\ ET SAINT P A U L / SÉNÈQUE '^'«M^V -* v# f • I^ii>. — Tvji. l'ii i.( r lilv aine, l: rue (ic? G!;ti.'d«-Augus'Lfl3. SÉNÈQUE ET SAINT m • * * * ÉTUDE SUR LES RAPPORTS SUPPOSÉS rs supposi ENTRE LE PHILOSOPHE ET L'APOTRE PAR CHARLES AUBERTIN Maître de Conférences à l'Ecole normale supérieure. L PARIS LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER ET C^ LIBRAIRES-ÉDITEURS 35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35. 18 6 9 luiis droits réservés. A MONSIEUR ERNEST HAVET PROFESSEUR AU COLLEHE DE FRANCE ANCIEN MAITHli: DE CONFÉRENCES A L ÈrOLK NORMALE SUPÉRIEURE AYERTISSEMENT Il y a quelques années, à une époque où ce genre d'études critiques n'avait pas encore reçu en France les développements dont nous sommes témoins, et n'exci- tait pas aussi vivement qu'aujourd'hui l'attention du public, j'entrepris d'examiner la question des rapports supposés entre Sénèque et saint Paul. D'importants travaux venaient de ranimer, peu de temps auparavant, de I80O à 18o4, cette ancienne controverse ; la croyance au christianisme de Sénèque, favorisée par l'esprit qui régnait alors et réhabilitée par une érudition spécieuse, avait repris vigueur. Le monde savant lui-même, que A 8 II AVERTISSEMENT. cet air de science prévenait et séduisait, avait adouci, à l'égard de la légende transformée, ses sévérités habi- tuelles ; il s'était fait sur ce point une tentative de rap- prochement entre Tesprit de la critique moderne et l'imagination du moyen âge ; cela symbolisait, aux yeux de certaines personnes, un essai et comme une velléité de conversion. C'est à ce moment que . l'idée me vint d'entrer dans l'examen de cette tradition et d'aller au fond du débat. Je n'eus aucune peine à me convaincre que ces appa- rences d'érudition et ce luxe d'arguments tout neufs n'étaient qu'une illusion. De ces recherches je tirai la matière d'une thèse que je présentai à la Faculté des lettres de Paris. Le sentiment des hommes éminents de cette Faculté ainsi que les dispositions présentes du public m'ont déterminé à publier aujourd'hui ce travail sous une forme nouvelle et plus ample. Je l'ai, en effet, dégagé de l'appareil de discussion, de l'abondance de citations que m'imposait la méthode universitaire; j'ai ajouté des développements nouveaux, j'ai remanié les chapitres anciens ; l'ordre et le plan sont tout autres ; bref, de ce qui était une thèse ou un mémoire, j'ai voulu faire un livre. AVERTISSEMENT. III Qu'on me permette de placer dans son vrai jour la question qui est ici traitée et d'en montrer, d'un mot, l'étendue et l'importance. Il ne s'agit pas seulement de discuter une de ces lé- gendes dont l'antiquité chrétienne était si prodigue et le moyen âge si avide; le vrai sujet est plus sérieux et bien autrement vaste. Le point du débat est celui-ci ; quand nous rencontrons dans les philosophes anciens, particuhèrement dans ceux du premier siècle de notre ère, certaines maximes élevées, hardies, d'une appa- rence chrétienne et d'une générosité toute moderne, sur les grands et éternels objets des méditations hu- maines, sur Dieu, sur l'âme spirituelle et immortelle, sur la liberté et l'égalité, sur le progrès et la fin suprême de la civilisation, faut-il croire que la philosophie a tiré de son propre sein, de sa vigueur native et de sa fécondité inspirée, ces nobles enseignements, ou bien qu'elle n'a été qu'un écho des livres chrétiens? C'est la question de l'incapacité ou de la puissance de la raison qui est ici posée. Sénèque, disciple et héritier de la philosophie antique, est ici le représentant de la raison hbre ; sa cause est celle de l'indépendance et de l'originahté de la pensée. IV AVERTISSEMENT. Pour résoudre cette question capitale il n'y a qu'un moyen : c'est de rechercher si dans les maîtres et les devanciers de Sénèque on retrouve ces marques d'un prétendu christianisme. Si elles s'y trouvent, s'il est démontré que Cicéron, Platon et nombre d'autres ont été aussi chrétiens que Sénèque et même plus, la cause est jugée. Qu'y a-t-il donc au fond de ce débat? La nécessité d'une étude attentive de la philosophie an- cienne. Ce n'est pas tout, et voici un autre ordre de recher- ches qui s'ouvre devant nous. Pour répondre avec précision à ces conjectures vagues qui nous représentent Sénèque catéchisé par saint Paul et mis par lui dans la confidence des livres chrétiens qui étaient alors en voie de préparation, il faut savoir exacte- ment quelle était alors la situation vraie du christianisme dans le monde : la religion nouvelle tenait-elle alors un assez haut rang et une assez large place dans les préoc- cupations pubUques, jetait-ehe un assez vif éclat, en un mot était-elle assez connue, assez accréditée et assez estim.ée pour qu'il soit permis de croire sans une invrai- semblance trop forte qu'elle a pu attirer l'attention et gagner l'estime d'un homme tel que Sénèque? De là AVERTISSEMENT. V tout un chapitre d'histoire à écrire sur la prédication de l'apôtre, sur l'étabUssement des premières Églises, sur le sujet si complexe et si délicat des origines du christianisme. Il est facile de voir à combien de problèmes touche la question que nous examinons ici. C'est ce qui en fait l'importance et la difficulté, et c'est aussi, nous l'espé- rons, ce qui en fera l'intérêt. Ce sujet si vaste, relevé et compliqué d'affinités si hautes, je n'ai cherché ni à l'exagérer ni à l'amoindrir. Sans sortir des limites que je me suis tracées, je me suis appliqué, selon ma conviction, à maintenir avec fermeté les droits de la raison humaine et h signaler les preuves de puissance et de générosité native qui éclatent dans les conceptions de la pensée antique, cette mère robuste et cette noble institutrice de la pen- sée moderne. Paris, 1" août 1 De tous les contemporains des apôtres, l'interprète le plus élo- quent, le plus enthousiaste, sinon le plus irréprochable, de la morale stoïcienne, c'est Sénèque. Il a un senti- ment profond de la dignité humaine, et il le communi- que ; une vue délicate et pénétrante des mystères du cœur, qui lui inspire parfois un langage plein d'onc- tion ; un génie souvent capricieux, irrégulier et gâté par l'affectation, mais naturellement grand ; ses écrits sont empreints de cette noble tristesse, grâce austère des dou- leurs de la pensée, qui se répand sur l'âme lorsqu'elle descent trop avant en elle-même, ou lorsqu'elle s'élève d'un vol trop assidu vers l'infini; il est épris des plus belles et des plus difficiles vertus ; non-seulement il aper- çoit la main de Dieu marquée dans la nature, mais il l'ad- mire et en célèbre la puissance. A ces traits, et à d'autres semblables, que faut-il reconnaître dans Sénèque, sinon une vive image, une éclatante expression des désirs, des progrès, des tourments de ses contemporains, et ce pri- vilège des grands esprits qui paraissent devancer le siècle dont ils s'inspirent, parce qu'ils sentent avec énergie ce que d'autres éprouvent d'une manière faible et indécise? Au lieu de considérer l'ensemble de ses doctrines, et de le comparer à lui-même, à ses devan- ciers, à ses modèles en philosophie, on a mieux aimé 1 Bossuet, Panégyinque de saint Paul. 12 INTRODUCTION. rapprocher des phrases, confronter des expressions, re- lever curieusement de frivoles circonstances de tenaps et de heu, rassembler des conjectures, colorer des suppo- sitions, pour aboutir, contre toute vraisemblance, à faire de ce philosophe, de ce ministre de Néron, un plagiaire de l'Evangile et le disciple équivoque de la primitive Eglise. Nous nous proposons d'examiner cette tradition sou- vent discutée, mais qui, selon nous, peut l'être encore avec fruit; nous en étudierons les origines, les fonde- ments et la valeur. Avant tout, il importe de l'exprimer en termes précis, car elle a pour premier caractère d'être vague et indéterminée. Le moyen âge croyait naïvement au christianisme de Sénèque ; il supposait converti celui qui avait entendu saint Paul, et le plaçait dans le ciel avec Trajan, Aris- tote, Socrate,^^irgileetCicéron. Cette opinion, tolérante et exclusive tout ensemble, puisqu'elle ne reconnaît pas de grand philosophe qui n'ait été un saint*, est du moins conséquente, et honorable pour l'Apôtre. Car 1 « Saint Thomas accorde aux philosophes païens la foi implicite et enveloppée. Il a cru à l'histoire de la délivrance de Trajan par les prières de saint Grégoire le Grand. Saint Justin a nommé Socrate chrétien; saint Ambroise, saint Chrysostome, saint Augustin^ ont pensé qu'il serait sauvé. Erasme combat pour le salut de Cicéron dans une préface sur les Tuscu- lanes. Sepulvereda de Cordoue écrit à Serranus une lettre (la 91^) pour lui prouver qu'on peut avec raison bien penser du salut d'Aristote. CœUus Rhodiginus [Lect. an/., 1. XVII, c. xxxrv) représente Aristote mourant avec des larmes de repentance^ en offrant sa contrition à la cause première. » (La Mothe le Vayer. — De la vertu des païens.) «( Un des correspondants de Loup de Ferrières (ix^ siècle) plaçait Vir- gile et Cicéron parmi les élus. » (M. Ampère, Histoire littéraire de la France, t. III, ch. Xfl.) INTRODUCTION. 13 comment imaginer qu'il ait été lié avec Sénèque sans le persuader, et que celui-ci se soit inspiré de l'Évangile sans y croire? Qu'est-ce que cet état intermédiaire entre la foi et l'incrédulité, entre l'aversion et la sympathie? Est-ce bien là ce qui a pu exciter dans Sénèque l'en- thousiasme de la vertu et ces aspirations généreuses qui sortent des entrailles mêmes de sa philosophie? Suffit-il, pour s'animer de l'esprit de l'Evangile, d'une lecture faite d'un œil distrait et d'un cœur froid? Ou Sénèque a été vraiment chrétien, ou le caractère élevé de sa mo- rale a été dû à d'autres causes. L'instinct religieux du moyen âge ne s'y trompait pas ; sa croyance était peu éclairée, mais logique ; son christianisme, exempt de raffinements, ne concevait pas ces relations mondaines et ces rapports de bonne compagnie entre l'ardent apôtre du Crucifié et le ministre de l'empereur. Il mettait ici- bas le philosophe aux genoux du chrétien, et à ses côtés dans l'autre monde ; il n'imaginait pas de les rappro- cher par un vain échange de politesses. Mais d'autre part, comme cette légende, respectable dans sa simpli- cité et sa bonne foi, ne sera jamais que l'illusion d'un esprit borné; comme les écrits, la vie et la mort de Sé- nèque y répugnent également, et que sous cette forme elle est insoutenable, ses défenseurs, pour la conciUer avec la raison, lui ôtent ce caractère d'affirmation naïve; ils l'amoindrissent pour oser la soutenir; ils la laissent dans le vague pour la rendre insaisissable, et ne corrigent l'invraisemblance qu'en sacrifiant la logique. Yoici cette forme mitigée et rajeunie, compatible avec la science et susceptible de discussion : Sénèque a connu saint Paul k Rome ; il lui a parlé, 14 INTRODUCTION. lui a écrit, en a reçu des lettres ; il a lu ses Epîtres, l'Ancien et le Nouveau Testament ; il a estimé le chris- tianisme sans y croire, a plaint ses adeptes sans oser les louer ni les défendre : indécis entre la terre et le ciel, entre l'Évangile et la philosophie, craignant le courroux de l'empereur plus que la perte de son âme, et plus jaloux de sa réputation parmi les hommes que de son salut éternel, il est mort incrédule, se contentant de copier dans ses écrits les maximes des chrétiens sans y conformer sa conduite. Telle est l'expression la plus récente et la plus ingé- nieusement calculée de l'ancienne légende; c'est le ré- sumé le plus complet des thèses nombreuses dont eUe a été l'objet aux xvi% xvii^ et xvnf siècles, dans le monde chrétien et érudit. Notre dessein est de suivre cette opi- nion dans tous ses détails, sans rien affaibhr ni rien omettre, et d'en examiner avec scrupule les vraisem- blances historiques et les preuves littéraires. Ce qui donne à cette tradition une certaine impor- tance, ce qui agrandit le débat dont elle est l'occasion, c'est qu'elle fait partie d'un vaste ensemble d'attaques de tout temps dirigées contre la pensée humaine. Loin d'être isolée, sans conséquence et sans appui, elle n'est qu'un point particulier d'une thèse générale, très-ambi- tieuse, qui ne tend à rien moins qu'à dépouiller la philosophie du mérite original de ses conceptions les plus hautes. S'il faut en croire, en effet, une certaine classe de criti- ques, ingénieux à démêler des ressemblances et à soup- çonner des larcins, Sénèque n'est pas le seul philosophe qui soit redevable à l'Ecriture sainte : la sagesse ancienne INTRODUCTION. <5 n'a pas un principe assuré en morale et en métaphy- sique, pas une idée juste sur Dieu, sur la création et le gouvernement de l'univers, sur la nature et les desti- nées de l'âme, qui ne lui soit venue de la Bible et des Juifs ; ses plus solides docteurs ne sont que des écoliers vaniteux et ingrats qui s'accordent à mépriser et à taire le nom de leurs maîtres. C'est une sorte de piraterie exercée par l'esprit grec sur les abords de la science orientale ; il a enlevé ce qui était à sa convenance et à sa portée, sans pénétrer bien avant, et déguisant ses emprunts, il a montré autant de discrétion que d'adresse dans ce pillage. Ainsi, on nous rappelle que Thaïes était originaire de la Phénicie, d'un pays voisin de la Judée et qui envoyait des ouvriers à Salomon pour édifier le temple; on fait voyager Pythagore et Démocrite, jus- qu'à un âge fort avancé, en Egypte oii le souvenir des Hébreux vivait encore, en Chaldée, à Jérusalem, à Babylone et aux Indes; Aristote, passant en Asie à la suite d'Alexandre, converse avec un Juif de distinction qui lui révèle une doctrine inconnue à l'Académie. Quant à Platon, des livres entiers suffisent à peine à étaler ses plagiats, tant il est vrai que chez les Grecs, penseurs légers, autant que discoureurs habiles, le plus riche est celui qui a le mieux rançonné l'étranger. Clé- ment d'Alexandrie va jusqu'à prétendre que le boucher d'Achille, décrit par Homère, est une imitation de la Genèse, que plusieurs pensées d'Isaïe se retrouvent dans l'Iliade, et que Miltiade gagna la bataille de Marathon pour s'être formé à l'école stratégique du peuple de Dieu ^ 1 Clément, Slromates, 1. I, ch. xxiv, et 1. V, ch. xiv : « Miltiade, gé- 16 INTRODUCTION. Cette thèse, agréable aux Juifs, pouvait être, si bizarre qu'elle paraisse, une arme de guerre très-offensive, dans le feu de la dispute et dans la nécessité du com- bat, lorsque la loi suprême est de faire le plus de mal possible à un pressant adversaire. Il n'est pas éton- nant qu'Aristobule, Philon, et, après eux. Clément, Origène, Justin, Eusèbe, qui avaient à essuyer tout l'effort de la dialectique grecque et tous les sarcasmes de l'ironie philosophique, aient répondu avec passion, avec audace, par des raisons spécieuses et capables d'é- blouir : solidaires du mêm.e passé, poursuivis des mêmes censures, ils usèrent des ressources que l'usage et le péril autorisaient. De là l'éclat de cette opinion et sa longue fortune. Il y a, comme on le voit, parfaite ana- logie dans l'un et l'autre cas : Thaïes, Pythagore, Aris- tote et Platon, contemporains des grands et des petits prophètes, ont connu leurs doctrines ; de même Sénè- que, contemporain des apôtres, s'est inspiré du Nou- veau Testament. Ainsi se trouve démontrée cette thèse générale, que la philosophie profane doit aux Ecritures tous les principes qu'ehe peut avouer, toutes les opinions dont elle se glorifie*. Mais laissons de côté l'immense controverse que son- nerai des Athéniens et vainqueur des Perses à Marathon, qui avait étudié la tactique de Moïse, l'imita de la manière suivante : il fit marcher de nuit ses troupes par des chemins impraticables, etc.... » 1 Sur la question des emprunts faits aux livres saints par les philoso- phes grecs, voy. Eusèbe, Prépnraiion évangélique, 1. VllI, chag. xvi ; IX, 5. — X, 1 et 4. — Voy. aussi Clément d'Alexandrie, Slromates, 1, V, eh. XIV, et en général les six premiers livres : Jusèphe, Contre Apio}i, 1. I, chap. VIII. Il est à remarquer que les Pères latins repoussent ce sentiment ou le défendent avec froideur. — Voy. Lactance, Inst. div., 1. IV, ch. 2. — S. Aug., De Civit. Dei,l Y. Vill, ch. xi. INTRODUCTION. il lève l'imprudente audace de ces entreprenants adver- saires. Ils ont fort à souffrir en ce moment, comme chacun sait, d'un vigoureux retour offensif et de sévères représailles sur ce champ de bataille illimité qu'ils ont eux-mêmes choisie Content d'avoir signalé la liaison qui existe entre ce débat compliqué et le sujet spécial qui nous occupe, enfermons-nous dans nos propres limites ; attachons-nous à la forme précise de la discussion par nous annoncée : Sénèque a-t-il connu saint Paul ? Sa philosophie généreuse, dont l'inspiration parfois semble chrétienne, est-elle une imitation ou une émanation des livres chrétiens? L'opinion qui soutient cette hypothèse s'arme de trois espèces de preuves : les unes sont tirées de l'établisse- ment de la foi nouvelle à Rome et des conversions opé- rées dans le palais impérial ; les autres, plus sérieuses ou du moins plus apparentes, sont empruntées aux écrits de Sénèque, dont certains passages, habilement confron- tés avec les textes chrétiens, font illusion à des lecteurs peu instruits; un troisième groupe d'arguments est formé d'une série de témoignages qui commencent à saint Jérôme et qui finissent à M. de Maistre. Le tout se 1 Qu'on lise, par exemple, les articles publiés en 1867 et 1868 dans la Revue moderne et la Revue contem/>oraine, par M. Ernest Havet, sous ce tifrfe : Le christianisme et ses origines. La thèse soutenue par M. Havet est la contre-partie de celle que nous sig:nalons en passant; elle consiste à rechercher et à montrer dans la philosophie, la religion et la poésie des anciens, depuis Homère jusqu'à Virgile et Gicéron, le principe de la plupart des idées chrétiennes et la raison de leur succès. Cette opinion est soutenue avec une science, une sincérité et un talent que doivent reconnaître ceux-là même qui n'adoptent pas soit les conclusions, soit les inductions de l'au- teur. Il y a là matière à réflexion pour l'école exagérée et envahissante dont nous parlons, car cette école subsiste et c'est un de ses excès que nous combattons de notre côté. 18 INTRODUCTION.. couronne d'une quinzaine de lettres attribuées aux deux personnages et composées au iv^ siècle; monu- ments fictifs d'une intimité et d'une correspondance imaginaires. Nous suivrons cet ordre ; nos recherches se diviseront d'elles-mêmes en trois parties : la première, plus spécia- lement historique, retracera la situation comparée du christianisme et du stoïcisme au temps de Néron; la seconde, d'un caractère plus philosophique, aura pour objet de rechercher dans les prédécesseurs de Sénèque et jusque dans Platon les traces nombreuses de son prétendu christianisme. La discussion des témoignages achèvera, nous l'espérons, d'ôter tout crédit et même toute apparence à une légende qui, sous ses formes diverses, naïve ou savante, n'a jamais été qu'une fable pieuse. PREMIÈRE PARTIE BIOGRAPHIE COMPARÉE DE SAINT PAUL ET DE SÉNÈQUE. EST-IL VRAISEMBLABLE QUE SÉNÈQUE AIT CONNU PERSONNELLEMENT SAINT PAUL? CHAPITRE PREMIER Jeunesse et éducation de saint Paul. — Prédication de l'Apôtre en Orient et en Grèce. — Des synagogues et des prosélytes. — Saint Paul parmi les Juifs et parmi les païens. — Athènes et l'Aréopage. — Gallion. — Sergius Paulus. — Félix, Agrippa, Festus. Reportons-nous en idée à l'an SO de notre ère, à cette époque décisive oii, des crises profondes du monde an- cien, commençait à sortir l'espoir d'une rénovation morale de l'humanité. Essayons de peindre avec des couleurs vraies, sans déclamation, sans illusion d'aucune sorte, ces deux sociétés distinctes et d'un caractère si tranché, dispersées dans la vaste enceinte de l'empire romain, l'Église naissante et l'antique philosophie ; l'une obscure, cachée au fond de quelques cités, éparse sur 20 JEUNESSE DE SAINT PAUL. quelques rivages, et grandissant par un sourd progrès ; l'autre célèbre, honorée, déployant en pleine lumière son éloquence et ses doctrines, influente au forum, aux écoles, dans les palais, soutenant noblement l'héritage de six siècles de gloire, de science et de vertus. Voyons si en rassemblant avec soin les circonstances principales de ce mouvement parallèle des esprits, à la fois semblable et si différent, en recomposant ces milieux ardents, ces foyers de la parole et de la pensée, nous ferons jaillir de cet examen des raisons d'approuver la tradi- tion dont il s'agit ou de sérieux motifs de la repous- ser. Quelle était donc, à Rome et dans l'empire, au temps de Claude et de Néron, l'exacte situation de la philoso- phie et du christianisme ? La solution précise de cette question va se développer dans les chapitres suivants et formera cette première partie. Commençons par saint Paul. Que faut-il penser au juste de sa prédication, de l'éclat qu'elle a jeté et du bruit qu'elle a fait dans le monde? Un premier point se présente à éclaircir : Saint Paul était-il versé dans les lettres profanes? Avait-il étudié, comme plusieurs l'ont prétendu, la philosophie et la poésie grecque , et même la langue et le droit des Ro- mains? Rien n'autorise un tel sentiment. Les Pères célèbrent avec enthousiasme l'éloquence de saint Paul , la sublimité de ses doctrines , la force et la dialectique qui régnent dans ses Epîtres , mais leur admiration ne signale dans ses écrits aucune trace de science mon- daine. Au contraire , saint Chrysostome blâme les im- prudents qui, de son temps, osaient le mettre au-dessus JEUNESSE DE SAINT PAUL. 21 de Platon * ; saint Jérôme relève les nombreuses incor- rections qui lui échappent , et les attribue au défaut de culture littéraire^; « c'est un barbare, dit Bossuet, qui ne sait pas couvrir des fleurs de la rhétorique la face hideuse de son Évangile ; les délicats de la terre , qui ont les oreilles fines , sont offensés de la dureté de son style irrégulier ^. )) Ces éloges et ces critiques ne se contredisent point. Saint Paul a le génie, l'éloquence, le zèle, l'intrépidité, toutes les grandes qualités du cœur et de l'esprit, mais il ne faut lui demander ni la diction fine et polie des rhéteurs, ni l'érudition des sophistes. Et quel besoin a-t-il de cette parure d'emprunt? Dans cette âme si pleinement possédée et envahie par la foi nouvelle, quelle place reste-t-il aux fictions des poètes, aux doc- trines des philosophes? Pour dissiper tous nos doutes, entrons dans quelques détails sur les premières années de saint Paul. Paul est né à Tarse , vers le commencement de l'ère chrétienne^. Ses parents étaient Juifs, de la tribu de * Homélie VII sur la I^e Epitre aux Corinthiens. — Homélie III sur la même Epître. 2 Sur l'Ep. aux Ephésiens, 1. Il, ch. m. — Irénée est du même avis (Adv. hœres., 1. lil, ch. vu). Selon saint Ghrysostome, dit Tillemont^ saint Paul ne savait que l'hébreu (Voy. Mémoires, saint Paul). 3 Panégyrique de saint Paul. — Voyez aussi le jugement de dom Gahnet, qui résume l'opinion des Pères (fin des Ep. de saint Paul). — Saint Au- gustin relève surtout la dialectique de l'Apôtre. — On peut consulter l'ap- préciation très-éclairée de l'éloquence et du style de saint Paul dans le 3« dialogue sur l'éloquence, de Fénelon. Elle confirme pleinement l'opinion ici exprimée. Voyez aussi, sur les principales incorrections des Epître?, M. Glaire, t. VI, art. 4, ch. i. * L'opinion générale est qu'il naquit l'an 2 après J.-G. (Voyez Tillemont, .¥em., saint Paul). '22 JEUNESSt: DE SAINT PAUL. Benjamin, et de la secte des pharisiens ^ ; on ne sait depuis combien de temps ils habitaient cette ville ; on suppose qu'ils y avaient cherché un refuge pendant la guerre de Pompée, de Gabinius ou de Cassius ^ Tarse , comme toutes les cités commerçantes du Levant , avait une colonie juive, sans doute égale en nombre à celles de, Damas et d'Antioche. Bien qu'éloignée de la Terre sainte, la famille de Paul était restée fidèle au vieil esprit hébraïque , et n'appartenait point à la secte des Alexandrins qu'on accusait à Jérusalem de corrompre le dogme par des innovations téméraires. C'est ce qui ressort avec une entière évidence de tous les passages où l'Apôtre parle des liens qui le rattachent à la nation juive. Il fut donc élevé dans les plus rigides pratiques et dans les plus pures croyances du culte héréditaire; cette âme ardente se nourrit , dès l'enfance , de la poésie des Ecritures. Paul reçut de son père , outre les prérogatives des Hébreux fidèles, un titre honorable aux yeux du monde et qui lui valut plus d'une fois la considération des païens et la protection des magistrats ; c'était le titre de citoyen romain, fort ambitionné dans les provinces, et fort rare parmi les Juifs ^. Tarse, ville dévouée aux Césars , et qui avait souffert sous la courte 1 Actes, XXII, i, S; xxiii, l, 6. — Epître aux Philip., ch. ii^, 2, 5. — Il« Epître aux Gorinth., xi,22. 2 Voyez sur ces guerres, Josèphe, Ant. Jud., 1. XIV. — Guerre contre les Rom., 1. I, ch. vu. — Saint Jérôme dit que saint Paul s'enfuit avec ses parents de Giscale, ville de Judée prise par les Romains. (Catalogue des écrivains ecclés.) ■3 Josèphe nous parle de plusieurs Juifs citoyens romains, et même de quelques-uns qui furent chevaliers {Guerre des Juifs, 1. II, xxiv) ; mais le soin qu'il prend de les mentionner nous fait penser qu'un titre si noble n'était pas commun dans sa nation. JEUNESSE DE SAINT PAUL. 23 domination de Cassius, ne reçut cependant d'Auguste, qui la récompensa , ni le titre de municipe , ni celui de colonie; c'était une ville libre, comme Antioche de Syrie, qui avait des magistrats tirés de son sein et ne recevait pas de garnison*. Ses habitants n'avaient pas le droit de bourgeoisie romaine , et si le père de Paul le possédait, c'était une récompense ou une acquisition personnelle. Etait-ce le prix d'un service rendu. pen- dant les guerres civiles? L'avait-il acheté à poids d'or, comme le tribun des Actes? Suivant une conjecture récente, le père de l'Apôtre serait un affranchi qui aurait obtenu le titre de citoyen romain en recouvrant sa li- berté ^. Le métier de la famille consistait dans la fabri- cation de tentes et de vêtements de crin appelés cilices, du nom de la contrée oii cette industrie avait pris naissance ^ Conformément à la loi des Juifs, Paul 1 C'est à tort que Tillemont et Fleury ont prétendu que Tarse jouissait du titre de colonie libre et du droit de bourgeoisie. On ne voit pas dans les médailles qu'elle ait eu ces privilèges avant Caracalla et Héliogabale (Voyez dom Galmet, Comm.,kci. xvi, 37). — Voyez aussi Connybear et HoNvson, Vie de saint Paul (Londres, 1854), t. I, 1. II. — Appien {de Bello civ. , 1. V , ch. vu) se borne à dire qu'Antoine accorda la liberté, c'est-à-dire le titre de villes libres, à Tarse et à Laodicée. 2 Cette conjecture est de Wieseler {Chronologie des Ad. des Apôt., Gottingen, 1848). — Il se fonde sur un sens dont est susceptible le ver- set 9 du chap. VI des Actes, qui peut se traduire : « Il y avait alors à .lérusalem des affranchis de Cyrène, Alexandrie, Cilicie, Asie. » Or, comme saint Paul se trouvait parmi eux, il en conclut qu'il était affranchi. — Les Romains firent beaucoup de prisonniers en Judée sous Pompée, Gabinius et Cassius. Ce dernier en emmena trente mille de Larichée {Guerre des Juifs, 1. I, ch. iv). Nous voyonsaussi dans Appien (1. V, ch. vu) qu'Antoine affranchit par un décret ceux des Tarsiens qui avaient été vendus: toùç UETïoajJi.évouç aTTÉXue ir^c, oouXsiaç ôia-càyjj.axt. 3 Ces vêtements étaient faits de poils de bouc et de chèvre (Varron, De re rusiica, 1. II, ch. xi). — Les tentes de poils de bouc existent en- core dans ce pays. "24 JEUNESSE DE SAINT PAUL. apprit un métier, celui de ses parents, et l'on voit dans les Actes qu'il l'exerça pendant toute sa vie ^ Comment se passèrent les premières années de Paul à Tarse? Quelle action cette cité païenne exerça-t-elle sur son esprit? Tarse est située dans la partie occidentale de la vaste plaine appelée Cilicie plate, qui a cinquante lieues d'orient en occident, et trente lieues du nord au midi. Ce pays est d'une fertilité qui excite encore l'admiration des voyageurs. C'est le passage des armées et des cara- vanes qui se rendent dans l'Asie centrale. Au milieu de la ville coule le Cydnus , et l'on aperçoit au loin les hauts sommets et les pentes escarpées du Taurus. A cette époque, Tarse était un point de réunion pour les Syriens, les Isauriens, les Cappadociens , sans parler des marchands grecs qui affluaient par mer, et des Juifs, ces pèlerins du commerce antique ^. Strabon vante sa puissance, ses écoles qu'il ne craint pas de comparer aux écoles d'Athènes et d'Alexandrie ^. C'était la Mar- seille de l'est. On y admirait la magnificence des temples, l'éclat des solennités religieuses, où accou- raient les villes voisines, et qui l'avaient fait surnommer la cité sainte, îspa; Auguste y recevait des honneurs divins, et tous les ans des jeux étaient célébrés au nom des empereurs ^ Le goût des fêtes , la passion des arts, 1 Le Talmud ordonnait au père ces trois choses : circoncire son fils, lui apprendre la loi et lui donner un commerce. 2 Voyez saint Basile^ Ep. V, à Eusèbe de Samozate. 3 L. XIV, ch. V. «Kai TàXXâ T'eùavSpeï xal uXsîaTov ôûvaxai, etc., etc. » * Mém. de l'abbé Belley (Acad. des Inscrip., t. XXXVII). On a dé- couvert récemment à Tarse, dans une excavation des anciens remparts de JEUNESSE DE SAINT PAUL. 25 l'activité du commerce s'y partageaient les esprits; le port était rempli d'une multitude affairée , venue de tous les points de l'Orient et de la Grèce ; une jeunesse sérieuse se pressait autour des chaires de philosophie, tandis que les voyageurs et les victimes affluaient dans les temples *. Le renom de ses philosophes, de ses gram- mairiens, de ses improvisateurs avait pénétré jusqu'à Rome; ils rempHssaient la capitale de l'empire, et quelques-uns y occupèrent un rang honorable , témoin le stoïcien Athénodore, précepteur d'Auguste, et l'aca- démicien Nestor, qui dirigea l'enfance de Marcellus. Cet essor des intelligences, ce mouvement, ces splendeurs frappèrent les yeux de Paul durant sa jeunesse ; ajoutez à ce spectacle la grandeur des scènes que la nature développait autour de lui : d'un côté la mer, sillonnée de vaisseaux ; de l'autre cette plaine immense et fertile , bordée de montagnes majestueuses, et animée par les cascades du Cydnus. N'est-il pas naturel de penser que l'âme passionnée du jeune homme, son esprit ardent et curieux, placés sous de telles influences, en reçurent de fortes impressions? Aussi l'opinion de la plupart des historiens et des critiques est qu'il fréquenta la société païenne, fut assidu à ses écoles , et s'y instruisit à fond la ville, une collection de petite? statues en terre cuite représentant Jupiter, Pan, Mercure, Cybèle, Gérés, Apollon, un taureau égorgeant un lion. 11 y avait aussi beaucoup de lampes et d'encensoirs qui avaient servi. Une coiffure de femme, qui est à peu près celle de la femme de Titus, semble indiquer la date de ces objets. On présume que ces symboles d'idolâtrie furent jetés en cet endroit par quelque converti (Gonnybear, t. I, p. 275, n. 4). 1 Strabon, 1. XIV, ch. v. 26 JEUNESSE DE SAINT PAUL. des arts et des sciences de la Grèce*. Voici les raisons qui nous empêchent de souscrire à ce sentiment. Les Juifs, il ne faut pas l'oublier, avaient une invin- cible horreur pour les mœurs, la religion, les doctrines, la personne même des païens ; tout en se mêlant à eux pour les besoins du négoce, ils vivaient dans le secret et l'isolement, enfermés, et comme dit saint Paul lui- même, murés dans leurs croyances religieuses et leurs coutumes nationales. C'était un crime d'être l'ami d'un infidèle, d'entrer dans sa maison, de s'asseoir à sa table ; et au sortir de la place publique et du marché, on devait se laver les mains, de peur d'avoir contracté quel- que souillure en touchant un incirconcis ^ Les Hébreux, dispersés dans les villes populeuses et commerçantes, y avaient porté les mêmes pratiques et la rigidité des mêmes maximes; l'idolâtrie avait beau étaler devant eux ses séductions, ils avaient des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre ; ils se plaçaient vo- lontairement en dehors de l'humanité. De là ces haines implacables et réciproques, tantôt sourdes, tantôt décla- rées, qui ensanglantèrent Alexandrie, Damas, Césarée, Séleucie, ScythopoUs, et excitèrent des troubles fré- quents partout 011 s'élevait une synagogue. Croit-on que ces ennemis irréconciliables des superstitions païennes aient laissé leurs enfants sans défense contre les attraits 1 Gave pense que saint Paul fut instruit des arts païens avant d'aller à Jérusalem (1. I, ch. v). C'est aussi le sentiment de Lardner {Hist. des Ap., ch. xi), m. Glaire parait être de l'avis contraire (t. VI, art. 4, ch. i), ainsi que MM. Connybear et Howson (t. I, ch. ii). 2 Actes, ch. X, V. 28. Les seules défenses qui furent levées étaient celles qui interdisaient le négoce avec les gentils et même le passage en pays étranger. JEUNESSE UF. SAliNT PAUL. 27 périlleux des fables poétiques de la Grèce et des so- phismes de ses docteurs, et que le père de Paul, zélé pharisien, ait permis à son fils d'aller s'asseoir auprès de la chaire des successeurs d'Athénodore ou d'IIermo- gène*, comme on vit plus tard les jeunes chrétiens suivre les leçons de Donat et de Libanius? L'esprit de l'Église fut, en cela, l'opposé de l'esprit de la synagogue. Depuis le premier concile de Jérusalem, la muraille de séparation était tombée. La synag'ogue disait : « Maudit soit celui qui apprend la science grecque à son fils^ » Josèphe lui-même avoue qu'on méprisait en Judée ceux qui savaient plusieurs langues et qu'on abandonnait ce vain savoir aux esclaves. Sur ce point, comme sur tous les autres, les principes étaient les mêmes chez les Juifs de la dispersion, dont l'âme et l'intelligence avaient toujours pour patrie Jérusalem. L'interdit avait été levé sur la langue grecque, comme sur le trafic avec les étrangers , et pour la même raison ; mais tous ces Juifs hellénistes que nous voyons accourir dans la cité sainte, aux fêtes de Pâques, et s'y purifier pour entrer dans le temple, ne différaient des purs Hébreux que par le lan- gage^. La version alexandrine des Septante avait été reçue, mais toute transaction avec les doctrines grec- ques avait été formellement repoussée ^ Il est superflu 1 Rhéteur de Tarse, cité par Strabon. 2 C'était un dicion juif. — La Mischna et la Ghémara, commentaires du Talmud, renferment des malédictions contre ceux qui élèveront leurs enfants dans la science des Grecs (voyez M. Biet, Essai sur l'Ecole 'uive, Ille partie, ch. ii). 3 Josèphe évalue à près de trois millions le nombre des Juifs qui chaque année se purifiaient à Jérusalem {Guer. contre les Rom., 1. VI, ch. XLv). * Voyez M. Biet, Essai sur l'école juive, 111" partie, ch. ii. — Le Tal- 28 JEUNESSE DE SAINT PAUL. de rechercher ici jusqu'à quel point le système con- ciliateur des Juifs alexandrins prévalut parmi les Juifs de la dispersion ; repoussé de la Palestine , il eut sans doute des adeptes dans les colonies ; mais tout nous porte à penser qu'il n'était pas en vigueur à Tarse, et certai- nement saint Paul y demeura étranger. 11 n'est pas probable qu'à cette époque Philon eût déjà publié ses ouvrages, que Jérusalem ne connut jamais ^ Ce n'est donc ni l'éducation païenne, ni celle d'Alexandrie que reçut l'Apôtre dans sa jeunesse, mais bien l'éducation juive et l'enseignement de la synagogue. A cinq ans, il apprit à lire dans les Ecritures ; à treize ans, il les étudia dans la lettre et dans l'esprit; à seize ans, il fut déclaré sujet de la loi, c'est-à-dire capable de la comprendre et tenu de lui obéir ^. Son père, encouragé sans doute par les talents extraordinaires qu'il découvrait en lui, voulut qu'il allât à Jérusalem, au cœur de la doctrine, au centre du pharisaïsme, mériter le titre vénéré de docteur ou de maître (rabboni) ^, et il l'envoya prendre place parmi les élèves du célèbre Gamaliel. Comment ce pharisien zélé , qui avait sur son fils des vues si' hautes , eût-il livré aux Grecs ces chères et pieuses espérances? mud mentionne la distinction importante entre la langue grecque et les doctrines grecques. 11 approuve celle-là et repousse celles-ci. 1 M. Biet, page 285. — Philon resta obscur à Alexandrie même_, et inconnu aux païens {Ibid., p. 258.) On peut consulter sur Philon un ouvrage spécial et très-savant par Ferdinand Delaunay(1867. — Librairie académique.) 2 Tels étaient les usages juifs. Vovez Connybear et Howson, t. 1, ch. il, p. 54. 3 Voyez, sur la vénération attachée à ce titre, Josèphe {Ant, J., 1. XX, ch. ix). JEUNESSE DE SAINT PAUL. 29 Et si l'on suppose qu'il l'ait confié à des maîtres païens ou alexandrins, contrairement à ses propres opinions et aux usages hébreux , comment admettre qu'au sortir de ces écoles profanes il l'ait envoyé à Jérusalem, oii la science grecque était détestée, oii les alexandrins étaient chassés de la synagogue ^? Est-ce à dire que le séjour de Paul à Tarse ait été sans influence sur son esprit? D'abord, il y apprit le grec, qui se parlait dans sa famille, dans la colonie, et dont l'étude, avons-nous vu, était autorisée. En peu de temps il apprit à le parler, non pas avec cette élé- gance et cette fleur d'atticisme qui s'acquiert par l'étude pénétrante et assidue des modèles, mais avec cette facilité que donne à un esprit bien doué l'usage journa- lier d'une langue ^ On sait d'ailleurs avec quelle mer- veilleuse promptitude la langue grecque se répandit dans le monde ancien ; malgré la diversité des idiomes auxquels elle se trouva mêlée, elle se conserva pure. A Tarse, mieux qu'il ne l'eût fait en Judée, saint Paul put observer les pratiques superstitieuses du paganisme ; il en vit de près la corruption et les extravagances, et cette vue ne contribua pas peu à allumer en lui ce zèle qui le signalait même parmi les pharisiens de Jérusalem. Tels sont les principaux traits sous lesquels nous appa- raît la première jeunesse de l'Apôtre. Suivons-le à Jé- rusalem, dans l'école de Gamaliel. 1 M. Biet, page 286. 2 Nous avons déjà dit que les Pères, et particulièrement saint Irénée et saint Jérôme, signalent beaucoup de fautes de langage dans les Epi- tres. Ce dernier va jusqu'à dire que l'Apôtre se servait de Tite comme d'un interprète auprès des Grecs, surtout pour 1 explication des mystères les plus difficiles à exprimer en langue grecque (Ep. CXX, 11). 30 JEUNESSE DE SAINT PAUL. D'après ses propres paroles, on peut conjecturer qu'il était assez jeune quand il fit ce voyage *. Ce fut proba- blement vers seize ans ^. L'étude de la loi, telle qu'elle se pratiquait dans les principales synagogues de la cité sainte, demandait des esprits déjà instruits et exercés ; elle durait longtemps, et jusqu'à un âge avancé, quel- quefois môme pendant toute la vie ; car rien n'était plus difficile et plus rare que d'exceller dans l'interprétation des Ecritures. Au premier rang des savantes écoles de Jérusalem brillaient celle de Hillel et celle de Schammai. Toutes les deux appartenaient à la secte des pharisiens ; mais la première regardait la tradition comme supé- rieure à la loi, tandis que la seconde rejetait les tradi- tionnistes lorsqu'ils étaient en désaccord avec Moïse. La science de Gamaliel, petit-fils de Hillel, assura la pré- éminence à l'école qu'il dirigeait ; nul docteur de ce temps n'égalait sa gloire ; on l'appelait la beauté de la loi^ et le Talmud dit qu'après sa mort on vit tout l'éclat de la loi s'effacer et s'éteindre. Exempt des haines ja- louses et de l'affectation ordinaires aux pharisiens, il donna, au sujet des apôtres, un rare exemple de sagesse et de tolérance. Aux pieds de ce maître renommé ve- nait se ranger la foule des étudiants, qu'on appelait le saint peuple ^. Là, certains textes de la Bible étaient * Act. XXII, 3. — Josèphe^ parlant de lui-même, nous dit qu'à l'âge de quatorze ans il était habile dans l'explication des Ecritures, qu'à treize ans il commença à s'instruire des diverses opinions des sectes juives, et qu'à dix-neuf ans il embrassa celle des pharisiens (Autobiographie). — Il n'apprit le grec que fort tard, après sa captivité chez les Romains, et il le prononça fort mal toute sa vie. 2 C'est aussi, ou à peu pr^s, l'opinion de M. Connybear (t. 1, ch. il). 3 Dans les écoles juives, le maître était assis sur une sorte de plate- JEUNESSE DE SAINT PAUL. 31 pris pour sujets de discussion ; les élèves, quel que fût leur âge, exposaient et soutenaient en liberté leur senti- ment ; la langue adoptée était l'hébreu du temps, ou sy- ro-chaldaïque ; ces débats animés, ces questions souvent subtiles excitaient l'essor des esprits, leur donnaient de la vigueur, de la sagacité, de la souplesse, qualités si émincntes dans saint Paul, et l'on peut voir dans ses Epîtres et ses discours aux Juifs comment on appuyait de l'autorité des textes l'opinion qu'on avait embrassée. D'autres exemples nous sont fournis par la prédication de saint Pierre à Jérusalem, par la défense de saint Etienne au Sanhédrin ; et l'on a remarqué que Paul, une fois converti, se servit pour annoncer l'Evangile de la méthode même que saint Etienne, qu'il persécuta, avait employée en sa présence ^ Ce n'est donc pas l'art grec qui a formé saint Paul, ses ouvrages n'en offrent aucune trace, c'est la science juive et l'enseignement de la synagogue. Combien de temps resta-t-il à Jérusalem ? S'y trou- vait-il à la mort de Jésus? Était-il revenu à Tarse? Quoi qu'il en soit, nous le retrouvons auprès du grand prêtre, vers l'an 34, animé d'une haine furieuse contre l'Eglise naissante. Il n'est guère raisonnable de suppo- ser qu'avant cette époque il soit retourné dans sa ville natale, pour y apprendre la philosophie et les belles- forme, et les élèves se rangeaient en cercle autour de lui, en s'asseyant sur le sol ; ou bien encore, le maître prenait place sur un siège élevé, et les élèves, toujours en cercle, sur des sièges très-bas. Cet usage s'est conservé dans les écoles mahomètanes. ^ Gonnybear, t. I, 1. II. 32 JEUNESSE DE SAINT PAUL. lettres '. Cette conjecture a contre elle les raisons énon- cées plus haut, elle se concilie mal avec le zèle outré que montra le jeune pharisien dans la première persécu- tion. D'ailleurs, l'étude de la loi suffisait à occuper sa jeunesse, même sa vie entière. Est-il plus vraisembla- ble qu'il ait puisé le goût de la science grecque à l'école de Gamahel ^ ? Ce docteur avait reçu, dit-on, la permis- sion exceptionnelle de cultiver la philosophie païenne ^ ; mais apparemment il n'en abusait pas pour mêler un enseignement profane et sacrilège à son enseignement religieux ; c'eût été, au jugement du Sanhédrin et de tout le peuple, corrompre la jeunesse et trahir la na- tion K Voici enfin une supposition plus légitime. Paul, après sa conversion, qui arriva en l'an 34, se réfugia à Tarse, et y fit un séjour de quelques mois, ou même d'une année ^. Là, non-seulement il convertit sa famille, mais, affranchi des préjugés du judaïsme, il put conver- ser plus librement avec les gentils, examiner de plus près leurs opinions et leurs mœurs, discuter avec les philosophes ^, comme il fit plus tard à Athènes, et se 1 Connybear et Howson, t. I^ 1. II, fin. 2 Voyez les mêmes auteurs, ibid. — Voyez aussi M. Fleury, Saint Paul et Sénèque, t. II, III^ partie, ch. xvi. 3 Ligfood, Hor. hebr. ad. Adus Apostolorum, page 43. * Nous voyons au contraire que la popularité de Gamaliel était très- grande : « Honorabilis universae plebi. » (Act. v, 34). 5 Actes, IX, 30. — D'après le récit des Actes, ce séjour ne fut pas long, car, entre son départ pour Tarse et son retour, le seul fait accompli c'est la conversion de Corneille (ch. x). Wiesener pense que Paul ne resta que six mois à Tarse (Connybear, t. I, ch. m). 6 C'est le sentiment de MM. Connybear et Howson (t. I, ch. m, fm.) JEUNESSE DE SAINT PAUL. 33 préparer à la mission qui lui était réservée*. Nous n'é- prouvons aucune répugnance à embrasser ce sentiment. Nous ne prétendons pas que saint Paul ait ignoré abso- lument les systèmes philosophiques qu'il a si sévèrement réprouvés ; ce que nous refusons d'admettre, c'est qu'il les ait possédés à fond, qu'il ait été versé dans la connais- sance des écrivains grecs, prosateurs et poètes, et même des auteurs latins; qu'il ait lu Platon, Aristote, les stoï- ciens, Philon et les alexandrins, Ménandre, Philémon, Callimaque, Tite Live, Ovide ; qu'il soit en quelque sorte un philosophe ou un rhéteur converti, comme Justin, Arnobe, Lactance, saint Augustin. Ses écrits, nous le répétons, ne laissent pas entrevoir une telle va- riété de connaissances profanes ; ils ne renferment que l'expression réitérée de son mépris absolu pour la science humaine, égarée et impuissante, et quant aux prétendus emprunts qu'il lui a faits, les citations qu'on met en avant sont si peu concluantes que nous jugeons inutile de les discuter ici. Il faut d'autres preuves pour nous persuader que les Epîtres de l'Apôtre sont en plusieurs endroits la traduction de comédies grecques. Selon nous, saint Paul avait certaines notions générales sur les dif- férents systèmes de philosophie, assez pour juger de l'ensemble et des résultats ; il avait pu les acquérir à Tarse, après sa conversion, ou, si l'on aime mieux, à Jérusalem auprès de GamaHel, qui peut-être entrete- nait parfois ses disciples de la sagesse grecque, pour les prémunir contre la séduction des talents profanes : mais le savoir de l'Apôtre n'allait pas plus loin. Il l'a * Voyez tout le chapitre x de M. Fleury, t. II, Ille partie. 3 34 JEUNESSE DE SAINT PAUL. déclaré lui-même : a II n'y a aucun art dans mes dis- cours ; je ne prêche point l'Evangile suivant les prin- cipes du siècle, ni à l'aide des moyens de persuasion inventés par les hommes ; je ne sais que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié*. » Lorsqu'ailleurs il dit : «Si mon langage est méprisable, ma science ne l'est pas ; » il veut parler, sans nul doute, de sa profonde connais- sance des livres saints, car il répond à des adversaires juifs. Yoilà, en effet, la vraie, l'unique science de saint Paul ; c'est l'Ecriture, c'est la doctrine dont il est l'a- pôtre : il en est pénétré, il l'aime avec transport ; elle jaillit par torrents de son esprit et de son cœur ; elle anime, elle exalte ses puissantes facultés. Nous croyons l'avoir démontré : dans saint Paul, l'é- lément profane est nul, l'élément religieux est tout ^. Avant de suivre Paul dans ses voyages apostoliques, 1 l^^ Ep. aux Corinthiens, ch. il, 1, 2, 4. — 11^ aux Corinth., ch. i, 12, ch. X, 10, ch. XI, 6. — Ep. aux Colossiens, ch. il, 8. 2 — Voici le sentiment de don Calmet sur le style des Epîtres : « Elles n'ont pas la pureté, ni la politesse des auteurs grecs de son temps. On y trouve quelquefois des expressions rudes, des hébraïsraes presque inévi- tables aux Hébreux nourris dans la lecture des livres saints. On y remarque quelques fautes de grammaire, quelques renversements d'ordre, de bngues parenthèses, des écarts qui détournent le sens, et interrompent lefd du dis- cours, et qui en rendent la lecture difficile et obscure, etc. » — On lit autsi dans M. Glaire : « Saint Paul confond les temps, met le plus-que-parfait pour le prétérit, le prétérit pour le présent, le participe pour le verbe, l'infinitif pour l'impératif; tantôt c'est un cas pour un autre, le substantif pour l'adjectif; tantôt il fait un usage irréguiier des particules qui servent à lier le discours, les prenant selon la signification qu'elles ont en hébreu ; ce qui quelquefois jette tant d'obscurité dans son raisonnement, qu'on prendrait l'antécédent pour le conséquent, et les conclusions pour les pré- misses, etc. » (T. VI, ch. I, art. 4.) — « On n'est pas fondé à affirmer, dit JMichaëlis, qu'il fût initié dans la philosophie des écoles célèbres de Tarse. » [Id., ibid.^ art. 5.) — Voyez en outre Fénelon, 3« dialogue sur l'éloquence. JIÎUNESSE DE SAINT PAUL. 35 arrêtons-nous un moment sur le portrait que certains historiens font de sa personne, d'après des indications fournies par l'antiquité. « Saint Paul était petit, courbé et voûté ; sa pâle figure portait les marques d'une vieil- lesse prématurée ; son regard cherchait la terre ; il avait la tête chauve, les yeux d'une expression douce et gra- cieuse, les sourcils abaissés, le nez long et aquilin, la barbe longue, épaisse et blanche de bonne heure '. » Les mêmes détails sont donnés par le chroniqueur Ma- lalas, et confirmés par les Actes apocryphes de saint Paul et de Thécla, qui peut-être ont fourni aux deux auteurs précédents les traits de leur description ^ Dans le Philopatris^ ouvrage ancien, qu'il soit de Lucien ou non, il est question du Galiléen à la tête chauve et au long nez qui fut ravi au troisième ciel. Saint Chrysos- tome l'appelle un homme de trois coudées et qui cepen- dant touche aux nues ; ailleurs il dit que ce corps chétif embrasse l'univers ^ Enfin, les Epîtres mêmes de saint Paul nous apprennent que son aspect annonçait la fai- blesse ^. Ces traits généraux sont à peu près reproduits dans les anciennes mosaïques grecques et dans les pre- mières sculptures chrétiennes * ; saint Pierre, au con- traire, est représenté sous les apparences de la force et 1 Nicéphore Calliste Hist. ecclés., u, 37. — Cet auteur vivait au Xive siècle. C'est un historien sans valeur. 2 Jean d'Antioche, dit Malalas, est plus ancien que Nicéphore, mais n'a pas plus d'autorité. U est du vue ou du ix^ siècle. — Les Actes apocry- phes de saint Paul et de Thécla furent composés vers le ii^ siècle (voyez don Calmet et M. Glaire). 3 Voyez Tillemontj art. 31. — Chrys., De Pœnitentia, Hom. li. ^ Ile aux Corinth., ch. xi, v. 5. 8 Connybear^ t. I, p. 240, note 4. 36 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. de la majesté, avec une physionomie sévère. Sans ajou- ter foi à l'entière exactitude de toutes ces peintures, on peut croire qu'elles renferment un fond de vérité. Nous n'avons pas à décrire dans tous ses détails la prédication de saint Paul ; il nous suffira d'éclaircir quelques points qui ont rapport à notre sujet. Ce qui importe au dessein que nous poursuivons, c'est de re- chercher, à l'aide des Actes, quel effet la doctrine nou- velle fit sur les esprits, au moment de sa première appa- rition ; avec quelles dispositions diverses le monde accueillit le langage des apôtres, suivant la difîerence du pays, des croyances et des conditions. Les apôtres, comme on sait, s'adressèrent d'abord aux Juifs, non-seulement en Palestine, mais dans tout l'univers. Examinez la, route suivie par le docteur des gentils : dans tous les lieux oii il va, il commence par se rendre à la synagogue. Il ne va même que dans les lieux oii il existe une colonie juive ^ Ce fait est sans exception. D'Antioche de Syrie, il fait voile pour Chypre, de là il revient à Antioche de Pisidie, puis à Iconium, à Lystre, à Derbi, à Perga ; après le concile de Jérusa- lem, il passe en Phrygie, en Galatie, s'embarque à Troas, vient à Philippes en Macédoine ; sorti des prisons de cette ville, il traverse Amphipolis et Apollonie, s'ar- rête à Thessalonique et à Bérée, descend à Athènes et à Corinthe ; or, dans toutes ces villes il y avait des Juifs, et partout il commence par aller droit à eux. La raison en est simple : par leurs doctrines et par leurs espéran- * A Lystre mèrae^ à Derbi, à Perga, en Galatie, il y avait des familles juives. Timothée, fils d'une Juive et d'un païen, était de Lystre. PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 37 ces, les Juifs étaient préparés à recevoir l'Évangile. Ils attendaient le Messie promis par les prophètes ; les apôtres, l'Écriture en main, leur prouvaient que le Messie était venu et que les prophéties étaient accom- plies. De là des conversions faciles et nombreuses. Aussi, quoique souvent chassés des synagogues et des villes par l'opposition du parti récalcitrant, les apôtres, en arri- vant dans la ville voisine, n'en commençaient pas moins par s'adresser aux Juifs. Un jour de sabbat ou de prières pubKques, ils se rendaient à la synagogue ou à l'ora- toire*, ordinairement situé dans un Heu élevé et appa- rent, souvent près de la mer ou d'un courant d'eau ^ ; ils prenaient le tallith ou voile des croyants ^ ; après la lecture et la prière, on les invitait en quahté de nou- veaux venus, suivant l'usage, à parler à l'assemblée, à lui communiquer les nouvelles qui pouvaient intéresser ses sentiments pieux : alors ils annonçaient la bonne, la grande nouvelle, l'accomplissement des temps, la venue du Messie, et persuadaient une partie de l'auditoire. Ces convertis juifs formaient le noyau de l'ÉgKse chré- tienne. Ainsi les choses se passèrent à l'arrivée de Paul dans tous les lieux oii il prêcha l'Évangile. Il trouva dans les colonies juives tout à la fois des persécuteurs et des disciples. 1 Quelques auteurs ont cru "voir une différence entre les synagogues et les TrpocTcu/ai ; selon eux les Tz^oGtMyai n'étaient que de simples oratoires, assez semblables aux deluhra des païens et à nos chapelles ; mais Josèphe et Philon désignent souvent par ces derniers termes des bâtiments aussi grands que des synagogues. 2 Voy. Philon, In Flaccum; Tertullien, De Jejunio, ch. xvi et Adver- sus nationes, i, 13. — Josèphe, Antiq., xiv, 10-23. — Actes des Apôtres^ XXI, 0. — Connybear, 1. 1, p. 315, note 4. 3 Voyez Connybear, t. I, p. 185. * 3R PRÉDICATION DE SAINT PAUL. Examinons maintenant ses rapports avec les païens. Les Actes nous parlent en plusieurs endroits d'une classe intermédiaire entre le judaïsme et la gentilité : ce sont les gentils qui adoraient Dieu, génies colentes Deum , ou les prosélytes. Les prosélytes étaient des païens attirés et affiliés au judaïsme ; ils en connais- saient les coutumes et les croyances , et pratiquaient certains préceptes de la loi. Il y avait plusieurs degrés dans cette affiliation, suivant que les adeptes étaient plus ou moins initiés à la connaissance des dog- mes, plus ou moins dociles aux observances religieuses ; mais la condition essentielle, c'était de croire au vrai Dieu. Presque partout, au début de la prédication, les prosélytes furent les premiers convertis d'entre les païens , témoin le centurion Corneille et l'eunuque éthiopien. Mais pour bien comprendre cette influence du judaïsme sur la gentilité, qui fut favorable aux premiers progrès du christianisme, et pour ne pas s'en exagérer l'importance, il est bon de savoir quelle était à cette époque la situation du peuple juif dans le monde ancien. Un trait distinctif du peuple juif, c'est de concilier avec un amour ardent du pays natal, une tendance mar- quée à couvrir le monde de colonies. Cette dispersion, contraire à l'esprit de la loi, fut longtemps arrêtée par les défenses les plus sévères ; peu à peu les révolutions intérieures , la tyrannie des conquérants étrangers , l'attrait de climats plus heureux , firent oublier les anciennes maximes ; et elles étaient tombées dans un tel discrédit, qu'à l'avènement du christianisme on ren- contrait des Juifs établis par toute la terre ; le témoi- PRÉDICATION DE SAINT PAUL. ?î^ gnage de Philon sur ce point est confirmé par Strabon et par les Actes K Leurs colonies d'Egypte et d'Assyrie formaient des nations redoutables; à- Alexandrie, deux quartiers sur cinq ne leur suffisaient pas ; ils couvraient d'un million d'hommes le sol des Pharaons ^. Toutes les villes commerçantes de l'Asie Mineure en renfermaient plusieurs milliers ^ ; de là ils gagnèrent l'Archipel, puis le continent grec, Athènes, Argos, Corinthe. Il y avait des synagogues en Ethiopie et en Lybie, sur les bords de la mer Caspienne et jusqu'en Chine ^. Les prison- niers juifs qui suivirent à Rome l'armée de Pompée et celle de Gabinius, une fois affranchis, habitèrent un des bas quartiers voisins du Tibre. Il est probable que le com- merce Israélite explora la Gaule et l'Espagne; du moins voyons-nous deux fils d'Hérode exilés par Auguste sur les bords du Rhône. Malgré l'éloignement, un lien étroit rattachait à la Palestine tous les membres dispersés de la société hébraïque ; l'unité nationale était maintenue par un principe et par une espérance. Toutefois, une distinc- tion ne tarda pas à s'étabhr entre les Juifs de Palestine et les Juifs de la dispersion ; les premiers parlaient l'hé- breu du temps, et les autres, le grec ; les uns donc gardè- rent le nom d'Hébreux et les autres s'appelèrent Hellé- 1 Strabon, ap. Joseph. Ant. j., xiv, 1, — Philon, De kg. ad Caium. — Act. II, 5. 2 Philon, In Flaccum. — Voy. Philon d'Alexandrie, Ecrits historiques, influence, luttes et persécution des Juifs dans le monde romain, par Fer- dinand Delannay (1867), pages 3 et 4. 3 Ils étaient environ 200,000 à Césarée, 13,000 à Scythopolis, 10,000 à Damas, 50,000 à Séleucie. Voy. Josèphe, passim. — On évalue à 200,000 le nombre des Juifs d'Alexandrie (Delaunay). * Connybear, t. I, ch. i, p. 18. 40 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. nistes*. Cette distinction de pure forme, cette différence de langage laissait entière la ressemblance des mœurs et la communauté des sentiments. Encore faut-il ajouter que la plupart des Hellénistes savaient l'hébreu, témoin Paul. L'unique privilège des habitants de la Palestine était l'orgueil qu'ils ressentaient d'être demeurés fidèles à la Terre de promission, aux tombeaux de leurs pères, au sanctuaire de l'alliance, et de vivre à l'ombre du tenlple, plus près de Dieu. Cela même ne les empêchait pas de porter assez souvent des noms grecs ou romains unis à des noms hébreux, comme leurs ancêtres avaient porté des noms assyriens ; de jour en jour des termes étrangers, grecs et latins, se mêlaient au langage parlé à Jérusalem ; en résumé, le peuple juif, environné de la civilisation des gentils, accueillait facilement leur domi- nation, leur langue et leurs richesses, mais rejetait avec obstination tout le reste ^. Deux efforts furent tentés pour vaincre cette résis- tance : l'un, philosophique et religieux, vint d'Alexan- drie ^ ; l'autre, purement politique, fut l'œuvre de la famille d'Hérode. Tandis que Aristobule et Philon éta- blissaient des rapprochements plus ou moins spécieux entre les doctrines sacrées et les systèmes spiritualistes de la Grèce, Hérode, au cœur même de la Judée, à Jé- rusalem, élevait des théâtres et des amphithéâtres, don- nait des jeux, des courses, des combats de bêtes féroces, dressait des trophées avec de pompeuses inscriptions 1 On donne aussi aux Juifs de Palestine le nom d'Araméens, ou Juifs des hautes terres (Gonnybear, t. I, ch. ii, p. 38. J 2 Gonnybear, t. I, p. 163. 3 Sur cette tentative, voy. Ecrits de Philon, par M. Delaunay (1867). PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 4| pour célébrer les victoires d'Auguste, et bâtissait, en l'honneur de ce prince et d'Agrippa, un palais qui do- minait la ville *. Par ses soins, l'or des Juifs servait à réparer un temple d'Apollon à Rhodes, à orner de por- tiques la ville païenne d'Antioche, à rehausser l'éclat des jeux publics de la Grèce ; aussi la Grèce reconnaissante le nommait surintendant perpétuel des jeux Olympiques, et lui élevait une statue dans l'acropole d'Athènes "^ Les Juifs demeurèrent intraitables ; rien ne put fléchir ces caractères durs, sombres, opiniâtres, ni ébranler leur attachement aux lois et aux coutumes de la patrie. L'é- cole d'Alexandrie n'eut aucun disciple en Palestine ; elle fit très-peu d'adeptes dans les colonies, très-peu même sur les bords du Nil, car il est probable que la plupart des Juifs d'Alexandrie ne furent pas complices de ses tentatives. Hérode et ses successeurs recueillirent les malédictions de leurs sujets, se virent en butte à des complots, et exaltèrent dans tous les cœurs, par le spectacle de leur apostasie, le sentiment national, l'hor- reur du joug étranger. Ce fut le premier ferment de la révolte générale qui éclata quelques années plus tard. Détestés des Juifs, les païens usaient de représailles. Égyptiens, Grecs et Syriens poursuivaient de railleries et d'injures cette race cosmopolite et misanthrope, cette secte avide qui amassait dans l'ombre des gains sordides, et pratiquait à l'écart un culte extravagant. C'étaient à chaque moment, dans ces bruyantes cités du Levant, des troubles populaires, des rixes sanglantes, qui met- 1 Josèphe, Antiq., xv, 11, 12. 2 IcL, ibid., XVI, 9. 42 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. taient à l'épreuve la calme patience du magistrat romain, et qui aboutirent souvent à la ruine de la colonie Israé- lite. Les Romains, si dédaigneux pour tout ce qui était Grec et Asiatique, trouvaient pour flétrir et bafouer les Juifs des expressions particulières de mépris et de dé- goût; ils les traitaient en esclaves infimes et du plus bas degré ^ Par politique, ils accordèrent quelquefois des privilèges à la nation et des distinctions aux princes, car il n'est point de peuple si faible dont l'alliance ne soit bonne à quelque chose. Ainsi le sénat fit alliance avec les Machabées, César et Auguste récompensèrent les Juifs de leur fidélité pendant les guerres civiles, et autorisèrent le libre exercice de leur culte par toute la terre ; Hérode fit de fréquents voyages à la cour impé- riale, ses fils furent élevés à Rome; Auguste et Livie envoyèrent des présents à Jérusalem ; tous les jours un sacrifice y était offert en leur nom ; les deux Agrippa, descendants d'Hérode, gagnèrent l'amitié de Drusus, fils de Tibère, celle de Caligula, de Claude et d'Agrippine ; l'un d'eux reçut du sénat les insignes de la préture; mais le crédit dont jouissait la famille royale, si peu juive d'ailleurs par ses sentiments, les décrets rendus en faveur de la nation et conseillés par l'intérêt, ne relevaient point les particuliers dans l'estime publique, et lorsque, sous Caligula et sous Néron, ce peuple entêté se roidit contre les exigences et les fantaisies impériales, l'irritation du gouvernement vint s'ajouter à la haine générale, tout conspira dans le monde à l'abaissement et à l'oppression des Juifs. * Despectissiraa pars servientium (Tacite, Hist., \, 1-15). PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 43 Dans cet état d'hostilité où ils se plaçaient à l'égard des gentils, quelle influence pouvaient-ils exercer sur eux? Elle fut plus grande qu'on n'est d'abord tenté de le supposer. Sans la comparer à l'extension prodigieuse du christianisme, il faut reconnaître qu'elle agissait avec quelque succès, puisque les auteurs païens la signalent en termes expressifs. Quand Philon dit : « Les lois de Moïse attirent le monde entier, les barbares, les étran- gers et les Grecs, ceux qui demeurent sur le continent et les habitants des îles, les nations occidentales et les orientales, l'Europe et l'Asie; » il y a dans ces paroles l'exagération d'un rhéteur et d'un Juif. Josèphe, plus modeste, dit plus exactement : « On a vu plusieurs Grecs embrasser nos lois ; » ailleurs il mentionne les nombreux prosélytes de Damas et d'Antioche, et l'adoption de cer- taines coutumes israélites dans la plupart des villes grecques*. Les témoignages païens, moins suspects, sont plus concluants. Horace, Dion Cassius, Tacite, notent comme un trait du caractère juif la tendance à s'assimiler les étrangers et à les convertir aux lois de Moïse ^ ; et nous voyons dans Perse et Juvénal que les i 'Philon, De vitaMosis, LU, t. II, p. 137. — Josèphe, fiep. à ^/jzbn, 1. Il, ch. V. « A Antioche les Juifs attirèrent à leur religion un grand nombre d'idolâtres qu'ils s'associaient en quelque sorte. » {Guerre contre les Ro- mains, VII, 9,11, 41.) * Horace : Ac veluti te Judaei cogemus in hanc concedere turbam (Sat. iv, 1. I, v. 142). Tacite : « Transgressi in morem eorum (Judœorum) idem usurpant née quidquam prius imbuuntur quam contemnere deos, exuere patriam, parentes, liberos, fratres, vilia habere. » {Hïst.,\, 5.) — Dion, xxxvi 16, 17. — Phil., Legafio ad Caium. 44 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. Romains eux-mêmes se laissaient séduire*. L'Évangile parle du zèle des docteurs pharisiens qui couraient les terres et les mers pour gagner un seul prosélyte ^ ; les Actes constatent que partout oii s'élevaient des synago- gues on trouvait des païens assidus aux cérémonies et aux prières publiques. Des causes diverses favorisèrent ces progrès : la supériorité des doctrines juives sur l'ido- lâtrie, et la répulsion que celle-ci inspirait aux meilleurs esprits ; l'attrait de la nouveauté, toujours puissant sur les oisifs, les rêveurs et les mécontents ; le goût de la magie, des sciences occultes, des cérémonies clandes- tines, des initiations mystérieuses, qui travaillait alors la société ; l'attente prochaine du Messie, dont le règne, interprété au sens charnel des Juifs, devait flatter des cupidités et des passions grossières. Il est probable que la plupart des adeptes se recrutaient dans les derniers rangs du peuple, et surtout parmi cette foule d'étrangers vagabonds qui trouvaient dans le judaïsme un nom, une patrie, un culte, des espérances pour l'avenir, et sans doute, des secours pour le présent. Ce qui refroidissait les plus enthousiastes, c'était la sévérité des conditions. (( Les prescriptions de la loi, dit Josèphe, sont plus pé- nibles que celles de la législation lacédémonienne ^; » elles effrayaient la mollesse des gentils. Aussi l'écrivain ajoute que plusieurs, après s'y être soumis, y renoncent 1 Bomanas autem soliti contemnere leges Judaicum ediscunt et servant ac metuunt jus Tradidit arcano quodcumque volumine Moses. (xiv, 85 et sqq.) — V. Perse (Sat. v, y. 190. 2 Saint Matthieu, xxiii, v. lo. 3 Cont. Apion, 1. lî, ch. viii. PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 45 par la suite*. On est donc fondé à supposer que ces pro- sélytes parfaits dont parlent Dion, Tacite, Philon et Ju vé- nal, ceux qui dépouillèrent entièrement le vieil homme pour s'incorporer dans la nation juive, étaient en petit nombre. Mais il y avait une classe beaucoup plus consi- dérable, celle des prosélytes de la Porte, non circoncise Ils croyaient en Dieu et n'étaient obligés qu'à l'obser- vance des sept préceptes donnés aux enfants de INoé^. Dans les assemblées, ils occupaient l'entrée de la syna- gogue, sans se mêler aux assistants, et de là écoutaient la lecture et l'explication des livres saints. A cette classe appartenaient la reine de Saba, Candace et l'eunuque éthiopien. Corneille et les Grecs craignant Dieu du Nou- veau Testament. Ces prosélytes imparfaits étaient consi- dérés et traités comme des Gentils ; cependant les Juifs avouaient qu'ils avaient part au siècle futur. Un fait digne de remarque, c'est le grand nombre des femmes prosélytes. A Damas, presque toutes les femmes étaient affiliées à la synagogue''; à Antioche dePisidie,les Juifs soulèvent contre les apôtres des femmes de haut rang et les principaux citoyens ; à Thessalonique et à Béroé, * Id., ibid., I. Il, ch. v. 2 On distinguait trois classes de prosélytes : les prosélytes parfaits^ ou prosélytes de justice; ils devenaient des véritables Juifs : les prosélytes de la porte^ ou simples initiés; enfin les prosélytes esclaves, qui, dit-on, avaient le droit d'inceste. — Ce serait là une des sources des calomnies répandues depuis contre les chrétiens. Car les païens, comme on sait, confondaient les premiers fidèles avec les Juifs. — Basnage, 1. VI, ch. vi et vu. 3 Don Galmet, Comm. sur le ch. x des Actes. * « Ceux de Damas résolurent de massacrer les Juifs qui demeuraient parmi eux. Mais comme la plupart de leurs femmes avaient embrassé notre religion, ils eurent grand soin de leur cacher leur dessein. » (Josèphe, Guerre, etc., 1. II, ch. XLI.) 46 PRÉniCATION DE SAINT PAUL. beaucoup de femmes prosélytes croient en Jésus-Christ ^ Or, nous lisons dans Strabon qu'en Asie les femmes exer- çaient une grande influence sur les opinions religieuses des hommes ^ Dans les contrées oii les Juifs, étant peu nombreux, ne pouvaient pas assortir entre eux des alliances, les femmes juives épousaient quelquefois des gentils, comme fit la mère de Timothée à Lystre. Les enfants appartenaient à la religion du père et étudiaient en secret celle de la mère^ Mais ce cas était très-rare. Le judaïsme ne se borna pas à faire des adeptes ; il intro- duisit dans la société païenne certaines coutumes qui furent adoptées par ceux mêmes qui rejetaient ou igno- raient ses lois. Je ne parle pas seulement du jeûne et des ablutions dans l'eau des fleuves ^ que pratiquait le bas peuple de Rome ; mais le sabbat, le repos du septième jour, était un usage très-répandu en Grèce et à Rome, même parmi les païens. « On ne voit point de villes grecques ni presque de barbares oii l'on ne cesse de tra- vailler le septième jour, oii l'on n'allume des lampes, et oii l'on ne célèbre des jeûnes. Plusieurs même s'abs- tiennent comme nous de manger de certaines viandes, et tâchent d'imiter l'union dans laquelle nous vivons, la communication que nous faisons de nos biens, notre industrie dans les arts et notre constance à souffrir pour l'observation de nos lois\ » L'exactitude de ce témoi- 1 Actes, ch. xiir, 50. — XVII, 4, 12. 2 L. VII, 3. 3 Actes, XVI, 1. — Ile Ep. à Timothée, ch. i, V. S. <* Horace, Sat. m, 1. II, v. 290. s Josèphe, contre Apion, 1. II, ch. ix. PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 47 gnage, qui peut paraître exagéré, est garantie par celui de Perse et surtout par un texte bien connu de Sénèque. Perse aussi nous parle des lampes allumées sur les fenê- tres^, aux jours de sabbat, et Sénèque blâme avec force cette coutume qui, selon lui, est devenue presque uiiiver- selle^. Il ressort clairement du passage de Sénèque, cité par saint Augustin, que l'institution du sabbat, ou du repos hebdomadaire, s'était vulgarisée dans l'empire, mais que le peuple l'adoptait sans, pour cela, se soumettre à la loi mosaïque : il ignorait, dit le philosophe, la signifi- cation de ce qu'il pratiquait. C'était un emprunt, comme tant d'autres, qu'il faisait aux religions étrangères. Il n'est pas douteux non plus que cette opinion, qui avait cours au temps de Néron, sur l'apparition prochaine d'un conquérant juif, n'eût été transmise aux païens par l'in- termédiaire des prosélytes. Bientôt les apôtres parurent dans les synagogues, annonçant l'Evangile aux Juifs et aux prosélytes. Ceux- ci l'accueilhrent avec empressement ; une fois convertis, ils répandirent parmi les gentils la renommée des doc- » Perse^ Sat. v, v. 180 : Herodis venere dics, unctaque fenestra Dispositje pingaetn nebulam vomuere lucernœ... Labra moves tacitus, reculitaque sabbata pâlies. * « Sacramenta Judgeorum maxime sabbata (Seneca) reprehendit, inuti- liter id eos facere afïirmans, quod per illos singulos septem, interpositos dies seplimam fere seiatis suae partem perdant vacaudo... Giim intérim usque 60 sceleratissimae gentis consuetudo convaluit ut per omnes terras accepta sit... victi victoribus leges dedenmt. Hi tamen causas ritus sui noverunt, at major pars populi facit quod cur facial ignorât. » (Fragment cité par saint Augustin, De Civit. Dei, vi, 11). Sénèque fait encore allusion à cet usage dans la lettre 95 à Lucilius. 48 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. trines et des vertus de la religion nouvelle. Au sabbat suivant, une foule d'étrangers se mêlaient aux prosélytes pour entendre la parole de Dieu*. Commencée dans la synagogue, la prédication s'achevait dans les maisons, le plus souvent dans une chambre haute; à Corinthe, saint Paul réunissait les fidèles chez un certain Tite ; à Éphèse, dans l'école d'un rhéteur ou d'un grammairien converti nommé Tyran ^ Ainsi se formèrent et se déve- loppèrent les premières Eghses, dans tous les Heux par- courus par saint Paul. « Elles se remplissaient, dit un historien, comme les granges se remphssent de grains dans la saison de la récolte^. » Il ne faut pas cependant s'exagérer l'action du judaïsme sur le monde ancien, ni l'importance du secours que le christianisme en reçut à sa naissance. Combien de villes n'avaient point de synagogues ! Et dans celles même où il s'en trouvait, la masse de la société n'avait aucun rap- port avec cette religion. Qu'on se rappelle les préjugés, la haine, le mépris qui pesaient sur ce nom abhorré. Malgré ce que nous avons dit des résultats de la propa- gande juive, les initiés ne formaient qu'une minorité imperceptible au milieu des populations hostiles ou in- différentes. Si l'on excepte cette poignée d'hommes, cachée dans la foule de quelques cités commerçantes, l'univers était resté fermé aux doctrines du judaïsme. Tout ce qu'il en connaissait, c'étaient quelques pratiques 1 Actes, XIII; V. 44. Les gentils pouvaient aller adorer dans le temple, y offrir leurs A^œux et leurs présents. Ils se tenaient avec les prosélytes dans le parvis des natiotis fermé de balustrades. — Basnage, 1. VJ, ch. vi. 2 Act. V, 42. — XVIII, 7. — XIX, 9. 3 Eusèbe de Ces., Hist. ecdés., 1. II, ch. m. PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 49 extérieures, qui lui semblaient misérables et ridicules ; mille bruits couraient sur le secret du sanctuaire, sur l'absence de statues et d'images sensibles de la Divinité ; et ce culte admirable d'un Dieu unique, immatériel, était obscurci et défiguré par d'absurdes calomnies ^ Le peuple juif discréditait la religion dont il était le déposi- taire ; son caractère et sa renommée suffisaient à repous- ser ceux qu'auraient pu attirer la sagesse de ses lois et la sublimité de ses croyances. Ses livres n'étaient lus nulle part ; il les celait lui-même de peur d'outrage^; son histoire était mal connue, et les écrivains profanes, les plus exacts, fourmillent d'erreurs à son sujets Qu'était donc, à vrai dire, la religion juive, au milieu du monde ancien et aux yeux des étrctngers? Une secte obscure, trop méprisée pour être bien connue, une sorte d'initia- tion clandestine, qui obligeait au secret les affiliés, enfin une des formes si variées de la superstition égyptienne et orientale. Les apôtres sortirent bien vite de ces limites étroites, de ces ténèbres et de ces mystères. Ils marchèrent au grand jour et allèrent droit à la société païenne. C'est ici surtout qu'il est intéressant d'observer comment leur parole fut accueillie. La situation était changée ; les con- ditions du succès n'étaient plus les mêmes. Quel langage 1 Judaeorum mos absurdus sordidusque (Tacite, Hist.,\, 5. — Id., Hist., v,4, 5.) Gens superstitioni obnoxia, religionibus adversa, ch.xiil. — Caetera instituta sinistra, fœda, pravitate valuere, ch. 5. 2 Les ennemis des Juifs leur dérobaient leur loi dans le temple (Jo- sèphe, Antiq., xvi, 10). 3 Voyez les erreurs de Plutarque dans ses Symposiaques, Entretien V. On peut consulter aussi à ce sujet un mémoire de M. Burignv (Acad. des lus., t. XXIX). 4 50 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. tenir à ces hommes qui ne connaissaient ni Moïse, ni les prophètes, ni le Messie? Comment les convertir au culte d'un Dieu crucifié? Par quel moyen les persuader? Assu- rément, les discours que saint Pierre et saint Paul adres- saient aux Juifs, aux prosélytes, étaient peu intelligibles pour des païens ^ — Nous allons examiner les princi- pales circonstances où le Docteur des gentils se trouva face à face avec cet auditoire nouveau ; celles que men- tionnent les Actes sont : la conversion de Sergius Pau- luSj le discours de l'Apôtre aux Athéniens^ sa comparu- tion au tribunal de Gallion^ sa défense en Judée devant Félix et F es tus. Sergius Paulus est une des premières conquêtes de l'Apôtre. Dès le début de sa mission, Paul se rendit à Chypre avec Barnabas, originaire de ce pays; une colo- nie juive et plusieurs synagogues étaient étabhes à Sala- mine, capitale de l'île ; ils y annoncèrent Jésus-Christ, et de là vinrent à Paphos, résidence du gouverneur romain^. Sergius, esprit curieux et investigateur, s'occupait de magie. C'était alors la philosophie des hommes poli- tiques et l'unique science de l'Orient. Comme Tibère à Caprée, il avait auprès de lui un charlatan fameux dans le pays. On sait du reste que cette manie possédait tous les esprits, régnait dans toutes les classes; et nous ne reproduirons pas tous les traits énergiques dont elle a 1 Actes, ch. II, V. 14, ch. m, v. 12, ch. xiil, v. 15. — Ces discours, adressés spécialement à des Juifs ou à des gentils judaïsants, roulent en grande partie sur l'accomplissement des prophéties, et les principales preuves sont tirées de l'Ancien Testament. ^ Act., XIII, 6. PREDICATION DE SAINT PAUL. 51 été décrite et flétrie. Une affluence prodigieuse d'impos- teurs de toute race, versée par les provinces, débordait incessamment dans Rome ; la Syrie envoyait ses musi- ciens et ses médecins, la Chaldée ses astrologues, la Ju- dée ses faux prophètes, l'Egypte ses prêtres d'isis et de Sérapis, la Grèce ses histrions. Tout ce ramas impur de fourbes malfaisants, répandu sur les places ou admis dans le secret des familles, vivait de la curiosité popu- laire et des faveurs lucratives des grands. On vit des femmes de haut rang vendre leurs colliers, leurs bijoux, leurs parures, leurs présents de noces pour payer des opérations de sorcellerie*. Les magistrats transportaient en province les mœurs romaines, et leur petite cour reproduisait celle de César. Sergius, qui se plaisait aux prestiges de son magicien juif, Bar-Jesu, entendit par- ler des miracles opérés par les apôtres ; il manda Bar- nabas et Paul. Entre eux et le faux prophète il s'engagea une de ces luttes si souvent décrites dans les h vres saints : Paul frappa de cécité son contradicteur, et ce coup d'une puissance surhumaine décida la conversion de Sergius '^ — Ici, c'est l'emploi d'un moyen surnaturel qui aide au succès de l'Apôtre, accrédite sa parole et produit la con- viction^. 