienrîe.

Dès la veille, tous les bâtiments de la jMission

47

étaient pavoises. Au faîte à côté du pavillon étoile de l'Etat indépendant, l'étendard de la Mission dérou- lait sur fond blanc sa belle croix bleue. De grand matin, le canon se mit à gronder par intervalles réguliers. A lo heures, nos nègres, rangés en cortège, croix en tête, se rendirent à l'école pour y prendre les sept postulantes et les conduire processionnelle- ment à la chapelle.

Ces dernières furent d'abord arrêtées sous le porche par le Prêtre officiant qui accomplit sur elles les cérémonies de l'exorcisme. Le cortège s'étant ensuite dirigé vers les fonts baptismaux, l'immense assemblée suivit tous les détails de l'acte imposant avec une attention qui se changea bientôt en une émotion presque poignante, tant elle était vive, lorsque les enfants furent conduites au pied de l'autel pour y recevoir, comme symbole de leur régénération, la robe blanche des Vierges et des enfants de Dieu.

Tous les païens présents semblaient envier le sort des sept privilégiées. Au sortir de la chapelle, je n'entendis qu'un cri : « Ma Sœur, ma Sœur, quand donc pourrai-je aussi recevoir le Baptême? »

Vous le voyez, les petites affaires des petites Sœurs de Nemlao ne vont pas trop mal, et j'espère pouvoir bientôt vous annoncer de nouveaux triomphes de la gloire Dieu.

Sœur Marie-Godeliève

48

Bois de la Mission de Moanda

6^ ÎTrfïrt

SOMMAIRE : Baptême de mourants. Soins donnés aux malades. Madam.oiselle Tonnerre-

Nemlao, 24 Mars i8çj

Chères Consœurs,

ÉciDÉMENT le bon Maître paraît vouloir traiter ses petites servantes en enfants gâtées ! En effet, tandis que d'une part nos négrillonnes de la chère mission de Nemlao se forment peu à peu à la vie chrétienne et apprennent à aimer de tout cœur le Dieu naguère inconnu, d'autre part que nous voici bien acclimatées et jouissant toutes d'une excellente santé, nous sommes à même de nous rendre dans les villages voisins, à l'effet d'y visiter les malades, de soulager et de baptiser les moribonds. Les nègres, d'ailleurs, n'ont plus de pré- ventions contre les Mères blanches; nous ne sommes plus pour eux les spectres effrayants dont l'apparition faisait fuir des villages entiers; on nous reçoit main- tenant comme des anges du ciel, on a confiance en nos remèdes, on vient de bien loin implorer nos soins. C'est ainsi qu'il y a peu de jours, on vint deman- der notre secours pour une femme qui agonisait au "village de Nfoukou, à une bonne lieue de la ÎMission,

49

Sœur Marie qui parle déjà très bien la langue Fiote et Sœur Albanie, notre pharmacienne, la Nganga comme disent les nègres, se rendirent à l'endroit désigné, trouvèrent une malheureuse négresse qu'une attaque d'apoplexie avait privée de l'usage de la parole, mais possédant encore pleine connaissance, et se mirent à prodiguer leurs soins à la malade en pré- sence de nègres émerveillés de tant de charité.

Nos Sœurs, convaincues que la pauvre créature touchait à sa fin, lui exposèrent les points essentiels de notre foi, lui demandant ensuite si elle ne con- sentirait point à recevoir le baptême. La mourante éclairée par la grâce, fit un effort suprême et balbutia : Mboté, Mboté, (volontiers, volontiers) ! L'eau sainte fut aussitôt versée sur son front, et la païenne de tout à l'heure devenue la chrétienne Marie-Vincent se sentit si heureuse, qu'à défaut de paroles, elle témoigna la joie dont son cœur débordait par les gestes les plus expressifs et un sourire qui ne quitta plus ses lèvres, jusqu'au moment elle rendit le dernier soupir pour aller rejoindre au ciel les anges devenus ses frères.

Aussitôt après, Sœur j\Iarie demanda permission d'enterrer la défunte au cimetière de la Mission. Non, répondirent les assistants, nous irriterions notre grand fétiche et nous ne pourrions plus obtenir de pluie! Comment! riposta la Sœur, vous vous trom- pez, mes bons amis; la pluie, c'est le Dieu tout- puissant que nous adorons qui la fait tomber. Cette réponse donna lieu à une longue discussion entre les noirs; mais, finalement, les pauvres gens ne purent secouer leurs craintes ridicules. Daigne le Dieu de lumière éclairer bientôt ces aveugles!

Autre cas du même genre. Vendredi dernier^ un noir de notre village se trouvant à la mort, un de nos chrétiens parvint à s'introduire dans sa case

50

et à le préparer au baptême. M. Janssens se trou- vant de passage à la Mission, fut prié d'aller ondoyer le moribond, et celui-ci mourut la nuit suivante, au milieu des transports d'une joie qu'il ne savait comment manifester. Le lendemain, le frère du défunt vint nous demander : pensez-vous que soit maintenant mon frère? Au Ciel, répondit Sœur Albanie, et soyez certain, mon bon ami, qu'il y est plus heureux que jamais nègre ne le fut en ce monde. L'homme nous regarda, tout ahuri, tandis qu'une lueur d'espérance brillait dans ses yeux.

Vous voyez donc les fruits de salut que pourraient produire nos visites à domicile, si nous étions assez nombreuses pour nous rendre à tous les appels qu'on nous adresse. Ah! c'est bien ici qu'il faut dire avec l'Evangile : la moisson est grande, mais les ouvriers sont rares! L'autre jour encore, nos Sœurs arrivèrent trop tard près d'un pauvre enfant qui venait d'expirer. Elles exprimèrent aux parents le vif regret qu'elles éprouvaient de n'avoir pu donner à leur fils son passei^port pour le Ciel. La mère, profondément affligée, promit formellement de nous avertir au plus tôt si pareil cas se présentait encore chez elle ou parmi ses connaissances.

Indépendamment des visites que nous faisons aux mourants, nous traitons à la Mission même un grand nombre de malades. Tous les matins, nous voyons accroupis devant la résidence, une foule de malheureux qui implorent les bons soins de notre Nganga, la plupart pour des plaies si horribles qu'on n'en a pas l'idée en Europe. Ces pauvres gens ne savent comment nous témoigner leur reconnaissance et en viennent peu à peu à estimer notre sainte religion. Or, au point de vue des conversions, c'est un immense résultat. Nous semons maintenant ; bientôt nous récolterons. Puasse Dieu que la moisson soit

51

Lettres de Sœurs Marie- Godeliève

abondante; c'est la seule récompense que nous Lui demandons.

Je vous disais tout à l'heure que notre Orphelinat nous donnait les plus douces consolations. Permettez- moi de vous conter à ce sujet l'histoire de l'aînée de nos négrillonnes qui porte le nom terrible de Nboula (Tonnerre). Agée d'environ 12 ans, elle fut jugée trop grande par les agents de l'Etat pour être admise dans la caravane de fillettes qu'on nous expédiait du Haut- Congo, C'est qu'en effet les femmes sont très précoces en ces parages, et beau- coup de païennes sont déjà perdues de mœurs à l'âge l'on fait en Belgique la première Commu- nion! Nboula fut donc rebutée; mais après un jour de navigation, on fut stupéfait de la trouver dans la bande dont on avait voulu l'exclure et les agents, touchés de compassion, lui permirent de rester. Toutefois, le Docteur Etienne, qui nous la présenta, eut soin de nous la recommander d'une façon toute spéciale, afin qu'elle ne corrompît point nos autres fillettes.

Eh bien, le croiriez-vous, la mauvaise Nboula est devenue le modèle de l'orphelinat. Elle n'a point encore reçu le baptême, mais elle le désire avec une ardeur sans pareille et ne cesse de prier pour l'obtenir. Le isoir, tandis que ses compagnes dorment à poings fermés, Tonnerre, agenouillée sur sa couchette, défile chapelets sur chapelets, afin que sa Mère du Ciel, comme elle dit, dise à Jésus qu'on doit bien faire de Nboula une chrétienne. Elle s'ingénie d'ailleurs à nous rendre tous les services possibles. La Sœur surveillante, doit-elle s'absenter un instant, Nboula la remplace et s'acquitte à merveille de sa fonction. L'une de ses compagnes est-elle mise en pénitence, Nboula est plus affligée que si elle-même était punie et ne veut plus jouer avant d'avoir obtenu le pardon

52

de la délinquante. Aussi gaie que pieuse, elle ne cesse de chanter du matin au soir les pièces et les cantiques que nous lui avons enseignés. Lorsqu'elle est à la lessive avec les Sœurs, elle se plaît à lancer continuellement et à haute voix de ferventes oraisons jaculatoires. Elle est humble à accepter avec une patience étonnante des observations même imméritées. Zélée comme une apôtre, elle n'a pas de plus grand plaisir que d'enseigner aux plus petites les prières et le catéchisme.

Et maintenant, que dites-vous de notre noire Madeleine? Quelle que soit sa couleur, n'est-ce pas une belle fleur à offrir au bon Dieu? Puissions-nous posséder beaucoup de semblables tonnerres : on ver- rait bientôt nos nègres cruels et débauchés repro- duire la vie d'innocence et de douceur des premiers chrétiens!

Amen ! il est neuf heures du soir et le courrier part demain; je cesse.

Sœur Marie-Godeliève

53

r tîiîvt

SOMMAIRE : Journée de la religieuse à l'Orphelinat de Nemlao

JVemlao, ç Juin iSçj

Chère Révérende Mère,

EUT-ÊTRE VOUS plaignez-vous de ne recevoir que trop rarement de nos nouvelles; c'est que la besogne ne manque pas à Nemlao; pour vous en convaincre, je vais vous détailler l'emploi de ma journée.

Nous sommes deux Sœurs à prendre notre repas dans la salle qui sert à nos enfants de classe et de dortoir. D'un côté de la place se trouvent nos lits et quatre bancs d'étude ; de l'autre sont étendues par terre les nattes sur lesquelles ronflent nos quarante négrillonnes. Levées à 5 heures, nous vaquons jus- qu'à six à la prière et à la Méditation, puis nous éveillons nos dormeuses, qui s'agenouillent sur place, pour réciter en commun la prière du matin. Cela fait, chacune doit porter au dehors sa couverture de coton pour l'aérer; on replie soigneusement les nattes à dormir, on change de pagne, et c'est en silence qu'on se rend processionnellement à la cha- pelle.

54

La Sainte Messe commence à six heures et demie. A genoux sur le plancher, mes fillettes ont un maintien religieux qui fait plaisir à voir. A la •consécration, c'est jusqu'à terre qu'elles baissent le front, afin de prier pour leurs bienfaiteurs.

Vient ensuite le déjeuner, au réfectoire, chaque convive prend sa place sur une grosse perche qui sert de banc. On dit la prière, on découvre la grande marmite de riz bouilli, les portions sont distribuées et reçues au moyen de la fourchette d'Adam et les mâchoires vont leur train; le caquet aussi.

J'en profite pour aller prendre moi-même une bouchée de riz, un peu de pain, de chikwangue et de café; je conduis ensuite tout mon monde à la source pour y puiser l'eau nécessaire à la cuisine; puis, c'est à la forêt qu'on va chercher du combustible, non sans se munir auparavant d'un solide gourdin et sans avoir invoqué nos anges gardiens. C'est que les serpents sont nombreux dans les broussailles, mais un coup de bâton les brise comme du verre €t jusqu'ici nous n'avons aucun accident à déplorer. Nous n'avons rien à redouter d'autres animaux; le chat sauvage et le chacal abondent cependant, mais ils ne rôdent que la nuit et nous avons alors autre chose à faire que de les empêcher de prendre leurs ébats.

Au retour du bois, ablutions générales dans un grand bac en zinc placé près de la source. A dix heures et demie commence la classe; on y apprend à lire, à écrire et compter dans les trois langues que parlent nos mioches, le Fiote, le Ba-Ngala et le Bayanzi. Cette différence d'idiomes n'est pas sans nous donner de grands embarras; mais puisque nous sommes Missionnaires, nous avons droit aux lumières du S'.-Esprit; et s'il nous arrive, en traduisant d'une langue dans une autre, de prononcer un mot

55

de travers, les petites gaillardes nous reprennent aussitôt, non sans avoir ri d'abord de notre bévue. La leçon de religion se donne l'après-midi.

C'est en ce point surtout que nos enfants nous donnent toute satisfaction. Lorsqu'elles apprirent der- nièrement que Jawa, leur ancienne condisciple, avait été baptisée en Europe, ce fut une explosion d'étonne- ment et de sainte jalousie. - Comment! disait-on, cette Jav^'a qui nous a volé plus d'une poule, la voilà baptisée! Est-elle donc plus sage que nous? Ma Sœur, vous aviez dit que nous serions baptisées dès que nous saurions les prières et le catéchisme, eh bien, voilà que nous avons appris le Notre Père, le Je vous salue Marie, le Je crois en Dieu, et d'autres prières bien longues, bien longues, et sept grandes leçons de Catéchisme : et nous ne sommes pas baptisées, et Jawa est baptisée! Pourquoi ma Sœur?

Mais revenons à notre ordre du jour. On dîne à onze heures et demie et les fillettes enfournent les pois et le poisson salé, de manière à prouver qu'elles appartiennent à la race pour laquelle se bourrer le ventre est l'action la plus importante de la vie. On lave ensuite les assiettes et les cuillères, don de Monsieur le Gouverneur; puis on va, jusqu'à deux heures, babiller et jouer sous un gigantesque boabab, dont le tronc mesure quatorze mètres de circonférence. La semaine dernière, au cours de cette récréation, je déballai une caisse de jouets envoyés d'Europe à mes petits oiseaux noirs, il y avait deux chevaux de bois, un âne idem, deux poupées, trois coqs en carton, etc. etc. Un Australien visitant l'Exposition de Chicago n'eût point été plus émer- veillé que mes fillettes. Après une stupéfaction silencieuse, ce furent des cris, des larmes, des rires, des bonds et des danses à n'en pas finir ; et quand

le lendemain, le prince de Croy vint nous voir, chacune vint lui faire admirer son lot, persuadée que l'Européen n'avait point l'idée de semblables merveilles.

Ce fut bien autre chose lorsque je reçus lundi dernier, de Mère Elisa, une collection d'images relatives à l'Ancien et au Nouveau Testament. Devant ces gravures suspendues aussitôt aux murs de la classe, ce furent des processions, des gestes effarés d'admiration et les demandes les plus drolatiques! Venaient-elles du ciel ces belles moukandas?

Les chères petites nous posent d'ailleurs parfois sur la religion des questions assez embarrassantes. Dieu est-Il blanc ou noir ? Au Ciel, y a-t-il comme au Congo des serpents et des chiques, ou est-ce comme en Europe ou n'existent pas ces' vilaines bêtes? Les noirs et les blancs sont-ils dans le même Ciel? Qui donne à manger aux âmes des Limbes, puisqu'on n'y voit ni Dieu, ni Marie, ni les anges, ni les saints? Et ces questions sont longtemps débattues à la récréation avant qu'on ne vienne nous en demander la solution!

Après une seconde classe qui dure de deux à quatre heures, vient le travail aux champs jusqu'à six heures. Des chansonnettes indigènes ou des cantiques chrétiens aident à manoeuvrer en cadence la petite houe congolaise, dont sont munies nos sarcleuses. De six heures à six heures et demie, on s'occupe au moyen de cruches, portées sur la tête, à aller puiser à la source l'eau nécessaire pour arroser les plantations.

Peu après, le soir tombe brusquement, et comme les nuits sont fraîches au Congo, on se réunit autour du feu pour réciter le chapelet. Que la marmite de riz qui bout au milieu du cercle ne donne pas quelques distractions : je ne voudrais en répondre; mais quand le riz a été ingurgité, on répare tout

57

manquement par une fervente prière du soir, et l'on va prendre son repos.

Vous le voyez, chère Mère, rien de dramatique dans la journée des Religieuses de Nemlao. Lentement, mais sûrement, leurs pupilles se civilisent et se dépouillent de leur enveloppe païenne. Nous mettons à ce travail toute notre bonne volonté : Dieu fera le reste.

Sœur Marie-Godeliève

^

58

8' Xattre

SOMMAIRE : Arbres et plantes du Bas-Congo- Voyage de Nemlao à Borna

Nemlao, 28 Jttillet iSçj

Chère Supérieure,

E vais à votre intention, coudre bout à bout c'est métier de femme un tas de petites choses. Vous ai-je déjà parlé de nos arbres et de nos plantes? Non! Réparons en ce cas.

A tout seigneur, tout honneur! Le géant de nos arbres, c'est le boabab. Mais, sauf l'ombrage que fournissent ses branches immenses, il n'est utile qu'à deux choses : son fruit, vide de la pulpe, sert de panier et cette pulpe est excellente... pour nettoyer les couteaux.

Mais voici Tarbre-providence des pays chauds : le palmier. Ses feuilles servent à une foule d'usages, on en fait des guirlandes pour les jours de fête; d'excellents balais, des couvertures de huttes, des coussins que les nègres se placent sur la tête ou sur les épaules pour transporter de lourds fardeaux. Puis il y a son fruit; une énorme demi-lune toute pleine de noix d'un rouge pâle qui se change en rouge brun aux extrémités. De ces noix, on extrait une huile fine, excellente pour la table et une huile

59

plus grossière qui sert à fabriquer des bougies et du savon. Le palmier donne encore une sorte de bière, le malafou, dont les nègres sont très-friands et qui nous sert de levure pour le pain. Pour obtenir le malafou, on pratique, à la cime de l'arbre, une incision sous laquelle on attache une calebasse.

Le palmier n'est pas seul à nous donner ses fruits. D'autres arbres produisent les bananes, les papayes, des oranges, des citrons, des avocats, etc. Et ce qui frappe le plus l'Européen nouvellement arrivé, c'est que ces arbres portent, en même temps, pendant presque toute l'année, des fruits mûrs, d'autres qui sont à peine noués, et des fleurs. Les pommes assez semblables à celles des Flandres, ont un goût très-difiérent; une poire, jaune à l'extérieur, est rouge au dedans; im petit fruit vert a juste le parfum de la fraise.

Comme plantes alimentaires, on a le manioc dont la racine, longtemps macérée dans l'eau, sert à préparer, sous le nom de chikwangues, une sorte de galettes; le maïs dont on fait deux récoltes par an sur le même terrain; la patate douce, betterave souterraine dont la chair ressemble à la pomme de terre, tout en étant plus aqueuse; les gousses vertes ou rouges du piment, qui remplace le poivre; des fèves brunes, très-bonnes ; des pois, pas mauvais, mais peu de rapport.

Les légumes européens réussissent mal dans notre jardin ; il en est même qu'il nous est impossible d'obtenir, par exemple : la laitue pommée, les choux, les pommes de terre. Mais j'ai dit tout à l'heure les compensations de la Providence.

Sautons à d'autres sujets; attachons les morceaux à d'autres morceaux; je n'ai pas le temps de mieux coudre.

Ma petite Jawa, qui est maintenant à Gand, ne

60

peut qu'être devenue bien sage; mais c'était, lorsque je l'avais pour élève, la plus espiègle gamine de tout mon noir troupeau.

On m'a demandé ce que font au Congo les officiers et soldats belges? Les uns restent dans le Bas-Congo, à Banana, Boma, Matadi, pour instruire les soldats nègres; d'autres sont commis à la défense des stations de l'Etat dans le Haut-Congo; d'autres enfin font la guerre aux ravisseurs d'esclaves.

Dans les endroits occupés, par les Européens, ce sont les nègres qui bâtissent les maisons, guidés en cela par les blancs. La plupart de ces maisons sont en fer ou en bois; on commence à bâtir en briques rouges. Les nègres, soit ouvriers, soit sol- dats, ne sont pas du pays seulement; il en vient d'Egypte, d'Abyssinie, du vSénégal, du Zanzibar; et si l'intelligence de ces moricauds laisse souvent à désirer, ils paient largement par leur travail le kilo de riz qui leur sert de pitance journalière.

Terminons ce méli-mélo par le récit d'un petit voyage. Il s'agissait de traverser le fleuve, le Congo, pour aller inspecter à Boma le local destiné aux Sœurs. Je fus de l'expédition avec notre bonne Mère et un négrillon de 14 ans. A cinq heures et demie du matin, nous montions dans le canot de la Mission ; à sept heures, nos intrépides petites rameuses nous déposaient à Banana, nous prîmes place sur le vapeur Prince Baudouin. Celui-ci fit d'abord escale à San-Antonio, en face de Banana, sur la côte portugaise, nous arrivâmes vers dix heures; puis le navire reprit sa course sur le fleuve, nous permet- tant d'admirer à l'aise une foule d'îles qu'une végétation luxuriante ainsi que d'innombrables oiseaux au brillant plumage font ressembler au paradis terrestre, A travers des trouées ouvertes dans le sombre feuillage, on aperçoit les toits gris des huttes habitées

61

par les insulaires, les canots en troncs d'arbres é vidés qu'on a tirés sur la plage. Ici, c'est un crocodile qui plonge avec Iracas; là, un hippopotame qui nous regarde passer, planté sur ses courtes jambes. De temps en temps, les nègres, cachés dans les brous- sailles, saluent notre steamer par des cris qui ressemblent étonnamment au hennissement des che- vaux. Un boa d'au moins quatre mètres de longueur franchit, en nageant, une large crique, et disparaît dans les hautes herbes.

Mais la vue de toutes ces magnificences ne nous a pas ôté l'appétit : ma Mère ouvre le havresac et en retire des œufs durs, des tartines et une bou- teille d'eau rougie. Avec cela, les petites nonnes iront bien jusqu'à Borna, la capitale, que nous atteig- nons d'ailleurs à six heures et demie. Durant un quart-d'heure, nous gravissons et descendons des monticules sur lesquelles se dressent, coquettes au possible, les maisons des blancs, des villas entourées de parcs fleuris. Là-haut, sur une petite montagne, c'est l'église en fer, flanquée de la cure à la porte de laquelle nous allons frapper.

Le Père De Cock, titulaire de cette cure, n'aura pas volé sa place en paradis. Il est seul à s'occuper des blancs et des noirs, de la paroisse, de l'hôpital et d'une école modèle. Le presbytère en bois est de belle apparence et très-commode. L'église fait bon effet à l'extérieur, mais il est bien difficile d'orner intérieurement des murs en tôle. A la Messe, une chose m'a d'abord assez étonnée : les enfants chan- tent à haute voix leurs prières durant tout le Saint Sacrifice; mais je pense qu'on se ferait vite à cette piété, un jreu tapageuse, c'est vrai, mais chacun du moins paie de sa personne.

A récole-colonie, c'est un négrillon qui fait la cuisine et pas trop mal. Mais c'est l'hôpital des noirs

62

qu'il faut voir!. Quelle misère! Les malades, couchés deux par deux sur des lits en bambou, sont' soignés par des nègres dont la malpropreté dégoûterait un vidangeur. Le médecin, noble et digne chrétien, se dévoue autant qu'il peut; mais que faire dans ces conditions pour les 120 noirs qui gémissent sur ces misérables couchettes? Encore, se félicite-t-il des résultats obtenus : naguère, ces malades étaient couchés nus sous des arbres!

Ah! j'allais oublier de vous dire que nous voyageons gratis sur les vaisseaux de l'Etat. Sur l'Akassa nous aurions payer le passage et deux repas que nous avions pris. Le capitaine, qui ne comprend cependant ni français, ni flamand, ne voulut pas accepter un centime, bien que les nonnes ne l'eussent salué à l'arrivée que par une légère inclination. Que Dieu récompense ce protestant de sa courtoise charité!

A bientôt des histoires du même genre, si celles-ci vous plaisent.

Sœur Marie-Godeliève

63

'à^Wi

Wittvt

SOMMAIRE : Sœur Godelieva est désignée pour se rendre avec quatre de ses consœurs à Luluabourg sous la conduite du R. P. De Deken.

Matadi, /j Septembre iSçj.

Chère Révérende Mère,

EPUIS un an, nous étions heureuses de soigner les malades qui se pressaient aux portes de notre résidence de Memlao, et d'instruire les jeun(\s négresses arrachées à l'esclavage dans le Haut-Congo par nos braves soldats. Nous espérions cependant qu'un champ plus vaste s'ouvrirait un jour à notre zèle, et nos regards se tournaient vers ces régions lointaines, dont on nous disait les mer- veilles et les horreurs, Dieu fait croître les majes- tueuses forêts, pullulent les plus gigantesques animaux de la création, d'innombrables peuplades pourchassées par les sanguinaires esclavagistes implo- rent le secours de nos guerriers et de nos mission- naires. Il y a là, nous disions-nous, bien des plaies à panser, des cœurs à consoler, des intelligences à former, des âmes k sauver : quel bonheur si Dieu voulait bien nous agréer pour une telle entreprise! Eh bien, c'est fait! Le 15 Août, le R. P. De Deken venait frapper à notre porte, et nous dépei-

64

Révérend Père De Deken

Missionnaire au Cougo

gnait la florissante mission de Loulouabourg, ajou- tant qu'il venait chercher des religieuses pour cette région. Si tous les cœurs tressaillirent d'espérance et de joie, restait à savoir quelles seraient les élues. Mère Amalia résolut de prendre avec elle Sœur Humilienne, Sœur Albanie, Sœur Hygine et moi. Les enfants furent conduites chez nos Sœurs de Moanda; les bagages furent emballés en toute hâte, et, le 2 Septembre, le Prin.cc Baudouin vint prendre à son bord la petite caravane, tandis que notre rési- dence de Memlao restait à la garde des chrétiens de l'endroit.

A Banana, on nous remit de nombreuses lettres arrivées d'Europe. Quand aurons-nous encore pareil bonheur? Nos parents et nos amis ignorent que nous allons nous enfoncer jusqu'au centre de l'immense et sombre continent : adieu donc, une fois encore, vous tous qui nous aimez; à l'appel de Dieu, nous élargissons l'espace qui nous sépare de vous; mais ni le temps, ni la distance n'effaceront de nos cœurs votre souvenir chéri!

A 7 heures du soir, nous atteignons Boma, la capitale. Le R. P. Calon nous prend au débarcadère, pour nous conduire à la cure, nous reçoit le P. De Cleene. Le lendemain, 3 Septembre, le Gou- verneur général de l'Etat nous donne audience, et, dans les termes de la plus exquise bienveillance, nous fait part des mesures prises par lui pour assurer le succès de notre voyage; des ordres ont été donnés pour nous fournir les porteurs nécessaires; des lettres de recommandation sont déjà transmises à toutes les stations situées sur notre parcours.

Au cours d'une visite que nous rendons ensuite à M. le Dr Reiter, celui-ci nous comble des plus sages conseils pour les précautions hygiéniques à prendre durant le voyage, et sa bonne dame nous

65

force d'agréer une foule de petits cadeaux très utiles. Le 4 Septembre, le bateau nous dépose à Matadi. Réception flamande on sait ce que cela veut dire chez le bon Père D'Hooghe. Le même soir, deux d'entre nous vont visiter nos Sœurs de l'Hôpital de Kikanda. J'aurais bien désiré en faire autant; mais par suite d'un gonflement qui s'est produit au talon droit, je suis condamnée par le docteur au repos absolu. Le lendemain cependant, j'obtiens d'être trans- portée en hamac chez nos consœurs. Dirai-je les mille prévenances dont celles-ci nous ont comblées? En remplacement des pères et des mères que nous avons quittés pour son amour, le Dieu de bonté nous a donné des Sœurs qui jalousent un peu, c'est vrai, le lot qui nous est échu, mais qui s'en vengent en se privant du nécessaire, pour rendre moins péni- ble notre lointain voyage. Le bobo que j'avais au pied ne tient point devant les soins dont je suis entourée; Sœur Albanie, que la fièvre avait un peu fatiguée, retrouve bonne mine et belle humeur ; enfin, pour comble de bonheur, M. Buysse, aumônier de nos sœurs, veut bien nous donner une retraite de trois jours, d'où nous sortons alertes comme de petites hirondelles qui vont prendre leur vol pour les pays du soleil.

Sœur Marie Godeliève

66

*% iS^ Vp» i{f« it« ^T« aT* »> vT« 4,t» 4»t4 «SW ]SW «^tk *fk iSU »T« -1^

18^ lettre

SOMMAIRE : Voyage vers L.uluat)ourg dans le Haut- Congo

Léopoldville, 75 Octobre i8çj

Chère et digne Supérieure,

I'est le 19 Septembre que nous avons quitté Matadi pour entreprendre notre grand voyage vers Luluabourg. Dès 4 heures du matin, nous nous disposons au départ. Avant de monter en wagon, nous entrons à la chapelle de Matadi la bénédiction du S^ Sacrement suit le chant du Tantum ergo et du Laudate. En route maintenant sous la garde de Dieu : nous allons commencer la première étape de notre voyage par terre.

La compagnie du chemin de fer avait mis à notre disposition deux wagons, l'un pour nous, l'autre pour la seconde équipe de nos porteurs et nos bagages. M. D'Hooghe photographie notre groupe, nous donnons l'accolade d'adieu à nos Sœurs de Kinkanda, la machine siffle, nous faisons un grand signe de croix : en route pour Luluabourg!

Nous avons bien fait de nous armer du signe de la Croix et de nous recommander à la protec- tion de nos bons anges. Si l'on n'a pas la tête

07

LeiJres ne Sœurs Marù'-Gjdeliève »

solide, c'est prudence que de ne pas regarder de côté et d'autre, tandis que le train franchit d'effroyables ravins ou semble vouloir se ruer à travers des montagnes de pierre.

Tantôt on roule entre les parois verticales de rochers ouverts par la dynamite; tantôt on court sur le flanc d'une montagne à l'opposé de laquelle le grand fleuve coule en vagues limoneuses. Toutefois^ hâtons-nous de le dire, ce n'est qu'aux environs de Matadi, à la tête de la ligne, que nos ingénieurs auront à lutter contre de semblables obstacles. Après les merveilles que l'on admire ici, le reste ne sera qu'un jeu.

La première halte est aux Eaicx-Boiines. Plus loin, dans une vallée coulent les eaux verdâtres de la Mpozo, qui vont heurter plus bas les flots brunâtres du Congo. Nous longeons cet aflluent durant quel- ques minutes, nous franchissons le magnifique pont suspendu qui le traverse et, par mille sinuosités, nous arrivons à la station de Palabala.yLdi grosse locomotive qui nous a remorquées jusqu'ici cède la place à une plus petite qui, se mettant à l'arrière du train, nous pousse jusqu'au terminus de la voie. Nous y mettons pied à terre et nous enfilons un sentier qui nous conduit à la station de Nkengé^; le docteur et deux employés nous font accueil. Le réfectoire l'on nous sert du bœuf et de l'antilope est une case en paille; une autre case nous est donnée comme dortoir; nous y étendons nos matelas sur le plancher et nous nous reposons à merveille, tandis que nos porteurs dorment à la belle étoile rangés les uns à côté des autres comme des sardi- nes dans une boîte.

68

Commencement du voyage en caravane

Au réveil, une petite pluie nous permet de nous laver les yeux; puis on entame courageusement le fameux voyage en caravane. Toutefois, comme à toute chose il faut un apprentissage, la première •étape est assez pénible; chacun de nos porteurs n'est pas encore bien à son affaire et nous ne som- mes pas habituées à l'escalade des montagnes, au passage des ruisseaux. Quand je dis « nous » faisons une restriction : par suite d'un malaise, c'est dans un hamac porté par de robustes nègres que je suis mes vaillantes Sœurs qui trottinent sous le soleil ardent; j'en suis vraiment honteuse, et j'espère bien pouvoir demain m'escrimer de mes jambes; ne suis-je pas trop grande pour être traitée comme une enfant ?

Après une marche de trois heures, nous atteig- nons Congo-da-Lemba, M. Gillis, ermite en ce lieu, nous offre une franche hospitalité. Les trois chambres mises à notre disposition ne sont pavées qu'en terre battue, sur laquelle nous étendons nos matelas. C'est une imprudence que Sœur Albanie, notre pharmacienne, paie le lendemain par un accès de fièvre; la voilà qui boude à l'excellent dîner que nous attaquons de toutes nos dents, se couche un moment, puis va promener son malaise à travers les plantations de bananiers et de caféiers.

Comme nous avons rejoint ici la bande des porteurs partis avant nous, le P. De Deken fait l'inspection, assigne les rôles et pose les conditions : à chaque homme une charge de 30 kilos, et pas de matabiche (pourboire) avant qu'on ait atteint Lukungu.

Le 21, le P. Buysse nous quitte et nous entamons la seconde étape. Il faudra, paraît-il, nous armer de courage et bien lacer nos souliers, car la partie

69

sera dure, si dure même que, jusqu'à Feutrée d'une forêt servant de repaire à des buffles sauvages, le Père De Deken nous ordonne à toutes de monter en hamac. Nos robustes porteurs prennent le trot et nous déposent, une demi-heure après, sur la lisière de la sombre forêt. A chacun maintenant de se tirer d'affaire! Par un étroit sentier qui court sous la sombre voûte des arbres séculaires, on commence ces interminables montées et descentes célèbres dans la mémoire et plus encore dans les jambes de quiconque a passé par la forêt des buffles. On y trébuche contre des pierres, on heurte des racines, on grimpe des pentes qui semblent raides comme un mur, on glisse aux descentes plus vite et plus loin qu'on ne voudrait. Encore devons-nous nous applaudir d'exécuter cette dangereuse traversée pen- dant la saison sèche; à l'époque des pluies, quand le terreau spongieux, qui forme le sol en maints endroits, est imbibé d'eau, je ne conçois pas qu'on puisse s'en tirer.

Après quatre heures de gymnastique, nous fran- chissons un pont suspendu, jeté sur la Loufou, et prenons possession de deux cases bâties sur l'autre rive. La Providence a écarté de notre route les buffles farouches dont nous avons vu seulement quelques traces; mais, bon Dieu! comme on a transpiré. Les guimpes et les voiles sont dans un état lamentable ; aussi Mère AmaUa décide-t-elle que, dorénavant, nous nous coifferons tout simplement d'un large chapeau de paille recouvert de coton gris. La transformation nous fit bien rire d'abord; mais nous ne tardâmes pas à en reconnaître les avan- tages et à constater que la jeunesse fait toujours bien de suivre les conseils de l'âge mûr.

Les eaux de la Loufou sont d'une limpidité si parfaite, qu'à la soirée nous nous installons sur un

70

rocher qui se prolonge dans la rivière, pour prendre un solennel bain de pieds et même pour procéder à une petite lessive. Qui sait, en efiet, quand nous trouverons encore des eaux si pures ?

Le 2 2 Septembre, nous devons encore nous es- crimer à l'escalade de nombreuses montagnes, mais enti aînées déjà par les exercices précédents, nous nous en tirons allègrement. D'ailleurs, le Père De Dekcn, un expert en fait de voyages, connaît un moyen de faire oublier la fatigue. Après la prière du matin, dite à haute voix, tout en marchant, il entame la récitation du rosaire de trois chapelets en rappe- lant avant chaque Ave Maria une particularité du mystère médité pour chaque dizaine. La prière, la méditation, la marche, tout va de pair; les parole^ scandent la marche et la vivacité de l'allure semble vraiment aider à pénétrer plus avant dans les mys- tères : on croit se rendre avec Marie chez sa cousine, à Bethléhem, au Temple; on voit Jésus agonisant, frappé de verges, couronné d'épines, gravissant le calvaire; Il sort glorieux de son tombeau, le voilà qui monte majestueusement au Ciel pour y préparer notre place. On arrive de la sorte au dernier Ave Maria et l'on est tout étonné d'avoir fourni pas mal de kilomètres. Les soldats emploient, pour atteindre le même but, les tambours et le clairon, ce sont des artifices trop belliqueux ' pour de petites nonnes; nous ne dédaignons pas d'ailleurs d'avoir recours à la musique; nous entamons, pour rythmer la marche, des hymnes et des cantiques; c'est ainsi que nous faisons à pied la grande moitié des étapes journalières.

Voici Ndembôli, ancien village, nous y trouvons une grande case qu'une cloison divise en deux appartements. Nos porteurs voudraient pousser jusqu'à Banza- ÀJantéka, siège d'une mission protestante.

71

L'avantage de gagner une heure sur la marche de demain serait bien minime, puisque là-bas nous per- drions deux heures à planter et replier la tente, tandis qu'ici nous avons un refuge tout préparé.

Le 23 Septembre, nous partons à cinq heures et demie du matin pour atteindre à onze heures Unionzo. Le logis est moins confortable que celui de la veille. A l'inverse des Européens, les nègres commencent leurs constructions par le toit et finissent par les murs en paille ou en pisé. Notre refuge encore en construction n'est donc qu'un toit reposant sur des poteaux, sauf un mur de paille qui s'élève à hauteur d'homme d'un seul côté. Père De Deken promet un matabiche si nos porteurs consentent à clôturer le reste de la même façon. C'est fait en un instant; nous masquons tant bien que mal la partie supérieure du mur d'enceinte par des couvertures et des bandes d'étoffe; on dispose les lits de camp, on suspend les hamacs aux solives du toit : et nous voilà logées presqu'aussi confortablement que les saltimbanques des foires européennes.

Pauvres petites Sœurs ! dira-t-on. Ah ! bien non, ne nous plaignez pas : jamais nous n'avons tant ri , tant jacassé que dans nos lits aériens. La joie, dit-on, réconforte autant que le sommeil; il faut qu'il en soit bien ainsi, puisque nous étions bien alertes le lendemain; et cependant, nous avions beau nous balancer comme des bébés dans nos couchettes mobiles, le sommeil ne venait point. A certain moment Sœur Humilienne descendit de son perchoir pour demander à Sœur H3^gine : « Dormez- vous déjà? Non, camarade! Et les voilà s'établissant sur une couverture déployée sur le sol. Elles y furent bientôt relancées par des myriades de ces cruelles fourmis d'Afrique dont la morsure est si cuisante. Force leur fut de déballer un matelas et de disposer les

Inauguration du pont du Kwilu

choses de manière à fermer le passage à leurs minuscules ennemis. Dormirent-elles mieux que nous? j'en doute; cela ne les empêcha pas le lendemain d'arpenter lestement les montagnes et les vallées qui nous séparent de Nsckololo.

A ce poste, la case de refuge pour les voya- geurs est à peine commencée : autant vaut loger à la belle étoile. Père De Deken ne veut pas nous exposer à cet essai; nous nous contentons en conséquence de prendre un petit rafraîchissement, nous recevons gravement le salut militaire que nous adresse la femme du gardien noir, et nous piquons vers la rivière du Kiviliù que nous franchissons à onze heures et demie du soir. Belle promenade de dimanche! n'est-ce pas? Eh! sans doute, si nous avions eu le matin le bonheur d'entendre la sainte Messe, cette marche de plus de douze heures ne nous eût semblé qu'une excursion de vacances, tant la bonne humeur met de ressort aux jambes.

N'exagérons rien toutefois; le soleil a tapé dur sur nos chapeaux de paille; aussi ne voilà-t-il pas qu'au passage de la rivière, je suis prise d'une syncope ridicule, et qu'on doit me transporter solennellement comme un lustre ('epuis la pirogue jusqu'à la case de refuge heureusement très-proche. Un accès de fièvre quoi! violent mais très-court, puisque le lendemain Père De Deken ayant fait stopper pour nous remettre de nos fatigues, je me remis assez pour que le mardi, 26, nous reprenions la marche. Toutefois, Père De Deken, fort sévère pour les imprudences, m'avait consignée dans un hamac, avec défense formelle d'en descendre, quelles que fussent les difficultés du terrain.

Cela m'empêchait assez souvent de voir com- ment mes consœurs se tiraient d'affaire au passage des nombreux ruisseaux dépourvus de pont. En

73

voici un pourtant en travers duquel s'allonge un tronc d'arbre. En trois bonds P. De Deken est à l'autre bord. Mes compagnes, ayant moins la pratique de semblables choses, cherchent un moyen moins périlleux. Sœur Hygine croit avoir trouvé : elle s'assied à califourchon sur le tronc d'arbre, et, s'aidant des mains, s'avance par de petits sauts répétés, à la façon des grenouilles. Malheureusement le pont rustique était hérissé vers le milieu de' longs et gros clous : allez donc vous asseoir là-dessus! La pauvre Sœur interloquée ne sait d'abord quel parti prendre ! impossible d'avancer, reculer n'était pas facile;, et les gros nègres, au lieu de lui venir en aide, riaient aux éclats de sa mésaventure. Elle vint à bout cependant de revenir à nous, en exécutant à reculons les sauts qui l'avaient d'abord portée en avant, suivit en amont le cours du ruisseau et finit par trouver un endroit le courant était assez étroit pour qu'elle pût le franchir d'un seul bond. La malheureuse tentative la décidée comme nous à se servir en pareille occurence, des épaules d'un nègre, malgré la répugnance qu'on éprouve d'abord à se prêter à cette manœuvre.

A Nkengé, nous logeons dans une case véri- tablement luxueuse. Jugez donc : des cloisons la divisent en multiples cellules nous pourrions nous prendre pour de paisibles Clarisses d'un couvent d'Europe. Il est vrai que, durant la nuit, une horrible tornade nous rappela que nous étions en Afrique.

Le 27 Septembre, nous rencontrons M. l'ingé- nieur Poullet qui se rend au ruisseau à jamais célèbre par les vaillants exploits de Sœur Hygine à l'effet d'y construire un pont moins primitif.

C'est par une plaine peu mouvementée que nous avançons. Aujourd'hui, en revanche, la chaleur est si forte que le Père De Deken qui fait tout le voyage

74

à pied, est assez abattu lorsque nous arrivons à Nsona. Quant à chère Mère Amalia, c'est merveille à la voir trottiner malgré ses quarante ans et mon- trer l'exemple d'une attaque vigoureuse au plat de riz qui nous sert de dîner. Par contre. Sœur Albanie doit encore recourir à une prise de la bienheureuse quinine que Sœur Hygine porte toujours dans une gibecière, comme un chasseur en campagne.

Arrivée à Lukungu

Le 28, nous faisons tous nos efforts pour atteindre LukungiL, station érigée par l'Etat à peu près à mi-route de Léopoldville et Matadi. Les porteurs ne sont pas moins impatients de toucher au terme de leur labeur, de recevoir leur solde et leur matabiche. D'autres noirs les remplaceront jusqu'à Léopoldville. On part donc à cinq heures du matin pour arriver à Lukîtngu vers huit heures et demie. M. Verycken, cornmissaire du district et tous les employés euro- péens nous font l'accueil le plus bienveillant. Un chimbek (case) est aussitôt mis à notre disposition; ce sera notre « chez nous » pour les quelques jours nécessaires au recrutement de nouveaux porteurs. Tandis qu'on s'occupe à l'inspection des charges de ceux qui nous ont accompagnés jusqu'ici, nous remplaçons nos chapeaux de paille par nos voiles de religieuses et remettons en ordre nos costumes. Les nègres de l'endroit, accourus en foule, sont tout ébahis de notre accoutrement. Comme elles sont drôles, disent-ils en riant, les femmes de celui qui vient parler du Ciel! Tandis que s'égaient à notre sujet ces pauvres gens pour qui la virginité chrétienne est un mystère, nous nous dirigeons vers la salle

75

nous devons manger à table d'hôte. C'est bien un peu péniblo de devoir se produire ainsi, mais je dois rendre ju-ùce à la respectueuse réserve que nous témoignent tous les agents de l'Etat.

Le lendemain, nous passons nos loisirs forcés à visiter d'abord le jardin de la station; la plupart des légumes européens croissent très-bien à Lukungu. Puis, la curiosité nous pousse jusqu'à la Mission protestante dont les luxueuses installations ne laissent rien à désirer. Il ne nous fut pas donné d'y voir un seul visage européen. Eh ! gentlemen, tranquillisez- vous : nous n'envions ni vos richesses, ni vos palais, car nous avons mieux que cela : la joie du sacrifice dans la pauvreté; les constructions de notre future mission seront bien modestes, sans doute; mais nous avons l'ambition de nous y faire aimer par une nombreuse famille dont nous serons les mères, Dieu sera béni, nous chanterons le nom de la Vierge entre les vierges, nous mourrons heureuses d'avoir donné des âmes au Ciel!

Le dimanche, 28, nous avons la chance, à l'occa- sion du marché, de pouvoir admirer le costume gala des femmes indigènes. Quelle horreur! Ces créatures, barbouillées du haut en bas d'un noir graisseux rayé de lignes rouges, n'ont pour tout vêtement qu'un minus- cule lambeau de toile. En revanche, pour faire parade de leurs richesses devant les femmes européennes, elles ont arboré des colliers et bracelets de perles et de verroteries, nous contemplent du haut de leur grandeur et nous saluent d'un solennel Mboté. Ah! grand Dieu! quand viendra le miracle qui changera ces femmes hideuses en chrétiennes chastes et modestes !

76

Départ de Lukungu

Le mardi, 3 Octobre, les nouveaux porteurs sont enrôlés et nous quittons Lukungu, vers deux heures après-midi, en compagnie de M. Antoine qui a mission dans un endroit près duquel nous allons passer. L'étape n'est que deux lieues et demie, mais il nous faut l'effectuer par un sentier qui long-e en certains endroits des ravins effrayants, presqu'à l'égal de ceux de Matadi. Mais les montagnes sont moins escarpées; le sol n'est plus aride et pierreux, mais si fertile et d'une culture si aisée que de nombreux villages montrent partout des cases proprettes qui font plaisir à voir.

A cinq heures, nous campons à Mfoimfou. Les soldats de M. Antoine nous ont précédées pour y dresser sa tente. Nous nous installons dans un chimbek dont nous remplaçons la porte absente par une couverture; on soupe en plein air, on récite en chœur la prière du soir et : bonsoir la compagnie, nous dormons comme des marmottes.

Aussi, le lendemain, à huit heures du matin, nous avons arpenté déjà plusieurs lieues pour atteindre une rivière à Mpioka. C'est trop tôt pour stopper : nous passons en pirogue jusqu'à Kungila, c'est-à-dire à trois lieues plus loin. Au cours de ce trajet, nous remarquons dans des terrains marécageux de magnifiques lis blancs striés de filets rouges. Quelle femme n'aime pas les fleurs? Nous composons un énorme bouquet dont nous ornons notre table à la case de Kungila.

En revanche, nous n'avons guère à nous louer de nos porteurs de Lukungu. Au lieu de nos gros gaillards de Matadi, hauts de taille et de large enco- lure, nous avons maintenant de petits êtres si mous et si faibles qu'une caisse de trente kilos les écrase

77

et qu'en un endroit, bien peu difficile cependant, ils doivent être six pour porter en hamac ma petite per- sonne. J'ajoute pourtant que ce dernier cas ne se présenta qu'une seule fois; le Capita, blessé dans son honneur, ne prenant avec lui que le plus solide de ses hommes, tint à devoir de nous soulever sur ses épaules aux passages les plus impraticables.

A cette halte de Kungila, un chef indigène vient en grand apparat présenter ses hommages à M. Antoine; le brave moricaud n'est pas pauvre; la preuve, c'est qu'il porte l'un sur l'autre trois gilets européens, qu'il a double pagne et qu'un énorme bâton de com- mandant lui donne bien le droit de ne s'avancer qu'avec la majestueuse prestance d'Un empereur romain. Bien plus, il est en mesure d'offrir à l'agent de l'Etat un bouc et quelques œufs, cadeaux dont il a bien soin de vanter lui-même la magnificence.

Le 5 Octobre, nous atteignons Kendolo, le susdit bouc fait les frais d'un repas d'adieu, après lequel M. Antoine nous quitte pour se diriger vers l'intérieur. Nous profitons du temps qui nous reste jusqu'au soir pour enlever de nos pauvres pieds les chiques qui s'y sont logées par escadrons. Sœur Hygine est très adroite à cette manœuvre ; sans vous faire trop de mal, elle ôte à la pointe de l'aiguille jusqu'au dernier œuf de ces vilaines bestioles. Mais ces dernières savent s'en venger : c'est aux pieds de notre bonne Sœur que ces insectes malfaisants s'acharnent plus souvent et pénètrent plus profon- dément.

Le 6 Octobre, c'était à Kendolo, jour de marché. Or, la plupart de nos porteurs sont originaires des environs, et tous désirent assister à cette foire, pour se procurer : manioc, chikwangue, noix de palme et surtout pour se gorger de malafou, Champagne des noirs. En conséquence, les Capitas viennent demander

78

Orphelinat des Sœurs de la Charité a Moanda

a Père De Deken un jour de repos. Mais celui-ci connaît son monde : un nègre qui est ivre, doit boire pendant huit jours pour se dégriser. Nenni, répond-il, nous partons pour la Loiiasi; libre à vous de vous attarder, pourvu que le soir vous nous rejoigniez ! Ainsi fut fait, les plus vaillants des porteurs se joignant à nous. Une vraie promenade d'ailleurs, par une route facile et si belle que les cantiques et les chansons partent comme d'eux-mêmes. Tout le répertoire de Sœur Humilienne y passe, et ce n'est qu'à la der- nière demi-lieue que nous montons en hamac pour atteindre la halte les retardataires nous rejoignent ■dans la soirée.

Arrivée à l'Inkissi

Le 7, nous logeons à Nsundi; le 8, non loin de la rivière hikissi. Nous y faisons la rencontre de M. Mils qui retourne en Europe, emmenant avec lui une centaine de Bangalas tant hommes que femmes, que l'on pourra voir à l'Exposition d'Anvers. Sur les bords même de l'Inkissi nous croisons une autre bande ayant la même destination. L'un de ces noirs, horriblement tatoué, ayant appris quelques éléments de français à la Mission de la Nouvelle-Anvers, est très fier de pouvoir faire montre de sa science en venant nous saluer. Les autres suivent l'orateur, s'ébahissent d'abord à l'aspect des femmes blanches, mais ne tardent pas à révéler leurs instincts de cannibales en supputant en leur langue le poids de chair à rôtir que chacune de nous pourrait fournir. Or, cette langue, je la comprends, les drôles s'en aper- çoivent et ne peuvent se rendre compte d'un tel pro- dige. Je leur parle de quelques-unes de mes élèves de Nemlao, originaires du pays des Bangalas. Et tous

79

aussitôt de me presser de questions au sujet de ces enfants dont ils se rappelaient le départ. sont maintenant ces fillettes? Que font-elles ? Que mangent-elles? Ont-elles une maison comme les blancs? Est-ce comme cela qu'on nous traitera? Est-ce loin le Mputu (Europe) des blancs? Oh! y a, ya, encore une lune sur les pieds, sur les pieds ! Et puis une autre lune sur le bateau ! Et puis ce sera le Mputu, le Mputu des blancs!