1 Tacite, Ann. xvi_, 31. * Actes, XIII, 12. 3 Nous dirons ici un mot de l'origine du nom de Paul donné à l'Apôtre par Luc au moment où il relate la conversion de Serg-ius. Suivant l'opmion la plus générale, l'Apôtre prit ce nom en mémoire de sa nouvelle con- quête et comme un trophée de sa victoire. C'est là, ce nous semble, une explication oratoire, plus spécieuse que fondée. Si ce motif est véritable, pourquoi le texte sacré n'en parle-t-il pas? Pourquoi ce nouveau nom est-il mentionné avant que Sergius soit converti? 11 nous paraît bien plus vraisemblable que l'Apôtre, suivant un usage très-commun en Judée, avait 52 PREDICATION DE SAINT PAUL. Venons maintenant avec Paul sur l'Agora d'Athènes et au tribunal de l'Aréopage oii il n'employa d'autre force que celle de la persuasion. Avant d'arriver à Athènes, Paul s'était arrêté à Phi- lippes, colonie romaine. L'aversion des Romains pour les innovations étrangères, et principalement pour tout ce qui venait des Juifs, éclata au passage des apôtres ; ils furent arrêtés, battus de verges, mis aux fers, parce qu'ils enseignaient une manière de vivre contraire aux lois^ Un second fait à noter, c'est la conversion du geô- lier ; comme celle de Sergius, elle fut l'effet d'un miracle. En suivant la voie Egnatia, route militaire qui s'éten- deux noms : l'un juif et l'autre étranger. Citoyen romain, il avait un nom latin. L'histoire juive est pleine d'exemples analogues. Après la conquête assyrienne, les Juifs portèrent des noms assyriens, Néhémiah, Schamniai, Baltesshazzar ; après la conquête grecque, des noms grecs et quelquefois même les plus mythologiques, Jason, Apollon, Phébus et Borée (Josèphe, Gue7\ rom., ii, 38) ; la domination romaine introduisit les noms romains, Crispus, Justus, Niger, Drusilla, Priscilla, Apella, Aquila. Or, la plupart de ces Juifs avaient deux noms, l'un hébreu et l'autre païen, un sacré et un profane, un ésotérique et un exotérique : le premier était celui de la famille ou de la synagogue, l'autre celui des affaires et des voyages. Ainsi nous voyons : Baltesshazzar-Daniel, Esther-Hadasa, Hérode-Agrippa, Sa- lome-Alexandra , Juda-Aristobule , Simon-Pierre. Quelquefois il y avait analogie de signification ou de son entre ces deux noms : Josep-Jason, Hillel-Jule, Saul-Paul. En conséquence, il nous parait raisonnable de penser que l'Apôtre, qui avait porté le premier nom parmi les Juifs, porta le se- cond parmi les païens : depuis, dans toutes ses Epîtres, il se servit inva- riableuient de ce dernier. Gomme rien n'était plus connu parmi les chré- tiens que les deux noms de l'Apôtre, Luc dit sans aucun détail : Saul, qui s'appelait aussi Paul.... Peut-être s'était-il présenté au gouverneur sous ce nom. N'oublions pas que c'était la première fois qu'il quittait le continent asiatique et s'adressait à des Romains. — V. Gonnybear, etc., t. J, ch. v, p. 163. — V. aussi dans le même endroit l'opinion de saint Jérôme et de Baronms. — Don Galmet, après avoir exposé les divers sentiments, conclut dans le sens indiqué plus haut (Comm. ch. xiil, v. 9). ^ ÀGt. XVI, 21. PREniCATION DE SAINT PAUL. 53 dait de Dyrrachium jusqu'à Cypselus*, sur un espace de 500 milles, ils arrivèrent à Thessalonique : c'était une ville libre, remarquable par la fertilité de son territoire qu'arrosent deux rivières, par le grand nombre de ses habitants, par son commerce de terre et de mer^. Les Juifs y avaient une synagogue ; aujourd'hui ils en ont 36 dans la même ville, et y résident au nombre de 35,000, occupés à fabriquer le drap^. Beaucoup de prosélytes et de femmes de qualité s'y convertirent*. Accusés de rébellion contre l'Etat, les Apôtres y furent traités avec plus de ménagement qu'à Philippes, parce que les ma- gistrats n'étaient pas Romains. Pour se dérober à la rancune implacable des Juifs, Paul descendit précipi- tamment à Béroé, et de là à Athènes. Cette cité déchue n'était plus qu'un musée et un sanc- tuaire. Le culte y était embelli et protégé par les arts, et les dieux antiques de la mythologie semblaient em- prunter une éternelle jeunesse aux chefs-d'œuvre qu'ils avaient inspirés. De là était partie cette civilisation grec- que qui couvrait le monde, et qui avait gagné Paul lui- même, puisqu'il venait annoncer sur l'Agora, dans la langue des Athéniens, une religion née en Palestine. Par une sorte d'échange, l'Orient avait introduit dans la capitale hellénique quelques symboles de ses doctrines, 1 Voyez Gonnybear, etc., t. I, ch. ix, p. 339. — « Via illa nostra, quae per Macedoniam est usque ad Hellespontum militaris. » (Gicér., De prov. cons., II. * Strab._, VII, 7, 4. — Gonnybear, etc., 1. 1, ch. ix, p. 346. ' Nouvelles Juives de 1849. — Paul Lucas, dans son dernier voyage, porte seulement le nombre des Juifs à trente mille, et celui des synago- gues à vingt-deux. * Act. xvii, 4. 54 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. un temple de Sérapis*, par exemple, et une synagogue, dont l'établissement remonte sans doute à l'époque où un décret fut rendu par la République en faveur d'Hir- can, prince des Juifs ^. C'étaient comme les gages de cette hospitalité réciproque que pratiquaient les anciens. Mais ces éléments nouveaux n'altéraient point l'esprit religieux de la Grèce, et jamais Athènes n'avait témoi- gné plus de zèle pour les riantes solennités d'une reli- gion à qui elle devait sa gloire et sa beauté^. Saint Paul venait attaquer l'idolâtrie au cœur de son empire et dans tout l'éclat de ses prestiges. Quel spectacle pour l'apôtre d'un Dieu mort sur une croix! En abordant au Pirée, il avait pu apercevoir des théâtres oii la foule turbulente des marchands et des matelots accourait aux pièces de Ménandre; de beaux temples et, entre tous, ceux de Minerve et de Jupiter ; des statues et des autels élevés aux dieux inconnus * par une piété prévenante qui sem- blait venir sur le rivage au-devant des divinités étran- gères que les flots apportaient dans la cité chérie du ciel. A l'entrée de la ville, près de la porte qui correspond avec le Pirée, étaient les statues des divinités tutélaires d'Athènes, Minerve et Neptune ; non loin, un temple dé Cérès dont Praxitèle avait fait les principaux embellisse- 1 Villemain, Tableau de l'éloquence chrétienne ; introd., 41. 2 Josèphe, Antiq., XIV, 16. 3 Connybear et Howson, t. I, ch. x, p. 375. * Pausanias {Attica, il) place ces autels dans les temples du Pirée : Bo[JLOt 6£Û>v Te ôvo[ji.a!^op,£V(ov àyvwcrTwv xat ripcowv. — Peut-être un autel à un dieu inconnu était-il en outre élevé dans le centre de la ville. C'est l'opi- nion des deux docteurs anglais. — Voyez aussi la Dissert, de don Galmet à ce sujet. Elle résume les sentiments des Pères (en tête des Comm. des Actes). PRÉDICATION DE SAINT PAUL. SR ments; en continuant, un sanctuaire de Bacchus où étaient figurés Apollon, Jupiter, Mercure et les Muses. L'Olympe entier s'était présenté au voyageur chrétien, avant même qu'il eût franchi le seuil. Lorsqu'en suivant la première rue, bordée d'arcades couvertes, il pénétrait sur les places publiques, à l'ouest, par le Céramique, sur l'Agora, au sud vers le Pnyx, au nord près de l'émi- nence rocailleuse de l'Aréopage, à l'est en face de l'Acro- pole, partout il retrouvait sous des formes gracieuses ou sublimes le culte qu'il avait mission d'anéantir. A l'ombre des arbres plantés parCimon sur l'Agora, s'éle- vaient les statues de Solon, Conon, Démosthènes, Thésée, Hercule; l'autel des douze grands dieux occupait le cen- tre de la place. Le Pnyx était consacré à Jupiter, le théâtre à Bacchus, la maison d'arrêt était un temple de Cybèle, la salle du sénat renfermait un autel de Yesta et des statues de Jupiter et d'Apollon. Les divinités connues ne suffisaient pas à la piété athénienne ; elle divinisait et adorait de pures abstractions, des êtres allégoriques, quelquefois même des vices : la Pitié, la Modestie, la Renommée, l'Audace, la Persuasion, l'Oubli, l'Impu- dence, l'Injure avaient leurs autels. Nous ne parlerons pas de ces sanctuaires taiUés dans les rochers de la cita- delle, ni des Propylées, ni du Parthénon et des trois statues de Minerve, dont l'une, faite du bronze pris à Marathon, avait vingt-cinq pieds de haut sur un piédestal de vingt. La plate-forme de l'Acropole était couverte d'objets d'art, représentant des attributs divins, ou des faits remarquables de la mythologie : c'étaient Thésée et le Minotaure ; Hercule écrasant les serpents ; Yénus et les Grâces, sculptées par Socrate ; l'obvier mystique de 56 PREDICATION DE SAINT PAUL. Minerve et le trident de Neptune. Pausanias, qui a visité Athènes un peu plus d'un siècle après saint Paul, et qui a décrit toutes ces magnificences, disait qu'il y avait dans cette ville plus d'idoles que dans le reste de la Grèce; nulle part, ajoute-t-il, le zèle pour la religion n'est porté aussi loin^ Les témoignages de Platon ^, d'Isocrate, de Sophocle, ceux de Josèphe, de saint Grégoire de Nazianze et de Julien prouvent que ces goûts religieux furent l'un des caractères les plus constants de ce peuple mobile. Cette ivresse de superstition qui possédait les esprits, le spectacle des inventions séduisantes et des élégants mensonges du paganisme, excitèrent l'indignation de Paul ; cependant, au lieu de se renfermer dans la syna- gogue ou dans une maison, suivant son usage, il se rendit sur l'Agora, et, engageant une conversation avec ceux qu'il rencontrait, il leur annonça hardiment les grands faits accomplis en Judée, la mort de Jésus et sa résurrection. Arrêtons-nous sur cette entrevue, oîipourla première fois l'Évangile se trouva face à face avec la philosophie incrédule et l'idolâtrie charmée d'elle-même. Les mœurs athéniennes sont peintes au naturel dans le bref et simple récit des Actes : c'est bien là cette oisive popu- lation d'artistes, de savants et de rhéteurs qui vit sur la place publique, occupée de jeux d'esprit, avide de nou- velles, et dont les bruyants entretiens animent la soli- tude d'une citée tombée. Dans ce rendez-vous des 1 Pausanias, xxiv, 3. 2 Platon, Ile Alcibiade. — Isocrate, Panégyrique. — Sophocle, Œdipe à Colone. — Josèphe, contre Apion, i, 12. — S. Grégoire, Oraisons fu- nèbres de S. Basile. — Julien, Misopogon. PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 57 doctrines, où les systèmes les plus divers se mêlent et se combattent, l'Apôtre est accueilli avec l'intérêt qu'ins- pire une nouveauté à des curieux désœuvrés ; il l'expose avec la liberté qui est particulière aux pays oii le règne de l'intelligence établit une sorte de droit commun et de tolérance réciproque pour toutes les opinions. Toute- fois, la nouveauté qu'apportait saint Paul avait un air trop étrange et des prétentions trop hardies pour qu'elle n'eût d'autre effet que d'exciter une curiosité momen- tanée. Des épicuriens et des stoïciens s'approchèrent. Entre eux et Paul il s'engagea, non pas une discussion religieuse et philosophique, comme on le dit quelque- fois, mais un simple entretien où l'Apôtre développa sa doctrine.- L'impression des auditeurs fut celle-ci : « Que veut ce vil discoureur? On dirait qu'il annonce de nou- veaux dieux. Menons-le à l'Aréopage*. » A Athènes, comme dans toutes les villes de l'antiquité, une loi défendait d'introduire un culte étranger. Mais là comme ailleurs elle était tombée en désuétude, depuis que les peuples en se rapprochant étaient devenus moins exclu- sifs ^ Aussi Athènes exerçait-elle une hospitalité facije envers les dieux comme envers les hommes ^ ; à la con- dition cependant que la religion nouveUe fût autorisée. En pareille matière, l'Aréopage, comme le sénat romain, était juge. 1 i;7:£p[x6).oYo;, qui est le mot des Actes, signifie proprement un oiseau qui ramasse çà et là des grains tombés, et par extension un homme qui vit de ce qu'il ramasse, par conséquent paresseux, mendiant, bavard. Voy. donCalmet et Gonnybear, etc., t. I, eh. x, p. 400, n. 3.SaintChrysostome dit qu'il fut mené à l'Aréopage pour être condamné. ' Voyez don Calmet, Gomment, sur le v. 18 du ch. xvii des Actes. 5 Strabon, 1. IX. o8 PREDICATION DE SAINT PAUL. Paul monta donc, à la suite des philosophes ses accu- sateurs, l'escalier de pierre qui de l'Agora conduisait directement sur la plate-forme de l'Aréopage. Il compa- rut devant ses juges, assis en plein air sur des sièges taillés dans le roc. Près de là on voyait un sanctuaire des Furies, dans une fente de rocher; plus loin, un temple de Mars ; en face, le Parthénon ; et la grande ombre de Minerve Polias tombait du haut de la citadelle sur le tribunal ^ Le discours adroit et noble de l'Apôtre est différent de ceux qu'il adressait aux Juifs dans les synagogues ; l'orateur n'use plus des mêmes moyens en présence de cet auditoire nouveau. Il proclame d'abord l'existence d'an Dieu unique, immatériel, créateur, dont la présence se fait sentir dans chacun de nous ; il condamne l'idolâtrie qui déshonore par d'indignes hom- mages celui qu'elle prétend adorer. Tant qu'il exposa ces doctrines qui n'étaient pas incompatibles avec la philosophie ni choquantes pour la patrie de Socrate et de Platon, il fut écouté avec intérêt. Mais quand il vint à parler de Jésus et de sa résurrection, des murmures et des railleries l'interrompirent^; le tribunal déclara la cause entendue. Apparemment, les Athéniens s'imagi- nèrent qu'ils avaient devant eux quelque magicien imposteur, et ils ne jugèrent pas que son système fût de conséquence. Un aréopagite et quelques assistants se joignirent cependant à Paul et le prièrent de les ins- truire. Mais cette exception ne doit pas nous empêcher de constater le sentiment de surprise et de mépris que 1 Connybear, etc., t. I, ch. x, p. 401, 402. 2 Act. XVII, 32. PREDICATION DE SAINT PAUL. 59 la première apparition du christianisme excita parmi les classes éclairées d'Athènes. C'est sans doute le sou- venir de cet accueil qui faisait dire quelques mois plus tard à Paul, qu'aux yeux des païens la croix est une folie*. Un jour, les premières apologies de la religion nou- velle sortiront du sein de cette même philosophie athé- nienne. Mais quoique un siècle de souffrances et de vertus ait fait connaître l'Evangile au monde, nous verrons, même alors, Athénagore et Justin éprouver de l'embarras à présenter les preuves essentielles du dogme chrétien. Justifier leurs frères des crimes dont on les noircit, démontrer, comme saint Paul, l'unité. de Dieu, leur est chose facile, et c'est par là qu'ils entrent en matière ; mais quand ils arrivent à l'accomplissement des prophéties faites aux Juifs, aux mystères de la nais- sance et de la résurrection de Jésus, ils sentent combien ces arguments trouvent les païens rebelles, combien ces croyances leur sont peu familières, et ils essaient par plusieurs moyens de les rendre intelligibles et accepta- bles. Ils cherchent dans la mythologie certaines ressem- blances, ils comparent le Fils de Dieu aux fils de Jupiter, à Mercure, à Hercule, à Persée, àEsculape^. Tertullien, sans aller aussi loin, les imite. Tant il était difficile à la doctrine chrétienne de se faire jour dans le monde païen I D'Athènes, Paul se rendit à Corinthe oii résidait le M,, Corinth., i, 23, ' Voyez Justin, ch, xxi et xxii, l"^^ apologie. 60 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. proconsul Gallion, vers l'an 53 *. L'Achaïe, qui sous Auguste avait été province sénatoriale, province impé- riale sous Tibère, venait d'être rendue au sénat par Claude ^. Détruite sous la République, Corinthe avait été rétablie par César sur l'isthme même que Pindare appelle le pont de la mer, et Xénophon la porte du Péloponèse. Grâce à sa position, aussi avantageuse pour le commerce que sous le rapport militaire, elle recouvra en peu d'années sa splendeur et son importance. Les marchands, jadis expulsés de ses ruines, y revinrent ; des manufactures en métallurgie, teintures et porce- laines, s'y établirent ^ ; les Orientaux et les Juifs y ac- coururent, attirés par le bruit de ses richesses. Située sur un plateau incliné qui allait en se relevant depuis les forts de Léchée et de Cenchrée jusqu'à la base nord de l'Acro-Corinthe, elle voyait à ses pieds les vaisseaux d'Itahe, de Marseille, d'Alexandrie, d'Ephèse et de tous les points du monde commerçant. Elle avait rang parmi les villes de second ordre de l'empire. Paul y demeura pendant plus de dix-huit mois, tantôt travaillant de ses mains dans le quartier juif, tantôt enseignant dans la synagogue et dans une maison particulière, sans cesse en butte à des persécutions qui mettaient ses jours en 1 Gonnybearj t. I, ch. xii, p. 448. — Don Galmet, Comm., v. 12, ch. xvi:i. — Senèque était revenu d'exil vers 49, et son crédit avait pu servir à Marcus Annaius Novatus, son frère, qui prit, comme on le sait, le nom de Gallion, parce qu'il était entré par adoption dans une famille de ce nom. 2 Voyez Dion Gassius, 1. X. — Tacite, Ann., 1. I, 76. — Suét., Claude, 25. 3 Pour ces détails et les suivants, voyez l'ouvrage anglais déjà cité, Connybear, t. I, ch. x. PRÉDlCATIOxN DE SAINT PAUL. 61 péril *. Sa prédication porta des fruits abondants; un grand nombre de Juifs, de prosélytes et de païens se convertirent. Il a tracé lui-même le tableau de cette Eglise dans deux Epîtres qu'il lui écrivit peu de temps après son départ. Composée d'hommes de toute nation, qui parlaient di- verses langues, de gens obscurs et de basse naissance, que l'Apôtre appelle le rebut et les balayures de la terre, et qui avaient peine à se détacher des pratiques de l'idolâtrie et des mœurs de Corinthe, la communauté chrétienne de Cenchrée fut troublée, après le départ de son fondateur, par des dissensions et des scandales mo- mentanés ^. Les deux lettres apostoliques y mirent fin. Les chrétiens de Macédoine, moins nombreux peut- être, mais plus fidèles et plus attachés au devoir, appar- tenaient, comme ceux de Corinthe, aux classes pauvres^. C'est là un caractère commun à toutes les Eglises d'Oc- cident, que nous avons vu s'élever sur les pas de l'Apôtre : à part quelques membres, comme Denys d'Athènes, Eraste, trésorier de Corinthe, et les femmes nobles de Béroé et de Thessalonique, elles sont remplies d'une multitude abjecte et grossière, pour parler comme le monde, peripsema mu7îdi^. Il y eut donc, dès les pre- miers temps, une différence marquée dans les senti- ^ I., Cor., ch. II, 3. — Ces persécutions venaient des Juifs. * Aux Gorinth., ch. xiv, v. 18, 28. — Cli. iv, 13. — II, Cor., ch. xil, 20. — l,Cor., ch. V, 1. — Ep. aux Rom., xvi, 1. — Cor., ch. m, 22. — II, Cor., ch. zi, 13. ' II, Corinth., ch. viii, 2, altissima paupertas eorum, f, xaxà êâOou; * I. Cor., ch. lY, 13. 62 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. ments qiii se manifestèrent à l'apparition de l'Evanaile : les hommes de bonne volonté sortirent du peuple ; d'en haut, il ne vint guère que des sarcasmes et des persécu- tions. Ce contraste est signalé avec force dans TEpître première aux Corinthiens que Paul écrivit àEphèse, peu de temps après son départ de Grèce * : « Oii sont, dit-il, parmi vous, mes frères, oii sont les sages et les doctes? Oii sont les sophistes de ce siècle? Dieu n'a-t-il pas frappé de foUe la sagesse de ce monde? Car Dieu, voyant que le monde avec sa science ne l'a point reconnu dans les œuvres de sa sagesse, a voulu sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des mi- racles, et les Grecs de la science, et nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié qui est un scandale pour les Juifs et une fohe pour les Grecs. Jetez les yeux sur vous- mêmes, vous qui avez été élus : il n'y en a pas beaucoup parmi vous d'habiles selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de nobles. Mais Dieu a choisi dans le monde ce qu'il y avait d'insensé, afin de con- fondre les sages ; Dieu a choisi ce qu'il y avait de faible dans le monde, afin de confondre les forts. Dieu a choisi ce qu'il y avait de bas et de rebuté dans le monde, ce qui n'existait pas, afin de renverser ce cjui existe.... Votre appui n'est point dans la science de l'homme, mais dans la puissance de Dieu... La sagesse que nous vous annonçons n'est point la sagesse de ce siècle, ni de ceux qui commandent à ce siècle et qui tomberont... c'est une sagesse qu'aucun des princes de ce monde n'a connue... et nous ne vous l'annonçons point avec les 1 L'au 36, selon dou Calinet. PREDICATION DE SAINT PAUL. 63 paroles étudiées de la science humaine... *. — Peut-on exprimer en termes plus précis et plus forts le caractère et les effets de la prédication, « sa faiblesse victorieuse, la glorieusse bassesse '^ » de ses premiers établisse- ments, et la révolte des puissances humaines contre la foi? Un incident du séjour de Paul à Corintlie mérité une attention particulière. Nous voyons fréquemment dans les Actes avec quelle facilité les orages populaires se formaient au sein des multitudes agglomérées dans les cités commerçantes de Grèce et d'Asie : excités en un instant, ils s'apaisaient de même, sur un signe du magistrat romain dont l'attitude restait calme et presque indifférente au milieu de ces effervescences. Paul rési- dait depuis huit mois à Corinthe, lorsqu'un jour du quartier juif tout en feu une tourbe se souleva et emporta à grands cris l'Apôtre jusqu'au tribunal du proconsul ^. C'était ce même Gallion dont Sénèque et Stace vantent la douceur inaltérable ^ ; et son caractère ne * Voyez les ch. i et il de l'Ep. I aux Cor. * Expressions de Bossuet, Panégyr. de saint Paul. 3 Act. XVIII, 12. ^ « Gallio frater meus, queni nemo non parum amat, etiam qui amare plus non potest nemo enim mortalium uni tam dulcis est quani hic omnibus... » Quœst. nat.^ IV. Préf. — Stace : IIoc plus quam Senecam dédisse mundo, Aut dulcem generatse Gallionem. {Sylv., II, 7.) Sénèque fait encore mention de son frère dans la Consolation à Helvia ; il le désigne sans le nommer par les honneurs qu'il a déjà obtenus : « Respice fratresmeos; aller honores iudustria consecutus est; alter sapienter contempsit. Acquiesce alterius filii dignitate, alterius quiète, utrmsque pietate... » (16.) — Ce traité est probablement de Tan 44. 64 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. se démentit point en cette conjoncture. Les Juifs accu- saient leur ennemi d'apprendre à honorer Dieu contrai- rement à la loi *. Gallion ne voulut pas même entendre la défense de l'accusé : « Si cet homme, répondit-il, avait commis quelque crime ou quelque injustice, je vous prêterais attention, ô Juifs ; mais s'il est ques- tion de mots, de noms, et de votre loi, démêlez vos différends comme vous l'entendrez ; je ne veux pas être juge de pareilles choses ^ « Et il fit retirer les accusa- teurs. Aussitôt les Grecs qui étaient présents, enhardis par la disgrâce des Juifs, se jetèrent sur eux, se saisirent de leur chef, et l'accablèrent de coups, ravis de l'occa- sion qui s'offrait de satisfaire leur haine invétérée. Cela se passait à deux pas du tribunal, sans que le proconsul y prît garde ^. Nous ne savons par quel étrange abus d'interprétation, par quelle manie d'hypothèse, on est allé jusqu'à inférer de la réponse de Gallion qu'il con- naissait et protégeait Paul et le christianisme. On ne s'est pas arrêté en si beau chemin ; on a conjecturé que Gallion avait envoyé à Sénèque son frère les livres des chrétiens, en lui recommandant et leur doctrine et leur apôtre. Il est peu de chimères aussi bizarres. Ce que nous avons dit de la prédication évangélique, des lieux 011 elle se faisait, des conversions qu'eUe opérait, de l'origine et de la composition des premières Eglises, renverse toutes ces suppositions fantastiques. A Co- rinthe, comme aiUeurs, la prédication n'était point sortie 1 Act. XVIII, 13. a Ibid., 14, 15. » Ibid., V, 17. PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 65 du quartier juif, ni de la maison de Titus, attenante à la synagogue ; elle avait attiré des païens , grecs et étran- gers, mais en secret ; et la petite Eglise de Cenchrée n'occupait ni l'opinion publique, ni les magistrats ro- mains. Ce qui le prouve par surcroît, c'est la démarche même des Juifs, avec toutes ses circonstances. A Phi- lippes et à Thessalonique Paul fut battu et emprisonné, ou du moins menacé ; ici il est absous sans avoir besoin de se défendre. Mais la situation est bien différente, et les Juifs de Macédoine avaient agi bien plus habilement que ceux de Corinthe. Là on le représentait comme un rebelle, comme un ennemi des lois romaines et de César; ici on le représente comme un schismatique juif. Evi- demment ces deux crimes ne pesaient pas du même poids dans la balance des magistrats. A Corinthe, la question étant posée comme elle l'était, la réponse de Gallion fut ce qu'elle devait être : une fin de non-rece- voir et une déclaration d'incompétence. L'autorité ro- maine permettait le libre exercice du culte juif, et elle le protégea plusieurs fois contre le mauvais vouloir des païens * ; mais elle refusa constamment de s'immiscer dans les querelles religieuses de ce peuple et de se cons- tituer l'arbitre de pareils différends. Elle n'y entendait rien et n'y voulait rien entendre. De tels soins étaient étrangers à ses attributions. C'est ce qu'exprime parfai- tement l'indifférence dédaigneuse du proconsul d'Achaïe; et dans les cas semblables, la conduite des gouverneurs romains fut invariablement la même ^ Il y a loin de là, 1 Voyez Josèque, Antiq., 1. XIV, ch. xvii. — L. XVI, ch. v, 10. — L. XIX, ch. V. 2 Les paroles de Gajlion sont les mêmes que celles de Pilate. Celui-ci 5 66 PRÉDICATION DK SAINT PAUL. comme on le voit, à une protection déclarée ou secrète du christianisme : Gallion en ignorait le nom et l'exis- tence, il jugea très-superflu d'en connaître la doctrine ; quant à Paul, il vit en lui un Juif brouillé avec ses co- religionnaires et l'abandonna à leurs ressentiments. En effet, l'Apôtre fut obligé de quitter Gorinthe peu de jours après, sans que le proconsul ait jamais rien su de ses prédications, et encore moins de ses Epîtres, par la raison fort simple qu'elles n'étaient pas écrites à cette époque ^ Ces remarques sont pleinement confirmées par le ré- cit du jugement de Paul en Palestine. Après avoir rempli sa mission en Asie et en Grèce, l'Apôtre retourna à Jérusalem, aux fêtes delà Pentecôte de l'an 58 ^. Les Juifs ne pouvaient lui pardonner son apostasie, si fatale à leur cause ; dès qu'ils le reconnurent dans le temple, leur fureur s'alluma, ils se saisirent de lui et le frappèrent, et sans l'intervention des soldats romains qui accoururent de la citadelle Antonia, il eût succombé sous leurs coups. Un épouvantable tumulte éclata dans la ville. Nous ne voulons pas donner tous les détails decette affaire qui est longuement exposée dans disait : u(jl£T<; o^zg^z, ipsi videritis, « arrans-ez cela entre vous » (Ev. s. saint Matthieu, xxvii, 24). Gallion : o^'eaôe aOxoi, videritis ipsi (Act. xvjii, 15). 1 On était- en 54. Or, à cette époque, Paul n'avait encore écrit que les deux lettres aux Thessaloniciens. Les autres Epîtres, ainsi que les Evan- giles, sont postérieures, excepté l'Evangile selon saint Matthieu, qui fu écrit en 41, en Palestine, et dans la langue du pays. Cependant saint Iré- née le reporte jusqu'à l'an 61. (Chronologie orthodoxe.) 2 Voyez don Calmet, Act. xxvi, 27. — Selon M. Glaire, ce fut en 60 (t. V).— Eu 58, selon MM. Connybear et Howson (Voy. la not. de la fin du Ile vol.). PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 67 les Actes ; nous nous contenterons de signaler les plus importants. L'accusation intentée contre Paul était à peu près la même que celle qui fut portée au tribunal de Gallion : seulement les accusateurs étaient beaucoup plus puis- sants. Que disaient les Juifs de Jérusalem? « Cet homme trouble l'exercice de notre culte dans tout l'univers ^ » A cette vague allégation, ils ajoutaient une circonstance aggravante et plus précise : il a violé l'enceinte sacrée du temple en y introduisant des étrangers au mépris de nos lois. Ici, ce n'était plus une poignée de Juifs, exilés en pays étranger, odieux au reste de la population et méprisés des magistrats, qui soutenaient l'accusation; c'était la ville entière de Jérusalem, représentée par ses chefs religieux, par le Sanhédrin et le grand prêtre. Le gouverneur ne pouvait pas, comme le proconsul d'A- chaïe, répondre par un geste de mépris ; les Juifs avaient droit au respect en Palestine ; leur crédit faisait nommer les gouverneurs ^ ; et ce peuple rétif commençait à se montrer plus remuant et plus intraitable que jamais ^ : le soulèvement de Jérusalem exigeait des ménagements. Un moyen aisé s'offrait aux Romains d'éviter toute dif- ficulté et de gagner la faveur populaire, c'était de sa- crifier l'accusé, et il est probable que Paul eût succombé s'il n'eût pas été protégé par son titre de citoyen romain. ^ Act. XXIV, 5. 2 Jonathas, fils du grand prêtre Anne, avait demandé et obtenu pour gouverneur Félix en 52. — Voy. don Calmet, Conun., Act. xxiii V. 24. 3 Josèphe, A)ït., 1. XX, et Guerre c. les Rom., 1. 11. 68 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. Cette garantie le sauva des fureurs de ses ennemis et de la faiblesse de ses juges. Ceux-ci, comme autrefois Ponce-Pilate, ne pouvaient se résoudre à prendre une décision. A voir l'acharne- ment des Juifs, leur rage forcenée, leurs instances pleines de menaces, ils s'imaginèrent d'abord qu'ils avaient devant eux un scélérat souillé de sang, fléau de la contrée, tout au moins un de ces brigands dont les incursions occupaient à cette époque les armes ro- maines. Leur étonnement fut grand quand ils enten- dirent alléguer des dissidences d'opinion, en matière religieuse, et un outrage fait au temple. Une telle ani- mosité, si éloignée des mœurs romaines, leur était incompréhensible. Aussi que répondent-ils? Ce que ré- pondaient Pilate et Gallion. « J'ai trouvé, écrit au gou- verneur le tribun Lysias qui avait arrêté Paul, j'ai trouvé qu'il n'était accusé que de certaines choses qui regardent leur loi, sans qu'il y eût en lui aucun crime qui fût digne de mort ou de prison ^ La cause fut plaidée à Césarée, résidence du gouver- neur. Césarée, dont l'emplacement n'est plus occupé aujourd'hui que par des campements d'Arabes passa- gers, était alors une cité vaste et opulente, ornée de pa- lais construits par Hérode, de temples dédiés à Auguste et à la fortune de l'empire ^ Capitale militaire de la Judée, comme Antioche l'était de la Syrie, peuplée de païens, commerçants et soldats, elle contrastait, par ses airs d'élégance profane, par ses richesses et ses plaisirs, 1 Act. XXIII, 29. 2 Josèphe, Ant., 1. XV, ch. xiil. — Gonnybear, t. II, xxil. PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 69 avec la sombre Jérusalem. Elle avait alors pour gouver- neur Claudius Félix, affranchi d'Antonia, mère de Claude, et frère de l'affranchi Pallas ^ C'est ce mari de trois reines, dont parle Suétone ^ , et ce despote au cœur d'esclave, que Tacite a flétri d'un trait ^ De- vant lui comparurent les députés du Sanhédrin et le chef des prêtres, qui avaient chargé de leur cause un de ces avocats attachés aux tribunaux de province et versés dans le droit romain *. Une injustice coûtait peu à Félix; cependant, après avoir entendu les parties, il ne se prononça point et remit l'affaire jusqu'à plus ample informé ^. Saint Paul resta en prison, avec une sorte de demi-liberté. L'indécision de Félix venait de son incompétence. Le langage des accusateurs et celui de l'accusé étaient pour lui lettres closes. Un débat oîi il s'agissait de la secte des nazaréens, de la résurrection des morts, de la foi aux prophéties, mettait en défaut toute sa pénétration. Un seul point lui semblait hors de doute : c'était l'innocence de l'accusé, et l'absence de tout délit prévu par les lois. Pour résoudre ces énigmes, il eut recours à Drusilla, sa 1 Tacite l'appelle Antonius Félix, en mémoire de sa maîtresse Antonia (Hist., 1. V, 9). — Les rois juifs Agrippa I^r et Agrippa II avaient été les familiers d'Antonia; ce qui explique qu'on ait jeté les yeux sur des affranchis delà maison pour la Palestine (Josèphe, ^n^., 1. XVlil, viii). 2 Claudius, ch. xxviii. — La première est Drusilla, fille d'Agrippa I^r; la seconde est une autre Drusilla, dont parle Tacite; elle était petite-fille d'Antoine et de Gléopâtre. On ne connaît pas la troisième. 3 Félix per omnem sseA'itiam et libidinem jus regium servili mgenio exercuit {Hist., Y, 9). —Annales, xii, 54. * Gonnybear, t. II, ch. xxii, p. 290, s Act. XXIV, 22. 70 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. femme, qui était Juive de naissance. Fille d' Agrippa V% cette Drusilla avait forcé un petit roi d'Emèse à se faire Juif pour l'épouser et, peu de temps après, elle se fit elle-même païenne pour épouser Félix. Elle périt avec un fils né de cette union, dans une éruption du Vésuve. Paul, en présence de Drusilla et de Félix, parla avec force de la chasteté et de la justice, c'est-à-dire des ver- tus qu'ils avaient le plus outragées, et menaça ses juges du tribunal de Dieu. Sa parole fit quelque impression sur Félix ; mais ne croyez pas que cet ébranlement soit l'avant-coureur d'une conversion. Non, une chose a sur- tout frappé le gouverneur dans les discours de son pri- sonnier : c'est que celui-ci était venu apporter des offrandes au temple. Il le renvoie donc en prison, en lui laissant entrevoir qu'il peut acheter sa délivrance. L'affaire est devenue pour Félix une question d'argent *. Deux ans se passèrent, et Félix fut remplacé avant d'avoir pu délivrer Paul. Ce délai n'avait pas assoupi la haine des Juifs. Lorsque le nouveau gouverneur, Por- cins Festus, alla visiter Jérusalem, ils lui demandèrent, comme un don de joyeux avènement, la condamnation du prisonnier ^. Festus répondit qu'une condamnation ne s'accordait pas chez les Romains comme une faveur, et le procès recommença. L'issue fut la même. Festus se déclara incompétent et proposa de renvoyer la cause aux tribunaux juifs. C'est alors que Paul, usant du privi- lège attaché au titre de citoyen romain, en appela à César. *'Act. XXIV, 11, 26. — Les gouverneurs romains n'en usaient pas au- trement. Josèphe, Ant., xx, 8, 5. 2 Act, XXV, 3. PREDICATION DE SAINT PAUL. 7i C'était le suprême recours des citoyens en province contre l'arbitraire des magistrats et la pression des in- fluences locales. Festus souscrivit àla demande de Paul ; il lui était d'ailleurs impossible de la repousser, car la loi Julia défendait aux magistrats de s'opposer à cet appela II n'y avait d'exception qu'à l'égard des pirates et des bri- gands pris en flagrant délit; malgré leurs réclamations, on pouvait les exécuter sur-le-champ. Dans ce change- ment dejuridiction, il fallait adresser àl'empereurun rap- port détaillé qui contînt en substance les griefs énoncés, les témoignages, la défense, l'avis des premiers juges. Or, Festus, comme Félix et Lysias, ne trouvait aucun crime dans l'accusé. Sur ces entrefaites, il reçut la visite du roi de Chalcis Agrippa II : favori de Claude et d'Agrippine, ce prince était accompagné de sa sœur Bé- rénice, fameuse par sa beauté et par ses désordres^. Festus lui fit part de ses embarras, et, pour le mettre en état de les éclaircir, manda le prisonnier. Celui-ci renouvela sa défense devant les officiers du roi et l'entourage du gouverneur. Agrippa, comme tous les juges précédents, déclara qu'il était innocent et qu'on eût pu le renvoyer absous, s'il n'en eût pas appelé à César. D'après la ré- ponse d'Agrippa, et l'opinion de Festus, on peut con- jecturer en quels termes était conçu le rapport adressé à l'empereur; nul doute qu'il ne fut très-favorable à l'accusé. Un incident de cette dernière séance nous fournit une 1 Don Calmet, Act. xxv, 11. * Dion Cassius, lxvi, 15. — Josèphe, Ant., XX, 7, 3. — Juvénal, sat. VI, V. 155. 72 PRÉDICATION DE SAINT PAUL. nouvelle preuve du sentiment de surprise excité dans les païens par la prédication des doctrines chrétiennes. Au moment oii Paul parlait de la passion et de la ré- surrection du Christ, Festus l'interrompit en s'écriant : « Yous êtes fou, Paul, votre savoir vous a égaré l'es- prit ^ )) Et comme l'Apôtre appelait Agrippa en témoi- gnage de la vérité de ses paroles, celui-ci répondit^ : (( Peu s'en faut que tu ne me persuades de devenir chré- tien. » Réponse évidemment ironique ^; mais en la sup- posant sérieuse, elle montrerait combien l'impression du langage apostolique était différente sur les Juifs et sur les païens. Agrippa peut comprendre et approuver la re- ligion prêchée par Paul; mais Festus en juge comme les philosophes d'Athènes, comme tous les gentils, au rapport de l'Apôtre lui-même, gentihus stulti-- tiam. Là se termine la prédication de l'Apôtre en Orient et en Grèce (année 60). Nous en avons examiné avec soin les circonstances principales. Comme la vie de saint Paul renferme deux parties, l'une certaine et l'autre conjecturale, il nous a paru indispensable d'in- sister sur la première, afin de préparer aux hypothèses à venir de sohdes fondements. Ces recherches scrupu- leuses sur la jeunesse et l'éducation de l'Apôtre, sur les résultats de ses courses apostoliques, cette étude atten- tive des premiers effets produits par l'établissement de 1 Act.xxvi , 24*, 19. 2 Act. XXV, 28. 3 Voyez don Galmet^ ibid. PRÉDICATION DE SAINT PAUL. 73 la foi nouvelle, en ramenant l'imagination au sentiment de la vérité, à l'intelligence exacte des temps et des faits, nous fourniront le moyen le plus efficace de combattre avec succès le vague des conjectures et la témérité des suppositions. 74 SAINT PAUL A ROME. CHAPITRE II Arrivée de Paul à Rome. — État de TÉglise chrétienne de cette ville. — Les Juifs de Rome. — Paul devant Néron. Son acquittement. — Des conversions opérées par l'Apôtre. — Chrétiens de la maison impériale. — L'échanson et la concubine de l'empereur. — Prétendus entretiens de Sénèque et de Paul. C'était depuis plusieurs années un projet arrêté dans l'esprit de Paul de visiter la capitale du monde païen et l'Eglise que Pierre y avait fondée ^ L'homme ardent et intrépide qui avait souffert huit fois les verges et la pri- son, qui avait été une fois lapidé, trois fois naufragé, en courant annoncer la loi nouvelle dans d'obscures cités de Grèce et d'Orient, devait ambitionner pour sa parole et pour ses souffrances un champ plus vaste et des dan- gers plus profitables au christianisme. Ce désir entra sans doute pour beaucoup dans la résolution qu'il prit d'en appeler au tribunal de César. On sait dans quel état il débarqua sur le sol romain. Il faisait partie d'une troupe de prisonniers que Festus, suivant l'usage des gouverneurs, envoyait à Rome sous la garde d'un cen- turion. Luc et Aristarque de Thessalonique l'accompa- gnaient volontairement. Ils prirent terre à Putéoli, port de mer, situé sur le 1 Épitre aux Romains, ch. xv, v, 24. SAINT PAUL A ROME. 75 golfe de Cumes, non loin de Baies et de Naples, à 10 milles environ de Capoue et de la voie Appienne, et à 130 milles de Rome. Quelques familles juives habi- taient depuis longtemps cette ville ^ ; l'Evangile y avait aussi pénétré, et les chrétiens qui y résidaient, appre- nant l'arrivée de Paul, déjà connu d'eux par sa renom- mée et par sa lettre aux Romains, s'empressèrent autour de lui, le forçant à accepter l'hospitalité durant sept jours. Les frères de Rome, prévenus à leur tour, vinrent à sa rencontre jusqu'au marché d'Appius, forum Appii, à la descente du bateau qui traversait les marais Pon- tins par le canal de César. Il y avait dans ce lieu de passage un perpétuel encombrement de matelots, de voyageurs, de cabaretiers ^. Dix milles plus loin, aux Trois-Loges^ une nouvelle députation les rejoignit. Cet hommage rendu au nouveau venu était peut-être une coutume que les chrétiens avaient empruntée des Juifs. Car nous lisons dans Josèphe qu'à l'arrivée d'un pré- tendu fils d'IIérode en Italie, les Juifs de Putéoli et ceux de Rome vinrent à sa rencontre, absolument comme les chrétiens au-devant de l'Apôtre ^ Ainsi cheminait saint Paul, enchaîné parmi des prisonniers, et escorté, à quelque distance, d'une foule respectueuse : les deux troupes suivaient la voie Appienne où se croisaient d'in- nombrables voyageurs en litière, à pied, à cheval, en voiture ^. On était au printemps de 61 ^. Le préfet du 1 Josèphe, Ant., xvii, 14. 2 Horace, sat. 5, 1. I. 3 Josèphe, Anf., xvii, 14. * Voyez Connybear, t. II, ch. XXV, p. 312. 5 Connybear, t. II, fin. Résumé chronologique. — D. Galmet. — Tille- 76 SAINT PAUL A ROME. prétoire à qui furent remis les prisonniers était Burrhus. Il permit à Paul de résider où il voudrait, sous la sur- veillance d'un soldat au bras de qui il restait attaché. Félix, Festus et le centurion Julius avaient usé des mêmes ménagements envers leur prisonnier * ; il n'est donc pas étonnant que Burrhus, sur les renseignements favorables qui lui étaient transmis, ait montré une égale indulgence. Gardé à vue par un soldat, que remplaçaient tour à tour ses camarades, et accompagné de Luc, d'Aristarque et des chrétiens de cette ville , Paul loua un apparte- ment suivant l'usage des étrangers à Rome'^; il est probable qu'il le choisit dans le quartier juif, non loin de la rue et de la place Aurélia, où habitait la colonie israélite; c'était aussi le quartier où l'on trouvait le plus grand nombre de maisons à louer ^ Son premier soin fut de convoquer les principaux d'entre les Juifs ^ ; enchaîné à un gardien inséparable, il lui était impossible de se rendre lui-même, selon sa coutume, à la syna- gogue. Comme à l'ordinaire, il en convertit quelques- uns et souleva les autres contre lui^. Pendant deux ans, dit son historien, il resta dans cette demeure, re- cevant tous ceux qui venaient à lui, et leur annonçant le royaume de Dieu, en pleine sécurité, et sans empê- mont. — M. Glaire. — Selon la chronique d'Eusèbe, ce fut en 58. Selon Gave^ ce fut en 67. 1 Voyez Actes xxiv, 23 ; — xxvii^ 3. 2 'Ev lûtfo [/.iCTÔwfxaxi, in suo conducto (Act. xviil, 30). 3 Effezobry, Rome au siècle d'Auguste, lettre xiv, '* Act. XXVIII, 17. s Id., ibid., 24. SAINT PAUL A ROME. 77 chement*. Voilà tout ce que nous apprennent les Actes sur son séjour à Rome, et c'est ici que commencent les hypothèses. Quels étaient ces hommes qui venaient s'instruire auprès de l'Apôtre? Quelles sont les conver- sions qui signalèrent sa prédication pendant ces deux années? Avant d'examiner cette question particulière, il importe de rechercher quelle était la situation de l'Eglise de Rome en 61. Elle avait été fondée par saint Pierre en 42 ^ En 58, Paul écrivant aux membres de cette Eglise parlait de leur foi déjà célèbre dans toutes les communautés chrétiennes de l'univers^. On ne peut pas dire avec précision quel était le nombre des chrétiens de Rome à cette époque, ni de quels éléments se composait leur Église. Selon toute apparence, elle comprenait, à l'ori- gine , beaucoup de Juifs et de prosélytes convertis ; ce qui le prouve , ce sont les noms grecs de la plupart des membres nommés dans l'Epître de saint Paul''; c'est surtout cette Epître même, écrite pour conciher les droits nouveaux des gentils avec les anciennes préroga- 1 Id., ibid., 31. ' Voyez Tillemont et les autorités qu'il cite, art. 28. — M. Glaire : « La tradition de l'Eglise romaine, les témoignages des Pères sans excep- tion, Papias, saint Ignace, Gains, Denys de Corinthe, saint Irénée, Ori- gène, Tertullien, Clément d'Alexandrie, tous les monuments ecclésiastiques attestent que saint Pierre fonda l'Eglise de Rome. » (T. VI, art. V, eh. II.) 3 Ep. aux Romains, cli. i, v. 8. * « Les noms grecs des chrétiens de Rome font voir que la plupart étaient venus de Grèce et d'Orient. » (Fleury, llist. ecclés.) — Les noms latins qui s'y trouvent mêlés ne prouvent même pas qu'il y eût beaucoup de Romains, car, nous l'avons vu plus haut, les Juifs et les étrangers prenaient souvent des noms latins. 78 SAINT PAUL A ROME. tives des Hébreux. On peut dire encore , par un argu- ment emprunté à une époque postérieure, que si les premiers chrétiens avaient compté parmi eux beaucoup de Romains, Néron n'aurait pas imaginé d'apaiser le peuple de Rome par leur supplice. Il semble donc qu'ori- ginairement l'Eglise de Rome se composait en grande partie d'étrangers, Juifs, Grecs et Orientaux. Quant au nombre des néophytes, nous ne pensons pas qu'il s'élevât alors au delà de deux ou trois mille ; peut-être même serait-il raisonnable de le réduire à quelques cen- taines. La colonie juive tout entière ne dépassait pas huit mille hommes *, et ses chefs, convoqués par Paul, étaient encore mal instruits de ce qui concernait le christianisme ^. Or, la population totale de Rome peut s'évaluer à près de deux miUions et demi d'habitants ^ : un million de citoyens, un million d'esclaves, et plu- sieurs centaines de mille d'étrangers, a Des villes muni- cipales, des colonies, de la terre entière, on se rendait à grands flots dans cette capitale, oii les plus grandes récompenses étaient décernées aux vertus et aux vices *.» C'est la patrie du genre humain , ajoute Sénèque ; c'est le cloaque de l'univers, dit Tacite ^. Les villes modernes 1 Josèphe, Ant., xvii, 12. — C'est encore le chiffre actuel de la popu- lation juive à Rome, dans le Ghetto. — A Paris, ils sont aujourd'hui 10,719 (Voy. Darbois, Diocèse de Paris, 1836.) — D'autres calculs élè- vent jusqu'à près de 20,000 le nombre des Juifs qui habitaient Rome sous Claude et sous Néron. — Yoy. Philon par M. Delaunay, et les autorités que cite cet auteur. Pages 99 et 101. 2 Act. XXVIII, 22. 3 MM. Connybear et Howson, t. II, ch. xxv, p. 37G, n. 12, et p. 377. — Selon ces auteurs, on comptait 700 sénateurs et 10,000 chevaliers. '^ Sénèque, Cons. à Helvia^ 6. s Tacite, Ann. xv, 44. SAINT PAUL A ROME. 79 les plus populeuses et les plus brillantes ne donnent qu'une idée imparfaite de cet immense rendez-vous du monde ancien, oîi toutes les conditions, toutes les reli- gions, tous les métiers se trouvaient réunis et entassés dans un circuit d'environ douze milles, sous la garde de quelques soldats ^ Au sein de cette agglomération monstrueuse, de ce mélange bizarre et disparate d'Ita- liens, de Grecs, d'Asiatiques, d'Egyptiens, d'Africains, de Gaulois et d'Occidentaux, pour combien comptaient huit mille Juifs et quelques milliers de chrétiens? En face de l'île formée par le Tibre, s'étendait un faubourg souvent inondé par les crues du fleuve ; là, dans des rues étroites, ir régulières et sombres, habitait le bas commerce de Rome, marchands d'allumettes, trafi- quants de vieux cuirs et de verres cassés, vendeurs am- bulants, foule criarde, qui descendait journellement du Janicule aux ponts Cestius et Fabricius. C'est dans ce quartier, d'apparence misérable, mais sans cesse animé des mille bruits du petit négoce, que la colonie juive avait fixé sa résidence ^ S'il est permis de raisonner d'après de constantes analogies , saint Pierre et saint Marc, en arrivant à Rome, se rendirent d'abord à la synagogue , et firent leurs premières conquêtes parmi les Hébreux et les prosélytes. C'est donc cette région qui vit les premiers chrétiens ; c'est de là que l'Évangile 1 Les troupes casernées dans Rome s'élevaient à Jo^OOO hommes envi- ron. — Connybear, etc., ibid., p. 376. 2 Dion Cass., 1. XLIII, 20; Gonnybear, etc., ibid., p. 378; Martial, 1. I, 42; Juvénai, sat. XIV, v. 186; Philon, De légations ad Caium. — Delaunay, p. 27. Sur l'établissement des Juifs à Rome, lire les pages 27, 99, 101 et 102 de cet auteur {Philon et ses écritSy 1867). 80 SAINT PAUL A ROME. s'avança à la conquête de l'immense cité. C'est de ce même côté, pensons -nous, que Paul vint louer un appartement. Tout nous porte à croire que les chrétiens, à cette époque, étaient ignorés du gouvernement, ou du moins considérés comme une secte juive, appelée par la synagogue secte des nazaréens ^ Les magistrats, dé- daignant ces querelles religieuses, comme nous l'avons vu à Corinthe et à Jérusalem, n'intervenaient que pour rétablir la paix publique , lorsqu'elle était troublée par l'animosité des factions. Or, l'établissement du christia- nisme mit en feu le quartier juif à Rome, aussi bien que dans les provinces ; les Juifs de cette ville, suivant Cicéron, étaient particulièrement séditieux et turbu- lents^; aussi les désordres devinrent si fréquents et si in- tolérables , que l'empereur Claude bannit de Rome et de l'Italie tous les Israélites ^ : a Judœos, impulsore Chresto, assidue tumultuantes , Roma expulit^. » Ce passage de Suétone , dont le sens est plus clair pour nous que pour l'auteur lui-même, prouve qu'à Rome, comme ailleurs, les premiers chrétiens étaient confondus avec les Juifs, et que le gouvernement pensait à ce sujet comme FéHx et Festus : « Ce sont des questions de mots, et des dis- cussions touchant leur loi et un certain Jésus, ou Christ, que les uns disent mort, tandis que les autres le croient vivant ^. )) Rapprochés par une origine commune et par 1 Actes, XXIV, S. 2 Pro Flacco : « Muititudinem Judseorum, tlagrantem nonnunquam in concionibus. II. 3 Vers 53. * Suét. Claud., 25. ^ Actes, XXV, 19. SAINT PAUL A ROME. 81 la ressemblance apparente de certaines croyances et de certaines pratiques, le judaïsme et le christianisme se distinguaient difficilement aux regards peu clair- voyants des païens , et il fallut l'accroissement extraor- dinaire de l'Église, la haine acharnée de la synagogue contre les chrétiens, pour faire ressortir les différences profondes qui séparaient deux religions dont l'hostilité était si vive et la puissance si inégale ^ Encore voyons- nous pendant plusieurs siècles bon nombre d'écrivains renouveler la même confusion, soit à dessein, soit par ignorance. Nous devons donc, pour bien juger de l'état du chris tianisme à Rome en 6 1 , compléter ce que nous avons déjà dit des Juifs de cette ville. L'esprit aventureux et mer- cantile de ce peuple avait conduit sur les bords du Tibre quelques familles Israélites, probablement vers le temps 011 Judas Machabée conclut un traité avec le sénats La colonie grossit rapidement ; elle s'augmenta des prison- ^ Quelques auteurs, il est vrai, ont prétendu que le christianisme, dès l'origine, avait été connu du g-ouvernement romain par les rapports de Pilate à Tibère. — « Le gouverneur de Judée, disent-ils, envoya à l'empe- reur une relation de la mort, de la résurrection et de l'ascension de Jésus- Christ, en demandant que sa divinité fût reconnue. Tibère, favorable à ces conclusions, en référa au sénat qui passa outre. Sans cette opposition, Jésus-Christ eût été reconnu comme l'un des dieux de l'empire, ou du moius la religion qu'il avait fondée eût été autorisée par les lois. Tibère défendit de persécuter les chrétiens. » — Voy. le Mémoire de M. l'abbé Greppo sur l'établissement du Christ. — Voy. aussi Tillemont, Mém. ecclés., art. ix. — Tout ce qu'il y a de vrai ou de vraisemblable dans ces assertions se réduit à dire que Pilale envoya un rapport à l'empereur sur la condamnation de Jésus, suivant la coutume des gouverneurs, et il y a apparence que ce rapport, confondu avec taut d'autres, n'attira pas l'attention de l'empereur, ou que le contenu fut mal jugé et mal compris de celui-ci. * 157 ans av. J.-C. — V. Josèphe, Ant.. xn, 17. — Justin, 1. xxxvi, 3. 82 SAINT PAUL A ROME. niers de guerre, amenés par Pompée et Gabinius, et qui, une fois affranchis, se joignirent à leurs compa- triotes ^ Enhardis par la hcence que le conflit des partis laissait régner dans Rome, ces nouveaux venus jouèrent quelque rôle dans les assemblées du forum par les dé- sordres qu'ils y excitaient. Cicéron qui s'en plaint, et qui peut-être avait eu à en souffrir, remarque qu'ils agissaient avec beaucoup d'ensemble et une parfaite union ^. Auguste leur permit de participer aux distri- butions de blé faites au peuple ; si elles avaient lieu un jour de sabbat, la part des Juifs leur était remise le len- demain^. Tombés dans la disgrâce de Caligula et de Néron, malgré le séjour momentané de quelques-uns de leurs princes à la cour impériale, flétris par le mépris public, comme nous l'avons dit plus haut, ils ajoutaient encore à la répugnance qu'inspiraient leurs mœurs étranges , par la bassesse des métiers et des trafics aux- quels ils se livraient. Un Juif à Rome était revendeur, marchand ambulant des faubourgs , ou bien un de ces mendiants que Martial met au nombre des embarras de la viUe ^, un interprète de songes ^, un diseur de bonne 1 Philon, De légat, ad Caium. — Delaunay, pages déjà citées. 2 Pro Flacco : « Scis quanta sit manus, quanta concordia, quantum va- lemt in conciouibus. » 3 Philon^ De légat, ad Caium. '* Dans Martial, le Juif se trouve placé parmi les tisserands, les serru- riers, les maîtres d'armes, les foulons, etc. : A matre doctus nec rogare Judœus (cessât). (XTI, epig. 57.) 5 Juvénal, Sat. vi, 399 : Qualiacumque voles Judaei sorania vendunt. SAINT PAUL A ROME. 83 aventure * ; quelques-uns expliquaient pour de l'argent les lois de Moïse ^. Aux yeux des Romains, Juifs, Égyp- tiens, Chaldéens, astrologues, Grecs au petit manteau, prêtres d'Isis et de Cybèle, bouffons, jongleurs, se con- fondaient dans une seule et même tourbe, qui toujours bafouée, souvent bannie, revenait avec opiniâtreté. Malgré le mépris dont ils étaient l'objet, les Juifs, comme nous l'avons prouvé, ne laissaient pas que d'exercer une certaine influence, par leurs mœurs et leurs doctrines, sur la population romaine. Juvénal nous représente une Juive s'introduisant dans la maison d'une matrone à qui elle traduit et commente la Bible ^. Si pour beaucoup de Romains et surtout de Romaines c'était affaire de superstition ou de pure curiosité , on peut croire qu'il y eut des conversions sincères. Cette Pomponia Grœcina , dont la tristesse pleine de dignité contraste avec le dévergondage des Messalines du temps, et qui eut à se justifier, au péril de sa tête, devant sa famille et son mari, de s'être affiliée aux superstitions étrangères ^, peut être considérée comme une véritable prosélyte, attachée de cœur au culte du vrai Dieu. Quelques-uns même veulent que ce soit une 1 Ibid., V. 400 : Spondet aniatorem teneriim, vel divitis orbi Testamentum ingens, etc. 2 Josèphe, 1. XVIII, 5. 3 Sat. VI, 395 : Arcanam Judaea tremens mendicat in aurem, lutorpres legum solymarum, et mapna sacerdcs Arboris,ac summi fida internuntia cœli. ^ Annales, xiil, 32. C'était vers 57. 84 SAINT PAUL A ROME. des premières chrétiennes de Rome*. Au contraire, nous rangerons parmi les femmes superstitieuses dont parle Juvénal, qui appelaient auprès d'elles les Juifs, en même temps que les Chaldéens et les prêtres d'Isis, l'im- pudique Poppée, qui craignait Dieu, dit Josèphe, et protégeait Israël à la cour ^ Sous le règne de Tibère, une autre femme de condition, nommée Fulvie, fut pareillement gagnée au judaïsme ; sur les plaintes de Saturninus, son mari, Tibère exila de Rome tous les Juifs ^ Les persécutions exercées contre les Juifs eurent donc pour motif l'ardeur de prosélytisme qui les animait, non moins que leur turbulence. Par ces mesures sé- vères, le gouvernement voulut punir et réprimer leur active propagande, comme il sévissait contre la religion égyptienne et les excès des astrologues^. l\ voyait le peuple romain cerné et assiégé par un débordement d'étrangers, dont les mœurs, les lois, la langue, les croyances tendaient à envahir la cité ; c'était une pres- sion continuelle, une attaque sans cesse renouvelée sous des formes multiples ; de temps en temps il s'armait de rigueur et repoussait l'invasion ^. L'élément chrétien vint à son tour pénétrer cette masse immense. On peut dire qu'il entra dans la société 1 M. l'abbé Greppo (trois Mémoires). - Josèphe, Ant. xx, 7. 3 Josèphe, Ant. x\ui, 5. *• Tacite : « Actum et de sacris segyptiis jiidaïcisque pellendis : factum- que patrum consultum ut quatuor millia Ubertini generis, ea aupersti- tione infecta in insulam Sardiniam veherentur ceteri cédèrent Italia. » {Ann., w, 85.) s Sur l'introd. des divinités orientales à Rome, voyez M. Villemain, Di^ Polythéisme (Tabl. de l'éloq. chr., p. 28 et 29). SAINT PAUL A ROME. 85 romaine, là comme ailleurs, par la voie que le judaïsme y avait ouverte. Se détachant bientôt de cet auxiliaire changé en ennemi, il s'avança de lui-même, combattit et triompha par ses propres forces. Il est donc facile, d'après ce qui précède, de se représenter le premier travail de l'influence chrétienne à Rome, et les traits sous lesquels l'Eglise apparut d'abord aux yeux des Romains. Comme nous l'apprennent les Épîtres de saint Paul et les écrits des apologistes, la prédication évangélique ^ agit d'abord sur les dernières classes de la société, sur des esclaves, des affranchis, des femmes, des artisans, sur tous ces rebuts de l'espèce humaine que foulaient aux pieds l'aristocratie et le peuple ro- main; de plus, il se glissa parmi les convertis des hypocrites, des hérétiques, des libertins qui aposta- sièrent ensuite et, mêlés aux Juifs, décrièrent la reli- gion que leurs vices avaient déshonorée^. Les païens, qui apercevaient dans l'EgUse du Christ une multitude d'hommes de toute race , qu'ils étaient habitués à mé- priser et dont ils ne connaissaient que la condition misérable et les métiers abjects, ne trouvaient pas d'expressions assez fortes pour la flétrir. Ils la chargèrent de tous les opprobres accumulés sur la tête des Juifs, des Égyptiens, des Orientaux et des Grecs qu'ils voyaient dans ses rangs, et la traitèrent comme l'une de ces superstitions malfaisantes dont Rome était in- ^ Nous sommes tout disposés à croire que les chrétiens de la maison de Narcisse étaient des esclaves de cet affranchi fameux. (Ep. aux Rom., XVI, 11.) — Sur ce Narcisse, voyez Tillemont, A7't. sur saint Paul, et M. Greppo (trois Mém., n» 1). 2 Saint Paul, Ep. aux Phil., 1, 15. 86 SAINT PAUL A ROME. festée. iVinsi s'explique l'opinion de Tacite et de Sué- tone; les termes * dont ils se servent, et qui à première vue nous étonnent, sont l'expression vraie du sentiment public au sujet du christianisme naissant. Lorsque de leur maison patricienne ou du palais de César '^j ils jetaient les yeux sur ces misérables^ appelés chrétiens par dérision, disciples de Chrest^ et cachés dans les bas faubourgs du Tibre , ils étaient loin de se douter de la beauté morale des lois qui réglaient cette association soupçonnée d'infamies, et de discerner dans l'obscurité de ses commencements l'éclat de cette doctrine nou- velle qui allait bientôt « illuminer les souillures du paganisme^. » Après avoir éclairci la question générale de l'établis- sement du christianisme à Rome, venons aux faits par- ticuliers qui nous restent à examiner. Nous avons laissé Paul au milieu des fidèles attirés par le bruit de son arrivée, et qui sans doute venaient de jour en jour lui amener leurs parents, leurs amis, tous ceux qu'un avant-goût du royaume de Dieu, une curiosité frivole ou sérieuse, une instruction prépara- toire disposaient à entendre la parole apostohque. De- meura-t-il pendant deux ans , comme prisonnier, dans 1 Suétone : « Afflicti suppliciis christiani, genus hominum superstitio- nis novœ et maleficee. » (V. Neronis, 16.) — Tacite : « Ergo abolendo rumori Nero subdidit reos et qusesitissimis pœnis adfecit quos per flagitia invisos vulgus christianos appellabat... repressaque in prœsens exitia- bilis superstitio rursus erumpebat.... Unde quanquam adversus soutes et novissima exempla meritos miseratio oriebatur.... [Ann., xv, 44.) 2 Suétone fut secrétaire d'Adrien. 3 <( later quos lucetis sicut luminaria in mundo. » Saint Paul aux Phil., II, lo. SAINT PAUL A ROME. 87 la maison qu'il avait louée et qu'il habitait sous la garde d'un soldat? Ou bien, pouvait-il aller prêcher, comme à Corinthe et à Ephèse, dans les maisons des chrétiens, dans quelque cœnaculum plus vaste que le sien? Quoi qu'il en soit, ce serait une grave erreur que de se représenter Paul sur les places, dans les jardins publics, dans les car- refours, armé d'une croix , et convertissant par un discours le tiers ou le quart de la population ^ Les choses n'allaient' pas ainsi. Cette prédication en plein air n'était guère pos- sible qu'en Judée, sur les montagnes, aux bords des lacs et des torrents de la Terre-Sainte, oii de tout temps avait soufflé l'esprit de Dieu; cet ébranlement des cœurs ne pouvait se communiquer dans d'aussi larges propor- tions qu'au sein d'un peuple préparé de longue main par ses croyances héréditaires et par les enseignements de Jésus. Même dans les vihes grecques et asiatiques , dont les mœurs et le laisser-aller autorisaient une cer- taine liberté oratoire, Paul s'adressait en secret à un auditoire particulier ^ ; à plus forte raison en usa-t-il de même à Rome oii la sévérité des lois s'opposait à l'intro- duction de toute doctrine religieuse non reçue par l'Etat. Malgré le silence de l'historien sacré, nous allons, grâce aux Epîtres de Paul, retracer les principaux ré- sultats de ses efforts. La présence de l'Apôtre redoubla le zèle des chrétiens de Rome ; un mouvement inaccoutumé se fit parmi eux ; l'Évangile fut annoncé avec plus de hardiesse et de confiance; l'éloquent prisonnier, dont la parole n'était 1 C'est l'imagination des auteurs d'apocryphes. 2 Excepté à Athènes, comme nous l'avons dit plus haut (p. 56). 8S SAINT RAUL A ROME. point enchaînée, inspirait à tous son courage et son audace ^ Nous pouvons donc rapporter à cette époque une augmentation notable dans le nombre des fidèles ; on peut penser aussi que le gouvernem^ent romain, s'éclairant par degrés sur l'existence et les progrès du christianisme, commença à s'apercevoir que ce n'était point seulement une secte juive en dispute avec ses coreligionnaires sur une question de mots, mais une religion nouvelle qui aspirait à se détacher du judaïsme et à se rendre indépendante. Au miUeu des soins que réclamait l'Eglise de Rome, Paul n'oubliait pas les chrétiens d'Orient. Il écrivit aux Ephésiens, aux Philip- piens, aux Colossiens ^, pour les maintenir dans la foi et dans le devoir. Toutes ces lettres parlent de sa capti- vité, qui fut longue, et portent pour ainsi dire la marque de ses liens. Il en est une qui abonde en métaphores empruntées à l'art militaire ^ ; l'armure spirituelle du chrétien y est comparée aux armes romaines : on sent qu'elle a été écrite en face de ces gardiens que le Pré- toire lui envoyait chaque jour et qui étaient les témoins étonnés de ses discours et de sa puissance. Peu à peu , le bruit de la prédication de l'Apôtre di- vulgué par les soldats se répandit dans le Prétoire. On sut qu'il était prisonnier pour la cause du Christ, qu'il annonçait la doctrine du Christ, faisait des prosélytes au 1 Ep. aux Phil., ch. i, v. U, J5. — 11^ à Tim., ii, 9. ' Pendant ces deux années, de 61 à 65, furent écrites l'Epître aux Ephé- siens, celle à Philémon, celle aux Colossiens, celle aux Philippiens. (MM. Connybear, etc., t. II, ch. xxv et xvi.) — M. Glaire rattache aussi à cette époque la 11^ à Timothée (t. VI). 3 Ep. aux Ephés.^ vi^ v. 10 et suiv. SAINT PAUL A ROME. 89 nom du Christ* ; ce nom, répété dans les conversations militaires, parvint facilement jusqu'à l'empereur. Faut- il inférer de là qu'il y eut des conversions dans le Pré- toire, et que la parole évangélique fut toujours bien comprise et bien appréciée des soldats italiens, qui com- posaient la garde prétorienne; ou bien encore, que l'Apôtre fit usage, en cette occasion, de moyens surna- turels? Rien dans le passage cité de l'Epître aux Philip- piens n'autorise cette supposition. Paul se borne à dire que la cause de sa captivité fut bientôt connue de ses gardiens, et que tous les soldats s'entretenaient du pri- sonnier qui prêchait une religion nouvelle et un Dieu inconnu. Tel est le sens exact de ses paroles. La tolé- rance dont on usa envers lui , et qui profita aux chré- tiens en les encourageant, s'explique par le peu de crainte qu'il inspirait et par le peu d'importance qu'on accordait alors à la prédication. Le prétoire dont parle rÉpître n'était probablement pas le camp prétorien, situé hors des murs, mais un poste attenant au palais, 011 les prisonniers étaient conduits à leur arrivée , et oii ils venaient, au besoin, comparaître '^ Ce qui est certain, c'est que non-seulement le nom du Christ pénétra dans le palais impérial, mais que 1 Aux Philip. j I, 12 : « Scire autem volo, fratres, quia quae circa me sunt magis ad protectum venerunt Evangelii : ita ut vincula mea mani- festa fuerint, inChristo, in omni praetorio et in caeteris omnibus : et plures e fratribus in Domino, confidentes vinculis meis, abundantius auderent sine timoré verbum Dei loqui. » (v. 13 et 14.) 2 Nous en voyons une preuve dans Josèphe, Ant., xviii, 8. L'historien parle d'un poste de soldats et d'une sorte de prison, ou de salle d'attente, où l'on conduisait les prisonniers. Ce poste était un reste du petit camp qu'Auguste avait étabU près de sa maison sur le Palatin, (TipaTyiyiov (Dion Gassius, XLliij 16). 90 SAINT PAUL A RO\!E. l'Evangile y fit des conquêtes parmi les esclaves de Cé- sar. * Pour qui connaît la composition d'une maison romaine, d'une familia romana^ le nombre infini d'es- claves de tout âge, de toute nation, de toute couleur^, qu'elle renfermait, rien d'étonnant que les apôtres y aient trouvé des Juifs, des prosélytes, dont ils firent des chrétiens, et par l'intermédiaire desquels ils purent con- vertir des idolâtres. A Rome, la maison d'un grand comptait plusieurs centaines, quelquefois plusieurs mil- liers d'esclaves ; l'histoire cite de riches particuliers qui en eurent dix mille , vingt mille ; Auguste et Livie en possédaient plus de six mille à la ville seulement ^. Ja- mais le maître ne connaissait tous ses serviteurs et n'é- tait connu d'eux; un nomenclateur lui disait leurs noms et interprétait leur langage; quelques favoris exerçaient le commandement par délégation. Que devait être la maison de Néron, où, sans parler du personnel immense des domestiques inférieurs, une troupe de ba- ladins et d'histrions étrangers vivait des caprices du maître? La Judée, traversée par les armes romaines, avait fourni, comme toute province, son contingent à la servitude; des esclaves juifs étaient sans doute employés dans le palais; Josèphe en a mentionné quelques-uns : un Allus de Samarie, sous Auguste ; une esclave de Livie ; un Protus, affranchi d'Antonia, mère de Germanicus ; un Aliturus , affranchi de Né- 1 Ep. aux Phil., iv, 22 : oi sx vt\<5 Kaicrapoç otxta; (Voyez Tillemont, sur S. Paul.) 2 « Familiarum numerum et nationes. » (Tacite, Ann.y m, 53.) 3 Voyez Dezobry, Rome au siècle d'Auguste, lettre X. SAINT PAUL A ROME. 91 ron*. N'est-il pas naturel de penser que ces esclaves, fidèles au culte de leurs pères, profitaient des instants de trêve que leur laissait le travail quotidien pour se rendre à la synagogue; qu'ils y entendirent par- ler des chrétiens, virent les apôtres, et rapportèrent parmi leurs compagnons de captivité cette religion nou- velle, si douce à l'infortune? Voilà l'explication la plus simple et la plus vraisemblable de ce passage : elle est conforme à toutes les données de l'histoire ecclésias- tique ^. Tel est le résultat connu de la prédication de Paul durant ces deux années^. Pendant que ces événe- ments de si grande conséquence s'accomplissaient en secret, à quelques pas du Capitole, le train des affaires, des plaisirs et des cruautés de la grande ville continuait le luxe insolent des grands, la basse avidité des clients, la dépravation féroce de la multitude s'étalaient sur ces places et dans ces larges rues oii roulait à flots pressés une population bruyante. Sur la scène du monde païen, au grand jour de la vie publique, Néron tuait sa mère, répudiait sa femme, épousait sa concubine, perdait Burrhus , disgraciait Sénèque , et se faisait cocher , joueur de lyre et comédien (0 1-63). 1 A fit., XVIII, 8. — Biographie. 2 C'est parmi les esclaves du palais qu'il faut placer l'échanson et la concubine de Néron, dont parle saint Jean Glirysostome. On a essayé, mais sans résultat, de retrouver leur nom dans l'histoire (Voy. M. Greppo, trois Mémoires). 3 On a aussi attribué à l'Apôtre les conversions du poëte Lucain, d'E- pictète, d'Epaphrodite, de Démétrius le Cynique, de Thraséas (voyez M. Greppo et M. Fleury, t. II, 111^ partie, xiii). Mais ces hypothèses sont (OU rejetées ou mollement défendues par ceux mêmes qui soutiennent la tradition relative à Sénèque. 92 SAINT PAUL A ROME. Le moment de comparaître devant l'empereur était arrivé. Pour expliquer ce délai de deux années, on a dit que les accusateurs de Paul n'avaient pu s'embarquer, au plus tôt, que pendant l'été de 61; qu'ils avaient dû recueillir les dépositions de témoins éloignés, faire venir ces témoins eux-mêmes, préparatifs et formalités qui prirent aisément un certain nombre de mois^ Une autre raison, non moins plausible, c'est la multitude des causes pendantes au tribunal de César, et la paresse ordinaire à un juge capricieux et irresponsable ^ L'his- toire mentionne une ambassade juive envoyée à Rome dans le cours de l'année 61. Elle avait pour chef le grand prêtre Ismaël, et venait s'expliquer au sujet d'un mur du temple, voisin du palais d'Agrippa, et très-in- commode pour ce prince ^ Peut-être fut-elle chargée, en outre, de poursuivre l'affaire commencée contre l'A- pôtre ^. Ce n'était pas la première fois que des députés juifs venaient à Rome exprimer un vœu ou déposer une plainte. Sous Auguste, cinquante ambassadeurs de cette nation demandèrent l'éloignement du roi Archélaiis. Ils furent entendus dans le temple d'Apollon, avec une certaine solennité, et éconduits ^. D'autres, plus heu- reux, obtinrent de Claude la condamnation de Cumanus et des Samaritains. Les parties avaient fait agir des in- fluences; mais les affranchis de l'empereur, qui ap- 1 Gonnybear, etc., t. II, ch. xxv. 2 Tibère, par exemple, retardait infiniment l'audition des causes (Josèphe, Ant., xviii). 3 Josèphe, Ant., xx, 7. '* ConnyheaiV\ ibid. s Josèphe, Ant., xvii, 12. SAÎNT PAUL A ROME. 93 puyaient les Samaritains, ne purent l'emporter sur le crédit d'Agrippine, qui intervint en faveur des Juifs ^ En l'an 60, des prêtres furent envoyés à Rome par Fé- lix, pour se disculper de certains griefs qui pesaient sur eux ; l'historien Josèphe, âgé de vingt-six ans, les ac- compagnait. Aliturus, comédien juif, assez bien en cour, leur concilia la faveur toute-puissante de Poppée. Un an après, Ismaël et ses collègues réussirent par les mêmes moyens^. Il était donc naturel de supposer que les ennemis de l'Apôtre avaient eu recours à la protectrice ordinaire des Juifs ; et l'on s'est demandé comment l'accusé avait pu résister à cette ligue. Mais remarquons que l'inter- vention de Poppée, la poursuite des Juifs et le procès tout entier sont de pures hypothèses. Paul fut-il ac- quitté? On ne le sait pas avec certitude ^ Fut-il même accusé de nouveau ; et ne peut-on pas supposer que les Juifs, rebutés par deux échecs et satisfaits de son dé- part, ont néghgé de le suivre jusqu'au tribunal de Cé- sar? Toutefois, l'opinion qui a prévalu, c'est que le pro- cès s'instruisit derechef et que l'accusé fut acquittée Mais est-il étonnant qu'on ait absous à Rome un inno- 1 îd.^ XX, 5. « W., XX, 7. 5 Gonnybear, etc., t. IJ, cli. xxvii. — Tillemont (art. 47) : « 11 ei=t inu- tile de chercher comment arriva sa délivrance, puisque ni lui, ni aucun ancien ne nous en dit rien, sinon qu'Eusèbe et quelques autres disent qu'il s'était justifié, rapportant à ce temps-ci avec assez peu de probabilité ce que saint Paul mandait deux ou trois ans après à Timothée: « Que la pre- mière fois qu'il avait défendu sa cause nul ne l'avait assisté. » * Gonnybear, ibid. — Voir les textes cités de saint Jérôme, de saint Ghrysostome, d'Eusèbe, de saint Glément. 94 SAINT PAUL A ROME. cent contre qui nul grief n'était formulé avec précision, et que n'avaient pas condamné en Palestine des juges peu scrupuleux, obsédés par des accusateurs influents? L'affaire, nous l'avons vu, n'était pas du ressort des tri- bunaux romains ; Néron ne la comprit pas mieux que ses lieutenants en Judée, et sa décision confirma leur sentence. L'Apôtre prit-il occasion de sa défense pour exposer devant l'empereur la doctrine de Jésus? Sans soulever ici des questions impossibles à résoudre, disons que le procès, dans ses détails essentiels, fut ce qu'il avait été à Césarée, et que si l'Apôtre parla de la religion nouvelle, Néron en pensa comme Gallion, Félix et Fes- tus. C'est du moins ce qu'il y a de plus probable. En 63, après son acquittement, Paul partit de Rome et retourna en Orient. Il visita Philippes, Ephèse, Co- losses , Laodicée, la Crète ^ ; peut-être alla-t-il d'abord d'Italie en Espagne ; du moins il en avait conçu le projet quelques années auparavant ^ a 11 ne faut point deman- der ce qu'il fit à cette époque, dit judicieusement Tille- mont. Il fit ce qu'il avait fait auparavant. Il entreprit de nouveaux voyages, il courut diverses nations, pour y porter le flambeau de l'Evangile. Il souffrit de nouveau les chaînes, les tourments, les combats, les prisons, les embûches, les calomnies, les menaces d'une mort tou- jours présente. ^ )) Parmi les événements qui signalèrent le premier sé- jour de Paul à Romeoii placer sa haison, prétendue 1 Voyez Epîtres à Tite et à Timothée. 2 Ep. aux Rom., xv, 24. — Sur la question de savoir s'il est allé en Espagne, voyez Tillemont, art. 47. 3 Art. 47. SAINT PAUL A ROME. 95 avec Sénèque ? Yoyons-nous quelque circonstance favo- rable à cette conjecture? Serait-ce Burrhus qui, à l'ar- rivée du prisonnier, aurait attiré sur lui l'attention de son collègue? Croit-on que ce ministre, ce chef du pré- toire, ait mis au rang de ses soucis d'écouter un étran- ger, un barbare, qu'on lui dépeignait comme un super- stitieux, si toutefois on lui parla du nouveau venu? Etait-ce le seul prisonnier qui, de tous les points de l'empire, fût entré au prétoire depuis que Burrhus en avait la direction? Croit-on d'ailleurs que cet homme de guerre ait été très-disposé à écouter l'exposition des dogmes de la rehgion chrétienne , et très-capable de les comprendre? On a pensé que le jugement de l'Apôtre avait fourni à Sénèque une occasion de l'entendre et de s'intéresser à sa personne et à sa doctrine ; on a même prétendu que son crédit avait contrebalancé celui des Juifs et de Pop- pée. Avant tout, il faudrait prouver que ce jour-là Sé- nèque était au nombre des assesseurs de Néron ; et quant à son intervention supposée, on oublie qu'en 63 il avait beaucoup de peine à se soutenir à la cour, loin de pouvoir l'emporter sur l'impératrice*. Admettons qu'il ait entendu l'Apôtre. Celui-ci prêchait, il est vrai, un Dieu unique, immatériel ; mais il annonçait aussi un Dieu fait homme, enfanté par une vierge, mort en croix, ressuscité, retourné au ciel : comment de tels mystères, si durs à la raison humaine, pouvaient-ils obtenir l'as- sentiment ou la faveur du philosophe stoïcien, de l'écri- vain sceptique, qui avait tourné en ridicule toutes les 1 Voyez Tacite, Ann., xiv et xv. 96 SAINT PAUL A ROME. religions? Ennemi du judaïsme*, Sénèque voyait devant lui un Juif, entouré d'amis juifs ^, défenseur de doc- trines sorties de la Judée. Tout concourait à l'élo-gner de Paul : la différence des situations, l'opposition des idées, l'antipathie nationale. Quel rapport imaginable entre l'opulent Sénèque, ministre de César, et un pri- sonnier tout meurtri des chaînes du prétoire! entre l'interprète célèbre de la philosophie, et un inconnu, qu'on accusait d'agiter les faubourgs par des propos in- sensés ! Nous avons vu les stoïciens d'Athènes sourire de mépris au premier mot des mystères chrétiens ; l'his- toire dépose de la longue résistance qu'opposèrent à l'Évangile les philosophes, les écrivains, les classes sa- vantes de la société païenne ^ ; dans les temps modernes et de nos jours, tout entendement n'a pas fléchi, et il s'en faut, sous le dogme chrétien, et on veut qu'aux premiers jours de l'Église, lorsqu'elle comptait à peine quelques miniers de néophytes, bafoués même par la populace^, lorsque le monde n'était pas encore familiarisé avec la nouveauté des doctrines évangéhques, lorsque le chris- ^ Voyez le passage de Sénèque sur les Juifs cité plus haut, dans le cha- pitre I^r, page 4. 2 Paul, à cette époque, avait auprès de lui Luc, Dénias, Aristarque, Marc, Jésus dit le Juste, Epaphras de Thessalonique : en parlant de ses compagnons) il dit : « Qui sunt ex circumcisione : hi soli sunt adjutores ineiin regno Dei... » (Ep. aux ThessaL, iv, 10, 11, etc.) 3 Sur l'opinion des païens touchant le christianisme naissant, outre les textes déjà cités de Suétone et de Tacite, voyez la lettre de Pline à Trajan, et tous les textes recueillis par BuUet (Ac. des ins. et bell.-l.). Le P, Bal- tus [Pureté du christ.) prouve que ce ne furent pas les philosophes qui se convertirent en plus grand nombre dans les premiers siècles, mais les rhéteurs. '* Voy. Tacite, Ann., xv, 44. SAINT PAUL A ROME. 97 tianisme n'était pas encore connu par ses vertus et par ses souffrances, le représentant de la philosophie an- cienne ait tendu une main amie à la religion du Cal- vaire! — On répond : l'éloquence de l'Apôtre, sa re- nommée, son savoir philosophique excitèrent la curiosité de Sénèque et gagnèrent sa bienveillance. — Ce chapitre tout entier réfute ces suppositions, qui reposent sur une connaissance inexacte de l'histoire. On ne peut pas nous opposer la toute-puissance des miracles et l'efficacité de la grâce; caries miracles et la grâce, dont il est inopportun de discuter ici philosophi- quement l'emploi, ne doivent produire que des effets décisifs et durables ; or, ce n'est pas ce qu'on prétend dans l'espèce, puisqu'on veut que Sénèque ait été l'ami de saint Paul sans être chrétien, l'admirateur de l'Evangile sans y croire. On Ht dans saint Chrysostome que l'Apôtre entraîna le sénat par ses discours * : nous ne voyons pas comment l'Apôtre a pu être amené à parler devant cette assemblée. Les usages romains ne nous permettent pas de supposer qu'il ait été admis à défendre dans la curie la religion qu'il annonçait ; et si la doctrine chrétienne eût été à cette époque soutenue devant les sénateurs, on peut juger de l'accueil qui lui eût été fait, puisque sous Commode on condamna à mort un sénateur, nommé Apollonius, qui avait lu à ses collègues une apologie du christianisme ^, et qu'au temps de Constantin ce corps ne comptait pas un seul chrétien^. L'aristocratie ro- * Homélie sur la prise d'Eutrope, 14. 2 Guillon, Bibl. des Pères, t. IV. — C'était en l'an 186. ^ M. Beugnot, Histoire de la décadence du paganisme en Occident ^ 7 î)8 SAINT PAUL A ROME. maine et la philosophie furent les adversaires les plus opiniâtres de l'Évangile ; l'univers était déjà soumis qu'elles n'étaient pas encore entamées. Ou Chrysostome, par sénat, entend ici le tribunal où comparut l'Apôtre, et alors ce passage ferait allusion à son acquittement ; ou c'est un détail qu'il emprunte aux traditions popu- laires de son temps *, et jeté dans le discours comme un trait oratoire sans importance. Yoici un autre passage du même Père, exact et éloquent tout ensemble. C'est l'endroit oii il représente Paul comparaissant devant Néron ; frappée du contraste de ces deux hommes, sa vive imagination établit entre eux ce parallèle : a Yous avez entendu parler de Néron ; vous connaissez la gloire, la puissance, le faste de cet empereur, qui se faisait appeler Dieu et adorer comme tel. Devant lui est saint Paul; qu'était-ce que saint Paul? Un Cilicien. Vous savez quelle différence il y avait entre un Cilicien et un Romain. C'était un ouvrier en cuir, un indigent, inhabile dans les sciences de la terre, ne parlant que l'hébreu, la langue la plus méprisée des Itahens... C'é- tait un homme qui vivait dans la faim et le dénûment, s'endormait la nuit sans nourriture ; un homme à peine ch. II et III. « A Rome, en Italie, en Espagne, en Gaule, clans la Grande- Bretagne, les chrétiens ne formaient qu'une très -faible minorité au temps de Constantin. ]1 n'existait pas un seul chrétien dans le sénat; les corps municipaux étaient aveuglément dévoués à la religion nationale... Saint Jérôme appelle Rome la sentine de toutes les superstitions. Les chrétiens n'osaient ni y fonder des églises, ni ouvrir des écoles, ni répondre publique- ment à tout ce qu'on disait contre eux dans les théâtres, au Forum et dans les thermes. » 1 On lit dans les apocryphes attribués à saint Lin (Passion de S. Paul) : «. Senatus de illo non mediocriter sentiebat. » SAINT PAUL A ROME. 99 vêtu, n'ayant pas de quoi se couvrir. Ce n'est pas tout ; il vivait dans les liens, au milieu des voleurs, des char- latans, des violateurs de sépultures, des homicides; il y avait été placé par Néron lui-même, et il était battu de verges comme un malfaiteur. Lequel des deux, je vous prie, est le plus illustre^? » — Yoilà une peinture pleine de force et de noblesse, oii les couleurs de l'ima- gination, au lieu de fausser la vérité, la rendent plus saisissante et plus fidèle ^. Il est donc évident qu'on chercherait en vain, dans les incidents connus ou vraisemblables du séjour de Paul à Rome, quelque apparence favorable à la tradition de ses prétendus rapports avec Sénèque. Nous ne trou- vons rien qui mérite d'être mentionné. Tous les appuis qu'on a essayé de donner à cette croyance ont pour base des renseignements apocryphes, des hypothèses témé- raires et démenties par les faits, des erreurs manifestes trop facilement adoptées. Voyons maintenant si, en examinant le caractère, l'éducation et la vie de Sénèque, il nous sera possible d'y découvrir des sentiments chrétiens ou quelque indice de ce goût imprévu qu'on lui prête pour la personne et les doctrines de l'Apôtre. Mais, avant tout, nous allons décrire, en regard du tableau par nous tracé de la formation des premières Églises, cet autre mouvement d'idées, hostile et favo- i Hom. IV sur l'Ep. II à Timolhée, ch. il, n. 3. 2 En supposant, bien entendu, qu'on accepte l'hypothèse très-contestable d'une comparution de Paul devant Néron, et d'un jugement de l'apôtre au tribunal de l'empereur. iOO SAINT PAUL A ROME. rable au christianisme naissant, ce prosélytisme de la science profane, de la sagesse séculière, excité et pro- pagé vers le même temps par la philosophie romaine, avec une puissance et une originalité injustement dédai- gnées ou méconnues. LES PHILOSOPHES ROMAINS. iOl CHAPITRE III Une page inédite de l'histoire de la philosophie : les philosophes du siècle d'Auguste. — État florissant des écoles romaines dans l'inter- valle qui s'écoule entre la mort de Cicéron et le règne de Néron. — Les maîtres de Sénèque : Sextius, Sotion, Attale, Papirius Fahiamis, Démélrius. — Caractère de leur enseignement. Affinités de ce nouveau stoïcisme avec les doctrines de l'Orient. Son influence sur la jeunesse romaine. Les plus zélés admirateurs du siècle d'Auguste ne connaissent pas toujours ou n'apprécient pas toutes ses gloires ; il en est une dont ils se sont montrés jusqu'ici fort peu jaloux, et que personne, pas même en Allema- gne, n'a revendiquée en son nom ; c'est l'honneur, que nous voulons lui restituer, d'avoir produit une nom- breuse génération de philosophes. Chacun sait combien il a été fertile en historiens et en poètes, à quel degré de perfection il a porté les arts de la paix, avec quelle force il a constitué le majestueux ensemble du monde romain ; ce qui est moins remarqué et ne doit pas être omis, c'est qu'il a aimé la philosophie, et que les maîtres qui lui enseignèrent la sagesse, aujourd'hui ignorés ou négligés, étaient alors des professeurs applaudis, des écri- vains en vogue, dont les travaux contribuèrent efficace- ment h propager les doctrines spiritualistes, transmises par la Grèce à l'Italie. Les modernes historiens, qui ob- servent dans l'antiquité la marche de l'esprit humain, 102 LES PHILOSOPHES ROMAINS. oublient généralement qu'entre Cicéron, fondateur de l'école romaine, et Sénèque, l'un de ses plus brillants successeurs, il y a près d'un siècle d'intervalle : leur criti- que, préoccupée de ces éminents personnages, passe sans transition de l'un à l'autre et sans abaisser son regard sur la société qui a vécu, c'est-à-dire qui a pensé et vécu pendant l'interrègne. Faut-il donc croire qu'au moment où s'accomplissaient d'aussi graves transformations po- litiques et religieuses, la raison humaine ait langui dans l'immobilité et l'impuissance, et que les commen- cements d'un siècle signalé par de tels événements, n'aient été pour la pensée qu'un long sommeil ? Lorsque, laissant Cicéron, nous allons droit à Sénè- que et aux néostoïciens ses contemporains, qu'y trou- vons-nous? Une philosophie accrue de perspectives nouvelles et de plus vastes conséquences. Le fond de la doctrine a subi une transformation ; le spiritualisme de ces philosophes a un caractère d'exaltation mystique, de rêverie passionnée, d'enthousiasme reUgieux, inconnu à l'auteur des Tusculanes. Or, d'oîi vient ce caractère nouveau, marqué en traits si visibles ? Il est le résultat naturel du travail de ces quatre-vingt-dix années qui séparent Sénèque de Cicéron ; sa véritable origine est dans cet entraînement de plus en plus général qui porte alors les esprits vers la philosophie, dans cette ardente conversion à ses maximes, dans cet enseignement quo- tidien distribué à la jeunesse romaine sous Auguste et sous Tibère, dans ces livres aujourd'hui disparus que Sénèque et ses amis lisaient avec transport, dans cette foule d'idées enfin sans cesse excitées, dans cet échange de sentiments entretenu par le commerce animé des LES PHILOSOPHES ROMAINS. 103 intelligences. Elevé parmi cette jeunesse studieuse, dis- ciple de ces hommes éloquents dont il garde chèrement la mémoire, Sénèque nous a laissé une vive peinture de ces fécondes années ; lui-même il est plein de la lecture de ses maîtres ; il entend encore leur voix, il cite des fragments de leurs discours et reproduit leurs opinions avec ce tour d'imagination qui est la qualité dominante de ce remarquable esprit. Aidés de ces souvenirs, nous rendrons à cette époque de transition sa vie et son éclat ; nous assisterons à ces cours où se pressaient tous les âges et toutes les conditions ; nous repeuplerons, s'il est possible, cet espace désert de l'histoire philosophique. L'établissement de l'empire, en « pacifiant )> l'élo- quence, en supprimant la hberté, n'affaiblit pas la philo- sophie ; il lui donna au contraire une importance mieux comprise, un crédit moins incertain, des partisans plus fidèles. Dans l'abaissement général, dans le vide mortel et l'incurable ennui oii s'éteignit bientôt l'ardeur des plus nobles âmes, la philosophie, consolatrice unique de cette immense disgrâce, offrit aux vaincus, sinon un es- poir impossible, du moins un refuge et un dédommage- ment. Comme dit Horace, interprète si juste des déUca- tesses de l'esprit contemporain, elle devint « l'œuvre de tous les jours, de tous les âges, de toutes les condi- tions ; » ce monde vieihi et condamné y trouva « le re- mède et le salut. » La philosophie recueillit les épaves du naufrage irréparable de la liberté. L'autorité croissante de la philosophie se prouve et se déclare d'abord par le nombre de ses adhérents, par la forte empreinte qu'elle a marquée sur la littérature, par la place qu'elle tenait dans les études et les distrac- 104 LES PHILOSOPHES ROMAINS. tions de cette société blasée, dans la vie et dans la mort des Romains de ce temps-là. Il nous serait facile de montrer ici les philosophes admis dans l'intimité des plus illustres Romains, faisant l'office auprès d'eux de conseillers, de guides spirituels, et, comme on l'a dit, de directeurs de conscience ^ Nous pourrions citer tous ces personnages de la Rome impériale, les plus puissants, les plus renommés ou les plus riches, qui écrivent sous cette inspiration des ouvrages philosophiques ; c'est l'empereur qui, non content de réunir dans sa maison du Palatin, Arée, Athénodore, Alexandre Egée, Nestor de Tarse, compose un ouvrage intitulé Exhortation à la philosophie ^ ; c'est Asinius Pollion, dont Sénèque a loué les écrits ; c'est Tite Live, auteur de Tf^aités et de Dialogues que le public plaçait au second rang après les 1 Toute famille de patriciens^ ou même de parvenus et d'enrichis, avait son directeur_, quelquefois deux, l'un pour le mari et l'autre pour la femme. Survenait-il quelque affliction, on avait recours au philosoplie, qui pro- nonçait une consolation. Son office consistait à tenir dans un état de mo- dération, de calme et de contentement intérieur les âmes confiées à ses soins, et à résoudre le problème philosophique du souverain bonheur pour la famille. Quand le maître, succombant à l'ennui, ou fuyant les menaces du tjran, voulait mourir, le philosophe le préparait à l'épreuve suprême, il assurait la main tremblante sur la garde de l'épée. — Plus d'un intrigant, sans doute , plus d'un Tartuffe philosophe se faufilait dans cette multitude bigarrée de petits manteaux grecs et asiatiques qui assiégeaient la maison des grands et y briguaient une place; mais ce ministère spirituel a été très-dignement exercé par de véritables sages. 2 Athénodore était le « directeur » de l'empereur, Arée était celui de l'impératrice Livie. Julien, Dion, Zozime, Plutarque s'accordent à louer le mérite et la discrétion de ces philosophes. C'est Athénodore qui donna à l'empereur le conseil de réciter les vingt-quatre lettres de l'alphabet quand il se sentirait en colère. Sénèque a cité plusieurs fragments de ses pen- sées, Athénodore était de Tarse, et il retourna mourir dans sa patrie avec le titre de préfet. Arée était d'Alexandrie. Sénèque {Consol. à Marcia) cite l'exorde de la consolation que ce philosophe adressa à Livie après la mort de Drusus. LES PHILOSOPHES ROMAINS. i05 livres de Cicéron : l'aristocratie romaine, au siècle d'Au- guste, a de grandes ressemblances avec la noblesse fran- çaise du xvuf siècle ; elle raffole de vers, de philosophie et de plaisirs ; elle sait tout à la fois ennoblir et animer son oisiveté *. Mais nous négligerons ces preuves indirectes, ces té- moignages généraux de l'état des esprits, qui nous écar- teraient trop de notre sujet ; nous nous attacherons à mettre en lumière le point principal et déjà indiqué, à savoir, la célébrité de l'enseignement romain de la phi- losophie ^ Vers le temps de la dictature de J. César, un Romain de condition noble, chevalier ou patricien, s'éprit d'une si vive passion pour la philosophie, que, renonçant à 1 On peut ajouter à cette liste des noms moins connus : les jurisconsultes Labéon et Atéius Capiton^ dont les écrits sont mentionnés par Aulu-Gelle et saint Augustin; certains amis ou correspondants d'Horace, Lollius, Quinctius, Numicius, Aristius Fuscus, Iccius, qui étaient, comme le poëte, mais avec moins d'éclat et d'originalité que lui, disciples des philosophes et libres amis de la philosophie. Quintilieu cite un stoïcien, Plancus, au- quel il accorde de la profondeur; un épicurien, Gatius M iltiades, auquel il reconnaît du brillant. 2 Deux fois la rhétorique et la philosophie avaient été chassées de Rome : en o93, par un édit qui bannissait les philosophes grecs; en 662, par un sénatus-consulte qui fermait les écoles des rhéteurs. César, imité en cela sans doute par Auguste, accorda le droit de cité à tous ceux qui profes- saient les arts libéraux. Il est certain que la philosophie ne fut pas ensei- gnée en latin avant l'époque du principat ; en effet, puisqu'on interdisait l'enseignement de la rhétorique en langue vulgaire, « comme une innova- tion dangereuse, » aurait-on souffert une philosophie latine? C'est vers la fin de la république que les rhéteurs latins osèrent reparaître ; c'est donc vers la mémo époque seulement, mais un peu plus tard, que la philoso- phie a pu être en«eignée en latin. — Parmi les philosophes dont nous allons parler, quelques-uns, comme Sotion, Attale, professaient en grec; d'autres, comme Fabianus, enseignaient en latin. Les deux enseignements, grec et latin, se développaient concurremment et avaient les mêmes au- diteurs. 106 LES -PHILOSOPHES ROMAINS. toute ambition politique, il alla étudier pendant plu- sieurs années à Athènes et revint ensuite professer à Rome. C'était Q. Sextius. L'enseignement qu'il fonda s'adressait particulièrement à un auditoire romain ; continué après lui par des hommes de talent, profes- seurs et écrivains tout ensemble, il exerça une véritable domination intellectuelle sur les générations qui s'éle- vèrent pendant le règne des trois premiers empereurs. Dans notre désir d'éclairer les ténèbres de cette époque de transition, nous ne pouvons mieux faire que d'arrê- ter notre attention sur Q. Sextius et sur ses succes- seurs : ce sont les représentants les plus accrédités de la philosophie romaine, et les maîtres de Sénèque. Les souvenirs recueillis sur Q. Sextius, qu'on appelle aussi Sextius le père, suffisent à nous indiquer le carac- tère de sa doctrine. Sénèque nous a laissé de lui cet éloge expressif : « On vient de me lire l'ouvrage de Q. Sextius le père, grand philosophe, n'en doutez pas, et, quoiqu'il prétendît le contraire, stoïcien. Dieux ! quelle vigueur ! quelle âme ! C'est là ce que vous ne trouverez pas dans tous les philosophes. Leurs écrits, pour la plu- part, ont un titre imposant, mais tout le reste est froid et. décoloré. Lisez Sextius, et vous direz : Il y a là de la vie et du feu ; il est libre, il est au-dessus de l'homme ; quand je le quitte, je suis rempli d'une audace magna- nime. Pour moi, en quelque situation d'esprit que je me trouve, lorsque je le lis, je suis prêt, je te l'avouerai, à braver tous les hasards, je me surprends à m'écrier : 0 ortune, pourquoi tardes-tu ? Entre en lice avec moi. Tu le vois, je t'attends. Je me sens l'âme d'un homme qui cherche les occasions de mettre sa vertu à l'épreuve, et LES PHILOSOPHES ROMAINS. 107 de montrer sa vaillance. Car un autre mérite de Sextius, c'est de montrer la grandeur de la vertu véritable, sans vous ôter l'espoir d'y parvenir. On voit qu'elle est située sur les hauteurs, mais que le zèle peut les franchir *. » Esprit ardent et vigoureux, Sextius a surtout les qualités particuhères au génie romain : la netteté, la précision, un bon sens pratique ; ajoutons la fermeté et l'éclat de l'expression. C'est encore Sénèque qui en fait la remar- que : (( Je lis assidûment Sextius, écrivain énergique ; son éloquence a toute la vigueur du caractère national.)) Depuis deux siècles, la philosophie grecque était deve- nue, dans les querelles interminables des sectes rivales, une sorte de scolastique subtile, raffmée, disputeuse, dont la sécheresse et le verbiage obscur excitaient le mépris des Romains, comme il est facile de le voir aux railleries et aux colères de Cicéron et de Sénèque. Les philosophes romains, tout en se formant à l'école des Grecs, rompirent hautement avec ces habitudes qui annonçaient l'épuisement ou la satiété ; ils ranimèrent la science qu'ils recevaient de leurs maîtres en lui com- muniquant une sève de jeunesse, une vivacité d'en- thousiasme, une chaleur d'éloquence, vertus que la Grèce affaiblie ne possédait plus. Sextius eut pour successeur son fils, qui fut comme lui professeur et écrivain. Sextius le fils suivit la même méthode et se distingua par des mérites semblables. « Il nous répétait souvent, dit Sénèque, cette maxime : Ju- piter n'a pas plus de puissance que l'homme de bien. Jupiter, il est vrai, peut répandre plus de bienfaits sur 1 Epitre LXIV à Lucilius, 108 LES PHILOSOPHES ROMAINS. les hommes ; mais entre deux sages, le meilleur n'est pas le plus riche. Quel avantage a donc Jupiter sur l'homme de bien? Il est plus longtemps vertueux.... Croyons donc aux paroles de Sextius, qui nous indique la plus noble route et qui nous crie: C'est par là qu'on va au ciel, c'est par le chemin de la frugalité, par le chemin de la tempérance, par le chemin du courage *. » Le trait qui termine cette citation peut nous faire pressentir un autre caractère de l'enseignement philoso- phique, je veux dire l'encouragement pubUc, l'exhor- tation véhémente à la vertu, en un mot, la prédication. Il se révélera avec évidence dans la suite de cet exposé. Une nouvelle preuve de l'originalité des Romains en philosophie, c'est le soin qu'ils prirent d'accommoder, autant que possible, les doctrines grecques aux habi- tudes, au langage, aux mœurs, à l'histoire de leur pays. De là tant d'exemples empruntés aux annales de la na- tion, des allusions continuelles aux usages de la vie pu- blique et privée, de nombreux rapprochements entre la philosophie et le droit civil, des métaphores, des simili- tudes tirées pour la plupart du langage militaire. Cet envahissement de l'esprit romain est très-sensible dans les écrits de Cicéron, qui s'en fait gloire ; nul doute que les Sextius n'aient imité en cela Cicéron. a Voyez une ar- mée, disait Sextius le fils, elle s'avance en bataillon carré, dès qu'on a signalé l'ennemi sur ses flancs, afin d'être prête à le recevoir. Ainsi doit faire le sage. Il déploiera ses vertus dans tous les sens, afin qu'il y ait un secours disposé partout où quelque hostiUté sera signalée. Dans « Ép. LXXIII, LES PHILOSOPHES ROMAINS. 109 les armées commandées par d'habiles généraux, tous les corps reçoivent à la fois l'ordre du chef, parce que la disposition est telle que le signal donné par un seul se communique en un moment aux cavaliers et aux fantas- sins : une telle précaution nous est encore plus néces- saire. Le sage, toujours sur ses gardes, doit être fortifié contre tous les assauts ; que la pauvreté, la douleur, l'opprobre fondent sur lui, jamais il ne reculera. Plein d'assurance, il marchera contre ses ennemis, et au mi- lieu de leurs attaques *. » Quoique ces philosophes n'aient pas négligé les spé- culations métaphysiques, ni les recherches d'histoire naturelle, la morale a été leur principale étude. Sex- tius le fils pratiquait et recommandait l'examen de conscience, c'est-à-dire ce retour sévère sur soi-même, cette sorte d'inquisition quotidienne exercée sur son propre cœur, afin d'en mesurer les progrès et d'en compter les défauts. C'est de lui que Sénèque tenait cette habitude qu'il a fidèlement observée. Enfin, et ce point mérite toute notre attention, Séxtius déve- loppait la doctrine de Pythagore et prêchait l'absti- nence absolue de la chair des animaux. Or, disons tout de suite que cette alliance de l'ascétisme pythagoricien avec la rigidité stoïcienne, n'est pas l'effet du goût parti- culier ou de l'éclectisme complaisant d'un seul philo- sophe, mais qu'elle est la tendance générale et l'un des traits originaux de l'école romaine à cette époque. Com- ment les Romains, médiocrement enclins à l'idéalisme de Pythagore, et encore moins persuadés de la mé- 1 Ép. LIX. ^^0 LES PHILOSOPHES ROMAINS. tempsycose, se sont-ils réconciliés avec cette doctrine ? C'est ce qu'il importe d'expliquer, si l'on veut bien com- prendre les origines du néostoïcisme. Au temps de Cicéron, le pythagorisme est à peine connu dans Rome. Les rares partisans de cette école sont des Grecs obscurs et méprisés, un Eudore, un Anaxilatis de Larisse, banni comme sorcier, un Chéré- mon l'Egyptien, auteur d'un livre sur les hiéroglyphes dont un fragment, conservé par Tzetzès, confirme les découvertes de l'érudition moderne. Parmi les Romains, on peut citer Iccius, à qui Horace reproche sa cruauté envers les poireaux, les fèves et les oignons, et sa pas- sion pour l'herbe et l'ortie; mais surtout, P. Nigidius Figulus, homme d'un vaste savoir, très-versé en phy- sique et en astronomie, et précurseur de Pline. Cicéron a dit de lui qu'il était capable de ressusciter le pythago- risme ; ce qui était constater tout ensemble le grand talent du philosophe et le déplorable état de la secte. Or, vers cette époque, les pythagoriciens semblent se partager en deux groupes et suivre deux routes diffé- rentes : les uns, et c'est la plèbe, se confondent avec les charlatans et les astrologues ; les autres, dépositaires des saines traditions de l'école, tendent à se rapprocher des stoïciens. L'alliance s'accomplit dans les principaux centres philosophiques : à Athènes, à Rhodes, mais par- ticulièrement à Alexandrie, où l'Orient et l'Occident étaient sans cesse en contact, et à Rome, oii les systè- mes et leurs représentants affluaient de tous les points du monde, en pleine sécurité, depuis la pacification gé- nérale. Cette vaste réunion de doctrines souvent oppo- sées, ces rapports continuels, étabUs entre les princi- LES PHILOSOPHES ROMAINS. 4M paux chefs de sectes, eurent non-seulement pour résultat un esprit universel de conciliation et une tendance pro- noncée à l'éclectisme ; mais un second effet de la même cause, ce fut d'apporter, au sein de la société romaine, quelques émanations des idées et du génie de l'Orient, combinées avec la science grecque. Puisque, malgré la sévérité des lois, les religions étrangères y prenaient chaque jour droit de cité, pourquoi la philosophie orien- tale, qu'aucun édit ne proscrivait, eût-elle été moins prompte à se répandre? Pourquoi tout commerce d'i- dées eût-il été fermé entre Rome et l'Orient? Or, c'est par l'intermédiaire du pythagorisme que s'opéra ce rap- prochement. Ce système, le plus oriental de tous les systèmes grecs, était un médiateur naturel qui réconci- liait, pour ainsi dire à leur insu, des doctrines séparées par leurs principes essentiels. Ainsi s'explique le réveil du pythagorisme à cette époque, et sa présence dans l'école romaine. Favorisée par l'état politique du monde, l'alliance du Portique avec l'école pythagoricienne eut pour véritable raison d'être, la nécessité de combattre le matérialisme et de guérir les souffrances morales de l'humanité. Dans cet effort tenté en commun pour re- lever et régénérer les âmes, ces deux écoles agissaient par les moyens propres à chacune : le stoïcisme, par ce fier dédain des richesses et des grandeurs, par ce mépris du mal physique, par ce sentiment indomp- table de la dignité et de la liberté humaines, qu'il inspi- rait à ses adeptes ; le pythagorisme, en ajoutant à ces qualités viriles des goûts épurés, des aspirations mysti- ques, une sombre aversion pour les jouissances gros- sières, et quelque chose des tendances religieuses, si H 2 LES PHILOSOPHES ROMAINS. fortement excitées en Orient. Aussi bien, sur quel argu- ment se fondait Sextius lorsqu'il recommandait le jeûne et l'abstinence? Ce n'était pas seulement, dit Sénèque, sur le principe de la métempsycose ; à cette raison su- rannée et contestable il en ajoutait une autre toute mo- derne et plus vraie ; il voulait surtout favoriser la ré- sistance de l'esprit contre la chair et délivrer l'âme des passions qui la tyrannisent *. Cet enseignement, qui s'inspirait de l'opinion et la dirigeait, excita à son début un vif enthousiasme, ma- gno cum impetu cœpit ^. Parmi les disciples des Sextius, Quintilien cite Cornélius Celsus, écrivain fécond et élé- gant, le grammairien Crassitius, précepteur des fils d'Antoine, qui, après avoir entendu Sextius le père, ferma son école et de maître se fit disciple. Jules César avait offert à Sextius la dignité de sénateur ; celui-ci re- fusa en disant que la fortune pouvait enlever ce qu'elle avait pu donner. Réponse que tous les philosophes n'ont pas faite aux avances des rois, mais dont ils ont senti plus d'une fois la justesse. Suétone et Quintilien parlent assez fréquemment des Sextius, de l'école des Sextius, comme de noms bien connus, à peii près comme on dit, de nos jours, l'éclectisme, les éclectiques. La chronique de saint Jérôme mentionne la naissance de Sextius le fils, dans l'année même qui vit naître J.-C. Au moyen âge, un compilateur de sentences, voulant accréditer son recueil, le mit sous le nom de Sextius. Au v^ siècle, Mamert Claudien, dissertant sur l'âme, invoque le té- 1 Ép. CVIII. 2 Sénèque, Quœst. nat., Vil, 32. LES PHILOSOPHES ROMAINS. -113 moignage des Sextius, et préfère leur opinion à la plu- part des définitions données par les Grecs : tant leurs leçons et leurs écrits avaient laissé dans les lettres ro- maines de traces durables et de souvenirs respectés. L'école qu'ils avaient fondée se soutint par le talent de leurs successeurs. Le premier, Sotion d'Alexandrie, me paraît s'être appliqué à développer l'élément pytha- goricien. Il insistait sur l'abstinence de la chair des ani- maux, reprenait et confirmait les arguments de Pytha- gore, et les raisons données plus récemment par Sextius ; sa parole n'était dénuée ni de force persuasive ni d'autorité, car il opéra parmi ses élèves de nombreuses conversions. On en jugera par l'analyse d'une leçon, que Sénèque a conservée, et par ce qu'il dit lui-même de ses impressions personnelles : « Sotion nous expli- quait les motifs qui avaient autrefois déterminé Pytha- gore à s'abstenir de la chair des animaux, et ceux qui, plus tard, avaient décidé Sextius. Leurs motifs étaient différents, mais également pleins de grandeur. Sextius disait que l'homme avait assez d'aliments à sa disposi- tion sans boire le sang des êtres animés, et qu'il prenait l'habitude d'être cruel en faisant du meurtre un objet de volupté. Réprimons, ajoutait-il, tout ce qui alimente nos débauches ; une nourriture si variée et si raffinée est contraire à la santé, nuisible au corps. Quant à Py- thagore, il établissait entre tous les êtres des liens de parenté, et un passage continuel des âmes d'un corps dans un autre. . . Lorsque Sotion avait exposé cette doc- trine, en la fortifiant de ses propres arguments : Ne croyez-vous pas, disait-il, que les âmes passent sans cesse d'un corps dans un autre, et que ce qu'on appelle 8 il4 LES PHILOSOPHES ROMAINS. la mort n'est qu'une métamorphose ? Ne croyez-vous pas que dans ces troupeaux, dans ces bêtes sauvages, dans ces habitants des eaux, résident des âmes qui ont été jadis humaines? Ce fut l'opinion de beaucoup de grands hommes. Suspendez au moins votre jugement et réser- vez-vous la faculté de croire un jour. Si cette croyance est fondée, s'abstenir des animaux est une loi de la na- ture ; si elle est fausse, c'est une prescription de la tem- pérance. Après tout, quel tort fais-je à votre cruauté? Ce que je vous enlève, c'est la pâture des lions et des vautours M )) — Ce passage, remarquons-le, n'est qu'un souvenir très-abrégé, qu'une simple note où Sénèque a consigné les impressions de sa jeunesse, et sur laquelle il revient avec complaisance au déclin de sa vie ; mais, malgré la brièveté de cette citation, et bien qu'elle des- sine à peine l'esquisse de la leçon du professeur, il est facile de suppléer ce qu'elle se borne à indiquer : on peut se représenter Sotion, au milieu d'un auditoire que charment son éloquence et ses paradoxes, s'élevant avec chaleur contre la cruauté des hommes, et traçant le lu- gubre tableau du carnage journalier oîi s'emporte notre gourmandise ; et ce ne sera pas assurément s'écarter de la vraisemblance la plus rigoureuse que de mettre dans sa bouche, par anticipation, les véhémentes apostrophes et le pathétique navrant de J.-J. Rousseau. Ces décla- mations n'étaient pas sans utilité et sans grandeur. Elles protestaient avec énergie, au nom des plus purs instincts de la nature humaine, au nom du principe intelligent, immatériel, opprimé et avili, contre les raffinements du 1 Ép. CVIII. LES PHILOSOPHES ROMAINS. H5 sensualisme et le génie de la débauche ; elles op- posaient aux excès du mal l'exagération du bien, aux extravagances du vice le paradoxe de la vertu. La jeu- nesse, naturellement magnanime, et dont le privilège est d'inaugurer la vie dans le monde éthéré des idées et des sentiments, applaudissait à ces singularités géné- reuses, et retrouvait quelque chose de son propre esprit dans ces sublimes folies de la sagesse. Il est à croire que plusieurs élèves de Sotion prirent au sérieux son ensei- gnement, et que Rome, la Rome de Tibère et d'Apicius, eut une société de tempérance, formée de tout jeunes chevaliers et de sénateurs encore habillés de la prétexte. Au moins n'est-il pas vraisemblable que Sénèque ait été le seul dans l'auditoire dont l'imagination se soit en- flammée pour le pythagorisme : « Enthousiasmé par ces discours, je commençai à m'abstenir de la chair des animaux. Au bout d'un an, l'habitude m'avait rendu cette privation non-seulement facile, mais agréable. Il me semblait que mon esprit y gagnait plus de ressort et de vivacité, et aujourd'hui je n'affirmerais pas qu'il n'en fût pas ainsi. Youlez-vous savoir pourquoi j'ai renoncé à ce régime? On était alors sous le règne de Tibère, à l'époque oii les cultes étrangers étaient bannis de Rome. Une des superstitions qui caractérisaient ces cultes était l'abstinence de certaines viandes ; à la prière de mon père, qui craignait plus les délations qu'il ne haïssait la philosophie, je repris mon ancien genre de vie : mais il eut beaucoup de peine à me persuader de faire meilleure chère ^ » 1 Épît. CVIII. — C'est en l'an 19 que Tibère chassa de Rome les Juifs, les EgvDtiens et leurs prosélytes. (Tacite, Aîin., 11, 85.) H 6 LES PHILOSOPHES ROMAINS. Fait bien cligne de remarque ! Les doctrines et les usages de l'Orient envahissaient la société romaine par deux endroits à la fois ; le prosélytisme juif atti- rait le peuple, tandis que les pythagoriciens faisaient des adeptes dans les classes élevées ; mais ces nouveautés ne reçurent pas le même accueil. Proscrites sous la forme religieuse, elles étaient tolérées et même applau- dies sous la forme philosophique, et ceux dont les fils, à l'exemple de Sotion, vivaient à^ polenta et d'eau claire, votaient au sénat le bannissement des Juifs et des Égyp- tiens. La vogue de l'enseignement de Sotion est attestée par ces mots significatifs de la Chronique d'Eusèbe, vers l'an XII de notre ère : «Sotion, maître de Sénèque, est célèbre : Sotio, prœceptor Senecœ^ daims habetur. )) Un autre professeur de la même époque, applaudi des mêmes auditeurs, était le stoïcien Attale. Il v avait foule autour de sa chaire pour entendre ses véhémentes sorties contre les deux grands vices du siècle, l'amour des richesses et l'amour des plaisirs. Attale justifie ce que nous avons dit du caractère essentiellement pratique et impératif de l'enseignement des philosophes. Ils ne se bornaient pas, en effet, à disserter avec méthode sur les principes de la morale, et à donner la théorie de l'art d'être vertueux : leur principal objet était d'obtenir, outre la conviction de l'esprit, la résolution d'agir, con- séquence de l'assentiment. Tout tendait à façonner les mœurs, à diriger la conduite, à déterminer une sérieuse conversion au bien. Ils prenaient spontanément charge d'âmes et se constituaient les propagateurs des bonnes doctrines. On nous permettra, pour rendre notre pen- LES PHILOSOPHES ROMAINS. Wl sée, d'emprunter un terme au langage religieux, et de les appeler des prédicateui-s de morale, car leur ensei- gnement, par sa sévérité et par sa véhémence, avait quelquefois le caractère d'une prédication. Juste Lipse va jusqu'à les assimiler aux capucins et aux mission- naires. Attale était l'un des plus éloquents et des plus écoutés. « Je me souviens, dit Sénèque, qu'Attale di- sait au milieu de nos applaudissements : Longtemps les richesses m'en ont imposé. Je restais frappé de stupeur, quand leur éclat venait à luire à mes yeux. Je pensais que ce qui était caché ressemblait à ce que je voyais. Mais, dans une fête publique, je vis toutes les richesses de la ville, tout ce qu'il y avait de vaisselle d'or et d'ar- gent; des tentures éclatantes qui surpassaient le prix de ces métaux et de ces ciselures ; des étoffes apportées de tous les points de l'univers. D'un côté, des légions d'esclaves remarquables par leurs ornements et leur beauté ; de l'autre, des femmes de la plus rare magnifi- cence; en un mot, toutes les splendeurs qu'avait pu rassembler la fortune de l'empire le plus puissant qui voulait, pour ainsi dire, passer en revue son opulence. A quoi sert cette pompe, me suis-je dit, sinon à irriter la cupidité des hommes, qui est déjà par elle-même assez excitée ? Pourquoi tout cet étalage d'or et d'ar- gent? Est-ce pour apprendre la cupidité et l'avarice que nous sommes assemblés? Mais, certes, je remporte de ce spectacle moins de désir que je n'en avais apporté. J'ai méprisé ces richesses non comme inutiles, mais comme petites et misérables. N'avez-vous pas remar- qué combien il faut peu d'heures à cette pompe et à ce cortège pour passer et disparaître? Et ce li-S LES PHILOSOPHES ROMAINS. qui n'a pas pu remplir un jour occuperait notre vie I Aussi, toutes les fois que mes yeux sont frappés de quelque magnificence semblable, quand je vois un pa- lais, des domestiques, des équipages ; pourquoi admi- rer? me dis-je aussitôt. Pourquoi demeurer interdit? Ce n'est qu'une vaine pompe ; tout cela est pour la montre, et non pour la jouissance ; pendant que vous admirez ces objets, ils ont passé. Ahl tournez-vous vers les richesses véritables. Apprenez à vous contenter de peu, et répétez avec courage et avec admiration cette parole du sage : J'ai de l'eau, j'ai du pain, je ne le cède- rais pas en bonheur à Jupiter lui-même ^ ! » Il ne faut pas prendre ce langage pour une de ces bana- lités emphatiques, familières aux moralistes, et qui sont sans effet sur le public, comme sans sincérité chez l'au- teur ; il paraît que, dans quelques-uns de ces philosophes, les paroles, le caractère, la conduite, tout était à l'unisson : la pâleur même d'un visage exténué, un air de gravité triste, l'extérieur de la pauvreté et de la souffrance mon- traient le parfait accord de l'homme et de la doctrine, et servaient de sanction à ses discours ^. Si ce tableau semble exagéré, il faut accuser de crédulité et d'erreur Sénèque lui-même, qui en a fourni les traits. « Pour moi, quand j'entendais Attale tonner contre les vices et les erreurs du genre humain, j'avais pitié des hommes et je le regardais comme un être supérieur et bien au- dessus de l'humaine faiblesse. Lorsqu'il se mettait à faire l'éloge de la pauvreté, à prouver que tout ce qui 1 Ep. ex. « Ép. XLVIII. LES PHILOSOPHES ROMAINS. H!> sort des bornes du besoin est un fardeau inutile et ac- cablant pour celui qui le porte, j'étais souvent tenté de sortir pauvre de son école. Quand il décriait nos voluptés, quand il louait la continence, la sobriété, le détachement des plaisirs non-seulement coupables, mais même superflus, je brûlais de mettre des bornes à ma gourmandise et de limiter le nombre de mes aliments. C'est de là qu'il m'est resté quelques principes de mo- rale, quelques règles de conduite, Lucilius. Je m'étais jeté avec ardeur sur toutes ces prescriptions ; mais en- suite, emporté par le tourbillon de la vie, je n'ai con- servé que fort peu de ces maximes. C'est à lui que je dois le vœu que j'ai fait de renoncer pour ma vie aux huîtres et aux champignons; c'est de lui que j'ai appris à m'abstenir de parfums ; c'est à lui que je dois le re- noncement absolu au vin et au bain. Les autres mau- vaises habitudes dont je m'étais défait sont revenues ; mais si je ne m'abstiens pas, du moins je me contiens, ce qui touche de bien près à l'abstinence et ce qui est peut-être plus difficile ^ » Attale recommandait aussi l'usage d'un matelas très-dur et qui ne reçût pas l'em- preinte du corps. Sénèque suivit ce conseil et, pendant toute sa vie, resta fidèle à cette pratique. Yoici encore une des maximes que ce philosophe répétait avec prédi- lection : (( J'aime mieux que la Fortune me compte parmi ses soldats que parmi ses mignons. Je souffre, mais avec courage, c'est un bien; je meurs, mais avec courage, c'est un bien ^. » Nous ne citerons plus de lui i Ép. GVIII. 2 Ep. LXVIi. 120 LES PHILOSOPHES ROMAINS. qu'un seul mot, parce qu'il peut donner une idée de la familiarité d'expressions oii descendait de temps en temps le langage des philosophes pour se rendre acces- sible à la foule : « Attale avait coutume d'employer cette comparaison : Avez-vous vu quelquefois un chien hap- per, la gueule ouverte, des morceaux de pain ou de viande que lui jette son maître ; il avale en un moment les morceaux entiers, et tend toujours la gueule, dans l'espérance d'une nouvelle pâture. Nous agissons de même. Quelque chose que la Fortune jette à l'impa- tience de nos convoitises, nous l'engloutissons sans plai- sir, et aussitôt nous nous dressons pour saisir une nou- velle proie * . » Dans ses hardiesses contre le siècle, Attale ne res- pecta pas l'autorité. « Il disait qu'il était roi, mais je le trouvais bien plus grand que les rois, puisqu'il les citait au tribunal de sa censure^. )) Séjan l'envoya en exil. Attale, comme la plupart des philosophes de ce temps, avait écrit sur la physique et l'histoire naturelle. Il avait aussi fréquenté les écoles de rhétorique, et Sénèque le père, qui l'y avait connu, a dit de lui : « De tous les philosophes de notre âge, il était de beaucoup le plus profond et le plus éloquent. » Papirius Fabianus, élève de Sextius, professa et écri- vit en latin. Comme Sotion et Attale, il fut le maître de Sénèque. Esprit élevé et fécond, ses contemporains lui reprochaient de manquer de force. La nouvelle école de style, les romantiques d'alors, cherchaient en vain dans 1 Ép. LXXII. « Ép. GVIII. LES PHILOSOPHES ROMAINS. 121 ses écrits les traits, les saillies, les antithèses; mais il compensait l'absence de ces brillants défauts par une heureuse facilité de génie, par une élégance naturelle, une ampleur dïdées et une richesse d'expressions qui le rendaient éminemment propre à l'enseignement pu- blic. Il avait beaucoup écrit, presque autant que Cicé- ron, dit Sénèque, qui le place après Tite-Live et Pollion, en ajoutant ce détail important pour l'histoire : « A combien d'écrivains est supérieur celui qui vient au troisième rang! )) Quelques-uns de ses écrits roulaient sur la politique, d'autres sur l'histoire naturelle. Dans sa jeunesse, il avait suivi simultanément les cours d'élo- quence et les cours de philosophie ; il fit sa rhétorique sous le chevalier romain Blandus, et dans l'école d'Arel- lius Fuscus. Sénèque le père, qui l'avait souvent entendu déclamer chez les rhéteurs, a tracé son portrait : « Lors- que je cherche à me rappeler les plus habiles déclama- teurs que j'ai entendus, le nom du philosophe Fabia- nus se présente à mon esprit. Dès sa première jeunesse, il faisait pressentir dans ses exercices oratoires le talent qu'il a déployé plus tard dans la chaire philosophique... Toutes les fois que le sujet prêtait à la satire du siècle, son ton s'élevait, mais il y avait plus de grandeur que de véhémence dans son inspiration. Il manquait de l'éner- gie qui fait l'orateur, et de ce style concis et acéré qui est une arme dans la discussion ; mais un éclat naturel recouvrait ses pensées, et ses expressions coulaient d'une source abondante et limpide ^ )) Sénèque le fils a consa- cré une lettre tout entière, la centième, à juger le talent 1 Controv.j II, prœf. 122 LES PHILOSOPHES ROMAINS. de Fabianus. « Je trouve dans son style de l'abondance sans désordre, quoiqu'il ne manque pas de mouvement. On juge au premier coup d'œil que ses phrases n'ont été ni travaillées, ni mises à la torture. Yous n'y remarque- rez rien de bas ; ses idées sont nobles et grandes, sans être resserrées sous une forme sentencieuse. Le carac- tère de son style est un calme soutenu, un ordre régu- lier; c'est une belle plaine, toujours unie. Yous dites qu'il manque de sève et de vigueur, qu'il n'a pas ces traits poignants, ces aiguillons pénétrants que vous aimez, ni ces éclairs subits qui éblouissent ; mais con- templez l'ensemble, vous y trouverez de la beauté... » Fabianus, comme tous les Romains, méprisait les vaines subtilités des Grecs et leurs discussions oiseuses : « Ce n'est pas avec toutes ces finesses, disait-il, c'est par la véhémence et l'énergie qu'il faut attaquer les vices, et, quant à ce menu savoir, mieux vaudrait une entière ignorance. » Ce qu'il y eut en lui d'éminent et de particulièrement honorable, c'est l'honnêteté du carac- tère, la candeur de lame, l'inaltérable intégrité de sa vertu, et un parfait détachement de toutes les frivolités et de tous les intérêts mondains que condamnait sa doc- trine. Sénèque l'oppose à ces professeurs qui ne sont philosophes qu'en chaire, cathedrariis philosophis^ et il- l'assimile aux plus dignes représentants de l'antique phi- losophie. On apprécierait mal les services rendus par l'école romaine, si nous bornions là cette exposition. Il nous reste à examiner quelle était en général la matière et la forme de ces cours, à quel auditoire ils s'adressaient, et quelle en fut l'influence sur le présent et sur l'avenir. LES PHILOSOPHES ROMAINS. 123 L'entreprise capitale, le grand œuvre des philosophes de ce temps, ce fut d'enseigner, de populariser la mo- rale, et de l'appliquer à la régénération de la société. Dans ce dessein, ils s'adressèrent particulièrement à la jeunesse. Celle-ci, hébétée de mollesse et affadie de fri- volités, avait grand besoin que la philosophie lui remît au cœur quelque virilité. Cette caducité précoce des générations naissantes commençait à exciter les alarmes de tous ceux qui aimaiertt leur patrie et pensaient à l'avenir. Cicéron en parlait déjà avec tristesse; Sénèque le Rhéteur s'exprime sur le même sujet avec colère : (( La jeunesse, dit-il, croupit dans une aviUssante oisi- veté ; tous les esprits sont engourdis ; rien de grand, rien d'honorable ne les occupe. Une sorte de léthargie, et ce qui est pire encore, une émulation de perversité s'est emparée de tous. Chanter, danser, voilà les goûts im- purs qui possèdent ces efféminés. Soigner sa chevelure, la tourmenter avec le fer, donner à sa voix l'agrément et la délicatesse d'une voix de femme, rivahser de mol- lesse avec le sexe, se parer des grâces les plus disgra- cieuses, voilà la vie de nos jeunes citadins, voilà leur idéal ! Ah ! que les dieux ne permettent pas que l'élo- quence puisse habiter dans de telles âmes^ )) Moins dédaigneuse et plus secourable, la philosophie ne se con- tenta pas de déplorer le mal ; elle essaya de le guérir. Une nouvelle éducation commença pour la jeunesse romaine, éducation morale, je dirais presque religieuse. Jusque-là, le jeune Romain était élevé au Champ-de- Mars et au Forum ; on l'y formait pour la guerre et la ' Controv.f I, prœf. — Gomp. Cicéron, de Divinat., II, 2, 124 LES PHILOSOPHES ROMAINS. politique ; mais la paix régnait sur le Forum, et la rude palestre du Champ-de-Mars tombait en désuétude. « Il est insensé et déraisonnable de passer sa vie à exercer ses muscles, )) disaient Sénèque le Philosophe et son siècle*. La philosophie lui ouvrit une autre arène oii il put déployer la vigueur de sa race ; il continua d'être un soldat et un athlète ; mais il lutta pour la vertu, il s'arma pour le droit et la liberté contre les vices, les passions, la fortune ; il mit son orgueil à forcer la nature dans ce nouveau combat, comme il la forçait jadis par sa constance à soutenir la douleur et le travail physiques. Ici se présente une question intéressante, mais qu'on ne peut résoudre avec certitude : c'est de savoir jusqu'à quel point, dans cette direction publique des esprits, dans ces soins donnés à la réforme des mœurs, dans ces études psychologiques qui nous paraissent avoir fourni le texte ordinaire de leurs leçons et la matière de leurs écrits, les philosophes romains ont ajouté aux inventions et aux découvertes des Grecs. Déjà nous avons signalé, comme un trait distinctif de cette école, la nouveauté de la forme, le rajeunissement de l'expres- sion, le goût et le discernement dans le choix et la com- binaison des doctrines, l'ambition de donner à la philo- sophie un air romain ; mais est-ce là leur seul mérite? n'ont-ils pas d'autre originalité ? Malheureusement, nous ne pouvons dépasser une limite assez restreinte de pro- babilités, car c'est un procès où les pièces de conviction font défaut. Des nombreux écrits de l'école romaine, nous n'avons qu'une partie des ouvrages de Sénèque et 1 Ép. XV. LES PHILOSOPHES ROMAINS. 125 de Cicéron ; et, d'un autre côté, que sont devenues ces innombrables productions des Grecs, que lisaient assi- dûment Sénèque et Cicéron, et qu'ils ont particulière- ment imitées? Zenon, Épicure, Panétius, Posidonius, tous les chefs de sectes et leurs principaux disciples avaient écrit d'innombrables traités, des bibliothèques entières, dont on peut voir quelques titres dans Diogène Laërce : or, c'est à ces sources que les Romains ont puisé, bien plus encore que dans Platon et Aristote. Le moyen de prononcer sur la ressemblance des copies et des modèles, lorsque les modèles et la plupart des copies ont disparu? Comment supposer, d'ailleurs, que des hommes d'un esprit éminent et d'une imagination féconde, un Asinius PoUion, un Yarron, un Tite Live, un Sénèque, les Sextius, Fabianus, se soient bornés à une reproduction littérale des livres grecs? Quel crédit, quel succès auraient-ils obtenus auprès d'un public qui avait entre les mains leurs modèles et qui pouvait éta- bUr une perpétuelle comparaison? La célébrité de l'école romaine, son influence est donc une preuve de ses efforts créateurs et de son originalité. En morale, le champ de l'observation est infini, et de nouvelles applications viennent sans cesse étendre et féconder les principes. Vivant à Rome, dans ce rendez-vous des vices raffinés et des passions brutales, dans ce cloaque et cet abrégé de l'univers, dans cet amalgame de mœurs disparates, 011 les combinaisons sociales de grandeur et de bassesse, d'opulence et de misère étaient si variées et si étranges, oïl le conflit de tant de convoitises produisait à chaque pas le bizarre et l'extraordinaire, les philosophes purent aisément sonder les mystérieuses profondeurs de la 126 LES PHILOSOPHES ROMAINS. conscience, incessamment tourmentée, remuée, boule- versée par le flux et le reflux de ces existences ora- geuses, et étudier, dans tous ses développements, la pro- digieuse fécondité de la malice humaine. Que d'horizons nouveaux ils découvrirent, qui avaient échappé aux mo- ralistes dont la vue était bornée par l'enceinte déserte des petites cités grecques ! Si les poètes dramatiques avaient créé des œuvres vivantes sur des sujets d'em- prunt, grâce à la fidèle peinture des mœurs nationales ; si, dans les temps modernes, les prédicateurs chrétiens, tout en développant la morale des Pères, ont tracé des tableaux pleins d'originalité, parce qu'ils avaient sous les yeux une société difTérente de la primitive Eglise ; de même on peut dire que les philosophes romains, éclai- rés par une observation plus étendue, plus variée, plus pénétrante, par le spectacle et la leçon des événements, par ce surcroît de lumières que le progrès du temps apporte à l'esprit humain, ont su jeter des vues neuves, hardies, profondes, sur des questions vieillies, donner un attrait inusité à un enseignement en décadence, se faire lire, écouter, admirer après les Grecs, et tantôt développer, tantôt modifier les principes fondamentaux de la doctrine ^ Nous sommes réduits aux conjectures sur certains points de la doctrine professée par l'école romaine ; mais 1 « Je suis plein de vénération^ disait Sénèque, pour les découvertes des sages et pour les auteurs de ces découvertes. Quel héritage ils ont laissé aux hommes! Mais agissons en bons pères de famille : augmentons notre patrimoine, et ne le transmettons pas sans accroissement à nos neveux. Les anciens ont tout entrepris, mais ils n'ont rien achevé, et, eussent-ils tout découvert, il resterait à appliquer leurs découvertes. » (Epit. LXVIV.j LES PHILOSOPHES ROMAINS. 127 il n'en est pas ainsi de la forme môme des leçons orales ; à ce sujet, nous avons des renseignements précis. Ce n'étaient plus ces discussions où chacun pouvait inter- venir pour émettre et soutenir son opinion ; cette mé- thode, usitée autrefois dans l'enseignement philoso- phique, avait été abandonnée, quoique Cicéron et Arcé- silas eussent essayé de la faire revivre ; le maître seul parlait, et le développement avait remplacé la dispute. Quelquefois le sujet était choisi par l'auditoire, le plus souvent par l'orateur, et l'on appelait schola, ou leçon ^ cette exposition non interrompue. Le maître se faisait à lui-même les objections au lieu de les recevoir, et les discutait sous forme de prolepse ou d'anticipation, comme on peut le voir dans le de ha de Sénèque. Un changement analogue s'était accompli dans quelques écoles de rhétorique; certains déclamateurs ne corri- geaient plus les devoirs de leurs élèves, ils se bornaient à exposer les préceptes de l'art d'écrire. C'est à cette époque que les élèves quittèrent le nom de disciples pour celui à' auditeurs : ils ne faisaient plus qu'écouter. Nous dirions en style moderne : l'enseignement secon- daire tendait à se transformer en enseignement supé- rieur. On se servait de divisions et de subdivisions pour coordonner les parties principales de la leçon ; c'était un usage reçu depuis peu, car Cicéron nous dit que, chez les anciens philosophes, le discours avait une allure beaucoup plus libre et moins compassée. La première partie de la leçon, toute dogmatique, formait un tissu serré de dém.onstrations rigoureuses, qui devaient por- ter dans l'esprit la lumière et la conviction ; elle com- prenait les principes mêmes de la doctrine {décréta), i2S LES PHILOSOPHES ROMAINS, appliqués à la question particulière et développés à l'aide de toutes les ressources de la dialectique. Or les philo- sophes ne se proposaient pas seulement de faire entrer des vérités dans l'intelligence, ils cherchaient surtout à faire naître dans les âmes d'énergiques résolutions; aussi les arguments, malgré leur importance philoso- phique, servaient de base à l'exposition, mais ne la cons- tituaient pas tout entière. Au raisonnement succédait l'appareil des moyens oratoires, et le pathétique ache- vait l'œuvre de la démonstration. Nous l'avons dit : cette alliance de la philosophie et de l'art oratoire fut l'œuvre de l'école romaine. Non que les anciens philo- sophes, Platon, Aristote, Théophraste, aient manqué d'éloquence, comme le remarque à ce sujet Cicéron ; mais leurs successeurs avaient laissé la langue philoso- phique se dessécher et se flétrir dans les subtilités épi- neuses des écoles; rien de grand, d'énergique, de vivant et d'inspiré ne s'y faisait plus sentir. Or, ce n'est point en style de géomètre qu'on persuade les peuples, ni par le syllogisme qu'on s'empare de l'opi- nion. Exclue du forum, l'éloquence romaine se réfugia dans l'enseignement; comme un fleuve puissant, dé- tourné de son cours, efle vint ranimer et féconder la langueur et l'aridité des doctrines grecques. Parmi les formes littéraires ou les caractères oratoires de la leçon philosophique, nous distinguerons : la peinture ou cor- rection des mœurs ^ qui était ordinairement accompa- gnée de véhémentes apostrophes; les avertissements ou conseils^ accommodés aux personnes, aux âges, aux conditions, et souvent tempérés par l'onction du patké- LES PHILOSOPHES ROMAINS. 129 ligue doux ^, Venaient de temps en temps des exem- ples, des récits, des portraits de héros et de sages, des citations d'auteurs, surtout de poètes, des fables, des paraboles -. Les compai^aisons et \q?> métaphores^ y étaient très -fréquentes. Outre le pathétique tem- péré, on employait, si le sujet l'exigeait, le pathé- tique véhément; on arrachait des larmes aux plus rebeUes, quand il s'agissait de triompher d'un vice enraciné, ou de provoquer une résolution extraordi- naire. C'était le plus énergique effort de la parole du maître; cette partie de la leçon, appelée eohortatio, concio^ ressemblait à une harangue politique ou mi- litaire. En résumé, de cette alliance de la philoso- phie avec le génie oratoire des Romains, était né un genre nouveau d'éloquence, qu'on peut aussi appeler éloquence de la chaire, en donnant à ces mots un sens profane. Sénèque avait conçu le dessein d'en tracer les règles, et peut-être l'avait-il exécuté dans l'un de ses ouvrages qui ont disparu'^. S'il faut l'en croire, le ton des orateurs de la sagesse admettait la plus grande va- riété ; nous citerons ses paroles : « 11 faut parler avec hauteur contre la fortune, avec véhémence contre les vices, avec chaleur contre les périls, avec dédain contre l'ambition; il faut gourmander le luxe et la mollesse, décrier la débauche, foudroyer la colère ; que le langage du philosophe ait le feu de l'orateur, la majesté de la ^ Ep. XGIV, XCV. — Voici les termes mêmes de Sénèque : Morum notatio, admonitiones , prcvd'pta, suasio. 2 Id. — Exempla, fabellœ. ^ Id. — Imagines, similitudines. ^ Ép. LIÏ. 9 i30 LES PHILOSOPHES ROMAINS. tragédie, la simplicité du comique; qu'il sache aussi s'abaisser à propos à une familiarité affectueuse*. » Nul doute que le goût déjà gâté de ce siècle et l'enseigne- ment des déclamateurs n'aient influé sur le style des philosophes, puisque ceux-ci, pour la plupart, allaient s'exercer dans les écoles de rhétorique. Nous voyons, en effet, qu'on prisait par-dessus tout, dans les ouvrages de philosophie, des qualités qui tournent aisément à l'emphase et à la déclamation, c'est-à-dire l'énergie, l'élévation, l'enthousiasme, et ce je ne sais quoi de vif, de concis et de coloré, dont raffolait la jeunesse. Il est à croire cependant que les philosophes ne donnèrent pas dans tous les excès des rhéteurs, car ils avaient sur eux cet avantage que leur éloquence reposait sur un fonds solide et se nourrissait d'idées généreuses. Sénèque, en plus d'un endroit, recommande à Lucilius la simplicité, le naturel, et comme s'il était fatigué de sa propre affectation, il va presque jusqu'à louer la né- gligence. Il observe, avec beaucoup de raison, et sans trop songer qu'il se fait à lui-même son procès, qu'un homme préoccupé du salut et de la guérison de ses semblables n'a pas le temps de mesurer des syllabes ni de peser des expressions : « Ne perdons jamais de vue ce principe : il faut dire ce qu'on pense, et penser ce qu'on dit. Que nos paroles soient d'accord avec notre conduite. Proposons-nous d'instruire, et non de plaire. Si l'éloquence se trouve dans nos discours, sans affec- tation, si elle s'offre d'elle-même, si elle coûte peu d'efforts, à la bonne heure ; mais qu'elle ne vienne ja- Ep. G. LES PHILOSOPHES ROMAINS. 131 mais offusquer de son éclat l'importance des choses et le solide mérite des pensées. Un malade ne demande pas un médecin qui parle bien, mais qui guérisse. Pour- quoi, dirait-il, cherchez-vous à me plaire? Pourquoi chatouillez-vous agréablement mes oreilles? Il s'agit de bien autre chose : c'est le feu, c'est le fer, c'est la diète que réclame mon état. Philosophe, tel est aussi votre emploi : on vous a mandé pour guérir une maladie grave, invétérée, contagieuse ; et vous aUez vous occu- per de l'arrangement des mots ^ ! )) C'est la doctrine de la Lettre à l'x^cadémie : « Je cherche un homme sérieux qui me parle pour moi et non pour lui, qui veuihe mon salut et non sa vaine gloire. L'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. Que pourrait-on croire d'un prédicateur qui viendrait montrer aux pécheurs le jugement de Dieu pendant sur leur tête, et l'enfer sous leurs pieds, avec les jeux de mots les plus affectés ^ ? » Chez les philosophes et les rhéteurs, toutes les leçons n'étaient pas publiques ; on distinguait la grande et la petite leçon. La première était pour la foule de tout rang et de tout âge, la seconde pour les amis et les disciples les plus studieux. Quelques professeurs se con- tentaient de cet auditoire restreint, et redoutaient l'éclat périlleux de la leçon publique. Sénèque le père dit que la classe du rhéteur qu'il fréquentait se composait d'au moins deux cents élèves; ce nombre, déjà considérable, » Ep. LXXV. * ç IV. 132 LES PHILOSOPHES ROMAINS. a dû s'accroître avec la vogue et la prospérité de l'ensei- gnement; d'ailleurs, l'affluence pouvait être plus grande, sans inconvénient, dans les cours de philoso- phie, oîi l'on venait pour entendre et non pour soumettre un devoir à la correction du maître. Sénèque, à soixante ans, allait quelquefois s'asseoir parmi les auditeurs du philosophe Métronax. Il rapporte qu'on assiégeait la classe d'Attale. L'entrée était-elle gratuite? Sans aucun doute, dans la plupart des cours publics. Sénèque, qui censure si amèrement ceux qui trafiquent de la philoso- phie, eût témoigné moins de respect et de vénération pour Sextius, Sotion, Attale et Fabianus, si leur ensei- gnement eût été vénal. L'auditoire n'était guère plus silencieux et plus recueilli que dans ces séances solen- nelles de lectures publiques que Perse décrit; et le maître lui-même, au mépris de la gravité de son carac- tère et de son sujet, semblait plutôt déclamer sur la scène que professer dans une chaire. Hâtons-nous de dire que Sénèque, qui se plaint de cette inconvenance, trop générale, des auditeurs et des maîtres, fait ses réserves en faveur de certains philosophes, et particuliè- rement des philosophes romains, en qui il reconnaît plus de tenue et de dignité que chez les Grecs, Yoici, d'ailleurs, le tableau qu'il a tracé de ces représentations théâtrales. Dès que le professeur paraissait, des applau- dissements, des cris, accompagnés de grands gestes, éclataient dans la salle ; avait-il prononcé quelque belle sentence ou quelque mot à effet, les assistants, trans- portés, s'agitaient sous l'empire de l'enthousiasme ; les plus rapprochés se levaient, tendaient les mains et for- maient comme une voûte au-dessus de la tête de l'ora- I LES PHILOSOPHES ROMAINS. 133 teur. Le maître précipitait ses paroles avec une incom- parable volubilité, et frappant du pied, remuant les bras, lançait sur la foule charmée le flot intarissable de ses périodes sonores et de ses cadences harmonieuses. 11 faut se rappeler que, chez les anciens, les orateurs, même les plus graves, avaient un débit très-animé, si on le compare à l'immobile rigidité des harangueurs mo- dernes; notre froideur septentrionale doit tenir compte de la vivacité grecque ou italienne. Sénèque désapprou- vait ces pantomimes et cet enthousiasme indécent ; le philosophe, selon lui, doit montrer en public plus de réserve, non-seulement qu'un comédien, mais qu'un orateur même, et par l'austérité de son extérieur, par le calme de son débit, réprimer les extravagances de ses auditeurs. « La philosophie, disait-il, enseigne à agir et non à parler. La parole du maître doit être réglée comme sa conduite. Qi^iand je vois ces éloges inconsidérés accueillir vos moindres paroles, croyez-vous que je vous admire? Non, vous me faites pitié. Prenez-y garde, ces clameurs d'une foule ignorante ne sont pas pour vous le chant du triomphe, c'est votre oraison funèbre, c'est le cri qui annonce la mort de votre talent et de votre vertu : Quidni ego miserear? Non laudatur ille nunc^ si intel- ligas^ sed conclamatur^ , » Telle était aussi l'opinion de Fabianus, dont la modestie personnelle avait imposé à ses auditeurs une contenance respectueuse. Musonius, un des plus célèbres professeurs du règne de Néron, disait : « Le philosophe est un médecin ; lorsque vous sortez de chez lui, vous devez vous en retourner, non 1 Ép. LU, XXIX, XL, LXXV, XX. 134 LES PHILOSOPHES ROMAINS. point avec de folles démonstrations, mais d'un air triste et soucieux, en mettant la main sur la plaie qu'il vient de découvrir en vous. Lorsque le maître exhorte, con- seille, avertit, réprimande, si ses auditeurs lui prodi- guent des louanges banales, s'ils se récrient, s'ils gesti- culent, s'ils sont ravis par des plaisanteries, par des cadences, par des périodes, alors, soyez certains que celui qui parle et ceux qui écoutent perdent leur temps, et que vous avez devant vous, non un philosophe, mais un joueur de flûte ^ )) Ces habitudes d'immodestie étaient tellement enracinées dans ces natures expan- sives, qu'elles passèrent des cours publics jusque dans les éghses, et que les orateurs chrétiens eurent beau- coup de peine à imposer silence à la pétulante admira- tion de leurs auditeurs. Quatre siècles plus tard, nous voyons, par les Confessions de saint Augustin^ que le calme ne régnait pas davantage dans les écoles ro- maines ; et ce Père raconte qu'étant venu à Rome pour y ouvrir un cours d'éloquence, il ne put résister à l'indo- cilité de ses turbulents élèves, et qu'il dut céder devant leur indiscipline. Ces auditoires étaient, en effet, bien mélangés^ et quoique nous ayons pris plaisir à constater les heureux effets produits dans ces jeunes âmes par la philosophie, dignement représentée, nous devons reconnaître, ce qui est de tous les temps, que l'ivraie se mêlait au bon grain, et que la parole du maître ne tombait pas tou- jours en terre bien préparée. Sénèque, qui n'a rien perdu, à ce qu'il paraît, des souvenirs de sa jeunesse, et 1 Aulu-Gelle, V, i. LES PHILOSOPHES ROMAINS. J35 qui eût pu écrire ses mémoires, a crayonné ses condis- ciples aussi bien que ses professeurs : a J'en ai connu, dit-il, qui restaient plusieurs années sur les bancs et qui ne prenaient pas la plus légère teinture de philoso- phie. Que dis-je, je les ai connus? Mais c'étaient les plus assidus et les plus opiniâtres. On eût dit, non des élèves, mais des locataires du maître. D'autres viennent pour entendre, non pour apprendre ; la chaire est pour eux un théâtre, la leçon une comédie. Combien en voyez- vous pour qui l'école est un lieu public de distraction et d'amusement. Leur but n'est pas d'y laisser quelques vices, d'y puiser quelques règles de conduite, mais de procurer quelque plaisir à leurs oreilles. Il y en a pour- tant quelques-uns qui apportent des tablettes, pour recueillir quoi ? Des pensées? Non, des mots qu'ils répè- tent sans fruit pour les autres comme pour eux-mêmes. Près d'eux siègent les enthousiastes, dont le visage enflammé reflète les transports intérieurs ; ils ressem- blent à ces eunuques phrygiens, ministres de Cybèle, qui entrent en fureur au son de la flûte. Mais qu'ils sont peu nombreux ceux qui rapportent à h maison les bonnes résolutions qu'il ont formées sous le charme de la parole du professeur^ ! » Ces auditeurs sérieux, qui tenaient dans les cours publics de Rome la place occu- pée dans les nôtres par les élèves de l'École normale étaient comme ceux-ci, pour la plupart, des aspirants, des candidats à la philosophie : on les appelait profi- cientes^ et ils se divisaient en trois classes, d'après leurs progrès, absolument comme les prosélytes dans les ini- » Ép. LVIII. 136 LES PHILOSOPHES ROMAINS. tiations orientales ^ Ils assistaient aux cours avec des manuels appelés commentaires, sommaires^ abrégés'^ : les principes essentiels de la philosophie et l'histoire suc- cincte des systèmes s'y trouvaient contenus. Les premiers aux cours, les aspirants en sortaient les derniers, atten- daient le maître à la descente de la chaire, lui deman- daient des éclaircissements et engageaient avec lui des entretiens savants et familiers, des conférences, litterata eolloquia^. Le philosophe Taurus, après sa grande leçon, donnait à tout le monde le droit de l'interroger sur les points obscurs ou mal compris^. Le maître pre- nait un soin particulier de ces fervents adeptes ; il était leur directeur, leur père spirituel; il regardait leurs progrès comme son ouvrage et en ressentait une joie toute paterneUe. On peut voir, dans les lettres à Luci- lius, avec quelle délicatesse et quels ménagements il pratiquait l'art de former ces jeunes cœurs où il avait démêlé des indices de vertu et de bonne volonté. Sortons maintenant du détail des faits, et, par des conclusions précises, mettons fin à cet exposé. C'est un point étabh, une certitude acquise, que le siècle d'Au- guste a vu se constituer dans Rome, à côté des écoles de déclamation, im enseignement philosophique, puissant par le talent des maîtres, par le nombre des disciples, par la direction morale qu'il a su imprimer aux esprits, et par l'enthousiasme qu'il a excité en faveur des doc- ' Ép. LXXV. 2 Ep. XXXIX. — Commentariij smnmaria, breviaria, indices, 3 Ep. cvjn. "* Aulu-Gelle, i, 26. LES PHILOSOPHES ROMAINS. 137 trines spiritualistes. Dans ce grand mouvement d'opi- nion qui, à la suite des révolutions politiques, porta les classes éclairées vers l'étude de la philosophie, dans ce travail général des intelligences, que les écrits de Cicé- ron et de ses imitateurs, l'affluence croissante des philo- sophes étrangers avaient provoqué et soutenu, notre attention s'est fixée particulièrement sur la rapide pros- périté d'une école, que nous avons appelée l'école ro- maine, parce qu'elle nous a paru représenter fidèlement l'effort personnel et le caractère original du génie ro- main en philosophie. D'un côté, elle donne la main à Cicéron, dont elle a continué l'œuvre, et de l'autre à Sénèque, qui est son élève. Nous avons vu cette école, sans autre autorité que l'ascendant des vertus et de la science de quelques maîtres, enseigner hautement à une société irréligieuse et pervertie' Dieu , la Providence , l'immortalité de l'âme et le culte héroïque de vertus sur- naturelles. Nous l'avons vue quand le polythéisme discré- .dité n'offrait à la science aucune règle, aucune croyance a l'esprit, à l'âme aucune espérance, prendre en main la direction abandonnée de la société païenne, et éta- bhssant avec une foi ardente l'inébranlable certitude de la loi morale, élever au-dessus de cette impure atmos- phère 011 étouffait le monde romain un idéal de courage, de justice, de tempérance, de chasteté, vers lequel se tournèrent les regards de tous ceux qui n'avaient pas entièrement abdiqué la dignité humaine. Venant à une époque oii la fécondité du génie grec s'était épuisée à multiplier les systèmes, elle s'est abstenue d'innover, elle a emprunté à chaque secte, par un choix judicieux et conciliant, les doctrines qui convenaient le mieux aux 138 LES PHILOSOPHES ROMAINS. nécessités présentes et au dessein qu'elle poursuivait. C'est ainsi que, exempte de tout esprit d'exclusion, elle a accueilli le pythagorisme importé d'Orient ; et tandis que sur certains points elle poussait la sévérité des maximes stoïciennes jusqu'à l'exagération de l'école cynique, d'un autre côté elle les tempérait par le bon sens et la douceur des épicuriens. Enfin elle a fait sortir la philosophie de l'étroite enceinte des écoles et de l'obs- curité des querelles pédantesques ; elle l'a produite en public, à ciel ouvert, en plein courant de l'opinion ; elle lui a donné une tribune, et à la place d'un jargon subtil et ergoteur, un langage qui avait la puissance et la ri- chesse de l'éloquence politique. Tel est le caractère par- ticulier, l'œuvre propre de la philosophie romaine ; tel est le progrès que lui doit l'esprit humain ; ainsi a été rempli l'espace d'un siècle qui sépare Sénèque de Ci- céron. Considérez les disciples que cette école a formés. Je ne parle pas seulement de Sénèque, qui, par l'éclat de sa féconde imagination, a ébloui et dominé ses contempo- rains; mais autour de lui, parmi ses admirateurs ou ses ennemis, il y a des noms d'un moindre prestige, mais d'un souvenir plus pur, des talents plus humbles et des convictions peut-être plus sincères ; et sans contredit, l'élite de la génération qui a vécu sous les règnes de Caligula, de Claude et de Néron, s'est inspirée du même enseignement, s'est nourrie des mêmes doctrines. Au nombre de ces courageux et nobles esprits, il faut comp- ter : Perse, interprète maniéré et pédant, écho servile des lieux communs philosophiques du temps, censeur chagrin et maladif qui consuma sa frêle existence à cri- LES PHILOSOPHES ROMAINS. J39 tiquer le mal, et ne vécut pas assez pour faire le bien; au demeurant, cœur honnête dont le caractère valait mieux que le talent ; — Démétrius le Cynique, l'ami, le directeur de conscience de Sénèque, philosophe d'une vertu sans faste, d'une pauvreté incorruptible , d'une rigidité de principes qui n'avait d'égale que l'austérité de ses mœurs, exempt de tout frivole amour de la popu- larité, et qui osa rester l'ami de Sénèque lorsque celui-ci était tout-puissant et décrié ; — Musonius Rufus, cheva- lier romain qui professa la philosophie sous Néron avec un grand succès, dit Tacite; successeur des Sextius, il fut le maître d'Epitècte ; — Julius Canus, l'une des vic- times de Caligula, dont le calme héroïque est si élo- quemment décrit par Sénèque; — Lucilius, qui a reçu des confidences destinées à la postérité, et que des écrits pleins de vigueur et de savoir, une persécution vaillam- ment soutenue pour la philosophie avaient rendu digne de l'amitié qui l'a illustré ; — Claranus, Aufidius Bassus, Marcellinus, Passienus, No vins Priscus, Liberahs, Sé- rénus, Fabius Rusticus, cités avec éloge dans des ou- vrages qui furent dédiés à la plupart d'entre eux; — enfin , cette cohorte d'hommes qui moururent avec honneur, lorsque l'honneur consistait à mourir, Lucain, Thraseas, Helvidius Priscus, Paconius, Montanus, Ru- bellius Plautus : voilà les principaux représentants de cette société qui a grandi sous la disciphne des maîtres du siècle d'Auguste, et sur qui l'école romaine a marqué son empreinte. Autre preuve de l'étendue de cette influence. Entrez dans les classes des déclamateurs : au milieu des puéri- lités prétentieuses, du vain cliquetis de mots à effet et de 140 LES PHILOSOPHES ROMAINS. périodes torturées, qui tiennent lieu d'éloquence, vous entendez tout à coup quelque belle maxime, quelque vé- rité philosophique dont la hardiesse et la nouveauté vous étonnent. C'est, sans doute, un élève des philoso- phes qui se souvient de la leçon de la veille ; ou plutôt ces idées sont devenues tellement familières à la jeunesse qu'elles entrent naturellement, et à titre d'arguments reçus, dans le corps du discours. Est-ce, par exemple, une simple réflexion de déclamateur, une phrase sonore et creuse, que cette pensée qui échappe à Arehius Fus- cus, lorsqu'il proteste dans une suasoria contre la pros- cription dont Cicéron est menacé par Antoine : « Ce qui tombera sous les coups du triumvir c'est le corps, enve- loppe fragile et caduque, sujette aux maladies, jouet de la fortune, proie des proscriptions. Mais l'âme lui échap- pera, l'âme qui a une céleste origine, qui ne connaît ni la vieillesse ni la mort, et qui, débarrassée des liens de chair qui l'oppriment, prendra son vol vers sa patrie, et vers les astres dont elle descende » On ne s'étonnera plus de trouver dans Sénèque le principe de l'égahté des hommes et la condamnation de l'esclavage, lorsqu'on saura que Silius Bassus et Albutius disaient, bien avant lui, dans leurs Controversiœ : « Selon la nature, il n'y a ni homme libre, ni esclave ; ce sont des noms inventés par la fortune et imposés par elle. Après tout, ne som- mes-nous pas d'anciens esclaves? Qu'était, je vous prie, le roi Servius ?. . . Si les hommes pouvaient choisir leur condition, il n'y aurait ni plébéiens, ni pauvres ; chacun se hâterait d'entrer dans une famille opulente. Mais, 1 Suas,, VI. LES PHILOSOPHES ROMAINS. 141 avant notre naissance, le hasard est le maître, et dispose de nos destinées. Nous n'avons quelque valeur qu'au moment oii nous commençons à être nous-mêmes. Qu'était-ce que Marins , si nous ne voyons en lui que ses ancêtres? un homme de rien. Parmi tous ses consu- lats, que voyez-vous de plus illustre? son mérite. Si Pompée avait dû sa grandeur aux figures de cire de son atrium, personne ne l'eût appelé le grand Pompée. Prends un noble, quel qu'il soit, examine-le, retourne- le, remonte à la source : tu trouveras une basse extrac- tion. Et à quoi bon parler ici des particuliers. Regardez Rome elle-même : dans une si vaste enceinte, parmi tant de palais, il n'y a rien de plus noble que l'humble cabane de Romulus. Ce chaume efface par son éclat la splendeur du Capitole. Accusez les Romains qui étalent leur bassesse au heu de la dissimuler, et pour qui rien n'est grand s'il ne vient d'une faible origine*. » La pi- tié, la tolérance, l'oubli des injures, sentiments si sou- vent refusés aux anciens, éclatent à chaque page : (( Personne n'est exempt de défauts ; celui-ci est colère, celui-là voluptueux; Caton était emporté, Cicéron faible, Sylla cruel, tous nous sommes pécheurs ^ Il n'y a pas de loi qui interdise la pitié. Quoi ! vous m'em- pêcherez de pleurer à la vue d'un homme dans l'in- fortune ? Quoi I vous me défendrez de secourir celui que son dévouement a mis en péril? Nous sommes maîtres de nos sentiments. Il est des droits non écrits, mais plus inviolables que tous les droits écrits. J'ai beau ^ Controi\,]ll,2[. — [,6. 