Pendant ces pourparlers, le petit Moustique (Magunga), l'un des deux jeunes boys qui nous accom- pagnent, s'était caché dans le coin le plus obscur et le plus reculé de la case. Après le départ de nos visiteurs, il nous affirma que ces hommes étaient précisément ceux qui, l'an dernier, l'avaient déjà lié à un arbre et allaient le tuer, après la destruction de son village natal, lorsque le capitaine d'un steamer le délivra. Petit bonhomme est maintenant en train de devenir chrétien et je pense que son aventure a été racontée dans les Annales de Scheut.

Le lendemain g, tandis que nous cheminons vers Swen^z, une fumée, qui s'élève à quelque distance, nous fait croire d'abord à un incendie qui se pro- page dans les hautes herbes. Père De Deken nous détrompe : cette fumée n'est qu'une vapeur produite par la chute de l'Inkissi, en un endroit cette rivière a cent mètres de largeur. La chute elle-même a huit mètres de hauteur. Cette effroyable masse d'eau produit en se précipitant un bruit que l'on entend à plus d'une lieue.

A Swerigi, le gardien noir du poste se met en quatre pour nous servir, ouvrir les lits de camp, disposer le repas, et le reste : chose d'autant plus méritoire que le brave homme est manchot. La femme, non moins prévenante, nous présente des œufs et des ananas. Malgré tous ces bons soins,

80

nous eussions préféré passer outre et faire double étape, car nous étions arrivées de fort bonne heure, mais nos porteurs s'y refusent allé^-uant la nécessité de faire des provisions au marché du lendemain. Nous profitons de cet arrêt forcé pour lessiver pas mal de choses qui en ont grand besoin. Mais à nous voir à genoux, bras nus jusqu'aux coudes, frottant et savonnant, la bonne femme noire est suffoquée d'une véritable indignation ; elle va, elle vient, elle bougonne, poings sur les hanches, prétendant que les femmes blanches ne doivent pas ainsi s'avilir jus- qu'au travail des esclaves, qu'on n'a seulement qu'à lui laisser le temps d'expédier cette besogne. Pauvre et brave créature! elle ignore que la loi du travail est générale ; elle ignore encore plus qu'une Sœur de charité s'est constituée volontairement la servante du Christ et ne reculera devant rien de ce qui peut sauver des âmes! Laisse-nous donc à noire lessive, compatissante négresse, et si tu crois que cela nous ôte de notre bonne humeur, viens donc écouter nos chansons!

Le lendemain, lo, nous pouvons nous mettre en marche de bonne heure, malgré l'excuse alléguée hier, parce que Père De Deken a eu l'adresse de se faire remettre par les Capitas, les mukandas (billets) qui spécifient les conditions acceptées par nos porteurs et le taux du salaire qu'ils auront à toucher. Il en résulte qu'il n'est plus question de marché et que nos moricauds paieront leur entête- ment d'hier en faisant aujourd'hui double étape. Nous dépassons en effet la halte de Kinfmmo pour atteindre à midi seulement la Louila. Malheureuse- ment le porteur chargé de nos provisions traîne la jambe, et ce n'est qu'à une heure que nous pouvons satisfaire l'appétit qu'a développé cette longue marche^ Nous nous en ressentons si peu que, le lende-

Leilres de Sœur Xlarie-Codeliève

main, nous trottons depuis le grand matin jusqu'à onze heures et demie. A la halte nommée Scknibao, une foule de curieux viennent nous contempler, nous offrant des plantains (sorte d'énormes bananes), tandis qu'un Haoussa, trardien du poste, nous fait cadeau d'une cruche de ]\Iassanga, boisson très-rafraî- chissante qu'on tire de la canne à sucre. Après avoir largement satisfait leur curiosité, les indigènes se retirent pour revenir bientôt affublés de bandes de toile à mouchoirs, afin, sans doute, de nous prouver que, si nous sommes largement vêtues, eux ne sont pas si pauvres qu'ils en ont l'air. Puis, ils nous régalent d'un charivari dont voici le motif. Hier, c'était la nouvelle lune; or, sous les tropiques une lisière de la terre se montre nettement dès le lendemain; de plus, la lune est pour le nègre l'astre favori; c'est à sa douce lumière, alors qu'un air moins brûlant que celui du jour est embaumé par les mille parfums de la forêt, qu'on célèbre les fêtes joyeuses et terribles, qu'on se livre à la danse, que les guerriers chantent leurs exploits : il n'est donc pas étonnant que la réapparition de la lune soit saluée par des transports de joie, des cris variés et le grincement du tam-tam.

Arrivée à Léopoldville

Enfin, le 12 Octobre, nous touchons au terme de la route des caravanes. Le cœur débordant de reconnaissance envers le Dieu qui nous a conduites par la main et préservées de tout mal sérieux pen- dant cette première partie de notre lointaine expédition, nous entonnons le solennel Te Deum ; puis, entourées de nos gens qui traduisent leur contentement par

82

des hennissements et des chants baroques, nous entrons à Léopoldville.

Père De Deken avait averti par courrier spécial le Commissaire de District. Celui-ci étant absent et son lieutenant ne trouvant pas que la station pût nous offrir un logis convenable, nous sommes faciles à contenter cependant le dit lieutenant s'était adressé au Docteur Sims, missionnaire protes- tant établi non loin des bâtiments de l'Etat. M. Sims s'empressa de mettre à notre disposition une vaste demeure. Et voilà Père De Deken et cinq Sœurs de Charité installés au cœur d'une mission protes- tante. J'ajoute que, non content d'être très-fier de nous donner l'hospitalité, le bon Docteur ne sait •qu'imaginer pour nous être utile et nous mettre à même de vaquer, en toute liberté, à nos exercices de piété. Dans une des cinq chambres de notre établissement se dresse un autel nous avons le bonheur de voir célébrer chaque jour le S' Sacrifice et de nourrir notre âme du Pain des forts en prévision des fatigues qui nous attendent ! Nous sommes à peine au quart de notre voyage, mais la Providence veille sur nous et de quelque manière qu'Elle dis- pose . de nous. Elle nous trouvera prêtes.

Halte à Léopoldville

je terminais ma page précédente en vous con- tant comment, pour la durée de notre séjour à Léopoldville, la Providence nous a fait trouver asile à la mission protestante du bon Docteur Sims.

Et si je parle de Providence, ce n'est pas à tort : jamais nous n'aurions pu rêver un accueil plus cordial, une installation plus confortable. Le

83

logis est si spacieux que, d'une chambre voisine de celle du Père De Deken, nous avons pu faire une chapelle nous avons journellement le bonheur d'entendre la S'® Messe, et de recevoir le Pain des forts. Au dehors de la maison, de magnifiques allées bordées de fleurs et d'ananas nous permettent de nous livrer, matin et soir, à des promenades délicieuses, A voir alors le Père De Deken y réciter son bréviaire, deux ou trois Sœurs y dérouler ensemble leur chapelet, tandis que les autres méditent en silence, on se croirait au jardin d'un couvent euro- péen à l'époque de la Retraite.

Excursion à Brazzaville (i)

Nous avons passé la première quinzaine à rapetasser nos pauvres vêtements, ainsi qu'à soigner les bobos occasionnés par les fatigues du voyage.

Nous eimes ensuite à répondre à l'aimable invitation que nous adressait M^'' Angouard, vicaire apostblique de l'Oubangi, en résidence à Brazzaville, de l'autre côté du fleuve, sur la rive française. M. de Brazza, commissaire général du Congo français^ nous a fait prendre par le steamer Djoué qui, après une heure et demie de navigation, nous déposa sur le rivage.

Là, point de route encore, mais un simple sentier

(i) En attendant le bateau qui doit les transporter à Luiua- burg par le Kassaï, les Sœurs font un assez long séjour, à Léo- poldville.

Elles profitent de leurs loisirs pour faire une excursion sur la rive droite du Congo et rendre une visite au Couvent des Sœurs de S' Joseph à Brazzaville elles furent reçues à bras ouverts et séjournèrent pendant quelques jours.

84

^

1

P^jR

1

^^-^"^HT^ '■ ' Ty •■ '^Sp^lv^i^'

p-'l^^

j^^^^^^Ê^^^BB^^HIi

^^^l^^l

1

Un campement près de Moanda

traversant les hautes herbes et par lequel nous arri- vons en quelques minutes au couvent des Sœurs de S' Joseph de Cluny, installées à Brazzaville depuis un an.

Les lits de camp que nous avons emportés sont aussitôt dressés dans le dortoir commun, et voilà les deux communautés comme fondues en une seule; car il est inutile, n'est-ce pas, de vous décrire l'accueil qui nous est fait. Sans doute, ces bonnes Sœurs sont françaises et nous sommes flamandes; leur voile ne ressemble pas à notre coiffure; c'est la première fois que nous les voyons et, probable- ment, nous ne les verrons plus en ce monde, tout cela n'est que trop vrai, mais ce qui l'est aussi, c'est que le Jésus que nous aimons, elles L'ont choisi comme nous pour l'Epoux divin auquel on sacrifie tout; les malheureux nègres pour lesquels elles se dévouent, c'est pour eux que nous avons quitté notre Flandre bien aimée; la mort qu'elles espèrent, la mort au champ d'honneur de la charité, c'est celle que nous ambitionnons; en voilà bien assez pour se connaître, pour s'embrasser à plein cœur, pour rire, comrtve doivent le faire les Bienheureux du Paradis.

Le lendemain, dimanche 29 Octobre, nous nous dirigeons vers la résidence des Pères du S' Esprit, résidence bâtie sur une hauteur à quelques minutes du couvent. Après la S'*' Messe, Père De Deken nous introduit auprès de Monseigneur. L'Evêque- missionnaire nous reçoit avec une bonté toute pater- nelle, nous prodigue ses encouragements et ses conseils et finit par nous inviter à visiter les installations de la résidence. Lui-même daigne nous montrer l'atelier, l'école, la cuisine, la basse-cour, les plantations, le jardin et surtout la magnifique église, la cathédrale qu'il est en train de bâtir. Si je dis cathédrale, c'est sans aucune exagération : l'église

85

de Brazzaville est incontestablement le plus beau monument religieux de toute l'x^frique équatoriale. Avec quelles ressources Monseigneur a tenté cette entreprise grandiose, on le comprendra lorsque j'aurai dit que le Prélat a travailler lui-même à façonner les briques, à scier les bois. On compte inaugurer le temple aux fêtes de Pâques, le pieux Evêque étant persuadé que la Providence saura bien d'ici-là lui procurer l'ameublement indispensable.

Emerveillées autant qu'édifiées, nous prenons congé de Monseigneur pour revenir au Couvent où, pendant dix jours, nous fûmes témoins du zèle de de ces quatre bonnes Religieuses à instruire la jeu- nesse en même temps que nous étions confondues des bons soins qu'elles nous prodiguaient, se privant en notre faveur de choses qui leur étaient bien nécessaires.

Elles ne sont pas riches en effet; les caisses qui leur sont envoyées d'Europe ne parviennent que dif- ficilement à destination et les épreuves n'ont pas épargné la naissante communauté. A plusieurs repri- ses, les tornades ont enlevé le toit de la maison, ébranlé les murs, gâté les provisions. Puis encore, la santé de la bonne Supérieure est tellement épuisée par les privations, qu'une issue fatale est grandement à craindre. Mais, religieuses et françaises, les Sœurs de S' Joseph narguent la misère, et quand nous leur faisons remarquer que cinq bouches de plus cinq bouches flamandes qui n'ont pas l'habitude de bouder plat vont faire large brèche à leurs provisions : Est-ce notre affaire de songer à cela? répon- dent-elles gaîment : Celui qui multipliait jadis les pains saura bien y pourvoir!

Les convenances nous ordonnaient de profiter de notre séjour à la rive française pour aller remer- cier M. de Brazza de son obligeance à notre égard.

86

En conséquence, le jour de la Toussaint, Sœur Xavier nous conduisit au poste militaire nous fûmes reçues avec une politesse toute française par M. l'Ad- ministrateur. Malheureusement, M. le commissaire, M. de Brazza, gardant la chambre à cause d'une fièvre hématurique, ne put donner audience qu'à notre chère Mère, à laquelle il offrit ses encouragements, l'assurant ensuite du bonheur qu'il avait à mettre son steamer à notre disposition pour le retour à Léopoldville

11 fit plus; le dimanche suivant, au moment nous adressions nos adieux à Mgr Angouard, on nous annonça la visite de M. de Brazza; le vaillant explorateur s'était fait transporter en hamac pour venir en personne complimenter notre bon Père De Deken au sujet de son fameux voyage au Thibet, et lui présenter ses vœux pour ses courses actuelles au continent noir. Père De Deken n'était plus avec nous, ayant quitté la veille la rive française sur l'annonce inopinée de l'arrivée à Léopoldville des trois Missionnaires qui devaient se joindre à notre caravane : les Pères Hoornaert et De Clercq et le Frère Buyle. Ce contretemps n'empêcha pas M. de Brazza, un expert en fait de voyages en Afrique, de s'informer de la quantité de manioc dont nous dis- posions pour la nourriture de nos porteurs de baga- ges et de nous donner à nous-mêmes six grandes cruches de vin européen.

C'est de tout cœur que nous prions la Providence d'acquitter envers ce grand chrétien la dette légitime de notre reconnaissance.

Retour à Léopoldville

Le lundi, 6 Novembre, tandis que nous effec- tuions la traversée de retour, nous croisâmes sur

S?

l'immense fieuve le steamer Ville de Bruxelles, qui avait à bord les Missionnaires nouvellement arrivés. Ceux-ci veulent profiter de l'arrêt que nous faisons à Léopold ville pour aller saluer leurs confrères de Berghe S*^ Marie, ils s'y reposeront jusqu'à ce que le Stanley soit en mesure de nous emmener tous jusqu'à Luluabourg.

Quant à nous, à peine de retour chez le Doc- teur wSims, nous avons hâte de nous mettre à la besogne pour montrer à nos amis de Brazzaville que les cœurs flamands n'oublient pas un bienfait; et peu de jours après, nous avions le bonheur de transmettre quelques objets de lingerie pour les Sœurs, deux rochets et des bas pour Monseigneur,

Satisfaites d'avoir payé notre dette dans la mesure du possible, nous entreprenons ensuite d'en acquitter une autre envers le bon ministre protes- tant qui nous abrite sous son toit en le forçant de nous permettre de travailler à ses effets d'habillements. Et cet homme est si aimable qu'à le voir nous remercier, on dirait vraiment que s'est nous qui l'obligeons.

Que Dieu récompense ce noble cœur! Qu'il ouvre à la vraie lumière les yeux de cet homme droit et généreux, c'est la prière que nous ne cesserons de redire jusqu'à ce qu'elle soit exaucée. Cette grâce, j'ai la plus intime confiance que nous l'obtiendrons, parce que jamais homme ne l'a méritée comme le Docteur Sims. Il la mérite par une serviabilité qui le fait aimer de tous les blancs; il la mérite par les cordiales relations qu'il entretient avec tous les missionnaires catholiques, belges ou français; il la mérite enfin par son estime pour notre sainte religion qu'il reconnaît ouvertement comme supérieure à la sienne; il la mérite enfin par son zèle et son dévouement, car vraiment c'est pour

•a

G o

'a

aj a, ci

Xi

O

Dieu et pour les âmes que cet homme travaille. Sims est protestant, disait dernièrement de lui un de ses coreligionnaires, mais il travaille comme un missionnaire catholique. Chères Sœurs, Vous nous aiderez, n'est-ce pas, à faire entrer cette âme d'élite dans le sein de la seule véritable Eglise.

Parlerai-je d'une excursion au camp de Kin- chassa? M. le commandant Richard nous ayant rendu plusieurs bons offices nous avait mis dans l'obligation d'affronter deux heures de marche à travers la brousse. nous pensions n'accomplir qu'un devoir, ne rencontrer que des tentes et des talus en terre, un véritable enchantement nous attendait. Des allées larges comme des boulevards, et que bordent des ananas, des manguiers et des cocotiers; des planta- tions de caféiers, papayiers, cacaotiers, bananiers; des champs de riz et de patates; des parterres les cactus épineux se marient aux fleurs européennes; un potager qu'on dirait entretenu par le plus soigneux de nos jardiniers flamands : nous n'avons rien vu de semblable au Congo ; et c'est en toute sincérité que nous avons félicité M. Richard de cette ravissante création.

Et maintenant, nous mettons souvent le nez à la fenêtre, car c'est le cas ou jamais de nous demander l'une à l'autre : Sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Le Stanley qui doit nous transporter est au port depuis huit jours : mais Dieu .sait quand il partira. En attendant, nous prions beaucoup, je vous assure pour nos bienfaiteurs et les amis de nos missions; nous espérons, de notre côté, qu'ils n'oublieront pas notre guide si dévoué, le bon Père De Deken, et les cinq petites Religieuses fort désireuses de faire du bien, mais auxquelles il faut obtenir la grâce de Celui qui seul peut bénir leurs travaux!

89

SOMMAIRE : Voyage de Léopoldville à Lusambo

A bord de la Ville d'Anvers, 8 Janvier i8ç4

Mes biens chères Consœurs,

E vous ai rendu compte précédemment de notre voyage en caravane airtsi que de notre séjour à Léopoldville chez le docteur Sims. Nous avons fait depuis lors une promena(^o bien autre- ment longue, car au moment j'entreprends de développer mes notes journalières, nous nous trouvons à Lusambo après cinq semaines de navigation.

Vous avez sans doute trouvé bien arides mes récits précédents : pas un mot de souvenir pour l'heureux temps du noviciat, pas une parole d'af- fection pour vous toutes, pas un terme de vénération pour notre Mère bien-aimée; une tartine sans beurre pour tout dire ! J'ose pourtant présenter une excuse. On désirait savoir comment une femme apprécierait les difficultés et les périls de la fameuse route des caravanes. Or, pour obéir à cette injonction, je devais jouer à l'écrivain, au lieu de babiller tout à mon aise et de dire tout ce qui me venait à la pensée, tout ce que je sentais dans le cœur.

Aujourd'hui, les conditions sont changées : nous

90

Monseigneur Van Ronslé

Vicaire apostolique du Congo

voyageons en compagnie de jeunes Missionnaires qui rédigent des notes plus sérieuses que les miennes. La petite nonne pourra donc reprendre un ton plus conforme à son caractère et n'écrire que pour ses Sœurs. Si sa plume laisse échapper quelque drôlerie, Sœur Odulpha verra bien que sa Godeliève est au Congo ce qu'elle était à Gand et qu'elle comprend toujours les choses de travers.

Tout ceci, c'est l'exorde, comme disent les pré- dicateurs; venons au récit de notre long voyage.

Départ de Léopoldville

Après des semaines et des semaines d'attente à Léopoldville, le Stanley vint nous prendre le 30 Novembre à la Mission du Docteur Sims. Et nous voilà derechef invStallées dans d'étroites cabines comme à VElla- Woeruian, et celles d'entre nous qui occupent les couchettes supérieures de ces cabines sont forcées, pour les atteindre, de faire de la gymnastique. De cela, l'on ne fait que rire; mais ce qui n'est pas gai du tout, c'est qu'il pleut durant toute la journée du départ; or notre Stanley, qui se fait vieux, n'est plus du tout imperméable, non plus que le toit en forme de tente qui protège le pont : ce qui fait que nos lits sont rafraîchis plus que de raison.

Et ce temps maussade rétrécit si bien l'horizon, que c'est à peine si nous nous apercevons qu'après avoir traversé le fleuve dans toute sa largeur, nous longeons la rive française, pour entrer ensuite dans le Stanley-Pool. Là, des îles nombreuses attirent notre attention par les arbres singuliers qu'on y voit de toutes parts : arbres sans branches ni feuilles, et tout semblables, n'était l'écorce encore vivante,

91

à des poteaux télégraphiques. Ce sont des palmiers borassus que l'on a décapités de la sorte pour recueillir et convertir en un malafou, de première classe, la sève qui, suivant son cours ordinaire, monte dans l'arbre et s'échappe par la blessure.

Plus loin, nous croisons la Ville de Bruxelles qui rentre à Léopoldville pour s'y dépouiller de sa vieille carapace rouillée que va remplacer une coque toute neuve. Or, comme d'un navire à des Religieuses la transition n'est que naturelle, je vous dirai que nous aspirons à nous défaire de tout ce qui n'est pas religieux dans notre costume le chapeau de paille, par exemple ainsi qu'à reprendre le règle- ment de la vie de Communauté : nous serons alors toutes neuves comme la Ville de Bruxelles.

Vers 5 heures, nous stoppons de l'autre côté du Pool, à Kimpoka, siège d'une mission protestante. Des nègres nous regardent curieusement, mais de loin; les ministres anglais, dont pas un ne se montre, les auraient-ils mis en garde contre le mauvais œil des religieuses papistes? Nous saurons bien ailleurs dissiper ces préjugés et montrer aux noirs ce qu'est une Sœur de Charité; mais ici, n'en ayant pas le temps, nous restons tranquillement à bord, tandis que tous les nègres du bateau, sauf les chauffeurs et les boys, vont passer la nuit sur la terre ferme.

Ils rentrent le lendemain, de grand matin, avec haches et bagages, en se bousculant et criaiit à rendre sourds les crocodiles du fleuve. Le Stanley donne trois coups de sifflet et i*eprend sa course par un temps magnifique, cette fois. De plus. Père De Deken, indisposé hier, va très bien aujourd'hui; en conséquence, nous n'avons plus mine longue comme hier : on prie, on chante, on babille, tout en s'occu- pant de quelque travail manuel.

A la nuit, nous jetons l'ancre sur la rive droite

92

dans un port naturel qu'entoure la sombre forêt. Aussitôt, les Bangalas enrôlés pour faire office de bûcherons, descendent armés de leurs cog-nées, afin de couper les bois nécessaire à la machine pour le len- demain. Jusque vers le matin, l'écho nous apporte le fracas des arbres qui s'écroulent; puis vers 4 heures, tout le bois abattu et débité en bûches est emma- gasiné dans la cale, de manière à nous permettre de partir vers 5 heures.

Alors, tandis que les travailleurs de la nuit ron- flent étendus sur le pont comme des chiens morts, nous voyons défiler sur les rives des plaines fertiles et des coteaux verdoyants que marquent de taches grises de nombreux villages. Tel celui de Msuafa, royaume du fameux Ngobila, un vieux juif relié en cuir noir, qui nous demande 400 mitakos,soit 40 francs, pour un vieux bouc tout décharné. Ce n'est pas chez toi que nous établirons jamais nos pénates, mon vieux bonhomme!

Le lendemain nous stoppons d'assez bonne heure, ce qui nous permet de descendre à terre pour nous dégourdir un peu les jambes. Nous poussons jusque dans la forêt en évitant, autant que possible, les nids de plus d'un mètre de hauteur que construisent les fourmis-termites, méchantes bestioles qui pincent jusqu'au sang. Des traces nombreuses d'hippopotame nous prouvent que l'énorme amphibie n'est pas rare dans ces parages. Enfin, Sœur Humilienne, notre savante botaniste, trouve une sorte de pomme dont la pellicule poreuse secrète un suc laiteux qui s'attache fortement aux doigts. Moustique, notre petit boy, nous apprend que c'est la liane à caoutchouc, fruit tellement imbibé de ce produit visqueux, qu'en le découpant et le froissant* dans les mains, on obtient en peu de temps une boulette élastique.

Le lendemain, 3 Décembre, tête de S' François-

93

Xavier, le patron des Missionnaires; et de plus c'est au Congo, jour de dimanche. Un autel a été dressé sur le pont, et nous avons le bonheur d'entendre la messe et de communier.

Arrivée à Berghe S'e Marie

Le lundi, 4, nous apercevons sur une colline encore lointaine, la résidence de Berghe S*- Marie, la première qu'aieat fondée les Pères de Scheut. Une heure après, nous abordons, saluées à la rive par le R. P. Van Ronslé, supérieur de la Mission.

Tandis que nous gravissons la colline, par une allée magnifique bordée d'arbres divers, Père Baltus amène à notre rencontre la bande pétulante de ses négrillons. Dans leur admiration de voir des femmes blan elles, ces enfants ouvrent tellement la bouche que je puis m'assurer qu'ils l'ont très-grande, avec des dents magnifiques; mais ils ont bon cœur aussi et nous accablent de Malamon-Mingi.

Bientôt, nous atteignons une première cour réser- vée aux petites filles qui n'en peuvent point sortir et nous attendent en conséquence modestement rangées devant leur quartier. Ici, la première impression n'est point l'étofinement comme chez les garçons, mais une confiance sans bornes avec une joie que tout traduit : les éclairs des grands yeux blancs, les visages radieux, les cris d'un enthousiasme presque sauvage qui partent en fusées de bouches garnies de perles nacrées. Et comme on s'empresse autour de nous, comme on saisit hardiment nos mains et nos robes! Bon gré, mal gré, nous sommes forcées d'entrer chez ces bonnes petites et de leur permettre de satisfaire leur curiosité. Que de choses extraordinai- res nous leur offrons en effet en nos personnes! Nos

94

croix, nos chapelets, nos ceintures, notre voile : on veut tout voir, tout palper. Ces filles de mère Eve vont plus loin : elles soulèvent nos voiles et même nos bandeaux pour s'assurer que nous avons des cheveux. Puis, nos bas, nos souliers : quelle affaire !