2 Omnes peccavimus. U2 LES PHILOSOPHES ROMAINS. être encore en tutelle, j'ai le droit de faire l'aumône à un mendiant, d'ensevelir les cadavres sans sépulture. Il est mal de ne pas tendre la main à ceux qui tombent. Oui, ce sont là des droits qui sont le patrimoine de l'humanité... Soyez humain et miséricordieux; la fortune change, souvent elle abat ceux qu'elle a éle- vés. C'en serait fait du monde entier si la pitié ne mettait un terme à la colère... Aidons-nous, portons mutuellement nos fardeaux ^ Qu'est-ce que les pleurs? une protestation timide contre les rigueurs du sort^. » Dès ce temps-là, il se trouvait des esprits judicieux qui s'étaient aperçus que la guerre est un fléau, et des esprits chimériques qui espéraient l'abolir : (( Voici que deux armées rangées en bataille s'avan- cent l'une contre l'autre ; ce sont souvent des citoyens, des alliés, des parents qui vont en venir aux mains. Bientôt, la plaine est jonchée de cadavres, couverte de dépouilles et de pillards. Si quelqu'un demandait ce qui arme ainsi l'homme contre son semblable ; car enfin , les bêtes fauves ne se font point la guerre, et, si elles se la faisaient, l'homme, fils des dieux, devrait-il les imiter? Quelle odieuse fureur, dirait-il, vous pousse à vous abreuver de votre sang, vous qui ne formez qu'une même race et qui avez la même origine? Ah! c'est pour couvrir de mets délicats des tables superbes, c'est pour faire briller l'or dans vos maisons, que vous commettez ces parricides I C'est pour satisfaire votre gourmandise et votre luxure que vous asservissez l'univers ! L'argent, 1 Aller alterius onera detulimus. » Contr., ly, 25. — 11, 12. — I, 1. — VIII, 6. LES PHILOSOPHES ROMAINS. US voilà donc le principe de nos guerres et de nos discordes, voilà ce qui pousse les hommes à s'entr'égorger, malgré les liens de parenté naturelle qui les unissent*. » Un autre rhéteur réclamait avec force contre la cruelle ava- rice des maîtres qui exposaient leurs esclaves malades dans l'île du Tibre, pour se dispenser de les soigner et de les guérir, ou bien qui les mutilaient pour en faire des mendiants et spéculaient sur le produit des aumônes. En résumé , la philosophie avait emprunté les procé- dés de la rhétorique, et celle-ci empruntait les idées de la philosophie. Ainsi s'élevaient, dans le calme profond de la paix d'Auguste, les jeunes générations. Appelées à traverser les épreuves de ces siècles douteux, oii de grands destins s'achèvent , oii de plus grands destins commencent, elles se fortifiaient aux plus pures sources des doctrines émanées de la raison humaine. Déjà s'annonçait ce for- midable mouvement de rénovation sociale et religieuse, dont elles tressaillaient eUes-mêmes, qu'elles préparaient à leur insu, et dont elles étaient loin de prévoiries suites. Ainsi naissait et éclatait de toutes parts un esprit nou- veau, issu tout à la fois du travail séculaire de la pen- sée, du résultat politique des événements qui avaient tour à tour agité, apaisé, constitué l'ancien monde, et de ces mystérieux et indéfinissables instincts de l'humanité qui pressentent et appehent l'ave- nir. Quoi d'étonnant que Sénèque, contemporain de cette ardente jeunesse, auditeur assidu de ces professeurs vé- » Contr., II, 9, 14. f44 LES PHILOSOPHES ROMAINS. héments , ait embrassé avec la chaleur de son âme les doctrines de cette école glorieuse, et qu'il en ait repro- duit, avec la vigueur expressive de son style, les har- diesses et les nouveautés? Nous avons touché là à l'une des sources principales de sa philosophie. VIE DE SÉNÈQUE. 14î CHAPITRE lY Traits distinctifs du caractère de Sénèque; principales circonstances de sa vie. — Ses ma.adies et ses infirmités. — Son voyage en Egypte. Son exil en Corse. — Sénèque au pouvoir, Sénèque en disgrâce. — A-t-il eu quelques relations avec les Juifs? A-t-il connu Philon et ses écrits? — Silence qu'il garde au sujet des chrétiens. — Du respect humain qu'on lui attribue. — Ses derniers instants. — Retour de saint Paul à Rome. Sa captivité et sa mort. Conclusion de la première partie. Sénèque est né en Espagne, l'an 3 de Jésus-Christ, c'est-à-dire à peu près dans le même temps que saint Paul*. Il n'y a pas lieu, selon nous, d'attribuer au pays natal une influence marquée sur son génie, et de recher- cher dans le caractère espagnol le principe de cette grandeur emphatique et de cet éclat d'imagination, plus apparent que sohde, qui forment le trait distinctif de cet écrivain. 11 nous paraît plus raisonnable de tenir grand compte de l'éducation qu'il reçut à Rome, oii il vint fort jeune^. Ses premiers goûts le portèrent vers l'éloquence et la poésie : c'était une vocation de famille. iVu moment 011 il fréquenta les écoles des rhéteurs, un genre nouveau, premier signe du déclin, mettait en honneur le trait, l'épigramme, l'antithèse, les faux brillants ; Sénèque le 1 Voyez sa vie par Juste Lipse. — II était de Cordoue, colonie patri- cienne; sa famille était d'un rang équestre; sa mère, de race espagnole. 2 Son père vint à Rome au temps d'Auguste et s'y enrichit. — Lui- même y fut amené encore enfant {Ad Helviam, 17). 10 146 VIE DE SÉNÈQUE. père l'enseignait, son fils en donna des modèles. Comme Cicéron, Virgile, Ovide, Pline et Tacite, Sénèque dé- buta par le barreau ; ses succès lui attirèrent les criti- ques de Caligula, qui se piquait d'éloquence, et sa jalou- sie rancunière, plus terrible que ses railleries ^ On peut croire que , suivant l'usage des plus grands avocats de Rome, il cultivait en même temps la poésie, et y reposait son esprit élégant des labeurs de la procédure ; peut- être faut-il rapporter à cette époque la composition de quelques tragédies ; au moins il nous paraît probable que ses vers, quels qu'ils fussent, grâce à la vogue des lectures publiques, contribuèrent à étendre cette répu- tation littéraire qui le mit d'abord en péril et l'éleva plus tard'^ Devenu un sujet d'ombrage pour Caligula, il flé- chit au temps, et chercha l'oubli. Dès sa jeunesse, une seconde passion avait pris racine dans son âme, abon- damment pourvue d'instincts généreux; après l'avoir abandonnée par ambition, il y revint au jour de la disgrâce. C'était la philosophie, à qui l'on ne consacre trop souvent, comme à la religion, que des loisirs forcés et des cœurs aigris. A l'âge de seize ans, Sénèque avait suivi avec entraînement les leçons des philosophes les plus en crédit; il en avait reçu une impression assez profonde pour y conformer sa con- duite. Nous avons dit plus haut quelle était alors la puissance et la vogue de cette école romaine qui continuait, par la 1 Voyez Dion, 1. IX, et Suétone, De C. Cœsare, 53. 2 J. Lipse pense qu'avant de tomber dans la disgrâce de Caligula, il n'avait pas composé d'ouvrages philosophiques. VIE DE SÉNÈQUE. 147 propagande rapide de l'enseignement public, l'œuvre d'interprétation libre et d'exposition oratoire inaugurée dans les écrits de Cicéron. Nous connaissons ces philo- sophes, le caractère pratique et la forme de leurs leçons ; nous savons quel esprit viril et exalté tout ensemble était Tâme de leur éloquence. Représentons-nous donc ces maîtres , au visage pâle et amaigri', au langage austère, prêchant aux jeunes Romains la sobriété, la continence, l'enthousiasme pour la vertu, le dévouement au devoir, et excitant des trans- ports d'admiration parmi cet auditoire que le mal pu- blic n'a pas encore atteint. Au rang des disciples les plus ardents était Sénèque, à peine entré dans l'adoles- cence ; âme tendre et passionnée, imagination puissante, naturellement amie du sublime et de l'extraordinaire, il se laissait ravir à la grandeur de cet enseignement ; il rivalisait tout d'abord avec les plus héroïques modèles : les pratiques les plus rigides et les plus contraires aux communs usages, celles qui coûtent le plus à la mollesse et au respect humain n'effrayaient point, nous l'avons vu, l'ambition de sa vertu naissante. Avec Sotion , il aima Pythagore; comme Attale, il couchait sur un matelas dur et résistant qui ne recevait point l'em- preinte du corps ; à l'exemple de Sextius, il s'abste- nait de la chair des animaux, et prenait l'habitude d'examiner chaque jour sa conscience. C'était en l'an- née 19 ; il avait dix-sept ans au plus. Il n'est donc pas étonnant qu'après avoir, pendant un temps et pour obéir à son père, sacrifié la philosophie î Sénèque, ép. XLVIII. 148 VIE DE SÉNÈQUE. au barreau, son penchant l'y ait ramené. Il avait trente- cinq ans environ quand ce retour s'accomplit^ . Pour son talent, mûri et exercé, cette époque fut singulièrement laborieuse et féconde. Il compléta ses études premières, qui lui avaient laissé plus d'enthousiasme que de science réelle ; il entretint un commerce assidu avec l'antiquité grecque ; Pythagore, Platon, Aristote, Zenon, Chrysippe, Épicure, Posidonius lui devinrent familiers; des liai- sons plus étroites l'unirent aux principaux philosophes de Rome ; en un mot, la plupart des ouvrages qui res- tent de lui furent ou composés, ou médités, ou préparés alors par des recherches variées et profondes. Sa répu- tation ne perdit rien à ce changement; rhéteur converti ou ramené à la philosophie, il y transporta les qualités et les défauts séduisants de ses discours, et la revêtit de cette parure recherchée qui flattait le goût déjà douteux de ses contemporains. Dépourvu de la force d'esprit et de la rectitude de jugement qui sont nécessaires au créa- teur de nouveaux systèmes, manquant dans sa conduite de la fidélité au devoir qui fait l'homme vertueux, Sénè- que ne fut ni un philosophe ni un sage, mais un amant de la vertu et de la philosophie, dont la passion éloquente eut ses caprices et ses faiblesses. C'est à cette première période de sa vie qu'il faut rat- tacher son voyage en Egypte, où un de ses oncles fut préfet pendant seize ans^. Combien de temps dura ce voyage? De quelles connaissances nouvelles enrichit-il 1 Caligula régna quatre ans, de 37 à 41. 2 A Helvia, XVII. Sénèque eut pendant toute sa vie des intérêts à Alexandrie. Voyez ép. LXXVII. VIE DE SÉNÈQUE. U9 son esprit? S'avança-t-il du côté de l'Orient, et jus- qu'aux Indes? Questions à peu près insolubles. Ce qu'il y a de plus vraisemblable, c'est qu'il recueillit, pendant son séjour à Alexandrie, les matériaux de plusieurs ou- vrages : il y conçut l'idée de son Essai su?' l'Inde^ et de son ouvrage sur les Mœurs égyptiennes ; si toutefois ce dernier écrit n'est pas un chapitre du traité général sur les Superstitions étrangères^ qui doit aussi se rapporter à la même date^ Le voyage de Germanicus en Egypte peut, ce nous semble, donner une idée de l'excursion que fit Sénèque dans ces contrées. Tout Romain débar- qué sur la terre des Pharaons et des pyramides était saisi du désir de contempler de ses propres yeux les mer- veilles célébrées par les historiens. Ainsi, cette curiosité porte Germanicus à entrer dans la presqu'île, au risque d'irriter Tibère ; il descend lentement le cours du Nil, et s'arrête aux villes et aux temples que leur antiquité recommande à son attention ; il va interroger les gran- des ruines de Thèbes aux cent portes, se fait expliquer les caractères hiéroglyphiques gravés sur d'énormes colonnes ; la statue de Memnon, les pyramides, les lacs creusés par la main de l'homme ne sont pas oubliés : il ne met d'autres bornes à ses recherches que celles que la conquête romaine s'est imposées^. Probablement Sénèque parcourut la même route, mais avec plus de loisir; son examen fut plus attentif et plus détaillé, comme il arrive lorsqu'on regarde pour étudier et pour décrire. Ajoutons que son oncle, vieilli dans le gouver- i Voy. Pline l'Ancien [Hist. n., vi, 17) et Servius, In jEneidOy vi et ix. s Tacite, Ann.j ii, 60, 61. 150 VIE DE SENEQUE. nement de la contrée, lui aplanissait au besoin les obs- tacles. Cet itinéraire, qui ne dépasse pas la vallée du Nil, cette tranquille observation du sphinx et du lac Mœris ne satisfait pas tous les biographes; il en est dont les conjectures vont beaucoup plus loin que nous et, sans doute, que Sénèque lui-même. Ils le conduisent jusque dans l'Inde, et lui font visiter les soixante fleuves et les cent dix-huit nations dont parle Pline. Mais si leur imagination aventureuse entraîne ainsi Sénèque à sa suite en ces lointains pays, c'est moins pour le mener aux Indes, oii rien ne l'appelle, que pour le conduire, en passant, à Jérusalem, oii ils ont besoin de le faire aller. Cette intervention de la géographie, en faveur de la tradition que nous examinons, lui est d'un bien triste secours : et d'abord, sur quoi repose l'hypothèse d'un tel voyage? Sur le titre d'un ouvrage perdue Mais ne peut-on pas écrire sur un pays sans le visiter? L'histoire en était-elle encore au temps d'Hérodote? A quelles pénibles recherches condamne-t-on Sénèque, au sein de populations barbares, s'il a dû pénétrer de sa per- sonne dans les sanctuaires, interroger les vieillards, consulter des annales dont la langue lui était inconnue, et explorer à tâtons les bords de l'Indus et du Gange. Ne trouvait-il pas à Alexandrie des ouvrages grecs écrits sur cette matière depuis l'expédition d'Alexandre, et des renseignements fournis par le commerce? Mais admettons l'hypothèse insoutenable de ce voyage, pour- quoi conduire l'historien à travers la Judée, l'Assyrie, 1 Essai sur l'Inde. VIE DE SÉNÈQUE. iHi la Perse, l'empire des Parthes, la Bactriane, au lieu de le transporter rapidement par mer? Pourquoi user sur les routes du haut Orient le tiers d'une vie si occupée? On nous répondra : il est inutile qu'il se rende aux Indes, s'il ne traverse pas Jérusalem. Autant vaut le laisser à Alexandrie. Tel est en effet notre sentiment, même en tenant compte de l'intention qui est l'âme de cette hypothèse. Car enfin, si on désire mettre Sénèque en rapport avec le peuple de Dieu, il y avait en Egypte un million de Juifs; Alexandrie en comptait deux cent mille, avec un temple superbe, rival du temple de Jéru- salem ; la loi s'y lisait en grec, et Philon tenait école en cette ville. Maintenant, nous ne voyons pas bien comment peut s'opérer entre Sénèque et les Juifs ce rapproche- ment désiré. Sénèque était un philosophe nourri dans les idées grecques et dans les préjugés romains ; si quel- que chose, pendant son séjour à Alexandrie, a dû l'atti- rer, c'était le Musée, la bibliothèque, les ouvrages des poètes, les cours des philosophes, et non la synagogue. Les Juifs d'Alexandrie, pour être plus nombreux et plus riches que ceux de Rome, n'en étaient pas moins haïs, insultés, maltraités par le reste de la population ^ Leur influence sur la littérature et la philosophie alexandrincs fut nulle ; les ouvrages de Philon y étaient inconnus, et 1 Josèphe, Guerre contre les Romains, 1. II, chap. xxxvi. En l'an 66, il y eut 50,000 Juifs tués dans une émeute à Alexandrie. — Voyez Philon, in Flaccum. — On peut lire dans l'ouvrage de M. Delaunay sur Pliilon un tableau du mouvement philosophique d'Alexandrie, page 20. Quant à ce que dit cet auteur des rapports de Sénèque avec Philon, c'est une pure hypothèse mêlée d'inexactitudes évidentes (p. 23). Chacun tire notre phi- losophe à soi. Notre but est de le rendre à lui-même et aux siens, à ses maîtres certains et à ses vrais modèles. 152 VIE DE SÉNÈQTE. les rares prosélytes qu'ils attiraient à leur religion appar- tenaient à la multitude ignorante. Après tout ce que nous connaissons du mépris des païens, et particulière- ment des philosophes, pour les Juifs, ce serait se mé- prendre étrangement sur l'importance du judaïsme alexandrin que de prêter à Sénèque le désir d'en con- naître les doctrines. Durant plusieurs siècles, les livres sacrés du peuple de Dieu ont été lus et com- mentés dans les synagogues de Rome, d'Athènes, d'Alexandrie et des principales villes du monde an- cien : voyons-nous que les savants, les poètes, les philosophes en aient pris connaissance, et qu'ils aient débité sur les Juifs, sur leurs croyances et leurs coutumes, autre chose que des erreurs mêlées d'ou- trages? Pourquoi Sénèque ferait-il exception? Le seul effet de son voyage à Alexandrie, par rapport à ses opinions sur les Juifs, a été de redoubler sa haine contre cette nation turbulente qui était le principal souci des gouverneurs d'Egypte ^ S'il parle de leur reUgion dans un de ses ouvrages, c'est en la rangeant parmi les superstitions étrangères et au nombre des plus abomi- nables. Singuher prosélyte, qui traite ses corehgion- naires de race infâme et scélérate ^ Nous admettons qu'il ait observé et décrit la partie extérieure des mœurs, des pratiques, des cérémonies juives, tout ce qui tombait * L^oncle de Sénèque fut sans doute le prédécesseur de Flaccus, si odieux aux Juifs (voyez Philon). — C'est environ vers l'an 39 ou 40 que Philon fut envoyé en ambassade à Rome. Il avait alors 50 ans. La plupart de ses écrits furent publiés au commencement du siècle. — Son frère avait renoncé au judaïsme. ^ « Usque eo gentis sceleratissimœ consuetudo convaluit, etc. » — Sé- nèque, cité par saint Augustin. Voyez plus haut, chap. i^r^ page 47, VIE DE SÉNÈQUE. 153 SOUS le regard des païens ; mais si l'on persistait à pré- tendre que sa curiosité l'a porté à pénétrer le secret des livres saints, du moins serait-on forcé de convenir qu'il a bien peu profité de cette lecture, et que s'il les a pris pour modèles, il les a médiocrement admirés. L'étude de la vie de Sénèque a jusqu'ici mis en relief deux qualités saillantes de son génie : la première, c'est cette disposition à l'enthousiasme, cette ardeur na- turelle de l'âme et de l'imagination, qui s'enflamme de si bonne heure pour une doctrine sévère et un ascétisme exagéré; la seconde, c'est la tendance encyclopédique de son esprit. Orateur, philosophe, poëte, géographe, historien, naturaliste, il toucha à tous les genres de con- naissance, et son talent, souple et fertile, donna à ses compositions les formes les plus variées. On a de lui des traités, des lettres, des tragédies; on a perdu ses discours, ses dialogues, ses histoires, et beaucoup de poëmes. Un décret d'exil vint le frapper au milieu des travaux qui faisaient sa gloire ^ Le bruit courut que Messaline, par cet acte de rigueur, voulait punir l'amant de Julie, sœur de Claude^; si l'on admet la vérité de ces impu- tations, le bannissement de notre philosophe offrirait quelque ressemblance avec celui d'Ovide. Peut-être n'était-ce qu'une calomnie adroitement semée pour jus- tifier la persécution en flétrissant la victime^ ; peut-être 1 Ce fut en l'an 41 ou 42. 2 Dion, Hist. rom., lx, 8. — Xiphilin, lxj, 10. — Commentateur de Juvénal, Sat. v, v. 109 a Seneca. 3 C'est l'opinion de Juste Lipse. — Il faut remarquer ici que les détails 154 VIE DE SÉNÈQUE. Sénèque avait-il déplu par l'éclat de son nom, par ses opinions, par quelque propos indiscret, par tous les crimes reprochés aux grands talents et aux honnêtes gens; toutefois, l'existence même de ces rumeurs, recueiUies par l'histoire, semblerait prouver que sa con- duite ne les rendait pas trop invraisemblables. Ce se- rait alors un exemple de cette faiblesse de caractère qui a donné de si nombreux démentis à ses doctrines et a fait mettre en doute la sincérité de son enthou- siasme pour des vertus qu'il célébrait sans les pratiquer. La Consolation adressée à Polybe nous apprend que le crime de Sénèque, vrai ou supposé, fut déféré au sénat, et que l'exil, ordonné par l'empereur, était un adoucis- sement de la peine infligée par les sénateurs ^ Après tout, pour un homme de cet âge, de ce mérite, de cette renommée, et dans un siècle aussi agité, la persécution était un double bienfait de la fortune. Rien ne sert le talent et l'ambition comme une éclatante disgrâce ; c'est la plus noble, la plus utile, et souvent la plus courte des candida- tures. S'il fût demeuré àRome dans l'une de ces situations vulgaires que crée une vie douce et paisible, peut-être eût-il été négligé par Agrippine ; le rocher de la Corse le désignait bien mieux au choix de l'habile impératrice qui remplaçait une rivale impopulaire. Mais ce qui mérite surtout d'être apprécié, c'est l'effet de la souf- france sur son âme, et le progrès de son esprit durant huit années de solitude. Relégué dans une île sauvage et que Sénèque nous donne sur les mœurs de sa famille ne s'accordent pas avec une telle licence. 1 Ch. XXXII. VIE DE SÉNÈQUE. i55 inhabitée*, loin du tumulte de la société et des distrac- tions de la gloire, l'étude, la lecture, la méditation, étaient l'unique remède, le seul plaisir que comportât son malheur. Peut-on douter qu'un tel esprit, constam- ment replié sur lui-même, enfoncé dans la recherche des vérités physiques et morales, affranchi de la gêne des passions et des liens terrestres, n'ait gagné en étendue, en force, en richesse? Que de travaux ébauchés, que de projets conçus pendant l'exil ! Que de réflexions, d'une triste vérité, lui furent alors suggérées! Quel complé- ment aux leçons de la philosophie, quelles preuves frap- pantes de ses maximes, quelle occasion de les appliquer î Nous n'allons pas jusqu'à dire que son caractère se soit élevé et affermi dans ces épreuves, mais certainement elles profitèrent à son esprit. Sénèque n'est pas sorti de cette école philosophe accompli et le cœur muni de vertus effectives ; les raisons qu'il allègue, pour prouver à sa mère le mépris qu'il fait des biens qu'il a perdus et sa tranquille insouciance au sein de l'infortune^, sont trop longues, trop subtiles, trop emphatiques, et montrent qu'il cherche à s'éblouir lui-même ; cependant, sous cette déclamation diffuse respire un sentiment vrai, car Sénèque a la sincérité de l'impression du moment ; on reconnaît, à la peinture du bonheur qu'il éprouve et des soins qui l'occupent, l'effet d'une vie solitaire sur cette ardente imagination qu'elle dispose à la rêverie et à l'exaltation. Cette tendance, qui lui était naturelle, ne disparut point dans les années prospères qui suivirent ; 1 Ad Hehiam, 6. 2 Ad Helviam, ch. x, xi, etc. 156 VIE DE SÉNÈQUE. car il n'y a que les petites âmes qui perdent le profit et le souvenir de l'adversité; d'ailleurs, sous le règne de Néron, on ne pouvait jamais se flatter d'en avoir fini avec les disgrâces. Mais après ces démonstrations d'une vertu qui se vante et s'encourage, reparaît l'ordinaire inconséquence de Sénèque qui lui inspire, non une mau- vaise action, mais un écrit indigne d'un philosophe. Capable de transports généreux plutôt que d'une longue patience, il ne put résister à la durée des maux qu'il se flattait d'avoir vaincus d'abord ; il écrivit à un affranchi de Claude pour sofliciter son intercession, et essayer de fléchir la colère impériale. On a blâmé sévèrement cette supplique ; cependant si la flatterie y est immodérée, elle n'est jamais basse. L'affranchi Polybe était un amateur de belles-lettres et un éditeur soigneux d'Homère et de Virgile* ; ce qui prouve en faveur de son caractère, c'est qu'il osa rester l'ami ou le protecteur d'un exilé, et en- tretenir avec lui des relations que des goûts communs avaient sans doute formées. Quant à l'éloge de Claude, qui est fort brillant, et se ressent des études astronomi- ques de l'auteur^, l'exagération n'en est pas aussi révol- tante qu'elle le paraît d'abord ; ce prince ridicule était assez humain, et après Caligula il valait par le contraste. Ce n'était pas lui d'aifleurs, mais Mcssaline qui persécu- tait Sénèque. Sans doute un vrai philosophe eût supporté l'exil sans se plaindre et sans recourir à la flatterie ; c'est en cela que consiste la faute ou la défaillance de Sénè- 1 Ad Polyb., 25, 26. 2 Sur les études astronomiques de Sénèque pendant son exil, voyez la Consolation à Helvia, ch. ix. VIE DE SÉNÈQUE. 157 que ; mais il faut reconnaître que jamais il ne s'est donné pour un vrai philosophe ^ Momentanément, ces avances furent en pure perte. Il fallut une révolution de palais pour mettre fin à son exil; et par un brusque changement qu'il n'avait pu es- pérer, mais qu'il accepta, la faveur d'Agrippine, l'arra- chant à sa solitude, à ses chagrins, à ses méditations, le transporta au sein des splendeurs, des intrigues et des crimes de la cour^ La confiance dont il fut alors investi peut être considérée comme une preuve suffisante de l'injustice du châtiment qui l'avait frappé ; car, malgré les idées tolérantes de l'antiquité en matière de morale, il n'y a pas d'apparence qu'Agrippine eût confié son fils à un précepteur convaincu d'adultère; en tout cas, c'est un témoignage éclatant de la réputation dont il jouissait à Rome, malgré huit ans d'absence, et peut- être à cause de cette absence. La faveur des princes ne va chercher les hommes de condition médiocre que lors- que ces choix sont pour eux-mêmes un titre à l'estime publique ; en prenant ce candidat de l'opinion, iVgrip- pine conciliait à son autorité récente la partie éclairée de la société romaine, le monde des rhéteurs, des philoso- phes et de leurs partisans, la jeunesse surtout qui voit de bon œil les préférences accordées au talent sur la naissance. Il résulte encore de là que les classes intelli- gentes, les gens d'esprit, étaient de quelque poids dans les déterminations du pouvoir. Les offres ou les volontés ^ Ad Helviam^ 5. ^ Tacite, Ann., xil, 8. C'était en 49. Sénèque avait environ quarante- cinq ans. i?i8 VIE DE SÉNÈQUE. de la nouvelle impératrice furent connues de Sénèque au moment oii, revenu de l'exil, il faisait voile pour Athènes*; un philosophe eût résisté, car il était mani- feste que la philosophie n'avait aucun rang à tenir entre une femme ambitieuse, des affranchis scélérats et un vieillard imbécile; mais en s'adressant à Sénèque, la mère de Néron savait bien qu'elle n'avait pas affaire à un Caton ou à un Thraséas, mais à un esprit souple, délié, fertile en ressources, capable de seconder et de diriger ses menées, et l'événement n'a pas donné tort à sa pénétration ^ 11 est superflu d'examiner en détail la conduite de Sénèque, volontairement précipité dans la grandeur ; bornons-nous à dire qu'on ne peut ni l'excu- ser ni le blâmer entièrement. Il parut à la cour tel qu'il s'était toujours montré, c'est-à-dire doué d'une honnê- teté naturelle qui fléchissait sous la pression des circon- stances, et se laissait entraîner jusqu'à tolérer le crime, peut-être même à le conseiller ou à le commettre^, cer- tainement à le justifier, au moins du bout des lèvres. Il aima le pouvoir, assez pour le retenir au préjudice de son honneur, mais il chercha à l'exercer noblement et dans l'intérêt du prince et de l'Etat ^ Il accueillit l'opu- lence, mais il en repoussa les vices^, et fit asseoir la fru- galité à ces tables de cèdre, dont chacune valait un mil- 1 Commentateur de Juvénal^ Sat. v, v. 109. 2 Tacite, Ann., xii, 8. 3 Tacite, Ann., xiv, 11. '^ Tacite, Ann., xiii, 2. — Dion, 1. LXI, cli. i. » Épitres, V, XVIII, XX. — De beata vita, 21, 23. — Ses envieux lui reprocliaient d'avoir amassé en quatre ans ter millies sestertium {Ann., XIII, 42). VIE PE SÉNÊQUE. 159 lion de sesterces*. S'il ne quitta pas spontanément l'empereur et la cour, il mit de la dignité dans sa retraite^ ; et après une longue possession des honneurs il se retrouva, au déclin de l'âge, avec les goûts élevés et austères de sa jeunesse ^. S'il eut pendant sa vie des accusateurs, et des détracteurs dans la postérité, les plus vertueux de ses contemporains et les historiens les plus véridiques lui ont rendu justice^. Que devint dans le maniement des affaires, au milieu des soucis attachés à un si haut rang, cet esprit qui pendant huit années de soUtude s'était nourri silencieu- sement de spéculations philosophiques, et n'avait connu d'autre commerce que celui des écrivains dont il médi- tait les ouvrages, d'autre spectacle que la vue du ciel et de la mer dont il étudiait les phénomènes? Tant que dura la première ivresse qui suit l'avènement aux hon- neurs ; tant qu'il entretint l'espoir de vaincre le mal par l'ascendant du bien, il est à penser que le philosophe- ministre abandonna la théorie pour la pratique, et crut servir le genre humain en appliquant tous ses soins à diriger le bras qui couvrait l'univers de légions et de proconsuls. Mais lorsque ses illusions tombèrent, et qu'il put voir à nu la corruption du siècle et l'irrémé- diable perversité de son élève ; lorsqu'il s'aperçut que 1 II avait cinq cents de ces tables (J. Lipse). 2 Ami., XIV, 53, 54. — Sénèque n'usa jamais d'adulation envers l'em- pereur {De dem., II. — Tac, A/m., xv). 3 Ann., XV, 45. * Tacite est en général favorable à Sénèque. — Sénèque eut pour am Thraséas. — Voyez le vers de Juvénal : Qvis tam Perditus ut Senecam dubitet pra ferre Neroyii ? i60 VIE DE SÉNÈQUE. pour prix de ses efforts vertueux comme de ses coupa- bles condescendances, il allait perdre le pouvoir et peut-être la vie, son âme blessée se réfugia de nouveau au sein de l'étude, et y rapporta, de cette longue et malheureuse expérience, une impression de tristesse qui est particulièrement sensible dans ses derniers écrits. Outre l'action des circonstances extérieures, nous devons signaler une cause inhérente à sa constitution physique, qui ne fut pas sans influence sur l'état de son esprit et sur le travail de sa pensée. Sénèque était né débile et maladif. Dès son enfance, de cruelles infirmi- tés l'avaient mis enpéril^, et toute sa vie il resta sujet aux asthmes, à la fièvre, aux tremblements nerveux, aux évanouissements^. Quand un corps languissant se trouve uni à une âme ardente, il lui communique quel- que chose de sa délicatesse et de sa langueur; de là résulte une tendance à la mélancolie, à l'exaltation, à toutes les vivacités de la faiblesse. Par un autre effet de cette union inégale, la vigueur de l'être se concentre dans la partie saine et agissante ; l'intelligence devient le siège unique de la vie; le reste n'est plus qu'une enveloppe incommode et méprisée dont on aspire à se détacher et qu'on abandonne à la douleur. La sobriété dont Sénèque s'était fait une loi, lui était prescrite par le soin de sa santé autant que par la philosophie : or, un régime frugal, la pratique fréquente de l'abstinence 1 « Per longum tempus seger. » (A Helvia, 17.) 2 Ép. LIV, LXXVIII. — Tacite, Ann., xv, 45, 63. — Sénèque avoue que, sans le respect qu'il portait à son père, il aurait cédé aux idées de suicide qui parfois l'obsédaient (Ep. LXXVII et LXXVIII). VIE DE SÉNÈQUE. 161 dégagent l'esprit des éléments matériels qui l'appesan- tissent; le corps ne lui fait plus sentir sa chaîne, il a plus d'élan et d'agilité, et plane d'un vol léger dans le monde supérieur des idées*. Aussi le jeûne est-il la condition essentielle d'une vie mystique et contempla- tive. Par conséquent, si l'on veut se faire une idée juste du talent de Sénèque et apprécier comme il convient certains caractères de ses écrits, il faut tenir compte de toutes les causes qui ont influé sur ses dispositions mo- rales et recueillir les indications fournies par les parti- cularités importantes de son existence. En résumant les remarques qui précèdent, sous quels traits nous repré- senterons-nous ce philosophe ? Nous verrons en lui une intelligence active et féconde, naturellement portée vers ce qui est généreux, avide de savoir et de renommée, qui répand son ardeur sur tous les genres d'étude, mais, malgré ses prétentions àl'universaUté, conserve une pré- férence marquée pour la plus haute des sciences, pour la philosophie ; nous y verrons encore une âme passionnée, délicate, prompte à l'enthousiasme, dont la sensibiHté a reçu les impressions successives des ennuis de l'exil, des déceptions éprouvées à la cour, et des souffrances d'un corps maladif. Où sont donc, parmi ces événements de la vie de Sénèque, les circonstances qui ont pu faciliter ses rap- ports supposés avec les premiers chrétiens? L'Eglise romaine fut fondée en 44, et saint Paul vint 1 « Agitatiorem mihi animum esse credebam; nec tibi hodie affîrmave- rm an fuerit. » (Ep. CIX.) 11 e, 4 I(i2 VIE DE SÉNÈQUE. à Rome en 61. Or, à la première date, Sénèque était en exil, et pour ce temps du moins il n'y a pas lieu d'ima- giner quelque liaison entre lui et les apôtres. L'époque qui suivit son retour et son élévation est-elle plus favo- rable? Qu'on lise Tacite, et l'on nous dira si Sénèque, placé entre Néron, Agrippine, Pallas, Tigellin et Pop- pée, occupé à défendre le fils contre les soupçons et les fureurs de la mère, la mère contre le poison et le poi- gnard du fils, forcé de combattre à la fois les instincts sanguinaires de son redoutable élève, les suggestions des courtisans, les calomnies de ses ennemis personnels, usant toutes les ressources de son habileté et de son crédit à affermir, à faire prévaloir la ligue du bien public formée entre lui et Burrlius, au milieu de ces soucis et de ces alarmes avait assez de loisir et de liberté d'esprit pour aller étudier dans les faubourgs une religion nou- velle qui, à ses yeux, et au jugement des Romains, n'était autre chose qu'une superstition barbare, impor- tée de Palestine? Oii placer l'époque de ces préten- dues relations? Est-ce en 60 et 61, lorsqu'il justifie le meurtre d' Agrippine? ou en 62, lorsqu'il résiste à peine aux assauts de la calomnie et tremble pour son crédit ébranlé? Quels intermédiaires ont pu ménager ce rap- prochement? Avait-il quelques esclaves juifs ou chré- tiens, et serait-ce par eux qu'il eût été conduit à la synagogue ou à l'Église? Ce philosophe traitait humai- nement ses esclaves*; quelques-uns étaient admis dans sa familiarité ; mais il n'en faisait pas ses conseillers en matière de religion et de philosophie. En supposant, ce 1 Ép. XLVil. VIE DE SENÈQUE. i 63 qui est inadmissible, que la rumeur publique au sujet des chrétiens eût éveillé sa curiosité, simple particulier il eût pu facilement la satisfaire, et s'informer à loisir de leur culte et de leurs doctrines : attaché à la cour et au service du prince, les embarras qui l'assiégeaient lui en étaient et le désir et le pouvoir. Il est vrai qu'il les a peut-être connus par les rapports adressés au gouvernement, dont l'attention commençait à se porter sur leurs progrès ; mais alors le préjugé d'Etat redoubla en lui le préjugé philosophique : siégeant dans les con- seils de César, il dut penser des chrétiens comme César lui-même. Ces raisons, nous dira-t-on, auraient quelque force, s'il s'agissait d'un homme que ses études et ses rela- tions antérieures n'eussent pas préparé à recevoir les enseignements apostoliques ; mais la lecture de l'An- cien Testament, la connaissance approfondie du culte juif avait d'avance initié Sénèque aux doctrines du christianisme *. — Comme on l'a vu, ce n'est pas à l'époque de son voyage en Egypte qu'il faut rapporter cette initiation; de retour parmi les siens, il se vit en butte à la persécution de Caligula et à celle de Messa- line. Cependant, on peut supposer qu'il se trouvait à Rome, lorsque Philon y vint en ambassade. Mais le dessein de Philon était d'intercéder en faveur de ses co- religionnaires, et non de faire des prosélytes ; dès qu'il avait rempli sa mission et essuyé les brusques emporte- ments de Caligula, il se retirait, ainsi qu'il le dit lui- 1 Cette thèse est soutenue par M. de Maistre, ix^ entretien. JG4 VIE DE SÉNÈQUE. même, dans le quartier juif*. A en croire Eusèbe, ses ouvrages furent placés dans les bibliothèques publiques, par ordre du sénat, sous le règne de Claude ^ Outre que ce témoignage est suspect, en admettant qu'il fût vrai, la philosophie juive n'avait aucun attrait pour un Ro- main élève des Grecs ; la preuve, c'est que nul auteur païen ne fait mention de ces ouvrages ; de sorte qu'ils furent à Rome comme s'ils n'y étaient pas. D'ailleurs, si Sénèque avait fréquenté Josèphe ou Philon, ces hom- mes de bonne compagnie^ comme les appelle M. de Maistre, s'il avait lu les écrits de ce dernier, pourquoi n'en faire aucune mention, pourquoi n'en rien citer? Ne pouvait-il pas, s'il les admirait, en parler comme d'écrits éminents, quoique entachés de judaïsme, et dignes d'appartenir à la Grèce ^? Et si le préjugé romain était assez puissant pour condamner au silence son ad- miration, ne suftisait-il pas pour le détourner de cette lecture et de cette compagnie? Il est encore moins rai- sonnable de supposer que la version des Septante, in- connue à Rome, si ce n'est des Juifs ^, ait attiré sa curiosité. Dans notre ardeur de posélytisme, nous prê- tons aux anciens les sentiments d'une piété toute mo- ^ De leg-. ad Caium. 2 L. II, ch. XVII. 3 Voici les termes de M. de Maistre : « Ne pouvait-on pas alors comme à présent admirer les écrits en méprisant les personnes? Au moyen de la version des Septante, Sénèque po ivait lire la Bible aussi commodément que nous Philon et Jo.-tphe étaient bien apparemment des hommes de bonne compagnie^ et l'on pouva'.t sans doute s'instruire avec eux » (ixe Entr.) * Du temps de Juvénal, les Romains ne la connaissaient même pas : ïradidit arcana quodcunque volumine Moses. VIE DE SÉNÈQUE. 165 derne à l'égard des livres saints; nous oublions que ce respect, cette admiration sont l'effet de convictions religieuses depuis longtemps établies, et d'un com- merce journalier avec les beautés qu'ils renferment. Pour des profanes, ces livres étaient inintelligibles, ou bizarres, ou grossiers. Saint Augustin et saint Jé- rôme, élevés par des mères chrétiennes et des maîtres croyants, avouent que la simplicité des Écritures a plus d'une fois rebuté leur délicatesse, et qu'il leur arrivait de préférer à ce langage extraordinaire, un peu voilé par des traductions polyglottes, les compositions élégantes du génie grec ou romain. Par quelle étrange hypothèse imagine-t-on que Sénèque, l'écrivain en vogue, soit allé chercher des inspirations' dans des livres orientaux, dont les idées, la méthode, la diction ressem- blent si peu aux brillants et réguliers modèles des siè- cles classiques? Ajoutez à cela le style barbare des commentaires rabbiniques, et le caractère étrange de l'enseignement de la synagogue, qui entouraient d'une enveloppe presque impénétrable aux gentils ce mysté- rieux dépôt. Pour achever de dissiper toute lueur trompeuse, disons encore qu'au temps de Sénèque il y eut constam- ment à Rome des rois juifs, principalement des Agrippas, dont l'un fut en faveur auprès de la mère de Néron ^ Mais ces princes se montraient plus jaloux du succès de leurs vues ambitieuses que des progrès de leur religion, qu'ils persécutaient en Judée, et plus empressés d'adop- ter par flatterie les mœurs romaines que de répandre i Josèphe, Ant., xx, 5. IGG VIE DE SÉNÈQUE. autour d'eux les idées juives. Les seules traces de leur passage à Rome furent quelques bruits populaires sur leurs domaines de palmiers, et sur les désordres de leiir famille'. Si cependant on insiste, et si l'on veut qu'ils aient eu à cœur de convertir les Romains à leurs croyances, pourquoi ne pas prétendre que les Césars et leurs courtisans, depuis Auguste, Mécène et Horace, furent tous affiliés secrètement au judaïsme? Pourquoi ne pas imiter le zèle Imaginatif de ces rabbins qui trans- forment Néron en un prosélyte de justice, apparemment parce que sa maîtresse aimait les Juifs ^ ? L'argument des prédispositions antérieures de Sénè- que est donc nul. On en tire un autre de son ascétisme, de ses fréquentes abstinences, de l'usage où il était d'examiner chaque jour sa conscience ; mais toutes ces pratiques appartiennent à la philosophie de Pythagore ou de Zenon. Gardons-nous aussi de voir dans l'amitié qu'il professe pour le cynique Démétrius une image de son amitié pour l'apôtre Paul. Il lui arrivait souvent, dit-il, de quitter le monde des courtisans pour recher- cher la société de ce vieillard demi-nu ; il l'attachait à sa personne, le conduisait en public et dans ses jardins^ : rien dans ces habitudes qui ne soit conforme aux mœurs de l'antiquité. Démétrius avait -encore pour amis le sé- nateur Thraséas et d'autres Romains illustres ; des stoï- ciens aussi austères que ce cynique vivaient familière- ment dans les palais des grands, et il est superflu de 1 Josèphe, ibid. — Horace. — Juvénai. 2 M. Biet, p. 276. 3 Ép. LXII. VIE DE SÉNÈQUE. 167 remonter jusqu'à l'exemple d'Alexandre visitant Dio- gène. Sénèque rapporte encore que, sur la fin de sa vie, il allait s'asseoir à l'école d'un philosophe* ; cela ne prouve pas qu'il soit allé aussi naturellement écouter la prédi- cation chrétienne dans un cœnaculum ou l'enseigne- ment des rabbins à la proseucha. Enfin, pour expliquer le silence qu'il garde au sujet des chrétiens, et qui prouve simplement qu'il ne les connaissait pas ou qu'il n'en- trait pas dans son sujet d'en parler, on lui a prêté un sentiment hypocrite et timoré, un raffinement de pru- dence religieuse, qui rabaisserait son caractère et ne ferait pas d'honneur à sa conversion. Ceux qui ont ima- giné le respect humain de Sénèque supposent que, néo- phyte douteux, il tremblait d'être découvert, évitait de justifier des innocents calomniés, avec qui il communi- quait en secret, et taisait leur nom, leur foi, leurs vertus dans ses discours et ses écrits. Sont-ce là les effets que produisait dans les cœurs l'ardente parole de Paul? Où sont ces transports qui conduisaient les premiers chré- tiens aux supplices? Est-ce avec de pareils disciples, avec des tièdes et des indécis, que les apôtres ont fondé l'Église du Christ? Pourquoi Sénèque eût-il été moins convaincu et moins courageux que les âmes simples qui croyaient et mouraient pour leurs croyances? Serait-ce à cause des lumières de sa raison et de son attachement à la philosophie? Mais alors pourquoi supposer, comme le fondement de ces relations imaginaires, que c'est cette même raison, éclairée par la philosophie, qui l'a 1 Ep. LXXVI. 168 VIE DE SÉNÈQUE. préparé à comprendre l'Evangile et l'a amené aux pieds de celui qui l'annonçait? Sénèque finit, comme les hommes d'élite de ce temps, dans une résignation pleine de tristesse, sans braver le péril et sans le fuir. Retiré, avec sa femme et quelques amis, au fond de ses maisons de campagne, cultivant ses jardins, et soutenant par une nourriture frugale son existence défaillante*, il reçut l'ordre de mourir et l'exécuta avec une dignité calme, sans faste d'héroïsme, en s'entourant jusqu'à l'heure suprême des consolations et des secours de la philosophie ^ Ainsi moururent Cre- mutius Cordus, Thraséas, Soranus et tant d'autres : c'était la mort naturelle des sages. Nous n'avons pas à discuter avec ceux qui prétendent que ses derniers instants furent ceux d'un chrétien ; cela n'est pas soute- nable^ Comment Néron et les ennernis du philosophe n'eussent-ils pas divulgué ce secret? Et ce dernier dis- cours, qui fut répandu à Rome après sa mort et que Tacite avait entre les mains, exprimait-il des sentiments chrétiens? Lorsque Sénèque mourut, l'incendie de Rome avait été le prétexte d'une persécution contre les chrétiens ^ Ces cruautés, qui pour la première fois ensanglantaient l'Église, prouvent que le nombre des fidèles les faisait remarquer de l'autorité, et les raisons qui, suivant l'his- 1 Tacite, Ann., x\, 60 et seq.— Sénèq., Ép. CIV. — Quœst nat., m, 7. 5 C'était en 65. Sénèque, selon J. Lipse, avait soixante-trois ou soixante- quatre ans. Néron un an auparavant lui disait : « Verum et tibi valida œias, etc. » 3 Sicco Polentone, Viia Senecœ. * L'incendie eut lieu en juillet 64. I VIE DE SÉNEQUE. 169 torien, déterminaient l'empereur à sévir, indiquent quelle était l'opinion des Romains sur le christianisme. Absent de Rome depuis l'an 63, Paul y revint pour mourir en 68. Peut-être le bruit de la persécution l'avait- il attiré ; peut-être fut-il dénoncé et arrêté comme chré- tien dans quelque ville de Grèce ou d'Orient^; car les gouverneurs avaient sans doute reçu des ordres sévères contre la secte nouvelle. Selon saint Chrysostome, il re- vint librement à Rome, y convertit l'échanson et la concubine de Néron, y confondit Simon le magicien, de concert avec saint Pierre, et par ces faits éclatants attira sur sa tête la colère impériale ^ Toutes ces suppo- sitions sont très-hasardées ; ce qu'il y a de plus clair, c'est que la prédication évangélique était devenue pleine de périls dans tout l'empire, et principalement à Rome. L'apôtre mourut en juin 68, trois ans après Sénèque, et quelques semaines avant Néron. 1 Connybear et Howson, t. II, ch. xxvii. 2 Voyez Tillemont, Mtm., art. 47. — Don Calmet, Diss. sur Simon. I DEUXIÈME PARTIE DES ÉCRITS DE SÉNÈQUE ET DES ÉPITRES DE SAINT PAUL SÉNÈQUE A-T-IL LU LT IMITÉ LES LIVRES DES CHRÉTIENS. CHAPITRE PREMIER Chronologie comparée des écrits de Sénèque et des livres saints. Quelle que soit la force des preuves que nous avons rassemblées pour convaincre de fausseté la tradition qui suppose des rapports personnels entre le philosophe et l'apôtre, cette démonstration ne sera décisive et com- plète que lorsque nous aurons expliqué l'origine des ressemblances signalées par la critique entre les Epî- tres de saint Paul et certains passages des écrits de Sé- nèque. Nous admettons, pourrait-on nous dire, que le rapprochement hypothétique de deux hommes si éloi- gnés par leur rang et par leurs doctrines soit invraisem- blable, contraire à l'histoire et au bon sens ; mais alors, 172 CHRONOLOGIE COMPARÉE. que signifient ces analogies de pensée et d'expression qu'offrent leurs écrits? D'oii vient cet accord de senti- ments qui se révèle par des marques si frappantes? Plus l'injustice des JDréjugés païens et l'obscurité de la primi- tive Église établissaient entre ces deux esprits une sépa- ration profonde, plus ces rencontres nombreuses sont difficiles à comprendre. Peut-être Sénèque, sans être lié avec saint Paul, a-t-il pris connaissance des livres saints qui furent composés de son temps. — Dépouil- lée, comme on l'a vu, du faux éclat des illusions histori- ques dont elle s'entourait, la tradition, sous cette forme nouvelle, qui est la plus spécieuse, conserve une appa- rence dont nous allons examiner la solidité. Un ouvrage ne peut servir de modèle à un autre ou- vrage que s'il lui est antérieur. La question qui se pré- sente d'abord est donc une question de chronologie. Elle serait facilement éclaircie, si l'on savait avec certi- tude l'époque précise oii furent publiés les livres des chrétiens et les écrits de Sénèque ; mais là-dessus les calculs varient d'un certain nombre d'années, et ici les années importent. Il y a plus ; nous sommes en pré- sence de deux sortes de chronologie : la chronologie ca- tholique et celle de la libre critique. Nous exposerons, sous forme brève, les résultats qui, de part et d'autre, semblent les moins controversés. I. Chronologie théologique, — On s'accorde à donner la priorité à l'Evangile selon saint Matthieu, composé, suivant Eusèbe , en Palestine , avant la dispersion des i Eist, ecdés.y m, 24. — M. Glaire, t. V. CHRONOLOGIE COMPARÉE. 173 apôtres, qui eut lieu vers l'an 44. A la vérité, cette date est contredite par un texte de saint Irénée, qui re- cule la publication de cet Evangile jusqu'au temps oii saint Pierre et saint Paul prêchaient à Rome, c'est-à- dire jusqu'en 61 et au delà, puisque ces deux apôtres ne s'y rencontrèrent pas avant l'année 67*. Irénée, plus rapproché qu'Eusèbe des temps apostoliques, a plus d'autorité que cet historien souvent inexact. Toutefois, l'opinion d'Eusèbe a prévalue Le symbole des apôtres, qui a dû précéder la dispersion, appartient, suivant cette école, à la même époque. Pour. l'Évangile de saint Marc, on n'est sûr ni du temps ni du lieu^. Suivant Irénée, il parut après la mort de saint Pierre et de saint Paul ; suivant Chrysos- tome, il fut composé en Egypte, et ces deux opinions sont assez d'accord^. Eusèbe cependant le rattache aussi à la date de 44^. Ellies Dupin, pour concilier ces divers témoignages, dit : « Il semble qu'on pourrait ac- corder cette contradiction en disant que saint Marc fit son Evangile à Rome , peu de temps avant la mort de saint Pierre, que cet apôtre l'approuva, et qu'après sa mort, étant sorti de Rome, il le porta et le publia en Egypte. De cette sorte, on accorde tous les auteurs^. )> Oui, mais on n'accorde pas toutes les dates, et ces pro- blèmes-là demeurent fort embrouillés. 1 .4c?". Uœres., m, 1. ■^ M. Glaire, t. Y. 3 M. Glaire, t. V. '* Chrys., Hom. I in Matth. ^ Hist. ecclés.,\i, 11. 6 Disc, prélim. sur la Bible, 1. II, ch. ii, § 4. 174 CHRONOLOGIE COMPARÉE. L'Évangile selon saint Luc, disent encore les théolo- giens, est de l'an 63. Sur le lieu oii il fut écrit, il y a neuf opinions différentes. Les Actes des apôtres furent composés vers la même époque, soit à Rome, soit à Alexandrie ^ D'un avis unanime, les historiens et les Pères reculent jusqu'en l'année 99 la com- position de l'Evangile selon saint Jean. On ne sait rien de précis touchant le Ueu et l'époque où furent écrites les Épîtres de cet apôtre et celles de saint Pierre. Yoici maintenant les dates à peu près constatées des Épîtres de saint Paul. Les deux Épîtres adressées aux Thessaloniciens, et écrites à Corinthe, sont de l'année 52; l'Épître aux Galates, envoyée d'Éphèse, est de 57 ou de 58. Du même lieu et à la même époque, l'Apôtre écrivit deux fois aux Corinthiens. C'est entre 52 et 60 que l'Épître aux Romains fut composée. A Rome , de 61 à 63, saint Paul prisonnier fut en correspondance avec les Philippiens, les Éphésiens, les Colossiens, les Hébreux, et avec Philémon. Les deux Épîtres à ïimo- thée, et l'Épître à Tite contiennent des faits qui parais- sent s'être passés dans l'intervalle des deux emprisonne- ments de saint Paul à Rome , c'est-à-dire entre 63 et 68 2. IL Chronologie critique. — De ce côté aussi il y a de l'indécision, des dissentiments et de l'à-peu-près. i M. Glaire, t. V. 2 M. Glaire, t. Vf, art. 2. — Don Calmet. - Gonnybear et Howson, t. II. CHRONOLOGIE COMPAREE. l~o J'emprunte à M. Renan le résumé des conclusions de la science critique, en remarquant qu'elles sont moins ra- dicales et moins différentes de l'opinion catholique qu'on ne le croirait. On s'accorde à considérer comme les plus anciens les deux Evangiles de saint Matthieu et de saint Marc. 11 est à peu près sûr qu'il a existé dans l'origine un recueil des discours de Jésus, écrits en hébreu par saint Mat- thieu, ou revus par lui, et un recueil de faits et d'anec- dotes publié par saint Marc, d'après les souvenirs de saint Pierre. Les deux Evangiles que nous avons ne nous offrent pas le texte vrai de ces anciens recueils ; ils sont mêlés de renseignements d'une provenance plus récente. Les rédactions primitives ont disparu. L'Évan- gile de saint Luc est une composition plus régulière et moins ancienne que les deux autres ; il a été écrit sur des documents antérieurs. Or, ce troisième Évangile n'a pas pu être écrit avant le siège de Jérusalem, qui est de l'an 70; il a été composé peu de temps après, et, comme il est le plus récent des trois, cela donne la date approxi- mative des deux autres. C'est à peu près, comme on voit, l'opinion de saint Irénée, qui recule la publication de ces deux premiers Évangiles jusqu'à l'an 67 ou 68. Quant aux Actes ^ certains y voient un apocryphe, composé vers l'an 100 ou 120 ; d'autres, sans en attaquer l'authenticité, les placent après l'Évangile du même auteur, et, par con- séquent, à une date plus récente, vers l'an 80, par exemple. L'Apocalypse est de l'an 68. L'Évangile de saint Jean est sorti, vers la fin du i^' siècle, d'une école d'Asie oii les doctrines et la personnaHté de l'apôtre étaient en grand honneur. Certaines parties 176 CHRONOLOGIE COMPARÉE. semblent porter l'empreinte originale de l'apôtre lui- même*. Sur l'authenticité, comme sur la date des Épîtres de saint Paul, ni le doute ni le désaccord ne sont possibles. Il est certain qu'elles ont été écrites de l'an 53 à l'an 62 à peu près. La différence entre l'école théologique et l'école critique consiste en ceci, que la seconde regarde comme apocryphes les deux Epîtres à Timothée et atta- que même, avec moins de raison, il est vrai, l'Épître aux Colossiens et le billet adressé à Philémon ^. Passons aux écrits de Sénèque. Le traité de la Colère^ qui paraît le plus ancien de ses traités, fut sans doute publié au commencement du règne de Claude, lorsque Sénèque, chassé du barreau par la crainte de Caligula, revint à la philosophie. ^ C'était une sorte de représailles exercées contre un tyran toujours furieux. La Consola- tion à Marcia est d'une date assez ancienne, car elle est adressée à une dame qui avait été en faveur auprès de l'impératrice Livie^. Certains critiques font remonter cette publication jusqu'au règne même de Tibère. La Consolation à Helvia et la Conselatio7i à Polybe^ en- 1 Vie de Jésus, Introduction, xv, xx, xxv, XLII, XLTii. — Les Apô- tres, Introd., VIII, XX, XXIII, xxix, XLI. — Oa peut consulter sur ces questions les travaux suivants : Strauss, Vie de Jésus, iri» section, ch. IV etv. — Nouv. vie de Jésus, 1. I, § 46, etc.; 1. 11, § 97, etc. — Albert Réville, Etude sur les Évangiles ; Reuss, Schérer, Reoue de théologie, t. X, XI, XV. Nouvel'e série, t. II, III, IV. — Nicolas, Revue germ., sept, et déc. 1862; avril et juin 1863. 2 Renan, les Apôtres, Introd., xvi, XLI. 3 C'est l'opinion de tous les éditeurs; elle se fonde sur certains endroits de l'ouvrage, 1. I, 16, 1. III, 19. '* Ad Marciam, iv. CHRONOLOGIE COMPAREE. 177 voyées de l'exil, portent leur date avec elles. Les Ques- tions naturelles^ ou Études sur la nature^ ébauchées à la même époque, ne furent achevées que dans les der- nières années de l'auteur. Le livre sur la Clémence fut dédié à Néron, alors âgé de dix-huit ans ^ On conjecture que la Tranquillité de lame date des commencements de l'élévation de Sénèque, parce qu'une phrase y semble faire allusion à ce soudain changement de sa fortune ^ Un passage de la Vie heureuse répond aux reproches que l'opinion publique faisait à Sénèque au sujet de son excessive opulence; or, suivant Tacite, c'est à partir de la quatrième année du règne de Néron que l'envie com- mença à ouvrir les yeux sur les millions du favori^. Le traité de la Brièveté de la vie^ oii il conseille à Paulinus de préférer aux soins vulgaires des emplois publics les loisirs et la haute indépendance du philosophe, est-il de la fin de sa vie et de l'époque de sa disgrâce? Le ZozszVc??/ sage^ au contraire, oii il fait l'éloge de la vie active, est- il de l'époque d'ambition qui précède la jouissance des honneurs et l'exercice du pouvoir? Faut-il voir dans la Constance du sage et dans le traité sur la Providence une réponse aux attaques de la Fortune qui l'exilait en Corse, ou un pressentiment de sa chute prochaine? Il est impossible de rien établir avec précision ni certitude. Ce qui paraît plus sûr, c'est que les Bienfaits, et sur- tout les Lettres à Lucilius et les Questions naturelles, 1 De Clem., i,i9, * Ch. I : « Circurnfudit me a longo frugalitatis situ venientem; raulto splendore circumsonuit. » 3 Ann., XIII, 42. 12 in CHRONOLOGIE COMPARÉE. occupèrent ses derniers instants ^ En général, il y a une double raison d'attribuer la plupart de ses écrits au temps qui précéda son entrée aux affaires ; c'est qu'à la cour, ses jours s'écoulaient troublés et vides, dans des luttes continuelles et multiples ; c'est qu'enfin il n'avait pu acquérir que par de nombreux travaux cette réputa- tion qui fit sa fortune ^ Il ressort de cet exposé : premièrement, que de tous les livres du Nouveau Testament les seuls que Sénèque ait pu imiter sont les deux Evangiles de saint Matthieu et de saint Marc^, et les onze premières Épîtres de ï Schœll, Hist. de la litt. romaine, t. II, p. 443. — Ruhkopf, t. II, préf , p. 7 et 8, sur la lettre 91. — Quœst. nat., 1. III, préf. — L. VI. 2 Résumons ici toutes ces dates. I. Livres saints. Chronologie critique. Évangile selon saint Matthieu, de 41 à 44; règne de Claude, exil de Sénè- que. — Symbole des apôtres, de 41 à 44. — Evangile selon saint Marc, ea 44, ou de 61 à 68. — Evangile selon saint Luc, en 63; commencement de la disgrâce de Sénèque. — Actes des apôtres, en 63. — Les onze pre- mières Epitres de saint Paul, de 53 à 62, temps de la faveur de Sénèque. — Dernières Epitres de saint Paul, de 04 à 68. — Evangile selon saint Jean, en 99. Chronologie critique : Evangile selon saint Luc, un peu après l'an 70. — Evangiles synoptiques (saint Matthieu et saint Marc), un peu avant ce- lui de saint Luc. — Actes, vers l'an 80. — Evangile de saint Jean, vers l'an 100. — Epitres authentiques de saint Paul, même date que dans la chronolo- gie catholique. (Nous ne parlons ni des Epitres de saint Pierre, ni de celles de saint Jean, dont la date, tout au moins, est incertaine. II. Ecrits de Sénèque : De ira, Conaolatio ad Marciam ; Consolatio ad Heluiam, ad Polybium, de 4i à 49. — De vita beata, De brevitate vitœ^ De dementia, De benejiciis, Epist.ad Lucilium, Quœst. naturales,<\e 58 à 65. — De tranquilUtate animi, de otio sapientis, de consiantia sa- pientis, de Providentia, date incertaine. 3 Encore faut-il pour cela s'en référer à la chronologie catholique; si l'on adopte, au contraire, la chronologie critique, ou celle même de saint 1 renée, tous les Evangiles sont d'une date plus récente que les écrits de Sénèque. Il resterait onze epitres de saint Paul composées entre 53 et 62. On voit combien cette imitation prétendue, même à ce simple point de vue des dates et des époques précises, souffre de difficultés. CHRONOLOGIE COMPAREE. 179 saint Paul ; en second lieu, que de tous les écrits de Sé- nèque, les seuls qui aient pu être composés sous l'in- fluence chrétienne sont le traité sur les Bienfaits^ les Questions naturell 5, les Lettres à Lucilius^ et peut-être la Vie heureuse. Par conséquent, si l'on admet l'imita- tion, une différence sensible doit se faire remarquer entre les premiers ouvrages du philosophe et les der- niers. Mais de ce que certains livres du Nouveau Testament peuvent à la rigueur avoir précédé de quelques années les écrits de Sénèque (et rien n'est moins prouvé), est-ce une raison suffisante de penser que l'auteur les a néces- sairement connus et pris pour modèles? Quelle idée se fait-on donc de l'apparition des premiers livres chré- tiens dans le monde? Croit-on qu'un évangile ou une épître, une fois écrits, couraient de main en main parmi les païens, et excitaient les sentiments profanes d'admi- ration et de curiosité qu'éveillent un poëme, un dis- cours, un traité récents? Ira-t-on jusqu'à les placer comme les pièces en vogue dans l'étalage des libraires ? Ce serait voir sous un jour bien étrange l'histoire de ces temps que de s'imaginer que les dogmes chrétiens, au temps de Néron, eurent dans le public lettré et dans les écoles le retentissement d'un système nouveau de phi- losophie. x\ucune erreur ne serait aussi choquante. Écrits pour des initiés, intelUgibles pour eux seuls, dé- pouillés de tous les agréments propres à piquer le goût des hommes, les livres chrétiens, pendant de longues années, restèrent secrets, comme les assemblées mêmes des premiers fidèles, et inconnus, comme la doctrine qu'ils exprimaient. Ce n'est qu'au temps de Celse et de 180 CHRONOLOGIE COMPARÉE. Julien que les païens paraissent instruits de leur exis- tence ; et si l'on excepte les Épîtres apostoliques, ils sont à peine mentionnés par les Pères du n' siècle ^ Sous Néron, il est presque certain qu'ils étaient connus seulement des Eglises oii ils avaient été composés ou envoyés ; ils ne devinrent qu'un peu plus tard d'un usage universel pour les néophytes. Un siècle après, lorsque l'Eglise, accrue de nombreux talents, engagea la lutte avec la science mondaine, ses livres sorti- rent du demi-jour et arrivèrent à la publicité par l'éclat de l'attaque et de la défense. Mais au temps de Sénèque, nous le répétons, les chrétiens étaient trop peu nom- breux, trop ignorés, trop souvent confondus avec les sec- tateurs des superstitions barbares, pour que leur doc- trine et leurs écrits attirassent l'attention des païens, surtout des philosophes. Sans doute, si l'on eût pu prouver les rapports de Sénèque avec saint Paul, il se- rait facile et raisonnable d'admettre qu'il a connu, par cet intermédiaire, les Epîtres et les Évangiles, et qu'il les a compris, grâce aux commentaires de la prédication : mais sans ce secours et cette communication officieuse, ni les livres chrétiens ne pouvaient aller jusqu'à lui, ni lui jusqu'à ces livres. 1 Saint Irénée est le premier qui ait fait mention des Évangiles, et il en recule la date assez loin, comme on l'a vu. L'IDÉE DE DIEU. 181 CHAPITRE II Métaphysi(iue chrétienne de Sénèque. — Notion d'un Dieu créateur. En général, on peut expliquer de trois manières les ressemblances qui existent entre les écrits des philosophes anciens et les livres sacrés des chrétiens : deux de ces explications ont cours dans l'Eglise, l'autre est fournie par la critique moderne. De tout temps, en effet, il a existé parmi les catholiques deux opinions au sujet de la raison humaine et de la philosophie. Tandis que les uns sont portés à croire qu'avant l'apparition de l'Evan- gile tout était erreur en religion, licence en morale, dé- règlement d'esprit en métaphysique, d'autres pensent que l'esprit humain, malgré sa faiblesse et ses égare- ments, s'est élevé par intervalles à une connaissance an- ticipée, mais confuse et incomplète, des principales no- tions que le christianisme est venu apporter au monde*. Certains Pères n'hésitent pas à dire que la philosophie fut une préparation à la foi, un premier catéchisme de la doctrine chrétienne, et que par un éclectisme intelli- gent on recueillerait dans les systèmes anciens tous les fragments de la vérité, épars et mêlés d'erreurs^. D'oii ' Voyez à ce sujet une dissertation de don Galmet (Bible). * Lactance, 1. III. — Saint Cyrille, 1. I, contre Julien. — Saint Clé- ment, Strom., 1. I, ch. xiii. 182 L'IDÉE DE DIEU. venait aux hommes cette intuition momentanée, « ce demi-jour qui annonçait de loin, disent-ils, l'éclat de la révélation ? )> Des lumières naturelles dont Dieu a pourvu nos âmes, des principes de religion et de morale que sa main y a gravés profondément; des restes d'une an- tique tradition du genre humain, mieux éclairé à son origine des mystères de sa destinée ; d'un conseil de la Providence qui ne voulait pas se laisser sans témoignage parmi les hommes, et faisait par instants briller son Yerbe ' à travers des ténèbres dont elle avait marqué la fin. L'âme est donc naturellement chrétienne^ ; elle a le goût inné du vrai et du divin, et dans une certaine me- sure la force d'y atteindre ; dégagée des passions et des préjugés, elle tend d'elle-même à la religion et lui rend spontanément témoignage ; en aucun temps , les lu- mières d'en haut ne lui ont manqué absolument, et si pendant quelque mille ans les esprits impurs ont soufflé dans le monde l'erreur et la corruption, leurs ravages n'ont pas altéré entièrement l'œuvre du Créa- teur ^ C'est ainsi que la plupart des Pères expliquent les rapports et les ressemblances de la philosophie ancienne et du christianisme, en même temps que leurs diffé- rences. Ceux au contraire qui sont persuadés que la 1 Saint Jean Ghrys., homélie vi ad Antioch. — Hom. v sur l'ép. aux Rom. — Hom. sur le ps. CXLVIII. — Saint Justin, I^^ apologie, ch. x. 2 Tei'tuHien, De anima : « Sortie des mains de Dieu, l'âme n'a pu mé- connaître entièrement son auteur; to:ijours elle se ressent de sa divine ori- gine par les facultés divines qui éclatent en elle. » — « C'est le christia- nisme de la nature. » (Bossuet.) 3 Saint Justin, I^e apolog. L'IDÉE DE DIEU. 183 raison, réduite à ses seules forces, est incapable de per- cer la nuit qui l'enveloppe, raisonnent d'une tout autre façon : suivant eux, les clartés qui ont illuminé le paganisme venaient directement des livres saints, com- muniqués aux philosophes ; la Bible a servi de modèle à Pythagore, Socrate, Aristote et Platon, et le Nouveau Testament à Sénèque, Epictète et Marc Aurèle*. Il y a une troisième explication, c'est celle de la libre critique. S'il en faut croire ceux qui la mettent en avant, le christianisme n'est que le développement de la philosophie ancienne, mêlée de conceptions orien- tales par l'effet d'un syncrétisme que l'état du monde au premier siècle explique suffisamment. Ces remarques faites, entrons dans l'examen des écrits de Sénèque. Sénèque a-t-il une métaphysique? Oui, sans doute, bien qu'il exclue de sa définition de la philosophie cette partie si essentiellement philosophique. Les stoïciens, préoccupés de la morale, lui subordonnaient tout le reste, et Sénèque est fidèle à leurs habitudes de langage ; cela ne l'empêche pas d'être métaphysicien sans y penser, ou du moins sans se donner pour tel, et sans avoir en pareille matière d'idées bien arrêtées : quel est l'esprit élevé qui puisse s'occuper de philosophie et dédaigner ces grandes et difficiles questions? * Voir plus haut. Introduction j pages 15 et 16. 184 L'IDÉE DE DIEU. §!• EXISTENCE d'un DIEU CRÉATEUR. Sénèque croyait-il en Dieu? Oui, mais son Dieu n'est pas celui du christianisme. Avec l'école stoïque, Sénè- que est panthéiste, et cette opinion ressort des passages mêmes qu'on allègue pour prouver qu'il imite l'Evangile. On sait que suivant le dogme stoïcien Dieu n'est pas autre chose que l'âme du monde, répandue dans toutes les parties de l'univers, auquel elle communique le mouvement et la vie ^ Cette âme, substance ignée, est la cause première et éternelle qui a formé le monde, en agissant sur une matière inerte et passive, éternelle aussi ; elle dirige et conserve son œuvre, qui demeure incorruptible, malgré des changements passagers et extérieurs ; nos âmes sont des parcelles de ce feu divin où elles doivent s'absorber un jour ^. — Sénèque adopte sans réserve une telle doctrine, si peu conforme au christianisme. On en jugera par les passages suivants. Le quatrième livre du De beneficiis^ ouvrage de la vieillesse de l'auteur, a quelques chapitres fort remar- quables sur les bienfaits dont la Providence comble ses * Voy. Lactance, cité par Juste Lipse (Phys. st., dissert. 7 et 8, 1. 1). — Manilius, 1. J. — Virg., En., vi. — Cicér., De nat, deor., 1. I, ch. xv et XVI. — De div., 1. 1, ch. il. 2 J. Lipse, ibid., dis. vi. — Cicér., id., De nat. deor., II, c. xxii. — Sénèq., ép. LXV. — J. Lipse, ibid., diss. 4. — Juste Lipse, ibid., D. 20, 1. IL — Sénèq. {De vita beat. y 32). — Voy. Juste Lipse, ibid.^ diss. 8, \. III. L'IDÉE DE DIEU. 185 créatures *. C'est la preuve physique de l'existence de Dieu, exposée avec l'éloquence de Socrate, de Cicéron, de Fénelon, ou plutôt avec l'emphase de J.-J. Rousseau. Mais comment Sénèque a-t-il compris et défini ce même Dieu dont il célèbre la bonté, en des termes qui rap- pellent l'hymne de Cléanthe? « Dieu, ajoute-t-il, n'est pas autre chose que la nature ; la nature et lui ne font qu'un ; ce sont les deux noms d'un seul être, comme Annœus et Lucius désignent une seule personne, qui est Sénèque ; Dieu, c'est la raison divine mêlée au monde. Vous pouvez encore l'appeler le destin, car le destin est un enchaînement de causes, et Dieu est la première des causes dont dépendent les autres ^. )> La mobilité d'opinions, fort reprochée à Sénèque, ne peut pas ici fournir de réplique ; car il parle de Dieu toujours dans le même sens, et sans tomber dans aucune con- tradiction. Il use des mêmes expressions dans les Ques- tions naturelles^ dans le De vita beata^ en un mot, dans tous ses écrits ^. Les développements de la théorie stoïcienne sont re- produits par Sénèque avec toutes leurs conséquences. (( La raison universelle, cet artisan suprême de grands ouvrages, a fait le monde en se servant d'une matière préexistante qu'elle a façonnée sans en pouvoir changer l'essence. C'est ce qui explique l'origine du mal dans le monde ; il ne vient pas de Dieu, cause active, mais de la matière, élément passif, mauvais en certaines par- 1 Gh. V, VI. * L. IV, ch. VIII. 3 Q. «., 1. II, 45. — De vita beata, ch. viii. — Q. n., praef., i. 186 L'IDÉE DE DIEU. ties, que l'ouvrier ne pouvait changer *. » Il dit ailleurs : (( Dieu est soumis au destin, ou plutôt le destin c'est Dieu; les volontés de Dieu sont des lois immuables pour Dieu lui-même, car il n'a pas dû vouloir quelque chose qui pût un jour être mieux autrement. 11 a ordonné une fois, il obéit toujours. Cela ne détruit ni sa liberté ni sa puissance, car c'est à lui-même qu'il obéit. Tout ce qui arrive dans le monde est un des effets de ce fatal en- chaînement de causes établi par Dieu de toute éternité, et qu'il ne peut modifier. Quand donc la foudre tombe, ce n'est pas Dieu qui la lance par un acte spécial de sa volonté, c'est le destin ^ » Il arrive quelquefois à Sénèque de discuter la théorie de Platon et celle d'Aristote sur la formation de l'uni- vers ; mais il n'en prend que ce q'ui est conforme à l'es- prit du stoïcisme, c'est-à-dire ce que les stoïciens en avaient emprunté avant lui. Il dit avec Platon que Dieu, être essentiellement bon, n'a pu faire qu'un monde parfait ^ ; mais il n'ajoute pas cette pensée si chrétienne, et qui se lit dans Platon, Cicéron et les stoïciens, que Dieu a fait le monde spécialement pour l'honime ; il a négligé aussi cette expression, commune à la Bible et au disciple de Socrate, que Dieu se réjouit de son ou- vrage, et se reposa après l'avoir achevé ^ Sur l'existence 1 De Prov., v. —Voyez ad Helv., vni. — Ép. LXV.— Ç. nat.^ i prsef. 2 De prov., 5. — Q. w., praef., i, il, 32. — De benef., vi, 23. — Lucain a dit de même : Finxit m eeternum causas : qua cuncta coercst, Se quoque lege leoens. (Ch. ii.) 3 Ép. LXV. — Lactance, De ira Dei. xiii. — Sénèque, De ira, il, 27. * « L'Éternel créa le monde, et quand cette image des êtres intelligi- bles eut commencé à vivre et à se mouvoir, Dieu, content de son ouvrage, L'IDÉE DE DIEU. 187 et le débrouillement du chaos, il suit le Portique, ou plutôt la philosophie ancienne, et s'il y a lieu à un rap- prochement, il faut l'établir entre tous les philosophes anciens et la Genèse. Pour prouver que Sénèque, en ces matières, s'est inspiré des livres saints, on cite des passages qui sont des corollaires évidents de ses principes panthéistes, et par conséquent ne peuvent se concilier avec l'Evangile. Que signifie par exemple cette pensée : « Ne penses-tu pas qu'il y a quelque chose de divin dans celui qui est une partie de Dieu? Ce tout, où nous sommes conte- nus, est un, et il est Dieu, et nous sommes ses associés et ses membres. )> N'est-elle pas la formule même du panthéisme * ? Comment ose-t-on assimiler ce langage à celui de saint Paul : « Vous êtes le corps du Christ et les membres d'un membre. » ^ Nous avons pour nous Lactance, qui, au sujet des deux fragments de Sénèque que nous avons cités, dit : « Si tous les objets que nous voyons sont des membres de Dieu, ces philosophes nous voulut le rendre encore plus semblable à son modèle et lui donner quelque chose de cette nature impérissable... » Timée. — Pen'^ées de Platon, par ]\I. J.-V. le Clerc. — « Celui qui avait ainsi disposé toutes ces choses demeura dans son repos accoutumé. » Timée. — On trouve cependant dans Sénèque : « Sic mundus exteriora contempsit, spectaculo sui leetus. » De Prov., vt. 1 Ép. XCXII. — Comparez : Quis cœlnm posspt, nisi cœli numera nosset, Et repcrire Deum, uisi qui pars ipse Deorum est? (Manilius.) Cette pensée se retrouve ailleurs dans les mêmes termes : Totum hoc, quo humana et dimna conclasa sunt, ununi est; membra sumus cor- poris rnagni. (Ep. XCXVll.) 2 I Gorinth., xil, 27. Vos autem estis corpus Christi et membra de membre; OixsT; ôà saxe awjxa Xpiaxoù, xai \j.i\r\ èx (ispouç. 188 L'IDÉS DE DIEU. font un Dieu privé de sentiment *. » On doit donc prendre garde, en soutenant le christianisme de Sénè- que, de choisir à cet effet des textes condamnés par les Pères de l'Église. Les autres citations, à l'appui de cette thèse, ne sont pas plus justes ni mieux comprises. Quand Sénèque dit : (( Dieu est près de toi, il est avec toi, il est dans toi. Oui, Lucilius, un esprit sacré habite en nous, surveil- lant et gardien de nos bonnes et de nos mauvaises ac- tions. . . Aucun homme de bien n'est privé de la présence de Dieu... Une force divine descend en lui. Tout esprit supérieur est mis en branle par une puissance céleste. )> ^ — Et ailleurs : « Comment appelleras-tu cette âme, si ce n'est un Dieu qui est de passage dans le corps humain ^ ? » — « Tu t'étonnes que l'homme s'élève jusqu'aux Dieux? C'est Dieu qui vient vers les hommes, que dis-je?il vient dans l'homme. Aucune âme vertueuse n'est privée de la présence de Dieu* .)) — Il est évident que ce sont autant de répétitions de la même idée: Dieu, âme universelle, vivifie tout, pénètre tout, est présent partout ; nos âmes sont des émanations de la sienne ; par conséquent Dieu est en nous. Et il habite particulièrement dans l'homme de bien, en qui l'on ne voit point les passions et une nature grossière opprimer l'élément immatériel ou ^ DeiraDei,\.\U,3. 2 Ép. XLI. 3Ép. XXXI. ■* Ep. LXXIII. — Voici les paroles de l'Apôtre auxquelles on compare ces passages : « Nescitis quia templum Dei estis, et Spiritus Dei habitat in vobis?... » To 7rv£Û[j,a toû 0£OÙ olxeî èv 0{xtv (I Cor., m, 16). — « (Juœrere Deum, si forte attrectent eum, aut inveniant, quamvis non onge sit ab unoquoque nostrum. » (Act. xvii, 27, 28.) 1 L'IDÉE DE DIEU. 189 divin. Reconnaissons donc là, non le dogme chrétien, mais la doctrine du Portique que Sénèque expose d'après ses maîtres, et dans les mêmes termes ^ Indépendamment des preuves qui confirment notre assertion, la lecture seule des Épîtres, d'oii sont tirés ces derniers passages, suffit à en déterminer le vrai sens. La pensée stoïcienne s'y déclare tout entière. Ce sage, en qui Dieu habite, est l'égal de Dieu ; il ne doit pas se considérer comme l'humble adorateur, le servi- teur soumis de la Divinité, mais comme un associé qui va de pair avec elle et se tient à son niveau ^. Implorer de Dieu la sagesse par des prières est une folie ^ ; * Les stoïciens appelaient 7Tveû(jLa eja^utov cet esprit divin répandu dans l'univers et qui animait chaque être particulier. « Divinum spiritum esse ubique dilîusum, eoque omnia contineri. » (Lactance, vu, 6.) — « Deus est spiritus intelligens et igneus, formam ipse non habens, sed in omnes se vertens, et omnibus assimilans. » (Posidonius, ap. Stob.) — « Deum esse animum per naturam rerum omnem intentum et commeantem. >> (Cicéron, De N. deor., i.) — C'est le spiritus intus alit de Virgile. — Citons encore une pensée de Cicéron semblable à l'une de celles que Sé- nèque exprime dans l'épitre XII et dans l'épître LXXIII : « Multos et ci- vitas nostra et Greecia tulit singulares viros; quorum neminem, nisi ju- vante Deo, talem fuisse credendum est... Nemo igitur vir magnus sine aliquo aftlatu divino unquam fait. » [De N. D., n, 66.) — « Est homini cum Deo rationis societas. » {De leg. i). — Zenon disait : « L'homme vertueux est divin, car il a comme un dieu en lui. Le méchant, au con- traire, est athée. » (Diog. Laër.) — Sur les inspirations d'en haut, on pourrait renvoyer à Horace (vim temperatam Di quoque provehunt in ma- jus, etc.), et même jusqu'à Homère [Odyssée), où la pensée de Sénèque est exprimée en termes semblables. 2 « Par Deo surges .. (Ep. XXXI) hoc est summum bonum; quod si oc- cupas, incipis Deorum socius esse, non supplex [ibid.). — Si hominem videris..., ex superiore loco homines videntem, ex aequo Deos... (Ep. LXI). — Jupiter quo antecedit virum bonum? Diutius bonus est. Sapiens ni- hilo se minoris âestimat, quod vir tûtes ejus spatio breviore cluduntur. » (Ep. LXXIll.) 3 « Quam (bonam mentem) stultum est optere, cum possis a te im- 90 L inEE DE DIEU. l'homme la possède en lui-même : en effet n'a-t-il pas Dieu en lui? N'est-il pas une portion de Dieu? — Est- ce là, je vous prie, l'esprit des Epîtres que l'Apôtre si- gnait : Paul, esclave de Jésus-Christ^ ? (]q que Sénèque ajoute sur la grandeur de Dieu et sa majesté invisible, sur son unité, sur le lieu qu'il occupe, avait été dit cent fois avant lui par Zenon et Chrysippe, par Platon et Pythagore, par Cicéron le disciple de tous les Grecs ^ — 11 serait trop long de citer ici, en regard du texte de notre auteur, tous les sentiments de respect et d'admiration que la toute-puissance divine a inspirés aux anciens philosophes, et que les Pères de l'Église et les apologistes ont signalés dans leurs écrits ^. En face de ces témoignages la piété de Sénèque paraîtrait faible et peu expressive. Bornons-nous à quelques fragments que nous fournit saint Clément d'Alexandrie : « — Dieu, s'écrie Antisthène, n'est semblable à personne, parce que nulle image ne peut le faire connaître à personne... — Celui qui ébranle l'univers et le raffermit, dit Xéno- phon, manifeste par là même sa grandeur et sa puis- sance. Mais quelle est sa forme? Elle échappe à nos re- gards. — Écoutons Xénophane de Colophon : Le Dieu qui commande aux dieux et aux hommes est un. 11 n'a point un corps comme les mortels ni un esprit semblable petrare. Non sunt ad cœluni elevandœ manus...^ etc. » ( Ep. LXI.) — « Qaid votis opus est? Fac te ipse felicem... » (Ep. XXXI.) ■ 1 IIaù),o;, ?tO\}loç, 'lr,(70Ù XpiciTOÛ. 2 Voy. Lactance, Div. inst., m, 24. — Quœst. nat., \, prœf. — De benef.l vi, 7. — Q. N., vu, 31. 3 Voy. Eusebe; Prép év., 1. Vll, ix, X et seq. — S. Clém., Str07n.^ ]. I, VI. — S. Justin, Minucius Félix. L'IDÉK l'E DIEU 101 an leur. — Bacchylide le lyrique : Inaccessible aux ma- ladies, pur de toute faute, il n'a rien qui ressemble aux mortels. — Cléanthe le stoïcien dans son hymne: Quel est le bien suprême, dis-tu ? Apprends-le de ma bouche. C'est ce qui est réglé, juste, saint, pieux, maître de soi... — Parménide : Dieu n'a point ccramencé, il n'aura point de fm ; il est unique, non engendré, uni- versel, inébranlable *. » N'oublions pas non plus la pensée célèbre de Platon : « Le passé et le futur sont des formes passagères du temps que dans notre igno- rance nous transportons mal à propos à la substance éterneUe ; car nous avons l'habitude de dire : Elle fut, elle est, et sera. Elle est, voilà ce qu'il faut dire en vé- rité. La substance éterneUe, toujours la même et im- muable, ne peut devenir ni plus vieille, ni plus jeune... elle n'est sujette à aucun des accidents que la généra- tion impose aux choses sensibles, à ces formes du temps qui imite l'éternité ^... » — Que serait-ce si nous pou- vions citer ici le Timée tout entier? De ces comparaisons il résulte que Sénèque, quand il parle de r existence de Dieu et de la créatioriy n'est qu'un écho affaibli de la philosophie ancienne. 1 s. Clém., St., 1. V, ch. xiv. ' 2 Timée. — Après avoir montré la conformité de la philosophie an- cienne et du Christianisme, Mmucius Félix disait : « De la résulte, pour tout homme qui pense, que les chrétiens d'aujourd'hui sont des philoso- phes , ou que les philosophes d'autrefois étaient des chrétiens. » ( Oc- tave, ch. XX.) — Voy. encore Gicér., Tusc, 1. — De Nat. deor., 1, 22. — Xéuoph., Entre. Mém.^ I, 4. 192 l'éternité de la matière. §11. DE l'éternité de LA SIATIÈRE. On nous fait une objection. On nous dit : Sénèque seul a évité une erreur capitale oii toute l'antiquité est tombée. C'est au sujet de la préexistence de la matière. Seul il a pensé que la matière, au lieu d'être éternelle comme Dieu, avait été créée par lui. Cette remarque manque de justesse, et pour deux motifs. D'abord Sé- nèque , nous l'avons vu , suit l'opinion commune et l'expose en plus d'un endroit ; il est évident qu'elle fait partie de son système. La création de la matière par Dieu est une pure hypothèse qu'il avance sans y sou- scrire aucunement, et à la façon dont il en parle il est facile de voir que cette supposition avait été faite et dé- battue de son temps et avant lui dans les écoles ^ Elle est émise, en effet, par Cicéron, qui, il est vrai, la re- pousse ; mais cela du moins nous prouve que Sénèque n'en est pas le premier auteur^. Est-il besoin, pour expliquer l'origine de cette hypothèse, d'y voir une in- spiration des systèmes du haut Orient^? Non, sans doute. 1 (i Quam utile cognoscere utrum Deus materiam sibi formel, an data utatur; utrum idea materiai prius supervenerit, an materia ideae. » {Q. n.f I, prsef. 2 Gicero de natura deorum disputans, sic ait r « Primum igitur non est probabile, eam materiam rerum, unde orta sunt omnia, esse divina providentia effedam : sed habere et habuisse vim et naturam suara. (Lactance, Div. inst., ii, 8.) 3 « Nous cbserverons que la plupart des anciens livres religieux que L'ÉTERNITÉ DE LA MATIÈRE. <93 La création de la matière était admise en Orient et repoussée en Grèce ; mais au moins les Grecs, tout en la repoussant, pouvaient en concevoir l'idée. Il n'y a rien là que de simple et de naturel, et l'esprit grec était assez ingénieux, assez fertile en hypothèses pour conce- voir celle-ci de lui-même et sans avoir besoin d'une inspiration étrangère. Suivant un commentateur, Pla- ton, tout en admettant que la matière préexistait à la création du monde, insinue que Dieu l'avait créée, et c'est ainsi que seséminents disciples d'Alexandrie enten- dirent la pensée du maître ^ Ce qui est hors de doute, c'est que le Dieu de Platon, auteur vipère du monde ^, est bien autrement libre dans ses déterminations, puis- sant dans ses actes, que le Dieu de Sénèque et des stoïciens, qui forme et arrange\ciT[idX\hYQ{formator^ artifex)^ suivant des lois irrévocables qu'il a une fois fixées et dont il est lié comme la plus humble des créa- tures. nous connaissons semblent admettre la création proprement dite ; le Shastah des Brames : « L'Eternel résolut, dans la plénitude des temps, de for- mer des êtres divins et heureux comme lui. Ces êtres n'étaient pas , il voulut, et ils furent. » (M. J.-V. le Clerc.) 1 « Mais que sig'nifient donc ces termes platoniques, Yauteur, le for- mateur, le Père? Ne valent-ils pas bien xtiTTriç, que l'on voudrait voir dans le texte du philosophe, que l'on attaquerait s'il s'y trouvait, et qui ne veut dire que fondnteio? Sans doute, la matière préexiste, suivant le Timée; mais elle avait été créée par Dieu même (Sophiste, p. 185, C: Philf'be, p. 178, A, édit. de Francfort). C'est l'opinion des platoni- ciens Clément d'Alexandrie, .lambliquo, Porphyre, Uiéroclès; et le for- mateur du monde est toujours le Dieu créateur. » (M. J.-V. le Clerc.) 2 Voyez le Timée : « Quand tous ces dieux... eurent reçu .'a naissance, Vanteur de cet univers leur parla ainsi : « Dieux, issus d'un dieu, vous dont je suis Vauteur et le père, mes ouvrages sont indissolubles yarce que je le veux. » 13 194 DE LA PROVIDENCE. CHAPITRE III De la Providence. Si l'on excepte les sceptiques et les épicuriens, les anciens philosophes croyaient à la Providence, c'est-à- dire à l'action constante de Bien sur le monde, et à son intervention dans les affaires humaines. De Thaïes à Zenon et à Chrysippe, il y a unanimité sur ce point entre les chefs des principales écoles. Pour s'en con- vaincre, on peut consulter Eusèbe, Clément, Justin, Lactance, qui ont recueilli des témoignages aussi nom- breux qu'explicites, et les ont confrontés avec les livres saints ; on sera encore mieux édifié si on lit le IP livre du De natura deorum de Cicéron*, le chapitre iv du livre P" des Entretiens mémorables^ et surtout certains passages éloquents des Lo/s et du Timée^. Fénelon, en démontrant l'existence de Dieu, n'est pas plus fort, plus abondant, plus varié dans ses preuves, ni plus sincère- ment enthousiaste de la puissance et de la bonté divines. La question est donc de savoir si Sénèque a surpassé de 1 Particulièrement les chapitres vi^ xxii, xxvil, XXIX; XXX; XXXVII, XXXVIII, XXXIX, XL; XLVIII. 2 Voyez Pensées de Platon, par M. J.-V. le Clerc. — Lois X, iv, v, VII. DE LA PROVIDENCE. lOo tels prédécesseurs par la pureté et l'élévation de ses doc- trines, en un mot, par une plus grande conformité avec le dogme chrétien. § I- ACTION DE DIEU SUR LE MONDE. Sénèque est un des défenseurs de la Providence , il en plaide la cause, comme il le dit lui-même * ; il dé- montre que l'œuvre merveilleuse de l'univers ne peut durer et se soutenir sans une intelligence suprême qui la dirige et la conserve; il justifie Dieu des reproches que l'impiété ou le désespoir lui adresse ; il signale les bienfaits que sa main répand avec profusion sur le genre humain. « 0 homme, être ingrat qui nie la bonté des dieux, d'où te vient ce souffle qui t'anime, cette lumière à l'aide de laquelle tu règles et disposes les actes de ton existence, ce sang dont le mouvement entretient la chaleur vitale ; qui te donne ces mets dont la saveur excite ton palais, lors même que tu es repu et rassasié, ce repos oii tu languis et te corromps?... Et cette im- mensité de terres et de pays qui compose l'univers, ces mines abondantes, ces métaux précieux, cette voûte éclatante du ciel qui étale sur ta tête des diamants et des rubis, et dont la splendeur et les décors varient le jour et la nuit, quelle est la main qui te dispense ces biens? Et tu prétends que les dieux ne t'accordent 1 « Gausam deoriim agam. » {De Prov., i.) i96 DE LA PROVIDENCE. aucun bienfait*! » — Il dit encore : « Dieu a une grandeur calme, une douce et vénérable majesté, amie de l'homme et à sa portée^. )) — « Les dieux ne veulent ni ne peuvent nous nuire; leur nature est douce et paisible, aussi éloignée de faire le mal que d'en sentir l'atteinte ^. )) — « Aussi le soleil se lève sur les scélérats, et ]es mers sont ouvertes aux pirates. » — « Ils nous accordent leurs bienfaits , sans que nous ayons même le sentiment de leur libéralité ; ils les redoublent, malgré notre ingratitude. )) — « Pareils à d'excellents parents qui sourient aux offenses de leurs enfants, ils comblent de faveurs ceux mêmes qui mettent en doute leur existence. » — « D'une main égale ils distribuent les biens à tous les peuples du monde : leur unique attribut est la bienfaisance. )) — Tels sont les passages les plus marquants des écrits de Sénèque sur le gouver- nement tutélaire de la Providence *. On peut appliquer à cette doctrine, et à la manière dont elle est exprimée, ce que Sénèque dit de certaines maximes qu'il emprunte aux anciens : « Ce ne sont pas les opinions de tel ou tel, mais de tout le monde. Elles font partie du domaine public^. » De tout temps l'hu- » De Prov.,1. — De henef., iv, 8, 6. 2 Lact., De iraDei^ vi, 24. ■' De ira, ii, 27. — Ep. XGV. 4 De henef., iv, 26. — vu, 31. ^ Ep. XXr. — On peut remarquer, en consultant les travaux les plus complets sur les emprunts de Sénèque et sur ses ressemblances avec les livres saints, que, bien loin d'omettre quelques-unes des citations faites par les partisans de la thèse opposée à la notre, nous ajoutons aux pas- sages qu'ils ont recueillis plusieurs textes, utiles à leur cause, qu'ils ont négligés. — Cette observation s'applique à l'ensemble du chapitre troi- sième. DE LA PROVIDENCE. 197 manité n'a-t-elle pas appelé Dieu très-bon et très- grand? Le sentiment de la bonté divine naît dans l'âme aussi spontanément que l'idée de la toute -puissance du Créateur est conçue par l'esprit. — Ecoutons Cicé- ron, (( ce cœur envahi par la divinité, qui a pressenti l'amour de Dieu et deviné la charité* » : a Oui, j'affirme (( que la Providence a dans l'origine constitué le monde (( et toutes les parties du monde, et qu'elle les gouverne (( par une action constante S'il y avait des hommes, (( dit Aristote, qui eussent toujours habité sous la terre, (( dans des demeures agréables et élégantes, ornées de (( statues et de peintures, et pourvues de tout le luxe qui (( brille dans les maisons des riches ; s'ils n'étaient ja- « mais sortis de ce séjour souterrain, et que cependant « la renommée eût apporté jusqu'à eux le nom des (( dieux et l'éloge de leur puissance ; si tout à coup, le « sol venant à s'entr'ouvrir, ils pouvaient jouir de la (( lumière et contempler le spectacle majestueux de la (( terre, de la mer et du ciel ; s'ils apercevaient l'éclat du <( jour et les flambeaux de la nuit , les astres aux mou- ce vements fixes et réguliers, à cette vue ne s'écrieraient- (( ils point qu'il est des dieux, et que de si grandes «choses sont l'œuvre de leur providence!.... Combien {( cet univers est merveilleux dans toutes ses parties ! (( Comme l'art infini de l'ouvrier éclate dans la perfec- (( tion des détails ! Avec quelle ingénieuse prévoyance (( il a formé le corps de l'homme et celui des animaux ! (( De quels avantages il a comblé l'homme ! Avec quehe Expressions d'Érasme. 198 DE LA PROVIDENCE. (( richesse et quelle magnificence il a embelli son sé- (( jour* !....)) (( Et cette âme, d'une nature supérieure, cette rai- son, attribut divin, qui comprend la pensée, l'intelli- gence, la sagesse, d'oii l'homme l'a -t- il prise? De quelle main tient -il un tel bienfait^?.... » — « 0 mon ami, disait Socrate à un athée, comblé de dons excellents par la Divinité, traité par elle en favori et établi au sein des richesses de la nature avec les privi- lèges et presque le rang d'un dieu, oses-tu prétendre que tout cela soit l'œuvre du hasard et non d'une Pro- vidence suprême, aussi libérale qu'elle est sage et puis- sante? De même que ton âme dirige le corps oij elle réside et le gouverne selon sa volonté, de même l'esprit qui anime le monde le meut à son gré et y fait tout ce qui lui plaît ^ » — Mais rien n'égale la cha- leur et l'onction du langage de Platon : — « Comment (( se voir sans indignation réduit à parler sur l'existence « des dieux? Oui, nous éprouvons malgré nous, pour « ceux qui nous y forcent, je ne sais quel sentiment de «colère 0 jeune homme, qui t'imagines que les (( dieux ne songent pas à toi ! ni toi ni personne ne « pourra se vanter d'échapper à leur justice et de pré- « valoir contre eux. Ils te surveihent. En vain tu pour- ce rais cacher ta petitesse dans les profondeurs de la (( terre, ou, sur des ailes rapides, t'envoler dans les 1 Lire les chapitres vt^ xxx, xxxvii du 1. II du De nat. deor. 2 Cicér., De nat. deor., 1. II, vi. — Voy. aussi De leg., II. — Pro Roscio Amer.., etc. 3 Entr. mé/n , 1. I, cb. iv. DE LA PROVIDENCE. 199 « cieux : tu satisferas toujours à la justice divine 0 (( jeune téméraire, ne le vois-tu pas? Ignorer cette con- « dition de la vie, c'est ignorer la vie elle-même, et ne (( pouvoir parler un moment sur les vrais biens et les «vrais maux de l'humanité! Que dis-je? Si nous te (( persuadons aujourd'hui que tu tenais sur les immortels (( de vains discours sans raison, c'est encore un bienfait « de Dieu même ^.. » — « Espérons toujours en Dieu. « Ce Dieu qui aime la vertu, s'il lui envoie des calami- (( tés, les rendra bientôt plus légères pour les remplacer (( par des faveurs ; et les biens dont il la récompense, (( loin d'être passagers comme les maux, seront insépa- (( râbles de son heureux avenir. Vivons au milieu de {( ces espérances, doux charme de notre mémoire ; ne « les oublions jamais, et que, sans cesse rappelées par (( chacun de nous, elles embellissent nos travaux et nos (( plaisirs ^)) — Le Portique a recueilli, développé, soutenu avec énergie ces principes essentiels de la doctrine so- cratique, malgré les railleries des épicuriens, et Cicéron leur rend ce témoignage que leur théorie sur la Provi- dence est pleine de piété et de raison^. Les vers de Cléanthe justifient cet éloge. Plus que toute autre école, le stoïcisme mit en pleine lumière l'attribut divin, la bonté ; TertuUien même voit dans l'opinion stoïcienne , exagérée ou mal comprise, le germe de l'erreur des marcionites, qui, pour se faire un Dieu aussi bon que * Lois, X. — Pensées de Platon, par M. J.-V. le Clerc. 2 Lois, X, ibid. — Lois, v, M, J.-V. le Clerc. — Voir aussi Philèbe cité par Eusèbe, 1. XII, ch. XLI. 3 « Rationem de providentia deorum ab illis sanctissime et providentis- sime esse constitutam. » {De nat. deor.^ m.) 200 DE LA PROVIDENCE. possible, en imaginaient un second, chargé de tout le mal apparent ou réel qui existe dans le monde. §11. ACTION DE DIEU SUR l'hOMME. Dans cet accord unanime des grandes et sérieuses philosophies au sujet de la Providence, on remarque un dissentiment. Dieu se borne-t-il à veiller en général sur ses œuvres, sans entrer dans les détails de ce vaste en- semble? Son action, tutélaire et bienfaisante, embrasse- t-elle les grandes choses en négligeant les petites ? A-t-il l'œil ouvert sur chacun de nous? Lit-il dans le secret des cœurs? Dieu est-il, en un mot, présent partout, voyant tout, sans que le moindre mouvement de la plus infime de ses créatures puisse lui échapper? On a dit que Sénèque, seul de tous les anciens, avait entendu le gouvernement de la Providence au sens large et com- plet, qui est celui du christianisme, et qu'en cela il était le disciple non du Portique, mais des apôtres. C'est une double erreur. Il est bien vrai que les stoïciens, par une concession faite à l'épicurisme, posaient certaines li- mites à l'action providentielle; mais il nous semble qu'ils cherchaient, en restreignant leur théorie, à éviter les tracasseries et les sarcasmes de leurs adversaires plutôt qu'ils n'obéissaient à l'inspiration naturelle de leurs propres sentiments, et nous voyons dans ce sys- tème mixte une sorte de transaction, résultat ordinaire DE LA PROVIDENCE. 201 des luttes qui s'engagent entre des écoles rivales. Ce qu^ paraît le prouver, c'est qu'ils varient sur ce point et ac- cordent tantôt plus, tantôt moins, à la Providence. Cicéron en fait foi *. Quoi qu'il en soit de l'opinion stoï- cienne, la doctrine de Socrate et de Platon sur la Provi- dence ressemble de tous points à celle de l'Evangile. (( Les dieux, dit Platon, possèdent l'omniscience, ils voient donc et connaissent les moindres détails et s'en occupent leur puissance n'éclate pas moins dans les infiniment petits que dans les infiniment grands, et ces soins ne dégradent pas du tout leur majesté '^ » « Nous ne devons pas, ô mon meilleur ami, nous préoc- cuper beaucoup de ce que dira de nous la multitude, mais de celui seul qui connaît à fond ce qu'il y a de juste et d'injuste dans notre conduite, et celui-là seul est la vérité même^. )> — Ainsi parle le disciple de Socrate, ainsi par- lait le maître : « Dieu voit tout à la fois, il entend tout, ^ Dans le De natura deorum, le stoïcien Balbus expose en ces termes l'opinion du Portique : « Ip'iorum deorum sœpe prœsentiœj quales supra commemoravi, déclarant ab his et civitatibus et singulis hominibus con- suli... Les actes de présence de ces dieux en personne, que j'ai cités, prouvent qu'ils veillent et sur les Etats et sur les individus. » « Ne vous ima- ginez pas, ajouie-t-il, que ce soin va jusqu'à s'occuper des vignes ou des moissons... Les dieux s'occupent de ce qui est important, et négligent le reste. Les grands hommes ont toujours été heureux... Magna dit curant, parva negligunt. Magnis autem viris prospère sernper eveniunt omnes res... » La restriction que contient cet énoncé est, à bien prendre, fort légère, et il faut croire que les stoïciens n'en usaient pas toujours, puis- qu'on leur reprochait de rabaisser la majesté divine en l'intéressant à la conservation des abeilles et des fourmis : « Dei niajestatem usque ad apium formicarumque perfectionem deducunt. » (L. II, 66.) — Lip- sius, Diss. XI, 1. I, PJiys, st. — Le passage qu'il cite est tiré des Acadé- miques, 1. IL 2 De leg., x. — V. Juste Lipse, Diss. xi, 1. I [Phys. stoïc). 3 Griton. — Eusèbe, xiii, 6. 202 DE LA PROVIDENCE. est présent partout, et s'occupe également de tout *. » — Cicéron s'inspire de l'un et de l'autre lorsqu'il dit : a Rien ne peut être caché à Dieu ^... Que l'homme ait donc cette intime conviction que les dieux voient le caractère, la con- duite, les fautes, la piété, la religion des hommes, et qu'ils tiennent compte des vertueux et des impies ^. )) Ces idées étaient anciennes dans l'humanité. « On demandait à Thaïes : « L'homme peut-il cacher ses actions à la Divi- nité? — Comment y parviendrait-il, répondit Thaïes, puisqu'il ne peut pas même lui dérober ses plus secrètes pensées * ? )) — Le pythagoricien Epicharme avait cou- tume de dire : « Rien ne peut échapper à l'œil de Dieu, ne l'oublie jamais ; son regard est continuehement sur nous. A lui seul rien n'est impossible ^. » — Sextus Em- piricus cite ces deux vers de Xénophane de Colophon : (( Dieu voit tout, entend tout, connaît tout ; sa sagesse conduit toutes choses sans effort. » Enfin, la même pensée est attribuée aussi à Zenon : « On ne peut ca- cher ses fautes à Dieu, pas même la pensée ^. » Manifestement, Sénèque n'est pas le premier philo- sophe qui ait dignement apprécié l'étendue de la puis- sance divine et son rôle dans les affaires humaines. Il y a plus : il n'en parle pas toujours en termes convenables. 1 Xénophon^ Enfr. mém., 1. 1^ ch. iv^ à la fin. ^ De nat. deor., m. — De même : « Ignorare Deus non potest qua quisque mente sit. » (De div., il.) 3 De leg.^u. * Saint Clém., Strom., 1. V, ch. xiv. s Saint Clém., Strom., 1. V, ch. xiv. ^ Rien ici-bas ne se fait sans Dieu, disait Cléanthe, dans son Hymne à Jupiter. DE LA PROVIDENCE. 203 et s'éloigne du dogme chrétien beaucoup plus que So- crate et Platon. Son opinion, comme celle des stoïciens, ne paraît pas bien fixée ; suivant les besoins de sa cause il soutient le pour et le contre, et, en vrai rhéteur, s'in- quiète peu des contradictions. Voici d'abord ses meilleurs passages : « Nous avons prouvé que Dieu (ou un dieu) préside à l'univers et se trouve en nous. — Il ne sert de rien de cacher sa conscience : Dieu (ou un dieu) lit en nous. Rien n'est caché à la Divinité. Elle est dans nos âmes et se mêle à nos pensées. — Vivez avec les hommes comme si un Dieu vous voyait, etc. ^ )) On a coutume de rapprocher ces fragments de quel- ques versets des livres saints : « Dieu discerne les pen- sées et les intentions du cœur, nulle créature n'est invi- sible en sa présence ; tout est nu et ouvert à son regard ; rien de couvert qui ne soit révélé, rien de caché qui ne soit su... Priez votre Père dans le secret, et votre Père, qui voit dans le secret, vous répondrai » Le lecteur connaît assez la question pour décider s'il y a lieu de supposer que Sénèque ait eu besoin de re- courir au Nouveau Testament pour exprimer des pen- sées aussi anciennes que la philosophie et la nature humaine. ' Nous avons dit que Sénèque est moins chrétien que Platon. En voici la preuve : « Il y a des dieux qui règlent le monde par leur puissance, qui prennent soin du genre humain, et de temps en temps s'occupent des indi- 1 De Prov., i. — Lact., vi, 4. — Ép. LXXXIII. — Ép. X. — Voir aussi Ep. LXXXIII. — De vita beata, xx. — Ep. XLKI. 2 Ep. ad Hebr.,IV, 12, 13. — Saint Luc, xii, 2. — Saint Matth., vi, 6. 204 . DE LA PROVIDENCE. vidus *. » — (( Les dieux s'occupent bien plus de l'en- semble que des détails ^. » Est-ce là encore une imitation de l'Évangile ? Et ce sentiment se trouve-t-il dans Pla- ton? Pour ne rien omettre, expliquons ici certaines expres- sions du Traité de la Providence qu'on a quelquefois ci- tées en les détournant de leur sens naturel. L'auteur, se proposant de démontrer que Dieu aime les gens de bien, malgré les calamités qu'il leur envoie ou qu'il laisse fondre sur eux, dit avec cette vivacité particulière à son talent, et avec ce redoublement d'expressions qui lui est si familier : « Entre les gens de bien et Dieu il y a une certaine amitié dont la vertu est le lien. Que dis-je, ami- tié ? 11 y a ressemblance et parenté : en effet, l'homme de bien ne diffère de Dieu que par la durée ; il est son disciple, son émule, sa vraie postérité : Discipulus ejus œmulatorqiie et vera proc/enies... Dieu a l'âme d'un père pour les hommes de bien ^. » Tout dans ce passage, pensées et expressions, est de l'essence même du stoï- 1 Deos esse, qui universa vi sua tempérant, qui humani generis tute- lam gerunt^ interdum curiosi singulorum. (Ep. XCV.) 2 Deinde pro universis, quorum major diis cura est quam singulo- rum... {De Prov., m.) 3 De Prov., i, li. On peut rapprocher de l'expression progenies, celle du poëte grec cité par saint Paul : « Nous sommes sa race. » Toû yàp xat yévoç £(7[xév... (Act. xviii^ 28.) On lit dans Gléanthe : « Nous sommes de la race de Jup.'ter. » £x ffoù yàp (Zeû) yévo; ia]xvt... {Hym. à Jup.) De même dans les vers dorés : « 0 Jupiter, ô père; car les hommes ont une origine divine. » Zeu TidcTeo,... iuçi Oeîov yevo; iaxi êpoTOÏaiv... DE LA PROVIDENCE. 205 cisme. Quoi d'étonnant que l'homme soit l'ami et le pa- rent de Dieu, puisqu'on le proclame égal à lui, sinon supérieur? Et puisqu'il vient de Dieu, qu'il est une partie de Dieu, et porte en soi la divinité, n'est-il pas, à proprement parler, son fils et sa race ? Le reste de ce Traité contient la partie la plus antichrétienne des doc- trines du stoïcisme. Le sage y est mis au-dessus de Dieu * ; le suicide de Caton y est glorifié ; il y est dit que la Divinité s'est réjouie en voyant un mortel plonger le fer dans son sein, et qu'elle a permis que ce grand acte s'accomplît en deux fois afin de prolonger son plaisir ^ ; on y ht encore que le destin est plus fort que Dieu ^ ; l'auteur exprime un doute sur l'immortalité de l'âme ^, et conseille le suicide comme le remède le plus efficace contre les malheurs de la vie ^. — Tel est l'ensemble de cet ouvrage que M. de Maistre appelle « un beau traité, » dans ce même Entretien oii il dit que Sénèque a inventé le mot de Providence ^ l 1 De P/ovid.^ ch. vi. « Ferte fortiter; hoc est quo Deum aiitccedatis; ille extra patientiam maloi'um est, vos supra patieiitiam. » - IbicL, ch. II. ? « Irrevocabilis humana pariter ac divhia cursus vehit. » Ch. v. '■* « Gonteranite mortem : quae vos aut finit, aut transfert. » Ch. vi. s « Patet exitus, etc. » Fin du ch. vi. ^ « Ha fait un beau traité sur la Providence, qui n'avait pas encore de nom à Rome du temps de Gicéion. » Soirées de Saint-Pétersbourg , t. 11, d. <6I, 162. 206 L'AMOUR DE DIEU. CHAPITRE lY L'Amour de Dieu, le Culte dû à Dieu. — De la Prière et de l'Oraison dominicale. I. L AMOUR DE DIEU, On peut dire que les anciens n'ont pas connu Fa- moiir de Dieu^ si l'on donne à cette expression un sens chrétien. Les Grecs et les Romains, dont la piété était d'ailleurs très-sobre, craignaient et respectaient la Divi- nité, mais le cœur avait peu de part à ces hommages. Les bienfaits de la Providence leur inspiraient un senti- ment de gratitude plutôt raisonnable qu'affectueux. Par conséquent on ne trouve chez les hommes les plus reli- gieux de l'antiquité ni les élans et les ardeurs de l'âme chrétienne, brûlant de posséder son Dieu, ni ce com- merce spirituel que la grâce établit entre la créature et son Créateur. La dévotion n'existait pas dans les reh- gions mythologiques. Toutefois, on aurait tort de pré- tendre que tout était sec et aride dans la piété grecque ou romaine, surtout lorsqu'elle fut éclairée par la philo- sophie spiritualiste. L'école de Socrate et le Portique, en L'AMOUR DE DIEU. 207 jetant un jour nouveau sur les attributs divins, en célé- brant la bonté de Dieu, auteur et conservateur de l'uni- vers, en adoucissant sa majesté terrible, donnèrent au sentiment religieux plus de vivacité et de tendresse : l'amitié paternelle ^ de Dieu pour les hommes appelait de leur part un retour de piété filiale. De là dans quel- ques philosophes certaines expressions qui indiquent cette réciprocité d'affection, et ces rapports plus étroits et plus doux entre la nature divine et la nature humaine. Mais si nous en croyons saint Augustin, c'est encore Platon qui sur ce point offre les plus grandes analogies avec la religion chrétienne ^ Sénèque aussi a prononcé le mot aimer Dieu^ Biexidoit être aimé^ mais vaguement, d'une manière indirecte, et sans s'y arrêter ni en déduire de conséquences. Se pro- 1 Dieu est appelé Père, avec le sens chrétien, dans le Timée, dans l'hymne de Cléanthe et dans les Vers dorés. — Dieu aime le sage, disent Platon, Aristote et les stoïciens. — « Tout appartient aux dieux, disait Diogène, et tout est commun entre amis; or, les gens de bien sont les amis des dieux. Il est donc impossible qu'un ami des dieux ne soit pas heureux, ou qu'un homme vertueux et juste ne soit pas ami des dieux. » — « Les dieux, qui savent tout et qui peuvent tout, disait Hermogène (contemporain de Socrate), ont tant de bonté pour moi et prennent tant de soin de ce qui me regarde, qu'ils n'ignorent jamais, ni jour ni nuit, ce que je projette ou ce que je vais faire; et comme ils sa- vent d'avance tout ce qui doit m'arriver de chacune de mes actions, ils m'en avertissent par leurs messagers, qui sont des voix intérieures, des songes et des augures. » (Plutarque, Contre les Épicuriens.) Les épicuriens eux-mêmes disaient qu'il faut aimer Dieu (V. Sén., De benef., iv, 19). 2 Cité de Dieu, 1. VUl, ch. viii : « Itaque non dubilat (Plato) hoc esse philosophari, amare Deum, cujus nalura sit incorporalis... ipsum autem verum ac summum bonum Plato dixit Deum, unde vult esse philosophum amatorem Dei... » — Et ch. v : « Si ergo Plato Dei hujus imitatorem, cognitorem, amatorem dixit esse sapientem, quid opus est excutere cete- ros? N'ulli nobis quam isti propius accessorunt. » 208 L'AMOUR DE DIEU. posant de combattre les terreurs injustes de la supersti- tion, il ramène les esprits à une idée plus raisonnable de la bonté divine en disant qu'au lieu d'être redouté, Dieu doit être aimé ^ Nulle part il ne reproduit ni ne déve- loppe cette pensée, si féconde dans le christianisme. C'est que les philosophes et les chrétiens, en tenant le même langage, ne partent pas des mêmes principes et ne s'inspirent pas des mêmes motifs. La bonté de Dieu, sui- vant les stoïciens, se borne à quelques bienfaits répandus sur l'ensemble du monde et nécessaires à sa conserva- tion : du reste, l'homme est indépendant et ne demande rien ; la vertu, le bonheur, il les tire de lui-même, et se constitue non le suppliant, mais l'égal des dieux ^ Com- bien cette doctrine diffère de celle qui enseigne que Dieu a aimé le genre humain jusqu'à prendre la forme humaine et à souffrir une mort ignominieuse pour le racheter de ses fautes et de sa déchéance ? Qui ne sent qu'un tel excès de bonté de la part d'un créateur et d'un maître doit être reconnu par un amour sans Kmites ; tandis que la bienfaisance du Dieu des stoïciens ne peut exciter dans l'âme humaine qu'un sentiment, qui abou- tit, pour ainsi parler, à des rapports de bonne intelligence entre l'homme et Dieu ? TeUe est la distance qui sépare les expressions de Sénèque, que nous avons citées, de ce passage de l'Apôtre : (( Dieu ne nous a pas donné un 1 De benef., iv, 19. — Ép. CXXIII, XCVIl. 2 Sénèque : « Bonam mentem stultum est optare, fpmm possls a te im- petrare. » (Ep. XLl.) — ••■ Quid \otis opus est? Fac te ipse felicem... » (Ep. XXXI.) — « Hoc est summum bonum; quod si occupas^ incipis lieorum socius esse^ non supplex. » — {lôid.) Cf. Cicéron [De nnt. deor., III, 36); — Horace (l^p.,!. 1, 18). LE CULTE DU A DIEU. 200 esprit de crainte, mais de vertu et d'amour*. » Voir dans Sénèque, non la conséquence des idées stoïciennes sur la Providence, mais une imitation de ce passage de saint Paul, est une opinion qui ne se peut soutenir; car ce serait prétendre qu'il a copié des mots, sans comprendre et sans embrasser la doctrine dont ils sont l'expression ; or, Sénèque ne pouvait concevoir ni adopter la théorie de la grâce et de l'amour divin, s'il n'adoptait en même temps les principes théologiques qui en sont le fonde- ment, c'est-à-dire s'il n'entrait par la pensée et par la conviction au cœur même du christianisme. § II. lE CULTE DU A DIEU. Les préceptes des philosophes anciens, au sujet de la prière et du culte dû à Dieii^ se ressentent de la même différence en matière théologique. Qu'est-ce que la prière dans l'antiquité? L'expression de désirs presque toujours matériels et parfois grossiers. Qu'est-ce que la prière dans le christianisme? L'effusion de l'amour allumé par Dieu dans l'âme humaine. La prière, tchèque la recom- mande la philosophie ancienne, n'est autre chose que la prière païenne, épurée et rendue décente : la marque évangéhque n'y est pas. Nous prendrons nos preuves ^ Non dédit nohis (Deus) spiritum timoris, sed virlidis et dilec- iionis. (Il Timoth. i, 7.) Cette épitre est considérée, nous l'avons dit, comme apocryphe. 14 2i0 LE CULTE DU A DIEU. dans Sénèque. Distinguons d'abord les défenses des prescriptions. Ainsi il blâme sévèrement toutes ces demandes intéressées et coupables que la superstition adressait à ses dieux : a Ne demandez à Dieu que ce qui se peut demander tout haut... Parlez à Dieu comme si les hommes vous entendaient, etc., etc. ^ )> Pensée qui se lit dans Horace, Cicéron, Zenon, Platon et Socrate^, et que Sénèque emprunte, dans l'endroit oii il la cite, au stoïcien Athénodore. — Venons aux prescriptions. (( Dieu, dit-il, n'a pas la forme que lui prêtent les statues d'or ou d'argent ; ce ne sont pas de pareils traits qui peu- vent exprimer son image. Il n'a pas besoin de temples ; le monde est la demeure des dieux immortels ; d'ailleurs chacun de nous doit lui élever un sanctuaire dans son cœur. Il n'a pas besoin de prêtres et de ministres ; n'est-il pas le ministre et le serviteur du genre humain? Honorer Dieu, c'est le connaître ; le premier culte à lui rendre, c'est de croire en lui ; puis de lui accorder la majesté qui lui appartient, la bonté, inséparable de la majesté ; enfin de savoir qu'il y a des dieux qui protègent le monde, le gouvernent, veillent sur le genre humain avec sollici- tude et de temps en temps s'occupent des intérêts parti- 1 Ép.X. 2 « Un des désordres des païens , si nous en croyons les païens eux- mêmes, c'était de recourir à leurs dieux et de leur demander^ quoi? Ce qu'ils n'auraient pas eu le front de demander à un homme de bien... Gela nous semble énorme et insensé; mais en les condamnant, n'est-ce pas nous-mêmes que nous condamnons? » (Bourd., Carême, Serm. s. la Prière.) Horace : Pulchra Lavcrna Da mihi fallere : da justo sanctoque videri : Noctem peccatis, et fraudibus objice nubem. (Ep., 1. I, 16.) LE CULTE DU A DIEU. 211 culiers. Les cérémonies du culte extérieur sont super- flues et puériles ; les prières, sans utilité ^ « Le principal mérite de cette théorie, c'est de n'être pas athée ; car on avouera qu'elle est bien éloignée de l'Evangile, et qu'en plus d'un point elle lui est contraire. Nous n'aurons pas de peine à prouver que ce sont là des lieux communs philosophiques, et que la philosophie ancienne a souvent professé une piété plus fervente, u 0 Dieu, s'écrie Cléan- the, célébrons à jamais tes ouvrages, car il n'est point ici-bas ni dans le ciel de plus beau privilège que de pou- voir chanter sans cesse celui qui est la raison univer- selle^ ! » — (( Le sage est pieux, disait Zenon, car il sait ce qu'on doit à la Divinité, et la véritable piété consiste à savoir comment elle doit être honorée. Il fait aux dieux des sacrifices. Il est saint, car il évite toute faute contre la Divinité ; aussi est-il aimé des dieux à cause de la piété et de la justice qu'il porte dans leur service. Le sage est le seul prêtre véritable, car il a approfondi ce qui concerne les sacrifices, l'érection des temples, les purifications et tout ce qui a trait au culte divine » — (( Le sage prie et demande aux dieux les véritables biens, disent Hécaton et Posidonius ^. )) — ((Le Dieu dont nous avons l'idée, dit Cicéron, ne peut être compris que sous la forme d'une âme libre et affranchie de toute servitude de la mort, ayant l'intelligence de toutes choses et met- tant tout en branle. — La piété plaît à Dieu : il faut en 1 Ep. XXXI. * Hymne. » Vie de Zenon, par Diogène de Laërte. * Ibid. 212 LE CULTE DU A DIEU. retrancher la dépense superflue. Pourquoi écar-ter de l'accès des dieux la pauvreté? — Une âme pure, intègre, sans souillure, voilà le plus bel hommage à rendre aux dieux, etc., etc. ^ » Ailleurs Cicéron traduit cette pensée de Platon : (( L'homme juste, en s'approchant des autels, en commu- niquantavecles dieux par lesprières,lesoffrandes,ettoute la pompe du culte religieux, fait une action noble, sage, utile à son bonheur, et conforme en tout à sa nature ; mais il n'en est pas ainsi de celui qui ne ressemble qu'aux mé- chants. Il ne convient pas à un sage, encore mains à un Dieu, de recevoir les dons que des mains impures lui pré- sentent. A quoi servent toutes les peines des sacrilèges pour gagner les dieux? Les dieux n'entendent que la vertu ^. » — Selon Socrate, nous devons mesurer notre reconnaissance et nos hommages à la munificence que Dieu déploie à notre égard ; les plus sages d'entre les particuliers et les Etats les plus florissants se sont toujours fait remarquer par la ferveur de leur piété ^ )) 1 So'nge de Scip. — De legib., u, 28. 2 Platon, Pensées, par M. J.-V. le Clerc. — On lit encore dans Platon_, sur l'inutilité des temples et des statues : « La terre et le foyer domes- tique, voilà pour tous les hommes les vrais temples des dieux : que per- sonne ne song-e donc à leur en élever d'autres. L'or et l'argent qui bril- lent dans les autres villes, soit chez les particuliers, soit dans les temples, servent à exciter la convoitise; l'ivoire venant d'un corps privé de vie n'est pas une offrande digne de la sainteté des dieux. » (Eusèbe, Prép. eu., m, 8.) — « Zenon défendait de bâtir des temples aux dieux, parce que, disait-il, un emple n'est pas un édifice sacré et digne de nos res- pects, et qu'étant l'ouvrage d'artisans grossiers, il ne peut avoir un grand prix. » (Plutarque, Contrad. des sto'ic.) 3 Entr. mém., i, 4. — C'est dans ce chapitre que se rencontre un pas- sage qui pourrait sembler à certaines personnes une allusion à la venue des apôtres : « Lorsque les dieux, dit Aristodème, auront envoyé, comme L'ORAISON DOMINICALE. 213 § ni. l'oraison dominicale. En parlant delà foudre, Sénèque dit qu'il y a un art de la conjurer : « Cet art consiste à se rendre les dieux propices, parce qu'il convient de leur demander de nous accorder le bien et d'éloigner le mal^ )) — On rapproche cette pensée du passage de saint Matthieu : (( Délivrez- nous du mal, )) dont on la dit imitée. Yoilà sans doute une imitation bien nécessaire, et sans laquelle le philo- sophe n'aurait jamais pu dire qu'on prie les dieux d'en- voyer le bien et d'éloigner le mal ! Comme si, depuis qu'une parole supphante est pour la première fois mon- tée de la terre au ciel, ce n'était pas là le fond de toutes les demandes humaines ! Il nous répugne d'alléguer ici des preuves, suivant notre usage, en citant des passages équivalents ou semblables tirés des écrivains profanes, et pour cette fois on voudra bien nous en dispenser. Cette remarque s'applique à un autre rapprochement bien moins fondé encore que le premier, puisqu'il est non-seulement inutile, mais absolument inexact. Notre auteur, quelque part, s'emporte contre les esprits pusil- tn dis qu'ils envoient, des hommes poumons conseiller ce qu'il faut faire ou ne pas faire. » — Que ne dirait-on pas si ce trait était de Sénèque? — Que penser aussi de cette expression de Platon : « La Providence qui se joue dans l'univers ; )» n'est-ce pas là une expression toute chré- tienne ? ( Voy. Pensées de Platon, — Lois x.) ^ Quœst. nat., \\, 33. 2i4 L'ORÂISON DOMINICALE. lanimes qui demandent aux dieux une prompte mort. (( Quelle lâcheté et quelle folie, s'écrie-t-il, de souhaiter la mort! Mais ne pouvez-vous pas vous la donner? Ce que vous demandez n'est-il pas en votre pouvoir? De- mande aux dieux, LuciKus, la vie et la santé, deos roga vilom et salutem ; s'il te plaît de mourir, un des avan- tages de la mort c'est de te dispenser de tout désira » C'est pourtant au milieu de cet éloge du suicide qu'on va placer une imitation de ces m®tsbien connus : Panera nostrum quotidianum da nobis hodie. Yoilà, dit-on gravement, ce qui a inspiré au philo- sophe : Deos roga vitam et salutem. Parmi les prescriptions de Sénèque au sujet de la prière, on oublie généralement celle-ci, qui est cepen- dant plus importante que celles qui précèdent : « De- mande un bon esprit, la bonne santé de l'âme, puis celle du corps '^ )) Voilà les vrais biens qu'il faut demander, ceux dont parlaient sans doute Posidonius, au premier livre des Devoirs., et Hécaton, dans le treizième livre des Paradoxes^. Maxime que n'eût point désavouée Socrate, qui disait que « la vertu vient de Dieu, qu'elle n'est pas naturelle à l'homme et ne peut s'apprendre, si elle ne survient par une influence divine^. » 1 Ep. GXVII. 2 « Roga bonam mentem , bonam valetudinem animi, deinde co>yo- ris. » Ep. X. 3 Diog. de Laër., Vie de Zenon. « Le sage prie et demande les vérita- bles biens, au dire de Posidonius, etc >• — Juvénal : Orandum est, ut sit mens sani in corpore sano. Fortem posce enimum, etc... (S. x, 324.) * Ménon, fin. — « La vertu vient par un don de Dieu à ceux qui la possèdent. » ( Ibid. ) — « Les Lacédémoniens ^ quand ils veulent faire L'IMITATION DE DIEU. 215 Cicéron répète, d'après Socrate, que la vertu, comme le génie, nous est accordée par Dieu * ; et c'est la demande par laquelle Cléanthe termine son hymne à Jupiter. Ces mêmes philosophes exigent de celui qui prie la pureté de l'âme, la droiture des intentions, bien plus agréable à Dieu que la richesse des offrandes^ : quoique ce pré- cepte ne se trouve pas exprimé dans Sénèque en termes précis, il ressort évidemment de l'ensemble de sa doctrine. SOUMISSION A DIEU. IMITATION DE DIEU. Sénèque a reproduit un des dogmes les plus anciens du Portique, la soumission aux volontés de la Providence, ce qui a fait croire qu'il s'était inspiré du fiat voliintas tua des chrétiens, et de ces mots : nec sicut ego volo^ sedsicut tu^. l'éloge d'un homme de bien, disent : c'est un homme divin. [Ibid. ) — La même doctrine est exposée dans le I^^ Alcibiade : on ne peut rien sans Dieu, dit Socrate. * Socr. Sais-tu, Alcibiade, comment tu peux sortir de l'état où tu es? — Alcib. Si tu le veux, Socrate, — Tu dis mal, Al- cibiade. — Comment faut-il dire? — Si Dieu le veut. » — V. aussi le Timée : « Dieu a mis le bien dans le monde. » — Simonide : « Personne- n'a possédé la vertu sans le secours de Dieu. » OÙTtç aveu ôewv àpÉTYiv Xà6e. Voilà la doctrine de la grâce. — Siob., préf. de Grotius. * De nat. deor., ii, 31. 2 Voy. Ile Alcib. — Eutyphron — Eusèbe, iv, 10, U. — Cicéron, De eg., u, 10. 3 S. Matth., XXVI, 39. B approchez ces paroles de Socrate : « Si le? dieux le veulent ainsi, qu'il en soit ainsi. » El Tauiir) D'autre part, le christianisme dit avec saint Paul : (( Soyez les imitateurs de Dieu comme il convient à des fils bien-aimés. — Imitez-moi comme j'imite le Christ. — Servir le Christ, c'est plaire à Dieu ^)) Et avec l'Ancien Testament : « Marche en ma présence, et sois parfaite » Est-ce à dire, comme la comparaison de ces textes semble l'indiquer, que Sénèque soit ici l'écho des livres saints? Moins que jamais. Car à ceux qui prétendent qu'une telle maxime était une nouveauté de son temps, il répond lui-même que c'est une des plus anciennes de * Ep. xcv. « Satis illos coluit, quisquis imitatus est. » 2 De benef.^ 1. I, ch. i. — Ep. cxxvi. ' Ad Ephes., v, 1. —Ad Rom., xiv, 17. ^ Genèse, xvii, 1. — Bossuet : « Soyons des dieux, Jésus-Christ nous le permet par rirnitation de sa sainteté. » — Serm. sur la Nativité, 220 L'IMITATION DE DIEU. ] a philosophie ^ Suivant les uns elle remonte àPytha- gore, suivant d'autres à l'un des sept sages. Platon, qui se garde de confondre Dieu avec l'œuvre sortie de ses mains; Platon, qui conçoit un Dieu libre, agissant, affranchi du destin, possédant en soi la perfection abso- lue, dont il laisse échapper quelques reflets dans la na- ture, recommande à Thomme l'imitation de celui qui est par excellence le vrai, le beau et le bien. Il ne dit point indifféremment : imitez Dieu, ou imitez la nature ; car, selon lui, l'univers, l'homme et les divinités subalternes ne sont que des images affaiblies et imparfaites du type souverain. C'est par la contemplation assidue de ce souve- rain bien, de ce modèle irréprochable, que l'homme se dé- gagera des souihures et des misères de ce monde, et par- viendra à la félicité. Non qu'il puisse atteindre ce but pen- dant la vie ; tout ce qu'il peut faire, c'est de s'en approcher de plus en plus : or, comment se rendra-t-il semblable à Dieu?par la justice et par la sainteté, unies àla prudence. C'est ainsi que Platon entend cette maxime , et cette fois encore il nous semble plus près du christia- nisme que l'école stoïcienne. Ecoutons-le d'aiUeurs, car en lui nous ne trouverons pas seulement des frag- ments épars, des allusions indirectes, des expressions laconiques, mais des développements entiers, oii la con- viction s'exprime avec la grandeur calme et l'enthou- siasme sincère du spiritualisme : « Il n'est pas possible que le mal soit détruit, parce qu'il faut toujours qu'il y ait quelque chose de contraire au bien ; on ne peut pas 1 « Habebit {sapiens) in animo illud vêtus prœceptum : Deum se- quere. » L'IMITATION DE DIEU. 22i non plus le placer parmi les dieux : c'est donc une néces- sité qu'il circule sur cette terre et autour de notre nature mortelle. C'est pourquoi nous devons tâcher de fuir au plus vite de ce séjour à l'autre. Or, cette fuite, c'est la ressemblance avec Dieu ^5 autant qu'il dépend de nous ; et on ressemble à Dieu par la justice, la sainteté et la sagesse... Dieu n'est injuste en aucune circonstance ni en aucune manière ; au contraire, il est parfaitement juste; et rien ne lui ressemble davantage que celui d'entre nous qui est parvenu au plus haut degré de jus- tice. De là dépend le vrai mérite de l'homme, ou sa bas- sesse ou son néant. Qui connaît Dieu est véritablement sage et vertueux : qui ne le connaît pas est évidemment ignorant et méchante )) — « Il y a dans la nature des choses deux modèles, l'un divin et bienheureux, l'autre sans Dieu et misérable. Les méchants ne s'en doutent pas, et l'excès de leur folie les empêche de sentir que leur conduite pleine d'injustice les rapproche du second et les éloigne du premier ; aussi en portent-ils la peine, menant une vie conforme au modèle qu'ils ont choisi d'imiter. Et si nous leur disons que, s'ils ne renoncent à cette habileté prétendue, ils seront exclus après leur mort du séjour 011 les méchants ne seront point admis, et que pendant cette vie ils n'auront d'autre compagnie que celle qui convient à leurs mœurs, savoir d'hommes aussi méchants qu'eux, dans le délire de leur sagesse, ils traiteront ces discours d'extravagances ^ » — Celui 1 <ï>'JYyi ùi 6[j.oia)(7iç, 0£o), xata xo ouvaTOV. . (Théétète.) 2 Théétète, p.' 133, trad. de M. Cousin. 3 « "Çïz àvoYi'rwv Ttvwv xauxa àxoûcrovTat. » — Théétète. — La folie de la croix_, (jcntibus stulliiiarn (ad Goriiith., i). 222 L'IMITATION DE DIEU. qui a le véritable amour de la science, aspire naturelle- ment à l'être, et loin de s'arrêter à cette multitude de choses dont la réalité n'est qu'apparente, son amour ne connaît ni repos ni relâche, jusqu'à ce qu'il soit parvenu à s'unir à l'essence de chaque chose par la partie de son âme qui seule peut s'y unir à cause des rapports intimes qu'elle a avec elle ; de telle sorte que cette union, cet accouplement divin ayant produit l'intehigence et la vérité, il atteigne à la connaissance de Vètre et vive dans S071 sein d'une véritable vie, libre enfin des douleurs de l'enfantement ^ » La conséquence naturelle de l'imitation du modèle divin, c'est, comme on le voit, d'unir plus étroitement l'homme à Dieu, et par des rapports d'affection récipro- que. C'est pourquoi les philosophes appellent quelque- fois Dieu le père du monde, l'ami des gens de bien ; l'homme, disent-ils, est sa race, son disciple ; nulle pa- renté n'est plus étroite que ceUe qui l'unit à Dieu. Nous sommes ainsi ramenés au point même qui a servi de début à cette discussion touchant le culte dû à Dieu et la prière; et nous ne pouvons mieux la terminer que par ces paroles admirables de Platon sur la beauté éter- nelle, incréée, impérissable, digne d'être à jamais con- templée ^X aimée par l'homme. «Prête-moi maintenant, Socrate, toute l'attention dont tu es capable. Celui qui, dans les mystères de l'amour, se sera élevé jusqu'au point où nous sommes, après avoir parcouru, selon l'or- dre, tous les degrés du beau, parvenu enfin au terme de l'initiation, apercevra tout à coup une beauté mer- i Rép., 1. VI. — Trad. de M. Cousin. L'IMITATION DE DIEU. 223 veilleuse, qui était le but de tous ses travaux antérieurs; beauté éternelle, incréée et impérissable, exempte d'ac- croissement et de diminution ; beauté qui n'est point belle en telle partie et laide en telle autre , belle seulement en tel temps et non en tel autre, belle sous un rapport et laide sous un autre, belle en tel lieu et laide en tel autre, belle pour ceci et laide pour cela, qui n'a rien de sensible comme un visage, des mains, ni rien de corporel ; qui n'est pas non plus un dis- cours ou une science ; qui ne réside pas dans un être différent d'elle-même, dans un animal, par exemple, ou dans la terre ou dans le ciel, ou dans toute autre chose ; mais qui existe éternellement et absolument par elle- même et en elle-même ; de laquelle participent toutes les autres beautés, sans que leur naissance ou leur destruc- tion lui apporte la moindre diminution ou le moindre ac- croissement, ou la modifie en quoi que ce soit. . . 0 mon cher Socrate, si quelque chose donne du prix à la vie humaine, c'est la contemplation de la beauté absolue; et si jamais tu y parviens, que te sembleront auprès l'or et la parure ! . . . Que pourrions-nous penser d'un mortel à qui il serait donné de contempler la beauté pure, sim- ple, sans mélange, non revêtue de chairs et de couleurs humaines, et de toutes les autres beautés périssables, la beauté divine, homogène et absolue? Penses-tu que ce serait une vie si misérable que d'avoir les regards tournés de ce côté et de jouir de la contemplation et du commerce d'un pareil objet?... Pour atteindre un si grand bien, la nature humaine trouverait difficilement un auxiliaire plus puissant que l'amour K » 1 Le Banquet. 224 l'imitation de dieu. Voilà ce qui faisait dire à saint Augustin : « Platon n'hésite point à reconnaître que philosopher c'est ai- mer Dieu. D'oii il suit que celui qui aime la sagesse sera heureux lorsqu'il commencera à jouir de Dieu ^ » Ce Père ajoute qu'il préfère les platoniciens à tous les autres philosophes, et que selon lui ils ont approché de plus près de la croyance des chrétiens. On nous per- mettra de suivre le sentiment de saint Augustin, quelque estime d'ailleurs qu'on puisse professer pour Sénèque et les stoïciens. i Dei cvit. Del, 1. VIII, ch. 5 et 8. LA FOI ET L'ESPÉRANCE. '2T.i CHAPITRE V. THÉOLOGIE CHRÉTIENNE DE SÉNÈQUE. De la Foi et de l'Espérance. -— De la Trinité. — Portrait de l'Homme-Dieu. Avant de commencer l'examen de ce qu'on appelle fort improprement la théologie de Sénèque, nous sommes arrêté par un scrupule. N'y a-t-il pas en effet quelque péril à suivre certaines opinions, même pour les com- battre, aussi loin que les emporte leur témérité, et ne pourra-t-on pas nous reprocher d'accorder trop d'impor- tance à des hypothèses dont la bizarrerie et la fausseté manifeste révoltent le plus simple bon sens et l'érudition la plus commune? Toute réfutation prend le caractère de la doctrine qu'elle détruit, et nous désirons conserver a l'étude de la question qui nous occupe le sérieux intérêt qu'elle mérite. Nous diviserons donc en deux parties l'ensemble des conjectures qui transforment Sénèque en un Père de l'Eglise ; nous exposerons d'abord celles qu'il suffit d'énoncer, et qui se réfutent d'elles- mêmes, réservant la discussion pour les assertions plus raisonnables, oii du moins l'erreur est colorée de quelque vraisemblance. 13 226 LA FOI ET L'ESPÉRANCE. §1- DE LA FOI ET DE l'eSPÉRANCE. Sénèque, avons-nous vu*, dit que le premier hom- mage à rendre aux dieux c'est de croire qu'ils existent, et de leur accorder tous les attributs que comporte l'ex- cellence de leur nature. Il ajoute que là se borne un culte bien entendue Sur ce fondement, on déclare qu'il a connu le symbole. Credo in Deum... comme si la croyance en Dieu était chose nouvelle au temps de Sénèque, ou l'emploi du verbe credere, pour signifier croire yXmOi invention grammaticale de notre philosophe. Il est donc admis qu'il connaissait la Foi^ la première des vertus théologales, puisqu'il croyait en Dieu ; mais ce n'est pas assez dire, car il connaissait Y Espérance, et en voici la preuve sans réplique : il a employé les mots spes et sperarel En quel sens? En un sens chré- tien et théologique? Non, au sens profane et vulgaire; mais qu'importe? Dans une Epître oii il recommande à Lucihus de rechercher la solitude que l'homme ver- tueux seul, selon Cratès, peut supporter sans danger, 1 Page 210. 2 « Le principal culte à rendre aux dieux, c'est de croire qu'il y a des dieux {primus est deorum cuUus, deos credere), puis de leur accorder ce qu'exige leur majesté. On a coutume de donner des préceptes sur le culte dû aux dieux. Défendons d'allumer des lanternes le jour du sabbat... Proscrivons ces salutations matinales, cette habitude d'assiéger la porte des temples : on séduit l'ambition humaine par de tels hommages. Con- naître Dieu, c'est l'honorer. » Ep. xcv. LA FOI ET L'ESPÉRANCE. 227 il dit à son ami : « Vois ce que j'espère de toi, ou plutôt ce dont je suis certain, car espérer ne dit pas assez, l'espérance étant le nom d'un bien mal assuré, je ne trouve personne à qui j'aime mieux te confier qu'à toi- même ^ )) N'est-ce pas là une preuve bien concluante que notre philosophe connaissait l'Espérance, puisqu'il se sert du mot espérer^ et qu'il va jusqu'à dire que l'es- pérance est le nom d'un bien mal assuré? Et le moyen de conserver quelque doute lorsqu'on lit dans saint Paul : (( Nous n'avons encore été sauvés qu'en espé- rance. Or l'espérance qui se voit n'est plus espérance ; car qui espère ce qu'il voit déjà? Que si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience ^. » Entre les deux pensées nul rapport, puisque dans le premier cas il s'agit de l'estime et de la confiance que LuciHus inspire à son ami , et dans le second, de l'espérance du salut et du bonheur éternel. La seule ressemblance qu'un y puisse signaler, c'est la présence du mot spes dans l'une et l'autre phrase. Avions-nous raison d'hésiter avant d'entreprendre cette discussion? Le savant Huet^ croyait cependant voir une défi- nition collective des deux premières vertus théolo- gales dans le passage suivant : u Deux choses donnent surtout de la force à l'âme, la foi dans le vrai et la con- fiance ; l'avertissement donne l'une et l'autre, car on y ajoute foi, et cette conviction étant étabhe, l'âme con- 1 Ep., X. 2 Ep. aux Rom. ^ viii, 24. 3 Quœst. alnet.j il, 3. 22.S LA FOI ET L'ESPÉRANCE. çoit de grandes pensées et se remplit de confiance ; donc l'avertissement n'est pas superflu*. » Or, quelle est la vraie pensée de Sénèque? C'est de prouver l'efficacité des conseils et des avertissements. L'épître entière est une réfutation du sentiment d'Ariston, stoïcien, qui pré- tendait que les préceptes spéciaux , concernant chaque condition, était inutiles et que les principes essentiels, les maximes générales suffisaient. Sénèque démontre, d'après Cléanthe, que le détail de la science des devoirs n'est pas sans avantage, et il recommande la fréquenta- tion des bonnes compagnies, le goût des conversations honnêtes, l'emploi de fréquents avertissements, enfin tout ce qu'il appelle la médecine de l'âme. Yoilà ce que signifie simplement ce passage, si mystérieusement expliqué par Huet^. Si l'on eût apporté à l'appui de l'orthodoxie de Sé- nèque d'autres preuves^ que des contre-sens et des non- sens (car quel nom donner à de telles interprétations?), nous aurions pu rechercher si dans l'antiquité ces deux vertus, que le christianisme a divinisées, n'ont pas été entrevues, sous une forme déjà chrétienne, par la phi- losophie. A ce propos, nous aurions cité Clément d'A- lexandrie, qui croyait retrouver dans les philosophes 1 Ep. xciv. 2 On peut comparer aux expressions de Sénèque cette phrase de Cicé- ron, où il est aussi question de la foi, et dans un sens aussi peu chrétien : « Et si fidentia, id est firma animi confisio, scientia qufedam est et opinio gravis, non temere assentiens; dilfîdentia quoque est metus exspectali et impendentis mali. Et si spes est exspectatio boni, mali exspectationem esse nece.>se est metum. » [Tusc, i\, 37.) — Les deux auteurs proianes définissent simplement l'acte intellectuel qui consiste à croire, à espérer à se défier et à craindre. LA FOI ET L'ESPERANCE. 229 spiritualistes ces deux mots avec le sens particulier que leur donnent les théologiens : «Je ne saurais, dit-il, trop louer le poëte d'Agrigente qui célèbre ainsi la Foi dans les vers suivants : Mes biens-aimés , je sais que la vérité réside au fond de mes discours ; mais l'acquies- cement à la vérité est chose pénible et laborieuse ; les élans de la foi ne pénètrent que difficilement dans le cœur de l'homme Les écrivains de la Grèce nous ont fourni des témoignages assez nombreux à l'appui de la Foi. Prendre à tâche de rassembler la multitude des passages oij ils ont parlé de YEsperœice et de la Charité y ce serait nous jeter dans des commentaires sans fin ^ » On eût pu encore invoquer le témoignage de ces vers recueillis par Stobée : « L'Espérance est la seule divinité qui secoure ici-bas les mortels. — Rien n'est au-dessus de l'espérance : il faut tout espérer. — Si vous n'espérez pas ce qui dépasse l'espérance, vous ne trouverez pas ce qui échappe à vos recherches. — 11 est des signes évidents qui nous font saisir ce que nous ne pouvons apercevoir. — L'esprit voit clairement ce qui n'est pas sous nos yeux ^. » La Foi et l'Espérance ne semblent-elles pas désignées dans ces vers? Nous ne savons s'il est vrai qu'Empédocle ait dit : ce On ne peut apercevoir Dieu avec les yeux, ni le saisir par la main ; la foi est comme le grand chemin par lequel il des- cend dans le cœur des hommes ^. » Selon nous, toutes ces 1 Strom., V, i et 2. 2 Ces sentences sont de Théognis, d'Euripide, d'Heraclite et de Xéno- phane. — Voy. Stobée, Florilegium, préface de Grotius. 3 M. Rohrbacher, t. III. — L'historien cite saint Clément. 230 LA FOI ET L'ESPÉRANCE. ressemblances sont plutôt extérieures que réelles, et nous pensons que le Juif Philon, le premier parmi les philo- sophes, a employé ces mots avec une signification à peu près chrétienne. Son mysticisme religieux s'exprime ainsi : « Quelle est donc cette attache invincible qui nous unit à Dieu? La piété et la foi *. )) Cependant on ne peut pas nier que Platon n'ai souvent et fortement ex- primé la confiance de l'âme en la justice et la bonté de Dieu, cette ardente espérance qui au sein des misères présentes lui ouvre un avenir éternel de féhcité. « Con- servons la ferme conviction que, quoi qu'il puisse arriver aux gens de bien, si ce sont des maux, les dieux les ren- dront plus légers, et changeront leur condition présente en une meilleure ; tandis qu'au contraire si ce sont des biens, loin d'être passagers, la jouissance leur en est assurée pour toujours. C'est dans ces douces espérances qu'il faut vivre, c'est par de tels souvenirs qu'il faut se fortifier, se les rappelant distinctement à soi-même et aux autres en toute occasion... Yoilà pourquoi je ne m'afflige pas tant, sur le point de mourir ; au contraire, j'espère dans une destinée réservée aux hommes après leur mort, et qui, selon la foi antique du genre humain, doit être meiUeure pour les bons que pour les mé- chants... Aussi, pendant la vie, il faut tout faire pour acquérir de la vertu et de la sagesse ; car le prix du combat est beau, et l'espérance est grande... Qu'il prenne donc confiance pour son âme celui qui, ici-bas, a rejeté les plaisirs et les biens du corps, comme lui ï Philon, De migrât. Abrah. — Ritter, 1. XII , ch. v : Tt; ouv i^ xoXXa Tcpoç Tov 0e6v ; eùaeêeia ôyjuou xal Tïiaxiç. LA FOI ET L'ESPÉRANCE. 231 étant étrangers et portant au mal ; et celui qui a aimé les plaisirs de la science, qui a orné son âme non d'une parure étrangère, mais de celle qui lui est propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la vérité ; celui-là doit attendre tranquillement l'heure de son départ pour l'autre vie, comme étant prêt au voyage quand la destinée l'appellera *. )> § II. DE LA TRINITÉ. L'erreur que nous venons de relever est étrange; en voici une autre qui ne l'est pas moins. Elle consiste à assimiler la définition de la Trinité chrétienne à la formule du panthéisme professé par les stoïciens. Per- sonne n'ignore et nous avons eu occasion de rappeler que le Dieu des stoïciens est une intelligence qui se mêle àla matière, la pénètre, et lui communique la vie, la forme et le mouvementé Pour désigner la Divinité, sa nature, son action et ses attributs, ils se servent de plusieurs ex- pressions qui toutes se rapportent à un Être unique, que l'école définit et comprend de la même manière. Tantôt il est appelé simplement Dieu ; tantôt, l'âme du monde, d'oii s'échappent comme d'un foyer les âmes particu- lières ; tantôt, c'est la Raison séminale qui contient en germe tout ce qui existe ; ou bien encore, la Nature, force productive; le Destin, loi immuable; la Provi- 1 Réf., V. — Phédon, p. 1^8 et 334, trad. de M. Cousin. 2 Voyez plus haut, ch. ii^. 232 LA TRINITE. dence, pensée dirigeante et puissance conservatrice. Peu importent les noms, comme dit Sénèque ; tous les stoïciens sont d'accord sur l'idée de la Divinité *. Or, c'est dans la diversité des termes qu'ils emploient qu'on a voulu trouver une sorte de définition chrétienne du dogme de la Trinité, sans faire attention que toute leur métaphysique est un commentaire explicite de ces expressions, et qu'à moins de nier l'évidence, il n'y a pas lieu de s'y méprendre. Voici donc cette définition stoïcienne de la Trinité. Elle est tirée d'un écrit de Sé- nèque qui, soit dit en passant, est certainement anté- rieur aux prétendues relations du philosophe avec l'Apô- tre^; mais qu'est-ce qu'une invraisemblance de plus dans une erreur si manifeste? Sénèque exilé, en écrivant à sa mère, veut lui prouver que l'exil ne peut dépouiller l'homme de ses avantages les plus précieux, c'est-à-dire de sa volonté et de sa vertu. K( Ainsi l'a voulu, dit-il, l'auteur de cet univers, quel qu'il soit, et quelque nom qu'on lui donne ; que ce soit un Dieu tout-puissant, ou la raison incorporelle, artisan de grands ouvrages, ou un esprit divin, également répandu et dis- tribué dans tous les objets, ou le destin et un enchaîne- ment immuable de causes étroitement liées ^ » Ce que 1 Ds benef., iv, 7. * La Consolation à Helvia fut écrite pendant l'exil de Sénèque, de 42 à 49, c'est à-dire avant l'arrivée de saint Pierre à Rome. Cette date est cer- taine. Voyez plus haut^ ch. 1. 3 Ad Helviam, viii. « Id actum est, mihi crede, ub ille quisquis formator universi fuit, sive ille Deus est potens omnium, sive incorporalis ratio, ingentium operum artifex, sive divinus spiritus, per omnia, maxima, mi- nima, sequali intentione diffusus, sive factum et iramutabilis causarum inter se cohaerentium séries... » 111 \A TRINITÉ. 2 53 nous avons dit assez longuement, au sujet des idée stoïciennes, sur la création et le gouvernement de Tuni- vers, renferme une explication plus que suffisante de ce passage, qui d'ailleurs s'explique de lui-même. Il n'est pas besoin d'être profondément versé dans la métaphy- sique de Zenon, de Cléanthe et deChrysippe, pour savoir que Sénèque énumère ici les termes familiers aux phi- losophes de son école, et avec leur sens bien connu. Il s'adressait à sa mère qui avait, comme on sait, quelque teinture de philosophie ^ Mais comment transformer cette formule du panthéisme en une définition du dogme chrétien? On commence par retrancher le quatrième terme dont se sert Sénèque, ce fatum qu'en plusieurs endroits il donne encore pour un synonyme des ex- pressions DeuSj, Ratio, Spiritus, Natura, Providen- tia^ ; on obtient ainsi les trois termes nécessaires, et on les cite seuls ^ Après ce premier résultat, sans s'inquiéter aucunement de ce que veut dire Fauteur ou de ce qu'il a jamais dit de pareil et d'identique, on prend les trois termes principaux qui restent, Deiis, Ratio, Spiritus, abstraction faite de ce qui les entoure et les explique , et on a ainsi Dieu le Père, Dieu le Fils ou le Yerbe, Vjyo;, et le Saint-Esprit. En manière de preuves subsidiaires, on rapproche du passage de l'écri- vain panthéiste ces mots : « Omnia per ipsum facta sunt, et sine ipso factum est nihil quod factum est,,. » ' Voyez Ad Helv., ch. xvi. 2 De Benef., ]\, 5, G, 8. -- Quast. N., u, 45. 3 Voyez Huet, Quœst. nlnet.y u, 3. 23 LA TRINITÉ. termes dont les derniers sont empruntés à l'Évangile de saint Jean, qui, suivant l'opinion des théologiens eux-mêmes, fut composé vers l'an 99, c'est-à-dire trente ans après la mort de Sénèque; on ajoute ce verset de l'Ancien Testament : a Effundam de spiritu meo super omnem terram ^, » et celui-ci des Actes ; « Effudit hune quem vos videtis et auditis^; » et de cet habile arrangement il résulte que Sénèque, en écrivant à sa mère, vers l'an 45, connaissait le dogme principal du christianisme, au moment oii saint Pierre prêchait l'Évangile à Rome, dont notre philosophe avait été banni depuis plusieurs années. Est-il besoin d'ajouter qu'on fortifie cette assertion d'arguments pareils aux premiers, et tirés des endroits oii Sénèque expose le plus catégoriquement soit le dualisme, soit le fatalisme^ soit le naturalisme y et toutes les doctrines, quelles qu'elles soient et quelque nom qu'on leur donne, qui ôtent à Dieu la puissance de créer, à l'homme sa liberté, et qui confondent tout ce qui existe dans le sein im- mense d'un être unique, soumis à une loi fixe et im- muable ? Par une inconséquence encore plus étonnante, on prend pour auxiliaire TertulUen, on apporte un pas- sage de ce docteur qui renverse le frêle édifice de ces hypothèses. Car Tertullien, citant les expressions stoï- ciennes employées par Sénèque, leur donne leur véri- table sens, et, quoiqu'il signale entre le Portique et le christianisme quelque analogie, il est bien éloigné de 1 Joël, n. 28. — Is., XLIV, 3, 2 Act. II. 3, LA TRINITÉ- 235 croire à une parfaite identité. « Chez vos sages, dit-il, le Logos est l'artisan de l'univers ; Zenon l'appelle aussi destin, Dieu, âme de Jupiter et nécessité universelle. Cléanthe en fait un esprit répandu dans le monde* . )> Yoilà les propres expressions de Sénèque, entendues comme elles doivent l'être, et attribuées à leurs pre- miers auteurs. Faut-il maintenant rechercher dans les philosophes antérieurs à Sénèque quelque pressentiment confus, quelque vague intuition du dogme chrétien? Ce soin serait superflu, car on n'établirait que de fausses simi- litudes. La Trinité chrétienne est un dogme sut g e}îens, que le paganism^e grec et romain a complètement ignoré. On peut signaler quelque ressemblance appa- rente entre le Yerbe chrétien et le Logos de Platon, entre le Saint-Esprit et le souffle divin ou l'âme du monde, des stoïciens; mais il n'en est pas moins vrai que le mystère d'un Dieu en trois personnes réelles et distinctes, qui est triple sans cesser d'être un, n'a son équivalent dans aucune conception philosophique. Nous ne citerons donc que pour mémoire les rapprochements qu'on a essayé d'établir sur ce point entre la philoso- phie et la révélation. Théodoret dit : « Ce que nous appelons le Père, Platon l'appelle souverain bien; notre Verbe est chez lui l'intelligence, et il appelle âme du monde cette force qui anime et vivifie tout, et que les divines Écritures appellent Saint-Esprit. Il a fait ces larcins à la théologie des Hébreux ^ » Platon n'a ' Apolog. 21. 2 Therap., 1. II, — Cité par M. Rohrbacher, Histoire de l'Eglise j t. Hïr 2\C) LA TRINITÉ. point fait de larcin, car on ne trouve pas chez lui le système que Théodoret lui prête. Origène cite un pas- sage tiré de la lettre de Platon à Hermias, Éraste et Corisque, oii ce philosophe rend, dit-il, un témoignage précis à la divinité du Fils de Dieu, en ces termes : (( Prenez à témoin Dieu, maître de toutes choses pré- sentes et futures, et le souverain Père de ce Dieu, de cette cause, qu'un jour, si nous devenons de vrais phi- losophes, nous connaîtrons tous clairement, autant que cela a été donné au génie de l'homme ^ )) On allègue cet autre passage de sa seconde lettre à Denys : « Tout est autour du roi de tout ; il est la fm de tout ; il est la cause de toute beauté. Ce qui est du second ordre est autour du principe second, et ce qui est du troisième ordre autour du troisième principe. L'âme hu- maine désire avec passion pénétrer ces mystères ; pour y parvenir, elle jette les yeux sur ce qui lui ressemble, et elle ne trouve rien qui la satisfasse absolument^. » Sans parler de l'obscurité des termes allégués, nous pouvons dire en un mot que l'authenticité de ces lettres est loin d'être démontrée. Il y aurait plus de raison à rapprocher de la Trinité chrétienne la Trinité philosophique de Platon, le beau, le juste et le bien, et cette triple essence qui est la science en soi, la sagesse en soi, la justice en soi ^ ; mais on comprend en même temps quelle distance sépare cette conception philosophique du dogme reli- gieux. Si Philon est plus explicite, puisqu'il appelle le 1 L. VT, p. 74. Edit. de M. Coupin. 2 Ihrd., p. 50. 3 nép., 1. VII, p. 76. — Ed. de M. Cousin. L'HOMMK-DIEU. 237 Verbe le premier-né de Dieu, il n'y a pas lieu de s'en étonner : Philon est juif et versé dans l'Ancien Testa- ment. § ni. PORTRAIT DE l'hOMME-DIEU. Il y a dans Sénèque deux portraits de ce sage accom- pli que rêvait le stoïcisme : on a cru y reconnaître les traits de Jésus. On a supposé que l'auteur, en peignant le héros imaginaire de sa secte, empruntait ses couleurs aux Évangélistes et avait secrètement en vue l'Homme- Dieu. Nous pourrions faire remarquer combien de tels rapprochements sont indiscrets, mais notre tâche se borne à faire ressortir la fausseté de ces assimilations, et pour cela, citer suffit. Quel est le lecteur de Sénèque qui n'ait présente à l'esprit cette pompeuse hypotypose oii l'écrivain nous représente un homme intrépide dans les dangers, pur de toute passion, heureux dans l'adversité, calme dans les orages, qui regarde l'humanité de haut, et traite d'é- gal à égal avec les dieux? Eh bien, cet homme, dit-on, c'est Jésus; ce sage orgueilleux qui a des regards de mépris pour la triste humanité, des sourires de pitié pour ses faiblesses, c'est celui qui s'est humilié, pour racheter les hommes, jusqu'à souffrir la mort des esclaves : (( Si vous voyez un homme intrépide dans les dan- gers, pur de toute passion, heureux dans l'adversité, calme dans la tempête, voyant de haut les autres liommes, traitant les dieux comme des égaux^ ne vous sentirez- 23S l'homme-dieu. vous pas pleins de respect pour lui? ne direz- vous pas : il y a là quelque chose de trop grand, de trop élevé pour que je l'assimile au faible corps qui lui sert d'enveloppe ; une force divine est descendue là. Oui, l'âme supérieure, modérée, qui traverse les choses de ce monde comme étant au-dessous d'elle, et en se moquant de nos crain- tes et de nos ambitions, une telle âme est mise en branle par une puissance du ciel. Un être aussi extraordinaire a pour soutien évident la divinité ; aussi cet être, pour une bonne part de lui-même, habite au Heu même dont il émane. De même que les rayons du soleil touchent la terre, mais résident au lieu qui les envoie, de même l'âme grande et sainte, envoyée ici-bas pour nous faire connaître de plus près la divinité, vit, il est vrai, avec nous, mais elle reste attachée au Heu de son origine; ses regards et ses efforts tendent de ce côté ; elle est parmi nous comme un être meilleur. Quelle est donc cette âme? Celle qui ne s'appuie sur aucun bien qui lui soit étranger ^ )) C'est là une amplification éloquente de ces idées stoï- ciennes qui maintenant doivent nous être familières : par sa raison, le sage est l'égal des dieux; il renferme en lui la divinité, car son âme est une parcelle de l'âme divine; il aspire ici-bas à rentrer dans le foyer divin dont il est un rayon, enveloppé d'une matière péris- sable. Et quel est le but particulier oii tend cette des- cription? C'est de prouver que les vrais biens de l'homme ne sont point ces avantages extérieurs qu'il partage avec la bête, mais la vertu, l'intelligence, la raison ^ : 1 Quis est ergo hic? Animus quinullo bono nisi suo nititur. Ep. XLl. 2 Idée empruntée à Platon parles stoïciens. V. Lois, I. L'HOMME-DIEU. 239 (( Tu me demandes quel est le bien propre de l'homme? C'est l'âme, et dans cette âme une raison parfaite. L'homme est un être doué de raison ; donc il atteint au souverain bien dès qu'il a rempli le but de son exis- tence*. )) Tel est le sens de la maxime qui termine le portrait : l'âme vraiment grande est celle qui ne s'ap- puie que sur des biens qui lui sont propres, c'est-à-dire sur la raison, qui est le tout de l'homme. Ainsi, en croyant voir, dans cette épître, l'esprit de l'Evangile, on a confondu le dogme de l'Incarnation avec certaines conséquences du panthéisme. Le second portrait a des teintes plus douces. Lucilius avait demandé à son ami à quelles marques il pourrait reconnaître parmi les hommes une vertu parfaite, un vrai sage, un homme digne de ce nom, comme le cher- chait Diogène. Après une exposition didactique, fort minutieuse, des caractères du bien et de l'honnête, Sénèque trace une idée générale du sage : on doit re- garder comme parvenu au comble de la vertu celui qui se montre toujours d'accord avec lui-même, égal dans son humeur, soumis aux lois de la destinée, plein de douceur et de justice pour les hommes et pour les dieux, persuadé que la vie est un passage sur la terre, le corps un fardeau, la mort une délivrance. Ce n'est plus ce fier athlète qui provoque au combat l'univers, et se raidit contre les fléaux de la nature, les coups du sort, et ses propres passions ; c'est le stoïcien résigné et même un peu mystique, qui trouve sa sérénité dans sa hau- teur^ qui fait un personnage de sagesse consommée, de ^ Ep. XLI. •liO L'HOMME-DIKU calme imperturbable, de dignité bienveillante, jusqu'à ce que la mort vienne l'avertir de quitter la scène du monde. Le premier est un héros armé en guerre, le second un héros qui a triomphé : « Jamais ce sage parfait n'a maudit la fortune ; jamais il n'a accueilli avec tristesse les accidents qui le frappent ; se regardant comme le citoyen et le soldat de l'univers, il a subi tous ces travaux comme une consigne. Tout ce qui fondait sur lui, il ne s'en est point détourné comme d'un mal tombé sur lui par hasard, mais il y a vu une mission à remplir. Tout cela, dit -il, me concerne, c'est mon affaire ; la chose est pénible, douloureuse ; appli- quons-y tous nos efforts. Aussi la grandeur a-t-elle éclaté nécessairement en lui, homme qui jamais n'a gémi sur ses souffrances, qui n'a élevé aucune plainte contre sa destinée ; il a donné à beaucoup l'intehigence de sa vertu ; il a brillé comme une lumière au sein des ténèbres ^ ; il a attiré sur lui l'attention de tous par son calme et sa douceur, par cette égalité d'humeur qu'il conservait envers les dieux et les hommes. Ce sage avait une âme accomphe, parvenue à cette perfection suprême au-dessus de laquelle il n'y a rien, si ce n'est l'intelli- gence divine dont une parcelle s'était détachée par éma- nation pour habiter une âme mortelle ^ )> 1 « Fecit Tïiultis inielledum sui, et non aliter qiiam in tenebins lumen effulsit. » (Ep. CXX.) — On rapproche ces expressions du passage bien connu de sauit Jean : « Erat lux homïnuni, et lux m tenebris lucet, et tenebrœ eam non comprehendcrunt. » (Ev. 1, 4, 5.) Mais d'aljord ce te comparaison n'a rien d'assez inusité, ni d'assez extraordinaire pour que Sénèque ait eu besoin de la copier dans l'Evangéliste ; de plus, elle sii^ni- fie cliL'Z lui le contraire de la pensée de saint Jean; enfin il n'a pu imiter ce qui a été écrit en grec trente ans après sa mort. 2 Ep. CXX. î/HOMME-DIEU. 24 1 Quoique ce portrait, comme le premier, porte l'em- preinte des doctrines stoïciennes les moins conformes au christianisme *, il peut néanmoins surprendre à première vue ceux qui ne connaissent le stoïcisme qu'imparfaitement, et qui le jugent d'après ses para- doxes les plus sévères et les plus étranges. La douceur semble incompatible avec cette secte rigide qui défend la pitié. Sénèque lui-même convient que de son temps l'opinion publique prenait quelquefois le change à ce sujet. Il réfute ce reproche : « Aucune philosophie, dit- il, n'est plus clémente et plus douce, aucune n'est plus amie des hommes... La pitié, ajoute-t-il, ne doit pas entrer dans l'âme du sage, car elle est une faiblesse, elle participe de la douleur, elle altérerait cette sérénité, ce calme profond que doit conserver le sage au dedans de lui-même comme au dehors. Mais il n'en remplira pas moins tous les devoirs que la pitié impose aux autres hommes, il se montrera empressé à secourir toutes les infortunes, à soulager toutes les misères. Les gens de bien se défendront de la compassion, mais on trouvera en eux la clémence et la douceur-. » Le stoïcisme, en effet, n'a-t-il pas proclamé ce principe, que les hommes sont égaux , unis par les Uens d'une parenté natu- relle, faits les uns pour les autres? Ne disait-il pas : le monde forme un seul Etat , le genre humain un seul peuple, ou plutôt une seule famille? Ne lit-on pas dans ses maximes : les sages seuls savent aimer ^? Ainsi ce ' On y reconnaît en eflet le fatalisme et le panthéisme. 2 Ihid., II, 5, 6. ' Juste Lipse, Manud., 1. 111, diss. IG et 19. — « Les stoïciens pro- clament que c'est la nature de l'homme d'être l'ami de l'homme, de l'ai- 16 242 L'HOMME-DIEU. caractère de mansuétude que Sénèque donne au sage est entièrement conforme à l'esprit du stoïcisme. Si l'on veut que les auteurs profanes ne puissent parler de la vertu sans copier les livres saints, parce qu'ils lui attribuent la patience, la douceur, l'oubli des injures, que dira-t-on de ce passage de Platon où le juste est représenté mourant sur une croix? « En face de ce personnage (qui a la perfection de l'injustice), représentons-nous le juste, homme simple et généreux, qui veut, dit Eschyle, être bon et non le paraître. Dé- pouillons-le de tout, excepté de la justice, et rendons le contraste parfait entre cet homme et l'autre : sans être jamais coupable, qu'il passe pour le plus scélérat des hommes; que son attachement à la justice soit mis à l'épreuve de l'infamie et de ses plus cruelles consé- quences; et que jusqu'à la mort il marche d'un pas ferme, toujours vertueux et paraissant toujours crimi- nel... Le juste, tel que je le représente, sera fouetté, mis à la torture, chargé de fers ; on lui brûlera les yeux ; à la fin, après avoir souffert tous les maux, il sera mis en croix...