Ensuite pour nous montrer qu'elles veuleut être de bonnes petites chrétiennes, voilà qu'elles nous récitent leurs prières et ce qu'elles savent du caté- chisme, ajoutant, avec une moue désolée, que les garçons sont bien plus savants, parce qu'ils ont un Père toujours avec eux, tandis qu'elles n'ont point de maman blanche pour les instruire. J'avoue qu'à ce moment, si mes supérieurs avaient dit un mot, j'eusse très-volontiers été la première maman! mais ce mot ne fut pas prononcé. Je tâchai de sécher les larmes causées par cet échec, en promettant d'intercéder pour que d'autres quittassent, comme nous, parents et patrie, pour leur apporter l'amour de mères bien tendres. La maison qu'on destine à ces dernières sera bientôt terminée, d'ailleurs : le Bon Dieu pourra-t-il ne pas exaucer ces chères enfants qui ne demandent qu'un peu d'affection avec les leçons du salut!

De la cour des filles, nous allâmes saluer à la chapelle le Dieu qui nous a jugées dignes de L'aider à sauver les âmes rachetées par son sang! Il fallut encore visiter le dortoir, l'école et la cuisine des garçons, très-jaloux de ce que nous avions donné tant de temps aux petites filles. Le repas nous fut ensuite servi sous la véranda de la résidence des Pères, d'où la vue plonge au loin sur le fleuve. Après quoi, nous reprîmes le chemin de la rive, parce que les environs de Berghe sont trop déboisés pour qu'on pût y faire la provision de chauffage néces- saire pour l'étape suivante.

Je n'oublierai pas de longtemps les sanglots

95

poussés par les fillettes au moment de notre pas- sage devant leur maisonnette et leurs supplications pour obtenir en souvenir une image ou une médaille. Ah! pauvres petites, c'est bien autre chose que j'aurais voulu vous donner!

Départ de Berghe 8'*= Marie

On s'embarque, on enfile le Kassaï; Père Van Ronslè nous accompagne jusqu'à la halte prochaine, tandis que les Père Hoornaert et De Clercq devien- nent nos compagnons de voyage jusqu'à Loulouabourg.

Il paraît qu'en Afi-ique les fleuves ont d'autres allures qu'en Europe : ils s'élargissent à mesure qu'on les remonte. En effet, le Congo, relativement étroit dans la région des cataractes, atteint en face de Berghe la largeur d'un bras de mer; et le Kassaï qui n'a l'air de rien à son confluent s'étend bientôt jusqu'à ressembler à un lac dont on distingue à peine les rives. Aussi les hippopotames y sont-ils très nombreux; le 5 et le 6 Décembre on leur tire quelques coups de fusil, mais sans résultat. Le 7, on s'arrête à Moutchi, grand village sis au confluent du Kassaï et de la Mfini.

Voyage sur la Mfini

Le 8 nous enfilons la Mfini pour une raison que je vous dirai plus tard, et nous constatons que cette région, peu connue jusqu'ici, est aussi fertile que populeuse, et que nos Missionnaires y trouveraient de magnifiques emplacements pour leurs résidences. On nous dit, il est vrai, que les habitants sont cannibales : raison de plus pour qu'on leur vienne

96

en aide! et quelle densité de population! C'est un village pour ainsi dire continu qui se développe sur les deux rives. De plus, ces gens sont laborieux comme en témoignent de belles cultures; industrieux aussi, puisqu'ils savent tisser de longs et beaux pagnes qui descendent jusqu'à la cheville des hommes, jus- qu'aux genoux des femmes. Quant aux enfants, leur costume est ici comme ailleurs, celui de Père Adam encore innocent. Pour achever la question de parure disons que ces naturels, moins tatoués par les inci- sions que les Bangalas, se fardent de noir, de rouge et de blanc, ce qui, joint à leur chevelure montée de mille façons grotesques, les rend absolument hideux.

La journée du g nous réservait une émotion. S'appuyant sur une carte erronée, le capitaine cher- chait inutilement sur les rives une forêt que la dite carte marquait en cet endroit. Un canal latéral se présente, le steamer y pénètre, une forêt se montre au bout de ce canal qui se termine en impasse et nous forçons de vapeur pour atteindre cette forêt, lorsque tout à coup, d'un village situé en deçà et que nous n'avions pas aperçu, les femmes et les enfants fuient à la débandade en poussant des cris de terreur, tandis que les hommes, armés d'arcs, de flèches et de lances se forment en bataillon et marchent vers le navire en jetant des clameurs de défi.

Nos Bangalas ont beau crier : Pas de guerre, du bois seulement! les guerriers ne changent pas d'attitude et suivent sur le rivage la course du Stanley qui s'avance vers la forêt. Vous comprenez si les pauvres petites religieuses devenaient chaire de poule en considérant la mine farouche de ces cannibales, leurs gestes féroces, les plumes et les cornes dont ils se coiffent, pour mieux ressembler sans doute à Lucifer. On parvint cependant à s'expliquer un peu : on nous refuse des vivres, mais nous pouvons couper

97

Letires de Sœur Marie-Godeliève

du bois, à condition de partir le même jour : douze guerriers restent en place pour surveiller l'opération, tandis que les autres vont rassurer les fuyards. Aussi, quand vers 3 heures, nous revenons sur nos pas pour rentrer dans la rivière, tout est en paix au village, ou plutôt en fête, car le chef s'imaginant avoir chassé les blancs a donné le signal d'une danse générale.

On stoppe à la soirée près d'une côte revêtue d'une végétation si touffue que nous la, croyions complètement inhabitée. Le lendemain cependant voici qu'on aperçoit se faufiler à travers les roseaux une barque montée par un seul homme. Hélé par nos nègres qui lui font des signes d'amitié, cet indigène s'enhardit jusqu'à s'approcher du vaisseau ; puis appre- nant que nous désirons acheter des vivres, il s'éloigne pour avertir les habitants du voisinage. Quelques minutes après, quelle n'est pas notre stupéfaction de nous voir entourées par des centaines de pirogues, manœuvrées les unes par des hommes, les autres par des femmes! Tout ce monde crie, se démène, s'em- presse, mais sans les démonstrations belliqueuses qui, pas plus tard qu'hier, effrayaient si bien certaine sœur missionnaire quelle s'était accroupie derrière une porte de peur d'être percée d'une lance ou d'une flèche. Aujourd'hui c'est à qui nous vendra des provisions de toute espèce, parmi lesquelles un animal que les bouchers de Gand n'ont pas l'habitude de débiter. C'est ici bien certainement le pays des chiens; pas une barque qui n'en apporte en échange de vieux fer, de fil laiton, de boîtes en fer blanc qui servent à confectionner des lances, des anneaux ou des bracelets.

A l'arrêt du soir, nous assistons à une scène du même genre, mais plus tapageuse encore, si c'est possible; les marchés de poisson de nos Flandres

sont silencieux en comparaison de cette cohue. Au beau milieu du vacarme, voici qu'une pirogue chavire, versant à l'eau ses deux pagayeuses! Les deux naïades ne font que rire de l'aventure et relèvent leur esquif en un clin d'œil.

A remonter le cours de la Mfini, notre capitaine avait pour but de visiter un poste qu'on vient d'établir à Malapi, non loin du lac Léopold II. Nous ne savions d'ailleurs rien de ce Malapi, si ce n'est que nous le trouverions à l'embouchure de la Likata, tributaire de la Mfini. Le lo Décembre seulement, nous attei- gnons cette embouchure en face de laquelle se dresse sur une côte abrupte le Malapi, naguère encore inconnu des plus savants géographes.

Aussi notre arrivée fait-elle sensation; les indi- gènes, postés en grand nombre sur le rivage, semblent frappés de stupeur à la vue de notre navire, de cette grande pirogue qui marche seule et crache de la fumée. En conséquence, tous ces noirs se sont munis de leurs armes et la reine du pays s'est informée de nos intentions près des deux blancs qui gardent le poste; puis, apprenant qu'il ne -s'agit que de ravi- taillement, elle est partie sans nous laisser le temps de lui tirer notre révérence.

Bien que ces indigènes soient cannibales, les deux agents ne se croient pas en danger de passer par la casserole; bien plus, on va les considérer main- tenant comme deux grands chefs, puisqu'ils disposent pour leur service d'un si grand bateau. Leur vie n'en est pas moins bien triste, isolés comme ils sont de toute communication, ignorant même la date l'on viendra leur apporter des secours et des nouvelles du monde civilisé.

Pauvres gens qui pour un peu d'argent acceptent un tel sort! Et nous qui savons que chacun de nos pas est compté pour le ciel, nous craindrions de ren-

99

contrer la peine et la souffrance! Oh! non, Seigneur Jésus : nous voilà : prenez-nous, faites de nous les instruments de votre gloire et du salut des âmes; nous nous inquiétons de tout le reste comme d'une pelure de pomme!

Retour au Kassaï

Le 1 1 Décembre, nous rebroussons chemin pour regagner le Kassaï, ce qui nous ramène devant ce village l'on prétendait naguère ne nous recevoir qu'à coups de flèches. L'accueil est moins belliqueux aujourd'hui, mais très froid; personne ne se présente pour vendre des vivres. Peu nous importe, nous avons des provisions de reste, et d'ailleurs une magnifique capture nous fournit le lendemain une abondance d'excellente viande.

En effet, tandis que les Bangalas s'occupent à couper du bois, Père De Deken et le capitaine vont chasser l'hippo. Nous disons un Ave pour les préserver d'un danger toujours réel quand on s'attaque à de tels monstres, et bientôt nous entendons les fusils crépiter au loin. Puis, les cris des noirs nous avertissent de la victoire remportée par nos chasseurs, et nous voyons revenir la pirogue traînant à la remorque une bête pesant à elle seule autant que trois bœufs. On la haie sur le rivage pour la dépouiller de sa peau épaisse de quatre centimètres. Cette peau, on la découpe toute fraîche en lanières qui, tordues ou séchées, constituent la chicotte ou fouet dont on fustige au Congo les paresseux et les malfaiteurs. On retire ensuite du cadavre un estomac d'une amplitude à renfermer une charretée de fourrage. Puis enfin, de la viande divisée, on donne nne part à chaque travailleur, et toute la nuit se passe à fricoter.

ICO

Le 13, nous sortons de la Mfini pour remonter le Kassaï. Tout est énorme en Afrique : le Kassaï, qui n'est pourtant qu'un affluent du Congo, est large en cet endroit de plus d'une lieue et demie.

Le 15, vers 10 heures du matin, un cri retentit: « Bateau, bateau ! » C'est la Ville d'Anvers qui remonte le fleuve derrière nous. Le 6 du même mois, nous avions croisé le petit steamer Katanga voguant à toute vapeur vers Léopoldville, pour demander, en destination du sud de l'Etat, un grand navire, des canons et des soldats. Nous ignorions tout autre détail; aussi nos inquiétudes étaient-elles grandes au sujet de nos Missionnaires de Loulouabourg.

Rencontre de la « Ville d'Anvers »

A 4 heures, nous stoppons, et la Ville d'An- vers vient accoster notre Stanley, tandis que trois cents soldats nègres, bien équipés, bien armés, bien disciplinés, vont camper sur la berge pour y passer la nuit. Père De Deken va s'enquérir aussitôt des nouvelles, apprend que les Arabes ont tué deux blancs dans les parages de l'est, que des alliés de l'Etat se sont révoltés dans la même contrée, mais que tout est en paix à Loulouabourg et Luebo; la preuve, c'est que les garnisons de ces places sont allées châtier les rebelles et doivent être remplacées à leurs postes par le contingent qu'amène la Ville d'Anvers. Deo gratias!

Remises de nos émotions, nous continuons d'annoter les petits incidents du voyage. Le 16, véri- table nuage de vilains papillons jaunes qui s'obstinent à se poser sur nos livres, nos mains et nos vête- ments. Le 18, on rejoint la Ville d'Anvers qui, plus alerte que nous, avait pris l'avance, mais a stop-

lOI

per durant un jour, je ne sais pour quelle cause. Le lendemain, nous jetons l'ancre près de deux, termitières hautes de plus de deux mètres. Des traces de buffles, animal très farouche, nous font craindre de pousser trop loin notre promenade;^ néanmoins, sœur Humilienne, notre botaniste, en rapporte un bouquet de fleurs si variées que notre ingénieur mécanicien déclare n'en avoir pas vu tant d'espèces réunies durant les trois ans de séjour qu'il a fait au Congo.

Le 20, notre bonne Mère est prise de la fièvre, en un moment nous avions cependant de la besogne pour nous divertir, parce que notre renommée de tailleuses s'étant répandue jusqu'à bord de la Ville d'Anvers, le capitaine de ce navire nous a fait passer une pièce d'américani, nous priant de lui confectionner vestons, gilets et le reste. La fête de Saint Thomas, 21, vint heureusement distraire un peu notre chère malade. Il est d'usage, paraît-il, qu'en certains endroits on tâche à pareil jour d'en- fermer le père de famille, xdu le chef de communauté, pour ne le relâcher qu'à certaines conditions. Nous essayâmes en conséquence de surprendre notre bon vieux Père De Deken; mais, sans avoir l'air de se tenir sur ses gardes, il sut déjouer toutes nos tentatives, à la grande hilarité de notre Mère, dont la fièvre parut un instant conjurée, mais pour reprendre ensuite de plus belle et ne déloger qu'après quatre jours.

Arrivée à Nzonzadi

Le 22, nous atterrissons à Nzonzadi, le célèbre M. Cadenas dirige une factorerie de la Soci- été Anonyme Belge. Nos deux petites femmes originaires de Loulouabourg ont ici des connaissances j

102

en conséquence, elles se parent du beau pagne rouge qu'elles ont acheté dans le Bas-Congo, se chargent de colliers de perles, et, pour faire parade de leur richesse, tiennent chacune un petit chien sous le bras ; puis, dans ce splendide apparat, elles vont s'exhiber à la station, et conter les merveilles qu'elles ont vu à Kikanda, Matadi, Léo, etc. Il eût fallu les entendre ! L'amplification, les fleurs oratoires, l'art de se faire valoir : tout leur est aussi familier qu'à n'importe quel avocat !

Le malafou produit par le palmier de ces parages se vend à si bon compte, que notre capitaine en achète une large provision, pour remplacer avec avantage durant quelques jours le thé du bord, boisson très hygiénique, dit-on, dans les pays chauds, mais qui a le tort de ressembler un peu trop à la tisane de chiendent.

Nous sommes partis avant la Ville d' Anvers; mais celle-ci, plus jeune et plus alerte, nous dépasse bientôt et parvient le même jour à Bena-Bendi, siège d'une autre station, tandis que nous devons stopper à deux lieues en aval, nous essuyons le* soir un formidable orage.

Arrivée à Bena-Bendi

Le lendemain, dès 8 heures, nous rejoignons notre rivale, et passons tout le jour à faire du bois. A Bena-Bendi, sis au confluent du Sankourou (Sankuru), les crocodiles ne sont pas rares, et les éléphants si nombreux et si peu civilisés, que, hier encore, deux de ces gigantesques animaux s'amusaient à tout briser derrière la maison de M. Piron. Celui-ci nous déclare humblement avoir sué de peur. Je le crois bien :

103

d'un coup d'épaule, les porteurs d'ivoire auraient pu renverser tout l'édifice!

Le dimanche 24, au lieu de continuer à remonter le Kassaï jusqu'à Luebo, dont nous ne sommes éloignés que de quatre étapes, et par nous devons passer pour atteindre Loulouabourg, nous enfilons le San- kourou, pour nous rendre à Lusambo, distant de huit jours. Ainsi le veut M. le commissaire de Léopoldville, par l'ordre duquel nous avons fait précédemment une excursion semblable dans la Mfini. Les Anglais disent que le temps, c'est de l'argent; mais au Congo le temps n'est rien du tout : on arrive toujours! Et d'ailleurs le bon Dieu dispose tout à l'avantage de ceux qu'il aime. Si nous n'avions pas remonté la Mfini, nous ignorerions encore combien les régions adjacentes se prêteraient à l'établissement de nom- breuses missions; et si nous n'avions pas visité Lusambo, nous ne posséderions pas le trésor qui nous rend si heureuses au moment je vous écris. Mais n'anti- cipons pas, et ne soyons pas trop curieuses : on vous expliquera la chose en son temps.

Entrée dans le Sankourou

C'est donc le 24 Décembre que nous nous enga- geons dans le Sankourou. Le 24, direz-vous : mais c'est la veille de Noël! Nous le savons bien; aussi venez donc voir comment nous passons tout le jour à garnir notre Stanley de drapeaux, de verdure, et même de sonnettes attachées ça et là, ce qui est ici le grand luxe. Au soir, M. Cook, capitaine de la Villr d'Anvers, passe à notre bord, ainsi que son médecin, un Allemand, pour prendre leur part d'un petit dîner ne manquaient ni les fleurs, ni

104

même le menu, artistement calligraphié par un des Pères. Et comme il n'est point de fête sans musique, M. Openrade, notre capitaine, nous met largement à contribution; nos cantiques ordinaires, le Minuit ch?'étiens, le Stille nacht des Allemands nous mènent jusqu'à 1 1 heures, commencent les préparatifs de la fête spirituelle.

Nuit de Noël

On dresse un autel que nous ornons de toutes les richesses de notre pauvreté; nous endossons notre -costume le plus neuf; Père De Deken fait la méditation à haute voix, et quand minuit vient à sonner, un' missionnaire monte à l'autel pour chanter cette messe solennelle, qui, ce même jour et par tout l'univers, célèbre le grand Dieu devenu si petit pour notre amour. Avec quelle ardeur nous unissons nos voix à celle du prêtre pour lancer aux échos le Gloria in excelsis des anges de Bet/iléetJi / Avec quel bon- heur nous nous agenouillons ensuite au banquet divin! Une seconde messe chantée sert d'action de grâces; viennent ensuite quelques heures de repos, puis une troisième messe. O la délicieuse nuit de Noël! Elle sera l'un des beaux souvenirs de notre vie, et j'aurai bonheur à y penser, même quand ce ne sera plus sur le pont d'un navire, au sein de l'immense continent barbare, mais au ciel, que nous chanterons avec les anges : Minuit, chrétiens, c'est l'heure soleiinellef

Avec le jour, nous reprenons notre voyage et traversons des contrées où, plus d'une fois, les steamers ont servi de but à des flèches empoisonnées dont la moindre piqûre amène promptement la mort. ]\Iais rien de désagréable ne nous arrive : pourrait-il en être autrement un jour de Noël?

105

Vers 4 heures, nous jetons Tancre près d'un village dont les habitants sont tous coiffés d'une large feuille à laquelle ils savent donner les formes les plus diverses des chapeaux européens. Le 26, on est à Makikamu, M. Andréa, gérant d'un comptoir américain, nous permet de dévaliser son potager, ce qui nous met à même de nous régaler d'une excellente salade de con- combres aux tomates. A la tombée du jour, nous rejoignons la Ville d' Anvers au camp de Badinga, dont l'officier vient de recevoir l'ordre de regagner Lusambo avec tout son monde. Un déménagement de ce genre est peu de chose pour les soldats noirs; ils se con- tentent de rouler dans leur natte à coucher quelques hardes de leur équipement, et de fourrer dans un panier une assiette, un pot, des tranches de manioc : les voilà prêts.

Le lendemain, l'équipage du Stanley se trouve augmenté de 40 hommes, tandis que la Ville d'Anvers s'est chargée du reste; les pirogues sont amarrées aux flancs des steamers, et l'on part en ce bel équi- page. On fait escale vers midi pour acheter des provisions, mais au moment du départ, non seule- ment les nouveaux arrivés semblent rester sourds aux coups dp sifflet que lance la machine pour les rappeler à bord, mais on constate qu'ils ont dévasté des champs de manioc ; ce dont la chicotte fait aussitôt justice pour les plus coupables. . Et c'est bien fait ! C'est de ces déprédations que les indigènes se vengent au moyen de leurs terribles flèches empoisonnées.

Le 29, nous sommes reçus dans un charmant village avec toutes les démonstrations de la confiance et de la joie. Le chef nous adresse une longue haran- gue, et les enfants nous tendent amicalement leur petite main noire. Le 30, de la couchette me retient un peu de fièvre, j'entends le bruit d'une correction modèle que reçoivent en hurlant le garçoa

106

Hutte du village de Lusambo

d'hôtel et le cuisinier, coupables sans doute d'un méfait habituel à la race noire, un vol quelconque.

Arrivée à Lusambo

Enfin, le 31, dernier jour de l'an, nous arrivons en vue de Lusambo. Les deux steamers qui filent côte à côte sont salués par trois formidables coups de canons, tandis que des centaines de nègres postés sur la rive très-haute, nous considèrent avec tant d'ébahissement qu'un rire unanime nous échappe.

Au débarcadère, M. Le Marinel, inspecteur géné- ral, vient en compagnie du capitaine Légat, nous souhaiter la bienvenue, et nous prier de prendre nos repas à la station durant tout notre séjour à Lusambo. Vers le soir, c'est M. Santrade qui nous apporte nos étrennes, dix gentilles petites filles. De joie, ma fièvre s'est envolée, et je commence 1894 avec autant d'entrain que mes sœurs, enthousiasmées d'avoir trouvé, sans le chercher, le noyau de l'orphelinat que la Providence saura bien développer.

Le i*"" Janvier, promenade par toute la ville, acclamations des nègres qui s'attroupent tellement qu'on peut à peine circuler. Le lendemain, nous rencontrons le grand chef Pania-Mutambo. Ancien esclave, cet homme, à force d'adresse et d'énergie, est aujourd'hui maître absolu d'un village de dix à quinze mille âmes; jadis ami des Arabes, il est main- tenant l'allié fidèle de l'Etat, et va prendre part, en cette qualité, à la prochaine expédition contre les esclavagistes.

Un autre grand chef, Zappo-Zappo, vient lui-même visiter notre navire; il a pour escorte une compagnie de femmes géantes armées de beaux fusils, et des pagayeurs dont les rames sont très finement sculptées.

107

Le 3, nous déménageons et quittons le Stanley, qui reste aux ordres de M. ]^e Marinel, pour passer à bord de la Ville d' Anvers, chargée de nous trans- porter à Luebo, en descendant d'abord le Sankourou. Tandis qu'on complète par de nombreuses pointes d'ivoire le chargement de notre nouveau steamer, Père De Deken nous conduit en promenade jusqu'au village voisin, le plus beau que nous ayons vu. Les cases rondes, aux toits pointus couverts en feuilles de bananier, sont régulièrement alignées des deux côtés d'une large route qu'ombragent de magnifiques palmiers. Notre arrivée met tout en émoi dans cette collection de ruches humaines, et, de tous côtés, on accourt en foule. Nous nous enrouons à répondre aux affectueux Majo, malïngele mafo qu'on nous adresse de toutes parts ; pour une main que nous serrons, cent autres, de toute taille et de toute couleur, se tendent vers nous. Enfin, le chef lui-même, vieillard à qui le long usage de l'autorité donne une physio- nomie presque majestueuse, vient nous saluer avec bienveillance. N'était le vilain fétiche qu'il porte sur la tête, on le prendrait pour un patriarche des temps bibliques. Son fils, non moins grave que lui, nous escorte au départ jusqu'aux limites de son domaine, écartant les indiscrets dont l'élan gêne notre passage.

Le soir, nous allons pour la dernière fois prendre notre repas au salon des officiers, toujours nous avons occupé la place d'honneur. Le lendemain, 4 Jan- vier, M. Le Marinel nous offre en cadeau vingt petites filles; nous en achetons une autre pour une brasse d'étoffe; une autre encore se donne d'elle-même; et nous voilà riches de trente-deux orphelines. Que le bon Dieu veuille continuer à nous gâter de la sorte : c'est une armée que nous aurons bientôt enrôlée.

Vers 9 heures du matin de ce même jour, nous quittons Lusambo pour revenir à Bena-Bendi. Che-

108

min faisant, nous rencontrons la Princesse Clé/nentine qui nous apporterait des lettres d'Europe, si celles- ci n'avaient disparu dans une échauffourée qui s'est produite sur la route des caravanes. Plaise à Dieu que ma missive n'éprouve pas le même sort.

Le 8 Janvier, nous nous retrouvons à Bena-Bendi dans les eaux du Kassaï qu'il faut remonter jusqu'à B^na-Lundi, d'où nous gagnerons Luebo par la Lulua (Louloua). De Luebo, nous aurons encore à effectuer huit jours de voyage par terre, ce qui portera le total de notre course à plus de 350 lieues. De Lou- louabourg, si mon babil ne vous ennuie pas trop, je vous enverrai promptement une autre lettre, dont je voudrais que chaque mot vous soit, comme chaque syllabe de la présente, un témoignage de l'affection' que vous porte à toutes votre petite sœur

Marie-Godeliève

109

12" ttttvt

SOMMAIRE : Fin du voyage et arrivée à destination

S^ Joseph de Luluahourg, 2 Février 18 Q4.

Chères Consœurs,

ous y sommes enfin! Si je ne me trompe, j'ai laissé mon récit au moment le S janvier, nous avions atteint Bena-Bendi. Pour le reste du voyage, je crains fort d'oublier plusieurs détails, parce que j'ai perdu mon cahier de notes.