^. )) mer, non par intérêt, mais de cœur. Tous les êtres raisonnables sont faits les uns pour les autres, et ce qu'il y a de principal dans l'homme est ce qu'il y a de propre à la communauté. » M. Ravaisson, Métaphys. d'Aris- tote. 1 République, 1. II, p. 72 et 7o. — Trad. de M. Cousin. Te>.suT(ôv, Ttàv-ca xaxà uaOwv àvaTXtvSuXeuÔT^o-exat. » Ajoutez un passag'e de Théétète sur le philosophe (p. 127, éd. de M. Cousin). — Saint Clément y croyait trouver le portrait du chrétien {Strom.,y. d4). — M. Cousin, au sujet du passage de la République cité plus haut, dit « que Platon a eu du Cru- cifié un pressentiment extraordinaire, et qu'il l'a presque dépeint dans la personne du Juste mourant sur une croix. » — Du vrai, du beau, du bien, xvie leçon. L'IIOMME-DIEU. 243 Certes, à ne juger que par les ressemblances exté- rieures, aucun trait n'est plus frappant que celui-ci. Faut-il en conclure que Platon avait lu dans les pro- phéties des Juifs le futur supplice du Sauveur des hommes? Non, assurément ; pas plus qu'on ne doit voir une allusion à Jésus dans le Second Alcibiade^ ou aux apôtres, dans les E7itretiens mémorables^. Mais comme il est nécessaire que la vertu soit ici-bas méconnue, in- juriée, persécutée ; comme il est de son essence même de posséder la résignation et la mansuétude; comme son douloureux privilège est d'endurer les plus affreux supplices que puisse inventer la cruauté des méchants, et les outrages les plus vils que puisse inspirer à la mul- titude une haine stupide, il n'est pas étonnant que l'imagination des écrivains, en traçant le portrait de la vertu, se rencontre quelquefois avec les descriptions évangéliques oii est dépeint le Juste abreuvé d'igno- minies. Les supplices que décrivent les Évangiles et les Actes des martyrs, n'ont pas été inventés pour la pas- sion de Jésus ni pour la persécution des chrétiens ; le paganisme, en cette occasion, a déployé les ressources ordinaires de la barbarie légale de l'antiquité ; la féro- cité de la populace s'est montrée avec ses instincts naturels contre ces opprimés; mais dans les outrages 1 On cite ordinairement ce passage du Second Alcibiade, dialogue qui peut-être n'est pas de Platon : « C'est pourquoi il te faut attendre néces- sairement que quelqu'un t'enseigne quelle conduite tu dois tenir envers les dieux et envers les hommes. — Et quand viendra ce temps, Socrate? Et qui sera celui qui m'instruira? Que je le verrai avec ]:)laisir ! — Ce sera celui qui t'aime. » Nous avons cité plus haut les paroles de Socrate (Enfr. Mém., 1. l,ch. IV). — Voy. p. 212. Wt L'HOMME-DIEU. comme dans les tortures il n'y a rien d'inusité : lors donc que les auteurs profanes font mention de quelque tourment et de quelque injure qui ont été essuyés par Jésus ou par ses disciples, il est puéril d'imaginer qu'ils ont emprunté ces termes aux livres saints. LA GRACE ET LES SACREMENTS. 24b CHAPITRE VI. De la Grâce et des Sacrements. — Confession. — Péché originel. § I- LA GRACE. Pour prouver que Sénèque croyait au dogme de la grâce, on met en avant deux sortes de citations : quel- ques-unes semblent établir la présence de l'Esprit-Saint dans le cœur; d'autres, le besoin que lame éprouve d'un secours surnaturel. Nous connaissons déjà les pre- mières : (( Un esprit sacré habite en nous.., un hôte divin réside dans le corps de V homme * . » Nous nous sommes suffisamment expliqué, et à plu- sieurs reprises, sur le sens de ces passages, et nous croyons avoir prouvé, ce qui était facile d'ailleurs, qu'il n'y a nulle ressemblance entre V esprit saci^é des stoïciens et le Saint-Esprit des chrétiens ; on a vu aussi ce que si- gnifiait pour le Portique l'influence permanente de la Divinité sur nos âmes, ou plutôt cette perpétuelle occu- pation de l'homme par un principe supérieur, dont il émane ^ Cette première partie de la thèse adverse n'est 1 Voyez p. 187, 188. — Ep. xli, xxxi. ' Presque tous les philosophes anciens ont appelé l'àme un dieu : à ceux que nous avons déjà nommés, ajoutons Anaxagore, Xénocrate, Euripide, Cicéron : « Ergo animus qui, ut ego dico, divinus est, ut Euripides audet dicere, Deus. » (Cic, Tmc, i, 2G.) — « Mens cujusque is est quisque. . 246 LA GRÂCE ET LES SACREMENTS. donc pas soutenable. — La seconde s'appuie sur les passages suivants : « Personne n'est homnie de bien, sauf un dieu. Qui pourrait s'élever au-dessus delà for- tune si un dieu ne nous secourait ? — Les dieux ne sont ni dédaigneux ni envieux ; ils sont accessibles ; ils tendent la main à ceux qui montent vers eux *. Cela revient à dire que les hommes ont besoin du secours des dieux, et que les dieux accordent leur secours aux hommes. Si c'est là ce qu'on entend par la grâce, l'antiquité entière y a cru ; carde tout temps, l'homme, sentant sa faiblesse, a imploré l'assistance divine avec l'espoir de l'obtenir. Non-seulement il a demandé au Ciel la vie, la santé, les biens du corps, mais les quahtés de l'âme et les dons de l'esprit. Platon, en plusieurs en- droits, dit expressément que la vertu vient de Dieu, et Deum te igitur scito esse... » (Somnium Scip.) — Plutarque cite une expression de Tliéophraste d'où Sénèque a peut-être tiré celle-ci : Dewn humano in cor pore hospiiantem. « L'âme, dit Théophraste, est pour le corps un hôte bien cher. » — L'expression de Sénèque, homo vera Deipro- genies {De Prov., l), nous paraît aussi imitée de Cicéron, qui parle en ces termes des premiers humains : « Quse (antiquitas) quo propius aberat ab ortu et divinaprogenie, hoc melius ea ibrtassequue erantvera cernebat. » (Tusc., I, 12.) — Voici du moins une imitation certaine. Cette phrase de notre philosophe, qui paraît avoir un caractère assez chrétien : « calix vene- natus qui transtulit Socraiem e carcere in cœlum » (Ep. Lxvii) est tra- duite de Cicéron : « Et quum ptene in manu jam mortiferum illud teneret (Socrates)poculum, locutus ita est, ut non ad mortem tradi, "verum in cœ/wm vider etur oscendere. (Tusc, J, 29.) Manilius, antérieur à Sénèque, explique dans les mêmes termes la pré- sence de Dieu dans nos cœurs : Descendit Deus atque habitat, ipsumque requirit. (L. II.) Nos capto potimur raundo, nostrumque Parentem Pars sua conspicimus, genitique accedimus astris. An dubium est, habitare Deum sub pectore nostro, In cœlumque redire animas, cœloque venire ? (L. IV.) * Ep, LXI. Voir la même pensée dans Cicéron, p. 196, note 5. — Ep. LXXIII. LA GRACE ET LES SACREMENTS. 247 qu'on ne peut sortir de l'ignorance et du vice sans son aide ; nous connaissons déjà sur ce point la déclaration si nette et si précise que renferme le Méiion et le Pre- mier Alcibiade^. Il revient ailleurs sur cette pensée : « L'âme privée d'éducation produira nécessairement tous les vices, à moins qu'il ne se trouve un Dieu qui la protège^. » — Dans les Lois^ avant d'entamer la discussion d'un sujet important et épineux, il croit devoir implorer les lumières d'en haut : «Si jamais nous avons eu besoin d'invoquer la Divinité, c'est surtout à ce moment : implorons donc de toutes nos forces le secours des dieux, pour en démon- trer l'existence; et, nous attachant à leur protection comme à une ancre sûre, embarquons-nous dans la dis- cussion présente^ » — «Invoquons Dieu pour Theureux succès de notre législation , qu'il daigne écouter nos prières, et qu'il vienne, plein de bonté et de bienveil- lance, nous aider à étabhr notre ville et nos lois ^. » — (( Si nous réussissons, Clinias que voici, et nous autres vieillards, à te convaincre qu'en parlant des dieux comme tu fais, tu ne sais ce que tu dis, ce ne peut être que par un bienfait de Dieu même ^. » — « Pour ériger des autels aux dieux, et réussir dans une telle entreprise, il faut des lumières supérieures ^. » Heraclite pensait de même, lui qui répétait souvent : 1 Voyez p. 226. 2 Ed. de M. Cousin. ■ ^ Lois, X. '* Lois, IV. s Lois, X. 6 Ibid. 248 LA. GRACE ET LES SACREMENTS. « L'esprit humain n'a aucune connaissance ; Dieu seul connaît, car l'homme dépourvu de sagesse apprend autant de Dieu que le petit enfant apprend de l'homme ^ » Terminons par ce mot de Simonide : « Nul n'a possédé la vertu sans le secours des dieux ^ » Ne soyons donc pas surpris que dans une lettre oii Sénèque encourage son ami à s'élever au rang des dieux, il ait pu lui dire : «Les dieux ne sont pas jaloux de nos efforts; ils ne dédaignent pas notre société ; ils nous admettent parmi eux et nous tendent la main. )) Il parle ainsi, comme il le déclare au même endroit, d'après Sextius et tous ses maîtres ; son but est de montrer à l'homme, non le secours qu'il peut espérer de la Divinité, mais sa puissance person- nelle, et d'exciter en lui les plus orgueilleuses espéran- ces. Car il vient de dire quelques lignes plus haut : ((Jupiter ne peut pas plus que l'homme de bien; son unique supériorité, c'est d'être vertueux plus long- temps; et même le sage l'emporte en un point, c'est que Jupiter s'abstient des faux biens par la condition même de sa nature , tandis que le sage les dédaigne et les rejette librement ^ » Nous sommes bien loin de l'humilité chrétienne et des maximes de Platon. 11 nous reste très-peu de chose à dire sur la manière dont on démontre que Sénèque connaissait les sacre- ments de l'Eglise. Ce genre de preuve est fort simple; il consiste à traduire sacramentum^ qui signifie (( ser- ment, )) par l'expression théologique sacrement. Ainsi 1 Kitter, 1. 111, (i. 2 OÙTt; àveuôe ôewv àpexyiv Xàêe. Grotius, ]^réf'. de Stobée. * Voyez la fin de l'Epitre 72. LA CONFESSIOxN. 249 interprétée, la phrase n'a plus de sens; mais nous ne pouvons pas changer l'argumentation qu'on nous donne pour légitime, et nous l'exposons ici avec une fidélité scrupuleuse. « Tout ce que nous sommes forcés de souf- frir, dit Sénèque, d'après les lois immuables qui régis- sent l'univers, empressons-nous de l'accepter : nous avons prêté un serment qui nous lie, c'est de supporter tout ce qui peut arriver à un mortel ^...)) Le sens n'est pas équivoque, il est hors de toute contestation. § II- LA CONFESSION. Les points de comparaison que nous allons examiner sont d'une invraisemblance moins choquante ; et nous comprenons qu'en étudiant Sénèque comme si la philo- sophie ancienne commençait et se bornait à ses écrits, il y ait lieu de voir avec surprise certaines conformités de sa doctrine avec le christianisme. Mais on ne veut pas voir tout ce qui a précédé et inspiré Sénèque. Par exemple, à quoi bon insinuer qu'il a pris de saint Paul l'habitude d'examiner chaque soir sa conscience, et de se confesser lui-même, puisqu'on sait que cet usage est ancien parmi les philosophes, et qu'il remonte jus- qu'à Pythagore et aux gymnosophistes de l'Inde^; * « Ad hoc sacramentum adacti sumus, ferre mortalia. » [De vita beata, 15.) - « Ou dit que Pythag^ore recommandait sans cesse à ses disciples de s'adresser ces questions quand ils rentraient chez eux. : En quoi ai-je préuaritiué? (juai-Je fait? (i quel devoir ai-je manqué? Tcr; uapeêrjv ; 250 LA CONFESSION. puisque Sénèque nous dit qu'il le tient de son maître Sextius et qu'il le pratiquait depuis sa jeunesse*? Ou il n'y a plus d'évidence et de certitude, ou il faut admettre un témoignage si catégorique. Quelle différence, du reste, entre le sacrement de la confession et cet examen philosophique de la conscience, ce compte r^ndu journalier qu'une âme bien réglée se demande à soi-même ! Où est le coupable qui s'humilie aux pieds d'un autre homme qu'il prend pour confident et pour médecin de ses maux ? Oii est le pouvoir de lier et de délier, de condamner et d'absoudre? Le caractère religieux, sacramentel , manque entièrement à la pra- tique des philosophes anciens. On a bien essayé de voir dans Sénèque l'analogue de la confession chrétienne, mais c'est au moyen de textes tronqués et dénaturés. On cite ces fragments : « Conscientiam siiam (yir bonus) diis aperit.,.^ Nemo inveniiur qui se possit ahsol- vere.,.? » qui signifient, dit-on, « l'homme se confesse à Dieu même ; nul ne peut s'absoudre soi-même, ou se donner l'absolution. )> Mais tel n'est pas le sens véritable de ces passages. Dans le premier, Sénèque veut dire que si, entre autres vertus, le sage possède franchise et inno- cence, s'il tient son cœur ouvert aux dieux et vit comme sous les yeux du pubKc, il parviendra aune sagesse cou- rt 8e ëpe^a; ti (jloi Séov oùx ïiù.ZQ^r^\ » (Diog. de Laërte.) Tel est le premier mode de confession ; il consiste à s'examiner soi même. Cet exa- men peut être fait par d'autres, et ce mode se rapproche un peu plus de la confession chrétienne : il était pratiqué par les philosophes indiens. (Apulée, FloriL, 1.) 1 Le passage de Sénèque est bien connu. De ira, iir, 36. 2 De henef.j vu, 1. 3 De 2>a, I, 14. LA CONFESSION. 251 sommée. La seconde de ses pensées est que tous les hommes sont pécheurs, et qu'un juge ne doit pas être sévère envers ceux dont peut-être il partage le crime. Nous ne trouvons rien dans les anciens qui ressemble au sacrement de la pénitence ; le sit erranti medicina confessio de Cicéron ^ est un conseil sensé et non une prescription religieuse. Platon recommande de s'accuser en public, au grand jour, lorsqu'on a commis quelque faute ; il veut même qu'on dénonce ses proches s'ils sont coupables : « Etre châtié, dit-il, quand on a fait le mal, est ce qu'il y a de plus heureux après l'innocence... Si l'on a commis quelque injustice, il faut aller de soi- même se présenter au lieu où l'on recevra la correction convenable, et s'empresser de se rendre auprès du juge comme auprès du médecin, de peur que la maladie de l'injustice, venant à séjourner dans l'âme, n'y engendre une corruption secrète et ne la rende incurable ^ » Voilà du moins le principe de l'expiation de la faute par le repentir et par l'aveu volontaire ; nous touchons ici au dogme chrétien d'assez près, beaucoup plus près que par l'examen de conscience des stoïciens, qui est une précaution plutôt qu'une confession ; mais le caractère de la doctrine platonicienne est tout politique ; il s'agit de fautes commises contre les lois, et le juge, le méde- cin qu'il faut aller trouver, est un magistrat. Lorsque Sénèque recommande à Lucilius d'avoir tout à la fois un conseiller et un modèle ^ , il est entière- 1 « Que l'aveu guérisse la faute. ï> Ad Qmntum fratrem. 2 Gorgias. 3 Ep. XI. 2o2 LA CONFESSION. ment dans l'esprit de sa secte, ou plutôt de la philoso- phie parénétique de l'antiquité. Son langage est celui de tous les philosophes qui, depuis Thaïes et les sept sages, ont pris pour objet de leur étude la culture morale des âmes et l'art de faire des progrès dans la vertu. De tout temps les moralistes, comme les auteurs de poétiques, ontproclamé l'utilité d'un censeur et d'un guide. «Ayez un ami sincère qui vous éclaire sur vos défauts , disait Diogène, si vous voulez devenir et rester un homme de bien *. » — a Fuyez les méchants, disait aussi Platon, sous peine de leur ressembler, et fréquentez ceux dont vous voulez imiter la conduite ^. » Ce n'étaient pas seulement les écoles spiritualistes qui recommandaient cette double pratique : les mêmes prescriptions sont dans Epicure, et la preuve, c'est queSénèque, en les formulant, lui em- prunte son autorité et ses propres termes, bien qu'on ait soin, en citant Sénèque, d'omettre ce qui a rapport à Epicure : « Il faut faire choix d'un homme de bien, l'avoir toujours devant les yeux, comme si nous vivions sous son regard, comme si nous agissions en sa pré- sence. Voilà le précepte que nous donne Epicure ; il nous impose un gardien et un guide... Agissez, disait- il aux siens, comme si Epicure vous regardait ^ » Ainsi, c'est d'après Epicure que Sénèque recommande le choix d'un directeur de conscience : mais pourquoi, en citant Sénèque, omettre le nom du philosophe qu'il cite lui- même et traduit littéralement ? La même remarque s'applique à cette maxime : « Le commencement du 1 Pliitarque, des Progrès dans la vertu. 2 Lois, 1. V, * Ep. X[. — E]J. XXV. — Voyez au.'^v^i Kp. LU. LA CONFESSION. 253 salut, c'est de connaître sa faute ^ » Ce n'est pas sans surprise, ajoute-t-on, que l'on rencontre dans Sé- nèque une sentence aussi formellement biblique ; puis on la rapproche de plusieurs pensées des livres saints. Pour nous, ce qui nous surprend, ce n'est pas de ren- contrer dans un philosophe une maxime du sens commun, c'est de voir qu'on attribue à Sénèque ce qu'il déclare appartenir à autrui. « Cette belle maxime, dit-il, ap- partient à Epicure -. » Quant aux modèles à imiter, Sénèque propose, par une sorte d'éclectisme assez en vogue de son temps, les plus illustres sages de Rome et de la Grèce, Caton, Lélius, ïubéron, Socrate, Zenon, Chrysippe, Posidonius : <( Les uns, dit-il, vous appren- dront à mourir lorsque la nature l'exige, les autres, avant même qu'elle l'exige ^. » Du reste, rien de plus vulgaire que ces préceptes et ces formules dans les écoles de philosophie, et principalement chez les stoïciens, qui, plus que toute autre secte, ont développé et appro- fondi la morale. Les Diodote, les Antipater, les Athé- nodore, les Cornutus, les Julius Canus, les Musonius, étaient des confidents intimes, des médecins spirituels, des directeurs de conscience attachés h la personne des plus illustres Romains, de Cicéron, de Caton, d'Au- guste, de Perse, de Plautus, de Thraséas, vivant sous le môme toit, assis à la même table, les accompagnant dans leurs voyages et leurs expéditions, et, à l'heure suprême, leur prodiguant lesconsolations de l'amitié et delà philo- ' Kj). XXVIII. « Initiinn e-st sa/afis. nofilin ppccnfi. » ^ Kp. xxvjîi. ^ Ep. r.ix, — Lxvi^ — XI. 254 LE PÉCHÉ ORIGINEL. Sophie. Sénèque lui-même est le conseiller de Lucilius, et il a son propre directeur, Démétrius le Cynique *. Il peut paraître surprenant de rencontrer dans des mora- listes une science si consommée, un art si délicat et si raffiné : et cependant, parmi leurs nombreux écrits, combien peu sont parvenus jusqu'à nous ^ I § m- PÉCHÉ ORIGINEL. Ces mêmes philosophes ne semblent pas avoir connu la théorie du péché originel et de la transmission des fautes; du moins elle est étrangère à Sénèque, et les textes 011 on prétend l'entrevoir sont pris à contre-sens. (( iVucun âge n'est exempt de fautes ^, )) signifie non pas que la race humaine a été infectée dans sa source par une faute primitive, mais simplement que le mal est de tous les temps. Or, autre chose est de dire qu'aucun âge n'a été exempt du péché d'un premier père, autre chose d'exprimer cette pensée fort commune : nul siècle n'est pur de désordres et de corruption. Entre la doctrine stoïcienne et le dogme chrétien 1 « Je conduis partout avec moi Démétrius, cet homme excellent; je quitte les courtisans dorés pour causer avec ce philosophe à demi nu. » (Ep. LXII.) . 2 On peut se faire une idée des ouvrages innom.brables écrits par les épicuriens et les stoïciens, et que nous n'avons plus, en lisant les vies des philosophes par Diogène de Laërte. Nous sommes loin d'avoir Sénèque lui-même en entier. 3 « Nulla œtas vacat a culpa. » (Ep. xcvii.) LE PÉCHÉ ORIGINEL. 255 la différence est bien marquée : les stoïciens attri- buaient la perversité de l'homme à sa nature com- plexe, 011 deux principes contraires sont en lutte; le christianisme enseigne que notre corruption a sa source dans une faute unique, commise par le chef de la race, et transmise par lui à ses descendants frappés à jamais de déchéance. La diversité des deux doctrines éclate surtout dans les conséquences : l'homme, sui- vant le stoïcisme, peut vaincre en lui-même l'énergie du mal par l'énergie du bien, et atteindre par sa vertu propre à la perfection. Suivant le christianisme, un Dieu médiateur pouvait seul relever l'humanité de sa dégradation. De même, on a dit de tout temps : Les hommes, sans exception, sont sujets à la mort; mais aucun philosophe, avant saint Paul, n'avait dit : a La mort est le châtiment du péché ; c'est le péché qui a in- troduit la mort dans le mondée » L'axiom^e banal : Nous mourrons tous, nous sommes nés pour mourir, n'est pas l'équivalent de la sentence apostolique : « Tous les hommes meurent parce qu'Adam a péché. )) Or, Sénèque sur ce point n'est pas plus chrétien que l'antiquité ; lorsque son sujet l'amène à parler de la mort, il se contente de dire comme tout le monde, qu'il faut mourir tôt ou tard et que le moment n'y fait rien. Et de même que les poètes et les philosophes en répétant ce lieu commun cherchent à le rajeunir par quelque comparaison ou quelque métaphore, Sénèque nous compare à des condamnés qui attendent l'appel, et il taxe de lâcheté celui qui demande à périr le dernier. » Kom., VI, 23. — I. Gorinth., xv, 22. 256 LE PÉCHK ORIGINEL. C'est dans un endroit des Questions sur la nature où il veut prémunir les esprits craintifs contre la peur du tonnerre. Il use des raisons suivantes : « Après tout, puisqu'il faut mourir un jour, qu'importe que ce soit par la foudre? Est-il quelqu'un qui puisse se dérober à cette loi? Eh bien ! n'est-ce pas le comble de la démence et de la lâcheté que d'implorer si instamment un dé- lai? Ne mépriserait-on pas celui qui, placé parmi des hommes destinés à périr, demanderait en grâce de mourir le dernier? Nous ne faisons pas autre chose. Nous sommes sous le coup d'une sentence de mort qui est d'une extrême justice; que nous importe que nous allions à la mort volontairement ou par force, puisque la mort est certaine? Insensé de craindre de mourir quand il tonne * ! )) On voit clairement le sens et la portée de ces expressions. Sénèque n'a pas eu recours à saint Paul pour prouver qu'il est insensé de craindre la foudre, et il n'a pas saisi cette occasion d'exposer la théorie du péché originel : cette loi si équitable, dont il parle, c'est la commune nécessité de mourir, et ce supplice capital est un terme métaphorique, pareil à l'urne ou à la barque des poètes. Sans doute saint Paul a dit qu'un « décret condamne les hommes à la mort^ ; » mais cette sentence, ainsi détachée, n'est pas particuhère à l'A- pôtre, et jamais on n'a songé à rapprocher Cicéron^, Horace, Properce et tant d'autres, de l'Epître aux Hé- breux, parce qu'ils ont dit que l'homme était né mortel. 1 Q. n., 1. II, cil. Lix. ((binos constitutum esfcapi.aie suppHcium, etc. » 2 « Statutum est hominibus semel mon. » (Hebr., ix, 27.) ^ Voyez les citations recueillies sur ce sujet dans les anciens par Stobée, titre cxix, Sur la mort. lAi PEGHK ORIGINTL. %>! Ce n'est pas que la philosophie ancienne ait entière- ment ignoré la tradition d'une faute originelle et d'une déchéance du genre humain. Ce souvenir, perpétué eii Orient, fut recueilli par les pythagoriciens, placés sur les confins des deux mondes, et passa même dans les écrits de Platon, mais vague et affaihU. Empédocle, Philolaiis, et l'école de Pythagore, pensaient que l'âme est ensevelie dans le corps comme dans un tombeau, en punition de quelque faute ; cette vie, selon eux, est une expiation, au sortir de laquelle l'âme purifiée s'unira intimement à Dieu*. « 11 y a longtemps, disait Crantor, que des philosophes éclairés ont déploré la condition humaine. Ils regardaient la vie comme un châtiment et la naissance comme le plus grand des malheurs ^. » Platon admet un état antérieur parfait et plein de béatitude, oii l'âme contemplait dans une vive et éblouissante lumière les essences divines; cet état a cessé parce que les âmes, incapables de soutenir ce voi élevé qui les emportait au sommet des cieux, sont tom- bées sur la terre. Là, elles sont emprisonnées dans le corps comme dans un tombeau ^ 1 Saint Clément, Strom., \. \\\ , cité par M. Rohrbacher, t. I. — Hitler, 1. lY, cli. ii, vi. 2 Piutarque, Consolation à Apollonius. ■^ Phèdre, dise, de Socrate. — Platon ne semble pas éloigné d'admettre l.i transmission des fautes : « Je serai puni aux enfers, dans ma personne o;i dans celle de mes descendants, pour le mal que j'aurai fait sur la terre. » Hép., 1. II, p. 8^ (édit. de M. Cousin). 17 2oS ENFER ET PARADIS. CHAPITRE VII Du Purgatoire, de l'Enfer et du Paradis. — De la Spiritualité et de l'Immortalité de l'àme. On nous accordera sans peine que le paganisme a cru à une seconde vie, heureuse pour les bons, tourmentée pour les méchants. « Au sujet des enfers, comme au sujet des dieux, dit Sextus Empiricus S il y a une opi- nion commune parmi les hommes. )> — « Un grand argument, dit aussi Sénèque, c'est le consentement universel des hommes qui redoutent les enfers ou qui les honorent^. » Le christianisme donna une sanction à ces croyances instinctives, déjà épurées et confirmées par la philosophie; il posa en principe, et c'est là le trait original de sa doctrine, l'éternité des récompenses et des châtiments, la participation du corps à cette seconde existence. Quelles sont les opinions de Sénèque en cette matière? Sont-elles plus conformes à la doctrine évangélique que les systèmes de ses prédécesseurs? Ici encore il est purement stoïcien, c'est-à-dire moins avancé en spiritualisme que Socrate et Platon. 1 Voyez J. Lipse, Phys. st.^ m, D. 14. 2 Ep. cxvii. ENFER ET PARADIS. !25y §1- PURGATOIRE, ExNFER ET PARADIS. D'abord, Sénèque ne croit pas qu'il y ait un enfer et des tourments réservés aux coupables. «Les poètes, dit-il, se sont joués de nous en nous poursuivant de fantômes effrayants et ridicules. La mort est la fin des maux : » pensée qui revient en mille endroits sous sa plume*. Ce scepticisme était sans doute une concession faite aux épicuriens, car les chefs du Portique, et notamment Zenon, avaient admis l'opinion commune sur les enfers, d'accord en cela avec l'école de Socrate ^ Au temps de Sénèque, le sentiment des stoïciens était celui-ci : les âmes des sages, après la mort, s'envolent dans une ré- gion supérieure, voisine des astres ; mêlées à ces essences divines dont elles émanent, elles habitent entre le ciel et la terre, un peu au-dessous des dieux, jusqu'à la consommation des siècles, c'est-à-dire jusqu'à la fin du monde : avec tous les êtres, elles se confondront alors dans le grand tout. Les âmes entachées de quelque im- perfection demeurent pendant un certain temps autour de notre globe et dans les couches inférieures de l'air; elles s'y purifient de leurs souillures ; une fois brillantes de pureté et d'innocence, elles vont d'une aile moins 1 Voyez Consolatio ad Marciam, 19; Epitres xxiv_, xxxvi, Liv, LXIII, LXV. 2 Lactance (1. VU, 7). 2(i0 ENFER ET PARADIS. pesante rejoindre la compagnie sublime des hommes vertueux et des grands hommes, Socrate, Lélius, Caton^ Ce purgatoire est un simple changement physique, et non un supplice. Que deviennent les âmes basses et dé- gradées, dont la corruption est irrémédiable? Elles tourbillonnent continuellement autour de la terre, ou périssent en sortant du corps; car c'est encore une opinion stoïcienne que les belles âmes seules survivent à leur enveloppe périssable. Sénèque n'a pas d'autre théodicée ; il l'exprime assez longuement dans ses Con- solations à Marciaetà Polybe^ Chez lui, l'Enfer est supprimé, le Purgatoire fort adouci et l'Eternité n'est pas de longue durée. Encore ces opinions sur la vie future n'avaient-ehes rien de ferme et d'assuré; les stoïciens y croyaient comme à une espérance dont on aime à s'enchanter, comme à un rêve que l'imagination caresse dans un moment de confiance et d'enthousiasme. La croyance au néant, à la mort de l'âme et du corps n'obtenait pas moins de crédit sur leur esprit chance- lant; entre ces deux sentiments opposés, ils flottaient au gré de leur humeur, et souvent au gré de leur sujet. Sénèque n'est pas plus affirmatif; ordinairement, il les énonce tous les deux à la f@is, sans se prononcer. C'est encore dans Platon que nous trouverons, au sujet des mystères de la vie future, sinon une entière certitude, du moins une foi profonde et une inébran- lable conviction. Loin de mépriser les mythes poétiques * Cicéron, Tuscuh — Tertullieii, De unimo,^ 54. — Plioe le jeune, Pa- negyr. — Lucain, Phar., 1. JX. ' Ad Marciam, ch, 25, -1^. — Ad Polybium, ch. 28. I ENFER ET PARADIS. 'iO 1 et les croyances populaires, il les érige en doctrine, a puisque, dit-il, après bien des recherches, nous ne pouvons rien inventer de meilleur ni de plus vrai ^ )> Non-seulement il admet que les crimes commis ici-bas seront punis après la mort, et que ce qu'il faut craindre le plus, (( c'est d'aller dans l'autre monde avec une âme chargée de souillures, » mais il distingue entre les fautes légères, qui peuvent s'expier par des souffrances mo- mentanées, et les forfaits irrémissibles, qui sont punis de supplices éternels. « Quand les morts sont arrivés dans le lieu oii le démon les conduit, on juge d'abord s'ils ont mené une vie sainte et juste. Ceux qui sont trouvés avoir vécu de manière qu'ils ne sont 7îi entière- ment criminels, ni entièrement innocents, sont envoyés à l'Achéron ; ils s'embarquent sur des nacelles et sont portés au lac Achérusiade, oii ils habitent ; et après avoir subi la peine des fautes qu'ils ont pu commettre, ils sont délivrés, et reçoivent la récompense de leurs bonnes actions, chacun selon son mérite. Ceux qui sont trouves incurables, à cause de l'énormité de leurs fautes, l'équi- table Destinée les précipite dans le ïartare d'où ils ne sortiront jamais. Mais ceux qui ont été reconnus avoir passé leur vie dans la sainteté, ceux-là s'en vont là-haut dans Yhabitation pure au-dessus de la terre. Ceux même qui ont été entièrement purifiés par la philoso- phie vivent tout à fait sans corps pendant tous les temps qui suivent, et vont dans des demeures encore plus ' (f C'est un hasard qu'il est beau de courir, c'est une espérance dont il aut comme s'enchanter soi-même. » P/tédon. — « Il faut donc con- server jusqu'à la mort son âme ferme et inébranlable dans ce sentiment. » /^'/>., 1. X. — Gorgias^ fin. 262 ENFER ET PARADIS. belles que celles des autres ^ » Yoilà le Purgatoire, l'Enfer, le Paradis, le jugement qui suit la mort, l'Ange qui accompagne l'âme à son départ de la terre. De nom- breux passages du même philosophe développent sa théorie, et notamment le dixième livre de la Répu- blique. On y voit les âmes se réunir au pied du tribunal des juges ; là sont deux routes : l'une à droite, qui mène au ciel, et suivie par les bons; l'autre à gauche se perd dans les enfers, et y conduit les méchants. Tandis que les âmes pures et sans tache montent vers le céleste sé- jour, les âmes couvertes d'ordures et de poussière sont précipitées dans les abîmes souterrains, et, chaque fois qu'elles cherchent en mugissant à s'évader de ces noirs cachots, des personnages hideux, au corps enflammé, accourent et les replongent dans le gouffre ^ Bien que les descriptions platoniciennes de la vie future s'écartent en certains points des dogmes chrétiens, surtout en ce qui concerne la durée des châtiments et des récompenses, puisque Platon admet le passage successif des mêmes âmes dans différents corps, on ne peut qu'être frappé des ressemblances de détail qui les rapprochent des livres sacrés. Et ce ne sont pas de vains tableaux dont s'amuse l'imagination de l'auteur ou l'ironie de son principal personnage : « J'ajoute, Calliclès, une foi en- tière à ses discours, et je m'étudie à paraître devant le juge avec une âme irréprochable... J'invite tous les autres hommes autant qu'il est en moi, et je t'invite toi- i Phédon, p. 312. 2 Rép., X, 280. (("Avôpsç àypiot xai ôtàiiupoi lostv. » — On peut voir aussi le Gorgias, les Lois, 1. X. — Gicéron, Tusc, 1. XXIX et XXX. L'IMMORTALITÉ DE L'AME. 263 même à mon tour, à embrasser ce genre de vie et à t'exercer à ce combat, le meilleur, à mon avis, de tous ceux d'ici-bas*... » Quelle était l'opinion des principales écoles sur le problème de la vie future et sur la question de l'âme immortelle? Nous croyons à propos de l'indiquer ici. §11. DE LA SPIRITUALITÉ ET DE l'iMMORT ALITÉ DE l'aME. On convenait assez généralement parmi les philo- sophes spiritualistes que l'âme était une substance ignée, un feu subtil et épuré, une sorte d'air enflammé, simple et sans mélange, doué d'un mouvement continuel : une telle âme peut être appelée un corps, si l'on veut, mais ce corps d'une essence si déliée et si peu matérielle res- semble fort à un pur esprit ^ Que cette âme soit immor- telle, Platon et Cicéron en sont persuadés ; sans lever tous les doutes de leur esprit, les raisonnements dont ils appuient cette vérité produisent en eux une solide conviction ^. Les stoïciens ne sont pas aussi affirmatifs. Les uns, comme Panétius, veulent que l'âme s'anéan- 1 Gorgias, fin. — Voir aussi Rép., x, p. 289, et Phédon, p. 211. 2 Voyez Juste Lipse, Manuductio, etc., Diss. viu, ix, XJII. — Sé- nèque, Ep. i. — Gicér., Tusc, l, 29. — Platon, Phèdre, Lois, X. — M. H. Wallon, thèse latine De animœ immortalitate , p. 27. 3 « Il me semble, Gébès, qu'on ne peut rien opposer à ces vérités. » Phédon, p. 219. Voyez Phèdre, le Timée, les Lois (x), Tusculanes, i, 29, Songe de Scipion, etc. ?' Prooid., 6; Ih; vit. hmt., 19. 266 L'IMMORTALITÉ DE L'AME. les âmes dans la lune. Le Paradis des stoïciens est donc moins élevé d'un degré que celui des platoniciens ; l'un et l'autre sont ouverts aux seuls sages, à ceux qui, exempts des souillures de la matière ou purifiés après la mort, soit par des châtiments, soit par un séjour forcé dans les régions voisines du globe terrestre, ont pu flé- chir le souverain Juge, ou simplement gagner par la légèreté de leur yoI les espaces éthérés. Une condition est mise à l'entrée du ciel; dans le système de Platon, c'est une condition morale; dans celui des stoïciens, une condition physique. Que deviennent, dans ces demeures lumineuses, ces es- prits bienheureux, tandis que les âmes des méchants, ou se perdent dans les airs, ou souffrent dans le Tartare, ou vont animer des corps privés déraison? La félicité du ciel platonicien a quelque chose de plus pur, de plus divin ; le bonheur de l'âme stoïcienne est plus éblouissant et plus matériel. Dans le ciel de Platon, l'âme se nourrit avec dé- lices de la science véritable; elle voit briller la vraie jus- tice, la vraie sagesse, non pas sous le voile épais de copies imparfaites, mais face à face et sans intermédiaire. Elle admire ces beaux et grands objets, calmes et pleins de béatitude, faces rayonnantes de l'Être unique, éternel, immuable, en qui résident toutes les essences. Attachée à cette ineffable contemplation, elle sent s'allumer en elle-même des amours extraordinaires ^ L'âme stoï- cienne habite au milieu des globes lumineux, éblouie, inondée de leur immense éclat. Quelles gerbes de feu! 1 Doctrine du Phèdre. V. le reflet de ces idées dans Gicéron {Tusc. I. ch. 21 j. I L'IMMORTALITE DE L'AME. 267 quels vastes rayonnements I La voûte céleste resplendit ; nulle ombre ne vient altérer ce jour si transparent. Ce- pendant, l'âme est initiée à tous les mystères de la na- ture; elle voit les astres rouler en silence, sous l'im- pulsion des génies, et l'univers accomplir ses lois. Nul secret ne lui échappe ; du sein de la béatitude elle laisse tomber un regard de mépris sur la terre et sur les de- meures des hommes ^ Il est encore un plaisir réservé à ceux qui, par le chemin étroit et escarpé de la vertu, comme dit Pindare^, parviennent à ces belles demeures, à ces temples élevés de la sagesse : c'est la compagnie des plus grands génies et des plus nobles vertus qui aient paru dans le monde. « Dans la cité de Dieu ^, » oii aspirait Socrate, l'âme converse avec Orphée, Hé- siode, Homère; avec les amis des muses et de la philo- sophie, avec les cœurs chastes et doux, victimes rési- gnées de la calomnie et de la violence *. Dans l'empyrée stoïcien, eUe retrouve les guerriers, les politiques, mê- lés aux philosophes ; Scipion, Pompée, César, à côté de Caton et de Lélius ^. Entre ces descriptions philosophiques de la vie future, si supérieures aux tableaux tracés par les poètes, et les 1 Sénèque, Ep. 102. 2 Cette expression, qui appartient à Pindare et à Hésiode, est citée par Platon, Rép., il, p. 78, éd. de M. Cousin. 3 Expression de Platon, Rép., ix, fin. « Du moins peut-être en est-il au ciel un modèle (de cette cité véritable) pour quiconque veut le contempler et régler sur lui son âme. » P. 233. * Doctrine du Phédon, p. 206; de VAp. de Socrate, p. 118, 120, et du Gorgias. Voyez la description du bonheur céleste dans Pindare, cité par Plutarque (Cons. à Apollonius). 5 Voyez Manilius, 1. I. La description des élus y compte environ qua- rante vers. 2(if^ L'IMMORTALITÉ DE L'AME. descriptions du paradis chrétien, on a pu noter de nom- breuses ressemblances. Marquer ici les différences est inutile. Les corps sont exclus du ciel des philosophes et admis dans celui du christianisme ; le ciel des stoïciens est corruptible et périssable, aussi bien que les esprits qui l'habitent; Platon, au contraire, assigne aux bien- heureux et à leur céleste demeure une éternelle durée*. La Divinité est absente du ciel des stoïciens, mais non du ciel de Platon, car Socrate se réjouit d'aller dans un lieu pur, immatériel, auprès d'un Dieu bon et sage ^ » Ce Dieu est aimé des âmes qui vont à lui, car c'est le propre de la beauté en soi d'exciter l'amour dans ceux qui la contemplent. Cette exposition comprend tous les passages de Sé- nèque oii l'on a voulu voir une inspiration chrétienne : rien de plus faux, sur ce point comme sur tant d'autres, que ces analogies prétendues ^ Les vagues ressemblan- ces qu'on croit saisir sont communes à la philosophie et à l'Evangile, et non particulières à notre auteur. Com- bien de philosophes en cela plus orthodoxes que Sé- nèque ! Nous regrettons que par une confusion trop fré- quente on ait allégué , pour démontrer l'orthodoxie de Sénèque, quelques passages qui prouvent évidemment le contraire, et, par exemple, qu'on infère sa croyance ^ Phédon, p. 239 et 240. — « L'âme vertueuse passe l'éternité avec les dieux. » Phèd., p. 240. — C'est aussi la doctrine de V Apologie de Socrate. 2 Phédon, p. 339. 3 Les principaux rapprochements sont tirés de la lettre 102, que nous avons analysée, et de passages semblables dont nous avons expliqué le vrai sens. V. Ep. lxxix. I/IMMORTALITÉ DE L'AME. 269 à l'éternité^ des textes mômes où il soutient que l'homme périt tout entier avec le corps et s'ensevelit dans \d.2')(iix éternelle du néants L'erreur est complète, et ce n'est pas entièrement la justifier que de la tenir pour involon- taire. ^ Ad Marcùvii^ 10. 270 DES ANCtES. CHAPITRE YIII Des Anges. — De la fin du Monde. — Du Jugement dernier et de la Résurrection des corps. §1- DES ANGES. S'il est une croyance ancienne, répandue, partagée également par les philosophes de l'antiquité et par le vulgaire, c'est l'opinion qu'il existe entre la Divinité et la nature humaine des êtres intermédiaires , inférieurs à Dieu et supérieurs à l'homme, de même nature que notre âme, sortis comme elle des mains qui ont tout créé, dissé- minés dans les espaces, et chargés de veiller à la conser- vation de l'univers et de ceux qui l'habitent. Nous voyons par Plutarque, qu'Orphée, Hésiode, Homère, Heraclite, Pythagore, croyaient, comme le peuple, à l'existence de génies bienfaisants et de démons funestes, qui peuplaient les airs et exerçaient une action puissante sur nos desti- nées*. Cette doctrine, selon Plutarque, est venue soit de la Perse et de Zoroastre, soit de la Thrace, soit de l'Egypte, et il assimile ce qu'on rapporte de Typhon , d'Isis et d'Osiris aux traditions grecques sur les Titans et les D'hù et cfOsiris. — Pourquoi les oracles ont cessé. DES ANGES. 271 génies. Dieu, dans le Timée, commence son œuvre par la création des divinités subalternes, il les charge en- suite de former les âmes des astres, les âmes humaines, et de les unir à des corps *. De là l'étymologie du mot Génie, donnée par Yarron etFestus : genius a gignendo ; « Le Génie est un Dieu qui a la mission et la puissance de tout créer ^ » Qu'il y ait eu parmi ces intelKgences des classes diverses et une sorte d'hiérarchie, c'est ce qui résulte de l'idée que les anciens s'en formaient, de la variété des emplois qu'ils leur assignaient, et du degré inégal de puissance que leur accordait le caprice popu- laire et la fantaisie des poètes. Rien n'est plus connu que la grande distinction des bons et des mauvais gé- nies. Platon et Xénocrate parlent de ces esprits impurs qui inspirent aux hommes des pensées funestes et ré- pandent sur eux des calamités. Les Pères de l'Eglise leur attribuaient les erreurs superstitieuses dont le monde avait été si longtemps infecté. C'était encore une opinion ancienne que, parmi ces êtres supérieurs à l'homme, quelques-uns s'étaient dégradés par des fai- blesses et par des crimes, et en avaient été punis. Le combat des Titans contre les dieux et les luttes dont les poètes remplissent l'Olympe sont un écho de ces tradi- tions primitives. Outre les génies préposés à la garde du monde, oij, suivant Platon, pas un atome n'est laissé sans surveillance ^, il en est dont la fonction spéciale 1 Page 137. Trad. de M. Cousin. 2 Voyez Juste Lipse, Phys. st., l, diss. 19. ^ «Chaque partie du monde est surveillée par un génie qui règle ce qu'elle doit faire ou souffrir, et ces génies gouvernent jusqu'au dernier atome. » {Lois, x.) î!72 DES AxNGES. consiste àprendre soin des hommes, à s'attacher à chacun de nous, comme un compagnon, un protecteur, un maître. 11 serait infini de citer les témoignages des phi- losophes et des poètes, d'accord en cela avec la multi- tude* ; contentons-nous d'exprimer de cette doctrine ce qu'ehe a de plus conforme au christianisme, et, comme de coutume, c'est Platon que nous ferons parler. Chacun sait que, suivant la foi de l'EgUse, l'ange gar- dien, à la mort de l'homme, accompagne jusqu'au tribu- nal de Dieu l'âme dont il a été chargé ; si elle est condam- née, il s'en éloigne avec douleur et avec effroi. Socrate et son disciple disent à peu près la même chose : «Voici ce qui se passe, lorsque quelqu'un est mort : le même g-énie qui a été chargé de lui pendant sa vie le con- duit dans un certain Heu où les morts se rassemblent pour être jugés... Quand l'âme est arrivée au rendez- vous des âmes, si elle est impure et souihée, personne ne veut être son conducteur, et elle erre dans un aban- don total : mais celle qui a passé sa vie avec pureté a les dieux mêmes pour compagnons et pour guides^... » Le platonicien Apulée développe on ces termes la doc- trine du maître : « Quand l'âme est en présence du sou- verain Juge, si elle ment dans l'interrogatoire qu'elle subit, son génie la convainc de fausseté ; lorsqu'elle dit la vérité, celui-ci confirme son récit, et c'est sur le té- moignage du génie que la sentence est rendue ^ Platon ^ J.isle JJ|>?e cile Hésio.ie, lloiiure, Zéiioii, Pi.iute, Ménandre. ^ Phédon. 3 Apulée, Di( ihhnon de Socrate. — 11 est vrai qu'Apulée attribue cette o[>inion aux pytliagorloim^;; mais les di^.ux école.-? s'accordaient sur ce point. DES ANGES. 273 dit aussi que pendant la vie, ces génies qui nous accom- pagnent non-seulement voient nos actions, mais con- naissent nos pensées et lisent dans le secret des cœurs, qu'ils servent de médiateurs entre le ciel et la terre, portent aux dieux nos prières et nos désirs, et rappor- tent les oracles et les bienfaits de la Divinité *. Enfin, ce philosophe ne représente-t-il pas l'armée des dieux secondaires et des génies, divisée en onze sections, et s'avançant avec majesté au plus haut du ciel pour con- templer de près l'essence éternelle? Quoi d'étonnant qu'Eusèbe ait vu dans ces passages un emprunt fait aux livres saints et une imitation des Trônes, des Puissances^ des Principautés, et de la céleste hiérarchie des anges ^? Lactance a conservé un fragment des ouvrages perdus de Sénèque, oii ce philosophe parle des génies dissémi- nés dans le monde pour en régler la marche et faciliter l'exécution des lois divines. Cela prouve qu'il n'était pas en opposition avec le sentiment universel. On peut trou- ver aussi quelques traces de cette opinion dans ceux de ses écrits qui subsistent. Admettait-il, en outre, comme Platon, Pythagore, et le genre humain, l'exis- tence des génies protecteurs de l'homme, en un mot, des anges gardiens? Pour le prouver, on cite une phrase qui signifie, au contraire, qu'il mettait cette croyance au rang des superstitions : « Oubhez un instant, dit-il à Lucius, cette opinion de quelques-uns, que cha- cun de nous est sous la garde d'un divin pédagogue, d'un de ces dieux de bas étage qu'Ovide appelle des dieux 1 Juste Lipse, Phys. st., I, 19. — Plutarque, D'his et d'Osiris, 3 Platon, Phèdre. — pjisèhe, Prép. év., 1. XI, ch. xxvi 18 274 DES ANGES. plébéiens. Toutefois, en écartant cette opinion, songez que les anciens qui l'ont adoptée étaient des stoïciens ; ils ont donné à chaque homme un génie. Nous verrons plus tard si les dieux ont assez de loisir pour s'occu- per de nos affaires privées. *)) Sénèque, comme on le voit, traite fort légèrement une opinion partagée même par les siens, et il parle avec une ironie peu respectueuse de cette plèbe de dieux, ministres subalternes de la Pro- vidence, sur laquelle d'aiUeurs il émet des doutes que le christianisme n'a pas inspirés. Telle est, encore une fois, la valeur des preuves qu'on met en avant pour nous persuader que Sénèque avait lu l'Evangile ^ §11. LA Fm DU MONDE ET LA RÉSURRECTION. Les Pères de l'EgUse ont souvent remarqué que la doctrine stoïcienne sur la fia du monde par le feu pré- sentait quelque analogie avec les prédictions oii Jésus et ses apôtres décrivent ce grand événement. Nous n'a- vons pas à faire l'historique de la question : elle est trop connue. La doctrine stoïcienne est en principe dans He- raclite, et même, selon Plutarque, dans Hésiode et dans Orphée; Zenon, Cléante, Chrysippe, Antipater, l'avaient 1 Ep. ex. 2 Nous ne croyons pas devoir mentionner l'expression supposée de la lettre xx*, angélus Epicuri : c'est une altération du texte véritable qui parait être œmulus. Ce mot d'ailleurs, dans l'endroit où on le place^, n'aurait aucun sens. LA RÉSURRECTION. 275 soutenue dans des écrits spéciaux ; Boëtius de Sidon et Panétius la combattirent, pour adopter le dogme péri- patéticien de l'éternité du monde ; Posidonius la remit en vigueur, et nous voyons, par l'adhésion de Sénèque, que son siècle y avait souscrit *. Le christianisme et le Portique l'accordent surtout en un point, c'est que le monde présent périra , et l'un et l'autre considè- rent le feu comme le principal agent de cette destruc- tion. 11 est donc naturel de rencontrer quelques traits assez semblables dans les descriptions stoïciennes et les prophéties évangéliques, puisqu'on y dépeint les mêmes effets produits par les mêmes moyens. Deux tableaux représentant une ruine ou un incendie, et surtout la ruine ou l'incendie du même objet, ne pourront pas différer entièrement de ton et de couleur. Mais à part quelques ressemblances apparentes et passagères, que de différences essentielles entre les livres saints et les écri- vains profanes, au sujet du dernier jour, non-seulement pour le fond de la doctrine, mais encore dans l'expres- sion î Le monde, suivant les stoïciens, doit périr pour se renouveler; la nature inanimée, les hommes, les génies, tout disparaîtra dans un feu divin, âme impéris- sable de l'univers, qui ensuite produira un monde bril- lant de jeunesse, peuplé de races nouvelles. Cet anéan- tissement du genre humain, qui aboutit à \mQ palingé- nésie, ces évolutions périodiques du monde qui rentre dans le sein de Dieu pour en sortir encore, cette suppres- sion complète de la personnalité humaine, de la respon- 1 Ad Marciam. « Se niiindus renovaturus exstinguet. » — Lettres 9 36. — Cicér., De nat. deor., ii, 46. 276 LA RESURRECTION. sabilité de l'âme, des châtiments et des récompenses de l'autre vie, n'est-ce pas l'opposé de la doctrine évangé- lique? Aussi comparez les amplifications de Sénèque sur le dernier jour, avec les prédictions de Jésus selon saint Mathieu : dans l'écrivain profane vous voyez un désordre et un bouleversement purement physique qui se terminent par le calme profond du néant * ; au con- traire, c'est un effet moral que produisent les descrip- tions chrétiennes , la terreur qu'elles inspirent agit principalement sur l'âme, et, en somme, le fracas exté- rieur n'est qu'un accessoire ; les phénomènes sensibles n'épouvantent que parce qu'ils sont les signes précur- seurs du jugement dernier; ce qui fait sécher d'effroi la créature responsable, au milieu de ces ruines univer- selles, ce sont ces bruits qui l'appellent au pied d'un tribunal plein d'une redoutable majesté. La diversité des doctrines se marque dans la diversité des descrip- tions. Ce qui n'a été ni soutenu ni avancé par aucun phi- losophe ancien, c'est que la fm du monde présent sera suivie de la résurrection universelle des corps, et d'un jugement &Q tous les hommes. De tous les dogmes chré- tiens, aucun, peut-être, n'a excité dans le monde païen plus d'étonnement et d'incrédulité. L'Aréopage d'A- thènes ferma la bouche à saint Paul, lorsqu'il annonça, dans la patrie de Socrate, Jésus ressuscité. En signalant les analogies du christianisme et de la philosophie, les Pères avouent que Pythagore et Platon ont singulière- ment altéré et mutilé le dogme de la résurrection* qu'ils ^ Ad Marciam, fin. LA RÉSURRECTION. 277 avaient trouvé dans les traditions du genre humain *. Saint Augustin cite un passage de Yarron oii il est question de certains astrologues qui prétendaient que les hommes renaissent après 440 ans et reprennent le même corps qu'auparavant ^ Mais il reconnaît que ces sortes d'assertions, traitées de rêveries et d'impostures, n'ont jamais été ni émises sérieusement, ni discutées. Platon admet un jugement individuel après la mort, mais nulle part il ne fait mention d'un appel général du genre humain au tribunal de Dieu. Sénèque, nous l'avons vu, ne croyait pas même à ce jugement qui attend l'âme au sortir du corps ; comment donc peut-on trouver dans ses écrits quelque allusion au jugement dernier et général? Lactance cite de lui une phrase détachée d'un ouvrage disparu, oii il dit en parlant de la mort prématurée : (( Ne comprends-tu pas l'autorité et la majesté de ton juge, maître de la terre et du ciel. Dieu des dieux, cause unique d'oîi dépendent ces divinités que nous adorons comme éternelles ^ ? » Mais que peut-on inférer d'un fragment que rien n'explique, dont le vrai sens n'est déterminé par rien, et que Lactance cite dans toute autre intention que de prouver la croyance de Sénèque au jugement dernier? En le prenant dans le sens le plus chrétien, on ne pourrait y voir qu'une sorte d'opinion 1 Minucius Félix, Oct. 34. 2 De civ. Bei, 1. XXII, ch. xxvjii. 3 « Aniiteus quoque Seneca, qui ex Romanis vel acerrimus stoïcus fuit, quam sœpe summum Deum mérita laude prosequitur ! Nam cum de imma- tura morte dissereret, Nonne intelligis, inquit, auctoritatem ac majesta- tem judicis tui, rectoris orbis terrarum cœlique, et deorum omnium Dei, a quo ista numina, qnse singula adoramus et colimus, suspensa sunt? » Div. Inst., I, 5. 278 LA RESURRECTION. platonicienne sur le jugement individuel. Mais nous repoussons même cette interprétation, qui est condam- née parla doctrine de Sénèque et par tous ses écrits. On ne soutiendra pas, je pense, qu'un fragment isolé et d'une signification douteuse prouve seul contre plusieurs volumes. Si l'on veut savoir comment la philosophie a parlé du jugement particulier, lorsqu'elle se rapproche le plus du christianisme, on peut relire cette page du Gor- gias 011 l'âme humaine est représentée devant son juge, sans appuis, sans défenseurs, dépouillée de toute vaine pompe et de tous les voiles de la dissimulation; elle porte la marque de ses penchants vicieux, la souillure de ses crimes; elle est cicatrisée de mensonges, de fraudes, d'injustices; elle a les monstruosités de l'or- gueil, de la cruauté, de la débauche; en cet état, elle apparaît sous un regard sévère et inquisiteur, et entend la sentence qui la condamne à une expiation éternelle ou temporaire *. On relira encore les dernières paroles du même dialogue; Socrate y exhorte ses amis h. penser à leurs fins dernières : « J'ajoute, Calliclès, une foi en- tière à ces discours, et je m'étudie à paraître devant le Juge avec une âme irréprochable. Je méprise ce que la plupart des hommes estiment ; je ne vise qu'à la vérité, et tâcherai de vivre et de mourir, lorsque le temps en sera venu, aussi vertueux que je pourrai. J'invite tous les autres hommes, et je t'invite toi-même à embrasser ce genre de vie et à t'exercer à ce combat, le meilleur, à mon avis, de tous ceux d'ici-bas ; et je te reproche 1 p. 407, éd. de M. Cousin. t LA RÉSURRECTION. 279 que tu ne seras point en état de te défendre lorsqu'il faudra comparaître et subir le jugement dont je te parle... Vous trois qui êtes les plus sages Grecs d'au- jourd'hui, vous ne sauriez prouver qu'on doive mener une autre vie que celle qui nous sera utile quand nous serons là-bas. Au contraire, de tant d'opinions que nous avons discutées, toutes les autres ont été réfutées; et la seule qui demeure inébranlable est celle-ci, qu'on doit plutôt prendre garde de faire une injustice que d'en recevoir... que si quelqu'un devient méchant en quelque point, il faut le châtier, et qu'après être juste, le second bien est de le devenir, et de subir la punition qu'on a méritée... Rends-toi donc à mes raisons, et suis-moi dans la route qui te conduira au bonheur, et pendant ta vie et après ta mort. Souffre qu'on te mé- prise comme un insensé, qu'on t'insulte, si l'on veut, et même laisse-toi frapper volontiers de cette manière qui te paraît si outrageante. Car il ne t'en arrivera aucun mal, si tu es solidement homme de bien et dévoué à la culture de la vertu * . )) - L'examen de la métaphysique et de la théologie, dites chrétiennes, de Sénèque est terminé. Deux mots le résument : 1° Sénèque, dans toutes les questions examinées, est un interprète fidèle du stoïcisme, acerri- mus sioicorum^ comme dit Lactance. 2° Sur tous les points, sans exception, Platon est beaucoup plus près du christianisme que Sénèque. La raison en est simple : Sénèque suit ouvertement la doctrine du panthéisme, et ses opinions particulières dérivent de ce principe. Passons à sa morale. 1 p. 411, ihid. 280 LA MORALE DE SÉNÈQL'E. CHAPITRE IX De la morale chrétienne de Sénèque. — Rapprochement dont la fausseté ou la frivolité est évidente. — Maximes banales sur la vertu, la con- science, la mort, les richesses, les passions. Commençons par quelques rapprochements évidem- ment faux, par des citations sans valeur et sans portée, sur lesquelles il est superflu d'insister. Cet examen préalable dégagera les points essentiels de la compa- raison*. § I- COMPARAISONS ET MÉTAPHORES. Saint Paul, dans l'Epître aux Ephésiens, parle en ces termes de la vertu divine, c'est-à-dire de la puis- sance de Dieu qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts et l'a fait asseoir dans le ciel au-dessus des Prin- cipautés et des Dominations : a Pour que vous sachiez combien est excellente la grandeur de sa vertu qui se manifeste envers nous... vertu qui a éclaté envers le * On trouvera les rapprochements essayés entre Sénèque et saint Pau dans Schœll (Litt. rom.^u),M. Durozoir (Sénèque Panckoucke), t. vu; M. Greppo (trois Mémoires), Th. Morell {Epit. à Lucil. trad. en anglais), et dans M. Fleury, t. I, p. 23-125. LA MORALE DE SÉNÈOUE 2SI Christ en le ressuscitant d'entre les morts, et en l'éta- blissant à sa droite au-dessus des principautés, des puissances, des dominations et de tout autre nom^ » — Sénèque définit quelque part la vei^tu, en l'opposant à la volupté : « La vertu est quelque chose de haut, de sublime, de royal, d'invincible, d'infatigable; la volupté est basse, servile, faible, caduque; rien n'est au-dessus de la vertu ^. » Quel rapport peut-on apercevoir, je vous le demande, entre ces attributs de la sagesse stoïcienne et la puissance de Dieu ou la majesté du Christ? Il n'y a pas l'ombre de ressemblance, ni pour le fond, ni pour la forme. Il eût été facile, ce semble, de trouver matière à quelque comparaison plus ingénieuse dans les nom- breux éloges de la vertu que renferment les livres sacrés et les livres profanes ; il est vrai que l'abondance des textes et la facilité des rapprochements en détruit l'intérêt : pour ce qui est des définitions philosophiques de la vertu, on peut consulter Stobée et le Recueil des Pensées de Cicéron^. Quant à la pensée de saint Paul, on n'en trouvera l'équivalent dans aucun auteur pro- fane. Parmi les éloges décernés à la vertu, il en est un » \, 19, 20, 21. 2 De vit. beata, 7. — Ep. 67. 3 1er Discours. Nous citerons particulièrement, comme se rapprochant assez des expressions de Sénèque, ces vers d'Horace : Virtus, repulsae nescia sordidae Intaminatis fulget honoribus ; Nec sumit aut ponit secures Arbitrio popularis aurae; (Od. 2, l. III.) et ces vers de Ménandre : « Dans la vie, il n'est rien de supérieur à la sagesse... celui qui la possède est magistrat, général, chef du peuple, tri- bun : le sage est maître de tout. » Fragments de Ménandre, é l. Didot, p. 25. 282 LA MORALE DE SÉNÈQUE. qu'on lui a de tout temps accordé, c'est d'être peu com- mune. Et on avouera que l'esprit humain pouvait bien, par ses propres forces, découvrir cette vérité. Enchéris- sant sur cette idée, les stoïciens ont fait de la vertu, non plus le privilège de quelques hommes d'élite ou un don spécial de la Divinité, mais un phénomène extra- ordinaire, une merveille introuvable. Suivant eux, le sage n'apparaît qu'à de rares intervalles dans la vie des peuples ; et quoi d'étonnant? il n'a plus rien de l'homme. Interprète de cette pensée, Sénèque dit qu'il naît tous les cinq cents ans, comme le phénix ^ A quelle sentence des livres saints pensez-vous que ce mot corresponde? à celle-ci : « Beaucoup d'appelés, et peu d'élus^. )) Les paroles de Sénèque sont, dit-on, une réminiscence des paroles de Jésus-Christ. Au moins on ne soutiendra pas qu'il a imité ici jusqu'aux tours particuhers à la langue des Ecritures. Il y a plus de justesse dans le rapproche- ment que fait saint Clément de cette maxime évangé- lique et de la formule des anciens mystères : « Beaucoup prennent le thyrse, mais peu sont inspirés par le Dieu ^. » Platon la cite, ainsi que ce vers de Pittacus, répété par Simonide : « Il est difficile d'être homme de bien et de demeurer tel ; » et il ajoute lui-même : « Il n'appartient pas à l'homme d'être toujours ver- tueux; Dieu seul jouit de ce privilège ^ » Au surplus, si l'on doute que la vertu ait toujours été rare et consi- 1 Ep. XLii. « Tanquam phœnix semel anno quingentesimo nascitur. » "^ Saint Matthieu, xxii, 14. 3 Phédon, trad. de M. Cousin, p. 211.— Stobée (préf. de Grotius). * Prutagoras, ibid., p. 8Û-8G. LA MORALE DE SÉNÈQUE. 283 dérée comme telle, on peut, encore une fois, consulter Stobée et les compilateurs de maximes. Yoici maintenant une métaphore, ou plutôt une com- paraison dont Sénèque évidemment n'est pas l'inventeur. Il s'agit des principes de vertu qu'une éducation phi- losophique développe dans l'âme. L'auteur les compare à des semences : si elles sont déposées dans un terrain bien cultivé, elles germent et fructifient; si on les né- glige, elles ne produisent que des herbes stériles ^ Comparer l'esprit à une terre, l'éducation à une culture, la parole à une semence, les vices aux mauvaises herbes, n'est-ce pas là un de ces traits dont Sénèque ne trouvait aucun modèle chez ses devanciers, une de ces façons de parler inconnues aux Grecs et aux Romains? Où en a-t-il pris l'idée? Nécessairement, dit-on, dans les para- boles évangéliques du semeur, de l'ivraie et du bon grain ^. De même, pour désigner la félicité apparente et men- songère des heureux du monde, qui recouvre bien sou- vent la laideur et la misère du vice, il n'eût jamais, sans doute, imaginé de les comparer à des murs peints et dorés, à de frêles mosaïques, s'il n'avait lu la terrible parole de Jésus aux hypocrites : Sépulcres blanchis. N'est-il pas en effet extraordinaire, n'est-ce pas chose nouvelle qu'un philosophe pense à distinguer le fond de la formée, la réalité de l'apparence, et que, peu dupe des dehors brillants qui déguisent de profondes turpitudes, il emprunte à l'un des usages les plus communs du luxe 1 Ep. Lxxiii. — Ep. xxxviii. 2 Rapprocher du passage de Sénèque, Cicéron, Tusc, m, l. — Perse, S. V, 62. — Hor., Ep. i, 40. 2.S4 LA MORALE DE SÉNÈQUE. contemporain une image saisissante pour rendre ce contraste * ? Faut-il croire aussi que Sénèque n'ait pas pu appeler la vie un fardeau, sans avoir appris de saint Paul cette métaphore? Est-ce de Job que les stoïciens romains tiennent cette expression : « La vie est un combat; vi- vere^ militare est. » Qu'est-ce que la philosophie, qu'était-ce surtout que le stoïcisme, sinon une guerre à outrance, déclarée à la mollesse et à la corruption pu- bliques? (( La vie est un poste, )) dit Cicéron ; '« Le cou- rage n'est autre chose que la vertu sous les armes. )) Antisthène aimait à répéter ce mot : « La vertu est une arme^. )) Nous lisons dans Platon : « C'est un grand combat, oui, bien grand, celui oii il s'agit de devenir vertueux ou méchant, combat d'une telle importance que ni la gloire, ni la richesse, ni la puissance, ni enfin la poésie, ne méritent pas que nous négligions pour elles la justice et les autres vertus ^. » Ailleurs il compare l'homme vertueux, qui reçoit après sa mort une céleste récompense, à un athlète victorieux qu'on mène en triomphe. Comment s'étonner qu'on ait assimilé le sage à un soldat, à un gladiateur, lorsque la même expres- sion signifiait tout à la fois vertu et courage^ et que l'homme de bien s'appelait indifféremment i;zV bonus et vir fortis? Ajoutons que si cette métaphore n'était pas aussi vieille que la philosophie, parce qu'elle en ex- 1 Horace se sert d'une autre métaphore pour exprimer la même idée : Introrsum turpem, speciosum pelle décora, (Ep i, 17, 45.) 2 Cicéron, Cato major. — De off., i. — Tusc, 1. II. — D'iog. Laer. (Antisthène). 3 Rép., \. X, p. 265, trad. de M. Cousin. LA MORALK DE SÉNÈQUE. '2So prime un des caractères essentiels, c'est à Rome qu'elle aurait dû naître. § n. GÉNÉRALITÉS PHILOSOPHIQUES. DE LA MORT. Les raisons alléguées jusqu'ici pour démontrer que Sénèque imite les livres saints, se réduisent à cet argu- ment fort simple : étant donnés quelques termes, an- ciens d'ailleurs et communément usités, qui se ren- contrent à la fois dans Sénèque et dans les livres saints, il suit de là que Sénèque les a empruntés au texte ori- ginal ou à la traduction de ces livres*. Les arguments que nous allons examiner ne diffèrent en rien des pré- cédents; seulement, au lieu de rouler sur des mots, ils roulent sur des maximes ; mais ils ont la même force 1 La Vulgate, œuvre de ?aint Jérôme, est, comme on sait, la repro- duction épurée d'une traduction ancienne des livres saints, et spéciale- ment du Nouveau Testament, en latin. Cette traduction primitive s'appelle la version italique. A quelle époque remonte-t-elle? On ne le sait pas précisément. Cette incertitude permet donc de lui assigner une date très- ancienne, lorsqu'on a intérêt à le faire. Mais, si ancienne qu'on la sup- pose, elle ne peut pas avoir précédé l'original; or, cela serait presque né- cessaire pour qu'elle ait pu servir de modèle à Sénèque. Le bon sens indique d'ailleurs qu'un certain nombre d'années a dû s'écouler entre la pu- blication des Evangiles et des Epitres et leur traduction. En effet, puisque les livres sacrés furent composés soit en hébreu, soit en grec, apparem- ment il y avait urgence à les traduire en latin; sinon, quelques-uns du moins eussent été écrits en cette langue par les apôtres. Or, même TEpître aux Romains fut écrite en grec. — On n'a donc pas le droit, en compa- rant Sénèque et saint Paul, de citer la Vulgate, qui pas plus que la version italique n'existait à cette époque : il faudrait citer le texte grec. C'est une licence que prennent les partisans du christianisme de Sénèque, et nous ne croyons pas nécessaire de leur chercher querelle à ce sujet. Cette concession est de nulle conséquence. 2.S0 LA MORALE DE SÉNÈQUE. logique et aboutissent aux mêmes conclusions. Ainsi qu'il se trouve çà et là dans les auteurs sacrés et dans Sénèque quelques sentences générales sur la vie hu- maine et la condition de l'homme ici-bas, sur les éter- nels objets des réflexions de la philosophie et des sévères avertissements de la religion, la conséquence qu'on en tire est celle-ci : ces pensées ont été suggérées à Sé- nèque par l'Ancien ou le Nouveau Testament, et sans le secours de ces lumières il n'aurait pas pu dire, par exemple, que l'homme est mortel, qu'une bonne con- science est le principe de la félicité, et que les richesses créent des périls à la vertu. Eclaircissons cette remarque par quelques détails. Tout le monde connaît ce début de l'Ecclésiaste : Vanitas vanitatum, et otmiia vanitas. Sénèque ne l'i- gnorait pas non plus, lui qui a dit dans l'Epître 101, à propos de la mort d'un ami : « Tous les jours, toutes les heures nous prouvent notre néant. » Réflexion qu'il n'eût point faite, s'il n'avait lu l'Ecclésiaste ^ I Lorsqu'il rappelait à Marcia qu'elle était mortelle, qu'elle avait enfanté des êtres mortels, étant elle-même un corps de boue et périssable^, il lui citait, avec quelques change- ments, la Genèse : « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras en poussière ^ » — Mais, dit-on, cette autre imitation, comment la nier ou la dissi- 1 Qu'on se rappelle les expressions si connues des poètes grecs : « Nous ne sommes sur la terre que des ombres. » (Sophocle, Ajax.) — « L'homme est un souffle et une ombre, l'ombre d'une fumée. » (Eschyle.) 2 Ch. II. 3 III, 19. — Ménandre : « La terre, qui enfante tout, reprend tout. » — Simonide : « La vie est courte, et l'homme va bientôt s'enfermer sous la terre.» LA MORALE DE SÉNÈQUE. 287 muler? Jûb avait dit : « Dieu me l'a donné, Dieu me l'a enlevé. )) — Sénèquc répète : « Cesse de te tromper sur les bienfaits de la fortune; elle te les a enlevés, mais c'est elle qui te les avait donnés*. )) — C'est une va- riante, n'est-il pas vrai, de la maxime biblique; et il faut en dire autant de ces vers de Ménandre : « 0 homme, cesse tes vains regrets et tes plaintes excessives : riches- ses, femme, enfants, la fortune t'avait tout donné, elle t'a tout enlevé ^. )> Euripide imite aussi Job à sa manière, dans ce pas- sage : (( Le bonheur n'est rien, c'est une vaine image qu'un Dieu a tracée et qu'il efface encore plus vite^. » Disons mieux : aucun de ces auteurs n'est ici l'écho d'un autre, mais tous expriment un sentiment bien naturel à la faiblesse humaine, c'est la résignation aux volontés d'un Être supérieur de qui nous tenons tout, et dont la main peut sans injustice nous ôter ce qu'elle nous a donné. Est-il donc si extraordinaire que des pensées semblables se ressemblent par l'expression? § III. J)E LA CONSCIENCE. Les anciens connaissaient-ils la conscience? Trouve- 1 Abstulit, sed dédit. Ep. 63. 2 Edit. Didot. Page 61. 3 Voyez Stobée, Flor., t. CXIII. — On lit dans les Controverses de Sénèque le rhéteur : « Ludit de suis fortuna muneribus, et quae dédit aufert, et quœ abstulit reddit. » {Excerpt., v. 2.) 288 LA. CONSCIENCE. t-on ce mot et cette idée dans leurs écrits? Leur est-il arrivé de dire quelquefois que le vrai bonheur consiste dans la paix de l'âme et dans le témoignage sincère d'une conscience irréprochable? Ou bien Sénèque est-il le premier qui ait hasardé dans le monde ces maximes? Lit-on aussi dans les anciens qu'il faut mettre sa gloire en soi-même, et non dans le témoignage des autres? Platon, les cyniques, les stoïciens ou quelques-uns des sept sages ont-ils recommandé de fuir et de fouler aux pieds les faux biens que le vulgaire estime? Ou bien est-ce encore une invention de Sénèque ? Nous n'osons pas non plus prendre sur nous d'affir- mer que la philosophie ancienne ait conseillé d'éviter la société des méchants, et que l'esprit humain ait été capable de trouver cette maxime : la compagnie perd l'homme. Elle abonde dans Sénèque. Si ces précep- tes ne se rencontrent dans aucun philosophe anté- rieur à Sénèque, nous sommes prêt à reconnaître qu'ils sont imités du Nouveau Testament. On se rappelle peut-être une Épître, que nous avons citée, sur les cours publics de philosophie fréquentés par notre philosophe dans sa jeunesse. Sénèque, en dé- peignant ses anciens condisciples, note une classe d'au- diteurs que la curiosité seule et le goût des belles et re- tentissantes paroles attirait : « Ils viennent pour entendre et non pour apprendre ^ )> On nous apprend qu'en leur infligeant ce blâme, il songeait aux paroles du Psalmiste : « Ils ont des oreilles et ils n'entendent pas. » * Ep. cviii. « Veniunt ut audiant, non ut discant. » I LA MORALE DE SÉNÈQUE. 2^9 Trouverons-nous, enfin, parmi les preuves des pla- giats philosophiques de Sénèque autre chose que des maximes du sens commun et des adages de la sagesse universelle? Mettrons-nous au rang des vérités nou- velles, peu connues, que nul esprit n'a enfantées, que nul écrit n'a publiées, ce précepte : « Il faut mettre de la mesure dans la vertu même ; )> ou celui-ci : « Phi- losophons sans faste et sans nous rendre odieux ; dissi- mulons notre sagesse avec prudence, de crainte d'exci- ter des ombrages dangereux. » Le premier est un lieu commun, et le second un sentiment épicurien qui est trop timide et trop égoïste pour un disciple de l'Evan- gile ^ Ce serait un travail aussi long que superflu de ras- sembler tous les rapports de mots ou de pensées qui peuvent exister entre la morale philosophique et TÉvan- giJe. Combien de sentences, de métaphores, de compa- raisons semblables se lisent à la fois dans les auteurs sacrés et dans les livres profaaes! Qu'il nous suffise d'en avoir donné un aperçu dans ce chapitre. Sénèque a dit comme l'Ecriture : « Tous les hommes sont enclins au mal. » Mais Ménandre, Horace, Sé- nèque le rhéteur et cent autres, ont exprimé sous la môme forme cette même pensée! Nous obligera-t-on de citer ces maximes communes qui pendant six siècles ont défrayé les moralistes et les pointes, et qui vont aboutir à Sénèque après avoir fait le tour de la littéra- ture^? 1 Gicéron : « Philosophice quidem preecepta noscenda, Yivendum aiitem civiliter. » {Ad Marcum fil.) — C'est la morale do Philinte. ■' Sénèque, De ira, \, li. — II, 27, 2G. — De cletn., \, 7. — Conlrou., 19 200 . LA MORALE DE SÉNÈQUE. Sénèque, qui cependant vivait dans l'opulence, a vanté les avantages de la pauvreté, il a signalé les périls et l'usage corrupteur de la richesse ^ Les apôtres, avec plus de sincérité, puisqu'ils n'étaient pas millionnaires, en ont fait autant. Qu'est-ce que cela prouve? Les poètes anciens sont remplis de ces maximes, et, comme le remarque Sénèque lui-même, tous les jours elles re- tentissaient sur les théâtres. La nouveauté, ajoute-t-il, n'est pas de les exprimer, ce serait de les mettre en pratique^. Sortons donc de ces généralités oii les partisans du christianisme de Sénèque ont le tort de chercher de vains arguments. Laissons-les s'y égarer et s'y appe- santir. Si l'on voulait, quels rapprochements ne pourrait-on pas instituer entre la morale philosophique des anciens et les prescriptions des livres saints ! Yoici certainement un mot dont l'accent est bien chrétien, et qu'on ne s'attend pas à rencontrer hors de l'Évangile : // vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Eh bien, il est dans Platon à peu près dans les termes rapportés par les Actes : « Si vous me disiez : Socrate, nous rejetons l'avis d'Anytus et nous te ren- voyons absous, mais c'est à condition que tu cesseras de philosopher selon ta coutume; et si tu y retombes, H, 12. — IV, 25. ~ Horace, Sai. \. {, 3, — Catulle, Carm., XXII. — Plièdre, \\, F. X. — Juste Lipse, Manuel., ui, 20. 1 Ép. GVllï, XXXI, LXXXll, LXXX1I[, GXVllI. — De uiia heuta, ch. XXIV, XXV. — J. Lipse, Manud., il, 24. 2 De trang. animi, viii. — Ep. G VIII. — Horace, Sat.^ l. 1, s. 1. — Sénèque, Ép. XXV, CX, XVIf, LXXfV. LA. MORALE DE SÉNÈQUE. 2!»l tu mourras... je vous répondrais sans balancer: Athéniens, je vous honore et je vous aime, mais j'obéirai plutôt à Dieu qu'à vous; et tant que je res- pirerai, je ne cesserai de m'appliqucr à la philoso- phie ^ )) Quand Platon dit : « Exceller dans la vertu, si l'on vit dans V opulence, est impossible ; )> ne pense-t-on pas aussitôt à ce mot de l'Evangile : « Il est plus facile à un cable de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux? » Cela est si vrai que Celse reprochait à saint Mathieu d'avoir ici copié Platon. Sénèque, en exprimant une pensée semblable, est moins chrétien que Platon : « Il y a, dit-il, plus de grandeur d'âme et plus de force de caractère à pratiquer a vertu quand on est riche. C'est un grand mérite que de ne pas se laisser corrompre par un tel voisi- nage "^ » Combien de fois le reproche de folie n'a-t-il pas été adressé aux philosophes , à Socrate , à Platon , à Cléanthe ^ ? * Apolog. de Socr. Éd. de M. Cousin. 2 Stobée, Florileg. Préface de Grotius. — Saint Math., xrx, 24. — Orig., Contre Celse, vi, 16. — Séiièque, Ep. XX. — On trouve dans Zenon une pensée analogue au fameux verset : Beati pauperes spirilu. Jl répétait souvent, nous apprend Dw^mo,, ces vers d'Kuripide : « il avait de grandes richesses, mais il ne s'enorgueillissait pas de son bonheur, et il n'avait pas des sentiments plus hauts que s'il eût été pauvre. » ( Diog. Laert., 1. VII, 2.) — Comparez Ménandre : « 0 trois fois malheureux ceux qui pensent fièrement d'eux-mêmes ! ils ne connaissent guère la na- ture humaine.» — Autre similitude. On lit dans Cicéron : « Quœ domus tam stabilis, quœ tam firrna civitas est, quœ non odiis atque dissidiis funditus everti possit? » N'est-ce pas la sentence évangélique : « Tout royaume divisé contre lui-même sera dévoré, toute ville, toute maison di- visée tombera? » (Saint Math., xii.) ^ Diog. Laer. — La folie de Cléanthe était proclamée en plein théâtre. 292 LA MORALE DE SÉNÈQUE, Le monde n'a-t-il pas dit la folie àa h sagesse ^^vanU de dire la folie de la Croix? Qu'on se rappelle maintenant tous les passages des anciens que nous avons du rapprocher des livres saints, dans le cours de cette étude ; qu'on lise les recherches d'Eusèbe et de saint Clément, et on se convaincra com- bien il est facile de multiplier ces comparaisons. Est-il si surprenant que les mêmes objets, et des objets connus et familiers, se trouvent désignés par les mêmes termes, par des métaphores analogues, à la fois dans les Écri- tures et dans les livres profanes? Quelle impossibilité que la raison humaine, capable de vertu et de sagesse, ait en se développant conçu des vérités que le christia- nisme a consacrées? Si on refuse à l'esprit humain la faculté de trouver par lui-même les vérités du sens commun et de la morale, comment supposer qu'en les empruntant il ait pu les comprendre? Ce n'était pas d'ailleurs dans ces généraUtés, trésor de sagesse où l'humanité a puisé de tout temps, qu'il fallait chercher matière à un parallèle entre Sénèque et saint Paul. De telles preuves ne sauraient être con- cluantes. Sur quoi, en effet, doit porter le débat? Sur ces maximes élevées et généreuses que toute l'antiquité n'a pas connues, ou qu'elle a découvertes assez tard et imparfaitement pratiquées ; sur cette partie épurée de la morale qui atteste les derniers progrès de la raison, et qui commençait à convertir les âmes d'élite, lorsque le christianisme surprit l'esprit humain dans ce travail et, se substituant ou s'alliantà la philosophie, acheva la révolution des consciences. Sénèque s'est-il uniquement inspiré des idées récemment émises par ses devanciers LA MORALF. DE SÉNÈQUE. 293 les plus illustres, et déjà familières aux écoles philoso- phiques de son temps? ou bien s'est-il élevé au-dessus de son siècle et de ses prédécesseurs, grâce à des se- cours étrangers à la philosophie? Là est le vrai point de la question. 504 L'ESCLAVAGE. CHAPITRE X Suite de la morale de Sénèqne. — Des maximes les plus élevées' de la morale philosophique, et de la plus pure doctrine de l'antiquité. — Gon- damaatioii de l'esclavage. Sénèque et saint Paul reconnaissent tous deux que l'esclave est moralement l'égal du maître; tous deux recommandent de traiter les esclaves avec douceur, et ils ne dédaignent pas de se faire des amis parmi eux. Est-ce une raison de croire que ces idées sont dans le philosophe une inspiration des Épîtres apostoliques? Prétendre que les philosophes anciens, sans exception, ont approuvé l'esclavage est une déclamation qui s'use de jour en jour, et dont le plus médiocre savant fait bonne justice. Des témoignages irrécusables établis- sent que depuis Socrate, c'est-à-dire depuis la nais- sance de la vraie philosophie et de la civilisation, il n'est presque pas de philosophe et d'esprit élevé qui n'ait protesté contre cette violation des droits les plus sacrés de l'humanité. A mesure que les pro- grès de la raison diminuèrent les préjugés et calmèrent les haines qui divisaient les peuples anciens; dès que l'égoïsme farouche qui caractérisait les citoyens des ré- publiques grecques eut fait place à des notions plus justes, è des sentiments plus nobles sur la nature hu- l'esclavage. 295 maine et sur les rapports des hommes entre eux, ces protestations devinrent plus énergiques. Un passage formel d'Aristote nous apprend que de son temps ou même avant lui l'institution de l'esclavage avait ses ad- versaires, nombreux et déclarés, qui prétendaieat « que le pouvoir du maître est contre nature, et que la servi- tude est inique puisqu'elle est produite par la violence ^ .