Le 10, nous arrivions à Bena-L2t7idi, sis au con- fluent du Kassaï et de la Louloua (Lulua). Le len- demain nous enfilions le lit rocheux de cette dernière. Les indigènes qui en habitent les rives paraissent très- farouches; en plus d'un endroit, nous les avons vus embusqués derrière les arbres, épiant tous nos mouvements, prêts à nous décocher leurs flèches meurtrières.

Arrivée à Luebo

Nous atteignons pourtant sains et saufs la station de Liiebo, à l'endroit la rivière de ce nom vient se jeter dans la Louloua. A partir de ce poste jusqu'à Loulouabourg, la navigation n'est plus pos-

IIO

sible à cause des chutes et des rapides; c'est donc par terre que nous aurons à effectuer le reste du voyage, environ trente-cinq lieues .

Nous attendons ici l'arrivée de nos porteurs, et la Ville d'Anvers stoppe pour quelques jours, parce qu'elle doit embarquer quatre cents esclaves libérés et les conduire dans le Bas-Congo, nos officiers les formeront au métier de soldats. Nous profitons de cet arrêt pour préparer à bord notre nourriture; à la factorerie, cela revient à 15 francs par jour et par tête. Puis, nous nous rendons en promenade aux chutes du Luebo. La fertilité de cette région dépasse toute description. Au jardin de la factorerie, tous les légumes d'Europe; dans la campagne voisine, le riz, le manioc, le maïs, le millet^ la patate : quel contraste avec la brousse sauvage dont nos yeux sont fatigués depuis si longtemps.

Je dirai peu de chose de la chute. Pourtant cette masse d'eau qui tombe en mugissant dans un abîme toujours couvert d'un nuage de vapeur nous a paru d'un effet bien grandiose; mais de petites flamandes qui n'ont rien vu de semblable dans leur pays de plaines sont facilement impressionnées par un spectacle de ce genre; et puis on nous a dit que ceci n'est qu'une fuite de gouttière en comparaison des Falls du Congo.

Au retour de la promenade, un courrier nous attend, annonçant pour le lendemain l'arrivée de Père Garmyn et de 180 porteurs. Effectivement, le samedi 13, vers 10 heures, l'avant-garde se présente, commandée par un interprête du nom de Petro, et quelques Capitas qui se sont mis en frais de toilette pour paraître avantageusement en notre présence. L'un porte sur l'oreille un chapeau à plumet qui faisait jadis l'ornement d'un garde civique; l'autre est serré dans la vareuse, trop étroite pour lui, d'ua

III

marin portugais; le troisième resplendit sous la veste rouge d'un soldat anglais. Enfin, vers 2 heures de ce même jour, c'est Père Garmyn lui-même que nous avons l'honneur de saluer, et qui nous apporte les meilleures nouvelles de nos Pères de Louloua- bourg ainsi que de l'état de la Mission.

Séance tenante, on distribue les charges, et, comme les nègres de ces parages sont bien moins robustes que ceux du Bas-Congo, nous constatons que, pour une caisse de 30 kilos, il faudra deux porteurs. Le dimanche matin, je prends les devants avec mes trente-deux négrillonnes, afin de leur laisser le loisir de se reposer de temps à autre. Mais je m'aperçois bientôt que la marche les fatigue bien moins que moi; c'est en se jouant que ces petits cabris franchissent les montagnes et les descentes! Quant à moi, bien essoufflée, je suis fort aise, après quatre heures de voyage, d'arriver au gros village la caravane doit passer la nuit.

Les huttes y sont carrées, mais si basses et si étroites qu'un homme de taille ordinaire ne pourrait se tenir debout ni s'étendre de son long. Il est vrai que deux cases plus spacieuses ont été construites pour les blancs de passage et soigneusement balayées à notre intention. A l'arrivée du gros de la troupe, le chef du village nous offre une chèvre qui fait les frais du souper.

Le lendemain, je permets à nos gamines de gambader à l'avant-garde, et me joins à mes sœurs qui tâchent de rompre par la prière et les chants la monotomie du long trajet qui nous mène par un sentier sinueux au gros village de Tjiroulika. Le chef, en costume européen complet, vient nous saluer, tandis que ses hommes nous présentent les armes. Puis, il fait apporter sa chaise longue ornée de clous dorés et s'installe jusqu'au soir dans notre

112

case, se donnant beaucoup de peine pour chasser, au moyen d'un mouchoir agité, les mauvais esprits et ce gros nuage orageux qui noircit l'horizon. Entre- temps, il présente à notre admiration sa noire moitié, richement parée de nombreux anneaux de cuivre, dont l'un des plus gros lui pend au bout du nez.

Enfin, le 20 Janvier, nous atteignons une route qui mène à la station que l'Etat possède à Louloua- bourg. Deux heures après nous la quittons pour enfiler un sentier se dirigeant vers la Mission. Trois heures de marche encore : nous sommes à N'Doumba, gros village sis à une lieue seulement de S' Joseph, et que gouvernent trois chefs qui viennent nous' saluer très respectueusement et nous offrir trois poule blanches, en honneur, sans doute, de notre couleur.

Arrivée à Loulouabourg

Empressées que nous sommes d'arriver au but, nous ne prenons que quelques instants de repos, et nous sortons à peine du village qu'apparaissent, venant à notre rencontre, le Révérend Père Supé- rieur Général et le Père Cambier, tous deux res- plendissants de santé, et ravis de nous voir nous- mêmes en si bon état. On poursuit la marche, et l'on atteint bientôt, au faîte d'une hauteur sise en face de S' Joseph, la magnifique route créée par le Rév. Père Supérieur durant les difEérentes absences du Père Cambier. C'est un véritable boulevard, large à laisser passer une armée, s'allongeant en ligne droite entre des rangées de palmiers et de bana- niers, et s'enfonçant dans la vallée, pour remonter ensuite la côte de S* Joseph.

"3

lettres de Sœur Marie- Godelieve

De la hauteur d'où nous découvrons la Mission, le spectacle est absolument ravissant, mais la des- cription qu'en a faite naguère le Père Garmyn est maintenant bien en dessous de la réalité, parce que le Rév. Père Van Aertselaer a beaucoup ajouté aux merveilleuses dispositions improvisées à la hâte par le Père Cambier. Les huttes en paille ont fait place à des maisonnettes en pisé, blanchies ensuite au moyen d'une sorte de terre plastique, voir même enjolivées de dessins aux couleurs voyantes; les rues sont aussi plus longues, plus peuplées, bien alignées; les cultures de manioc, d'arachides, de patates douces, de maïs et de riz, ainsi que les plantations de palmiers et de bananiers sont plus vastes, et la brousse inculte qui les entoure n'en fait que mieux ressortir la beauté.

Lorsque nous arrivons à mi-côte de la rampe, un immense drapeau apparaît tout à coup au sommet de la résidence. Quelques pas encore et nous voici devant les quartiers respectifs habités par les Baloubas, les Bena-Loulonas, les Kaniokas, les Batétélas et les Angolais. Tous ces noirs, en habits de fête, sont groupés devant leur quartier national et nous saluent par de frénétiques battements de mains et des moyos retentissants. Et les enfants donc! un groupe d'une centaine de garçonnets, un autre d'autant de fillettes : quels cris, quels trépignements d'allégresse, tandis que nous obliquons vers la droite pour atteindre le centre de la Mission.

Au milieu d'une vaste cour, voici deux maisons en briques : l'une qu'occupe le Rév. Père Supérieur, l'autre que nous occuperons en attendant l'achève- ment de notre couvent. Plus loin, c'est une longue maison en pisé, habitation des Pères; la chapelle que va bientôt remplacer une grande église en briques, le fameux hangar des métiers, etc.

114

Remettant à plus tard d'inspecter tout cela plus en détail, nous entr'ouvrons, en filles d'Eve curieuses, la porte de l'appartement du R. P. Supérieur, Un bijou, ce petit logis, le plus beau certainement qui soit au Congo. Les nègres ont bien fait de donner à Père Cambier le nom de Nyanga-Bonka, le médecin sorcier. Figurez-vous que tout l'ameublement est l'œuvre exclusive de ses mains, lui, presque toujours absent pour des fondations, des palabres, des récon- ciliations. Et quel ameublement! une magnifique table de salon, qu'un vernis quelconque ne saurait que déparer, les fenêtres à fermeture d'ivoire; en ivoire la grande croix, le porte-manteau; et puis, des chaises longues, des pliants et des étagères du goût le plus exquis.

Vient ensuite un solennel Te Deitin d'actions de grâces à la chapelle; puis un joyeux repas pris en commun, pour cette fois; puis enfin l'ouverture de nos caisses. Hélas ! trois fois hélas ! que d'avaries, que d'objets réduits en compote par les cahots, les chutes et la pluie! Mais, vive la joie quand même, et la sainte pauvreté! Ce fut la richesse de notre Divin Maître qui, d'ailleurs, nous a réservé des compensations de plus d'un genre. Cent fillettes à instruire, beaucoup de malades à soigner.

Ces fillettes rachetées de l'esclavage, sont répar- ties dans les ménages de la Mission et gagnent leur nourriture en cherchant l'eau, le bois et en soignant les petits enfants. Une trentaine seulement, celles que nous avons amenées de Lusambo, seront pen- sionnaires, en ce sens qu'elles habitent avec nous. Les autres ont leurs heures pour venir assister aux leçons et réciter les prières. L'enseignement sera purement reHgieux, sauf pour les termes de la politesse usuelle que les garçons apprendront en français et les filles en flamand.

115

J'ai parlé d'une centaine de fillettes sans compter les nôtres, mais ce nombre va s'accroître consi- dérablement, tous les chefs des environs désirant nous confier les leurs, et Monsieur Le Marinel ayant donné l'ordre de nous amener les enfants de la station de l'Etat dès que nos bâtisses sont terminées. Quant aux chefs sus-indiqués, dès le surlendemain de notre arrivée, cinq des plus notables, suivis d'une nombreuse escorte, nous demandaient audience, payant à l'avance cette faveur par le don d'une chèvre qu'ils attachaient bien en évidence devant notre porte.

Enfin, chères Sœurs, nous voilà installées à S* Joseph de Loulouabourg, loin, bien loin de la chère Maison-mère de Gand et de tous ceux que nous aimons. C'est ici le champ que Dieu nous donne à défricher; c'est ici qu'il faudra se dévouer jusqu'à la mort pour donner des âmes à Jésus. Ah! que sommes-nous pour une telle œuvre? Priez donc, chères Sœurs, pour les exilées volontaires du centre de l'Afrique. A ce prix, ce seront des armées d'âmes que, vous et nous, nous enverrons au Ciel et Sœur Godeliève, dans la patrie céleste, pourra vous présenter toute une légion d'anges de sa Mission de Louloua- bourg.

Sœur Marie Godeliève

ii6

]W fritre

SOMMAIRE : Occupations de Sœur Godelieve inaugu- ration de la chapelle baptême de nègres

Loulouaboîtrg, ij Mat iSç4

Très chers Parents, chers Frère et Sœur,

'est le cœur débordant d'allégresse que je vous adresse ces quelques lignes; vous jugerez vous mêmes si nous avons à remercier la divine Providence pour les bénédictions qu'elle répand sur nos travaux.

Dès maintenant, la Mission renferme plus de mille personnes, pour le soin desquelles chacune de nous a son département particulier. Notre sœur Hygine a fonction de diriger les deux cents jeunes gens qui cultivent les champs de la Mission. Cent mala- des, pour la plupart incurables, sont à l'hôpital de sœur Albanie. Sœur Humilienne est chargée de la cuisine et du jardin potager. Notre bonne mère Amalia, Mokenlenge, la Grande Maîtresse, comme disent les noirs, est à la tête du ménage; et moi, la petite sœur Godelieve, je suis la mieux partagée, car je commande à plus de deux cent cinquante filles et fillettes; je les instruis, je leur parle à plein cœur du bon Dieu, je veille à leur équipement, et je cul- tive avec elles au-delà de trois hectares,

117

Avec pareille besogne, on n'a pas le temps de s'ennuyer, je vous assure; à peine ai-je celui de dormir, puisque je suis sur pied depuis quatre heu- res du matin jusqu'à neuf heures du soir. Heureu- sement qu'à raison de ce métier de fantassin toujours en marche, le bon Dieu nous préserve ici des chiques, et autres méchantes bestioles qui naguère, au Bas- Congo, nous mettaient en compote les genoux et les talons.

Après nos exercices spirituels du matin, je descends fièrement de la colline sur laquelle est juchée la Mission, pour conduire mon régiment au bain dans la rivière de Mikalai, C'est le seul moyen pratique de débarbouiller promptement mes mioches. Que ne pouvez-vous me voir dirigeant, avec le long bâton qui me sert de sceptre, les exercices aquatiques de mes noires grenouillettes! En classe, nous nous rendons ensuite, au lieu de bancs et de pupitres mes élèves n'ont que le sable dont est jonché le sol, et sur lequel elles sont assises ou accroupies dans toutes les positions imaginables. L'étude, la récitation de la prière et du catéchisme, sont coupées par le travail aux champs, la manœuvre des petites houes et des bâtons pointus qui fouillent le sol n'est interrompue que par de bruyants éclats de rire, ou bien encore par la trouvaille précieuse d'une sauterelle ou d'un limaçon ; ces morceaux de choix sont fourrés soigneusement derrière l'oreille, et maintenus en place par les cheveux crépus; le soir, on se régale de ces petites bêtes, après les avoir fait cuire dans le hidia (pâte de manioc). A la chapelle enfin, vous pleureriez d'attendrissement à voir avec quel recueil- lement, quelle piété naïve et souriante, mes élèves adorent le Dieu qu'elles ignoraient naguère encore!

Aujourd'hui, fête de la Pentecôte, c'est la kermesse chez vous. Et chez nous donc! A tous nos nègres

ii8

on a fait présent d'un mouchoir de poche, ce qui vaut trois mitakos et met à même de faire bombance durant quinze jours. Et pourquoi cette largesse, me direz-vous? Eh bien, je le répète, c'est à cause de notre kermesse, de la fête de l'église, quoi! Vous avez appris précédemment l'incendie de notre chapelle. Or, Père Cambier, qui rit toujours et ne s'étonne de rien, s'est empressé d'improviser un vaste oratoire jusqu'à l'érection de l'église définitive, et c'est aujourd'hui même qu'on célébrait pour la première fois dans la chapelle provisoire.

Il est vrai qu'à cette cérémonie, des bougies et des cierges emmanchés dans des bouteilles tenaient lieu des candélabres détruits par le feu, et que l'autel n'était drapé que d'un moustiquaire et de quelques» mètres de cotonnade. Mais, en revanche, plus de huit cents noirs adoraient le Dieu de l'Eucharistie, recueillis et pieux à faire l'admiration des anges. Et, naguère encore, ces malheureux croupissaient dans l'ignorance païenne la plus grossière, se nourris- saient de chair humaine, et se livraient à d'abomi- nables désordres. Et maintenant, il n'en est pas un qui ne se fasse une joie d'assister au salut que nous chan- tons tous les soirs en l'honneur de la Vierge toute pure; pas un qui veuille mourir sans le baptême. L'heure de la délivrance par le Christ semble donc avoir sonné pour ces peuples infortunés. Nous ne som- mes ici que depuis trois mois : et déjà l'eau sainte a coulé sur le front de deux cents élus, dont leurs com- pagnons envient le bonheur; demain, on doit accorder la même faveur à tous les enfants iigés de moins de sept ans.

Fête-Dieu, 2^ Âlai. Nos travaux m'ont forcée d'interrompre ma lettre. Tous les mioches ont été baptisés, comme je vous l'annonçais précédemment. Pour ma part, je suis marraine d'une trentaine de

119

fillettes et d'un gros gamin bien pétulant qui porte maintenant le nom de Camille, en souvenir de qui vous savez bien. Pour la même raison, une des fil- lettes s'appelle Fidelia, une autre Elise, et toutes deux sont gentilles à ravir. La dernière est vive à faire croire qu'elle est née le jour d'un tremblement de terre.

Une cérémonie de même genre, mais plus gran- diose aura lieu dimanche prochain. Trente jeunes gens, autant de jeunes filles, vont se préparer par le baptême au sacrement du mariage. On s'occupe dès à présent à construire le village que les jeunes ménages iront occuper aux abords de la Mission, village qui sera par le fait exclusivement chrétien. Tandis que les garçons bâtissent leurs futures maisons, les filles plantent des arbres sur les accotements du chemin qui reliera le village à la Mission, et tous reçoivent journellement des instructions religieuses spéciales.

10 Jum. Vraiment! on n'a pas le temps de respirer au Congo : voici près d'un mois que j'ai commencé cette lettre. Qu'à cela ne tienne : au Ciel nous pourrons nous reposer. En attendant, narrons au galop nos petites nouvelles. On a baptisé, non pas trente, mais trente -six de nos jeunes filles en âge de se marier. Leur place est prise déjà dans mon régiment par un escadron de nouvelles recrues que le P. Garmyn vient de nous envoyer de Kalala,

Quant aux fiancées maintenant baptisées, et dont je suis également la marraine, je voudrais bien leur offrir une friandise quelconque au jour de leur mariage, mais la trouver? A moins qu'avant cette époque le bon Dieu ne veuille bien envoyer dans nos environs un de ces nuages de sauterelles qu'amène souvent la saison sèche. Deux fois déjà, des vols énormes de ces insectes se sont abattus non loin de la Mission.

I20

Il faudrait voir alors les hommes, les femmes, les enfants tout abandonner pour courir au festin que leur envoie la Providence. Ils entassent ces sauterelles dans des corbeilles, des pots, des calebasses. « C'est de la viande, » disent-ils en se léchant les babines. Ces insectes, qui nous paraissent si dégoûtants, les afïriandent tellement qu'ils leur font la chasse même la nuit, en s'éclairant au moyen d'une braise rouge qu'ils agitent à tour de bras. Avec pareille lanterne, nous serions aveuglés; mais les nègres ont, je pense, des yeux de chat.

Si les sauterelles sont parfois une manne qui tombe du ciel, elles sont bien à redouter sous un autre rapport. La semaine dernière, ce fléau s'abattit sur les terrains cultivés de la IMission. Je me trouvais à ce moment près de Xikalai, plantant, avec mes enfants, des bananiers autour de l'hôpital. Tout à coup, le ciel s'obscurcit, et mes fillettes se mirent à crier : « Maîtresse, les sauterelles, les sauterelles à la Mission ! .; Sans perdre une seconde, nous esca- ladons la montagne; et les enfants de crier, de tapager, de battre les buissons, si bien que les voraces bestioles s'envolèrent enfin en une masse compacte, mais pour continuer à tournoyer longtemps au-dessus de nos moissons. Il fallut que tous les hommes s'y missent, faisant un vacarme à faire fuir le diable en personne, et qui finit par forcer les sauterelles à chercher une région plus tranquille. Dieu soit loué : notre mais, nos patates, notre manioc, nos fèves, étaient sauvés d'une entière destruction !

J'allais commettre un oubli que je ne me serais point pardonné. Mon bon père, sachez que parmi les jeunes gens baptisés récemment on a choisi le plus grand pour lui donner votre nom. De lui et des autres renseignés précédemment comme portant les noms de la famille, j'espère pouvoir prochainement vous

121

envoyer le portrait avec le mien au milieu du groupe. Le voyage avait complètement détraqué notre appareil photographique; mais un agent de l'Etat nous a cédé le sien, dont je me suis servi pour tirer quelques épreuves passables. Je veux faire mieux, cependant, et, si je réussis, vous verrez que votre fille et votre sœur ne se porte pas trop mal, et qu'elle pourrait même craindre de voir arriver un embonpoint peu compatible avec ses fonctions de commandant d'infan- terie.

Et ce n'est pas de corps seulement que je suis vaillante. Oh! que j'aime mes travaux, ma chère Mission, mes enfants, ma nouvelle patrie, mon Congo! Je ne voudrais pas échanger mon sort ni pour celui de roi, ni pour celui d'empereur. Sauver des âmes, en sauver beaucoup, moi, petite sœur Godeliève^ aurai-je assez de toute l'éternité pour remercier Dieu d'une telle faveur?

Sœur Marie-Godeliève

^

122

Sœur Marie Albanie avec quelques enfants de l'écol; de Luluabourg

SOMMAIRE : Ecole de Sœur Godeliève

Loulouabourg, 20 Novembre i8g4

Chères Consœurs,

PRÈS un silence de plus de deux ans, oserai-je bien encore vous écrire ? Grondez-moi fort, bien fort! Quand je serai certaine que vous l'avez fait, je serai plus certaine de mon pardon.

D'ailleurs, la coupable peut plaider des circon- stances atténuantes, comme vous allez voir.

Que pouvais-je vous dire d'intéressant, quand j'habitais avec mes Sœurs ce petit coin de Nemlao, dans le Bas-Congo? Mais aujourd'hui, c'est au beau pays de Loulouabourg que votre sœur travaille à la vigne du Seigneur. Sur ce beau plateau de l'Afrique centrale, tel que j'en avais toujours rêvé, j'ai trouvé la véritable vie de sœur-missionnaire, vie de labeur et de sacrifices, sans doute, mais les succès et les consolations font oublier toute peine.

Jugez-en. Je n'avais au Bas-Congo qu'une soixan- taine d'élèves : j'en ai maintenant près de trois cents. Sur ce nombre, une bonne centaine sont baptisées; les autres auront bientôt le même bonheur; toutes sont aussi dociles à nos ordres, aussi diligentes à l'étude que vaillantes au travail manuel. Les plus

123

grandes se disposent maintenant à la première com- munion, et vingt des plus âgées sont mariées chré- tiennement, et constituent la première population du village exclusivement chrétien de Lourdes-Notre- Dame,

Vous comprenez assez qu'on n'obtient pas sans peine de pareils résultats, La première besogne, et la plus ardue, c'est d'apprivoiser nos petites sauva- gesses à leur arrivée, car, au premier abord, elles ont aussi peur des femmes blanches que vos petites européennes ne craignent Croquemitaine ou le loup- garou. Ce n'est qu'après avoir effacé cette impression première, qu'on peut leur renseigner les prières et le catéchisme, ainsi que les former à la vie chrétienne, en employant tour à tour la douceur et la fermeté.

Nos travaux à nous, si consolants qu'en soient les résultats, ne sont pourtant qu'une minime partie de l'œuvre immense et si visiblement bénie par Dieu de notre grand chef, le Père Cambier, Nganga-Backa, comme disent les nègres. En attendant l'achèvement des vastes locaux qu'il nous prépare, nous nous contentons très joyeusement d'installations provisoires, aussi primitives qu'on peut les imaginer au Congo- C'est ainsi, par exemple, que l'Institut scientifique de Loulouabourg a pour local un coin de l'étable.

C'est que nos négrillonnes assistent aux leçons de leur petite sœur Marie-Godeliève, Quatre vaches congolaises, donnant chacune une pinte de lait par jour, occupent un côté de <- l'appartement », mêlant leurs sourds beuglements aux criailleries des mioches assises de l'autre côté sur une bonne couche de sable, et répétant à tue-tête la leçon que j'ai formulée tant bien que mal en leur Beiia-Lulua.

Ouand je dis « assises », encore faut-il s'entendre, car, pour un nègre, s'asseoir, c'est prendre la posi- tion qu'il juge la plus confortable pour le moment.

124

En conséquence, s'il est de mes élèves qui sont assises comme l'entendrait un européen, d'autres le sont dans les positions les plus invraisemblables, sur le dos, sur le flanc, sur le ventre, les jambes en l'air, etc. Qu'importe après tout, si la leçon va son train ?

Je passe sous silence notre hôpital, et nos autres œuvres, qui toutes, grâces à Dieu, sont aussi floris- santes qu'on puisse le désirer. Dieu nous gâte abso- lument, au point que j'allais oublier de vous parler de ma santé, tant je me porte à merveille...

Sœur Marie-Godeliève

125

15^ f etîn

SOMMAIRE : Progrès de la, Mission de St. Joseph

Loulouahourg, jo Novembre i8ç^

Chère et digne Mère,

ES travailleuses sont aux champs, profitons de ces quelques minutes de loisir pour com- pléter les détails donnés précédemment.

Béni soit saint Joseph ! depuis un mois, notre chère Mission ne fait que progresser en quantité comme en qualité.

En quantité d'abord : A la Toussaint, tous les piembres de huit familles ont solennellement abjuré le paganisme. Ces âmes généreuses, longtemps instrui- tes et formées par le Père Cambier, tiendront la promesse de leur baptême, s'il faut en juger par ces derniers temps. De plus, leur exemple a fait école : vingt autres familles font de vives instances pour recevoir au plutôt l'onde salutaire, fréquentent assi- dûment le catéchisme et vivent dès maintenant en chrétiens modèles.

Des adultes passons aux enfants. Je crois vous l'avoir dit antérieurement : une vingtaine de mes mioches se préparaient depuis longtemps au Sacre- ment qui fait entrer dans la grande famille du Christ.

126

Elles ont été satisfaites le second dimanche de novembre et portent maintenant les noms qui restaient à donner d'après la Revue de ScJicut. Seulement, comme bon nombre de ces étiquettes étaient intitulées : « Marie » j'ai jointe à l'une d'elles : « Adulpha » certaine de réjouir ainsi le cœur de mon ancienne « petite Mère » de l'Ecole gardienne. Et votre pupille, vous l'aimerez bien, Mère Adulpha, car elle est douce comme un ange, et les ravisseurs aux- quels nous l'avons achetée, l'avaient maltraitée jusqu'à lui crever un œil!