•» Socrate et Antisthène admettaient que les esclaves sont capables d'honneur et de vertu; ils voulaient que le maître traitât en hommes libres tous ceux qu'il verrait sensibles à la louange^. C'était poser le fondement même de la réhabilitation. Car c'était reconnaître qu'ils sont hommes aussi bien que le maître qui les possède, puisqu'ils ont le meilleur de l'homme. Et à quel titre une doctrine encore plus éclairée et plus hardie les re- lèvera-t-elle un jour, si ce n'est en déclarant qu'ils sont égaux à tous par la vertu et par leur participation à ses récompenses? On ne s'étonnera pas de trouver le nom d'Euripide parmi les partisans des idées nouvelles, a L'esclave, 1 Politique, 1. I, ch. II, § 3. 2 Xénophon, Écon., ch. xil, sur les qualités d'un bon fermier, et, ch. XIII, sur l'émulation parmi les esclaves. — Nous avons trouvé, sur la question dd resclav.ig-e, comme sur celle de Y égalité, de Vanité du g-en.-e humain, de la charité et de la chasteté, de nombreux renseignements d.ms un excellent livre de M. Denis, ancien élève de l'Ecole normale : Histoire d;s théories et des idées morales dans l'antiquité (18oG, ouvr couronné par l'institut). Notre objet n'étant pas ici de faire des décou- vertes dans l'histoire de la philosophie, mais de démontrer, à l'aide de l'histoire, la fausseté de certaines assertions, nous avons cru pouvoir pro- fiter des indications qui nous étaient fournies par une science exacte et scrupuleuse, et recourir aux textes originaux sur lesquels avait travaillé le récent historien. A ses recherches, que nous avons vérifiées^ nous avons ajouté les nôtres. 296 L'ESCLAVAGE. homme de bien, n'a d'esclave que le nom, car il a le cœur d'un homme libre... Ne méprisons pas l'esclave, s'il est vertueux, à cause de son nom; quel- quefois son âme est plus libre que celle des hommes libres... A quoi bon tant estimer la naissance? Ceux dont le cœur est noble et courageux, fussent-ils esclaves, je dis qu'ils surpassent en noblesse les porteurs de vains titres*... )) Cette opposition entre la servitude du corps et l'indépendance de l'âme se rencontre aussi dans So- phocle^. Ce poëte reconnaît en outre que le malheur et la servitude sont un effet des caprices et de l'ini- quité du sort. Du reste, comment Euripide et tant de grands esprits portés à la justice par leur élévation même, auraie :t-ils pu méconnaître absolument les droits d'une classe dégradée, lorsqu'ils professaient sur l'égalité naturelle des hommes les principes suivants : « Une même terre nous a également nourris, et per- sonne n'a de privilèges. Nobles ou non nobles, nous ne sommes qu'une même race. C'est le temps et la loi qui ont produit l'orgueil de la noblesse... C'est Dieu et non la richesse qui nous donne l'intelligence ^ )) Un dis- cours de Démosthène nous apprend que des banquiers léguèrent en mourant à certains esclaves affranchis et leurs femmes et leurs banques \ Platon, dans les Lois, accepte Tinstitution de Tescla- 1 Stoh., Flor., lit. 62-86. 2 El (Twaa ooùXov, àXX' 6 voû; èXsuÔspo;. — Stob., tit. 62-86. 3 Stobée, FloriL, tit. 86. '^ Démosthène, Disc, pour Phormion, Les noms de ces esclaves que cite Démosthène sont, outre Phormion, Satyros, Timodème, Herm.-Bos, AVAGE. si l'on aime naturellement et sincèrement la jus- tice*... )) Aristote^, dont on cite si souvent les dures et iniques théories, admet que le maître peut aimer ses esclaves, du moins en tant qu'hommes ; il ordonne de les traiter avec plus d'humanité même que les enfants ; et personnelle- ment il pratiqua ces préceptes, et fut imité en cela par ses disciples^. Epicure donnait aux mieux doués une instruction philosophique, et se plaisait à converser avec eux''. Or, n'était-ce pas les élever jusqu^à lui et les déclarer ses égaux? Car, pour un philosophe détaché des richesses, des honneurs, et même de la patrie, qui met tout son cœur et tous ses biens dans la philosophie et l'amitié, donner à un esclave le titre d'ami et l'initier à la sa- gesse, n'est-ce pas lui faire présent de la liberté véri- table et de la plus noble égalité? Les cyniques, qui fai- saient profession de n'estimer rien que la vertu, et qui, tournant en ridicule la société civihsée, en offraient 1 L. VI. 2 Aristote dit dans sa Politique : « Souvent il arrive que les hommes libres n'ont d'hommes libres que le corps, comme certains esclaves sont libres par l'âme. » Polit., l, 2. — Il répète, en l'.ipprouvant, le pro- verbe : « Il y a esclave et esclave, il y a maître et maître. » [Ibid.) — Il dit encore : « Entre le maître et l'esclave, quan 1 c'est la nature, et non la violence, qui les a faits tels, il existe un intérêt commun, une bienveil- lance réciproque, çiXia xt; Tipô; à/AYiAouç. » {Ibid.) — Ailleurs : « L'es- clave est homme, doué de raison, et par conséquent capable de vertu. » (L. I, V, § 3.) — Enfin, il veut qu'on lui présente la liberté comme prix de ses travaux. (L. IV, ix, § 9.) 3 Diogène, I. V, ch. ir, m, iv. '* Diogène Laërce, x. « Que dire de sa douceur pour ses esclaves, attes- tée par son testament? 11 les associait à ses études, en particulier Mus, le plus célèbre d'entre eux. » L'ESCLAVAGE. 299 dans leurs personnes une sorte de parodie, se trouvaient par leurs goûts et par leur naissance trop rapprochés des esclaves pour ne pas leur tendre les bras. Ils les ac- cueillirent dans leurs rangs, se glorifièrent de quelques- uns, tels que Monime* etMénippe, qui parvinrent à un haut degré de sagesse; en général, ils montrèrent une prédilection marquée pour le menu peuple, dont ils sortaient, et qui leur ressemblait naturellement et sans effort. En vantant, avec Antisthène, l'excellence du travail, le mérite de la peine et de la souffrance, ils fai- saient l'éloge de la condition même et de la vie de l'es- clave. Diogène avait coutume de dire : « Si les servi- teurs sont esclaves de leurs maîtres, les gens vicieux le sont de leurs passions. » Devenu esclave lui-même, et vendu à un maître, il répondit à ceux qui voulaient le racheter : « Les lions ne sont point esclaves de ceux qui les nourrissent ; les véritables esclaves ce sont les maîtres des lions^ )) Zenon posa ce principe, qui n'était que la consé- quence de ses idées en morale et en métaphysique : « Tous les hommes sont égaux, la vertu seule établit entre eux des distinctions. Tous les méchants sont es- claves, le sage est seul libre, car il est seul maître de ses inspirations et le méchant ne l'est pas. 11 y a en outre tel esclavage qui vient de la conquête, tel autre qui vient d'un achat; à l'un et à l'autre correspond le pouvoir du maître, qui est un maP. )) L'esclave est 1 Diogène Laërce, VI, ch. m. «Monimede Syracuse, disciple de Dio- gi.nej était esclave d'un banquier de Coriuthe. n 2 Diogène, VI, 1, 2. 3 Ibid., vil, \. 300 i/esclavage. donc admis, au même titre que l'homme libre, dans la cité universelle qui comprend les hommes et les dieux, et 011 la vertu préside. Le sentiment de Zenon sur l'es- clavage acquiert une force et une importance particu- lières; ce n'est pas, en effet, une maxime isolée, un beau mouvement bientôt démenti; c'est un point de doctrine; il fait partie d'un système. Toutefois, cette théorie a sa première origine dans le spiritualisme de Socrate et de ses amis ; car, dès qu'il est établi que l'âme est supérieure au corps, ou plutôt qu'elle est tout l'homme, et que les biens de l'âme sont les véritables biens, il suit de là que l'esclave doué d'une âme ver- tueuse recouvre la dignité humaine et ses droits avec elle. La condamnation de l'esclavage est donc une des conséquences principales de toute philosophie spiritua- liste. La force de l'habitude, les préoccupations poli- tiques, peuvent empêcher pour un temps, même les meilleurs esprits, de la voir clairement ou de la déve- lopper avec assurance ; mais tôt ou tard le travail inces- sant de la pensée, secondé par des circonstances exté- rieures, accomplit ce progrès. Zenon eut le mérite de démontrer méthodiquement ce qui avait été pressenti et indiqué par Socrate. Et qu'on ne croie pas que ce libéralisme se soit enfermé dans l'enceinte des écoles. Ses maximes re- tentissent sur le théâtre de la Nouvelle -Comédie. Ménandre relève l'esclave par la hauteur des senti- ments qu'il lui prête : a Sers en homme libre, et tune seras plus esclave*. » Philémon condamne l'es- * 'EXeuOépwç SouXeue, SouXo; oùx ëcrei. (Éd. Didot, p. 80.) l'esclavagk. 301 clavage comme étant un abus de la force et un usage contraire à la nature : « On a beau être esclave, on est fait de la môme chair que les autres. La nature ne fait point d'esclaves. C'est la fortune qui réduit le corps en servitude. )> Et ailleurs : a Un homme ne cesse point d'être homme en devenant esclave ^ » — Pourquoi se croire si supérieur à l'esclave et d'une autre nature que lui? Ne sommes-nous pas tous esclaves, au sens du poëte Philiscus? « Je n'ai qu'un maître, fait-il dire à un valet de comédie; mais vous tous que nous appelons libres, vous obéissez, les uns h une loi, les autres à un tyran, et le tyran est esclave de la peur. Les sujets ser- vent sous les rois, les rois sous la dépendance des dieux, les dieux sous l'empire de la nécessité. Partout le faible est dominé par le fort; le monde est un enchaînement de servitudes "^ )> Imitateurs de la Nouvelle-Comédie, Plante et Térence en copièrent les maximes philosophiques, et leurs es- claves se permirent quelquefois des réflexions dignes d'un cœur libre. Parmi eux, il en est qui servent en hommes libres ^, suivant l'expression de Ménandre ; il en est qui se souviennent qu'ils sont hommes et qui osent le dire à l'insolent qui les outrage : « Un esclave mal parler à un homme libre ! — Quoi ! tu diras des injures à un autre, et tu ne veux pas qu'il te réponde! 1 Stob., FLor., t. LXII. 2//i., ihid, t. LX[I. 3 Serviebas liberaliter. — Ter., And)\, 1. I. — Plaute, Trinosnus, V. 240. Philto (servus) : « Homo ei>o suni, homo tu es : ita me amabit Jupiter!» — AsinarUi v. 5G0 : « Quie res? Tua' libero homini maie ser- ves loquere? — Tu co:itumeliam alleri facias, tibi nou dicatur? Tarn e<^o homo sum quam tu. — Scilicet ita res est. » (470.) 302 L'ESCLAVAGE. Je suis homme comme toi! » Mais plus d'un siècle s'é- coulera avant que la culture des lettres, les douceurs de la paix, les changements survenus dans l'état politique et social des Romains réussissent à humaniser ce peuple barbare, à corriger ce fonds d'orgueil, d'ignorance et de cruauté qui formait son caractère. Trop zélé pour la conservation des anciens usages et pour les institutions fondamentales de la société romaine, Cicéron évite ou néglige ce problème dont la solution est si délicate; platonicien par l'intelligence, il semble allier à la pru- dence de l'homme d'Etat quelque chose des dédains de son maître pour une classe que la misère abêtit. 11 se borne à recommander la justice envers les esclaves, et les assimile aux mercenaires ^ C'est un commencement de réhabilitation, et nous pouvons reconnaître là une idée stoïcienne^. Cicéron d'ailleurs professait, sur l'éga- lité des hommes, sur les liens de fraternité que la na- ture a établis entre eux, des principes qui aboutissaient nécessairement à la condamnation de l'esclavage. C'est ce que nous éclaircirons plus tard. Enfin, le cœur en lui réparait les inconséquences de la pensée. Voici en quels termes il écrivait à un esclave qu'il avait lui-même affranchi, à Tiron : « Notre désir de te voir est aussi vif que notre amitié ; l'amitié souhaite de te voir bien por- tant; notre désir est que ce soit le plus tôt possible. Prends soin de ta santé ; de tous les offices que tu peux me rendre, celui-là sera le plus cher^ » Quintus Cicé- 1 De offic, 1. XIII. 2 « Servus, ut placet Ghrysippo, perpetiius mercenarius est. » (Séncque, De benef., lu, 22.) 3 Ep. fam.^ L XXVI. Ép. XXVII. — Burigny, Mém, sur l'esdava.jti à Rome (Acad. des inscr'qtt., 37). L'ESCLAVAGE. 1^03 ron disait à son frère, au sujet de cet esclave : « Vous l'avez mis avec nous sur le pied d'un ami '. » C'est l'ap- plication de la doctrine d'Epicure; Cicéron ne l'énonce nulle part, mais il la pratique. Ailleurs il caractérise ses rapports avec un Curtius Mithrès, affranchi d'un de ses amis : (( C'est un homme de mon intimité et très-étroite- ment lié avec moi'^. » Sous l'Empire, la douceur envers les esclaves passe insensiblement dans les habitudes ; se montrer humain est de bon ton et fait partie des convenances. Auguste s'irrite contre les maîtres barbares; un poëte, fils d'affranchi et ami du prince, les punit par le ridicule ^ La loi Petronia défend d'exposer les esclaves à des combats de bêtes féroces. Le préfet de la ville est chargé de recevoir les plaintes des serviteurs contre leurs maîtres. Les statues de l'empereur, très-nom- breuses dans Rome, servent d'asile à ces opprimés, si souvent victimes d'atroces fureurs. En vertu d'une loi de Claude, tout maître qui ne soigne pas son esclave malade, perd ses droits sur lui ^; Autre indice d'un progrès de l'esprit public : les anciennes lois sur l'esclavage, dans leurs dispositions les plus iniques, deviennent inexécutables. Elles sou- lèvent la conscience populaire. Sénèque nous apprend que les maîtres connus pour leur barbarie étaicjit 1 Ep. XVI.. 2 L. Xil. Ep. LXIX. 3 Horace, sat. m, 1. I, v. 80. '^ M. Trolouj,»-, de X Infl. du di.rist. sur le droit civil des Romains. — Sénèque, De benef., m, 27. — Dé clenienïia, l, 18. — Tacite, Ann., xiv, 42, 4o. 304 l'esclavage. montrés au doigt et insultés dans les rues par la foule. Plusieurs causes agissaient sur les esprits et les façonnaient à des mœurs, à des idées nouvelles. D'abord les lettres et la philosophie grecques, plus puissantes et plus répandues que jamais; l'établisse- ment de l'Empire, qui, en abaissant l'aristocratie, re- levait, par l'effet même du contre-poids, les classes infé- rieures; enfin, le profond bouleversement de l'ancienne société, l'extinction des hommes libres et de race ro- maine, l'affluence des affranchis et des étrangers natu- ralisés, la prodigieuse fortune d'anciens échappés de servitude, qui en peu d'années parvenaient aux honneurs, à l'opulence, à la considération. ÎNous neparlonspas seu- lement des Pallas, des Narcisse, des Calliste, plus riches que Crassus, plus courtisés que l'empereur, et dont l'un eut trois reines pour femmes ; mais combien d'affranchis de tout rang, de toute nation, encore marqués des stig- mates de l'esclavage, et dont on citait les vendeurs et les acheteurs, apparaissaient tout à coup, grâce à leur per- sévérante industrie, chargés de biens et d'emplois^ 1 Une paix sans terme ouvrait un vaste champ à l'activité des caractères obséquieux, des mérites vul- gaires, des vile's ambitions; l'aristocratie, au contraire, inutile et importune, séchait de dépit et de langueur. Un mot peint la révolution sociale, accomplie en un demi-siècle : « Je te hais. César, parce que tu es séna- teur; )) voilà le raffinement de la flatterie en 'usage à la cour de Néron, et c'est un mot d'affranchi, répété par une troupe de baladins et d'artistes, esclaves grecs et ' Voyez Tacite^ Ann., un, 27. — Pétrone, xxxviii, 57, 71. L'ESCLAVAGE. 305 orientaux, amis et collègues de César *. Comment, dans une telle perturbation des rangs et des fortunes, les anciens préjugés auraient-ils conservé leur force et leur intolérance ! Comment les idées n'auraient-elles pas changé avec la société même dont elles étaient l'expres- sion fidèle I Comment l'opinion publique n'aurait-elle pas perdu de ses sévérités à l'égard des esclaves, dans un monde où les esclaves intelligents, affranchis par leur intelligence, formaient le pubUc ! Aussi les principaux lieux communs de la littérature contemporaine roulent sur la vanité des titres, sur Téga- lité naturelle, sur l'inconstance de la fortune qui se plaît à confondre les conditions, à donner aux petits la place des grands. Ces réflexions naissaient du spectacle jour- nalier des choses humaines. Sous Auguste, un rhéteur disait en présence d'un nombreux auditoire : « La na- ture a fait les esclaves égaux aux maîtres, et ces inégali- tés, introduites par les lois, n'ont aucun fondement réel et légitime. » Il ne paraît pas que son langage ait excité d'étonnement, et il fallait bien que cette opinion n'eût rien de singulier ni de choquant, puisqu'eUe faisait partie de la confirmation dans un plaidoyer. Sénèquele père observe seulement que c était une raison de phi- losophe ^ Un autre rhéteur s'attendrit sur le sort des esclaves, livrés aux caprices de maîtres voluptueux ; (( Quel crime, dit-il, ont donc commis ces esclaves? ce- lui de naître ^. )) Dès le temps de Jules César, Diodore 1 Mt<7w (Te Kaîaap, 6ti auyxXyiTixà; û (Dion, lxiii, 15). ^ Controv., m, 21. •* « Quid infelix istc peccavit aliud quam quod natus est?... » {Controv, j 20 30fi L'ESCLAVAGE. prêtait des idées analogues à ses personnages histori- ques; ce qu'il louait surtout chez les Indiens, c'est qu'on n'y voyait point d'esclaves*. Yalère Maxime prenait plaisir à signaler, dans l'histoire de toutes les nations, les hommes qui, sortis d'une basse con- dition, s'étaient élevés par leur mérite : la vertu, disait-il, fait la vraie grandeur; tous, esclaves et hom- mes libres, peuvent y parvenir ^ Faut-il donc s'étonner que Sénèque exprime tout à la fois les opinions stoï- ciennes, les idées philosophiques des écrivains et des poètes de toute l'antiquité, et les sentiments d'un grand nombre de ses contemporains? En effet, que trouvons-nous dans Sénèque au sujet des esclaves? « C'est la vertu, dit-il, qui fait la noblesse; l'esclave aussi bien que l'homme libre peut être ver- tueux^ : )) opinion déjà émise par Socrate, par Eu- ripide, et par la plupart des poètes dramatiques. (( Dans l'esclave, ajoute-t-il, le corps seul est réduit en servitude; l'âme reste libre, et cette âme a la même origine que la nôtre; ainsi l'esclave, par sa nature, par- ticipe à la dignité humaine et a droit au nom d'homme ; V, 33.) — Voir d'autres exemples cités page 141, dans le chapitre sur les philosophes romains» 1 Liv. II, ch. XXXIX. « Chez les Indiens, la loi défend de faire qui que ce soit esclave ; tout homme est hbre, et doit toujours respecter dans uu autre son semblable et son égal. » Ailleurs, l'historien rapporte une loi des Egyptiens : « Celui qui tuait volontairement un homme, soit libre, soit esclave, la loi le condamnait également à perdre la vie, d'abord pour détourner d'un tel crime, par la nature seule de Taction, sans égard pour les différences que le hasard a introduites dans la société... » (Liv. I, 77.) 2 Liv. III, ch. III et iv. Sur les hommes de peu illustrés par leur mérite. « De benef., m, 18. L'ESCLAVAGE. 307 que signifient ces expressions : noble, chevalier, esclaves affranchis? Pures chimères de l'orgueil, inventions de l'injustice. Quelque corps qu'elle habite, l'âme vient de Dieu, et retourne à la source dont elle émane; du sein de la bassesse elle peut s'élever vers le ciel et rejoindre par la pensée, à travers les espaces infinis, les Intelli- gences qui président au mouvement des astres*. » Voilà encore une vérité depuis longtemps reconnue et pro- clamée, qui revêt ici la forme particulière aux doctrines stoïciennes. — a La fortune est inconstante, poursuit notre philosophe, elle se fait un jeu de confondre les rangs; elle précipite de la grandeur dans la servitude, et mène à l'illustration par l'obscurité. Voyez combien d'esclaves commandent aux hommes libres! D'ailleurs, qui de nous échappe à l'esclavage? Ne sommes-nous pas sous la tyrannie de nos passions ^? » C'est ce que répé- taient, depuis Diogène, tous les philosophes ; c'est ce que déclamaient les rhéteurs, contemporains des deux Sénèque. A quelle conclusion aboutissent ces raisonnements? L'esclavage est une chose injuste, sans doute, un accident du sort , une infirmité de notre nature , comme la mort, la maladie, la misère; faut-il donc l'abolir? Non, mais en tempérer la rigueur et l'iniquité par un traitement doux et humain. C'est ce qui avait été recommandé par tous les philosophes, sans excepter Aristote, et pratiqué par les maîtres honnêtes et sensés, comme le prouve Sénèque, en prenant ses exemples dans 1 De benef., m, 20. — Ep. XLiii. — Ep. xxxf. 2 De benef.y m, 29. 308 L'ESCLAVAGE. l'histoire romaine. Respectez vos esclaves, continue Se- nèque, n'affectez point envers eux un mépris insolent, vivez familièrement avec ceux qui vous servent, suivant l'usage de nos ancêtres, gouvernez-les en pères et faites- vous-en aimer. On doit accorder sa confiance, son estime, son amitié même à ceux d'entre eux qui s'en montrent dignes ^ Beaux et sages préceptes, qui résument fidè- lement les progrès accomplis par l'esprit humain depuis Socrate, et les résultats du travail philosophique de la pensée. De toutes ces maximes, il n'en est pas une seule qui ne soit antérieure à Sénèque : sa gloire, c'est de les exprimer avec conviction et avec force. La doctrine chrétienne est d'accord avec les théories philosophiques. La voici en substance dans ce passage de saint Paul : « Esclaves, obéissez à vos maîtres char- nels avec crainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme vous obéissez au Christ ; non pas en les servant en apparence, comme lorsqu'on veut plaire aux hommes, mais comme il convient à des esclaves du Christ, en faisant la volonté de Dieu du fond de votre cœur. Servez avec bonne volonté, comme on sert Dieu et non comme on sert les hommes; sachez que l'es- clave, aussi bien que l'homme libre, recevra de Dieu la récompense du bien qu'il aura fait. Et vous, maîtres, agissez de même envers ceux qui vous servent, en dé- sarmant vos rigueurs; n'oubfiez pas que leur maître et le vôtre est aux cieux, et qu'il n'y a point acception de personne devant le Seigneur ^ » En s'accordant sur 1 Ep. XLVII. 2 Ep. aux Ephés., VI, 5; Vil, 10. L'ESCLAVAGE. 309 le fond des choses, le christianisme et la philosophie gardent le caractère qui leur est propre, s'appuient sur des principes différents, et ne parlent pas le même lan- gage. Tous les raisonnements des philosophes sur la nature, l'égalité, la vertu, la fortune, sont ici remplacés par un dogme : Dieu est au-dessus des maîtres et des esclaves ; nous sommes tous égaux à ses yeux, et jugés d'après nos œuvres. Les mêmes peines, les mêmes ré- compenses nous attendent. C'est donc Dieu qui com- mande, c'est à lui qu'il faut obéir. Dans les deux cas, la réhabilitation de l'esclave et son affranchissement moral sont établis formellement : là en vertu d'arguments qui se déduisent et se discutent, ici au nom d'une croyance incontestée. Maintenant, la question relative aux imitations sup- posées de Sénèque nous paraît résolue. S'est-il inspiré de ce passage de saint Paul, postérieur à la plupart de ses écrits et qui, tout en aboutissant aux mêmes consé- quences que les théories philosophiques, y ressemble si peu par l'expression et par les principes? Ou bien est-il simplement l'interprète convaincu des doctrines de son école, ou plutôt de toutes les écoles, et des opinions accréditées de son temps parmi les esprits généreux? Évidemment, le doute est impossible à ce sujet. ' Pourquoi donc certaines personnes sont-elles portée^ à voir dans le christianisme l'origine des idées libérales de Sénèque? En voici la raison : c'est qu'elles supposent que tous ses prédécesseurs ont approuvé l'esclavage. Quand on se borne à dire : dans l'antiquité, l'esclave n'était pas un homme, c'était une chose dont il était permis d'user, et pour ainsi dire d'abuser h volonté; 310 L'ESCLAVAGE. quand on croit avoir résumé fidèlement en ces quelques mots l'historique de la question, il est naturel que cette façon expéditive de juger l'antiquité laisse quelque em- barras pour expliquer comment tout à coup un philo- sophe, succédant aux apologistes d'une tyrannie sécu- laire, se déclare l'ami des esclaves, l'avocat d'une cause opprimée, le défenseur de droits méconnus. Mais ce n'est pas là apporter la lumière ; c'est créer des ténèbres et s'y ensevelir ; c'est agir avec l'esprit humain comme avec ces esclaves à qui leurs maîtres déniaient l'intelli- gence et la moralité. ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. 3H CHAPITRE XI De l'Egalité, de la Fraternité et de la Charité. La charité, c'est-à-dire, suivant le beau mot de Cicé- ron, V amour du genre humain^ ^ est à bon droit regar- dée comme une vertu excellente, car elle suppose une infinité de mérites dont elle est la perfection ; elle s'ap- puie sur des principes moraux de l'ordre le plus élevé. En effet, avant d'aimer son semblable, il faut s'être habitué à le considérer comme un égal, comme" un mem- bre d'une seule et vaste famille ; il faut accorder peu d'im- portance à tout ce qui divise et sépare les hommes , aux inégalités de rang ou de fortune, à la diversité des races, des institutions et du langage, aux haines qui arment les peuples les uns contre les autres, aux distinctions injurieuses qui partagent la société humaine en nobles et en plébéiens, en citoyens et en barbares. De plus, le cœur qui est capable de contenir ce sentiment large et expansif, est par cela même doux, indulgent, miséricor- dieux, enclin à l'amitié, à la bienfaisance. Que de pré- jugés et de passions il faut vaincre pour atteindre à cette vertu des belles âmes et des esprits éclairés I Voyons s'il est vrai, comme on l'a souvent prétendu, que les anciens ' Caritas generis humani. 312 ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. n'ont connu ni le nom ni la chose ; examinons quelle doctrine ils ont professée sur V égalité naturelle des hommes, sur Vunitéàn genre humain, sur la fraternité, sur V amitié, la bienfaisance, \q pardon des injures, sur toutes ces vérités que les modernes, même chrétiens, n'acceptent pas toujours facilement et sans se révoi- ter. I. l'égalité et la FRATERNrrÉ. De tous ces principes philosophiques, le plus ancien et le plus populaire, c'est celui de Végalité naturelle. On arrive très-vite à comprendre qu'on est l'égal d'un grand, d'un roi ; que tous les hommes ont une mère commune, la nature, ou un même père, qui est Dieu ; et que toutes ces inégalités d'un jour, œuvre capricieuse du hasard, s'etTacent dans la suprême égahté du tombeau. C'est la philosophie de la multitude; les tribuns rendent inutiles les moralistes. L'esprit môme le plus grossier avouera sans peine que la seule inégalité réelle est celle de l'intelligence et du mérite, et que l'homme vraiment supérieur est celui qui honore l'humanité ou sa patrie par ses sentiments et par ses actions. Nous n'avons pas à insister sur ce point, le chapitre précédent l'a suffi- samment éclairci. \ Si l'idée de l'égalité est née vite et a été promptement acceptée, on ne peut pas en dire autant di^V unité du genre humain et de la fraternité naturelle de tous les hommes. La première suppose l'amour de soi, et celles-ci l'amour ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. 313 du prochain, ce qui est presque contradictoire. Les Athéniens sentaient bien qu'un habitant du rivage valait un habitant des montagnes; ils avaient d'ailleurs intérêt à ne pas mettre trop de différence entre un eupatride et un citoyen de la quatrième classe ; mais ils se persua- dèrent très-tard qu'un habitant d'Argos ou de Thèbes allait de pair avec un autochtone de l'Attique, et surtout que les Barbares étaient des hommes comme les Grecs. Le progrès consista d'abord à appliquer le nom et l'idée de patrie, non plus à sa cité, à sa bourgade, mais à toute la Grèce. Au temps de Socrate, les meilleurs esprits s'attachèrent à démontrer que les Grecs ne formaient qu'une seule nation, une même Tamille, et que les guerres qui les divisaient étaient des discordes civiles : c'est le sentiment d'Aristophane, d'Euripide, de Platon, d' Aristote *. Il se répand et s'accrédite sous la génération suivante, gagne jusqu'à des Spartiates, qui s'affligent d'avoir battu les Corinthiens, et, grâce à Isocrate et à Phocion, contribue au succès de Philippe, à la réunion des Grecs sous un même chef. Alexandre apprend aux Grecs à se défaire de leur antipathie dédaigneuse pour les Barbares ; la conquête de l'Asie a pour résultat d'égaler les vaincus aux vainqueurs, et de cimenter entre eux une alUance honorable par la communauté des lois et du langage : « elle forme de cent nations diverses un seul grand corps, en mêlant dans la coupe de l'amitié les coutumes, les mœurs, les mariages, les lois; eUe accoutume les 1. V. < Lysistrate, v. H30, 1360. — Euripide, Suppl. 530.— Platon, Ré/j., 314 ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. hommes à regarder le monde entier comme leur pa- trie, les bons comme des concitoyens et des frères, les méchants comme des étrangers*. » Cet essai gigantesque de monarchie universelle ébauche dans les esprits l'idée, jusque-là inconnue, de l'unité du genre humain. Le stoïcisme la met en pleine lumière, l'empire romain la réalise. Tout concourut, après Alexandre, à détruire les senti- ments égoïstes qui avaient fait la force des petits États grecs, et entretenu la division parmi les peuples : la dé- cadence de la Grèce, la corruption des villes indépen- dantes, le démembrement de l'empire macédonien, le mélange des peuples, produit par les guerres des succes- seurs et par les armes romaines, enfin les systèmes de philosophie sceptiques et matériahstes, inspirés par le désespoir, et dont l'effet fut de ruiner sans retour les principes conservateurs qui avaient soutenu les anciennes sociétés. Il n'y a plus de patrie pour Aristippe; elle est partout où l'on vit bien ^. Aux yeux des cyniques, la pa- trie, la famille, la société, la pudeur, autant d'illusions et de préjugés ! « Ma patrie, disait Cratès, c'est le mépris de l'opinion, et je suis concitoyen de Diogène^ )) Le sceptique se détache si complètement des idées vulgaires et se rend si indifférent à tout, qu'il ne se soucie plus de savoir ce que font et disent les hommes, ni même en quel 1 Plutarque, Vertu d'Alexandre, l^r dicours, ch. vi. 2 Diogène de Laërte, en parlant des disciples d'Aristippe : « Ils ne trouvent pas raisonnable que le sage expose sa vie pour sa patrie, parce que ce serait sacrifier la sagesse aux intérêts des insensés, et que d'ail- leurs la véritable patrie est le monde. » (L. II, 8.) 3 Id,, 1. VI, ch. II. ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. 315 climat est la Grèce *. L'épicurien, moins exagéré, se con- tente de rire des guerriers et des politiques ; aussi repous- se-t-il leurs idées exclusives, leurs haines aveugles ; dans la douce et large bienveillance que le bonheur lui inspire, il considère tous les étrangers comme autant de citoyens, il veut les mêler à sa nation, afin que la concorde règne entre tous les êtres doués de raison ; son unique regret c'est de ne pouvoir traiter les animaux avec la même équité et les mêmes égards ^. Ce n'est point par le doute ou la raillerie, mais par une démonstration rigoureuse que Zenon fonde le dogme de l'unité du genre humain et de la parenté de tous les hommes : « Tous les hommes, disent les stoïciens, possèdent la raison qui est une dans son principe ; donc ils sont tous capables de loi et de la même loi. C'est donc la raison qui établit entre eux l'égalité et la parenté ; la loi unique qui commande à tous est la volonté même de Jupiter, ou de l'ordonna- teur du monde ; d'oii il suit qu'il n'y a qu'un seul État, puisqu'il n'y a qu'une loi. Cet État c'est le monde, ré- publique des hommes et des dieux, car les dieux parti- cipent comme nous à la raison et obéissent à la même loi ^ » Cette vaste cité embrasse tous les êtres raison- nables, sans distinction de rang, de condition ou de natio- nalité. Zenon ajoutait : « L'amour est le dieu qui opère le salut de la cité ^, » On peut voir l'application de ces principes dans les 1 Diog. Laer.^ 1. IX, ch. ii. 2 Porphyre, De abstin., I, ch. Xli. 3 Diog., 1. VII, ch. I. — Porphyre, De abstin. j \\\, ch. XX. — Eusèbe, Prép. évang., xv, 15. — Gicéron, De leg,^ i, 7. * Porphyre, De abstin., 1. III, 20. 316 ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. écoles mêmes des philosophes, où se pressait une foule d'étrangers de tout pays, des pauvres, des esclaves, à côté des savants et des riches. Antisthène était d'une race méprisée à Athènes, Zenon venait de Phénicie, il eut pour disciples le manœuvre Cléanthe et l'esclave Persée. Les historiens et les poètes se font l'écho des idées Qouvelles. « Quiconque est porté au bien par sa nature, est de race noble, dit Ménandre, qu'il soit Ethiopien ou Scythe. Anacharsis n'était-il pas un Scythe*?)) Mais l'interprète le plus enthousiaste delà théorie du Portique c'est Cicéron, qui vivait dans un temps 011 Rome avait accompli le dessein d'Alexandre. Le dogme stoïcien est le fondement de ses Lois^ l'âme de son Traité des nevoirs. Yoici d'abord en quels termes il expose l'idée de la répubUque universelle, composée des hommes et des dieux : ce Puisqu'il n'y a rien de meilleur et de plus divin que la raison qui est commune à l'homme et à Dieu, le premier lien pour l'homme est celui qui l'unit à Dieu. . . Les dieux obéissent comme nous aux lois qui régissent le monde, aussi le monde entier doit-il être considéré comme la république universelle des dieux et des hommes... Chacun de nous doit donc se regarder comme un citoyen du monde en- tier. Lorsque l'âme, contemplant l'immensité magni- fique des choses, se dégagera des limites et des muraiUes d'un État particulier, lorsqu'elle ne verra plus dans l'univers qu'une ville oii elle a droit de cité, grands dieux 1 comme elle connaîtra sa valeur! comme elle * "O; âv eô yôyovà); -ç^ (J-riTsp, 'ffiiv eùyévYiç * IxuOric Ti; ô),£Opo; • ô ô' 'Avàxapo-i; où Sxuôyiç ; DiDS l'édition de Grotius, ces vers sont attribués à Epicharme. ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. :{17 méprisera tout ce que le vulgaire admire* ! » Si nous abaissons maintenant nos regards vers la terre, si nous arrêtons notre pensée sur les rapports qui nous unissent aux autres hommes, nous verrons, dit encore Cicéron, qu'il y a plusieurs sortes de socié- tés : (( la première, la plus étendue de toutes , com- pren C'est le sens de la célèbre maxime du poëte : (( Homo suYïi^ nihil humani a me alienum puto. )> So- crate, Aristote et Platon voulaient que l'unité régnât entre tous les habitants d'une même ville : sentiment qui ne diffère des maximes stoïciennes que par son ca- ractère exclusif. Le premier effet de cette sympathie c'est de nous ins- pirer de la pitié pour le malheur. Les stoïciens condam- naient cette tendresse d'âme qu'ils appelaient une infir- 1 De kg., I, 15, 13, 10. — De off. i, 17. -- iir. — De finib., m. LA BIENFAISANCE. 321 mité morale, mais ils prescrivaient de faire tout ce qu'elle nous suggère *. Distinction bien difficile à observer, et qui n'existait, même pour eux, qu'en paroles. Aussi trouvons-nous dans les écrivains, surtout au premier siècle, de fréquentes exhortations à la pitié; les déclama- teurs contemporains de Sénèque le père en sont remplis : « Laissez- vous toucher; la fortune est inconstante, elle change les vaincus en vainqueurs et abandonne ceux qu'elle avait élevés... C'en serait fait de l'univers, si la compassion ne mettait fin à la colère... Croyez-moi, il n'y a pas de honte à s'attendrir. .. Quelle vive amitié naît de cette tendresse compatissante î . . . Je dois me montrer miséricordieux envers beaucoup, beaucoup l'ont été envers moi. Aussi, quiconque me représente en sa per- sonne une image de mes infortunes, je le considère comme mon parent... Ne soyez donc pas inhumains en- vers celui que le malheur afflige. Combien ont pu témoi- gner de la compassion qui aujourd'hui l'implorent ^ » On peut nous répondre que ce sont des senti- ments qui ont été exprimés de tout temps, parce qu'ils ont été de tout temps éprouvés. Loin d'y contredire, nous allons le démontrer : a Ne vous réjouissez point du mal- heur des autres, on ne peut se flatter d'y échapper... Ne repoussez point d'un air dur celui qui souffre ; sou- venez-vous que vous êtes homme... Je suis homme, si je restais insensible aux calamités humaines je ne ferais pas preuve de sagesse... Ne reprochez à personne sa pauvreté; elle est aussi un don des dieux... Lequel ^ Sénèque, De clem., il, 6. ^ Contr.j i, i. — m, 19. — iv, 27. — Excerpia contr., viii, 6. 21 392 LA BTF,NF.\TSANCE. choisiriez-vous, ou de faire du mal à vos amis et de pro- curer votre propre bien, ou de partager leurs cha- grins ?. . . Combien il y a de cruauté à refuser des larmes à ceux qu'il faut plaindre ! Gardez-vous d'ajouter à la douleur du malheureux par votre insensibilité. Le mé- chant seul ne sait pas s'attendrira » Ces maximes ap- partiennent à tous les poètes anciens, à Euripide, à So- phocle, à Hésiode, à Ménandre surtout, qui a respiré un air plus généreux. Mais la pitié ne suffit pas, il faut que la main secoure ceux que le cœur a plaints. La bienfaisance est un devoir au jugement de ceux mêmes qui interdisent au sage la compassion. Le rhéteur Gahion, celui-là sans doute qui adopta le frère de Sénèque, développait ainsi cette maxime dans un plaidoyer : a II n'y pas de droit contre la loi natureUe... Quoi ! vous m'empêcherez de pleurer à la vue d'un homme dans le malheur ! Quoi 1 vous m'empêcherez de me ranger du parti d'un horamc que sa noble conduite aura mis en péril I Nos sentiments dépendent de nous et ne reconnaissent pas d'autre au- torité. A personne on ne peut défendre la compassion. Il existe en effet des droits non écrits, mais plus certains que tous les écrits du monde. Oui, j'ai le droit de donner l'aumône au mendiant et d'ensevehr un mort sans sé- pulture. C'est un mal que de ne pas tendre la main à ceux qui sont tombés. Il y a là-dessus des droits com- muns au genre humain^. )> Un autre rhéteur, dans la même controverse, soutenait la thèse de Gallion avec 1 Stobée, FloriL, t. XXXVII et CXIII. 2 Contr., i, i. LA BIENFAISANCE. 323 un tour de phrase qui rappelle certains développement? de Sénèque, et surtout le passage de la lettre xl sur les esclaves : « Cet accusé, disait-il, a renoncé aux douceurs de la maison paternelle pour vivre avec un mendiant. Connaissez donc son forfait : il a foulé aux pieds les lois pour témoigner sa compassion à des infortunés... Mais cet infortuné qu'il a secouru, c'est un homme : vous ne voulez pas qu'on nourrisse un homme ? C'est un citoyen : vous ne voulez pas qu'on nourrisse un citoyen? C'est un ami : vous ne voulez pas qu'on nourrisse un ami ? C'est un proche : vous ne voulez pas nourrir un pro- che^?» L'égoïsme est blâmé, le dévouement aux intérêts de tous est conseillé. « Celui-là seul sait vivre qui ne vit pas pour lui seul ^. » Les stoïciens exprimaient plus grande- ment la même pensée : « 11 faut- se croire né pour le monde et non pour soi ^. )) Yoici la théorie, et en quelque sorte le catéchisme de la bienfaisance, d'après Cicéron : « Quels sont les devoirs du sage envers les hommes? 11 ne doit pas se contenter de rendre ces services vulgaires dont parle Ennius et qui sont passés en proverbe, tels que montrer le chemin à celui qui s'égare, lui laisser allumer son flambeau au nôtre, n'interdire à personne l'usage d'une eau courante, conseiller de bonne foi celui qui délibère... L'homme de bien, sagement libéral, ra- chète les captifs des mains des pirates, paye les dettes de ses amis, les aide à doter leurs filles, à amasser des 1 Contr., i, 1. 2 lOid., p. 78. 3 Non sibi sed toti genitum se credere mundo. (Lucain.) 324 LA BIENFAISANCE. biens ou à augmenter ceux qu'ils possèdent... User de sa libéralité sans se dépouiller de son patrimoine, voilà le plus digne usage qu'on puisse faire des richesses L'hospitalité est encore une vertu qu'on a raison de louer... Il faut s'appliquer à se rendre utile à toutes sortes de personnes. Mais je regarde un bienfait comme mieux placé sur l'homme probe que sur le riche... Considérons l'homme et non sa for- tune ^ )) Plus d'un moraliste a tracé de tels préceptes : « J'ai de grandes richesses, fait dire Horace à un débauché, elles suffiraient à trois rois. — Eh bien ! ne pour- riez-vous pas faire un plus noble usage de votre super- flu ? Pourquoi, malgré votre opulence, laissez-vous dans la misère tant de pauvres qui ne méritent pas de l'être ? Pourquoi laissez-vous en ruine tant de temples ? Et la patrie n'aura-t-elle rien de ces biens accumulés ^ ? » Pour être une vertu, la bienfaisance doit être désin- téressée. Si celui qui donne, disait Sénèque le rhéteur, n'agit pas seulement en vue d'être utile à l'obligé, s'il en espère quelque prix pour lui-même, ce n'est plus un bienfait, mais un calcul : « Quoi de plus hon- teux qu'une passion vénale^? )> Le désintéressement ne suffit pas, il faut que la douceur et l'affabilité viennent par-dessus : « Le plus petit présent devient grand s'il est accordé de bon cœur. Au contraire, vous détruisez tout le mérite d'une bonne action, si vous la repro- 1 Cicér., De offic, i, 15, 16. — il, 16, 18, 20. 2 Cur eget indignus quisquain te divite ? etc. (Sat., I. il, s. 2j v. 99.) 3 Contr., IV, 24, 8. LA BIENFAISANCE. 325 chez. Vous aviez agi généreusement; votre langage devient vil, et ruine ce que vous avez fait, si vous vous vantez à un ami du présent que vous lui avez accordé. Votre conduite avait été celle d'un roi, vos paroles sont d'un assassin... « Reprocher à l'indigent le pain qu'on lui a donné, c'est tremper d'absinthe le miel attique... Si, voyant un pauvre nu, vous lui avez donné un vête- ment, vous découvrez encore plus sa nudité en l'outra- geant*. )) Autre caractère excellent de la bienfaisance : elle doit s'exercer envers tous; gardons-nous de rendre le mal pour le mal. « L'homme de bien est juste, dit Platon, et incapable de nuire à qui que ce soit... Si quelqu'un soutient que la justice consiste à rendre à chacun ce qu'on lui doit, et s'il entend par là que l'homme juste doit du mal à ses ennemis, comme il doit du bien à ses amis, ce langage n'est pas celui d'un sage, car il n'est pas conforme à la vérité : nous venons de voir que ja- mais il n'est juste de faire du mal à quelqu'un ^ « Sup- portons l'injustice avec douceur : c'est, dit à son tour Ménandre, la perfection de la vertu ^ » — « Quoi! ré- pondra-t-on, je ne me vengerai pas de mes ennemis ! Le Ciel me refuse le spectacle de leurs larmes ! . . . Malheu- reux! tu blasphèmes... soumets-toi au Ciel*. » Celui qu'il faut plaindre, ce n'est pas celui qui reçoit l'in- iustice, mais bien, selon Socrate, celui qui la com- 1 Philém., Frag., p. 121, 127, 128. — Ménandre, p. 71. 2 Platon, Républiq.y 1. I. p. 19 (édit. de M. Cousin). — CritoUf p. 148. 3 Stob., FZ-^r., tit. fi. * Théognis. 32r) LA BIENFAISANCE. met^ «Subir l'injustice vaut mieux que la commettre. N'écoutons pas les politiques qui autorisent les inimitiés, et les croient dignes d'un grand cœur. Rien au contraire n'est plus louable, rien ne caractérise mieux une âme grande et noble que la clémence et l'oubli des injures ^ » Les réprimandes les plus justes doivent être tempérées par la bienveillance, et le châtiment doit avoir pour but de corriger le coupable. L'État aura donc, suivant l'idée de Platon, des sophronistères oii le prisonnier, avant de subir sa peine, entendra chaque jour la voix des magis- trats et apprendra à détester son crime : ainsi transformé par la punition même, il sera rendu à la société. La rai- son de cette compassion pour les coupables, c'est que la plupart des fautes et des crimes se commettent avec légè- reté, par ignorance, plutôt que par malice. « 0 mon fils, dit chez Xénophon un philosophe, ne t'irrite pas contre ton père, parce qu'il m'a fait assassiner. Il a plus agi par ignorance que par méchanceté. Or, tout ce que les hommes font par ignorance , je tiens qu'ils le font contre leur volonté ^. )> Revenons à Sénèque, qui est à la fois le terme et le point de départ de cette revue des doctrines de l'anti- quité sur la question qui nous occupe. Nous affirmons que toutes les maximes de ce philosophe sur V égalité^ la fraternité, la bienfaisance^ ou la charité^ maximes qu'on nous donne comme autant d'imitations des livres saints, rentrent sans exception dans la foule * Gorgias. 2 Cicéron, Tusc, V. — De off., i, 21 3 Cyropéd., 1. III, ch. i. LA BIENFAISANCE. 327 des idées et des sentiments que nous venons de citer, et en offrent, presque toujours, la reproduction litté- rale. Quelle est, en effet, l'opinion de Sénèque sur Vunité du genre humain, sur V égalité et la fraternité? On cite de lui cette phrase : « Cet ensemble que tu vois , oîj les choses divines et les choses humaines sont enfermées , ce n'est qu'un tout; nous sommes les membres d'un vaste corps. La nature a fait de nous des parents, puis- qu'elle nous a tirés des mêmes éléments pour une même fin ; elle nous a inspiré une affection mutuelle et nous a faits capables de société ; elle a établi le droit et la jus- tice ; en vertu de ses lois il est plus malheureux de nuire que de recevoir un dommage. Ce sont ses ordres qui mettent en mouvement les mains bienfaisantes. Ayons dans le cœur et sur les lèvres ce vers : Rien de ce qui est de l'homme ne m'est étranger. Oui, nous sommes nés pour vivre en commun. Notre société ressemble à une voûte ; .elle tomberait si ses di- verses parties ne se faisaient obstacle, et c'est ce qui la soutient ^ » Yoilà en effet la charité expliquée au sens des stoï- ciens et d'après l'opinion panthéiste. Nous n'avons pas à le prouver, c'est l'évidence même, et beaucoup de pas- sages semblables, cités ailleurs, en font foi. Quant aux expressions, il n'en est pas une seule, sauf peut-être la > Ep. 05. 328 LA BIENFAISANCE. comparaison tirée d'une voûte, qui ne se rencontre dans Cicéron, Virgile, Manilius, dans les rhéteurs du siècle d'Auguste, en un mot, dans tous les écrivains qui ont exposé les idées stoïciennes. L'expression apparent » est, dit-on, bien voisine de l'appellation a frère \ )) sans doute, mais ce n'est pas Sénèque qui a inventé cette expression. Ce qu'il faut remarquer, c'est que Cicéron, exprimant les mêmes idées, est bien supérieur à Sénèque, parce qu'il les dégage des erreurs dogmatiques dont elles portent ici l'empreinte. 11 n'a pas besoin, pour y croire, de les rattachera des principes panthéistes ; elles le per- suadent par leur grandeur et par leur beauté môme. En recommandant l'amour du prochain, Sénèque ne fait que répéter les lieux communs de la morale, tout ce que nous avons lu dans Cicéron et dans Ménandre *. Sénèque dit aussi que les philosophes doivent se mêler au monde, pour le corriger doucement, sans orgueiUeux mépris ; que la vraie sagesse, la seule qui soit utile aux hommes, n'affecte point un air hautain, ne heurte point les communs usages, et se garde de blâmer avec aigreur les mœurs qu'elle prétend réformer^. Cela revient à conseiller l'habileté et les tempéraments aux philosophes trop austères, la propreté et la décence à ceux qui pren- nent un extérieur négligé pour le signe d'une belle âme. En effet, Sénèque se moque, dans cette épitre, des barbes incultes et des robes malpropres ; il désapprouve les mortifications, et la frugalité trop voisine de la mi- sère ; il veut que le sage sacrifie aux Grâces. Ce passage 1 De ira, i, 5. — m, 43. ~ Ep. XLVIII. 2 Ep. V. LA BIENFAISANCE. 329 est une leçon de bon goût et de bon sens donnée à quel- ques exagérés par un philosophe qui connaît le inonde, et il n'y a rien là d'assez nouveau ni d'assez étrange pour qu'on y soupçonne une inspiration évangélique. Yoici les prescriptions de la charité, suivant Sénèque ; nous les transcrivons telles qu'on les cite : « Qu'on partage son pain avec celui qui a faim. — Il faut porter secours d'une manière pleine de douceur. — La bienfai- sance doit être discrète et surtout éviter l'orgueil. — Ce qui est semé pour être récolté n'est pas un bienfait. — Accordons nos bienfaits, ne les plaçons pas à intérêt. — L'ingratitude ne doit pas refroidir la bienfaisance. . . . Que d'hommes sont indignes de voir le jour, et cepen- dant le soleil luit sur eux ! — Les dieux dispensent d'un cours égal leurs bienfaits sur les peuples, ils répandent en temps favorable les pluies fécondes sur la terre, ils déchaînent les vents sur la mer, ils indiquent la saison d'hiver par Ips révolutions des astres et ils tempèrent la chaleur de l'été par des souffles cléments*. » Parmi ces préceptes, la plupart ont été cités par nous dans les pages qui précèdent, et n'appartiennent pas plus à Sénèque qu'à Cicéron^, à Ménandre, à la philosophie et au cœur humain. Il en est quelques-uns que Sénèque lui-même, dans l'endroit oii il les exprime, attribue aux stoïciens, et regarde comme des maximes banales : telle est cette recommandation, «partager son pain avec celui qui a faim.)) Car il est à remarquer que la manière dont on cite ces passages est presque toujours inexacte ; Sénèque 1 De henef.y iv, 14. — i, 8. —vil, 31. — ii, 11. -— De otio sap., 28. 2 L'expression fœnerari bénéficia est de Cicéron {De amie, IX, 31). 330 LA BIENFAISANCE. ne donne pas ces conseils en son propre nom, il dit au contraire qu'il regarde comme inutile de les donner, et 1 n'y voit que des formules générales. La question de la bienfaisance était fréquemment agitée dans les écoles. Nous pouvons nous former une idée des principaux développements que ce sujet favori recevait des maîtres stoïciens, par cet endroit du Traité sur la clémence oii Sénèque, pour disculper sa secte du reproche de dureté que la multitude lui adressait, ex- plique le paradoxe qui interdisait au sage la pitié. « S'a- pitoyer sur les malheurs d'autrui, en concevoir de la douleur, verser des larmes à la vue de l'infortuné qui gémit, est une faiblesse indigne du sage; rien ne doit ébranler sa constance, ni altérer sa sérénité. Toutefois, il fera de grand cœur tout ce que la compassion peut inspirer aux âmes qui s'y abandonnent; il tendra la main au naufragé, il donnera l'hospitalité au banni, une obole à l'indigent. Il rendra à une mère désolée le fils qu'elle a perdu, il le retirera des fers; pareil aux dieux, il regardera de près l'infortune, il secourra principale- ment ceux qui méritent son appui ; sa bonté même des- cendra sur ceux qui en grande partie ont mérité ce qu'ils souffrent ; mais il n'ira pas s'affliger ou s'attendrir à la vue de quelque pauvre effrayant de maigreur et couvert de haillons malpropres. 11 n'y a que les yeux malades qui deviennent rouges et sensibles en regardant des yeux en- doloris *. » Yoilà ce qui autorisait Sénèque à dire : « Au- cune secte n'est plus douce, plus bienveihante que celle des stoïciens ; aucune n'est plus animée de l'amour des » U ll.ch. VI. LA BIENFAISANCE. %)'\ hommes , plus attentive au bien commun : car elle a pour objet principal d'être utile et secourable à tous et à cha- cun en particulier*.)) Comme Cicéron'^, Sénèque veut qu'on se dépouille de toute arrogance, même envers un ennemi. Il va même plus loin que Cicéron, car il veut qu'on porte secours à un ennemi ^ Mais ce précepte ne lui appartient pas en propre, c'est une maxime stoïcienne, et il le dit formel- lement : « Les stoïciens soutiennent qu'il faut secourir ses ennemis mêmes d'une main pleine de douceur. )) Nous en conviendrons avec Sénèque : la secte stoïcienne, mieux que toute autre, a justifié les belles paroles de Platon, qui appelle le philosophe un médecin des âmes, et qui assigne à la philosophie le soin de guérir nos infir- mités morales, de nous sauver de la maladie des vices*. Personne dans l'antiquité n'a mis plus de dévouement et plus de science dans l'accomplissement de ce ministère. Aussi les stoïciens ont-ils suivi et développé les maximes émises par Platon et répétées par Cicéron sur l'indul- gence qu'il convient d'employer à l'égard des pécheurs, sur les ménagements à garder envers ceux qui s'égarent. Ce qu'il faut se proposer, disent-ils, c'est moins de pu- nir que de corriger; qu'on évite tout sentiment de ven- geance, de haine ou de colère dans les réprimandes ; 1 De dément., ii, 5. 2 De officiis, i, 38. — Séiièq., De vit. beat., xx. 3 « Opem ferre etiam inimicis initi manu. » {De otio sap., xxix. * Cicéron dit aussi : « Il faut demander à la philosophie le remède contre nos vices et nos péchés. » {Tusc, v. ) De là l'emploi si fréquent de morbus, au sens moral, pour désigner le péché, le vice, le mal, et de l'expression salus, qui signifie la guérison de l'àme, le salut du coupable. — "N'oyez Horace, Ep. i, 135. — Ep. xvi, 41. 332 LA BIENFAISANCE. rappelons avec douceur ceux qui sont hors du droit che- min ; accablons de bienfaits ceux qui nous payent d'in- gratitude : c'est l'infaillible effet delà vertu que de triom- pher du vice*. Sénèque, sur la question qui nous occupe, n'a donc ' De ira, xiv. — vu, 31. — Nous n'avons rien dit des maximes de Sénèque sur V amitié, TpEtrce que sur ce point on ne cite de saint Paul aucun texte qui prête à un rapprochement. On peut lire l'épître ix et l'épitre vi ; on y trouvera les principes et les sentiments des anciens, d'Epicure, de Métrodore, d'Hermachus, de Polyenus, d'Aristote, di Platon, de Socrate, de Gicéron. Nous nous bornerons à cette citation, tirée de l'épitre IX : «Dans quel but cherché-je un ami? Afin d'avoir quelqu'un pour qui je puisse mourir {pro quo mon possini), que je puisse suivre en exil, pour qui j'aille au-devant da la mort et je puisse me sacrifier (cujus morti me op- ponam et impendam). » C'est le développement éloquent de la pensée antique : deux amis ns forment qu'une seule âme ; c'est la théorie du dévouement que l'amitié inspire aux nobles cœurs, et dont la poésie et l'histoire ont con^acré les plus beaux traits. — Au sujet de ce passage, nous renouvellerons une remarque déjà faite, c'est qu'on rencontre par- fois dans Sénèque le Philosophe des expressions, des tours de phrase qui semblent empruntés aux Controverses de Sénèque le Rhéteur. Com- parez, en effet, le passage cité de l'épître IX avec la phrase suivante d'une controverse : « Montanus Votiénus dit : Ne croyez pas qu'elle soit tombée victime de la colère d'un père. Elle est morte pour celui à qui elle avait consacré sa vie, elle s'est sacrifiée pour celui à qui elle s'était donnée {illi se, cui addixit, impendit). Vous savez qu'elle avait un mari, afin de pouvoir mourir. pour lui (pro quo niori posset). » (Contr., VI, 32.) — Certains critiques, examinant séparément le passage de l'épitre ix , ont prétendu que l'emploi du verbe impendi avec le sens de se sacrifier, mourir, constituait dans le philosophe un néolo- gisme chrétien. En effet, disent-ils, on rencontre ce terme dans la Vulgate : « Ego autem libentissime impendam et superimpendar pro animabus vestris. » 'Eyà) ôè riûicrTa oaTiavridw xai èxoauavr,6rjC70[j.ai UTièp Ttov J;u)^a)v u[ji.wv (II Ep. aux Cor., xil, 15). Donc Sénèque a pris cette expression à saint Paul, c'est-à-dire à son traducteur. Pour corro- borer cet argument, ils citent des passages de TertuUien où ce verbe se trouve : ce sont deux preuves de la même force. — Heureusement, le déclamateur Votiénus est venu à notre aide et nous a fourni le moyen de prouver que Sénèque n'avait pas eu besoin d'imiter saint Jérôme et Ter- tuUien. Pour nous appuyer, nous aussi, sur deux témoignages, nous ci- terons Manilius : « Impendendus homo est, Deus esse ut possit in ipso. » (iv, 407.) LA BIENFAISANCE. 333 émis aucune opinion nouvelle. Pour achever ce double parallèle, exposons en peu de mots les principes corres- pondants de la doctrine de saint Paul. Le christianisme dit, comme la philosophie, que le genre humain ne forme qu'une seule famille , issue d'un même père, et sortie des mains du même auteur; il ajoute un mot plus expressif, un sentiment plus affec- tueux, et déclare que tous les hommes sont frères. De plus, il donne à cette fraternité universelle une sanction religieuse: en effet, tous les hommes, enveloppés dans la même faute et punis du même châtiment, ont été ra- chetés du sang d'un Dieu. Le christianisme ne recommande pas seulement des dispositions bienveillantes envers le prochain, de la sympathie, de la douceur; il veut quelque chose de plus vif et de plus agissant, l'amour, et il en fait une loi : « Aimez-vous les uns les autres, aidez-vous à porter vos fardeaux, soyez pleins de tendresse pour vos frères, aimez votre prochain comme vous-même, pour plaire à Dieu^)) Comment les hommes ne s'aimeraient-ils pas entre eux lorsque Dieu a aimé les hommes jusqu'à mourir en croix pour leur sa- lut? Voilà tout à la fois et le précepte et la raison du précepte. Il y a de grands rapports entre les prescriptions des livres saints au sujet delà charité, et celles que renfer- ment les traités de morale philosophique. Rapprochez des passages cités de Cicéron, de Ménandre, de Philé- mon, des deux Sénèque, les préceptes si connus des 1 Ep. aux Gai., vi, 2. 334 LA BIENFAISANCE. Épîtres de saint Paul et des Évangélistes ^ N'est-ce pas le même langage? Yoici en quoi l'Évangile et la phi- losophie diffèrent; celle-ci dit : Faites le bien, la vertu trouve en soi sa récompense. L'Évangile dit : Faites le bien, en mémoire de celui qui a donné sa vie pour vous, et qui vous rendra au centuple ce que vous aurez aban- donné aux pauvres ici-bas. La philosophie défend de rendre le mal pour le mal, elle déteste la vengeance, recommande le calme, la di- gnité, la douceur même à l'égard d'un ennemi, et veut qu'on lui porte secours s'il est en péril. L'Évangile or- donne au chrétien d'aimer son ennemi et de prier pour ses persécuteurs. Ici reparaît une des différences essen- tielles, capitales, qui séparent le christianisme et la phi- losophie. Dans le chrétien, l'homme s'efface et s'anéan- tit; Dieu est tout pour lui, sa loi, son modèle, l'objet de son amour. Le philosophe ne relève que de lui-même et de sa raison. De là un sentiment d'humilité, d'abaisse- ment, d'abnégation complète qui est la base des vertus chrétiennes, et que la philosophie n'a point connu. La philosophie au contraire, qui est le plus noble exercice et le plus beau fruit de l'esprit humain, inspire à l'homme une haute opinion de sa puissance. NuUe part nous ne trouvons dans Sénèque ces pensées et ces expressions vraiment chrétiennes. C'est donc une erreur manifeste que de rapprocher la formule outrée des stoïciens, a ne vous irritez pas, pardonnez-leur, car ils sont insensés, » sed non e^t quod irascaris^ ignosce illis^ omnes msa- 1 Ep. auî Epliés.j IV, 32. — Ecclésiaste, xi, 1 , iv, 2, 3. — Saint Mat- thieu, V, 45 j VI, 7. — Saint Luc, vi, 3i, 35, TA BIENFAISANCE. M.T) nîunt^ ^ des paroles de Jésus sur la croix : Pater ^ dimitte illis^ non enim sciunt quod faciunt ^. Le mot de Sénèque exprime un sentiment de dédain pour l'humanité, et les paroles de Jésus sont l'accomplissement du précepte : Aimez ceux qui vous persécutent, pardonnez à ceux qui vous font mourir. Quelle est la conclusion de ce double parallèle, établi entre Sénèque et ses devanciers, entre le christianisme et Sénèque? De quel côté sont les maîtres de ce philoso- phe ? Est-ce du côté des apôtres et de l'Evangile, dont il n'a ni les dogmes ni la morale, du moins quant à sa partie essentiellement chrétienne ? Est-ce du côté des philosophes anciens, dont il emprunte les idées, les sen- ments et le langage? 1 De benef.j v, 17. 2 S;iint Luc, xxtii, .Tf, 336 DE LA CHASTETÉ. CHAPITRE XII. De la Chasteté. — Spiritualisme et Mysticisme de Sénèque. — Un curieux passage de Dion Cassius. I. Eloge de la Chasteté. Nous dirons peu de choses sur ce premier point. Ce qu'on cite de Sénèque, en ce genre, ne mérite ni exa- men ni discussion, et peut-être eût-il mieux valu le passer sous silence. En effet, ce ne sont point des maxi- mes d'une délicatesse bien raffinée que celles-ci : « Au lieu de nous enseigner si Pénélope était chaste ou non, apprends-nous en quoi consiste la chasteté, quelle est l'importance de cette vertu, si elle consiste dans la pureté de l'âme ou dans celle du corps ^ » — « Dans la seconde classe des biens sans lesquels nous pouvons vivre, mais dont la privation est plus cruelle que la mort, il faut ranger la liberté, la chasteté, une bonne conscience^. » — (( L'impureté est le principal fléau de notre temps ^ » ^ r>p. LXXXVIII. 2 De htnef.y i, 11. 8 Ad Helv.y 16. DÉ r.A CHASTETÉ. 33* — (( L'amour est un vice honteux qui dégrade une âme saine, qui trouble les pensées, abat les nobles senti- ments, et fait descendre l'esprit des plus hautes médita- tions aux plus vils soucis ^ » Pour supposer que Sénèque n'a pas pu trouver ces vé- rités, ni dans sa propre morale ni dans la morale stoï- cienne, et qu'il a dû nécessairement les dérober à saint Paul, il faut avoir de l'antiquité une bien singulière opi- nion, et lui refuser toute notion de la vertu et de la pu- deur, et la connaissance des termes qui expriment les sentiments honnêtes. Les anciens, dit-on, ont peu com- pris la continence et la réserve dans les rapports sexuels. La lubricité de leurs habitudes domestiques n'a même que médiocrement ému leurs moralistes. Voilà un juge- ment promptement rendu, et la philosophie ancienne assimilée à la poésie erotique. Prouver que l'antiquité a connu la chasteté, la pureté de l'âme et du corps, que les moralistes ont loué ces vertus et énergiquement flétri les vices contraires, nous entraînerait dans des longueurs, et nous ne voulons pas, à tout propos, recommencer une dissertation spéciale ; il nous suffira d'indiquer quelques lectures utiles à ceux qui jugent les anciens sur une satire de Juvénal et sur l'Art d'aimer d'Ovide. On pourrait donc lire avec fruit : d'abord la lettre oii Sé- nèque parle des leçons d'Attale sur la chasteté, leçons qui dans sa jeunesse l'avaient transformé en ascète py- thagoricien ; un portrait de la modestie qui sied à une femme, tracé par un rhéteur dans une controverse^; • Cl lé par saint Jérôme. '^ .Controv., u, 15. 22 3*^8 DE LA CHASTETÉ. cette loi de Platon qui déclare infâme et privé des droits du citoyen quiconque a commis l'adultère * ; ce pas- sage 011 Valère Maxime, blâmant le divorce, rap- pelle que pendant 520 ans il fut inconnu à Rome, et que même les femmes veuves qui se remariaient encouraient les sévérités de l'opinion publique ^ ; nous indiquerons encore ces maximes d'Euripide, de Ménandre, de Philémon : « 0 sainte pudeur! puisses-tu régner dans les cœurs et en arracher tout ce qu'ils renferment d'impur^!... C'est la vertu* et non l'or qui est la parure de la femme \ — Une femme laide est belle si sa conduite est ver- tueuse, car la chasteté l'emporte sur la beauté phy- sique^. )) Enfin, on conviendra peut-être que toute délica- tesse morale n'avait pas disparu dans une société où la loi défendait la licence des regards^, et oii l'on disait, comme Cléante, Cicéron, Ovide, Sé- nèque : Ce n'est pas l'acte seul qui fait le crime; la faute est commise dès que la pensée en est con- çue : (( Quiconque nourrit dans son cœur un mau- vais désir est coupable... On est assassin, même sans avoir teint ses mains de Sang, parce qu'on s'était 1 Lois,\m, (841.) 2 L. n,ch. I, §§3,4. 3 Euripide, Hippolyte. * Ménandre, p. 92. * Philémon, p. 128. 6 Quintilien, Dédam.,1\\ SPIRITUALISME ET MYSTICISME. 339 armé pour tuer et qu'on avait l'intention de voler dans l'occasion ^ )) C'en est assez, sans doute, pour prouver que Sénèque ne doit pas exciter une admiration mêlée d'étonnement, parce qu'il a dit que la chasteté était un bien, l'impu- reté un fléau, et qu'il a répété oratoirement ce mot de Panétius à un jeune homme qui lai demandait si le sage pouvait aimer : « Ne parlons pas du sage ; mais pour les hommes comme toi et comme moi, il n'y a pas de pas- sions qu'ils doivent plus redouter. )> Venons à une ques- tion plus sérieuse : quelles sont les origines du mysti- cisme de Sénèque? § II- Spiritualisme et mysticisme. De ce principe général, qui établit entre l'âme et le corps une distinction profonde et assigne à la première la prééminence, découlent quatre conséquences impor- tantes pour la conduite de la vie ; ce sont : le mépris du corps et de tous les plaisirs comme de tous les biens qui s'y rattachent, la répression des appétits sensuels au moyen de la frugalité et de l'abstinence, la culture inté- rieure de l'âme et le soin de son perfectionnement, une Sénèq., De benef., w, 14. — Cicér., De ofj.^ m. • Sciiièq. le Rhét. Cnnlr. excerpt., vi, 8. — Ovide : Quœ, quia non licuit, non faoit, illa facit. l'ijam servaris bene corpus, adultéra mens est . Omuibus exclusis, iatus adulLer eris. .UO SPIRITUALISME ET MYSTICISME. aspiration constante vers un état supérieur où l'intelli- gence, dégagée de son enveloppe, jouira pleinement de l'exercice de ses facultés et de la connaissance de la vérité. Ce système d'idées appartient à la philosophie aussi bien qu'au christianisme, il est dans Sénèque comme dans saint Paul, avec les différences qui distinguent un philosophe d'un apôtre. Nous avons donc ici encore la même illusion à dissiper, celle qui confond les rapports généraux de deux doctrines avec les ressemblances par- ticulières de deux écrivains. Sénèque méprise le corps, et son dédain s'exprime en termes énergiques. « Cette enveloppe mortelle, dit-il, empêche l'homme de s'élever jusqu^à la connaissance de ce qui est immortel... L'esprit, écrasé, souillé, aveuglé, se voit écarté du vrai et jeté dans l'erreur ; tous les com- bats qu'il livre à cette chair pesante sont une résistance au poids qui l'entrameet l'abîme dans la matière !... La philosophie seule le délivre de ce fardeau, de cette pri- son, de ce supplice, elle le ranime par le spectacle de la nature, et le fait passer des choses de la terre à celles du ciel... Non, je suis trop grand, mes destinées sont trop hautes pour que je consente à être l'esclave de mon corps. . . dans cette demeure fragile habite une âme libre. Jamais cette chair ne me forcera à craindre ni à user d'artifices coupables ; jamais je ne mentirai enThonneur de ce vil corps. Quand je le voudrai, je romprai mon al- liance avec lui, et aujourd'hui même que nous sommes attachés l'un à l'autre, notre union ne repose pas sur des conditions égales ; tous les droits sont pour l'âme. Le mépris du corps c'est la vraie liberté... Nous ne devons SPIRITUALISME ET MYSTICISME. 3il pas faire consister notre bonheur dans la chair... dans cette chair inutile et périssable, dit Posidonius, qui n^est bonne qu^à recevoir de la nourriture * . Un jour viendra qui ôtera tous les voiles qui nous enveloppent, et nous déli- vrera de l'habitation de ce ventre immonde et infect ^. » Il y a certainement quelque ressemblance pour le fond des idées entre les pensées de Sénèque et la doctrine de saint Paul ^ ; mais les différences sont encore plus sen- sibles, et il est inutile d'y insister. Sénèque est philosophe et saint Paul théologien. Cependant on pourrait être surpris du langage de Sénèque, s'il était le premier qui l'eût tenu, et si la philosophie jusqu'àlui avait été enfon- cée dans le matériahsme. Mais Platon, Cicéron et tant d'autres avant lui n'ont-ils pas appelé le corps un fardeau, une prison, un tombeau, et la vie présente une véritable mort? « Tant que nous aurons notre corps, dit Socrate, et que notre âme sera enchaînée dans cette corruption, jamais nous ne posséderons Tobjet de nos désirs, c'est- 1 « Non est summa felicitatis nostrse in carne ponenda. » Ép. LXXIV. Vov. aussi De vit. beat., XXXII. — Ad Marciam, XXIV. — Ép. LXV, LXXIV, XCII, CXXII. 2 Ép. cm. 3 « Animalis aiitem homo non percipit ea quae sunt spiritus Dei : stul- « titia enim est illi, et non potest intelligere, quia spiritualiter examina- « tur... — Video autem aliam legera in membris raeis, repugnantem legi « mentis meai, et captivantem me in lege peccati quai est in membris « meis. Infelix ego homo, quis me liberabit de corpore mortis hujus? — « Nostra autem conversatio in cœlis est; unde etiam Salvatorem exspec- « tamus Dominum nostrum Jesum Christum. — Quoniam sapientia cra- « nis inimica est Deo : legi enim Dei non est subjecta : nec enim potest. « Qui autem in carne sunt, Deo placere non possunt... — Si propter « cibum frater tuus contristatur, jam non secundum claritatem ambulas... « non est enim Regnum Dei esca et potus. » — Rom., viii, 8, vu, 23, XIV, 17. — î. Corinth., vin, 8, ii, 14. — II. Corinth., XII, 7-10. — Philipp., Il, 18-20. — 1. Tim., v, 6. 342 SPIRITUALISME ET MYSTICISME. à-dire la vérité ; en effet, le corps nous remplit d'amours, de désirs, de craintes, de mille chimères, de mille sot- tises... il est la cause des guerres, des séditions et des combats... et si d'aventure il nous laisse quelque loisir, et que nous nous mettions à réfléchir, il intervient tout à coup au miheu des recherches, nous trouble, nous étour- dit et nous rend incapables dediscernerla vérité... Nous ne jouirons de la sagesse qu'après la mort et non pendant cette vie;... et pendant que nous serons ici-bas nous n'approcherons de la vérité qu'autant que nous nous éloignerons du corps, que nous renoncerons à tout commerce avec lui, que nous ne lui permettrons point de nous remplir de sa corruption naturelle, et que nous nous conserverons purs de ses souillures, jusqu'à ce que Dieu lui-même vienne nous délivrer... Purifier l'âme n'est-ce pas la séparer du corps, l'accoutumer à se ren- fermer, à se recueillir et à vivre , autant qu'il lui est possible, seule vis-à-vis d'elle-même, affranchie du corps comme d'une chaîne... L'affranchissement de l'âme, sa séparation d'avec la folie du corps, n'est-ce pas là l'oc- cupation même du philosophe?... 11 est donc certain que le véritable philosophe s'exerce à mourir, et que la mort ne lui est nullement terrible*... Autrefois, avant cette vie corporelle , exempts des imperfections et des maux qui nous attendaient dans la suite, nous admi- rions les essences éternelles incréées, ces objets parfaits, simples, pleins de calme et de béatitude, nous les con- templions dans une lumière pure, purs nous-mêmes et libres de ce tombeau appelé le corps, que nous traî- 1 Phéfhn, trad. de M. Cousin, p. 201, 206, 207. SPIRITUALISME ET MYSTICISME. 3i3 nons avec nous, emprisonnés comme dans une huître... L'homme qui fait un bon usage de ces ressouvenirs est initié aux vrais mystères et seul devient véritablement parfait. Détaché des soins terrestres, ne s'occupant que de ce qui est divin, il est blâmé par la multitude qui le traite d'insensé, et qui ne voit pas qu'il est inspiré ^ » Cicéron répète les expressions platoniciennes : « Le corps n'est que le vase ou l'enveloppe qui renferme le corps... Ceux-là surtout vivent qui se sont détachés des liens du corps comme d'une prison ; la vie sur la terre est une véritable mort ^. On s'est étonné de rencontrer fréquemment dans Sénèque l'expression caro^ avec le sens qu'elle a dans la Yulgate. Mais le mot cap^ que traduit Sénèque, et qu'emploie saint Paul, est perpétuellement employé pour celui de corps dans les fragments d'Epicure et de Métrodore ^ Aristarque, cité par le scholiaste d'Aristo- phane^, nous apprend que le mot chair remplaçait souvent celui de corps, même dans le langage ordinaire. En quoi Sénèque diffère-t-il de ses devanciers? Il ex- prime en traits énergiques et redoublés ce que d'autres disent plus simplement. Peut-être aussi l'ancien par- tisan de la métempsycose, le disciple d'Attale et de * Phèdre. 2 Tusc, 22.'-Rép.,\l, 7. 3 Diog. Laert., x. '* Grenouilles j v. 171, — Perse traduit poétiquemeut ce terme de mépris: j.l^ii^fi) . 'J >;•- lî 0 cnrvœ in terris animae, et cœlestium inanes ! Quid luvat hoc, templis nostros immittere mores, • Kt booa dis ex liac scelerata ducere pulpa?... Teccat et hœc, peccat, vilio tamen utitur... ^.Sat. a, 60. J 344 SPIRITUALISME ET MYSTICISME. Sotion, trouvait-il dans sa santé débile quelque amer- tume et quelque aigreur à ajouter aux dédains tradi- tionnels de la philosophie pour le corps. Cette vile chair, pétrie de passions et de vices, doit être combattue sans relâche dans ses instincts et ses appétits. De là, pour ceux dont elle incommode la sa^ gesse, obhgation ou nécessité de l'abstinence. Ce n'est pas que Sénèque ait vécu en pythagoricien ou en théra- peute ; il ne recommande même pas ce genre de vie ; il ne veut rien d'étrange ni d'affecté dans la conduite du philosophe ; on peut vivre comme le vulgaire, mais avec plus de modération et de frugalité. Une frugalité élé- gante et une belle demeure ne lui déplaisent pas*. Les détails qu'il donne dans l'Epître 108 sur son genre de vie, montrent qu'il fut fidèle à ce principe de modé- ration. Il s'abstint constamment d'huîtres, de champi- gnons et d'autres mets délicats et superflus ; il renonça de bonne heure à l'usage du bain, des parfums et du vin ; mais il est permis de croire que le soin de sa santé fut pour quelque chose dans certaines de ces résolutions. Du reste, il suivit les communs usages, après son essai de pythagorisme. Ailleurs il parle du pain sec qu'il mangeait après ses exercices, mais c'était au déjeuner et bon nombre de Romains en usaient ainsi sans être philosophes. Chez quelques-uns cette frugalité était tempérance, chez d'autres nécessité. C'est donc faire Sénèque plus sobre qu'il n'était que de voir dans ce passage « un renoncement à l'usage de la ' Ép. VIII. — Ép. V. « Hic mihi modus placet. Temperetur inter mo- res bonos et publicos, » SPIRITUALISME ET MYSTICISME. 345 viande, comme par application du conseil de saint Paul^ )) Plorace, qui ne connaissait pas ce verset, dînait au moins aussi modestement que Sénèque, toutes les fois qu'il dînait chez lui^ C'est le repas fait à la légère et sans s'asseoir, tel que le pratiquaient les Romains. Les plébéiens de l'Art poétique, qui, après avoir applaudi une mauvaise pièce, rentraient chez eux manger leurs noix et leurs pois grillés, surpassaient, sans y prétendre, plus d'un stoï- cien, et Sénèque compris, en sobriété. Nulle vertu n'é- tait plus facile en Italie et en Orient ; et quand les cyniques prétendaient que l'eau des fontaines et l'ail de leurs be- saces leur suffisaient pour vivre, les gens du peuple, je pense, n'y voyaient pas grande exagération, car ils en faisaient assez souvent l'expérience. Quoique les vins grecs et les débauches rt)maines aient quelque célébrité, il n'en est pas moins incontestable que les anciens me- naient un genre de vie plus frugal et plus sobre que les peuples modernes d'Occident ; ce qui leur ôte tout mé- rite, c'est qu'ils le faisaient naturellement et sans effort. Nous sommes assez tentés de voir des figures de style, ou des traits de ce caractère « menteur )> attribué par Juvénal aux Grecs, quand nous hsons dans les poètes et les philosophes anciens quelque éloge de la tem- pérance ou quelque description d'un régime frugal : cela ne paraissait qu'austère à leurs contemporains. Les pythagoriciens défendaient de manger la viande 1 II est bon de ne pas manger de chair et de ne pas boire de vin. Ad Roman., xvi, 21. 3 Sat. 1,6, V. 114, \21, 3i6 SPIRITUALISME ET MYSTICISME. des animaux ; mais l'historien Josèphe ne parle-t-il pas d'hommes de Judée qui vivaient d'écorces d'arbres? Les Esséniens, qui n'avaient d'autre toit que les feuilles des palmiers, se nourrissaient continuellement de ra- cines. Il était plus facile alors qu'aujourd'hui d'atteindre à cette perfection, qui, suivant Socrate, consiste à n'a- voir besoin de rien. « Tu me parais mettre le bonheur dans la somptuosité et les délices, disait-il à un sophiste; pour moi, je crois que n'avoir besoin de rien est une perfection vraiment divine, et que manquer de peu est ce qui nous rapproche le plus de la félicité de Dieu^ » En quoi consistait ce peu, dont un philosophe grec de- vait se contenter? Le pain et l'eau suffisent, disaient Eu- ripide, Epicure et les cyniques ; le reste est raffinement. (( L'homme n'a besoin que de deux choses, des dons de Cérès et de l'eau des fontaines, qui se présentent à nous en abondance. Mais notre sensualité invente des mets délicats et recherchés^. » On Usait sur la porte des jardins d'Epicure : « Cher hôte, tu trouveras dans cette demeure un maître hospitalier, humain et gracieux, qui te recevra avec du pain blanc et te servira abondamment de l'eau claire, en te disant : N'es-tu pas bien traité? Ces jardins sont faits, non pour irriter la faim, mais pour l'éteindre, non pour accroître la soif par la boisson même, mais pour la guérir par un remède naturel et qui ne coûte rien. Yoilà l'espèce de volupté dans la- quelle j'ai vécu, j'ai vieilU^ )) Saint Jérôme, qui sans 1 Xénoph., Entr. mém., l, 6. 2 Euripide. Stobée, F/.0}\, t. V ■^ Sénèq., Ep. XXI, SPIRITUALISME ET MYSTICISME. 