Enfin, hier encore le Père Senden a baptisé douze bébés noirs. Et cette récolte d'âmes, nous l'avons faite en un mois!

Mais je vous disais tantôt qu'il y avait progrès non-seulement pour le nombre, mais aussi pour la qualité. C'est que nous avons eu dernièrement la visite du Père Van Ronslé qui, possédant le pouvoir de confirmer, a fait de nos adultes baptisés, de nos communiants et communiantes des chrétiens à même de défendre leur foi. Je ne vous décrirai pas la cérémonie, mais je vous dois un détail d'une saveur bien africaine. Nos quatorze communiantes, nos vingt- quatre jeunes femmes de Lourdes-Notre-Dame étaient tellement désireuses de bien recevoir l'auguste Sacre- ment, qu'elles se sont mises à scruter leur conscience dans tous ses coins et recoins. Y rencontrant des larcins de jadis et ces mensonges si naturels à la race noire, elles crurent qu'à cette fois, il ne suffisait plus de s'en accuser en confession, mais qu'il fallait en faire amende honorable et publique. Et les voilà, faisant leur « coulpe » comme de vieilles Religieuses, implorant le pardon de celles qu'elles avaient calom- niées ou volées. Elles ajoutaient naïvement toute- fois que, depuis leur première Communion, elles n'avaient plus commis ces fautes et juraient de n'y

127

plus retomber. Cet héroïsme avec ses formes câlines et tout humbles m'a touchée délicieusement. Et, bien sûr, vous allez prier, ma bonne Mère, pour obtenir la persévérance de mes gentilles Madeleines.

Un mot maintenant du matériel. Le Père Cambier construit actuellement un magnifique hangar sur colonnes, pourront gaîment s'installer nos artistes, nos artisanes et nos étudiants. Il en était temps. Un ouragan a gravement endommagé l'école-étable je tenais mes cinq classes : elle menace ruine. Provisoirement, je suis donc obligée de « professer » sous la véranda. Notre chère Mère qui s'est réservé l'enseignement du catéchisme, trône à cet effet sur une caisse vide dans un coin de notre ancienne maison. La joyeuse Sœur Albanie ose encore donner leçon de chant dans mon étable dégarnie dont le toit s'est effondré d'un côté jusqu'à terre en sorte qu'on n'y voit presque plus. Qu'importe! dit-elle, plus il fait noir dans le local, plus les voix sont claires. En Europe, n'aveugle-t-on pas les pinsons pour les faire mieux chanter! J'avais toujours dit que Sœur Albanie ferait au Congo de grandes découvertes f

Finissons maintenant. Le jour baisse et m'avertit qu'il est temps d'aller inspecter le travail de mon bataillon de sarcleuses, piocheuses, défricheuses, et le reste, me laissant tout juste le temps de vous dire que, de la bonne Mère de Gand, je suis toujours la petite

Sœur Marie Godeliève

128

SOM MAIRE : Prospérité de la Mission St. Joseph

Luluaboiorg, 4 Septembre iSç^

Chère et digne Révérende Mère, '

kAi^|N vient de nous annoncer le prochain départ MjBSJj d'un courrier pour l'Europe. Vite à la besogne ■f^ ' pour vous communiquer quelques petites nou- velles concernant notre chère et florissante Mission de Loulouabourg.

Dieu continue à bénir notre œuvre. Le nombre de nos chrétiens grandit sans cesse et leur ferveur augmente chaque jour. Notre mission compte environ 1500 nègres. Nous avons dans notre école de filles près de 250 élèves dont 150 ont déjà reçu le Saint Baptême. Hier encore nous sont arrivées cinquante nouvelles élèves. Outre l'école gardienne à laquelle se dévoue notre chère Mère Amalia, il y a encore cinq divisions qui viennent tour à tour assister aux instructions, aux leçons de chant et de couture. Nos enfants sont également employées aux travaux des champs et initiées aux différents métiers en rapport avec leur sexe et leur condition.

Nous constatons avec bonheur que nos négresses commencent à prendre goût au travail. Il ne faut

129

Lettres de Sœur Marie-Godeliève 8

plus les pousser comme jadis. Elles sont fières de la grande étendue de leurs plantations, et surtout bien aises d'avoir beaucoup de manioc et de patates à la saison le maïs n'est plus à trouver.

En outre, la piété se développant en même temps que l'esprit de travail, il ne faut plus exercer une surveillance aussi sévère ni aussi constante. Les enfants apprennent à travailler sous le regard de Dieu et dans l'intention de Lui plaire. C'est ainsi que personne ne commencerait sa besogne sans s'être mise à genoux pour l'offrir à Jésus. Dès que le tambour annonce la fin du travail, chacun se rend à la chapelle pour demander la bénédiction du Seigneur en récompense des efforts qu'il a fallu se faire.

Grâce au zèle et au travail persévérant du R. P. De Clercq, nous possédons déjà différents livres en langue congolaise (catéchisme, histoire sainte, grammaire), dont l'usage nous est d'une très-grande utilité pour l'instruction de nos filles. Aussi consta- tons-nous que, depuis lors, nos enfants font plus de progrès dans la connaissance de notre Sainte Religion.

Le R. P. Directeur vient lui-même faire, chaque semaine, une instruction pratique sur le catéchisme. J'ai la consolation de vous dire que nos enfants en tirent le plus grand profit.

Quelques-unes de nos pensionnaires communient chaque semaine, d'autres tous les quinze jours, et le reste s'efforce généreusement de mériter la même faveur.

Quatre Bena-Diabolos (enfants du diable) seront prochainement régénérées dans le Saint Baptême et viendront grossir le nombre toujours croissant de nos chrétiennes. L'une d'entre elles, une brave Moluba, vendue quatre ou cinq fois avant de nous parvenir, ne tarit point quand elle nous raconte la faim, la soif, les souffrances et tous les mauvais traitements qu'elle a endurés.

130

Le fameux Ngongo, chef des Bena-Luhma, qui nous a causé tant d'ennuis, vient d'être tué dans une guerre, ses sujets l'ont enterré dans le lit d'une rivière afin de dérober ses dépouilles aux mains de l'ennemi \ ^lais, auront-ils pu dérober son âme à celles du juste Juge?...

On me dit que le courrier part à l'instant. Il faut que je cesse. Je ne prends plus que le temps de me recommander à vos pieux souvenirs et à ceux de toutes nos chères consœurs de la Congrégation.

Votre fille soumise et dévouée, Sœur Marie Godeliève

131

fi A 1 1 »| 1 1 * ?Â5 f è '■• f »| I

t^« tAj tAj «Aj

SOMMAIRE : Piété des chrétiens de la Mission

Loulouahourg , /j Janvier i8ç6

Ma chère Mère,

|OMMENCER cette lettre que probablement je n'aurai pas le temps de terminer en une K seule fois en vous offrant nos vœux de nouvel an, ce serait bien banal. A quoi bon d'ailleurs? Vous connaissez vos filles, nous connaissons notre JMère! Je préfère vous faire part des étrennes que le bon Maître nous a fait parvenir.

A la récente fête de Noël, pendant la Messe de minuit célébrée d'une manière très-solennelle, nos baptisées de la Toussaint ont pu s'approcher de la Table Sainte. Puis, les rois mages sont arrivés avec leurs présents : amenant au Baptême trente couples et cinq jeunes filles. Les promesses faites d'une voix bien ferme seront gardées. C'est chose absolument ravissante de voir ces noirs, les uns jeunes encore, les autres déjà courbés par l'âge et la souffrance, venir s'agenouiller devant l'autel et prier avec une ferveur que nous envions.

Mais les joies les plus pures sont toujours accom- pagnées de quelque peine. Vgrs vous rappelez, sans

132

doute, Chère Mère, combien nous fûmes édifiées lors de notre passage à Las Palmas, en voyant les bons indigènes du pays nous assaillir jusqu'au bateau qui nous amenait d'Europe, pour obtenir une crcix, un scapulaire, une médaille, une image. La même scène s'est reproduite ici, la veille de l'Epiphanie, mais avec ceci de plus touchant que nous avions connu ces hommes avant leur conversion et ne pouvions assez admirer la transformation produite en eux par la grâce. Malheureusement, nous n'étions pas à même de satisfaire leur sainte avidité. Il est vrai que, notre provision de chapelets se trouvant épuisée. Père Cambier en avait fait confectionner avec des perles impropres pour l'échange. Mais ces chapelets n'avaient pas de croix; et les femmes qui se croient plus de droits à la protection de la Reine du Ciel et de la terre gémissaient de ne pas recevoir une petite médaille, une petite image de la S'^ Vierge.

Les images surtout sont convoitées. Il n'est pas jusqu'à ce vieil anthropophage d'Abraham dont la peau rugueuse et toute ratatinée flotte sur un sque- lette déhanché, qui ne vienne presque chaque jour, un quart d'heure durant, nous importuner à ce sujet. Et le pauvre homme nous quitte toujours tout désolé : il ne possède encore ni l'image de son saint Patron, ni celle de son Ange gardien.

Ajoutons maintenant que les baptisés de la veille de l'Epiphanie furent, le même jour, mariés religieu- sement. Il en fut de même de plusieurs jeunes ména- ges, parmi lesquels je dois noter votre Marie Kapinga et son gros Alexis. Le surlendemain, vingt autres couples demandaient la grâce de la régénération.

Aussi, Lourdes Notre-Dame continue-t-il à s'ar- rondir. C'est une vraie paroisse maintenant, et même une commune, ayant cure, chapelle et conseil com- munal. Le curé, c'est actuellement le Père Senden.

133

Le bourgmestre se nomme x\lexis; le premier échevin^ déjà père de famille, s'appelle Jacob.

Je crois vous avoir annoncé précédemment la construction d'un hangar de métiers, sous lequel nos artistes auraient largement place pour se livrer à leurs travaux et dont un coin remplacerait notre école renversée par un ouragan. Nous avions compté sans une récolte phénoménale de riz, arachides et mais; le hangar est maintenant une grange et la classe doit, comme ci-devant, se tenir sous la véranda»

Mes élèves sont espiègles parfois je ne leur ai pourtant point conté certains de mes tours de jadis mais elles ont bon cœur et grand courage. Elles jubilent pour le moment. Nous venons de récolter les noix d'arachides... une friandise sans pareille pour ces pauvres enfants! Or, dans le domaine réservé pour l'école, nous en avons recueilli soixante paniers. Maintenant, bien malgré moi, je clos ma lettre, pour aller voir si l'on ne se donne pas d'indigestion.

Votre toute soumise enfant. Sœur Marie-Godeliève

134

(U

a

Q

o Z

(/)

<u •o

u 3 O

(U

•o

c

(U

J3

o bJO co

ti 3 O

ai

(U

•d

C

o

18° Wivt

SOMMAIRE : Village chrétien de Lourdes Notre-Dame Carême des nègres

Loulouahourg, 2g Mai i8ç6

Bien chère Révérende Mère,

[E suis sûre de vous faire grand plaisir en vous disant à la hâte un mot de notre peuple noir. C'est étonnant comme nos fillettes, nos fleurs noires des tropiques, grandissent et se déve- loppent. Le mois dernier, dix des plus âgées se sont mariées, pour aller ensuite grossir la paroisse du Père Senden.

Cette paroisse, Lourdes Notre-Dame, devient im- posante, depuis surtout que Monsieur le Curé s'est mis à bâtir pour ses gens des maisons, de vraies maisons, en briques séchées au soleil, qui font de leurs .habitants de vrais Mukale, chefs, très fiers d'être logés en de pareils palais.

Monsieur le Curé n'a pas oublié le Bon Dieu : la chapelle est inaugurée depuis quelque temps et le S'^ Sacrement y repose; mais, faute de personnel, on n'y dit la messe que le samedi. Aux autres jours, nos anciennes élèves viennent l'entendre en notre chapelle.

Et n'allez pas croire qu'elles se fassent tirer l'oreille

135

pour cela! On les voit arriver tout essoufflées de leur course, bien avant l'heure du saint sacrifice. Parfois même, comme elles n'ont pas d'iiorloge, elles pré- viennent notre lever, et, quand nous quittons notre dortoir, nous les voyons assises au feu de la sentinelle qui garde la cour pendant la nuit. L'autre jour, on en a trouvé qui s'étaient endormies près de la porte encore fermée de la chapelle. Leur exemple a stimulé les femmes et jeunes filles du bourg de S* Joseph : c'est à qui sera la première à la chapelle, pour réciter, avant la messe, d'innombrables Pater et Ave, pour faire cour à Jésus durant des heures entières.

A Pâques, i8 des plus sages ont pu faire leur première communion, et semblent répondre de tout leur cœur à l'amour du doux Sauveur; 13 autres viennent d'être baptisées, en sorte que parmi les enfants confiées à nos soins, nous comptons maintenant 192 chrétiennes. Il ne nous reste que 22 païennes, trop ignorantes ou trop sauvages encore pour devenir les enfants du Bon Dieu.

Toutes les baptisées ont passé le carême d'une manière vraiment édifiante. Alors qu'en fait de nour- riture animale, une souris, un os, sont pour elles une friandise, la plupart se sont complètement privées de viande durant tout ce temps; les moins ferventes n'en ont goiité que le Dimanche. Une petiote, vers la mi-carême, ayant pris au piège une souris gras- souillette, vint, triomphante, me montrer sa capture. Puis, prise d'un remords: Ce serait pourtant, dit-elle, im beau sacrifice à faire au bon Dieu! Sans doute» dis-je, car le bon Dieu ne regarde pas à la matière d'un sacrifice, mais à ce qu'il coiite. Bien, ma Sœur; en ce cas, je vais donner mon gibier à ma mère qui est encore païenne!

Et comment une telle générosité n'attirerait-elle pas sur nos enfants et sur nos œuvres les bénédictions

136

du ciel? Aussi, le nombre des catéchumènes ne fait que croître, et devons-nous avoir à la Pentecôte bon nombre de baptêmes d'adultes. La communion mensuelle est de règle à peu près générale, les con- fessions sont plus fréquentes encore, car si nos chré- tiens, faibles encore, viennent à retomber dans l'une de leurs anciennes erreurs, ils ont assez de foi pour ne pas vouloir rester longtemps dans cet état.

Pour changer de gamme, j'ajoute que nous pous- sons nos plantations toujours plus avant dans la brousse, piquant du manioc, plantant du maïs, des patates, des fèves, etc. En récompense de leur activité, les plus vaillantes parmi nos fillettes, une trentaine, ont reçu chacune, pour en disposer comme elles l'entendent, un petit lopin de terre, tout est en ordre comme dans les cultures faites en commun. En ce moment, on redouble de travail, car la saison des pluies va bientôt finir.

Moi-même, chère Mère, je suis un peu pressée : je dois faire tout à l'heure une distribution de nattes, tamis, pots, paniers, etc., et le soleil baisse à l'horizon. Permettez-moi donc de vous quitter, en implorant votre bénédiction.

Sœur Marie-Godeliève

137

19' mtvî

SOMMAIRE : Procession de la Fête Dieu, d'une statue de /S' Joseph

Arrivée

Loulouabourg, Juillet i8ç6

Chère Supérieure,

'apprends à l'instant qu'un courrier part à midi vers Lusambo. En conséquence, avec permission de notre bonne Supérieure, j'ai congédié tout mon petit monde, pour consacrer les quelques instants qui me restent à vous présenter avec nos respects et nos souvenirs, les quelques nouvelles du moment.

Ce ne sera pas long : ou vous a décrit tant de fois déjà, la physionomie de la Mission, ses habitants^ ses cultures, son expansion toujours grandissante. Pas d'événement notable à citer non plus. En revanche, les consolations n'ont pas manqué dans ces derniers temps,

La Pentecôte a été célébrée avec une grande ferveur. Quelle joie pour nous de voir la Foi chré- tienne illuminer et transformer de plus en plus ces cœurs naguère encore si bestialement abrutis!

Et la Fête-Dieu, la procession! Ici, point de pompe ni de brillants décors : mais un spectacle à ravir les anges; une phalange de chrétiens qui, s'étant d'abord nourris à la table sainte de Jésus-Eucharistie, lui font cortège avec une foi que trahit tout leur maintien; une foule compacte de païens, écoutent

138

en un religieux silence les chants sacrés, se proster- nant, et subissant dans leur ignorance l'invincible ascendant du Dieu qu'ils sont appelés à servir comme le font leurs frères. Achevez, ô Jésus, votre con- quête, prenez ces cœurs qui vous entrevoient et qui vous cherchent !

J'allais oublier de vous dire que nous avons reçu dernièrement une très importante visite. Des charges étant arrivées pour nous à Lusambo, Père Cambier députa pour les prendre une escouade de porteurs. A leur retour, ces gens, tous chrétiens, racontent qu'ils rapportent un homme enfermé dans une caisse, un homme bien vivant cependant, car il leur a parlé durant le voyage. Aussitôt, grand attrou- pement, pour considérer au sortir de sa boîte ce personnage extraordinaire. C'était une belle statue de S*-Joseph, en grandeur moyenne, portant l'enfant Jésus sur ses bras. Exclamations à n'en pas finir ! Explications et propos à désopiler la rate d'un mori- bond! La nouvelle se répand au loin. Voici venir les païens de Kanoa, Kanioka, etc., se pressant autour de l'homme blanc qui paraît vivant, et qui pourtant n'est pas vivant.

Bref, la cohue devint telle, qu'en attendant la construction d'un piédestal, il fallut couvrir notre bon saint d'une housse. Aujourd'hui, seigneur et maître du domaine qui porte son nom, il trône dans l'église paroissiale, sourit à la naïve piété de ses sujets et leur obtient les grâces de persévérance, dont nous sommes témoins tous les jours.

A plus tard, chère Révérende Mère, et, pour

mériter de votre part une grosse bénédiction, je

vais tâcher de bien remplir auparavant mon carnet

à nouvelles.

Sœur Marie Godeliève

139

28^ f attira

SOMMAIRE : Statistique de la Mission. Repas des nègres. Fausse alerte

Loulouabourg, 20 Août i8g6

Chère Supérieure,

lEN n'est brutal comme un chiffre, a-t-on dit. Je retourne cet aphorisme un peu grossier pour proclamer : rien d'éloquent, rien de consolant comme un chiffre. Jugez-en!

Au lundi de la Pentecôte nous comptions ici 1360 habitants, dont plus d'un tiers sont baptisés. Depuis la formation de la Mission, on a conféré 1258 baptêmes. Depuis l'installation des Sœurs, nous avons eu 72 décès parmi nos élèves baptisées. Actuellement l'école gardienne de Mère Amalia compte 50 bébés. Mon externat est fréquenté par 25 1 négrillonnes. Des malades soignés à notre hôpital un bon régiment est parti pour le ciel; il en reste 72.

Poursuivons la nomenclature. Les femmes char- gées de cultiver les terres sous la surveillance de Sœur Hygine sont divisées en deux bataillons. Le premier, dont l'effectif est de 176 têtes, s'occupe pres- que exclusivement de la culture du riz. L'autre d'importance à peu près égale doit prendre soin des plantations de manioc, de fruits divers et surtout

140

d'arachides dont ces femmes tirent l'huile nécessaire pour la cuisine et pour les lampes de nos divers sanctuaires.

Malgré l'étendue toujours grandissante de nos plantations, dix minutes de marche en longueur sur cinq en largeur, nous ne pouvons parvenir encore à subvenir à la subsistance de notre monde. En con- séquence tous les quinze jours, les hommes reçoivent en supplément un mouchoir, les femmes trois bâton- nets de cuivre qui leur servent de marchandises d'échange. De plus, les plus laborieux ont en propre un champ qui leur donne à suffisance manioc, maïs et millet. Avec le salaire reçu pour le travail en commun, ils peuvent ainsi se procurer quelque dou- ceur à leur convenance : viande, huile, poisson etc.

Les paresseux n'ayant pas la ressource d'un champ qui leur soit réservé, n'ont que le salaire ci-dessus indiqué pour se procurer le nécessaire. Durant la saison des pluies la chose est assez facile. 40 épis de maïs s'achètent alors pour un bout de fil de cuivre. Mais quand vient la saiso,n sèche, malheur au fainéant qui doit donner trois bâtonnets en métal pour obtenir 25 à 30 épis. Allez vivre avec cela pendant quinze jours!

Aussi pour garantir nos enfants de semblable misère tachons-nous de leur inspirer l'amour du travail en leur mettant sous les yeux les conséquences de la paresse. Ainsi présentée la leçon est tellement comprise, qu'à quarante des plus grandes il a fallu concéder pour leur usage personnel, un lopin de terre mesurant 45 pieds sur 25. Elles y cultivent du manioc, des patates, des fèves, du maïs, que sais-je encore? Plusieurs ont bordé leur propriété d'ananas et de bananiers. En sont elles fières, les chères petites!

De la culture à la cuisine, la transition va d'elle- même, c'est la première qui fournit à la seconde. Les

141

nègres préparent-ils leurs mets? Bien certainement! Mais écrire comme on l'a fait, que des enfants de trois ans en sont capables, c'est commettre une grosse exagération.

Voici comment pour cuisiner, procède une ména- gère de Loulouabourg.

A l'aurore, vers 5 heures, elle pile, dans un mortier fait du tronc d'un arbre creux, la provision nécessaire du manioc préalablement trempé pour en extraire un suc malsain. Le manioc est ensuite soi- gneusement séché, parfois fumé. La farine obtenue passe deux ou trois fois par le tamis, pour la rendre bien fine. Quand on veut la rendre plus légère on y ajoute de la farine de maïs également produite par le concassement et le tamissage.

Telle est la matière première du bidia national. Quant c'est fait, la négresse chauffe de l'eau dans un vase, y verse de la farine, remue pour obtenir la pâte; et comme, dans le cas elle n'a pas de petits enfants, elle doit, dès le matin, aller travailler au champ, elle cache le récipient sous un grand pot, un panier, pour en défendre le contenu contre les poules et les souris. Elle ferme alors par des crochets la porte de paille de sa hutte, et, dès le signal donné par le tambour, elle part le panier au bras, la houe sur l'épaule se rendant à l'appel qui se fait dans la grande cour. A midi son bidia s'est cuit tout seul. Il ne reste qu'à le tourner pendant un quart d'heure, au moyen d'un gros bâton faisant l'office de cuiller pour le rendre bien homogène et bien compact. Au moyen d'une écuelle mouillée, la cuisinière fait glisser la boule de pâte sur l'assiette de son seigneur et maître, lui donne belle forme et dore la pitance au moyen d'un peu d'huile de palme. Comme condiment, elle place à côté du plat de résistance un petit pot contenant manioc, patates

142

écrasées, feuilles de fèves hachées, le tout cuit dans l'huile et relevé par des cendres ayant un goût prononcé de sel. Monsieur peut revenir : son festin est complet.

Je dis son festin, car mari et femme ne mangent jamais ensemble. Le mari partage d'abord avec ses fils; le reste est pour la femme et les filles. Chez nos chrétiens nous sommes parvenus à détruire cet usage tout païen.

Tel est du premier janvier jusqu'au 31 décembre, le menu de messieurs les nègres ! Bidia, toujours bidia : tout autre mets n'est que hors d'œuvre.

Changeons de note. Les serpents sont ici très nombreux. Dans un champ de manioc, le plus éloigné, il est vrai, de notre logis, nos enfants en ont tué récemment une douzaine. Ces serpents, heureusement, ne méritent pas la terrible réputation de leurs con- génères des bois. Ils s'en prennent rarement aux passants, et le cas échéant quelques gouttes d'ammo- niac ont promptement raison du gonflement .causé par la morsure. Ces reptiles des champs ne se glissent guère non plus dans nos habitations et moins encore sous les meubles. Il est vrai que nous ne sommes pas si riches sous ce rapport.

Terminons par un coq à l'âne, vous verrez quel fonds on peut faire sur la parole d'un nègre.

Vers le soir du dimanche 7 Juin, un moricaud tout essoufflé parvient à la Mission, court à Père Cambier, et lui annonce que Kalamba, le féroce Kalamba suivi d'une grosse troupe de gens armés, vient de passer le Miao, et se dirige vers la Mission, tuant, pillant tout sur son passage.

Père Cambier connaît son monde, et sait qu'un nègre ment jusqu'à croire à son mensonge. Mais l'individu soutient sa thèse avec une telle conviction il a vu de ses yeux le formidable ennemi que l'on

143

commence à craindre, à se précautionner en toute hâte, la rivière indiquée ne coulant qu'à trois lieues d'ici.

Providentiellement, M'' le Commissaire de district se trouvait chez les Pères. Il fait venir aussitôt de la station voisine un officier blanc, des soldats noirs et un canon. En même temps, le chef des Zappo- Zappos, nos fidèles alliés, donne à ses guerriers l'ordre de se tenir sous les armes, tandis que tous nos gens en âge de combattre se munissent de lances, cou- teaux, arcs, flèches, bâtons pointus.

Pour nous, qui n'aurions en l'occurence d'autre défense que la fuite, nous faisons doucement nos paquets, et nous nous couchons tout habillées, pré- voyant pour le lundi 8 Juin une seconde édition du i8 Juillet 1895.

Elle arrive annoncée par le chant du coq, l'au- rore de ce jour redouté; cependant les premiers rayons du soleil n'illuminent que des champs déserts et des forêts silencieuses. se trouve donc Kalamba? L'officier blanc bien escorté part à sa recherche, et parvient sans coup férir, jusqu'aux bords de la Miao^ dont les eaux écumantes roulent comme d'ordinaire entre les rochers qui lui font rive.

Pas de Kalamba, pas de meurtriers, pas de pil- lards. Un chef ami qui habite les bords de la rivière affirme que la nouvelle ne peut venir que d'un menteur ou d'un fou.

Dès avant le retour de l'officier, le nouvelliste avait opté lui-même pour la première épithète : il avait disparu. Quant à Kalamba, si brute qu'il soit, il ne l'est pas assez pour envier le sort de Ngongo, son ccmparse de 1895; il préfère se tenir coi, loin de l'atteinte des blancs, et savourer tranquillement son vulgaire bidia, plutôt que d'avoir à digérer une balle.

Tandis que j'écris hâtivement, Mère Amalia vient

144

non moins hâtivement me dire qu'on va sonner la prière. Autrefois, jadis, j'avais aussi dans ma poche un ognon qui me disait l'heure. Mais il lui a pris une maladie de cœur dont il est mort.... le ressort est cassé. Depuis, je me suis exercée, comme le font les noirs, à distinguer l'heure par la hauteur du soleil. Je m'en tire assez bien, paraît-il, puisque pas une fois je n'ai manqué mon train. Pourvu que je ne manque pas celui du Paradis!

Pour parer à tel malheur, veuillez, s'il vous plaît, me bénir et prier un peu pour petite

Sœur Marie-Godeliève

145

Lettres de Sœur Aïarie-Godeliève

filtrait

d'une lettre adressée à la Supérieure de la Maison- mère de Gand.par le Révérend Père De Clercq, missionnaire à Luluabourg, qui a assisté la Sœur Marie-Godeliêve dans ses derniers mo- ments.

Très-Révérende Supérieure,

L a plu à la divine Providence d'envoyer une rude épreuve à votre communauté de la Mission de Luluabourg! Mercredi, 14 Octobre, à neuf heures du soir, la bonne Sœur Marie-Godeliève a remis sa belle et sainte âme entre les mains de son Créateur! C'est le cas de dire : « Dominus dédit, Dominus abstulit! Sit nomen Domini benedictum! » Dieu nous l'avait donnée. Dieu nous l'a reprise, que son saint Nom soit béni!

La Sœur n'a été alitée que trois jours. Elle a senti un premier malaise le samedi soir. Prise de la fièvre, elle s'est couchée le dimanche. La fièvre ne tarda pas à monter et dès le lendemain elle se déclara hématurique. Cependant l'état de la malade n'inspirait encore aucune inquiétude ni le lundi ni le mardi. Le mercredi, vers 3 heures de l'après-midi^ on vint m'appeler en toute hâte. J'accours et je trouve le R. P. Cambier qui jugea le cas fort dan- gereux. Aussitôt, j'administre les derniers Sacrements

146

à la chère moribonde qui jouissait encore de toute sa présence d'esprit. Ah! quelle belle âme! Quel ardent désir d'aller au Ciel!

Pendant qu'on lui donnait un purgatif, elle nous disait dans un moment de délire : « Père, vos remè- des m'arrachent au Ciel! J'étais si près d'y aller, et vous m'arrêtez! »

Vers le déclin du jour, se manifestèrent les pre- miers signes précurseurs de la mort. Toute la Mission était réunie devant le lit de la malade.... La sainte Religieuse expira doucement à 9 heures du soir, au milieu de ses consœurs attristées et de ses enfants éplorées.

Ma plume est impuissante à vous décrire les scènes de douleur qui se passèrent chez les nègres de la Mission. Leurs lamentations et leurs gémisse- ments eussent arraché des larmes à une pierre.

Les manifestations de respect et de sympathie dont la défunte a été l'objet démontrent la grande popularité acquise par vos dignes Religieuses sur la terre Africaine.

L'enterrement a été une démonstration grandiose en faveur de vos vaillantes Missionnaires. Les nègres sont accourus en foule pour déposer aux pieds de l'héroïne un dernier hommage de leur estime et de leur reconnaissance. Tous les Agents de l'Htat de la station de Luluabourg ont tenu à s'associer au deuil qui vient de frapper notre Mission.

J'ai la conviction que la sainte Sœur Godeliève a déjà reçu là-haut la récompense que Dieu réserve à celles qui s'immolent pour la gloire de son nom.

147

%ûtm Bomv Wâvh^Mmalia

à ses Consœurs de Gand

Neinlao, 22 Novembre 1892

Chères Consœurs,

ONT-ELLES heureuses, les négrillonnes de notre orphelinat, soignées comme des poupons euro- péens par les mamans blanches et arrachées naguère au plus abrutissant esclavage, l'une d'elles au moment même son propre père allait la tuer pour la manger! Et pour nous, quelle joie de voir augmenter de jour en jour le nombre de nos pupilles, On nous en annonce une nouvelle caravane. Quel bonheur de consacrer notre existence à faire de ces infortunées de bonnes et ferventes chrétiennes ! N'était la récompense que nous attendons au Ciel, nous serions déjà bien payées de nos soins par l'affection sans limites de nos orphelines. Dernière- ment quatre d'entre elles avaient été désignées pour aller recevoir une éducation complète dans un institut de Belgique. Les élues, se considérant comme des condamnées, se lamentaient à fendre le cœur et ne cessaient de crier : Non, non, pas quitter bonnes Sœurs; et puis, en Belgique, froid, froid : nous mourir!

148

Et elles s'accrochaient à ma robe. Je réussis à «aimer un peu cette bruyante explosion de douleur par le don d'un collier de perles, et, à force de bonnes paroles, je pus conduire les condamnées jusqu'au bateau qui devait les emmener. Mais là, je faillis échouer contre la préoccupation qui n'abandonne jamais le nègre, celle du ventre. Mère, beaucoup de manioc et de maïs en Europe? Oui, et aussi d'autres bonnes choses, mes enfants. Bien; mais petites négresses aimer soleil chaud, mourir de froid! Ne craignez rien; j'écris en Europe, pour qu'on vous donne des couvertures et qu'on vous fasse grand feu. En attendant, voici de bons vêtements, pour vous couvrir pendant le voyage. Cette déclara- tion diminua les appréhensions; on versa quelques larmes encore, et l'on s'embarqua courageusement.

Quelques détails maintenant sur les occupations et la tenue de nos orphelines. Malgré l'ardeur terrible du soleil, elles ne se couvrent jamais la tête; bien au contraire, elles ont soin de se raser mutuellement les cheveux, au moyen de morceaux de verre lais- sant cà et quelques tresses disposées suivant les règles de la coquetterie africaine. De lits, il n'en est pas question; la nuit venue, chaque fillette s'enroule dans une couverture, comme une chenille dans sa coque, se couche par terre et ne tarde pas à partir pour le pays des rêves, les anges cuisent pour leurs hôtes des marmites de riz grandes comme des maisons. L'enseignement de la religion prend une bonne, partie de la matinée; et plusieurs de nos élèves y ont fait assez de progrès pour qu'on ait décidé de les baptiser à la Noël. La seconde partie est consacrée à l'apprentissage des travaux manuels.

La paresse étant le péché mignon de la race noire, il a fallu, dans les commencements, user d'un peu de sévérité, pour stimuler à la besogne nos petites

149

sauvages; un seul mot les y fait aller maintenant avec une joyeuse docilité.

Quand cette lettre vous parviendra, vous en serez à célébrer les fêtes du nouvel an et à vous calfeutrer au coin du feu, pour vous préserver des rigueurs de l'hiver. Ici, point de nouvel an, puisque les nègres ne comptent le temps que par lunes, et point d'hiver, la végétation étant aussi active et florissante en Jan- vier qu'en Mai. Point de deuil ici dans la nature; et je vous assure bien qu'à l'orphelinat de Nemlao l'humeur de ses habitants ne fait jamais contraste avec le riant tableau d'une contrée toujours parée de verdure et de fleurs; nulle part, même dans nos couvents de Belgique, je n'ai vu régner une paix, un bonheur si continus. Dieu est bon pour ses enfants! De petits incidents viennent d'ailleurs brocher de temps en temps sur la monotonie de notre existence, si joyeuse qu'elle soit. Ainsi, dernièrement, une bande de singes s'était introduite dans notre jardin et s'en prenait à nos meilleurs fruits, à la barbe de notre domestique. Celui-ci indigné de tant d'audace, de ren- trer dans la maison et de s'armer d'un fusil. Mais à peine apparaissait-il muni de cet engin terrible, qu'une sentinelle postée au sommet d'un grand arbre jeta le cri d'alarme : kek, kek, kek ! et toute la troupe détala, semblant narguer l'ennemi par ses cabrioles. Tant d'insolence ne pouvait rester impuni ; le jardinier se mit en embuscade et parvint à abattre un des maraudeurs dont la chair, mise en civet, nous a paru plus délicate que celle du meilleur lièvre. Une nuit, que munie d'une lanterne je faisais la ronde, je me trouvai tout à coup en présence d'un animal ressemblant fort à un chien et dont les grands yeux m'alarmèrent d'abord. J'avais tort, car il s'agissait d'une antilope. D'ailleurs la Providence nous garde visiblement, car personne, jusqu'ici, n'a succombé

150

dans la Mission par le tait des bêtes féroces ou des serpents très nombreux cependant. Nous sommes actuellement à la saison des pluies, et pas de jour qui n'ait son orage. Nos enfants y sont tellement habituées qu'elles ne dorment jamais mieux que lorsque la foudre roule dans le ciel ses sourds grondements. Si la pluie tombe à flots, elles me demandent la permission de sortir et prennent grand plaisir à recevoir sur leurs membres nus cette douche à bon marché.

Le dimanche notre chapelle est comble. Attirés par la curiosité, bon nombre de noirs du voisinage, parmi lesquels le roi et son fils, viennent assister au Saint Sacrifice. Ces gens sont fort satisfaits d'ail- leurs de nous voir résider au milieu d'eux, à cause, des soins que nous leur donnons dans leurs mala- dies. La science pharmaceutique de Sœur Albanie nous est fort utile à ce sujet, et nous avons pour clients tous les personnages de la Cour. Grâce à ces rapports, nous espérons bien en arriver à don- ner autre chose que des emplâtres ou des vomitifs. Guérir le corps est, je le sais bien, une œuvre de miséricorde; mais sauver des âmes, voilà qui fera rire les anges, rager le démon et vaudra aux peti- tes Sœurs de Nemlao un bon passeport pour le Paradis !

Sœur Amalia, Supérieure du couvent de Nemlao

Ï51

à sa Supérieure de Gand

Moaiida, 21 Septembre 1892 Chère et digne Supérieure,

m

ENDONS grâces à Dieu! Tout va bien dans notre petite ruche de Moanda. D'une part, toutes nos Sœurs, alertes comme des abeil- les, vont, viennent, instruisent et soulagent, sans perdre jamais le joyeux sourire, indice de cœurs dévoués à Dieu, et qui leur attire la confiance de ces grands enfants, les pauvres noirs du Congo. D'autre part, ainsi que je vous l'expliquerai tout à l'heure, la popula- tion du couvent ne cesse de s'accroître; pas assez cependant pour que nous ne tâchions pas d'entrer en relations avec les villages qui nous entourent, afin d'y recruter des écolières.

C'est ainsi que le 20 Août je me suis rendue, avec le Père De Grijse et deux de nos Sœurs, au village de Mpotou, situé à une lieue de Moanda, et nous savions avoir la chance d'être bien accueillis, d'autant plus que nous emportions, pour distribuer en cadeaux, des médicaments, des mouchoirs rouges, du tabac et des images.

Un certain émoi se manifesta cependant à notre

152

«ntrée. Devant une case ouverte étcdent exposés des miroirs, des pots et des idoles, on dansait au son du tambour. A peine sommes-nous en vue que le tambour se tait, la danse cesse et les idoles sont mises en sûreté. A nos questions, on répond que le chef du village vient de mourir. Nous demandons à voir le défunt, et suivis d'une nombreuse escorte, nous parvenons à une case d'où s'échappe une épaisse fumée.

Nous entrons, et, au delà d'un grand feu, nous distinguons un cadavre enveloppé d'étoffes et couché sur une natte. D'un côté, une femme, armée d'un petit balai, écarte les mouches; de l'autre, nous aperce- vons le cercueil destiné au défunt. Sur ce cercueil est placée une tête d'homme entourée de feuilles de palmier, coiffée d'un bonnet de nuit, portant au cou un collier en corail, et ombragée par un grand parasol. Aux quatre coins de ce singulier catafalque sont attachées des images européennes : une dame en négligé, un gros monsieur qui fume sa pipe, et les étiquettes illustrées d'une fabrique de tabac flamande.

Incommodés par la fumée, nous nous hâtons de quitter cette étrange mortuaire, pour aller offrir nos compliments de condoléance aux parents du défunt. Ceux-ci, hommes et femmes, avaient tout le corps peint en rouge. Cette couleur est ici celle du deuil, tandis qu'ailleurs on le porte en blanc. On nous fit excellent accueil, et, comme tout le village était accouru pour nous admirer, le Père De Grijse pro- fita de la circonstance pour adresser à la multitude une allocution sur la mort et la vie future. Le dis- cours fut écouté avec la plus religieuse attention. Après quoi, nous étant assis pour prendre un peu de nourriture, nous offrîmes une tranche de viande à l'un des nègres qui nous entouraient. Cet homme

153

n'accepta que sur l'assurance formelle qu'il ne s'agissait point de chair humaine. Voilà donc vos filles suspectées d'anthropophagie : voyez ce qu'il nous faudra de dévouement pour détruire de semblables préjugés 1

Notre visite, j'en suis persuadée, aura déjà grande- ment contribué à ce résultat; nous revînmes donc enchantées de notre excursion. D'autre part, le bon Dieu nous comble de bénédictions spirituelles et temporelles. Pour ces dernières, je vous dirai que j'en suis parfois stupéfiée.

Dernièrement, nous avions absolument besoin d'un mouton; nous nous mettons en prière, et, cinq minutes après, un nègre nous apporte ce que nous demandions. Ainsi en est-il arrivé plusieurs fois, à propos de poules, de fruits, etc. Ainsi encore, le Père De Grijse qui se remet chez nous de sa maladie contractée à Loulouabourg, se voyait appelé subitement et pour cause urgente à Banana, alors que nous n'avions aucune monture à la maison, puisque nos ânes avaient été envoyés à un pâturage assez éloigné. Il nous faut un âne, dis-je alors à nos Sœurs : prions! le bon Dieu nous l'enverra. Et voilà que, peu d'instants après, deux de nos ânes reviennent d'eux-mêmes au couvent. Mais qu'est-ce que cela, cependant, en comparaison des faveurs spirituelles par lesquelles la Providence veut soutenir notre faiblesse ? Nos jeunes négresses de l'orphelinat se portent à ravir, nous aiment comme leurs mères et font d'étonnants progrès dans la connaissance de la religion. La petite Isabelle, l'élue de la première heure, ne cesse de dire qu'elle aussi veut devenir Sœur de Charité. Ne sera-ce pas joli, ce minois tout noir sous la guimpe toute blanche? Qu'en pensez-vous, ma Mère? Et puis, c'est qu'Isabelle n'est plus seule chez nous!

Quarante petites filles nous ont d'abord été envoyées du Haut-Congo, par les soins de l'Etat.

154

Puis, le 28 Août, vingt-cinq fillettes nous sont arri- vées des Ba-Ngalas. escortées par quelques femmes qui les avaient soignées au cours du voyage. Enfin, le 7 Septembre, le docteur De Corte, médecin de l'Etat, nous a amené vingt enfants de la tribu des Basokos. Parmi ces dernières, plusieurs qui étaient gravement malades sont maintenant rétablies; une seule est morte, huit jours après son baptême.

Puisse ce petit ange, prémices de la Mission de Moanda, intercéder au ciel en faveur de ses infor- tunés compatriotes et nous obtenir à nous, d'être toujours les vaillantes ouvrières du Bon Dieu.

Sœur Marie-Etienne, Supérieure du couvent de Moanda

155

tttlvi^ la Bomv Wavit

à ses Consœurs de Gand

Moanda, 20 Mars 1892

Chères Consœurs,

E suis heureuse de n'avoir que de bonnes nouvelles à vous annoncer. A part quelques petites misères inhérentes à la vie d'Afrique, nous jouissons toutes d'une excellente santé, ce dont nous avons bien besoin, car la besogne ne manque pas à Moanda.

Mère Elise m'a confié la fonction de cuisinière. Ma première installation fut très primitive. J'avais le feuillage d'un arbre pour toit, du bois pour combustible, quelques pierres pour foyer. Depuis, on a mis à ma disposition un local plus confortable. Vous dirai-je en quoi consiste notre nourriture? Les poules ne manquent pas, mais elles sont très petites. Nous avons aussi de la viande de chèvre et de mouton. Celui-ci est moins beau que son con- génère d'Europe; il a les jambes excessivement longues et ne porte pas de laine. Les poissons et les légumes abondent. Presque chaque matin, les nègres viennent tenir marché devant notre maison, nous offrant en vente des poules, des œufs, des cannes

156

Réfectoire de l'orphelinat de Moanda

à sucre, du maïs, des ananas, des citrons, du riz et divers légumes du pays.

Nous donnons en échange des morceaux d'étoffe ; mais le moindre marché nous prend parfois une demi-heure, parce que les nègres insistent toujours pour avoir du rhum, au lieu d'étoffe. Nous nous gardons bien de céder à leurs exigences, parce que nous savons que cette boisson, pour laquelle ils sont passionnés, exerce parmi eux les ravages les plus affreux. Comme je commence à parler un peu le Congolais et que les nègres savent quelques bribes d'anglais, je puis assez bien me tirer d'affaire pour traiter nos achats. Mère Elise m'a donné pour aide dans mes fonctions Sœur Etienne, qui a, en outre, le département spécial de la boulangerie. Ma chère compagne ne dispose point encore d'un four modèle, tel que celui de nos Sociétés Coopératives d'Europe. De jour à autre, elle nous cuit du pain dans un appa- reil ainsi établi. On a commencé par creuser en terre une fosse de deux mètres de profondeur. Dans une des parois verticales de cette fosse, on a foré un trou ayant forme de four. Le haut de ce four com- munique avec l'air extérieur par une sorte de boyau recouvert d'une buse en bois : c'est la cheminée.

Et le climat que vous en dirai-je, sinon qu'il est bien moins meurtrier qu'on ne le pense en Belgique. La température que nous avons à Moanda est très supportable; il est vrai que notre situation est privilégiée, puisque notre maison étant située sur le bord de la mer, nous jouissons toujours d'une brise rafraîchissante. Ce qui n'empêche pas cependant que l'on ne transpire beaucoup, sans pourtant en ressen- tir le même affaiblissement qu'en Europe. Et la fièvre africaine ? Nous en avons toutes été atteintes et, pour ma part, je l'ai eue trois fois. Ce n'est pas bien terrible : une dose de quinine, un peu de repos, et

157

l'on est rétabli. Ces petites misères sont bien vite

oubliées et sont d'ailleurs largement compensées,

par les douces consolations que le Seigneur ne cesse de

nous procurer. Ainsi la touchante cérémonie du

baptême de nos enfants congolais eût suffi à elle

seule à nous payer largement de tous nos sacrifices.

Hier encore, la fête de Saint Joseph nous a valu

de bien douces joies. Comme nous ne possédons pas

encore une statue de Saint Joseph, nous y avons

suppléé en exposant à la vénération de nos nègres

une image de ce bon Saint.

A cette image nous avons fait un encadrement

au moyen d'une pièce d'étoffe rouge et blanche,

ainsi que de fleurs et de branches de palmier. Restait à

trouver un bouquet qu'on pût placer devant l'image.

Sœur Godefride et moi, accompagnées de nos petites

négresses, nous allâmes cueillir diverses plantes et

de la verdure qui, piquées dans une boîte à prunes,

formèrent une belle corbeille bien fraîche et bien

parfumée. Puis, bien contentes de notre œuvre, nous

nous sommes agenouillées devant notre bon père

Saint Joseph, et nous l'avons prié avec tant d'ardeur

qu'il sera bien obligé de couvrir de sa puissante

protection l'œuvre naissante des Sœurs missionnaires

du Congo.

Sœur Marie

158

[Xtxtxt xM x.txxxxxx

à sa Supérieure de Gand

Moanda, 22 Mars 1892

Ma chère Mère,

|OUS voilà donc parvenues enfin à notre rési- dence de Moanda, fières et heureuses de pouvoir consacrer notre vie à ce malheureux peuple du Congo. Oh! dans quel abîme de misères physiques et morales sont plongées les innombrables peuplades de notre nouvelle patrie, et combien nous avons à remercier Dieu de nous avoir appelées au sublime apostolat de Sœurs-missionnaires! Que de bien à faire ici! Fasse Dieu que bientôt de nouvelles recrues viennent grossir nos rangs et partager notre immense labeur!

Notre couvent de Moanda occupe une situation magnifique, sur une falaise assez élevée pour nous permettre de voir passer tous les navires' venant d'Europe. Devant nous, la vaste mer; derrière, une forêt croissent le baobab, le palmier, le cocotier, le manguier et d'autres arbres dont j'ignore encore le nom.

Le plancher de nos constructions est élevé de plus d'un mètre au dessus du sol, au moyen de

159

pilotis, afin de nous préserver d'une foule d'insectes qui tourmentent les gens et rongent le bois, La maison bien aménagée, a quatre appartements : le réfectoire, atelier, salle de réception et dortoir- Deux autres constructions, la chapelle et l'orphelinat sont à quelques pas de la maison. Le personnel employé à notre service se compose d'une négresse noire comme jais, forte et bien membrée; une jeune fille de 14 ans; une famille chrétienne et un vieux nègre dont la besogne est d'aller chercher à dos d'ânes l'eau nécessaire aux besoins de la maison. Et puis, nous avons trois enfants, les prémices de notre orphelinat. Leurs mères sont venues elles-mêmes nous les offrir. Il y a une petite fille, un petit garçon et un bébé de quelques mois. Le bon Père Garmyn s'occupa aussitôt du baptême de nos mioches et nous découpâmes dans un drap de lit les robes blanches nécessaires à la cérémonie. La petite fille reçut le nom d'Isabelle; le petit garçon a pour patron Saint Jean. Vous dirai-je la joie que cette fête a mise dans nos cœurs? Puissions-nous avoir sou- vent le même bonheur, car il faut vivre au milieu d'un peuple paiën pour apprécier l'immense bienfait d'une éducation chrétienne. Nos enfants sont main- tenant la joie de la communauté. Le petit Jean sur- tout est gai comme un pinson, et d'une ouverture de cœur qui pourrait 'servir de modèle à maints enfants d'Europe. A la chapelle, il se conduit comme un ange, tenant ses mains jointes à la hauteur du menton, sauf lorsqu'un.... insecte quelconque le pique trop fort. Docile comme un petit agneau, il obéit à un seul coup d'œil. Reçoit-il une réprimande : les larmes aux yeux, il nous tend aussitôt sa petite main noire, et part d'un bon rire, dès qu'il a obtenu son pardon. Jamais, même en Belgique, je n'ai vu d'en- fant aussi aimable. Depuis hier, Jean a un compagnon,

160

un petit garçon de sept ans que AI. Huberlant a racheté de l'esclavage moyennant 75 francs. Depuis notre arrivée nous n'avons constaté de la part des noirs que d'excellentes dispositions à notre égard. Quant aux blancs, nous n'en avons reçu que des marques de sympathie et de respect. Dès les pre- miers jours, tous les hauts fonctionnaires belges ont bravé les ardeurs du soleil pour venir nous rendre visite et nous assurer aide et protection. Tout n'est pas rose cependant dans notre nouvelle existence; car, à côté de ces visites encourageantes, nous en recevons d'autres qui manquent absolument de char- mes; je veux parler des insectes et des bêtes malfaisantes. Ainsi, dès le jour de notre arrivée, un léopard a rôdé autour de la maison. Quelques jours après, un jeune chrétien, attaché momentanément à notre service, fut cruellement mordu à la main par un scorpion. Grâce à une incision opérée par le Père Garmyn, une ligature au poignet et une injection d'ammoniac, la blessure fut guérie en trois jours. Le requin se montre parfois dans les eaux de la mer qui baigne notre falaise, et les crocodiles parais- sent être assez nombreux dans nos environs. C'est ainsi que dernièrement, un capitaine de navire vint nous raconter que le médecin de son bord avait été appelé pour donner ses soins à un nègre affreusement mutilé par un crocodile. Si le malheureux avait échappé à la mort, c'est que l'affreuse bête l'avait saisi par le travers du corps et n'avait pu l'avaler. De temps en temps une négresse qui va laver son linge au bord de l'eau est saisie et emportée par l'horrible saurien qui s'avance si doucement sous l'eau qu'il a happé sa proie, avant que celle-ci s'aperçoive du dan- ger. N'allez pas croire que tout cela nous fasse bien peur. Oh non! on s'y fait vite; et puis, ne devons- nous pas être heureuses d'avoir quelque chose à

161

Lettres de Sœur Marie-Godeliève

offrir au Divin Maître pour le salut de nos chers noirs?