347 doute avait lu cette inscription, propose Epicure comme un modèle de tempérance, et dit que sa sobriété et celle dePytliagorc peuvent donner de la confusion à beaucoup de chrétiens *. Cicéron, dont le bon sens est ennemi de toute exagération, se contente de dire que la nourriture et les soins donnés au corps doivent se rapporter à la santé et aux forces, et non pas à la volupté -. - On compare l'opinion de Sénèque sur les athlètes à celle de saint Paul. Dans la lettre xv, Sénèque se rit de ces hommes qui passent toutes leurs journées entre le vin et r huile ^ occupés à nourrir, à fortifier leurs mem- bres, et peu soucieux de leur esprit, qui demeure enfoncé et enseveli dans la matière. « Quel emploi du temps! dit-il ; avec tous leurs muscles et tout leur embonpoint, ils n'auront jamais ni la taille ni le poids d'un bœuf. )> Ce n'est pas qu'il s'interdise à lui-même tout exercice ; il en est de plusieurs sortes qu'il conseille et qu'il prati- quait. Mais il veut que l'homme exerce avant tout son âme. )) En parlant ainsi, Sénèque, dit-on, avait dans l'esprit le précepte de saint Paul à "fimothée : a Exerce- toi h la piété. L'exercice physique est peu utile ; la piété au contraire est utile à tout, car elle renferme les pro- messes de la vie présente et celle de la vie future ^ )) Mais il nous semble qu'un stoïcien, qui, suivant l'esprit de sa secte, professait pour le corps ce dédain superbe dont nous avons parlé, pouvait bien blâmer les athlètes et tourner leurs exercices en ridicule, sans s'inspirer ' Contre Jovinien, L II. 2 De off., 1. I, ch. 30. ' Fv, 8. — Cette épitre est regardée comme apocryphe. 3Î8 SPIRITUALISME ET MYSTICISME. pour cela des maximes chrétiennes. Tl est impossible, en effet, de servir à la fois deux maîtres, et de s'exercer dans la même journée bien sérieusement à la vertu et au pugi- lat ; ceux qui mettent tout leur soin à observer, comme dit Sénèque, si le boire et le manger, aidés d'un exercice constant, profitent au développement de leurs muscles, ceux-là ne font pas chaque soir, suivant l'usage des py- thagoriciens, leur examen de conscience. Réciproque- ment, les sages, dont toutes les pensées sont pour l'âme, et qui traitent le corps de prison , de gêne, de tombeau, ne sont pas portés à estimer beaucoup un travail qui n'a d'autre but que d'accroître la force et la beauté de cette enveloppe méprisée. Zenon était si peu partisan de la gymnastique qu'il défendait de bâtir des gymnases * ; Cratès se fit un jour expulser à coups de fouet par un maître de palestre, à Thèbes, sans doute parce qu'il y développait la maxime stoïcienne : Abstiens-toi^. Aris- ton, que Sénèque cite souvent, comparait les athlètes aux colonnes mêmes du gymnase; « ils sont bril- lants comme elles, disait-il, et de pierre comme elles ^. » On demandait à Diogène pourquoi les athlètes n'a- vaient point d'esprit : « C'est, répondit-il, parce qu'ils sont formés de chair de porc et de chair de bœuf ^. )) Ces paroles et cette conduite ne témoignent pas d'une vive admiration pour les combats du ceste et du pancrace, et nous paraissent ressembler fort aux expressions ironi- • Diog. Laer., vu, 1. •' Ibid., 1. VI, 3. ^Sénèq., Ép. XV, note de Juste làpse, '* Ihld. SPIRITUALISME ET MYSTICISME. 349 ques de Sénèque. Il n'était pas besoin d'être cynique ou stoïcien pour penser ainsi ; c'était le sentiment de tous les gens d'esprit^ c'est-à-dire de tous ceux qui éprouvent plus de plaisir à remuer des idées qu'à mouvoir les bras ou les jambes. Horace et Yirgile s'abstiennent, est-il raconté quelque part, de faire à Mécène sa partie de paume ; c'était, dit le narrateur, pour ménager, l'un ses yeux malades, l'autre son estomac languissant; je sup- pose qu'ils aimaient mieux rêver à quelques vers. «Exer- çons le corps, dit Cicéron, afin qu'il devienne bon servi- teur de l'âme, mais n'oublions pas que l'âme est le prin- cipal. )) C'est, à peu près, l'opinion de Sénèque. - Sénèque, nous l'avons vu^, ne croit pas à l'immortalité de l'âme ; il a rassemblé dans un morceau brillant les anciennes opinions de Pythagore et de Platon, modi- fiées par le stoïcisme ; et ce développement oratoire d'un lieu commun philosophique n'a pas même, chez lui, l'o- riginahté d'une conviction personnelle, car il l'appelle le récit d un rêve. Malgré l'incertitude de ses espérances, il est souvent porté par les tendances mêmes de sa philoso-- phie à exprimer cette ardente aspiration de l'âme vers un état meilleur oii, loin des misères de cette vie, elle doit trouver le comble de la félicité dans la plénitude delà science et de la sagesse. Il représente le philosophe cher- chant à se dérober, par une fuite anticipée, auxhensqui l'attachent ici-bas, saisi d'un avant-goût des jouissances célestes. « Qu'est-ce que la terre pour le sage? dit-il. Un lieu de passage, une hôtellerie, une prison d'un jour; il 1 De off., I, 23. ■^ Pase 204. 350 SPIRITUALISML ET MYSTICISME. se mêle aux hommes comme un étranger*, mais son cœur est loin d'eux, il réside dans sa véritable patrie. » Ces pensées et ces images sont conformes à l'esprit, et quelquefois au texte des livres saints : « Notre vrai séjour est dans le ciel... Ayez le goût des choses d'en haut, et non de cehes qui sont sur la terre... Tant que nous habi- tons le corps, nous sommes des hôtes et des étrangers, éloignés du Seigneur ^. » Mais écoutons maintenant le chœur des philosophes spirituaUstes : « La vie est une mort, dit Euripide, et la mort sans doute une vie. Le corps retourne à la terre, et l'âme s'envole dans les airs d'oii elle est venue. Or l'âme c'est nous-mêmes ^ » — « Une faut point, comme quelques-uns le recommandent, n'avoir que des pensées et des sentiments humains , parce que nous sommes des hommes; que des pensées et des sentiments mortels, parce que nous sommes mortels ; il faut, au contraire, nous affranchir autant que possible de la mortalité ^ » La foule a bien l'air d'ignorer que les vrais philosophes ne s'appliquent en ce monde qu'à mourir ou qu'à vivre commes'ilsétaientdéjàmorts...Engénéral, le philosophe ne doit point s'occuper du corps,mais s'en séparer autant que possible pour donner tous ses soins à l'âme. Il tra- vaille donc plus particulièrement que les autres hommes 1 « Peregrinus et properans , » dit le texte : Ep. GII, CXX. — Horace emploie la même expression dans le même sens : Dura peregre est animus sine corpore velox. (L. I, Ép. XII, 13.) 2 nPeregrini et hospites, » Goloss., m, 1, 2; il. Gorinth., v, 1, 6j Hébr., XI, 14, 16. ) 3 Suppliantes, 530. '* Aristote, Etli. à Nicom., x, 8, fin. SPIRITUALISME ET MYSTICISME. 3jI à détacher son âme de la société de la matière. Et cette séparation, ce divorce, ce détachement, cet affranchisse- ment, n'est-ce pas ce qu'on appelle la mort*? Le vrai philosophe ignore dès sa jeunesse le chemin de la place publique ; il ne sait oii est le tribunal , où est le sénat et les autres heux de la ville oii se tiennent les as- semblées. Il ne voit ni n'entend les lois et les décrets prononcés ou écrits; les factions et les brigues, les réu- nions, les festins, les divertissements, rien de tout cela ne lui vient à la pensée, même en songe... S'il s'abstient d'en prendre connaissance, ce n'est pas par vanité : mais, à vrai dire, il n'est présent que de corps dans la ville. Son âme, regardant tous ces objets comme indi- gnes d'ehe, se promène de tous côtés, mesurant les pro- fondeurs de la terre, s'élevant jusqu'aux cieux... et ne s'abaissant à aucun des objets qui sont tout près d'elle. .}. Aussi, celui qui s'est livré sérieusement à l'étude de la philosophie doit voir arriver la mort avec tranquillité. Bien plus, il la verra avec une grande volupté, car il est fermement persuadé que nulle part que dans l'au- tre monde il ne rencontrera cette pure sagesse qu'il cherche. N'y aurait-il pas de l'extravagance pour un tel homme à craindre la mort^? Cicéron traduit ces nobles inspirations du mysticisme platonicien : « Notre âme, sortie du ciel,, a été précipitée de ce séjour élevé et plongée dans la boue de la terre, lieu si contraire à sa nature divine et éternelle... Aussi, lorsque Dieu lui i Platon, Phédon. * M., Théétète. * Phédon. 352 SPIRITUALISME ET MYSTIC.SME, aura donné un juste motif de sortir de ce monde, le sage s'élancera avec joie de ces ténèbres pour retourner vers cette lumière... car la vie entière du philosophe n'est qu'une méditation sur la mort... Détachons-nous donc peu à peu de nos corps et habituons-nous à mourir. Par là, tant que nous habiterons cette terre, nous mènerons une vie semblable à celle d'en haut, et lorsque, délivrés de nos hens, nous pourrons retourner vers notre céleste patrie, vers ce lieu de la vie véritable, vers ce port de re- fuge, le vol de notre âme en sera moins appesanti ^ » On reprochait à Anaxagore d'oubher ses devoirs en- vers sa patrie ; (( Prends garde, répondit-il, je suis tout entier à ma patrie ; » et en même temps il montrait le ciel ^ Voilà, encore une fois, les prédécesseurs naturels et les vrais modèles de Sénèque ? Comment donc se fait-il qu'on ait soutenu , non-seu- lement sur la foi d'une légende, mais avec tout l'appareil d'une discussion érudite, que Sénèque a copié les livres saints? Plusieurs choses ont fait illusion. D'abord il était facile de s'appuyer sur tous les points communs à la phi- losophie et au christianisme, et de les transformer en res- semblances particulières à Sénèque et à saint Paul. Cela constituait des apparences ; et combien de personnes se payent d'apparences ! Eniin, s'il était aisé d'ouvrir le Nouveau Testament en regard de Sénèque, et de dire, voyez comme le philosophe parle souvent le langage des chrétiens, il l'était moins peut-être de rechercher dans ' Cicéron, Cuto major, * Oiog. Lae-t.,!!, 3. Tusc, 1, 31, 49. SPIRITUALISME ET MYSTICISME. 353 les principaux monuments de la philosophie, et dans les débris des systèmes maltraités par le temps, la source véritable de la doctrine de Sénèque. Les nom- breux écrits des stoïciens et des épicuriens, prédé- cesseurs et contemporains de ce philosophe, ont dis- paru ; c'était une bonne fortune dont il ne fallait pas abuser, au point de négliger absolument le peu de frag- ments qui en restent. Or, nous avons vu combien ces fragments ont d'importance, et quel jour ils jettent sur la question. - N'avons-nous pas diminué la gloire de Sénèque en montrant tout ce qu'il doit à ses maîtres? Non, car il n'a jamais passé pour un auteur de systèmes, ni pour un génie fertile en conceptions originales ^ Tout son mérite est dans l'expression ; interprète ingénieux, sub- til, éloquent des doctrines grecques, il renouvelle l'œuvre de Cicéron, à la différence près des matières et du ta- lent. Il excelle à appliquer la parure du style aux idées philosophiques que goûtait son siècle; ses ouvrages ont réussi par une double flatterie envers ses contemporains, qui y trouvaient leurs propres opinions, revêtues de grâce et de majesté, et les défauts de leur spirituelle rhétorique, ennoblis, illustrés par le prestige d'une puis- sante imagination. Mais Sénèque est plus qu'un rhéteur déclamant sur la philosophie; comme Cicéron, c'est un interprète convaincu, un traducteur plein de génie et d'enthousiasme, qui agrandit et féconde les idées d'em- prunt qu'il exprime. Converti à la philosophie, il a la foi et l'amour. Son esprit, né sublime, était naturellement 1 In philosophia paricm diligens, a dit de lui Quintilien. (L. X.) 23 35* TEXTE DE DION CASSIUS. philosophe. Il entretient sans effort un commerce assidu avec les grands fondateurs des systèmes philosophiques; sans se guinder il est à leur niveau, et ne dément point cette haute parenté. Nous n'avons pas eu l'occasion de faire connaître, parce qu'il n'était pas besoin de le réfuter, un des ar- guments employés par les partisans du christianisme de Sénèque: il prouve à quels expédients on est réduit quand on entreprend de soutenir ce qui est insoutenable. Parmi les endroits de Sénèque qu'on a coutume de com- parer aux livres saints, il en est qui appartiennent à des ouvrages qui ont précédé l'apparition du Nouveau Tes- tament, de l'aveu même de ceux qui le regrettent le plus. Étranges copies, qui ont précédé l'original ! Cette difficulté grave est tournée de la manière suivante. Dion Cassius, en racontant la mort de Sénèque, dit que ce philosophe, avant de s'ouvrir les veines, prit le temps de mettre en ordre un ouvrage qu'il venait d'achever, et de déposer ses autres écrits en mains sûres, de peur que Néron, à l'exemple de Tibère , ne leur fît subir le sort des écrits de Crémutius Cordus. Le texte attribue ces soins à Pauline, mais Fabricius, par une correction plausible, les rapporte à Sénèque lui-même ^ Mais de ce texte, de quelque façon qu'on l'interprète, il est impos- sible de rien tirer pour le besoin de la cause et l'apla- nissement de la difficulté. Que fait-on? on ajoute un mot^ et l'on donne de ce passage une traduction libre. 1 « Où [xsvTOi TTpoxspov sauTY^? (éauTOu) ■fi'^'xxo uplv TOTe piê)iov, ô auv- £Ypa:p£v, sTiavopôwTai, xat xàXXa (âosôst yàp {j,ri v.cà è; tov Nepwva èXôovxa ç6àp-)ri) 7rapaxaTa6s(j9at Ttaî. » (L, LXII, 25.) 2 f( Il m'a paru nécessaire, pour la clarté de la construction grammati- TEXTE DE DION CÂSSIUS. 355 Yoici cette traduction : a Avant de porter les mains sur lui-même, il corrigea un ouvrage qu'il composait, ainsi que tous les autres, et les confia h des dépositaires fidèles, de peur qu'ils ne fussent détruits par Néron, s'ils tom- baient en son pouvoir. » Mais, même avec le secours de cette interpolation, on n'obtient pas le sens désiré, car la traduction qui précède est inexacte, et suppose un mot important, un verbe qui n'est pas dans le texte, et qu'on n'ose y insérer. Ainsi corrigé, le passage n'ofTre lit- téralement aucun sens, et ne peut être construit gram- maticalement*. Sur cette base on édifie une conjecture : Sénèque cor- rigeait ses écrits ! Ah ! sans doute il y ajoutait des idées chrétiennes qui lui avaient été révélées sur la fin de ses jours dans son commerce avec l'Apôtre î «Il profitait de cette révision pour insérer çà et là quelques-unes des idées nouvehes dont son esprit, en dernier lieu, venait de s'illuminer, sous l'influence des livres mystérieux que les circonstances lui avaient procurés. )) Il glissait dans les premières productions de sa verve philosophique des amendements chrétiens, des adoucissements aux impiétés et aux erreurs de la jeunesse; il y cousait des lambeaux de maximes évangéliques, non pas dans leur simplicité hardie, mais mitigées, voilées, presque mé- cale, (l'ajouter le pronom relatif à après xàWo.. Cette addition d'une simple lettre donne, sans la moindre ambiguïté, le sens que j'indique, en même temps qu'elle remédie à la confusion du passage, en le rendant plus logique. » M. Fleury, 1. 1, page 267, note 1. ^ Nous reproduisons ce passage avec l'interpolation : « Où [levTOt upo- T£pov éauTYi-, (éa'jxoû) ri<\iaio uplv t6 te ('lêXîov, ô auvéypaîpôv, £7ravop6w il est avec lui chez les Grecs et chez les Barbares, en Occident et en Orient ; dans ses transports il s'écrie : « Oh ! qui me donnera de me prosterner aux pieds de ce bienheu- reux Paul, de demeurer attaché à son sépulcre, de me confondre avec ses précieux restes ! Que ne puis-je em- brasser de mes regards la cendre de ce corps qui a ac- compli dans sa chaire ce qui manquait aux souffrances de son divin maître, qui a porté les stigmates delà croix. . .? Que ne puis-je contempler la poussière de cette élo- quente bouche qui a servi d'organe à Jésus-Christ...?^» Il peint ensuite ce dominateur des âmes soumettant les Romains, convertissant des sénateurs, des esclaves de Néron ^ ; Sénèque seul ne paraît pas dans ses tableaux. Et lorsqu'il va jusqu'à parler d'une concubine, aurait-il négligé le précepteur et le ministre * ? A la fm du vi® siè- 1 Homélie 26 sur les Actes des apôtres. 2 Homélie 33 sur l'Épître aux Romains. 5 Homélie sur la H^ Ep. à Timothée. *■ Saint Grégoire de Nazianze^ autre admirateur de saint Paul^ est muet LES PÈRES GRliCS. 379 cle, Astère, évêque du Pont, fit un panégyrique de Pierre et de Paul : nulle mention d'un pareil fait*. On peut croire qu'llégésippe, un des plus anciens historiens de l'Eglise et contemporain de saint Justin, gardait le silence sur Sénèque, puisqu'Eusèbe, qui transcrit Hé- gésippe dans son histoire des premiers siècles, se tait sur ce philosophe ^ Hégésippe avait vu Rome et conféré avec les évoques de cette ville^. Eusèbe cite encore d'au- tres historiens de l'Eglise ^ : tous ignoraient l'existence de ces lettres, car ils en auraient fait mention, et Eu- sèbe eût copié leur récit. C'est d'après Eusèbe que saint Jérôme composa son Catalogue des écrivains ecclésiasti- ques; mais la notice sur Sénèque n'est pas empruntée de cet historien, puisque celui-ci n'avance rien de sem- blable ni dans son histoire , ni dans sa chronique. Ce même Eusèbe, si ardent à signaler les plagiats préten- dus des écrivains grecs , fit un discours que l'empereur aussi sur ce point. Dans le L. XXXV des Pensées morales, ch. xiv, com- mentant le ch. XLii de Job, il dit que saint Paul a écrit 15 Epîtres, et que 14 seulement sont reçues par l'Eglise. 1 On y rencontre seulement ces mots sur les conversions opérées par saint Paul à Rome : « Paul faisait la conquête des gentils sur les places publiques. » « Paulus gentiles in foris lucrabatur. » ïl y est question aussi de l'effroi que ses prédications causaient à Néron. 2 Eusèbe: « Hégésippe, historien ancien/dont nous avons souvent em- prunté le témoignage pour décrire les choses qui se sont passées au temps des apôtres, a renfermé en cinq livres écrits d'un style fort simple l'his- toire véritable de la prédication des apôtres. » — Hist. ecclés., 1. IV, ch. VIII. 3 Eusèbe, Hist. eccL, 1. IV, ch. xxii. * « Denys, évêque de Corinthe, Anytus, évêque de Crète, Philippe, Apollinaire, Méliton, Musan, Modeste, Irénée, dont les ouvrages, où la véritable tradition de la doctrine des apôtres s'est conservée, sont venus jusqu'à nous. » L. IV, ch. xxr. 380 LES PÈRES LATINS. Constantin prononça dans une assemblée des fidèles ; il y est question du christianisme de Cicéron et de Vir- gile, mais nullement des dispositions religieuses de Sé- nèque*. Passons aux témoignages de l'Eglise latine. On connaît l'opinion de Tertullien : s'il rend justice à certains points de la doctrine de Sénèque, il le range sans hésiter parmi les païens, Tertullien, comme les Grecs, emprunte à Socrate et à Platon les exemples de vertu et les fragments épars de vérité que, selon lui, renferme la philosophie. Minucius Félix, avocat du barreau romain, dans son dialogue intitulé Octave^ réfute l'accusation injurieuse que Chrysostôme et Origène repoussaient de leur côté, ainsi que nous l'avons dit : le nom de Sénèque n'est point prononcé^. Lorsqu'Arnobe cite les auteurs païens qui ont écrit contre les fables ridicules du paganisme, il met en avant Cicéron, et non pas Sénèque ^. Enfin vient Lactance, esprit éclairé, écrivain habile, versé pro- fondément dans les lettres latines, et qui ose être juste envers la philosophie. En parlant de Lactance, il faut soigneusement distinguer, pour le style et pour les pen- sées, son Traité sur la mort des persécuteurs d'avec.ses Institutions divines : le premier est un pamphlet violent, dépourvu de talent et de goût ; le second ouvrage atteste une science étendue, un sens droit, une raison calme, éle- 1 Ch. XIX, XX, XXI. « Virgile a caché ses sentiments, de peur d'être accusé d'avoir violé les lois du pays et d'avoir ruiné la religion autorisée par l'antiquité. Je ne doute point qu'il n'eût connaissance du mystère de la rédemption et du salut. » 2 Ch. VIII. 3 L, m Adversus génies. — Saint Hilaire ne parle jamais de Sénèque. LES PÈRES LATINS. 381 vée , impartiale , et rappelle par l'élégante correction du 1 an- gage les plus beaux temps delà littérature romaine. Nous y rencontrons en plus d'un passage l'éloge de Platon , de Cicéron, et de Sénèque. Ce Père repousse formellement l'accusation de plagiat intentée aux philosophes grecs ; à l'égard de Sénèque il ne la mentionne même pas. Il admire le caractère élevé et religieux de certaines parties de sa philosophie ; il cite avec complaisance ses belles n'.aximes sur Dieu et sur la vertu; mais il n'y voit aucune trace de christianisme, aucune preuve de conversion : loin de là, Sénèque est à ses yeux un homme étranger à la vérité, qui l'eût embrassée sans doute s'il l'eût connue, mais à qui il a manqué un guide pour l'y conduire*. Lactance ne se doutait pas que ce guide avait été saint Paul. Je ne crois pas que saint Cyprien et saint Ambroise aient jamais écrit le nom de notre philosophe. Ce qui doit surprendre encore, c'est que parmi tant de prédicateurs qui ont expliqué et commenté le célèbre verset de l'Epître aux Phihppiens^, nul dans l'antiquité n'ait appliqué au ministre de l'empereur ce qui est dit des gens de sa maison. Comment se fait-il que cette interprétation, qui paraît si naturelle, qui s'accorde si bien avec la croyance aux rapports du philosophe et de l'apôtre, ne soit venue à la pensée d'aucun docteur de l'Eglise grecque ni de 1 Inst. div.j 1. IV, ch. ii. — L. VI, ch. xxiv. — L. I, ch. V. — L. III, ch. XV. 2 IV, XXII. « Tous les frères qui sont avec moi vous saluent; tous les saints vous saluent, surtout ceux qui sont de la maison de César. » « Sa- lutant vos qui mecum sunt fratres; salutant vos oranes sancti, maxime antem qui de Caesaris dorao sunt. » 382 LES PÈRES LATINS. l'Eglise latine ? C'était pourtant un beau texte à dévelop- pements *. Que prouve ce silence des hommes les plus éminents et les plus accrédités de l'Eglise des premiers siècles, sinon qu'ils ignoraient ou méprisaient la tradition dont il s'agit? De quel poids, nous le demandons, est le té- moignage de saint Jérôme ou la réflexion de saint Au- gustin, en balance avec l'opinion constante et univer- selle de l'antiquité ecclésiastique^? Que d'erreurs ont de tout temps abusé des hommes d'un grand savoir et d'une grande autorité î Le livre du Pasteur, la fable d'Aristée, les Constitutions de Denys l'Aréopagite ont été défendues par plusieurs Pères et par des conciles. Toute l'antiquité a cru à la statue de Simon le Magicien. Saint Bernard ne doutait pas de l'authen- ticité des lettres de la sainte Vierge à saint Ignace. Saint Thomas d'Aquin croyait au salut de l'empereur Trajan, et saint Jérôme à la conversion de l'empereur Philippe^. 1 Parmi ces commentateurs nous citerons : saint Cyrille, saint Am- broise, saint Jean Damascène. 2 Cet argument, tiré du silence des Pères, avait été aussi indiqué, mais sans développement, dans une thèse spéciale sur ce sujet, par le bachelier allemand Godefroy Kaewitz. Cette thèse, intitulée de Chrùfianismo Se- necœ, fut soutenue à Witterabourg en 1668. — Saint Jérôme parle en plusieurs endroits, et avec enthousiasme, des effets de l'éloquence de saint Paul. Dans le livre I contre Joviuien, il cite Sénèque au sujet du mariage : jamais il ne fait allusion à l'amitié et à la correspondance du philosophe et de l'Apôtre. Voici ce qu'il dit de Sén'que : « Scripsernnt Aristoteles et Plutarchus et «o^^er Seneca de matrimonio libros... » [Ad- versus Jov. I) Noste>' ici veut dire écrivain de notre langue. 3 Voyez le Nourry, Dissert. iv, x, zii. — Don Calmet, Diss, sur Si- mon le Magicien. — Théophile Raynaud, Erotematu de bonis ac malis libris (partitio 1, erot. X). — Lamothe le Yayer, Vertus des païens, ire partie. — Guillon, t. II : « Saint Jérôme, Eusèbe, Orose, Vincent de Lérins, ont cru que l'empereur Philippe avait été chrétien. INSCRlPflON DU nie SIÈCLE. 383 Ainsi, le sentiment de ce dernier Père sur Sénèque, fût- il formel et explicite, ne serait après tout qu'une opinion particulière, sujette à faillir, démentie d'ailleurs par les témoignages, et surtout par le silence de l'Eglise : mais on est loin d'y reconnaître ce ton ferme et convaincu qui est le caractère des erreurs vivement défendues et long- temps dominantes. En résumé, pendant les trois premiers siècles, la so- ciété chrétienne n'a pas cru à l'amitié ni à la corres- pondance de Sénèque et de saint Paul. Selon toute ap- parence, le bruit de ces prétendues lettres est né au IV® siècle, ou, s'il est plus ancien, il a été condamné par l'indifférence ou par le mépris publics, jusqu'au jour oii l'imagination des faiseurs d'apocryphes l'a recueilli et a essayé de lui donner quelque consistance. Nous devons cependant signaler ici un indice ré- cemment découvert, dont s'autorisent les conjectures de ceux qui prétendent que la tradition des rapports de Sénèque et de saint Paul existait avant leiv' siècle. Selon nous, cet indice est très-vague et fort peu concluant ; mais nous tenons à ne rien omettre et nous saisissons cette occasion de montrer une fois de plus combien aisé- ment les imaginations prévenues s'exaltent et prennent feu sur de vaines apparences. En janvier 1867, M. le commandeur Yisconti décou- vrit, à Ostie, en dehors des murs, le long de la route qui va à Laurentum, une petite inscription placée dans une chambre sépulcrale carrée « dont la construction semble pouvoir être attribuée au décHn du troisième siècle et au début du quatrième.» L'inscription elle- même, (( d'une belle paléographie, a dû être gravée 384 INSCRIPTION BU Ille* SIÈCLE. entre le second et le troisième siècles. » Yoici cette inscription * : D. M. M. ANNEO PAULO. PETRO M. ANNEUS. PAULUS FILIO CAPISSIMO Le rapprochement de ces deux noms ou plutôt de ces deux surnoms Paulus^ Petrus^ dont l'un peut appartenir au latin classique, tandis que l'autre est bien du latin ecclésiastique, a fait penser, malgré la présence « des sigles payens » D. M. [Dis Manibus)^ que c'était là une épitaphe chrétienne, et que ces Annœus avaient em- prunté leurs surnoms, ou, comme nous dirions aujour- d'hui, leurs noms de baptême aux princes des Apôtres^. Cette opinion, qui est celle de M. de Rossi, le savant directeur du Bulletin d'Archéologie chrétienne^ nous ^ (f Aux Dieux mânes. Marcus Annseus Paulus à son fils chéri Marcus Annœus Paulus Petrus. » — Nous devons l'indication et la communication de cette découverte à l'obligeance de M. Ch. Daremberg, toujours si atten- tif aux travaux et aux progrès de la science contemporaine. On trouvera l'inscription avec un long commentaire dans le n" i du Bulletin d'ar- chéologie chrétienne (année 1867), qui se publie à P»ome sous la direc- tion de M. le chevalier de Rossi ipages 5-9;. M. l'abbé Martigny a com- mencé la traduction de ce savant recueil. 2 « On ne sait pas au juste quand a commencé l'usage d'imposer un nom nouveau et chrétien au baptême ; nous n'ignorons pas cependant que parmi les noms préférés par les fidèles les noms de Pierre et de Paul brillent au premier rang. Eusèbe nous l'apprend en termes formels : On voit, dit-il, beaucoup d'enfants de fidèles appelés les uns Paul, les autres Pierre. [Hist. Eccles., vii-2o.) » — M. de Rossi, Bull, arch., page 6. Eusèbe vivait au iii^ siècle. INSCRIPTION DU îlle SIÈCLE. 385 semble très-plausible ^ Il s'agit donc ici de deux chré- tiens du second ou du troisième siècle qui portent le nom d'Annœus, Or, Annœiis, c'était le nom de famille, ou, comme on dit encore, le nom Gentilitium de Sénèque; il s'appe- lait Lucius Annœus Seneca^ et l'un de ses frères. Gai- lion, s'appelait Marcus Annœus. Yoilà aussitôt les ima- ginations en campagne I Quel rapprochement, dit-on : Annœus et Paulus Petrus! Ne serait-ce point une preuve nouvelle à l'appui de la tradition tant contestée du christianisme de Sénèque? Les apocryphes du iv^ et du V® siècles ne sont point si méprisables, vraiment, Puisque la science épigraphique les confirme et les jus- tifie I Ainsi raisonne, en effet, M. le chevalier de Rossi, et tel est le sentiment qu'il développe dans son com- mentaire. A notre avis, c'est aller un peu loin et un peu vite, c'est forcer étrangement les vraisemblances et abuser de l'hypothèse que de voir dans cette réunion de noms, qui n'est expliquée et précisée par rien, une preuve ou une indication de quelque importance. Nous recon- naissons là cette fertilité de conjectures indéterminées, ces procédés faciles d'une imagination sollicitée par de secrets penchants, ce goût trop peu sévère pour l'illu- sion, que nous avons si souvent combattu et qui est si contraire au véritable esprit scientifique. De cette ins- 1 « Nous ne pouvons pas hésiter sur la religion des deux Annaus. Tout exige impérieusement que nous les mettions au nombre des fidèles... Les sigles payens D. M., dans certains cas, ne sont point un indice certain de paganisme » (M. de Rossi.)— Nous devons dire que M.Léon Renier, dont nous avons consulté le savoir si autorisé, est moins affirmatif qua M. de Rossi, 25 3S6 INSCRIPTION DU Ilîe SIÈCLE. cription il semble résulter qu'au troisième siècle deux chrétiens portaient le nom à'Annœus. Mais combien de Romains, au temps de Sénèque et après lui, pendant un siècle et demi, avaient appartenu à la gens Annœa ! Et le moyen de rattacher, à travers cet intervalle et parmi ce grand nombre d'homonymes obscurs, le Mar- cus Annœus Paulus du troisième siècle au Lucius An- nœus Seneca contemporain de Néron? Ce chrétien, dit encore M. de Rossi, était sans doute quelque affranchi de la gens Annœa. Rien de plus probable, en effet; car on sait que les affranchis pre- naient le nom de leur ancien maître, et l'on n'ignore pas davantage quelles légions d'affranchis sortaient de ces puissantes familles oii les esclaves se comptaient par milliers. Pour n'en citer qu'un exemple, Sylla en un jour affranchit trois mille de ses esclaves, et jeta ainsi d'un coup, sur le sol italien et sur le pavé de Rome, trois mille nouveaux membres de la gens Cornelia. La famille ou la gens des Anngeus, originaire d'Espagne et naturalisée italienne, n'égalait pas en importance les anciennes et vastes familles du patriciat romain ; mais elle était riche, influente, répandue, elle abondait en esclaves de toute race et de toute religion ; qu'on s'ima- gine quelle a pu être, pendant cent cinquante ans, dans ce mélange des civilisations et des croyances que repré- sente la décomposition de l'Empire, la diffusion de ses branches principales sans cesse multipliées par l'affran- chissement ^ Parce qu'une inscription nous apprend 1 On peut voir que dans le Corpus inscripfJonum de Gruter les noms les plus célèbres de la gens Annœo.^ indiqués par l'épigraphie. M. Fleury (Saint Paul et Sénèque. tome I, page 16), nous donne aussi quelques indi- INSCRIPTION DU Ille SIÈCLE. 387 que vers l'an 200 il existait un ou deux chrétiens du nom d'Annœus, portant, suivant l'usage chrétien signalé par Eusèbe à cette époque, le surnom de Pierre et de Paul, voir là une preuve de l'amitié qui en l'an 60 unissait le philosophe Sénèque et l'apôtre saint Paul, c'est raisonner comme ceux qui prétendent que Sénèque a été l'un des soixante-douze disciples , sur ce fonde- ment qu'il s'appelle Lucius et qu'il est fait mention d'un Lucius dans les Actes. Ce n'est pas tout. Cette inscription, paraît-il, est une pièce de rebut. Elle n'était pas à sa place. Elle servait, avec d'autres matériaux de peu de prix, à fermer la chambre sépulcrale oii on l'a trouvée. Or, ce qui l'a dépréciée, ce n'est ni le peu de valeur de la matière ni le peu d'élégance de l'exécution, car elle est en marbre et les lettres sont irréprochables. M. de Rossi estime qu'Annœus Paulus l'a refusée, à cause d'une erreur commise par l'artiste. « Le lapicide aura mis par inad- vertance D. M. sur une inscription chrétienne. Les exemples d'inscriptions, soit chrétiennes, soit païennes, refusées, puis utilisées comme matériaux pour fermer des tombeaux, ne sont point rares. » Qui sait? l'erreur était peut-être dans les noms, et par exemple dans l'ad- jonction du cognomen chrétien Petrus au cognomen Paulus qui était à la fois chrétien et païen. C'est donc cations à ce sujet. Il y ajoute certains personnages qui ont porté le nom même de Sénèque dans les premiers siècles de notre ère : l'un fut évéque (le Jérusalem sous Adrien, un autre fut prêtre au temps du pape Gélase, et accusé de pélagianisme. Mais de ce qu'un Sénèque fut évéque et un autre, prêtre, M. Fleury, tout déterminé partisan qu'il est de la tradition qu'il appelle « Sénéca-Pauline, » ne se hâte pas de conclure qu'il y ait là un indice favorable à cette tradition. 388 INSCRIPTION DU III^ SIÈCLE. là, plus que jamais, un indice obscur, une preuve boi- teuse et suspecte. Mais notre devoir était néanmoins d'en tenir compte ^ i M. de Rossi, dans un autre endroit, touche à la question des rapports de Sénèque et de saint Paul, et là encore, il se décide pour l'affirmative. C'est dans le Bulletin de 1866, page 62, à propos de la table arvalique dont la découverte lui a permis de fixer en l'an 37 le consulat de Sénèque, ordinairement placé en 58. Selon M. de Rossi, saint Paul est venu à Rome en janvier 56. 11 y est resté deux ans; l'époque de son jugement coïncide donc avec le second semestre de l'année 57, pendant lequel Sénèque était consul. D'où l'on peut inférer, ajoute M. de Rossi, que le consul Sénèque a dû connaître de l'affaire et influer sur la décision. — Nous craignons bien que la découverte de la table arvalique n'ait un peu ébloui M. de Rossi, et nous prenons la liberté de remarquer ici deux choses : la première, c'est que si la date du consulat de Sénèque est certaine, l'époque du sé- jour de saint Paul à Rome l'est beaucoup moins. Ni les anciens auteurs ecclésiastiques, ni les commentateurs modernes ne sont d'accord à ce sujet. Le P. Patrizi allégué par le Bulletin tient pour l'année 56; Eusèbe adopte 58, Gave 57, dom Calmet, Tillemont, :M. Glaire, MM. Gonnybearet How- son indiquent l'année 61. Les historiens les plus récents de saint Paul, M. Renan et M. Trognon, adoptent cette même date. Si donc l'un des points est fixe dans le calcul de M. de Rossi, l'autre varie. 11 y a plus. Les causes renvoyées à César ressortissaient, en réalité, au tribunal du Prœ- fedus urbis, pour le civil, et à celui du Prœfectus proetorii, pour le cri- minel. Les consuls présidaient le sénat, et l'apôtre n'avait point affaire au sénat. Mais ne l'oublions pas : l'acquittement de Paul, le procès même, tout cela repose sur de simples hypothèses, et en adoptant les conjectures les plus favorables à l'opinion de M. de Rossi, il resterait à examini-r quel effet a dû produire sur des juges païens la querelle d'un juif avec d'autres juifs; car le procès de l'apôtre, pour eux, n'était que cela; et ce sont des points que nous avons discutés et établis dans les deux premiers chapi- tres de notre première partie. LA LÉGENDE AU MOYEN AGE. 389 CHAPITRE m Opinion du moyen âge sur le christianisme de Sénèque. Nous savons ce que vaut cette légende et sur quoi elle repose. Il reste à examiner comment elle s'est per- pétuée dans les siècles suivants, au moyen âge d'abord, puis à la Renaissance et dans les temps modernes jus- qu'à nos jours. Cet examen n'a plus qu'une importance secondaire; car, à mesure qu'on s'éloigne de l'anti- quité, les témoignages sont d'un faible poids ; ils révè- lent les passions, les intérêts, les lumières ou l'ignorance des témoins, plutôt que la fausseté ou l'inexactitude du fait rapporté. La foi au christianisme de Sénèque fleurit pendant tout le moyen âge ; elle s'y développe comme sur une terre amie, au milieu de bienfaisantes influences. Tout, en effet, la favorisait, les goûts , les sentiments, les habi- tudes, les lumières du temps ; elle trouvait naturellement sa place parmi les mille croyances qui peuplaient les ima- ginations. Plus d'un titre la recommandait, plus d'une séduction lui attirait les suffrages ; un air de grandeur et de merveilleux, une intervention toute spéciale de la Providence, je ne sais quoi d'irrégulier et de clandestin dans les entrevues de Sénèque et de saint Paul, un phi- 390 LA LÉGExNDE AU MOYEN AGE. losophe converti, un tyran bravé jusqu'au pied de son trône par une religion née de la veille, des lettres mysté- rieusement échangées entre un ministre et un prison- nier, au milieu de la cour impériale, toutes ces cir- constances , en captivant les esprits , emportaient la conviction, et les plus fabuleuses n'étaient pas les moins persuasives. Saint Paul s'était trouvé à Rome en même temps que Sénèque : comment nier ou douter qu'il l'ait" connu, et s'il l'a connu, qu'il l'ait converti? Nier, c'était, aux yeux du moyen âge, rabaisser le mérite de l'apôtre, amoindrir la puissance de l'Evangile et commettre un sacrilège ; douter, c'était examiner les temps, comparer les situations, se rendre compte des vraisemblances, et à ce prix le doute et l'incrédulité lui répugnaient égale- ment. Avide de croire, que lui importait de se tromper? Il n'avait pas, comme nous, cette excessive délicatesse que la moindre erreur effarouche, cette peur ombra- geuse du mensonge, cette haine des fables naïves et des fraudes intéressées ; il livrait sa confiance à tout ce qui amusait son esprit ou nourrissait sa foi. L'antiquité chrétienne parle peu de Sénèque, elle l'es- time médiocrement, et semble ne pas le connaître. La raison en est qu'elle avait sous les yeux les grands mo- dèles qu'il traduit ou imite. Au moyen âge, Sénèque est populaire : ses modèles avaient disparu. Ceux qui ignoraient l'Académie et le Portique admirèrent avec transport la sublimité du philosophe latin ; et comme les sources de sa doctrine leur échappaient, ils les pla- cèrent dans l'Evangile. L'esprit de Sénèque, ses qualités comme ses défauts plaisaient au moyen âge : on goûtait ce style plein de saillies et de figures, ces développements LA LÉGENDE AU MOYEN AGE. 391 subtils, ces sentences autour concis, cette éloquence voi- sine de l'emphase ; on faisait des recueils de ses plus belles maximes ; elles servaient de texte à de pieuses mé- ditations. Pour en user sans scrupule, il importait de les croire émanées des livres saints. Un auteur si utile à la vertu, associé aux apôtres et aux docteurs dans les lectures de chaque jour, ne pouvait pas rester profane aux yeux prévenus de ceux qu'il édifiait ; tant de mérites appelaient une récompense : la plus belle que le moyen âge crut pouvoir lui décerner , c'était le titre de chrétien, et sans hésiter il le donnait à Sénèque. De ces considérations générales venons aux témoin gnages particuliers. En 567, c'est-à-dire un siècle et demi après saint Au- gustin, le deuxième concile de Tours, dans son qua- torzième canon, cite une pensée de Sénèque, qui ne se trouve pas dans ses ouvrages * . Faut-il inférer de cette citation que Sénèque était regardé comme un Père de l'Eglise, et qu'entre ses écrits et les livres saints on ne faisait pas de différence? Elle ne prouve même pas que les docteurs du concile aient lu Sénèque. A cette époque, on lisait peu les ouvrages de quelque étendue, sacrés ou profanes, et les auteurs de quelque fécondité ; on se con- tentait de petits recueils oii l'industrie de l'abréviateur avait condensé les plus solides pensées des moralistes et des Pères, comme la moelle et le suc de la docte anti- quité. C'était là l'unique aliment des intelligences, l'en- t « Quelques laïques, en commentant des adultères, appliquent à autrui l'opinion qu'ils ont d'eux-mêmes. Gomme dit Sénèque, c'est un détesta- ble vice que de supposer chez les autres l'égarement dont on est coupable soi-même. » 3 '42 LA LEGENDE AU MOYEN AGE. cyclopédie des connaissan ces du siècle. Grégoire de Tours , qui est du temps et du pays, se récrie dans son histoire sur le mérite d'un évêque qui possédait la généalogie des personnages de l'Ancien Testament*. Selon toute appa- rence, si Sénèque a trouvé place dans un concile, il l'a dû à l'avantage d'être connu, même en abrégé, à une époque oii la plupart des anciens étaient en oubli. D'ail- leurs, quoi de plus ordinaire que de rencontrer des ci- tations profanes dans les docteurs sacrés? Tertullien, Lactance et saint Jérôme en sont remplis. Au v^ et au VI® siècle, elles deviennent plus fréquentes et plus bi- zarres; non que le paganisme renaisse, mais parce que le goût s'en va. Sans parler de Sulpice Sévère, qui dans la Vie de saint Martin compare ce saint à Hector et à Socrate, ou de Sidoine Apollinaire, qui appelle l'évêque Patient, bienfaiteur des pauvres, un nouveau Triptolème, et croit relever singulièrement la théologie en l'assimi- lant à l'archet d'Orphée, au bâton d'Esculape, à la ba- guette d'Archimède, au compas de Perdix , au fil d'a- plomb de Yitruve^; le judicieux Grégoire de Tours lui-même fait citer Virgile à Clotilde dans le discours où elle convertit Clovis, et le poëte Fortunat loue en ces termes une dame chrétienne dans son épitaphe : « Par 1 Voyez Ampère, Hist. littér. de la France , t. II, ch. ix et x. — Au début de son livre, Grégoire de Tours déplore l'extinction des lettres. Le poëte Fortunat, sous Sigebert, écrit à un évêque : « Platon, Aristote, Ghrysippe sont à peine connus de nous; je n'ai lu ni Hilaire, ni Ara- broise, ni Augustin. » Au vii^ siècle, l'auteur de la Vie de saint Bavon s'exprime ainsi : « A Athènes florissait autrefois la langue latine, sous l'autorité de Pisistrate. » Il prend Tityre pour Virgile et place Démosthène parmi les philosophes. — Ampère, t. II, ch. xiv. 2 mpère, t. I, ch. 8. — T. II, ch. 8. LA LÉGENDE AU MOYEN AGE. 393 sa sagesse, elle ne le cédait pas à Minerve, et Vénus eût été vaincue par sa beauté*. » L'emprunt fait à Sénèque par les Pères du concile de Tours ne signifie donc pas que cet auteur fût alors regardé comme une des lumières de l'Eglise , mais que ses extraits formaient une partie considérable du savoir philosophique de ces temps-là. Si l'on excepte cette citation, depuis saint Augustin jusqu'au IX® siècle, nous ne rencontrons rien dans les au- teurs qui concerne le christianisme de Sénèque. Nul ne s'en occupe : ni l'historien Sulpice Sévère , qui rapporte en style de Salluste les conversions opérées par saint Pierre et saint Paul ; ni saint Léon, pape, dans ses trois sermons sur ces deux apôtres ; ni l'évêque Maxime dans ses cinq homéUes sur le même sujet, quoiqu'il s'étende longuement sur la défaite de Simon le Magicien; ni (Ihrysologue, le Sénèque du temps ; ni Martin de Braga, qui compilait les Sentences de notre philosophe ; ni Bède dans sa Chronique; ni Isidore de Se ville, qui fait des extraits de saint Paul et de saint Augustin. Même silence dans le SynceUe, qui s'est servi des plus anciennes relations; dans Anastase le bibliothécaire, qui, parlant de saint Lin, ne dit rien de ses prétendus écrits. Boèce, dans sa Consolation^ prononce à peine le nom de Sénè- que : (( Si tu ignores l'exil d'Anaxagore , l'empoisonne- nement de Socrate, les tortures infligées à Zenon, parce que ces faits appartiennent à l'histoire étrangère, du moins tu as pu connaître les Cassius, les Sénèque, les Soranus dont la mémoire n'est pas très-ancienne et jette assez d'éclat. L\inique cause de leurs disgrâ- 1 Ampère, Hid. litt. de la France, t. II, ch. x. 394 LA LÉGENDE AU MOYEN AGE. ces c'est que, formés sous notre discipline, ils parais- saient trop éloignés des goûts dépravés du siècle. * » Bède, dans la préface de ses Proverbes^ range Sénèque parmi les païens^. Enfin, au ix^ siècle, le moine béné- dictin Fréculphe, évêque de Lisieux , dans sa Chronique dédiée à l'impératrice Judith, femme de Louis le Dé- bonnaire, fait mention des rapports de Sénèque et de saint Paul. Par lui commence la série des chroniqueurs du moyen âge qui ont relaté cette tradition. Une observation générale suffira pour faire apprécier ces témoignages. Sans dire ici, ce qui est superflu, que ces annales sont des compilations sans critique, nous nous bornerons à remarquer qu'au sujet de Sénèque elles reproduisent toutes le texte de saint Jérôme ou celui de saint Lin, et quelquefois l'opinion de saint Au- gustin. Cela nous dispense de citer ces copistes dont la dépo- sition confuse et affaiblie n'ajoute rien aux autorités pri- mitives dont ils se font l'écho. Nous nous bornerons à donner leurs noms, pour n'avoir pas l'air de retirer à la légende ses appuis. Après Fréculphe, nous rencontrons vers 1120 Ho- noré d'Autun, qui insère les paroles de saint Jérôme dans son abrégé des histoires littéraires de Gennadius et d'Isidore de Séville, intitulé Lumières de F Église. Il est à remarquer que du ix® au xn® siècle il y a complète absence de témoignages. Les écrivains du temps de Char- 1 Prose me. C'est la philosophie qui parle. 2 Grégoire le Grand parle souvent de saint Paul, mais il ne fait aucune allusion à Sénèque. LA LÉGENDE AU MOYEN AGE. 395 lemagne sont muets à ce sujet. Il n'en est question ni dans Alcuin et Éginhard, ni dans Agobard, qui cite le célèbre verset de l'Épître aux Philippiens dans sa lettre aux Grands du Palais^ ni dans Hincmart, ni dans Ger- bert et Raban Maur, qui écrivent des commentaires sur les œuvres de saint Paul. La Chronique de Cedrénus au XI® siècle s'abstient de toute mention ou insinuation. Les quatre siècles qui suivent sont , au contraire, très- explicites et très-crédules. Yers 1140,Othonde Freysin- gen, au chapitre xvi^ du livre ni de sa chronique, dé- clare que Sénèque « est moins un philosophe qu'un chrétien, » et il cite saint Jérôme. Même citation dans un autre contemporain, Pierre Comestor, qui ajoute une erreur chronologique à la légende en convertissant Sénèque deux ans après sa mort *. Jean de Salisbury, Luc de Tuda, Vincent de Beauvais, Martin de Pologne, Gauthier Burley viennent, au xm^ siècle, grossir cette liste ^ Burley relève ses emprunts par un trait original ; il joue sur le nom de Sénèque. « Ce nom, dit-il fine- ment, renfermait un augure ; Seneca vient de se ne- cans^ qui se donne la mort. )> Le xv^ siècle apporte un riche contingent : saint An- tonin, prélat de Florence, Pierre des Noëls, auteur d'un Catalogue des saints^ ForestideBergame, dans son His- toire dumonde^ Sabellicus, autre Italien, dans ses En- neades^ traitent Sénèque de « catholique » vir catholi- 1 Histor, scholast,, liv. XVI, ch. cxxvi. - Jean de Salisbury (vers 1170), Policraticus , liv. VIII, ch. xiii. — Luc de Tuda, Chronique d'Isid. de Séville (1236). — Vincent de Beau- vais (1270), Spéculum historiale, liv. IX, ch. ix. — Martin, Chroniq., liv. IV. — Burley (né en 1275), De vitis philosophorum , 396 LA LEGENDE AU MOYEN AGE. eus. Jean Nauclère, Crinitus, Yolterran, Jean Tri thème, commentateurs, historiens, moralistes , adhèrent à la tradition et la continuent par leur adhésion ^ . Tel est, sous une forme réduite, l'ensemble des docu- ments fournis par quatre siècles ^. Il en ressort claire- ment que le moyen âge, sur la foi de saint Jérôme, de saint Augustin et du faux saint Lin, a cru sans examen ni discussion, à l'amitié de Sénèque et de saint Paul, et à l'authenticité de leur correspondance que publiait avec admiration un manuscrit florentin du xv^ siècle. Pour mieux prouver de quelle faveur jouissait alors cette tradition, avec quelle complaisance elle était ac- cueillie , nous pouvons citer Pierre de Cluny, qui dans un de ses écrits insère un passage de la correspondance des deux amis, comme un texte de l'Evangile ou des Pères ^ ; Jacques de Magne, qui en transcrit une partie dans son Sophologium ^ ; Pétrarque, qui y fait allusion dans sa lettre à Sénèque ^ ; un littérateur italien, Sicco Polentone , auteur d'une Vie de Sénèque , oii il repré- sente ce philosophe «invoquant, à l'approche de la mort, le Rédempteur des hommes sous le nom païen du Jupi- 1 Saint Antonin, Chroniq., 1. 1, titre YI, cli. xxiv. — Pierre des Noëls (vers 1470), Catalog., liv. VI, eh. xxiii. — Foresti (1494), HMoriarum repercussiones , liv. VIII. — Sabellicus, né en 1436, Ennéad., vu, liv. II. — Nauclère, né en 1430, Chronici commentani, t. H. — Crini- tus, née en 1465, Florentin, De honesta disciplina, liv. I, ch. xvi. — Volterran, Comment, urbana^ liv. XIX. Anthropologia. 2 Sur ces autorités du moyen âge, voyez M. Fleury, Saiiit Paul et Sé- nèque (1853), t. I, 300-330. 3 Epist. ad Petrobrusianos. — Il vivait en 1123. '* Soph., liv. VI, ch. VI. — Il mourut en 1422. ^ Lettres de Pétrarque à quelques hommes illustres de l'antiquité. Lettre 3 à Sénèque. LA LÉGENDE AU MOYEN AGE. 397 ter libérateur, se baptisant lui-même avec l'eau de son bain dont il fait une libation, » enfin composant pour son tombeau une épitaphe digne d'un chrétien *. Cer- tains esprits, immodérés dans leur zèle pour le salut du philosophe, ne se sont pas contentés de voir en lui un ami de saint Paul ; ils en ont fait un des soixante-douze disciples ^, sur ce fondement qu'il est question dans les Actes des apôtres d'un certain Lucius, et que l'Apolo- gétique de Tertullien parle d'un Lucius devenu tout à coup chrétien : or, il est clair que ce Lucius des Actes, celui de l'Apologétique, et Lucius Annœus Seneca, ne forment qu'une seule et même personne ! Ainsi les témoignages réunis de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Lin, et le texte même de la correspondance que nous avons encore, paraissent avoir pleinement convaincu le moyen âge ; il a accepté, sans réserve et sans distinction, ces autorités d'inégale va- leur. On pourrait, il est vrai, nous répondre que d'obs- curs chroniqueurs représentent imparfaitement l'esprit de leur temps, qu'on ne voit rien de semblable dans les penseurs célèbres des xi®, xn*" et xni° siècles; que saint Anselme, par exemple, auteur d'une prière à saint Paul; saint Bernard, qui composa plusieurs panégy- riques de cet apôtre ; saint Thomas d'Aquin , qui cite Cicéron, Platon et Aristote; Pierre Lombard, le Maître des sentences; plus tard, Jean Gerson, qui cite Sénèque dans un sermon sur saint PauP; tous ces * Pûlentone est mort en 1461. 2 Voyez Lami, littérateur italien du xviil^ siècle, De eruditione apos- tolorum. 3 Sermo de laudihus Pauli, 398 LA LÉGENDE AU MOYEN AGE. scolastiques, enfin, qui tenaient alors l'empire des in- telligences, n'offrent rien d'oii l'on puisse présumer qu'ils aient souscrit à cette opinion. Toutefois, elle était à cette époque, nous persistons à le croire, répandue et accréditée ; en effet, ces prêtres, ces moines, cette jeu- nesse des écoles, dont l'ignorance avide dévorait les chroniques, les catalogues sacrés, les abrégés encyclo- pédiques du temps, croyaient à la tradition sur la foi des écrivains qui la rapportaient. En veut-on une nou- velle preuve? Abailard nous la fournira. Cet esprit as- sez indépendant pensait là-dessus comme l'Université de Paris et comme son siècle. Yoici ce qu'on lit, dans son commentaire sur l'Epître P^ aux Romains : « Combien saint Paul était estimé des philosophes de son temps qui ont entendu sa prédication ou lu ses écrits I On en voit la preuve dans ces lettres que lui adresse Sénèque, si remarquable par son éloquence et par sa vertu. Saint Jérôme en fait mention dans son catalogue des écrivains illustres ^ » Nous pouvons donc le dire : au moyen âge, il était admis que Sénèque avait connu et entendu saint Paul, qu'ils s'étaient écrit, que les Epîtres de l'Apôtre avaient été lues à Néron par son ministre, et que cette amitié s'était continuée dans le ciel. 1 « Quantus autem et apud philosoplios habitus (Paulus) sit qui ejus vt-l prsedicationem audieruiit, "vel scripta viderunt, insignis ille tam eloquen- tia quam moribus Seneca, in epistolis quas ad eum diiigit, protestatus est. — Meminit et Hieronymus hujus laudis Senecae erga Pauium in libroDe illustribus viris...» Ce témoignage, cité pour la première fois^ avait échappé aux recherches des partisans de la tradition. BfisuBitfbaa^wite RÉVEIL DR LA CRITIQUK. 399 CHAPITRE IV. La critique moderne et la légende de Sénèque et de saint Paul. A la fin du xv® siècle, la tradition du christianisme de Sénèque est dans toute sa force ; les histoires ecclésias- tiques, les commentaires des Épîtres de saint Paul, les éditions de Sénèque la rapportent avec respect. Mais, dès l'époque de la Renaissance, on se met à la juger, à vérifier ses titres , à examiner ses appuis , et ceux mêmes qu'elle persuade ne lui donnent qu'une adhésion réfléchie. Les premiers critiques, encore timides, ont de la peine à s'afTranchir de sa longue domination; bientôt, des yeux pénétrants découvrent tout ce qu'elle a de faux et de contradictoire. Convaincue d'imposture, elle perd son empire sur les esprits désabusés, et tombe du rang des faits historiques oii l'avait élevée une crédu- lité naïve. Ses défenseurs en abandonnent successivement quel- que partie, et se défont peu à peu des illusions du moyen uge. Ainsi Lefèvre d'Étaples*, Curion, Sixte de Sienne, ï Lefèvre d'Etaples commenta les Epitres de saint Paul (1458-153(0. — Guriou, éditeur de Sénèque» vers 1557. — Sixte de Sienne, auteur de la Bibhotheca sancta, recueil de commentaires sur les livres saints. Il mourut en 1569. 400 RÉVEIL DE LA CRITIQUE Pamélius ne croient plus à là conversion de Sénèque, mais seulement à sa bienveillance pour les chrétiens, à un échange de politesses entre lui et l'Apôtre. Du reste, pas plus que Salméron et Marguerin de la Bigne*, ils ne soupçonnent d'artifice ni dans la prétendue corres- pondance, ni dans le faux saint Lin. Tels sont les seuls suffrages dont la tradition puisse se glorifier au xvi^ siè- cle. D'autres critiques, encore favorables, sont plus dif- ficiles ou plus clairvoyants. Déjà, au commencement du siècle, Louis Vives, commentateur de saint Augustin, rejetait la correspondance comme apocryphe^; Juste Lipse la condamne sévèrement, et s'il conserve un faible pour cette vieille croyance, c'est par déférence pour saint Jérôme, et par une sorte d'engouement pour l'élé- vation morale de certaines pensées de Sénèque ^ A par- tir de cette époque, les prétendues lettres, tant admirées de Pierre de Cluny et de ses contemporains, sont répu- diées, avec l'écrit de saint Lin, par ceux mêmes qui sont disposés à admettre les rapports des deux person- nages. Le Père Alexandre et Tillemont n'ont que du mépris pour ces grossières supercheries ^*. Les commen- tateurs les plus estimés, Dionysius Carthusianus, Euta- lius, Jean Gagnier, théologien en Sorbnnne, Estius, 1 Salméron, commentateur, mort en 1585. — Marguerin de la Bigne, le premier qui ait entrepris une collection des Pères. Né en 1546. 2 Né en 1492. 3 Né en 1547. — De Senecse vita, ch. x. — Manuductio ad stoic. phi!., liv. XVIII. '* Noël Alexandre, théologien et historien de l'Eglise, né en 1639. — Voyez Hist. ecclés., t. llf, siècle i^^, ch. xii, art. 5. —Tillemont, mort en 1698. — Voyez Mémoires sur Vhist. ecclés., 1. 1, Saint Pauly art. 43, et son Hist. des empereurs j t. I, Néron, art. 35. RÉVEIL DE LA CRITIQUE. 401 Cornélius à Lapide, Mariana, appliquent aux esclaves de César et non à son ministre l'expression de l'Épître aux Pliilippiens. Et la seule concession que le P. Alexan- dre, Ernest Cyprien et Tillemont fassent à une opinion dont ils ruinent les appuis, c'est de convenir que, selon toute apparence, Sénèque a dû connaître les chrétiens. A cette poignée de défenseurs on peut opposer des adversaires bien autrement redoutables par le nombre et par l'autorité; ils se divisent en deux classes : les premiers traitent la question incidemment, sans en embrasser l'ensemble ; ils' se contentent de relever les erreurs qui leur semblent les plus choquantes. Les seconds approfondissent la matière dans un travail spécial 011, profitant des recherches de leurs devanciers, ils résument et coordonnent les objections déjà soulevées. La première classe compte des noms célèbres dans l'exégèse sacrée et dans la critique profane; on y dis- tingue des protestants, des catholiques, des philosophes, des historiens, desérudits. Dès 1441, un de ces princes italiens qui excitaient l'essor des lettres renaissantes par un culte assidu et par une protection délicate, Léo- nello, marquis de Ferrare, s'avisa de penser, contre l'opinion de son siècle, que l'histoire des rapports de Sénèque et de saint Paul était une pure fable ; au mi- lieu de cette petite cour académique qu'attirait le charme de ses entretiens, il se plaisait, l'histoire en main, à signaler les invraisemblances d'un tel récit et la faus- seté d'une telle correspondance*. Mêmes scrupules et 1 Voyez le De politia litteraria, par Décembrius, qui a recueilli ces enlretiens^ liv. I, ch. x. 26 402 THÈSES DU XVIP SIÈCLf^. même incrédulité dans un autre bel esprit, Erasme, qui avait le goût trop fin pour être dupe. Ce ne sont pas seulement les protestants, Théodore de Bèze, Heinsius, Rivet, qui se déclarent contre la tradition ; leur hostilité pourrait sembler passionnée ; mais le savant annaliste de l'Église romaine, Baronius, le cardinal BeUarmin, le cardinal Duperron, le P. Raynaud, jésuite, les PP. Possevin et Labbe, de la même compagnie, Fras- sen, cordelier, le chanoine Modius, appliquant à cette étude la sagacité de la critique moderne, combattent victorieusement cette erreur si longtemps respectée. \oici les points principaux qu'ils s'efforcent d'étabhr : la correspondance est apocryphe ; le récit de saint Lin est une imposture ; Sénèque n'est pas désigné dans le verset de l'Épître aux Philippiens ; sa philosophie est contraire à l'esprit de l'EgUse ; sa mort est celle d'un païen. Ces arguments sont repris au xvn" siècle par les historiens Schildius, Horn, Boxhorn, et par le philo- sophe Lamothe le Yayer. Au xvuf siècle, Brucker, historien de la philosophie, Tiraboschi et Lami, htté- rateurs italiens, le théologien protestant Witsius, le professeur allemand Strobach écrivent dans le même sens. C'est surtout en Allemagne, au sein des universités, que cette thèse est développée dans des écrits spéciaux. On cite la dissertation de Kortholt : « Du c/uistia?iisme de Philippe rArabe, d'Alexandre Maimnée^ de Pline le Jeune et de Tacite^. » Celle d'Hunterus, contre l'a- 1 « De Philippi Arabis, Alexandri Mammœœ, Plinii Junioris et Se- necœ chrislianismo. » THÈSES DU XVIP SIÈCLE. 403 théisme de Sénèque; celle de Kaewitz, la plus complète de toutes; l'ouvrage de Lintrupp, qui rassemble toutes les preuves, pour et contre; celui de von Seelen : « Des écrivains considérés à tort comme chrétiens^ )) celui de Heineccius : <( Des philosophes semi-chrétiens^ . Ce der- nier s'attache principalement à censurer les désordres de la vie de Sénèque^. Ces attaques redoublées, ce combat prolongé de la cri- tique moderne, cette suite d'écrits restés sans réponse, prouvent tout ensemble la vogue durable et la faiblesse réelle de la tradition. Elle séduit les esprits par certaines apparences; mais elle ne résiste pas à l'examen. On s'occupe d'elle pour la détruire, et l'imposture est si manifeste que personne n'ose en prendre la défense. Le XVI® et le xvn® siècles virent commencer et se poursuivre au sein de l'Eglise un grand travail de cri- tique sur les origines du christianisme : on fixa l'ordre des temps, la date des événements; on épurâtes textes, on examina sévèrement ces mensongères productions ^ « De scriptoribus faîso in christianorum ordinem relatis, » — (( De philosophis semi-christianis. n 2 Voyez l'ouvrage de M. Amédée Fleury, partisan décidé du christia- nisme de Sénèque, t. I, 2^ partie, ch. xi-xvi. — M. Fleury déclare qu'il n'a pu, malgré d'opiniâtres recherches, découvrir ces thèses allemandes ex- cepté celle de Kaewitz, sur laquelle nous^ reviendrons. 11 en est de même, ajoute-t-il (t. I, l^e partie, ch. i), d'autres petits écrits de la même na- tion en faveur du christianisme de Sénèque : tels que celui de Schellem- herg {Seneca christianus), auteur inconnu ; celui de Hall, théologien an- glican, né en 1574 (même titre); celui de Juste Siber, De Seneca divinis oraculù quodammodo consono (Dresde, 1608). Il cite encore Ilarsch- midt. De Senecœ notitia Dei naturali {\^m, 1868); André Schmidt, De Sefieca ejiisque theologia; Philippe d'Aquin (mort en 1650), sur la reli- gion de Sénèque ; un traité anonyme en allemand (Leipzig, 1712) et un autre en anglais (Londres, 1786). — Tous ces ouvrages ont échappé à ses recherches. 404 OPINION DE BOSSUET ET DE MALEBRANCHE. qui pullulèrent pendant les huit premiers siècles, actes des martys, légendes, lettres, passions, voyages; et tout ce qui ne portait pas un caractère satisfaisant d'authen- ticité fut répudié. Alors parurent les Annales de Baro- nius, l'Histoire ecclésiastique du Père Alexandre, les Mémoires de Tillemont, les Actes des martyrs par dom Ruinart, le Spécimen critici 5«m par Raynaud, VAppa- ratus de leNourry. L'histoire de saint Lin, les lettres de Sénèque à saint Paul furent enveloppées dans cette pros- cription générale, et bannies pêle-mêle, avec les compo- sitions du même genre, de la littérature sacrée qu'elles déshonoraient. ^ Il n'est donc pas étonnant qu'au xvii® siècle les phïs grands docteurs et les plus beaux génies de l'Église aient gardé un silence absolu sur cette tradition, à l'exemple des anciens Pères. Ils la connaissaient par la lecture des ouvrages d'exégèse cités plus haut ; mais en même temps ils avaient appris à la juger. (( Bossuet, par exemple, si versé dans toute antiquité, avec une imagination si amie de toute grandeur, n'a rien dit de cette communication prétendue, dans les pages incom- parables et toutes pleines d'allusions romaines qu'il a écrites sur saint Paul ^ » On n'en trouve aucune trace ni dans Fléchier, ni dans Bourdaloue, ni, avant eux, dans le Père Lejeune, bien qu'ils se plaisent à représen- ter le Docteur des gentils prêchant au sein de la cour de Néron, « centre de tous les vices, l'Evangile de l'hu- milité, de l'austérité et de la pureté ^ » Malebranche, 1 M. Villemain, rapport à l'Institut en août 1854. - Bourdaloue, Panég-yrique de saint Paul. On y lit encore ce passage : OPINION DE BOSSUET ET DE MALEBRANCHE. 405 d'autre part, est bien éloigné de considérer Sénèque comme un chrétien ; il l'appelle a un homme fort Ima- ginatif et peu judicieux; il est visible, ajoute-t-il, que l'esprit de Sénèque est un esprit d'orgueil et de vanité. Aussi, puisque l'orgueil, selon l'Ecriture, est la souree du péché, l'esprit de Sénèque ne peut être l'esprit de l'Evangile, ni sa morale s'allier avec la morale de Jésus- Christ, laquelle seule est soHde et véritable. )> Il ne se laisse pas éblouir par les fausses lueurs de christianisme qui brillent ça et là dans les écrits de ce philosophe : «Il y a de bonnes choses dans l'Alcoran, dit-il à ce sujet, et l'on trouve des prophéties véritables dans les centuries de Nostradamus... mais ce qu'il y a de bon dans l'Al- coran ne fait pas que l'Alcoran soit un bon livre, et quel- ques véritables explications des centuries de Nostra- damus ne feront jamais passer Nostradamus pour un prophète * )) Frappée d'un tel discrédit, durant plus de deux siè- « Ce ne sont pas seulement des barbares ou des ignorants qu'il per- suade, mais ce sont des riches^ des nobles, des puissants du monde, des juges, des proconsuls, des hommes éclairés qu'il fait renoncer à toutes leurs lumières, en leur proposant un Dieu crucifié. Ce sont des femmes vaines et sensuelles qu'il dégage de l'amour d'eiles-mêmes pour leur faire embrasser la pénitence. » — l^e partie. Bossuet eût sans doute parlé de Sénèque dans le passage suivant, s'il eût cru à la tradition : « Il (saint Paul) prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses séna- teurs passera de l'Aréopage dans l'école de ce barbare. Il poussera en- core plus loin ses conquêtes ; il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains dans la personne d'un proconsul, et il fera trembler dans les tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même en- tendra sa voix; et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien plus hono- rée d'une lettre du style de Paul, adressée à ses citoyens, que de tant de fameuses harangues qu'elle a entendues de son Cicéron. m (Panég. de saint Paul, Ire partie.) 1 Recherche de la vérité, 3 ^ partie, de l'Imagination. 406 LA LÉGENDE AU XIXe SIÈCLE. des, cette opinion eût dû, ce semble, disparaître à ja- mais, ou du moins se perpétuer obscurément dans quel- ques esprits charmés du merveilleux et qui craignent d'être détrompés. Elle s'est relevée cependant avec éclat, et a bravé de nouveau la publicité et la discussion; notre siècle lui a donné, ce que lui refusaient les deux siècles précédents, des défenseurs avoués et convain- cus. L'Allemand Gelpke, après lui Schœll et M. de Maistre *, recommençant un procès déjà jugé, essayè- rent de remettre en lumière les probabilités d'une liaison entre les deux personnages, et les ressemblances de leurs doctrines. L'effort de la critique, au xyf et au xvH* siècles, avait porté sur la prétendue correspondance et sur l'écrit de saint Lin ; ils abandonnèrent ces pièces compromettantes et se bornèrent à démontrer, d'une manière générale, l'influence du christianisme sur la philosophie de Sénèque. Dans ces derniers temps, M. l'abbé Greppo ^, et surtout M. Amédée Fleury, ont repris et développé l'ancienne thèse sur ce nouveau plan : le Mémoire de ce dernier est de beaucoup le plus érudit qui ait été écrit sur la matière ^ Ainsi cette tra- dition vivace, longtemps accablée des attaques et du dé- dain de deux siècles éclairés, a reparu, sinon plus forte, Gelpke, Tradatiuncula de famiHaHtate ^ quœ Paulo apostolo cum Seneca philosopha intercessisse traditur, verisimillima (1815). — Schœll, Hist. de la lût. rom,, t. II. — De Maistre, Soirées de Saint-Péters- bourQy t. II. 2 Trois mémoires relatifs à VHist, ecclés., mém. l^r (1840). 3 Saint Paul et Sénèque, 2 vol., 1R58. — M. Durozoir (Sénèque, éd. Panckjucke), M. Troplong (Inft. du christ, sur le droit civil des Romains), sans entrer dans l'examen de cette opinion, semblent la par- tager. LA LÉGExNDE AU XlXe SIÈCLE. 407 du moins plus fortement défendue qu'auparavant. La critique avait fait justice des illusions du moyen âge ; aujourd'hui, c'est avec les armes mêmes de la critique et à l'aide de ses ressources qu'on prétend défendre et faire triompher ce qu'elle avait sévèrement con- damnée * Deux savants docteurs anglicans^ MM. Connybear et Howson, au- teurs d'un vaste et profond mémoire sur saint Paul (Londres, 1854), au- quel nous avons fait plusieurs emprunts dans notre première partie, n'ont donné aucune place dans leur travail à l'hypothèse des rapports de Sénèque avec saint Paul, Ils se contentent de dire en note (t. II, p. 432, éd. de 1856, n» 3) : « Nous ne pouvons pas passer le nom de Sénèque sans faire une allusion à la correspondance supposée entre lui et saint Paul; mais une simple remarque est suffisante pour un faux aussi insi- gnifiant. » 408 CORRESPONDANCE APOCRYPHE. CHAPITRE V. Correspondance de Sénèque et de saint Paul. — Apocryphes des premiers siècles. — Conclusion. Un dernier appui reste à la légende, si évidemment ruinée et confondue ; mais quel appui ! une pièce apo- cryphe. Nous voulons parler de la prétendue correspon- dance de Sénèque et de saint Paul. Il est fâcheux pour les partisans du christianisme de Sénèque que cette pièce soit aussi mauvaise ; car de toutes les preuves qu'ils mettent en avant, celle-ci eût été la plus solide, si elle avait eu quelque valeur. Quel embarras, en effet, pour la critique, et quelle apparence en faveur du sentiment que nous n'adoptons pas, si l'on nous présentait un recueil de lettres oii la vraisemblance fût adroitement observée, oiile caractère, les pensées, le langage, propres à saint Paul et à Sénè- que, fussent reproduits avec exactitude! Comme ce nou- vel argument eût fortifié les hypothèses historiques et philosophiques que nous avons discutées plus haut ! Il n'a donc manqué à cette croyance erronée qu'un inter- prète plus ingénieux, pour s'ériger peut-être en vérité incontestée, et pour en imposer à la créduhté du genre humain. GORRESPONDANC;^ APOCRYPHE. 409 Ce qui prouve quel eût été le succès d'une fraude ha- bile, c'est le crédit obtenu par la fraude même mala- droite. N'oublions pas que tous ceux qui au siècle de saint Jérôme et de saint Augustin, comme au moyen âge, paraissent s'être ralliés à cette croyance, y furent convertis par le recueil apocryphe que nous possédons encore. Sans approfondir la question de doctrine, ni la vraisemblance historique des relations prétendues, ils ont cru naïvement à Tamitié des deux personnages, sur la foi de leur correspondance. C'est l'unique argument auquel fassent allusion saint Jérôme et saint Augustin, c'est le seul qu'invoquent Pierre de Cluny, Jacques de Magne, Lefèvre d'Etaples, Salméron, Sixte de Sienne; c'est la source et l'aliment de la longue proyance au christianisme de Sénèque. Or, qu'est-ce que ce recueil ? Nous n'avons pas à le juger après toutes les condam- nations dont Fa flétri le dédain des critiques, de ceux surtout qui le repoussent comme un allié com- promettant. Tous déclarent que c'est l'œuvre d'un faussaire ignorant et malavisé qui prête sans scrupule un langage inepte et incorrect à l'Apôtre et au philo- sophe. Quelque juste que soit cette sévérité, elle n'est pas exempte d'ingratitude, au moins chez certains criti- ques. Car sans l'invention de a ce faussaire ignorant, » il est probable que personne n'eût songé à soutenir l'hy- pothèse des relations de Sénèque avec saint Paul. Si ce petit recueil n'eût pas existé, ceux qui aujourd'hui l'a- bandonnent n'auraient pas à défendre l'opinion à la- quelle il a donné naissance. Yoilà donc les partisans du christianisme de Sénèque qui renoncent d'eux-mêmes iiO CORRESPONDANCE APOCRYPHE. à l'argument fondamental de leur thèse, et qui renient leur origine*. Nous savons bien ce qu'on peut nous répondre : le recueil actuel est apocryphe, cela est hors de doute ; mais il existait du temps de saint Jérôme et de saint Augustin des lettres authentiques que les premiers chré- tiens avaient recueillies avec soin ; elles ont eu le sort d'un grand nombre d'écrits de l'antiquité, dont nous dé- plorons la perte ; et sur les données traditionnelles qui avaient été conservées, un faussaire d'un âge postérieur a fabriqué, à l'imitation de tant d'autres, la correspon- dance qui nous est parvenue, au lieu de la véritable^. Cette supposition est inadmissible. Quoi ! il y aurait eu des lettres véritables de saint Paul et de Sénèque, et aucun Père avant saint Jérôme n'en aurait parlé. Et l'Eglise n'y eût attaché aucun prix î Et les apologistes n'en auraient fait aucun usage I Et saint Jérôme et saint Augustin eux-mêmes se seraient bornés à les mentionner froidement, et du bout des lèvres I On compte par centaines les manuscrits du recueil apo- cryphe, et il n'en resterait pas un seul des lettres véri- tables ! Nulle édition du Nouveau Testament, aucune pubhcation des Epîtres de saint Paul n'auraient pu sauver ce dépôt précieux I On a recours à une autre hypothèse, aussi peu rai- 1 Sur ces prétendues lettres, voy. Cave, Hist. littér., prolég. sect. vi. — Baronius, Ann. ecclés., année 66, xr, xii, xiii. — Bellarmin, De scrip. eccles. (De Paulo). — Labbe , Dissert. phil. — Possevin, Appar. sac. (Paulus), — Raynaud, Erotemata de bonis ac malis libris. — Tillemont, III. — Fleury, t. II, iv^ partie. * M. l'abbé Greppo. Trois Mémoires. — C'est aussi l'opinion du Père Alexandre, Hist. ecclés. CORRESPONDANCE APOCRYPHE. 4H sonnable, et qui, eût-elle quelque apparence, n'aurait aucune portée. « Nous nous sentons tout à fait invité à croire, dit-on, que les deux amis n'ont échangé aucune correspondance, et que le bruit de leurs relations écrites s'est répandu, soit de leur vivant, soit après leur mort, comme la résultante naturelle de ce qui avait transpiré de leurs relations orales. Les lettres lues par saint Jé- rôme et saint Augustin étaient une œuvre apocryphe 011 quelque âme exaltée dans ses croyances religieuses avait imaginé, plus oli moins longtemps après saint Paul et Sénèque, de mettre en action l'opinion reçue des rapports qui les avaient unis, sous la forme d'un recueil épistolaire portant leur nom. A tort ou à raison, on aura cru servir les intérêts de la foi chrétienne, en fixant par cette publication la trace des circonstances particulières qui avaient rallié à la religion un homme aussi éminent que Sénèque. Mais il est à présumer que cette falsification était d'une main assez habile pour que des hommes lettrés, tels que saint Jérôme et saint Au- gustin, et d'autres esprits éclairés de leur temps aient pu s'y tromper, et la hre comme une correspondance peut-être originale. On ne saurait par conséquent la confondre avec le petit recueil homonyme que nous possédons aujourd'hui, composition évidemment de trop mauvais aloi pour avoir pu attirer, même un instant, l'attention des critiques du v^ siècle... Il nous semble entrevoir sous cet écrivain anonyme un moine érudit, autant qu'on pouvait l'être du ix^ au x^ siècle, lequel, rencontrant dans le traité De scriptorihus Ecdesiœ^ l'article sur Sénèque et sur sa correspondance avec TApôtre, aura vainement cherché ces lettres dont le titre 412 CORRESPONDANCE APOCRYPHE. piquait sa curiosité ; puis, faute de les découvrir, l'idée lui sera venue de suppléer à leur perte, en les ressusci- tant par une pieuse fraude, le tout pour la plus grande gloire de Dieu ^ » Il demeure donc constaté qu'il n'y a jamais eu de cor- respondance véritable, et que tous ceux qui ont cru à l'amitié des deux personnages sur la foi des lettres qu'on leur attribuait, ont été dupes d'une composition apo- cryphe. Mais que gagne-t-on à cette seconde hypothèse? Deux faux au lieu d'un ; seulement le premier était plus spécieux que le second, et le moine des premiers siècles s'est montré plus expert que celui du moyen âge. Mais une différence de mérite dans l'exécution ne change rien à la valeur morale du document, et c'est multiplier sans motif les falsifications. Il est vrai qu'on répond ainsi à Juste Lipse et à quelques latinistes qui repro- chent à saint Jérôme de s'être laissé tromper par un artifice grossier ; mais le goût des deux Pères n'est point ici en cause, et ils ne se sont engagés aucunement au sujet de cet écrit. Enfin, si le mensonge, sous sa forme première, ressemblait si fort à la vérité, comment se fait-il que ce chef-d'œuvre d'adresse ait entièrement disparu, et que l'intérêt qu'il avait excité dans le monde chrétien l'ait si mal protégé ? On voit que la plupart des objections élevées plus haut, contre l'existence supposée de lettres authentiques, se reproduisent contre cette se- conde hypothèse. On a sauvé de l'oubli une foule d'écrits apocryphes des premiers siècles, entachés d'erreurs, hérissés d'incorrections, révoltants de platitude ; et le 1 M. Fleury, t. II, ive partie, p. 2o8-2o9. CORRESPONDANCE APOCRYPHE. 413 seul peut-être qui joignît au mérite de la forme l'impor- tance du sujet, se serait perdu sans laisser de traces! Ou ce premier recueil n'était pas indigne des person- nages qu'il mettait en scène, ni des docteurs qui en ont fait mention, et dans ce cas les chrétiens ont dû le con- server religieusement ; ou il ressemblait à la multitude des compositions du même genre, œuvres insipides, barbares, et alors il est superflu d'en supposer l'exis- tence, il faut s'en tenir à celui que nous possédons. Concluons donc que les lettres qui existent aujour- d'hui sous le nom de saint Paul et de Sénèque sont bien celles dont saint Jérôme et saint Augustin ont parlé au IV® siècle, et qu'à cette époque il n'existait ni corres- pondance authentique, ni recueil apocryphe autre que celui qui est parvenu jusqu'à nous. Cela ressort de l'examen même de ces pièces fabriquées. Nous ne voulons pas reproduire ici le commentaire que nous avons donné ailleurs*; un pareil texte est peu digne d'une étude approfondie ; bornons-nous à constater le résultat du travail auquel nous nous sommes livré, à savoir que la langue de ce recueil apocryphe est bien celle du iv^ siècle. Nous y retrouvons les expressions fa- milières aux écrivains du temps, leurs tours favoris et toutes les flétrissures qu'une barbarie croissante avait déjà imprimées à la langue de Cicéron. L'avouerons- nous ? Ces lettres nous paraissent écrites plus correcte- ment que la plupart des ouvrages médiocres de la fin du iv^ siècle et de la première moitié du siècle suivant. Sans faire cause commune avec Lefèvre d'Etaples, 1 Voy. notre thèse de 1857. 414 DATE DE CETTE CORRESPONDANCE. Sixte de Sienne, Pierre le Lombard, Comestor, qui pre- naient naïvement ce style pour celui du philosophe et de l'Apôtre, notre opinion est qu'on a traité ces lettres avec trop de mépris et que, pour être l'œuvre d'un faussaire et d'une époque barbare, elles ne sont pas absolument sans mérite. Notre estime, il est vrai, ou plutôt notre in- dulgence, se fonde sur la comparaison que nous en fai- sons avec les pièces du même genre et du même temps que nous avons dû lire ; aussi ne sommes-nous pas sur- pris que ce petit recueil ait joui d'une certaine vogue au iv^ siècle parmi les amateurs d'une basse et mensongère littérature. Un moine du ix® siècle n'eût pas été capable même de ce latin-là, si corrompu qu'il soit (les copistes l'ont encore altéré) ; les ouvrages sérieux des contem- porains de Charles le Chauve nous semblent plus gros- sièrement écrits que la correspondance de Sénèque et de saint Paul. Laissons de côté cette discussion et remplaçons-la par une vue générale des écrits apocryphes dont l'antiquité chrétienne est inondée. Nous comprendrons mieux l'o-y rigine de cette falsification, les idées qui l'ont inspirée, les circonstances où elle s'est produite et dont elle porte la marque visible. Si l'on veut se faire une idée du nombre incroyable de livres imposteurs qui pullulèrent dans les premiers siècles, on peut lire le Recueil apocnjphe du Nouveau Testament^ ^ où Fabricius en a rassemblé les titres, avec les noms des auteurs supposés; on peut consulter les principaux critiques du xvf et du xvu*" siècles, Baronius, ^ Codex npocryphus Novi Testamenti. DATE DE CETTE CORRESPONDANCE. 4^^' '?^'«- Wf^