Nous sommes restées toutes les dix à Moanda jusqu'au 15 Mars. A cette date, le Père Huberlant est venu prendre pour le couvent de Matadi la Mère iVmalia et les Soeurs Josepha, Vincent, Chris- tine et Damienne. Nous ne sommes donc que cinq pour desservir la mission de Moanda. Et de toutes parts cependant on demande des rehgieuses! Hier encore le Père Cambier nous écrivait de Loulouabourg, suppliant qu'on lui envoie au plustôt quelques reli- gieuses auxquelles il confierait les petites négresses qui ne cessent d'affluer à cette station. Que c'est donc le cas de dire avec l'Evangile : la moisson est grande, mais les ouvrières sont rares! N'est-ce pas, ma Mère, vous allez nous envoyer bientôt une nouvelle caravane de vaillantes coopératrices ! Comme nous allons prier afin que ce vœu se réalise!

Sœur Elise

162

à sa Supérieure de Gand

Moanda, ii Septembie 1893

Chère et digne Supérieure,

OS Sœurs de Nemlao viennent d'être appelées d'urgence dans le Haut-Kassaï pour y prêter leur concours au vaillant Père Cambier, fondateur de la florissante Mission de Loulouabourg. En conséquence, on a transféré chez nous les fillettes de leur orphelinat.

Les nègres, tout autant que les blancs, sont d'ordinaire éprouvés dans leur santé par un change- ment de climat. Or, à Moanda, le voisinage de la mer rend l'air plus frais et plus vif qu'à Nemlao; la plupart des orphelines furent donc, dès les pre- mier jours, attaquées par diverses maladies. Chez plusieurs enfants, la fièvre fut même si violente que l'on dût procéder en toute hâte au baptême.

Nous n'eûmes, cependant, à regretter qu'un seul décès. Une fillette se trouva si mal le i'' Septembre au matin, qu'elle-même me dit en langue fiote : Ce soir, moi mourir, et pas encore baptisée! ~ Le désires- tu bien d'être baptisée, mon enfant? Oui, ma Sœur, et bien vite!.... Or, l'état de la petite postulante

163

s'aggrava bientôt de telle sorte qu'en l'absence du Père De (jrijse je ne pus différer le baptême. L'eau sainte eut à peine coulé sur le front de Marie- Agnès qu'elle se mit à dire et à répéter de toutes ses forces : Moi, contente! moi heureuse, moi aller au Ciel! tellement que toutes les Sœurs présen- tes en étaient émues jusqu'aux larmes. Et le lendemain, à midi, la petite privilégiée prenait son vol pour aller occuper sa place parmi les anges!

Les autres enfants sont aujourd'hui parfaitement acclimatées. Chaque jour nous les conduisons à la forêt pour y faire du bois et y puiser de l'eau. C'est chose vraiment amusante de les voir s'y rendre marchant au pas militaire, dont elles marquent la cadence en chantant à gorge déployée une ritour- nelle, toujours la même. Mais, qu'un serpent vienne à se montrer, alors, c'est un cri général : Nioka^ nioka! Un serpent! un serpent! Les plus petites vien- nent s'accrocher à la robe de la Sœur, et les plus grandes, armées d'un bâton, courent à l'ennemi et le brisent en poussant des cris sauvages. Et l'on reprend tout aussitôt la marche et la chanson.

Nous eûmes dernièrement une petite scène qui montre bien à quelle misère nos chères enfants étaient réduites naguère. Notre domestique, ayant reçu ordre de tuer une chèvre, avait suspendu aux branches d'un arbre la peau de la victime. Au retour de l'excursion journalière à la forêt, nos fillettes découvrirent cette peau toute fraîche encore et toute sanglante. Et toutes aussitôt d'accourir vers moi me suppliant de leur accorder cette dépouille. - Et qu'en ferez-vous, mes enfants? Bon à manger, ma Sœur! me répondirent-elles en montrant leurs dents aigiies. Leurs instances furent si pressantes que je dus céder à leurs désirs, j'étais curieuse d'ailleurs de voir com- ment elles se tireraient de ce régal. Ce ne fut pas

164

long. Le domestique divàsa la peau en un nombre de morceaux égal à celui des enfants; un grand feu fut allumé chacune grilla sa portion sans même en ôter les poils; un quart-d'heure après, l'affaire était finie, il ne restait plus rien de ce singulier festin et nos bambines se léchaient consciencieuse- ment les lèvres.

Le soir du même jour fut marqué par un inci- dent moins joyeux. Vers six heures et demie, toute la troupe rangée autour d'un grand feu récitait le chapelet, quand une fillette se mit à pousser un cri déchirant : elle venait d'être piquée par un scorpion. Or, en ces climats brûlants, un accident de ce genre est toujours dangereux et souvent mortel. Je me hâtai donc de pratiquer une profonde incision suivie d'un injection d'ammoniac. Grâces à Dieu le remède fut efficace.

Tout en se plaisant parfaitement chez nous, je dois dire que nos orphelines regrettent les Sœurs de Nemlao et surtout Sœur Marie-Godeliève, leur an- cienne maîtresse. Ces regrets nous charment : ils prouvent que nos enfants ont du cœur; et ce cœur, nous savons le secret de le prendre d'assaut. Quant à nos Sœurs parties pour cette Mission de Loulouabourg, dont le succès, paraît-il, dépasse toutes les espérances, j'avoue que nous en sommes un peu jalouses. Nos cœurs et nos souhaits les suivent dans leur cou- rageuse entreprise, sans doute ; mais si, par insuffisance de personnel, nous sommes maintenant clouées à Moanda, nous espérons bien que le bon Dieu saura susciter telle circonstance qui nous appellera, nous aussi, dans le Haut-Congo. La moisson d'âmes s'y présente mûre et abondante : que ne sommes-nous à même de la recueillir! Ah! si j'habitais encore notre chère Belgique tant de saints prêtres et de religieuses dévouées ne savent que faire de leur

165

zèle, j'irais crier partout : venez donc, vous qui aimez Dieu et qui aimez les âmes! des millions de malheureux vous tendent les bras, vous suppliant de les arracher à la barbarie et à Satan ! Je sais bien que tout le monde ne rirait pas de ce sermon d'une petite nonne! Dans cette Flandre bénie jamais un cri de détresse n'est resté sans écho, les riches nous ofiFriraient leur or, les cœurs vaillants sacrifieraient leur vie, et ceux que leur devoir enchaîne au sol natal aideraient par leurs prières ceux qui s'immolent au Congo pour la cause de Dieu, des âmes et de la patrie.

Sœur Marie

i66

Wtr^ Bùtnv Jlmalia

à sa Supérieure de Gand

Ltthiabourg, 15 Novembre 1894

Chère et digne Supérieure,

E sors de l'église et vous écris sous l'impression de la cérémonie qui vient de s'accomplir en présence de toute la population de notre Mission : nous avons chanté le Te Deum solennel à l'occasion de la fête du Roi. Père Cambier qui sait l'effet produit sur les nègres par les pompes du culte, avait convoqué en ce jour les Missionnaires des autres stations. Quatre prêtres officiaient et nous avions déployé, pour orner le temple, toutes les ressources de notre misère ; mais quelle richesse de conversions nous pouvons présenter à Dieu, comme fruit de notre humble labeur !

Voici la statistique d'un seul mois. Le i'' Novem- bre à la Toussaint : 32 baptêmes, 18 premières communions, 18 mariages religieux. Dimanche pro- chain, 19 Novembre, nous aurons environ 80 baptêmes. Le 20, encore plusieurs mariages. Et les recrues pour la conversion se présentent en tel nombre que les bienfaiteurs et bienfaitrices d'Europe qui désirent don- ner des noms pour le bapt ême seront servis à souhait.

167

Dès maintenant, la Mission centrale avec ses dépendances, reliées à nous par de belles routes plantées, compte près de 1600 habitants, dont bon nombre assistent journellement à la Messe avec une piété qui nous ravit. Deux Messes tous les jours : les adultes entendent la Messe du Père Cambier, les enfants, celle du Père De Clercq.

Le dimanche, notre église est absolument trop petite : nos 400 enfants la remplissent, les adultes doivent rester au dehors. Ce jour-là on donne à la IMesse chantée toute la solennité possible et nos enfants, chargés de la partie musicale, chantent à faire honneur à maint jubé de Belgique.

Et quel touchant spectacle que ces 1600 têtes noires inclinées jusqu'à terre au moment de la consé- cration, là même naguère encore le nom de Dieu n'avait jamais été prononcé!

D'après ce court aperçL, vous ne vous étonnerez pas, digne Supérieure, si chaque jour nous remercions le Seigneur de nous avoir choisies pour être les ouvrières de cette moisson, et si, parmi les bienfaits que nous vous devons, nous regardons comme le plus précieux celui de nous avoir envoyées au Congo.

Sœur Amalia

^

168

;:M?^.t^lMÉM!^M^îMl^tMl^^I*^^^^

Ï>ltr0 Bomv filisa

à sa Supérieure de Gand

Berghe-S^^'-Maric, 15 Mai 1895

Chère Mère,

OUS sommes installées depuis cinq mois à Berghe, au berceau des Missions belges du Congo. Nous y sommes parfaitement heureu- ses et très-bien portantes maintenant, après quelques accès de fièvre amenés par le changement de climat.

Si je parle de notre bonheur, ce n'est pas que notre séjour ait le luxe, ni même le confort des riches Missions protestantes que nous avons rencon- trées au cours de notre voyage ; nos visées vont plus loin ; les Pères de Scheut, campés^ ici depuis bientôt sept ans, se sont appliqués avant tout à former des âmes solidement chrétiennes, les fillettes qu'ils nous ont confiées sont pénétrées de la foi la plus vive, et la prière est leur seul recours en tout danger. Je n'en citerai qu'un exemple : dernièrement un adulte baptisé vint à mourir. En ce moment, nos enfants se trouvaient éparpillées dans nos champs de cultu- res. A la nouvelle du décès, toutes tombèrent à genoux implorant pour le défunt la miséricorde divine. Ces groupes prosternés, ces têtes noires profondément inclinées, l'ardente et silencieuse prière succédant au pétulant babil; c'est un spectacle qu'on n'oublie pas.

169

Ces enfants vraiment pieuses ont également du cœur. La semaine dernière, noire Sœur cuisinière dut garder le lit pendant quatre jours. Les trois négril- lonnes qui lui servaient d'aides, allaient passer auprès de la malade tous leurs moments de loisir, priant pour elle et tâchant de la consoler par leurs câlineries.

Ce mois de mai nous a permis de constater aussi la dévotion filiale de nos élèves envers la douce Mère du Ciel. Faute d'une statue, nous avions exposé, dans un encadrement de fleurs, la plus belle et la plus grande de nos images. Chaque soir, tous les habitants de la colonie viennent entendre les cantiques en langue Bobangi, exécutés par nos entants avec l'entrain de la plus ardente confiance. Si vous priez bien, leur avons-nous dit, vous verrez que l'an prochain un bienfaiteur vous fera don d'une statue parée des plus belles couleurs.

Quant aux progrès de la Mission, je me con- tenterai de vous citer quelques chiffres. Au jour de l'Epiphanie, nous avons eu vingt premières commu- nions; à la Pentecôte, nous aurons quarante confir- mations et prochainement bon nombre de baptêmes.

Nous aurons ensuite à nous occuper d'une cara- vane de femmes et d'enfants récemment délivrés des mains des Arabes. Ces pauvres gens nous sont arrivés dans un état bien lamentable; en voici un échantillon. Un petit garçon vient de faire sa i^'^ communion en une contenance peu commune. Le malheureux bambin dut rester assis par terre, ne pouvant ni se tenir debout, ni s'agenouiller, parce que les liens qu'il a portés si longtemps ont com- plètement tordu tous ses membres. Que nous som- mes heureuses de pouvoir travailler à adoucir et guérir tant de maux du corps et de l'âme.

Sœur Marie-Elisa

170

TfrZ'

Sœur Marie-Hilda avec quelques enfants de l'orphelinat de Berghe S''' Marie

^i*i*i*i*':*i*i*i*i*i*i*^^

à sa Supérieure de Gand

Berghe-S^-Marie, 24 Mai 1897 Chère Révérende Mère,

N steamer qui passe me permet de vous donner quelques nouvelles au sujet de notre chère Mission.

Dieu merci, tout va bien! La santé des Sœurs est bonne, et c'est fort heureux, car notre popula- tion grandit sans cesse ; à notre arrivée, l'on comptait à peine cinquante habitants, tandis que maintenant nous en avons quatre cents. En décomposant ce chiffre, nous trouvons les quinze familles chrétiennes du village exclusivement chrétien de S"^-Croix, près de deux cents négrillons chez les Pères et cent- cinquante fillettes chez nous.

De celles-ci, nous avons reçu, voici quinze jours, par les Agents de l'Etat, une escouade qui présentait au moment du débarquement le plus lamentable spectacle. Recueillies par les soldats ou rachetées de l'esclavage, bon nombre de ces enfants étaient exténuées à ne pouvoir se tenir debout et presque toutes portaient des plaies à demi cicatrisées qui attestaient la cruauté de leurs anciens maîtres. Au

171

cours des premières journées, la plupart de ces petites ne sortaient guère, même pendant le jour, d'un assoupissement qui trahissait leur extrême faiblesse; et pour plusieurs ce sommeil alourdi de l'épuisement se termina par la mort.

Le reste de la troupe a maintenant repris ses forces et se soumet joyeusement aux règles suivies par les enrégimentées de la première heure. Celles- ci nous donnent pleine satisfaction ; beaucoup sont baptisées, une dizaine se disposent à recevoir pro- chainement la même faveur et quelques-unes des plus avancées feront leur première communion. Toutes sont d'une piété vraiment exemplaire et nous voyons se développer graduellement chez les plus grandes le goût du travail. Nous espérons en former ainsi de bonnes ménagères qui, plus tard, iront rejoindre leurs devancières à S'^-Croix.

Voulez-vous une idée de notre vie journalière. A cinq heures et demie du matin, au premier signal, tout mon petit monde est debout, La toilette est bientôt faite, car on ne tient pas à arriver en retard à la sainte Messe, On déjeune au sortir de la cha- pelle et à 7 heures, la cloche donne le signal du travail. On s'y rend, en deux lignes, chaque fillette portant l'instrument de la besogne qu'on mesure à ses forces : cruches pour puiser l'eau, la houe pour défricher, la hache pour couper les buissons, des paniers, etc. Nous traçons des chemins, nous remuons le sol, on plante du riz, du maïs, du manioc, des patates, des arachides et, rien qu'avec le secours de nos enfants, nous exploitons déjà plusieurs hectares de terrain. Depuis le mois d'Octobre, par exemple, nous avons déjà eu deux récoltes de maïs et nous venons d'en planter pour la troisième fois.

L'arachide dont le fruit rappelle l'amande est une vraie friandise dont nos enfants ne se lassent

172

pas. Plante très-productive d'ailleurs, elle porte une dizaine de tig-es dont chacune donne une trentaine de noix.

Les fèves sont également une ressource précieuse, dont le grand avantage est de venir à point lorsque les autres récoltes ne donnent plus.

Le travail aux champs cesse aux heures les plus chaudes de la journée. A dix heures, c'est la leçon de catéchisme qui suit la préparation du dîner. A la récréation de midi, tandis que les plus petites folâtrent à leur guise, les plus grandes enfilent des perles pour en former des ornements de tout modèle. A deux heures, chapelet à la chapelle, puis la classe l'on enseigne, en langue du pays, prières, caté- chisme, lecture, écriture, calcul, etc. Un vrai programme du gouvernement !

Et que mes élèves soient attentives et zélées, j'en donne pour preuve une collection de devoirs et de petits ouvrages destinée à l'Exposition de Bruxelles. Sans doute, ces naïfs essais ne peuvent être mis en comparaison avec les chefs-d'œuvre produits par vos grandes maisons d'éducation. Mais aussi que peut-on exiger d'une petite sauvage qui, hier encore, ne savait pas qu'elle avait une âme! Si le Jury ne croit pas devoir décerner une médaille d'or à nos enfants, le Bon Dieu leur a certainement déjà accordé une Mention honorable de bonne volonté.

Voilà ma page remplie et mon heure de loisir écoulée. Il me reste tout juste la place et le temps pour réclamer, avec vos bonnes prières, votre mater- nelle bénédiction.

Sœur Marie-Hilda

173

|lf f f f f ff^f f f f f

>'^< *^«»^J '^j t^l '^5 '^5 8^5 '^3 t^> »^T t^» t^« »^« »^<»W.<

ïdïre ht Bomv '^nmxixmm

à sa Supérieure de Gand

Loulouahourg, 25 Mai 1897

Chère Révérende Mère,

|^^B»J|N nous a fait savoir tout récemment que la i^^Jj Maison de Gand vient d'envoyer à notre l^ta «^1 secours un renfort de cinq nouvelles Sœurs. A ces vaillantes, nous crions par-dessus les conti- nents et les mers : venez, hâtez- vous, la moisson ne cesse de grandir et nos bras fatigués ne peuvent suffire à la récolter!

Ces chères compagnes trouveront leur logis tout prêt, un nouveau couvent, assez vaste pour abriter une nombreuse communauté, assez solide pour résister à tous les ouragans. Notre ancienne demeure était en pisé; les murs de la nouvelle seront en belles briques bien cuites.

La pose de ces briques est le dernier travail qui reste à terminer; le toit et les lourds poteaux qui le supportent, tout est déjà en place. Trouvez étrange, si bon vous semble, qu'en Afrique on com- mence les constructions par la toiture tandis qu'en Europe on débute par les caves et les murs! Nos architectes, c'est à dire nos Pères, ont de bons motifs pour en agir de la sorte. Ils se réservent d'ordinaire

174

pour eux-mêmes les travaux de maçonnerie. Or, le soleil du Congo ne pardonne guère au blanc qui brave ses rayons.

La fin de ces travaux va donc coïncider avec l'arrivée de nos nouvelles Sœurs. Quelles que soient les aptitudes de celles-ci, chacune pourra trouver des occupations à son choix, car il en est de tout genre.

Sœur Albanie, chargée de la pharmacie, voit augmenter chaque jour sa nombreuse clientèle.

Sœur Hygine, chef de nos exploitations agricoles, fait reculer à chaque saison les frontières de son vaste domaine.

Notre bonne Mère Amalia, tout en gardant la direction de la Maison, s'est réservée l'école gardienne. Or, bien que celle-ci ne soit pas encore adoptée, le gouvernement la favorise grandement en y amenant, de temps à autre, de gros pelotons de négrillonnes rachetées de l'esclavage et portant d'ordinaire sur leurs pauvres petits membres des marques indélébiles de la barbarie africaine.

Quant à l'école de nos grandes filles, elle est privée de maîtresse depuis le départ pour le ciel de notre chère et tant regrettée Sœur Godeliève. Puisse la nouvelle titulaire arriver bientôt!

A propos de Sœur Godeliève, les noirs préten- dent mordicus qu'elle quitte le paradis chaque jour, pour venir se promener au milieu de nos plantations. Hier encore, ils l'ont vue, disent-ils. C'était vers trois heures de l'après-midi, donc en pleine lumière, alors qu'on s'occupe à travailler et non point à rêver. A ce moment, se produisit tout à coup un complet remue-ménage parmi le personnel de la Mission : hommes, femmes, enfants, laissant sur place leurs outils de travail, couraient dans la même direction en poussant des cris d'étonnement et de joie.

Ï75

On pénètre dans les broussailles, on se disperse, on se rejoint. Les bras tendus paraissent sur le point de saisir quelque chose qui voltigerait au-dessus des hautes herbes. A certain moment, nous voyons de loin tous les mouvements converger tellement vers ' un même point que, sûrement, on va réussir, mettre, la main sur l'insaisissable apparition. Mais non, la bande se disloque; les uns s'arrêtent, les autres poursuivent qui à droite, qui à gauche, et finale- ment une panique instantanée les amène à fond de train vers la Mission.

Notez qu'il y avait plus de huit cents per- sonnes. Peut-on admettre que toutes aient été vic- times au même instant, de la même hallucination?

Deux noirs, interrogés par l'un de nos Pères, affirment avoir vu de très-près une chose qu'ils compa- rent à des tshilulu-tshitoka, c'est-à-dire à une forme drapée d'étoffes blanches qui s'avançait doucement vers la cime des hautes herbes. C'est la seule réponse un p(eu nette qu'on ait obtenue jusqu'ici.*

Au reste, qu'il s'agisse d'un enfantillage, que l'imagination de nos chrétiens frappée par les vertus héroïques de notre chère défunte croie la voir partout; on bien que Dieu veuille faire éclater les mérites de sa servante; peu nous importe, nous qui voyons sous nos yeux les résultats de ses travaux, nous à qui Dieu fait la grâce de pouvoir les continuer en bénissant chaque jour nos humbles efforts.

Il n'est point de fête de l'Eglise nous n'ayons à enregistrer des baptêmes, des premières communions, des mariages. Les nouveaux époux vont immédiate- ment s'établir à notre bien-aimé Lourdes-Notre-Dame dont la population exclusivement chrétienne grandit ainsi journellement et nous comble de joie par sa foi, son zèle et la pureté de ses mœurs. C'est une colonie chrétienne et modèle dans toute la force du terme.

176

A titre de curiosité, je me permets d'ajouter ici le texte Congolais du Pater et de l'Ave que nos négrillonnes récitent chaque jour pour leurs bien- faiteurs d'Europe.

Pater.

Tatu wetu, udi mu dinlu, dina diebe ditumbe, bumvue bukalenge buebe bakuitabe, badi pashi bitabe mu diyi diebe bu mudi muitable badi mulu. Utuse tuetu tshia kudia lelo, tulekele bietu mu tudi tulekela bakwabo, kulekedi mutshima wetu ateketshele malu mabi, utumbishe bintu bibi. Amen.

Ave.

Mogo Maria, wakatamba kutambula grasia, Mfidi Mukuli udi ebeng, wakonsa ebeng, bimpe udi utamba bakashi bonso, wakonsa bimpe ne Jesu muana wa munda mwebe. Maria sancta, baba a Mfidi Mukulu, tusambile têtu bantu babi kua kuela kwa têtu katataka tutadi fa kufwa. Amen.

Sœur Humilienne

177

TABLE DES MATIERES.

Pages Préface ^ 5

Lettres de Sœur Marie-Godeliève à sa Supérieure et ses Consœurs de la Maison-mère de Gand.

1" Lettre : Voyage au Congo II

2" Lettre : Arrivée au Congo. Réception chez les Consœurs à

Moanda 35

Lettre : Départ pour la Mission de Nemlao 38

4^ Lettre : Sœur Marie-Godeliève fait part de ses premières impres- sions de Missionnaire 42

Lettre : Première nuit de Noël au Congo 46

6* Lettre : Baptême de mourants. Soins donnés au malades.

Mademoiselle Tonnerre 49

Lettre : Journée de la religieuse à l'orphelinat de Nemlao . . 54 8* Lettre : Arbres et plantes du Bas-Congo. Voyage de Nemlao

à Boma 59

9^ Lettre : Sœur Godeliève est désignée pour se rendre avec quatre de ses (onsœurs à Luluabourg sous la conduite du

R. P. De Deken 64

10' Lettre : Voyage vers Luluabourg dans le Haut-CongM ... 67

II" Lettre ; Voyage de Léopoldville à Lusambo 90

12» Lettre : Fin du voyage et arrivée à destination IIO

13* Lettre : Occupations de Sœur Godeliève. Inauguration de la

chapelle. Baptême de nègres 117

14* Lettre : École de Sœiur Godeliève 123

15e Lettre : Progrès de la Mission de S* Joseph 126

168 Lettre : Prospérité de la Mission de S' Joseph 129

I7« Lettre : Piété des chrétiens de la Mission 132

i8« Lettre : Village chrétien de Lourdes Notre-Dame. Carême

des nègres 135

19® Lettre : Procession de la Fête-Dieu. Arrivée d'une statue

de S' Joseph 138

179

Pages 20^ Lettre : Statistique de la Mission. Repas des nègres.

Fausse alerte 1 40

Extrait d'une lettre adressée à la Supérieure de la Maisoa-mère de Gand, par le Rév. Père De Clercq, missionnaire à Luluabourg, qui a assisté la Sœur Marie-Godeliève dans ses derniers moments 146

Lettre de Sœur Marie- Amalia à ses Consœurs de G.ind

Lettre de Sœur Marie-Etienne à sa Supérieure de GaiiJ

Lettre de Sœur Marie à ses Consœurs de Gand.

Lettre de Sœur Marie Elise à sa Supérieure de Gand

Lettre de Sœur Marie à sa Supérieure de Gand ,

Lettre de Sœur Amalia à sa Supérieure de Gand

Lettre de Sœur Élisa à sa Supérieure de Gand .

Lettre de Sœur Hilda à sa Supérieure de Gand,

Lettre de Sœur Humilienne à sa Supérieure de GanU

ï8o

BV 3625 .C63 M37 1898 SMC

Marie-Godel ieve,

Six ans au Congo 47234598

'0 ;rMti^

, ff^Hi'-- \hr-'

t

■fjf*"?" . -A

'i %■'.

.^j»-.'-?

^ê^ 4

^*r^r

'.♦^-

r^*:-

'■-•r .. ,

'*;4-'

fc:^:-

./vr-^ir

ïry^^ >

^,^

^^^

_„ r>r i^^

er.

T?3*

V,.

__.,-.4L'